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French Pages 535 [537] Year 2021
ÉTUDES BIBLIQUES
FILIATION DU FILS UNIQUE ET FILIATION DES CROYANTS DANS LE QUATRIÈME ÉVANGILE À partir de l’étude de Jn 1,1-18 ; 3 ; 19,16b-42 ; 20,11-18 par Agnès DE LAMARZELLE
PEETERS
FILIATION DU FILS UNIQUE ET FILIATION DES CROYANTS DANS LE QUATRIÈME ÉVANGILE
ÉTUDES BIBLIQUES (Nouvelle série. No 86)
FILIATION DU FILS UNIQUE ET FILIATION DES CROYANTS DANS LE QUATRIÈME ÉVANGILE À partir de l’étude de Jn 1,1-18 ; 3 ; 19,16b-42 ; 20,11-18 par Agnès DE LAMARZELLE
PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT 2021
ISBN 978-90-429-4520-3 eISBN 978-90-429-4521-0 D/2021/0602/101 A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium
AVANT-PROPOS Cet ouvrage, fruit d’une thèse de doctorat soutenue à la Faculté Notre-Dame de Paris (Collège des Bernardins) le 24 février 2020, n’aurait pas été possible sans l’aide et le concours de ceux qui m’ont accompagnée, guidée et aidée pendant les quatre ans qui furent nécessaires à son élaboration. Ma gratitude va d’abord au professeur Jean-Noël Aletti, qui m’a fait l’honneur de diriger ce travail au long cours et m’a permis de réaliser de réels progrès, qui seront précieux dans ma mission d’enseignement et la poursuite de mes travaux de recherche. Que soient aussi remerciés les membres du jury, tout particulièrement le Professeur Jean Zumstein, pour son précieux regard sur mon travail, pour ses encouragements, et pour tout ce qu’il m’a transmis par ses publications, et les professeurs de la faculté Notre-Dame, Jean-Philippe Fabre et Éric Morin. Mes remerciements vont ensuite à la communauté de l’Emmanuel, qui m’a envoyée en mission d’études, et à l’Abbaye de Leffe, pour le généreux soutien financier qu’elle m’a accordé. Mon amitié reconnaissante s’adresse enfin à mes amis pour leur soutien, spécialement à Alain de Boudemange, qui a généreusement accepté de relire l’ensemble de la thèse et m’a conseillé avec sagesse, ainsi qu’à Sophie Mouquin, Matthieu Bernard, Bernard Paillot et Juliette de Sauveboeuf pour les relectures finales. Merci à mes fidèles compagnons d’étude, pour la joie du soutien fraternel dans la durée ; à mes parents et aux familles amies qui ont généreusement accueilli notre petit groupe de doctorants pour des sessions d’étude ressourçantes et stimulantes. Je ne saurais oublier les débuts de cette grande aventure académique : je voudrais exprimer toute ma gratitude aux pères jésuites de l’Institut d’Études Théologiques à Bruxelles, spécialement au père Jean Radermakers, qui a semé en moi le goût d’étudier la Parole de Dieu, et celui de la recevoir avec d’autres. Enfin, je remercie tous mes proches, mes sœurs de fraternité, pour leur fidèle soutien dans le quotidien, et les membres de la communauté de l’Emmanuel, spécialement les jeunes de l’Emmanuel, grâce à qui il m’a toujours été donné de goûter la joie de la fraternité qui unit les enfants du Père.
SOMMAIRE INTRODUCTION.................................................................................... PREMIÈRE PARTIE LA FILIATION DU FILS
1
DIEU : UN .....................................
25
CHAPITRE I. Critique externe : Jn 1,13 est-il une prolepse de l’engendrement « de Dieu » des croyants ? ...................................
29
CHAPITRE II. Critique interne : l’affirmation de l’engendrement « de Dieu » en son contexte immédiat (Jn 1,12-14) ........................
64
UNIQUE ET CELLE DES ENFANTS DE
LIEN ÉNIGMATIQUE AU SEUIL DE L’ÉVANGILE
CHAPITRE III. Fondement du paradigme de la filiation des croyants : dans l’ensemble du prologue..................................................... 130 SECONDE PARTIE UN LIEN À DÉCOUVRIR DANS LE RÉCIT ............................................... 215 CHAPITRE I. La révélation à Nicodème : l’engendrement de l’Esprit et l’élévation du Fils de l’homme (Jn 3) .................................. 219 CHAPITRE II. L’élévation du Fils de l’homme et le don de l’Esprit : le Fils passant vers le Père crée la famille de Dieu (Jn 19,16b-42) 306 CHAPITRE III. Le lien entre la filiation divine des croyants et celle du Fils explicité par le Ressuscité, au sommet du récit-témoignage : 20,11-18 ..................................................................................... 398 CONCLUSION....................................................................................... 467 BIBLIOGRAPHIE ................................................................................... 477 LISTE DES
ABRÉVIATIONS ....................................................................
509
TABLE DES MATIÈRES ......................................................................... 511
INTRODUCTION Jean le Théologien a, plus que tout autre dans le corpus néotestamentaire, mis en lumière la révélation que Jésus Christ est le Fils unique du Père1, envoyé vivre sa divine et éternelle filiation dans la chair, dans l’histoire. Jésus est Dieu2 ; il voit3, entend4 et connaît5 le Père, ce qui lui permet de dire les paroles mêmes du Père6 et de faire ses œuvres7. Qui le voit voit le Père8, lui et le Père sont un9. L’auteur du quatrième évangile, explicitant la finalité de son écrit dans le premier épilogue, lie étroitement cette visée de révélation christologique à son corrélat sotériologique : ταῦτα δὲ γέγραπται ἵνα πιστεύ[σ]ητε10 ὅτι Ἰησοῦς ἐστιν ὁ Χριστὸς ὁ υἱὸς τοῦ θεοῦ, καὶ ἵνα πιστεύοντες ζωὴν ἔχητε ἐν τῷ ὀνόματι αὐτοῦ. (20,31) 1 Le titre μονογενής est employé à deux reprises par l’évangéliste dès le prologue (1,14 et 18), et reparaît dans le discours de Jésus à Nicodème, en 3,16 et 18. 2 Lorsque le nom du protagoniste du récit apparaît en 1,17, il est gros de tout ce que le prologue a révélé depuis le commencement du livre : Jésus Christ n’est autre que le Logos, le Logos qui était auprès du Père, le Logos qui est Dieu ; Jésus est le Fils préexistant, qui est dans le sein du Père (1,18). Tout au long du récit, Jésus lui-même révélera cette divinité, notamment à travers le titre divin Ἐγώ εἰμι, et celui de Fils de l’homme descendu du ciel. Au sommet du récit, le personnage de Thomas confesse explicitement cette divinité : Ὁ κύριός μου καὶ ὁ θεός μου (Jn 20,28). 3 Jésus, témoin d’en haut, voit le Père et les choses célestes. Cf. 1,18 ; 3,11.32 ; 6,46 ; 8,38. 4 Cf. 3,32 ; 5,30 ; 8,26.40 ; 15,15. 5 Cf. 3,11 ; 7,28-29 ; 8,55. 6 Cf. 3,34 ; 7,16 ; 8,40 ; 14,10 ; 17,8.14. 7 Le Fils ne fait rien de lui-même (5,19.30 ; 8,28), il fait les œuvres du Père (5,36 ; 10,25.37) ; le Père fait en lui ses œuvres (14,10). Toute sa vie consiste à faire la volonté du Père (4,34 ; 5,30 ; 6,38 ; 8,29 ; 17,4). 8 14,9. 9 Cf. 10,30 ; 10,38 ; 14,10. 10 C.T. 20,31. Il est très difficile d’opter pour l’une ou l’autre leçon : πιστεύητε ( *אB Ψ; Or) ou πιστεύσητε (א1 A Ds K L N W Γ Δ Θ ƒ1.13 33. 565. 579. 700. 892s. 1241. 1424. l 844 m. NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 370. Cf. METZGER, A textual commentary, 1994, 219 : « Both πιστεύητε and πιστεύσητε have notable early support. The aorist tense, strictly interpreted, suggests that the Fourth Gospel was addressed to nonChristians so that they might come to believe that Jesus is the Messiah ; the present tense suggests that the aim of the writer was to strengthen the faith of those who already believe (“that you may continue to believe”) ». Le comité a manifesté sa difficulté à choisir la leçon à mettre dans le texte – note {C} – en présentant la double lecture : le texte présente le sigma entre parenthèses (220). Le point n’est pas déterminant pour notre sujet.
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INTRODUCTION
La révélation christologique de la filiation divine de Jésus a pour finalité la foi, et son fruit pour les croyants : le don de la vie dans le Nom de Jésus Christ, le Fils de Dieu. Pour les destinataires de cette révélation, le vocabulaire de la filiation n’est pas ici utilisé, mais le rapport établi par l’épilogue entre les deux finalités invite à scruter le lien entre la révélation de la filiation divine de Jésus Christ – qui fait l’objet de tout le récit – et son fruit pour ceux qui croient en son Nom. Le quatrième évangile est-il révélation que les croyants, recevant la vie en son Nom, sont devenus fils du Père – source de toute vie –, « fils dans le Fils » ?11 Comment s’articulent la révélation de la filiation du Fils unique, si centrale dans cet évangile, et la filiation des enfants de Dieu, celle de ceux qui ont reçu cette révélation ? Jn12 permet-il d’affirmer que la filiation divine des croyants découle de celle du Fils vécue jusqu’au bout dans la chair ? Si la christologie haute, si centrale dans la révélation johannique, la filiation divine de Jésus, le Fils unique, ont été largement étudiés, le thème de la filiation divine des croyants, et plus spécifiquement de la filiation divine des croyants en son lien avec la filiation du Fils unique dans le quatrième évangile, a été étonnamment peu traité par les chercheurs13. M. Vellanickal, qui consacre sa thèse de doctorat, parue en 1977, à la filiation divine des chrétiens dans les écrits johanniques, commence par ce constat : Le fait que le thème de la « divine filiation des chrétiens » est central dans le message du disciple bien-aimé est reconnu par tous. Mais jusqu’ici, les exégètes ont fait peu d’efforts pour traiter ce thème johannique de manière adéquate14. […] Le traitement réservé à la filiation chrétienne dans les travaux de théologie biblique est en général peu précis, partiel et insuffisant15.
Les recenseurs de cette thèse confirment ce constat que ce thème « a été négligé par la foule enthousiaste des chercheurs johanniques »16, 11 Pour poser la question selon la formule emblématique de MERSCH, qui synthétisait ainsi la théologie paulinienne et johannique de la filiation telle qu’elle a été reçue dans la Tradition. Cf. « Filii in Filio. I. Écriture, tradition », 551-582 ; « II. Théologie », NRT 65 (1938/6), 681-702 ; « III. Le surnaturel », NRT 65 (1938/7), 809-830. 12 Par l’abréviation Jn, nous désignons le quatrième évangile, ou son auteur implicite. 13 Cf. NEWTON, The Spirit of Sonship, 4 : « In spite of its importance, the doctrine of sonship has been a largely neglected theme in soteriological studies because it is often subsumed into other categories, such as justification or regeneration, for example. » L’A. insiste sur l’importance d’étudier la question de la filiation divine des croyants, avec la spécificité johannique de la révélation de la naissance d’en haut, qui se distingue de l’adoption paulinienne (cf. 4-6). BEAUVERY fait le même constat : « Mon père et votre père », 85. 14 VELLANICKAL, The divine sonship, préface, V. 15 VELLANICKAL, ibidem, 1. 16 CULPEPPER, « Review », 447.
INTRODUCTION
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alors qu’il mérite d’être étudié17. L.G. Sarasa Gallego, reprenant le flambeau dans sa thèse sur la filiation des croyants dans l’évangile de Jean (2010)18 pose le même diagnostic d’un champ de recherche encore largement ouvert : La bibliographie sur la filiation en général est immense et sans fin. Au contraire, nous constatons un grand vide dans la bibliographie ancienne et récente sur la filiation divine du croyant dans le quatrième évangile19.
Les deux thèses citées ci-dessus ont-elles suffi à pallier cette étonnante carence sur une question si importante dans le quatrième évangile20, si centrale pour la théologie et la vie des baptisés ? Avant d’introduire plus précisément le projet de notre étude, et pour mettre en évidence l’originalité de l’entreprise, présentons brièvement les principaux travaux consacrés à la filiation divine des croyants dans le quatrième évangile21. 1. BREF STATUS QUAESTIONIS :
DE LA FILIATION DIVINE
DES CROYANTS
1.1. Donatus a Marsa, 1957 1.1.1. Présentation Donatus a Marsa a soutenu en 1953 une thèse intitulée « Τέκνα Θεοῦ ἐκ Θεοῦ ἐγεννήθησαν. A Biblical-Theological Approach to Jo 1:12–13 and to Its Parallel Johannine Passages »22. L’auteur se donne comme but 17 FORESTELL, « Book Review », 485 : « Vellanickal undertakes to study a deserving and neglected theme, the divine sonship of Christians in the Johannine writings » ; et 286 : « The topic is worthy of serious consideration ». 18 SARASA GALLEGO, La filiación de los creyentes en el Evangelio de Juan. 19 SARASA GALLEGO, ibidem, 39. 20 La centralité de la question de la filiation dans le quatrième évangile est largement reconnue. Cf. DODD, L’interprétation, 327 : « Nous ne connaissons assurément aucun autre écrit dans lequel l’idée de filiation divine soit développée avec une telle plénitude et une telle précision. » Cf. également BEAUVERY, « Mon père et votre père », 86. 21 Nous présentons les trois travaux majeurs sur cette question. Ajoutons à ces trois titres la thèse de SCHLAFER, The Johannine doctrine of Christian sonship, 1949. Cette thèse n’ayant pas fait l’objet d’une publication, nous n’avons pu la consulter. Le manuscrit est consultable dans son établissement de soutenance : Southern Baptist Theological Seminary, Louisville. Vellanickal cite également la dissertation de TWISSELMANN, Die Gotteskindschaft der Christen nach dem Neuen Testament, Bertelsmann, Gütersloh, 1939. 22 DONATUS AB HAMRUN, Τέκνα Θεοῦ ἐκ Θεοῦ ἐγεννήθησαν. A Biblical-Theological Approach to Jo 1:12–13 and to Its Parallel Johannine Passages, Pontificia Universitas Gregoriana, Roma, 1953. Cette thèse a fait l’objet d’une publication partielle, livrée en trois articles de la revue de l’université de Malte, Melita Theologica : DONATUS A MARSA, « An Outline of St. John’s Doctrine on the Divine Sonship of the Christian », Melita
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INTRODUCTION
de saisir le sens des expressions τέκνα θεοῦ (1,12 et 11,5223) et ἐκ θεοῦ γεννηθῆναι, pour mettre en lumière « le message suprême du christianisme » : « le fait que nous devenions les fils du Père céleste »24. Il honore une question essentielle pour ce sujet : en disant que les croyants sont devenus enfants de Dieu, qu’ils ont été engendrés de Dieu, Jn emploiet-il ces termes en leur possible sens métaphorique, comme une simple figure de style, ou désigne-t-il une réalité – alors inouïe : la participation, offerte aux hommes, à la vie même de Dieu. Donatus a Marsa part d’une étude philologique : en soi, τέκνον et γεννάω peuvent être employés au sens métaphorique ; ils peuvent exprimer l’origine de manière variée. Puis il précise son analyse en étudiant les termes dans leur contexte johannique. Dans un premier temps, embrassant l’ensemble du corpus johannique, l’auteur remarque que l’expression τέκνα suivi du génitif est employée à la fois pour désigner les enfants de Dieu – (τὰ) τέκνα (τοῦ) θεοῦ (Jn 1,12 et Jn 11,52) – et les enfants du diable25 : cet emploi de l’expression « fils de » pour désigner l’origine diabolique de l’agir mauvais pousse à une compréhension simplement morale de la filiation divine. Mais dans un second temps, Donatus remarque un fait signifiant : si pour parler de l’agir sous influence du diable, Jn utilise τέκνα et εἶναι ἐκ, en revanche, il n’est jamais question d’un engendrement du diable ; Jn réserve l’expression γεννηθῆναι ἐκ à l’engendrement de Dieu : Τέκνα θεοῦ ne relève pas d’un titre simplement métaphorique, mais implique une réalité. Les chrétiens sont vraiment enfants de Dieu ; vraiment – bien que d’une manière tout à fait particulière à cette merveilleuse filiation – « engendrés de Dieu »26.
Donatus cherche ensuite à justifier et étayer cette thèse, à la lumière de Jn et 1Jn : – Jn 1. La doctrine de la filiation divine des hommes apparaît dès le prologue : l’auteur y voit un indice qu’elle est une révélation importante de l’évangile, et non une simple figure de style. Le prologue met bien en Theologica 8 (1955/1), 1-26 ; Melita Theologica 8 (1955/2), 53-71 ; Melita Theologica 9 (1956/1), 14-38. La présentation que nous faisons de cette thèse s’appuie sur ces trois articles. 23 L’expression revient avec un article déterminant θεός en 11,52 : τὰ τέκνα τοῦ θεοῦ. 24 DONATUS A MARSA, « An Outline », I, 1. 25 1Jn 3,10 présente bien l’expression τὰ τέκνα τοῦ διαβόλου, et Jn 8,39 et 44 vise la même réalité, lorsque Jésus révèle à ses adversaires qu’ils ne sont pas les véritables fils d’Abraham, eux qui sont du diable, leur père. 26 DONATUS A MARSA, ibidem, 18.
INTRODUCTION
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lumière le don accordé aux hommes de la filiation divine, comme un effet de l’Incarnation. L’engendrement des croyants est un acte de Dieu qui leur donne de participer à la plénitude de la filiation divine de Jésus. Par cet acte divin, les hommes sont intérieurement changés : ils deviennent les « vrais enfants »27 de Dieu. Cet engendrement est bien distingué d’un engendrement physique, charnel – « animal », dit Donatus28. Parce que Dieu en est l’auteur, un changement dans l’homme se produit vraiment, mais c’est un changement si grand qu’aucun autre motif que celui de l’engendrement et de la renaissance ne peut l’exprimer pleinement29.
– Jn 3. Après avoir pris en compte le prologue, Donatus s’intéresse au second passage de Jn – le seul autre, selon lui30 – où il est question de cet engendrement divin. Il y lit l’affirmation que « ce grand changement de l’homme régénéré est strictement lié au Baptême »31 : le croyant né de Dieu/de l’Esprit est également dit né « d’eau et d’Esprit » (Jn 3,5). Le baptême est le rite extérieur permettant l’acte de Dieu d’engendrer d’en haut. Cette transformation opérée par Dieu est le fondement de tout changement moral qui en découle par la suite. – 1Jn. Donatus a ensuite largement recours à la première épître de Jean pour confirmer le fait que l’engendrement divin des croyants est une véritable transformation de tout l’être, opérée par Dieu, et expliciter en quoi consiste cet engendrement divin. – Enfin, en dehors de ces passages où il est directement question de l’engendrement d’en haut et de la filiation divine des croyants, plusieurs autres passages johanniques sont invoqués, qui attestent que les croyants sont véritablement constitués enfants de Dieu. 1Jn met en lumière la transformation opérée dans la vie de celui qui a été engendré de Dieu, dans son agir32. Tant dans l’évangile que dans la première épître, l’idée que les croyants sont véritablement engendrés de Dieu et ont donc part à la vie même de Dieu, est une idée prégnante : Un véritable engendrement implique que le parent donne à sa progéniture sa substance même, de telle sorte que celui qui est engendré jouit d’une parfaite ressemblance avec la nature de celui qui l’a engendré. […] Dieu, qui 27 28 29 30 31 32
DONATUS A DONATUS A DONATUS A DONATUS A DONATUS A DONATUS A
MARSA, MARSA, MARSA, MARSA, MARSA, MARSA,
ibidem, 22. ibidem, 23. ibidem, 24. « An Outline », II, 53. « An Outline », I, 24-26. ibidem, 66-71.
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INTRODUCTION
engendre, est censé transmettre quelque chose de sa propre nature, de telle sorte que l’on puisse vraiment dire que celui qui a été engendré participe à la vie divine et qu’il est, d’une certaine manière, en sens réel, semblable à Dieu33.
Cela appert à travers deux motifs majeurs : • Dieu communique la vie divine, sa propre vie, à ceux qu’il engendre34. • Le croyant est rendu semblable à Dieu et au Christ35. 1.1.2. Critique Donatus a Marsa a mis en lumière des enjeux théologiques essentiels de la question. La filiation divine des croyants n’est pas une pure métaphore, mais le don fait par un acte divin aux hommes d’avoir part à la vie même de Dieu. Pour ce qui est de la manière dont l’auteur démontre sa thèse, la formulation de trois limites permettra de commencer d’exposer – par opposition – nos propres choix méthodologiques : – À plusieurs reprises, l’auteur part de présupposés dogmatiques pour éclairer le texte et utilise un vocabulaire extrinsèque au texte johannique. Par exemple, il part de l’affirmation que les hommes ne sont pas enfants de Dieu par nature36 ; il fait tout un développement sur le baptême, dans lequel il met en évidence l’acte de Dieu, et la part instrumentale du sacrement, sans que l’on perçoive en quoi ces considérations – bien au service de sa thèse – viennent du texte37. La méthode n’est pas précisément exégétique. – Donatus a Marsa travaille à l’intérieur du corpus johannique dans son ensemble, pris comme un tout, le quatrième évangile et la première épître. Pour lui, l’engendrement de Dieu dont il est question en Jn 1 et 3 est largement explicité en 1Jn38 : il ne distingue pas la différence de propos entre Jn – où il est question de l’engendrement de Dieu – et 1Jn, où le Théologien décrit l’état d’enfants de Dieu, les caractéristiques de la vie de ceux qui ont déjà été engendrés de Dieu. DONATUS A MARSA, « An Outline », III, 14. DONATUS A MARSA, ibidem, 15-25. 35 DONATUS A MARSA, ibidem, 26-38. 36 Cf. DONATUS A MARSA, « An Outline », I, 12. De même, on comprend mal l’affirmation « The fact that the title “children of God” is not literally applicable to men […] », alors que Jn 1,12 applique clairement l’expression τέκνα θεοῦ aux hommes : ibidem, 13. 37 DONATUS A MARSA, ibidem, 25 : « while the Spirit is the principal cause, water is only the instrument ». 38 « St. John’s view may, however, be still better brought out if we turn our attention to his First Epistle where the argument is dealt with at length and ex professo » : DONATUS A MARSA, « An Outline », II, 53. 33 34
INTRODUCTION
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Pour lui, c’est en 1Jn qu’est expliqué « en quel sens on peut dire que les chrétiens sont “engendrés par l’Esprit”, c’est-à-dire parce que Dieu leur donne “de son Esprit” »39 : ce principe de l’engendrement divin n’est-il pas révélé dans le quatrième évangile ? Dans sa mise en évidence de l’inouï du don de la filiation divine, l’auteur s’appuie également sur 1Jn : nous verrons à quel point cette révélation est mise en lumière à l’intérieur du quatrième évangile. Déployant largement l’analyse du thème de la filiation en 1Jn, Donatus n’a pas montré comment il était développé dans l’ensemble de l’évangile. Pour lui, le thème n’intervient qu’en Jn 1 et 340. Nous verrons qu’une étude qui ne s’en tient pas aux critères lexicaux (l’emploi de τέκνον et γεννάω) ne se réduit pas à ces deux seuls chapitres. – Donatus n’est pas attentif à la progression du livre qu’est l’évangile. Pour lui, qui étudie le thème dans l’ensemble du corpus johannique sans considération d’une dynamique narrative, le lien entre la filiation divine des croyants et celle du Fils unique est déjà établi dans le prologue41. 1.2. M. Vellanickal, 1977 1.2.1. Présentation Dans sa thèse The Divine Sonship of Christians in the Johannine Writings, avant d’aborder les écrits johanniques, objet de sa recherche, M. Vellanickal fait une longue investigation sur la filiation divine en dehors du corpus johannique : dans l’Ancien Testament, dans le judaïsme tardif, dans l’hellénisme et chez Philon, dans les évangiles synoptiques, dans les écrits pauliniens. Cette étude offre les préliminaires utiles pour percevoir le langage et les notions dont l’auteur du quatrième évangile hérite, sur lesquels il fait fond et desquels il se démarque dans la mise par écrit de la Bonne Nouvelle, et pour discerner les accents théologiques propres à Jean, en DONATUS A MARSA, ibidem, 53. Cf. aussi 57. DONATUS A MARSA, « An Outline », II, 53. 41 Cf. DONATUS A MARSA, « An Outline », I, 22 : « The Logos has appeared amongst us as the Son of God, full of grace and truth. As the Only-begotten Son, He is the exemplar of the divine childhood granted to men. The fullness of the divinity, His natural divine Sonship, is the source from where the grace of supernatural childhood granted to the faithful comes forth. » […] « May we not easily perceive in these passages an allusion to the gift of divine childhood spoken of in v. 12 ? The Logos has appeared amongst us as the Son of God, full of grace and truth. As the Only-begotten Son, He is the exemplar of the divine childhood granted to men. The fullness of the divinity, His natural divine Sonship, is the source from where the grace of supernatural childhood granted to the faithful comes forth. » C’est nous qui soulignons. 39 40
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INTRODUCTION
comparaison avec les autres auteurs du Nouveau Testament. N’étant pas l’objet propre de la thèse, chacune de ces enquêtes est nécessairement partielle : il n’empêche, le parcours d’ensemble est précieux ; et puisque ce travail a été fait quand tant d’autres champs restent ouverts, nous considérons cette étude comme un acquis de la recherche en commençant la nôtre : nous nous appuierons sur elle notamment au moment de mettre en évidence le novum de la révélation johannique sur l’engendrement d’en haut42. Après cette partie préparatoire, toute la seconde partie de la thèse cherche à mettre en lumière la doctrine johannique de la filiation chrétienne. Dans la même ligne que Donatus a Marsa, Vellanickal se demande si le concept johannique de filiation est purement juridique ou moral, ou s’il suppose une réalité ontologique. En ce cas, en quoi consiste-t-elle ? Comment les hommes obtiennent-ils de devenir enfants de Dieu ? De quelle nature est la filiation divine ? L’approche de l’auteur est thématique – il étudie le thème de la filiation divine des croyants – et d’abord lexicale : comme Donatus, il étudie les deux principales expressions qui selon lui désignent la filiation divine dans le quatrième évangile : τέκνα Θεοῦ43 et γεννηθῆναι ἐκ τοῦ Θεοῦ44 ; comme Donatus aussi, il s’appuie largement sur 1Jn, pour mettre en lumière le fruit de la naissance d’en haut – ce que signifie cet être fils de Dieu dans la vie du chrétien déjà « rené ». Son analyse de la terminologie johannique, notamment τέκνα Θεοῦ, εἶναι ἐκ τοῦ Θεοῦ et γεννηθῆναι ἐκ τοῦ Θεοῦ est fine et précieuse. Partant uniquement du repérage lexical45 – τέκνον et γεννάω – conduisant à des études très ciblées, le corpus d’étude est limité : principalement, dans l’évangile, le prologue (1,1-18, essentiellement les versets 12-13) ; la rencontre avec Nicodème (3,3-21) ; secondairement, la controverse avec les Juifs « fils d’Abraham » opposant la filiation divine à la filiation diabolique (8,31-47) et la prophétie de Caïphe sur le rassemblement des « enfants de Dieu dispersés » par la mort pour le peuple d’un seul (11,47-53, essentiellement le verset 52) ; et dans la première épître, 1Jn 2,29-3,10 ; 3,10-12 ; 4,7-21 ; 5,1-4.18-20. 42
Cf. n. 373 p. 204 et n. 92 p. 242. Jn 1,12 ; 11,52 ; 1 Jn 3,1.2.10 ; 5,2. 44 1 Jn 2,29 ; 3,9 ; 4,7 ; 5,1.4.18. 45 Les occurrences de τέκνον en Jn et 1Jn sont : Jn 1,12 ; 8,39 et 11,52 ; 1Jn 3,1.2.10 ; 5,2. Les occurrences de γεννάω : Jn 1,13 (ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν) ; 3,3.4.5.6.7.8 (γεννηθῇ ἄνωθεν/ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος/ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος) ; 8,41 (ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος) ; 9,2.19.20.32.34, dans l’expression « aveugle né » ; 16,21 et 18,37 (non étudiés par VELLANICKAL) ; 1Jn 2,29 ; 3,9 ; 4,7 ; 5,1.4.18. Pour toutes ces occurrences en 1Jn, il s’agit de γεννάω ἐκ τοῦ θεοῦ/ἐξ αὐτοῦ. 43
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À ces passages contenant l’une et/ou l’autre expression(s) choisie(s) pour déterminer le corpus, il faut ajouter quelques autres passages étudiés pour approfondir l’analyse des premiers : Jn 12,35-36, où il est question de la possibilité pour ceux qui croient en celui qui est la lumière de devenir « fils de lumière » – pour approfondir l’analyse du prologue ; Jn 16,8-10, passage où il est question du don du Paraclet envoyé lorsque le Fils partira auprès du Père pour réprimander le monde au sujet de la justice (dans le ch. VIII consacré à l’étude de la justice comme critère de la vie des enfants de Dieu) – pour compléter l’analyse de Jn 8,31-47 et 1Jn 2,29-3,10 ; et dans l’épître, 1Jn 2,1-2.12-14 ; 3,23-24. La seconde partie, qui commence par une analyse de la terminologie johannique46, est consacrée à la doctrine johannique de la filiation des chrétiens : – Le premier chapitre de cette seconde partie (ch. VI) s’intéresse au « pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1,12-13). Partant de l’histoire de la réception, avec le débat entre filiation dynamique ou statique, de la critique textuelle qui le conduit à se prononcer en faveur de la leçon au singulier, et d’une étude de la composition, l’auteur montre que la filiation des croyants est une filiation dynamique. À partir du fondement de l’acceptation personnelle du Verbe incarné comme unique Révélateur et sauveur, le croyant entre dans un processus dynamique le conduisant à devenir de plus en plus enfant de Dieu, par la foi dans le Fils, c’est-à-dire par une vie d’adhésion à la personne du Fils comme Fils de Dieu. Dans sa vie de foi, il s’approprie l’objet de sa foi, c’est-à-dire la filiation divine et l’engendrement du Christ, jusqu’à ce qu’il devienne véritablement le principe de sa vie47. L’auteur analyse les deux versets 12-13, puis le verset 16 – et un passage qui, selon lui, l’éclaire : Jn 12,35-36. – Le deuxième chapitre de la seconde partie (ch. VII) est consacré à l’étude de Jn 3,3-10 : « La naissance à la vie d’enfant de Dieu ». L’« attention particulière [portée au] commencement [de la « vie des enfants de Dieu » (vie de foi)], c’est-à-dire à la naissance qui introduit à la vie de fils »48 est essentielle. L’auteur analyse plusieurs expressions clés du 46 On retrouve ici les points d’insistance de la thèse de DONATUS. « Être de Dieu » est appliqué aux croyants dans la même ligne que « être engendrés de Dieu », pour dire la filiation divine, qui n’est pas un simple titre métaphorique, mais implique une réalité. Les hommes deviennent « enfants de Dieu », mais ne sont jamais engendrés par le diable, qui ne peut donner la vie. 47 Cf. la conclusion sur le ch. VI, 162. 48 VELLANICKAL, The divine sonship, 163. « Now in Jn 3, in the Nicodemus discourse, this life of the children of God (life of faith) is considered with special reference to the beginning of it, namely to the birth which introduces one to the life of sonship. »
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passage : être engendré « d’en haut » (ἄνωθεν), « de l’esprit », « d’eau et d’esprit ». Il rappelle longuement l’histoire de l’exégèse pour montrer les enjeux de ces versets. Cette étude de l’engendrement d’en haut, c’est-à-dire de Dieu, engendrement dans l’Esprit qui est un acte de Dieu communiquant la vie divine à l’homme, se termine par l’étude de la prophétie de Caïphe en Jn 11,52 : car cet engendrement à la vie divine des croyants advient par la mort du Christ. – Après l’étude de Jn 1,12-13 et de Jn 3,3-10 (et en prolongement 11,52), les chapitres suivants accordent une place prépondérante à l’étude de 1Jn et aux caractéristiques de la vie d’enfants de Dieu. Notons cependant deux développements consacrés à Jn 8 dans ces chapitres : dans la dernière partie du chapitre VIII de sa thèse, l’auteur met en lumière ce que Jn 8 révèle de la véritable filiation divine, en opposition avec la filiation revendiquée mais bien terrestre de ceux dont Jésus révèle qu’ils ont le diable pour père ; dans le ch. X, il revient sur Jn 8 pour mettre en évidence la révélation de la liberté comme caractéristique de la filiation : les disciples du Christ ne sont plus esclaves du péché, ils ont reçu du Fils la liberté des fils, par la connaissance de la vérité, le Christ ; leur liberté d’enfants de Dieu est le fruit de leur communion avec le Fils de Dieu. 1.2.2. Critique L’apport de cette thèse est réel. Il est très précieux d’avoir fait le point sur la notion de filiation divine dans l’Ancien Testament, le judaïsme, le milieu hellénistique. L’étude de l’engendrement d’en haut à partir de Jn 1, 3, 8 et 11 apporte bien des lumières sur le sujet. Mais comme pour Donatus a Marsa, la formulation de limites quant à la manière d’aborder l’étude permettra de commencer d’exposer nos propres choix méthodologiques : – Entre la longue première partie consacrée au corpus extra-johannique et le déploiement de l’étude des caractéristiques de la vie d’enfants de Dieu largement appuyée sur 1Jn, l’espace proprement accordé à l’étude de la révélation sur l’engendrement d’en haut en Jn est finalement restreint. Il reste beaucoup à expliciter quant au traitement du sujet dans le quatrième évangile lui-même. – M. Vellanickal s’appuie largement sur 1Jn dans son étude de la filiation divine des croyants. Il déploie les effets de l’engendrement d’en haut que sont la droiture, l’amour, la foi, la liberté de ne plus pécher. Mais, l’auteur lui-même le souligne, la perspective n’est pas la même dans les deux livres :
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Si, dans l’Évangile, Jean parle de « devenir » enfants de Dieu (Jn 1,12). [sic] dans l’Épître, il parle des croyants qui « sont déjà enfants de Dieu » (1Jn 3,2), [sic] Dans l’Épître, il ne parle jamais de « devenir » enfants de Dieu, mais de la manifestation du fait d’être les enfants de Dieu49.
– L’auteur accorde une place très importante dans ses analyses à l’histoire de l’exégèse. D’une part, cette histoire de la réception semble projeter sur l’étude du texte des présupposés extrinsèques qui en prédéterminent la compréhension : ainsi, la question de savoir si la filiation est statique ou dynamique, dans l’étude du prologue ; l’interprétation sacramentelle de l’expression « d’eau et d’esprit » en Jn 3,5. D’autre part, ce large développement de l’histoire de la réception prend parfois quasiment toute la place : on ne trouve pas d’analyse précise du texte du quatrième évangile, lu pour lui-même. – C’est un critère essentiellement lexical qui a présidé à la délimitation du corpus, et un critère lexical extrêmement restreint. Nous voudrions poursuivre la recherche en voyant comment l’objet de la recherche – la filiation divine des croyants – est également abordé en des passages qui ne présentent pas d’occurrences de τέκνα et γεννηθῆναι ἐκ τοῦ Θεοῦ, par d’autres termes du champ sémantique de la filiation – par exemple fils, père, frère, mère... L’étude des ch. 1 et 3 – et dans une moindre mesure, du ch. 11 – est en effet incontournable : mais l’auteur s’est ainsi limité – mise à part la brève analyse du ch. 16 – au livre des signes (Jn 1-12). M. Vellanickal montre bien, dans l’analyse des ch. 3 et 11, que le Christ communique cette vie aux hommes, les plaçant ainsi dans une relation filiale avec Dieu à travers sa mort sur la croix qui est la révélation suprême de la vie de Dieu qui est amour. Ainsi à travers la mort du Christ, les enfants de Dieu dispersés sont rassemblés en un50.
Mais si cet aspect n’est abordé qu’à travers la prolepse de Jn 3,14-15 et Jn 11,52, il reste à voir comment le quatrième évangile montre cela dans l’ensemble du récit centré sur la croix ; et en particulier de mettre en lumière la révélation de ce don dans le récit de la Passion-Résurrection. – Les passages choisis ne font pas l’objet d’une véritable analyse littéraire de la péricope. L’analyse exégétique s’en tient à une analyse critico-textuelle, lexicale, et/ou structurelle, sans étudier la péricope dans son ensemble, pour en montrer la dynamique, la fonction. Comment 49 VELLANICKAL, The divine sonship, 170. Sic : l’auteur met un point après (Jn 1,12), et une virgule après (1Jn 3,2). 50 C’est nous qui soulignons. VELLANICKAL, The divine sonship, 355.
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comprendre la portée des versets 1,12-13 sans prendre en compte leur place dans le texte qui les porte, c’est-à-dire dans l’ensemble du prologue ? Plutôt que de péricopes choisies comme des lieux clés dans la dynamique du récit évangélique, on a plutôt affaire à des versets choisis, voire à des mots. Les extraits choisis sont trop courts. La limite de l’étude fondée sur le double critère lexical est une vision trop morcelée du motif, qui ne prend pas en compte la dynamique narrative, le déploiement de la révélation dans un récit, avec une progressivité : dynamique narrative de la péricope, dynamique narrative de l’ensemble du quatrième évangile. M. Vellanickal traite le sujet de la filiation des croyants comme un thème du corpus johannique, sans prêter attention à une progressivité de la révélation : pour lui, dès le prologue, le lien entre la filiation des croyants et celle du Fils unique est clairement manifesté51. – En plus de ces divergences méthodologiques, nous sommes en désaccord avec plusieurs choix de l’auteur, que nous aurons l’occasion d’aborder dans le corps de notre étude, notamment son option en faveur de la leçon au singulier de Jn 1,13. 1.3. L.G. Sarasa Gallego, 2010 1.3.1. Présentation Dans sa thèse La filiación de los creyentes en el Evangelio de Juan, l’auteur se propose de prendre comme axe de son enquête exégétique la recherche du mode d’être spécifique de quelqu’un qui se dit fils de Dieu, qu’il désigne par le néologisme « anthropontologie théofiliale »52. Il présente sa démarche en se distinguant des trois thèses précédentes, dans le sillage desquelles il se situe, par sa volonté de mettre en lien ses résultats exégétiques avec la théologie et l’herméneutique : Dans les soixante dernières années, seulement trois thèses doctorales ont abordé le thème spécifique de la filiation divine des croyants dans le quatrième évangile, les trois en anglais […] ; aucune d’elles n’adopte la perspective que nous visons, puisque notre thèse est une thèse de théologie, qui prétend rassembler les résultats de l’exégèse pour aller ensuite, nous-mêmes, à la théologie et à l’herméneutique53.
L.G. Sarasa fait l’étude de deux passages : 1,12 et 11,52. Cf. par exemple VELLANICKAL, The divine sonship, 121, 131, 134. SARASA GALLEGO, La filiación de los creyentes, 28. 53 SARASA GALLEGO, ibidem, 40, n. 26. Les trois thèses en question sont les thèses citées ci-dessus : celles de SCHLAFER, DONATUS A MARSA ET VELLANICKAL. 51 52
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1.3.2. Critique Le rapprochement des deux bornes du livre des signes est tout à fait intéressant et justifié, car comme l’auteur le souligne à juste titre, 11,47-53 semble relier l’argument des chapitres 11-12 avec la ligne théologique de l’évangile en 1,11-12. La désignation τέκνα τοῦ θεοῦ […], employée uniquement en 1,12 et 11,52, nous suggère que le narrateur voulait que le lecteur fasse le lien entre les deux passages, d’une certaine manière54.
Dans cette thèse, à nouveau, le corpus comporte deux passages clés, mais ne dépasse pas le livre des signes ; bien sûr, la prophétie de Caïphe est importante, elle qui amène ce commentaire explicite du narrateur (11,51-52) : ἀρχιερεὺς ὢν τοῦ ἐνιαυτοῦ ἐκείνου ἐπροφήτευσεν ὅτι ἔμελλεν Ἰησοῦς ἀποθνῄσκειν ὑπὲρ τοῦ ἔθνους, 52 καὶ οὐχ ὑπὲρ τοῦ ἔθνους μόνον ἀλλʼ ἵνα καὶ τὰ τέκνα τοῦ θεοῦ τὰ διεσκορπισμένα συναγάγῃ εἰς ἕν. 51
Mais puisque le récit évangélique rapporte la mort de Jésus, l’heure du rassemblement des enfants de Dieu en un, nous scruterons quant à nous le mystère de cet engendrement d’en haut des croyants au moment où la prolepse du prologue s’effectue dans le récit, dans l’histoire. La méthode de L.G. Sarasa, qui consiste à prendre chaque terme l’un après l’autre, à en creuser le sens dans l’Ancien Testament, à Qumrân, chez Philon et dans le Nouveau Testament, et à retracer l’histoire de l’interprétation, nous semble insuffisante pour parler d’une étude exégétique du passage, pour aboutir à une étude de la filiation des croyants dans l’évangile. Si nous ne sommes pas convaincue par la méthode et le résultat de sa recherche, en revanche la question qu’il pose est bien celle qui nous occupera largement : la possibilité offerte aux croyants de devenir enfants de Dieu est racontée dans le récit. Comme il le dit en conclusion de son étude de Jn 1,12, Une fois posée la possibilité et caractérisé le paradigme, le quatrième évangile commencera à raconter le comment de cette filiation55.
2. NOTRE
PROJET
Le point de départ de cette étude est la découverte de l’importance, pour la question de la filiation divine des croyants dans le quatrième évangile, de la péricope de l’apparition de Jésus ressuscité à Marie de SARASA GALLEGO, ibidem, 182. « Planteada la posibilidad y caracterizado el paradigma, el cuarto evangelio empezará a narrar el cómo de esa filiación », SARASA GALLEGO, ibidem, 135. 54 55
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Magdala (Jn 20,11-18) : nous aurons à le montrer, ce n’est qu’au sommet du récit évangélique, lorsque le Fils unique a vécu jusqu’au bout dans la chair sa divine filiation, que Jésus révèle que les disciples sont devenus ses frères, qu’ils ont désormais pour Père le Père céleste de Jésus. Notre hypothèse de départ est que le lien entre la filiation divine de Jésus et celle des croyants n’est pas fait d’emblée, mais qu’il est l’objet d’une révélation qui embrasse l’ensemble du quatrième évangile. 2.1. L’unité canonique du livre Pour vérifier cette hypothèse, nous voyons tout l’enjeu de travailler à l’intérieur de l’unité canonique du livre du quatrième évangile : le livre comme texte clos, le livre qui se donne au lecteur en sa linéarité, et lui propose un itinéraire. L’étude de la première épître de Jean est bien sûr éclairante sur le sujet général de la filiation des croyants : mais puisque notre projet est de mettre en lumière, non les caractéristiques de la vie filiale de ceux qui ont été engendrés de Dieu, mais l’engendrement divin lui-même, et de scruter le lien de cet engendrement avec la filiation du Fils unique, il est nécessaire de s’en tenir au quatrième évangile. Le texte invite à découvrir son sens à l’intérieur de cette unité, en indiquant lui-même sa clôture par sa double conclusion. Le choix est donc fait ici consciemment de limiter l’étude au seul évangile johannique : la pertinence de ce choix sera éprouvée lorsque, sur un point particulier, nous aurons l’occasion de faire une incursion en 1Jn, pour répondre à ceux qui prennent l’ensemble des deux textes johanniques56 Jn et 1Jn comme un tout57. 2.2. Une approche narrative et linguistique Aucun des travaux cités, consacrés à la filiation divine des croyants dans la littérature johannique, n’a pris en compte le livre de l’Heure, et en particulier la révélation à Marie de Magdala58 : tout n’a donc pas été déjà dit sur ce sujet59, qui n’a pas encore bénéficié de la richesse des 56 Nous utilisons ici les dénominations habituelles, sans prendre parti dans la question de l’unité d’auteur, au sens simplement que ces textes proviennent certainement d’une même école johannique. 57 Cf. p. 117-121. 58 Nous parlons ici des travaux consacrés à la question de la filiation divine des croyants. Nous verrons plus loin que certains articles, certains commentaires notent l’intérêt de Jn 20,17 pour la question de la filiation ; mais c’est en passant. Cf. ci-après, p. 16-18. 59 Nous faisons écho à l’expression de GUITTON, dans sa préface à la traduction de DELEBECQUE, à propos de la recherche sur Jn : « ce champ du savoir où tout a été dit », cf. Évangile de Jean, 8.
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approches littéraires, narratives, qui ont commencé de féconder la recherche johannique depuis près de quarante ans60. Puisque notre but est de mettre en évidence la progressivité de la révélation du lien entre la filiation du Fils unique et celle des croyants à l’échelle du livre, l’approche narrative est la plus idoine. Elle permettra de rendre compte de la stratégie de révélation de l’auteur implicite, du chemin ouvert pour le lecteur implicite – un chemin qui n’écrase pas le poids de l’histoire du Fils unique devenu chair pour une révélation. Cette approche permet de répondre à la critique émise ci-dessus, selon laquelle une approche purement lexicale, qui ne situe pas suffisamment le mot dans la phrase, la péricope, la section, le livre, est impropre à saisir la signification profonde en jeu. Nous serons bien sûr attentive aux occurrences du champ lexical de l’engendrement : mais plus largement nous étudierons les passages, choisis parce qu’ils présentent les termes du champ sémantique de l’engendrement divin des croyants, selon l’approche narrative, ne nous intéressant pas seulement au mot employé, mais au sens de la péricope, lue pour elle-même et située au sein du livre – tout entier écrit selon une visée, pour une transformation du destinataire. Avec cette attention de l’approche narrative à la stratégie de l’auteur implicite et à ses effets sur le lecteur, nous utiliserons aussi les outils de l’analyse linguistique permettant de lire chaque texte étudié de la façon la plus précise possible : analyse grammaticale, syntaxique, stylistique, rhétorique, sémantique, symbolique ; nous aurons recours à l’intratextualité et à l’intertextualité, lorsque le texte pointe clairement vers d’autres passages du quatrième évangile, des synoptiques ou de l’Ancien Testament. Vu la puissance symbolique du texte johannique, la richesse infinie des échos intratextuels et intertextuels, nous nous donnons comme règle de ne faire mention de ces échos et significations symboliques que lorsque le texte lui-même y invite, par les commentaires explicites et implicites de l’auteur implicite, et lorsqu’ils sont utiles pour notre démonstration. La méthode choisie, parce que la plus convenante pour le but visé, est donc synchronique61. Par cette méthode, nous honorons le poids de 60 L’évangile de Mc a, le premier, bénéficié de l’application des méthodes élaborées et d’abord mises en œuvre en Littérature. Même si déjà, bien des exégètes avaient été attentifs à tel ou tel de ces aspects littéraires, c’est à partir des années 1980 que la méthode est appliquée plus spécifiquement aux études johanniques. Avec Anatomy, publié pour la première fois en 1983, CULPEPPER a ouvert une nouvelle voie pour les études johanniques. Cf. du même auteur : « L’application de la narratologie », 97-120 ; GOURGUES, « Cinquante ans de recherche johannique », 229-306. 61 Nous aurons l’occasion de mentionner ça et là des apories textuelles qui pourraient être expliquées par une approche diachronique : cf. par exemple p. 134-135 ; note 78,
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INTRODUCTION
l’histoire du Logos devenu chair : une histoire à laquelle le destinataire extradiégétique n’a accès qu’à travers la médiation du récit. C’est en lisant le récit jusqu’au bout que le lecteur pourra accueillir la révélation du Logos devenu chair, et recevoir de lui la révélation du lien entre la filiation des croyants et celle du Fils unique. L’approche narrative permet de laisser l’histoire du Logos toucher pleinement l’histoire du lecteur, par le récit reçu dans sa linéarité, dans sa temporalité, dans sa progressivité. Lorsque les textes choisis présenteront des traces de différentes strates de rédaction, notamment dans les fameuses apories johanniques, nous ne les gommerons pas, ni ne chercherons à retracer l’histoire de la rédaction : d’autres ont fait ce travail diachronique et le poursuivent. Quant à nous, dans le cadre nécessairement limité qui est le nôtre, nous les observerons et chercherons à les interpréter : si le texte est ainsi tissé de différentes traditions, s’il maintient des bizarreries qui sont parfois presque des incohérences, quelle en est la signification ? Quel signe est donné au lecteur ? Quel est l’enjeu de ces énigmes ? C’est bien le texte en son état final que nous lisons – un texte qui porte en lui les traces de l’histoire de sa rédaction. Quant à l’histoire de la réception du texte évangélique, nous aurons également l’occasion de la prendre en compte, à travers quelques discussions de critique textuelle. 3. FIN DU
STATUS QUAESTIONIS :
LA PRISE EN COMPTE DE LA RÉVÉLATION DE
20,17
Nous l’avons vu, aucun des travaux dédiés à l’étude de la filiation divine des croyants n’a inclus dans son corpus d’étude le ch. 20, lieu central de notre démonstration. Mais, disons-le pour compléter notre état de la question, plusieurs auteurs ont cependant noté, dans des articles ou commentaires, l’importance de la révélation du verset 20,17. Certains auteurs ont commencé, succinctement, à mettre en évidence l’intrigue du don de la filiation divine aux croyants : les hommes n’étaient pas fils du Père – Jésus le leur révèle –, mais ils le sont devenus, après que Jésus a achevé le témoignage de sa filiation divine. Citons ici le bref mais très bel article de M. Bouttier sur la notion de frères chez saint Jean62, qui met bien en lumière la nouveauté de la révélation de 20,1763, p. 240 ; note 19, p. 407, et note 76, p. 437. Mais notre approche consistera à les interpréter dans le texte final, canonique. 62 BOUTTIER, « La notion de frères », 179-190. 63 BOUTTIER, ibidem, 180-181.
INTRODUCTION
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le « miracle »64 de ce que le Fils a acquis, par son élévation, pour ceux dont il a fait ses frères : Dieu, le Père de Jésus Christ, est désormais leur Père ; ils sont devenus les frères de Jésus. Cette nouveauté de la condition d’enfants de Dieu révélée au ch. 20, et seulement là, au sommet du récit, est soulignée par plusieurs auteurs65, et explicitée comme le fruit de la Passion66, fruit du don de l’Esprit67. Dans son commentaire sur l’évangile de Jean selon l’approche narrative, en trois livres, F. Moloney68 ne traite pas la question de la filiation pour elle-même, mais montre bien, comme nous le ferons dans notre analyse plus ciblée et plus déployée, la nouveauté de la révélation faite en 20,1769 ; jusque-là, Jn s’est abstenu de faire le lien entre la filiation des croyants et celle du Fils unique. Y.-M. Blanchard met en évidence, en quelques lignes, une progression dans le quatrième évangile entre le prologue, Jn 3, Jn 19 et Jn 20 – les passages que nous étudierons plus précisément70. I. de la Potterie articule la révélation du Fils, objet de tout l’évangile, et la révélation seulement finale – bien qu’objet de la prolepse du prologue – de la filiation des croyants, après l’élévation du Fils de l’homme : Par sa mission terrestre qui va être racontée, Jésus se fera connaître comme « le Fils unique venu d’auprès du Père » (1,14). Mais au matin de Pâques, il BOUTTIER, ibidem, 181. Par exemple cf. FEUILLET, « L’heure de la femme », I, 183 ; JONGE, « The Son of God », 152 ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 185, n. 51 ; SEIM, « Descent and Divine Paternity », 374 ; KOESTER, The word of life, 47 et 51. 66 FEUILLET, « L’heure de la femme », III, 557-558 : « en assignant comme fruit à la Passion la constitution/ d’une communauté d’enfants de Dieu et de frères du Christ, elle fait de l’épisode de 19,25-27 un prélude de ce que le Ressuscité dit un peu plus loin à Marie-Madeleine : « Va vers mes frères et dis-leur : “Je monte vers mon Père, qui est aussi votre Père” » (20,18 sic) ». Nous indiquons – et indiquerons dans la suite de notre ouvrage – par une barre transversale/ le changement de page. Cf. également BLANCHARD, « Quand saint Jean raconte », 47, n. 14. 67 BROWN, The Gospel according to John, II, 139-140. 68 MOLONEY, Belief ; Signs ; Glory. 69 Cf. MOLONEY, Glory, 167-168. 70 BLANCHARD, Christ Roi, 136-137 : « “Va dire aux frères : je monte vers mon Père [qui est aussi] votre Père, vers mon Dieu [qui est aussi] votre Dieu.” Le mystère pascal est donc bien l’accomplissement de la promesse traversant tout l’évangile depuis le prologue : à ceux qui croient au nom de Jésus, le Verbe incarné et Fils monogène révélateur du Père, il a été donné “capacité” (grec exousia) de “devenir enfants de Dieu” (l,12), selon les modalités d’une naissance spirituelle qui n’a rien de commun avec le processus naturel d’engendrement (1,13 ; cf. à nouveau l’entretien avec Nicodème : 3,3-10). Une telle naissance “d’en haut” (3,l) s’accomplit à l’heure de la Croix […]. La Bonne Nouvelle ainsi communiquée aux “frères” par la médiation de Marie de Magdala (20,17-18) trouvera son écho dans la confession de Thomas […]/ : Jésus est bien Seigneur et Dieu ; sa montée vers le Père atteste sa pleine participation à l’être de Dieu. […] Tel est aussi le point d’aboutissement du quatrième évangile : non seulement la condition filiale est gracieusement accordée aux disciples […], mais du même coup la divinité de Jésus vient à l’évidence. » 64 65
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dira à Marie de Magdala : « Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu » (20,17)71.
R.A. Culpepper met également en évidence le lien entre la constitution de la nouvelle famille de Dieu, au pied de la croix, au ch. 19, et l’explicitation postérieure par Jésus de l’être nouveau des disciples en 20,1772. Ce n’est qu’après que Jésus a achevé son œuvre filiale que les disciples peuvent être dits enfant de Dieu73 . Plusieurs auteurs mettent en lumière le déploiement dans le récit évangélique d’un paradigme qui trouve son fondement dans la prolepse du prologue (1,12-13)74. Loin que ces quelques articles, monographies et commentaires nous fassent conclure que le sujet est déjà traité, ils sont un encouragement dans le choix du sujet : celui qu’ils abordent comme en passant, en quelques pages ou quelques lignes, à l’occasion du traitement d’un sujet autre ou plus général, nous voulons le traiter pour lui-même et le développer. La question du lien entre les deux filiations n’a encore jamais été traitée pour elle-même, dans l’ensemble de l’évangile, avec l’apport de l’approche narrative. 4. SUJET ET ÉTAPES DE NOTRE ÉTUDE Plus sans doute que pour tout autre, compte-tenu de la richesse inépuisable du texte johannique, et de l’abondance de la littérature qui le commente, l’étude du quatrième évangile exige de circonscrire rigoureusement l’objet d’étude. Celui de notre recherche n’est pas d’étudier pour lui-même et systématiquement le paradigme de la filiation du Fils dans le quatrième évangile75 ; il n’est pas non plus de mettre en lumière les composantes de la filiation. Ce serait d’autres thèses – si tant est que ces sujets aient encore à être explorés. Notre propos est d’étudier le lien entre les deux filiations : le quatrième évangile fait-il le lien entre la filiation du Fils unique et celle des croyants ? Quand ? Repérer le(s) lieu(x) où ce lien est fait explicitement, voir comment cet évangile met ces deux LA POTTERIE, « C’est lui qui a ouvert », 369. CULPEPPER, Anatomy, 134. Cf. aussi 96. 73 Cf. CULPEPPER, « The Pivot », 29-30 ; « The theology of the Johannine passion narrative », 30. 74 CULPEPPER, « The theology of the Johannine passion narrative », 30 ; KITZBERGER, « Stabat Mater ? », 477. 75 C’est pourquoi le grand discours de révélation de Jésus sur sa divine filiation au ch. 5, par exemple, ne fait pas partie de notre corpus. 71 72
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filiations en relation, permettra de mettre en lumière ce que signifie être engendrés de Dieu, ce qu’est le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Nous centrerons notre attention sur la filiation divine des croyants en son lien à la filiation divine du Fils unique. Notre travail consistera à voir comment Jn a construit un paradigme de la filiation divine des croyants : comment ce motif revient à plusieurs reprises dans le quatrième évangile, évolue ; comment il est finalement lié au paradigme central de la filiation du Fils unique, dans une révélation que la filiation des croyants découle de celle du divin Fils. La nécessaire délimitation du sujet touche également au choix des péricopes étudiées, comme des lieux privilégiés du développement du paradigme de la filiation divine des croyants. Nous avons choisi quatre passages, incontournables, mais non exclusifs d’autres péricopes. Cette étude sera développée en deux grandes parties. 4.1. Le prologue S’il est un texte incontournable pour la question de la filiation divine des croyants en Jn, c’est bien le prologue – porche par lequel le lecteur est introduit dans la lecture du récit évangélique – et spécialement les versets qui introduisent le paradigme de la filiation divine des croyants : 1,12-13. Il faudra voir si, dès cette ouverture du paradigme de la filiation divine des croyants, la prolepse du don de la filiation divine lie cette filiation offerte aux croyants à celle du Fils unique, Logos divin. Le choix du prologue ne souffrait aucune hésitation : mais il impliquait nécessairement un long travail de critique textuelle. En effet, nous y reviendrons en commençant l’étude de Jn 1,1-18, le débat textuel sur le verset 1,13 est crucial pour notre question. Depuis la défense par J. Galot de la leçon christologique dans sa monographie Être né de Dieu : Jean 1,13, plusieurs partisans du singulier ont repris et développé ses arguments. En revanche, du côté des défenseurs de la leçon au pluriel, si bien des articles ont été écrits pour répondre brièvement à cette thèse, nul n’a pris la peine d’étudier dans le détail chacun des arguments convoqués en faveur du singulier : cette étude restait à faire, pour établir le texte en ce point névralgique du quatrième évangile pour la question du lien entre la filiation des croyants et celle du Fils unique. On pourra nous reprocher d’avoir choisi un sujet qui implique une telle étude de critique textuelle, et donc une étude plus longue du premier passage par rapport aux suivants : consciente de cette difficulté, et de la difficulté de l’étude du prologue en général, nous avons choisi de travailler
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INTRODUCTION
ce sujet, même s’il impliquait de passer par là. Loin d’être finalement une partie extrinsèque à notre recherche, le long travail textuel s’est révélé fructueux pour notre étude du premier lieu choisi pour notre problématique, au-delà de la conclusion en faveur de la leçon au pluriel, pour l’étude de la filiation divine. 4.2. Le récit évangélique Après l’étude du fondement du paradigme de la filiation divine des croyants, nous étudierons trois passages clés du récit auquel le prologue conduit : – Tout d’abord, le premier lieu où reparaît le paradigme de la filiation divine des croyants dans le récit est la rencontre de Nicodème avec Jésus. Passage également largement étudié dans les études dédiées à la filiation divine des croyants, Jn 3 est une péricope clé, où Jésus lui-même développe le motif de l’engendrement d’en haut, de l’Esprit. – Ensuite, comme les deux premiers textes étudiés y conduisent, le troisième lieu choisi sera le récit de l’élévation du Fils de l’homme, en Jn 19,16b-42 : à l’heure de sa glorification, Jésus achève son témoignage. Dans cette péricope, Jn révèle que Jésus passant de ce monde vers son Père livre l’Esprit, et crée la famille de Dieu. – Enfin, nous étudierons la péricope de l’ultime révélation du Ressuscité à Marie de Magdala, en Jn 20,11-18. C’est dans l’étude de ces trois péricopes que nous verrons comment Jn fait le lien entre la filiation des croyants et celle du Fils unique. Notre méthode s’adaptant à notre objet d’étude, la première partie consacrée au prologue pourra paraître, en première lecture, plus technique et scientifique que la seconde : il fallait, en effet, établir le texte de manière extrêmement sûre, dialoguer avec les nombreux exégètes qui ont voulu apporter leur pierre à l’étude de ce texte – le plus travaillé du quatrième évangile ; il fallait répondre à bien des objections et hypothèses. Mais le lecteur attentif de l’ensemble de notre étude ne s’y trompera pas, la seconde partie, étudiant le déploiement du paradigme jusqu’à son paroxysme en 20,17, est aussi rigoureuse : nous n’avons pas eu à y présenter une démonstration de critique textuelle, mais avons dû faire un travail de recherche précis pour prendre connaissance des grands débats d’interprétation et présenter une analyse respectant jusqu’au bout le texte, sans projeter trop tôt ce que le texte dit plus tard, afin de montrer la progressivité de l’élaboration du paradigme étudié. La méthode narrative et linguistique utilisée, la plus idoine pour l’étude d’une révélation
INTRODUCTION
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progressive, n’a pas les mêmes exigences que l’étude de critique textuelle ; mais ses exigences sont réelles, et l’étude présentée en seconde partie, pour être moins aride, n’en est pas moins solidement fondée exégétiquement. 4.3. Un corpus suffisant et non exclusif Pour analyser avec précision les péricopes et entrer dans l’épaisseur du récit – de l’histoire de la révélation du Logos devenu chair –, il était nécessaire de limiter le nombre de passages étudiés : nous avons choisi les quatre passages indiqués ci-dessus, incontournables et suffisants pour notre démonstration. Plusieurs autres passages seront évoqués, ou brièvement étudiés, en lien avec les péricopes choisies. Voici les principaux : – Le discours sur le Pain de vie, où Jésus donne sa chair à manger et son sang à boire, au ch. 6 – où apparaît pour la première fois la formule d’immanence réciproque76 ; – La controverse avec les Juifs au ch. 877 : ce chapitre est une étape importante de la révélation que les Juifs – paradigmatiques pour tous les hommes – ne sont pas fils de Dieu. Les destinataires de la révélation de l’engendrement d’en haut doivent découvrir qu’ils ont besoin d’être libérés : ils ont encore à devenir fils du Père, et cela n’adviendra que lorsqu’ils élèveront le Fils de l’homme, et accueilleront la révélation que Jésus est JE SUIS, celui qui ne fait rien à partir de lui-même, mais dit ce que le Père lui a enseigné et fait toujours ce qui lui plaît (8,28-29) ; – Le récit de la guérison de l’aveugle de naissance en Jn 978, signe que ceux qui sont une première fois nés dans la ténèbre peuvent être plongés dans l’Envoyé-lumière et voir ; – La prophétie de Caïphe au ch. 1179, prophétie que les enfants de Dieu seront rassemblés par la mort d’un seul ; – La prophétie par Jésus lui-même de son élévation, par laquelle il attirera tous les hommes à lui, en 12,3280, et son invitation à croire dans la lumière pour devenir des fils de lumière, en 12,3681. 76
Cf. note 126, p. 94 ; p. 97-98 ; note 214, p. 373-374 ; p. 465-466. Cf. note 119, p. 93 ; note 174, p. 113 ; p. 123 ; note 228, p. 283 ; note 241, p. 381 ; note 55, p. 428 ; note 96, p. 440 ; note 2, p. 474. 78 Cf. p. 123 et note 203, p. 271. 79 Cf. p. 318, 330 ; note 30, p. 318. 80 Cf. p. 318-319, 333, 363, 378, 464. 81 Cf. p. 192-193. 77
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INTRODUCTION
– Les discours d’adieu : l’annonce du départ de Jésus, qui ne laissera pas ses disciples orphelins (14,18)82, et de la venue de l’Esprit Paraclet83 ; la parabole de la parturiente (Jn 16,20-22)84 ; – La prière d’adieu85, où Jésus prie le Père pour que tous soient un en lui, le Fils ; – Les deux épilogues, importants pour mettre en lumière la visée de l’auteur implicite86. L’étude détaillée de ces passages n’était pas nécessaire pour notre démonstration : mais nous les aborderons succinctement en tant qu’ils éclairent la construction du paradigme de la filiation divine des croyants dans l’ensemble du quatrième évangile. 5. NOTE AU LECTEUR Certains points, notamment dans l’étude du prologue, sont l’objet d’abondants débats : nous ne pouvions pas ne pas tenir compte de l’ensemble des éléments présentés par les différents interlocuteurs ; nous avons donc choisi de donner en notes les éléments permettant de justifier la position prise dans le corps du texte, où n’est retenu que ce qui importe pour notre démonstration. Le lecteur y trouvera, s’il le souhaite et quand il le souhaitera, le fondement nécessaire à notre prise de position éclairée. Nous accordons tout l’espace nécessaire à la discussion de critique textuelle sur Jn 1,13 parce qu’elle est centrale pour notre problématique. Nous prendrons le temps de présenter les éléments du dossier textuel sur quelques autres versets importants pour notre étude, comme Jn 1,1887. Pour l’essentiel des autres variantes, nous les signalerons simplement en note ; pour faciliter le repérage de ces notes, nous indiquons C.T. en tête (critique textuelle). La bibliographie n’a pas de prétention à l’exhaustivité – l’abondance de la littérature consacrée à Jn ne le permet pas. Nous y avons rassemblé uniquement les titres qui nous ont éclairée, servi – fût-ce comme un repoussoir – et non l’ensemble des ouvrages que nous avons lus ou eus entre les mains. 82 83 84 85 86 87
Cf. Cf. Cf. Cf. Cf. Cf.
p. p. p. p. p. p.
365, 441, 446 et 449. 364-365, 441, 449, 466 et note 3 p. 475. 124, 343-344. 97, 345, 440 et 465 ; note 148, p. 351-352. 86, 457, 460, 472 ; p. 154, 378 ; p. 451. 131-133.
INTRODUCTION
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Cette bibliographie présentant avec précision toutes les références des livres et articles cités, pour ne pas surcharger les notes, nous n’indiquerons, tout au long de notre ouvrage, que les références abrégées – de telle manière qu’aucune confusion ne soit possible entre les titres de la bibliographie finale88. Le texte biblique est en général présenté en grec89 : lorsqu’une traduction française est donnée, sauf précision explicite, il s’agit de celle de la Bible de Jérusalem de 1973. Pour les citations d’auteurs non-francophones, nous proposerons notre propre traduction française dans le corps du texte ; quand nous citons en note, nous donnons le texte original.
88 En cas de possible hésitation, nous indiquerons exceptionnellement la date dans la référence abrégée, quand deux titres proches présentent le risque d’être confondus, et les initiales du prénom de l’auteur pour distinguer ceux qui portent le même nom (par exemple Durand). Sans indication de prénom, « BARRETT » désigne Charles Kingsley, tandis que nous préciserons l’initiale du prénom pour Matthew Barrett. « BROWN » désigne Raymond Edward Brown, tandis que nous préciserons les initiales du prénom pour Raymond Bryan et Sherri Brown ; « DUPONT » désigne Jacques Dupont, et nous feron précéder le nom de l’initiale pour Liliane Dupont ; « ROBERTSON » désigne Archibald T. Robertson, le grammairien, tandis que nous indiquerons l’initiale pour les autres auteurs portant ce nom. Nous ne faisons précéder les numéros de pages de l’abréviation p. que lorsqu’il paraît nécessaire de distinguer les numéros de pages d’autres références, comme les numéros de paragraphes des écrits patristiques. 89 NESTLE, ALAND, et al., Novum Testamentum Graece, 28e éd., 2012 ; RAHLFS, Septuaginta, 2006.
PREMIÈRE PARTIE
LA FILIATION DU FILS UNIQUE ET CELLE DES ENFANTS DE DIEU : UN LIEN ÉNIGMATIQUE AU SEUIL DE L’ÉVANGILE
La tradition textuelle variée et abondante qui a conservé le texte du prologue1 offre un certain nombre de variantes, pour la plupart sans portée sémantique. Il n’est pas directement utile pour notre propos de les présenter toutes en détail : nous renvoyons à l’article de Ch.-B. Amphoux2 et aux apparats critiques. Nous indiquons en notes deux variantes mineures, aux versets 43 et 164 ; et nous étudierons plus loin le verset 185. Mais, notre propos étant de scruter le lien fait dans le quatrième évangile entre la filiation du Fils unique et celle des croyants, il nous faut étudier avec précision le dossier de critique textuelle du verset 13. En effet, l’enjeu est grand pour notre question : si ce verset est au singulier, alors dès le commencement du paradigme de la filiation divine des croyants dans le prologue, le lien est fait explicitement avec la filiation du Fils unique6 ; ce n’est pas le cas si l’on le lit au pluriel. Nous prendrons donc le temps, dans les deux premiers chapitres, d’établir précisément le texte, à partir de la critique externe (ch. I), puis de la critique interne (ch. II) – laquelle étude, entrant avec précision dans la logique interne des versets 10-14, permettra de voir ce que le texte dit du don de la filiation divine aux Cf. AMPHOUX, « Les variantes ». AMPHOUX, ibidem, 19-28. L’auteur présente une liste non-exhaustive (limitée à celles relevées dans les manuscrits grecs les plus anciens) de 17 variantes « fautives et fantaisistes », sans conséquences importantes pour le sens. À cela s’ajoutent 3 variantes ayant trait au style de l’œuvre, trois corrections stylistiques, sans portée sémantique : cf. 1,4.6.16 ; la variante exégétique des v. 3-4, et la variante du v. 18, que nous étudierons. 3 C.T. Jn 1,4 : ἐν αὐτῷ ζωὴ ἦν (ἐστιν). Variante : correction stylistique. Le texte avec le verbe à l’imparfait est très bien attesté : ἦν p66, 75 A B C L Δ Θ Ψ 050 0141 0234 f1 f13 28 33 180 205 565 579 597 700 892 1006 1010 1071 1241 1243 1292 1342 1424 1505 Byz [E F G H] Lect vg syp, h, pal copbo arm geo slav Diatessaronarm Irénéelatmss Clémentd’après Théodote Clément3/5 Origènegr, lat 1/2 Eusèbe Didymedub Macaire/Syméon Épiphane Chrysostome Cyrille Hésychius Théodoret ; Victorin-Rome1/5 Jérôme Augustin12/22. Le texte occidental donne la variante au présent : ἐστιν D ita, aur, b, c, e, f, ff2, q vgmss syc copsa eth Diatessaronsy Ptoléméed’après Irénée Valentiniensd’après Irénée Irénéelat Naasséniens et Peratenid’après Hippolyte Clément mss-selon Origène Origènelat 1/2; Cyprien Victorin-Rome4/5 Ambrosiaster Hilaire Ambroise Gaudentius Augustin10/22. Le verbe est omis en Wsupp. Cf. ALAND, GNT 5 : Critical Apparatus, 304. 4 C.T. Jn 1,16. ὅτι est bien attesté : p66.75 אB C* D L 33. 579. l 844. l 2211 it co ; Or. Mais d’autres manuscrits présentent, à la place de l’enchaînement causal, la conjonction de coordination και A C3 K Ws Γ Δ Θ Ψ ƒ1.13 565. 700. 892. 1241. 1424 m lat sy boms. Cf. NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 293. 5 Cf. p. 131-133. 6 C’est l’avis, par exemple, de LE FROIS, « Spiritual motherhood », 430 ; BOISMARD, Le prologue, 57 ; GALOT, Être né de Dieu, 107-108 ; ROBERT, « La leçon christologique », 18-19 ; VELLANICKAL, « Who was born... of God », 216. 1
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28
PREMIÈRE PARTIE
croyants à ce stade de l’évangile. Le texte établi, nous pourrons alors, dans un troisième chapitre, poursuivre l’étude des versets 12-13, cruciaux pour notre étude, en les lisant dans l’ensemble du prologue, pour montrer comment, pour scruter le mystère de l’engendrement de Dieu des croyants, le lecteur est conduit au récit, pour y recevoir le témoignage du Fils unique dans le sein du Père, suscitant sa foi.
CHAPITRE I
CRITIQUE EXTERNE : JN 1,13 EST-IL UNE PROLEPSE DE L’ENGENDREMENT « DE DIEU » DES CROYANTS ? 1. LE
TEXTE DE JN
1,13,
OBJET D’UN DÉBAT DE
CRITIQUE TEXTUELLE
ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν, ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι, τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ, 13 οἳ οὐκ ἐξ αἱμάτων οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκὸς οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρὸς ἀλλʼ ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν. 12
Le verset 13 du prologue est un des problèmes de critique textuelle les plus débattus du quatrième évangile, avec un enjeu théologique important. Outre la question mineure de l’absence ou de la présence du syntagme οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρός1, la question cruciale est celle du nombre du verbe – ἐγεννήθησαν ou ἐγεννήθη –, qui touche directement notre sujet. Faut-il lire ἐγεννήθησαν ou ἐγεννήθη ? – Selon la première lecture, le pluriel a pour sujet les hommes qui ont accueilli le Logos et ont reçu de devenir enfants de Dieu : ceux qui ont accueilli le Logos, ceux qui croient en son Nom2, ont été engendrés de Dieu. 1 Le comité du GNT retient à l’unanimité, avec la note {A}, la formule longue. L’omission de οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρός s’explique facilement en critique verbale par homoioteleuton, à cause de la grande ressemblance entre οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκός et οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρός : le début est identique, avec trois mots communs, et la fin similaire, avec une même finale en -ός. Le scribe a pu aisément oublier une des deux expressions, en croyant l’avoir déjà copiée. Cette absence reste une variante vraiment mineure : οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρός est absent dans le Vaticanus première main, et quelques autres témoins. METZGER précise que E, oncial byzantin, et quelques minuscules omettent le premier membre du parallélisme, οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκός. Au contraire, la présence est très bien attestée, tant au poids qu’à l’ancienneté : un très grand nombre de manuscrits ; des papyri très anciens (p66.75). Pour les onciaux : Sinaiticus première main (omet simplement le ἐκ), IVe s. ; Alexandrinus première main, Ve ; C04 du Ve aussi ; le Codex de Bèze (première main, n’omet que le ἐκ) ; Ve : les grands onciaux du IVe et du Ve témoignent bien en faveur de la présence. Les quatre grands types sont très bien représentés. Parmi les témoins les plus anciens, on peut aussi souligner la vieille latine (manuscrit a du IVe s.) et la Vulgate, la vieille syriaque curetonienne, du IIIe-IVe s., et beaucoup d’attestations chez les Pères, très anciennes. METZGER, A textual commentary, 1994, 169. 2 Nous mettrons une majuscule à Nom lorsqu’il s’agit du Nom divin.
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PREMIÈRE PARTIE
– Selon la seconde, le verset 13 concerne la naissance virginale du Logos incarné ou l’engendrement éternel du Logos Fils de Dieu3 : 12
Mais à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom : 13 lui qui n’est pas né de sangs, ni d’un vouloir d’homme, mais qui fut engendré de Dieu. 14Oui, le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous4.
Chose étrange pour un verset qui a tant fait couler d’encre, NA 28 ne signale même pas la leçon au singulier ; le GNT a opté pour la leçon au pluriel avec la note {A} signalant l’unanimité du comité5 ; l’ensemble des Bibles aujourd’hui a adopté la leçon au pluriel6. Pourtant le XXe s. a été marqué par un retour de l’option en faveur de la leçon au singulier, après des siècles de lecture du pluriel comme leçon incontestée : si les partisans de la leçon au pluriel restent majoritaires7, un nombre conséquent 3 Les deux interprétations ne sont pas nécessairement exclusives l’une de l’autre : cf. BOISMARD, Le prologue, 64. Alors que, parmi les défenseurs du singulier, certains, tels Dupont et MacGregor, y voient la génération éternelle du Verbe dans le sein du Père, et d’autres, tels Braun, Büchsel, y voient la naissance temporelle, virginale, l’Incarnation, BOISMARD pense que Jn, qui « aime employer des mots à double sens », « mêle les deux perspectives ». 4 Traduction de LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 358. 5 ALAND, GNT 5 : Critical Apparatus. 6 C’est le cas d’Osty (1973), Segond 21 (1996), BJ (1998), TOB (2012), NIV (2011), ESV (2016). La BJ a longtemps été la seule à opter pour le singulier, dans sa première édition, selon la traduction de MOLLAT (VAUX, La Sainte Bible, 1956) : mais elle a rapidement rejoint l’option généralisée des traducteurs en faveur du texte standard. 7 Mentionnons un certain nombre de défenseurs de la leçon de 1,13 au pluriel (par ordre chronologique) : SABATIER, Bibliorum sacrorum, 388-389 ; CALMES, L’Évangile selon S. Jean ; WESTCOTT, The Gospel according to St. John, 9 ; SODEN, Griechisches Neues Testament ; LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 13-19 ; A. DURAND, Évangile selon Saint Jean, 21 ; BERNARD, A critical and exegetical commentary, 17 ; BULTMANN, The gospel of John, 59, cf. n. 5 ; MERK, Novum Testamentum, 306 ; HOSKYNS, The Fourth gospel, 163-166 ; WIKENHAUSER, El Evangelio según san Juan, 74 ; LE FROIS, « Spiritual motherhood », 422-431 ; CASTELLINI, « De Jo 1,13 », 155-157 ; BARRETT, The Gospel according to St. John, 137, et New Testament Essays, 46 ; LIGHTFOOT, St. John’s Gospel, 89s ; VIARD, « Singulier ou pluriel », 516–520 ; HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 169–188 ; DODD, L’interprétation, 335, n. 10 ; LAMARCHE, « Le prologue », 498-510 ; SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, 264-265 ; TISCHENDORF, Novum Testamentum Graece ; BROWN, The Gospel according to John I, 11-12 ; CROSSAN, « The Marian Significance », 99-107 ; FEUILLET, Le Prologue, 21 ; SEGALLA, Volontà di Dio, 237-244 ; RAMAROSON, « La structure », 281-296 ; POLLARD, « The Father-Son », 366 ; CULPEPPER, « Review », 447-449 ; GOURGUES, « Le Verbe fait chair », 130 ; HAENCHEN, John 1, 118 ; PRYOR, « Of the Virgin Birth », 296-318 ; DELEBECQUE, Évangile de Jean, 61 ; SWETNAM, « Alcuni suggerimenti », 697-702 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 109-110 ; CHOLIN, « Le prologue (suite) », 360 ; MOLONEY, « Mary », 421-440 et The Gospel of John, 1998, 44 ; METZGER, A textual commentary, 1994, 168-169 ; MORRIS, The Gospel according to John, 88-89 ; RIDDERBOS, The Gospel according to John, 46 ; BLANCHARD, « Né d’un vouloir de chair ? », 25-30 ; DIOUF, « La nouvelle naissance », 109 ; MACLEOD, « The
CHAP. I – CRITIQUE EXTERNE DE JN 1,13
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de chercheurs ont défendu la leçon au singulier8. De grands noms de l’exégèse ont défendu cette leçon ; les deux thèses consacrées à cette question concluent en faveur du singulier : J. Galot, en 1969, et P. Hofrichter, en 1978. Mais, notons-le d’emblée, un certain nombre de ces partisans de la leçon au singulier abordent cette question dans le cadre d’une recherche en théologie mariale, voulant trouver en ce verset un appui pour l’explicitation scripturaire de la conception virginale9. reaction of the world », 409 ; LINCOLN, The Gospel according to Saint John, 103 ; GHEZZI, Come abbiamo ascoltato Giovanni, 140 ; GRASSO, Il Vangelo di Giovanni, 53-54 ; MCHUGH, A critical and exegetical commentary, 48 et 107-110 ; SARASA GALLEGO, La filiación de los creyentes ; PEPPARD, The Son of God, 142-143 ; ALAND, GNT 5 : Critical Apparatus ; RICO, « Nouvelle traduction de l’évangile de Jean ». 8 Mentionnons un certain nombre de défenseurs de la leçon de 1,13 au singulier (par ordre chronologique) : RESCH, Aussercanonische, 57 ; BLASS, Philology, 234s ; LOISY, Études bibliques, 174-183 ; ZAHN, Das Evangelium des Johannes, 74s ; 711-714 ; BURNEY, The Aramaic origin, 34s ; MACGREGOR, The Gospel of John, 15 ; HARNACK, Studien zur Geschichte, 115-127 ; BÜCHSEL, Das Evangelium nach Johannes, 527s ; LENSKI, The interpretation, 63-70 ; BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 11-31 ; La mère des fidèles, 33-46 ; BOISMARD, « Critique textuelle », 388-408, et Le prologue, 62s ; CHARLIER, La lecture, 59 ; DUPONT, Essais sur la christologie de saint Jean, 51-52, n. 1 ; MOLLAT : VAUX, La Sainte Bible, 1956, p. 1397, cf. note l ; LACAN, « Le prologue », 99 et 104 ; NIETO, Introduccion al IV evangelio, 71 ; GALOT, Être né de Dieu ; GALLUS, Jungfraumutter, 16-17 ; MCPOLIN, The name, 34-42 ; SABOURIN, « Who was begotten », 86-90 ; VELLANICKAL, The divine sonship et « “Who was born... of God” », 211-228 ; MCHUGH, The Mother, 255–268 ; HOFRICHTER, Nicht aus Blut ; LA POTTERIE, La vérité, 604, « La mère », 59-90, « Structure du Prologue », 370-371 ; GUILLET, Jésus-Christ, 14 et 21 ; SERRA, « Vergine », 1431-1438 ; ROBERT, « La leçon christologique », 5-22 ; SABUGAL, « La humanización redentora » ; THEOBALD, Die Fleischwerdung des Logos, 239-247, et « Le prologue johannique », 196, n. 6 ; PANTHAPALLIL, Mary, 155-168 ; GARCÍA MORENO, « Virginidad », 55-73 ; THYEN, « Das textkritische Problem von Joh 1,13 », 418-424 ; VALENTINI, « Testo e trasmissione di Gv 1,13 », 135-149 ; KULANDAISAMY, The Birth. N.B. Bien que partisan de la leçon au singulier, LA POTTERIE présente dans La Vérité la leçon au pluriel et précise en note (n. 19, p. 604) : « Le pluriel a pour lui l’immense majorité des témoins, et, même s’il est en cet endroit une correction secondaire, comme nous le pensons, il correspond bien au vocabulaire et à la théologie de saint Jean. À ce titre, nous devons en parler brièvement. », et dans la suite de son ouvrage, il fait référence au v. 13 au pluriel – par ex, p. 611, 615 ; dans son article « Naître de l’eau », 55, l’A. tenait le pluriel. Outre les commentaires et articles lus, nous mentionnons quelques références, notamment en langue allemande, fournies par les bibliographies des articles, monographies et commentaires que nous avons lus. 9 Ainsi LE FROIS, BRAUN, GALOT, MCHUGH, WARNER, LA POTTERIE, PRYOR, SABUGAL, SERRA, ESCAFFRE, PANTHAPALLIL, GARCÍA MORENO… Dans le sens de notre observation, cf. BLANCHARD, « Né d’un vouloir de chair ? », 29, n. 3. Nous n’avons, à dessein, pas retenu tous les titres invoqués par KULANDAISAMY, The birth, pour témoigner en faveur de la leçon au singulier : d’une part, il aborde dans la partie consacrée aux partisans du singulier des auteurs qui ne se sont pas prononcés, comme il le reconnaît lui-même, voire qui sont plutôt ou tout à fait en faveur du pluriel ; d’autre part, il fait témoigner dans un débat de critique textuelle des théologiens qui ne
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PREMIÈRE PARTIE
Nous le verrons, la leçon au singulier fait figure d’exception. Mais ne balayons pas trop vite la question : « ces exceptions […] pourraient être “organes témoins” d’une lecture très ancienne du texte »10 ; pour les partisans du singulier, elles sont le témoin du texte évangélique original. Il faut écouter les arguments de ses défenseurs pour poser un discernement. La plupart de ces auteurs reprennent largement les conclusions de J. Galot : mais si, depuis 1969, date de parution de son ouvrage, bien des articles ont réfuté ses conclusions, nul n’a pris suffisamment le temps d’examiner chacun de ses arguments, et de fonder la réfutation de sa thèse sur une analyse de critique interne précise. Prenons donc le temps de l’enquête11, pour établir fiablement le verset qui est au commencement du paradigme de la filiation des croyants dans le quatrième évangile, et pour percevoir la portée de la double tradition de ce verset clé, dans l’histoire de la réception ancienne du texte. Nous commencerons, dans ce premier chapitre, par la critique externe de Jn 1,13. Avant d’entrer dans l’étude de la variante ἐγεννήθησαν/ἐγεννήθη, appelons à la barre deux autres variantes, qui ajoutent des témoins en faveur du pluriel. 2. PRÉLIMINAIRE :
DEUX AUTRES VARIANTES, QUI SOUTIENNENT LA LEÇON PLURIEL
• ἐγεννήθησαν (γεννάω, engendrer)/ἐγενήθησαν (γίνομαι, devenir) : un ou deux Ν ? En critique verbale, on peut s’expliquer la chute du Ν dans p75 par haplographie, omission d’une lettre ; à moins qu’il faille plutôt expliquer l’ajout d’un Ν dans p66 par dittographie. La variante ἐγενήθησαν prennent pas part à la discussion de ce point de vue-là, mais qui retiennent la leçon au singulier parce qu’elle est intéressante pour leur développement en théologie mariale. Ces deux manques de précision – souvent cumulés – gonflent la liste des partisans du singulier. 10 GALOT, Être né de Dieu, 10. NB : dans notre étude de critique textuelle, nous citerons souvent cet auteur et ses arguments, parce qu’il est la référence de tous ceux qui, à sa suite et s’appuyant sur son travail, défendent la leçon au singulier. Ainsi, par exemple, VELLANICKAL, qui a publié sa thèse publiée en 1977, The divine sonship, reconnaît toute sa dette envers Galot sur ce point, dans son article de 1987 : « Who was born… of God », 211-212. 11 Éditions critiques consultées pour ce travail de critique textuelle : METZGER, A textual commentary, 1994 ; OMANSON, A Textual Guide ; TISCHENDORF, Novum Testamentum Graece ; NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus ; ALAND, GNT 5 : Critical Apparatus ; MERK, Novum Testamentum.
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étant beaucoup moins attestée, nous optons pour l’explication par haplographie : si l’on tient compte de la critique externe, le poids et l’ancienneté sont en faveur de la variante engendrer. En critique interne, on peut invoquer aussi une hypothèse d’harmonisation, de clarification : le scribe reprend le verbe γίνομαι du verset précédent ; dans les deux cas, il s’agit bien du devenir enfants de Dieu des hommes. On peut proposer aussi le scénario suivant : la correction de ἐγεννήθησαν en ἐγενήθησαν adoucit ce qu’un engendrement de Dieu pourrait avoir de trop fort. En tout cas, cette variante ἀλλʼ ἐκ θεοῦ ἐγενήθησαν ajoute au dossier de l’emploi du pluriel des témoins très anciens : surtout le papyrus p75 du début du IIIe s., donc avant Tertullien ; quatre onciaux, dont Alexandrinus et Vaticanus avant correction. Engendrer ou devenir : quelle que soit la leçon retenue, ce verset concerne bien les chrétiens, ceux qui ont cru au Logos fait chair12. • Présence ou absence de l’article ? La variante οὐκ … ἐγεννήθησαν sans l’article οἳ est attestée dans un manuscrit, le Codex de Bèze, de première main13, datant du Ve s., de type occidental ; dans une version – le manuscrit a de la vieille latine, datant du IVe s., de type occidental ; et chez un Père, Augustin – qui cite trois fois sur quatorze ce verset sans l’article. En critique verbale, cette variante s’explique sans doute simplement par l’omission fautive du relatif οἵ qui ne contient que deux lettres14. La prise en compte de cette variante appelle encore à la barre des témoins anciens, en faveur du pluriel : nous avions déjà le codex de Bèze en sa version corrigée, mais ici nous découvrons que le codex de Bèze de première main atteste la leçon au pluriel. Nous avions déjà plusieurs manuscrits de la vieille latine, mais nous rajoutons ici le manuscrit a, du IVe s. Enfin, la prise en compte de cette variante complète le témoignage d’Augustin.
12 L’étude de cette variante permet de préciser l’évolution du Vaticanus : le manuscrit original du Vaticanus porte le pluriel ; puis, une première correction corrige peut-être au singulier, et la seconde correction, nous le verrons, est au pluriel. 13 Ce manuscrit est signalé dans l’apparat critique de NA 28, D* 05. 14 Le verset est ainsi privé de son lien grammatical avec ce qui précède, mais reste compréhensible puisque le verbe ἐγεννήθησαν, à la troisième personne du pluriel, ne peut avoir d’autre sujet que les croyants en son Nom : τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ.
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3. CRITIQUE VERBALE DE JN 1,13 : ἐγεννήθησαν OU ἐγεννήθη ? Il n’est pas totalement impossible que le scribe ait oublié trois lettres, ΣΑΝ, mais cette explication est peu probable. L’omission de toute la désinence de la troisième personne du pluriel ressemble peu à une erreur. D’autant que les témoins présentant la leçon au singulier portent également, en général, le relatif au singulier. Une harmonisation avec le verset 12 est plus probable. Comme le suggère par exemple B.M. Metzger, le scribe a pu être influencé par l’antécédence immédiate du pronom αὐτοῦ au singulier, désignant le Logos15. 4. CRITIQUE EXTERNE DE JN 1,13 : ἐγεννήθησαν OU ἐγεννήθη ? Repérons l’ensemble des témoins qui attestent la leçon ἐγεννήθησαν, au pluriel, d’une part, la leçon ἐγεννήθη, au singulier, d’autre part16. Pour faciliter le travail d’interprétation, nous ajouterons les témoins appelés à la barre du pluriel présentés au point précédent : nous soulignerons les témoins de la variante οἳ οὐκ […] ἐγενήθησαν, avec un seul Ν, et mettrons en italiques ceux de la variante οὐκ […] ἐγεννήθησαν (sans οἵ). 4.1. La tradition manuscrite unanime Tous les manuscrits grecs, sans exception, témoignent en faveur du pluriel. Voici les témoins dont nous disposons : – Des papyri : p66 (env. 200, de type alexandrin), p75 (début IIIe s., de type alexandrin)17. – Des onciaux : א01 Sinaiticus (IVe s., de type alexandrin), B* 03 Vaticanus 1re main (IVe s., de type alexandrin), B2 03 Vaticanus 2e correction (VIVIIe s., de type alexandrin), Wsupp 032 (un scribe correcteur a suppléé à des Cf. METZGER, A textual commentary, 1994, 169. Sources : l’apparat critique de NA 28 signale simplement que – le premier mot de 1,13, οἳ, est omis en D*, c’est-à-dire dans le Codex de Bèze, version avant correction. – οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρὸς ἀλλʼ ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν est omis dans B* : Vaticanus première main. NA ne fait pas même mention de la version portant le verbe engendrer au singulier. MERK ne signale que quelques témoins de la leçon au singulier : « Le codex b Veronensis, la syriaque curetonienne et palestinienne, (Justin, proposé entre parenthèse) Irénée, Espistola apostolorum, Tertullien » : Novum Testamentum, 306. Nous avons donc essentiellement travaillé à partir de l’apparat critique du GNT pour le travail de critique externe. ALAND, GNT 5 : Critical Apparatus. 17 Comme indiqué ci-dessus, nous soulignons les témoins de la variante οἳ οὐκ […] ἐγενήθησαν, avec un seul Ν. 15 16
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parties manquantes dans le manuscrit de première main, IV-Ve s.), A 02 Alexandrinus (Ve s., de type byzantin), D* 05 Codex de Bèze, première main (Ve s., de type occidental)18, L 019 (VIIIe s., de type alexandrin), E 07 (VIIIe s., de type byzantin), Δ 037 (IXe s., de type byzantin), Θ 038 (IXe s., de type césaréen), Ψ 044 (IX-Xe s., de type alexandrin), F 09 (IXe s., de type byzantin), G 011 (IXe s., de type byzantin), H 013 (IXe s., de type byzantin), 0141 (Xe s.). – Des minuscules : l’ensemble des minuscules byzantines, f1 (X-XIVe s., de type césaréen), f13 famille qui contient les minuscules 13, 69, 124, 174, 230, 346, 543, 788, 826, 828, 983, 1689, 1709 (env. XI-XVe s., de type césaréen), 565 (IXe s., de type césaréen), 700 (XIe s., de type césaréen), 28 (XIe s., de type césaréen), 1071 (XIIe s., de type césaréen), 33 et 892 (IXe s., de type alexandrin), 1241 (XIIe s.), 180, 1010, 1505 (XIIe s.), 205 (XVe s.), 579, 1292 (XIIIe s.), 1006, 1243 (XIe s.), 1342 (XIII-XIVe s.), 1424 (IX-Xe s.).
Aucun manuscrit ne présente la version au singulier. Les exégètes d’avant 1952 pouvaient encore mettre en avant le caractère tardif des onciaux (après IVe s.) : mais nous disposons désormais des papyri Bodmer p66 et p75, vers la même époque que les écrits de Tertullien. À ces témoignages manuscrits très anciens, il faut ajouter de nombreux onciaux, en particulier la première version du Sinaiticus, au IVe s. Toute la tradition byzantine présente la version au pluriel, ainsi qu’un grand nombre de minuscules. Si l’on considère l’ensemble des manuscrits présentant le pluriel, toutes les familles de textes sont représentées (alexandrine, byzantine, occidentale, césaréenne). Certes, les plus anciens manuscrits sont de type alexandrin : les partisans du singulier se saisissent de cette observation pour conclure que la leçon au pluriel, née dans la patrie de Valentin, a partie liée avec les gnostiques19. Mais les témoins les plus anciens de la leçon au singulier proviennent-ils vraiment d’une origine géographique plus diversifiée ? Pour le moment, concluons que, pour ce qui est des manuscrits, le pluriel est très bien attesté, par des manuscrits très anciens de type alexandrin, et par des manuscrits moins anciens de tous les types, et que le singulier n’est pas du tout attesté ; et pour honorer l’objection d’une origine alexandrine de la leçon pluriel, contrastant avec l’attestation beaucoup plus diversifiée géographiquement de la leçon au singulier dans les premiers siècles, nous étudierons les autres témoignages, dans les versions et chez les Pères. 18 Comme indiqué ci-dessus, nous mettons en italiques les témoins de la variante οὐκ […] ἐγεννήθησαν (sans οἵ). 19 Cf. LA POTTERIE, « La mère », 64-65 ; ROBERT, « La leçon christologique », 10.
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4.2. Le témoignage des lectionnaires et des versions En faveur de la leçon au pluriel, outre le fait que la majorité des lectionnaires consultés présente la leçon au pluriel, nous disposons d’un certain nombre de versions : – En latin, différents manuscrits de la vieille latine : le manuscrit a, le Codex Vercellensis (IVe s., de type occidental), E (Ve s.), ff2 (Ve s.), f (VIe s.), q (VI-VIIe s.), aur (VIIe s.), c (XII-XIIIe s.) ; la Vulgate (IV-Ve s.). – En syriaque, les diverses versions du Diatessaron de Tatien comportant le prologue – Diatessaron néerlandais, persan, vénitien, toscan, arabe20 ; la Peschittâ (Ve s.) ; l’haracléenne (616) ; la syriaque palestinienne (à partir du VIe s., de type césaréen). – En copte, la sahidique et la bohairique (à partir du Ve s., de type alexandrin). – Les versions arméniennes (à partir du Ve s., de type césaréen). – Les versions géorgiennes (à partir du Ve s., de type césaréen). – Les versions éthiopiennes (c. 500). – Les versions en slavon ancien (à partir du IXe s.).
Les témoins en faveur de la leçon au singulier sont bien moins nombreux. Pour les lectionnaires, nous disposons du Liber comicus21, lectionnaire de l’Eglise de Tolède, attribué à saint Hildefonse (vers 657-667). Pour ce qui est des versions, signalons : – En latin, le codex b de la vieille latine, le codex Veronensis (Ve s., de type occidental). – En syriaque, un des deux témoins de la vieille syriaque22, la curetonienne (Ve s.) : le verbe est bien au singulier ethiled, mais le pronom relatif sujet est déterminé par son antécédent ilein au pluriel – littéralement « ceux qui... est né de Dieu »23 ; six anciens manuscrits24 de la Peschittâ (n°8,10, 14,26,36,37, V-Xe s.), dans lesquels l’erreur grammaticale demeure ; la syriaque palestinienne (à partir du VIe s., de type césaréen). 20 Ces témoins ne sont pas signalés par les apparats critiques indiqués à la note 16, p. 34. D’après HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 171, cf. n. 1. 21 Liber comicus, sive, Lectionarius missae quo Toletana Ecclesia ante annos mille et ducentos utebatur, éd. MORIN. Cf. HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 171 ; GALOT, Être né de Dieu, 9. 22 MCPOLIN (The name, 38) et VELLANICKAL (The divine sonship, 114, et « Who was born... of God », 213) ajoutent la syriaque sinaïtique aux témoins en faveur du singulier et MCHUGH à la liste en faveur du pluriel : La mère de Jésus, 302. En réalité, si ZAHN, et les apparats critiques, ne mentionnent pour la vieille syriaque que syrc, c’est que Jn 1,1-24 n’a pas été conservé dans sys. Cf. BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 14, qui cite, à la note 2, LEWIS : « Dans le premier chapitre de l’évangile de Jean, les v. 1-24 manquent totalement dans le Palimpseste du Sinaï, parce qu’une feuille en a été perdue » (Light on the four gospels). 23 BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 14. 24 GALOT précise « six manuscrits de la Peschittâ, de dates fort différentes (du ve au Xe s.) », Être né de Dieu, 9. Pour le détail des manuscrits et des dates : cf. BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 14, n. 3.
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Ainsi, la majorité des lectionnaires attestent le pluriel, et nous disposons de nombreuses versions portant le pluriel : copte (sahidique et bohairique), arménienne, géorgienne, éthiopienne, slavon ancien ; la plupart des versions latines et syriaques. Notons simplement l’hésitation entre les deux leçons dans la vieille latine et la vieille syriaque : quel poids accorder à ces versions pour l’attestation de la leçon au singulier ? 4.2.1. Les versions latines Le manuscrit b de la vieille latine, de type occidental, au Ve s., porte la leçon au singulier. J. Galot souligne le poids de ce manuscrit, « excellent représentant du texte européen de la vieille version latine antérieure à la Vulgate de saint Jérôme »25, dans le débat : ce témoignage est confirmé par le Liber comicus, lectionnaire de l’Église de Tolède, supposé, conformément à l’usage liturgique26, « (avoir) conservé une forme ancienne de la vieille version latine »27. Mais ce n’est là qu’une hypothèse, difficile à vérifier du fait que le texte manque dans d’autres manuscrits latins antérieurs à la Vg28. Notons en sens contraire que d’autres manuscrits de la vieille latine de la même époque (manuscrit e, ff2), ou un peu plus tardifs, et la Vulgate (IV-Ve) portent tous la leçon au pluriel. 4.2.2. Les versions syriaques Même si « la question des rapports entre le Diatessaron et les vieilles versions syriaques est une question toujours débattue »29, les témoins de la plus ancienne tradition syriaque sont sans doute les diverses versions du Diatessaron de Tatien comportant le prologue : Diatessaron néerlandais, persan, vénitien, toscan, arabe30. Ces différentes versions, pourtant très variées sur d’autres points, mettent toutes le verbe au pluriel : il est GALOT, Être né de Dieu, 9. Dans le même sens, MCHUGH, La mère de Jésus, 301-302. On pourrait retourner cet « argument liturgique » contre les partisans du singulier, puisque la majorité des lectionnaires consultés ont le pluriel. 27 GALOT, Être né de Dieu, 9. 28 « La plupart des autres manuscrits latins qui renferment le quatrième évangile selon une version antérieure à la Vulgate ne peuvent pas entrer en ligne de compte. Certains d’entre eux, tels le codex Bobiensis (k), qui date du Ve ou du VIe s., n’ont pas le feuillet où devrait se trouver ce verset, ou ne l’ont qu’en partie », MCHUGH, La mère de Jésus, 301. De même pour le codex d, codex Cantabrigiensis, section latine du codex Bezae. Cf. BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 13. 29 AMPHOUX, Manuel de critique textuelle du Nouveau Testament, 102-103. Cf. BLACK, The Syriac versional tradition, 130. Et l’auteur précise : « Pour les uns, le Diatessaron est la première forme sous laquelle les évangiles ont été connus en Syrie […]. Pour les autres, la sinaïtique et la curetonienne représentent une forme du texte syriaque antérieure à Tatien ». 30 HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 171, cf. n. 1. 25 26
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donc « plus vraisemblable que c’était la leçon adoptée par le Diatessaron lui-même »31, probablement composé vers 170 en syriaque32. Nous ne disposons pour ce passage que d’un des deux témoins de la vieille syriaque, antérieure à la Peschittâ, la curetonienne : elle présente le verbe au singulier (ethiled) avec l’antécédent du relatif sujet au pluriel (ilein) – ce qui s’explique sans doute par haplographie33. Pour certains, la curetonienne, manuscrit du Ve s., reflète un texte qui remonte à la traduction de la vieille syriaque du IIe siècle34. Cette leçon au singulier apparaît toujours dans une hésitation avec le pluriel, et peut s’expliquer par la critique verbale. Au Ve s., la Peschittâ présente majoritairement la leçon au pluriel. Six manuscrits mettent le verbe au singulier, mais en perpétuant l’anomalie grammaticale de mettre le relatif au pluriel : « ceux qui […] est né […] » ; trace, dans le même manuscrit, que les deux versions circulent, et que la leçon au singulier intervient sans doute comme une correction, pas tout à fait uniformisée. Ainsi, comme l’a mis en évidence F. Braun35, la leçon au singulier semble très ancienne dans la tradition syriaque, en hésitation avec le pluriel. Mais si certaines versions latines et syriaques lisent le verbe au singulier, pour l’ensemble des versions dont nous disposons, le poids est encore largement en faveur de la leçon pluriel. 31 GALOT, Être né de Dieu, 10. Dans le même sens et encore plus affirmatif, MCHUGH, La mère de Jésus, 303 : « il paraît hors de conteste que Tatien lui-même a lu le pluriel ». 32 La question de la langue originale est encore débattue. 33 Cf. MCHUGH, La mère de Jésus, 303 : « La leçon du texte curetonien s’explique apparemment de la plus simple façon si l’on remarque que le waw final qui devait donner au verbe la forme du pluriel (’ethiledu) a été omis par haplographie, le mot suivant commençant, lui, par un waw (Et le Verbe est devenu chair, umeltha) ». L’auteur propose une explication par haplographie de la variante au singulier, alors qu’à ce moment-là, il est encore partisan de la leçon au singulier. 34 D’après AMPHOUX, Manuel de critique textuelle du Nouveau Testament, 102. Contre VELLANICKAL, « Who was born... of God », 213-214 : « The testimony of the Syc and the Sys points to a text that goes back to the second century translation of the Old Syriac, from which both have sprung or of which both are the legitimate/ descendants ». L’auteur est trop affirmatif. AMPHOUX précise à propos de Sys : « Le manuscrit date de la fin du IVe s. ou du début du Ve s.. […] D’après Black, son texte a dû voir le jour vers 350. C’est la position la plus prudente à adopter. D’autres le font remonter plus haut à la fin du IIe s. La question n’est pas résolue. L’autre manuscrit (Syc) date du ve s. […]/ La question des rapports entre le Diatessaron et les vieilles versions syriaques est une question toujours débattue. Pour les uns, le Diatessaron est la première forme sous laquelle les évangiles ont été connus en Syrie […]. Pour les autres, la sinaïtique et la curetonienne représentent une forme du texte syriaque antérieure à Tatien » (AMPHOUX, ibidem, 102-103). Cf. BLACK, The Syriac versional tradition, 130. 35 BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 11-31.
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4.3. Le témoignage des Pères et auteurs anciens La tradition manuscrite est unanime, les versions présentent quelques exceptions en faveur du singulier : c’est sur le dossier patristique que les partisans de la leçon ἐγεννήθη s’appuient. La question est vigoureusement posée par J. Galot : Deux faits réclament la mise en question de la leçon traditionnelle de Jn 1,13 : les premières attestations, notamment celles du IIe s., toutes en faveur du singulier, et l’accusation portée contre la gnose d’avoir transformé le texte36.
Sans pouvoir dans le cadre qui est le nôtre rapporter toutes les citations et allusions rencontrées chez les Pères, tâchons de présenter nos conclusions sur ce vaste dossier patristique. Nous avons une attestation manuscrite en faveur du pluriel datant d’autour de 200. Les partisans du singulier veulent démontrer que certains témoignages patristiques donnent accès à un texte authentique précédant la « modification » au pluriel attestée dans les papyri. Pour cela, trois témoins très anciens sont appelés à la barre : Ignace d’Antioche, Justin et l’Epistola apostolorum. 4.3.1. De possibles allusions à la leçon au singulier dès le IIe s. ? Les citations de Jn 1,13 au singulier chez Irénée et Tertullien ne font aucun doute, mais peut-on vraiment convoquer Ignace et Justin comme témoins de la leçon christologique ? 4.3.1.1. Ignace d’Antioche († env. 110) • « Fils de Dieu selon la volonté » : une citation de Jn 1,13 ? On a cité, dans la lettre aux Smyrniotes37, la règle de foi où est évoquée la naissance virginale. L’indice sur lequel J. Galot s’appuie pour parler de « solide probabilité »38, le fait qu’Ignace parle ici de la volonté, comme Jn 1,13, n’est pas convaincant, car le terme est fréquent dans les Lettres, et n’est pas lié à Jn 1,1339. Même ceux qui revendiquent ce passage d’Ignace comme témoin du singulier reconnaissent que ce n’est GALOT, ibidem, 10. IGNACE, POLYCARPE, Les Pères apostoliques. III, Smyrn. I,1 : « vraiment de la race de David selon la chair, fils de Dieu selon la volonté et la puissance de Dieu, vraiment né d’une vierge ». C’est nous qui soulignons. 38 GALOT, Être né de Dieu, 17. 39 Dans le même sens, ROBERT, « La leçon christologique », 8. 36 37
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qu’une possibilité, improuvable40. Le texte d’Ignace est bien trop loin de Jn 1,13 pour être invoqué comme un argument en faveur de la leçon au singulier41. Certes une règle de foi repose nécessairement sur des écrits apostoliques, mais d’autres passages du NT peuvent en être le fondement scripturaire : en particulier Lc 1,3542. J. McHugh prend deux exemples où l’on voit bien qu’Ignace s’appuie davantage ou tout autant sur Rm 1,3-4 que sur Jn 1,13 pour évoquer la naissance virginale43. • L’imprégnation johannique d’Ignace Il est désormais largement reconnu qu’Ignace est « imprégné de la doctrine johannique »44. Le sens de Jn 1,13 lu au singulier est bien en harmonie avec la théologie johannique, et donc aussi avec les écrits d’Ignace. Mais cela ne permet pas de conclure que la leçon originale de 1,13 soit le singulier. Les précisions faites par J. Galot expliquant qu’Ignace ne cite pas ad litteram empêchent, contrairement à la visée de leur auteur, de voir ici un appui fiable pour l’établissement du texte45. Un écho dans le texte d’un Père familier du quatrième évangile n’est pas suffisant pour établir un texte. Comme le dit clairement J.W. Pryor, une allusion à un texte de Jn ne permet en aucun cas d’établir la forme du texte. Il est bien connu qu’Ignace est parfois très libre dans son recours au Nouveau Testament46.
Nous ne pouvons donc retenir Ignace pour l’établissement du texte. 40 GALOT, Être né de Dieu, 16-17 : « on est amené à soupçonner une influence. […] Dans le discernement de telles réminiscences, il est vrai qu’on n’atteint pas de certitude absolue ; on ne peut parler d’évidence pour un cas particulier comme celui que nous envisageons » ; MCHUGH, La mère de Jésus, 305-306 : « Tout ce qu’on peut dire, c’est que la chose (le fait que Justin et Ignace d’Antioche auraient lu, eux aussi, le texte au singulier)/ n’est pas impossible ». C’est nous qui soulignons. MERK cite Justin entre parenthèse, mais Ignace ne paraît pas. 41 Cf. sur ce point BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 22 ; HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 173 ; GALOT, Être né de Dieu, 11-17. 42 Cf. BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 22 ; GALOT, Être né de Dieu, 14-15. Cf. IGNACE, Les Pères apostoliques III, Éph. 18,2. 43 MCHUGH, La mère de Jésus, 306, n. 18. Cf. dans le même sens ROBERT, « La leçon christologique », 8. 44 Cf. PRYOR, « Of the Virgin Birth », 306, n. 35. 45 GALOT, Être né de Dieu, 17 : « [La dépendance littéraire] se reconnaît à des expressions caractéristiques reprises à saint Jean, mais employées ou transformées de façon personnelle, parfois en connexion avec des expressions empruntées à Paul ou à d’autres […]. L’expression “Fils de Dieu selon la volonté de Dieu” […] fait écho à Jn 1,13 sans être un emprunt littéral mais en témoignant d’une saisie profonde du sens de ce passage johannique, et en voisinant avec d’autres réminiscences scripturaires ». C’est nous qui soulignons. 46 PRYOR, « Of the Virgin Birth », 307. C’est nous qui soulignons.
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4.3.1.2. Justin († env. 165) Un deuxième témoin du IIe s. est invoqué par les partisans de la leçon christologique : A. Resch repère sept citations47 de Jn 1,13 chez Justin. Il serait plus juste de parler d’allusions. Pour J. Galot, F.-M. Braun et P. Hofrichter48, notamment, plusieurs passages de la Première Apologie et du Dialogue avec Tryphon semblent trahir l’influence de Jn 1,13 au singulier. J. Galot repère plusieurs caractéristiques littéraires permettant d’établir la dépendance de Justin par rapport à Jn 1,13 : présentation négative de la naissance virginale par la construction οὐδὲ ἐκ […] ἀλλʼ ἐκ propre à Jn ; origine de la naissance dans la volonté de Dieu ; rapport entre sang et génération, affirmation que le Verbe est sujet de la naissance, association entre génération et Incarnation49. – Mais d’une part, il n’est pas si sûr que Justin ignore la leçon au pluriel. Ainsi, J.W. Pryor reprend un passage également cité par J. Galot, extrait de l’Apologie pour les chrétiens – « En effet, ce que l’Esprit divin, par l’intermédiaire du prophète, appelle “robe”, ce sont les hommes qui ont foi en lui, en lesquels réside la semence qui vient de Dieu, le Verbe »50 –, mais pour commenter dans le sens opposé, en faveur d’une connaissance de la leçon au pluriel : Mais qu’est-ce qui a conduit Justin à combiner les deux [à savoir Jn 1,12c et 1Jn 3,9] ? La séquence est exactement celle de 1,12c-13 : foi en lui – engendrement de Dieu. Est-il si impossible que cela qu’en fait Justin connaisse le texte qui désigne les croyants comme nés de Dieu, et l’indique en incluant la citation de 1Jn 3,9 ?51
Dans le même sens, certains invoquent en faveur du pluriel Justin parlant de l’Israël spirituel dans son Dialogue avec Tryphon, écrit vers 160 : « deux maisons de Jacob : l’une est née du sang et de la chair, l’autre de la foi et de l’Esprit »52 : 47 48 49 50
350).
Cf. BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 21. HOFRICHTER, Nicht aus Blut, 88-90. Cf. PRYOR, « Of the Virgin Birth », 308. Cf. GALOT, Être né de Dieu, 20-21 et 80. JUSTIN, Apologie pour les chrétiens I, 32,7-9 (POUDERON, Premiers écrits chrétiens,
PRYOR, « Of the Virgin Birth », 309. « Mais de même que le prophète dit là : “Et maintenant, toi, maison de Jacob, allons, et marchons dans la lumière du Seigneur, car il a rejeté son peuple, la maison de Jacob, parce que ce pays était rempli, comme au commencement, d’oracles et d’augures” (Is 2,5-6), de même il nous faut comprendre ici qu’il existe deux postérités de Juda, deux races comme deux maisons de Jacob, l’une née du sang et de la chair, l’autre de la foi et de l’esprit », JUSTIN, « Dialogue avec le Juif Tryphon », CXXXV,6 (POUDERON, Premiers 51 52
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Justin combine peut-être κατὰ σάρκα – κατὰ πνεῦμα de Gal 4,29 avec Jn 1,13 : ceux qui croient naissent de Dieu, et non du sang et de la volonté de la chair. Certes, Justin n’appuie pas son argument sur un texte apostolique, mais ne s’exprime-t-il pas avec des termes de Jean 1,13 ? Il n’est pas exclu que Justin ait lu le verset 13 au pluriel53.
Pas exclu… ni certain. Ici comme ailleurs, Justin ne s’appuie pas sur un seul texte : il fait aussi bien référence ici à Jn 3,6, et le binôme sang/ chair lui vient de Jn 6. – D’autre part, et surtout, on ne peut prouver que Justin se fondait sur Jn 1,13 au singulier : pour parler de la naissance virginale, il recourt parfois à Lc 1 et Mt 1, mais surtout à l’Ancien Testament. Pourtant, les citations du NT ne sont pas inhabituelles dans son œuvre : il fait par exemple spécifiquement référence à Jn 1,14 dans son Apologie pour les Chrétiens54. – En réalité, tout ce qu’on peut dire, c’est que, familier de l’évangile de Jean55, il emploie la formulation caractéristique du verset 13 pour évoquer la naissance virginale du Fils de Dieu. Est-ce parce que le texte du prologue dont il disposait était au singulier ? On ne peut donner de preuves convaincantes d’une dépendance littéraire56 ; est-ce parce que, dans son acte de réception du verset lu dans l’ensemble des Écritures, lui – ou le texte qu’il a reçu – fait le lien entre la naissance « de Dieu » de ceux qui croient dans le Verbe et la naissance « de Dieu » du Fils qui s’incarne ? Il est légitime de le penser. Les partisans du singulier eux-mêmes soulignent que le rapport de Justin aux passages de l’Écriture qu’il convoque n’est pas textuel : [Justin] semble imprégné de la manière dont Jn 1,13 présente la naissance virginale […]. À lire les textes où il parle de cette naissance, on a l’impression qu’il a assimilé personnellement le texte johannique et qu’il s’exprime spontanément en lui faisant écho. Il ne cherche pas à en reprendre les termes ; ce écrits chrétiens, 567). Voici le texte grec : οὕτω καὶ ἐνθάδε δεῖ νοεῖν ἡμᾶς δύο σπέρματα10 Ἰούδα καὶ δύο γένη, ὡς δύο οἴκους Ἰακὼβ, τὸν μὲν ἐξ αἵματος καὶ σαρκὸς, τὸν δὲ ἐκ πίστεως καὶ πνεύματος γεγεννημένον, Justin Martyr’s Dialogue with Trypho, 133. 53 HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 174. C’est nous qui soulignons. L’allusion à la leçon plurielle de Jn 1,13 n’est pas exclue, mais elle est seulement possible. Cf. HOUSSIAU, ibidem, 169-188. L’auteur convoque Justin dans le débat tantôt comme témoin du pluriel, tantôt du singulier ; au contraire, pour GALOT, Justin ne connaît que la leçon au singulier. 54 JUSTIN, Apologie, SC 507, 32,10. Cf. les arguments de PRYOR contre Galot (« Of the Virgin Birth », 309). 55 Justin ressemble beaucoup à Ignace dans son rapport au quatrième évangile : Cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 111. 56 Cf. BARRETT, idem.
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fait rend délicat le jugement à porter, et fait comprendre pourquoi les interprètes peuvent diverger d’avis57.
De telles allusions ne sauraient avoir d’impact sur l’établissement du texte qu’une tradition manuscrite unanime a livré ; en revanche, nous recueillons en ces multiples allusions le lien très tôt fait dans l’histoire de la réception entre l’engendrement des croyants et la naissance virginale du Fils incarné. Le Père apologiste ne cite pas le verset de Jean, mais pétri de son langage, il déploie sa propre pensée, christologique, en réponse à ceux qui nient la naissance virginale, avec les termes qu’il connaît, et qui parlent de la naissance « de Dieu ». De cela on ne peut conclure que Justin avait forcément un texte portant la leçon au singulier ; on ne peut non plus conclure qu’il ignore le texte au pluriel. Pas plus qu’on ne peut affirmer que Justin est un témoin fiable en faveur du pluriel. Nous ne considérons donc ni Ignace ni Justin comme témoins fiables de l’une ou l’autre leçon58 : mais ce que nous retenons de cette étude, c’est que, dans ces textes très anciens de la tradition du verset 13, la même formulation johannique est utilisée pour parler de la naissance « de Dieu » des croyants et du Fils incarné. L’analyse d’Ignace et de Justin ne permet pas de remettre en cause le texte livré par la tradition manuscrite, mais il donne d’écouter ce texte tel qu’il a été reçu dès l’aube de la tradition du prologue : la révélation de l’engendrement divin de ceux qui croient dans le Logos se livre inséparablement de celle de la naissance « de Dieu » du Fils qui s’est fait chair. 4.3.1.3. L’Epistola apostolorum (entre 140 et 210) L’Epistola apostolorum59 présente aussi une allusion à la lecture christologique très tôt faite du verset 13, dans une sorte de profession de foi des apôtres après la résurrection : Nous croyons [qu’il est] le Verbe qui est devenu chair […], [que] ce n’est pas par la concupiscence de la chair, mais par la volonté du Seigneur qu’il a été engendré60. GALOT, Être né de Dieu, 18. Dans le même sens, HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 176. « Les passages envisagés de Justin peuvent s’expliquer sans l’influence de Jn 1,13 ; les indices en faveur d’une lecture au singulier sont aussi indécis que ceux d’une lecture au pluriel ». 59 Cf. GUERRIER, Le testament en Galilée, 141-236. Pour LE FROIS, l’Epistola apostolorum a été écrite vers 160 : « Spiritual motherhood », 428. 60 Traduit littéralement de l’éthiopien, cf. HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 176. Ce passage ne nous est parvenu que dans la version en éthiopien : il n’a pas été conservé dans les versions copte et latine. Cf. MCHUGH, La mère de Jésus, 303, n. 10. 57 58
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Ici l’allusion à Jn 1,13 est claire61, les variantes s’expliquent facilement62 ; mais cela n’implique pas nécessairement, comme l’affirme F.-M. Braun, que la leçon au singulier est l’état original du texte de Jean : – D’abord, l’auteur de cette lettre veut prouver l’origine divine de Jésus. Le contexte de cet écrit est polémique : La profession de foi au sujet de la naissance virginale a pour but de combattre Cérinthe, pour qui Jésus était simple homme, né de Joseph et de Marie, ainsi que Simon, à qui on doit vraisemblablement attribuer/ une opinion analogue63.
L’auteur peut avoir eu connaissance des deux variantes et avoir choisi celle qui sert son propos. Et même s’il avait eu connaissance de la leçon au pluriel, il pouvait très bien reprendre le verset johannique en l’adaptant à son écrit de circonstance, dans une élaboration, une explicitation de la foi qui ne trahit nullement la pensée du quatrième évangile. Cette confession de foi christologique commence par une allusion au verset 14, et le verset 13 est relu en son lien avec ce verset 14. C’est un acte d’interprétation, éclairant pour comprendre comment est reçu le prologue dans les premiers siècles. – De plus, si comme beaucoup le pensent, y compris F.-M. Braun, le modèle de la lettre a pu être écrit en syriaque, alors ce nouveau témoin ne fait pas nombre avec la tradition syriaque en faveur du singulier, que nous avons déjà signalée. Dans cette hypothèse, cet écrit serait un argument en faveur de la grande ancienneté de cette tradition syriaque64. 4.3.1.4. Conclusion pour les premiers témoins Les partisans du singulier eux-mêmes reconnaissent que chez Ignace et Justin, on ne peut parler que de « traces de témoignage pour le singulier »65. Leurs conclusions quant à l’établissement du texte supposé original et authentique sont non pas impossibles, mais non prouvables. Dès lors que nous ne retenons pas ces deux témoins d’avant l’an 200, l’argument le plus massif de J. Galot, au niveau de la critique externe, selon lequel « les premières attestations, notamment celles du IIe s., [sont] 61 BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 16 ; BOISMARD, « Critique textuelle », 403, 405406 ; HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 177. 62 HOUSSIAU, idem. 63 GALOT, Être né de Dieu, 28-29. 64 Dans le même sens : GALOT, Être né de Dieu, 28. Notons cependant, avec BRAUN, que la lettre ne semble pas s’inspirer du Diatessaron, l’ordre des faits étant différent dans les deux écrits : Braun en conclut que l’auteur a eu connaissance d’un manuscrit grec ancien portant le singulier ; cette conclusion ne s’impose pas. BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 14-16. 65 VELLANICKAL, The divine sonship, 115. C’est nous qui soulignons.
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toutes en faveur du singulier »66, tombe : ce n’est qu’à partir de l’an 200 que l’on trouve de véritables témoins textuels. Avant l’attestation manuscrite des papyri Bodmer vers l’an 200, on ne peut pas prouver l’existence d’une leçon plus originelle au singulier. 4.3.2. Attestation des deux leçons au
IIIe
s.
4.3.2.1. Les premières allusions de la leçon au pluriel Vers 200, nous avons les papyri Bodmer qui témoignent pour le pluriel, et dans le même sens, les premières allusions à la leçon pluriel dans les Stromates de Clément d’Alexandrie67, bien plus explicites que les traces trouvées chez Ignace et Justin. Pour ce Père grec de l’école d’Alexandrie, mort vers 215, c’est bien de la naissance du croyant qu’il est question en Jn 1,13 : Si l’on est régénéré « non du sang ni de la volonté de la chair », mais dans l’Esprit68.
Nous retrouvons un procédé caractéristique des Pères, qui citent un verset tel qu’éclairé par d’autres versets, dans une démarche explicitante, au service de leur élaboration théologique – ici l’explicitation de la régénération spirituelle dans la régénération baptismale. Clément fait référence à Jn 1,13 éclairé par 3,5-6 : Τὸν οὐκ ἐξ αἱμάτων οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκὸς ἐν πνεύματι δὲ αναγεννώμενον.
La citation du Père grec commence par une reprise de la négation d’une origine humaine en Jn 1,13ab – οἳ οὐκ ἐξ αἱμάτων οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκός –, en omettant la troisième négation en Jn 1,13c – οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρός –, et exprime le principe divin de l’engendrement « de Dieu » non à partir de Jn 1,13d – ἀλλʼ ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν –, mais en évoquant le principe de cette renaissance, l’Esprit : ἐν πνεύματι δὲ αναγεννώμενον, comme Jn l’explicite plus loin dans son évangile, en Jn 3,5-6 : 5 ἀμὴν ἀμὴν λέγω σοι, ἐὰν μή τις γεννηθῇ ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος, οὐ δύναται εἰσελθεῖν εἰς τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ. 6 τὸ γεγεννημένον ἐκ τῆς σαρκὸς σάρξ ἐστιν, καὶ τὸ γεγεννημένον ἐκ τοῦ πνεύματος πνεῦμά ἐστιν.
GALOT, Être né de Dieu, 10. Clément d’Alexandrie n’apparaît pas dans l’apparat critique du GNT : nous le rajoutons en suivant HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 171 ; GALOT, Être né de Dieu, 50-51. 68 CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Les Stromates, SC 38, II,13 (58,2) ; cité par HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 181 (dans une traduction différente ; nous citons d’après l’édition des Sources chrétiennes). 66 67
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Avant Irénée et Tertullien qui citent 1,13 au singulier, ou concomitamment, nous avons donc l’attestation des papyri Bodmer et de Clément, en faveur du pluriel, et de simples traces qui ne permettent pas d’attester une tradition textuelle en faveur du singulier. Voyons donc maintenant ces témoins de poids. 4.3.2.2. Les premières citations du texte, au singulier et au pluriel • Citations au singulier : Irénée et Tertullien Le texte auquel ces deux Pères font référence est le texte au singulier. – Irénée Irénée (qui écrit l’Adversus Haereses vers 177-208), même si nous n’avons son texte qu’en version latine, donc plus tardif, est un témoin de poids en faveur du singulier, lui qui, semble-t-il, a connu l’évangile de Jean à la source, par Polycarpe69. Mais, même si chez Irénée, on peut commencer à parler de citations, ce sont des citations partielles, tronquées70, adaptées au contexte polémique qui les a suscitées : Irénée défend l’unité du Christ, sa véritable humanité contre les gnostiques, et sa divinité contre les Ébionites. Le Christ, qui n’est autre que le Verbe, est né, s’est véritablement fait chair ; mais il n’est pas un homme comme les autres, le simple fils de Joseph et de Marie, il est le Fils de Dieu. On voit bien que la manière de citer l’évangile est tributaire du contexte polémique, d’une part dans le fait qu’Irénée omet toujours « non des sangs », pour ne pas faire le jeu des gnostiques71 ; d’autre part dans l’accent mis sur la volonté (comme chez Ignace et Justin) : il est né non de la volonté de l’homme mais « de la volonté de Dieu », plutôt que « de Dieu », qui prêtait le flanc à l’interprétation des gnostiques faisant du Christ un être purement spirituel, niant l’Incarnation72. Le contexte anti-ébionite des citations de Jn 1,13 par Irénée est éclairant pour percevoir le sens du verset johannique lu en sa double tradition. Sans doute n’est-ce pas Irénée qui a modifié le texte : mais sa lecture du verset au singulier permet de comprendre comment le verset au pluriel a Cf. ROBERT, « La leçon christologique », 10. Cf. BLANCHARD, « Né d’un vouloir de chair ? », 28-29. L’auteur montre que « plus qu’une citation formelle, il s’agit le plus souvent d’un simple point d’appui ouvrant à une libre transposition » : « il serait hasardeux de postuler la référence à un texte évangélique comportant le singulier, alors qu’il s’agirait plutôt d’une ouverture herméneutique, donnant à connaître moins du texte biblique que de la réinterprétation proprement théologique opérée par les Pères. » (28). 71 Cf. GALOT, Être né de Dieu, 31. 72 GALOT, idem. 69 70
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pu être lu, puis écrit, au singulier. Le verset 13 lu dans l’ensemble du quatrième évangile révèle l’engendrement « de Dieu » des croyants indissociablement lié à l’engendrement « de Dieu » du Fils fait chair, découlant de lui. Dans sa lutte contre les Ébionites qui refusent l’un et l’autre engendrements, Irénée révèle que l’engendrement des croyants ne peut se comprendre hors de la foi en l’engendrement « de Dieu » du Fils Monogène, dont il découle. Il vaut la peine ici de le citer longuement, pour voir le contexte dans lequel intervient la citation de Jn 1,13 : Vains aussi les Ébionites. Refusant d’accueillir dans leurs âmes, par la foi, l’union de Dieu et de l’homme, ils demeurent dans le vieux levain de leur naissance. Ils ne veulent pas comprendre que l’Esprit Saint est survenu en Marie et que la puissance du Très Haut l’a couverte de son ombre, à cause de quoi ce qui est né d’elle est saint et est le Fils du Dieu Très-Haut, le Père de toutes choses ayant/ opéré l’incarnation de son Fils et ayant fait apparaître ainsi une naissance nouvelle, afin que, comme nous avions hérité de la mort par la naissance antérieure, nous héritions de la vie par cette naissance-ci. Ils repoussent donc le mélange du Vin céleste et ne veulent être que l’eau de ce monde […]. Ils ne considèrent pas que, comme tout au début de notre formation en Adam le souffle de vie issu de Dieu en s’unissant à l’œuvre modelée, a animé l’homme et l’a fait apparaître animal doué de raison, ainsi à la fin le Verbe du Père et l’Esprit de Dieu, en s’unissant à l’antique substance de l’ouvrage modelé, c’est-à-dire d’Adam, ont rendu l’homme vivant et parfait, capable de comprendre le Père parfait, afin que comme nous mourons tous dans l’homme animal, ainsi nous soyons tous vivifiés dans l’homme spirituel. Jamais, en effet, Adam n’a échappé aux mains de Dieu, auxquelles parlait le Père lorsqu’il disait : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance ». Et c’est pourquoi, à la fin, « non par la volonté de la chair ni par la volonté de l’homme », mais par le bon plaisir du Père, les Mains de Dieu ont rendu l’homme vivant, afin qu’Adam devienne à l’image et à la ressemblance de Dieu73.
On ne peut dire ici que la lecture irénéenne du verset 13 est la seule lecture christologique, au singulier. Cet Adam auquel est appliqué la citation de Jn 1,13, c’est sans doute le Christ, mais c’est aussi, inséparablement, l’homme, tous les hommes vivifiés pour la naissance divine desquels le Fils est né74. Irénée met en évidence que l’engendrement « de IRÉNÉE, Contre les hérésies, V,1,3, p. 572. C’est nous qui soulignons. Dans le même sens, cf. BLANCHARD, « Né d’un vouloir de chair ? », 29 : « Certes, des éléments séparés du verset 13 s’appliquent au Christ dans son destin personnel, mais jamais, chez Irénée, ledit verset ne figure intégralement au singulier ; il est même frappant que le verbe, qui pourrait faire la décision, n’est jamais repris par Irénée. On le voit, l’application du verset 13 au Christ est pour le moins indirecte et, selon nous, elle ne suffit pas à contrebalancer l’unanimité de la tradition textuelle, y compris les papyri 66 et 75. » 73
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Dieu » des croyants (conformément à la leçon au pluriel) découle de l’engendrement du Fils, selon la leçon au singulier75. Le moment du passage de l’une à l’autre leçon échappe à nos prises ; mais ici, en contexte antiébionite, on comprend un scénario possible : face à ceux qui nient que le Fils soit né dans la chair, que Jésus soit véritablement le Fils de Dieu, Irénée doit expliciter cet engendrement « de Dieu », sans quoi l’engendrement des croyants ne peut être compris. La leçon au singulier permet de comprendre la version au pluriel en toute sa profondeur. Cette explicitation de la signification de la leçon au pluriel par la leçon au singulier, quelle qu’en ait été la modalité dans l’histoire de la transmission, permet d’échapper à une compréhension faible, purement spirituelle, de la naissance « de Dieu » qui fait des croyants les « enfants de Dieu ». La réalité de la signification de cet engendrement de ceux qui ont cru dans le Verbe incarné ne peut se comprendre hors de ce qui est explicité dans la leçon au singulier. À nouveau, comme pour Justin, dans la manière qu’Irénée a de citer l’Écriture, plutôt que d’attendre du texte patristique l’établissement du texte le plus authentique, nous pouvons y recueillir le sens du verset que le Père déploie dans l’unité du texte évangélique, dans l’histoire de la réception confrontée aux hérésies76. Irénée citant très librement Jn 1,1377, imprégné de la perspective de l’ensemble de l’évangile, « considère la naissance virginale du Christ comme principe de notre naissance spirituelle »78 : cela ne signifie nullement que ce lien soit déjà fait dès le Prologue dans le quatrième évangile79, cela ne renseigne nullement sur le texte de Jn 1,13. Mais cette lecture de communautés très anciennes, cette interprétation du verset qui a laissé des traces dans l’histoire de la transmission, est une invitation à être attentif à la question clé de l’articulation entre la filiation du Fils unique et celle des croyants. 75 Dans le même sens, GALOT, Être né de Dieu, 34 : « la naissance spirituelle du chrétien […] est impliquée dans la naissance virginale comme dans son principe. Irénée marque bien le lien de conséquence qui existe entre les deux générations ». C’est nous qui soulignons. 76 En ce sens, cf. HOSKYNS, The Fourth gospel, 165 : « The language of v. 13 was felt to be naturally applicable to the Virgin Birth, and Irenaeus does so apply it ». 77 Cf. BLANCHARD, « Né d’un vouloir de chair ? », 28-29. 78 GALOT, Être né de Dieu, 37. 79 Contre GALOT, ibidem, 37. Nous sommes d’accord sur le fait qu’« Irénée s’est laissé imprégner de cette perspective, où la naissance virginale, regardée comme venant de Dieu, fait du Verbe fait chair, destiné à la résurrection, le principe de la filiation divine des chrétiens » ; mais pas sur la conclusion de l’auteur selon laquelle « [en considérant] la naissance virginale du Christ comme principe de notre naissance spirituelle », « [Irénée] ne fait en réalité qu’exploiter ce qu’il a trouvé en Jn 1,12-13. »
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Quant à la question de savoir quel texte Irénée avait entre les mains, pourquoi il lit Jn 1,13 au singulier, un de ses éditeurs, W.W. Harvey80, apporte un éclairage : Les citations scripturaires se révèlent souvent comme ayant été faites par quelqu’un à qui une version syriaque du Nouveau Testament était aussi familière que les originaux grecs. Il se rencontre dans le texte d’Irénée d’étranges variantes qui ne peuvent s’expliquer qu’en recourant à la version syriaque. N’oublions pas que l’évêque de Lyon est né à Smyrne. Il n’est nullement impossible qu’il soit né dans une famille syrienne et que, dès son enfance, il ait appris à connaître l’Écriture sainte dans quelque version syriaque81.
Nous avons vu dans l’étude des manuscrits l’ancienneté de la tradition syriaque de la leçon christologique. Le témoignage d’Irénée serait tout simplement le reflet de cette même tradition, sans qu’il faille en conclure que le texte original est nécessairement le singulier, dans l’ensemble des communautés primitives. – Tertullien Tertullien, Père latin mort vers 220, a en commun avec Irénée de voir dans la leçon au pluriel une falsification des Valentiniens : C’est plutôt moi qui tirerai parti de ce verset quand j’aurai confondu ceux qui le corrompent. Ils prétendent en effet qu’il faut le lire ainsi : « Ils sont nés non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. »82 Ils appliquent ces mots à ceux dont il est question précédemment, qui ont cru en son nom, afin de prouver l’existence de cette fameuse semence mystérieuse des élus et des spirituels, qu’ils cultivent en leur personne !83
Cette fois, la citation est complète, avec le verbe, mais cette première citation complète apparaît dans un texte qui atteste que les deux versions circulent ; et que la version au singulier permet de contrer ce que peut avoir d’erroné le texte tel qu’il est lu par les gnostiques84. En effet, le verset au pluriel est détourné de son sens : les gnostiques l’appliquent Cité par MCHUGH, La mère de Jésus, 311. IRENAEUS, Sancti Irenaei Libros quinque adversus haereses, éd. Harvey, I, Préface, p. V. Cité par MCHUGH, La mère de Jésus, 311. 82 « Non ex sanguine, nec ex carnis voluntate, nec ex viri sed ex deo nati sunt. » 83 TERTULLIEN, La chair du Christ, 19,1, p. 287. 84 Cf. BLANCHARD, « Né d’un vouloir de chair ? », 30. « L’argumentation suggère que la version au singulier relève d’un choix personnel et délibéré […], avec pour but déclaré de contrer une herméneutique valentinienne appliquant le pluriel du verset 13 non pas aux croyants devenus enfants de Dieu, comme il est clairement dit au verset 12, mais à la classe des “Élus” ou “Spirituels”, habités d’une semence divine, reçue par mode initiatique selon le schéma gnostique de l’illumination. On le sait bien par Irénée : les valentiniens n’ont pas l’habitude de falsifier les textes scripturaires ; ils se contentent d’en perturber les principes herméneutiques ». 80 81
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non à tous les hommes qui ont accueilli le Verbe (verset 12), mais aux seuls élus, les « spirituels ». Le De Carne Christi (env. 20085) est très marqué par l’aspect polémique : les Valentiniens n’attribuent au Christ qu’une chair spirituelle86 et partant, veulent affirmer que les « spirituels » ne sont pas des êtres charnels, mais nés de Dieu. Ce refus gnostique de la chair n’est pas du tout dans la manière du prologue (cf. verset 14). Mais c’est parce qu’il parle contre ce discours gnostique que Tertullien refuse la leçon au pluriel, comprise comme une négation de la naissance charnelle87. Ainsi comprise à l’intérieur du système gnostique, la leçon au pluriel devient une « absurdité »88. Pour repousser l’opposition gnostique naissance charnelle/naissance spirituelle (qui n’est pas dans le prologue en ce sens, même lu au pluriel), Tertullien justifie comme authentique la leçon au singulier en tant qu’elle concerne le Christ, né non selon une naissance ordinaire mais selon une naissance virginale, ayant Dieu pour Père – ce qui est vrai selon le prologue, même lu au pluriel. L’ancrage polémique explicite de Tertullien est aussi la lutte contre les Ébionites ; il s’agit de prouver que Jésus n’est pas un homme né comme les autres : 1
Il ne convenait pas que le Fils de Dieu naquît d’une semence humaine, de crainte qu’entièrement fils de l’homme, il ne fût pas également Fils de Dieu et n’eût rien eu de plus en lui que Salomon ou que Jonas : c’est ainsi qu’il fallait le croire au jugement d’Ébion. Par conséquent il est acquis que le Fils de Dieu est né de la semence de Dieu le Père, c’est-à-dire de l’Esprit. 2 Pour être en même temps fils de l’homme, c’était sa chair et elle seulement, qu’il devait prendre de la chair de l’homme sans la semence de l’homme89.
Cette attribution de la leçon au pluriel aux adversaires par les deux grands Pères de l’Église Irénée et Tertullien est un argument de taille Pour l’essai de datation du De Carne Christi, cf. TERTULLIEN, La chair du Christ, 22-26. HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 183. 87 TERTULLIEN, La chair du Christ, 19,2-3, p. 287-289 : « 2 Mais comment en sera-t-il ainsi, puisque tous ceux qui croient en son nom, et Valentin comme les autres, sont soumis à la loi commune du genre humain, et naissent du sang, de la chair, et de la volonté de l’homme ? Par conséquent, c’est au singulier, et concernant/ le Seigneur, qu’il est écrit : “Mais il est né de Dieu”. Rien de plus vrai : car il est le Verbe de Dieu, l’Esprit en même temps que le Verbe de Dieu et, dans l’Esprit, la puissance de Dieu. […] Quant à sa chair, il n’est pas né du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme : car si le Verbe s’est fait chair, c’est par la volonté de Dieu. 3 C’est à la chair et non au Verbe que s’applique la négation d’une naissance de même forme que la nôtre, car c’est la chair qui devait naître ainsi et non le Verbe […]. Ces mots “non de la volonté de l’homme et de la chair” nient que le Seigneur soit né d’un acte charnel, et non pas qu’il n’ait rien reçu de la matrice. (…) niant l’acte il n’a pas nié la chair ». 88 HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 186-187. 89 TERTULLIEN, La chair du Christ, 18,1-2, p. 283. 85 86
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dans le dossier des partisans du singulier. Mais que peut-on en conclure de façon assurée ? Ces textes sont la preuve que ces deux Pères ont reçu comme texte Jn 1,13 au singulier, et donc qu’autour de l’an 200, les deux leçons circulent. Vu que leurs adversaires se saisissent de la leçon au pluriel pour justifier leur gnosticisme, on ne s’étonne pas que cette version soit perçue comme une falsification. – Hippolyte de Rome, à la même époque À la même époque de l’autre côté de la mer Méditerranée, on trouve également une attestation que le texte est lu au singulier chez Hippolyte de Rome, Père grec mort vers 235, dans sa Réfutation de toutes les hérésies90 : dans une citation libre, indirecte, Hippolyte rappelle que Simon n’était pas le Christ, mais un homme « (issu) de semence humaine, descendant de la femme, né des sangs et du désir charnel comme les autres. »91 C’est une citation libre et indirecte : par opposition au Christ tel qu’il a été engendré selon Jn 1,13, Simon n’est qu’un homme. Hippolyte réaffirme la différence entre le Christ et les hommes. À nouveau, Jn 1,13 est lu comme affirmant la naissance virginale du Christ. • Citations au pluriel : Origène Après l’attestation manuscrite de la leçon au pluriel et les allusions repérées chez Clément d’Alexandrie, les premières citations du pluriel reviennent à Origène, Père grec mort vers 254. C’est la leçon habituelle chez lui92. On repère plusieurs allusions93 à Jn 1,13 dans des fragments de commentaires conservés dans des chaînes, dans la version latine des homélies de Josué94, pour distinguer (comme chez Justin) l’Israël spirituel et l’Israël selon la chair. Surtout, c’est dans ses commentaires exégétiques qu’Origène est explicite. Il propose une exégèse allégorisante de Jn 1,13 dans son commentaire de Jean, et fait également référence à ce verset dans les commentaires de Mt et de Lc95. Mais Origène comparaît également en faveur du singulier ; un fragment contenu dans une chaîne sur Matthieu et attribué à Origène cite implicitement Jn 1,13 et l’applique au Christ : Sa naissance comporte deux aspects : selon nous et pour nous. « Être né d’une femme » est selon nous ; « ne pas naître de la volonté de la chair, ni de 90 91 92 93 94 95
GALOT, Être né de Dieu, 40 ; BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 19. HIPPOLYTE, Hippolytus Werke, GCS 26,136,1.4-8. Ainsi, GALOT, Être né de Dieu, 52. HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 181. ORIGÈNE, Homélies sur Josué, II, 1, p. 118-119. Cf. HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 182.
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l’homme, mais de l’Esprit Saint » est pour nous ; ceci annonce la naissance à venir, dont il nous gratifiera par l’Esprit96.
Dans ce commentaire, selon l’habitude patristique déjà repérée, Origène, dans un collier, cite Gal 4,4 puis Jn 1,13 avec une finale modifiée empruntée à Mt 1,20 : « de l’Esprit Saint ». Exceptionnellement, il cite Jn 1,13 à propos du Christ (leçon au singulier), mais c’est pour la relier directement à la leçon au pluriel : il applique au Christ la naissance de l’Esprit Saint pour manifester la source de « notre » naissance dans l’Esprit. Une fois encore, nous voyons dans les textes les plus anciens comme l’on passe aisément d’une leçon à l’autre dans cette littérature patristique qui veut déployer le sens contenu dans la lettre du quatrième évangile. M.A. Houssiau conclut de façon éclairante : Si ce texte provient d’Origène, qui le cite explicitement au pluriel dans les passages cités précédemment, nous devrions dire que Jn 1,13 n’est appliqué au Christ qu’en tant que prototype des chrétiens ; la naissance annoncée serait dès lors le baptême. Mais si l’auteur a lu le singulier, il découvre sous les termes de Jn un symbole de notre naissance, soit qu’il s’agisse de notre baptême soit qu’il s’agisse de notre résurrection. Dans l’un/ et l’autre cas, la transposition de Dieu – de l’Esprit souligne le lien entre le Christ (né de l’Esprit Saint Mt 1,18) et les chrétiens (nés de l’Esprit Jn 3,6)97.
Comme J. Galot le montre avec clarté, il ne faut pas se hâter de voir là une attestation du singulier : il semble bien plutôt que Origène garde sous les yeux Jn 1,13 au pluriel : il remonte de notre naissance spirituelle à son principe en mettant en lumière la naissance virginale du Christ98.
En tout cas, il est hors de doute que le texte habituel d’Origène est au pluriel. 5. APRÈS LE IIIe S.
LARGE ATTESTATION EN FAVEUR DU PLURIEL
À partir du IVe s., les témoins en faveur du singulier sont quasi-inexistants : J. Galot et M. Vellanickal citent Méthode d’Olympe99, auteur de 96 ORIGÈNE, Origenes Werke. 12, Origenes Matthäuserklärung. III., GCS 41, 19-20 ; cité par HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 182. 97 HOUSSIAU, ibidem, 182-183. 98 GALOT, Être né de Dieu, 54. L’auteur évoque un autre texte semblant suggérer qu’Origène connaissait la leçon christologique : ORIGÈNE, De Princ. 4,4,1, GCS, V, 349 : « Il est le Fils engendré de la volonté du Père » (GALOT, ibidem, 55). 99 Selon VELLANICKAL, bien que ne citant pas littéralement Jn 1,13, Méthode d’Olympe pourrait avoir la leçon au singulier à l’esprit : The divine sonship, 115.
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langue grecque mort vers 311, mais l’allusion est vraiment trop indirecte pour être retenue. En réalité, les Pères qui citent Jn 1,13 au singulier le citent également au pluriel : Eusèbe de Verceil100 (IVe s.), Ambroise101 (Père latin, IVe s.), Jérôme102 (Père latin, fin IVe-Ve s.). Mais pour ce dernier, à y regarder de près, il lit habituellement Jn 1,13 au pluriel ; et les deux citations du verset par Ambroise, si elles sont bien au singulier, parlent en réalité des chrétiens103. Au contraire, en faveur de la leçon au pluriel, le témoignage des Pères et auteurs anciens est massif : une allusion claire chez Eusèbe de Césarée (fin III-IVe s.) ; des citations chez Hilaire (Père latin du IVe s.), Athanase d’Alexandrie (Père grec du IVe s.), l’Ambrosiaster (auteur latin du IVe s.), Cyrille de Jérusalem (Père et docteur, à Jérusalem au IVe s.), Ambroise (Père latin du IVe s.), Épiphane (Père du IVe s.), Jean Chrysostome (Père grec du IVe s.), Sévérien de Gabala (auteur syrien du IVe s.), Jérôme et Augustin104 (Pères latins, fin IVe-Ve s.), Cyrille d’Alexandrie (Père grec, fin IVe-Ve s.), Théodote d’Ancyre (Père grec du Ve s.), Hésychios de Jérusalem (Père grec du Ve s.), Procope de Gaza (VIe s.)… Des Pères majeurs, des auteurs nombreux, et d’origine géographique diversifiée. 5.1.1. La coexistence des deux leçons dans les textes patristiques L’herméneutique patristique de Jn 1,13 explicite si bien le lien johannique entre l’engendrement « de Dieu » des croyants et celui principiel du Fils Unique que l’on trouve à l’intérieur même de certaines œuvres patristiques les deux leçons dans une grande proximité.
100 « Première citation de Jn 1,13 au pluriel dans la patristique latine », GALOT, ibidem, 65-66.84. 101 Sur cinq citations rencontrées, trois portent le pluriel et deux le singulier : le pluriel ou le singulier est utilisé à propos des croyants ; le singulier une fois à propos du Fils. 102 Deux des trois citations rencontrées présentent le verbe au pluriel. 103 « Qui est terrestre, sinon le fils de l’homme ? Qui est spirituel, sinon le fils de Dieu ? Celui-là est formé du sang, engendré de la volupté de la chair et de l’homme, celui-ci est né de Dieu », AMBROISE, Ps 48,5 ; CSEL 64,364. Cité par GALOT, Être né de Dieu, 87. 104 Augustin lit clairement le verset au pluriel : dix des quatorze citations rencontrées portent le pluriel. Il faut ajouter à ces dix les trois citations qui portent la variante οὐκ […] ἐγεννήθησαν : sans οἵ, étudiée p. 33. Une seule des quatorze citations rencontrées chez Augustin présente la leçon au singulier : le Père latin parle de ce qu’il a lu chez les néoplatoniciens. « Jn 1,13 repris et transformé par les néoplatoniciens dans un sens étranger à l’Incarnation », GALOT, Être né de Dieu, 78.
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• La coexistence des deux leçons dans un même extrait Le premier témoin latin en faveur du pluriel, Eusèbe de Verceil, dans son De Trinitate, cite explicitement Jn 1,13 au pluriel : « sed ex Deo nati sunt », pour parler des baptisés ; et la recension longue ajoute : Sed ex Deo natus est, Jean l’atteste : in sua venit… qui non ex sanguine neque ex voluntate carnis neque ex voluntate viri, sed ex Deo natus est105.
Celui qui a fait l’insertion a laissé la première citation au pluriel. « Protestation délibérée en faveur du singulier ? » demande J. Galot. Nous sommes surtout frappée par la concomitance possible des deux leçons, qui dit le lien perçu entre l’engendrement du Fils incarné et celui des baptisés. • La coexistence des deux leçons chez un même auteur Cette concomitance se retrouve aussi à l’intérieur de l’œuvre d’un même Père. Ainsi, Jérôme, dans la Vulgate, suit les manuscrits grecs, et présente donc le verset au pluriel. Mais cela ne l’empêche pas, dans son commentaire des épîtres pauliniennes, de citer le verset au singulier106. Cet usage des Écritures est typique des Pères, qui ne suivent pas les critères scientifiques contemporains : en cohérence avec le donné révélé, dans un contexte particulier, Jérôme cite Jn 1,13 au singulier ; « pour souligner la naissance virginale et la supériorité de la beauté corporelle du Sauveur sur celle des autres hommes, il choisit la version qui porte le singulier »107. Bien des passages où les Pères citent Jn 1,13 montrent qu’ils ne cherchent pas seulement à citer scrupuleusement et littéralement le verset, mais à scruter le sens de la Parole qui s’y livre. La manière de citer est déjà interprétation, et élaboration théologique. • De la coexistence des deux leçons dans l’histoire de la réception ancienne Sans porter de jugement définitif sur la manière dont est apparue la polyphonie dans l’histoire de la réception, puisqu’elle nous échappe, soulignons que la double lecture est attestée tout au long de l’histoire de la tradition. Les Pères n’hésitent pas à lire le texte du prologue en sa double tradition. Comme le dit de manière éclairante R. Laurentin, qu’il vaut la peine de citer longuement, cette lecture primitive des Pères aide Cité par GALOT, ibidem, 65. JÉRÔME, Epist. 65,8, CSEL 54,625. Comme l’admet GALOT, « Il faut bien reconnaître […] que Jérôme ne considérait pas ses traductions comme définitives. Il n’hésitait pas à se corriger, à opter pour une autre leçon que celle qu’il avait antérieurement admise et fait passer dans la vulgate » (Être né de Dieu, 75). 107 GALOT, ibidem, 75. C’est nous qui soulignons. 105 106
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à entrer dans le sens profond du texte johannique, qui est symbolique, au sens fort du terme : Quelle que soit la lecture, le texte johannique ne considère pas la naissance du Christ isolément. Il vise dans la même perspective la naissance éternelle, sa manifestation dans la chair […], enfin son prolongement dans ceux qui renaissent, identifiés au Christ, de l’eau et de l’Esprit108. […] [Les Pères] ne séparent pas la naissance temporelle de la naissance éternelle du Fils de Dieu, et de la naissance ecclésiale qui s’accomplit par la foi et le baptême […]. Selon la perspective symbolique des Pères, il s’agit moins de trois naissances que d’une seule naissance répandue et communiquée dans le Christ, et de là, dans les chrétiens. Chacune est contenue dans la précédente et manifestée par la suivante. Ainsi dirions-nous que Jn 1,13 vise les trois naissances en une seule formule, sans aucune perspective de multiplicité, d’addition, ni de comparaison. Ce que ce verset entend signifier, c’est la manifestation et la diffusion visible en ce monde de l’unique naissance, manifestée dans la chair pour être communiquée à tous les croyants, et pour prolonger en eux la filiation divine. Les Pères ne s’expriment pas en termes de comparaison analogique et de raison formelle, mais d’identification symbolique. Ainsi est-il souvent difficile de dire dans quelle mesure les textes anciens parlent de « l’une » ou de « l’autre » naissance, comme nous dirions aujourd’hui. Ce sont pour eux, les aspects d’un seul mystère perçu à partir du don de la filiation, selon lequel tout croyant peut dire : « Abba, Père » (Rm 8,15), par identification au Fils de Dieu-Sauveur109.
Notre étude cherche justement à montrer que le texte johannique, le quatrième évangile dans son ensemble, permet de justifier cette lecture de Jn 1,13 par les Pères, mettant fortement l’accent sur le lien entre la filiation du Fils unique et celle des croyants qui en découle. 5.1.2. L’apport précieux des Pères, et l’établissement du texte En creusant le dossier patristique, en découvrant les témoins de poids attestant une lecture ancienne de Jn 1,13 au singulier, on peut comprendre que certains aient voulu défendre cette leçon ancienne longtemps ignorée. Mais, dans un mouvement de balancier, on a pu tomber dans l’excès inverse. Après l’oubli complet dans lequel était tombée cette leçon, certains ont voulu prouver que les Pères donnent accès à un texte plus originel que les manuscrits. Ainsi, P.-É. Boismard veut rendre à la tradition patristique toute sa place, longtemps perdue à cause de l’écrasante tradition manuscrite considérée comme seule fiable : La tradition manuscrite que suivaient les Pères aux IIe-IIIe s., s’est trouvée supplantée par une autre tradition manuscrite, dont le Vaticanus serait un 108 109
LAURENTIN, « Sens et historicité », 520. LAURENTIN, ibidem, 528.
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assez bon représentant, et qui s’est imposée au point de ne plus laisser subsister parfois que des bribes de l’ancien texte. […] La tradition manuscrite, même prise dans sa totalité, ne nous donne qu’un aspect de la tradition du texte sacré. Et quand on s’applique à rassembler les citations patristiques, c’est toute une tradition qui revient à la vie ; tradition vénérable s’il en fut110.
Dans cet article écrit avant la découverte des papyri Bodmer, l’auteur cherche à montrer que les Pères donnent accès à une tradition autre et plus ancienne que la grande tradition manuscrite qui en 1950 – date de l’article – ne remonte pas au-delà du milieu du IVe s. : ils ont raison contre tous les manuscrits qui ont par la suite surchargé, développé le texte original111. Cet argument ne tient plus dès lors que nous avons avec les papyri Bodmer une tradition manuscrite très ancienne. Le même auteur revient d’ailleurs sur ce sujet, après la découverte de 1952, dans un autre article daté de 1957112, où il présente 49 leçons où les Pères concordent avec p66 contre les manuscrits grecs : ainsi, même si sa thèse était valable dans bien des cas, elle ne peut en tout cas s’appliquer au verset 13, pour qui la tradition la plus ancienne reflétée par p66 converge avec la tradition manuscrite majoritaire. M. Vellanickal qui reprend en 1987 la thèse soutenue par P.-E. Boismard avant 1952 selon laquelle l’unanimité de la tradition manuscrite grecque ne peut être décisive face à la littérature patristique reflétant une tradition plus ancienne, a l’honnêteté de souligner, même si c’est seulement dans une note113, que, justement dans le cas de Jn 1,13, p66 lit aussi le pluriel : mais partant, il met lui-même à mal, nous semble-t-il, son argumentation. Pour nous aussi, le témoignage des Pères est extrêmement précieux : il renseigne sur un état très ancien du texte114 ; une allusion ou citation de l’Écriture par les Pères est la Parole de Dieu telle qu’elle a été reçue dans une communauté chrétienne primitive, livrée en une tradition parfois différente de la tradition que nous reconnaissons comme la plus probablement originale115. Nous recevons des témoins patristiques de la BOISMARD, « Critique textuelle », 399. Il développe cette thèse à partir de quelques exemples précis : Jn 14,12 et 14, 23, Jn 12,32, Jn 17,21. 112 BOISMARD, « Le papyrus Bodmer II ». 113 VELLANICKAL, « Who was born... of God », 214, n. 37. 114 Cf. BOISMARD, « Critique textuelle », 406-407 ; HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 170. 115 Comme l’a bien mis en lumière AMPHOUX, « Les variantes sont avant tout les témoins des premières controverses théologiques nées de l’étude du texte biblique ou évangélique ; et par elles on retrouve la diversité des solutions envisagées pour transmettre aussi fidèlement que possible le contenu du texte. Les uns s’en tiennent au contexte antérieur et l’accompagnent d’une exégèse où se concentrent les mises au point nécessaires. 110 111
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leçon christologique le témoignage de l’interprétation ancienne de ce verset faisant le lien entre l’engendrement du Fils unique et celui des croyants nés de Dieu. Confrontés aux hérésies gnostique et ébionite, les Pères faisant allusion au verset 13 au singulier soulignent pour le lecteur du prologue la réalité de l’engendrement de Dieu du Logos-Monogène, nécessaire pour comprendre la réalité de l’engendrement de Dieu des croyants. « Une fois Dieu a parlé, deux fois, j’ai entendu »116 : sur ce verset comme sur bien d’autres, l’exégèse des Pères « ne s’encombre pas d’un excès de scrupules à l’égard de “la lettre” » ; eux qui bien souvent « (tirent) profit de ces variantes, (les utilisent) à l’occasion pour leur interprétation »117 s’accomodent fort bien d’une tradition plurielle d’un même passage118. La double tradition de Jn 1,13 est un signe inscrit dans la lettre du texte, lue dans diverses communautés croyantes, qu’on ne peut comprendre la promesse de l’engendrement d’en haut des croyants sans mettre en lumière l’engendrement divin du Fils unique. La lettre du texte elle-même en ses traditions119 invite, dès le seuil de l’évangile, à être attentif à la manière dont s’articulent l’engendrement de ceux qui croient dans le Fils unique et l’engendrement de celui qui est né de Dieu. La variante au singulier fait entrer dans le texte lui-même une explicitation du sens du prologue qui était mis en danger par la falsification des hérésies. Tout en gardant cette « tradition vénérable » éclairante, nous optons néanmoins clairement, appuyés aussi sur la critique interne exposée dans le deuxième chapitre, pour l’établissement du texte au pluriel. Car on sait que la manière de citer des Pères, ou plutôt de faire allusion librement, dans le cas de Jn 1,13 en ses témoins patristiques les plus anciens, n’obéit pas aux critères de l’objectivité scientifique : les Pères citent souvent de mémoire, ils n’hésitent pas à adapter la citation en son contour et même en son fond, à l’objectif pastoral de leur propos, aux débats théologiques ; ils recourent volontiers au même verset en des formes multiples, selon le contexte, en fonction de l’enjeu, dans une lecture D’autres font entrer l’essentiel de l’exégèse dans le texte pour lui ôter toute ambiguïté. » (« Les variantes », 34). 116 Ps 62,12. 117 HARL, « La Septante et la pluralité textuelle des Écritures », 253-254. 118 Cf. LAMARCHE, « Le prologue », 515. L’auteur multiplie les exemples de Pères hésitant entre deux lectures possibles de Jn 1,3-4 : Ὃ γέγονεν 4 ἐν αὐτῷ ζωὴ ἦν/Ἐν αὐτῷ ζωὴ ἦν. Parmi les auteurs qui ont ont hésité entre les deux découpages possibles : Jérôme, Chrysostome, Didyme, Théodore de Mopsueste, Eusèbe de Césarée, Grégoire de Nysse… 119 Pour faire écho au projet de la BEST, « la Bible en ses traditions », de l’École biblique et archéologique de Jérusalem.
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polémique et dogmatique, et selon le principe d’interprétation de la συμφωνία des Écritures. Les défenseurs de la leçon au singulier ont accordé aux témoignages des Pères un poids qui ne tient pas suffisamment compte de la manière propre de ces derniers de lire la Bible, plus théologienne et symbolique de l’ensemble des Écritures qu’explicitement et rigoureusement citante, car son but est ailleurs que dans l’établissement d’un texte120. 5.2. Discussion à partir de tous ces témoins Après avoir parcouru l’ensemble des témoins de Jn 1,13, revenons sur quelques arguments clés de la discussion pour voir si les arguments invoqués par les défenseurs du singulier sont recevables. 5.2.1. L’accusation de falsification Il semble prudent de ne pas surdéterminer le poids de cette accusation d’Irénée et Tertullien, qui, nous l’avons vu, s’explique bien dans un contexte donné. De fait, la manière gnostique de lire le texte au pluriel est falsifiante. Puisque le texte dont disposent Irénée et Tertullien présente le singulier, il est fort compréhensible qu’ils aient mis en évidence la « falsification » de la lecture au pluriel, telle qu’exploitée par les Gnostiques. 5.2.2. La diversité géographique supposée plus grande des premiers témoins de la leçon au singulier Un argument important invoqué par I. de la Potterie et J. Galot est que, alors que l’on trouve des attestations du singulier dans une zone géographique très large – « dans presque tout le pourtour de la Méditerranée : en Afrique du Nord (Tertullien), à Rome (Hippolyte, Justin), en Gaule (Irénée), en Syrie (Ep. XII Apost., Ignace d’Antioche), en Égypte (Origène) »121 –, 120 Cf. JOUASSARD, « Les Pères devant la Bible », 33 : « Rien d’étonnant, si, dans cette perspective, on va tenir compte dans sa lecture non seulement de la Bible prise en son entier, mais de cela même qui peut arriver en dehors d’elle par tradition, soit en fin de compte de tout le donné révélé pris en bloc. On en viendra par suite à faire pratiquement de la simple théologie sous le couvert d’exégèse. Précisément les Pères ont fait beaucoup de théologie de cette sorte, plus en général que dans des traités spéciaux. Fixés en Dieu par la Bible, ils parlent comme elle et avec elle des choses de Dieu. Souvent même ils le feront d’abondance, car ils en ont le cœur plein ; certains seront intarissables sur un verset. […] Différence de technique par conséquent, et d’abord de perspectives. Sans doute est-il bon d’en avoir exactement conscience ». 121 LA POTTERIE, « La mère », 64.
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au contraire les attestations du pluriel sont toutes regroupées dans la région d’Alexandrie, justement là où les milieux gnostiques sévissent122. À partir du moment où nous ne retenons pas comme témoins textuels les allusions de Justin et d’Ignace, l’argument est affaibli ; mais on ne peut nier de manière certaine l’hypothèse de J. Galot, selon laquelle le texte originel serait le singulier, qui aurait été modifié en pluriel sous l’influence de la gnose dans l’Église d’Alexandrie entre 160 et 190123. Selon lui, c’est en milieu gnostique que la transformation du singulier au pluriel a été possible124 : puis une fois la leçon au pluriel acceptée par les chrétiens d’Alexandrie, dans le lieu qui allait exercer une influence de premier ordre pour la fixation du texte évangélique, elle a été répandue largement par les manuscrits grecs125. Cette proposition reste une hypothèse, possible, mais fortement fragilisée par les arguments suivants. 5.2.3. L’improbable transformation du pluriel au singulier – On comprend bien comment dans le système gnostique, on passe de la naissance du Christ telle qu’ils la comprennent à celle des spirituels telle qu’ils la perçoivent ; mais nous le verrons en critique interne, dans 122 LA POTTERIE, ibidem, 64-65. ROBERT reprend cet argument pour limiter le poids de l’attestation manuscrite très ancienne, dans les papyri Bodmer : « mais justement, ils viennent d’Égypte, cette terre d’élection du gnosticisme, patrie de Valentin, maître de Ptolémée, dont Irénée analyse longuement la doctrine dans les premières pages de son livre (I,1-9). Il est non seulement possible mais vraisemblable que la modification du verset se produisit, pour une raison à déterminer, sur une aire géographique autre que l’Asie Mineure, et précisément là où l’on en rencontre les premières citations patristiques, sous la plume de Clément et d’Origène, dans cette prestigieuse Alexandrie, d’où le texte nouveau a pu être colporté, avant son adoption générale dans les manuscrits » (« La leçon christologique », 10). 123 GALOT, Être né de Dieu, 87-89. 124 Voici comment GALOT explique cette transformation du singulier originel au pluriel sous l’influence de la gnose : « Même la gnose a lu ou a commencé par lire Jn 1,13 au singulier. Mais elle ne pouvait pas entendre ce verset de la naissance virginale corporelle ; les Valentiniens […] opinaient que Jésus n’avait fait que passer à travers elle, et ils niaient toute naissance corporelle véritable. Or comme les gnostiques comprenaient en un sens entièrement spirituel la naissance de Jésus, il n’y avait plus aucun obstacle pour eux à étendre le texte de Jn 1,13 à la naissance divine des “spirituels”. Aussi longtemps qu’on entendait le verset 13 de la naissance virginale corporelle, il demeurait exclusivement réservé à Jésus ; mais dès qu’on passait à une signification spirituelle, ce qui était dit de Jésus pouvait s’appliquer à d’autres. Et le pas pouvait être franchi d’autant plus aisément que la proposition relative “lui qui… est né de Dieu” pouvait se rattacher sans peine à “ceux qui croient en son nom” et devenir “eux qui…sont nés de Dieu”. Il n’est pas nécessaire de supposer une altération voulue du texte. C’est la logique même de la doctrine gnostique qui conduisait à appliquer aux “spirituels” ce qui était affirmée dans la génération spirituelle du Verbe. » C’est nous qui soulignons. GALOT, ibidem, 88. 125 En sens contraire, HOUSSIAU, « Le milieu théologique », 188 : « Quant au passage du singulier au pluriel, on ne pourrait alléguer une influence des idées gnostiques ».
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la logique du quatrième évangile, telle qu’elle a été bien mise en lumière par les Pères, nul n’est besoin de passer par les gnostiques, comme le propose J. Galot, pour comprendre comment l’on peut passer de la naissance archétypique du Fils à celle des croyants, ou réciproquement. – Une telle transformation du singulier au pluriel serait une bizarrerie : la tendance à l’époque est plutôt à rendre le texte plus christologique que moins126. Dans le contexte des débats christologiques des premiers siècles, il est plus facile de penser que l’on a voulu arriver à l’énoncé christologique : « 13 lui qui n’est pas né de sangs, ni d’un vouloir d’homme, mais qui fut engendré de Dieu. 14 Oui, le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous ». Au contraire, comme l’a bien montré P. Lamarche, il paraît tout à fait improbable d’envisager le glissement théologique dans l’autre sens : En effet, si le texte parlait primitivement du Christ, c’est-à-dire décrivait soit sa naissance virginale, soit sa génération éternelle, soit les deux, l’audace aurait été grande d’appliquer ces paroles aux chrétiens, et une ferme réaction n’aurait pas manqué de se produire127.
– C’est plutôt la leçon au pluriel qui doit être considérée comme la lectio difficilior128 – ce qui plaide en sa faveur – dans le sens où il est difficile de dire des hommes qu’ils ne sont pas « 13 engendrés d’un flux de sang ni d’un désir de chair ni d’un désir de l’homme » : le prologue pose là une énigme que l’ensemble de l’évangile viendra éclairer. C’est la question de Nicodème au ch. 3. – Il paraît impensable que les scribes aient laissé tomber une affirmation si claire à la naissance virginale129. – On s’explique mal comment aucun manuscrit n’aurait échappé à une telle « contamination ». 5.2.4. La plus probable transformation du pluriel au singulier D’autre part, on peut, de façon probante, opposer à cette hypothèse le scénario inverse du passage de la leçon originelle au pluriel à la leçon au singulier : 126 Argument invoqué par BROWN, The Gospel according to John, I, 12, et repris par PRYOR, « Of the Virgin Birth », 297. Dans le même sens, RIDDERBOS, The Gospel according to John, 46. 127 LAMARCHE, « Le prologue », 509. Cf. LE FROIS, « Spiritual motherhood », 429. 128 Contre BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 11-31 et LA POTTERIE, « La mère », 71-72, pour qui la leçon au singulier est la lectio difficilior, car « ἐγεννήθη joint à οὐκ ἐξ αἱμάτων, semblait favoriser le docétisme » (p. 71). 129 Argument retenu par SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, I, 265, et BROWN, The Gospel according to John, I, 12.
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• Le passage du pluriel au singulier pour défendre la divinité de Jésus Christ La leçon au singulier serait apparue assez tôt, lors des grands débats christologiques. Elle est très probablement, nous l’avons dit, une correction d’ordre doctrinal, « une réaction contre les Ébionites » reflétant la volonté d’« affirmer fortement l’origine divine du Christ »130. L’insistance sur οὐκ ἐξ αἱμάτων οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκὸς οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρὸς ἀλλʼ ἐκ θεοῦ peut aussi rappeler Henok 15,3-4, où le Seigneur dit à « Hénoch, scribe de la vérité » d’aller dire aux anges, qui se sont unis aux femmes selon Gn 6,1-5 : Pourquoi avez-vous délaissé les hauteurs célestes, […] pour coucher avec les femmes […] ? Vous avez agi comme des fils de la terre et vous avez engendré pour enfants des géants. Or vous étiez des Saints […]. Et vous vous êtes souillés au contact du sang des femmes, vous avez engendré par le sang de la chair,/ vous avez eu des désirs à l’instar des humains et vous avez créé comme eux, eux qui créent de la chair et du sang, qui meurent et disparaissent131.
Sur fond de cette tradition juive, la transformation au singulier viserait à « montrer que Jésus ne fut pas conçu comme les Géants à partir d’anges déchus, mais “de Dieu” »132. • Le passage théologiquement fondé de l’engendrement des fils à celui du Fils Le fait que dans les écrits des Pères apparaisse la leçon au singulier n’est pas étonnante, d’après le principe : ce qui est dit des chrétiens est a fortiori vrai et nécessaire de leur Chef d’où découle leur être de fils de Dieu133. Les Pères explicitent dans la lumière de l’ensemble de l’évangile ce qui est dit des croyants en le reliant à la source de leur identité d’enfants de Dieu. En ce sens, par exemple, pour J.W. Pryor, Justin n’utilise pas Jn 1,13 au pluriel pour la simple raison que son propos est christologique : il observe, à juste titre, que 1,13 peut être aussi utilisé au service de la défense de la naissance du Christ [suivant le principe : ce qui est vrai des croyants l’est encore plus du Christ]. Il n’y aurait rien d’étonnant à cela, vu la visée christologique de l’Apologiste. Et si cette explication est juste […] on aurait ici le premier indice dans les cercles orthodoxes de l’emploi de la 130 DUPONT-ROC, Les manuscrits, 6-7. L’auteur donne la leçon au singulier de Jn 1,13 comme exemple des « corrections doctrinales tendancieuses » (p. 21). 131 DUPONT-SOMMER, Écrits intertestamentaires, 488-489. C’est nous qui soulignons. 132 CHIFFLOT, La Bible de Jérusalem, 1998, p. 2004, note c. 133 En ce sens, BROWN : « One can imagine an a fortiori argument : if it is true that Christians are not begotten by blood, by carnal desire, etc., how much more true was this of Jesus » (The Gospel according to John, I, 12).
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leçon au pluriel au service d’un emploi au singulier – usage qui plus tard conduisit à changer le texte dans certains témoins134.
Plutôt que de faire appel aux gnostiques pour comprendre comment on a pu passer de la naissance du Fils à celle des chrétiens, il paraît bien plus probant de voir que les écrits patristiques eux-mêmes, dans leur manière de citer Jn 1,13, font explicitement ce passage herméneutique de remonter de l’engendrement des croyants à l’engendrement principiel qu’est celui du Fils incarné. Ainsi, par exemple, Cyrille d’Alexandrie citant Jn 1,13 explicitement pour parler des croyants fait le lien avec l’engendrement du Christ135. 5.3. Conclusion. La critique externe ne peut fonder la leçon christologique Pour établir le texte au singulier contre l’unanimité des manuscrits et une tradition extrêmement riche en faveur du pluriel, il eût fallu découvrir des manuscrits nouveaux et très anciens portant cette leçon ou des citations claires de différentes origines ; ce n’est pas le cas à ce jour. La plupart des partisans du singulier eux-mêmes le reconnaissent à la fin de leur étude, « la critique externe ne nous permet pas d’opter pour l’une ou l’autre leçon »136. J. McHugh, à une époque où il défendait encore le singulier, conclut déjà fermement : Dans leur ensemble donc, les arguments d’ordre externe s’opposent donc d’une façon radicale à l’idée que Jn 1,13 contiendrait une affirmation directe de la conception virginale137. […] Que vers l’an 200 le texte grec de Jn 1,13 ait porté egennèthèsan [« ceux qui sont nés »], c’est là un fait qui ne peut être mis en cause sans rejeter tous les canons de la critique textuelle.138 PRYOR, « Of the Virgin Birth », 309. « Car il n’avait pas besoin de l’infusion d’une semence humaine, le premier-né des saints, prémices de ceux qui obtiendraient la régénération de Dieu par l’Esprit. Il est dit sagement à leur sujet “Ceux qui sont nés non des sangs, ni de la volonté de la chair, mais de Dieu” », CYRILLE D’ALEXANDRIE, Lucam 2,22 ; PG 72,500c. Cité par GALOT, Être né de Dieu, 62. C’est nous qui soulignons. On retrouve le même mouvement chez PROCOPE DE GAZA : « Ce premier-né des saints, crois qu’il est les prémices de ceux qui sont régénérés par l’Esprit Saint, dont il est dit : “ceux qui sont nés des sangs ni de la volonté de la chair, mais de Dieu” », Lev. 12,2 ; PG 87, 729-730. Cité par GALOT, ibidem, 63. 136 VELLANICKAL, The divine sonship, 116. De même, MCPOLIN, The name, 39. Très rares sont ceux qui optent pour le singulier au niveau de la critique externe : c’est cependant le cas de KULANDAISAMY, pour qui les attestations patristiques, et le fait que la transformation du singulier en pluriel est selon lui plus probable, sont décisifs (The birth, 128). 137 MCHUGH, La mère de Jésus, 306. 138 MCHUGH, ibidem, 309. 134 135
CHAP. I – CRITIQUE EXTERNE DE JN 1,13
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C’est parce que la critique interne lui paraît exiger de lire le verset au singulier qu’il termine son article en faisant surgir, telle un deus ex machina, l’hypothèse139 d’une erreur de traduction au tout début de la chaîne de transmission du texte140. Cette proposition par trop hypothétique n’a pas été reçue par la communauté des chercheurs, et a été abandonnée par son auteur lui-même, qui défend la leçon au pluriel dans la dernière étude de l’ICC. On trouve chez bien des partisans du singulier ce constat que la critique externe à elle-seule ne permet pas de fonder de façon suffisamment convaincante la leçon au singulier. Pour la plupart, c’est la critique interne qui permet d’opter pour la leçon christologique. Tous sont d’accord, partisans du pluriel comme partisans du singulier, sur l’importance décisive de la critique interne dans ce dossier. Nous étudierons donc, dans le prochain chapitre, le verset dans son contexte, pour voir si « des raisons intrinsèques »141 exigent de le lire au singulier.
MCHUGH, idem. Sans reprendre l’ensemble de la thèse de Burney et Torrey, MCHUGH admet « que certaines parties tout au moins du quatrième évangile ont tout d’abord été rédigées dans cette langue. Si c’est le cas pour Jn 1,13, il se pourrait que le waw copulatif par lequel commence le v. 14 ait été répété à la fin du dernier mot du verset précédent, faisant ainsi du singulier [’ithyeled] un pluriel [’ithyeledu]. [Et l’auteur précise en note : la dittographie aurait donc joué ici en sens opposé de ce que nous avons vu à propos de la version syriaque curetonienne]. L’auteur du texte original aurait donc écrit en araméen : “lui qui est né” ; mais son traducteur grec, travaillant sur une copie défectueuse, aurait transformé ce singulier en un pluriel : “ceux qui sont nés”. On s’expliquerait ainsi comment la critique interne peut être décisive en faveur du singulier, alors que tous les manuscrits grecs témoignent en faveur du pluriel./ […] Irénée a pu entrer en contact, à Ephèse, avec une tradition vivante ; il a pu connaître aussi certaines parties de l’évangile dans le texte original araméen ou dans une version syriaque antérieure au texte représenté par nos manuscrits grecs » : La mère de Jésus, 310-311. 141 LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 18. 139 140
CHAPITRE II
CRITIQUE INTERNE : L’AFFIRMATION DE L’ENGENDREMENT « DE DIEU » EN SON CONTEXTE IMMÉDIAT (JN 1,12-14) Nous l’avons vu, la critique textuelle externe fait largement opter pour la leçon au pluriel : reste à étudier en détail le verset 13 en son contexte et selon la logique interne du prologue et du quatrième évangile. Ce deuxième chapitre se propose un double objectif : 1- Aller jusqu’au bout de l’enquête textuelle pour établir le texte le plus fiable possible de Jn 1,12-13, passage clé pour notre étude ; 2- Étudiant en détail les versets 12-14 du prologue, mettre en lumière les implications de la lecture du verset 13 au pluriel : notre argumentation en critique interne sera pour chaque point suivie d’un court paragraphe ressaisissant les acquis pour notre étude de la filiation divine des croyants. Nous portons en particulier toujours les questions : le prologue fait-il explicitement le lien entre la filiation des croyants et celle du Fils unique ? Qu’est-il dit de la filiation divine des croyants au seuil de l’évangile, en lien avec le protagoniste de l’évangile ? 1. LE VERSET 13
EN SON CONTEXTE IMMÉDIAT
: JN 1,12-13
Voyons donc le verset dans son contexte immédiat, pour repérer la logique interne du texte. Nous montrerons d’abord, à partir de la construction des versets 10-13 la pertinence de la lecture du verbe ἐγεννήθησαν au pluriel (1.1). Nous aborderons ensuite trois objections en montrant à chaque fois l’apport substantiel qu’apporte la lecture au pluriel. Nous étudierons ainsi la cohérence de l’enchaînement entre les versets 12 et 13 (1.2), l’objet de la foi (1.3) et le sens de la triple négation du verset 13 (1.4). 1.1. L’accent mis sur les bénéficiaires du don de la filiation aux versets 12a et 12c-13, de part et d’autre du verset 12b Avant de répondre à trois objections majeures à la leçon au pluriel, nous montrerons, par une approche syntaxique, que cette leçon s’inscrit de manière cohérente dans le développement des versets 10-13.
CHAP. II – CRITIQUE INTERNE DE JN 1,13
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1.1.1. Argument syntaxique en faveur de la leçon au pluriel Pour lire le verset 13 dans la logique de la phrase entière des versets 10-13, mettons en lumière sa construction, en étant attentive à l’articulation entre l’initiative du Logos et la part des hommes en réponse à cette initiative. En contraste avec les deux nominatifs des versets 10 et 11, ὁ κόσμος et οἱ ἴδιοι, sujets d’une proposition négative disant le non-accueil du Logos – αὐτὸν οὐκ ἔγνω et οὐ παρέλαβον –, la phrase qui se déploie aux versets 12 et 13, reliée par la particule adversative δέ, commence par un troisième nominatif, au pluriel – ὅσοι –, sujet du verbe simple ἔλαβον reprenant son composé παρέλαβον employé dans la proposition qui précède. Le pronom relatif ὅσος se construit avec un antécédent de manière habituelle dans l’expression ὅσοι- οὗτοι1 : mais la particularité de la construction de 1,12 est que le pronom et son antécédent ne sont pas au même cas2. Le relatif est mis en tête au nominatif, aligné sur les deux nominatifs qui le précèdent, puis il est repris par son antécédent, au datif, conformément à sa fonction dans la proposition principale. Ainsi mis en tête de la phrase au nominatif, ὅσοι a une forte portée emphatique3. Par cette construction appelée casus pendens4, caractéristique du style johannique5, l’auteur a mis en tête de phrase la relative ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν, qui explicite le pronom αὐτοῖς, complément d’objet indirect du verbe de la principale qui a pour sujet le Logos – ἔδωκεν. Alors que les versets 10 et 11 commençaient par le rôle du Logos, le verset 12, lui, commence par ὅσοι. L’accent de la phrase des versets 12-13 est mis sur ce groupe désigné à la troisième du pluriel, « sujet logique »6 placé en tête : comme le remarque aussi B.F. Westcott, ROBERTSON, « A grammar of the Greek New Testament », 732. À la différence des trois exemples types proposés par ROBERTSON : « The presence of the antecedent is not common outside of πάντες ὅσοι (Ac. 5:36, 37), πάντα ὅσα (very common, as Mt. 7:12; 13:46; 18:25; Mk. 11:24, etc.), ὅσοι – οὗτοι (also frequent, as Ro. 8:14 ; Gal. 6:12, etc.). », idem. 3 MEYER, Critical and exegetical hand-book, 81. 4 Cf. BROWN, The Gospel according to John, I, 10 ; BARRETT, The gospel according to St. John, 163 ; WALLACE, Grammaire grecque, 56-58. 5 BURNEY, The Aramaic origin, 63-65 ; BARRETT, The gospel according to St. John, 163. Cf. aussi l’introduction du même commentaire, p. 10, où l’auteur fait figurer cette construction dans la liste des constructions aramaisantes. Mais, précise MORRIS, la construction est également employée en grec classique : cette construction se trouvant dans de nombreuses langues, ce n’est pas simplement son emploi mais sa fréquence qui est significative : Jean utilise 27 fois la construction, pour 31 cas dans l’ensemble des synoptiques ; cf. The Gospel according to John, 86, n. 76. 6 Cf. WALLACE, Grammaire grecque, 56-58. 1 2
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La construction irrégulière […] [ὅσοι δὲ ἔλαβον … ἔδωκεν αὐτοῖς…] met en évidence l’acte de foi personnelle qui distingue les prémices du nouvel Israël. L’attention se fixe en premier sur le personnage de ceux qui ont cru, puis, par un changement de sujet sur le Verbe, et sur ce qu’il a fait7.
Ces αὐτοῖς du verset 12b sont explicités de part et d’autre de la proposition principale : ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν (12a) τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ, οἳ οὐκ ἐξ αἱμάτων οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκὸς οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρὸς ἀλλʼ ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν (12c-13).
De part et d’autre de la principale, deux verbes à la voie active, ἔλαβον et πιστεύουσιν, disent l’accueil du Logos, dans un retournement par rapport à la méconnaissance et au rejet généralisés exprimés juste avant. Au prix de la légère anacoluthe du casus pendens, la proposition principale ainsi encadrée est également à la voie active, mais avec pour sujet le Logos : l’accueil et la foi sont la part des hommes en réponse à l’acte du Logos – il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Le don (proposition principale) ne peut être complet que s’il est reçu (de part et d’autre de la proposition principale). La suite logique de ces trois propositions réclame alors le pluriel pour le verset 138 : l’accent mis dès le début de la phrase par la construction du verset 12 sur le ils se poursuit tout naturellement ; le pronom au nominatif ὅσοι anticipait par casus pendens le pronom au datif αὐτοῖς, qui est développé par l’apposition introduite par le datif τοῖς, de même genre et nombre, à son tour explicité par la relative introduite par οἵ9 – au nominatif, comme 12a. La volonté de l’auteur est de disposer, de part et d’autre de ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι, deux relatives introduites par un pronom au nominatif : 12a ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν et 13 οἳ […] 13d ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν10. WESCOTT, The Gospel according to St. John, 8-9. Dans le même sens encore, cf. PRYOR, « Of the Virgin Birth », 303 : « the principal clause in v. 12 has the Logos as its subject, but the emphasis nevertheless has shifted to the community which responded to him – demonstrated by the placement of δσοι δέ ελαβον αυτόν which is itself a contrast to 11b ». C’est nous qui soulignons. 8 Dans le même sens, HOSKYNS, The Fourth gospel, 163-164. 9 La syntaxe est tout à fait habituelle, la relative permet de clarifier, expliciter ce qui vient d’être dit : cf. WALLACE, Grammaire grecque, 373-374. 10 Comme le souligne WESTCOTT, « L’expression (“ἀλλʼ ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν”) semble être parallèle à “ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν”. L’acte de réception a coïncidé avec l’infusion du principe divin, par laquelle la croissance est ensuite devenue possible » (The Gospel according to St. John, 9). 7
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Entre ces deux nominatifs qui encadrent les versets 12-13 (ὅσοι et οἳ), sujets de ἔλαβον et ἐγεννήθησαν, deux datifs, αὐτοῖς et τοῖς, en 12b et 12c, désignent le même groupe, cette fois en position de complément d’objet indirect du verbe ἔδωκεν, de bénéficiaires du don du Logos : – Ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι. Le premier datif présente dans la principale les bénéficiaires du don du « pouvoir de devenir enfants de Dieu ». Il n’est pas dit simplement que le Logos les a faits enfants de Dieu, mais qu’il leur a donné l’ἐξουσία de devenir enfants de Dieu11. Ce terme, qui signifie pouvoir, autorité, liberté12, dit bien la nécessité pour les bénéficiaires de faire porter son fruit à ce don, de vivre conformément à ce don de la filiation divine, tout en préservant, dans la phrase où il apparaît, l’origine totalement divine de cette réalité donnée aux hommes13. – Τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ : selon une construction bien grecque14, le premier datif est redoublé par un second, un article en apposition introduisant un participe présent. Ici encore la part des bénéficiaires est signifée : l’acte de devenir enfants de Dieu se déploie dans une histoire en relation avec le Logos, dans un croire qui dure15. Le participe présent duratif πιστεύουσιν exprime une foi en acte dans le temps, qui permet de s’approprier le don de Dieu, d’exercer l’ἐξουσία τέκνα θεοῦ γενέσθαι, c’est-à-dire de vivre en enfants de Dieu. Cette explicitation des αὐτοῖς bénéficiaires du don de la filiation divine décrit la communauté des enfants de Dieu comme la communauté des croyants en son Nom. Ainsi, la syntaxe met en relief, de façon fort signifiante, l’articulation entre l’acte de Dieu et l’acte de l’homme16. Cf. Dans le même sens WHITACRE, John, 55. « The term ἐξουσία can be translated “right” or “freedom” as well as “authority”» (KEENER, The Gospel of John, 403). 13 Pour le dire avec KEENER, « Leur “autorité”» de devenir enfants de Dieu (1,12) met vraisemblablement l’accent sur l’“autorisation” divine de devenir ce qu’aucun effort humain ne pourrait accomplir (cf. “autorité” au sens d’autorisation en 5,27 ; 10,18 ; 17,2 ; 19,10-11) ; seul le Révélateur venu d’en haut pouvait véritablement les conduire dans le royaume céleste […]. Ce contraste entre l’autorisation divine et la capacité humaine est clair dans le texte. », The Gospel of John, 403. 14 « Participles in apposition with personal pronouns may also have the article. Cf. ἐγώ εἰμι ὁ λαλῶν σοι (Jo. 4:26), τῷ θέλοντι ἐμοί (Ro. 7:21), σὺ ὁ κρίνων (Jas. 4:12), ἡμῖν τοῖς περιπατοῦσιν (Ro. 8:4), ἡμᾶς τοὺς πιστεύοντας (Eph. 1:19), αὐτοῖς τοῖς πιστεύουσιν (Jo. 1:12) », ROBERTSON, « A grammar of the Greek New Testament », 778. 15 Sur l’aspect duratif de ce participe présent, utilisé de préférence au participe aoriste, pour souligner la foi continuelle nécessaire pour accueillir le don de la filiation, cf. WALLACE, Grammaire grecque, 694. 16 Dans le même sens, cf. WESTCOTT, The Gospel according to St. John, 9 ; KÖSTENBERGER, John, 2004, 38. 11 12
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Pour la première fois au verset 13, le verbe est à la voie passive : conformément à ce qui est dit juste avant, l’acte des hommes est accueil d’un autre, foi dans le Nom d’un autre ; cette attitude permet qu’agisse cet autre – le Logos qui est Dieu (verset 1) : « Il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu ». L’engendrement « de Dieu » est le fruit de l’accueil, de la foi dans celui qui a donné de devenir enfants de Dieu17 ; le sujet du verbe γεννάω est bien les croyants, mais l’agent ne peut être que Dieu. 1.1.2. Reprise. La filiation divine : don de Dieu reçu par quiconque accueille le Logos Que retenir de cette brève analyse syntaxique des versets 12-13 pour éclairer la filiation divine des enfants de Dieu en son lien avec le protagoniste de l’évangile – qui n’a reçu pour le moment d’autre titre que celui de Logos ? – Dans ces versets 12-13 où il est pour la première fois explicitement question de la filiation divine des croyants, l’accent est d’abord mis sur les bénéficiaires du don de la filiation, offert à tous, mais non automatique. – Ces versets articulent l’acte du Logos – Dieu est le seul agent de l’engendrement de Dieu : le Logos a donné, Dieu a engendré (passif divin) – et l’acte des hommes : l’unique condition est l’accueil de la personne du Logos, qui a été d’emblée présenté comme Dieu auprès de Dieu, dans le monde dès le commencement, venu chez les siens. Cet accueil du Logos, qui est lié à sa connaissance (verset 10), est explicité comme un croire en son Nom. La part des hommes est d’accueillir le Logos, de croire en son Nom : cette attitude permet que le don fait par le Logos du pouvoir de devenir enfants de Dieu soit reçu. – Dès ces versets 12-13, le lien entre la filiation divine et le Logos est exprimé dans le contexte du rejet généralisé du Logos, donc comme un salut : les versets 12-13 sont en opposition avec les versets 10 et 11 qui disent la méconnaissance du Logos par qui tout advint, le rejet du Logos venu chez les siens.
17 Contre M. BARRETT, qui refuse ce lien entre l’acte de foi et la naissance de Dieu (« Does regeneration », 12). Dire avec le v. 13 que la naissance de Dieu ne saurait dépendre de la volonté de l’homme ne saurait nous faire conclure que la foi n’est pas nécessaire pour accueillir le don offert par le Logos incarné.
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1.2. La cohérence de l’enchaînement des versets 12 et 13 1.2.1. Argument syntaxico-sémantique en faveur de la leçon au pluriel 1.2.1.1. Objection : tautologie ou incohérence de la leçon au pluriel Précisons l’articulation entre les versets 12 et 13 en dialogue avec l’objection soulevée par les partisans du singulier, pour qui l’enchaînement de ces deux segments est au mieux étrangement tautologique18 – pourquoi revenir au verset 13 sur ce motif de l’engendrement « de Dieu » ? –, voire incohérent : que signifie donner le pouvoir de devenir enfants de Dieu – ce qui semble pointer vers le futur – à ceux qui ont déjà été engendrés de Dieu ? La prétendue incohérence19, le paradoxe20, tiendrait essentiellement au temps des verbes. C’est cette question qui a mû H.A.W. Meyer21, par exemple : selon lui, « ceux qui croient » étant appelés à recevoir le pouvoir de devenir enfants de Dieu, on ne peut donc dire d’eux qu’ils ont été engendrés ; il est donc incohérent que la relative du verset 13 ait pour antécédent τοῖς πιστεύουσιν. L’auteur conclut que la relative du verset 13 a pour antécédent τέκνα θεοῦ, selon la possibilité laissée par la grammaire grecque d’un antécédent éloigné et d’un accord κατὰ σύνεσιν. Il comprend ainsi : « Ceux qui l’ont accueilli, il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu : enfants de Dieu qui ont été engendrés non de […] mais de Dieu », ce qui lui permet de ne pas dire de ceux qui croient – qui ont reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu – qu’ils ont déjà été engendrés22. Bien des auteurs soulignent cette difficulté : l’acte de croire – au participe présent – semble postérieur à l’acte d’avoir été engendrés (aoriste) : Ainsi, parmi tant d’autres, BOISMARD, « Critique textuelle », 406-407 et Le prologue, 55 ; MCPOLIN, The name, 40 ; VELLANICKAL, « Who was born... of God », 215. 19 Cf. BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 22 ; GALOT, Être né de Dieu, 100 ; ROBERT, « La leçon christologique », 13 ; BRAUN, La Mère des fidèles, 37 ; MCPOLIN, The name, 39, n. 16. 20 LA POTTERIE, La vérité II, 604. 21 MEYER, Critical and exegetical hand-book, I, 83. 22 PRYOR suit Meyer, dans sa réponse à Harnack, partisan du singulier, objectant aux défenseurs du pluriel la difficulté à déterminer l’antécédent de οἳ et l’incorrection du temps employé : « Concernant les 2e et 3e points de Harnack, il est plus vraisemblable que τέκνα est l’antécédent de οἵ. Si ce dernier est pris comme un simple pronom relatif, alors, comme cela a été reconnu depuis longtemps, οἳ est utilisé ad sensum à la place de ἅ. Si tel est le cas, on reconnaît une certaine maladresse à la disposition de la proposition en apposition τοῖς πιστεύουσιν. Cependant, on peut se demander si l’application stricte des règles grammaticales doit être le critère pour déterminer la juste leçon. Comme dans les écrits modernes, les exigences de l’auteur peuvent parfois le pousser à enfreindre les règles » (« Of the Virgin Birth », 301). 18
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« on serait donc engendré de Dieu avant de croire ? »23 Faut-il donc voir deux stades dans la filiation divine des croyants ? J. Galot dénonce l’incohérence de cette perspective dans le quatrième évangile : Au point de vue des idées, on devrait identifier « devenir enfants de Dieu » et « engendrés de Dieu » ; mais au point de vue du texte, on doit les séparer et les considérer comme deux stades successifs. Il n’est pas possible de sortir de ce conflit./ […] Si […] on voulait faire une différence entre « naître de Dieu » et « devenir enfants de Dieu », ce serait poser un dédoublement de la filiation divine du chrétien, dédoublement difficilement admissible et inconnu de la théologie johannique24.
Certains partisans du pluriel ou du singulier, pour répondre à cette accusation, ont voulu expliquer en quoi consistent ces deux stades : 1) ils ont été engendrés 2) il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu25. Ainsi, résume M.-J. Lagrange pour s’opposer à leur thèse, Chrysostome, Thomas d’Aquin, Maldonat, Schanz, Calmes, Loisy, pensent que la génération ou la naissance est présupposée à une action de la volonté qui rend enfant. En effet, ἐγεννήθησαν est à l’aoriste, et τέκνα θεοῦ γενέσθαι indique un devenir qui après le don de la faculté (ἐξουσία) suppose un effort humain. Même les baptisés peuvent devenir enfants de Dieu plus parfaitement, s’unir à lui, et devenir vraiment ses enfants dans la vie éternelle : Dedit eis, qui eum receperunt, potestatem, idest infusionem gratiae, filios Dei fieri, bene operando, et gloriam acquirendo (Thom. 1°modo)26.
Cette lecture – et cette objection – repose sur une articulation des versets 12 et 13 selon un lien chronologique : d’abord a lieu l’acte de Dieu selon lequel « ils ont été engendrés » ; puis intervient l’action de l’homme 23 GALOT, Être né de Dieu, 101. Cette supposée antériorité de la régénération par rapport à la foi est la thèse défendue par M. BARRETT, « Does regeneration », 5-8. L’auteur s’appuie notamment sur 1Jn 5,1, sans distinguer entre, d’une part, la foi-accueil du Christ (1,12), accueil du don qu’il fait à ceux qui l’accueillent du pouvoir de devenir enfants de Dieu, condition de la naissance de Dieu, et, d’autre part, la foi caractéristique de la vie chrétienne, et son objet : ceux qui ont cru au Christ et l’ont accueilli sont devenus enfants de Dieu, et un critère de vérification qu’ils vivent bien conformément à leur être nouveau de fils de Dieu est qu’ils confessent que Jésus Christ est le Fils de Dieu, que c’est de lui qu’ils ont reçu de naître de Dieu. Jn 1,12 et 1Jn 5,1 ne parlent pas de la même chose. L’auteur lit Jn à la lumière de 1Jn, plus loin (p. 11) Jn et 1Jn à la lumière de Paul, sans tenir suffisammment compte du propos spécifique du livre dans lequel est situé le verset qu’il commente. Pour les indications bibliographiques d’autres auteurs, en particulier calvinistes, qui défendent la thèse selon laquelle la régénération précède la foi, cf. ABASCIANO, « Does regeneration precede faith ? », 308, n. 5. 24 GALOT, Être né de Dieu, 103 et 123. 25 Ainsi LA POTTERIE, La vérité, II, 605. À la note 22, l’auteur ajoute aux noms cités par Lagrange dans la citation ci-dessous : chez les Grecs, THÉOPYLACTE ET EUTHYMIUS, et chez les modernes, WESTCOTT. 26 LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 14.
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qui rend enfant, l’effort de celui qui est né de Dieu pour devenir enfant de Dieu, en exerçant la faculté reçue. 1.2.1.2. Réponse à l’objection Pour répondre à l’objection de la tautologie ou de l’incohérence de l’articulation des versets 12-13, voyons la signification des temps utilisés : d’abord le mode infinitif du verbe γενέσθαι, puis trois indicatifs ἔλαβον, ἔδωκεν, ἐγεννήθησαν, enfin le participe présent τοῖς πιστεύουσιν. • L’aoriste γενέσθαι L’aoriste γενέσθαι, au mode infinitif, ne signale aucune indication d’ordre chronologique au niveau de la forme verbale elle-même27. À l’infinitif, la valeur n’est qu’aspectuelle : l’auteur n’a pas opté pour l’infinitif présent à valeur durative, il désigne simplement le fait de devenir enfants de Dieu. Éventuellement, c’est au niveau sémantique ou syntaxique que pourrait apparaître un ordonnancement chronologique. Le point qui, nous semble-t-il, cause l’impression d’incohérence chronologique, n’est pas, comme le disent souvent les partisans du singulier, la valeur temporelle de l’infinitif aoriste – qui n’en a pas au mode infinitif –, mais davantage les traits sémantiques de ἐξουσία et γίνομαι. Car dans l’expression ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι, ils semblent impliquer un procès à venir28, et dès lors, à première vue, être en contradiction avec l’aoriste ἐγεννήθησαν. De prime abord, c’est vrai, surtout dans nos langues, le verbe γίνομαι semble dénoter un processus. Mais en réalité, la forme γενέσθαι n’ayant aucune valeur durative, l’infinitif épexégétique complétant ἐξουσία ne dit qu’une chose : le Logos a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, c’est-à-dire de devenir ce qu’ils n’étaient pas. La forme ne précise pas si c’est un acte qui s’inscrit dans une histoire, elle désigne simplement la transformation offerte par le Logos accueilli29. De plus, à y regarder de près en contexte, la proposition principale ne dit pas que le don n’a pas encore été accueilli. « Il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu » ne dit pas que les bénéficiaires de ce don ne Cf. RICO, « Verbe et aspect », 380. Cf. MCPOLIN, The name, 45 ; LA POTTERIE, La vérité, II, 605 ; VELLANICKAL, The divine sonship, 138, n. 205. 29 BARRETT met bien en évidence cette dimension de transformation : « Men are not by nature the children of God, as for example by virtue of an indwelling σπερματικὸς λόγος. Only by receiving Christ do they gain the right to become children of God » (The Gospel according to St John, 163). 27
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l’ont pas encore reçu et exercé. Voyons comment cette expression s’articule à ce qui suit, comment les versets 12c-13 explicitent le verset 12b : Proposition principale Explicitation
ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι = τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ = οἳ οὐκ ἐξ αἱμάτων ... ἀλλ᾽ ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν
Ici nous n’avons pas de lien entre deux propositions dont la seconde supposerait au niveau sémantique que la première la précède au niveau chronologique30. Le lien entre la principale et les deux segments qui la suivent est un lien d’explicitation, sans implication temporelle : le texte ne prétend pas articuler chronologiquement mais expliciter les bénéficiaires αὐτοῖς, par τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ, et par οἳ οὐκ ἐξ αἱμάτων [...] ἀλλ᾽ ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν. Les destinataires du don du pouvoir de devenir enfants de Dieu sont ceux qui ont été engendrés de Dieu. Le lien n’est pas chronologique : la phrase, bien dans la manière de l’idiolecte johannique, se poursuit en vagues successives explicitant l’identité des bénéficiaires, ce qui leur permet de bénéficier du don, et la modalité de l’engendrement des enfants de Dieu. • Les trois indicatifs aoristes ἔλαβον... ἔδωκεν... ἐγεννήθησαν Aucun autre facteur linguistique, ni syntaxique, ni sémantique, ne s’ajoute ici au sens fondamental de l’aoriste : nous avons trois aoristes constatifs, sans aucune indication de chronologie entre les actions, qui rapportent trois actions qui ont eu lieu dans le passé. La seule indication de chronologie est en temporalité absolue : « L’aoriste indique une temporalité passée par rapport au moment du discours »31, il « signale l’antériorité, […] par rapport à l’instant de l’énonciation »32, et non par rapport à un autre événement rapporté à l’aoriste dans la phrase. Certains ont accueilli le Logos ; le Logos a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (à ceux qui l’ont accueilli, à ceux qui croient) ; certains (les bénéficiaires de ce don, ceux qui croient) ont été engendrés de Dieu. Rien ne permet de conclure de l’emploi de l’aoriste pour le verbe ἐγεννήθησαν qu’il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu à ceux qui ont déjà, auparavant, été engendrés33. 30 Comme c’est le cas dans la phrase suivante par exemple : « Lui qui naquit sans cerveau mourut au bout de quelques minutes ». 31 WALLACE, Grammaire grecque, 622. 32 Cf. de même RICO, « L’aspect verbal », 409. C’est nous qui soulignons. 33 Comme le souligne clairement BARRETT, « The aorist is not pluperfect in sense ; John does not mean that there existed a number of persons born in the manner described
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Le texte dit ici que ces trois événements ont eu lieu dans le passé : chacune de ces trois actions « est décrite de manière résumée, globale, sans spécification concernant son début ou sa fin. […] [le texte] ne fait que dire que l’événement a eu lieu [il constate], sans autre précision quant à sa nature »34. Il ne cherche pas pour le moment à dire quand le Logos a été accueilli, quand il a donné ce pouvoir, quand les croyants ont été engendrés : simplement, cela est arrivé. La manière du texte de lier ces trois événements n’est pas de les organiser sur une ligne du temps, mais d’articuler l’acte d’accueillir le Logos, l’acte du Logos de donner le pouvoir de devenir enfants de Dieu, et l’événement de l’engendrement des croyants : autrement dit d’articuler le don du Logos et l’accueil de ce don. • Le participe présent, τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ Dans le grec du quatrième évangile, le participe présent n’a pas de valeur temporelle chronologique35, mais une valeur aspectuelle durative, surtout lorsqu’il est comme ici précédé de l’article36. Le fait de désigner les croyants par un participe, c’est-à-dire une forme verbale, permet de conserver « quelque chose de [l’] aspect » verbal37. Plutôt que de projeter sur les versets 12-13 une incohérence comprise d’après le système des temps de notre langue, voyons ce que dit le texte : ceux qui l’ont accueilli, il leur a donné de devenir enfants de Dieu ; et ces hommes qui ont reçu de devenir enfants de Dieu sont explicités comme ceux qui croient, qui adhèrent au Nom révélé par le Logos, dans la durée, dans une relation. who in virtue of their birth were able to receive Christ when he came » (The gospel according to St. John, 164). 34 WALLACE, Grammaire grecque, 624. 35 Cf. ZERWICK, Biblical Greek, n. 371. 36 Cf. MOULTON, A grammar of New Testament Greek, I, 126 : « Like the rest of the verb, outside the indicative, it has properly no sense of time attaching to it : the linear action in a participle, connected with a finite verb in past or present time, partakes in the time of its principal. But when the participle is isolated by the addition of the article, its proper timelessness is free to come out. » 37 Comme le souligne WALLACE à propos de l’expression πᾶς ὁ πιστεύων, « Le sens de ce participe semble à la fois être gnomique et impliquer une idée de continuité : “quiconque croit continuellement” » (Grammaire grecque, 694). « Dans la mesure où le participe aoriste était une option viable pour décrire un “croyant”, il semble peu probable que le présent ait été utilisé ici par hasard. Son aspect doit avoir de l’importance. C’est ce qui nous amène à penser que le présent a été ainsi utilisé parce que les écrivains du Nouveau Testament voyaient en général la foi continuelle comme une condition nécessaire au salut. Le présent était le plus adapté pour exprimer cette idée. » (WALLACE, ibidem, 694, n. 22).
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PREMIÈRE PARTIE
Ceci est corroboré par la nuance propre à l’emploi d’un participesubstantif : « Là où l’infinitif est abstrait, désignant l’acte […], le participe est concret, parlant de la personne […] qui fait » 38. Les αὐτοῖς bénéficiaires du don du Logos sont identifiés par un participe au présent duratif qui les désigne et les définit par l’acte de croire au Nom révélé, dans la durée. Dès lors que l’on accepte que le participe présent n’a pas de valeur temporelle, que la séquence participe présent-aoriste ne dit pas une chronologie, on ne peut plus distinguer une génération avant la foi et une autre après la foi. Ainsi, le texte ne présente pas la filiation divine des croyants selon deux stades successifs39 mais articule le don de Dieu et l’accueil des hommes, par ces trois verbes à l’aoriste, sans lien de temporalité, mais bien reliés les uns aux autres. Si l’on ne peut parler, comme R.C.H. Lenski, de concomitance40 entre les trois aoristes, on peut en revanche, par la disposition que nous avons mise en lumière, tenir avec D.A. Carson que « ceux qui ont reçu le Verbe sont les mêmes que ceux qui croient en son nom, et les mêmes que ceux qui sont nés de Dieu »41 : le texte fait bien le lien – un lien non chronologique – entre les trois membres de la phrase, qui avance par explicitations progressives. Tout l’accent est sur le don par Dieu de la filiation dès qu’on accueille ce don42. Et cette filiation, donnée par le Logos dans l’histoire, se vit dans une durée : dans une histoire de foi, un devenir de ceux qui accueillent ce don dans leur histoire. Il n’y a pas deux filiations, deux stades, mais un don appelé à se déployer dans le temps43, dans la réalité des bénéficiaires, le participe présent duratif WILLIAMS, Grammar notes, 50. Nous sommes sur ce point d’accord avec GALOT : « On ne peut […] distinguer deux stades de la filiation en vertu de l’action humaine. Le texte indique l’importance décisive de cette action : “ceux qui ont reçu le Verbe”, “ceux qui croient en son nom”. C’est la coopération exigée de la part de l’homme pour que se produise la naissance divine. Il n’y a pas une génération qui serait antérieure à la foi et une autre qui lui serait postérieure ; il y a coïncidence. » (Être né de Dieu, 102). C’est nous qui soulignons. 40 Cf. LENSKI, The Interpretation, 61. Cf. également MCPOLIN, qui parle de simultanéité : The name, 45. 41 CARSON, The Gospel according to John, 126 ; de même, LA POTTERIE, La vérité, II, 604. 42 Dans le même sens, cf. HOSKYNS, The Fourth gospel, 146 : « Faith and rebirth are not two distinct stages in Christian enlightment. The mysterious operation of the power of God, the spiritual new rebirth from above is made known by the fact that men do receive Jesus by faith and do submit to visible baptism in His name. Those who believe are not potentially children of god ; they are already His children, though it is not yet made clear what they will become ». 43 Nous consonnons sur ce point avec GALOT, « La filiation divine semble plutôt acquise une fois pour toutes, comme principe de développement de tout ce qui suivra. » (Être né de Dieu, 102). 38 39
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dénotant la vie selon le don reçu. Plutôt que de parler de plusieurs étapes d’engendrement, nous distinguons plutôt, d’une part, l’engendrement – « en “accueillant” le Christ par la foi, les nouveaux chrétiens ont été “engendrés de Dieu” »44 – et d’autre part, la vie filiale, dans une durée, une croissance, un accueil continu du don de la vie divine. Parler d’une « action de la volonté qui rend enfant »45, c’est dire plus que le texte : dans les versets 12-13, le seul agent de l’acte de rendre enfant est le Logos qui a donné ce pouvoir, Dieu de qui les croyants ont été engendrés ; la part de l’homme, néanmoins bien réelle, consiste à accueillir le Logos, à croire en son Nom ; l’ἐξουσία τέκνα θεοῦ γενέσθαι du verset 12b ne saurait être comprise hors de son explicitation aux versets 12ac et 13. Ainsi, le lien entre les versets 12b et 13 n’est pas chronologique46. 1.2.1.3. Conclusion : non pas une tautologie, mais une explicitation • Une explicitation de la modalité du don du Logos Plutôt que de se laisser enfermer dans l’interprétation hâtive de ce que les temps employés n’indiquent en fait pas, en termes de chronologie, il est donc beaucoup plus opérant et respectueux de la disposition des versets de scruter le lien explicitant qui unit le verset 13 au verset 12. Le texte va du fait, le don de la filiation – un événement a eu lieu dans l’histoire, raconté à l’aoriste : le Logos a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu – à l’explicitation d’une modalité de ce don47 : – Du côté de l’homme : l’attitude humaine permettant que ce don devienne effectif est la foi ; c’est la part de l’homme qui permet à Dieu d’opérer ; – Du côté de Dieu : ce don devient effectif par un engendrement divin, acte de Dieu ; cette naissance est ἐκ θεοῦ. La quadruple répétition de la préposition dit bien la fonction du verset 13 : mettant l’accent sur l’origine48 divine de cette naissance, il explicite, dans la mémoire du premier LA POTTERIE, La vérité, II, 605. Cf. citation de LAGRANGE ci-dessus, p. 70. 46 Dans le même sens, cf. KÖSTENBERGER, John, 2004, 39, n. 60. 47 Dans le même sens, LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 14-15 ; MORRIS, The Gospel according to John, 88. Plusieurs auteurs montrent que le v. 13 est explicatif du v. 12 : cf. HOSKYNS, The Fourth gospel, 164 ; LE FROIS, « Spiritual motherhood », 423. 48 Tel est bien le sens de la préposition ἐκ, mis en évidence par LENSKI : « The passive accords with ἐκ Θεοῦ, not, indeed, as the usual agent with the passive, which would be ὑπό or ἀπό, but deeper than this, as the source or origin » (The Interpretation, 70). C’est nous qui soulignons. Le quadruple emploi de la préposition ἐκ dit bien le point d’insistance sur l’origine, sur l’engendrement non pas humain, mais bien divin ; par opposition aux autres prépositions usuelles : « The usual way of expressing the agent in the N.T. is ὑπό for the direct agent and διά for the intermediate agent, as in Mt. 1:22. But other 44 45
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PREMIÈRE PARTIE
verset du prologue – « et le Verbe était Dieu » –, l’affirmation ramassée du verset 12b : Il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Dans la démarche diachronique qui est la leur, les auteurs49 qui, pour rendre compte de l’apparente incohérence ou tautologie, attribuent le verset 13 à une insertion postérieure par l’école johannique, disent bien ce lien explicatif entre les versets 12c-13 et 12ab. Quant à nous, nous ne tirons pas de la mise en lumière de ce lien explicatif la conclusion que ces versets sont une addition postérieure, ni que cette explication diachronique soit nécessaire à la cohérence de ces versets. • Un lien de cause à effet En d’autres termes, les versets 12b et 13 s’articulent logiquement selon un lien de cause à effet : si l’on lit les versets 12-13 en tenant compte de la disposition mise en évidence ci-dessus, en voyant comment tout l’agencement tourne comme sur un gond sur l’articulation entre le Logos et les bénéficiaires de son don, entre le don du Logos et la réception des croyants, alors, la compréhension des temps des verbes est limpide : le Logos a donné, dans l’histoire, à un moment du passé ; et ceux qui l’ont accueilli ont été engendrés de Dieu, ils ont déjà rendu effectif le don du pouvoir de devenir enfants de Dieu, et ils en vivent, dans leur vie de foi présente. Pas plus que la supposée incohérence, on ne voit non plus dans cette lecture la prétendue tautologie : c’est une chose que le Logos ait donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. C’en est une autre, dépendante de la liberté des bénéficiaires, de leur foi dans le Logos, que certains aient accueilli ce don, et aient effectivement reçu d’être engendrés « de Dieu ». Ils ont été engendrés de Dieu, ceux qui diront juste après : 14 ἐθεασάμεθα τὴν δόξαν αὐτοῦ, δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός, πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας. [...] 16 ἐκ τοῦ πληρώματος αὐτοῦ ἡμεῖς πάντες ἐλάβομεν καὶ χάριν ἀντὶ χάριτος· – ce groupe du nous qui apparaît au verset 14, groupe des « premiers disciples de Jésus au nom de qui l’auteur écrit »50, témoins oculaires qui ont vu la gloire du Fils unique. C’est là tenir compte de l’évidente dimension proleptique du prologue, qui surplombe l’ensemble de l’évangile, et tient pour accompli ce qui a encore à être raconté, qui est l’objet du témoignage. prepositions are also used, like ἀπό (Ac. 2:22), ἐκ (Jo. 1:13), ἐν (Col. 1:17), παρά (Jo. 1:6), etc. See a real distinction between ὑπό and ἐν in Ro. 12:21 » (ROBERTSON, « A grammar of the Greek New Testament », 534). 49 Cf. GALOT, Être né de Dieu, 105. 50 HOSKYNS, The Fourth gospel, 149.
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1.2.2. Reprise. L’explicitation du don de la filiation divine : une transformation que Dieu seul peut opérer L’étude de l’enchaînement des versets 12 et 13, et en particulier l’analyse de la valeur des temps, a permis de percevoir que, loin d’être tautologique ou incohérent dans le cas de la lecture au pluriel, le verset 13 permet de mettre en lumière l’engendrement des enfants de Dieu. – Le Logos a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu : le texte ne parle pas de deux stades de l’engendrement, le verbe devenir ne pointe pas ici vers la transformation à venir (second stade) de ceux qui auraient d’abord été engendrés (premier stade) ; mais il dit clairement que le Logos a donné de devenir enfants de Dieu, c’est-à-dire de devenir ce qu’ils n’étaient pas51. Il ne précise pas quand, ou dans quelle durée : il attire l’attention de son lecteur sur le changement, l’événement vécu par tous ceux qui ont accueilli le Logos. Et le verset 13 explicite que cet événement a déjà eu lieu : certains ont déjà accueilli le Logos et ont été engendrés de Dieu. – Comme nous l’avons montré à partir de la disposition des versets 12-13, tout l’accent du texte est sur l’articulation entre le don de Dieu et l’attitude humaine permettant que ce don soit reçu. L’explicitation du verset 13 y insiste, l’engendrement des croyants ne peut avoir pour agent que Dieu lui-même ; et la part de l’homme est d’accueillir le Logos, de recevoir son don, dans une attitude de foi qui ne saurait être seulement initiale, mais qui est adhésion dans la durée d’une relation à la personne du Logos telle qu’elle va se révéler, qui seule donne de devenir enfant de Dieu et de vivre en enfant de Dieu. La double explicitation des bénéficiaires du don aux versets 12c et 13 dit bien cette articulation de la part de l’homme, la foi, et de l’agir de Dieu. 1.3. L’objet de la foi au verset 12c 1.3.1. Argument syntaxico-sémantique en faveur de la leçon au pluriel 1.3.1.1. Objection : l’absence d’objet à la foi Les partisans du singulier invoquent un autre argument syntaxicosémantique : pour eux, la lecture au pluriel pose problème en ce qu’elle omet de dire explicitement l’objet de la foi52. Ainsi, pour R. Robert, le participe 51 Dans le même sens, MORRIS, The Gospel according to John, 87. L’auteur parle de « changement de statut ». 52 Cf. SABOURIN, « Who was begotten », 89.
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PREMIÈRE PARTIE
annonce une profession de foi, qui tourne court avec le passage du verset au pluriel, et que l’on attendait pourtant dans ce Prologue, où elle ne figure nulle part, sinon par allusion rétrospective, quand il est dit que nous avons contemplé sa gloire, gloire conforme à celle d’un fils unique venant d’auprès d’un Père53.
Au contraire, avec la leçon au singulier, la relative du verset 13 a pour antécédent αὐτοῦ et explicite l’objet christologique de la foi54 : c’est de « croire dans le Nom de celui qui a été engendré, non des sangs ni de la volonté de la chair, ni de la volonté d’un homme, mais de Dieu » qui donne de recevoir « le pouvoir de devenir enfants de Dieu ». Ainsi le lien serait fait explicitement dès les versets 12-13 entre le don de la filiation divine aux croyants et la filiation divine du Logos, engendré de Dieu55. 1.3.1.2. Réponse à l’objection : l’objet du croire n’est pas donné d’emblée Pour répondre à cette objection, anticipons l’étude des versets 12-13 à la lumière de l’ensemble du livre, pour voir si, en effet, il est invraisemblable que l’auteur du quatrième évangile ait laissé l’expression sans spécification immédiate du nom, et si seule la leçon au singulier est cohérente dans le projet de cette œuvre. Nous centrons dans les trois points suivants notre étude sur l’expression πιστεύω εἰς τὸ ὄνομα dans le prologue et le quatrième évangile. • La double occurrence de πιστεύω dans la deuxième partie du prologue Si l’on considère la composition du prologue, telle que nous la présenterons et défendrons plus loin56, les versets 12-13 font partie de la deuxième vague du prologue (1,6-14), qui commence par la première apparition de Jean le témoin57 : la mission de cet envoyé de Dieu est ROBERT, « La leçon christologique », 17. Ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι, τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ, ὃς οὐκ ἐξ αἱμάτων οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκὸς οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρὸς ἀλλʼ ἐκ θεοῦ ἐγεννήθη (12c-13). 55 Comme l’explicite ROBERT, « l’intention du v. 13 est […] d’éclairer, après l’expression εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ […] le passage de l’état du Verbe auprès de Dieu à sa venue dans la chair comme Fils de Dieu, en révélant le mode de sa génération : on apprend que le Verbe, qui était Dieu, a manifesté sa nature de Fils de Dieu par son Incarnation temporelle. Ainsi s’éclaire enfin la séquence des v. 12 et 13. […]/ On voit que l’adoption divine exprimée au v. 12 par le pouvoir de devenir enfants de Dieu appelait une contrepartie et une justification, nécessaires à ce stade, par la proclamation de la filiation divine de Jésus, source des autres dons indiqués dans ce Prologue » (« La leçon christologique », 18-19). C’est nous qui soulignons. 56 Cf. p. 143. 57 Dans la suite de notre ouvrage, pour ne pas avoir à répéter à chaque fois « Jean le témoin », et ne pas risquer de confusion entre ce personnage et la désignation habituelle de l’auteur du quatrième évangile, nous le désignerons parfois par l’abréviation « JB ». 53 54
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d’emblée définie par la première occurrence de πιστεύω dans le quatrième évangile : Ἐγένετο ἄνθρωπος, ἀπεσταλμένος παρὰ θεοῦ, ὄνομα αὐτῷ Ἰωάννης· οὗτος ἦλθεν εἰς μαρτυρίαν ἵνα μαρτυρήσῃ περὶ τοῦ φωτός, ἵνα πάντες πιστεύσωσιν δι᾽ αὐτοῦ. 6 7
Par l’envoi d’un témoin, dont la mission est définie par la première occurrence de πιστεύω, l’accent est mis sur la nécessité d’un accueil, d’une libre adhésion au Logos lumière et vie venant dans le monde. Cette première occurrence est en emploi absolu : tout l’accent est mis sur l’importance du croire ; seulement ensuite, au verset 9, la description du Logos-vie, entreprise dans la première partie, se poursuit, par opposition avec celui qui n’en est que le témoin. Le but de celui que Dieu envoie est qu’ils croient (verset 7). Ce n’est que plus tard que sera développé l’objet de cette foi. L’ensemble de cette partie oriente donc plutôt vers la leçon au pluriel : à nouveau, l’accent est d’abord mis sur la foi des croyants (verset 12c) et sur le fruit à attendre de la foi ainsi mise en exergue, et seulement ensuite sur celui qui est l’objet de la foi, le Logos fait chair, qui se révèle être le Fils unique (versets 14-18). Dans le quatrième évangile, sur quatre-vingt-dix-huit occurrences de πιστεύω, vingt-huit sont en emploi absolu58, comme la première en 1,7. Le texte ne conduit donc pas à attendre forcément l’objet de la confession de foi après le verbe πιστεύω. Le prologue prend d’abord le temps de dire l’importance de la foi, de susciter cette attitude, de dévoiler le fruit qui lui est attaché, pour que ne soit pas vaine toute la révélation qui commence, pour façonner le lecteur implicite. • Croire en son Nom de Fils unique Examinons l’expression spécifiquement johannique ici employée : πιστεύω εἰς τὸ ὄνομα. Elle n’apparaît que trois fois dans le quatrième évangile : une dans le prologue, et une double occurrence en 2,23 et 3,18. En 2,23, l’expression apparaît sans spécification59 dans le court 58 Parmi les occurrences de πιστεύω en emploi absolu dans le quatrième évangile, – 7 occurrences sont énoncées par le narrateur : 1,7 ; 4,42.53 ; 6,64 ; 12,39 ; 20,8.31. – 18 occurrences sont placées dans la bouche de Jésus (1,50 ; 3,12 ; 4,48 ; 5,44 ; 6,36.47.64 ; 10,25-26 ; 11,15.40 ; 14,11.29 ; 16,31 ; 19,35 ; 20,29, juste après 20,27 : « μὴ γίνου ἄπιστος ἀλλὰ πιστός »). – 3 occurrences sont dans la bouche d’un personnage : Pierre (6,69), l’aveugle de naissance guéri (9,38) et Thomas (20,25). Soit 28 occurrences dont 8 à la forme négative. 59 Ὡς δὲ ἦν ἐν τοῖς Ἱεροσολύμοις ἐν τῷ πάσχα ἐν τῇ ἑορτῇ, πολλοὶ ἐπίστευσαν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ θεωροῦντες αὐτοῦ τὰ σημεῖα ἃ ἐποίει·
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sommaire introductif à la rencontre de nuit avec Nicodème, où le narrateur omniscient donne une clé de lecture de la scène introduite : croire dans le Nom de Jésus, c’est ne pas s’arrêter aux signes du Christ, mais « croire au Nom du Fils unique engendré de Dieu », comme Jésus luimême l’explicite en 3,18, à la fin du discours de révélation qui suit le dialogue avec le Pharisien. Le rapprochement est lumineux : – L’expression encore largement ouverte τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ (1,12) est appelée à être remplie tout au long du récit par la révélation par Jésus lui-même de ce Nom qui est le sien. Sur les trois occurrences, les deux premières, avec le pronom αὐτοῦ, apparaissent dans la bouche du narrateur ; la troisième, dans la bouche de Jésus, précise ce génitif, par le titre qui apparaît aussi dans le prologue, et seulement dans le prologue : εἰς τὸ ὄνομα τοῦ μονογενοῦς υἱοῦ τοῦ θεοῦ. – Cette précision par Jésus lui-même dans le discours de révélation du ch. 3, permet de confirmer ce que nous avons commencé de montrer que révèle la disposition du prologue lu avec la leçon au pluriel : l’accent des versets 12-13 porte sur la disposition d’accueil et de foi nécessaire pour recevoir le don de la filiation divine ; ces versets sont centrés sur les croyants ; et c’est la suite du prologue, introduisant l’histoire dans la chair du Logos et continûment le récit évangélique de cette histoire, qui déploiera l’objet de cette foi, permettant le don de la filiation aux croyants : Καὶ ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο καὶ ἐσκήνωσεν ἐν ἡμῖν, καὶ ἐθεασάμεθα τὴν δόξαν αὐτοῦ, δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός, πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας. 18 Θεὸν οὐδεὶς ἑώρακεν πώποτε· μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς ἐκεῖνος ἐξηγήσατο. 14
Ce titre de μονογενής n’apparaissant que dans le prologue (Jn 1,14.18) et dans l’épisode de Nicodème (Jn 3,16.18), le rapprochement des deux passages est suggéré par le texte lui-même : c’est dans les versets 14-18 du prologue que le εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ du verset 12c commence à s’éclairer. Relevons la spécificité de l’explicitation du Nom dans le prologue, par rapport au ch. 3 : καὶ ἐθεασάμεθα τὴν δόξαν αὐτοῦ, δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός, πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας. Le Nom, comme dans l’AT, est lié à la gloire60 ; et il est explicité par μονογενής παρὰ πατρός : plus que dans l’expression de 3,18, le titre de μονογενής 60
Cf. DODD, L’interprétation, 130.
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est en 1,14 inséparable de celui de πατήρ ; le Nom désigne la révélation du Nom du Fils qui est continûment révélation du Nom du Père. Bien loin de nous étonner comme R. Robert de ce que les choses ne « s’affirment pas »61, mais restent ambiguës, à ce stade de l’évangile, nous voyons là une caractéristique du genre littéraire du prologue, par nature énigmatique62, parce que riche, mais en germe, de ce qu’il introduit. La fonction du prologue n’est pas d’affirmer, mais d’éveiller le lecteur au seuil de l’évangile. Comme le montre l’unique autre et double occurrence de l’expression πιστεύω εἰς τὸ ὄνομα faisant inclusion de l’épisode de Nicodème, cette révélation ne peut se donner que dans un chemin, elle est proposée à un itinéraire de foi qui s’ouvre à la parole du Logos d’abord méconnu63. • Croire en son Nom : le Nom de Dieu révélé Le rapprochement textuel avec le ch. 3 a permis de faire le lien entre ce verset 12c et le titre de μονογενής aux versets 14 et 18. Il est signifiant que, avant que ne paraisse ce titre de μονογενής, le premier complément du verbe croire est non pas directement un titre de Jésus, une désignation de ce qu’il est, une affirmation explicite qu’il a été engendré de Dieu, comme pour la leçon au singulier, mais l’expression εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ. Quelle est la portée de cette expression ? Dans le prologue où l’arrière-fond exodal ne fait aucun doute, et où le Logos est dit explicitement être Dieu, dès le verset 1, le Nom ne peut manquer d’évoquer le Nom de YHWH64, ce Nom que Dieu seul peut révéler à celui par qui il veut être connu et invoqué. Convoquant explicitement Ex 33-34 dans la troisième partie (versets 16-18), le prologue se lit à la lumière de l’ensemble du livre de l’Exode, en particulier aussi de la révélation du Nom de Dieu au buisson ardent en Ex 3,1465, Ἐγώ εἰμι ὁ ὤν, le Nom qui sauve, ce Nom divin qui permettra à Jésus de ROBERT, « La leçon christologique », 17. Nous y reviendrons plus loin : cf. p. 94 (note 124), 107-108, 210. 63 Cf. MCPOLIN, The name, 53-70. L’auteur étudie ici l’expression dans la péricope de Nicodème. 64 Cf. KEENER, The Gospel of John, 399-400. 65 Dans la traduction des LXX : 14 καὶ εἶπεν ὁ θεὸς πρὸς Μωυσῆν Ἐγώ εἰμι ὁ ὤν· καὶ εἶπεν Οὕτως ἐρεῖς τοῖς υἱοῖς Ισραηλ Ὁ ὢν ἀπέσταλκέν με πρὸς ὑμᾶς. Pour la forme exacte reprise par le Jésus johannique, cf. Is 43,10-11 LXX, qui souligne l’Absolu de Dieu, son unicité : 10 γένεσθέ μοι μάρτυρες, κἀγὼ μάρτυς, λέγει κύριος ὁ θεός, καὶ ὁ παῖς, ὃν ἐξελεξάμην, ἵνα γνῶτε καὶ πιστεύσητε καὶ συνῆτε ὅτι ἐγώ εἰμι, ἔμπροσθέν μου οὐκ ἐγένετο ἄλλος θεὸς καὶ μετʼ ἐμὲ οὐκ ἔσται· 11 ἐγὼ ὁ θεός, καὶ οὐκ ἔστιν πάρεξ ἐμοῦ σῴζων. 61 62
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s’autorévéler comme le Dieu sauveur tout au long du récit évangélique66. Ceux pour qui le Memra est un des arrière-fonds les plus évidents pour comprendre le Logos du prologue johannique confirment par cet éclairage targumique le lien entre le Nom dans lequel il faut croire et la révélation d’Ex 3,1467. Mais il nous semble que la lecture du titre de Logos à la lumière de l’arrière-fond targumique, qui n’est qu’un des arrière-fonds que Jean remodèle dans son prologue, et dont on ne peut prouver que Jean y recourt, n’est pas nécessaire à la conclusion par ailleurs certaine que le lecteur du quatrième évangile lit d’emblée dans ce Nom une allusion au Nom de Dieu révélé à Moïse. Dire du Logos que l’accueillir est croire en son Nom, c’est dire à nouveau, mais en orientant vers la confession des croyants, ce que le verset 1 affirmait déjà – θεὸς ἦν ὁ λόγος – et que le verset 18 réaffirmera en inclusion – μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν. Croire au Nom de Jésus, c’est « croire qu’il porte le nom de Dieu »68, Ἐγώ εἰμι ὁ ὤν. Ainsi, avant qu’intervienne le vocabulaire de la filiation, le premier trait du protagoniste objet de la foi est la divinité69. Mais pour être plus précis, déjà dans l’AT, quand le Nom désigne Dieu, il désigne Dieu en tant qu’il se manifeste70 : le nom désigne la personne telle qu’elle est connue par celui qui l’appelle par ce nom, telle qu’elle se fait connaître ; il est intrinsèquement lié à la révélation71, à la relation. Ceux qui ont été engendrés de Dieu sont ceux qui ont accueilli le Logos, qui croient en son Nom : c’est-à-dire qui ont adhéré à ce que le Logos a révélé de son identité – c’est tout l’objet de l’évangile72 –, qui 66 Le titre Ἐγώ εἰμι apparaît à 23 reprises dans la bouche de Jésus : 8 fois en emploi absolu (6,20 ; 8,24.28.58 ; 13,19 ; 18,5.6.8) et 15 fois avec un prédicat (4,26 avec un prédicat sous-entendu ; 6,35.41.48.51 ; 8,12.18 ; 10,7.9.11.14 ; 11,25 ; 14,6 ; 15,1.5). Cet emploi est clairement une auto-affirmation par Jésus de sa divinité, faisant référence à la révélation du buisson ardent. 67 Cf. HAYWARD, « The Holy Name », 16-32. En présentant Jésus comme le LogosMemra, Jean présente Jésus comme la personnification du ’HYH de Dieu ; il est le Nom de Dieu révélé en Ex 3,14 fait chair : « The Memra is neither an hypostasis, nor a pious periphrasis for the Name YHWH, but that it is an exegetical term which stands for the Name revealed by God to Moses at the burning bush, the Name ’HYH I AM/WILL BE THERE » (17). 68 KÖSTENBERGER, John, 2004, 38. 69 DANIÉLOU a bien montré les origines de cette christologie du Nom dans les communautés judéo-chrétiennes : Théologie du judéo-christianisme, 200. 70 Cf. DANIÉLOU, idem et MCPOLIN, The name, 70. 71 Comme l’explicite de façon éclairante WESTCOTT, « Le nom révélé rassemble et exprime pour l’homme tout autant qu’il peut appréhender de la nature divine » : The Gospel according to St. John, 9. Dans le même sens, LENSKI, The Interpretation, 62-63 ; MCPOLIN, The name, 52 ; VELLANICKAL, « Who was born... of God », 218. 72 Pour le dire avec WHITACRE, « the “name” is a summary of the gospel itself » : John, 57. Dans le même sens, MEYER, Critical and exegetical hand-book, I, 83.
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ont « [assimilé] l’auto-révélation de Jésus comme Fils de Dieu »73. Jésus seul peut conduire ceux qui l’accueillent à reconnaître « la réalité intime et mystérieuse de son être »74 jusqu’à la donner en partage. Il s’agit d’accueillir « l’entièreté de son auto-révélation »75, la révélation par Jésus lui-même qu’il est Dieu (versets 1 et 18 du prologue), lui qui est le Fils unique venu d’auprès du Père (versets 14 et 18). Celui que le prologue a d’abord présenté comme le Logos va parler, se révéler, permettant à ses destinataires de connaître son Nom, pour entrer en relation avec lui, pour le reconnaître comme le Fils de Dieu (confesser son Nom), et vivre en conformité avec cette révélation (obéir à ce Nom76). L’expression est précédée dans le prologue par « il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu » : la révélation du Nom est orientée à la communication de cette vie divine qui caractérise le protagoniste. Ce caractère d’emblée relationnel du complément ὄνομα est redoublé par la sémantique et la construction de πιστεύω. Un simple regard sur les emplois de πιστεύω lorsqu’il reçoit un complément d’objet explicite est éclairant du fait que la révélation du Nom dans lequel il faut croire pour devenir enfants de Dieu est l’objet de tout l’évangile, et que cette révélation apparaît majoritairement dans la bouche de Jésus lui-même. Ainsi, sur les trente-sept occurrences de πιστεύω εἰς dans le quatrième évangile, vingt sont placées dans la bouche de Jésus77 (toutes sauf deux pour parler de la foi en lui-même), douze sont énoncées par le narrateur MCPOLIN, The name, 70. DUPONT, « Nom de Jésus », Supplément Dictionnaire de la Bible, col. 527-530. 75 SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, I, 263. Dans le même sens, MCPOLIN, The name, 51 ; BUSSCHE, Jean, 95. 76 Sur le lien entre le nom et la dimension d’obéissance, cf. DODD, L’interprétation, 241-242. Analysant l’expression πιστεύω εἰς τὸ ὄνομα dans le contexte de la chrétienté primitive, où elle est employée en lien avec le baptême, l’auteur la rattache à l’emploi d’ὄνομα pour désigner notamment l’allégeance : « “Être baptisé dans le nom du Christ”, c’est faire la démarche par laquelle, en devenant la propriété absolue du Christ, on lui doit désormais allégeance [...] Ainsi, pisteuein eis to onoma autou ne signifierait pas simplement accepter ce qu’il revendique par un assentiment d’ordre intellectuel, mais reconnaître ce qu’il revendique en s’y soumettant. Ce sens impératif du terme pourrait fort bien convenir en 1,12 ; recevoir le Logos en un sens qui vous donne le droit de devenir enfant de Dieu signifie en effet se soumettre à la seigneurie du Christ. […] pisteuein dans le langage johannique incorpore un aspect du sens de l’hébreu yd‘ que le grec ginôskein est incapable de rendre : car yada‘ ’èt-ha’ Élohim signifie reconnaître/ Dieu en se soumettant à sa volonté ; de même pisteuein eis (Christon), ou pisteuein eis to onoma autou signifie reconnaître le Christ et le reconnaître comme révélation de Dieu ». C’est nous qui soulignons. 77 La majorité de ces occurrences désignent la foi en lui-même, soit qu’il se désigne à la première personne, soit qu’il se désigne par un titre : 3,16.18 ; 6,29.35.40 ; 7,38 ; 9,35 ; 11,25.26 ; 12,36.44.46 ; 14,1.12 ; 16,9 ; 17,20. Seules 2 occurrences désignent la foi en Dieu, le Père, en lien avec la foi au Fils : 12,44 ; 14,1. 73 74
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(toutes pour parler de la foi en Jésus, ou en son Nom)78 et quatre par des personnages (toutes pour parler de la foi en Jésus)79. Jésus, Fils de Dieu, est l’objet de la foi, et cette révélation est massivement une autorévélation. Même les autres constructions de πιστεύω dans le quatrième évangile, avec le datif ou la conjonction de subordination ὅτι, qui permettent d’expliciter le contenu de la foi, apparaissent massivement dans la bouche de Jésus. En emploi absolu, πιστεύω apparaît dix-huit fois dans la bouche de Jésus, sept fois énoncé par le narrateur, et trois fois dans la bouche d’un personnage. Dans la construction au datif, onze occurrences sont dans la bouche de Jésus : neuf pour désigner la foi en lui80, une autre qui désigne la foi en ses paroles81, et une autre la foi en ses œuvres. Le narrateur fait une seule fois allusion à la foi en Jésus, en 8,31, et à sa parole en 2,22 et 4,50 ; le verbe construit au datif apparaît également dans la citation d’Isaïe en 12,38. Pour les personnages, une seule occurrence, dans la bouche des Juifs. Enfin, dans l’explicitation de l’objet de la foi dans les complétives introduites par ὅτι, une large majorité des occurrences, huit82 sur douze83, est encore dans la bouche de Jésus, seul à pouvoir révéler le mystère de son identité, de son origine. De plus, l’emploi de la forme verbale de la racine πιστεύω dans le quatrième évangile, plutôt que du substantif, souligne « le caractère vital et interpersonnel de la foi johannique »84. Et la construction avec εἰς et l’accusatif, absolument inconnue dans le grec classique et celui des Septante, proprement johannique, dit l’adhésion à la personne qui se révèle dans ce Nom85. I. de la Potterie a bien mis en lumière la dimension 78 2,11 ; 4,39 ; 7,5.31.39 ; 8,30 ; 10,42 ; 11,45 ; 12,11.37.42. Ajoutons les deux occurrences de εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ en 1,12 et 2,23. 79 Jean le témoin : 3,36 ; les pharisiens : 7,48 ; l’aveugle de naissance guéri : 9,36 ; le sanhédrin : 11,48. 80 4,21 ; 5,24.38.46 ; 8,45-46 ; 10,37-38 ; 14,11 (double construction, avec également ὅτι). 81 5,47. 82 8,24 ; 11,42 ; 13,19 ; 14,10.11 ; 16,27 ; 17,8.21. On peut ajouter 11,16, où le complément à l’accusatif est le pronom τοῦτο reprenant Ἐγώ εἰμι ἡ ἀνάστασις καὶ ἡ ζωή· ὁ πιστεύων εἰς ἐμὲ κἂν ἀποθάνῃ ζήσεται, καὶ πᾶς ὁ ζῶν καὶ πιστεύων εἰς ἐμὲ οὐ μὴ ἀποθάνῃ εἰς τὸν αἰῶνα. 83 Le narrateur n’utilise qu’une fois cette construction, dans l’épilogue de 20,31, pour parler de la foi en Jésus Christ Fils de Dieu, et une fois en 9,18 pour parler de la non-foi des Juifs dans le signe de l’aveugle-né guéri. Deux personnages seulement font écho à leur mesure à la révélation de Jésus, Marthe en 11,27, et les disciples, en 16,30. 84 MCPOLIN, The name, 47. 85 Dans le même sens, cf. BARRETT : « To receive Christ is to believe on his name. This construction of πιστεύειν with εἰς τὸ ὄνομα […] may be distinguished from πιστεύειν with the dative, which generally means “to give credence to”, but not from πιστεύειν with εἰς and the accusative. Allegiance as well as assent is intended […] John […] mentions only faith, not knowledge, as the means of life and regeneration », The
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dynamique de la préposition dans le quatrième évangile86, et en particulier dans cette expression : l’acte de croire qui caractérise l’attitude de ceux qui ont reçu de devenir enfants de Dieu n’est pas défini d’abord par l’objet de cette foi, comme c’est le cas lorsque πιστεύω est suivi du datif ou d’une complétive introduite par ὅτι87, mais par « un mouvement d’adhésion à [la] personne [en qui on met sa foi], un don de soi, en pleine confiance […]. La formule πιστεύειν εἰς […] implique toujours un mouvement intérieur d’adhésion à celui à qui l’on a donné sa foi »88. Il s’agit d’adhérer à, de se livrer en toute confiance à la personne en qui l’on croit89 et, dans le cas de l’expression πιστεύω εἰς τὸ ὄνομα, d’« accepter pleinement ce qu’exprime son “nom” : c’est croire en la personne, précisément en tant qu’elle est ce que son titre exprime »90. L’expression dit d’emblée la nécessité d’un chemin, une révélation à l’intérieur d’une relation. Le premier complément du verbe croire n’est donc pas directement le titre de Fils, ni au verset 12 ni au verset 13 : par le Nom, le prologue dit en germe, dans une expression capable d’être riche de tout ce qui ne peut être encore explicité, ce qui sera dévoilé par Jésus lui-même dans son histoire, et dans le récit qui y donne accès. C’est toute la fonction du prologue que de susciter l’adhésion du lecteur, afin que dans une histoire, dans une relation, il puisse recevoir la révélation du Fils devenu chair. Le prologue, proleptique, ne saurait se substituer à la traversée de tout l’évangile : il ne fait que pointer vers le fruit à attendre d’une telle traversée. « Croire en son Nom » doit être explicité par tout l’évangile91. gospel according to St. John, 163-164. Cf. aussi LENSKI, The Interpretation, 63 ; LA POTTERIE, « Naître de l’eau », 48-50, et 49, n. 1. La construction en εἰς suivi de l’accusatif et la portée sémantique du substantif ὄνομα convergent : cf. LINCOLN, The Gospel according to Saint John, 103. 86 Dans le grec hellénistique, les prépositions είς et ἐν tendent à devenir équivalentes. Mais à l’époque où est rédigé le quatrième évangile, cette mutation est encore en cours de transition. Pour LA POTTERIE, la préposition εἰς garde son sens dynamique. Nous y reviendrons plus loin à propos du v. 18 (cf. p. 172), le cas est difficile à trancher. Mais en tout cas, dans la construction πιστεύειν εἰς, qui se distingue de πιστεύειν τινί, il semble bien qu’il faille garder à la préposition sa valeur originelle : cf. LA POTTERIE, « L’emploi dynamique de είς », 376. Cf. également REGARD, Contribution à l’étude des prépositions dans la langue du Nouveau Testament, 223-227. 87 Même si bien sûr, cette dimension est incluse. 88 LA POTTERIE, « L’emploi dynamique de είς », 376. 89 MCPOLIN, The name, 48 ; LA POTTERIE, « L’emploi dynamique de είς », 376 ; MOLLAT, « La foi dans le quatrième évangile », 517 ; ABBOTT, Johannine grammar, n. 2305,2323, 2706-2713. 90 LA POTTERIE, « L’emploi dynamique de είς », 376. 91 Dans le même sens, cf. LA POTTERIE, « Naître de l’eau », 49-50, n. 2 : « Dans le prologue (1,12) est annoncée de façon générique la possibilité de devenir enfants de Dieu pour ceux qui croient εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ. Mais tout l’évangile est là pour révéler quel
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Tel est le projet de l’évangéliste, explicité en son premier épilogue, en 20,31. Là seulement, à l’autre extrémité de l’évangile, l’objet de πιστεύω est explicité : Ἰησοῦς ἐστιν ὁ χριστὸς ὁ υἱὸς τοῦ θεοῦ, et son fruit pour les croyants : ἵνα πιστεύοντες ζωὴν ἔχητε ἐν τῷ ὀνόματι αὐτοῦ. Pour conclure le récit, en inclusion avec le prologue, qui présentait d’abord le fruit pour les croyants, avant d’introduire l’objet de la foi, l’ordre est inversé : l’épilogue trouve son point d’orgue dans ce Nom du Fils en qui était la vie des hommes, ce Nom hospitalier pour ceux qui croient, qui entrent dans cette relation au Père source de vie. À l’intérieur de cette grande inclusion, tout le chemin de l’évangile est de conduire à croire en ce Nom du Fils de Dieu, Dieu, Messie donnant à ses oints d’avoir part à sa vie de Fils. 1.3.2. Reprise. Engendrement divin des croyants et foi dans le Nom du Fils unique L’étude de l’objet du croire au verset 12c a permis de réfuter, au niveau de la critique interne, l’argument selon lequel le verset 13 doit nécessairement expliciter 12c. Grâce au dialogue avec les partisans du singulier, nous voyons mieux désormais l’enjeu de l’enquête de critique textuelle du verset 13 pour notre question. Si l’objet du croire permettant de recevoir le don de la filiation divine est explicité dès le verset 13 comme le Nom de celui qui a été engendré virginalement de Dieu, le lien est fait explicitement dès le prologue entre la filiation divine des enfants de Dieu et celle du Fils de Dieu : c’est l’argument principal de ceux qui optent pour le singulier. Mais s’il appert que le texte transmis donne le verbe au pluriel, que dit l’évangéliste du lien entre la filiation des croyants et celle du Fils ? Nous avons vu que, à ce stade du livre, dans ces versets 12-13 où apparaît pour la première fois le motif de la filiation divine des croyants, 1- L’accent est mis sur les bénéficiaires du don de la filiation divine : sur l’attitude qui permet de recevoir ce don, à savoir la foi, et sur le fruit à attendre de cette foi – ceux qui croient ont été engendrés de Dieu. C’est bien l’engendrement de Dieu des croyants qui est l’objet du récit ; le Fils, lui, est déjà Fils de Dieu, « Fils unique d’auprès du Père » (verset 14) de toute éternité. 2- Les bénéficiaires du don de l’engendrement divin sont désignés par leur foi εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ : si l’expression n’est pas immédiatement est ce nom : c’est celui de “Christ” et de “Fils de/ Dieu”, avec les qualités qu’ils expriment. […] Entre Jn 1,12 et 20,31, il y a une sorte d’inclusion majeure, embrassant tout l’évangile. »
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explicitée en lien avec l’unique engendré de Dieu au verset 13, elle ne met pas d’emblée l’accent sur la filiation du Fils unique, mais sur un itinéraire de foi en celui qui va se révéler lui-même. Le fait qu’au verset 12, l’objet de la foi ne soit pas d’emblée un titre christologique, mais « son Nom », le Nom du Logos Dieu, est très signifiant : – Ce qui est premier dans l’objet de la foi, c’est la divinité du protagoniste, conformément à tout le début du prologue : c’est parce qu’il est Dieu que le Logos va pouvoir donner de devenir enfants de Dieu, d’être engendrés de Dieu. – « Croire en son Nom » met clairement l’accent sur la relation entre les bénéficiaires et le Logos, et sur la révélation qui sera donnée dans cette relation : il s’agit d’adhérer au Logos tel qu’il se manifeste, tel qu’il s’autocommunique. – Le titre μονογενής, qui désigne le Logos comme Fils unique apparaît bien dans le prologue : mais seulement à partir du verset 14, seulement à partir du début du témoignage en nous de ceux qui ont contemplé dans le Logos incarné la gloire du Fils unique d’auprès du Père : c’est en se mettant à l’écoute de ce témoignage de la révélation du Fils unique incarné, dans l’histoire – dans le récit – que le lecteur pourra découvrir tout ce que recouvre ce Nom, entrer dans une adhésion à sa personne telle qu’il la révèle. Après la prolepse de l’engendrement divin des croyants au verset 13, le prologue tourne le lecteur vers la révélation du Fils unique dans la chair. C’est dans ce récit, dans la révélation du Nom par le Logos incarné lui-même, qu’il faudra chercher le lien entre la filiation divine offerte aux croyants et celle du Fils révélée dans l’histoire du Logos incarné. Le prologue introduit le récit, en donne la clé de lecture et le fruit promis : il ne saurait se substituer à la traversée de tout l’évangile qui met en relation avec celui qui seul peut révéler le Nom. 1.4. De la syntaxe à l’interprétation : le sens de la triple négation 1.4.1. L’interprétation de la triple négation en faveur du pluriel 1.4.1.1. Objection : l’incompréhensible triple négation du verset 13 Pour J. Galot92 et les partisans du singulier en général, « la partie négative […] semble nier une évidence », à savoir la naissance des hommes selon les lois ordinaires. L’auteur en conclut que le verset 13 ne GALOT, Être né de Dieu, 98. De même, LENSKI, The Interpretation, 64-65 ; SABOURIN, « Who was begotten », 88 ; MCPOLIN, The name, 40. 92
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peut s’appliquer qu’au Christ : lui seul n’est pas né de l’union de l’homme et de la femme, « ni de la volonté de la chair, ni de la volonté d’un homme, mais de Dieu » ; ce verset s’appliquerait à la naissance virginale. J. Galot fait appel à Jn 3,3-6 pour montrer que Jn 1,13 niant la naissance selon la chair ne saurait être appliqué aux hommes : lorsque, dans son dialogue avec Nicodème, Jésus révèle la nécessité de la naissance d’en haut, il ne nie pas la première naissance, la naissance selon la chair des croyants – comme le fait, selon cet auteur, le verset 13 du prologue s’il est lu au pluriel93. Pour J. Galot, la triple insistance ne se comprend que si l’on y voit « [l’affirmation] du caractère virginal de la naissance du Christ »94 contre les « premiers négateurs de la naissance virginale, probablement les ébionites »95. Avec la leçon au pluriel, on s’explique mal le caractère polémique. 1.4.1.2. Réponse à l’objection : signification de la triple négation au verset 1,13 lu au pluriel Comme le soulignent les objections ci-dessus la leçon au pluriel est la lectio difficilior. Plusieurs réponses peuvent cependant être apportées, qui permettent de mettre en lumière la portée de la triple négation au commencement du paradigme de la filiation divine des croyants. • Un engendrement d’un tout autre ordre : l’accent est sur l’origine divine Nous avons montré plus haut que le verset 13 (cf. 1.2) était à interpréter comme une explicitation et une effectuation de la foi des croyants indiquée au verset 12b. Le Logos a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu : ceux qui l’ont reçu ont été engendrés de Dieu – et il faut préciser : cet engendrement n’est pas un engendrement selon la chair, que les hommes peuvent se donner à eux-mêmes, il est un don de Dieu. Même si cet engendrement a eu lieu dans l’histoire, même si cet événement a concerné des hommes, cependant, cette transformation passe ce qui est à la portée des créatures. La précision apportée par le verset 13 pointe l’origine de cet engendrement : non pas les sangs – que l’on comprenne les sangs comme l’union du sang de l’homme et du sang de la femme dans la procréation, Cf. GALOT, Être né de Dieu, 96. GALOT, ibidem, 98. 95 GALOT, ibidem, 98. Argument déjà retenu par HARNACK, Studien zur Geschichte, 298. Nous avons évoqué la polémique anti-ébionite : cf. p. 46-47, 50, 61. 93 94
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dans la lignée d’Augustin96, « les éléments masculin et féminin »97, ou même comme désignant la sexualité féminine, le sang génital de la mère, selon l’interprétation qui nous paraît improbable de H.J. Cadbury98, c’est clairement l’origine humaine de l’enfant qui est visée –, non la volonté de la chair, non la volonté de l’homme, mais Dieu lui-même. Ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν. L’évangéliste ne nie pas que les croyants soient nés d’un père et d’une mère ; mais ici il explicite qu’est donné un engendrement d’un tout autre ordre99 : l’engendrement de Dieu, advenu dans l’histoire de ces croyants grâce au don accordé par le Logos100. L’entretien de Jésus avec Nicodème invoqué par J. Galot n’est pas non plus une objection décisive101 : Jésus l’explique à Nicodème, il faut bien renoncer aux caractéristiques de l’engendrement physique naturel pour 96 Ex sanguinibus enim homines nascuntur maris et feminae, AUGUSTIN, Evang. Joan., PL 35, 1395. Cf. CIPRIANI, « Il Sangue di Cristo », 139-152. Dans ce sens, CARSON, The Gospel according to John, 126 ; MOLONEY, The Gospel of John, 38 et 45 ; DIAZ RODELAS, « La generacion divina », 375. 97 GALOT, Être né de Dieu, 100. Cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 164 : « οὐκ ἐξ αἱμάτων. This and the two following phrases serve to accentuate ἐκ θεοῦ. No human agency is or can be responsible for such a birth as this. In ancient thought blood was sometimes considered the means of procreation; cf. Wisd. 7:2, Philo, Op. 132. The plural, “bloods”, is unusual but cf. Euripides, Ion 693, and the common use of דמים in Hebrew. Probably the blood of father and mother is meant ». MEYER, Critical and exegetical hand-book, 83-84 : « the blood being regarded as the seat and basis of the physical life (comp. on Acts 15:20), which is transmitted by generation. » LE FROIS, « Spiritual motherhood », 423-424. BRAUN, La Mère des fidèles, 39 : « le pluriel (les sangs) est un euphémisme signifiant l’union des éléments qui concourent normalement à la génération d’un enfant ». 98 Cf. CADBURY, The ancient physiological, 430-439. Cette interprétation est mise à profit par HOFRICHTER, Nicht aus Blut, qui défend, seul, l’interprétation de μονογενής « comme signifiant non pas simplement “fils unique” mais “ayant un unique parent” – c’est-à-dire tenant son essence du Père seul » : cf. PRYOR, « Of the Virgin Birth », 313. Pour la compréhension du sang comme sang de la mère, cf. également R.B. BROWN, « Prologue », 436. 99 Dans le même sens, cf. CARSON, The Gospel according to John, 126 : « Being born into the family of God is quite different from being born into a human family. “Natural descent” […] avails nothing. […] New birth is, finally, nothing other than an act of God ». C’est nous qui soulignons. Cf. aussi DIAZ RODELAS, « La generacion divina », 375. 100 En ce sens, RIDDERBOS : « In all three the reference is to the natural process of procreation – that which lies within human power […].The “dualism” expressed in vs. 13 is […] rooted in the distinction […] between God as the all-controlling Spirit and the human person in his or her creaturely dependence », RIDDERBOS, The Gospel according to John, 47. C’est nous qui soulignons. Dans le même sens, cf. aussi LINDARS, The Gospel of John, 92 ; KÖSTENBERGER, John, 2004, 39 ; A. DURAND, Évangile selon Saint Jean, 20. 101 Comme Galot, LENSKI évoque Nicodème pour montrer combien il est absurde que la triple négation porte sur l’engendrement naturel des croyants : The interpretation, 64-65. Mais justement, Jésus lui-même, au ch. 3, révèle la naissance d’en haut à partir de la négation qu’il s’agisse d’une simple naissance naturelle, consistant à retourner dans le sein de sa mère. D’autres auteurs montrent bien la profonde cohérence, au contraire, entre
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recevoir le don d’un engendrement d’un autre ordre102, « de Dieu »103, d’une « régénération surnaturelle »104. L’argument de J. Galot, suivi notamment par M. Vellanickal, est qu’au ch. 3, Jn distingue simplement les deux naissances, sans nier l’humaine naissance ; les deux naissances qui s’opposent ne sont pas la naissance charnelle et la naissance spirituelle, mais la naissance de Dieu et celle du diable (ch. 8)105. Mais en faisant comprendre à Nicodème qu’il ne s’agit pas de rentrer dans le sein de sa mère une seconde fois, Jésus nie bien que la naissance d’en haut dont il parle soit du même ordre que la naissance charnelle. Bien sûr, l’opposition du ch. 8 est d’un autre ordre : elle porte sur le Père dont les hommes sont les enfants. Aux ch. 1 et 3, l’opposition a également tout son sens, mais un sens différent : il s’agit de qualifier l’engendrement qui constitue enfants de Dieu en révélant qui en est l’origine, l’agent. Les deux sont liés : parce que l’évangile parle d’un engendrement dont le Père est Dieu, alors le type d’engendrement est tout à fait unique, il ne peut être l’œuvre que de Dieu lui-même. Le fait que l’opposition au ch. 8 soit d’un autre ordre et exprimée différemment n’empêche nullement que Jean ait recours en 1,13 à une triple négation appuyée, parce qu’essentielle à son propos, dont nous mettrons en lumière la portée. La triple négation n’a donc rien de surprenant ou de « réellement étrange »106, elle est profondément cohérente avec l’ensemble du prologue : le Logos est Dieu, et c’est pourquoi il peut donner le pouvoir de devenir enfants de Dieu à ceux qui le reçoivent, selon un engendrement radicalement autre que l’engendrement naturel selon la chair. Selon une caractéristique du style johannique, l’auteur commence par exprimer avec force l’aspect négatif, avant d’affirmer en positif sa pensée, avec un effet d’emphase appuyé107 : c’est de Dieu qu’ils sont nés. • Sans allusion à la naissance virginale de Jésus Bien des auteurs analysent la triple négation comme l’affirmation de la naissance virginale. Cela conduit les partisans du singulier à voir dans le verset 13 l’évocation de la naissance virginale du Fils, prototype de la 1,13 et le thème de la nouvelle naissance du ch. 3 : cf. par exemple CARSON, The Gospel according to John, 126. 102 Cf. BLANCHARD, « Né d’un vouloir de chair ? », 31 ; MACLEOD, « The reaction », 410. 103 Le texte insiste sur la différence entre les deux types d’engendrement : cf. dans le même sens HOSKYNS, The Fourth gospel, 146 : « In order to avoid confusion between the two, the divine generation must be expressed in a series of strong negatives ». 104 A. DURAND, Évangile selon Saint Jean, 21. 105 Cf. VELLANICKAL, « Who was born... of God », 215. 106 GALOT, Être né de Dieu, 96. Même qualification chez BRAUN, La Mère des fidèles, 37. 107 Cf. LE FROIS, « Spiritual motherhood », 423.
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naissance de Dieu des croyants du verset 12 – nous le verrons au prochain point. D’autres auteurs, plutôt que de conclure en faveur de la leçon au singulier, voient dans cette formulation d’emblée étonnante un indice que l’auteur aurait délibérément employé un langage faisant écho à la naissance virginale pour décrire la nouvelle naissance des croyants108. Pour le lecteur familier de Lc, le lien se fait en effet facilement entre Jn 1,13 et la naissance virginale109 – et cette explication est sans doute éclairante de l’apparition de la leçon au singulier. Mais si l’on s’en tient au texte johannique lu selon son projet spécifique en se gardant de tout tatianisme, pas plus ici que dans le reste du quatrième évangile l’accent n’est mis sur la conception virginale ; il n’est pas question ici de Joseph ou de Marie110 comme en Lc 1,34-35 ou Mt 1,18.20-23 ; l’accent est sur la naissance « de Dieu » en opposition à la naissance selon la chair, et non sur la modalité de la naissance qui justement distingue la naissance miraculeuse virginale de Jésus et celle des croyants, venus dans le monde selon un mode habituel, charnel111. Et si certes l’engendrement « de Dieu » pourrait, en soi, avoir pour sujet le Fils de Dieu fait chair, à ce stade du verset 13, qui constitue une seule phrase avec le verset 12, il est pour le moment question de l’engendrement des enfants de Dieu. Le lien entre l’engendrement divin des croyants et la filiation du Fils unique ne se fait pas par une allusion à la naissance virginale112. Du fait que l’auteur du quatrième évangile connaissait très probablement les récits de l’enfance et en particulier la tradition lucanienne de la conception virginale du Fils de Dieu, nous ne concluons pas qu’il faille tenir compte de cet arrière-fond non immédiatement convoqué pour lire le prologue johannique, mais plutôt que Jn a un autre dessein à ce moment de son évangile113. Plutôt que de plaquer le texte lucanien sur le prologue johannique, cherchons le sens du traitement spécifique du personnage de la mère de Jésus dans le quatrième évangile : pourquoi Jean réserve-t-il 108 Ainsi HARNACK, Zur Textkritik und Christologie, 545, d’après LE FROIS, « Spiritual motherhood », 427 ; HOSKYNS, The Fourth gospel, 165 ; LE FROIS, ibidem, 427 et 430431 ; CROSSAN Dominic, « The Marian Significance », 99-107 ; BARRETT, The gospel according to St. John, 164. 109 HOSKYNS cherche à montrer que le lecteur de Jean connaissait sans doute l’évangile de Luc, que les évangiles de l’enfance sont connus du lecteur du prologue johannique : cf. The Fourth gospel, 165. 110 Contre LE FROIS, « Spiritual motherhood », 430-431. 111 Dans le même sens, LINCOLN, The Gospel according to Saint John, 103. 112 Dans le même sens, BEASLEY-MURRAY, John, 13. 113 Cf. A. DURAND, Évangile selon Saint Jean, 21. Sur ce point, nous consonnons avec BRAUN, partisan du singulier, lorsqu’il dit : « S’il passe sous silence [les récits de l’Annonciation et de la Nativité] […], sans doute les jugeait-il suffisamment connus de ses lecteurs ou étrangers à son dessein » (La Mère des fidèles, 41-42). C’est nous qui soulignons.
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l’apparition de la mère de Jésus à la croix, au moment où Jésus allant jusqu’au bout de son obéissance filiale, confie à sa mère celui qu’il appelle son fils, en Jn 19 ?114 • Du sens de la triple négation : l’inouï de l’engendrement ἐκ θεοῦ J. Galot argumente pour le singulier en situant le verset dans le contexte de la lutte anti-ébionite, qui permet d’expliquer le caractère polémique d’une telle insistance. Nous avons au contraire commencé à montrer que la logique interne du texte, qui veut distinguer entre la naissance charnelle et la naissance spirituelle, donne un sens plus cohérent au texte. L’insistance de la triple négation se comprend parfaitement dans le mouvement d’ensemble de la phrase, pour affirmer avec force et contraste l’inouï du don révélé au seuil de l’évangile : ceux qui ont reçu le Logos divin, ceux qui croient en son Nom, et ont reçu de lui de pouvoir devenir enfants de Dieu, sont véritablement nés « de Dieu ». La triple négation οὐκ ἐξ αἱμάτων οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκὸς οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρός donne tout son poids à la quatrième occurrence de la préposition dans le point d’orgue de la longue période des versets 12-13. On peut parler d’une insistance polémique, ou encore, avec R.B. Brown, d’une « dramatisation »115 mettant un fort accent sur l’origine divine : il s’agit de révéler, contre tout homme qui n’a pas encore reçu le Logos Dieu, que parce qu’il est Dieu, il a véritablement donné à ceux qui croient de naître de Dieu. Il y a bien polémique, non certes contre le fait que les hommes sont nés naturellement, mais contre une conception de l’engendrement divin qui placerait encore d’une manière ou d’une autre son origine en l’homme laissé à lui-même116. L’ἐξουσία de devenir enfants de Dieu est donnée par le Logos-Dieu, l’engendrement a pour agent Dieu : il est d’un tout autre ordre que l’appartenance à un lignage humain, fût-il celui du peuple de Dieu. La triple formulation négative précédant la formulation positive sur l’engendrement « de Dieu » est convergente avec la composition des versets 10-13 mise en évidence117. « Le monde ne l’a pas connu », et même « les siens ne l’ont pas reçu, mais à tous ceux qui l’ont reçu, il a 114
Cf. notre étude, p. 331-347. R.B. BROWN, « Prologue », 436 : « Verse 13 dramatizes the divine means of the new birth of those who choose to accept sonship ». Pour le dire avec MORRIS, « The new birth is always sheer miracle. All human initiative is ruled out. People are born “of God”; they can be born into the heavenly family in no other way. » (The Gospel according to John, 90). 116 Dans le même sens, WESTCOTT, The Gospel according to St. John, 9. 117 Cf. p. 65. 115
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donné » : si l’on voit dans οἱ ἴδιοι une allusion à ceux que le Logos a élus, le verset 12 ouvre largement le champ des bénéficiaires du don de la filiation divine : le seul critère pour le recevoir est l’accueil du Logos, la foi en son Nom, et non, comme l’explicite le verset 13, une considération charnelle : Ceux qui l’ont reçu, Juifs ou non, sont ceux qui ont compris l’inutilité des seuls liens charnels avec le peuple élu et qui ont accepté la nouvelle naissance qui leur était offerte118.
La lecture de la triple négation comme signifiant la filiation de Dieu par opposition à la filiation des circoncis semble fort probable119, cohérente avec le contexte immédiat du prologue, comme avec l’ensemble de l’évangile120, et compte tenu des premiers destinataires du quatrième évangile. L’évangéliste ouvre son œuvre de révélation de la filiation divine offerte à ceux qui accueillent le Logos, en montrant ce qu’elle a de profondément nouveau par rapport à la filiation du peuple de l’Alliance121. Cette explication qui tient compte de la polémique avec les Juifs ne fait pas nombre avec la première. La naissance selon la chair, l’appartenance à un peuple, ne font pas fils de Dieu : Dieu seul donne l’autorité de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient dans le Logos122. Contre les prétentions des Juifs (cf. Jn 8), on ne peut naître de Dieu hors de l’accueil du Logos Dieu – qui à partir du verset 14 va être révélé comme le μονογενής παρὰ πατρός. 1.4.1.3. Les trois affirmations négatives, pierres d’attentes de la révélation du novum annoncé Aussi, il ne nous semble pas que l’on puisse dire que « cette triple négation […] ne projette aucune lumière sur la nature de cette naissance VIARD, « Singulier ou pluriel », 520. Beaucoup de commentateurs font au moins allusion à cette dimension (à la lumière de la polémique de Jn 8 : cf. note 174, p. 113 ; p. 123 ; note 228, p. 283 ; note 241, p. 381 ; note 55, p. 428 ; note 96, p. 440 ; note 2, p. 474) : ainsi WESTCOTT, The Gospel according to St. John, 9 ; HOSKYNS, The Fourth gospel, 147 ; VIARD, « Singulier ou pluriel », 520 ; MORRIS, The Gospel according to John, 90 ; PRYOR, « Of the Virgin Birth », 302 ; CARSON, The Gospel according to John, 126 ; MACLEOD, « The reaction », 411 ; LINCOLN, The Gospel according to Saint John, 103 ; KÖSTENBERGER, « John », Commentary on the New Testament use of the Old Testament, 2007, 421-422 ; LIGHTFOOT, A commentary on the New Testament from the Talmud and Hebraica, III, 240-241. 120 Cf. KEENER, The Gospel of John, 402. 121 Les v. 16-17 vont dans le même sens : cf. plus loin, p. 165-168. 122 LENSKI a bien montré comment l’intertextualité avec l’Ancien Testament permet de mettre en pleine lumière la centralité du Christ, du don de Dieu, dans la révélation du don de la filiation dans le Christ : The Interpretation, 60-61. 118 119
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spirituelle »123 : dire le rejet du Logos avant de parler de son accueil, expliciter triplement la naissance par la négative avant de l’expliciter positivement, c’est dire dès le prologue, de manière encore énigmatique et concentrée124, combien ce don de Dieu est accordé dans une histoire marquée par le rejet, dans un acte divin de salut, dans une conversion d’une filiation tout humaine à une filiation divine qui ne peut que se recevoir totalement de Dieu. Puisque ces versets 12-13 disent explicitement et positivement que cette naissance ne peut être que l’œuvre de Dieu, et que cette naissance n’est, négativement, ni de sangs, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, on peut poser la question au texte qui s’ouvre : ces affirmations négatives sont-elles des pierres d’attente pour la révélation du novum ici annoncé, comme la négation par JB des titres messianiques à lui attribués sera amorce de la révélation du Messie véritable ? – Engendrés « non des sangs… » : par un sang versé ? Si ce n’est des sangs (au pluriel) du père et de la mère humains, de quel sang (au singulier) naît celui qui est engendré de Dieu ? E.C. Hoskyns a osé cette hypothèse suggestive, expliquant l’emploi inattendu du pluriel αἱμάτων125 : L’Évangéliste ne peut écrire que les/ chrétiens ne sont pas nés de sang (au singulier), parce que leur naissance dépend bien, en réalité, d’une mort qu’il décrira plus tard comme impliquant l’effusion du sang (19,34126)127.
Ils ont été engendrés non des sangs, mais de Dieu : du sang du LogosDieu, incarné, glorifié. – Engendrés « non de la volonté de la chair… » : par la volonté d’une chair ? Si cette naissance de Dieu est liée à l’accueil du Logos, est-il une volonté de chair qui permettra cette naissance de Dieu ? Nous y reviendrons MCHUGH, La mère de Jésus, 307. Conformément au genre littéraire de la péricope : nous avons déjà évoqué cette caractéristique, p. 81 ; nous développerons ce point plus loin : cf. p. 107-108 et 210. 125 L’emploi du pluriel est inattendu : par exemple, les 31 occurences de αἷμα dans Les Antiquités et La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe sont toutes au singulier. Cf. Sg 7,1-2 : « Je suis, moi aussi, un homme mortel, pareil à tous, un descendant du premier être formé de la terre. J’ai été modelé en chair dans le ventre d’une mère, 2 où, pendant dix mois, dans le sang j’ai pris consistance, à partir d’une semence d’homme et du plaisir, compagnon du sommeil » (BJ 1973) ; δεκαμηνιαίῳ χρόνῳ παγεὶς ἐν αἵματι ἐκ σπέρματος ἀνδρὸς καὶ ἡδονῆς ὕπνῳ συνελθούσης. 126 Les seules autres occurrences de αἷμα dans le quatrième évangile sont au singulier : le substantif est utilisé pour désigner le sang jaillissant du côté transpercé du Fils de l’homme élevé (19,34), ce sang dont Jésus a révélé par avance qu’il allait le donner à boire, en boisson pour la vie éternelle (6,53.54.55.56). 127 HOSKYNS, The Fourth gospel, 146-147. Dans le même sens : WHITACRE, John, 56. 123
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en étudiant le lien au verset 14, qui voit reparaître le terme nié au verset précédent : Καὶ ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο128 ; et en regardant plus loin comment l’ouverture du paradigme de la filiation divine des croyants conduit au témoignage du Fils unique du Père, au récit de son obéissance jusqu’au bout au commandement du Père129. – Engendrés « non de la volonté de l’homme » : par la volonté d’un homme ? De même que le premier segment ouvrait à une question par l’énigme du pluriel, de même ici : pourquoi l’emploi d’ἀνήρ plutôt qu’ἄνθρωπος ? On explique souvent que c’est en tant que l’homme vir a l’initiative de l’union sexuelle. En tout cas, le choix de ce terme comme celui du terme σάρξ dans le deuxième segment permet de pointer déjà, même si c’est par la négative et de manière encore très indirecte, vers un homme particulier, le Logos devenu chair, lui que le prologue a dès le commencement révélé être Dieu. 1.4.2. Reprise. Dieu seul peut engendrer de Dieu Nous avons montré, en critique interne, que la triple négation a tout son sens lorsque l’on lit le verset au pluriel : l’explicitation du verset 13 met fortement l’accent sur l’origine divine de ceux qui sont nés de Dieu. L’engendrement de ceux qui accueillent le Logos est d’un tout autre ordre que l’engendrement selon la chair, comme Jésus le révèlera à Nicodème. La filiation divine offerte aux croyants n’est pas une filiation humaine, comme l’est encore, de façon paradigmatique, la filiation ethnique dont se réclament les fils d’Abraham : elle ne peut être que le fruit d’un engendrement par Dieu lui-même, où ceux qui n’étaient pas enfants de Dieu reçoivent de le devenir, en accueillant le Logos Dieu et en croyant en son Nom. Cette insistance sur l’origine des enfants de Dieu dans le prologue d’un récit largement consacré à la révélation de l’origine du Fils Unique, Logos incarné, est une pierre d’attente de la révélation du lien que l’évangile fera entre la filiation divine des croyants et celle du Fils unique venu d’auprès du Père, l’Envoyé130.
128
Cf. 2.1, p. 96-98. Cette dimension de l’obéissance est une caractéristique centrale de la filiation du Fils vécue dans la chair. Cf. p. 345, 373, 445, 462. 130 Nous mettons une majuscule au participe substantivé « l’Envoyé » quand il s’agit de Jésus, pour éviter une confusion avec JB ou les disciples. 129
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2. LE
VERSET
13 EN SON CONTEXTE IMMÉDIAT : JN 1,12-13 ET 14
Continuons de répondre à l’objection déjà évoquée – selon laquelle la leçon au singulier serait préférable, parce qu’il serait nécessaire que le texte parle explicitement de la filiation du Fils unique au verset 13 – en étudiant le lien entre les versets 12-13 et le verset qui suit immédiatement. Nous chercherons à dégager le sens de l’enchaînement des versets 12-13 et 14, en scrutant (1) le sens de la reprise du mot crochet σάρξ entre les versets 13 et 14, puis (2) celui de la conjonction καί ouvrant le verset 14 ; nous répondrons alors (3) à l’objection fondamentale selon laquelle l’affirmation de l’engendrement prototypique du Fils unique (au verset 13 lu au singulier) est nécessaire au seuil du prologue ; enfin (4) nous verrons ce que le genre littéraire du prologue apporte comme lumière à cette question. 2.1. L’engendrement « de Dieu » n’est pas selon la chair, mais le Verbe-Dieu s’est fait chair 2.1.1. Objection : l’utilisation du mot σάρξ aux versets 12-13 et 14 En s’appuyant sur l’articulation entre les versets 12-13 et 14, et la reprise du terme σάρξ, J. Galot pense trouver un autre argument en faveur du singulier : Au verset 13, Jean aurait d’autant moins de raison d’opposer la filiation divine des croyants à la naissance selon la chair qu’aussitôt après il déclare : « Et le verbe s’est fait chair ». Cette affirmation capitale ne cadrerait guère avec la négation de toute génération charnelle pour les chrétiens. Dans la perspective gnostique, qui comprend « le Verbe s’est fait chair » dans un sens spirituel et qui nie la véritable Incarnation, la négation au pluriel se justifie davantage. Mais dans la perspective authentiquement chrétienne, le rejet de la naissance charnelle pour les croyants ne s’harmonise pas avec l’événement du Verbe qui prend une chair humaine131.
2.1.2. Réponse à l’objection : le sens de σάρξ en Jn 1,12-13 et 14 • Deux ordres de génération En réalité, nous l’avons bien montré, le point n’est pas au verset 13 de nier que les croyants soient nés selon la chair : mais de dire avec force dans la triple négation que l’engendrement ἐκ θεοῦ est d’un tout autre ordre que la naissance naturelle, cet engendrement trouvant toute son 131
GALOT, Être né de Dieu, 97.
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origine en Dieu seul. Alors, on comprend toute la logique, au contraire, de l’enchaînement avec le verset 14. • L’utilisation johannique de σάρξ – Le contraste entre les deux occurrences aux versets 12-13 et 14 La réapparition du terme σάρξ, loin de « ne pas cadrer », est signifiante : * Les versets 12-13 viennent d’ouvrir explicitement le paradigme de la filiation divine des croyants en insistant fortement, nous l’avons vu, sur l’acte de Dieu qui peut seul engendrer à la vie divine. * Le verset 14 voit reparaître explicitement le sujet du prologue, ὁ λόγος, pour la première fois depuis la triple occurrence du verset 1. Les croyants n’ont pas été engendrés de la volonté de la chair, car cette filiation divine ne peut avoir une origine humaine. Mais aussitôt, il est question d’une autre chair : celle qu’est devenu dans l’histoire le Logos, qui est Dieu. Loin d’être un obstacle pour le sens, la reprise du même terme σάρξ, alors que l’évangéliste pouvait fort bien employer le terme ἄνθρωπος pour désigner l’Incarnation, est un signal pour le lecteur, invité à scruter le lien entre le don de la filiation divine des croyants et l’incarnation du Logos- Dieu. – La « chair » dans le quatrième évangile Cette double occurrence de σάρξ aux versets 13 et 14 est d’autant plus signifiante que le terme est rare dans le quatrième évangile : seulement treize occurrences, réparties de manière suggestive, essentiellement aux ch. 1, 3 et 6, dont sept occurrences pour le seul ch. 6. Une étude de ces occurrences permet de remarquer que : * Certes la chair laissée à elle-même ne peut naître à la vie d’enfant de Dieu : c’est en ce sens que l’on comprend la négation de 1,13, et le sens de σάρξ en 3,6, où σάρξ s’oppose à πνεῦμα, comme en 6,63, et en 8,15. * Mais cette chair, qui ne peut prétendre par elle-même à la vie d’enfant de Dieu peut recevoir le « pouvoir de devenir enfant de Dieu », de Dieu : le Père a donné au Fils pouvoir (ἐξουσία), sur toute chair, ἵνα πᾶν ὃ δέδωκας αὐτῷ δώσῃ αὐτοῖς ζωὴν αἰώνιον (17,2). Et le Fils donne à tous ceux qui croient en lui le pouvoir (c’est le même mot ἐξουσία, en 1,12) de devenir enfants de Dieu, de vivre de la vie de Dieu. * Ce pouvoir que lui a conféré le Père, le Fils l’exerce en devenant chair lui-même (1,14) et en livrant cette chair, chair et sang (comme en 1,13), qu’il donne à manger et boire pour donner la vie éternelle. La chair du Fils de l’homme (6,53) n’est pas une chair humaine close sur elle-même, elle est la chair du Fils unique (verset 14) descendu du Ciel
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(6,51), chair qui donne esprit et vie (6,63), chair qui fait demeurer dans le Fils ceux qui la mangent (6,56, où apparaît pour la première fois la formule d’immanence réciproque). Ce terme clé, mot crochet liant les versets 12-13/14 invitera le lecteur à creuser le lien entre la filiation des croyants (1,12-13) et la filiation du Fils unique vécue dans la chair jusqu’à sa glorification, jusqu’au don de cette chair donnée à manger en nourriture. Pour le moment, au seuil de l’évangile, ce gond des versets 13 et 14, avec le mot crochet σάρξ, met en lumière une articulation clé au moment où démarre le paradigme de la filiation des croyants : de l’évocation du don de la filiation divine non selon la chair, le texte rebondit et fait entendre la confession des témoins du Logos Dieu devenu chair. Entre la première triple occurrence de ὁ λόγος et la suivante au verset 14, on est passé du verset 1 présentant le Logos dans l’éternité, Dieu auprès de Dieu de toute éternité (cf. le quadruple ἦν) à l’entrée du Logos-Dieu dans l’histoire : Καὶ ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο. Le don de Dieu, qui n’est pas victoire de la chair, est donné par Dieu, dans une chair, dans une histoire. 2.2. L’enchaînement des versets 12-13 et 14 : le sens de la conjonction καί Revenons plus en détail sur le sens à donner à la conjonction καί, puisque c’est sur cette articulation logique que porte bien souvent le débat. 2.2.1. Objection : la coordination καί soutient la lecture au singulier Les défenseurs de la lecture au singulier avancent trois arguments à partir de la coordination καί au début du verset 14. – D’abord, pour eux, l’utilisation du καί établit un lien immédiat avec ce qui précède132. Selon eux, le verset 13 explicite l’objet de la foi des croyants, ce Nom qui donne à ceux qui croient en lui le pouvoir de devenir enfants de Dieu ; et dans la continuité de cette relative christologique, bien rattachée à ce qui suit par un καί épexégétique ou explicatif, advient la proposition coordonnée du verset 14, qui continue de parler du Fils133. Pour eux, le καί commençant le verset 14 suppose donc nécessairement la leçon christologique au verset 13134. VELLANICKAL, The divine sonship, 118. Cf. BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 24 ; LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 370 et 371. 134 Cf. HARNACK, Studien zur Geschichte, d’après PRYOR, « Of the Virgin Birth », 299 ; LENSKI, The Interpretation, 66 ; GALOT, Être né de Dieu, 104 ; MCPOLIN, The name, 132 133
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– Ce premier argument est repris d’une manière négative : si les versets 13 et 14 traitent de deux acteurs différents, le καί est utilisé d’une manière incohérente. Selon F.M. Braun, par exemple, le verset 13 lu au pluriel « ne préparerait en rien le verset 14 […] dont la conjonction pendrait en quelque sorte dans le vide »135. – Enfin, l’argument à partir du καί est développé d’une manière plus complète à partir des différentes occurrences de la préposition dans le prologue. R.C.H. Lenski montre que chacune des neuf occurrences précédentes établit un lien fort entre les propositions qu’il relie. Si c’est le cas, l’apparente disjonction entre les versets 13 et 14 dans le cas d’une lecture au pluriel paraît moins compréhensible. 2.2.2. Réponse à l’objection : la valeur d’articulation du καί 2.2.2.1. Un καί qui commence une nouvelle phrase Certes, comme l’a montré R.C.H. Lenski, chacune des neuf premières occurrences de la préposition καί établit un lien fort entre les termes reliés. Mais l’occurrence du καί commençant le verset 14 est première en son genre136 : elle seule commence une phrase ; elle coordonne – si l’on tient que ce καί coordonne le verset 13 et le verset 14 – un verbe au passif à un verbe à l’actif, une proposition subordonnée et une proposition indépendante ; elle marque un changement. Les neuf précédentes ont, dans les courts ensembles qu’elles cimentent, une « fonction associative »137 : dans la première vague138, le procédé de l’anadiplose permet, à deux reprises, de former de petites unités qui forment un tout139 ; dans 39, n. 16 ; VELLANICKAL, The divine sonship, 118 ; HOFRICHTER, Nicht aus Blut, 134, d’après PRYOR, idem. 135 BRAUN, « Qui ex Deo natus est », 22, et La Mère des fidèles, 37. 136 PRYOR souligne que l’emploi de καί n’est pas le même : cf. « Of the Virgin Birth », 303. 137 BUTH, « Οὖν, Δέ, Καί, and Asyndeton », 153. 138 Nous renvoyons à la composition du prologue que nous présenterons plus loin. Cf. p. 143. 139 Ainsi, les v. 1-2, commencement de l’évangile, scrutent le mystère qu’est le Logos de toute éternité. De même, les v. 4-5 forment un tout, à l’intérieur duquel les καί lient les différents segments scrutant le mystère de ce qu’est le Logos en sa relation aux hommes ; le dernier καί de cette anadiplose ayant une valeur adversative. Entre ces deux anadiploses, le v. 3 aussi est une petite unité, formée par deux propositions coordonnées par καί, dans un parallélisme d’intensification. Pour ces versets – mais pas, selon nous, pour le v. 14a –, on peut dire ce que HOFRICHTER dit à propos de tous les emplois de καί dans le Prologue, selon PRYOR, « Of the Virgin Birth », 303 : « While acknowledging that the use of καί to introduce a new theme is a johannine technique (2:1, 13, 7:1, 9:1) he says that in the Prologue this is not so. There its function is to bind thought segments into a single whole. Examples of this use of καί in the middle of a thought segment are
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la deuxième vague, à nouveau, la conjonction καί est utilisée dans des dispositions en parallèle140. Le verset 14, de même, avec ses trois καί, forme un tout : et c’est ce tout qui est relié à ce qui précède par le premier καί, d’un autre type que tous les précédents, puisque c’est la première fois que καί commence une phrase141. 2.2.2.2. Un καί qui n’introduit pas une nouvelle partie Nous pensons comme R.C.H. Lenski que ce καί ne commence pas une nouvelle partie : d’une part, à cause du mot crochet σάρξ reliant les versets 13 et 14142 ; d’autre part, nous y reviendrons en analysant la composition du prologue143, la reprise au verset 15 du motif de Jean le témoin – qui marquait clairement le début d’une nouvelle partie au verset 6 – semble indiquer le commencement d’une troisième partie, tandis que le verset 14, relié à ce qui précède par la conjonction de coordination et le mot crochet, est le point culminant de la deuxième vague. Mais cette observation commune avec R.C.H. Lenski ne nous fait pas aboutir à la même conclusion. Pour cet auteur, si le verset 14 ne continuait pas avec le même sujet que le verset 13, alors, le verset 14 commencerait nécessairement une nouvelle section du prologue : puisque ce n’est pas le cas, il en conclut que le verset 13 doit être au singulier. Il nous semble comme à lui que le verset 14 ne commence pas une nouvelle section : il faut donc expliciter le lien établi par le καί entre le verset 14 et ce qui précède. 2.2.2.3. Une articulation à scruter On ne peut donc, comme R.C.H Lenski ou P. Hofrichter144, mettre le καί du verset 14a sur le même plan que les neuf occurrences précédentes. Ce lien qui unit le verset 14 en son ensemble – et la suite du prologue – à ce qui précède – spécialement aux versets 12-13 grâce au mot crochet, mais aussi à l’ensemble commencé avec le verset 1 – n’est pas du même found in v. 1, 3, 4-5, 10, 11 », et qui lui fait conclure, à propos du καί commençant le v. 14 : « To use καί to introduce a new theme would be a break with the Prologue pattern. This encourages P. Hofrichter to assert that v. 13-14 form one thought segment ». 140 Au v. 10 d’une part, au v. 11 d’autre part, avec en 10c et 11b une valeur adversative. 141 Les autres καί apparaissent tous à l’intérieur d’une anadiplose ou d’une construction parallèle. Nous ne considérons pas que le v. 5 est une nouvelle phrase, tant les v. 4 et 5 sont unifiés par le procédé de l’anadiplose. 142 Ce sont les deux seules occurrences du terme dans le prologue. 143 Cf. le point 2 du chapitre III, p. 131-197. 144 HOFRICHTER, Nicht aus Blut, 134. Cf. PRYOR, « Of the Virgin Birth », 302-303.
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ordre que le lien observé dans les anadiploses : il est une articulation clé du prologue qui ne saurait se réduire à un simple lien copulatif. – Le καί ouvrant le verset 14 a bien une fonction d’unifier le verset à ce qui précède : dans le sujet du verset 14, tout ce qui a été dit du Logos depuis le début du prologue est ressaisi – il est Dieu (première vague), il a donné à ceux qui l’ont accueilli le pouvoir de devenir enfants de Dieu (tout le début de la deuxième vague) ; – Ce καί ne lie pas le verset 14 à ce qui précède dans une simple unification des versets, mais dans une articulation à scruter, dans une articulation qui par là-même ouvre un nouveau déploiement dans le prologue. Cette articulation est aussi un tournant. Le sommet de la deuxième vague est aussi ce qui lance toute la troisième vague145. Pour mieux comprendre le lien fait par le καί du début du verset 14, regardons de plus près ce qui est relié par ce καί. 2.2.3. De la prolepse de l’engendrement divin des croyants à la confession en nous de ceux qui ont contemplé la gloire du Fils unique Nous avons vu précédemment que les versets 12-13 étaient une seule phrase, dont la disposition articulait avec beaucoup de finesse l’acte du Logos – acte de Dieu – et l’acte des hommes, désignés à la troisième personne, qui consistait en un accueil et un croire permettant de recevoir le pouvoir de devenir enfants de Dieu ; le verset 14 est également une phrase, solidement unifiée par la triple répétition du καί. Comme les versets 12-13, cette phrase articule aussi l’acte du Logos et l’expérience des croyants, qui cette fois-ci, et c’est la grande nouveauté, apparaissent dans une première personne. Le lecteur s’est vu révéler le don inouï de la filiation divine aux versets 12-13 : il est entraîné maintenant par les témoins dans la révélation du Logos incarné, pour être conduit à contempler sa gloire de Fils unique, et à croire en ce Logos Dieu et Fils unique, qui seul peut lui 145 MEYER met bien en lumière le déploiement opéré dans cette articulation : « The transition, therefore, is from what is said in vv. 12, 13 of the efficacy of the manifested Logos, to the nature and manner of that manifestation itself, i.e. consequently to the incarnation, as a result of which He, as Jesus Christ, exhibited the glory of the Onlybegotten, and imparted the fulness of grace and truth, – that incarnation which historically determined what is recorded of Him in vv. 12, 13. Accordingly καὶ […] carries the discourse onwards, leading up to the highest summit, which even from ver. 5 showed itself as in the distance. We must interpret it : and – to advance now to the most momentous fact in the work of redemption, namely, how He who had come and wrought so much blessing was manifested and was able to accomplish such a work – the Word was made flesh, etc. » (Critical and exegetical hand-book, I, 86).
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donner d’être engendré de Dieu. On peut ainsi expliciter le sens des versets 12-14 : 12
Mais à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, 13 eux qui croient en son nom, engendrés non de […], mais de Dieu. 14 Et [oui, vraiment, effectivement, nous le confessons] le Logos [qui est Dieu] est devenu chair et il a habité parmi nous et nous avons contemplé sa gloire, cette gloire de Fils unique d’auprès du Père, plein de grâce et vérité.
Loin que les deux faits reliés soient « singulièrement différents quant au temps »146, la naissance spirituelle des enfants de Dieu « se (référant) à la masse des croyants qui vivaient à l’époque où Jn a écrit » tandis que l’incarnation du Logos se réfère « à l’époque où le Logos s’est fait chair »147, au contraire, le prologue articule l’acte du Logos rapporté à l’aoriste d’avoir donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, et l’acte des croyants, également à l’aoriste, également passé : certains ont accueilli le Logos, ils ont été engendrés de Dieu ; et le verset 14 fait entendre leur confession de foi. Le point qui permet le plus clairement d’expliciter le sens de la conjonction καί est de mettre en évidence le grand changement de perspective du verset 14 : l’apparition du nous (ἐν ἡμῖν, ἐθεασάμεθα au verset 14, puis au verset 16, ἡμεῖς πάντες ἐλάβομεν). Ce qui était annoncé aux versets 12-13 du don que Dieu veut faire aux hommes est devenu réalité pour ceux qui ont accueilli le don du Logos dans la réalité d’une chair rencontrée, dans l’histoire148. Dans ce passage de l’affirmation de l’engendrement de Dieu à la confession en nous, sans doute est-il possible d’entendre une nuance d’étonnement, d’émerveillement149 : le verset 14 introduit l’incarnation du Logos comme un fait inouï. Et vraiment, le Logos-Dieu, qui veut donner aux hommes le pouvoir de devenir enfants de Dieu, est devenu chair ! LENSKI, The Interpretation, 64. LENSKI, idem. 148 Dans le même sens, cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 111 : « Les témoins de la gloire du Logos incarné attestent que le projet divin, la communication parfaite entre le Logos et les hommes, est devenue une réalité de notre histoire. Affirmée par les bénéficiaires, cette communication va être appuyée sur le témoignage de Jean et confirmée par la proclamation des croyants. » ; LINCOLN, The Gospel according to Saint John, 103. 149 ARNDT, BDAG, 494-496. Le cas b) η. de l’article sur καί développe cette nuance de la conjonction : καί accentuant l’aspect « surprenant, inattentu, remarquable », d’un fait. Cette nuance est signalée par MCHUGH : « Et alors, pour couronner tout cela : le Logos est devenu chair. Le καί est alors une conjonction qui exprime l’étonnement, car les mots suivants sont employés pour évoquer l’adoration. » (A Critical and Exegetical Commentary, 50). 146 147
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Pour terminer notre étude sur la portée de la conjonction καί, puisque nous avons dit que le καί initial du verset 14 articulait les versets 12-13 au verset 14 dans son ensemble, c’est-à-dire dans l’unité cimentée par le triple καί, il nous faut mesurer la pertinence de l’articulation des versets 12-13 non seulement avec le verset 14a, mais avec l’ensemble des trois segments coordonnés formant un tout : cette prise en compte permettra de répondre à une dernière objection des partisans du singulier. 2.3. Le lien pas encore fait entre la filiation des croyants et celle du Fils unique : l’attente d’un témoignage Voyons donc le lien des versets 12-13 avec les trois stiques du verset 14. Nous verrons que les versets 12-14 ne lient pas d’emblée la filiation divine des croyants et celle de l’unique Engendré150 et montrerons la cohérence interne du texte qui, à partir de la prolepse du don pour les croyants de la filiation divine, conduit le lecteur à l’écoute du témoignage concernant le Fils unique d’auprès du Père. 2.3.1. Le lien du don de la filiation divine avec l’engendrement prototypique du Fils n’est pas fait au verset 13 2.3.1.1. Objection : la nécessité d’indiquer l’origine de la filiation divine des croyants Selon J. Galot, la logique du texte exige que l’engendrement du Fils soit évoqué juste après le don de la filiation divine aux croyants, parce qu’il en est l’origine : Or il importait de bien indiquer l’origine de notre qualité d’enfants de Dieu, et par conséquent d’affirmer la filiation divine du Christ. […] il ne suffisait pas ici d’une implication ou d’un sous-entendu. […] Il fallait faire apparaître dans le Christ le Fils de Dieu plus que le Verbe de Dieu151.
L’argument de Galot relève de la projection sur le texte. Plutôt que de chercher ce qu’« il fallait » que le texte exprime, essayons de révéler la cohérence interne du texte avec la version au pluriel. Nous allons montrer que cette projection n’est pas nécessaire et mettre en lumière la signification de la lecture appuyée sur la leçon la mieux attestée au pluriel. 150 Pour plus de clarté, nous mettons une majuscule à « Engendré » quand le participe substantivé est utilisé comme un titre christologique : « l’unique Engendré ». 151 GALOT, Être né de Dieu, 104. C’est nous qui soulignons.
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2.3.1.2. Réponse : le lien n’est pas fait d’emblée ; la cohérence du texte johannique Si l’on lit le texte avec la leçon au pluriel, le lien n’est pas fait d’emblée entre le don de la filiation des enfants de Dieu et la filiation du Fils unique : voyons comment le vocabulaire de la filiation apparaît à propos du Fils, et comment le texte conduit son lecteur à recevoir le témoignage du groupe du nous. • Le don de la filiation divine et le témoignage de ceux qui ont vu la gloire du Fils unique Aussitôt après avoir révélé le don que fait le Logos de la filiation divine à ceux qui l’accueillent, le texte enchaîne sur les trois segments que voici : – Καὶ ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο En tête : l’événement historique par lequel le Logos-Dieu a franchi l’abîme qui sépare Dieu de ses créatures. Ici, l’auteur désigne encore Jésus par le titre ὁ λόγος : ce titre n’est utilisé qu’aux versets 1 et 14 du prologue. Sa fonction est d’introduire le protagoniste Jésus Christ comme étant Dieu – Dieu qui se révèle : par la suite, dans l’évangile, il cède la place à d’autres titres, essentiellement celui de Fils. – Καὶ ἐσκήνωσεν ἐν ἡμῖν Ce deuxième stique explicite le fait de l’Incarnation. Relevons deux points importants. L’auteur emploie le verbe σκηνόω, préparant le motif de la gloire. Surtout, ce deuxième stique voit apparaître le pronom personnel de première personne : l’acte du Logos de devenir chair permet l’émergence d’un nous qui a vu sa gloire. Ainsi, le deuxième stique permet le troisième stique : l’acte de Dieu de faire sa demeure parmi les hommes permet l’accueil de la révélation exprimé dans la confession du troisième stique. – Καὶ ἐθεασάμεθα τὴν δόξαν αὐτοῦ, δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός, πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας Dans le triple segment explicitant l’acte de Dieu dans l’histoire des hommes en son Logos, la pointe est sur le dernier segment, qui est le fruit pour les hommes de la présence du Logos incarné parmi eux. La fine pointe de l’histoire du Logos demeurant parmi les hommes est une révélation de sa gloire, gloire qui est révélation de l’identité, du Nom de ce Logos-Dieu : « Fils unique d’auprès du Père ». La première apparition du terme δόξα, en une occurrence double, est explicitée avec le
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vocabulaire d’une filiation unique : δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός. Le vocabulaire de la filiation152, qui était apparu d’abord pour évoquer le don fait aux croyants de la filiation divine dans les deux expressions τέκνα θεοῦ γενέσθαι (verset 12) et ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν (verset 13), reparaît en ce point d’orgue du verset 14 pour désigner le Fils, dans un vocable qui dit l’unicité de sa filiation divine. Le prologue n’établit pas d’emblée de lien de causalité entre la filiation divine offerte aux croyants et celle du Fils unique, comme J. Galot le trouverait nécessaire. Mais juste après l’affirmation du don de la filiation à ceux qui croient dans le Logos, commence le témoignage en nous de ceux qui, l’accueillant, ont contemplé la gloire du Logos incarné, gloire d’un Fils unique venant du Père : Καὶ ἐθεασάμεθα τὴν δόξαν αὐτοῦ, δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός, πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας.
Tel est le témoignage de celui qui introduit à la lecture du quatrième évangile, je auctorial pris dans le nous de la communauté des témoins qui ont vu la gloire du Fils Unique, déictique capable de s’ouvrir, par sa fonction d’embrayeur, à tous ceux qui accueilleront le témoignage consigné dans le récit qui commence. Ceux qui ont contemplé la gloire du Logos devenu chair ont découvert, dans l’histoire, qu’il était le Fils d’auprès du Père, et ils confessent ici leur foi dans le Fils unique : ceux-là ont été engendrés de Dieu. Voici ouvert tout le chemin de l’évangile : un de ce nous, de ceux qui ont accueilli le Logos devenu chair, qui ont contemplé sa gloire de Fils unique d’auprès du Père, ont été engendrés de Dieu, va témoigner de ce qu’il a vu, pour susciter la foi dans ce Fils unique qui donne le pouvoir de devenir enfants de Dieu à ceux qui accueillent la révélation de son être de Fils Unique du Père. C’est en accueillant le Logos dans son histoire, dans la manifestation historique de sa gloire, que les témoins ont vu : le lecteur aussi doit le suivre dans son histoire – dans le récit – pour découvrir dans un chemin que le protagoniste est véritablement le Fils, et pour recevoir de lui le pouvoir de devenir enfant de Dieu, par la foi en son Nom.
152 Nous reviendrons plus loin sur le débat autour du titre μονογενής : cf. p. 197-204. Mais quel que soit le sens exact du terme sous la plume de l’évangéliste, « unique, seul de son espèce » ou « unique engendré, fils unique », de toute façon on peut parler de vocabulaire de la filiation pour l’expression avec le complément ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός.
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• L’accent mis sur la filiation divine des croyants, et l’ouverture d’un chemin pour le lecteur Nous l’avons vu, le grand argument de critique interne des partisans de la leçon christologique est que le texte du prologue doit, selon eux, faire explicitement référence à l’engendrement virginal du Fils au verset 13, pour lier d’emblée la promesse de devenir enfants de Dieu à la filiation prototypique du Fils unique153. Nous ne partageons pas cet avis : l’accent n’est pas mis sur l’engendrement temporel du Fils, mais sur l’engendrement divin des croyants (versets 12b et 13). Le but principal de l’évangile est de révéler aux croyants la bonne nouvelle de leur engendrement divin. Le thème central n’est pas l’engendrement virginal de Jésus au début de sa vie : il est l’incarnation du Verbe qui, vivant son être filial dans une chair, donne à ceux qui croient en lui d’avoir part à sa plénitude (verset 16). Le point important n’est pas la manière dont il devient homme mais le fait qu’il est devenu homme pour que, dans l’histoire, nous puissions contempler sa gloire de Fils unique d’auprès du Père ; pour que nous puissions croire qu’il est le Fils du Père et que, croyant en lui, nous ayons la vie en son Nom (20,31), la vie d’enfants de Dieu. Au lieu de conclure, à partir du présupposé selon lequel le texte doit faire un lien explicite entre la filiation des croyants et celle du Fils, que le verset 13 doit être au singulier, nous voulons voir ce que dit le texte – qui ne fait pas encore le lien entre ces deux filiations : et cette approche partant du texte tel que la tradition nous le livre massivement conduit à une clé de lecture essentielle. Au stade du prologue, le texte ne dit encore rien de cette manifestation de la gloire de Fils unique : mais le lecteur ouvrant le livre découvre que pour recevoir le pouvoir de devenir enfant de Dieu, il doit rejoindre ce groupe du nous, groupe des « engendrés de Dieu » qui ont contemplé la gloire du Logos incarné, cette gloire de Fils unique d’auprès du Père qui donne d’avoir part à sa plénitude. Le prologue ainsi lu conduit au récit-témoignage de toute la vie du Fils incarné, à tout le déploiement du récit évangélique, qui prépare et raconte l’heure de la glorification du Fils. Le point central ici n’est pas la naissance virginale, mais la divinité de l’homme Jésus, Logos incarné, Fils unique d’auprès du Père, dès lors seul capable de donner de naître de Dieu. Le débat de critique interne avec les partisans du singulier permet de remarquer que justement Jean ne parle pas ici encore de l’engendrement de Jésus. Seule la dernière des dix-huit occurrences de γεννάω désigne cet engendrement, en 18,37 : l’unique occurrence de γεννάω ayant Jésus 153
Cf. GALOT, Être né de Dieu, 104.
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pour sujet intervient dans sa bouche à l’heure de la glorification du Fils incarné vivant jusqu’au bout sa vie de Fils dans la chair. L’engendrement temporel du Fils incarné n’est évoqué dans le quatrième évangile que par Jésus lui-même à l’heure où il vit jusqu’au bout sa filiation dans la chair : Ἐγὼ εἰς τοῦτο γεγέννημαι καὶ εἰς τοῦτο ἐλήλυθα εἰς τὸν κόσμον, ἵνα μαρτυρήσω τῇ ἀληθείᾳ· (Jn 18,37)
Au seuil de l’évangile, Jn met l’accent sur le fruit à attendre du chemin qui s’ouvre – de la vie du Fils dans la chair, du récit de cette vie : à savoir le don de la filation divine aux croyants ; et le prologue ouvre un chemin, à entreprendre sur le fondement du témoignage de ceux qui ont déjà reçu la révélation de sa gloire de Fils et ont eu part à sa plénitude. 2.3.2. Le Nom révélé par le Logos incarné : μονογενής παρὰ πατρός La révélation que le Logos est le Fils unique n’intervient pas tout de suite dans le prologue, qui part d’un énoncé tout à fait acceptable par les philosophes sur le Verbe médiateur de la création : elle n’est pas encore présente aux versets 12-13. Ce n’est qu’à partir du verset 14, par ceux qui ont rencontré le Logos incarné et contemplé sa gloire de Fils unique, qu’un titre nouveau, μονογενής παρὰ πατρός, est donné. Ce n’est qu’à travers le témoignage du groupe du nous qui a contemplé la gloire du Fils unique que le lecteur a accès à une révélation qui dépasse ce que les philosophes pouvaient percevoir du Verbe : révélation du Fils unique que le lecteur pourra recevoir tout au long de l’évangile en se mettant à l’écoute des témoins qui ont accueilli le Logos incarné et l’ont suivi jusqu’à l’heure de sa glorification. C’est à travers ce titre154 qu’apparaît au verset 14 et dans la troisième vague, le champ lexical de la filiation pour désigner le Logos incarné, tandis que ce champ lexical était déjà apparu aux versets 12-13 pour désigner les croyants. Dans le prologue apparaissent ainsi, d’une part les enfants de Dieu, engendrés de Dieu, d’autre part, le Fils unique d’auprès du Père, mais pas dans le même verset, sans que l’auteur articule encore, à ce stade, l’une et l’autre filiation. 2.4. Une énigme, qui convient bien au genre littéraire du prologue « Mais il ne suffisait pas ici d’une implication ou d’un sous-entendu »155. L’objection de J. Galot est intéressante : pourquoi le lien entre la filiation 154
Cf. ci-après ch. III. 3., p. 197-209. Nous reprenons l’objection de GALOT citée ci-dessus, p. 103 de notre ouvrage : Être né de Dieu, 104. 155
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des croyants et celle du Fils n’est-il pas davantage explicité ? C’est vrai, ce lien reste au seuil de l’évangile une énigme156 : et ce caractère cryptique est conforme au genre littéraire du prologue. Le καί articule les versets 12-13 et 14, en invitant à scruter ce lien, conduisant le lecteur de la prolepse du don au témoignage qui donne d’y avoir part. C’est dans le récit ouvert par le prologue qu’il faudra chercher la réponse à cette énigme inaugurale. Le prologue ouvre pour le lecteur une perspective, celle de se mettre à l’écoute du nous qui a contemplé la gloire, ce nous confessant le Fils unique venant d’auprès du Père et témoignant pour susciter la foi qui permet de recevoir le pouvoir de devenir enfants de Dieu ; celle d’entrer dans ce nous confessant de ceux qui ont été engendrés. Le prologue est proleptique : il reste pour le lecteur à se laisser rejoindre par cette histoire du Logos devenu chair pour donner aux hommes le pouvoir de devenir enfants de Dieu. La manière de lier les deux filiations dit le nécessaire passage par un chemin avec le divin protagoniste, Logos devenu chair, qui lui-même révèle sa gloire de Fils dans l’histoire – dans le récit, dans la chair157. Le but du prologue n’est pas de faire un traité de dogmatique mais d’ouvrir le chemin de la révélation du Fils unique dans la chair – qui donne à ceux qui croient en lui de devenir enfants de Dieu. 3. JN 1,13 LU À
LA LUMIÈRE DE L’ENSEMBLE DU PROLOGUE
L’ARGUMENT COMPOSITIONNEL
:
Nous étudierons précisément dans le troisième chapitre la composition du prologue et montrerons la place des versets 12-13 et 14 dans l’architecture d’ensemble ; pour l’heure, écoutons simplement l’objection de qui trouve dans l’étude de la composition un argument en faveur de la leçon au singulier. À titre d’exemple, nous présentons la proposition de M. Vellanickal158, tenant de la composition concentrique159. 156
Cf. p. 81, 94 (note 124) et 210. Comme le dit bien JAUBERT, « C’est cette énigme de la manifestation de la Gloire à travers l’humilité de la “chair” qui est le plus puissant ressort de tout l’évangile de Jean [...]. Mais comment les disciples ont-ils “vu” cette Gloire ? À cette question répondra tout l’évangile » (Lecture de l’Évangile, 26). 158 VELLANICKAL, The divine sonship, 124-126 ; « Who was born... of God », 221. 159 KULANDAISAMY propose le même type d’argument compositionnel : The birth, 138141, 149, 188. L’auteur reprend l’argument compositionnel de M. Vellanickal, et le complète en envisageant une composition nouvelle qui tient compte à la fois de la composition concentrique – bipartite – proposée notamment par M. Vellanickal, et de la composition en 157
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3.1. Objection : la composition du prologue est en faveur du singulier Pour M. Vellanickal, le prologue est marqué par quatre termes clés récurrents – 1) ἦν (ὢν) 2) ἐγένετο 3) λαμβάνειν 4) ἔρχομαι – à partir desquels il repère une composition concentrique160 : A. v. 1-2 ἦν B. v. 3 ἐγένετο C. v. 4-5 οὐ κατέλαβεν D. v. 6-9 ἐρχόμενον participe présent E. v. 10 ἐγένετο F. v. 11 ἦλθεν aoriste οὐ παρέλαβον
A’. v. 18 ὢν B’. v. 17 ἐγένετο C’. v. 16 ἐλάβομεν D’. v. 15 ἐρχόμενος participe présent E’. v. 14 ἐγένετο F’. v. 12-13 ἐγεννήθη ἔλαβον
C’est à partir de cette composition que l’auteur conclut en faveur du singulier : À la lumière de la structure ci-dessus, nous voyons un parallélisme entre « ἦλθεν » au v. 11 et « ἐγεννήθη » au v. 13./ […] nous voyons que la venue du Christ est mentionnée à trois endroits, c’est-à-dire en DD’F. En D et D’, elle est mentionnée par le participe présent « ἐρχόμενος », alors qu’en F, c’est par l’aoriste « ἦλθεν ». Si nous ne reconnaissons pas ce parallélisme entre l’aoriste « ἦλθεν » en F et l’aoriste « ἐγεννήθη » en F’, ce serait le seul élément du Prologue qui resterait sans parallèle, selon la structure du Prologue161.
La leçon au singulier est ainsi rendue nécessaire pour que la proposition de composition fonctionne : D. v. 6-9 ἐρχόμενον εἰς τὸν κόσμον.
D’. v. 15 ἐρχόμενος
F. v. 11 εἰς τὰ ἴδια ἦλθεν sujet : le Logos F’. v. 12-13 ἐγεννήθη // sujet : le Logos οὐ παρέλαβον ἔλαβον
L’auteur prétend confirmer le rapprochement entre εἰς τὰ ἴδια ἦλθεν (F) et ἐγεννήθη (F’) par un argument sémantique s’appuyant sur l’étude de l’idiolecte johannique162 : selon lui, à chaque fois que, dans l’évangile, il spirale – tripartite – proposée par S.A. Panimolle. Que le prologue ait aussi un sens avec la leçon au singulier, cela n’est pas douteux ; une fois l’option pour le singulier posée, on peut aisément, il est vrai, justifier une composition qui en manifeste le sens. Mais on ne peut pas dire que le v. 13 lu au pluriel n’ait pas de sens dans le prologue tel qu’il est composé ; or c’est ce qu’il faudrait pour avoir un argument de critique interne valable contre la leçon de tous les manuscrits. Nous montrerons au contraire que la composition en trois vagues, telle que D.S. Kulandaisamy l’envisage lui aussi, est très signifiante avec la leçon au pluriel. 160 VELLANICKAL, « Who was born... of God », 221. 161 VELLANICKAL, ibidem, 221-222. 162 Nous anticipons sur le point 3, consacré à l’étude du v. 13 dans l’ensemble de l’évangile, parce que les deux arguments sont liés dans la démonstration de l’auteur avec qui nous discutons ici.
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est question de « venir dans le monde », c’est dans un contexte qui rappelle la filiation ou la génération ; il en conclut que εἰς τὰ ἴδια ἦλθεν doit nécessairement être associé au motif de la génération, et que conséquemment ἐγεννήθη parle de l’engendrement du Fils, et est à lire au singulier. 3.2. Réponse : la composition proposée comme argument est indéfendable Cette composition fondée sur des critères lexicaux ne nous paraît pas défendable : les différents termes censés être caractéristiques de chaque partie sont utilisés dans d’autres versets163. Le rapprochement FF’, clé de l’argument, manque particulièrement de fondement : – Le verbe ἔρχομαι, supposé être l’élément justifiant le rapprochement de DD’, est ici rapproché de ἐγεννήθη, hapax du prologue, qui ne fait pas partie des quatre mots clés proposés comme structurants. – L’opposition οὐ παρέλαβον/ἔλαβον ne saurait suffire à fonder le parallèle FF’ : d’abord le verbe *λαμβάνω apparaît ailleurs, lui qui est proposé pour justifier le parallélisme CC’ ; d’autre part, le verbe apparaissant au verset 12, on ne voit pas pourquoi il faudrait aussi inclure le verset 13 à cette partie F’. L’argument sémantique censé confirmer l’argument compositionnel ne nous convainc pas davantage : – Cet argument suppose d’accepter la composition proposée, de lire FF’ à la lumière de DD’ : car le verset 11 ne relève pas textuellement du cas où ἔρχομαι est associé au complément εἰς τὸν κόσμον ; l’expression apparaît au verset 9. 163 AA’) ἦν n’est pas caractéristique des v. 1-2 et 18 : on le retrouve aux v. 4 (2 fois). 9.10.15 (deux fois). BB’) ἐγένετο n’est pas caractéristique des v. 3 et 17 : on le retrouve non seulement aux v. 10 et 14, mais encore au v. 6, et on retrouve encore le verbe γίνομαι sous une autre forme aux v. 12 et 15. Pourquoi ἐγένετο permettrait-il de délimiter la partie E, alors que le v. 10 commence par ἦν, supposé être un élément décisif délimitant les parties A et A’ ? CC’) λαμβάνω n’est pas caractéristique des v. 4-5 et 16 : on le retrouve également sous sa forme simple et sous une forme composée aux v. 11 et 12. Pourquoi οὐ κατέλαβεν permettrait-il de délimiter la partie C, parallèle à C’, alors que le v. 4 est marqué par une double occurrence de ἦν, supposé être un élément décisif délimitant les parties AA’ ? DD’) ἔρχομαι n’est pas caractéristique des v. 6-9 et 15 : on le retrouve au v. 11. Pourquoi ἐρχόμενον permettrait-il de délimiter la partie D, commençant au v. 6, parallèle au v. 15, alors que le v. 6 ne comporte pas d’occurrence de ἔρχομαι mais bien ἐγένετο, supposé être un élément décisif délimitant les parties BB’ et EE’ ?
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– En réalité, l’étude de l’expression ἔρχομαι εἰς τὸν κόσμον dans le quatrième évangile ne permet pas de confirmer l’argument de l’auteur : d’abord, il n’est pas toujours question de filiation dans le contexte immédiat ; ensuite, plusieurs des passages invoqués où il est question de contexte de filiation plaident au contraire en faveur de la leçon au pluriel en évoquant la filiation des hommes164 ; enfin, M. Vellanickal omet de signaler plusieurs autres passages où ἔρχομαι apparaît associé au complément εἰς τὸν κόσμον et où l’expression apparaît sans que le contexte immédiat rappelle la filiation ou la génération165. Finalement, de toutes les occurrences d’ἔρχομαι associé à εἰς τὸν κόσμον, seule la dernière, 18,37, va vraiment dans le sens revendiqué par M. Vellanickal. – Même si l’on lit le verset 13 au pluriel, la venue du Logos dans le monde apparaît bien dans un contexte où il est question de la filiation du Fils, puisque le verset 14 introduit le titre de μονογενής, qui au dire de M. Vellanickal lui-même implique l’idée de génération divine166. Le motif de la venue de Jésus dans le monde (verset 9) apparaît bien en lien avec l’idée de filiation et de génération : celle des enfants de Dieu aux versets 12-13, et celle du Fils unique aux versets 14 et 18. La composition du prologue proposée par M. Vellanickal – comme celle de D.S. Kulandaisamy – ne nous semblant pas défendable, elle ne constitue pas un argument probant en faveur de la leçon au singulier. La composition du prologue ne rend pas nécessaire la lecture au singulier ; nous montrerons au contraire que la composition en trois vagues, 164 Pour l’occurrence de 12,46 (ἐγὼ φῶς εἰς τὸν κόσμον ἐλήλυθα), que l’auteur rapproche de 12,35-36 pour souligner le contexte rappelant la filiation, il est difficile de parler de contexte immédiat. De plus, cette occurrence ferait plutôt conclure justement à la lecture au pluriel du v. 13, puisqu’il s’agit de l’unique occurrence du terme υἱός, habituellement réservé au Fils, au pluriel, désignant les croyants : πιστεύετε εἰς τὸ φῶς, ἵνα υἱοὶ φωτὸς γένησθε. Certes, le contexte rappelle bien la filiation et la génération, mais plus celle des croyants que celle du Fils. En 16,28, il est vrai que le motif de la venue du Fils vers le monde est explicitement lié au motif de la filiation du Fils : ἐξῆλθον παρὰ τοῦ πατρὸς καὶ ἐλήλυθα εἰς τὸν κόσμον. Mais ce verset fait écho, une fois encore, bien plus directement au v. 14 du prologue, δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός, et semble plus cohérent, lu en son contexte, avec la lecture du v. 13 au pluriel : αὐτὸς γὰρ ὁ πατὴρ φιλεῖ ὑμᾶς, ὅτι ὑμεῖς ἐμὲ πεφιλήκατε καὶ πεπιστεύκατε ὅτι ἐγὼ παρὰ τοῦ θεοῦ ἐξῆλθον. Notons, de plus, que le verset proche 16,21, où apparaît aussi l’expression εἰς τὸν κόσμον, même si pas directement régie par le verbe ἔρχομαι, comporte, lui, à la différence de toutes les autres occurrences envisagées, le verbe γεννάω : διὰ τὴν χαρὰν ὅτι ἐγεννήθη ἄνθρωπος εἰς τὸν κόσμον. Or ce verbe a pour sujet ἄνθρωπος, dans la parabole de la parturiente où Jésus lui-même évoque le mystère de la naissance nouvelle à l’heure du Messie. Ici encore le lien est plutôt avec la filiation des hommes. 165 6,14 ; 9,39. 166 VELLANICKAL, « Who was born… of God », 225.
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PREMIÈRE PARTIE
telle que nous la présenterons au chapitre III167, est très signifiante avec la leçon au pluriel. 4. JN 1,13 LU
À LA LUMIÈRE DE L’ENSEMBLE DU QUATRIÈME ÉVANGILE
Pour achever l’étude de la cohérence interne du verset 13 lu au pluriel ou au singulier, nous devons tenir compte du sens de l’une ou l’autre leçon à l’intérieur du quatrième évangile : nous aborderons d’abord la question de la cohérence du verset 13 dans l’intrigue du macro-récit, dans la pensée johannique ; puis nous étudierons l’emploi du verbe γεννάω dans l’ensemble de l’évangile, pour voir s’il est incohérent que ce verbe soit employé à l’aoriste et au pluriel pour parler des croyants. 4.1. La cohérence avec la pensée johannique Bien des partisans du pluriel tirent argument du fait que cette leçon est « en accord avec l’enseignement caractéristique de Jean »168, qu’il ne fait aucun doute que « la deuxième naissance, la naissance nouvelle de Dieu était un de ses thèmes favoris » 169 ; et bien des partisans du singulier du fait que l’engendrement du Christ est également un thème central de l’évangile de Jean170, que dans un évangile où la filiation de Jésus est tellement centrale, il est impensable qu’il ne soit pas question de la naissance virginale du Fils incarné. Il est évident que tant le motif de la naissance divine des croyants que celui de la filiation divine de Jésus sont cohérents avec le quatrième évangile : les partisans du singulier ne nient nullement que la régénération des croyants soit un thème central171, ni les partisans du pluriel que la filiation du Fils soit au cœur du quatrième évangile. Mais cette désignation générale du motif du verset 13, « filiation des croyants », ou « filiation du Fils », ne permet pas d’avancer un argument 167
Cf. p. 143. Ainsi METZGER, A textual commentary, 1994, 197. 169 LE FROIS, « Spiritual motherhood », 422. 170 Cf. par exemple SABOURIN, « Who was begotten », 88 ; MCPOLIN, The name, 40. 171 Pour HOUSSIAU, la leçon au pluriel est plus cohérente avec l’ensemble du livre, « tandis que ἐγεννήθη ne présente qu’un accord caché avec la théologie johannique, en faisant de la naissance virginale ou éternelle du Verbe le prototype de la naissance des enfants de Dieu » : mais il en conclut que la leçon au pluriel est une correction harmonisante, et que la leçon au singulier est la lectio difficilior, plus originale. Cf. « Le milieu théologique », 172. Nous sommes bien d’accord avec GALOT qu’« il ne suffit pas de souligner l’importance de la filiation divine des chrétiens chez Jean pour pouvoir exclure dans le prologue la mention de la génération divine du Verbe fait chair » : Être né de Dieu, 112. 168
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en faveur de l’une ou l’autre leçon. Il faut bien plutôt regarder comment le contenu spécifique de tout le verset 13 et sa fonction dans le prologue sont en accord avec l’ensemble de l’évangile. Ce verset n’évoque pas seulement une naissance, mais insiste sur l’origine divine de cette naissance : or cette insistance sur l’origine divine de cette naissance non de la chair et du sang, mais de Dieu, sera déployée dans le quatrième évangile, pour parler du don de la naissance d’en haut offerte aux hommes. Le prologue annonce la nécessité du don d’une ἐξουσία par le protagoniste de l’évangile qui est Dieu : tout le motif de la filiation du Christ, qui est bien central dans le quatrième évangile, est révélation par Jésus qu’il est le Fils de Dieu incarné pour que le croyant en cette révélation puisse recevoir l’ἐξουσία de devenir enfant de Dieu. L’étude de l’emploi du verbe δύναμαι dans le quatrième évangile est éclairant : tout le chemin proposé par Jésus sera d’apprendre de lui, Fils incarné172, à tout recevoir du Père, d’en haut ; à attendre de Dieu la naissance donnée d’en haut qui n’est pas une naissance selon la chair. Cette insistance sur la naissance d’en haut apparaît bien sûr au ch. 3, dans le dialogue avec Nicodème173, et au ch. 8174 ; mais ce motif est à lire en lien avec l’insistance sur l’origine divine du don offert par Jésus, don d’une puissance que les hommes n’ont pas par eux-mêmes, dans d’autres contextes où il n’est pas explicitement question de la naissance : par exemple en 6,44175, au ch. 7176, dans le discours d’adieu177… 172 Jn 5 : 19 ἀμὴν ἀμὴν λέγω ὑμῖν, οὐ δύναται ὁ υἱὸς ποιεῖν ἀφʼ ἑαυτοῦ οὐδὲν ἐὰν μή τι βλέπῃ τὸν πατέρα ποιοῦντα·ἃ γὰρ ἂν ἐκεῖνος ποιῇ, ταῦτα καὶ ὁ υἱὸς ὁμοίως ποιεῖ. 30 Οὐ δύναμαι ἐγὼ ποιεῖν ἀπʼ ἐμαυτοῦ οὐδέν· καθὼς ἀκούω κρίνω, καὶ ἡ κρίσις ἡ ἐμὴ δικαία ἐστίν, ὅτι οὐ ζητῶ τὸ θέλημα τὸ ἐμὸν ἀλλὰ τὸ θέλημα τοῦ πέμψαντός με. 173 Jn 3 : 3 Ἀμὴν ἀμὴν λέγω σοι, ἐὰν μή τις γεννηθῇ ἄνωθεν, οὐ δύναται ἰδεῖν τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ […]. 5 ἀπεκρίθη Ἰησοῦς· ἀμὴν ἀμὴν λέγω σοι, ἐὰν μή τις γεννηθῇ ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος, οὐ δύναται εἰσελθεῖν εἰς τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ. 6 τὸ γεγεννημένον ἐκ τῆς σαρκὸς σάρξ ἐστιν, καὶ τὸ γεγεννημένον ἐκ τοῦ πνεύματος πνεῦμά ἐστιν. 27 οὐ δύναται ἄνθρωπος λαμβάνειν οὐδὲ ἓν ἐὰν μὴ ᾖ δεδομένον αὐτῷ ἐκ τοῦ οὐρανοῦ. 174 Dans la controverse avec les fils d’Abraham, Jésus révèle clairement que ne peuvent naître d’en haut, recevoir de lui de recevoir du Père la vie, ceux qui se croient déjà fils, d’une naissance charnelle. Cf. note 119, p. 93 ; p. 123 ; note 228, p. 283 ; note 241, p. 381 ; note 55, p. 428 ; note 96, p. 440 ; note 2, p. 474. 175 Οὐδεὶς δύναται ἐλθεῖν πρός με ἐὰν μὴ ὁ πατὴρ ὁ πέμψας με ἑλκύσῃ αὐτόν, κἀγὼ ἀναστήσω αὐτὸν ἐν τῇ ἐσχάτῃ ἡμέρᾳ. Dans le même sens, cf. LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 14. 176 Jn 7,34 et 36 : ζητήσετέ με καὶ οὐχ εὑρήσετέ με, καὶ ὅπου εἰμὶ ἐγὼ ὑμεῖς οὐ δύνασθε ἐλθεῖν. […] τίς ἐστιν ὁ λόγος οὗτος ὃν εἶπεν· Ζητήσετέ με καὶ οὐχ εὑρήσετέ [με], καὶ ὅπου εἰμὶ ἐγὼ ὑμεῖς οὐ δύνασθε ἐλθεῖν ; Cette impossibilité de venir par les forces humaines là où demeure le Fils et là où il va est encore répétée par Jésus en 8,21.22 et au seuil de la révélation suprême du Fils-Chemin : 13,33.36. 177 Cette caractéristique filiale de tout recevoir de Dieu révélée par Jésus dans son premier grand discours d’autorévélation au ch. 5 est appliquée aux disciples appelés à
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F.-M. Lacan, tout en optant pour le singulier, consonne avec notre propos en concédant en note : Cependant la leçon au pluriel a un sens très johannique, à savoir : « L’acte de foi, par lequel nous recevons le Verbe, a pour origine, non pas nos forces naturelles (la chair et le sang), mais Dieu ; en nous donnant de faire cet acte de foi, Dieu nous engendre à la Vie nouvelle »178.
Quant à la filiation du Fils, ce qui sera central dans le récit qui va s’ouvrir, c’est que le Fils unique s’est fait chair, que Dieu lui-même a franchi l’abîme qui séparait le monde de Dieu et celui des hommes en venant habiter parmi nous, en étant dans notre histoire le « chemin » vers le Père. Le protagoniste Jésus va se révéler Fils de Dieu, un avec le Père – et partant capable de donner l’autorité de devenir enfants de Dieu : voilà ce qui va être au cœur du quatrième évangile, et non le mode de sa naissance. Or cet aspect de la filiation du Fils est bien présent dans le prologue. Dès le début de l’évangile, il est révélé que Jésus est Dieu venu de Dieu, Fils unique du Père, Logos préexistant. Le point d’attention est bien la divinité du protagoniste qui entre dans l’histoire : et le Verbe s’est fait chair. Aussi nous semble-t-il que le verset 13 lu au pluriel est la leçon la plus cohérente avec l’intrigue de l’évangile : l’enjeu exprimé aux versets 11-13 est l’accueil du don de la filiation divine, qui dépend de l’accueil du Logos, de la foi en son Nom, en son autorévélation. Et de fait, tout l’évangile, écrit « pour que vous croyiez » (20,31), raconte l’histoire du rejet ou de l’accueil du protagoniste Jésus qui se révèle Fils de Dieu. Dans une histoire de rejet, où les siens ne l’ont pas accueilli (1,11), qui culmine à la croix, tous ceux qui l’ont accueilli ont reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu, frères du Fils (20,17) : voici l’intrigue de l’évangile en germe dans le prologue. 4.2. L’emploi du verbe γεννάω dans le quatrième évangile Le verbe γεννάω étant l’objet du litige, étudions son emploi dans l’ensemble de l’évangile, en prêtant attention à trois aspects : le sujet de ce verbe ; le temps auquel il apparaît ; le nombre auquel se trouve son sujet. entrer dans cette filiation. Jn 15 : 4 μείνατε ἐν ἐμοί, κἀγὼ ἐν ὑμῖν. καθὼς τὸ κλῆμα οὐ δύναται καρπὸν φέρειν ἀφʼ ἑαυτοῦ ἐὰν μὴ μένῃ ἐν τῇ ἀμπέλῳ, οὕτως οὐδὲ ὑμεῖς ἐὰν μὴ ἐν ἐμοὶ μένητε. 5 ἐγώ εἰμι ἡ ἄμπελος, ὑμεῖς τὰ κλήματα. ὁ μένων ἐν ἐμοὶ κἀγὼ ἐν αὐτῷ οὗτος φέρει καρπὸν πολύν, ὅτι χωρὶς ἐμοῦ οὐ δύνασθε ποιεῖν οὐδέν. Cf. aussi 16,2. 178 LACAN, « Le prologue », 104, n. 8.
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4.2.1. Selon le sujet Comme nous l’avons déjà brièvement relevé179, les dix-sept premières occurrences de γεννάω ont toutes pour sujet un acteur humain180. Seule la dix-huitième et dernière occurrence a pour sujet le Fils incarné. C’est seulement à l’heure de la glorification que Jésus lui-même évoque son propre engendrement, en 18,37 : Ἐγὼ εἰς τοῦτο γεγέννημαι καὶ εἰς τοῦτο ἐλήλυθα εἰς τὸν κόσμον,
ἵνα μαρτυρήσω τῇ ἀληθείᾳ·
Ici comme dans le prologue, l’accent n’est pas sur le comment de cet engendrement : dans la bouche de Jésus, son engendrement, mis en parallèle avec sa venue dans le monde – l’expression redit bien qu’il n’est pas du monde, mais vient d’en haut – est évoqué en lien avec sa finalité, témoigner de la vérité. Le motif de l’engendrement du Fils apparaît seulement en 18,37, en lien avec le fruit escompté : c’est pour un témoignage ; pour que, croyant en ce témoignage du Fils vivant sa divine filiation en la chair jusqu’au bout, ceux qui contemplent sa gloire en son élévation puissent recevoir le pouvoir de naître d’en haut (1,12-13). Ainsi, lire le verbe γεννάω au pluriel en 1,13 est tout à fait cohérent avec l’intrigue de l’évangile. Du fait que « l’origine du Christ est un thème prédominant en Jn »181, que sa « “venue […] dans le monde” est une manifestation de sa “filiation divine” »182, M. Vellanickal conclut que Tout cela s’explique bien si nous admettons que Jn a déjà affirmé en 1,13 l’engendrement temporel du Christ comme un engendrement divin, comme un engendrement de Dieu183. 179
Cf. p. 106-107. Dans le prologue, οἳ désigne ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν, τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ (1,13) ; dans le dialogue avec Nicodème, le sujet de la naissance d’en haut est désigné par le pronom τις désignant un homme (3,3.5), de manière indéfinie et appelante, si l’on se rappelle le ὅσοι de 1,12, repris par le substantif également indéfini ἄνθρωπος dans la bouche de Nicodème (3,4), et par le pronom personnel de deuxième personne du pluriel ὑμᾶς (3,7) ; et γεννάω a pour sujet l’article neutre dans l’énoncé d’une vérité générale en 3,6 (pour cette occurrence, on ne peut parler d’acteur humain en rigueur de terme, mais on se situe bien dans l’explicitation de ce que signifie la naissance d’en haut, pour les hommes, non pour le Christ) ; en 8,41, le sujet est ἡμεῖς, désignant les scribes et les pharisiens, qui nient être nés de la prostitution, dans le contexte de la polémique opposant paternité divine et paternité diabolique ; les 5 occurrences du ch. 9 ont pour sujet l’aveugle, frappé de cécité depuis sa naissance ; les 2 occurrences du ch. 16 sont les seules à l’actif : l’agent de l’acte d’engendrement est ici ἡ γυνὴ ὅταν τίκτῃ et le sujet engendré est encore une fois un personnage humain : ἄνθρωπος (16,21). 181 VELLANICKAL, « Who was born... of God », 216. 182 VELLANICKAL, ibidem, 217. 183 VELLANICKAL, idem. 180
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Nous sommes bien d’accord avec la prémisse de cette proposition, mais non avec sa conclusion sur le verset 13. Le prologue révèle justement et explicitement, dès le début, l’origine du protagoniste avant le commencement du récit : le Logos était auprès de Dieu et il était Dieu ; ce Logos divin s’est fait chair, et ce Logos fait chair est nommé Jésus Christ au verset 17. Cette révélation de l’origine, de la divinité du protagoniste, accordée explicitement au lecteur dès le prologue, objet de l’autorévélation de Jésus tout au long du récit, atteint son paroxysme dans l’histoire et dans le récit à l’heure de l’élévation : et il est fort signifiant que le verbe γεννάω avec Jésus pour sujet soit réservé pour cette heure de la révélation suprême de son identité de Fils, qui est aussi celle de l’accomplissement du don annoncé proleptiquement dans le prologue. 4.2.2. Selon le temps utilisé 4.2.2.1. Objection : γεννάω à l’aoriste désigne l’engendrement du Christ Bien des partisans du singulier prétendent prouver que le verset 13 concerne nécessairement le Christ par l’argument du temps de γεννάω : d’après eux, Jn utiliserait le verbe à l’aoriste uniquement pour parler de l’engendrement du Christ, employant le parfait quand il s’agit des chrétiens184. Ainsi, F.-M. Braun lit Jn 1,13 à la lumière de 1Jn 5,18, où le participe aoriste passif désigne Jésus, l’Engendré de Dieu185 : Dans le quatrième évangile Filiation des fidèles Jn 1 ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν, ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι (inf. aor.), τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ, 13 Filiation du Fils οἳ οὐκ ἐξ αἱμάτων οὐδὲ unique (aor.) ἐκ [...] οὐδὲ ἐκ [...] ἀλλ᾽ ἐκ θεοῦ ἐγεννήθη (ind. aor.) 12
Dans la première épître 1Jn 5 18 Οἴδαμεν ὅτι πᾶς ὁ γεγεννημένος (part. pft) ἐκ τοῦ θεοῦ οὐχ ἁμαρτάνει,
ἀλλʼ ὁ γεννηθεὶς (part. aor.) ἐκ τοῦ θεοῦ τηρεῖ αυτὸν καὶ ὁ πονηρὸς οὐχ ἅπτεται αὐτοῦ.
Pour lui, en 1Jn 5,18 comme en Jn 1,12-13 (lu au singulier), l’auteur rapproche explicitement la filiation des fidèles, enfants de Dieu par grâce, et celle du Fils unique « devenu par son/ Incarnation source de vie pour tous les croyants »186 ; et dans les deux cas, le verbe γεννάω utilisé 184 185 186
MCPOLIN, The name, 50 ; KULANDAISAMY, The birth, 129-131, 136. BRAUN, La Mère des fidèles, 37-38. BRAUN, idem.
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à l’aoriste – indicatif aoriste ἐγεννήθη en Jn 1,13, participe aoriste γεννηθείς en 1Jn 5,18 – « oppose la génération du Fils à celle des enfants de Dieu, tout en faisant penser que la seconde doit être comprise en dépendance de la première »187. J. Galot fait le même raisonnement à partir de l’épître188, et précise le sens qu’il voit dans cette distinction des temps : pour le Fils, son engendrement unique a besoin d’être explicité en son commencement spécifique, virginal (verset 13), tandis que la filiation des chrétiens […] est un état dont le commencement pour chacun ne présente guère d’intérêt, et qui est donc envisagé comme condition durable et comme source d’un comportement approprié ; la seule origine qui importe pour elle ne concerne pas le moment où elle a eu lieu pour l’individu, mais le moment où la génération du Christ, dont elle résulte, s’est produite189.
Quelques années plus tard, J. McPolin190 développe cette même analyse sur la distinction entre les emplois de γεννάω au parfait ou à l’aoriste dans le quatrième évangile et la première épître. Il note ainsi que pour les croyants, les temps utilisés sont l’indicatif parfait (1Jn 2,29 ; 3,9 ; 4,7 ; 5,1), le participe parfait (Jn 3,6-8 ; 1Jn 3,9 ; 5,1.4.18), ou un aoriste conjonctif (Jn 3,3-5) ou infinitif (Jn 3,4.7), mais jamais l’indicatif ou le participe aoriste – réservés au Christ en Jn 1,13 et 1Jn 5,18191. 4.2.2.2. Réponse : γεννάω à l’aoriste pour parler des croyants Nous avons choisi, d’une manière générale, de travailler à l’intérieur de l’unité canonique du livre qu’est le quatrième évangile, mais pour répondre à cette objection, puisque ces auteurs argumentent à partir de 1Jn, prenons le temps de considérer l’ensemble des vingt-huit occurrences de γεννάω, dans le quatrième évangile (dix-huit occurrences) et dans les épîtres (dix occurrences). • L’emploi de γεννάω en 1Jn – 1Jn : huit occurrences de γεννάω au parfait sur dix Ce qui saute aux yeux lorsque l’on étudie l’emploi de γεννάω en 1Jn, c’est que la première épître de Jean se situe dans une perspective différente de celle du quatrième évangile. La plupart des occurrences BRAUN, ibidem, 38. C’est nous qui soulignons. GALOT, Être né de Dieu, 113. C’est nous qui soulignons. 189 GALOT, ibidem, 114. 190 Cf. également SABOURIN, « Who was begotten », 88, notamment n. 5 ; VELLANICKAL, The divine sonship, 100, 101, 104 ; « Who was born... of God », 219. 191 MCPOLIN, The name, 39, n. 17. 187 188
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de γεννάω sont bien naturellement au parfait car, conformément à la signification de ce temps192 en grec, l’auteur évoque les conséquences dans le présent de la naissance d’en haut ; conséquences présentées dans leur caractère absolu, telles qu’attendues en quiconque laisse la naissance divine porter son fruit193. Dans cette épître rythmée par les adresses rappelant l’être nouveau des destinataires194, le destinateur ne s’intéresse pas au moment de la naissance, mais s’adresse à ceux qui sont déjà nés d’en haut195, pour leur rappeler les caractéristiques de leur être nouveau, données comme un critère qu’ils vivent bien conformément à cette nouvelle condition. Il s’agit de déployer le don reçu par la naissance d’en haut dans le concret de leur existence : de vivre comme des enfants de Dieu196, c’est-à-dire comme le Fils, juste, pur, sans péché, vainqueur du monde, en communion avec ceux qui sont devenus des frères. L’évangile aboutit à la révélation que les disciples sont devenus des frères (20,17), il raconte la naissance d’en haut, le don par le Logos incarné du pouvoir de devenir enfants de Dieu ; la première épître, elle, s’adresse à ceux qui ont été engendrés d’en haut, et qui sont appelés à vivre en « frères »197, pour qu’ils vivent pleinement cette réalité nouvelle, cette κοινωνία198. Dans ces huit occurrences, le parfait est donc le temps idoine pour expliciter les effets dans le présent de la naissance « de Dieu » conformément au projet de 1Jn. Il reste à étudier deux dernières occurrences de γεννάω en 1Jn, à l’aoriste : 1Jn 5,1 et 18. – 1Jn : deux occurrences de γεννάω à l’aoriste Ces deux occurrences à l’aoriste étant justement les seules qui ne désignent apparemment pas les croyants, on peut comprendre qu’en première approximation, il semble que Jn utilise γεννάω au parfait pour parler de l’engendrement des croyants, et à l’aoriste pour parler de celui du Fils. Mais regardons de plus près ces deux versets. 192 Sur la signification du parfait, cf. par exemple, ZERWICK, Biblical Greek, 96 ; MOULTON, A grammar of New Testament Greek, I, 109. 193 Cf. BROOKE, A critical and exegetical commentary, 148. 194 Τεκνία [μου] en 2,1.12.28 ; 3,18 ; 4,4 et 5,21 ; Παιδία en 2,14.18 ; 3,7 ; ἀδελφοί en 3,13. 195 1 Ἴδετε ποταπὴν ἀγάπην δέδωκεν ἡμῖν ὁ πατήρ, ἵνα τέκνα θεοῦ κληθῶμεν, καὶ ἐσμέν […] 2 νῦν τέκνα θεοῦ ἐσμεν (3,1-2). 196 L’expression τέκνα (τοῦ) θεοῦ apparaît à quatre reprises dans la première épître : 1Jn 3,1.2.10 ; 5,2. 197 1Jn 2,9.10.11 ; 3,10.14.15.16.17 ; 4,20(2).21 ; 5,16. 198 1Jn 1,3.6.7.
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– 1Jn 5,1 : γεννάω à l’aoriste pour désigner l’acte d’engendrer les croyants 1Jn 5,1a 1Jn 5,1b
Πᾶς ὁ πιστεύων ὅτι Ἰησοῦς ἐστιν ὁ Χριστὸς καὶ πᾶς ὁ ἀγαπῶν τὸν γεννήσαντα
ἐκ τοῦ θεοῦ γεγέννηται, ἀγαπᾷ καὶ τὸν γεγεννημένον ἐξ αὐτοῦ.
« Celui qui aime celui qui a engendré aime aussi celui qui est engendré de lui » (b), c’est-à-dire celui qui, comme lui, a été engendré de Dieu, qui croit que Jésus est le Christ (a), qui est devenu son frère, un enfant de Dieu199. Ici, γεννάω est à l’aoriste parce qu’il fait référence non pas à l’état d’enfant de Dieu, mais à l’acte d’engendrer qui a eu lieu dans le passé : Dieu a engendré. Dans le contexte immédiat, il est clair que le sujet de ce participe est Dieu et l’objet de cet acte d’engendrer est ce quiconque appelé à aimer son frère, ce disciple qui croit que Jésus est le Christ (a), dont la première partie du verset vient de dire qu’il est né de Dieu. Dieu a engendré tout croyant qui croit que Jésus est Christ : et c’est pour cela que tout croyant né de Dieu aime aussi tous les autres croyants, qui sont aussi nés de Dieu (b), qui sont devenus ses frères. Dans ce verset, que les auteurs évoqués ci-dessus200 ne prennent pas en compte, γεννάω est employé à l’aoriste pour désigner l’acte d’engendrer les croyants. L’acte divin d’engendrer les croyants, évoqué dans cette unique occurrence de γεννάω à l’actif dans la première épître pour inviter les destinataires de l’épître à vivre dans le présent le commandement de l’amour, est raconté dans l’évangile, comme l’annonce proleptiquement le prologue : Jn 1,12-13 ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν, ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι, τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ, 13 οἳ οὐκ ἐξ αἱμάτων οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκὸς οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρὸς ἀλλʼ ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν. 12
1Jn 5,1-2 Πᾶς ὁ πιστεύων ὅτι Ἰησοῦς ἐστιν ὁ Χριστὸς ἐκ τοῦ θεοῦ γεγέννηται, καὶ πᾶς ὁ ἀγαπῶν τὸν γεννήσαντα ἀγαπᾷ καὶ τὸν γεγεννημένον ἐξ αὐτοῦ. 2 ἐν τούτῳ γινώσκομεν ὅτι ἀγαπῶμεν τὰ τέκνα τοῦ θεοῦ, ὅταν τὸν θεὸν ἀγαπῶμεν καὶ τὰς ἐντολὰς αὐτοῦ ποιῶμεν.
1
Les deux occurrences de γεννάω à l’aoriste se répondent, au passif dans le prologue et à l’actif dans l’épître : ceux qui croient ont été engendrés de Dieu ; Dieu les a engendrés – l’a engendré, car les croyants sont ici 199 « Certains l’entendent du Christ » : cf. OSTY, La bible, 1973, 2539, note sur 1Jn 5,1. La lecture de ce verset dans son contexte ne permet pas, à notre avis, une telle interprétation. 200 Braun, Galot, Mc Polin, Sabourin et Vellanickal.
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désignés par le générique πᾶς ὁ πιστεύων. Si l’on tient compte de la variation passif/actif, qui permet de voir que le même acte d’engendrement est évoqué dans ces deux passages, on ne peut pas dire que nulle part ailleurs dans le corpus johannique ce verbe n’est conjugué à l’indicatif ou au participe aoriste pour parler des croyants201. – 1Jn 5,18 : γεννάω à l’aoriste pour désigner l’Engendré de Dieu, Jésus Christ Venons-en à la dernière occurrence, particulièrement invoquée par les partisans de la leçon christologique de Jn 1,13 : 1Jn 5,18202. L’ambiguïté sur le référent de l’expression ὁ γεννηθεὶς ἐκ τοῦ θεοῦ a conduit à des variantes203 dans la tradition textuelle204. L’étude du dossier de critique textuelle205 montre que les deux lectures sont avérées dans la tradition manuscrite206 : celle qui réfère l’expression au Christ, est attestée notamment dans le Vaticanus de première main et l’Alexandrinus207, et celle qui la réfère au croyant, notamment dans le Sinaïticus208. Comme pour Jn 1,13, la critique textuelle manifeste le lien fait dans l’histoire de la réception et inscrit jusque dans la tradition textuelle entre l’engendrement du Fils et celui de ses disciples. 201 Contre VELLANICKAL, The divine sonship, 100 : « Jn never makes use of the aorist indicative to express the divine generation of men » ; également contre Galot, McPolin, Sabourin, Vellanickal… Cf. p. 117. 202 Cf. p. 116. 203 C.T. La principale variante porte sur le pronom personnel complément de τηρεῖ : αὐτόν (leçon 1) ou ἑαυτόν (leçon 2). 204 C.T. METZGER, A textual commentary, 1994, 650. Cf. la proposition d’OMANSON, A Textual Guide, 514 : « copyists who understood ὁ γεννηθείς as a reference to the Christian believer naturally changed αὐτόν to ἑαυτόν (himself). » 205 C.T. D’après TISCHENDORF, Novum Testamentum graece, 342 ; BROOKE, A critical and exegetical commentary, 150 ; MERK, Novum Testamentum, 1944 ; METZGER, A textual commentary, 1994, 650 ; NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 726 ; ALAND, GNT 5 : Critical Apparatus, 795. 206 C.T. D’où la difficulté à opter clairement pour une des deux leçons : NA 26-27 et GNT 4 (avec la note {B}) optaient pour la leçon 1, αὐτόν ; NA 28 et GNT 5 (avec la note {C}) optent pour la leçon 2, ἑαυτόν. 207 C.T. Dans cette première leçon, l’Engendré désigne le Christ : ἀλλʼ ὁ γεννηθεὶς ἐκ τοῦ θεοῦ τηρεῖ αὐτόν. « L’Engendré le garde ». Nous disposons des témoins suivants : A*(original) B 105 242 330 614 2138 1852, toute la tradition latine, it p r syrh copbo al. copbo Chromace, Vigile. Dans la tradition latine : sed generatio Dei conseruat eum (Vg, Jérômepélagiens). 208 C.T. Dans cette seconde leçon, l’Engendré désigne le croyant chrétien : ἀλλʼ ὁ γεννηθεὶς ἐκ τοῦ θεοῦ τηρεῖ ἑαυτὸν. « L’engendré se garde lui-même. Nous disposons des témoins suivants : אAcorr K L P Ψ 5 33 81 307 436 442 642 1175 1243 1448 1611 1735 1739 1881 2344 2492 lectionnaires arm. éth. geo. slav. al. pler. cat. Origène. Ephrem. Théophylacte. Oecumenius. Dans la tradition latine : sed qui natus ex deo, servat semetipsum (Didyme).
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Comme les défenseurs de la leçon au singulier invoqués ci-dessus209, avec A.E. Brooke, nous optons pour la leçon αὐτόν210, et donc le sens christologique de ὁ γεννηθεὶς ἐκ τοῦ θεοῦ211 : Nous savons que quiconque est né de Dieu ne pèche pas, mais l’Engendré de Dieu le garde et le Mauvais n’a pas prise sur lui212.
La vie présente de ceux qui sont nés de Dieu ne peut se vivre qu’en relation avec l’Engendré de Dieu, c’est-à-dire selon le contexte, Jésus Christ Fils de Dieu. Nous n’invoquons donc pas les variantes de cette dernière occurrence pour réfuter l’objection des défenseurs de la leçon au singulier : mais l’ensemble de l’étude des occurrences en 1Jn – la mise en lumière de la convenance du parfait, majoritaire, selon la visée de l’épître, et l’étude des deux occurrences à l’aoriste, en particulier de 1Jn 5,1 – a permis de réfuter l’argument du temps de γεννάω. 209
Cf. p. 116. C.T. Nous adoptons la conclusion du commentaire de référence en matière de critique textuelle (ICC), BROOKE, A critical and exegetical commentary, 148-149 : « The reading, however, of B and the original hand of A (αὐτόν) /has strong claims to be regarded as original ». La très large majorité des éditions de la Bible ont choisi cette leçon : Bible de Jérusalem (1956.1998) ; Bible d’Osty (1973) ; New International Version (1984) ; Traduction œcuménique de la Bible (1988.1998.2012) ; The Revised English Bible (1989) ; New Revised Standard Version (1989) ; Good News Bible (1992) ; Dios Habla Hoy (1996) ; Bible en français courant (1997) ; Einheitsübersetzung der Heiligen Schrift (1999) ; Lutherbibel (1999) ; Nouvelle Bible Segond (2002) ; Biblia Traducción Interconfesional (2008). Bibles optant pour la leçon 2 : Louis Segond (1910) ; Darby (1885) ; Nouvelle édition Genève (1979). Il nous semble que, outre la critique externe qui donne la préférence à cette leçon, l’argument décisif de critique interne est de tenir compte du contexte et de l’emploi du verbe τηρέω dans le quatrième évangile et la première de Jn. Notons d’abord avec A.E. Brooke que τηρέω n’est jamais employé avec le pronom réfléchi à l’accusatif dans les écrits johanniques (A critical and exegetical commentary, 149). Surtout, dans le contexte de 1Jn 5,18, il ne s’agit pas de garder la parole – comme en Jn 8,51.52.55 ; 14,23.24 ; 15,10.20 ; 17,6 ; 1Jn 2,5 – ou le sabbat – comme en Jn 9,16 – ou les commandements – comme en Jn 14,15.21 et 1Jn 2,3.4 ; 3,22.24 ; 5,3 – mais bien, à la lumière du troisième membre de la phrase, de garder en Dieu, de garder du mauvais : le complément d’objet direct ne désigne pas un objet à garder, dans ce sens l’emploi est absolu, mais le bénéficiaire de l’acte divin de garder. Aussi devons-nous lire 1Jn 5,18 à la lumière des autres occurrences où ce verbe a le même sens, c’est-à-dire les trois occurrences de la prière de Jésus en Jn 17, qui toutes ont pour sujet Dieu (Dieu, le Père ou le Fils), et pour objet les disciples (Jn 17,11.12.15. Cf. également Jn 10,28). 211 Une troisième leçon, la variante ἡ γἑννησις – « mais la naissance qui lui vient de Dieu le garde » – va plutôt dans le même sens que la leçon 1 : la traduction de la Vg et de toute la tradition latine est sed generatio Dei conseruat eum, avec le pronom personnel eum et non le réfléchi qu’on ne trouve que chez Didyme – servat semetipsum. De plus, l’accent mis sur l’acte d’engendrer est plus proche de l’accent mis sur celui par qui sont engendrés les croyants (l’Engendré, celui qui a donné le pouvoir d’être engendrés de Dieu) que de l’accent mis sur ceux qui sont engendrés (leçon 2). 212 Traduction de VAUX, La Sainte Bible, 1956, p. 1610. 210
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PREMIÈRE PARTIE
• L’emploi de γεννάω en Jn – Jn 1 et 3 Là où l’épître s’intéresse d’abord à la vie présente des enfants de Dieu, le quatrième évangile raconte l’engendrement de Dieu : le prologue le dit d’emblée, le Logos « a donné [à ceux qui l’ont accueilli] le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son Nom, eux qui ont été engendrés […] de Dieu ». Que le point d’attention dans l’évangile soit davantage l’engendrement d’en haut que la vie nouvelle des fils qui en découle, le ch. 3 le montre bien, avec ses huit occurrences de γεννάω, dont cinq à l’aoriste213. Les partisans de la leçon christologique cités cidessus ne retiennent pas ces occurrences comme contre-exemples de leur hypothèse en vertu du mode, subjonctif et infinitif, de ces aoristes214. Pourtant, comme l’a bien montré I. de la Potterie, « plus que partout ailleurs, on trouve ici, très clairement exprimée, la différence/ de sens entre l’aoriste et le parfait »215 : on peut donc assurément distinguer l’engendrement lui-même, évoqué à l’aoriste aux versets 3-5, et la vie chrétienne qui en découle, décrite au parfait comme en 1Jn216. Certes, dans ce dialogue de nuit avec Nicodème, au début du livre des signes, la révélation sur la naissance d’en haut est encore inchoative, exprimée en termes généraux : le sujet de γεννάω à l’aoriste est τις en 3,3.5, ἄνθρωπος en 3,4 ; mais il devient ὑμᾶς en 3,7. Personne n’est encore né d’en haut, à l’indicatif et dans le réel, mais cette naissance d’en haut, d’eau et d’esprit, est bien ce que Jésus commençant à révéler obliquement qui il est – le Fils de l’homme descendu du ciel qui doit être élevé, le Fils unique venu donner la vie – propose à ceux qui viennent à lui. Il révèle, de façon encore voilée, l’enjeu pour les hommes de la descente du ciel du Fils de l’homme et de son élévation : la naissance d’eau et d’esprit. Πῶς δύναται ταῦτα γενέσθαι ; Déjà il est question d’un événement pour celui qui écoute Jésus, bien qu’encore mystérieux ; et Jésus lie cet événement à un autre que le récit racontera et qui le concerne : son élévation. 213 En 3,6(2).8 le verbe γεννάω est employé au parfait dans des énoncés gnomiques. Ici l’auteur ne pointe pas l’événement de la naissance d’en haut, mais met en lumière les conséquences découlant de tel type de naissance. 214 GALOT opposait tout simplement aoriste pour le Christ/parfait pour les croyants : MCPOLIN, SABOURIN et VELLANICKAL tiennent tout de même compte des emplois à l’aoriste de Jn 3, mais sans s’y arrêter, et proposent de préciser l’opposition aoriste/parfait en aoriste (indicatif ou participe)/parfait ou aoriste conjonctif ou infinitif. Ainsi, les emplois de γεννάω à l’aoriste subjonctif (Jn 3,3.5) ou infinitif (Jn 3,4.7) ne sont pas un contreexemple de la partition selon le temps du verbe engendrement du Fils/engendrement des croyants. 215 LA POTTERIE, La vérité, II, 605-606. 216 LA POTTERIE, ibidem, 606.
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– Jn 8 Au ch. 8, l’unique occurrence de γεννάω est au parfait, dans la bouche des scribes et pharisiens : 41 ἡμεῖς ἐκ πορνείας οὐ γεγεννήμεθα, ἕνα πατέρα ἔχομεν τὸν θεόν. De fait, ils ne s’intéressent pas à la possibilité pour eux d’une naissance d’en haut, puisqu’ils se considèrent déjà fils, fils d’Abraham (8,39). C’est en opposition avec cette conception de la filiation ethnique, possédée et à hauteur d’homme, que le quatrième évangile révèle le don d’un engendrement de Dieu, donné à ceux qui accueillent le Fils engendré du Père vivant sa filiation dans l’histoire. – Jn 9 Les partisans de la partition aoriste/parfait recouvrant la partition engendrement du Fils/engendrement des enfants de Dieu ne mentionnent pas les cinq occurrences de γεννάω au ch. 9. Il est vrai qu’il n’y est pas directement question de l’engendrement de Dieu ; elles servent à rapporter la situation initiale du bénéficiaire du sixième signe : il est né aveugle. Mais notons que nulle part ailleurs dans les LXX et dans le NT on ne désigne le personnage de l’aveugle ou des aveugles par cette expression aveugle de naissance, avec le verbe γεννάω à l’aoriste217. Cette insistance sur la première naissance dans les ténèbres de la cécité, pointe en creux vers la désignation de l’événement vécu par le protagoniste comme un nouvel engendrement, reçu de celui qui a fait de la boue le jour du sabbat, a oint ses yeux, et l’a envoyé se laver dans les eaux de Siloé – toponyme qui fait l’objet d’un commentaire explicite du narrateur ἑρμηνεύεται Ἀπεσταλμένος (Jn 9,7). Dans ce chapitre encore, le verbe γεννάω est employé à l’aoriste pour parler de l’engendrement d’un homme, première naissance selon la chair pointant vers l’engendrement à la lumière de celui qui croit dans le Fils de l’homme (9,38). – Jn 16 Nous avons vu que 1Jn présente une unique occurrence de γεννάω à l’aoriste actif (1Jn 5,1), où l’aoriste est utilisé pour désigner l’engendrement du croyant. De même, le quatrième évangile présente lui aussi une unique occurrence de γεννάω à l’aoriste actif, en 16,21 : Ἡ γυνὴ ὅταν τίκτῃ λύπην ἔχει, ὅτι ἦλθεν ἡ ὥρα αὐτῆς· ὅταν δὲ γεννήσῃ τὸ παιδίον, οὐκέτι μνημονεύει τῆς θλίψεως διὰ τὴν χαρὰν ὅτι ἐγεννήθη ἄνθρωπος εἰς τὸν κόσμον.
217 Γεννάω est conjugué 4 fois à l’aoriste : une fois au subjonctif, en Jn 9,2, trois fois à l’indicatif, en Jn 9,19.20.34. Une seule fois, il est au parfait : en Jn 9,32.
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Cette occurrence non plus n’a pas été retenue dans les études citées ci-dessus. Le sujet de γεννάω est la parturiente, dans la parabole donnée par Jésus dans son second discours d’adieu. Certes, ce verset n’évoque pas explicitement la naissance d’en haut, et le verbe est un subjonctif, employé dans une parabole, une image : il est cependant significatif que, dans le discours où Jésus donne la clé d’interprétation de l’Heure, des événements imminents, et donc du don qu’il fait du pouvoir de devenir enfants de Dieu annoncé proleptiquement dans le prologue, pour évoquer en particulier l’expérience que feront ses disciples du passage de la tristesse à la joie, il a recours à l’image de la naissance d’un homme. Ici encore γεννάω est employé à l’aoriste non pour évoquer la naissance du Fils, mais pour parler de la naissance d’un παιδίον à l’heure du Fils : après que l’Heure est venue, Jésus en Jn 21,5 appellera ses disciples παιδία, terme également employé à trois reprises pour interpeller le destinataire de l’épître, en 2,14.18 et 3,7. • Conclusion sur l’argument du temps de γεννάω Ainsi, si en 1Jn l’emploi le plus fréquent de γεννάω est au parfait pour expliciter les conséquences présentes dans la vie des enfants de Dieu de l’engendrement lui-même évoqué par deux occurrences à l’aoriste, dans l’évangile, la proportion est inverse : la plupart des occurrences de γεννάω sont à l’aoriste : l’engendrement de Dieu des croyants est évoqué de manière proleptique dès le prologue ; c’est ce même engendrement d’en haut qui est explicité dans le dialogue avec Nicodème, non qu’il soit alors déjà advenu, mais parce que Jésus révèle la nécessité d’une naissance d’eau et d’esprit, dans le livre des signes ; le récit de l’illumination de l’aveugle-né est aussi, en creux, le signe que l’envoi du Fils lumière du monde est nouvelle naissance pour ceux qui croient ; et la parabole de la parturiente donnée par Jésus parle de l’Heure comme d’une naissance, à l’aoriste. C’est bien de l’engendrement des hommes qu’il est question à l’aoriste dans le quatrième évangile ; et notons que justement, la seule fois où Jn fait référence à l’engendrement du Fils, il le fait en conjuguant γεννάω au parfait, en 18,37 : (a) ἐγὼ εἰς τοῦτο γεγέννημαι (b) καὶ εἰς τοῦτο ἐλήλυθα εἰς τὸν κόσμον,
(c) ἵνα μαρτυρήσω τῇ ἀληθείᾳ·
Au moment où Jn évoque l’engendrement du Fils, il n’évoque pas l’acte passé de son engendrement mais bien son engendrement temporel en ses conséquences présentes dans la situation d’énonciation de 18,37,
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c’est-à-dire à l’heure où il vit jusqu’au bout sa filiation dans la chair. L’emploi du parfait le montre, le point d’attention n’est pas l’acte passé d’avoir été engendré de telle ou telle manière – comme en 1,13 selon la thèse des partisans de la leçon christologique –, mais la finalité pour les hommes de cet engendrement, de cette venue dans le monde. Le redoublement parallèle de εἰς τοῦτο γεγέννημαι en εἰς τοῦτο ἐλήλυθα εἰς τὸν κόσμον dit, dans la continuité du prologue, que cet engendrement permettant le témoignage du Fils est sa venue dans le monde, lui qui était auprès de Dieu de toute éternité ; cette venue dans le monde est envoi d’auprès du Père pour une révélation : ἵνα μαρτυρήσω τῇ ἀληθείᾳ. L’engendrement temporel du Fils de Dieu est évoqué explicitement, dans la bouche de Jésus, au moment où il accomplit jusqu’au bout ce témoignage de la vérité pour lequel il est sorti du Père, en vivant sa filiation dans l’histoire. Le verbe γεννάω au pluriel dans le prologue a pour sujet les croyants, dont l’engendrement de Dieu est affirmé proleptiquement avant que ne commence le récit du don de cet engendrement de Dieu par le protagoniste, le Logos incarné ; il faut attendre le paroxysme du récit de ce don, à l’heure de la glorification du Fils, annoncée dès le prologue, pour retrouver ce même verbe appliqué au Fils, engendré pour accomplir ce don, au moment où il communique la vie divine. 4.2.3. Selon le nombre Le même procédé consistant à lire l’évangile à la lumière de l’épître, en comparant les occurrences de l’un et de l’autre comme s’il s’agissait d’un livre unique, conduit les mêmes auteurs à refuser que Jn 1,13 s’applique aux croyants sous prétexte que « enfants de Dieu » est toujours employé au pluriel, tandis qu’« être engendré de Dieu » est toujours au singulier218.
Ici encore, ceci est vrai pour 1Jn où le destinateur décrit les caractéristiques de la vie d’enfants de Dieu, dans des propos généralisants qui justifient bien l’emploi du singulier219. Dans les deux cas envisagés où 1Jn emploie à peu de distance « naître de Dieu » au singulier et « enfants de Dieu » au pluriel (1Jn 2,29 et 3,1 ; 5,1 et 2), le singulier vient de ce 218 GALOT, Être né de Dieu, 111. De même, MCPOLIN, The name, 39, n. 17. Dans le même sens, VELLANICKAL, The divine sonship, 121 ; KULANDAISAMY, The birth, 134-135. 219 Comme GALOT le reconnaît en note, « Par l’emploi du singulier, Jean considère moins la personne et davantage l’état. Il lui arrive même d’employer le neutre » : Être né de Dieu, 111, n. 299.
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PREMIÈRE PARTIE
que le destinateur envisage un cas type, général, tandis que le pluriel de « enfants de Dieu » est employé au moment où apparaît un nous communautaire : ἵνα τέκνα θεοῦ κληθῶμεν, καὶ ἐσμέν (1Jn 3,1), ἐν τούτῳ γινώσκομεν ὅτι ἀγαπῶμεν τὰ τέκνα τοῦ θεοῦ (1Jn 5,2). La variation singulier/pluriel s’explique très naturellement en contexte sans qu’il soit justifié de généraliser cette partition. J. Galot applique l’observation faite en 1Jn à l’évangile, à partir de deux passages : l’emploi de « être engendré » au singulier en Jn 3,6-8 et l’emploi de « enfants de Dieu » au pluriel en Jn 11,52. Certes, Jn 3,6 et 8 a également recours naturellement au singulier dans un énoncé général sur « quiconque est né de Dieu », mais il n’en est pas de même en Jn 3,7 : δεῖ ὑμᾶς γεννηθῆναι ἄνωθεν. Le sujet de γεννηθῆναι est ὑμᾶς, au pluriel. Ce sont bien les destinataires de Jésus qui sont ici interpellés, pour que deviennent vrais pour eux les énoncés prononcés au singulier parce que de façon générale et encore virtuelle sur le fait d’être engendré de l’Esprit. Ainsi, nous ne pouvons conclure avec J. Galot que « si “être engendré de Dieu” n’était pas au singulier, ce serait la seule exception dans le vocabulaire johannique »220. Au contraire, tous ceux qui entendent la voix du Fils en 3,7 – δεῖ ὑμᾶς γεννηθῆναι ἄνωθεν – peuvent entrer dans le groupe de ceux qui ont accueilli le Logos incarné et qui ont cru en son Nom, eux dont le prologue affirme proleptiquement : ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν. 5. CONCLUSION DE LA CRITIQUE TEXTUELLE : JN 1,13, PROLEPSE DE L’ENGENDREMENT DIVIN DES CROYANTS À l’issue de cette longue étude des deux premiers chapitres, nous pouvons opter pour la leçon au pluriel de façon presque certaine. Récapitulons brièvement les principaux arguments en faveur du pluriel : • En critique externe La tradition manuscrite est unanime ; quelques versions latines et syriaques portent le singulier, mais l’étude des versions est également largement en faveur du pluriel ; ceux qui tiennent le singulier au niveau de la critique externe s’appuient essentiellement sur les Pères, sans tenir suffisamment compte de la manière propre qui est la leur de citer – au sens large – les Écritures. 220
GALOT, ibidem, 111.
CHAP. II – CRITIQUE INTERNE DE JN 1,13
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• En critique interne – La logique syntaxique de la longue phrase des versets 12-13 met l’accent sur les bénéficiaires du don de la filiation divine : de part et d’autre de la principale évoquant le don par le Logos, les bénéficiaires de ce don sont explicités, un troisième segment d’explicitation se trouvant être la relative du verset 13, bien cohérente avec ce qui précède. – Le verset 13 ainsi lu n’est ni tautologique ni incohérent, il ne vise pas à établir plusieurs stades de filiation : il explicite simplement que ce don de devenir enfants de Dieu a été accueilli déjà par certains – ils ont été engendrés de Dieu. – L’objet du croire permettant de recevoir le pouvoir de devenir enfants de Dieu n’a pas nécessairement à être explicité par la relative du verset 13 lu au singulier : dans cette partie du prologue, l’enjeu est de susciter le croire, et l’expression « croire en son Nom » pointe vers l’autorévélation du Fils unique dans le récit sur le point de commencer ; seul le récit pourra conduire le lecteur à croire en son Nom divin, à découvrir l’objet du croire qui permet de devenir enfants de Dieu dans la révélation par le protagoniste de son origine, et par la relation établie avec lui. Ce Nom commence d’être révélé dans le titre qui à partir du verset 14 succède au titre Logos : μονογενής παρὰ πατρός. Jésus seul pourra conduire ceux qui l’accueillent à connaître ce Nom de Fils, à reconnaître son identité profonde jusqu’à « avoir la vie en son Nom » (20,31). – Par la triple négation, le verset 13 insiste sur l’origine divine de cet engendrement : Dieu seul peut permettre cette transformation, ce « devenir » enfants de Dieu. Il n’est nullement question ici de la mère de Jésus, l’accent n’est pas mis sur la modalité de la naissance de Jésus, mais bien sur l’origine divine de l’engendrement, le fait qu’il soit totalement l’œuvre de Dieu, d’un tout autre ordre qu’une naissance purement humaine, que l’appartenance à un lignage, fût-ce celui du peuple des fils d’Abraham. – Le verset 13 lu au pluriel – « eux qui n’ont pas été engendrés de la chair » – n’est nullement incohérent avec le verset 14 – « le Logos s’est fait chair » – comme si l’on voyait dans la première affirmation « une négation de toute génération charnelle pour les chrétiens »221. Nous voyons au contraire, grâce à ce mot crochet, une articulation très fine des versets 12-13 et 14 : l’engendrement « de Dieu » n’est pas selon la chair, il ne peut être que l’œuvre de Dieu : et le Logos-Dieu s’est fait chair. 221
GALOT, Être né de Dieu, 97, cité p. 96 de notre étude.
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C’est dans l’histoire du Logos fait chair – dans le récit qui s’ouvre – que sera raconté cet engendrement non selon la chair, mais par la médiation d’une chair, celle du Fils unique. – Il paraît très difficile de tenir syntaxiquement que les versets 13 et 14 décrivent ensemble l’objet du croire, alors que le verset 14, qui commence une nouvelle phrase, ne saurait être coordonné à la relative du verset 13. Au contraire, avec la leçon au pluriel, l’enchaînement en καί est très signifiant. Après les versets 12-13, bien unifiés syntaxiquement, évoquant le don par le Logos du pouvoir de devenir enfants de Dieu (12b) en mettant en lumière la disposition d’accueil (12a) et de foi (12c) permettant que ce don devienne réalité, comme pour ceux qui ont été, de fait, engendrés de Dieu (verset 13), le καί du verset 14 « porte le discours en avant, menant au sommet le plus élevé », comme pour dire : « pour avancer maintenant au fait le plus important dans l’œuvre de la rédemption, à savoir comment il […] pu accomplir une telle œuvre »222. Loin que le καί du verset 14 rende irrecevable la leçon au pluriel, il est une articulation clé, à scruter : des versets 12-13 qui mettent l’accent sur la nécessité d’accueillir le Logos donnant le pouvoir de devenir enfants de Dieu, il conduit au témoignage du nous qui a contemplé la gloire de Fils unique du Logos incarné. Passage essentiel pour le lecteur ainsi conduit au contact de celui qui seul peut accorder ce don, par l’écoute du nous des témoins. – L’argument selon lequel le verset 13 doit être au singulier pour que le lien soit explicite entre la filiation des croyants et celle du Fils unique projette sur le texte un présuposé. Le lien causal n’est pas encore fait explicitement dans le prologue. Ce lien reste une énigme que le prologue invite à scruter en conduisant au récit-témoignage de ceux qui ont contemplé la gloire de Fils unique du Logos incarné, de celui qui a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Cette dimension énigmatique est bien conforme au genre littéraire du prologue, qui ne saurait dispenser de la grande traversée du récit mettant en relation avec le Logos incarné. – L’insistance sur la naissance « de Dieu » des croyants est cohérente avec l’ensemble de l’évangile, où il sera question de renaître d’en haut, de ne pas penser être déjà fils, mais de croire au Fils de Dieu qui peut donner l’ἐξουσία de devenir enfants de Dieu. C’est dans le récit que le lecteur découvrira ce qu’est cette ἐξουσία donnée par le Logos incarné. 222
Nous reprenons la citation de MEYER déjà rapportée à la note 145, p. 101.
CHAP. II – CRITIQUE INTERNE DE JN 1,13
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– L’étude détaillée de l’emploi johannique du verbe γεννάω, selon le sujet, le temps, le nombre, a permis de réfuter l’argument selon lequel la leçon ἐγεννήθη est la seule possible sous la plume de Jean. Cette étude a permis d’étudier en détail les versets 12-14, et de mieux percevoir l’enjeu de ce qui se dit dans la lettre du verset 13 si elle est lue au pluriel : nous ressaisirons au début du ch. III les acquis pour l’étude de la filiation divine des croyants.
CHAPITRE III
FONDEMENT DU PARADIGME DE LA FILIATION DES CROYANTS : DANS L’ENSEMBLE DU PROLOGUE 1. REPRISE DES
ACQUIS DES DEUX PREMIERS CHAPITRES POUR NOTRE QUESTION
Une fois cette leçon bien établie, tâchons de ressaisir ce que change cette option textuelle pour le sens du prologue, et en particulier pour la question du lien établi par le quatrième évangile entre la filiation des croyants et celle du Fils unique. Si le verset 13 concerne les croyants, on ne peut dire que l’évangile établit d’emblée un lien logique entre la filiation divine des croyants et la filiation prototypique du Fils unique. En revanche, notre étude des versets 10-14 a permis de montrer que le paradigme de la filiation divine des croyants apparaît dans l’évangile en lien avec le motif de l’accueil/nonaccueil du Logos, de l’autorévélation du Nom du protagoniste, qui va faire l’objet de tout le récit subséquent. Plutôt que d’affirmer d’emblée le lien logique entre les deux filiations, le prologue montre l’enjeu de l’accueil de cette révélation, l’enjeu de la foi des destinataires – du lecteur ; cet accueil est la part irremplaçable de l’homme – car le don est offert à tous, mais pas automatique – pour permettre l’acte de Dieu, seul agent possible de l’engendrement « de Dieu ». Par cet accent, le quatrième évangile façonne le lecteur pour rendre possible la transformation qu’il vise : que le lecteur, entrant dans cette attitude d’accueil et de foi dans le Nom qui va être révélé dans l’histoire – dans le récit –, puisse entrer dans le groupe de ceux qui déjà confessent leur foi, ont été engendrés de Dieu. Cette attitude de foi et de réceptivité est la part de l’homme lui permettant d’être transformé par un acte divin : Dieu seul, le Logos-Dieu seul peut donner le pouvoir de devenir enfants de Dieu, engendrés de Dieu. L’insistance appuyée sur le principe divin de cet engendrement des croyants, de ce don du pouvoir de devenir enfants de Dieu manifeste la nouveauté de cette filiation divine, d’un tout autre ordre que toute autre filiation, fût-ce celle du peuple de la circoncision. Quelle est cette ἐξουσία donnée par le Logos à ceux qui croient, leur permettant de devenir enfants de Dieu ? Il faudra tout le récit pour le découvrir, mais le prologue
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ouvre le lecteur à la perspective de voir comment ce principe de l’engendrement « de Dieu » est un principe divin, donné par le Logos divin à ceux qui croient en son Nom. Plutôt que de faire explicitement le lien entre les deux filiations, le prologue montre énigmatiquement l’enjeu de la foi dans le Nom du Logos, et offre immédiatement au lecteur d’écouter le groupe de ceux qui ont rencontré le Logos incarné, dans leur histoire, dans leur expérience : ceux qui ont écouté l’autorévélation du Fils unique jusqu’à son paroxysme, ceux qui ont contemplé sa gloire de Fils unique d’auprès du Père. C’est par ce témoignage que le lecteur pourra découvrir cette autorévélation du Nom dans lequel il faut croire. La filiation du Fils, sa relation avec le Père d’auprès de qui il est venu, sera l’objet de la révélation du protagoniste dans le récit : c’est du récit que le lecteur attend de recevoir la révélation du lien entre le don qui lui est offert de cette mystérieuse ἐξουσία de devenir enfants de Dieu et la filiation unique du Fils venu d’auprès du Père. 2. COMPOSITION ET DYNAMIQUE DU PROLOGUE Dans les deux premiers chapitres, nous avons étudié précisément les versets 12-14, centraux pour notre étude : il est maintenant nécessaire de mettre en lumière leur sens et leur fonction en les replaçant au sein du texte qui les porte : l’unité littéraire du prologue. Pour cela, commençons par établir le texte du verset 18, qui a une grande importance pour notre question. 2.1. Préliminaire. Établissement du texte de Jn 1,18 : μονογενὴς θεός La tradition manuscrite livre le verset 18 sous trois variantes : μονογενὴς θεός/ὁ μονογενὴς θεός ; ὁ μονογενὴς υἱός ; ὁ μονογενής. Nous optons pour la leçon μονογενὴς Θεός. Résumons brièvement les résultats de notre enquête de critique textuelle1. 2.1.1. Critique externe « Le point faible le plus signifiant pour la leçon μονογενὴς θεός est que ses témoins en sont presque tous alexandrins »2 ; mais l’ensemble des critères de critique externe est largement en faveur de cette leçon. 1 C.T. D’après ALAND, GNT 5 : Critical Apparatus ; NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus ; AMPHOUX, « Les variantes », 24. 2 C.T. MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 111. De même, BOISMARD, Le prologue, 89.
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PREMIÈRE PARTIE
(ὁ) μονογενὴς Θεός3 est la leçon la mieux attestée par la tradition manuscrite. Depuis la découverte dans le milieu des années 1950 des papyri Bodmer présentant le prologue dans son intégralité, on peut opter pour cette leçon de façon presque certaine4. Le comité du GNT a fait ce choix avec la lettre {B}5. L’expression sans article est sans doute plus primitive ; en effet, sa suppression s’explique mal : l’article a sans doute été ajouté lorsque υἱός a supplanté θεός6. La leçon ὁ μονογενὴς υἱός7 est cependant également attestée très tôt8 ; mais principalement, cette fois, dans les textes byzantins9. C’est la leçon de la Vg : unigenitus Filius, qui est in sinu Patris, ipse enarravit10. 3 C.T. Voici les principaux témoins : p66 *אB C* L syrp, hmg geo2 Origènegr 2/4 Didyme Cyrille1/4 p75 א2 33 copbo Clément2/3 Clément d’après Théodote 1/2 Origènegr 2/4 Eusèbe3/7 Basile1/2 Grégoire de Nysse Épiphane Sérapion1/2 Cyrille2/4. C’est le choix de NA 28. Avec WESTCOTT, The New Testament in the original Greek, et The Gospel according to St. John, 32-33 ; LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 26-27 ; BERNARD, A critical and exegetical commentary, 31 ; WINTER, « Monogenēs para patros », 365 ; FEUILLET, Le prologue, 129130 ; PLESSIS, « Christ as the only begotten », 27 ; MORRIS, The Gospel according to John, 100-101 ; LINDARS, The Gospel of John, 98-99 ; FENNEMA, « John 1:18 : “God the only son” », 125 ; DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 214 ; CARSON, The Gospel according to John, 139 ; HARRIS, Prologue and gospel, 102-105 ; BORCHERT, John 1-11, 124 ; BEASLEYMURRAY, John, 2 ; KÖSTENBERGER, John, 2004, 50 ; LINCOLN, The Gospel according to Saint John, 108 ; TALBERT, Reading John, 69 ; BROWN, The Gospel according to John, I, 17 ; MCHUGH, A critical and exegetical commentary, 111 ; PEPPARD, « Adopted and Begotten Sons of God », 92-110, cf. n. 57, p. 107 ; KEENER, The Gospel of John, 425. 4 C.T. Pour plus de détails sur la probable très grande ancienneté de cette leçon, cf. AMPHOUX, « Les variantes », 28. 5 C.T. METZGER, A textual commentary, 1994, 169-170. 6 C.T. Cf. FENNEMA, « John 1:18 », 128 ; METZGER, A textual commentary, 1994, 169170 ; MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 111. 7 C.T. Voici les principaux témoins de εἰ μὴ ὁ μονογενὴς υἱός : Ws it ; Irlat pt (+ θεου lat pt Ir ): de ὁ μονογενὴς υἱός : A C3 K Γ Wsupp Δ Θ Ψ 0141 f 1 f 13 28 157 180 205 565 579 597 700 892 1006 1010 1071 1241 1243 1292 1342 1424 1505 Byz [E F G H] Lect ita, aur, b, c, e, f, ff2, l vg syrc, h, pal arm eth géo1 slav Irénéelat 1/3 Clément d’après Théodote 1/2 Clément1/3 Hippolyte Origènelat 1/2 Lettre d’Hyménée Alexandre Eustathe Eusèbe4/7 Sérapion1/2 Athanase Basile1/2 Grégoire de Nazianze Chrysostome Théodore Cyrille1/4 Proclus Théodoret Jean-Damascène ; Tertullien Hegemonius Victorinus-Rome Ambrosiaster Hilaire5/7 PsPriscillien Ambroise10/11 Faustin Grégoire d’Elvira Phoebadius Jérôme Augustin Varimadum ; de μονογενὴς υἱὸς θεοῦ : itq Irénéelat 1/3; Ambroise1/11vid. C’est l’option retenue par TISCHENDORF, Novum Testamentum Graece ; SODEN, Griechisches Neues Testament ; HOSKYNS, The Fourth gospel, 153-154 ; BULTMANN, The gospel of John, 81-82, n. 2 ; BARRETT, The gospel according to St. John, 169 ; FESTUGIÈRE, Observations stylistiques, 129, n. 1 ; SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, 279-280 ; LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 363. BARRETT opte pour cette leçon, mais de manière fort peu tranchée, lui qui rappelle tous les arguments conduisant à opter pour μονογενὴς Θεός : la meilleure attestation manuscrite, surtout depuis la découverte des papyrus Bodmer, la lectio difficilior, l’inclusion ; cf. The gospel according to St. John, 169-170. 8 C.T. Pour le détail, nous renvoyons à l’article de AMPHOUX, « Les variantes », 24. 9 C.T. FENNEMA, « John 1:18 », 124-127. 10 C.T. TWEEDALE, Biblia Sacra juxta Vulgatam Clementinam, Jn 1,18.
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M.-É. Boismard et J. McHugh optent pour la leçon la plus brève μονογενής11, qui serait à l’origine des deux autres, en s’appuyant sur les versions et les Pères12, mais cette leçon est « trop pauvrement attestée pour être reconnue comme le texte »13. 2.1.2. Critique interne Μονογενὴς θεός est la lectio difficilior14. C’est parce qu’ils ne parviennent pas à en percevoir le sens15 que bien des auteurs optent pour ὁ μονογενὴς υἱός, pourtant bien moins bien attesté. Υἱός semble plus naturel si l’on considère ce qui suit : εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός16. La transformation de « Dieu seul engendré » en « Fils seul engendré » est plus aisément compréhensible que l’inverse17. Sans compter la possibilité d’une erreur de copie entre les deux abréviations θΣ et ΥΣ18, au simple niveau de la critique verbale, une correction scribale est facile à envisager : C.-B. Amphoux démontre que la variante peut s’expliquer par une correction doctrinale, visant à transmettre le texte dans sa vérité originelle, contre l’usage qu’en faisaient les Valentiniens, détournant l’expression de son sens premier19. La variante ὁ μονογενὴς υἱός s’explique également par harmonisation avec l’autre double occurrence en 3,16.18 (et 1Jn 4,9)20.
11 C.T. Voici les principaux témoins de la leçon μονογενής : vgms Ps-Vigile1/2 Origènept Épiphane Ignaceéd.lgue : Ph 2. C’est l’option retenue par BOISMARD, Le prologue, 89 ; SANDERS, A commentary on the Gospel according to St. John, 85, n. 1 ; MCHUGH, A critical and exegetical commentary, 111. 12 C.T. Cf. BOISMARD, Le prologue, 89. 13 C.T. METZGER, A textual commentary, 1994, 169-170. 14 C.T. Cf. MORRIS, The Gospel according to John, 100-101 ; DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 214 ; HARRIS, Jesus as God, 78-80. 15 Ainsi TASKER, The Greek New Testament, 424-425. De même, BÜCHSEL, « Μονογενής », TDNT, 740, n. 14. 16 C.T. BEASLEY-MURRAY, John, 2 : « While υἱός seems more natural in view of the following εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός, it should, perhaps for that very reason, be viewed as the easier reading and so yield to the more difficult θεός. » Dans le même sens, cf. HOSKYNS, The Fourth gospel, 154. 17 C.T. Cf. MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 111. 18 C.T. Cf. BEASLEY-MURRAY, John, 2. 19 C.T. Cf. AMPHOUX, « Les variantes », 26-28. 20 C.T. Cf. BROWN, The Gospel according to John, I, 17. À l’inverse, au lieu de chercher le sens d’un emploi différent dans le prologue, les défenseurs de la leçon « ὁ μονογενὴς υἱός » s’appuient sur ces versets pour affirmer qu’elle est « la seule formule vraiment johannique » : ainsi LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 363. C’est l’unique argument de l’A., dans cet article, pour justifier le choix de cette leçon. On ne peut, à partir de deux emplois, dire que l’une des deux formules est plus johannique.
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PREMIÈRE PARTIE
2.2. Composition du prologue : status quaestionis Nous ne pouvons pas, dans le cadre qui est le nôtre, exposer dans le détail toutes les compositions proposées pour le prologue ; et pourtant, une étude précise de la structure du texte qui porte les versets 12-13 est nécessaire pour mettre en lumière leur fonction, et voir ce qui est dit du don de la filiation divine aux croyants au moment clé où commence ce paradigme21. Après avoir rappelé les principales propositions22 , nous présenterons notre propre étude et dégagerons l’éclairage porté sur notre question. Bien des exégètes23 ont tenté d’identifier l’hymne primitif utilisé par le rédacteur du prologue johannique24, à partir de l’étude des disparités de style et de vocabulaire, de la supposée forme poétique25, des schémas de pensée, et des sutures apparentes dans le texte final. Les versets 1, 3 et 10c sont considérés par tous comme faisant partie du poème original26 ; mais pour les autres versets, les avis divergent. La diversité des reconstitutions proposées27 manifeste l’absence de consensus pour ce qui ne reste 21 Nous partageons la conviction de LACAN selon laquelle la composition du prologue sert de guide pour « suivre le mouvement de la pensée de Jean et donner à chaque verset sa place dans ce mouvement » (« Le prologue », 110). 22 Nous avons pris en compte soixante-sept études. 23 Cf. par exemple, par ordre chronologique : BERNARD, A critical and exegetical commentary ; GAECHTER, Strophen in Johannesevangelium, 99-111 ; BULTMANN, The gospel of John ; BOISMARD, Le prologue, 103-108 ; GREEN, « The Composition of St. John’s Prologue », 291-294 ; AUSEJO, ¿ Es un himno a cristo ?, 223-277, 381-427 ; KÄSEMANN, « Aufbau und Anliegen des johanneischen Prologs », 75-99 – d’après BARRETT, « The prologue of St. John’s Gospel », 32 ; HAENCHEN, « Probleme des johanneischen Prologs », 305-334 ; SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, 224-229 ; BROWN, The Gospel according to John, I, 1-4 et 22-36 ; RAMAROSON, « La structure », 281-296 ; THEOBALD, Im Anfang war das Wort – cf. schéma n°1 proposé par CHOLIN, « Le prologue », I, 202; OTFRIED HOFIUS, « Struktur und Gedankengang des Logos-Hymnus », 1-25 ; MILLER, Salvation-History in the Prologue ; CHOLIN, « Le prologue », I, 197-202 – cf. le tableau récapitulatif très clair p. 204. 24 « Ce texte primitif s’est trouvé être, d’après [plusieurs auteurs, usant de critères variés] un hymne juif, païen ou chrétien, gnostique ou non » (RAMAROSON, « La structure du Prologue », 288). 25 Cf. GAECHTER, Strophen in Johannesevangelium ; BULTMANN, The gospel of John ; KÄSEMANN, « Aufbau und Anliegen des johanneischen Prologs » ; SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John : cités par BROWN, The Gospel according to John, I, 22. 26 RAMAROSON, « La structure du Prologue », 289. Les propositions des auteurs choisis par cet auteur sont encore moins convergentes que celles de l’étude de BROWN, qui conclut que les v. 1-5, 10-11 et 14 font l’objet d’un consensus : The Gospel according to John, I, 21. Pour MCHUGH, le consensus concerne au moins les v. 1,3-5 et 10-11 (A Critical and Exegetical Commentary, 89). 27 LOPEZ, Dos siglos de critica literaria, 165-167, présente les hypothèses de reconstitution de vingt-trois chercheurs ; puis, pour chaque verset, il donne le nombre de chercheurs qui le tiennent pour original (166-167) ; cf. le tableau récapitulatif très clair p. 178 de cet article, présentant pour chaque auteur les parties tenues pour primaires et celles tenues pour secondaires. FEUILLET présente un bon état de la question : Le Prologue,
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qu’une hypothèse, trop dépendante de critères subjectifs et impossibles à prouver28. Aussi concluons-nous avec J. Zumstein que « la seule base pertinente du travail d’interprétation est le prologue tel qu’il est formulé en 1,1-18 »29. Pour mettre en lumière la composition du prologue en son état final, voyons les principaux modèles proposés. 2.2.1. La composition en plusieurs parties : un développement linéaire Avant les propositions de disposition concentrique et en spirale, toutes les compositions proposées étaient rectilignes, distinguant simplement des changements de parties plus ou moins nombreux. Ici encore, la diversité des propositions dit la complexité de la tâche de mettre en évidence une composition30. À l’intérieur de cette catégorie, nous trouvons plusieurs propositions, selon le nombre de parties mises en lumière : a) en deux parties31 1/2-18 (B.-F. Westcott) ; 1-5/6-18 (A. von Hoonacker) ; 1-4/5-18 (R.K. Bultmann et L. Ramaroson) ; et surtout, la bipartition voyant dans le verset 14 le tournant du prologue, avec l’Incarnation, et l’apparition de la première personne du pluriel (J. van der Watt, qui combine cette composition bipartite avec une composition chiastique). b) en trois parties32 1-5/6-11/12-18 (F.-L. Godet) ; 1-5/6-8/9-18 (A. Resch) ; 1-5/6-12/1318 (T. von Zahn) ; 1-5/6-14/15-18 (P. Schanz) ; la proposition la plus 180-203. RAMAROSON rapporte les hypothèses de reconstitution de seize chercheurs : « La structure du Prologue », 288. LÉON-DUFOUR, présente la liste des versets que quatorze critiques attribuent à l’hymne primitif : Lecture, I, 41, n. 7. Cf. aussi KING, « Prologue to the Fourth Gospel », 372 ; BROWN, The Gospel according to John, I, 22. 28 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 52. 29 ZUMSTEIN, idem. Dans le même sens, LOPEZ, Dos siglos de critica literaria, 177-179 ; KING, « Prologue to the Fourth Gospel », 373 ; LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 354 ; BLANCHARD, « Les christologies contemporaines », 39-52. 30 Cf. RAMAROSON, « La structure du Prologue », 283 : « Les tenants du schème linéaire […] placent les grandes césures qui ponctuent les 2, 3 ou 4 divisions (sauf la dernière) à une dizaine d’endroits, soit après les versets 1, 4, 5, 8, 11, 13, 14a, 14e et 15. » 31 WESTCOTT, The Gospel according to St. John ; HOONACKER, « Le prologue », 5-14. Sous-titre : « Le parallélisme entre la lumière naturelle (v. 3-5) et le Verbe, lumière surnaturelle (v. 9 sq.) » ; BULTMANN, The gospel of John ; RAMAROSON, « La structure », 281-296 ; WATT, « The Composition of the Prologue », 311-332. 32 GODET, Commentaire sur l’Évangile de Saint Jean, 220 ; RESCH, Das Kindheitsevangelium, 254 ; ZAHN, Das Evangelium des Johannes ; SCHANZ, Commentar über das Evangelium des heiligen Johannes ; WEISS d’après FEUILLET, Le prologue, 138-139; LOISY, Études bibliques ; PLUMMER, The gospel according to S. John ; VOSTÉ, Studia Ioannea ;
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PREMIÈRE PARTIE
courante : 1-5/6-13/14-18 (B. Weiss, A. Loisy, A. Plummer, J.-M. Vosté, F. Tillmann, R. Schnackenburg, A.J. Greimas, J. Zumstein, auxquels on peut joindre B.-F. Westcott : même s’il propose une composition en 2 parties 1/2-18, il propose pour la seconde partie la répartition : 2-5/6-13/14-18). c) en quatre parties33 1-5/6-8/9-13/14-18 (M.-J. Lagrange, C.K. Barrett, R.B. Brown, O.E. Evans, G.R. Beasley-Murray, J. McHugh) ; 1-5/6-11/12-14/15-18 (Th. Calmes). d) en cinq parties34 1-2/3-5/6-8/9-14/15-18 (L. Morris). e) en sept parties35 1/2-3/4-5/6-9/10-13/14a/14b-18 (A. Durand) ; 1-2/3-5/6-9/10-12b/12c13/14,16/15/17-18 (R.E. Brown36). Dans ce premier schéma, la proposition la plus courante est donc 1-5/613/14-18 en trois parties, ou 1-5/6-8/9-13/14-18 en quatre parties. Dans ces deux propositions, le changement de partie se fait entre le verset 13 et le verset 14 : et de fait, il semble, en première approche, que le verset 14 commence une nouvelle partie, marquée par – le retour du sujet explicite ὁ λόγος, – la première mention explicite de l’Incarnation, – l’apparition de la première personne du pluriel. Pour ce schéma linéaire, la multiplicité des propositions montre que l’on peut associer de bien des manières les micro-unités qui forment le prologue : mais ce n’est pas encore manifester avec suffisamment de TILLMANN, Das Johannesevangelium ; SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, 224-229 ; GREIMAS, « Prologue de Jean », 14-23 ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 53 – en 1989, dans « L’évangile Johannique : une Stratégie du croire », Recherches de science religieuse 77/1 (1989) 224, l’auteur proposait une autre composition fondée sur l’opposition Logos asarkos (1-4)/Logos ensarkos (5-18) : mais dans son commentaire de 2014, il juge cette opposition inadéquate (53, n. 35) ; WESTCOTT, The Gospel according to St. John. 33 LAGRANGE, Évangile selon saint Jean ; BARRETT, The Gospel according to St. John – ainsi que, du même auteur, « The prologue of St. John’s Gospel », 27-48 et The gospel of John and Judaism ; R.B. BROWN, « Prologue of the Gospel of John », 429-439 ; EVANS, The Gospel according to St. John ; BEASLEY-MURRAY, John, 5 ; MCHUGH, A critical and exegetical commentary, 5 ; CALMES, L’Évangile selon St. Jean. 34 MORRIS, The gospel according to John, 63-101. 35 A. DURAND, Évangile selon Saint Jean ; BROWN, The Gospel according to John, I, 1-4 et 22-36. 36 Quatre strophes, deux parenthèses concernant Jean le témoin et l’addition des v. 17-18.
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précision la logique interne de ce texte finement construit. Si l’on tient cette approche linéaire, le double passage consacré à JB est difficile à comprendre. Autre objection : tout le débat sur le verset à partir duquel il est question de l’Incarnation37 montre bien qu’une composition strictement linéaire et chronologique ne parvient pas à rendre compte de la progression du prologue. Comment restituer le retour – marqué par une évolution – de certains motifs, mieux que par une simple succession linéaire ? 2.2.2. La composition selon la prosodie grecque ou hébraïque Certains auteurs ont tenté de mettre en évidence une composition en strophes : en distinguant un hymne poétique de passages en prose, notamment les passages sur Jean le témoin38, selon le nombre de syllabes toniques, d’après les règles de la poésie grecque39, en se basant sur le parallélisme hébraïque40, ou en tenant compte de ces deux modèles41. Mais ces tentatives n’emportent pas l’adhésion. Comme C.K. Barrett l’a démontré, on ne peut parler de parties en prose et de parties poétiques42 : 37 Pour certains, le Logos incarné n’apparaît qu’au v. 14 (LÉON-DUFOUR insiste sur le déroulé linéaire et signifiant du prologue : Lecture, I, 50) ; « Beaucoup de critiques estiment en sens contraire qu’on est presque contraint de songer à l’incarnation dès avant le v. 14, mais sans parvenir à s’entendre sur l’endroit précis où se situe cette entrée en scène du Logos incarné » (FEUILLET, Le prologue, 140) : au v. 4 (ainsi LOISY, STRACHAN, HOSKYNS, DUPONT), au v. 5 (ainsi SCHANZ, GODET, CALMES, LAGRANGE, WIKENHAUSER, LOPEZ), au v. 9 (MALDONAT, VOSTÉ, WATT), ou au v. 11 ; d’autres enfin commentent l’effet de sens de cette incertitude, et refusent de décider du moment de l’apparition du Logos incarné, à qui, comme le dit FEUILLET (ibidem, 157), Jn « songe dès le début du prologue » (DODD, CALMES, LIGHTFOOT, FEUILLET, LAMARCHE, LACAN, LA POTTERIE) : « Là où nous apportons notre entière adhésion aux vues de P. Lamarche, c’est quand il se refuse à distinguer à l’intérieur du Prologue des étapes chronologiques nettement tranchées » (FEUILLET, ibidem, 150) ; « C’est la bonne explication, que nous proposons de retenir seule, comme mieux adaptée au génie oriental de saint Jean, comme rendant mieux compte du sublime sujet qu’il entreprend de traiter. Nous ne distinguerons donc pas dans ce Prologue la vie du Verbe en Dieu, l’action du Verbe dans l’Ancien Testament, d’abord sur les Gentils, ensuite sur les Juifs, d’abord par les lumières naturelles, ensuite par la grâce, avant de venir au mystère de l’Incarnation. C’est de l’Incarnation qu’il veut parler depuis le début et il le fait par une suite de projections partielles, dont nous avons à comprendre le rythme, si nous n’osons dire la méthode, encore moins le mécanisme » (BUZY, « Un procédé littéraire », 66) ; de même, FEUILLET, Le prologue, 157-158. Nous renvoyons pour ce débat à FEUILLET, ibidem, 139-140, 150-151, 157-160 et BUZY, ibidem, 64-66. 38 KÄSEMANN, « Aufbau und Anliegen des johanneischen Prologs » ; SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John ; BROWN, The Gospel according to John ; OTFRIED HOFIUS, « Struktur und Gedankengang des Logos-Hymnus »… Cf. LOPEZ, Dos siglos de critica literaria, 136-137 ; 146-154. 39 IRIGOIN, « La composition rythmique », 501-514. 40 Cf. la rétroversion hébraïque du prologue par GESE, « Der Johannesprolog », 152201 – d’après LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 45-47 ; HENGEL, « The prologue », 265-294. 41 LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 44. 42 Dans le même sens, LOPEZ, Dos siglos de critica literaria, 190.
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le prologue est plutôt écrit dans une « prose rythmique, hiératique, qui convient bien à la présentation de mystères religieux »43. On ne peut distinguer, comme prétend le faire par exemple R.E. Brown, des passages poétiques et des passages en prose : la seule distinction objective dans le prologue est entre les passages qui parlent du Logos/Jésus, et ceux qui parlent de Jean le témoin44. 2.2.3. La composition concentrique ou chiastique Une proposition a trouvé beaucoup de défenseurs depuis 1931 : la composition concentrique ou chiastique. La première, celle de N.W. Lund45, omettait les passages sur Jean le témoin, mais toutes les autres concernent l’ensemble du prologue. Selon les propositions, le parallélisme entre les deux branches de la parabole est présenté avec plus ou moins de détails : R.A. Culpepper, D.A. Carson et S. Brown précisent jusqu’à quinze éléments46 ; A. Feuillet, M.E. Cothenet, J. McPolin et M. Vellanickal, douze éléments47 ; P. Lamarche, M.É. Boismard, L. Devillers, C. Hélou, J.N. Diouf, onze éléments48 ; C.H. Giblin, dix49 ; J. van der Watt huit50 ; N.W. Lund, A. Jaubert, J.L. Staley, C.H. Talbert, C. Blomberg, sept51 ; M.E. Hull et H. Gese, six52. Autre point variable, divers versets sont proposés comme centre de la « construction par enveloppement »53, pour reprendre le terme d’I. de la Potterie : – Verset 13 : N.W. Lund (qui omet les passages JB). – Versets 12-13 : M.É. Boismard, L. Devillers, A. Jaubert, J.L. Staley, C.H. Talbert, C. Blomberg. 43 BARRETT, The gospel of John and Judaism, 35. A. DURAND montre bien comment on peut être sensible à la rythmique de la prose johannique, sans parler pour autant de vers métrique : Évangile selon Saint Jean, 7-8. 44 Cf. BARRETT, The gospel of John and Judaism, 33-34. 45 LUND, « The influence of chiasmus », 41-46. 46 CULPEPPER, « The Pivot », 9-17 – cf. le schéma récapitulatif de l’A., p. 16 ; suivi par CARSON, The Gospel according to John, 113 et S. BROWN, « John the Baptist », 149. 47 FEUILLET, Le prologue, 160 – suivi par COTHENET, « Le quatrième évangile » ; MCPOLIN, The name, 42-43 ; VELLANICKAL, The divine sonship, 124-126 et 134. 48 LAMARCHE, « Le prologue », 529-532, 536 ; BOISMARD, Le prologue, 103-108 ; schéma p. 107 – suivi par DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 203 ; HÉLOU, Symbole et langage, 68, 88 et surtout 90 ; DIOUF, « La nouvelle naissance », 100. 49 GIBLIN, « Two Complementary Literary Structures », 87-103. 50 WATT, « The Composition of the Prologue », 311-332. 51 LUND, « The influence of chiasmus », 41-46 ; JAUBERT, Lecture de l’Évangile, 19-24 ; STALEY, « The structure of John’s prologue », 241-264 ; TALBERT, Reading John, 69 ; BLOMBERG, Jesus and the Gospels, 246. 52 HULL, Luke-John, 211 ; GESE, « Der Johannesprolog », 152-201 – d’après LÉONDUFOUR, Lecture, I, 45-47. 53 LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 355.
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– Versets 10-13 : P. Lamarche, A. Feuillet, M.E. Cothenet, C.H. Giblin. – Versets 11-12 : M.E. Hull et H. Gese. – Verset 12b : R.A. Culpepper, D.A. Carson, S. Brown. – Versets 11-13 : J. McPolin, M. Vellanickal. – Versets 9-14 : J. van der Watt. À ces propositions ayant somme toute de forts points communs ajoutons celle, originale, de P. Borgen (1-5/6-18) et des compositions à mi-chemin entre la spirale et la concentricité : en deux (M. Hooker et M. Theobald ; A.B. du Toit) ou trois parties concentriques (H.N. Ridderbos)54. Ces études s’appuient toutes sur le choix de critères permettant de mettre en parallèle les deux branches de la parabole, et plusieurs ont tenté de montrer que le chiasme est un procédé caractéristique de l’art johannique de composer55 : mais les auteurs n’ont pas toujours échappé à la dérive de la systématisation, voulant faire rentrer le texte dans des compositions trop schématiques56. Le modèle concentrique a le mérite de prendre en considération le retour du motif de Jean le témoin, l’inclusion du début et de la fin, mais il opère, dans certaines propositions en tout cas, des rapprochements forcés pour systématiser la concentricité dans tous les versets ; surtout, il ne rend pas suffisamment compte de la progression du prologue tout au long de l’acte de lecture. Même ceux pour qui la composition concentrique est la plus crédible reconnaissent qu’elle n’est pas exempte de difficultés57. 2.2.4. La composition parallèle ou en spirale Un dernier modèle regroupant un nombre significatif de propositions nous semble plus opérant. Il parvient à rendre compte à la fois de la reprise du même et de l’avancée du propos tout au long du prologue. Les auteurs qui le défendent reprennent en général la composition en trois parties, soit 1-5/6-13/14-18 (U. Holzmeister, H.N. Ridderbos)58, soit 1-5/6-14/15-18 (F.-M. Lacan, S.A. Panimolle, I. de la Potterie, F.J. Moloney)59, mais mettent en lumière la « construction en 54 BORGEN, « Observations on the Targumic Character of the Prologue », 288, 291 et 295 ; HOOKER, « John the Baptist », 356-358 ; THEOBALD, Im Anfang war das Wort – cf. schéma n°1 proposé par CHOLIN, « Le prologue », I, 202 ; TOIT, « The incarnate word », 9-21; RIDDERBOS, « Structure and scope of the prologue », 180-201. 55 Ainsi BOISMARD, Le prologue, 104-106 ; LÉON-DUFOUR, « Trois chiasmes Johanniques », 249-255 ; FEUILLET, Le prologue, 160-161. 56 Nous l’avons montré en étudiant la composition proposée par VELLANICKAL, p. 108-112. 57 Cf. par exemple CARSON, The Gospel according to John, 113. 58 HOLZMEISTER, « Prologi Johannei idea principalis et divisio », 65-70 – d’après FEUILLET, Le prologue, 143-144 ; RIDDERBOS, « Structure and scope of the prologue », 180-201. 59 LACAN, « Le prologue », 97 ; PANIMOLLE, Il dono della legge, 96-99 – d’après KULANDAISAMY, The birth, 183-185 : nous renvoyons en particulier à son schéma très clair p. 185 ; LA POTTERIE, « Structure du Prologue » ; MOLONEY, Belief, 25-27.
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PREMIÈRE PARTIE
mouvement »60 caractérisée par la reprise, le « principe de répétition progressive »61. L’image de la succession de vagues, souvent évoquée pour parler de la composition du prologue, est particulièrement éloquente, comme dans ce commentaire de M.-F. Lacan : Jean utilise ici un procédé qui lui est familier : sa pensée se développe à la manière des vagues à l’heure de la marée montante ; à la vague qui vient de mourir sur la grève en succède une autre qui la recouvre et la dépasse ; ainsi Jean expose son thème dans une péricope, puis le reprend dans la péricope suivante, mais pour le développer davantage ou pour le compléter par un autre thème. La pensée ne suit donc pas un développement « linéaire » ; elle procède par étapes et, au début de chacune d’elles, elle revient en arrière en rappelant ce qui a été dit, avant d’apporter des précisions nouvelles et des compléments. Jean a d’ailleurs soin de marquer les étapes de sa pensée […]. Dans le Prologue, ce sont les surcharges qui servent de point de repère62.
Comme pour la composition concentrique, on est attentif aux parallélismes, mais pour montrer comment l’idée sur laquelle on revient est creusée, déplacée, dans un mouvement en spirale63. 2.3. La dynamique du prologue : le don de la filiation et l’accueil d’un témoignage Face à une telle diversité de propositions, tentons d’opérer un discernement pour établir une composition véritablement signifiante parce que ne faisant pas la part trop belle à des hypothèses invérifiables. Le but est de se mettre à l’école du texte, tel qu’il est construit, de découvrir la logique interne, le « fil secret »64 qui lie les versets les uns aux autres, et donc la fonction de chaque verset dans l’ensemble. 2.3.1. Le motif structurant du témoignage de Jean Il est un élément du prologue que nul n’a manqué de remarquer : l’étonnant double passage consacré à Jean le témoin, aux versets 6-8 et 15, qui semble en première lecture briser la continuité textuelle. Le mot crochet φῶς apparaît bien, à trois reprises, dans les versets 7-8, conduisant au verset 9 par opposition du témoin de la lumière avec la lumière véritable : il n’empêche, l’enchaînement direct des versets 4-5 et 9 désignant HÉLOU, Symbole et langage, 66. LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 359. 62 LACAN, « Le prologue », 97. L’image était déjà utilisée par A. DURAND, Évangile selon Saint Jean, 8 et 18-19. Cf. aussi LÉTOURNEAU, Jésus, Fils de l’homme et Fils de Dieu, 13 ; MOLONEY, The Gospel of John, 34. 63 Cf. KYSAR, The fourth evangelist and his Gospel, 176. 64 LOPEZ, Dos siglos de critica literaria, 185. 60 61
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le Logos comme la lumière des hommes (versets 4 et 9) paraît encore plus aisé65 ; et cela est surtout vrai de l’enchaînement des versets 14 et 16 : la conjonction ὅτι et la reprise de πλήρης par πληρώματος semblent bien relier ces deux versets, tandis que le verset 15 provoque un « heurt littéraire »66. Dans la perspective synchronique qui est la nôtre, ce double motif, laissé dans le texte final quelle qu’en ait été l’histoire rédactionnelle, ne saurait être une simple interruption67, une scorie témoin d’une rédaction en plusieurs étapes : si ces deux passages appartiennent peut-être à une source différente du reste du prologue, en tout cas l’auteur, à l’heure du tissage final, les a placés là où ils sont, pour guider le lecteur, à ce moment crucial où se conclut le pacte de lecture68. Pour le dire avec J. Zumstein, Étudier l’Évangile dans sa forme finale, c’est donc honorer le contrat de lecture proposé par l’évangéliste lui-même69.
Pour tous les lecteurs du prologue, ce double passage est une énigme, susceptible d’inteprétation : par exemple, P. Lamarche voit dans son hypothèse des deux branches, la première adressée aux nations, la seconde aux Juifs, une explication de cette apparente répétition, la fonction de JB étant de préparer l’universalisme du salut chrétien70. D’autres, prenant en compte l’étonnante place faite au précurseur, formulent l’hypothèse que le prologue était à l’origine un hymne en son honneur71. Tous notent cette apparente anomalie ; certains pour expurger le texte de l’élément gênant, ou pour déterminer la partie poétique ; la plupart pour relever un élément structurant donné par le texte lui-même : – soit que le motif de Jean le témoin indique le commencement d’une nouvelle partie : pour la plupart, le verset 6 est le commencement d’une partie, et pour un certain nombre, il en est de même pour le verset 1572 ; Dans ce sens, R.B. BROWN, « Prologue », 435. LACAN, « Le prologue », 94. 67 C’est ce que prétend par exemple ROBINSON, « Relation of the Prologue to the Gospel », 125 : « it merely interrupts ». Beaucoup, en sens contraire, tiennent que ce double motif ne saurait être accidentel, que le prologue tel qu’il se présente en son état définitif est un texte unifié. Cf. par exemple CARSON, The Gospel according to John, 113 ; BARRETT, « The prologue », 48. 68 Cf. LACAN, « Le prologue », 94 ; HOOKER, « John the Baptist », 354-358 ; BARRETT, The gospel according to St. John, 151 ; CHOLIN, « Le prologue », I, 190 ; THEOBALD, « Le prologue johannique », 200. 69 ZUMSTEIN, « Jean-Baptiste », 19. 70 LAMARCHE, « Le prologue », 533. 71 BULTMANN, SHAEDER, SCHULTZ. Cf. LOPEZ, Dos siglos de critica literaria, 158. 72 SCHANZ, Commentar über das Evangelium des heiligen Johannes ; CALMES, L’Évangile selon St. Jean ; LACAN, « Le prologue » ; MORRIS, The gospel according to John ; PANIMOLLE, Il dono della legge, 96-99 ; LA POTTERIE, « Structure du Prologue ». 65 66
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PREMIÈRE PARTIE
– soit qu’il indique la fin d’une partie, comme dans la proposition originale d’E.-B. Allo73 ; – soit comme un des éléments permettant de mettre une parabole en évidence74 ; – soit que chacun des deux passages sur Jean soit le centre d’une partie concentrique75. Le traitement spécifique du personnage du précurseur dans le quatrième évangile, fort différent de celui des synoptiques, et la place qui lui est accordée, imposent de prêter à ce double motif du prologue toute l’importance que l’auteur a voulu lui conférer : à chaque fois, le lecteur reçoit le signe d’un tournant, un « point de repère », comme disait M.-F. Lacan dans la citation ci-dessus76. Nous voulons donc mettre en lumière la fonction de ce double motif dans la composition du prologue, et continûment sa portée herméneutique. C’est dans l’étude des versets que nous pourrons montrer : – que les passages consacrés à JB marquent le début de la vague suivante ; nous verrons toute l’importance du motif du témoignage ; – que les trois passages ainsi délimités ont chacun une cohérence : 1-5/6-14/15-1877 ; – combien la notion de vague est adaptée pour décrire le triple mouvement du prologue, chaque vague repartant, à partir du sommet de la précédente, pour mener plus loin, jusqu’aux rives du récit78. Nous dégagerons au fur et à mesure l’effet de sens produit par une telle progression rythmée par le motif du témoin. Cette étude permettra de mieux percevoir la place accordée dans cet ensemble à la filiation divine des croyants, et le lien que l’on peut percevoir ou pas à ce stade entre cette filiation et celle du Fils unique. Voici la proposition de composition défendue dans les pages suivantes : ALLO, Saint Jean : l’apocalypse, p. CCXVIII-CCXIX. BOISMARD, Le prologue ; DEVILLERS, « Exégèse et théologie » ; FEUILLET, Le prologue ; MCPOLIN, The name ; JAUBERT, Lecture de l’Évangile ; CULPEPPER, « The Pivot » ; CARSON, The Gospel according to John ; STALEY, « The structure of John’s prologue » ; WATT, « The Composition of the Prologue » ; TALBERT, Reading John. 75 HOOKER, « John the Baptist » ; THEOBALD, Im Anfang war das Wort. 76 Cf. LACAN, « Le prologue », 96, cité ci-dessus, p. 140. L’auteur parle de « points de repère » donnés par le texte lui-même. 77 Dans le même sens, SHANZ, LACAN, PANIMOLLE, LA POTTERIE, MOLONEY ; auxquels on peut joindre DEVILLERS, qui défend une composition concentrique, tout en montrant comment les passages consacrés à JB sont des tournants entre trois grandes parties : 1-5/9-14/16-18. Cf. « Exégèse et théologie », 203. 78 L’expression « rives du récit » est employée notamment par ZUMSTEIN, « Le prologue », 234. 73 74
CHAP. III – FONDEMENT DU PARADIGME DE LA FILIATION Ἐν ἀρχῇ ἦν Ὁ ΛΟΓΟΣ, καὶ Ὁ ΛΟΓΟΣ ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν Ὁ ΛΟΓΟΣ. 2 Οὗτος ἦν ἐν ἀρχῇ πρὸς τὸν θεόν. 1
3
Πάντα διʼ αὐτοῦ ἐγένετο, καὶ χωρὶς αὐτοῦ ἐγένετο οὐδὲ ἕν ὃ γέγονεν
4
ἐν αὐτῷ ζωὴ ἦν, καὶ ἡ ζωὴ ἦν τὸ φῶς τῶν ἀνθρώπων· 5 καὶ τὸ φῶς ἐν τῇ σκοτίᾳ φαίνει, καὶ ἡ σκοτία αὐτὸ οὐ κατέλαβεν . 6
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Première vague
Ἐγένετο ἄνθρωπος, ἀπεσταλμένος παρὰ θεοῦ,
Deuxième vague ὄνομα αὐτῷ Ἰωαννης· JB 7 Οὗτος ἦλθεν εἰς μαρτυρίαν ἵνα μαρτυρήσῃ περὶ τοῦ φωτός, ἵνα πάντες πιστεύσωσιν διʼ αὐτοῦ. 8 Οὐκ ἦν ἐκεῖνος τὸ φῶς, ἀλλʼ ἵνα μαρτυρήσῃ περὶ τοῦ φωτός. 9
Ἦν τὸ φῶς τὸ ἀληθινόν, ὃ φωτίζει πάντα ἄνθρωπον, ἐρχόμενον εἰς τὸν κόσμον. >>> 10 Ἐν τῷ κόσμῳ ἦν, καὶ ὁ κόσμος διʼ αὐτοῦ ἐγένετο, καὶ ὁ κόσμος αὐτὸν οὐκ ἔγνω. 11 εἰς τὰ ἴδια ἦλθεν, καὶ οἱ ἴδιοι αὐτὸν οὐ παρέλαβον . ⁄ 12 ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν, ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι, τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ, 13 οἳ οὐκ ἘΞ αἱμάτων οὐδὲ ἘΚ θελήματος σαρκὸς οὐδὲ ἘΚ θελήματος ἀνδρὸς ⁄ ἀλλʼ ἘΚ θεοῦ ἐγεννήθησαν.
14
Καὶ Ὁ ΛΟΓΟΣ σὰρξ ἐγένετο καὶ ἐσκήνωσεν ἐν ἡμῖν Apparition du NOUS καὶ ἐθεασάμεθα τὴν δόξαν αὐτοῦ, (le groupe du NOUS qui a reçu) δόξαν ὡς ΜΟΝΟΓΕΝΟῦΣ παρὰ πατρός, πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας.
Ἰωαννης μαρτυρεῖ περὶ αὐτοῦ καὶ κέκραγεν λέγων· οὗτος ἦν ὃν εἶπον·ὁ ὀπίσω μου ἐρχόμενος ἔμπροσθέν μου γέγονεν, ὅτι πρῶτός μου ἦν.
15
16
Ὅτι
17
ὅτι ὁ νόμος
Troisième vague
ἘΚ τοῦ πληρώματος αὐτοῦ ἡμεῖς πάντες ἐλάβομεν NOUS καὶ χάριν ἀντὶ χάριτος· διὰ Μωϋσέως ἐδόθη, ἡ χάρις καὶ ἡ ἀλήθεια διὰ ἸΗΣΟῦ ΧΡΙΣΤΟῦ ἐγένετο.
Θεὸν ΜΟΝΟΓΕΝῊΣ θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς
18
οὐδεὶς ἑώρακεν πώποτε· ἐκεῖνος ἐξηγήσατο.
JB
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PREMIÈRE PARTIE
2.3.2. Première vague (Jn 1,1-5), en trois sous-parties (1-2/3/4-5) Le verset 6, Ἐγένετο ἄνθρωπος […], marque bien le commencement d’une nouvelle partie, avec l’entrée sur scène du premier personnage du quatrième évangile : le changement opéré par le verset 6 est suffisamment clair pour discerner là le premier tournant. Avant ce repère, la première vague des versets 1 à 5 est stylistiquement bien unifiée par la figure de l’anadiplose (versets 1 et 4-5) et du parallélisme (versets 1ab et 2 ; verset 3). Le genre littéraire est sapiential79 ou apocalyptique – une littérature qui a recours au langage symbolique –, alors que le verset 6 amorcera le récit historique80. Avant le commencement du récit historique, cette section part du monde de Dieu. Mais intituler cette première partie « le Logos dans son essence » (A. Plummer81), « le Logos en lui-même » (J.-M. Vosté82) ne permet pas de rendre compte de la progression de toute la première vague. – Aux versets 1-2, par le titre de Logos, il s’agit bien sûr de dire au commencement de l’évangile la divinité de celui qui sera plus loin dans le prologue identifié comme le protagoniste du récit. Mais par le choix de cette titulature, il est d’emblée présenté comme celui qui va se communiquer, révéler83. Celui qui est Dieu, auprès de Dieu, est aussi celui qui va parler84 – ce que développe le symbolisme de la lumière à partir du verset 485. 79 Cf. Pr 8,22-23 ; Si 24,9 ; 4Esd 6,1-16. Cf. SPICQ, « Le Siracide et la structure littéraire », 183-195 ; LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 359. 80 Cf. LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 367. Le critère du genre littéraire est un des critères permettant de mettre en évidence la composition en trois vagues. La principale différence entre la proposition de cet auteur et la nôtre tient à son option en faveur de la leçon christologique du v. 13. 81 PLUMMER, The gospel according to S. John. 82 VOSTÉ, Studia Ioannea . 83 MOLONEY, Belief, 30 et The Gospel of John, 35. 84 Nous ne pouvons dans le cadre qui est le nôtre développer l’arrière-fond riche et complexe de ce titre de Logos. Nous renvoyons à l’immense littérature sur ce sujet. Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 56-57 : « que ce soit dans la théologie vétérotestamentaire de la création, dans la tradition sapientiale (cf. le mythe de la Sagesse), dans l’œuvre de Philon, dans la/ philosophie grecque (cf. Héraclite d’Ephèse), dans le stoïcisme ou la gnose, le terme “Logos” désigne toujours une réalité décisive qui est en lien avec la divinité, et qui exprime la relation de cette dernière au monde. Cependant, il faut noter qu’il n’y a pas d’équivalent exact à la notion joh. […]. Au-delà des liens intertextuels qui peuvent être établis en histoire des religions, il convient de ne pas perdre de vue l’essentiel […]. Le Dieu du Prologue est un Dieu qui se communique. […] Dès le “commencement” Dieu est perçu comme Logos, c’est-à-dire comme discours, comme interpellation, comme don du sens ». Cf. aussi ZUMSTEIN, « Le prologue », 238. 85 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 62 : « le terme “lumière” ne qualifie pas Dieu, mais le Logos dans son rapport au monde. La symbolique est orientée anthropologiquement et à la fin sotériologiquement ».
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– Les versets suivants développent l’œuvre du Logos dans la création (verset 3), sa fonction vivifiante et illuminatrice pour les hommes (verset 4). Dès cette première vague, le sujet principal qu’est le Logos est, pour le dire dans les termes du sémioticien A.J. Greimas, sujet d’une transformation [consistant] à faire être ou exister … c’est-à-dire à transmettre un objet valeur : « vie », « existence » à un destinataire (manifesté ici par « tout », plus loin par « tout homme », « le monde »…)86.
– La première vague n’en reste pas à une évocation du Logos en lui-même : l’ensemble du dessein de Dieu pour le monde et les hommes est comme ressaisi dans ces cinq versets87. Dès cette première vague, le prologue fait mention d’un combat entre cette lumière et la ténèbre, évoqué par l’affirmation de l’échec de la ténèbre à empêcher la lumière de briller. La ténèbre n’a pas arrêté la lumière, qui vient d’être explicitée en lien avec le Logos. L’évangile qui commence se donne à lire sur fond de la victoire de la lumière : victoire acquise dans le présent – τὸ φῶς ἐν τῇ σκοτίᾳ φαίνει –, fruit d’un combat gagné dans le passé : καὶ ἡ σκοτία αὐτὸ οὐ κατέλαβεν, à l’aoriste. Dès la première vague, le lecteur est rejoint dans le présent de sa lecture : un événement a eu lieu dans le passé, qui a toujours des conséquences dans le présent88. Cette première vague ne dit encore rien du quand et du comment de cette victoire dans l’histoire : comme une épure, elle dit l’échec acté de la ténèbre. C’est la force de ce premier langage, symbolique, d’ancrer le récit qui va commencer dans le mystère de Dieu, d’un Dieu qui est Parole, de son dessein considéré du commencement à la victoire de la lumière dans la ténèbre de l’histoire des hommes, de façon forcément encore énigmatique89 et toujours débordante de ce qu’on peut en percevoir.
GREIMAS, « Prologue de Jean », 15. À partir de l’étude de plusieurs autres passages (Jn 6, Jn 8,21-59 et Ap), FEUILLET a mis en lumière ce mouvement bien johannique d’aller « du général au particulier, d’une vision très ample, mais très vague, à d’autres de plus en plus précises et limitées. Le grand contemplatif qu’est Jean ne peut absolument pas détacher son regard du Christ historique dont la rencontre a été le grand événement de sa vie ; il songe à lui dès le début du Prologue. Mais cela ne l’empêche nullement de remonter/ le cours de l’histoire et d’envisager en même temps l’action permanente du Logos, celle qu’il exerce depuis les origines mêmes de l’humanité. » : Le prologue, 157-158 et 277. Cf. également LACAN, « Le prologue », 385. 88 Dans le même sens, MOLONEY, Belief, 32. 89 Cf. MOLONEY, ibidem, 33. Sur la fonction de ce langage énigmatique, cf. LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 374-375. 86 87
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PREMIÈRE PARTIE
2.3.3. Deuxième vague (Jn 1,6-14), en trois sous-parties (6-8/9-13/14) Dans ces premiers versets qui ouvrent tout l’évangile, tout est dit, déjà, du commencement à la victoire de la lumière : la suite va développer ce qui est déjà contenu dans ce commencement, à la manière bien johannique mise en évidence par D. Buzy, par acheminement progressif de la lumière, par lente compréhension d’un sujet très élevé abordé tout d’un coup, et qui peu à peu se laisse voir et pénétrer et comprendre90.
I. de la Potterie l’a démontré, « [les] trois mouvements [du Prologue] sont en progression l’un sur l’autre […], le thème d’une première étape est repris dans l’étape suivante, mais d’un autre point de vue et avec de nouvelles précisions »91. C’est sur la finale de la première vague (verset 5) que repart la deuxième vague : – la racine φῶς92 employée deux fois aux versets 4b-5 (fin de la première vague) en opposition avec la double occurrence de σκοτία, est reprise cinq fois au début de la deuxième vague (versets 7-9) ; – la racine λαμβάνω93 du dernier stique est doublement reprise au cœur des versets 10-13 pour dire le contraste entre le rejet général du Logos, lumière véritable, et l’accueil par les croyants : οἱ ἴδιοι αὐτὸν οὐ παρέλαβον./ 12 ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν. La deuxième vague est composée de trois sous-parties : 1. Versets 6-8 : le premier passage sur Jean, témoin envoyé pour que tous croient. 2. Versets 9-13 : la partie centrale ; sur fond d’un refus général, l’accueil de la lumière venue dans le monde et le don du pouvoir de devenir enfants de Dieu. 3. Verset 14 : le sommet de la vague, l’incarnation du Logos ; l’apparition du nous des témoins oculaires. 2.3.3.1. Jean, témoin de la lumière, envoyé pour que tous croient (1,6-8) • L’entrée dans l’histoire : Jean, envoyé par Dieu (1,6) Ce passage consacré à JB, qui se déploie sur trois versets, contraste avec ce qui précède. Quelle en est la fonction ? Après l’ample vision de la première vague, apparaît la première mention de Jean le témoin (verset 6). 90 BUZY, « Un procédé littéraire », 71. Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 53 ; A. DURAND, Évangile selon Saint Jean, 186. 91 LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 357. 92 Cette racine est doublement soulignée dans la composition présentée p. 143. 93 Cette racine est encadrée dans la composition présentée p. 143.
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La formule est typique de l’incipit d’un récit94, avec la présentation du premier personnage humain, par son origine – ici non pas le nom d’une ville, mais la divine cause de sa venue – et son nom. C’est l’entrée dans le récit, dans l’histoire. Ce personnage assure le lien des vérités scrutées dans les cinq premiers versets à l’histoire : le Logos éternellement auprès de Dieu est celui-là même à qui JB rend témoignage95. Le témoignage de JB n’a d’autre but que de conduire à la foi dans le Logos fait chair, entré dans l’histoire (au sommet de cette seconde vague, au verset 14). La première caractéristique de ce personnage est qu’il est envoyé par Dieu96. Le participe parfait ἀπεσταλμένος dit l’envoi – dans le passé – de celui qui jouit durant tout le temps de sa mission de la légitimité que lui confère celui qui l’a mandaté : le complément παρὰ θεοῦ, qui lie le personnage au monde divin contemplé dans les premiers versets, souligne l’origine de la venue dans le monde du témoin, revêtu d’une autorité divine. Cette insistance sur l’origine divine de cet envoi, qui légitime le témoin, est d’autant plus signifiante que la préposition παρά suivie du génitif ne sera utilisée dans la suite de l’évangile que pour désigner le Fils envoyé du Père – celui qui est/vient/est sorti d’auprès de Dieu son Père97, celui qui, conséquemment a vu et entendu98 auprès du Père ce qu’il révèle aux hommes – et le Paraclet envoyé par le Fils d’auprès du Père99. 94 Certains ont, conséquemment, voulu considérer ce verset comme l’incipit originel de l’évangile, avant que soit introduit le prologue par le rédacteur final, les v. 6-7 introduisant fort logiquement le témoignage rapporté à partir du v. 19 : cette hypothèse est proposée notamment par BOISMARD, Synopse, III, L’évangile de Jean, 76-77. Cf. BROWN, The Gospel according to John, I, 28 ; MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 22. Comme le précise ce dernier auteur, la formulation exacte ici employée n’apparaît pas telle quelle dans les LXX : mais cela n’empêche pas d’y entendre un écho clair à la manière dont les LXX rendent le וַ יְ ִהי ִאישׁhébreu : cf. par exemple, à propos de Manoah, Καὶ ἐγένετο ἀνὴρ ἐκ Σαραα […], καὶ ὄνομα αὐτῷ Μανωε (Jg 13,2) ; ou à propos de Mikayehu : Jg 17,1. 95 Bien des auteurs insistent sur cette fonction de lier la révélation dans l’histoire du Logos incarné aux premiers versets (v. 1-5) utilisant un langage plus symbolique : cf. HOONACKER, « Le prologue », 12 ; HOOKER, « John the Baptist », 357 ; MOLONEY, Belief, 35 ; WATT, « The Composition of the Prologue », 320 ; BLANCHARD, « Les christologies contemporaines », 50. 96 La comparaison avec les présentations habituelles de personnages dans les Écritures, en lien avec leurs ascendants, leur pays, leur profession, met en évidence ce trait original : il suffit de savoir que ce personnage est envoyé de Dieu. Dans le même sens, SKINNER, « Misunderstanding », 115. 97 1,14 (dans la bouche du narrateur) ; 6,46 ; 7,29 ; 9,16 (à la forme négative, dans la bouche des adversaires) ; 9,33 (dans la bouche d’un personnage, l’aveuglé-né qui a recouvré la vue) ; 16,27-28 ; 17,7-8. Dans le même sens, cf. LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 360. 98 8,26.38.40 ; 15,15. Ajoutons 10,18 : ταύτην τὴν ἐντολὴν ἔλαβον παρὰ τοῦ πατρός μου. 99 15,26 (2). Dans le même sens, POLLARD, « The Father-Son », 365.
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• Jean, envoyé pour un témoignage (1,7-8) Une fois précisé l’envoyeur, les versets 7-8 présentent l’objet de l’envoi : pour un témoignage. Οὗτος ἦλθεν εἰς μαρτυρίαν ἵνα μαρτυρήσῃ περὶ τοῦ φωτός, ἵνα πάντες πιστεύσωσιν διʼ αὐτοῦ. 8 Οὐκ ἦν ἐκεῖνος τὸ φῶς, ἀλλʼ ἵνα μαρτυρήσῃ περὶ τοῦ φωτός. 7
Nous y avons déjà fait allusion100, le traitement du personnage de JB dans le quatrième évangile est tout à fait spécifique : il n’est pas ici le baptiseur ascète appelant à la conversion, vêtu d’un vêtement de poils de chameau, se nourrissant de sauterelles et de miel sauvage101. Tous les traits habituels qui donnent de la chair au personnage de JB sont laissés de côté pour mettre en évidence l’unique trait ici retenu : la fonction de témoin du Christ. La racine μάρτυς présente trois occurrences dans ces deux versets, et est reprise au verset 15 : JB est assimilé à cette fonction de témoin. L’insistance est stylistiquement marquée : le substantif du complément de but est repris par le verbe dans la proposition finale au verset 7 ; et le verset 8 prolonge le verset 7 par une répétition qui est un parallélisme de clarification distinguant explicitement le témoin et celui dont il témoigne. Cette fonction de témoin, détaillée juste après la caractérisation ἀπεσταλμένος παρὰ θεοῦ, apparaît d’emblée comme liée à une révélation de Dieu qui mandate un homme pour témoigner de la lumière. Elle est en même temps associée à la notion de procès102. S’il faut se prononcer en faveur de la lumière pour que tous croient, c’est que, étonnamment, la lumière peut ne pas être vue, un envoyé de Dieu doit être envoyé pour la montrer : une révélation de Dieu donne de voir la lumière ; elle peut n’être pas accueillie. Rebondissant sur le mystère d’un combat entre la ténèbre et la lumière (1,4), les versets 6-8 introduisent à ce que vont déveloper les versets 9-13 – un mystère de ténèbre ; la mise en échec de la ténèbre. • La finalité du témoignage de Jean : pour que tous croient Le verset 7a commence par insister sur le témoignage, en quoi consiste tout entière la mission de l’envoyé ; le verset 7b précise l’objet de ce 100
Cf. p. 142. Cf. Mt 3,3-4. 102 Sur l’aspect juridique du témoignage, dans le grand procès du quatrième évangile, cf. LA POTTERIE, La vérité, I, 81 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 90 ; COLLINS, « From John to the Beloved Disciple », 361-362 ; MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 25. 101
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témoignage, en écho aux versets 4b-5 sur le Logos : témoigner de la lumière ; le verset 8 revient, par le parallélisme de clarification, sur cette relation entre le témoin et la lumière, objet du témoignage ; et au cœur de ces deux versets, comme la pointe de ce passage, est explicitée la finalité de ce témoignage : « que tous croient par lui »103. Pour le dire dans les termes de A.J. Greimas, le premier personnage humain paru sur la scène du quatrième évangile est institué sujet d’un programme de persuasion ; son programme est de rendre témoignage à la lumière, c’est-àdire de se mettre au service de l’action du sujet principal qu’est le Logos voulant transmettre la vie-lumière, s’opposant à l’anti-sujet « ténèbres » (première vague)104 ; « à ce faire persuasif correspond un faire interprétatif de la part des destinataires de la persuasion, [faire interprétatif qui] se manifeste par “tous croient” »105. On voit bien ici que les versets 6-8 introduisent les versets 9-13 qui les suivent directement : le procès dans lequel intervient le témoignage de JB oppose ceux qui n’ont pas accueilli le Logos lumière, et ceux qui l’ont accueilli ; or ces derniers sont caractérisés comme ceux qui croient en 12c, et c’est l’unique autre occurrence de ce verbe dans le prologue. Dans le contexte où la lumière brille dans la ténèbre, le témoignage revêt un aspect juridique : JB témoigne en faveur de la lumière, il est envoyé pour que le Logos-lumière soit accueilli, pour que tous croient. Parmi tous les témoins qui vont défiler dans le récit, JB est le premier et a une place éminente106. 2.3.3.2. L’enjeu du témoignage : la mise en échec de la ténèbre et le don de la filiation divine (1,9-13) Selon le jeu des reprises verbales habituel dans le prologue, le verset 9 ouvre la deuxième sous-partie de la deuxième vague par un changement de personnage, tout en étant étroitement relié au verset 8 par un parallélisme antithétique : Négatif /Positif
8 9
οὐκ ἦν ἐκεῖνος τὸ φῶς. […] Ἦν τὸ φῶς τὸ ἀληθινόν
On passe du personnage de JB à celui à qui il a mission de rendre témoignage. Si la mission de JB est de témoigner, c’est que, alors que le Logos lumière véritable éclaire tout homme (verset 9, dans la continuité 103 104 105 106
Cf. p. 148. Cf. GREIMAS, « Prologue de Jean », 15-16. GREIMAS, ibidem, 16. Cf. ZUMSTEIN, « Jean-Baptiste », 20 ; COTHENET, La chaîne des témoins, 137.
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du verset 4), cette lumière brille dans la ténèbre ; les versets 10-11 développent ce refus du Logos-lumière : 10 11
ὁ κόσμος αὐτὸν οὐκ ἔγνω οἱ ἴδιοι αὐτὸν οὐ παρέλαβον
Le long déploiement des versets 10-11, avec le jeu des parallélismes, et la dramatisation croissante par le passage du monde aux siens, explicite la mise en échec du dessein de Dieu qui était simplement évoquée par le terme σκοτία : le Logos-lumière n’est pas accueilli. Alors que la méconnaissance et le non-accueil paraissaient généralisés, le verset 12 amorce un retournement, déployant ce qui était en germe dans l’évocation de la victoire du verset 5. Ce retournement est souligné par la particule δέ et par l’antithèse entre deux verbes de même racine : οἱ ἴδιοι αὐτὸν οὐ παρέλαβον. 12 ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν107. La mise en échec de la ténèbre tient à une attitude d’accueil du Logos-lumière qui permet au Logos d’agir ; une attitude d’accueil explicitée en foi : τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ. Nous voyons toute l’importance de l’introduction de la deuxième vague par le motif du témoin : dans un monde où règne la ténèbre, où le monde ne connaît pas la lumière qui était dans le monde et par qui le monde fut, où même « les siens » n’ont pas accueilli le Logos venu vers eux, il faut un témoignage venu de Dieu pour que celui à qui JB rend témoignage soit accueilli. Jean est venu témoigner pour que tous croient : cette mission porte son fruit dans les ὅσοι des versets 12-13. Les versets 6-8 mettent en évidence l’enjeu de la foi, qui a besoin d’un témoignage venu de Dieu. La deuxième vague introduite par le motif de JB met en lumière l’attitude fondamentale que Dieu veut susciter et la nécessité d’un témoignage venu de Dieu. La vague en avançant, en même temps qu’elle met l’accent sur cette attitude d’accueil et de foi, explicite le fruit de cette attitude pour tous ceux qui ont écouté le témoignage et ont cru108. Les versets 10 et 11 en restent au constat du non-accueil de celui par qui pourtant tout est advenu, celui qui est venu vers les siens : mais concernant le pôle positif de ceux qui ont accueilli le Logos-lumière, l’auteur déploie le fruit inattendu de cet accueil de foi – il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (verset 12), et de fait, ils ont été engendrés de Ce retournement est particulièrement mis en évidence dans la composition de FEUILqui met l’accent sur l’opposition foi/incrédulité ; composition chiastique dont le centre est l’opposition v. 10-11, incrédulité du monde et d’Israël/v. 12-13, accueil par la foi. 108 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 61 : « la relation à la lumière, c’est-à-dire à la présence salutaire de Dieu ne devient événement que dans la foi ». 107
LET
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Dieu (verset 13). Tous sont appelés à croire par l’intermédiaire du témoin envoyé de Dieu : certains déjà ont accueilli le Logos-lumière et croient ; certains déjà ont été engendrés de Dieu (verset 13). Pour le dire en termes sémioticiens, les destinataires du témoignage de Jean, de son « faire persuasif », qui y ont répondu par le « faire interprétatif » consistant à croire, au plan cognitif, acquièrent par là-même « une compétence (pouvoir) en vue d’une transformation (devenir est analysable comme : se faire) pour un nouvel état (enfants de Dieu) » : « Ainsi s’effectue le passage de la dimension cognitive à une dimension pragmatique »109. L’accueil du témoignage venu de Dieu permet l’agir divin. 2.3.3.3. Le témoignage du groupe du nous : ceux qui ont vu la gloire du Fils unique (1,14) • Le témoignage du groupe du nous – Le sommet de la deuxième vague Comme nous l’avons montré110, la coordination en καί du verset 14 et le retour du motif de JB au verset 15 sont deux signes donnés par le texte invitant à lire le verset 14 comme achevant la deuxième vague. Mais comme pour le verset 5, ce verset final est le sommet de la vague, celui sur lequel repart toute la troisième vague. En ce sens, il est bien un tournant central du prologue, marqué par l’apparition de la première personne du pluriel, le nous de ceux qui ont vu la gloire du Logos incarné111. Au début de la deuxième vague, JB est venu témoigner en faveur de la lumière, pour que tous croient ; le verset 12 dit bien que ce témoignage a porté son fruit dans « tous ceux qui l’ont accueilli, eux qui croient… » GREIMAS, « Prologue de Jean », 17. Contre les nombreux auteurs pour qui le v. 14 commence une nouvelle partie. 111 Même si nous n’optons pas en conséquence pour une composition en deux parties 1-13/14-18, nous sommes d’accord que ce changement de personne est un changement central dans la dynamique du Prologue : cf. WATT, « The Composition of the Prologue » (1-13/14-18, en même temps qu’une composition chiastique) ; COLOE, « The Structure of the Johannine Prologue and Genesis 1 » (partie centrale en deux parties : 3-13 à la 3e personne/14-17 à la première personne) ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12) (1-13/1418 : deuxième partie intitulée : « Réponse des croyants à cette venue : confession de ceux qui croient en son nom ». Cf. aussi R.B. BROWN, « Prologue of the Gospel of John », qui intitule sa quatrième partie « Réponse au Logos » et BEASLEY-MURRAY, John, « La confession du Logos par l’Église ». WESTCOTT, The Gospel according to St. John, même s’il propose une composition en 2 parties 1/2-18, fait partie de ceux pour qui le v. 14 est le grand tournant (2-5/6-13/14-18) en insistant sur l’Incarnation objet d’expérience personnelle. THEOBALD, Im Anfang war das Wort, découvre, grâce à la prise en compte de l’apparition du langage engagé de la confession en nous, une composition plus profonde que celle, tripartite, d’abord mise en évidence : « la bipartition du Prologue [est] sa structure fondamentale » ; cf. « Le prologue johannique », 201. 109 110
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(à la troisième personne). Quand la vague termine sa course est donné à entendre directement le groupe de ceux qui ont vu le Logos incarné et sa gloire de Fils unique112. Ce n’est ni le vocabulaire de la foi ni celui du témoignage qui est repris ici, mais un des verbes johanniques de la vision, ἐθεασάμεθα, tout à fait approprié pour dire la réussite de la mission du témoin de la lumière ; « Nous avons vu ». La progression de la vague montre bien que cette perception ne peut être que le fruit d’un accueil, un regard de foi113. – Les témoins oculaires de la gloire du Fils unique Qui sont ces nous qui confessent ici leur foi ? Le sens le plus immédiat, en tenant compte de l’ensemble du verset, est d’y voir les témoins oculaires de la manifestation de la gloire du Logos devenu chair114 : conformément au sens du verbe θεάομαι115, non pas tous ceux qui ont vu le Logos incarné simplement de leurs yeux de chair, mais ceux qui, le voyant, ont vu sa gloire. Le BDAG donne Jn 1,14 comme exemple du sens 3.a. de ce verbe : « percevoir quelque chose au-delà de ce qui est simplement vu avec l’œil »116. L’emploi du même verbe en 1,32 est éclairant : Καὶ ἐμαρτύρησεν Ἰωάννης λέγων ὅτι τεθέαμαι τὸ πνεῦμα καταβαῖνον ὡς περιστερὰν ἐξ οὐρανοῦ καὶ ἔμεινεν ἐπʼ αὐτόν. JB peut rendre témoignage parce qu’il a vu : mais ce qu’il a vu échapperait à bien d’autres spectateurs ; lui voit parce qu’il a écouté la parole de révélation de celui qui l’a envoyé (1,33), qui l’invite à regarder et lui donne de découvrir dans ce qu’il voit de ses yeux le signe d’une réalité plus profonde : κἀγὼ ἑώρακα καὶ μεμαρτύρηκα ὅτι οὗτός ἐστιν ὁ υἱὸς τοῦ θεοῦ. De même, au verset 14, le Logos est devenu chair : il y a bien une réalité à voir. Le ἐθεασάμεθα de 14c suppose au point de départ une vision, une expérience historique du Logos devenu chair pour permettre cette expérience, mais ne s’y réduit pas117 : le groupe du nous n’est pas 112 Dans le même sens, pour THEOBALD, avec le v. 12d sont nommés par anticipation ceux qui parleront en 14-18 : ibidem, 202. Le v. 14 voit apparaître « le langage engagé de la confession en nous » (201). 113 Ce nous est une communauté de croyants, c’est la foi qui les a réunis : cf. TALBERT, Reading John, 70. 114 Dans le même sens, VINCENT, Word studies, II, 52 ; WESTCOTT, The Gospel according to St. John, introduction, XXV ; HOSKYNS, The Fourth gospel, 149 ; TRAETS, Voir Jésus, 104105 ; FEUILLET, Le prologue, 101 et 111. 115 Dans le même sens, TRAETS, Voir Jésus, 104 ; FEUILLET, Le prologue, 111 ; KÖSTENBERGER, A theology of John’s Gospel, 185. 116 ARNDT, BDAG, 445-446. 117 Contre ceux pour qui « la contemplation des choses divines n’est pas le fait des témoins oculaires », LAGRANGE insiste sur le fait que, dans ce v. 14, « la vue sensible [est
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un simple groupe de spectateurs, mais un groupe de témoins ayant vu, dans une chair d’homme, la gloire divine. Ce verset est donc à lire dans la continuité du verset 12 : ceux qui ont vu confessent la foi en son Nom. Le regard aiguisé par la foi de 14cde est rendu possible par l’incarnation du Logos (14ab)118. – Le témoignage des témoins oculaires livré dans le récit Un nous implique nécessairement un je : ce groupe confessant compte en son sein l’auteur implicite119, qui intervient ici pour la première fois. Au moment où s’établit le contrat de lecture, le lecteur se voit assuré que celui dont il écoute les paroles a vu la gloire divine du Logos incarné. Il est de ceux qui, ayant entendu l’appel à croire de Jean le témoin, envoyé par Dieu, ont vu, dans l’ensemble de la vie du Logos incarné récapitulé en 14ab, sa gloire de Fils unique venant d’auprès du Père. L’accent de ce verset porte sur la fiabilité de l’expérience de ceux – dont l’auteur – qui ont accueilli le Logos, l’ont vu glorifié en sa chair120. Mais dans cette deuxième vague où tout l’accent est, depuis le verset 6, sur le témoignage en vue de la foi, de l’accueil du Logos lumière, ce nous des témoins oculaires qui s’exprime est, par la force du déictique, appel pour le lecteur à partager cette vision de la gloire du Fils unique121. Lorsque le récit de la glorification du Fils incarné arrive à son acmé, dans la mort qui est le propre de toute histoire dans la chair, une autre intervention de l’auteur implicite va dans ce sens : celui qui a vu bien] le point de départ », « ce qui ne veut pas dire qu’il ait vu des yeux du corps tout ce qu’il a compris. » : Évangile selon saint Jean, 21. Cf. également TRAETS, Voir Jésus, 104. 118 Cf. TRAETS, ibidem, 225-226. 119 LAGRANGE, même s’il n’exclut pas la possibilité que « l’auteur parle au nom d’un groupe de témoins oculaires qui seraient les disciples », juge cependant « assez vraisemblable que ce “nous” est celui des écrivains, assez usité dans la koinè, et que l’auteur parle ici pour son compte », Évangile selon saint Jean, 21. Il nous semble beaucoup plus probable que l’auteur parle en nous parce que l’expérience qu’il a faite de la gloire du Logos incarné est déjà ecclésiale, et que ce nous est appelé à rassembler dans cette vision de la Gloire dont est ici affirmé le point de départ sensible tous les enfants de Dieu. Dans son article sur le pluriel littéraire, ROBERTSON va dans ce sens : « A grammar of the Greek New Testament », 406-407. 120 Dans le même sens, WESTCOTT, The Gospel according to St. John, introduction, XXV ; cf. également BUSSCHE, L’évangile du Verbe, 20 ; KEENER, The Gospel of John, 411. 121 C’est en ce sens que nous pouvons rejoindre ces propos de GRAPPE : « Le Logos, qui transcende les temps et le monde, a cependant pris chair. Et, dans cette condition, il a permis à un “nous”, qui apparaît ici pour la première fois dans la narration et qui englobe auteur et lecteur implicites, de contempler sa gloire (14cd). » (« Jean 1,14(-18) dans son contexte », 156). C’est nous qui soulignons. L’auteur est impliqué dans ce nous en tant qu’il témoigne ; le lecteur implicite en tant qu’il est appelé à partager cette vision de foi.
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la gloire du Fils unique allant jusqu’au bout de l’obéissance filiale rend témoignage « afin que vous croyiez » (19,35)122. Le disciple bienaimé, témoin oculaire du don de Jésus à l’heure de sa glorification, celui-là même qui « témoigne de ces faits et les a écrits » (21,24)123, témoigne dans l’écrit que le lecteur (vous) lit pour que ce vous rejoigne le nous de ceux qui ont vu la gloire124 ; pour que, parmi l’ensemble des hommes parmi lesquels le Logos est venu planter sa tente125, le lecteur soit de ceux qui ont reçu de voir dans cet homme la manifestation de la gloire divine126, par le témoignage du nous conduisant l’ensemble du récit. – Du témoignage de JB au témoignage du nous Jean le premier témoin est un personnage unique, lui qui fut envoyé par Dieu pour que tous croient par lui : il était envoyé devant, pour permettre l’accueil du Logos-lumière venant dans le monde ; le nous du verset 14 est pluriel : nous des témoins oculaires, appelé à s’agréger tous ceux qui entreront dans le regard de foi grâce au témoignage du récit. La deuxième vague a fait passer du témoin premier et idéal envoyé par Dieu aux témoins s’exprimant dans tout le récit127, partageant ce qui leur a été révélé lorsque tout a été achevé, dans une rétrospective128. Avec cette finale-sommet de la deuxième vague, le lecteur reçoit le témoignage de ceux qui ont suivi le Logos incarné jusqu’au sommet de son autorévélation et vont commencer le récit de cette révélation de sa gloire à la lumière de son achèvement. 122
Cf. p. 377. Comme WESTCOTT, nous voyons dans ce passage une attestation, par ceux qui ont mis l’œuvre en circulation, que le quatrième évangile a été écrit par un témoin oculaire : The Gospel according to St. John, XXVIII. 124 Dans le même sens, HÉLOU, Symbole et langage, 89. 125 C’est bien le nous de ceux qui l’ont accueilli (v. 12) qui s’expriment, mais ce nous des témoins oculaires évoque, dans ce deuxième stique, le fait que le Logos a planté sa tente parmi nous, les hommes : le référent de cette première occurrence de la première personne est plus large qu’au stique suivant qui implique un regard de foi (de l’ordre de la réponse). Le Logos a planté sa tente parmi tous les hommes. 126 Pour R.B. BROWN, le v. 14c rapporte le témoignage non pas nécessairement des témoins oculaires, mais de ceux qui accueillent le témoignage des témoins oculaires : pour nous, il est clair que ceux qui accueillent la révélation de la Gloire du Logos incarné dans la foi entrent dans cette confession de foi ; mais nous tenons que le nous est d’abord celui des témoins oculaires. Cf. « Prologue », 437-438. 127 L’approche sémiotique de GREIMAS le démontre : « Ce nous du narrateur [au v. 14] devient, à cause du verbe “voir” l’équivalent du “témoin” précédemment décrit ; et le discours qu’il tient un faire persuasif. Le discours évangélique “écrit” occupe alors une position semblable à celle du “témoignage de Jean” » : « Prologue de Jean », 22. 128 Cf. HÉLOU, Symbole et langage, 89. 123
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• Témoins de la révélation christologique accomplie dans l’histoire du Logos incarné – La vision de la gloire, gloire comme d’un Fils unique d’auprès du Père À partir de l’apparition dans l’histoire de Jean le témoin venu pour que tous croient par lui, toute la deuxième vague tend à la confession de foi du verset 14. Seuls ceux qui ont accueilli le Logos devenu chair, dans toute son histoire, peuvent confesser son identité, qui leur a été révélée. Dans ce long verset 14, souvent considéré comme le climax du prologue129, l’accent porte sur la finale, objet de la contemplation, fruit de révélation de l’Incarnation pour ceux qui ont accueilli le Logos incarné. La gloire qui, dans le langage des Écritures est la « […] transcendance [de Dieu] en tant qu’elle se manifeste »130, « Dieu en épiphanie »131, « présence bienfaisante de Dieu au sein de la réalité humaine »132, s’est manifestée dans la chair, dans l’histoire d’un homme mortel. La reprise de la racine ἀλήθεια au sommet de la deuxième vague souligne qu’il s’agit bien de celui en faveur de qui témoignait JB, la lumière véritable (verset 9) : il est devenu l’objet de l’expérience du groupe du nous, capable de voir dans une chair d’homme la gloire du Logos divin. Sommet de la deuxième vague, le verset 14 se lit riche de tout ce qui précède : dans le Logos incarné s’est donnée à voir la gloire du Logos-lumière, ce Logos dont la première vague a explicitement dit qu’il était Dieu, depuis toujours auprès de Dieu, par qui tout fut créé, donc appartenant au monde de Dieu. Le mouvement de catabase par lequel le Logos qui était Dieu auprès de Dieu est devenu chair, est entré dans le monde d’en bas, permet au nous qui l’accueille de voir dans l’histoire la gloire de Dieu manifestée dans un homme : la gloire du Logos incarné. En voyant cette gloire, les témoins du Logos incarné ont pénétré le mystère de son être profond : δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός ; c’est-à-dire gloire « en qualité de » Fils unique : « C’est en tant que Fils unique de Dieu que le Logos rayonne sa gloire »133. La vision de la gloire dans cet homme est du même coup révélation de sa relation avec son Père. Les témoins qui parlent alors que le Logos incarné a achevé sa mission dans l’histoire disent plus que ne disait la première vague en termes de ὁ λόγος/πρὸς τὸν θεόν : dans ce verset 14cde, ils disent en concentré la fine pointe de 129 130 131 132 133
Ainsi WHITACRE, John, 58 ; HENGEL, « The prologue », 268 et 283. FEUILLET, Le prologue, 111. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 119. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 367. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 120.
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ce qui leur a été révélé par le Logos incarné suivi jusqu’à sa glorification. À partir de ce concentré, tout le récit qui s’ouvre est à aborder comme un témoignage relatif à la gloire de Jésus se révélant progressivement dans son humanité jusqu’à son apogée : l’ascension de cette humanité dans la gloire du Père134.
– L’enjeu sotériologique de la révélation christologique Dans l’ultime pointe de ce verset, cette révélation christologique est explicitée en son enjeu sotériologique : δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός, πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας. Il est possible grammaticalement que l’adjectif πλήρης soit un nominatif qualifiant le Logos incarné135, mais le mouvement de la phrase rend beaucoup plus probable qu’il s’applique – selon une licence permise par le grec de la koinè, qui l’employait comme un indéclinable – à μονογενής136. Le Logos incarné révélant sa gloire a révélé qu’il était le Fils unique plein de grâce et de vérité. Par cette apposition du verset 14e, qui sera reprise et déployée dans la troisième vague, la deuxième vague culmine sur les bienfaits pour les hommes de l’incarnation du Fils unique venu d’auprès du Père. En voyant la gloire dans cet homme, en voyant qu’il est le Fils unique, les témoins ont perçu qu’il était, comme Fils unique de Dieu, « plein de grâce et de vérité ». Même si ֶ ֥ח ֶסד וֶ ֱא ֶ ֽמתest traduit par les Septante πολυέλεος καὶ ἀληθινός, l’arrière-fond exodal des versets 14-18 du prologue est si clairement convoqué par le texte qu’on ne peut manquer de voir un écho aux attributs de YHWH en Ex 34,6137, lors du renouvellement de l’Alliance après le drame du veau d’or. Dans la tente de la Rencontre qui vient d’entrer en fonction (Ex 33,7), YHWH parle à Moïse face à face (Ex 33,11) ; Moïse a demandé à YHWH de voir sa gloire, et YHWH a répondu : BUSSCHE, Jean, 34. C’est la position de REGARD, Contribution, 28. Quoiqu’il en soit, que πλήρης qualifie le Logos incarné ou le Fils unique ne change pas le sens : c’est bien le Logos incarné dont le groupe du nous a vu la gloire de Fils unique d’auprès du Père qui est « plein de grâce et de vérité », de cette plénitude à laquelle participera le groupe du nous tous du v. 16. 136 Dans le même sens, BOISMARD, Le prologue, 74 ; FEUILLET, Le prologue, 114. 137 FEUILLET précise : « À l’encontre de ce rapprochement avec l’Ancien Testament, on a objecté que hésed est d’ordinaire traduit dans les LXX par éléos. Mais il y a des cas où il est rendu par charis : Est 2,9 ; Si 7,33 ; 40,17, cf. pareillement Symm 2S 2,6 ; 10,2 ; Ps 30,8 ; 39,11 ; 88,25. Au reste, dans son usage de l’Écriture, Jean diverge souvent des LXX. » (Le prologue, 115) ; cf. également HOSKYNS, The Fourth gospel, 150 ; BOISMARD, Le prologue, 75-79, « “Dans le sein du Père” (1,18) », 34, et Le prologue de Saint Jean, 75-79 ; LACAN, « Le prologue », 107 ; JAUBERT, Lecture de l’Évangile, 24 ; KÖSTENBERGER, « John », Commentary on the New Testament use of the Old Testament, 2007, 422 ; KEENER, The Gospel of John, 416-417. 134 135
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Je ferai passer devant toi toute ma beauté et je prononcerai devant toi le nom de YHWH. Je fais grâce à qui je fais grâce et j’ai pitié de qui j’ai pitié. 20 Mais, dit-il, tu ne peux pas voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre. (Ex 33,19-20)
Et cette promesse se réalise quelques versets plus loin : 5
YHWH descendit dans une nuée et il se tint là avec lui. Il invoqua le nom de YHWH. 6 YHWH passa devant lui et il cria : YHWH, YHWH, Dieu de tendresse et
de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité ; (Ex 34,5-6)
Dans l’Exode, YHWH descendait dans la nuée pour parler à son prophète dans la tente de la rencontre, et révéler son Nom, son action en faveur des hommes ; désormais, le Logos devenu chair lui-même a planté sa tente et a révélé sa gloire de Fils unique possédant les mêmes attributs que YHWH, lui qui est devenu homme ; et désormais la gloire divine se donne à contempler dans cette chair, par ceux qui ont accueilli le Logos. Ainsi se révèle dans l’histoire ce qui était déjà en jeu au verset 4, le dessein divin de vie et de lumière pour les hommes138. C’est dans l’histoire, dans laquelle les témoins du groupe du nous qui vont témoigner ont vu la gloire du Fils unique, que va être révélé le Nom dans lequel il faut croire (verset 12), cette grâce et cette vérité, qui sont données en plénitude par le Fils incarné. Peut-être le choix du substantif χάρις à la place du terme πολυέλεος permet-il à l’auteur de mettre l’accent sur le don gratuit de Dieu139 dans le Fils unique. • L’ouverture d’un chemin pour le lecteur Comment, quand et où les témoins oculaires ont-ils vu la gloire du Logos incarné, et y ont-ils reconnu la gloire du Fils unique ? À ce stade du prologue, le lecteur n’en reçoit aucun indice : pour entrer dans ce regard, il lui faut se mettre à l’écoute de ce nous et, entrant dans son récit, se laisser conduire à l’heure de la glorification du Fils140. Tout au long du récit, le lecteur pourra voir la manifestation de la gloire du Fils unique, découvrant en ses gestes et ses paroles ce que signifie qu’il soit « plein de grâce et de vérité » : dès le livre des signes, mais de manière paroxystique à l’heure de la glorification, que le récit révélera être l’heure de la « manifestation parfaite de la grâce et de la vérité » sur la croix141. 138 139 140 141
Dans le même sens, cf. HOSKYNS, The Fourth gospel, 150. En ce sens, HOSKYNS, ibidem, 150. Dans le même sens, cf. WHITACRE, John, 62. Cf. HOSKYNS, The Fourth gospel, 151.
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La deuxième vague a conduit du verset 6 au verset 14 : du témoin Jean envoyé par Dieu au témoignage du nous introduisant au récit ; elle a fait passer du témoignage dans l’histoire du personnage nommé Jean à l’entrée dans l’histoire du Logos incarné en faveur de qui Jean était envoyé témoigner. La préposition παρά142 n’apparaît qu’en ces deux occurrences (versets 6 et 14) dans le prologue : Jean est envoyé d’auprès de Dieu pour que tous croient en l’Envoyé par excellence qu’est le Logos incarné, le Fils unique d’auprès du Père. L’acte de Dieu qui se penche est au fondement de tout témoignage permettant la foi, la vision de la gloire dans l’histoire. La double insistance produite par le fait que la deuxième vague est introduite par l’envoi de JB – à la fois l’ancrage dans l’histoire et l’insistance sur la notion de témoignage suscitant la foi – se retrouve jusqu’au verset 14 : JB est un personnage historique introduisant un autre personnage historique, le Logos devenu chair, auquel le récit des témoins donne accès143. Voyons comment, à partir de ce sommet de la deuxième vague, la troisième vague rebondit pour conduire le lecteur « aux rives du récit »144, seul capable de le mettre au contact de la chair du Logos, Fils unique venu d’auprès du Père, plein de grâce et de vérité. 2.3.4. Troisième vague (Jn 1,15-18), en trois sous-parties (15/16-17/18) Comme la précédente, la troisième vague est composée de trois sousparties : 1. Verset 15 : second passage sur JB, témoin du Préexistant. 2. Versets 16-17 : justification du témoignage de JB sur le Préexistant (3,16-17), témoignage relayé par le groupe du nous, la communauté croyante. 3. Verset 18 : le μονογενής préexistant, seul Témoin de Dieu145, du Père. Dans le même sens, LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 371. Cf. BLANCHARD, « Les christologies contemporaines », 50-51 : « Personnage situé et daté, lui-même placé en position de témoin, Jean-Baptiste atteste l’historicité d’un processus de révélation, qui consiste dans l’historicisation du Logos et ne peut donc être communiqué que par le récit, c’est-à-dire la façon habituelle de faire de l’histoire en racontant ce qui s’est passé. […] Ouvrant les portes du récit évangélique, le prologue énonce l’historicité d’un processus de révélation médiatisé par l’être historique de Jésus Christ ». C’est nous qui soulignons. 144 L’expression est de ZUMSTEIN, par exemple dans « Le Prologue », 234. 145 Nous mettrons une majuscule à Témoin lorsqu’il s’agit de Jésus, Témoin céleste, pour le distinguer de Jean le témoin et des disciples. 142
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2.3.4.1. Jean, témoin du Préexistant (1,15) Le retour du motif de JB signale le départ d’une nouvelle vague ; conformément au mode de composition en spirale, le motif reparaît, mais de manière différente, en fonction du nouveau mouvement introduit. Le premier passage était largement consacré à la présentation du témoin ; nul besoin ici de répéter son origine, sa mission et son but, son identité à distinguer de celle du Logos lumière : désormais le personnage est directement appelé par son nom. On retrouve la racine μάρτυς, caractéristique du personnage tel que stylisé dans le quatrième évangile, mais à la triple occurrence de cette racine dans le premier passage identifiant le personnage à sa mission de témoin et insistant sur la finalité de ce témoignage succède une unique occurrence qui s’efface devant celui en faveur de qui il témoigne146. Immédiatement après la sobre expression μαρτυρεῖ περὶ αὐτοῦ147, au lieu de déployer ce motif du témoignage pour en montrer l’enjeu, le récit laisse cette fois place au discours direct qui pointe vers l’objet du témoignage : οὗτος ἦν ὃν εἶπον· ὁ ὀπίσω μου ἐρχόμενος ἔμπροσθέν μου γέγονεν, ὅτι πρῶτός μου ἦν.
À en juger d’après les pronoms démonstratifs, le point d’attention du premier passage était JB : 7 οὗτος ἦλθεν εἰς μαρτυρίαν […] 8 οὐκ ἦν ἐκεῖνος τὸ φῶς. Dans le second, le témoin commence à s’effacer devant celui qu’il désigne ; le porche de la troisième partie tourne d’emblée vers celui en qui JB a mission de faire croire. Autre différence de taille, le premier passage rapportait le commencement de la mission du témoin à l’aoriste – 6 Ἐγένετο ἄνθρωπος, 7 οὗτος ἦλθεν εἰς μαρτυρίαν : au verset 15, le témoignage est évoqué cette fois au présent et au parfait : Ἰωάννης μαρτυρεῖ περὶ αὐτοῦ καὶ κέκραγεν λέγων148. Le témoignage de cet homme – ἄνθρωπος – envoyé par Dieu pour que tous croient ne retentit pas seulement à un moment donné de l’histoire (cf. l’aoriste de Ἐγένετο ἄνθρωπος), mais rejoint tout homme appelé à se positionner dans le grand procès, entre ceux qui n’ont pas accueilli le Logos lumière et ceux qui l’ont accueilli. Le lecteur est rejoint tant par ce présent et ce parfait que par le discours direct qui, lui donnant accès au contenu du témoignage149, le place Cf. MARCHADOUR, Les Personnages, 23. On retrouve la même expression μαρτυρήσῃ περὶ τοῦ φωτός (v. 7) et μαρτυρήσῃ περὶ τοῦ φωτός (v. 8), μαρτυρεῖ περὶ αὐτοῦ (v. 15). 148 Cf. MARCHADOUR, Les Personnages, 23. 149 KÖSTENBERGER, A theology of John’s Gospel, 187. 146 147
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PREMIÈRE PARTIE
dans la même position que les auditeurs directs du témoin. L’utilisation du parfait souligne la portée actuelle de la voix prophétique qui a résonné dans le passé, et continue de se faire entendre et de produire ses effets150. Le double niveau du discours direct, avec l’imbrication de l’autocitation analeptique, va dans le même sens : le témoin lui-même semble légitimer le fait que sa parole prononcée au commencement de la mission de révélation, est à garder pour éclairer, plus tard, dans un cheminement, le moment de la rencontre avec le Messie et permettre la foi. Cette parole prise dans le double discours direct sera reprise dans le récit, en 1,30. Au moment où Jésus vient vers lui et où il le désigne comme l’agneau de Dieu, le témoin fait une analepse, renvoyant sans doute à la veille, où il avait déjà parlé de celui qui vient derrière lui et qui pourtant lui est supérieur (1,27) : Jn 1,26-27 μέσος ὑμῶν ἕστηκεν ὃν ὑμεῖς οὐκ οἴδατε, 27 ὁ ὀπίσω μου ἐρχόμενος, οὗ οὐκ εἰμὶ ἐγὼἄξιος ἵνα λύσω αὐτοῦ τὸν ἱμάντα τοῦ ὑποδήματος.
Jn 1,30 οὗτός ἐστιν ὑπὲρ οὗ ἐγὼ εἶπον· ὀπίσω μου ἔρχεται ἀνὴρ ὃς ἔμπροσθέν μου γέγονεν, ὅτι πρῶτός μου ἦν.
En 1,30, ce n’est qu’après avoir rencontré et reconnu Jésus qu’il peut préciser en termes de préexistence la supériorité qu’il avait commencé à affirmer par l’indignité à délier la courroie de sa sandale au verset 27151. Dans le même sens, le redoublement du discours direct au verset 15 a une fonction d’appel à la reconnaissance. Une parole de révélation a été dite – ὁ ὀπίσω μου ἐρχόμενος ἔμπροσθέν μου γέγονεν, ὅτι πρῶτός μου ἦν (Jn 1,15bc) – mais le plus important est que cette parole soit accueillie : οὗτος ἦν ὃν εἶπον (Jn 1,15a). Il reste pour le destinataire à reconnaître dans le protagoniste désigné celui au sujet de qui cette parole de révélation a été proclamée152. La comparaison du verset 15 et du verset 30 permet de mettre en évidence l’étonnant emploi de l’imparfait – οὗτος ἦν ὃν εἶπον – là où le verset 30 utilise le présent attendu :
Sur la valeur de ce parfait, cf. MORRIS, The Gospel according to John, 96, n. 106. Cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 127. 152 Pour le dire avec LÉON-DUFOUR, « Comme si Jean continuait de témoigner, cette parole vient garantir, au sujet de Jésus Christ, une réalité qui doit être toujours à nouveau reconnue », idem. 150 151
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Jn 1,15 οὗτος ἦν ὃν εἶπον· ὁ ὀπίσω μου ἐρχόμενος ἔμπροσθέν μου γέγονεν, ὅτι πρῶτός μου ἦν.
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Jn 1,30 οὗτός ἐστιν ὑπὲρ οὗ ἐγὼ εἶπον· ὀπίσω μου ἔρχεται ἀνὴρ ὃς ἔμπροσθέν μου γέγονεν, ὅτι πρῶτός μου ἦν.
Dans le récit, le témoin désigne au présent de sa situation d’énonciation celui en qui il s’agit de reconnaître le Messie préexistant. Dans le prologue, en employant l’imparfait, le locuteur JB semble se situer après la fin de la vie du Logos en sa chair153. Dans le même sens que le présent μαρτυρεῖ, cet imparfait donne à la voix du témoin envoyé par Dieu pour que tous croient une extension beaucoup large que sa seule énonciation historique. La parole de reconnaissance du Préexistant par le précurseur au seuil de sa révélation dans l’histoire semble rejoindre celle de ceux qui l’ont reconnu tout au long de son histoire jusqu’en son terme, et qui partant peuvent avoir un regard rétrospectif et englobant : Celui-ci était le Préexistant, ce Logos depuis le commencement Dieu auprès de Dieu. En même temps, cet imparfait convient bien pour désigner le Préexistant154 : le cœur de la parole de révélation du témoin – ὁ ὀπίσω μου ἐρχόμενος ἔμπροσθέν μου γέγονεν, ὅτι πρῶτός μου ἦν – est significativement introduite par cette désignation – οὗτος ἦν ὃν εἶπον – reprenant la description initiale du narrateur en 1,1-2155. Tel est le cœur de la révélation du témoin légitime de Dieu envoyé pour que tous croient : le protagoniste de l’évangile que Jean a mission de désigner n’est autre que le Logos Dieu auprès de Dieu depuis le commencement156 : c’est pourquoi, bien qu’arrivant après JB sur la scène du récit (ὀπίσω μου), il est devant lui (ἔμπροσθέν μου), premier (ὅτι πρῶτός μου ἦν) – ce qui dénote une priorité absolue157. Celui-ci était, de toujours, lui qui est le Logos de Dieu. 2.3.4.2. Justification du témoignage de JB sur le Préexistant (1,15e-17) La disposition rhétorique des versets 15-17 montre que ce second passage consacré au témoin introduit les versets qui le suivent : 153 Dans le même sens, cf. LÉON-DUFOUR, idem : « Puisque cet imparfait se réfère à un être du passé, la parole de Jean se situe après la vie terrestre de Jésus. » 154 Dans le même sens, cf. MORRIS, The Gospel according to John, 96. 155 Ce verbe être à l’imparfait ayant pour sujet le Logos – et exclusivement lui – scande tout le Prologue : v. 1(3).2.4(2).9.10.15(2). 156 Dans le même sens, cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 128. 157 Cf. CARSON, The Gospel according to John, 131 ; MORRIS, The Gospel according to John, 97.
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PREMIÈRE PARTIE
Disposition rhétorique des versets 1,15de-17 : une propositio et trois causales en cascade Ἰωάννης μαρτυρεῖ περὶ αὐτοῦ 15b καὶ κέκραγεν λέγων· 15cοὗτος ἦν ὃν εἶπον· 15a
PROPOSITIO : 15d ὁ ὀπίσω μου ἐρχόμενος ἔμπροσθέν μου γέγονεν, RATIO 1 15e
ὅτι πρῶτός μου ἦν RATIO 2 16 ὅτι ἐκ τοῦ πληρώματος αὐτοῦ ἡμεῖς πάντες ἐλάβομεν καὶ χάριν ἀντὶ χάριτος·
1e preuve par le témoin : il sait par révélation de celui qui l’a envoyé 2e preuve – changement de locuteur : corroboration de ce qu’a dit Jean le témoin par les témoins (nous) : ils ont fait l’expérience de recevoir de sa plénitude divine RATIO 3 17 ὅτι ὁ νόμος διὰ Μωϋσέως ἐδόθη, ἡ χάρις καὶ ἡ ἀλήθεια διὰ Ἰησοῦ Χριστοῦ ἐγένετο.
3e preuve, à la troisième personne : la radicale nouveauté du don de Dieu en Jésus Christ
Le verset 16 est relié au verset 15 par la conjonction causale ὅτι, de même que le verset 17 au verset 16. L’auteur a délibérément lié, logiquement, les versets 15-17158 : scrutons ces liens pour percevoir le sens de ces versets. • Première ratio (1,15e) La propositio démontrée par cet enchaînement de causales est la parole de Jean le témoin, mise en exergue par la formule de désignation révélatoire (15c), la fine pointe du témoignage de l’envoyé : ὁ ὀπίσω μου ἐρχόμενος ἔμπροσθέν μου γέγονεν. Cette propositio est immédiatement justifiée par le témoin lui-même, dans une première ratio : ὅτι πρῶτός μου ἦν. Sur quoi se fonde le témoin pour cette première ratio ? Le verset 15a se lit dans la mémoire des versets 6-7 : ce témoignage est celui d’un envoyé de Dieu, c’est donc de Dieu que le témoin légitime tire ce qu’il sait de celui qu’il désigne. Ceci est conforme à ce que le récit racontera en 1,29-34 : ce que Jean le témoin ne savait pas (1,31 et 33) lui a été révélé dans une vision qui lui permet de rendre témoignage. WATT, « The Composition of the Prologue », 328. L’auteur insiste sur la fonction de « cohesive link » de cette conjonction. 158
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• Deuxième ratio (1,16) La première causale est simple à comprendre. Mais le texte rebondit, au verset 16, sur une deuxième causale, plus énigmatique : ὅτι ἐκ τοῦ πληρώματος αὐτοῦ ἡμεῖς πάντες ἐλάβομεν καὶ χάριν ἀντὶ χάριτος· La difficulté à voir comment cette proposition explique ce qui précède est telle que plusieurs suggèrent de lire ce ὅτι comme un simple καί159. Mais puisque le texte emploie, de manière insistante et donc délibérée, la conjonction causale et non une simple coordination, comment comprendre l’enchaînement du verset 16 ?160 La première impression donnée au lecteur est que ce verset, poursuivant la même explication, rapporte la suite des paroles du témoin161. Cette impression semble produite par le texte à dessein : l’apparition du nouveau sujet ἡμεῖς πάντες rend très difficile de tenir que le locuteur est toujours JB162 ; mais de fait, l’enchaînement des ὅτι permet que la corroboration de la désignation du protagoniste comme le Préexistant par l’expérience du groupe nous tous apparaisse dans le sillage de la première justification, par le témoin de Dieu, comme dans un unique témoignage du nous et du témoin, issu de Dieu163. Ce que l’envoyé de Dieu Ainsi LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 25 : « καί serait bien préférable à ὅτι, qui a l’air de boîter après ὅτι πρῶτός. » C.T. Cette difficulté d’interprétation a laissé une trace dans l’histoire de la transmission du texte : le difficile ὅτι est parfois remplacé par καί : cf. MOLONEY, The Gospel of John, 45. Pour SCHNACKENBURG, la leçon ὅτι est mieux attestée, mais peut-être l’hymne originale avait-elle καί (The Gospel according to St. John, I, 275). La leçon avec καί n’est pas bien attestée : pour cette question de critique textuelle, cf. MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 63. 160 Dans la perspective synchronique qui est la nôtre, nous ne revenons pas sur l’hypothèse selon laquelle la causale expliquerait directement le v. 14. Cf. LACAN, « Le prologue », 94. 161 Telle est l’option de lecture de LA POTTERIE, revenant à « l’interprétation des premiers alexandrins (Héracléon et Origène), reprise très souvent au moyen âge et considérée comme possible par quelques modernes » : « Structure du Prologue », 372. L’auteur attribue à JB les v. 15cde.16 et 17. Cf. n. 63 p. 380 : « Voir Origène, In ev. Joan., II, 35, 213 ; VI, 3, 13-6, 36 (SC, 120, 352 ; 157, 138-156) ; c’était sans doute aussi l’exégèse d’Héracléon […] ; on la retrouve chez Théodore de Mopsueste (CSCO, 116, 26). Mais elle était rejetée par Chrysostome (PG, 59, 91-92) et par Cyrille d’Alexandrie (PG, 73, 169 C). L’interprétation était largement répandue au moyen âge : cf. […] Jean Scot (PL, 122, 303 A), Bruno de Segni (PL, 165, 455 A), Rupert de Deutz (PL, 169, 223 D). Quant à saint Thomas (Super ev. S. Joan. lect., n° 200), il cite les deux opinions, sans se prononcer. Chez les modernes, l’exégèse d’Origène est considérée comme possible par Barrett, mais surtout par TROCMÉ, [“Jean baptiste dans le quatrième évangile”], (n. 27), p. 132. » Origène inclut même le v. 18 dans les paroles de JB : cf. SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, I, 275, n. 204. 162 Dans le même sens, MORRIS, The Gospel according to John, 97, n. 115. 163 Dans le même sens, cf. THEOBALD, « Le prologue johannique », 201 ; GRAPPE, « Jean 1,14(-18) dans son contexte », 156. Au fond, l’interprétation de LA POTTERIE, 159
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attestait grâce à la révélation particulière qui accompagne sa mission unique au seuil de la révélation messianique est désormais confirmé par tous ceux qui, par lui, ont cru164. Ceux qui ont reçu (ἔλαβον, verset 12) le Logos venu dans la chair ont reçu (ἐλάβομεν, verset 16) de sa plénitude (ἐκ τοῦ πληρώματος αὐτοῦ, verset 16) : la plénitude du Fils unique plein de grâce et de vérité (πλήρης, verset 14). Selon un procédé fréquent dans la rhétorique ancienne, dans cette cascade de ὅτι des versets 15-17, cette ratio 2 vient justifier la ratio 1 qui explicitait la propositio, comme la ratio 3 viendra expliquer la ratio 2. Cette deuxième ratio complète la première par un changement de point de vue et de locuteur : la vérité de la proclamation de la préexistence n’est plus seulement prophétique, elle est une vérité confessée par qui, l’accueillant, s’est laissé transformer ; ἐκ τοῦ πληρώματος αὐτοῦ ἡμεῖς πάντες ἐλάβομεν : la préposition dit déjà une participation à la plénitude divine, qui permet à ceux qui la vivent de confesser sa divinité. À la lumière de cet enchaînement logique de deux rationes, l’emploi du présent au verset 15 s’éclaire aussi davantage : si le témoignage de JB résonne désormais au présent, c’est qu’il continue de retentir aux oreilles de ceux qui l’ont accueilli165 et le relaient. Ce nous qui comprend l’instance narratrice dit explicitement que le témoignage en vue de la foi de tous initié par Dieu par l’envoi du témoin précurseur se poursuit jusqu’au présent de la communauté croyante166, jusqu’au temps de l’écriture de l’évangile167. Si le témoignage de Jean le témoin retentit au présent aux oreilles du lecteur, c’est qu’il est « actualisé dans la vie des croyants »168, dans cette communauté croyante qui est aussi le lieu d’énonciation du récit qui commence, permettant que ce témoignage incontournable (ἵνα πάντες πιστεύσωσιν δι᾽ αὐτοῦ, verset 7) rejoigne le lecteur dans le présent de sa lecture pour l’inviter à entrer dans ce nous confessant. même s’il met dans la bouche de JB les v. 16-17, revient finalement quasiment au même effet de sens, celui de placer le témoignage du nous tous, disciple évangéliste et communauté des croyants, dans la continuité de celui du témoin. Cf. « Structure du Prologue », 372-373. 164 Dans le même sens, cf. MORRIS, The Gospel according to John, 97. 165 Cf. LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 24 ; MORRIS, The Gospel according to John, 95-96 : « the Evangelist still hears his voice ! » 166 Cf. LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 365 ; CARSON, The Gospel according to John, 134. 167 MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 61. 168 LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 360.
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Le témoignage du premier témoin continue de conduire à la foi, audelà des seuls auditeurs physiques ; le nous des témoins oculaires du verset 14, ceux qui ont vu la gloire du Logos incarné semble élargi dans la deuxième occurrence de la première personne, avec la précision ἡμεῖς πάντες au verset 16. Le groupe nous tous du verset 16 dépasse les seuls témoins oculaires du verset 14 (ἐθεασάμεθα) : plus nombreux sont ceux qui ont eu part à la plénitude que ceux-là seuls qui ont vu de leurs yeux de chair. Le lecteur qui n’a pas assisté dans le passé aux événements qui vont lui être racontés ne verra pas de ses yeux de chair ; mais il est appelé à entrer dans ce nous confessant largement ouvert – conformément à l’universalité du don de Dieu déjà exprimée dans les deux premières vagues. La deuxième vague, qui disait la nécessité du témoignage pour susciter la foi, avait conduit du témoignage premier du précurseur, envoyé de Dieu au seuil de la mission de révélation, au témoignage des témoins oculaires, de ceux qui écoutant le précurseur, ont accueilli le Logos incarné et ont vu de leurs yeux sa gloire de Fils unique : rebondissant sur le témoignage fondamental des témoins oculaires, la troisième vague repart du témoignage du précurseur envoyé de Dieu pour que tous croient, et ce témoignage est relayé par la communauté des croyants, un nous tous qui englobe le nous du verset 14, un nous déjà en expansion169, rejoint par tous ceux qui ont eu part à la plénitude du Logos incarné sans qu’il soit dit qu’ils ont vu. • Troisième ratio (1,17) Après l’explication par la connaissance donnée au témoin prophète (ratio 1), corroborée par l’expérience attestante de ceux qui ont pu confirmer la parole prophétique en l’accueillant (ratio 2), une troisième ratio est encore ajoutée au verset 17. À nouveau, celle-ci advient comme un développement de la ratio précédente : elle rebondit sur la finale du verset 16, précisant ἐκ τοῦ πληρώματος αὐτοῦ ἡμεῖς πάντες ἐλάβομεν : καὶ χάριν ἀντὶ χάριτος. En explicitant le complément d’ἐλάβομεν, le verset 17 mène du même coup à son terme le développement explicatif de l’affirmation initiale sur le Préexistant. Ce verset précise donc en quoi consistent les dons reçus par ceux qui ont eu part à la plénitude du Logos incarné, grâce à la typologie mosaïque de la révélation. Un premier don est celui de la loi : ὁ νόμος διὰ Μωϋσέως ἐδόθη. Il est évident que l’évangéliste ne déprécie pas ce Dans le même sens, cf. KÖSTENBERGER, John, 2004, 46 ; MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 64. 169
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don, puisqu’il le qualifie comme tel – ἐδόθη – sans lui opposer le don de l’accomplissement en Jésus Christ170. Mais l’expression explicitée par cette ratio 3 – χάριν ἀντὶ χάριτος – dit clairement que ce premier don, cette grâce, fait place171, « une grâce prenant en succession la place d’une autre grâce »172, à une grâce d’un tout autre ordre, surabondante : ἡ χάρις καὶ ἡ ἀλήθεια διὰ Ἰησοῦ Χριστοῦ ἐγένετο. Comme le dit J. Zumstein, « la plénitude de la présence divine dans le Logos ensarkos aboutit à une surabondance dans le don de la grâce »173. Il ne s’agit plus seulement d’un don, d’un objet donné : il s’agit d’un événement174, ἐγένετο. Déjà, le verset 16 reprenait la caractérisation du Fils unique lui-même telle qu’elle était donnée par les témoins oculaires du Logos incarné (verset 14), désormais accessible à l’expérience de tous les croyants, nous tous : Jn 1,14. La confession des témoins oculaires 14 Καὶ ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο καὶ ἐσκήνωσεν ἐν ἡμῖν, καὶ ἐθεασάμεθα τὴν δόξαν αὐτοῦ, δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός, πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας.
Jn 1,16-17. La confession de tous les croyants 16 ὅτι ἐκ τοῦ πληρώματος αὐτοῦ ἡμεῖς πάντες ἐλάβομεν καὶ χάριν ἀντὶ χάριτος· ὅτι ὁ νόμος διὰ Μωϋσέως ἐδόθη, ἡ χάρις καὶ ἡ ἀλήθεια διὰ Ἰησοῦ Χριστοῦ ἐγένετο. 17
Le verset 17 expliquant en quoi consiste la nouveauté radicale de la grâce reçue par tous les croyants reprend lui aussi la caractérisation du Fils unique par les témoins oculaires : la grâce et la vérité dont est plein le Fils unique, lui qui est Dieu, sont venues à travers Jésus Christ. 170
Le parallélisme du v. 17 n’est pas antithétique, comme le souligne l’asyndète : il n’y a pas d’opposition entre le don fait par l’intermédiaire de Moïse et le don par Jésus Christ, mais bien plutôt continuité, Jésus étant la plénitude de la révélation, l’accomplissement du don de Dieu. On ne peut parler de substitution : cf. FEUILLET, Le prologue, 121 sq. 171 Ἀντί. Si l’on tient compte du contexte de la troisième vague, du lien logique du v. 17 avec le v. 16, et des emplois de la préposition dans le grec de la koinè, nul doute que la préposition ἀντί a ici son sens le plus commun – le plus commun aussi dans les LXX : au lieu de, à la place de (FEUILLET, Le prologue, 124) ; « une grâce à la place d’une grâce », traduit LA POTTERIE (« Structure du Prologue », 362). Ainsi MCHUGH, analysant précisément la préposition dans ses différents emplois, conclut pour ce sens, avec cette précision : « with the firm proviso that the Old Law is seen not as a burden, but as a grace, which is superseded by a grace that is more attractive still » (A Critical and Exegetical Commentary, 67). 172 REGARD, Contribution, 68. 173 ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 66. 174 MOLONEY insiste sur cette dimension : cf. Belief, 47. Cf. également WHITACRE, John, 60.
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En quoi cette troisième ratio poursuit-elle l’argumentation ? Il est grand, le don de Dieu qui donne la loi par l’intermédiaire de Moïse ; mais le don fait par Jésus Christ passe infiniment tous les dons que Dieu fit, qui lui restaient extérieurs : Jésus Christ est le Logos Dieu devenu chair, en lui adviennent la grâce et la vérité ; la plénitude du Fils unique d’auprès du Père entre dans l’histoire dans une chair d’homme. Comme le dit M.-F. Lacan, « en comparant Jésus à Moïse, [l’évangéliste] va achever de/ nous révéler la transcendance du don que Dieu nous fait en Jésus »175, ce qui est bien l’objet de la propositio principale, énoncée en 15d : Celui que Jean précède n’est pas seulement « celui qui vient », c’est-à-dire le Messie, il est aussi « celui qui était » avant son Précurseur, c’est-à-dire Dieu même, dont le Nom, révélé à Moïse, est : « Je suis » (Ex 3,14)176.
Le parallélisme du verset 17 se comprend sur l’arrière-fond d’Ex 33-34177, où la loi est donnée par Moïse, et où Dieu se révèle, nous l’avons vu178, comme le Dieu « riche en grâce et en fidélité » (Ex 34,5-6 BJ). Ces caractéristiques divines, déjà attribuées au Fils unique au verset 14, sont ici attribuées au protagoniste Jésus Christ en tant qu’il les transmet dans l’histoire – le verset 17 explicite la plénitude de grâces dont le groupe nous tous est comblé. M-É. Boismard le dit de façon suggestive, la Divinité (grâce et fidélité) réside en plénitude dans le Verbe incarné, et nous recevons tous de sa plénitude, de sorte que la grâce et la fidélité, de Dieu, sont venues en nous, elles ont été « faites » en nous par Jésus Christ, elles sont devenues notre bien propre179.
Ce n’est qu’à la fin de toute cette longue séquence des versets 15-17 qu’apparaît l’identification explicite du protagoniste du récit à venir : Jésus Christ. Déjà par le témoignage des témoins oculaires, un premier titre avait été donné au Logos venu dans la chair, le « Fils unique d’auprès du Père » : ici, le témoignage de la communauté croyante – nous tous – dans le sillage du témoignage de l’envoyé de Dieu rendu présent, livre le Nom dans lequel il faut croire (verset 12). La place de la première mention du nom du protagoniste le présente ainsi de manière explicite, LACAN, « Le prologue », 106-107. Nous remplaçons « Jean » par « l’évangéliste », pour éviter une confusion avec JB. 176 LACAN, « Le prologue », 107. 177 Ex 33-34 est la toile de fond des v. 14-18. Cf. BOISMARD, Le prologue, 85 ; ROBERT, « La double intention », 440 ; DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 204. 178 Cf. p. 156-157. 179 BOISMARD, Le prologue, 87. 175
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dans cette troisième vague si finement construite rhétoriquement, comme le Préexistant lui-même, ce Logos divin à qui JB avait mission de rendre témoignage180. Dans ce prologue qui a tant insisté d’abord sur son être divin de Logos, le nom d’homme, le nom du personnage n’arrive qu’au moment où le prologue achève sa mission de conduire aux rives du récit, qui met en scène un homme, que le lecteur sait désormais être le Logos Dieu. Le titre de Christ accolé au nom du Sauveur181 fait bien le lien avec le début de la vague : il est le Christ que le précurseur a mission de désigner, et dont il révèle l’identité profonde de Préexistant, dépassant toutes les attentes messianiques (cf. 1,19-51) ; il est, comme la typologie exodale le signifie bien, la plénitude de la révélation, « la perfection des dons de Dieu »182. 2.3.4.3. Conclusion et transition vers le récit, pour écouter le témoignage du Fils unique Dieu (1,18) • Le verset de conclusion de la troisième vague et du prologue (1,18) Le verset 18, verset de conclusion, n’est pas lié syntaxiquement aux versets qui précèdent183, mais il rebondit sur l’arrière-fond exodal du verset 17, en rappelant la révélation de YHWH à Moïse de l’impossibilité pour l’homme de voir Dieu (18a), et la nouveauté radicale de la révélation de Dieu dans le Fils unique (18b), permise par l’identité divine du Révélateur ; comme le souligne D.A. Carson, « le v. 17b est au v. 17a ce que le v. 18b est au v. 18a »184. Au temps du don de la loi, (verset 17a), « Dieu, personne ne l’a jamais vu » (Jn 1,18) – Dieu lui-même, qui « [fait] grâce à qui il fait grâce » (Ex 33,19), l’a révélé à Moïse qui lui demandait de « voir sa gloire » (Ex 33,18) : 180 Du Logos à l’identification à Jésus Christ : 14 Καὶ ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο καὶ ἐσκήνωσεν ἐν ἡμῖν, καὶ ἐθεασάμεθα τὴν δόξαν αὐτοῦ, δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός, πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας. 15 Ἰωάννης μαρτυρεῖ περὶ αὐτοῦ καὶ κέκραγεν λέγων· οὗτος ἦν ὃν εἶπον· ὁ ὀπίσω μου ἐρχόμενος ἔμπροσθέν μου γέγονεν, ὅτι πρῶτός μου ἦν. 16 ὅτι ἐκ τοῦ πληρώματος αὐτοῦ ἡμεῖς πάντες ἐλάβομεν καὶ χάριν ἀντὶ χάριτος· 17 ὅτι ὁ νόμος διὰ Μωϋσέως ἐδόθη, ἡ χάρις καὶ ἡ ἀλήθεια διὰ Ἰησοῦ Χριστοῦ ἐγένετο. Cf. GRAPPE, « Jean 1,14(-18) dans son contexte », 156, n. 14. 181 Alors que le nom de Jésus est fréquent dans le quatrième évangile, le titre « Jésus Christ » n’apparaît qu’ici et en 17,3. 182 Cf. MOLONEY, The Gospel of John, 40. 183 À première vue, comme le souligne MORRIS, il semble relié de manière très lâche aux versets qui précèdent (cf. The Gospel according to John, 100). Mais en réalité, l’asyndète est signifiante, contribuant à l’effet conclusif de ce verset qui est le point d’aboutissement et le sommet du prologue. 184 CARSON, The Gospel according to John, 133. L’auteur renvoie à IBUKI, Die Wahrheit im Johannesevangelium, 205. Cf. également KÖSTENBERGER, John, 2004, 48.
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20 Οὐ δυνήσῃ ἰδεῖν μου τὸ πρόσωπον· οὐ γὰρ μὴ ἴδῃ ἄνθρωπος τὸ πρόσωπόν μου καὶ ζήσεται. […] 23 τὸ δὲ πρόσωπόν μου οὐκ ὀφθήσεταί σοι (Ex 33,20.23).
Mais la seconde partie du verset 18 révèle le novum de la révélation en Jésus Christ, dont il était question dans la seconde partie du verset 17 : ἡ χάρις καὶ ἡ ἀλήθεια διὰ Ἰησοῦ Χριστοῦ ἐγένετο. Dieu ne peut être vu, aucun homme ne peut voir Dieu : οὐδεὶς, πώποτε185 ; mais il est un homme qui peut raconter ce qui échappe aux mortels186, parce qu’il est Dieu, parce qu’il a vu celui que l’homme ne peut voir187 : c’est Jésus Christ, le protagoniste, désigné au verset 18 par une longue périphrase qui, bien dans la continuité de la troisième vague, met l’accent sur sa divinité, μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς188. Dieu seul peut révéler Dieu189. L’accent de la phrase est clairement sur l’affirmation de la divinité du protagoniste, d’où découle sa fonction unique dans l’œuvre de la révélation : Θεὸν οὐδεὶς ἑώρακεν πώποτε μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς ἐκεῖνος ἐξηγήσατο
Le verset 18, relié au verset 17, conclut ainsi toute la troisième vague : cette vague consacrée à dévoiler l’objet du témoignage de JB, envoyé par Dieu, relayé par la confession de la communauté croyante, à savoir l’identité divine de celui qui, bien que venant après JB, était en fait devant lui. Ce verset conclut en même temps clairement l’ensemble du prologue, comme le marque textuellement l’inclusion des versets 1 et 18190. Ce qui était affirmé au point de départ du Logos, θεὸς ἦν ὁ λόγος, dans une affirmation qu’aurait pu assumer les philosophes191, est dit, au sommet 185 οὐδεὶς […] πώποτε […] : l’auteur y insiste. Car l’unique accès à Dieu est désormais Jésus, le Fils unique. La grâce de vision de Dieu accordée à Moïse et ses compagnons (cf. Ex 24,10) ou à Isaïe (Is 6) est incomparable à la grâce advenue en Jésus Christ. 186 Nous reviendrons plus loin sur l’absence très signifiante de complément d’objet direct du verbe ἐξηγήσατο. 187 Cf. A. DURAND, Évangile selon Saint Jean, 30 : « Si invisible que soit Dieu à tout œil qui regarde de la terre, quelqu’un d’au milieu de nous l’a vu : celui qui est descendu du ciel pour habiter parmi les hommes, homme lui-même, mais qui dans le sein du Père est chez lui, en qualité de Fils unique. ». 188 Cf. A. DURAND, idem. Cf. également LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 27. 189 Cf. A. DURAND, idem ; LINCOLN, The Gospel according to Saint John, 108 ; OSBORNE, John, 27. 190 Le nom θεός apparaît à huit reprises dans le prologue, aux v. 1(2).2.6.12.13.18(2) ; mais θεὸς ἦν ὁ λόγος (v. 1) et μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός (v. 18) sont les deux uniques occurrences où il qualifie une personne, le Logos-Fils unique : il est attribut de λόγος au v. 1 et en apposition à μονογενής au v. 18. 191 Cf. par exemple Philon, Quaestiones in Genesim, 2,62 : Διά τί ὡς περὶ ἑτέρου θεοῦ φησι τὸ “ἐν εἰκόνι θεοῦ ἐποίησα τὸν ἄνθρωπον”, ἀλλ᾽ οὐχὶ τῇ ἑαυτοῦ ; [...] οὐδὲν
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PREMIÈRE PARTIE
du prologue, de « Jésus Christ » (verset 17), ultimement désigné, au moment où le récit va commencer, comme μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός. Le titre de μονογενής pointe vers le titre divin de celui dont les témoins oculaires ont vu la gloire (verset 14) ; et cette divinité est explicitement confirmée par l’apposition du nom θεός192 qui relie cette manifestation du Logos dans la chair à son être divin dévoilé au commencement. Enfin, la désignation de Jésus Christ est encore déployée par la longue périphrase ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός. • La finale du prologue conduit à une révélation, à l’écoute d’un divin témoignage (1,18) Reprenons la disposition du verset 18 : Thème
Rhème
Θεὸν
[bref] οὐδεὶς ἑώρακεν πώποτε·
[long]
Μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς
[long] ἐκεῖνος ἐξηγήσατο.
[bref]
Ce verset est composé de deux stiques mis en opposition par l’asyndète. Le premier stique jette emphatiquement en tête le complément : le thème extrêmement bref est composé de l’unique nom Θεόν sans article, à l’accusatif. Puis vient le rhème, plus long, qui dit explicitement de ce complément193 : οὐδεὶς ἑώρακεν πώποτε. En contraste avec ce premier stique, le second inverse les proportions entre le thème – cette fois très déployé – et le rhème, très bref. Le thème est la longue désignation de Jésus Christ, reprenant le nom θεός : mais cette fois en position de sujet. Parce que ce même nom est passé d’objet à sujet, l’inaccessibilité de Dieu fait place à un possible récit, à un chemin. Le rhème reprend par le pronom ἐκεῖνος le sujet déployé dans la périphrase pour dire de manière ἀπεικονισθῆναι πρὸς τὸν ἀνωτάτω καὶ πατέρα τῶν ὅλων ἐδύνατο, ἀλλὰ πρὸς τὸν δεύτερον θεόν, ὅς ἐστιν ἐκείνου λόγος. (« Pourquoi parle-t-il comme d’un autre dieu, disant qu’il a fait l’homme selon l’image de Dieu, et non pas qu’il l’a fait selon sa propre image ? [Gn 9,6]. […] Aucune chose mortelle n’a pu être formée sur la similitude du Père suprême de l’univers, mais seulement d’après le modèle du second dieu, qui est le Logos de Dieu. ») 192 Nous pensons comme FENNEMA que « plutôt que d’être modifié par μονογενής, θεός est en apposition à ce substantif » : « John 1:18 », 128. 193 Cf. RICO, « La linguistique peut-elle ? », 208, n. 3 : « Le rhème ou “commentaire est la partie de l’énoncé qui ajoute quelque chose de nouveau au thème, qui en ‘dit quelque chose’, qui informe sur lui, par opposition au topique [ou thème] qui est le sujet du discours, l’élément qui est donné par la situation, par la question de l’interlocuteur, […] etc.” (J. Dubois et alii, Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 1973, 95). » [Sic. L’auteur ne ferme pas les guillemets ouverts avant « commentaire ».]
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brève et frappante : ἐκεῖνος ἐξηγήσατο. L’inaccessibilité de Dieu exprimée dans le premier stique fait l’objet d’un retournement lié à l’identité du protagoniste, longuement déployée dans la périphrase de la première partie du second stique, reprise dans la seconde partie par le démonstratif emphatique ἐκεῖνος. L’accessibilité nouvelle tient tout entière dans ce nominatif, ce sujet d’un récit qui commence, qui va raconter/conduire à partir d’un point de vue unique : il est le Fils unique Dieu dans le sein du Père. • « Celui qui est dans le sein du Père/de retour dans le sein du Père » (1,18) – La valeur du présent Μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός : si le Fils unique, Jésus Christ, le protagoniste, peut raconter ce que personne n’a jamais vu, c’est qu’il est ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός. L’inclusion avec le verset 1 invite à prêter attention à l’emploi du présent dans la participiale, cohérent avec le phénomène de l’actualisation déjà repéré dans la troisième vague194 : il ne s’agit pas d’un personnage qui appartiendrait désormais au passé, mais bien du Logos incarné, de Jésus Christ Fils unique qui est dans le sein du Père, dont les croyants ont partagé la plénitude, « actuellement parmi eux »195, dans le présent des croyants et dans celui du lecteur ; du « Jésus terrestre, qui est et qui demeure pour les chrétiens le Fils venu d’auprès du Père et qui vit dans une relation d’amour avec son Père »196 ; lui qui est, l’inclusion le souligne, le Logos de toute éternité auprès de Dieu, et qui, « après son incarnation, […] reste, comme avant, dans le sein du Père »197. Plutôt que de se demander, en opposant, s’il est ici fait allusion « à la présence du Fils avant l’Incarnation, ou à son retour après l’Incarnation »198, prêtons attention à la valeur durative de ce participe présent et à son articulation syntaxique avec le verbe de la principale, puisqu’il fait partie du groupe sujet de ἐξηγήσατο, en appartenant au groupe nominal repris par le pronom 194
Cf. ci-dessus, p. 159-161 et 164. LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 373. C’est nous qui soulignons. 196 LA POTTERIE, idem. 197 A. DURAND, Évangile selon Saint Jean, 30. Ainsi, pour FEUILLET, l’intention de l’évangéliste étant de « mettre en évidence la valeur unique de la révélation apportée par le Christ tandis qu’il était sur la terre », « il se devait donc de/ souligner que les relations du Fils avec le Père sont permanentes et n’ont pas été interrompues par l’incarnation », Le prologue, 130-131. 198 LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 28 ; cf. BULTMANN, The Gospel of John, 170 ; de même, KOESTER, The word of life, 49. 195
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ἐκεῖνος199 : c’est en tant qu’il est dans le sein du Père que le Fils unique a raconté, par toute sa vie dans la chair pendant laquelle il était dans le sein de son Père comme de toute éternité200, par toute sa vie historique achevée maintenant qu’il est de retour dans le sein du Père, à laquelle le récit qui s’ouvre va donner accès. – La valeur de la préposition εἰς Le large débat pour savoir si la préposition εἰς est à entendre comme remplaçant équivalemment la préposition ἐν dans le grec de la koinè, ou si, chez Jean, elle garde son sens directionnel, ne change pas de manière décisive la pointe du verset : « le Fils unique, Dieu, qui est dans le sein du Père », ou « le Fils unique, Dieu, de retour dans le sein du Père », « celui-là a raconté/conduit ». Que la communauté croyante désigne ici Jésus Christ en tant que tout au long de sa vie – selon la valeur durative du présent – il n’a cessé et ne cesse d’être dans le sein du Père, lui qui demeure dans la chair ce qu’il est de toute éternité, ou qu’elle désigne celui qui, ayant achevé sa vie dans la chair est de retour dans le sein du Père201, selon la valeur de la préposition qui exprime la pénétration dans le lieu, la pointe est dans la divinité du protagoniste (un homme dans l’histoire, à rencontrer dans le récit) et dans son intimité avec son Père, qui lui ont permis de faire aux hommes – aux croyants, au lecteur – le récit détaillé de ce qui leur était naturellement inaccessible202. 199 Cf. KEENER, The Gospel of John, 424 : « The conjunction of “while being in … made known” (reading the participle temporally) suggests that Jesus revealed the Father while remaining in his bosom, and the context confirms that this revelation coincides with his earthly life, while climaxing in the cross. » Cf. également : LA POTTERIE, La vérité I, 236 ; MOLONEY, « John 1:18 », 67. 200 Le texte permet d’affirmer qu’il est le même – il ne faut pas, bien sûr, opposer le Jésus historique et le Logos éternel – mais le v. 18 parle bien du Logos incarné, de Jésus Christ, et non du Fils en sa nature divine éternelle (contre WESTCOTT, The Gospel according to St. John, 15 ; LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 28). Dans le même sens : SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, I, 280 ; DODD, L’interprétation, 333-334 ; MOLONEY, « John 1:18 », 67, et Belief, 49. 201 Cf. ROBERT, « Celui qui est de retour ». Contrairement à LAGRANGE, il nous semble que la lecture de Robert a tout son sens : situer le Fils unique de retour dans le sein du Père permet d’évoquer sa révélation dans l’histoire, dans sa chair, en tant qu’elle est achevée. Ἐξηγήσατο est à l’aoriste : celui qui est de retour dans le sein du Père a achevé de raconter/conduire. 202 Notre position sur le sens à donner à la préposition εἰς est qu’on ne peut trancher la question d’une manière certaine, car l’usage est encore fluctuant à l’époque où est écrit le quatrième évangile. Le sens le plus probable est celui qui ne fait plus la distinction entre les deux prépositions : « celui qui est dans le sein du Père » ; mais il est possible de tenir le double sens, avec la lecture de ROBERT, « Celui qui est de retour ».
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– Dans le sein du Père Cette intimité unique du protagoniste avec le Père, déjà impliquée dans le titre μονογενής, se dit dans cette « expression imagée de la tendresse et de la bonté »203 : εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός. Κόλπος « désigne la partie antérieure du thorax humain, l’espace compris entre la poitrine et les bras ouverts, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme »204, la partie extérieure de la poitrine205. Dans la Bible, l’expression dit le prix de ce qui est dans le sein pour celui qui le porte206 ; elle est employée pour exprimer l’affection, l’intimité entre l’homme et la femme207 ou, comme ici, entre l’enfant et sa mère, son père ou sa nourrice208. Celui qui est dans le sein du Père « vit de la vie même du Père »209. C’est cette intimité du Fils unique avec le Père longuement déployée dans le segment thématique qui justifie l’affirmation rhématique : seul le Fils unique qui demeure dans le sein du Père « a, de Dieu, une connaissance intime et plénière »210 et en est, par son Incarnation « la manifestation vivante »211. Il y a donc une logique à respecter le mouvement de la phrase tel que nous l’avons mis en lumière212 : c’est en tant qu’il est, demeure, dans le sein du Père, tout au long de sa vie dans la chair et dans le présent de la communauté croyante et du lecteur, que le Fils unique a pu raconter ; ou, si l’on veut tenir la valeur dynamique de la préposition, c’est en tant qu’il est de retour dans le sein du Père – c’est-à-dire en tant que, de retour dans le sein du Père, il a été jusqu’au bout de sa mission de révélation – qu’il a raconté/conduit. FEUILLET, Le prologue, 130. Cf. également BOISMARD, Le prologue, 90. POTTERIE, La vérité I, 228. 205 Cf. MOLONEY, « John 1:18 », 65. Il n’est donc pas fait référence à « un espace intérieur dans lequel quelque chose peut demeurer ». L’idée de proximité et d’intimité respecte mieux le sens de l’expression. 206 KEENER, The Gospel of John, 424-425. L’image peut renvoyer à la place de la Torah dans le sein de Dieu ; cf. 424, n. 580. 207 Cf. Gn 16,5 ; Dt 13,7 ; 28,54 ; 28,56 ; 2Sm 12,8. 208 Cf. Nb 11,12 (Moïse à YHWH) : « Est-ce moi qui ai conçu tout ce peuple, est-ce moi qui l’ai enfanté, que tu me dises : “Porte-le sur ton sein, comme la nourrice porte l’enfant à la mamelle, au pays que j’ai promis par serment à ses pères” ? » ; Rt 4,16 (Noémi, la belle-mère de Ruth, adopte l’enfant que sa belle-fille a eu de Booz : l’enfant devient par cette adoption fils d’Israël) : « Et Noémi, prenant l’enfant, le mit sur son sein, et ce fut elle qui prit soin de lui. » ; 2Sm 12,3 ; 1R 3,20 ; 17,19 ; Is 49,22 ; Jr 32,18 ; Lm 2,12. 209 A. DURAND, Évangile selon Saint Jean, 30. 210 LACAN, « Le prologue », 110. 211 LACAN, idem. 212 Cf. p. 170. 203 204
LA
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• L’hypothèse de M.-É. Boismard : « dans le sein du Père, c’est lui qui a conduit » (1,18) La prise en compte de la dispositio du verset 18 mise en évidence213 rend improbable l’ordre de la phrase proposé par M-É. Boismard, et à sa suite L. Devillers, consistant à faire de εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς le complément de lieu du verbe ἐξηγήσατο. Mais cette interprétation fort suggestive a un lien direct avec notre problématique : le lien serait alors fait explicitement dès le prologue entre la filiation du μονογενής Dieu et celle des croyants conduits par le μονογενής dans le sein du Père. Dès lors, il nous faut prendre le temps d’envisager cette hypothèse. – Présentation de l’hypothèse de M.-É. Boismard, suivi par L. Devillers Le premier, en 1952, M.-É. Boismard214 a proposé une lecture cherchant à honorer à la fois la dimension de mouvement de la préposition εἰς, et à éviter de terminer le prologue sur une ellipse énigmatique : « Dieu, personne ne l’a jamais vu, sinon le Fils unique ; dans le sein du Père, c’est lui qui a conduit. »215 L’exégète met en lumière la dénotation physique du verbe ἐξηγήσατο : mais sa proposition, très éclairante pour comprendre le sens du dernier mot du prologue, est dépendante d’options de critique textuelle trop discutables : il omet ὁ ὢν, selon une variante très peu attestée dont il pense alors qu’il « se pourrait qu’elle représentât en fait le texte primitif de l’évangile »216, et ajoute εἰ μή217. Déjà dans cet article, il reconnaît que sa lecture présente bien des difficultés218 ; dans son commentaire sur le prologue219 paru l’année suivante, il présente d’abord l’interprétation traditionnelle220, avant d’oser encore cette proposition hypothétique ; plus tard, dans la Synopse, il 213
Idem. BOISMARD, « Dans le sein du Père », 23-29. 215 C.T. C’est le texte grec supposé par le codex de Verceil, cf. BOISMARD, « Dans le sein du Père », 31. 216 BOISMARD, « Dans le sein du Père », 23. Nous soulignons le caractère hypothétique reconnu par l’auteur lui-même. 217 C.T. Selon le manuscrit de Washington (W), l’ensemble de la vieille latine, les versions arménienne et éthiopienne, Tatien. L’auteur le suggère lui-même pour s’y opposer, cette variante s’expliquerait facilement par une harmonisation avec Jn 6,46. Cf. BOISMARD, « Dans le sein du Père », 31. 218 BOISMARD, ibidem, 23 et 39. 219 BOISMARD, Le prologue, 90. 220 Il justifie aisément l’absence de complément : « Le complément indirect est facile à sous-entendre […] : il nous a raconté… Le complément direct est également facile à suppléer : ce que le Fils raconte, c’est ce qu’il voit et que les hommes ne voient pas, ce sont les secrets de Dieu, les mystères de la vie divine ; ou, comme beaucoup de Pères le comprenaient, c’est le sein du Père, les mystères de l’amour du Père », BOISMARD, ibidem, 90. 214
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l’abandonne tout à fait221. Mais de ce que la proposition était fondée sur un établissement du texte difficile à tenir on ne peut conclure qu’elle était nécessairement impossible à étayer de manière plus solide : aussi L. Devillers reprend-il cette « intuition géniale »222, dans une recherche au long cours223. Pour défendre la lecture « dans le sein du Père il a conduit », cet auteur répond à l’objection qu’I. de la Potterie faisait à M.-É. Boismard, selon laquelle comprendre que le Christ doit mener les croyants dans le sein du Père serait tout à fait impossible224 : l’expression unique dans le quatrième évangile « dans le sein du Père » peut être rapprochée d’autres expressions, comme « le royaume de Dieu » (3,3.5), « la maison de mon Père » (14,2)225. Dans la continuité de 1,18, l’évangile montre bien que, si certes nul ne peut voir Dieu, grâce au Fils unique incarné, les hommes peuvent accéder au sein du Père, à sa maison aux multiples demeures, pénétrer dans le royaume de Dieu. Aux yeux de L. Devillers, si certes la reconstitution du verset par Boismard pose problème226, en revanche son intuition – contrairement à ce que lui reproche I. de la Potterie – semble bien conforme à la pensée johannique227. Aussi tente-t-il de justifier la lecture « dans le sein du Père il a conduit » d’une manière nouvelle, en proposant la dispositio suivante, en trois segments : Μονογενὴς θεὸς/ ὁ ὢν/ εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς ἐκεῖνος ἐξηγήσατο.
Considérant comme peu probable que la préposition dynamique εἰς suive le verbe statique εἶναι228, il propose de lire le participe ὁ ὢν à part, comme une apposition à μονογενὴς θεός – désignant le Fils unique par une allusion à Ex 3,14229, ἐγώ εἰμι ὁ ὤν, bien cohérente avec l’importance du titre Ἐγώ εἰμι dans le quatrième évangile –, et de faire de εἰς BOISMARD, Synopse, III, L’évangile de Jean, 79. DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 190. 223 DEVILLERS, ibidem, 181-217. Cf. du même auteur, « Le sein du Père », 63-79 ; « Le prologue », 317-330. 224 DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 191. Cf. LA POTTERIE, « C’est lui qui a ouvert », 346 et 352 ; La vérité I, 214 et 228 sq. 225 DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 192. 226 La gêne par rapport à cette reconstitution est partagée par l’ensemble des exégètes, cf. DEVILLERS, ibidem, 190. Cf. METZGER, « Patristic Evidence », 392 ; La vérité I, 213 sq ; MC REYNOLDS, « John I:18 in Textual Variation and Translation », 114-118 ; ROBERT, « La double intention », 438. 227 Pour nous non plus, l’objection de LA POTTERIE n’est pas ce qui rend difficile à accepter la lecture ici envisagée. 228 DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 193. 229 L’auteur a pour cette proposition l’appui de Delebecque, cf. DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 194 ; DELEBECQUE, Évangile de Jean, 23 et 63. 221 222
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τὸν κόλπον τοῦ πατρός le complément antéposé de ἐξηγήσατο230. Le sens serait alors le suivant : « le Fils unique, qui est Dieu, et qui s’est révélé à Moïse comme Celui-qui-est, c’est lui qui a frayé la route qui mène dans le sein du Père »231. Pour lui, un tel ordonnancement, reconnu inhabituel, est « grammaticalement possible »232 ; c’est « un trait stylistique destiné à mettre en valeur le sujet »233, une construction non inconnue en Jn, puisque l’on en retrouve une semblable en 14,12234 : Sujet
Complément
Pronom
μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς ἐκεῖνος
1,18
14,12 ὁ πιστεύων εἰς ἐμὲ
τὰ ἔργα ἃ ἐγὼ ποιῶ
Verbe ἐξηγήσατο
κἀκεῖνος ποιήσει
L’auteur étaye son hypothèse par une enquête patristique visant à montrer que les Pères appliquent bien ὁ ὤν au Logos, au Christ : le titre d’Ex 3,14 s’applique aussi bien au Père qu’au Fils – c’est bien Jésus qui a parlé à Moïse. Puis, à partir d’une étude de Ἐγώ εἰμι et ὁ ὢν dans le quatrième évangile, il cherche à montrer qu’il est cohérent de penser que Jean, comme les Pères, a interprété christologiquement Ex 3,14. L. Devillers propose ainsi une « double lecture » du verset 18 – la proposition nouvelle ne prétendant pas se substituer à la lecture traditionnelle, mais se présentant comme possible et complémentaire235 – fondée sur le double sens de ἐξηγήσατο et sur un double découpage, conformément à une pratique répandue dans judaïsme ancien236. Dans son article de 1989, il terminait en reconnaissant comme une difficulté de taille le fait « qu’aucun Père n’ait compris Jo. I,18 de cette façon »237 : pour tenter de lever cet obstacle, l’auteur poursuit sa démonstration en 2005, en ajoutant deux éléments. D’abord il poursuit l’argument de conformité avec la théologie johannique. Il lit le verset 1,18 en lien avec l’expression ὅπου εἰμὶ ἐγώ (12,26 ; 14,2-3 ; 17,24) : la suite de l’évangile montre bien qu’il est possible de dire que Jésus veut accueillir ses disciples là où il est, c’est-à-dire dans la proximité du Père, dans le sein du Père – ce que refusait I. de la Potterie. Ensuite, il amorce 230 231 232 233 234 235 236 237
Dans le même sens, cf. MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 72-73. DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 193. DEVILLERS, idem. DEVILLERS, ibidem, 194. DEVILLERS, idem. DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 216 ; « Le sein du Père », 70. DEVILLERS, « Le sein du Père », 71. DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 216.
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une réponse à l’obstacle dénoncé ci-dessus, en convoquant Irénée, témoin de la lecture classique, mais aussi d’une autre lecture de Jn 1,18, dans l’Adversus Haereses V,2,1 : « aussi s’est-il prodigué lui-même par pure bonté, afin de nous rassembler dans le sein du Père »238. Et L. Devillers d’en conclure : Cette mention du sein du Père, en lien avec les croyants et non avec le Fils unique, atteste qu’Irénée connaissait le thème de l’entrée des croyants dans le sein du Père. […] Le plus intéressant dans ce verset d’Irénée est bien l’extension qu’il donne à l’expression « sein du Père », qui ne peut venir que du Prologue du quatrième évangile. Manifestement, Irénée n’y voit pas un lieu réservé au Fils unique, une expression imagée des relations intratrinitaires, mais bel et bien une image de la communion divine ouverte aux croyants restés fidèles jusqu’au bout : ceux dont Jean disait que Jésus voulait qu’ils soient avec lui, là où il est239.
– Discussion de l’hypothèse L’hypothèse est fort suggestive pour le sens, et la piste valait la peine d’être suivie ; elle n’est pas impossible au niveau grammatical, mais elle fait violence au grec. * La difficulté que L. Devillers trouvait dans le fait de faire dépendre un complément introduit par la préposition εἰς du verbe d’état εἶναι est tout à fait résolue si on lit la préposition εἰς comme équivalent de ἐν, ou si l’on adopte la lecture de Robert, « celui qui est de retour dans le sein du Père ». * La lecture traditionnelle faisant dépendre le complément de εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός de ὁ ὢν respecte bien mieux la dispositio du verset, telle que mise en évidence ci-dessus240. L. Devillers manifeste bien que sa proposition n’est pas impossible à tenir en convoquant le verset 14,12241 bâti sur le même patron sujet-complément-pronom-verbe, mais dans ce verset, l’accusatif τὰ ἔργα ἃ ἐγὼ ποιῶ ne pouvant compléter le sujet ὁ πιστεύων εἰς ἐμέ est immédiatement compris par le lecteur comme le complément antéposé de ποιήσει. Ce n’est pas le cas pour 1,18, où εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός est, au contraire, très naturellement compris comme le complément de lieu du verbe qui l’introduit ὁ ὢν, comme dans toutes les autres occurrences de l’expression, toutes directement suivies par un complément introduit par une préposition, comme 238 Καί διὰ τοῦτο ἀγαθῶς ἐξέγεεν ἑαυτόν, ἳνα ἡμας εἰς τὸν κόλπον συναγάγῃ τοῦ Πατρός, IRÉNÉE, ROUSSEAU, Contre les hérésies, 31. 239 DEVILLERS, « Le sein du Père », 78. 240 Cf. p. 170. 241 Cf. p. 176.
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en 1,18 tel que nous le lisons242. L. Devillers lui-même attire l’attention sur la similitude de construction entre 1,18 et 6,46243. En 1,18, ὁ ὢν est suivi d’une préposition qui implique un mouvement de pénétration (εἰς, régissant l’accusatif) : Θεὸν οὐδεὶς ἑώρακεν πώποτε· μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς ἐκεῖνος ἐξηγήσατο.
De même, en 6,46, ὁ ὢν est suivi d’une préposition (παρά, régissant le génitif) qui indique l’origine : οὐχ ὅτι τὸν πατέρα ἑώρακέν τις εἰ μὴ ὁ ὢν παρὰ τοῦ θεοῦ, οὗτος ἑώρακεν τὸν πατέρα.*
L’étude des emplois du pronom emphatique ἐκεῖνος rend également très improbable l’ordre des mots proposé par M.-É. Boismard et L. Devillers. Si le groupe verbal était εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς ἐξηγήσατο, le pronom anaphorique ἐκεῖνος, reprenant le sujet μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν, serait nécessairement placé avant le groupe verbal : ἐκεῖνος εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς ἐξηγήσατο244. • L’amphibologie du verbe ἐξηγήσατο et l’ouverture au récit (1,18) Si nous ne retenons pas l’hypothèse première de M.-É. Boismard reprise et transformée par L. Devillers, comment expliquer le sens de la finale énigmatique du prologue, qui laisse comme en suspens : ἐκεῖνος ἐξηγήσατο ? – La dénotation physique du verbe : marcher à la tête, conduire De la recherche présentée au point précédent, nous gardons une lumière importante : M.-É. Boismard a le mérite d’avoir rappelé le sens premier du verbe, celui de « conduire, mener, incluant la nuance de 242 Ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός (1,18) ; ὁ ὢν ἐκ τῆς γῆς (3,31), ὁ ὢν παρὰ τοῦ θεοῦ (6,46), ὁ ὢν ἐκ τοῦ θεοῦ (8,47), ὁ ὄχλος ὁ ὢν μετʼ αὐτοῦ (12,17), πᾶς ὁ ὢν ἐκ τῆς ἀληθείας (18,37). On pourrait ajouter une variante de 3,13 : cf. note 156, p. 259. 243 DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 201-202. Pour l’A., la comparaison de 1,18 et 6,46 plaide en faveur de sa lecture. 244 De même, cf. ROBERT, « Un précédent platonicien », 637, n. 7 : « Le démonstratif n’a pas d’autre place possible dans la proposition, conformément à la stylistique courante, qui ne souffre aucune exception chez Jean : dans tous les cas où celui-ci utilise ἐκεῖνος comme anaphorique reprenant un sujet en suspens, il le met en tête du groupe verbal : I,33 ; V,11, 37 ; X,1 ; XII,48 ; XIV,21,26. »
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précéder, marcher à la tête de... »245. L’argument décisif pour lire Jn 1,18 ne saurait être l’étymologie246, mais bien l’usage : or on peut montrer que « les sens premier et dérivé sont encore en concurrence à l’époque de Jean, comme on peut le voir par exemple chez Flavius Josèphe »247, chez qui l’on trouve le verbe employé selon ses deux sens, et sans complément. C’est à tort qu’on a longtemps prétendu que l’usage de ce verbe en sa dénotation physique était depuis longtemps abandonné à l’époque de Jean248. L’emploi lucanien ne permet pas de réfuter cet argument : Lc étant le seul autre auteur à utiliser ce verbe dans le Nouveau Testament – systématiquement au sens de raconter, et toujours en construction transitive – on ne peut éclairer le sens de l’emploi johannique à partir de l’emploi néotestamentaire ; l’emploi lucanien ne saurait être contraignant pour éclairer l’emploi johannique249. Le fait que la tradition a largement lu le verbe en son sens second ne permet pas non plus de rejeter la prise en compte de la dénotation physique : le sens premier a toujours été moins répandu que le sens second250. 245 BOISMARD, « Dans le sein du Père », 29. À son tour, ROBERT donne les éléments lexicographiques permettant de fonder la prise en compte du sens premier du verbe dans la lecture de Jn 1,18. Il retrace l’histoire du mot : dérivant de ἡγέομαι – qui signifie, d’après Chantraine, « marcher devant, aller en tête, guider, être chef de » – le verbe signifie primitivement « guider », puis « conduire jusqu’au terme », et « expliquer, interpréter » (« La double intention », 435). L’évolution sémantique est facile à percevoir : de « guider », « conduire » à « conduire jusqu’au terme une explication, un commentaire, un récit » ou « guider (quelqu’un) pour ce qui est d’une conduite à tenir, de la connaissance d’une chose », on arrive à « expliquer en détail » ou « interpréter » ; cf. également ROBERT, « Le mot final », 282-283. L’auteur renvoie à CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique, 405. 246 En effet, le sens étymologique d’un mot peut n’être plus du tout ressenti par l’auteur et le lecteur. Pour tenir compte du sens étymologique, il faudrait prouver que l’auteur joue à dessein sur ce sens étymologique, ou démontrer que ce sens étymologique est encore bien vivace à l’heure où le texte est écrit. 247 ROBERT, « La double intention », 435. Cf. également « Le mot final », 283 : « le lien entre les sens premier et dérivé était certainement perçu en grec, et c’était pour Jean une tentation de l’exploiter. » ; « Un précédent platonicien », 634 et 636 : « Bien que le sens dérivé fût devenu le plus fréquent, la persistance historique des deux significations a dû maintenir la perception du rapport symbolique reliant l’une à l’autre, et favoriser à l’occasion un jeu de mots entre elles. » ; BOISMARD, « Dans le sein du Père », 29. 248 DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 181-217. 249 La langue de Jn ne peut être assimilée à celle de Luc. Dans le même sens : BOISMARD, « Dans le sein du Père », 29-30 ; DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 188-189. Contre SPICQ, Notes de lexicographie néo-testamentaire, I, 256. 250 DEVILLERS a parcouru « la littérature grecque relative à une trentaine d’auteurs (personnes ou corpus) étalés sur quelques onze siècles (IXe-VIIIe s. av. J.-C. – IIIe s. apr. J.-C.) et n’y a repéré que 305 occurrences d’ἐξηγεῖσθαι, sur lesquelles seulement 37 « où le verbe a son sens premier d’“être à la tête”, “diriger”, “conduire”, tandis que 268 emplois concernent le sens second, “raconter”, “exposer”, “expliquer”. » : « Exégèse et théologie », 189.
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L’emploi absolu d’ἐξηγήσατο en 1,18, sans aucun complément, se prête tout à fait à sa compréhension selon le sens originel d’aller en tête, puisque c’est seulement lorsqu’il a ce sens que le verbe est employé de manière absolue, « tout au long de la culture grecque, de l’âge épique à l’époque patristique »251 : « c’est lui qui a ouvert la voie »252, « c’est lui qui a frayé la route »253. Ce sens est possible, en soi, et peut faire partie des sens sur lesquels l’auteur joue à dessein : celui que le témoin, au début de la troisième vague, désignait comme πρῶτoς « marche en tête »254. Mais nous ne pensons pas comme I. de la Potterie qu’il soit le seul sens possible du fait de l’absence de complément. Nous le montrerons dans les lignes suivantes, au vu de la disposition du verset 18, il semble plus probable que le verbe soit, non pas un verbe intransitif, mais un verbe employé de façon absolue255, laissant en suspens le complément attendu mais significativement absent. Le verbe en son sens premier signifie alors « il a conduit […] »256, « celui-là a guidé […] »257. – Le sens de « faire une relation complète », « déployer le récit »258 Lorsqu’il propose de revenir à cette signification première, M.-É. Boismard présente ce sens premier comme sens exclusif à donner à ἐξηγήσατο Cf. LA POTTERIE, « C’est lui qui a ouvert », 357. L’auteur lit ce verbe sans aucun complément, ni εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός, ni un complément sous-entendu. 252 LA POTTERIE, ibidem, 340-370. 253 Proposition de DEVILLERS dans son mémoire non publié : d’après « Exégèse et théologie », 181-217. 254 BOISMARD, « Dans le sein du Père », 37. 255 Nous tenons compte de l’importante distinction terminologique rappelée par ROBERT : « Grévisse définit [les verbes intransitifs] comme exprimant “une action limitée au sujet et ne passant sur aucun objet ; cette action se suffit à elle-même. Il dort. Il arrive. […]” Il définit ensuite l’emploi absolu : “Parfois le complément d’objet est si nettement indiqué par les circonstances qu’il devient inutile de 1’exprimer ; le verbe n’est pas pour cela intransitif ; il/ reste transitif, mais il est employé de façon absolue : le tribunal prononce. Cet homme boit.” […] Mieux vaut donc ne pas assimiler “sens absolu et intransitif” […], pour se donner l’illusion que ἐξηγεῖσθαι au sens de “guider” n’a pas de complément. » (« Le mot final », 280-281). Dans le cas du v. 18, l’absence de complément n’est pas due au fait qu’il est inutile de 1’exprimer, mais qu’il est signifiant de ne pas l’exprimer. 256 LA POTTERIE prétend qu’ἐξηγέομαι ne signifie jamais “conduire quelqu’un” : accompagné d’un complément direct de personne, il change de sens et signifie « exercer le pouvoir sur quelqu’un », gouverner (« C’est lui qui a ouvert », 353-354). ROBERT répond à cette objection que ce changement de sens « relève de l’idiolecte de Thucydide » ; mais « accompagné d’un génitif ou d’un datif de personne, le verbe se traduit couramment » par conduire quelqu’un. Cf. « Le mot final », 280. 257 Ainsi, RICO, dans sa « Nouvelle traduction de l’Évangile de Jean », propose, à côté du sens plus habituel « celui-là a prononcé le récit », cette seconde lecture possible de Jn 1,18. 258 RICO, « La linguistique peut-elle ? », 221. 251
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en 1,18, tout comme I. de la Potterie, dans son article de 1988, argüant du fait que la construction absolue rend impossibles les autres sens proposés. Il nous paraît beaucoup plus probable, avec R. Robert259, que Jn veut également faire jouer le sens le plus habituel du verbe260, celui de raconter261, faire une relation complète, donner tous les éléments, développer de manière exhaustive ; dans le contexte de 1,18, « déployer le récit » 262. Dans un texte disant si explicitement que la langue qu’il utilise est celle des Écritures263, il faut prêter attention au sens biblique du verbe, prioritairement à son sens trouvé dans la littérature hellénistique264. Les quatorze autres occurrences du verbe dans la Bible – huit dans les Septante, et six dans le Nouveau Testament – ont toutes le sens d’exposer en détail, expliquer, raconter, décrire, manifester265. Ce sens de relater 259 ROBERT, « La double intention », 435-441 et « Le mot final », 279-288, où l’auteur répond à LA POTTERIE qui refuse le double sens. 260 Cf. RICO, « La linguistique peut-elle définir l’acte de traduction ? », 221 : « le verbe grec signifie essentiellement, en langue, “raconter, exposer, narrer dans le détail” […], et secondairement “guider” (ce dernier sens n’étant jamais attesté dans le NT, mais seulement dans quelques textes contemporains d’un registre soutenu). » L’auteur reconnaît l’amphibologie du verbe grec en Jn 1,18. 261 LOUW, « Narrator of the father, 35 : « En Jn 1,18, le sens obvie de ἐξηγήσατο est celui de raconter ». Cf. la traduction de la Vg : « ipse enarravit », à laquelle renvoient les citations de ce verset par Irénée dans Adversus Haereses (III,11,6 et IV,6,3 : « enarrat eum » ; IV,20,6,11 : « interpretator Patris »). C’est le sens pour lequel opte finalement BOISMARD dans sa Synopse, Tome III, L’évangile de Jean, 76. De même, MIRGUET, « Voir la mort de Jésus », 474. 262 RICO, « La linguistique peut-elle définir l’acte de traduction ? », 221. 263 Par la part de choix laissée à l’intertextualité : cf. l’arrière-fond génésiaque, exodal et sapiential du prologue. 264 Dans une étude précise de l’usage classique du verbe ἐξηγεῖσθαι, terme technique de la religion grecque, LA POTTERIE montre clairement qu’il est « impossible » de « raisonnablement prétendre que l’auteur du IVe évangile/ s’est laissé inspirer par cet usage classique, quand il employait le verbe ἐξηγήσατο en Jn 1,18 » (La vérité I, 217-218). « Les deux emplois de ἐξηγεῖσθαι, celui de la langue religieuse des Grecs et celui de Jean, appartiennent à deux champs sémantiques tout à fait différents. » (218) ; cf. p. 214-220 pour l’ensemble de la démonstration. Cf. également MOLONEY, Belief, 50 : « In Hellenistic literature it is often associated with the making known of divine secrets, and it is often the gods themselves who do this. » 265 Le sens est clairement celui de raconter dans toutes les occurrences du NT, toutes lucaniennes : Lc 24,35 ; Ac 10,8 ; 15,12.14 ; 21,19 ; ainsi qu’en Jg 7,13 ; IVRègnes 8,5 ; 1M 3,26 ; 2M 2,13 – où le sens narratif est particulièrement évident, puisqu’il s’agit de récits mis par écrit et de mémoires ; en Pr 28,13, il s’agit de raconter son impiété, avec donc la nuance d’avouer, manifester ; en Jb 12,8, la nuance est d’expliquer ; en Jb 28,27, Dieu seul a discerné le chemin de la Sagesse et l’a racontée : la nuance est sans doute manifester. Toutes ces actions sont « de nature informative », tandis que seule l’occurrence de Lv 14,57 désigne une action « de nature juridique » (LOUW, « Narrator of the father », 35) ; en réalité, même dans ce dernier exemple, le sens est très proche : le
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entièrement convient parfaitement au contexte, selon le mouvement que nous avons mis en lumière, et à ce stade final du prologue qui ouvre sur le récit. Parce qu’il vient d’auprès de Dieu, le Logos incarné, Jésus Christ, peut raconter tout ce que lui seul a vu, lui qui vient d’en haut ; lui seul peut prétendre à la complétion dénotée par ce verbe. Dans ce texte où la notion de témoignage est centrale et structurante, le sommet du prologue met au contact de l’unique et ultime Témoin du Père – un Témoin est celui qui rend compte de tout ce qu’il a vu266. Le verbe n’appartient pas au champ sémantique de l’apocalypse267 : bien sûr, racontant ce que lui seul a vu, le Fils unique est la plénitude de la révélation, mais le verbe ἐξηγήσατο en lui-même ne signifie pas révéler268 – la traduction « il révéla », ou « il fut la révélation »269 est tributaire du début du verset. Il est important au seuil du récit de lui garder son sens narratif,
contexte est juridique, puisqu’il s’agit de la loi de la lèpre, mais le verbe a toujours le sens d’expliquer – en contexte juridique, d’enseigner, de prescrire. Dans le même sens, cf. SPICQ, Notes de lexicographie néo-testamentaire, 256 : « Le sens certain de ce verbe dans la Bible est “raconter, narrer”. […] Il n’y a donc aucune raison de lui substituer une autre [acception] dans Jn 1,18 ». 266 Dans même sens, cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 139 : « Le verbe *exēgéomai* est utilisé pour désigner le récit qu’un témoin oculaire fait d’un événement […]. Le Fils unique, seul témoin oculaire du Père, “raconte” ce qu’il a vu ». Cf. également LOPEZ, Dos siglos de critica literaria, 143. À ce stade du prologue il n’est pas encore dit explicitement que le Fils unique a vu, mais cela est suggéré dans le premier stique à la forme négative, comme une pierre d’attente de ce que le protagoniste révélera lui-même dans le récit. La distorsion entre les deux rhèmes – le fait que le deuxième rhème ne dise pas « lui, il l’a vu », mais « il a raconté/conduit » – montre bien la visée sotériologique de l’affirmation christologique de ce v. 18 : il est le Fils unique dans le sein du Père, une affirmation christologique qui sera explicitée en termes de vision dans le récit (cf. ch. 5). 267 Cf. BLANCHARD, « Quand saint Jean raconte », 40, n. 7 : « la traduction usuelle par “faire connaître” ou “révéler” est faible, voire erronée dans la mesure où elle induirait une confusion entre le genre littéraire évangélique et le mode d’expression apocalyptique, lui-même en référence au verbe “révéler” (apokalypto). » 268 Cf. RICO, « La linguistique peut-elle définir l’acte de traduction ? », 221 : « le verbe grec signifie essentiellement, en langue, “raconter, exposer, narrer dans le détail” (et non pas “faire connaître” ou “révéler”) ». C’est nous qui soulignons. LA POTTERIE le dit explicitement, l’affirmation – que l’on trouve par exemple dans le Dictionnaire de Kittel, due à F. BÜCHSEL – selon laquelle « ἐξηγεῖσθαι chez les Grecs signifie “révéler” et que, par conséquent, le verbe doit avoir le même sens en Jn 1,18 […] est inexacte. […] De fait, les grands dictionnaires du grec profane ignorent ce prétendu sens du verbe ;/ et nous-mêmes, dans l’examen des textes qu’on invoque à l’appui, ne l’avons nulle part rencontré » : La vérité I, 218-219. Si LA POTTERIE traduit par « révéla », « fut la révélation », c’est à partir d’un autre arrière-fond, le contexte biblique (que nous ne reconnaissons pas). Dans le même sens, FESTUGIÈRE, Observations stylistiques, 132-133 ; SPICQ, Notes de lexicographie néo-testamentaire, I, 258. MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 74 ; ROBERT, « La double intention », 436. 269 LA POTTERIE, La vérité, I, 227-228 et « Structure du Prologue », 363. Plus tard, l’auteur abandonne cette traduction : « C’est lui qui a ouvert », 340-370.
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bien dans la continuité du langage biblique270, mais pour dire la plénitude de la grâce271. Le verbe choisi est très proche du verbe διηγέομαι habituellement et fréquemment utilisé dans les écrits bibliques et non-bibliques pour raconter272 : mais en choisissant ἐξηγέομαι, l’auteur met l’accent sur la complétion de cette action – il a tout raconté, il a été jusqu’au bout de son témoignage273. De plus, tout en employant un verbe qui peut prendre le même sens narratif que διηγέομαι274, il choisit un composé qui peut aussi dénoter le sens spatial, premier. – Une amphibologie voulue L’auteur joue ici à dessein275 sur l’amphibologie du verbe276, dans cette ambiguïté intentionnelle dont il est coutumier277. Si tel n’était pas 270 Cf. Si 18,5 ; Jb 28,12-28 ; Jg 5,10 ; 6,13. Le verset semble répondre à cette question du premier testament : τίς ἑόρακεν αὐτὸν καὶ ἐκδιηγήσεται καὶ τίς μεγαλυνεῖ αὐτὸν καθώς ἐστιν (Si 43,31). Pour BÜCHSEL, « Jn 1,18 est comme une réponse intentionnelle à cette question » : article « ἡγέομαι, ἐξηγέομαι, προηγέομαι, διήγησις », TDNT, 908 ; de même, MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 75. 271 Cf. ROBERT, « La double intention », 437 : « L’intention de Jean était sans doute de donner à ἐξηγεῖσθαι son sens biblique traditionnel, pour exprimer une vérité de la nouvelle alliance dans le prolongement de l’ancienne : de même que “les cieux racontent (διηγοῦνται) la gloire de Dieu” (Ps. XVIII,2), de même, mais de façon éminente et plus complète, le Fils de Dieu a “raconté en détail” (ἐξ-ηγήσατο) le Père. » C’est nous qui soulignons. 272 Ainsi Gn 24,66 ; 29,13 ; 37,9 ; 40,8.9 ; 41,8.12 ; Ex 10,2 ; 18,8 ; 24,3 ; Nb 13,27… Dans la Bible grecque, le verbe est très fréquemment employé pour désigner l’action de raconter (50 occurrences dans les LXX). 273 Cf. ARNDT, BDAG, 349 : le premier sens de ἐξηγέομαι est « to relate in detail, tell, report, describe, chiefly narrative », et le second, où est cité à titre d’exemple Jn 1,18, « to set forth in great detail, expound ». 274 Ainsi, en 2R 8,4-6, les deux verbes semblent employés sans réelle distinction de sens, puisque le verbe ἐξηγέομαι reprend au début du v. 5 le verbe διηγέομαι, qui est à nouveau employé au v. 6 : « Or le roi s’entretenait avec Géhazi, le serviteur de l’homme de Dieu : “Raconte-moi (διήγησαι), disait-il, toutes les grandes choses qu’Élisée a faites.” Il racontait (ἐξηγουμένου) justement au roi la résurrection de l’enfant mort quand la femme dont Élisée avait ressuscité le fils en appela au roi […], et Géhazi dit : “Monseigneur le roi, voici cette femme, et voici son fils qu’Élisée a ressuscité.” 6 Le roi interrogea la femme et elle lui fit le récit (διηγήσατο). » (BJ 1973) 275 Le fait que les Pères grecs n’aient pas semblé repérer le double entendre n’est pas un argument décisif contre cette lecture. Cf. ROBERT, « Un précédent platonicien », 637 : « Les Pères grecs, moins soucieux de sens littéral que de théologie et d’allégorie, n’ont guère spéculé sur les doubles sens du quatrième évangile, se contentant de citer les plus connus et d’en répéter les gloses. […] Le précédent platonicien compense le silence des Pères grecs par un apport doublement instructif à l’hypothèse de l’ambiguïté. » 276 Si nous ne voulons pas anticiper sur la suite de l’évangile pour suppléer à l’ellipse intentionnelle, nous pouvons en revanche confirmer cette amphibologie par le fait que, comme l’a montré R. ROBERT, « nous retrouvons dans [le quatrième] évangile les deux notions réunies à propos de la personne du Christ. » : « Le mot final », 283. 277 Cf. BARRETT Charles Kingsley, The gospel of John and Judaism, 1975, n. 15, p. 25 ; ROBERT, « Le mot final », 281.
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le cas, l’auteur avait à sa disposition – son idiolecte le manifeste ailleurs – d’autres verbes pour dire clairement l’un ou l’autre aspect. Ainsi, pour le sens premier, « le Fils unique a conduit », il pouvait employer le verbe ὁδηγέω, comme il le fait en 16,13 ; pour le sens second, « Dieu, nul ne l’a jamais vu/le Fils unique a raconté », il avait à sa disposition bien des verbes johanniques possibles : ἀναγγέλλω (comme en 4,25 ; 5,15 ; 16,13.15.15), ἀπαγγέλλω (comme en 1Jn 1,2-3), γνωρίζω (comme en 17,26), ἐμφανίζω (comme en 14,21-22), φανερόω (comme en 1,31 ; 2,11 ; 3,21; 9,3 ; 17,6 ; 21,1.14), δείκνυμι (comme en 14,7-8). La spécificité de l’hapax johannique ἐξηγήσατο par rapport à tous ces autres verbes est justement que lui seul permet cette double lecture. Un autre indice de cette intention de jouer sur le double sens est la construction elliptique inhabituelle : l’absence de complément permet de maintenir le double sens278. • La construction elliptique conduit au récit (1,18) Comment comprendre alors cette étonnante absence de complément au verbe ἐξηγήσατο, employé de façon absolue ? Certains ont tenté de suppléer à l’absence anormale de complément, soit, pour les partisans du sens premier, en donnant au verbe ἐξηγήσατο le complément εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός, soit, pour les partisans du sens habituel, en sousentendant un complément d’objet exprimé plus tôt dans la phrase : ainsi, X. Léon-Dufour suggère que « mis en tête comme casus pendens, le mot Dieu (à l’accusatif) gouverne les deux membres de la proposition »279. 278 Cf. ROBERT, « Un précédent platonicien », 638 : « Jean, pour mieux frapper la sentence, s’est contenté de recourir à l’emploi absolu du verbe. Présent parfois avec l’une ou l’autre acception, surtout la dérivée, dans des contextes où les compléments sont faciles à suppléer, il déroute le lecteur dans le cas contraire. Il est certain que pour un Grec du premier siècle, ἐκεῖνος ἐξηγήσατο pouvait signifier “c’est lui qui fut le guide” ou “c’est lui qui donna des explications”. Pour ôter l’incertitude, un seul complément d’objet direct ou indirect, ou de destination, était suffisant, mais nécessaire. Dès lors on ne voit pas comment l’indétermination du verbe nous permettrait de choisir un sens, en éliminant l’autre. » Cf. également « Le mot final », 284 : « fidèle à son habitude, Jean aurait dû écrire αὐτὸν ἐξηγήσατο. C’eût été limiter la portée à “raconter”, “expliquer”. L’adjonction d’un génitif ou d’un accusatif de personne, comme ἡμῶν ou ἡμᾶς (cf. v. 14 et 16) l’eût arrêtée à l’autre sens : “C’est lui qui nous conduisit.” » Robert a, de plus, permis que soit confirmée la possibilité de cette double lecture en convoquant « un précédent platonicien à l’équivoque de Jean 1,18 », au ch. V de La République, où, employé juste après le verbe suivre, ἐξηγεῖσθαι semble présenter le double sens de guider et d’expliquer : ainsi, conclut-il, « la fusion de “guider” et d’“expliquer” en un seul terme […] existait dans la langue, et […] le symbolisme du passage de l’un à l’autre était perçu, puisqu’il donnait occasion à des jeux de mots explicites. » : « Un précédent platonicien », 637. 279 Θεὸν commanderait l’ensemble : d’une part, Θεὸν, οὐδεὶς ἑώρακεν πώποτε, et Θεὸν, ἐκεῖνος ἐξηγήσατο. Cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 131, n. 160. De même, FESTUGIÈRE, Observations stylistiques, 133.
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Mais ces deux propositions ne respectent pas le texte jusqu’au bout280. Le verbe ἐξηγήσατο demanderait un complément, mais le texte ne le donne pas : quel effet de sens tirer de cette observation ? que suggère cet « emploi absolu, sans aucun complément, ni d’objet direct, ou indirect, ni de destination »281, placé en point d’orgue du prologue, à un endroit si stratégique ? – L’accent mis sur celui qui a conduit/raconté entièrement La construction absolue met tout l’accent, en ce verset sommet de la troisième vague, et de tout le prologue, sur le sujet du récit qui vient282. « Celui qui a ouvert la voie », celui qui a conduit/raconté entièrement, c’est « celui-là », celui qui a été présenté comme le Logos incarné, le Fils unique dans le sein du Père. Cet ἐκεῖνος emphatique est lourd de tout le prologue qui s’achève. – Un effet de suspens pour le lecteur * Si nous lisons ἐξηγήσατο au sens premier et transitif de guider, et sans gommer la difficulté de l’absence de régime283, l’effet de suspens est double : Où conduit-il ainsi ? L’inclusion marque la fin du prologue, qui doit s’effacer devant le récit pour que le lecteur soit conduit par celui-là seul qui peut conduire, ouvrir la voie. Le fait que le sujet de ἐξηγήσατο soit désigné comme ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός donne sans doute une indication sur le lieu où il conduit – une indication qu’il faut se garder de forcer sous peine d’écraser le poids de la mission historique de Jésus, qui se livre dans le récit – mais pour l’heure, le Fils unique seul est dit « dans le sein du Père » ou « de retour dans le sein du Père ». Il faudra rencontrer Jésus, dans le récit, pour découvrir le chemin. 280 Pour le premier cas, nous l’avons vu plus haut, p. 174 sq. Pour le second, une étude précise de l’idiolecte johannique permet d’établir que Jn n’aurait pas omis ici le pronom de rappel. Cf. ROBERT, « La double intention », 437 : « On ne trouve nulle part chez Jean une structure elliptique comparable à celle de Jn 1,18 : l’absence de rappel entre deux verbes crédités du même complément, mais distants l’un de l’autre et syntaxiquement indépendants dénote une intention, qui reste à découvrir ». 281 ROBERT, « Le mot final », 282. 282 De même, cf. LA POTTERIE, La vérité, I, 227, et « Structure du Prologue », 363. 283 Le verbe n’est complété ni par un accusatif de lieu, ni par εἰς et l’accusatif, puisque nous ne retenons pas l’hypothèse de BOISMARD, « Dans le sein du Père », 30 et DEVILLERS, « Le sein du Père », 63-79. LA POTTERIE lui-même, alors qu’il opte pour le sens « il a ouvert la voie » en excluant les autres pour tenir compte de la construction absolue, finit par proposer de lire 1,18, en parallèle de 1,14, en sous-entendant πρὸς τὸν πατέρα : « C’est lui qui a ouvert », 360. Il faut tenir jusqu’au bout l’absence de complément, et le formidable effet de suspens qu’elle crée.
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Qui conduit-il ? L’absence de complément au génitif ou au datif284 laisse tout ouverte la communauté de ceux qui seront guidés, menés par ce guide-exégète : le lecteur pour se situer doit rencontrer ce chef dans le récit. * Si nous lisons ἐξηγήσατο au sens second de raconter entièrement, l’absence de complément est plus encore ressentie comme une ellipse énigmatique. Dans la Bible, le verbe transitif ayant toujours un complément, on attendrait un accusatif ; mais ici, le verbe est laissé en suspens : μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς ἐκεῖνος ἐξηγήσατο… Ø 19 Καὶ αὕτη ἐστὶν ἡ μαρτυρία τοῦ Ἰωάννου, ὅτε ἀπέστειλαν πρὸς αὐτὸν οἱ Ἰουδαῖοι...
Le prologue s’achève sur un vide en attente d’être comblé par le récit qui immédiatement enchaîne, avec la conjonction de coordination καί285. « L’absence de complément excite l’esprit »286 : le lecteur est conduit au récit, dans lequel il pourra rencontrer ce protagoniste unique, qui lui racontera entièrement ce qu’il ne sait pas encore, qui le conduira en un lieu dont il n’a pas connaissance, par un chemin qu’il ignore. * En se terminant sur une ellipse, en laissant le lecteur en suspens, le prologue enclenche le récit-chemin. L’achèvement du prologue sur ce terme si intriguant à tous points de vue – syntaxiquement, l’absence de complément étonnante pour un verbe transitif et « l’organisation sémantique de l’énoncé […] exceptionnelle […] [développant] une sorte de suspense » ; lexicalement, le fait qu’il soit un hapax johannique ; sémantiquement, l’« exploitation du champ sémantique du verbe […] typique de Jean » avec la double signification – « [fait] de l’apparition de ce verbe un véritable événement textuel »287, déclencheur du récit-chemin. Le lecteur est conduit à se mettre à l’écoute de celui qui, par le rhème bref et énigmatique, a reçu « la qualification de révélateur du Père, en étant lui-même sujet d’un acte de langage relevant de la narrativité. »288 Le verbe ἐξηγήσατο sur lequel s’achève le prologue prépare le lecteur à trouver dans le récit la révélation du Père que seul le Logos incarné, μονογενής, est habilité à transmettre. 284 Selon la construction attendue pour ce verbe en son sens premier : cf. LA POTTERIE, « C’est lui qui a ouvert », 345-346. 285 Dans le même sens, MOLONEY, Belief, 50-51. 286 DELEBECQUE, Évangile de Jean, 145. 287 RICO, « La linguistique peut-elle définir l’acte de traduction ? », 208-209. 288 BLANCHARD, « Quand saint Jean raconte », 39-40. C’est nous qui soulignons.
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Ainsi, la formule elliptique met en valeur le sujet, et permet la double signification d’ἐξηγήσατο puisque dans le récit, ce n’est pas seulement un Logos qu’on entendra, mais le Logos incarné qu’on suivra dans le protagoniste Jésus Christ. Dans la dimension narrative coextensive de la dimension historique s’unifient bien naturellement le fait que « le Fils unique plein de grâce et de vérité » raconte, avec la dimension de révélation, et le fait qu’il conduit289. Cette interprétation narrative et historique permet d’entendre, à la lecture de ce verset, que « c’est dans sa propre action que le Fils unique a ouvert la voie, dans sa propre personne ; il ne l’a pas seulement “montrée” aux autres »290. • La nécessité de se mettre à l’écoute du Témoin dans le sein du Père, dans le récit (1,18) L’ellipse est le trait stylistique façonnant, à l’heure du contrat de lecture, cette disposition fondamentale du lecteur implicite de ne pas savoir – de se mettre à l’écoute – et de se laisser conduire291. Cette ambiguïté du mot final, « particulièrement riche de sens suggéré »292, porte en germe tout ce qui sera déployé dans le récit : finalement, pour découvrir que Jésus « exprime le Père et [qu’il] est en même temps le chemin vers lui »293, il faudra, comme Philippe (14,8), comme Thomas (14,6) – que le lecteur rencontrera à la fin de leur histoire commune avec le Fils unique –, faire route avec lui, devenir son disciple, pour apprendre de lui où il nous conduit, comment, quand ; pour découvrir la plénitude de grâce qu’il est, qu’il donne en partage à ceux qui l’accueillent dans l’histoire, dans un chemin294. Après avoir proposé comme traduction, tentant de rendre la double signification, « c’est lui qui montra la route », R. Robert précise à raison : Cf. BLANCHARD, ibidem, 40 ; ROBERT, « Le mot final », 284. LA POTTERIE, « C’est lui qui a ouvert », 358. 291 ROBERT attire à juste titre l’attention sur le fait que l’ambiguïté d’ἐξηγήσατο ouvre la place au travail du lecteur : « les jeux de mots du quatrième évangile ont rarement la transparence de celui que nous venons de lire chez Platon. L’auteur attend plutôt du lecteur qu’il lève lui-même l’ambiguïté. » (« Un précédent platonicien », 637). 292 ROBERT, « Le mot final », 282. Cf. également « Un précédent platonicien », 637. 293 ROBERT, « La double intention », 441. 294 Cf. ROBERT, ibidem, 441 : « À l’affirmation du prologue que “nul n’a jamais vu Dieu” répond le dialogue avec Philippe : “Philippe lui dit : ‘Seigneur, montre-nous le Père [...]’. Jésus lui dit : ‘Celui qui m’a vu a vu le Père’”. À Thomas qui prétend : “Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas ; comment en connaîtrions-nous le chemin ?” Jésus répond : “Je suis le chemin.” Si Jésus exprime le Père et s’il est en même temps le chemin vers lui, ἐκεῖνος ἐξηγήσατο pourrait être rendu efficacement par “c’est lui qui montra la route” ». 289 290
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Mais, pour être prégnante, cette traduction suppose que le lecteur du prologue sait déjà que Jésus est l’image du Père et qu’il est en même temps la voie qui conduit vers lui, faute de quoi l’un des deux sens n’apparaîtra pas295.
À ce stade de l’évangile, tout est en germe : tout a à être dit, et cela ne peut être sans entrer dans le récit qui nous mettra en contact avec cet ἐκεῖνος divin, ce Logos devenu chair, Fils unique du Père. La finale du prologue reste en suspension parce que, désormais, le lecteur doit se mettre à l’écoute du récit de ce protagoniste divin, qui seul peut raconter/ conduire. Jésus Christ doit entrer sur scène pour révéler ce que lui seul peut révéler. Le nous de la communauté croyante englobant l’auteur implicite, nous dont la légitimité a été puissamment authentifiée dans le sillage du premier témoin envoyé de Dieu, nous placé dans la continuité du nous des témoins oculaires, va donner accès au récit du Fils uniqueDieu, dans le sein du Père. Celui-là seul peut raconter ce que l’œil des hommes n’a pas vu : « le Christ johannique [présenté] comme un témoin direct du monde divin, [qui] dit ce qu’il a vu et entendu auprès du Père »296, seul Témoin autorisé, parce que seul il « nous a parlé de Dieu en “témoin oculaire” »297. Aussi la brièveté du rhème du deuxième stique, si elle est énigmatique, est avant tout promesse pour le lecteur, à l’heure où s’achève le prologue parce que le contrat de lecture est signé. Le prologue est achevé : mais cet achèvement signifié par l’inclusion est ouverture, inachèvement riche de questions auxquelles seul le récit pourra répondre, en mettant en présence du Fils incarné qui raconte et conduit, vérité et chemin. En culminant sur ce « rôle “narrateur” de Jésus »298, le prologue donne le statut du récit qui commence : le récit du livre donne accès au récit de Jésus299. L’incipit du quatrième évangile structuré par le motif du témoignage de JB ouvre le chemin de foi du lecteur en ce qu’il atteste que le témoignage du récit livre le témoignage ultime du Fils unique de Dieu, seul Témoin oculaire du Père300. Ce qui authentifie ultimement le témoignage du récit qui commence, c’est « la position particulière ROBERT, « La double intention », 441. C’est nous qui soulignons. FEUILLET, Le prologue, 132. 297 A. DURAND, Évangile selon Saint Jean, 31. 298 MIRGUET, « L’effacement du narrateur », 34. 299 MIRGUET, idem. C’est nous qui soulignons. L’expression « récit de Jésus » s’entend aux sens objectif et subjectif du génitif. 300 Cf. MIRGUET, ibidem, 35 : « L’instance narratrice du quatrième évangile s’esquisse ainsi comme une chaîne de témoins où le témoignage de chacun est attesté à un niveau plus fondamental, chaîne qui pointe vers le personnage de Jésus, témoin ultime qui garantit la parole des autres témoins. » C’est nous qui soulignons. 295 296
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occupée par le personnage de Jésus, vers lequel convergent les différentes instances d’authentification »301. Il n’est pas question, dans ce mot final, de la filiation des croyants. Tous les regards du lecteur sont fixés sur celui qui va entrer sur scène, Jésus Christ, le protagoniste qui est « le Fils unique, Dieu, qui est dans le sein du Père ». 2.4. Quel lien entre la filiation du Fils unique et celle des croyants ? Nous avons vu dans le deuxième chapitre que les partisans de la leçon christologique du verset 13 voyaient dès l’articulation des versets 12-14 du prologue le lien établi explicitement entre la filiation des croyants et celle prototypique du Fils unique. Dans l’étude du commencement du paradigme de la filiation des croyants considéré dans l’ensemble du prologue, d’autres versets sont encore invoqués, dans la troisième vague (versets 16 et 18) : l’objet de ce paragraphe est d’examiner ces propositions de près pour continuer de découvrir ce que le texte dit ou ne dit pas explicitement à ce stade de l’évangile, car l’enjeu est d’importance pour percevoir comment l’auteur traite ce paradigme, de manière non statique, mais dans le déploiement d’un récit. 2.4.1. Pour certains, l’affirmation de la renaissance des croyants grâce au Fils unique en Jn 1,18 Si nous avons pris le temps d’examiner en détail la proposition de M.-É. Boismard et L. Devillers, c’est qu’elle est déterminante pour notre question : la lecture du verset 18 proposée par ces auteurs les conduit à voir dès le prologue l’affirmation d’un lien explicite entre la filiation du Fils unique et celle des croyants. Ainsi, M.-É. Boismard relie le verset 18 au thème de la renaissance : [Jo., I, 18] comprend deux parties : dans la première, Jean affirme que le Fils Unique seul a vu Dieu ; dans la seconde, il précise que ce même Fils Unique nous a conduit dans le sein du Père, en faisant renaître à la vie divine […]. Cf. MIRGUET, ibidem, 37 : « Jésus, par ses œuvres racontées dans le biblion, se manifeste comme l’instance ultime qui garantit le récit... qui est lui-même fondamentalement son propre récit, celui qu’il manifeste par sa vie, ses actes et ses paroles, en révélation du Père. Jésus transgresse donc son rôle de personnage pour se manifester comme celui qui porte le récit – comme son fondement et son accomplissement, ce que souligne explicitement le prologue. […] Le personnage principal […] est comme tiré hors du récit, en tant que narrateur et garant ultime. » C’est nous qui soulignons. 301
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Nous ne connaissons le Père qu’en tant que nous sommes devenus ses fils, en tant que le Fils nous a conduit dans son sein302.
Pour lui, le verset 18 « parle de notre naissance divine »303. Il lit ce verset à la lumière du verset 12 – sans tenir suffisamment compte de la progression du prologue – et même à la lumière de l’ensemble de l’évangile : le ch. 3, le ch. 14304… De même, lorsque L. Devillers lit le verset 18 à la lumière du thème « là où je suis » (12,26 ; 14,23 et 17,24), il montre quelque chose de vrai dans l’évangile de Jean pris en son ensemble : le Fils conduit les croyants dans la proximité du Père, il prépare une place pour chacun dans la maison du Père (14,2-4)305 ; mais cela ne prouve pas que cela soit déjà dit dans le prologue, en sa finale. Qu’Irénée fasse allusion au verset 18 pour parler du rassemblement des croyants dans le sein du Père306 ne prouve nullement qu’il s’agisse de cela dans le dernier verset du prologue, puisque les Pères, nous l’avons vu dans le deuxième chapitre, utilisent couramment la langue des Écritures qui leur est si familière pour élaborer leur théologie307, et que, de fait, le quatrième évangile dans son ensemble permet bien de parler du rassemblement des croyants dans le sein du Père308. Que la lecture « dans le sein du Père il a conduit » soit cohérente avec l’évangile ne fait aucun doute : mais la question est de voir ce que le texte dit à ce stade du prologue. De même, notre lecture du verset 18 ne permet pas de retenir la proposition pourtant fort suggestive de L. Devillers, qui voit dans la formule εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός une autre expression du thème central dans le prologue de l’adoption des enfants par le Père309. L’auteur entend ici un écho de Rt 4,16 – l’adoption par Noémi du fils de Ruth la Moabite – que les Septante traduisent : Καὶ ἔλαβεν Νωεμιν τὸ παιδίον καὶ ἔθηκεν εἰς τὸν κόλπον αὐτῆς καὶ ἐγενήθη αὐτῷ εἰς τιθηνόν. BOISMARD, « Dans le sein du Père », 32. C’est nous qui soulignons. BOISMARD, ibidem, 33. Cf. du même auteur Le prologue, 95 : « Il a conduit dans le sein du Père […] en nous donnant de renaître à la vie divine ». 304 Cf. BOISMARD, Le prologue, 91-92 et 175. 305 DEVILLERS, « Le sein du Père », 73-76. 306 DEVILLERS, ibidem, 76-79. Cf. p. 176-177 de notre ouvrage. 307 En ce sens nous rejoignons DEVILLERS lorsqu’il parle de l’« audace avec laquelle l’évêque de Lyon parle du destin des croyants, que Jésus va rassembler dans le sein du Père » : ibidem, 79. 308 Ce n’est pas pour la raison invoquée par LA POTTERIE que nous ne recevons pas cette hypothèse. La traduction proposée aurait tout à fait du sens ; mais le prologue ne dit pas cela ici : c’est le Fils qui est dans le sein du Père. 309 DEVILLERS, « Exégèse et théologie », 213. L’auteur précise à la n. 131 qu’il doit cette idée à BOISMARD. 302 303
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Le geste serait ainsi un geste d’adoption : l’enfant de l’étrangère devient « par adoption, fils du peuple d’Israël, bénéficiaire des promesses »310. Pour nous, au verset 18, c’est le Fils unique qui est dans le sein du Père, dans la grande proximité du Père ; et celui-là a conduit/raconté… L’accent est ailleurs, pour le moment, que dans l’affirmation explicite de l’adoption311 par Dieu des enfants : le point culminant du prologue fixe le regard du lecteur sur le Fils unique, seul dans cette situation de proximité du Père, μονογενής. Le κόλπος étant la partie extérieure de la poitrine dit la grande intimité, mais ne comporte pas en lui-même l’idée d’engendrement312. 2.4.2. Pour certains, l’affirmation que la filiation divine des chrétiens est une participation à la filiation du Christ en Jn 1,16 De même, certains commentateurs vont plus loin que le texte en commentant le verset 16. Ainsi, pour M. Vellanickal, ce verset exprime que « la filiation divine des chrétiens est une participation à la filiation du Christ »313 ; et l’auteur s’explique : C’est la plénitude de la filiation divine qui a fait que Jésus possède la plénitude de la grâce de la vérité (Révélation). Par conséquent « recevoir de sa plénitude » signifie accepter la Révélation dans le Christ et par conséquent partager sa filiation.
Pour confirmer cette affirmation, l’auteur s’appuie sur son analyse de 12,36 : Ὡς τὸ φῶς ἔχετε, πιστεύετε εἰς τὸ φῶς, ἵνα υἱοὶ φωτὸς γένησθε. ταῦτα ἐλάλησεν Ἰησοῦς, καὶ ἀπελθὼν ἐκρύβη ἀπʼ αὐτῶν.
Le rapprochement des deux passages est tout à fait justifié. Jn 12,3536 reprend le vocabulaire du prologue : φῶς (1,4.5.7.8(2)9 et 12,35(2). 36(3).46) ; σκοτία (1,5 ; 12,35.46) ; ἐν ἡμῖν (1,14), ἐν ὑμῖν (12 ;35) ; καταλαμβάνω (1,5 ; 12,35) ; πιστεύετε εἰς τὸ φῶς, ἵνα υἱοὶ φωτὸς γένησθε (12,36), ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι, τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ (1,12). On retrouve le combat des ténèbres et de la lumière : dans la prolepse du prologue, la victoire de la lumière est DEVILLERS, ibidem, 214. Ce n’est pas en termes d’adoption que le quatrième évangile abordera le thème de la naissance d’en haut des enfants de Dieu. Le terme υἱοθεσία (Rm 8,15.23 ; 9,4 ; Ga 4,5 ; Ép 1,5) n’apparaît jamais dans le quatrième évangile. 312 Comme le voudraient LA POTTERIE, « L’emploi dynamique de είς », 385, et à sa suite VELLANICKAL, The divine sonship, 130. 313 VELLANICKAL, The divine sonship, 161. Cf. également NEWTON, The Spirit of Sonship, 116. 310 311
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affirmée comme acquise ; dans le chemin du récit, à la fin du livre des signes, Jésus interpelle ses destinataires pour que cette victoire advienne dans la vie de chacun de ses interlocuteurs, dans la mesure où chacun aura foi en lui, le Logos lumière venu parmi nous. Ces passages sont les deux seuls où apparaît en ce sens le verbe καταλαμβάνω314. De part et d’autre, on retrouve aussi l’importance de la foi-adhésion – foi en son Nom, foi en la lumière – et l’enjeu de devenir enfants de Dieu/fils de la lumière. Certes, dans les deux passages apparaît bien l’idée de participation à ce qu’est le Fils unique315. Dans le prologue, au verset 16, le groupe du nous des croyants témoigne avoir eu part à la plénitude du Logos incarné. Mais ce verset ne précise pas de quel type de plénitude il s’agit : s’agitil de la plénitude de sa filiation ?316 Ce verset fait écho au verset 14 : δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός, πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας. On pourrait dire alors que la plénitude à laquelle ont eu part les croyants (verset 16) est cette plénitude du μονογενής (verset 14) : mais justement le terme ici utilisé, μονογενής et non υἱός – nous y reviendrons317 – dit ce qu’il a en propre et ne peut partager. Aussi cette plénitude reste-t-elle une énigme à ce stade du témoignage. En quoi ces croyants ont-ils eu part à la plénitude du Fils unique ? Il faut se mettre à l’écoute du récit pour le découvrir. En 12,35-36, dans le récit, Jésus, locuteur, va plus loin dans la révélation de cette participation à ce qu’il est : dans ce logion est utilisé pour la première et unique fois pour parler des croyants le terme υἱός, fréquemment employé pour révéler l’être fils de Jésus318 – trente-quatre fois 314 Les deux seules autres occurrences dans le quatrième évangile sont en 8,3.4, pour désigner la femme surprise en flagrant délit d’adultère. 315 Sur l’idée d’une plénitude que le Fils unique communique aux hommes, cf. FEUILLET, Le prologue, 121. 316 Ainsi LA POTTERIE, « Structure du Prologue », 365-366 et 373. De même, DONATUS A MARSA passe de l’analyse du texte – « [these verses] undoubtedly denote the fullness of the divinity of the Word Incarnate » – à une explicitation de ce que le texte ne dit pas encore : « May we not easily perceive in these passages an allusion to the gift of divine childhood spoken of in v. 12 ? The Logos has appeared amongst us as the Son of God, full of grace and truth. As the Only-begotten Son, He is the exemplar of the divine childhood granted to men. The fullness of the divinity, His natural divine Sonship, is the source from where the grace of supernatural childhood granted to the faithful comes forth. […] we are truly and really granted to participate in the fullness of the divine Sonship of Jesus. » (« An Outline », I, 22). C’est nous qui soulignons. 317 Cf. p. 204-206. 318 Le terme est utilisé quarante-deux fois à propos de Jésus, qui est dit « Fils de Dieu » (1,34 ; 1,49 ; 3,17 ; 5,25 ; 10,36 ; 11,4.27 ; 19,7 ; 20,31), « fils de Joseph » (1,45 ; 6,42), « Fils de l’homme » (1,51 ; 3,13-14 ; 5,27 ; 6,27.53.62 ; 8,28 ; 9,35 ; 12,23.34(2) ; 13,31),
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dans le livre des signes qui ici s’achève pour dire que Jésus est le Fils, le Fils de Dieu, le Fils de l’homme. Cette expression υἱοὶ φωτὸς γένησθε, unique dans le quatrième évangile, est un pas de plus vers la révélation ultime de la filiation des croyants, en lien avec celle du Fils unique ; le choix de ce terme si décisif dans l’autorévélation de Jésus ne saurait être anodin319. En même temps, Jésus ne parle pas encore de la relation des croyants au Père ; υἱός suivi du génitif est « une expression idiomatique sémitique pointant vers la caractéristique principale d’une personne »320, ou encore « [désignant] généralement celui qui partage cette chose, ou qui en est digne, ou qui entretient d’autres relations étroites avec elle »321 : les croyants participent intimement à l’identité du Fils, qui ici est caractérisée par le fait qu’il est « la lumière du monde »322. Ceux qui croient ont part à la lumière qu’il est. Les textes de Qumrân utilisent cette expression pour désigner les membres de la communauté ()בני אור323 : dans la bouche de Jésus, elle est utilisée pour appeler à la foi afin de devenir des « fils de la lumière » – et cet appel retentit ici tandis qu’advient l’heure de la glorification du Fils incarné, l’heure où la lumière va être rejetée, celle où les ténèbres vont être vaincues (1,5). Les fils de lumière de la communauté de Qumrân se caractérisent par leur observance fidèle de la Loi : ici, c’est la foi dans le Fils lumière du monde qui donne de devenir fils de la lumière324. Tout l’accent est encore ici sur l’appel à la foi dans le Fils, plutôt que sur l’explicitation du fruit pour les croyants de cette participation à l’être du Fils – être fils du Père. L’appel est de croire dans le Fils incarné qui est la lumière pour devenir enfants de lumière : l’accent est sur le chemin, la foi, l’accueil de la lumière dans le grand combat des ténèbres et de la lumière ; pas encore sur le fruit de cette option de la « Fils Monogène » (3,16.18), « Fils »/« Fils du Père » (3,35.36 ; 5,19(2).20.21.22.23(2).26 ; 6,40 ; 8,36 ; 14,13 ; 17,1(2)), fils de la mère (19,26). 319 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 407 : « Le passage à la foi christologique est transformateur. Il fait du croyant un “fils de la lumière”. En d’autres termes, il l’installe dans une nouvelle vie fondée sur une nouvelle relation (υἱός). » 320 OSBORNE, John, 189. 321 VELLANICKAL, The divine sonship, 158. 322 Le Logos est lumière dans le prologue (1,4.5.7.8.9), cette lumière à qui Jean rend témoignage, lumière venue dans le monde (3,19) qui produit un discernement (3,20-21). Jésus lui-même déclare qu’il est « la lumière du monde » (8,12 ; 9,5 ; et de manière plus indirecte, 11,9-10 ; 12,35.36.46). 323 KÖSTENBERGER, John, 2004, 387. Cf. n. 50 : l’auteur renvoie à 1QS 1:9 ; 2:16 ; 3:13, 20-21, 24-25 ; 4:11 ; 1QM 1:1, 3, 9, 11, 13) ; ainsi qu’à 1 Enoch 108:11 et Testament de Naphtali 2:10. 324 LINCOLN, The Gospel according to Saint John, 354.
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liberté des hommes – leur engendrement comme fils du Père. Nous sommes bien d’accord avec M. Vellanickal que « l’expression “fils de la lumière” met l’accent sur la qualité du Christ en tant que lumière qui est partagée par les hommes » ; mais, selon nous, l’auteur ne respecte pas suffisamment l’économie de la révélation du quatrième évangile lorsqu’il conclut : Cette qualité de Christ en tant que Lumière consiste principalement et fondamentalement dans sa filiation divine, dans laquelle il devient la révélation du Père. Ainsi, devenir « fils de la Lumière » signifie participer à la vie de la filiation du Christ325.
Il n’est donc pas possible de s’appuyer sur 12,35-36 pour justifier que dès le prologue (1,16), le quatrième évangile affirme que les croyants ont part à la filiation du Fils : d’abord parce que le logion de 12,35-36 est un stade postérieur de cette révélation, dans le récit, dans la bouche de Jésus ; ensuite parce que même au ch. 12, la participation des croyants à la divine filiation du Fils unique n’est pas encore explicitée. Lorsque le groupe du nous confesse qu’il a eu part à la plénitude du Logos incarné au verset 16, il ne dit pas explicitement qu’il a eu part à la plénitude de la filiation du Fils : nous l’avons vu, dans la troisième vague, l’accent de ce verset 16 est sur la divinité du Fils. Et la troisième vague conduit au récit du Fils, qui seul pourra expliciter le lien entre sa filiation unique et celle des enfants de Dieu. 2.4.3. Reprise. Un lien encore énigmatique, mais plein de promesses Ressaisissons le mouvement du prologue, pour voir comment le texte conduit le lecteur implicite qu’il façonne. La structuration par le motif de JB attire l’attention du lecteur sur la notion clé de témoignage. – Le point de départ est le monde de Dieu, l’affirmation claire de la divinité du Logos, auquel sera identifié le protagoniste Jésus Christ à la fin du prologue, le dessein divin de lumière et de vie pour les hommes. Au commencement était le Logos, par qui tout fut créé, en qui était la vie, lumière des hommes. Le monde est le lieu d’un combat entre les ténèbres et la lumière, dont la première vague annonce l’issue victorieuse de la lumière dès le verset 5. La vie du Logos, Dieu auprès de Dieu, en qui tout fut créé, est la lumière des hommes, mais cette lumière brille dans les ténèbres. 325
VELLANICKAL, The divine sonship, 158.
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– Dieu ne laisse pas le monde dans les ténèbres, mais envoie un homme pour un témoignage, afin que tous croient. Le but du témoignage est la foi. Le témoignage dont Dieu a l’initiative permet que soit accueilli le Logos-lumière. La deuxième vague met en exergue cet enjeu clé du témoignage qui permet la disposition d’accueil et de foi. Et déjà est annoncé le fruit pour ceux qui ont écouté le témoignage, ceux qui ont cru : le Logos « leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu », « ils ont été engendrés de Dieu. » Cela est attesté par le groupe du nous, témoins oculaires de la gloire du Fils unique. – Après avoir annoncé le fruit de la foi, l’engendrement « de Dieu », la troisième vague fixe l’attention du lecteur sur celui qui est l’objet du témoignage : le protagoniste du récit est le Préexistant, celui qui, plein de grâce et de vérité, a donné en partage sa plénitude, celui qui est l’accomplissement de la révélation de Dieu aux hommes, « le Fils Unique, Dieu, qui est dans le sein du Père » ; c’est en lui qu’il faut croire, c’est lui-même qui va raconter/conduire, lui qui va témoigner, dans le récit qui s’ouvre, du Dieu invisible et de son dessein de vie et de lumière pour les hommes qui accueillent ce témoignage. Il en témoignera au cœur même d’une histoire où la lumière brille dans les ténèbres (première vague), où les hommes rejettent le Logos venu chez les siens (deuxième vague). Ce témoignage du Fils unique se livre dans le récit de ceux qui l’ont accueilli, témoins authentifiés par le texte lui-même : le nous dans lequel s’exprime l’auteur se présente comme celui des témoins oculaires de la gloire du Fils unique, de ceux qui ont suivi le Fils unique jusqu’en sa glorification dans l’histoire ; un nous capable de s’agréger tous les croyants, qui témoigne dans le sillage du témoin envoyé par Dieu lui-même. L’ordre des vagues manifeste le dessein de l’auteur : l’enjeu est sotériologique326, il s’agit bien de la vie et de la lumière des hommes, de la victoire de la lumière dans un monde enténébré. Les titres de Logos et de lumière de la première vague disent déjà cet enjeu sotériologique327. Dans la deuxième vague, le texte montre comment Dieu agit pour susciter la disposition de foi et d’accueil nécessaire pour que le don de Dieu soit accueilli ; et il dit proleptiquement le fruit reçu par ceux qui ont accueilli le témoignage venu de Dieu. Puis, cet enjeu sotériologique étant clairement exprimé, la troisième vague tourne le lecteur vers celuilà seul en qui il faut croire pour devenir enfants de Dieu. La troisième 326 Dans le même sens, cf. HENGEL, « The prologue », 291 : « John does not develop his Christology with a speculative interest, but with a soteriological interest for the sake of real salvation for mankind. » 327 Cf. ci-dessus, note 85, p. 144.
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vague ne parle plus de filiation divine des croyants parce que sa fonction est d’ouvrir le chemin, de conduire aux rives du récit dans lequel le lecteur recevra le témoignage livrant le divin témoignage de l’ultime Témoin : l’unique Témoin oculaire du Père. Le groupe du nous a déjà reçu ce divin témoignage qu’il relaie, il a déjà été engendré de Dieu : mais il ne peut livrer ce témoignage, permettre que d’autres à leur tour reçoivent de devenir enfants de Dieu, actualisant dans leur propre vie le don du Logos incarné, qu’en mettant en relation avec le Témoin unique du Père ; nul ne saurait faire l’économie du chemin dans l’histoire que permet le récit. Le verset 13 y insistait fortement par la triple négation, l’engendrement des enfants de Dieu ne doit rien aux sangs, à la volonté de la chair, à la volonté de l’homme : il est un engendrement « de Dieu ». Très naturellement, le prologue passe de cette promesse du fruit de la foi à la troisième vague – riche des deux vagues précédentes – introduisant la révélation que le protagoniste Jésus Christ, le Logos incarné, est Dieu, le Préexistant, celui-là seul qui peut donner accès au monde de Dieu, qui peut donner de devenir enfants de Dieu. Le paradigme de la filiation divine des croyants, à peine émergé, s’efface devant le paradigme de la filiation du Fils unique que va déployer le récit évangélique. Les témoins engendrés de Dieu ne parlent pas de leur engendrement d’en haut, de leur être fils : ils commencent à livrer le témoignage du Fils unique qui est dans le sein du Père, afin de susciter la foi en celui qui donne le pouvoir de devenir enfants de Dieu à ceux qui croient. Tout l’enjeu du récit qui commence, ainsi introduit par le prologue, est de susciter la foi dans le protagoniste, l’homme Jésus, Fils unique de Dieu qui est dans le sein du Père, Dieu. Pour comprendre ce que partagent les témoins, qui ont eu part à sa plénitude, il faut connaître cet homme Dieu, découvrir ce que signifie qu’il est « plein de grâce et de vérité », découvrir ce qu’est cette plénitude qu’il donne en partage à ceux qui croient. Sans encore dire explicitement que « l’effet de la révélation en Jésus […] est de rendre les autres capables de partager sa relation au Père »328, le prologue conduit le lecteur du fruit à attendre, explicité aux versets 12-13, au récit du Fils, introduit dans la troisième vague : un récit dont le thème dominant sera la révélation par Jésus de la relation au Père329. Dès le commencement du récit, le CULPEPPER, Anatomy, 114-115. Cf. LA POTTERIE, « C’est lui qui a ouvert », 369. Dans le même sens, cf. FENNEMA, « John 1:18 », 131. 328
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paradigme principal devient celui de la filiation du Fils : le protagoniste n’aura de cesse de révéler qu’il est le Fils unique dans le sein du Père, de révéler son Nom. Ce paradigme déployé jusqu’au bout de la révélation dans l’histoire que Jésus Christ est le Fils de Dieu permettra l’achèvement du paradigme de la filiation des croyants à la fin du récit évangélique. C’est dans le récit, dans l’histoire qu’il est appelé à vivre à la suite du groupe du nous du verset 14, que le lecteur sera conduit à découvrir le lien entre la relation du Fils à son Père, qui est l’objet principal du récit johannique, et la relation qui lui est offerte avec le Père, à lui, à tous ceux (verset 12) qui accueillent le Logos incarné et croient en son Nom. 3. APPROCHE SÉMANTIQUE L’étude de la composition et de la dynamique du prologue a permis de montrer que le lien entre la filiation divine des croyants et celle du Fils unique n’est pas encore fait dans le prologue, qui conduit le lecteur à attendre du récit la révélation du Nom du Fils unique, le Nom dans lequel il faut croire pour recevoir le pouvoir de devenir enfant de Dieu. Voyons maintenant quelle lumière l’étude du vocabulaire de la filiation et de l’engendrement dans le prologue apporte à notre question. Le vocabulaire de la filiation, utilisé pour désigner les hommes d’une part, le Fils unique d’autre part, permet-il de faire un lien entre les deux filiations ? 3.1. Le substantif choisi pour désigner la filiation du Fils : μονογενής Le sens du substantif est l’objet d’un large débat entre ceux qui tiennent le sens d’« unique engendré »330, comportant l’idée d’engendrement, et 330 Μονογενής au sens de Fils unique, unique engendré – unigenitus dans la Vulgate – est l’opinion commune jusqu’en 1980. Voici quelques auteurs qui tiennent cette position : MEYER, Critical and exegetical hand-book, I, 92-93 ; BÜCHSEL, « Μονογενής », TDNT, 737-741 ; HOSKYNS, The Fourth gospel, 149 : l’A. traduit par « only begotten », mais comprend finalement l’expression comme nous : « The glory of Jesus correponds with the uniquenesse of His Sonship » ; LINDARS, The Gospel of John, 96 ; LA POTTERIE, La vérité, I, 181-191 ; BOISMARD, Synopse, III, L’évangile de Jean, 76 ; BARRETT, The gospel according to St. John, 166 ; DAHMS, « The Johannine Use of Monogenēs », 222-232, qui montre que μονογενής apparaît souvent dans des contextes où γεννάω est également employé (1,13) ; VELLANICKAL, « Who was born... of God », 225-226 : il insiste sur le fait que « le terme johannique met l’accent sur l’origine plus que sur l’affection. » ; LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 120 ; SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, I, 271-272, cf. n. 187, p. 271 ; RIDDERBOS, The Gospel according to John, 53 : « Although we will not pursue the issue further here, a text like 1Jn 5,18 proves that there is every
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ceux qui défendent le sens d’« unique en son genre »331. Μονογενής signifie-t-il unique, seul de son espèce, ou seul engendré ? • Le sens d’unique Les nombreux articles référencés à la note 331 le montrent de façon claire et probante : le sens premier et fondamental est unique, seul en son genre. L’étymologie du terme est souvent invoquée dans le débat : μονογενής dérive très probablement de μόνος-γένος. Sans doute peut-on voir dans le prologue un jeu sémantique332 entre le titre μονογενής et la reason to assume that here, too, “only begotten” means more than simply “only”, and this is all the more true because here (as in vs. 18) it is meant to be read against the background of 1,1ff. and the glory rooted in that background. Also the preposition “from” (“from the Father”) may point in that direction » ; BULTMANN, The gospel of John ; HOFRICHTER, Nicht aus Blut, cf. PRYOR, « Of the Virgin Birth », 312-313. 331 Μονογενής au sens de tout à fait unique, seul de son espèce – unicus dans la Vetus Latina – et à partir de ce sens fondamental, lorsqu’il s’agit d’un fils, fils unique, fille unique, est l’opinion majoritaire aujourd’hui. Les auteurs suivants défendant ce sens : LIDDELL, A Greek-English lexicon, 1144 ; VINCENT, Word studies, II, 53-54 ; WESTCOTT, The Gospel according to St. John, 12 ; HASTINGS, A Dictionary of Christ and the Gospels, II, 281 ; BAUER, A Greek-English lexicon of the New Testament, 658 ; MOULTON, The vocabulary of the Greek Testament, 416-417 ; WARDEN, Monogenēs in the Johannine literature – cette thèse n’a pas été publiée ; elle est disponible à la bibliothèque du Southern Baptist Tehological Seminary, Louisville (Kentucky) ; nous n’avons pu la consulter, nous nous appuyons ici sur MOODY, « God’s only Son », 214 ; WINTER, « Monogenēs para patros », 335-365 ; MOODY, ibidem, 213-219 ; GRANT, « Only-begotten », 284-287 : « It is obvious that in ordinary use monogenes did not carry any more weight than monos (= only) » (p. 285) ; BROWN, The Gospel according to John, I, 13-14 ; cf. également, du même auteur, The Epistles of John, 516-517 ; FITZMYER, Essays on the semitic background of the New Testament ; PLESSIS, « Christ as the only begotten », 22-31 ; R.L. ROBERTS, « The rendering “only begotten” », 4 ; HARRISON, « A study of John 1:14 », 32 ; WEDER, « L’asymétrie du salut », 169-173 ; LANEY, John, 44 ; MORRIS, The Gospel according to John, 93, qui refuse tout lien étymologique entre μονογενής et γεννάω ; PENDRICK, « Μονογενής », 587–600 ; BORCHERT, John 1-11, 129 ; WALLACE, Greek grammar beyond the basics, 360-363 ; LOUW, NIDA, Greek-English lexicon of the New Testament, 590 ; WHITACRE, John, 58-59 ; BEASLEY-MURRAY, John, 14 ; KEENER, The Gospel of John, 412-414 ; OSBORNE, John and 1, 2, and 3 John, 26 ; MCHUGH, A critical and exegetical commentary, 58, cf. excursus III, 97sq ; KÖSTENBERGER, « John », Commentary on the New Testament use of the Old Testament, 2007, 422-423 et A theology of John’s Gospel, 2009, 186 ; PEPPARD, The Son of God in the Roman world, 142-143 ; changement de la Revised Standard Version of the Bible : cf. MOODY, « God’s only Son », 213-219 ; GRANT, « Only-begotten », 284-287. 332 C’est en ce sens seulement que nous rejoignons l’avis de DAHMS, pour qui la racine γεν semble proche de γενν, la racine de γεννάω, et qui conclut, avec beaucoup de prudence : « l’idée de provenance, même si ce n’est pas par naissance, pourrait bien être présente », « The Johannine Use of Monogenēs », 222. Le fait que les deux doubles occurrences de μονογενής dans le quatrième évangile interviennent dans des contextes où il est question de la naissance spirituelle (Jn 1 et 3) rend probable un jeu sémantique entre μονογενής et γεννάω (DAHMS, ibidem, 230). Ce jeu sémantique est également rendu
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racine de γεννάω, qui apparaît au verset 13, mais ce n’est cependant pas la même racine333. Le terme μονογενής se rattache sans doute à la racine γεν de γίνομαι qui, selon F. Kattenbusch, a, dans l’usage général, entièrement perdu le sens primitif sexuel de la racine γεν. Il signifie simplement « arriver », « devenir ». Il signifie que « ce qui auparavant n’était pas là, et n’avait pas d’existence est venu à l’être » ; μονογενής est « ce qui seul acquiert ou a l’existence ». C’est simplement une forme plus pleine de μόνος »334.
L’étymologie conduit donc à la conclusion que le titre μονογενής ne met pas l’accent sur l’engendrement, mais sur l’être unique du μονογενής. Cela dit, l’argument étymologique n’est pas valable pour statuer sur le sens du terme employé en Jn 1,18 : un terme peut être employé dans un sens différent du sens étymologique, sans que ce dernier ne soit plus aucunement visé par le locuteur ni perceptible pour le destinataire335. Intéressons-nous donc davantage à l’usage général du terme336 : bien des auteurs anciens insistent sur l’unicité, et dans le quatrième évangile, l’autre double emploi de μονογενής au ch. 3 (versets 16 et 18), où le titre est apposé à υἱός prouve que le titre n’est pas encore devenu le terme technique désignant à lui seul le « Monogène », le « Fils unique ». Dans le texte de Jn, les expressions τὸν υἱὸν τὸν μονογενῆ ἔδωκεν (3,16) et εἰς τὸ ὄνομα τοῦ μονογενοῦς υἱοῦ τοῦ θεοῦ ne sont pas senties comme pléonastiques. F.M. Warden a consacré sa thèse à l’étude de μονογενής dans la littérature johannique et démontre – « au-delà de tout doute raisonnable », selon D. Moody – que monogène signifie « l’unicité de l’être, plutôt que tout caractère remarquable de la manière de venir à l’existence, ou encore plutôt que l’unicité résultant de quelque manière que ce soit de naître »337.
probable par le fait que dans le Nouveau Testament les verbes γίνομαι et γεννάω sont parfois employés équivalemment. 333 Pour répondre à l’objection selon laquelle « unique engendré » serait μονογεννητός (MOULTON, The vocabulary of the Greek Testament, 416-417 ; KEENER, The Gospel of John, 412), du fait que μονογεννητός n’apparaît pas, DAHMS argue que ce peut être un signe que μονογενής était utilisé en ce sens ; même si tel n’était pas le cas, pour lui, les deux termes peuvent avoir existé tous deux en synonymes (« The Johannine Use of Monogenēs », 223). 334 KATTENBUSCH, article « Only Begotten », A Dictionary of Christ, vol. II, 281. L’auteur cite SCHMIDT, Synonymik der griech, II, 530 sq. 335 Nous avons déjà attiré l’attention sur ce point à la note 246, p. 179. 336 Dans le même sens, KEENER, The Gospel of John, 413. 337 WARDEN, Monogenēs in the Johannine literature, [s.n.], 1938, IX, p. 35. Cité par MOODY, « God’s only Son », 213. C’est nous qui soulignons.
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La Vetus Latina et d’autres versions très anciennes traduisent par unicus338 : c’est sous l’influence des controverses théologiques339, notamment dans la lutte contre les Valentiniens340 et les Ariens341, que μονογενής a été traduit par unigenitus par Jérôme et la postérité342, lorsqu’il désignait le Christ343 : ces controverses ont conduit à des élaborations théologiques qui ont forgé le terme technique qu’est devenu μονογενής. S’il a fallu expliciter dans les controverses que Jésus est le Fils unique engendré du Père, par le choix du terme unigenitus attesté dans les Credo orientaux344, les plus anciens Credo ont unicus pour le Christ345, comme dans les Credo occidentaux346, où μονογενής est utilisé pour parler du 338 Cf. KEENER, The Gospel of John, 413 : « “Only” is also a very old translation, appearing in some ancient versions » : la syriaque, vers 170 ; la copte, vers 200 ; la vieille latine, à la fin du second siècle. Cf. également ROBERTS, « The rendering “only begotten” », 3. 339 KEENER, The Gospel of John, 413 : « Many patristic writers read the term as “only begotten”, but this may say more about second-century Christology than about the semantic presuppositions shared between John and his original audience. […] “Only begotten” came into vogue through church councils and the rendering of the Latin Vulgate. » Beaucoup reconnaissent que unicus est sans doute le sens le plus ancien, et unigenitus un sens apparu plus tardivement. Ainsi MORGEN, « Le (Fils) monogène », 181. 340 Cf. MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 101 : « Around A.D. 150, the Valentinians were beginning to use the term Monogenes as a designation for their aeon Nous, and drawing a sharp distinction between the Monogenes and the historical Jesus. It was possibly for this reason that the term μονογενής was introduced, ca. 160–180, into the credal questions that lie at the origin of the Old Roman Creed, for its use in Christian writings before Irenaeus is (see above) rare […]. It is certain that after Irenaeus the term is used both of the pre-Incarnate and of the Incarnate Word with the meaning “only-begotten”. » Le terme μονογενής, rare dans les écrits chrétiens avant Irénée, est introduit dans les premiers Credo. Après Irénée, le terme est utilisé pour désigner à la fois le Logos éternel, et le Logos incarné dans le sens de « fils unique », et seulement dans ce sens. 341 À partir de la querelle anti-arienne, μονογενής inclut l’idée de génération : Cf. KATTENBUSCH, article « Only Begotten » (A Dictionary of Christ and the Gospels, II, 281) ; LA POTTERIE, La vérité I, 181 ; DAHMS, « The Johannine Use of Monogenēs », 225 ; MORGEN, « Le (Fils) monogène », 166. 342 Contre les Ariens qui refusent que Jésus soit engendré pour le dire créé, Jérôme dans la Vg traduit les occurrences christologiques de μονογενής rendues par unicus dans la Vetus Latina par unigenitus. IVe s. Pour certains (MOODY, « God’s only Son », 214216), c’est à partir de cette période que μονογενής signifie non plus unique, mais unique engendré, comme l’attestent les Pères : Athanase, Grégoire de Nysse, Cyrille de Jérusalem. Cf. DAHMS, « The Johannine Use of Monogenēs », 225 et 232, n. 15. 343 Cf. BROWN, The Gospel according to John, I, 13-14. 344 Dans les Credo orientaux (Eusèbe de Césarée, Nicée, Constantinople), l’accent est mis sur la génération éternelle du Fils avant la création : μονογενής désigne le Fils unique engendré du Père de toute éternité. 345 DAHMS, « The Johannine Use of Monogenēs », 225. 346 « Les mots τὸν υἱὸν τὸν μονογενῆ ont été traduits par filium eius unicum (i.e. pas unigenitum) […]. Presque tous les Credo occidentaux lisent “Et in Iesum Christum Filium eius unicum Dominum nostrum”, et juste après (avec des légères variations textuelles)
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Logos incarné, mettant en évidence combien il est unique parmi les membres de la race humaine. Le sens premier et fondamental du terme, tel qu’attesté dans le grec extrabiblique et biblique, est bien unique. Telle est la définition du Liddell-Scott : « le membre unique d’une famille ou d’un genre »347. J.F. McHugh fait une étude précise de μονογενής dans le grec non biblique et conclut que le sens est unique, unique en son genre348. Par ce titre il n’est pas question de son engendrement, mais de son être unique de Fils de Dieu, tel qu’explicité par l’apposition θεός349 : il est unique, parce qu’il est Dieu. Le titre exprime son origine transcendante350, « [souligne] ses prérogatives divines »351. Nous consonnons avec E. Durand lorsqu’il affirme que « μονογενής a une fonction théologique précise dans le quatrième évangile »352 : il s’agit de présenter le protagoniste à partir de « la relation pré-existante, transcendante et éternelle de Jésus à son Père »353. Ce titre chez Jean « signifie proprement le caractère unique de la filiation divine de Jésus, sa singularité qui demeure incommunicable : Lui seul est l’Unique Engendré du Père. »354 Avant que ne paraisse dans le récit le titre υἱός, ce titre christologique messianique est précédé du titre théologique qui lui donnera toute son ampleur et sa spécificité, donné comme une clé de lecture au seuil du récit. “qui conceptus est de Spiritu Sancto et natus ex Maria virgine”. Ainsi, filium eius unicum, qui signifie son fils unique, est employé pour désigner non le Logos éternel dans la Sainte Trinité, mais la figure historique de Jésus Christ, l’unique Fils de Dieu, conçu de l’Esprit Saint et né de la Vierge Marie », MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 101. 347 LIDDELL, H. G. ET AL., A Greek-English lexicon, 1144. 348 Cf. MCHUGH, « The meaning of Μονογενής in John 1 :14,18 » : A Critical and Exegetical Commentary, 97-103, excursus III. Cf. également KEENER, The Gospel of John, 413 : « D’autres auteurs grecs contemporains de Jn utilisaient clairement μονογενής pour indiquer l’unicité, plutôt que la procréation ; Plutarque, par exemple, note qu’Aristote refusait l’existence de plusieurs mondes, affirmant que notre monde est l’unique monde créé » : cf. PLUTARQUE, The E at Delphi, Plutarch’s Moralia, 389F, LCL 5:226-227. F.C. GRANT renvoie, pour ce sens d’unique, à Hésiode, Hérodote, Platon, Eschyle… (« Only-begotten », 284). Le sens premier et fondamental d’unique étant bien établi, MCHUGH précise « que μονογέννητος et μονογένητος n’existaient pas, et que μονογενής, dont le premier sens est unique, seul de son genre, a pu être utilisé dans le sens de fils unique » (A Critical and Exegetical Commentary, 100). 349 Sur le fait que θεός est en apposition à μονογενής, cf. WINTER, « Monogenēs para patros », 365. 350 Dans le même sens, cf. E. DURAND, « Λογος, μονογενης et υιος », 97. 351 MORGEN, « Le (Fils) monogène », 177. 352 Même si nous le formulons différemment, dans une démarche plus strictement exégétique. E. DURAND, « Λογος, μονογενης et υιος », 93. 353 E. DURAND, idem. 354 E. DURAND, ibidem, 100. C’est nous qui soulignons.
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La gloire que le groupe du nous a contemplée dans un homme, au verset 14, provient de son être unique de μονογενής ; la fonction du protagoniste, de pouvoir raconter/conduire (verset 18) là où l’homme ne sait pas, tient également à cette unicité divine355, à son intimité unique avec le Père. Cette unicité est ce qui rend possible sa mission d’envoyé parmi les hommes. Le contexte du prologue confirme donc ce sens : l’accent est sur l’unicité de ce Fils d’auprès du Père, de ce Fils dans le sein du Père, sur l’unicité de ce protagoniste unique en son genre. • Le sens de fils unique Cet accent sur l’unicité n’est pas incompatible avec le fait que le terme comporte, non pas l’idée d’engendrement356, mais bien celle de filiation357. « L’aspect filial » du terme μονογενής358 ne peut être ignoré, et en particulier dans les emplois du prologue359. Ceux qui ont mis en évidence l’insistance sur l’unicité ont parfois été trop loin, suscitant la question de D.A. Fennema : « le seul et unique quoi ? »360 Dire que le sens fondamental est unique « ne signifie pas que le terme devrait être traduit par “seul”, ou “unique” en un sens totalement non qualifié. »361 L’étude des emplois du terme dans la Bible montre qu’il s’emploie pour qualifier un enfant unique ou une descendance ; dans la plupart des rares cas dans lesquels ce type d’unicité n’est pas explicite, il y est fait référence de manière implicite. Il n’est pas impossible de trouver quelques exemples de cas où μονογενής est employé pour qualifier des choses qui sont simplement seules de leur genre362 : mais cet emploi lâche du terme qualifiant des objets inanimés ne convient pas pour éclairer 1,18363. Cf. PLESSIS, « Christ as the only begotten », 26-27. Contre DAHMS, « The Johannine Use of Monogenēs », 228. 357 Dans le même sens, cf. WHITACRE, John, 58-59 ; KÖSTENBERGER, « John », Commentary on the New Testament use of the Old Testament 2007, 422 : « Thus monogenēs means not “only begotten”, but “one-of-a-kind” son ». 358 Dans le même sens, cf. FENNEMA, « John 1:18 », 127. 359 Cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 166. 360 FENNEMA, « John 1:18 », 127. 361 FENNEMA, ibidem, 126. Dans le même sens, cf. MORGEN, « Le (Fils) monogène », 177 : « L’absence (ou l’omission) de υἱός n’interdit toutefois pas la traduction “Fils unique” puisque la filiation est supposée par la mention du “Père”. » 362 Cf. les emplois de μονογενής dans les Psaumes : Ps 22,20 ; 25,16 ; 35,17. 363 HORT, Two Dissertations, 16-17. DAHMS a bien montré que les cas souvent invoqués contre le sens de seul engendré sont rares et pour la plupart ne permettent pas de nier cette notion. Quand μονογενής est employé à propos de personnes, la plupart du temps, il apparaît « dans un contexte où l’idée de descendance est impliquée ou appropriée » (« The Johannine Use of Monogenēs », 227). 355 356
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– L’emploi de μονογενής dans l’Ancien Testament Les Septante utilisent μονογενής pour désigner la fille unique de Jephté ; Aquila et Symmaque pour désigner le fils unique de la promesse, Isaac, en Gn 22, un μονογενής fort proche du terme des LXX ἀγαπητός, car c’est en tant que fils unique qu’il est aimé d’un amour de prédilection. Toutes les occurrences du livre de Tobit désignent un fils ou une fille unique : Tb 3,15 ; 6,10.(11).14.(15S : pas BA) ; 8,17. – L’emploi de μονογενής dans le Nouveau Testament Dans le Nouveau Testament, toutes les occurrences de μονογενής sans exception désignent un enfant unique364. Dans cinq de ces occurrences, μονογενής qualifie spécifiquement le nom υἱός ou θυγάτηρ365. Dans les quatre autres emplois, il est utilisé seul, mais en Lc 9,38, il suit directement ἐπὶ τὸν υἱόν μου ; en Jn 1,14.18, le contexte immédiat impose l’idée de filiation : παρὰ πατρός366 et ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός ; en He 11,17, il désigne Isaac, l’unique fils de la promesse, l’unique fils d’Abraham et de Sarah. Même ces occurrences sans υἱός désignent clairement l’enfant unique367. Bien sûr, il est souhaitable de distinguer les emplois de μονογενής sans υἱός dans le prologue de ceux du ch. 3, car cette distinction ne saurait être fortuite, nous y reviendrons368 : mais elle ne saurait conduire à la conclusion que la traduction de μονογενής par « fils unique » est erronée369. Dans toutes ces occurrences, μονογενής désigne bien le fils unique ; et il faut tenir aussi que dans le prologue, le substantif υἱός n’est pas employé. Car tout l’accent est ici sur l’unicité de ce Fils unique, seul dans la position d’intimité avec le Père que lui vaut son être divin : ce Fils unique est Dieu, dans le sein du Père.
364 Le fils unique de la veuve de Naïn (Lc 7,12), la fille unique de Jaïre (Lc 8,42), le fils unique possédé par un esprit (Lc 9,38), le Fils unique d’auprès du Père/dans le sein du Père (1,14.18), le Fils unique de Dieu (Jn 3,16.18 et 1Jn 4,9), le fils unique d’Abraham, Isaac (He 11,17). 365 Lc 7,12 ; 8,42 ; Jn 3,16.18 ; 1Jn 4,9. 366 Précisons avec VINCENT que « the preposition [παρά] does not express the idea of generation, which would be given by ἐκ or by the simple genitive, but of mission – sent from the Father » (Word studies, II, 54). Contre RIDDERBOS, The Gospel according to John, 53 (cf. n. 116), pour qui l’expression παρὰ πατρός est décisive pour comprendre μονογενής comme « seul engendré ». L’unicité de Jésus est qu’il est Dieu, qu’il vient d’en haut, du Père ; son unicité tient à sa relation unique avec le Père qui l’a envoyé. 367 De même, cf. FENNEMA, « John 1:18 », 127. 368 Cf. p. 205, ci-après. 369 Dans le même sens, FENNEMA, « John 1:18 », 126-127.
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• L’unicité du Fils unique, Dieu Le champ sémantique de la filiation du Fils n’apparaît pas, au commencement de l’évangile, par le titre υἱός, qui sera si fréquent dans le récit370, mais par le titre μονογενής, qui dit la filiation unique et incommunicable du Fils de Dieu dans le sein du Père. L’unicité du μονογενής consiste justement en sa relation unique au Père. Contrairement au terme υἱός, dont nous verrons au prochain paragraphe qu’il est déjà utilisé dans l’AT pour désigner le ou les fils de Dieu, le terme μονογενής, lui, n’a jamais été employé pour une filiation divine. Par le choix de ce terme, le prologue présente le Christ Jésus comme Fils de Dieu d’une manière unique, débordante de toutes les attentes messianiques attachées au substantif υἱός. Pour bien préciser en quoi consiste cette unicité, l’évangéliste précise par l’apposition θεός371 que ce Fils unique est Dieu ; le Messie annoncé par JB est « Fils de Dieu » d’une manière bien différente que le Messie fils de Dieu attendu : Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος. […] Μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς ἐκεῖνος ἐξηγήσατο.
Gratifié d’une telle clé de lecture livrant l’inouï de la nouveauté advenue dans le Christ μονογενής, le lecteur est prêt à entendre l’autorévélation du Fils Υἱός, pour être conduit à découvrir conséquemment l’inouï du don de la filiation divine offert à sa foi. 3.2. Le choix délibéré de désigner différemment le Fils unique et les enfants de Dieu : μονογενής et τέκνα θεοῦ 3.2.1. L’absence du substantif υἱός dans le prologue Il est un terme grec qui permet de désigner la filiation du Fils aussi bien que celle des enfants de Dieu : le substantif υἱός372. Dans l’AT, il est déjà utilisé pour désigner des « fils de Dieu »373 : sans compter le 370
Cf. note 318, p. 192-193. Dans le même sens, A. DURAND, Évangile selon Saint Jean, 30 ; FENNEMA, « John 1:18 », 128. 372 E. DURAND montre comment les Pères ont bien fait cette distinction entre υἱός – la filiation du Fils en tant qu’il fait participer les enfants Dieu – et μονογενής qui désigne la filiation unique et incommunicable du Fils. Hippolyte de Rome, notamment, permet cette distinction : « Ici, il est clair que Υἱός signifie le lien établi entre le Christ et nous, selon la bienveillance divine qui préside à l’Incarnation, alors que μονογενής recouvre la propriété de la relation transcendante entre Jésus et son Père. » Il en va de même chez Origène. Cf. « Λογος, μονογενης et υιος, 101. 373 Nous renvoyons à la précieuse étude de VELLANICKAL sur la filiation divine de l’homme dans l’Ancien Testament : The divine sonship, 9-28. 371
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mystérieux personnage des υἱοὶ τοῦ θεοῦ de Gn 6,2.4, les fils de Dieu qui semblent désigner les anges en Dt 32,8.43 comme en Ps 81,6 (υἱοὶ ὑψίστου) et Ps 88,7, et quelques emplois très ouverts qui ne permettent pas une identification précise (Ps 28,1), l’expression désigne essentiellement le peuple d’Israël – Υἱοί ἐστε κυρίου τοῦ θεοῦ ὑμῶν (Dt 14,1)374, fils de Dieu par l’acte de libération de l’Exode et par l’établissement de l’Alliance – et le roi-Messie qui représente cette figure collective du peuple (2Sm 7,14)375. Outre celle du roi, une autre figure se voit également appeler « fils de Dieu » : celle du juste, idéalisation du fils d’Israël fidèle, dans la littérature sapientielle – εἰ γάρ ἐστιν ὁ δίκαιος υἱὸς θεοῦ, ἀντιλήμψεται αὐτοῦ (Sg 2,18 ; 5,5). Or le prologue, pour désigner pour la première fois le protagoniste qui est le Christ attendu, évite soigneusement ce terme, en choisissant de désigner le Fils par le titre μονογενής qui le sépare des hommes, disant ce qu’il a en propre, d’incommunicable, et les enfants de Dieu par un autre terme, τέκνα θεοῦ – selon un usage spécifiquement johannique376. Dans l’unique autre double occurrence de μονογενής dans le quatrième évangile, au ch. 3, le titre est à chaque fois apposé à υἱός377 : Oὕτως γὰρ ἠγάπησεν ὁ θεὸς τὸν κόσμον, ὥστε τὸν υἱὸν τὸν μονογενῆ ἔδωκεν, ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν μὴ ἀπόληται ἀλλʼ ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον. 18 Ὁ δὲ μὴ πιστεύων ἤδη κέκριται, ὅτι μὴ πεπίστευκεν εἰς τὸ ὄνομα τοῦ μονογενοῦς υἱοῦ τοῦ θεοῦ. 16
Nous en concluons, non comme les partisans de la leçon ὁ μονογενὴς υἱός qu’il faut lire 1,18 en l’harmonisant avec 3,16.18378, mais que l’absence 374 Dans l’acte de salut de l’Exode, Dieu introduit le peuple d’Israël dans une relation Père-fils : « Et toi, tu diras à Pharaon : “Ainsi parle le Seigneur : Israël est mon fils premier-né (Υἱὸς πρωτότοκός μου)” », trad. Bible d’Alexandrie (Ex 4,22). Les prophètes dénoncent que le peuple ne vit pas conformément à cette filiation, cette relation qui impliquait une connaissance du Seigneur (cf. Is 1,2-4). Cf. également 3M 6,28 ; Sg 18,13, où les ennemis eux-mêmes ὡμολόγησαν θεοῦ υἱὸν λαὸν εἶναι ; Os 2,1. Cf. également Psaumes de Salomon 17,27 : le roi attendu, fils de David rassemblera un peuple saint, et « Il les connaîtra, car ils sont tous fils de leur Dieu (υἱοὶ θεοῦ αὐτῶν) » (DUPONT-SOMMER, La Bible. Écrits intertestamentaires, 988). 375 Cf. Ps 2,6-7 ; 1Ch 28,6. 376 Le quatrième évangile désigne les enfants de Dieu par τέκνα θεοῦ, par distinction d’avec υἱός désignant Jésus, le Fils, là où les synoptiques n’hésitent pas à les appeler υἱοὶ θεοῦ (Mt 5,9), υἱοὶ τοῦ πατρὸς ὑμῶν (Mt 5,45). Cf. OEPKE, article « Παῖς, παιδίον, παιδάριον, τέκνον, τεκνίον, βρέφος », TDNT, 654. 377 MORGEN montre bien l’intérêt de ne pas écraser les différences entre ces différents passages présentant le titre μονογενής : cf. « Le (Fils) monogène », 165. Sur la fonction propre du prologue, cf. 169 : « Les deux occurrences du Prologue (Jn 1.14, 18) ont une fonction proleptique et préparent le lecteur de l’évangile à la reconnaissance de la divinité du Christ par des motifs qui ne seront développés que dans la suite de la narration évangélique. » 378 BOISMARD, Le prologue, 89. Cf. l’étude de critique textuelle de 1,18, p. 119.
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du terme υἱός dans le prologue – pour nous qui avons opté pour cette leçon379 – est délibérée et signifiante. Nous ne dirions pas comme J.F. McHugh que « μονογενής avec ou sans υἱός pourrait bien prendre deux sens différents »380, car dans l’un et l’autre cas, il s’agit bien du Fils unique, mais c’est la stratégie de l’auteur de désigner d’abord par le seul titre μονογενής dénotant sa filiation divine incommunicable celui qui se révélera dans le récit comme υἱός, conduisant ceux qui croient à avoir part à sa filiation. L’accent, dans le prologue, est sur l’identité divine du protagoniste, μονογενής θεός. Dans le même sens, nous l’avons vu ci-dessus381, en 12,35-36, Jn utilise le substantif υἱός, si fréquemment utilisé pour désigner le Fils en sa relation au Père, pour désigner les croyants, ceux qui participent à la lumière qu’il est. Il pouvait donc aussi utiliser ce terme en 1,12 : mais il emploie τέκνα θεοῦ. Jn ne veut pas faire le lien immédiatement entre la filiation du Fils unique et celle des enfants de Dieu. Il évite le vocabulaire commun : c’est progressivement qu’il va construire son texte, que ce lien va être révélé, dans le récit – à son sommet. Il faudra tout l’évangile pour découvrir le lien entre la filiation du Fils et celle des croyants. Il évite aussi d’employer comme Paul un terme disant d’emblée que cette filiation sera partagée par d’autres – πρωτότοκος382 : l’accent du terme johannique est sur le fait que « sa relation à Dieu est absolument sans parallèle »383. Pour le moment, le texte insiste par le titre de μονογενής sur la proximité unique de Jésus avec le Père, sur le fait qu’il est envoyé par le Père, μονογενοῦς παρὰ πατρός (verset 14), sur sa divinité. Le prologue conduit à scruter cette relation filiale unique et incommunicable : μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς ἐκεῖνος ἐξηγήσατο. Le jeu sémantique évoqué plus haut384 entre le titre du Fils unique μονογενής et l’engendrement divin des croyants ἐγεννήθησαν, s’il est possible, n’est encore qu’une pure ébauche du lien qui sera tissé dans le récit entre la filiation du Fils unique et celle des croyants ; une question posée au lecteur au seuil du livre.
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Pour cette question de critique textuelle, cf. p. 131-133. MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 58. 381 Cf. p. 191-194. 382 Rm 8,29 : εἰς τὸ εἶναι αὐτὸν πρωτότοκον ἐν πολλοῖς ἀδελφοῖς ; Col 1,15.18. Le terme apparaît également dans l’Ap : ὁ πρωτότοκος τῶν νεκρῶν (1,5). 383 WESTCOTT, The Gospel according to St. John, 12. 384 Cf. p. 198-199. 380
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3.2.2. Μονογενής et τέκνα θεοῦ/ἐγεννήθησαν Alors que pour le Fils unique, par le titre μονογενής, il n’est pas question d’un engendrement, mais seulement de sa filiation unique, pour les croyants, le substantif choisi les désigne par leur statut de τέκνα θεοῦ, obtenu par leur engendrement évoqué au verset 13 comme un événement, à l’aoriste ayant Dieu pour agent : ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν385. Le protagoniste est d’emblée présenté comme Fils unique, dans sa relation de proximité unique avec le Père : tel est son être depuis le commencement ; les croyants sont appelés enfants de Dieu de façon proleptique, comme fruit d’un événement d’engendrement qui les a fait devenir ce qu’ils n’étaient pas, et qu’il reste au lecteur à découvrir dans le récit du Fils unique. Au niveau lexical, pour le moment, lorsqu’il est question de la filiation des croyants, le mot πατήρ n’apparaît pas386. Ainsi, dans le prologue, le champ sémantique de la filiation a fait son apparition, d’abord à propos des croyants – τέκνα θεοῦ/ἐγεννήθησαν – puis à propos du Fils unique – μονογενοῦς παρὰ πατρός/μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς – de façon encore différenciée, par un lexique différent387, « [esquissant] un thème qui sera l’un des principaux de l’œuvre »388, questionnant le lecteur quant au lien qu’il est possible de faire entre cette filiation unique et incommunicable et le don de la filiation divine aux enfants de Dieu, l’événement de l’engendrement de Dieu de ceux qui accueillent le Logos. C’est dans cette tension entre la filiation unique et incommunicable du μονογενής et la prolepse d’une filiation divine des « enfants de Dieu » que le paradigme de la filiation divine des croyants trouve son point de départ. Comment articuler ces deux filiations ? Le prologue laisse sur une énigme enclenchant l’acte de lecture. 385 Rien ne permet de prouver que le texte joue sur l’étymologie de τέκνον, de la même racine que le verbe τίκτω, qui signifie mettre au monde (cf. A. DURAND, Évangile selon Saint Jean, 20 : « Le mot du texte (τέκνα) fait directement allusion à une génération proprement dite. »). La notion d’engendrement, et même de mise au monde, n’est pas directement perceptible dans l’expression τέκνα θεοῦ, qui insiste sur le statut et non sur l’engendrement. Mais l’engendrement est explicite au verset suivant. 386 Il faudra pour cela attendre 20,17. Cf. p. 428. 387 Cette différence lexicale ne saurait être fortuite, et négligée en ses effets de sens. C’est ce que n’a pas vu WINTER lorsqu’à partir de l’emploi de μονογενής chez Parménide, Platon et Hésiode, il conclut que « plusieurs personnes peuvent être μονογενής, chacun à sa manière propre. Ceci est également l’emploi “johannique” : bien que Jn 1,14.18 parle de celui qui est μονογενής en relation avec Dieu, le v. 12 n’exclut pas que d’autres aient la possibilité de “devenir enfants de Dieu” » (« Monogenēs para patros », 336). 388 GRAPPE, « Jean 1,14(-18) dans son contexte », 157.
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3.3. De θεός/λόγος à πατήρ/μονογενής : les enfants de Dieu, témoins de la gloire du Fils unique d’auprès du Père Le vocabulaire désignant le Logos et Dieu change entre le début du prologue (versets 1.2.14a) et la fin (versets 14d.18)389. Après avoir révélé le dessein de vie et de lumière de Dieu dans son Logos pour tous les hommes et, au cœur d’une histoire marquée par le rejet du Logos, le don fait à tous ceux qui l’accueillent de pouvoir devenir enfants de Dieu, le prologue donne, à la première personne, le témoignage de ceux qui ont accueilli le Logos et ont été engendrés de Dieu. C’est à partir du moment où la relation du Logos et de Dieu dont il était question aux versets 1-2 s’expérimente dans l’histoire par l’Incarnation390 et où s’expriment ceux qui ont contemplé le Logos incarné jusqu’en sa glorification qu’apparaît le vocabulaire de la filiation pour le Fils unique : δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός. Ceux qui ont contemplé le Logos devenu chair, ceux qui ont contemplé sa gloire, ont découvert son être de Fils venu du Père : tel est l’objet de leur témoignage. C’est dans l’expérience du Logos incarné que peut être découvert qu’il est le Fils unique venu du Père, et ce que signifie cette relation au Père, vécue dans l’histoire. Immédiatement après avoir révélé le don inouï accordé aux croyants de pouvoir être engendrés de Dieu, le texte conduit au témoignage de ceux qui ont reçu ce pouvoir, et ce témoignage tourne vers la relation filiale du protagoniste avec le Père. Le lecteur n’en apprend pas plus sur le pouvoir de devenir enfants de Dieu, il n’est plus question de cette filiation-là à partir du verset 14, sommet de la deuxième vague repartant sur la troisième conduisant aux rives du récit : il est conduit à contempler, grâce au témoignage qui lui parvient par le livre, un homme – le protagoniste du récit, le Logos devenu chair – qui vit dans l’histoire cette relation filiale avec Dieu, appelé non plus Dieu mais Père ; un homme qui est παρὰ πατρός (verset 14) ; un homme qui est 389 Cf. BOISMARD, « Dans le sein du Père », 31-32 ; MOLONEY, « John 1:18 », 66 et Belief, 43 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 121 ; E. DURAND, « Λογος, μονογενης et υιος », 95-96. 390 Cf. l’analyse sémiotique suggestive de GREIMAS, « Prologue de Jean », 17-18 : « il est possible d’interpréter cette transformation […] comme un passage du non-paraître au paraître. C’est-à-dire comme le changement du mode d’existence sémiotique du sujet, par le passage du mode du secret (être + non-paraître […]) au mode du manifeste ou du vrai (être + paraître […])./ La reconnaissance porte non seulement sur le sujet du programme des v. 1-4, mais aussi sur la relation qu’il entretient avec son destinateur. Interviennent alors de nouvelles dénominations : de “Verbe-Dieu” (mode du secret), on passe à “FilsPère” (mode du vrai). Ces qualificatifs réexpriment cette relation participative déjà perçue au début du texte. » C’est nous qui soulignons.
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εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρός, dans une intimité unique de μονογενής avec le Père. Tout le récit sur le point de commencer va expliciter ce que signifie vivre en Fils du Père391. Un homme, vivant cette proximité unique avec Dieu parce qu’il est le Logos μονογενής, va raconter ce qu’est cette vie de Fils qui est dans le sein du Père, va conduire là où aucun homme ne pouvait pénétrer (cf. 1,18). Parce que ce nouveau vocabulaire apparaît en même temps que l’évocation par les témoins de la vision de la gloire du protagoniste, le prologue prépare le lecteur à découvrir cet être Fils du μονογενής en particulier à l’heure de la gloire, vers laquelle converge tout le livre – que le récit conduira à découvrir dans le mystère de l’élévation du Fils392. À l’heure de la croix, les témoins oculaires ont découvert – et vont faire découvrir au lecteur – que le protagoniste est le Fils unique du Père, et ce que cela signifie. L’éternelle intimité du Logos auprès de Dieu (ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν) se livre dans l’histoire – dans le récit – dans l’intimité du protagoniste dans le sein du Père, allant vers le Père (πρὸς τὸν πατέρα393)394. Par la substitution du binôme πατήρ/μονογενής au premier θεός/ λόγος, tout l’accent est mis sur la relation du protagoniste au Père. Un mystère de relation au Père ouvrant au seuil du récit la possibilité, encore fort énigmatique et inchoative, d’une ouverture à d’autres que l’unique μονογενής, dès lors que le μονογενής n’est pas seulement le Logos, mais le Logos devenu chair, devenu un homme en relation intime avec le Père.
391 Cf. E. DURAND, « Λογος, μονογενης et υιος », 96 : « D’une certaine manière, le prologue pose donc en préalable à la lecture de l’évangile des “catégories de sens” (ὁΛόγος/ὁ Θεός et ὁ μονογενής/ὁ Πατήρ) qui ne se trouveront “remplies” que par la découverte du récit évangélique comme témoignage, dans la mesure où les “concepts” deviennent sous nos yeux relatifs à des personnes qui parlent et agissent. À la fin du prologue, on peut continuer la lecture de l’évangile afin de découvrir comment, de Cana au mystère pascal, la gloire du Logos s’avère être celle d’un Fils tant aimé ». 392 Cf. note 6, p. 307. 393 13,1 ; 14,6.12.28 ; 16,10.17.28 ; 20,17 (2). Cf. DURAND, ibidem, 95 : « le πρὸς τὸν πατέρα, qui caractérise la filiation divine du Christ, s’intensifie à l’approche de la Passion (13,1 ; 14,12 ; 16,28), et offre, à la lumière du Prologue, une expression concrète du πρὸς τὸν θεόν éternel et archétypal, qui caractérise le Logos. » 394 Cf. E. DURAND, « Λογος, μονογενης et υιος », 95 : « À travers les mystères de la vie du Christ, le Dieu (ὁ Θεός) au Logos éternel s’avère être Père d’un Fils Monogène ». Dans le même sens, cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 148 : « Selon le Prologue, depuis l’incarnation du Logos, c’est dans et par l’homme particulier Jésus que la Parole s’est dite en ce monde. C’est en lui que Dieu se montre pleinement Père ; et l’évangile explicitera ce qu’est et ce que produit la communion avec lui ». C’est nous qui soulignons.
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4. APPROCHE GÉNÉRIQUE : FONDEMENT DU
PARADIGME CADRE
DU QUATRIÈME ÉVANGILE DANS LE PROLOGUE
Pour terminer l’étude du lien entre la filiation divine des croyants et celle du Fils unique dans le prologue, revenons sur un point brièvement évoqué ci-dessus395 : le fait que ce lien ne soit pas encore fait au seuil de l’évangile est parfaitement convenant avec le genre littéraire du prologue. Jn a placé en tête de son évangile, dans le prologue, le dessein de lumière et de vie de Dieu pour tous les hommes ; le don de pouvoir devenir enfants de Dieu, offert par le Logos Dieu à tous ceux qui l’accueillent, au cœur d’une histoire marquée par le rejet de Dieu venant chez les siens. Le premier paradigme de la filiation qui apparaît est celui de la filiation divine des croyants, d’emblée lié à la nécessité – pour que l’acte de Dieu d’engendrer puisse œuvrer – de la foi, permise par l’accueil du témoignage suscité par Dieu : sur fond d’un rejet général du Logos, il est possible de croire, de recevoir. Ce paradigme de la filiation divine des croyants aussitôt ouvert laisse place à un second paradigme de la filiation, qui sera le paradigme principal du récit : celui de la filiation divine du Fils unique, Jésus Christ, le protagoniste. À partir du verset 14, il n’est plus question de la filiation des croyants, mais ceux qui ont accueilli le Logos incarné, ceux qui déjà ont été engendrés de Dieu, témoignent, livrant le témoignage du μονογενής lui-même, le Fils unique venu du Père, dans le sein du Père. C’est cette filiation-là qui devient centrale, c’est elle qui est l’objet du récit. Celui-ci témoigne de la relation unique d’un homme qui est le μονογενής avec son Père. Comment s’articulent le don de la filiation aux croyants et cette filiation divine unique du protagoniste ? Comment le Logos a-t-il donné aux croyants de devenir enfants de Dieu ? De quel événement s’agit-il ? Le prologue, conformément à la fonction de ce genre littéraire, ne répond pas aux questions du lecteur : il les suscite396. Ce « prédiscours »397, 395
Cf. p. 81, 94 (note 124), 107-108. Dans le même sens, LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 142 ; COLOE, « The Structure of the Johannine Prologue and Genesis 1 », 54-55 ; BEASLEY-MURRAY, John, 5 : la part énigmatique du prologue prépare l’exposition en profondeur de ce qu’il déclare ici de manière si lacunaire. 397 Comme le montre bien BLANCHARD, le prologue a bien cette fonction de prédiscours du reste de l’évangile, duquel il est indissociable : « aucun manuscrit ni papyrus du 4e évangile n’est dépourvu du prologue ; à l’inverse, il n’existe aucune attestation concrète du prologue d’une possible existence du prologue isolément de l’évangile […]. En 396
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premier dans l’ordre de la lecture, met en route le lecteur, en vue du projet du récit. Le lecteur a appris du prologue que le Logos a donné aux croyants le pouvoir de devenir enfants de Dieu ; il a appris qui était le protagoniste du récit évangélique – le Logos lui-même, le Fils unique venu du Père. Il lui faut maintenant entrer dans la lecture du récit pour savoir comment le pouvoir de devenir enfants de Dieu a été donné398. C’est dans le récit qu’il pourra chercher la réponse aux questions suscitées par le prologue399. La fine pointe de la révélation sera livrée en mode showing, car elle ne peut être livrée que par le Fils lui-même. Le prologue, en mode telling, fonde le récit, permet d’y avoir accès en toute sa profondeur : mais il laisse au récit, qui met en relation directe, en mode showing, à l’unique qui peut conduire/raconter, la pointe de la révélation, et en particulier le lien entre la filiation du Fils unique et celle des croyants400. Il y a un surcroît de révélation à attendre dans le récit, parce qu’il met en contact avec le Fils Logos, livre l’autorévélation de Dieu dans l’histoire401. Le prologue a affirmé le don d’une ἐξουσία : mais que signifie ce pouvoir, et comment est-il donné aux hommes ? Quel rapport existe-t-il entre cette ἐξουσία et la relation du Fils unique à son Père ? Cet incipit a donné au lecteur la clé, nécessaire à sa lecture, de l’identité de son protagoniste402 : il faut maintenant que le lecteur découvre dans l’histoire, dans son expérience, quelle est cette ἐξουσία offerte à tous ceux qui accueillent le Logos venu chez les siens, comment cette ἐξουσία est donnée par le Logos incarné, et s’il choisit, en traversant le récit, en le laissant opérer sa puissance de transformation, de recevoir ce don. L’ouverture du paradigme de la filiation des croyants vise à faire saisir au lecteur l’enjeu de la lecture qu’il entreprend403, et qui convoque sa revanche, le prologue se présente bien comme l’avant-propos du récit évangélique » (« Les christologies contemporaines », 44). Cf. également ZUMSTEIN, « Le Prologue », 217-239. 398 De même, cf. MOLONEY, The Gospel of John, 34. 399 MOLONEY, Belief, 48. Dans le même sens, cf. SARASA GALLEGO, La filiación de los creyentes, 147 : « Planteada la posibilidad y caracterizado el paradigma, el cuarto Evangelio empezará a narrar el cómo de esa filiación » (déjà citée à la note 55, p. 13). 400 Cf. MOLONEY, Belief, 24. Dans le même sens, cf. S. BROWN, « John the Baptist », 148. 401 Cf. MOLONEY, idem : « Things will not happen as the reader of the prologue might expect. This is so because the prose narrative is a story of God’s self-revelation within the context of “the wayward paths of human freedom” ». 402 Cf. DODD, L’interprétation, 335-336 ; MOLONEY, The Gospel of John, 34. 403 COTHENET montre bien la fonction de clé de lecture du prologue, qui « indique l’enjeu du drame qui sera relaté », La chaîne des témoins, 20.
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liberté : il est appelé à se déterminer, à écouter les témoins pour prendre parti entre ceux qui n’ont pas accueilli et ceux qui ont accueilli. L’enjeu de la lecture n’est pas seulement d’ordre noétique, il ne s’agit pas seulement, comme pour toute œuvre littéraire bien construite, de « donner [au lecteur] les moyens d’en comprendre l’objet et le déroulement »404 ; si cette finalité littéraire est pleinement assurée, le prologue en livre d’emblée une seconde, ultimement visée, « de nature existentielle » 405 : la foi suscitée par le récit permet de recevoir le pouvoir de devenir enfant de Dieu. Entrer dans le récit, c’est entrer dans l’histoire, dans une dramatique où tous – personnages intradiégétiques et destinataires – ont à se situer dans un procès406, à rejoindre le groupe du nous en sortant du groupe des opposants, à être agrégés au groupe des croyants en étant sauvés du péché de ne pas croire. L’intrigue du quatrième évangile, tant celle du macro-récit que celle de chaque épisode, « développe le conflit entre la foi et l’incrédulité en tant que réponse face à Jésus »407 et somme le lecteur de donner sa réponse personnelle408. Aussitôt cet enjeu révélé, le lecteur est mis en présence des témoins qui ont accueilli, appelés à la barre en vue de cette fonction pragmatique du texte, pour conduire le lecteur à contempler la gloire du Fils unique dans l’histoire, à découvrir le mystère de la filiation divine dans l’homme Jésus, μονογενής παρὰ πατρός. Dans tous les actes et paroles du protagoniste, le lecteur est ainsi prêt à découvrir ce que signifie être Fils de Dieu. Cette pragmatique du texte passe par une poétique propre à susciter le cheminement du lecteur, sa participation active à l’acte de révélation qui vise à le transformer : par exemple, l’ellipse finale, le langage symbolique, utilisé dès les premiers versets, ou encore ce que J. Zumstein à la suite de G. Theissen appelle « l’herméneutique étagée »409 – « qui va guider toute la narration johannique [et] est déjà présente dans le prologue » dans le double motif de Jean le témoin, et la progression en trois vagues, conduisant le lecteur aux rives du récit410. L’écriture johannique conduit, fait avancer. L’emploi de la première personne permet de susciter la liberté du lecteur, qui se trouve dans son acte de lecture comme ZUMSTEIN, « Le Prologue », 226-227. ZUMSTEIN, ibidem, 234. 406 Dans même sens, cf. MOLONEY, Belief, 52. 407 CULPEPPER, « L’application de la narratologie », 106. 408 Cf. CULPEPPER, idem : l’évangile conduit les lecteurs à envisager « les diverses réponses possibles face à Jésus », il leur donne « l’occasion de répéter la bonne réponse, celle de la foi ». 409 ZUMSTEIN, « L’évangile johannique : une stratégie du croire », 226. 410 ZUMSTEIN, « Le Prologue », 233. 404 405
CHAP. III – FONDEMENT DU PARADIGME DE LA FILIATION
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déjà inclus dans ce nous appelant à rejoindre le groupe ouvert des témoins du Fils unique. En établissant la fiabilité du témoignage de l’instance énonciatrice, en mettant au contact du Témoin ultime du Père, le prologue conduit le lecteur au récit comme à un chemin de foi au protagoniste seul capable de raconter/conduire. L’art johannique de livrer la finalité et de mettre en tension vers le récit, en offrant de grandes lumières dans un énoncé énigmatique et mystérieux, relève de ce que J. Zumstein appelle la fonction d’incitation du prologue, qui consiste à « susciter une attente, créer un désir de lecture »411, disposer à une lecture illuminante et transformante. Toutes les questions suscitées par un texte d’une si grande densité, laissant la part belle à l’énigme et au mystère412, toutes les pierres d’attentes, la dynamique de la triple vague conduisant inexorablement jusqu’au récit, sont autant d’activateurs de l’attention du lecteur ainsi puissamment préparé à entrer dans le monde du récit, pour découvrir dans l’épaisseur d’une histoire d’homme le don de Dieu aux hommes. Pourquoi parlons-nous de paradigme cadre du quatrième évangile ? Nous avons vu que le paradigme de la filiation divine des croyants aussitôt ouvert dans la prolepse des versets 12-13 laissait place immédiatement au paradigme de la filiation du Fils unique, qui sera le paradigme principal du récit ; et que dans cette ouverture du prologue, le lien de cette filiation des croyants et de la filiation du Fils unique était une énigme pour le lecteur : le prologue ne permet pas l’articulation de ces deux filiations. Notre hypothèse est que c’est dans le récit que le lecteur sera conduit à découvrir le lien entre ces deux filiations ; que ce n’est qu’au sommet du récit, lorsque le paradigme de la filiation du Fils unique s’achèvera, lorsque le Fils unique aura achevé de vivre jusqu’au bout dans la chair, dans l’histoire – le récit – sa relation au Père, que le paradigme de la filiation divine des croyants pourra s’achever à son tour, par la révélation du lien jusque-là énigmatique entre la filiation de Jésus 411 ZUMSTEIN, ibidem, 234. BULTMANN met bien en lumière cet aspect du Prologue : « And yet the Prologue is an introduction – in the sense of being an overture, leading the reader out of the commonplace into a new and strange world of sounds and figures, and singling out particular motifs from the action that is now to be unfolded. He cannot yet fully understand them, but because they are half comprehensible, half mysterious, they arouse the tension, and awaken the question which is essential if he is to understand what is going to be said. » (The Gospel of John, 13) C’est nous qui soulignons. Cf. également MOLONEY, Belief, 24. 412 En ce sens, la fonction d’incitation est à lier à ce que MASSOL appelle « l’intention probatoire » du prologue : le lecteur est conduit à « [cheminer] d’une énigme à son élucidation » (Une poétique de l’énigme, 251).
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PREMIÈRE PARTIE
Christ et celle des croyants. Le lecteur doit écouter jusqu’au bout le témoignage de ceux qui ont contemplé sa gloire de Fils unique d’auprès du Père, jusqu’au moment où le récit rapportera le témoignage de cette glorification du Fils unique, pour découvrir le Nom dans lequel il faut croire : au terme de ce chemin d’accueil de la révélation du Nom du Fils unique, nous verrons ce que le texte permet de dire du lien entre la filiation unique de Jésus Christ Logos incarné et celle des croyants, donnée par le Logos à ceux qui l’accueillent, à ceux qui croient en son Nom.
SECONDE PARTIE
UN LIEN À DÉCOUVRIR DANS LE RÉCIT
Nous l’avons vu au deuxième chapitre de la première partie, le paradigme de la filiation divine des croyants a vu son point de départ dans la deuxième vague du prologue, au creux de l’opposition accueil/non-accueil du Logos – qui est le ressort de l’intrigue du récit auquel conduit le prologue –, dans une fine articulation entre l’acte de Dieu et la part de l’homme consistant à accueillir et croire : 11 εἰς τὰ ἴδια ἦλθεν, καὶ οἱ ἴδιοι αὐτὸν οὐ παρέλαβον. 12 ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν, ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι, τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ, 13 οἳ οὐκ ἐξ αἱμάτων οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκὸς οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρὸς ἀλλʼ ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν. (Jn 1,11-13)
Mais que signifie accueillir le Logos ? Que signifie croire en son Nom ? Que signifie être engendré de Dieu ? Comment ont-ils été engendrés de Dieu, ceux qui ont accueilli le Logos divin ? La filiation des enfants de Dieu, leur engendrement de Dieu ont-ils un lien avec la filiation du Fils unique ? Pour recevoir cette révélation, nous l’avons vu au troisième chapitre, le prologue a montré la nécessité de se mettre à l’écoute d’un témoignage dans l’histoire (cf. 1e partie, ch. III, 2.3) : celui de Jean, le témoin légitime envoyé par Dieu pour que tous croient, pour que tous reconnaissent dans l’histoire la lumière véritable ; celui de ceux qui ont accueilli ce témoignage et ont contemplé dans la chair du Logos incarné la gloire du Fils unique d’auprès du Père ; celui ultimement de l’unique Témoin véritable : témoignage du Logos incarné, Fils unique dans le sein du Père, auquel le récit va donner accès. Nous ne pourrons, dans les limites de ce travail, parcourir en détail tout le récit évangélique : nous avons choisi trois points d’étape, trois lieux propices à l’étude du déploiement du paradigme de la filiation des croyants en son lien à celle du Fils unique. – Tout d’abord, comme le texte lui-même y invite par les nombreuses adhérences de ce texte avec le prologue1, nous étudierons la péricope de la rencontre de Nicodème avec Jésus (Jn 3,1-21), dans le diptyque de 2,23-3,36, le passage johannique où le paradigme de l’engendrement d’en haut est le plus déployé. Jésus lui-même y révèle – dans une révélation qui reste encore oblique et partielle – ce qui sera donné plus tard. 1
Cf. note 225, p. 280.
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SECONDE PARTIE
– Puis, parce que la péricope de Nicodème – et tout l’évangile – y conduit, nous analyserons le récit de l’élévation du Fils de l’homme (Jn 19,16b-42), l’heure de l’effectuation du don de l’engendrement d’en haut, du don de l’Esprit, pour voir ce qui est dit alors du don de la filiation divine aux croyants, à l’heure où le Fils achève l’œuvre du Père et passe de ce monde à son Père. – Enfin, nous nous situerons au paroxysme du récit, au ch. 20, pour recevoir du Ressuscité, dans la péricope de Marie de Magdala (Jn 20,1118), la révélation du lien désormais établi entre la filiation des croyants et celle du Fils unique, après que Jésus a vécu jusqu’au bout dans la chair sa vie de Fils unique dans le sein du Père.
CHAPITRE I
LA RÉVÉLATION À NICODÈME : L’ENGENDREMENT DE L’ESPRIT ET L’ÉLÉVATION DU FILS DE L’HOMME (JN 3) Voici le texte de Jn 2,23-3,21 et ses grands mouvements, tels que nous les mettrons en évidence dans l’analyse : Sommaire transitionnel Ὡς δὲ ἦν ἐν τοῖς Ἱεροσολύμοις [...], πολλοὶ ἐπίστευσαν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ θεωροῦντες αὐτοῦ ΤᾺ ΣΗΜΕῖΑ ἃ ἐποίει· 24 αὐτὸς δὲ Ἰησοῦς οὐκ ἐπιστευεν αὐτὸν αὐτοῖς διὰ τὸ αὐτὸν γινώσκειν πάντας 25 [...]. Rencontre de Jésus et Nicodème, dialogue – Présentation du personnage, situation initiale 3 1 Ἦν δὲ ἄνθρωπος [...], Νικόδημος ὄνομα αὐτῷ [...]· 2a οὗτος ἦλθεν πρὸς αὐτὸν νυκτὸς καὶ εἶπεν αὐτῷ· – Dialogue entre Jésus et Nicodème 23
2b 2c 3a
ἀπεκρίθη Ἰησοῦς καὶ εἶπεν αὐτῷ·
3b
4
Ῥαββί, οἴδαμεν ὅτι ἀπὸ Θεοῦ ἐλήλυθας διδάσκαλος· οὐδεὶς γὰρ δύναται ταῦτα τὰ σημεῖα ποιεῖν ἃ σὺ ποιεῖς, ἐὰν μὴ ᾖ ὁ θεὸς μετʼ αὐτοῦ. ἀμὴν ἀμὴν λέγω σοι, ἐὰν μή τις γεννηθῇ ἄνωθεν, οὐ δύναται ἰδεῖν τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ.
Λέγει πρὸς αὐτὸν ὁ Νικόδημος· πῶς δύναται ἄνθρωπος γεννηθῆναι γέρων ὤν ; μὴ δύναται εἰς τὴν κοιλίαν τῆς μητρὸς αὐτοῦ δεύτερον εἰσελθεῖν καὶ γεννηθῆναι ;
5
ἀπεκρίθη Ἰησοῦς· ἀμὴν ἀμὴν λέγω σοι, ἐὰν μή τις γεννηθῇ ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος, οὐ δύναται εἰσελθεῖν εἰς τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ. 6 τὸ γεγεννημένον ἐκ τῆς σαρκὸς σάρξ ἐστιν, καὶ τὸ γεγεννημένον ἐκ τοῦ πνεύματος πνεῦμα ἐστιν. 7 μὴ θαυμάσῃς ὅτι εἶπόν σοι· δεῖ ὑμᾶς γεννηθῆναι ἄνωθεν. 8 τὸ πνεῦμα ὅπου θέλει πνεῖ καὶ τὴν φωνὴν αὐτοῦ ἀκούεις, ἀλλʼ οὐκ οἶδας πόθεν ἔρχεται καὶ ποῦ ὑπάγει· οὕτως ἐστὶν πᾶς ὁ γεγεννημένος ἐκ τοῦ πνεύματος.
9
Ἀπεκρίθη Νικόδημος καὶ εἶπεν αὐτῷ· πῶς δύναται ταῦτα γενέσθαι ;
10a
ἀπεκρίθη Ἰησοῦς καὶ εἶπεν αὐτῷ· σὺ εἶ ὁ διδάσκαλος τοῦ Ἰσραὴλ καὶ ταῦτα οὐ γινώσκεις ; ἀμὴν ἀμὴν λέγω σοι ὅτι ὃ οἴδαμεν λαλοῦμεν καὶ ὃ ἑωράκαμεν μαρτυροῦμεν, καὶ τὴν μαρτυρίαν 10b
11
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SECONDE PARTIE
ἡμῶν οὐ λαμβάνετε. 12 εἰ τὰ ἐπίγεια εἶπον ὑμῖν καὶ οὐ πιστεύετε, πῶς ἐὰν εἴπω ὑμῖν τὰ ἐπουράνια πιστεύσετε ; 13 καὶ οὐδεὶς ἀναβέβηκεν εἰς τὸν οὐρανὸν εἰ μὴ ὁ ἐκ τοῦ οὐρανοῦ καταβάς, ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου . 14
Καὶ καθὼς Μωϋσῆς ὕψωσεν τὸν ὄφιν ἐν τῇ ἐρήμῳ, οὕτως ὑψωθῆναι δεῖ τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου , 15 ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων ἐν αὐτῷ ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον.
οὕτως γὰρ ἠγάπησεν ὁ θεὸς τὸν κόσμον, ὥστε τὸν υἱὸν τὸν μονογενῆ ἔδωκεν, ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν μὴ ἀπόληται ἀλλʼ ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον. 17 οὐ γὰρ ἀπεστειλεν ὁ θεὸς τὸν υἱὸν εἰς τὸν κόσμον ἵνα κρίνῃ τὸν κόσμον, ἀλλʼ ἵνα σωθῇ ὁ κόσμος διʼ αὐτοῦ. 18 ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν οὐ κρίνεται· 16
ὁ δὲ μὴ πιστεύων ἤδη κέκριται, ὅτι μὴ πεπίστευκεν εἰς τὸ ὄνομα τοῦ μονογενοῦς υἱοῦ τοῦ θεοῦ . 19 αὕτη δέ ἐστιν ἡ κρίσις ὅτι τὸ φῶς ἐλήλυθεν εἰς τὸν κόσμον καὶ ἠγάπησαν οἱ ἄνθρωποι μᾶλλον τὸ σκότος ἢ τὸ φῶς · ἦν γὰρ αὐτῶν πονηρὰ τὰ ἔργα. 20 πᾶς γὰρ ὁ φαῦλα πράσσων μισεῖ τὸ φῶς καὶ οὐκ ἔρχεται πρὸς τὸ φῶς , ἵνα μὴ ἐλεγχθῇ τὰ ἔργα αὐτοῦ 21 ὁ δὲ ποιῶν τὴν ἀλήθειαν ἔρχεται πρὸς τὸ φῶς , ἵνα φανερωθῇ αὐτοῦ τὰ ἔργα ὅτι ἐν Θεῷ ἐστιν εἰργασμένα.
Cette présentation permet de repérer deux principes de composition de la péricope : – Après le sommaire transitionnel, la péricope de la rencontre de Nicodème avec Jésus se présente comme un dialogue – introduit par les versets 1-2a – constitué de trois échanges : Nicodème a à chaque fois l’initiative (affirmation liminaire au verset 2bc, questions aux versets 4 et 9, sur fond grisé), et Jésus répond (versets 3b, 5-8, 10-21). – La mise en évidence des isotopies lexicales permet de distinguer deux grands mouvements : la première partie du dialogue (versets 2-9), jusqu’à la dernière question de Nicodème, est saturée par les verbes γεννάω (double surligné) et δύναται (en gras) ; la seconde partie est saturée par le verbe πιστεύω (souligné) et les titres christologiques (encadrés). Cette saturation par le verbe πιστεύω montre l’importance, pour introduire la péricope de Nicodème, du sommaire (versets 23 et 24), où reparaît l’expression πιστεύω εἰς τὸ ὄνομα : il met d’emblée l’accent sur l’attitude requise du destinataire de la révélation sur l’engendrement d’en haut, la foi authentique. Le prologue disait explicitement que la disposition humaine permettant de recevoir le don divin de devenir enfants de Dieu est de croire en son Nom1 ; le récit va maintenant révéler ce que cela signifie véritablement, dans une scène de rencontre : seule la rencontre avec Jésus et sa suite peuvent permettre de sortir d’une compréhension humaine, trop humaine, du Nom, qui ne peut être connu que par une révélation, dans un chemin. 1
Cf. p. 64-68, 77-87.
CHAP. I – L’ENGENDREMENT DE L’ESPRIT
1. L’ENJEU DE
LA PÉRICOPE DE
221
NICODÈME DONNÉ DANS LE SOMMAIRE NOM (JN 2,23-25)
TRANSITIONNEL : LA VÉRITABLE FOI EN SON
Puisque le texte indique que la péricope de Nicodème est à lire avec la clé de lecture donnée par le narrateur dans le sommaire transitionnel qui le précède2, voyons la portée de cette introduction. Avant d’entrer dans la révélation qui va être faite en mode showing grâce à la rencontre et au dialogue de Jésus avec un personnage individuel, le narrateur met en lumière, en mode telling, l’enjeu majeur de la foi véritable, à partir d’un personnage collectif : πολλοὶ ἐπίστευσαν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ θεωροῦντες αὐτοῦ τὰ σημεῖα ἃ ἐποίει. Pour le lecteur, qui a reçu la lumière du prologue, cette expression rappelle 1,12 : ces πολλοί sont-ils donc ceux qui, croyant en son Nom, ont reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu ? Aussitôt, le narrateur précise ce qui sans ce commentaire ne pouvait qu’échapper au lecteur : αὐτὸς δὲ Ἰησοῦς οὐκ ἐπίστευεν αὐτὸν αὐτοῖς. Le jeu de mots sur le verbe πιστεύω repris, cette fois à la forme négative, avec Jésus pour sujet, dévoile l’insuffisance de la foi de ces πολλοί, fondée sur la vue des signes faits par Jésus. Jésus sait ce qui est dans l’homme, il sait reconnaître et dévoiler la foi véritable ; lui, il connaît. Les versets 24-25, en reprenant le vocabulaire du prologue, soulignent l’asymétrie entre Jésus et les hommes : le monde, les hommes, eux, ne l’ont pas connu (1,10). Le lecteur sait que ce Jésus qui fait des signes en terre d’Israël est celui par qui tout fut créé, αὐτὸς γὰρ ἐγίνωσκεν τί ἦν ἐν τῷ ἀνθρώπῳ, il n’a pas besoin d’un témoignage d’un envoyé pour connaître ce qui concerne l’homme. Le lecteur qui a lu le prologue peut entendre dans cette négative le corrolaire positif implicite : l’homme, lui, a besoin d’un témoignage, pour connaître les réalités célestes ; il ne peut prétendre connaître le Nom sans écouter le Témoin envoyé de Dieu, sans se laisser conduire là où il ne sait pas. La généralisation marquée par le pronom πάντας et le substantif déterminé ἄνθρωπος rappellent le prologue (1,10-14) : nul ne l’a accueilli ; 2 Le texte invite clairement à lire les v. 23-25 de la fin du ch. 2 comme une exposition introduisant la péricope de Nicodème, et tout le ch. 3 : – par le procédé de l’anadiplose : πιστεύω aux v. 23 et 24, γινώσκω aux v. 24 et 25, la double occurrence d’ἄνθρωπος au v. 25 liant ces versets du sommaire à la présentation du personnage de Nicodème au v. 3,1 ; – par l’expression crochet εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ (2,23)/ὄνομα αὐτῷ (3,1) liant le sommaire et la situation initiale de la rencontre de Nicodème avec Jésus – l’expression clé πιστεύω εἰς τὸ ὄνομα revenant au v. 18. – par la reprise de αὐτοῦ τὰ σημεῖα ἃ ἐποίει (2,23) dans la première intervention du pharisien – ταῦτα τὰ σημεῖα ποιεῖν ἃ σὺ ποιεῖς (3,2). Cette fonction d’introduction du sommaire, largement reconnue, n’empêche pas que ces versets transitionnels servent également de conclusion à la péricope du Temple.
222
SECONDE PARTIE
mais à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son Nom. Jésus doit révéler l’insuffisance de la foi de « l’homme » fondée sur une vision extérieure de ce qu’il est, de son Nom, pour que peut-être « un homme » (3,1) reçoive de lui la révélation véritable du Nom dans lequel il faut croire. Le sommaire transitionnel met en lumière l’enjeu de la péricope de Nicodème : le motif de l’engendrement « de Dieu » des croyants reparaît pour la première fois depuis le prologue, inséré dans une péricope dévoilant ce que signifie en vérité « croire en son Nom » – c’est-à-dire cette attitude qui permet, selon 1,12, de recevoir le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Le récit de Nicodème donne au lecteur d’expérimenter ce que le prologue annonçait3 : la foi dans le Nom est inséparable de l’accueil du Logos, qui seul peut révéler le mystère de son identité et du don qu’il fait aux hommes. Autrement dit, dans le récit : la foi dans le Nom est inséparable de l’accueil des paroles de Jésus, qui seul peut révéler ce que même un maître en Israël ne pouvait savoir. 2. SITUATION
INITIALE DE LA RÉVÉLATION SUR L’ENGENDREMENT D’EN HAUT
(JN 3,1-2)
Les versets 1-2a sont bien reliés aux versets 23-25 par la particule δέ et le mot crochet ἄνθρωπος, mais ils commencent à proprement parler le récit de la visite de Nicodème à Jésus4, par la présentation de ce nouveau personnage : lui seul est nommé, et non Jésus5, comme pour signifier qu’il est le protagoniste de cette péricope, dont l’enjeu est sa foi dans 3 Comme le montre bien CULPEPPER, « The prologue, however, would probably never be convincing to the reader were it not for the rest of the narrative » (Anatomy, 89). 4 Contre la proposition des auteurs qui ont si bien vu le lien entre le sommaire et la péricope de Nicodème qu’ils proposent une composition tripartite 2,23-3,2/3,3-10/3,11-21 pour les raisons suivantes : Jésus n’est pas nommé en 3,2, où le pronom αὐτός est à lire à la lumière de 2,24 ; la première intervention de Nicodème n’est pas une question, elle fait partie de la situation initiale, et la révélation de Jésus commence en 3,1 avec la formule solennelle en Amen ; les v. 2,23-3,2 forment une unité, marquée par une composition chiastique (A. 2,23 ; B. 2,24-25a : B’. 2,25b ; A’. 3,1-2). Cf. notamment LA POTTERIE, « Naître de l’eau », 42. Le centre du chiasme BB’, fondé sur la reprise de γινώσκω et de ἄνθρωπος, alors que ce dernier substantif apparaît également en A’, nous paraît insuffisant pour soutenir une composition chiastique. Nous préférons maintenir que, après le sommaire, la péricope commence en 3,1 par la situation initiale introduisant le protagoniste, suivie du début du dialogue initié par Nicodème, en 3,2b ; l’apparition du verbe δύναται en 3,2 dans la bouche de Nicodème, terme que l’on retrouve aux v. 3,4 (2),5 et 9, est un signal textuel que le v. 3,2 est à lire avec le dialogue qui commence. 5 Nous faisons ici la même observation que les auteurs qui y voient un indice de la délimitation de la première partie 3,23-3,2, mais l’interprétons différemment.
CHAP. I – L’ENGENDREMENT DE L’ESPRIT
223
le Nom de Jésus, son accueil de la révélation du Fils de l’homme, Fils unique de Dieu, son cheminement. La caractérisation commence en mode telling, par une triple description du personnage, et une action. 2.1. Caractérisation du destinataire de cette révélation Le protagoniste est doublement caractérisé. D’une part, la reprise du terme ἄνθρωπος, et de l’expression τὰ σημεῖα ποιεῖν dans sa première prise de parole, le relie aux πολλοί à la foi basée sur les signes. Le mot crochet fait passer, par un effet de zoom, de l’homme en général visé par le substantif déterminé (verset 24, deux occurrences) – « l’homme » que Jésus connaît, à la foi insuffisante – au personnage de Nicodème, désigné par le même substantif cette fois sans article (verset 3,1), « un homme », un des πολλοί, selon ce que suggère l’anadiplose conduisant de 2,23 à 3,16. Au moment de son apparition dans le récit, il semble bien, pour le moment, être l’un de ces hommes qui pensent croire dans le Nom, d’une foi en réalité insuffisante selon le regard de Jésus auquel le narrateur a donné accès. Sa première prise de parole confirme qu’il est de ces πολλοί, puisqu’il s’appuie sur les signes. Nicodème s’avère donc issu de ce groupe de ceux qui ont besoin de recevoir un témoignage. D’autre part, la présentation par le nom, typique de l’incipit d’un récit – Ἦν δὲ ἄνθρωπος… Νικόδημος ὄνομα αὐτῷ7 – est encadrée par une caractérisation double mettant l’accent sur l’appartenance du personnage au groupe des Juifs : un pharisien, un chef des Juifs. Nicodème est initialement présenté comme un représentant du judaïsme officiel – et l’emploi des première et deuxième personnes du pluriel dans le dialogue confirme cette dimension collective du personnage. L’individu Nicodème, sortant8 de l’un et l’autre de ces deux groupes, à la fois un homme qui ne croit pas véritablement dans le Nom de Jésus, et un représentant du judaïsme, vient à Jésus, dans une rencontre personnelle qui peut permettre un chemin – offert à tout homme rencontrant le Logos. Cf. note 2, p. 221. Cf. LÉTOURNEAU, Jésus, Fils de l’homme et Fils de Dieu, 52. Nicodème est présenté avec la même formule que celle qui présentait Jean le témoin : Ἐγένετο ἄνθρωπος… ὄνομα αὐτῷ Ἰωάννης· » (1,6), cf. p. 146-147. Ce sont les deux uniques occurrences de cette formule dans le quatrième évangile. 8 En un double sens : Nicodème est issu de ces groupes ; il peut en sortir, ne pas avoir la même réaction que les Juifs de 2,13-22 et les πολλοί de 2,23-25 : c’est ce qu’attestera la suite du récit aux chapitres 7 et 19. 6 7
224
SECONDE PARTIE
Trois dimensions du personnage s’articulent : – Nicodème est un individu à qui Jésus s’adresse en tu, « un des pharisiens », qui rencontre personnellement le Logos incarné9, convoqué dans sa liberté ; – Il est aussi le représentant des Juifs espérant un Messie selon leurs attentes, et de ceux qui voyant les signes ne vont pas jusqu’au signifié ; – Enfin, il est un homme : le substantif ἄνθρωπος10 invite à découvrir dans cette rencontre singulière une révélation de la relation de Dieu au monde, aux hommes. À travers l’échange entre ce Juif et Jésus se donne à lire la rencontre d’un homme – un des « siens » (1,11), un du « monde » (1,10) – et du Logos, de Dieu. L’objet de la révélation dont ce Juif est le bénéficiaire concerne tous les hommes : la nécessité d’être engendré d’en haut. À travers ces trois « cercles concentriques d’identité »11, le cheminement du protagoniste et la révélation qui lui est faite sont proposés à tout homme, à commencer par le lecteur implicite. 2.2. Une révélation faite de nuit ; la situation initiale de ténèbre La précision selon laquelle la rencontre entre Jésus et Nicodème a lieu la nuit permet de préciser la situation initiale de ce Juif qui a besoin de recevoir un témoignage. À un premier niveau de lecture, νυκτός est une indication temporelle, une circonstance de l’action : Nicodème vient à Jésus à une heure favorable pour étudier la Torah12 ; ou encore, une heure favorable pour aller trouver discrètement celui que, déjà, ses pairs rejettent13. Mais étant donné l’importance des commentaires implicites – notamment dans les indications temporelles – destinés à façonner le lecteur dans le quatrième évangile, et la centralité 9 Le titre Logos n’est jamais utilisé dans le récit du quatrième évangile, mais nous l’utilisons parce que nous nous situons du côté du lecteur, qui a reçu cette clé du prologue : le lecteur tout au long de cette section découvre comment les personnages appréhendent celui qu’il est le seul à savoir être le Logos. 10 Le terme est choisi de préférence à ἀνήρ, utilisé dans l’incipit de Jg 13,2 et 17,1. LXX Jg 13,2 : Καὶ ἐγένετο ἀνὴρ ἐκ Σαραα ἐκ τῆς φυλῆς τοῦ Δαν, καὶ ὄνομα αὐτῷ Μανωε ; 17,1 : Καὶ ἐγένετο ἀνὴρ ἐξ ὄρους Εφραιμ, καὶ ὄνομα αὐτῷ Μιχα. 11 KOESTER, « Theological complexity », 172. Cf. CULPEPPER, Anatomy, 135. 12 Cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 204-205. 13 Cf. O’DAY, « New birth as a new people », 55 ; GOULDER, « Nicodemus », 154. À ce stade du récit, cette indication ne peut s’entendre en alignant Nicodème sur le type de ceux qui croient en secret et refusent de confesser leur foi par peur des Juifs, type qui fait l’objet du commentaire de 12,43 : contre KOESTER, « Theological complexity », 170.
CHAP. I – L’ENGENDREMENT DE L’ESPRIT
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du symbolisme lumière/ténèbres dès le prologue, le sens symbolique de la mention νυκτός ne fait aucun doute14. Le terme est rare dans le récit johannique, et jamais utilisé dans un sens exclusivement temporel15. Le lecteur sait depuis le prologue que le Logos est lié à la lumière et brille dans les ténèbres (1,4-5). Certains commentateurs mettent cependant tout l’accent sur la situation nocturne16, négligeant l’unique action de cette situation initiale, unique mouvement explicité de Nicodème dans cette péricope, et qui conduit au dialogue, celle de venir auprès de Jésus : le point de départ « de nuit » ne saurait faire conclure qu’il appartient au monde des ténèbres, comme dans un état figé et définitif. Le lecteur attend du déploiement du récit de savoir si cette venue à Jésus va transformer la situation initiale d’obscurité, si le protagoniste va accueillir le Logos lumière venu chez les siens. Par l’évocation de la nuit, le protagoniste est donc d’emblée situé au cœur du combat de la lumière et des ténèbres évoqué dès le prologue. Le mouvement de ce pharisien, de ce mal croyant, vers Jésus, suscite, à ce stade du récit, bien des questions : le récit va-t-il le faire entrer dans une authentique suite de Jésus comme disciple17 ? Cette venue auprès de Jésus va-t-elle permettre la sortie de la nuit ? La venue de nuit selon le sens littéral de la discrétion est-elle promesse d’une sortie du groupe des Juifs opposants et des πολλοί mal croyants ? Déjà se noue dans cette simple situation initiale l’intrigue de tous les épisodes du quatrième évangile comme de l’entièreté du récit18 : celle de l’accueil ou du nonaccueil du Logos, de la lumière. Jésus va introduire la révélation sur l’engendrement d’en haut au cœur de cette intrigue.
14 De même, MICHEL, « Nicodème ou le non-lieu de la vérité », 229 ; BASSLER, « Mixed Signals », 638, n. 14 ; CARSON, The Gospel according to John, 186 ; RENZ, « Nicodemus : An Ambiguous Disciple ? », 260-261 ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 113-114 ; AUWERS, « La nuit de Nicodème », 481-503 ; pour la dimension symbolique de νυκτός, cf. 487-489. 15 Notons l’emploi de 13,30, particulièrement éloquent, lors de la sortie de Judas dans les ténèbres : ἦν δὲ νύξ. Les seules autres occurrences, outre celles consacrées à Nicodème, sont 9,4 ; 11,10 et 21,3. La nuit est l’absence de la lumière qu’est Jésus. 16 À ce stade du récit, le personnage nous paraît plus ouvert que ce qu’en disent par exemple MICHEL, « Nicodème ou le non-lieu de la vérité » et O’DAY, « New birth as a new people », 60. 17 Comme Nathanaël, un autre fils d’Israël, venant à Jésus en 1,47 : Εἶδεν ὁ Ἰησοῦς τὸν Ναθαναὴλ ἐρχόμενον πρὸς αὐτόν. 18 Cf. CULPEPPER, Anatomy, 88-89.
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SECONDE PARTIE
2.3. La révélation sur l’engendrement d’en haut se donne dans un dialogue, pour être accueillie La caractérisation du protagoniste en mode telling laisse place au dialogue, en quoi consistera l’entièreté de la péricope. C’est en mode showing que le lecteur attend de découvrir comment Nicodème accueille ou pas la lumière, la révélation du Nom : dans le dialogue qui permet un éclairage, un chemin progressif – pour le protagoniste, pour le lecteur. Nicodème s’est approché de « lui » – Jésus, le Logos… et le Logos va parler, révéler. Par le dialogue, l’évangéliste permet au lecteur d’écouter directement le Logos révélant son Nom et de faire, en lien avec le protagoniste, son propre chemin, à partir de la nuit. La révélation de Jésus ne se donne pas comme un discours abstrait et théorique, elle se livre dans une rencontre personnelle, dans un cheminement, bien visible dans le fait que ce sont les interventions de Nicodème aux versets 2, 4 et 9 qui, à chaque fois, font avancer la révélation19. L’insertion du discours de révélation dans le récit, dans le dialogue avec Nicodème est profondément signifiante20. 3. LA
RÉVÉLATION À
NICODÈME SUR L’ENGENDREMENT D’EN HAUT (JN 3,2-21)
3.1. Première question-réponse : nécessité de l’engendrement d’en haut (3,2b-3) 3.1.1. L’enjeu de révélation christologique de la révélation à Nicodème La manière dont Nicodème s’adresse à Jésus et le contenu de son accroche participent pleinement à la caractérisation du destinataire de la révélation sur l’engendrement d’en haut : – En 3,221, Nicodème vient à Jésus de sa propre initiative22 : il entre sur scène comme celui qui a la main. 19 Ces interventions sont mises en évidence en grisé sur la composition présentée p. 219-220. 20 Sur l’art johannique du dialogue, qui permet, grâce aux questions d’un personnage repoussoir, de creuser ce qui est d’abord incompréhensible, et de conduire à une révélation, cf. DODD, « Dialogue Form », 63-65. Sur l’importance de lire le discours de révélation à l’intérieur du récit de la rencontre et du dialogue de Jésus avec Nicodème, cf. CULPEPPER, « Vingt ans d’analyse narrative », 90. 21 Au contraire, dans les dialogues des scènes de rencontre entre Jésus et un personnage qui ont précédé, c’est toujours Jésus qui a pris la parole le premier : dans son dialogue avec les deux disciples de JB (1,38), avec Simon (1,42), avec Philippe (1,43), avec Nathanaël (1,47) – même s’il n’est pas dit que Jésus s’adresse à Nathanaël, sa parole est tout de même à sa destination, puisque Nathanaël lui répond au v. 48. 22 Cela est signifiant car, comme le remarque DODD, à la différence des synoptiques, dans le quatrième évangile, le fait que le dialogue soit initié par le personnage plutôt que
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– Nicodème vient à Jésus, mais ne pose pas de question sur son identité23 : ῥαββί, οἴδαμεν ὅτι ἀπὸ θεοῦ ἐλήλυθας διδάσκαλος. Par ce titre, il signifie à son interlocuteur qu’il le connaît, et le juge, élogieusement, digne d’être consulté, digne de débattre avec lui24. Ce titre, qui faisait l’objet d’un commentaire explicitant du narrateur en 1,38, est ici expliqué par le personnage lui-même. Celui-ci justifie l’emploi du titre de ῥαββί par sa connaissance de l’identité de Jésus – celle qu’il partage avec son groupe, οἴδαμεν ὅτι ἀπὸ θεοῦ ἐλήλυθας διδάσκαλος – ; et le troisième segment justifie la source de cette connaissance (οἴδαμεν) : οὐδεὶς γὰρ δύναται ταῦτα τὰ σημεῖα ποιεῖν ἃ σὺ ποιεῖς, ἐὰν μὴ ᾖ ὁ θεὸς μετʼ αὐτοῦ. L’énoncé est non seulement assertif, mais tout à fait assuré par lui-même, clos. Le personnage a beau venir à Jésus comme à un maître dont l’autorité est attestée, ses propos le situent d’égal à égal25, étranger à l’asymétrie que le sommaire a fait percevoir au lecteur (2,25). Du point de vue de Nicodème, sa confession est un beau compliment pour ce jeune « rabbi » que lui, un maître d’Israël, vient rencontrer : mais du point de vue du lecteur, cette confession manque son objet ; elle tend donc vers la nécessité d’une révélation. – Au niveau sémantique, l’emploi de οἴδαμεν va dans le même sens : dans ce contexte, l’expression ici mise sur les lèvres de Nicodème dévoile une connaissance figée, qui croit saisir d’un coup son objet qui lui échappe. Il n’a rien à apprendre sur Jésus, ce rabbi qui « [sait] fort bien » ce qu’il y a à savoir, sans avoir besoin d’un témoignage ; l’identité de Jésus telle qu’il l’énonce est « une chose universellement connue et admise par tous »26, par tous ceux de son groupe – les Juifs, les πολλοί. par Jésus est l’exception (« Dialogue Form », 62). Plutôt que de conclure de cette caractéristique johannique, avec cet auteur et LÉTOURNEAU, Jésus, Fils de l’homme et Fils de Dieu, 106, n. 15, qu’il faut faire commencer, ici comme ailleurs, le dialogue par l’intervention de Jésus, en 3,3, nous cherchons à interpréter ce trait spécifique du dialogue avec Nicodème. 23 Au contraire, André et l’autre disciple de JB en 1,38, Nathanaël en 1,48, posaient des questions. 24 Le dialogue qui commence « relève du genre littéraire du débat d’école » (ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 110). 25 De même, BARRETT, The gospel according to St. John, 205. 26 Cf. LA POTTERIE, « Οἶδα et γινώσκω », 709-725. Il semble bien que la distinction classique entre οἶδα et γινώσκω soit toujours valable dans le grec de Jean : « οἶδα désigne la connaissance comme une chose achevée, comme un absolu, c’est-à-dire qu’elle est considérée en elle-même, en tant que possédée. […] On rencontre souvent dans le Nouveau Testament l’expression οἴδαμεν ὅτι pour parler d’une chose universellement connue et admise par tous » (712-713). C’est nous qui soulignons. De même, PANCARO, « The Metamorphosis of a Legal Principle », 354 ; MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 221-223. Contre VOUGA, Le Cadre historique, 17.
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– Cette caractérisation de Nicodème qui croit savoir est précisée par son appartenance au groupe des Pharisiens : • Un je pris dans un nous Nicodème s’adresse à Jésus à la deuxième personne du pluriel. La validité du titre qu’il attribue à son interlocuteur dépend de la validation du groupe auquel il appartient. Nicodème vient à Jésus plein des certitudes de son groupe. À ce stade du récit, Nicodème ne se distingue pas du groupe qu’il représente. • La doxa du groupe : ἀπὸ θεοῦ ἐλήλυθας διδάσκαλος· Parce que le lecteur a appris déjà que Jésus est le Logos Dieu auprès de Dieu, devenu chair, la première réplique de Nicodème joue ironiquement sur son affirmation de la venue ἀπὸ θεοῦ ; tout l’enjeu de la rencontre de Jésus est bien de découvrir son origine, d’une manière bien différente que ce que le rabbi juif peut ici confesser : « Rabbi, nous savons que comme maître, tu viens de la part de Dieu »27. Dans la phrase de Nicodème, ἀπὸ θεοῦ ne qualifie pas l’être de Jésus, mais son autorité de rabbi28. Tout comme les πολλοί du sommaire dont il partage la doxa, il n’a pas su lire les signes dans leur profondeur de signification. • Une croyance insuffisante Nicodème reconnaît en Jésus un maître venu de Dieu parce qu’il voit dans les signes qu’il accomplit la preuve que Dieu est avec lui : Jésus se voit ici considéré comme « l’un de ces nombreux rabbis à qui des miracles étaient attribués dans les écrits juifs »29. Le lecteur perçoit toute la distance entre l’identité de Jésus qui lui a été révélée et la perception qu’en a à ce stade Nicodème, reconnaissant que Jésus vient de Dieu au seul sens que « Dieu est avec lui » – selon ce qui était dit des grandes figures du peuple élu : des patriarches30, de Moïse31, des rois32 et des Traduction de ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 108. Cette confession de Nicodème est bien différente des deux autres passages où l’on retrouvera l’expression ἀπὸ θεοῦ, tous deux alors que l’Heure est venue. En 13,3, le narrateur omniscient ressaisit le grand mouvement de catabase-anabase de Jésus : εἰδὼς ὅτι πάντα ἔδωκεν αὐτῷ ὁ πατὴρ εἰς τὰς χεῖρας καὶ ὅτι ἀπὸ θεοῦ ἐξῆλθεν καὶ πρὸς τὸν θεὸν ὑπάγει ; en 16,30, les disciples à l’heure où Jésus parle « en clair et sans figures », peuvent désormais confesser une foi authentique : νῦν οἴδαμεν ὅτι οἶδας πάντα καὶ οὐ χρείαν ἔχεις ἵνα τίς σε ἐρωτᾷ· ἐν τούτῳ πιστεύομεν ὅτι ἀπὸ θεοῦ ἐξῆλθες. Au bout du chemin, l’affirmation est bien que Jésus est sorti ἀπὸ θεοῦ, toute différente de 3,2 : ἀπὸ θεοῦ ἐλήλυθας διδάσκαλος. 29 BROWN, The Gospel according to John, I, 137 ; cf. VOUGA, Le Cadre historique, 17, n. 7. 30 Ainsi, Dieu promet d’être avec Isaac en Gn 26,3 ; avec Jacob en Gn 31,3.13 31 On trouve la même promesse de YHWH à Moïse lors de son appel, une promesse assortie d’un signe (LXX Ex 3,12). 32 Une promesse identique de YHWH à Jéroboam apparaît dans la prophétie d’Ahiyya en LXX 3Règnes 11,38. 27 28
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prophètes33. Ce Juif n’a pas perçu le novum advenu en Jésus (1,17) : son affirmation de l’identité de Jésus, sans l’ouverture que permettrait la modalité interrogative, est limitée par les catégories du temps de la préparation34. Le lecteur possédant la double clé herméneutique du prologue et du sommaire voit clairement, au point de départ de la révélation par le dialogue, que l’enjeu de la scène est un enjeu christologique, un enjeu de révélation. 3.1.2. Première réponse de Jésus (3,3) 3.1.2.1. Jésus initie la nécessaire révélation sur l’engendrement d’en haut • Jésus déplace son interlocuteur La formule solennelle ἀμὴν ἀμὴν λέγω σοι35 – et sa variante en ὑμῖν36 – avec le redoublement du ἀμήν est propre à Jean, qui l’utilise vingt-cinq fois, toujours dans la bouche de Jésus : elle attire l’attention de l’interlocuteur/ du lecteur sur le poids de cette parole37, lié à son locuteur, Jésus. Par cette formule, Jésus lui-même atteste que les paroles qu’il va prononcer sont vraies – non parce que son interlocuteur va l’attester en répondant amen, mais parce qu’il les déclare solennellement telles, lui, le seul locuteur à pouvoir révéler ce qu’il révèle (1,18)38. Elle donne d’emblée à sentir l’asymétrie entre les deux interlocuteurs que le personnage n’avait pas perçue. Cette entrée en matière solennelle accentue l’impression de décalage donnée par l’enchaînement des deux premières répliques : Nicodème vient à Jésus en confessant qui est pour lui ce « maître » avec qui il souhaite s’entretenir ; Jésus lui répond par une maxime sur le salut – sur les conditions pour voir le royaume de Dieu. Il emploie bien la deuxième personne dans la formule introductive, mais le corps de sa réponse est un énoncé vrai pour tous les hommes – visés par l’indéfini τις. Ne réduisons pas trop vite le « fossé sémantique »39 entre ces deux énoncés : nous consonnons sur ce point avec P. Létourneau, 33
Cf. Jr 1,8.17.19 ; 26,28. Cf. MOLONEY, « From Cana to Cana », 194, et Belief, 108. De même, LINCOLN, The Gospel according to Saint John, 149. 35 3,3.5.11 ; 13,38 ; 21,18. 36 1,51 ; 5,19.24.25 ; 6,26.32.47.53 ; 8,34.51.58 ; 10,1.7 ; 12,24 ; 13,16.20.21 ; 14,12 ; 16,20.23. 37 Non seulement, comme le note RESSEGUIE, elle « marque le début des paroles de Jésus […] et indique un nouveau point de vue », mais elle marque l’unicité de ce nouveau point de vue, à part. Cf. L’exégèse narrative, 300. 38 Sur la « fonction rhétorique de cette formule d’auto-énonciation (réservée au locuteur Jésus) », Cf. BLANCHARD, « Quand saint Jean raconte », 45, n. 12. 39 Cf. LÉTOURNEAU, Jésus, Fils de l’homme et Fils de Dieu, 349-350. Plusieurs commentaires tendent à réduire ce « fossé sémantique » : certains, s’appuyant sur le parallèle 34
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SECONDE PARTIE
À première vue, il n’y a pas de lien direct entre la confession christologique de Nicodème au v. 2 et l’énoncé sotériologique de Jésus au v. 340.
Quelle est donc la fonction de ce décalage, dans lequel Jésus lui-même introduit le motif de l’engendrement d’en haut ? – Pour le personnage : Jésus ne commence pas par rectifier ce qu’a d’insuffisante la déclaration de Nicodème en lui révélant d’emblée sa véritable identité ; en passant de manière énigmatique du sujet de son identité à lui à un énoncé concernant les hommes, de tournure généralisante, Jésus initie un chemin, qui va conduire Nicodème à questionner, à prendre conscience d’un non-savoir, d’un non-pouvoir41. – Pour le lecteur : d’une part, en sa loge privilégiée, le lecteur muni de la révélation du prologue peut voir l’insuffisance initiale de la confession du protagoniste ; mais il est lui-même désarmé par l’enchaînement des deux premières répliques. Il partage ainsi la nécessaire expérience offerte à Nicodème de ne pas comprendre immédiatement où Jésus le conduit. Dans ce dialogue avec Nicodème, lui-même sera plus d’une fois désarçonné, déplacé, invité à chercher le lien entre les énoncés, pour recevoir une révélation qui passe l’homme. • Mise en lumière du lien énigmatique entre les deux répliques Dans sa réponse à Nicodème, Jésus s’appuie sur l’énoncé de son interlocuteur42, dont il prend le pas pour le déplacer : il reprend le même patron synoptique supposé avec l’épisode du jeune homme riche en Mt 19,16-22 prétendent qu’en réalité, Jésus répond bien à la réplique de Nicodème, questionnant implicitement Jésus sur la question de la vie éternelle ; cf. SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, I, 366 ; BROWN, The Gospel according to John, I, 138 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 283. Mais la réplique de Nicodème ne parle nullement de la vie éternelle. D’autres sauvent la continuité des deux répliques en faisant du v. 3 un énoncé christologique : ainsi, pour MEEKS, le v. 3 s’applique d’abord au Fils de l’homme, secondairement aux croyants : cf. « The man from heaven », 52-53 ; pour TRAETS, voir le Royaume, c’est très probablement voir Jésus, réellement présent face à Nicodème, et les signes qu’il opère : cf. Voir Jésus, 130. L’auteur suit Jean Chrysostome. Mais à la note 29, il reconnaît luimême que cette interprétation « rencontre des difficultés non négligeables ». 40 LÉTOURNEAU, Jésus, Fils de l’homme et Fils de Dieu, 349. Nous ne saurions en conclure, comme JONGE, que les v. 3-10 « ne sont rien de plus qu’un intermède, fût-il un intermède tout à fait approprié et nécessaire » : cf. Jesus : stranger from heaven, 38. Cf. également 39. 41 C’est pourquoi nous ne parlerions pas de « fin de non recevoir », comme ROUSTANG, puisque tout le but du dialogue est de permettre à Nicodème d’accueillir la révélation d’en haut (« L’entretien avec Nicodème », 338). La signification du décalage, de l’apparent changement de sujet, nous semble très bien rendue dans ces mots de BODSON : « Détourne-toi de ta prétention à tout savoir et tourne-toi vers moi, non pour me dire qui je suis, mais pour recevoir qui tu es » (Regards, 32). Cf. également VOUGA, Le Cadre historique, 18 et 22. 42 Tout au long du dialogue, Jésus reprend les termes de son interlocuteur, ou réciproquement : Nicodème emploie διδάσκαλος en 3,2 et Jésus le reprend en 3,10. Nicodème
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syntaxique δύναται […] ἐὰν μή, mais en inversant l’ordre apodoseprotase et en tournant la principale à la forme négative – οὐ δύναται. La disposition des versets 2c-3b est en chiasme : Nicodème
A. 2c οὐδεὶς γὰρ δύναται ταῦτα τὰ σημεῖα ποιεῖν ἃ σὺ ποιεῖς,
B. ἐὰν μὴ ᾖ ὁ θεὸς μετʼ αὐτοῦ.
Jésus
B’. 3 ἀμὴν ἀμὴν λέγω σοι, ἐὰν μή τις γεννηθῇ ἄνωθεν,
A’. οὐ δύναται ἰδεῖν τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ.
Nicodème affirmait à juste titre que Jésus manifeste par ses signes une puissance que nul autre ne possède : Jésus confirme que nul homme n’a la puissance de faire ce qui ne peut qu’être donné par Dieu – non pas seulement de faire les signes qu’il fait, mais, affirmet-il en recadrant le but qu’il vise pour son destinataire en faisant des signes, de voir le royaume de Dieu. Jésus décale sa réponse par rapport à la confession de Nicodème pour susciter un chemin de sortie du οἴδαμεν clos condamnant son locuteur à rester dans un non-savoir et une impuissance tout humains, dans une foi insuffisante fondée sur les signes. 3.1.2.2. L’engendrement d’en haut, condition nécessaire pour voir le royaume de Dieu • L’enjeu de l’engendrement d’en haut mis en tête de la révélation de Jésus : voir le Royaume En cette première réplique de Jésus où il introduit le motif de l’engendrement d’en haut, on observe à nouveau – comme dans le prologue – qu’est mis en tête de la révélation le fruit sotériologique de la révélation de l’identité du Fils : Jésus commence par parler de ce qui concerne les hommes. L’enjeu est pour eux, de « voir le royaume de Dieu ». Pour voir le Royaume. Il est clair que ce ἰδεῖν signifie avoir l’expérience du Royaume, y avoir part, dans un sens très proche du parallèle du verset 543 ; il n’empêche, l’emploi de ce verbe de la vision dans la utilise δύναται en 3,2.4(2).9 : on le retrouve dans la bouche de Jésus en 3,3.5. La première occurrence de πῶς est sur les lèvres de Nicodème en 3,4.9 : l’adverbe reparaît sur celles de Jésus en 3,12. Nicodème emploie εἰσελθεῖν en 3,4, et Jésus au verset suivant. Enfin, le premier οἶδα revient à Nicodème en 3,2 : Jésus le reprend en 3,8.11. 43 Cf. la note détaillée de ZUMSTEIN, qui s’appuie sur la comparaison synoptique et rabbinique : L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 113, n. 24. Cf. également BARRETT, The gospel according to St. John, 207 ; O’DAY, « New birth as a new people », 56 ; MOLONEY, Belief, 12, n. 64 ; BROWN, The Gospel according to John, I, 130.
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première formulation (verset 3)44 ne saurait être anodin, dans cette péricope dont l’enjeu a été donné par le sommaire : à ceux dont la foi est fondée sur les signes qu’ils ont vus, Jésus révèle, même si c’est par la négative, que l’engendrement d’en haut leur donnera de voir le royaume de Dieu. Il s’agit de recevoir de voir, dans la foi, le royaume de Dieu. L’expression τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ, rare dans le quatrième évangile, pointe vers le récit de l’Heure45 : il faudra attendre le récit de la Passion pour découvrir comment Jésus sera intronisé Roi46, ce que signifie ce royaume de Dieu47 ; pour le moment, Jésus évoque cette visée en mettant l’accent sur la condition pour y accéder, dans une phrase négative : elle est impossible à atteindre pour quiconque n’est pas engendré d’en haut. • L’engendrement ἄνωθεν : condition sine qua non pour entrer dans ce voir Jésus n’en reste pas à la révélation de cette impossibilité. Ce qui est impossible pour l’homme est possible pour Dieu : cette incapacité humaine d’atteindre cette visée est dépassée par l’engendrement ἄνωθεν. Ce dernier ouvre une possibilité inouïe à l’homme, s’il accepte de recevoir d’en haut ce qu’il ne peut, d’aucune manière, atteindre par lui-même. Le sens du verbe γεννάω48 et l’emploi du passif divin γεννηθῇ le disent bien, le τις humain ne peut attendre que de l’agent divin d’être
44 C.T. Notons une variante textuelle au v. 5 : le Sinaïticus avant correction, un témoin de la Vetus latina (Aureus, VL 15), et un témoin de la version bohaïrique (copte) présentent la leçon ἰδεῖν à nouveau au v. 5. Il s’agit sans doute d’une harmonisation avec le v. 3. Cette variante mineure invite à être attentif à la différence entre les deux verbes entre le v. 3 et le v. 5. 45 Outre la double occurrence des v. 3 et 5, le substantif βασιλεία n’apparaît qu’à une autre reprise, dans une triple occurrence : à l’heure de la révélation ultime, en 18,36, dans le dialogue avec Pilate, et là encore dans la bouche de Jésus, qui oppose le monde – le monde d’en bas – et le monde d’en haut d’où il est venu en naissant selon la chair. Il est explicité par Jésus en réponse à Pilate, dans l’affirmation qui présente la dernière occurrence du verbe γεννάω – la seule qui ait Jésus pour sujet (cf. p. 106-107, 115). Ce n’est qu’à cette Heure que sera révélée pleinement la royauté de Jésus achevant sa mission de rendre témoignage à la vérité : pour le moment, dans le dialogue avec Nicodème, ce terme est énigmatique, il est le point de départ de ce qui va commencer de se dévoiler, notamment dans les v. 11-21 ; de ce qui pointe vers le récit de la Passion. Cf. TRAETS, Voir Jésus, 129. 46 Nous mettrons une majuscule à Roi quand la figure est divine. 47 C’est à l’heure du don de la vie de Jésus, Fils de Dieu, Roi, que sera révélé que « “le royaume de Dieu” […] signifie la “vie éternelle”, à savoir la vie divine qui se répand lorsque “Dieu règne” », LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 290. 48 Cf. VELLANICKAL, The divine sonship, 190.
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engendré à nouveau/d’en haut. Le motif de l’engendrement dénote la transformation totale de l’être, à partir d’une nouvelle origine, le « recommencement radical dont seul Dieu peut être l’agent. »49 On débat pour savoir s’il faut traduire être engendré ou être né, puisque le verbe γεννηθῆναι, au passsif, « peut signifier soit « “être né” – comme d’un principe féminin – soit “être engendré” – comme d’un principe masculin »50. Pour notre étude, la nuance n’est pas décisive51 : le point important est l’accent mis sur la radicale nouveauté de la vie reçue d’en haut, et sur l’agent, le principe de cette vie nouvelle donnée à celui qui vivait déjà, selon la chair : ce principe est divin. Hors contexte, dans le grec de la koinè, l’adverbe ἄνωθεν peut avoir deux sens principaux : un sens temporel, à nouveau, et un sens spatial, d’en haut52. Dans cette première question de Jésus, le sens le plus évident est le sens spatial53 : c’est le sens qui va être déployé dans la péricope54. Mais l’amphibologie est ici possible – qui va permettre le malentendu –, et signifiante55. La condition pour voir le royaume de Dieu est d’être engendré à nouveau : un nouvel engendrement, d’un autre ordre que l’engendrement charnel, qui consiste à être engendré d’en haut56. Les deux sens s’articulent57.
49 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 114 ; DIAZ RODELAS, « La generacion divina », 385. 50 Cf. BROWN, The Gospel according to John, I, 130 ; DIAZ RODELAS, ibidem, 370-371. 51 Nous optons, en règle générale, pour la traduction par « être engendré », pour maintenir le passif divin ; mais dans la péricope de Nicodème, à cause de l’image du vieillard rentrant dans le sein de la mère, la traduction par « renaître » est préférable. Elle a l’avantage de maintenir l’amphibologie. 52 MOLONEY, Belief, 110, n. 61 : « The implied reader, at home in Koine Greek, knows the double meaning of anōthen. » 53 De même, BROWN, The Gospel according to John, I, 131. Parmi les auteurs qui optent pour le seul sens spatial : BERNARD, A critical and exegetical commentary, 102 ; MOLLAT, L’évangile et les épîtres de Saint Jean, Paris, 1960, 79, note b ; BÜCHSEL, article « Ἄνωθεν », TDNT, 378. Très peu d’auteurs optent pour le seul sens temporel de « à nouveau » : cf. WESTCOTT, The Gospel according to St. John, 63 ; BULTMANN, The Gospel of John, 135-136, n. 4. 54 C’est aussi le sens de l’adverbe dans les cinq occurrences du quatrième évangile : Jn 3,3.7.31 ; 19,11.23. L’amphibologie de l’adverbe n’est possible que dans les deux premières occurrences, dans l’expression γεννηθῆναι ἄνωθεν ; toutes les autres occurrences ont clairement le sens spatial. 55 RICHARD y insiste, « the author intends both meanings » (« Expressions of double meaning », 103). Bien des auteurs tiennent au contraire que l’un ou l’autre sens est visé, à l’exclusion de l’autre : cf. n. 50, p. 110. 56 Ainsi BARRETT, The gospel according to St. John, 206. 57 VOUGA, Le Cadre historique, 18, n. 11 ; RICHARD, « Expressions of double meaning », 103 ; GRESE, « “Unless one is born again” », 691.
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SECONDE PARTIE
• L’engendrement ἄνωθεν : un événement à venir – du prologue à Jn 3 Dans le prologue, le verbe γεννάω était conjugué à l’indicatif aoriste – mode du réel, temps du déjà advenu ; le même verbe reparaît ici au subjonctif aoriste, dans une conditionnelle négative introduite par ἐὰν μή. Dans le prologue, le sujet était la troisième personne du pluriel désignant un groupe d’hommes ayant historiquement déjà accueilli le don du pouvoir de devenir enfants de Dieu : ici le sujet est le pronom indéfini τις ; il ne désigne pas quelqu’un pour qui cet engendrement d’en haut aurait déjà eu lieu, mais est ouvert à quiconque remplira cette condition sine qua non, échappant alors au groupe de tous ceux qui ne peuvent pas voir le royaume de Dieu – ouvert à Nicodème, s’il écoute la parole de Jésus dans cette rencontre et sort de sa vue limitée, ouvert au lecteur si telle est son option. La première apparition du motif dans le prologue dans l’expression ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν est explicitée dans la rencontre de Nicodème avec le Logos incarné. La fine pointe était donnée d’emblée dans le prologue, l’origine de l’engendrement offert aux croyants est Dieu, et la triple négation y insistait avec force ; dans le récit ouvrant le chemin pour que le destinataire accueille ce don du pouvoir de devenir enfant de Dieu, Jésus commence à expliciter cet engendrement « de Dieu » par une expression enclenchant le vocabulaire spatial qui va avoir toute son importance dans la péricope : ἄνωθεν. C’est à partir du monde de Dieu qu’il faut être engendré : à partir du monde d’en haut. Ainsi, le motif de l’engendrement divin des croyants apparu dans le prologue – qui situe le lecteur après le temps diégétique – comme une prolepse d’un événement déjà advenu pour le groupe de personnes qui ont accueilli le Logos – ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν – reparaît en ce premier grand récit de rencontre, non pas cette fois comme un engendrement déjà advenu, mais comme un appel de Jésus, lancé à tout homme, comme une condition nécessaire pour « voir le royaume de Dieu ». À ce stade du récit, le destinataire rencontré par Jésus – Nicodème, mais aussi tout homme, le lecteur qui accepte d’entrer dans le cheminement du récit – n’est pas encore engendré d’en haut : il lui faut découvrir qu’il n’est pas déjà fils de Dieu, qu’il ne sait pas, qu’il ne peut pas voir le Royaume ; il lui faut accueillir le Logos devenu chair pour se laisser conduire là où il ne sait pas, ne peut pas. L’annonce proleptique et condensée du prologue fait place au commencement d’un cheminement permettant à qui accueillera le Logos rencontré dans l’histoire de rejoindre le groupe de ceux qui, à l’autre bout du récit, ont été engendrés de Dieu.
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3.2. Deuxième question-réponse. Le comment de l’engendrement d’en haut (3,4-8) : le principe divin, l’Esprit 3.2.1. Deuxième prise de parole de Nicodème (3,4) 3.2.1.1. Nicodème déplacé questionne : il entre dans le chemin de la révélation L’enclenchement par Jésus d’un chemin de révélation s’avère opérant : – Nicodème bascule dans la modalité interrogative : πῶς ; μή ; – Son discours se laisse pénétrer par la parole de Jésus. À la suite de Jésus, Nicodème poursuit un énoncé général, sur l’homme, ἄνθρωπος reprenant le pronom indéfini τις qu’avait utilisé Jésus. Sa double question reprend textuellement deux termes-clés de la réplique de Jésus : le verbe δύναται, qu’il avait utilisé le premier, mais qu’il emploie ici, à la suite de Jésus, pour parler de ce qui est possible pour l’homme58, à deux reprises – c’est sur ce verbe que porte sa difficulté, comme le manifeste le développement de la première question dans une seconde ; le verbe γεννηθῆναι, introduit par Jésus, employé également deux fois. L’engendrement d’en haut, donné par Jésus comme condition pour voir le Royaume, devient le sujet de l’entretien. Ainsi, c’est Jésus qui a introduit le sujet sur lequel porte la révélation, et Nicodème entre dans le chemin de la révélation de ce que signifie être engendré d’en haut, en exprimant le caractère pour lui incompréhensible des paroles de Jésus, et en interrogeant. 3.2.1.2. L’incompréhension initiale pour qui est d’en-bas Si le processus de révélation est enclenché, c’est pour le moment sur le mode de l’incompréhension et du malentendu, qui en est la première étape. • Le chemin du protagoniste Nicodème reprend le verbe δύναται pour questionner la capacité divine d’engendrer – pour qualifier la condition de cette vision du Royaume, exprimée dans la protase de la déclaration de Jésus. Nul ne peut voir le royaume de Dieu sans être engendré d’en haut, affirmait Jésus, supposant implicitement qu’il est possible d’être engendré d’en haut (et donc aussi de voir le Royaume) : c’est cette affirmation implicite que Nicodème questionne. 58
Et non pour Jésus comme dans sa première déclaration.
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SECONDE PARTIE
Dans sa double interrogation, Nicodème explicite, selon sa propre compréhension, la signification de la condition mise par Jésus – le simple γεννηθῇ ἄνωθεν de Jésus en 3,3 – par deux déterminations, absentes de la déclaration de Jésus : γέρων ὤν et εἰς τὴν κοιλίαν τῆς μητρὸς αὐτοῦ δεύτερον εἰσελθεῖν. Dans la première question, la participiale circonstancielle γέρων ὤν vise à dévoiler l’impossibilité du nouvel engendrement ; cette spécification manifeste l’acception de γεννηθῆναι retenue par le protagoniste : être engendré selon la chair, dans un sens littéral, concret. C’est aussi ce que révèle le redoublement de la question en πῶς par une question en μή – attendant une question négative : Nicodème envisage – pour en montrer l’absurde, le « caractère inconcevable »59 – la possibilité de réalisation de la condition donnée par Jésus, par l’image concrète du retour dans le sein de la mère. L’inversion de l’image de l’enfant sortant du sein de la mère, et l’antithèse entre γέρων et εἰς τὴν κοιλίαν τῆς μητρὸς αὐτοῦ expriment avec force l’absurdité ressentie par le pharisien à l’idée d’une nouvelle naissance. La substitution de l’adverbe δεύτερον à l’adverbe ἄνωθεν signale le malentendu sur les paroles de Jésus : le protagoniste a interprété ce terme de manière unilatérale au sens temporel de « de nouveau », compris de la manière la plus étroite possible comme une seconde naissance suivant les mêmes modalités que la première. Il écoute Jésus à partir de ce qu’il connaît60. Sans doute l’incapacité de ce « chef des Juifs » à envisager une naissance d’un autre ordre tient-elle au fait qu’il appartient déjà par sa naissance au lignage donnant accès au royaume de Dieu, aux fils d’Israël nés dans le peuple de la circoncision ; il sait que la vision de Dieu a à voir avec une naissance, un lignage61. Comme nous l’avions souligné dans notre commentaire de la triple négation en 1,1362, cette dimension de la judéité est paradigmatique pour l’humanité : Nicodème comme Juif ne peut entendre la nécessité d’une nouvelle naissance alors qu’il appartient déjà au lignage de bénédiction ; il lui faut découvrir que tout homme, même le Juif, doit être engendré, οὐκ ἐξ αἱμάτων οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκὸς οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρὸς ἀλλʼ ἐκ θεοῦ, ἄνωθεν. Dans la déclaration de Jésus, l’impossibilité pour les hommes de voir le Royaume souffrait une exception : l’engendrement d’en haut leur 59 60 61 62
Cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 291. Sur le procédé johannique du malentendu, cf. note 26, p. 414. Nous consonnons ici avec LÉTOURNEAU, Jésus, Fils de l’homme et Fils de Dieu, 357. Cf. p. 92.
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permettait de voir ce qu’ils ne peuvent voir laissés à eux-mêmes ; par sa double question, Nicodème réfute la possibilité de cette possibilité ouverte par Jésus : il reste dans un point de vue tout humain, et la proposition de Jésus n’entre pas dans ses catégories humaines, dans ce qu’il sait de la naissance. Il ne voit que ce qui est possible pour les hommes63, dans le monde d’en bas, pas ce qui peut être donné d’en haut. • Le chemin du lecteur : la fonction du malentendu64, et son effet sur le lecteur65 Dans le dialogue de Jésus avec Nicodème, le narrateur n’intervient pas pour lever le malentendu66 : c’est dans la suite du dialogue, dans les paroles de Jésus que le lecteur doit chercher la signification profonde de l’affirmation sur laquelle butte Nicodème. Mais avant d’avancer plus avant dans le dialogue pour voir comment Jésus lui-même permet d’entrer progressivement dans le mystère de l’engendrement d’en haut67, tâchons de préciser l’enjeu pour le lecteur de ce procédé du malentendu. Le mot ambigu déclencheur du malentendu est ici l’adverbe ἄνωθεν : pour accueillir cette parole de Jésus, le lecteur et le personnage de Nicodème ne sont pas dans la même position. D’une part, le lecteur a reçu la clé herméneutique du prologue68 sur le divin locuteur : il entend la parole de Jésus comme énoncée par le Logos lui-même, Dieu, devenu chair. Cette lumière sur l’identité du locuteur, sur son origine, n’est pas sans incidence sur la compréhension de l’adverbe ἄνωθεν en son acception spatiale. D’autre part, le prologue a déjà abordé ce sujet : entendant au ch. 3 l’affirmation de la nécessité d’être engendré ἄνωθεν, le destinataire Cf. O’DAY, « New birth as a new people », 57. Sur ce procédé très important dans le quatrième évangile, cf. CULPEPPER, Anatomy, 152. Pour les différentes composantes des dialogues fondés sur un malentendu, cf. également SKINNER, « Misunderstanding », 118. 65 MARGUERAT, « L’évangile de Jean et son lecteur », 310 : « le malentendu exerce essentiellement ses effets sur le lecteur. » Cf. également CULPEPPER, Anatomy, 152. 66 Au contraire, dans le premier exemple de malentendu (2,13-22), c’est le narrateur qui lève l’ambiguïté sur le terme ναός pour le lecteur, en renvoyant à la mort et résurrection de Jésus ; lui aussi qui informe le lecteur que le malentendu a été levé également dans le temps diégétique pour les disciples, plus tard, dans la lumière de la résurrection. De ce premier malentendu, le lecteur a pu retenir que le sens profond des paroles de Jésus est inaccessible avant l’heure de l’élévation. Ici, le silence du narrateur met le lecteur en mouvement. Cf. MARGUERAT, « L’exégèse biblique », 28-29. 67 Cf. MARGUERAT, « L’évangile de Jean et son lecteur », 310. 68 « The reader-elevating Prologue », pour reprendre l’expression suggestive de SKINNER, « Misunderstanding », 112. L’auteur montre bien dans cet article que « the Prologue provides a grid through which to read the entire narrative, especially misunderstanding characters » (126). 63 64
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extradiégétique sait que déjà certains ont été engendrés « de Dieu » (1,13). Cette clé liminaire lui permet de voir en toute lumière la résistance du personnage intradiégétique à la révélation d’un engendrement d’en haut/ de Dieu. La réaction de Nicodème le dit avec force, l’engendrement d’en haut dont Jésus parle est d’un tout autre ordre que l’engendrement charnel : voyant le maître d’Israël se débattre avec ce qui paraît insensé, le lecteur prend la mesure de ce que cet engendrement n’est pas, pour s’ouvrir à la révélation par Jésus Logos de ce qu’il est. Le don de Dieu passe les attentes des fils d’Israël. Ainsi, le lecteur a l’occasion de revenir, dans une expérience et un cheminement, grâce au mode showing, sur ce qui a été dit en une phrase, en mode telling, dans le prologue : ils ont été engendrés de Dieu. Dans cette rencontre du personnage Nicodème avec l’homme Jésus, le lecteur peut avancer dans la prise de conscience de l’inouï de ce qu’il a lu dans le prologue, alerté que croire savoir déjà ce dont Jésus parle, c’est sans doute tomber dans le travers qu’il voit dans le personnage ici repoussoir de Nicodème, au lieu d’accueillir la révélation divine. Le prologue place ainsi le lecteur dans une position privilégiée qui lui donne de percevoir le malentendu69, d’en être le spectateur plus que la victime70 : les paroles de Jésus ne peuvent être accueillies que par qui découvre qu’elles sont énoncées par le Logos, Dieu devenu chair ; le sens de ses paroles dépend du divin locuteur. Nous le voyons, le malentendu est plus qu’un simple procédé argumentatif : il a une portée christologique – et inséparablement sotériologique. Si Jésus est, comme le prologue l’a révélé, comme le lecteur doit apprendre à le découvrir tout au long du témoignage évangélique, le Logos Dieu devenu chair, alors ses paroles ne peuvent être d’emblée comprises. Elles font nécessairement jaillir un πῶς71, signe de l’incompréhension initiale du destinataire appartenant au monde d’en bas. On perçoit toute la convenance de l’art du malentendu : le lecteur appelé à être engendré d’en haut est ainsi conduit, dans sa lecture, à renoncer à sa seule compréhension humaine, à accepter qu’il ne sait pas, qu’il ne comprend pas, pour accueillir la Parole qui vient d’en haut.
69 Dans le même sens, cf. SKINNER, ibidem, 112 : « Armed with this information, the audience is able to evaluate the different character responses to Jesus ». 70 Dans le même sens, cf. MARGUERAT, « L’évangile de Jean et son lecteur », 313. 71 C’est la question typique des personnages confrontés à la révélation, qui les dépasse : cf. CULPEPPER, Anatomy, 92 ; BULTMANN, The Gospel of John, 143, n. 2 ; VOUGA, Le Cadre historique, 18, n. 13.
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3.2.2. Deuxième réponse de Jésus (3,5-8). Comment ? Être engendré de l’Esprit 3.2.2.1. L’engendrement d’eau et d’Esprit : la révélation de Jésus passe toutes les promesses messianiques (3,5) • Une double précision sur l’engendrement ἄνωθεν Le malentendu sur ἄνωθεν au verset 3 a conduit à la question-objection du personnage malentendant ; cette question permet à Jésus de préciser sa première affirmation, pour expliciter le nécessaire engendrement ἄνωθεν : Jésus
3
Nicodème
4
Jésus
5
ἐὰν μή τις γεννηθῇ ἄνωθεν,
οὐ δύναται ἰδεῖν τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ.
πῶς δύναται ἄνθρωπος γεννηθῆναι γέρων ὤν ; μὴ δύναται εἰς τὴν κοιλίαν τῆς μητρὸς αὐτοῦ δεύτερον εἰσελθεῖν καὶ γεννηθῆναι ;
ἐὰν μή τις γεννηθῇ ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος
οὐ δύναται εἰσελθεῖν εἰς τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ.
À nouveau, Jésus rebondit sur la parole de son interlocuteur : alors qu’il reprend presque mot à mot le verset 3, il substitue l’expression εἰσελθεῖν72 εἰς τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ73 à l’expression ἰδεῖν τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ, employant le verbe utilisé par Nicodème dans son image du retour dans le sein de la mère. L’engendrement dont il parle est bien une entrée dans la vie : non certes une entrée dans les entrailles maternelles, comme pour revivre, dans un temps cyclique, régressif, l’entrée dans l’existence humaine dans la chair, mais une entrée d’un autre ordre, transcendant74 ; une entrée dans le monde de Dieu. Dans un retournement suggestif, la reprise du verbe utilisé dans l’image erronée de Nicodème permet de dire avec force l’entrée inouïe de qui est engendré d’eau et d’esprit dans le royaume de Dieu. L’unique autre modification apportée par Jésus à son premier énoncé est la spécification de l’adverbe objet du malentendu : il substitue à l’adverbe ἄνωθεν – repris par δεύτερον dans la question de Nicodème – une périphrase qui explicite son sens : ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος. Que cette expression soit une explicitation de l’expression γεννηθῆναι ἄνωθεν (3,3) est confirmé par la reprise de cette dernière au verset 7. 72
C.T. Cf. note 44 p. 232. C.T. La leçon τοῦ θεοῦ est mieux attestée – compte tenu de la datation et de la diversité des témoins – que la variante τῶν οὐρανῶν ( *א245 291 472 1009 l26 et un certain nombre de témoignages patristiques), sans doute par imitation de l’expression matthéenne. Cf. METZGER, A textual commentary, 1994, 174. 74 Cf. RENOUARD, « Le personnage de Nicodème », 5. 73
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SECONDE PARTIE
Dans cette première occurrence de l’expression clé de la réplique γεννηθῆναι ἐκ τοῦ πνεύματος, à la différence des deux suivantes (versets 6 et 8), l’esprit est associé à l’eau : cette intrigante spécificité a conduit certains auteurs à voir dans ὕδατος καί une addition tardive75. La critique textuelle ne permet pas de conclure à l’inauthenticité de la leçon retenue76, présente dans tous les manuscrits : tâchons donc de percevoir la portée de cette double expression77 mise en tête de l’explicitation de Jésus, dans le texte tel qu’il se présente, dans la perspective synchronique qui est la nôtre – puisque nous ne pouvons tenir pour certaine l’hypothèse possible de deux couches rédactionnelles78. • L’accomplissement des promesses messianiques Sans doute peut-on voir dans le fait que Jésus rebondit sur la questionobjection de Nicodème une première explication, comme si Jésus partait de ce qui, pour son interlocuteur, représente la naissance79 – l’eau du sein maternel qu’il a évoqué symbolisant la naissance physique80 ; l’eau des ablutions rituelles symbolisant la naissance comme fils d’Israël81 – pour lui adjoindre aussitôt, dans une double expression coordonnant les deux substantifs sans article et régis par une unique préposition82, le principe 75 Cf. LA POTTERIE, « Naître de l’eau », 39 : « D’après l’interprétation la plus radicale, l’addition aurait été faite dans l’Église, postérieurement à la composition de l’évangile » ; cf. n. 4. Ainsi, pour BULTMANN, cette glose serait le fait d’un rédacteur ecclésiastique auteur de tous les ajouts de type sacramentel (The Gospel of John, 138-39, n. 3). BROWN résume ainsi les raisons de ces auteurs : 1. Dans le contexte immédiat, il est question d’être engendré de l’esprit, non d’eau et d’esprit. 2. Nicodème, au niveau intradiégétique, ne pourrait comprendre cette mention de l’eau. 3. Le quatrième évangile ne s’intéresserait pas aux sacrements ; cf. The Gospel according to John, I, 143. 76 Cf. LA POTTERIE, « Naître de l’eau », 39 ; BARRETT, The gospel according to St. John, 208 ; SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, I, 369 ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 115 ; cf. n. 35. 77 Pour un résumé de l’histoire de l’exégèse de Jn 3,5, cf. VELLANICKAL, The divine sonship, 179-186. 78 Hypothèse selon laquelle « ces mots sont […] secondaires en ce sens qu’ils ne remontent pas à l’entretien de Jésus lui-même avec Nicodème : ils auraient été ajoutés dans la suite par l’évangéliste à l’époque où il rédigeait son texte » (LA POTTERIE, « Naître de l’eau », 40). L’auteur donne à la n. 2 une brève bibliographie des auteurs tenant cette hypothèse d’un ajout de l’évangéliste lors de la rédaction du quatrième évangile. 79 Ainsi O’DAY, « New birth as a new people », 58 ; SCHNEIDERS, « Born anew », 192. 80 Cf. FOWLER, « Born of Water and the Spirit », 159 ; PAMMENT, « John 3:5 », 190 ; SPRIGGS, « Meaning of “Water” in John 3:5 », 149-150. 81 Cf. CULPEPPER, « The Pivot », 28. 82 Même observation chez BROWN, The Gospel according to John, I, 131. De cette observation on peut conclure avec LÉON-DUFOUR que l’on a ici une sorte d’hendiadys – « d’eau qui est esprit » – faisant écho à la prophétie d’Éz 36,25-27 (Lecture, I, 292).
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spirituel qui transfigure ce premier niveau, pour parler de l’engendrement d’en haut83. Rebondissant sur l’image de Nicodème, Jésus lui révèle par la double expression ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος que l’engendrement dont il parle est d’un autre ordre que la naissance selon la chair, que la naissance dans le peuple de l’Alliance : le maître d’Israël est renvoyé, par le double motif, aux promesses eschatologiques sur l’effusion de l’Esprit. Non seulement les prophètes annoncent l’effusion de l’Esprit en tant qu’il sera répandu, versé (Jl 3,184 ; Is 32,1585, prophétie que sera répandu l’Esprit d’en haut, πνεῦμα ἀφʼ ὑψηλοῦ) comme une eau86, en tant qu’il transformera les déserts en vergers (Is 32,15), mais certains passages associent textuellement les deux motifs de l’eau purifiante et de l’esprit. Ces prophéties annoncent l’action de Dieu qui renouvellera l’Alliance dans les derniers temps, en répandant l’eau et l’esprit (Is 44,3)87, en répandant sur ses fils une eau pure et en mettant en eux son esprit (Ez 36,25-27)88. Les paroles de Jésus ne peuvent manquer de rappeler au fin connaisseur des Écritures qu’est Nicodème ces promesses de l’effusion de l’Esprit des temps messianiques89. L’évocation de l’eau et de l’esprit devrait pousser le pharisien à comprendre que dans le mystérieux engendrement ἄνωθεν dont parle Jésus, il est question d’un acte de Dieu lui-même, décisif pour la destinée de tout homme ; elle place le personnage intradiégétique face à la question de l’identité de ce rabbi, qui semble annoncer les temps messianiques90. • Le novum de la révélation sur l’engendrement d’eau et d’esprit Mais tout en faisant écho à ces prophéties eschatologiques, les paroles de Jésus adressées au rabbi sont marquées d’une radicale nouveauté. Les prophéties citées ci-dessus ne parlent pas d’un engendrement d’eau et d’esprit. En Éz 36, la prophétie sur l’eau et l’esprit aboutit à la formule 83 Dans le même sens, cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 209 : « the καί is then ascensive : a man must of course be born of water in the ordinary course of nature, but born also of the Spirit. » 84 Καὶ ἔσται μετὰ ταῦτα καὶ ἐκχεῶ ἀπὸ τοῦ πνεύματός μου ἐπὶ πᾶσαν σάρκα. 85 Ἕως ἂν ἐπέλθῃ ἐφʼ ὑμᾶς πνεῦμα ἀφʼ ὑψηλοῦ. 86 Cf. ODEBERG, The fourth Gospel interpreted, 48 sq et 67, cité par VELLANICKAL, The divine sonship, 180. 87 LXX : 3 ὅτι ἐγὼ δώσω ὕδωρ ἐν δίψει τοῖς πορευομένοις ἐν ἀνύδρῳ, ἐπιθήσω τὸ πνεῦμά μου ἐπὶ τὸ σπέρμα σου καὶ τὰς εὐλογίας μου ἐπὶ τὰ τέκνα σου. 88 LXX : 25 καὶ ῥανῶ ἐφʼ ὑμᾶς ὕδωρ καθαρόν [...]. 26καὶ δώσω ὑμῖν καρδίαν καινὴν καὶ πνεῦμα καινὸν δώσω ἐν ὑμῖν [...]. 27 καὶ τὸ πνεῦμά μου δώσω ἐν ὑμῖν [...]. 89 Cf. BROWN, The Gospel according to John, I, 140-141. 90 Cf. ROUSTANG, « L’entretien avec Nicodème », 342.
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d’Alliance : « Vous serez mon peuple et moi je serai votre Dieu » (Éz 36,28). Même le livre des Jubilés qui, au IIe siècle av. J.-C., reprend cette promesse du don de l’eau purificatrice et de l’Esprit en l’exprimant en termes de relation filiale91, dans les termes de la promesse à David en 2S 7,14, ne dit pas autre chose : il n’est pas question ici d’un engendrement. Comme le dit R.E. Brown, lorsque la filiation est mentionnée, c’est le résultat d’un choix d’alliance – il n’y a pas l’idée claire de l’engendrement par Dieu92.
La prudence des écrits bibliques évitant de parler de naissance de Dieu lorsqu’il s’agit d’un individu explique le caractère inaudible pour le chef des Juifs de ce discours de révélation sur la naissance d’en haut93 : « Un tel langage n’est pas directement tiré de l’Ancien Testament ou du judaïsme »94 ; et, partant, elle donne de mesurer la force de la révélation de Jésus, qui centre tout son propos justement sur ce motif de l’engendrement, ici appliqué à chaque personne qui accueillera la Parole, à commencer par le destinataire intradiégétique interpellé. Il y a bien une nouveauté dans ce que Jésus révèle ici : tout homme, personnellement, doit être engendré d’eau et d’esprit95. L’introduction d’une nouvelle terminologie exprime clairement la discontinuité entre le temps de la préparation et l’accomplissement en Jésus, ainsi évoquée par C.K. Barrett : Un moment de discontinuité, comparable à la naissance physique, est essentiel. L’homme en tant que tel, même l’Israélite, n’est pas par nature capable du royaume de Dieu. Par le terme né de nouveau, il signifie non pas 91 Jubilés, I, 22-25, DUPONT-SOMMER, Écrits intertestamentaires, 639 : « Je leur créerai un esprit saint […]. 24 Je serai leur père et ils seront Mes enfants. 25 Ils seront tous appelés enfants du Dieu vivant, et tous les anges et tous les esprits […] sauront qu’ils sont Mes enfants, que Je suis leur père véritable et légitime et que je les aime ». 92 BROWN, The Gospel according to John, I, 139. Dans son étude sur la filiation divine de l’homme dans l’Ancien Testament, VELLANICKAL l’a bien montré, « The concept of a begetting by God through which Israel becomes a son of God is not entirely absent from the OT, though it refers exclusively to the Community as such. Of the individual, OT speaks in terms of a new creation rather than a new birth, though there we have the concept of a new life with the Law and the Spirit of Yahweh as its interior principle and implying a moral renewal of the individual. » (The divine sonship, 27). C’est nous qui soulignons. Cf. également ibidem, 175. 93 Cf. DODD, L’interprétation, 389. 94 BARRETT, The gospel according to St. John, 206. 95 Jn évite précisément toute conception quasi-mythique de l’engendrement, comme le précise DIAZ RODELAS, « La generacion divina », 370. Il se montre héritier des réticences du judaïsme par rapport à l’idée d’engendrement divin des êtres humains. La triple négation de 1,13 et la précision « d’eau et d’esprit » en 3,5 permettent d’éviter que cet engendrement soit compris sur le mode de l’engendrement par les dieux dans le monde hellénistique : ibidem, 376.
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l’amendement d’une partie, mais le renouvellement de toute la nature. La nouveauté et la discontinuité sont admirablement renforcées par la nouvelle terminologie96.
3.2.2.2. L’origine spirituelle de l’engendrement d’en haut (3,5-8) Dès la première expression que nous venons d’étudier, γεννηθῆναι ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος, et dans la reprise de cette formule aux versets 6 et 8, est parfaitement explicité que la pointe du syntagme γεννηθῆναι ἄνωθεν est la question de l’origine, du principe de cet engendrement. Dans cette réponse de Jésus au malentendu sur ἄνωθεν, le verbe γεννηθῆναι construit avec la préposition ἐκ97 apparaît à quatre reprises. C’est la même construction que l’on trouvait en 1,13, avec également une quadruple occurrence de la préposition : οἳ οὐκ ἐξ αἱμάτων οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκὸς οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρὸς, ἀλλʼ ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν. La prolepse de 1,13 insistait par la triple négation sur le fait que la naissance d’en haut n’est pas le fruit d’un principe charnel – c’est Dieu lui-même qui est l’agent de cet engendrement, un principe céleste, spirituel. En 3,5-8, Jésus reprend la même opposition entre deux types d’engendrement, mais ici le rapport de proportion est inversé : une seule occurrence désigne le principe terrestre – τὸ γεγεννημένον ἐκ τῆς σαρκὸς σάρξ ἐστιν (3,6), trois occurrences le principe céleste : ἐὰν μή τις γεννηθῇ ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος τὸ γεγεννημένον ἐκ τοῦ πνεύματος πνεῦμά ἐστιν. 8 οὕτως ἐστὶν πᾶς ὁ γεγεννημένος ἐκ τοῦ πνεύματος. 5 6
Jésus déploie davantage l’explicitation du principe spirituel de l’engendrement d’en haut – cinq occurrences de πνεῦμα et une du verbe πνέω. Il explicite lui-même, au verset 6, par le principe de similitude, cette distinction des deux ordres, charnel et spirituel98, qui relèvent chacune d’une origine spécifique : τὸ γεγεννημένον ἐκ τῆς σαρκὸς σάρξ ἐστιν, καὶ τὸ γεγεννημένον ἐκ τοῦ πνεύματος πνεῦμά ἐστιν. Jésus repart de l’incapacité humaine : non pas celle objectée par Nicodème – à nouveau, tout en rebondissant sur les paroles de son BARRETT, The gospel according to St. John, 206. Cette préposition était utilisée dans la présentation du personnage, pour dire son origine sociale, son groupe d’origine : désormais il est question de l’origine à un tout autre plan, le principe divin, spirituel, de l’engendrement d’en haut. Cf. RENOUARD, « Le personnage de Nicodème », 564. 98 Sur l’opposition σάρξ/πνεῦμα « [correspondant] à celle de ta anô et ta katô », cf. DODD, L’interprétation, 291-292. Dans le même sens, cf. VELLANICKAL, The divine sonship, 197-199. 96
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interlocuteur, il opère un déplacement –, mais bien l’incapacité de l’homme laissé à sa condition de créature limitée à accéder au monde de Dieu tant qu’il ne remplit pas la condition nécessaire révélée par Jésus, qui consiste à laisser Dieu rendre possible ce qui est impossible à l’homme99. Ἐὰν μή τις γεννηθῇ ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος : comme au verset 3, la conditionnelle négative introduite par ἐὰν μή révèle l’unique chemin permettant de dépasser la limite humaine – un acte divin. Ἐκ θεοῦ, disait 1,13 ; ce principe divin de l’engendrement divin est ici explicité par Jésus : être engendré « de Dieu », c’est être engendré « d’eau et d’Esprit », « être engendré de l’Esprit ». La manière dont Dieu engendre est par son Esprit. 3.2.2.3. L’interpellation de Jésus sur la nécessité d’être engendré d’en haut (3,7) Après son explicitation de l’expression γεννηθῆναι ἄνωθεν mal comprise par Nicodème, par l’insistance sur le principe spirituel du nouvel engendrement, Jésus revient à son interlocuteur, rejoint dans son questionnement – μὴ θαυμάσῃς – en reprenant la première expression désormais éclairée. Μὴ θαυμάσῃς ὅτι εἶπόν σοι· δεῖ ὑμᾶς γεννηθῆναι ἄνωθεν : désormais la nécessité de l’engendrement d’en haut, auparavant affirmée négativement dans la double conditionnelle en ἐὰν μή, est affirmée positivement : δεῖ. Dans son œuvre de révélation, Jésus a commencé par aborder la question de la nécessité d’être engendré d’en haut dans un propos généralisant, à la troisième personne du singulier, avec l’indéfini τις ; dans cette dernière affirmation de la nécessité de l’engendrement d’en haut, il passe à la deuxième personne : δεῖ ὑμᾶς. Le propos est encore généralisant, par l’emploi du pluriel, mais par la puissance du déictique, il se fait appel pressant à l’interlocuteur ainsi éclairé par les propos de Jésus : le groupe représenté par Nicodème, tout homme entendant cette parole – à commencer par le lecteur. L’interlocuteur a donc une part dans cet engendrement dont l’agent est principalement divin, puisque sa liberté est interpellée. Il n’y a donc aucune limite à ce groupe du vous des hommes appelés à naître d’en haut : un seul en semble exclu, c’est le locuteur, je en vis-à99 L’opposition entre la chair et l’esprit n’a rien à voir avec l’opposition entre le corps et l’âme : c’est tout l’homme, corps et âme, qui est appelé à renaître de l’Esprit. Cf. BROWN, The Gospel according to John, I, 141 : « The contrast between flesh and Spirit is that between mortal man (in the Hebrew expression, “a son of man”) and a son of God, between man as he is and man as Jesus can make him by giving him a holy Spirit. » C’est nous qui soulignons.
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vis du vous100. Tous doivent être engendrés d’en haut ; Jésus seul, Nicodème doit encore le découvrir, est d’en haut (3,31), est déjà Fils de Dieu, à un titre unique (cf. prologue). Cette mise à part de Jésus dans son propos pose en creux la question du lien entre le caractère énigmatique des paroles sur l’engendrement d’en haut et l’identité du locuteur – qui fera l’objet d’une autorévélation dans la suite du dialogue. 3.2.2.4. L’engendrement d’en haut et l’appel à écouter la voix de l’Esprit (3,8) Au verset 8, Jésus explicite l’injonction liminaire du verset 7 – μὴ θαυμάσῃς. Pour qui accueille les propos sur l’engendrement de l’Esprit dans les catégories de la chair, il est normal d’être étonné, pris par le sentiment de l’absurde ; pour accueillir cette révélation, il faut renoncer à savoir comme on connaît les choses de la chair, et se mettre à l’écoute de la révélation des réalités de l’esprit. Contrairement à sa confession liminaire – οἴδαμεν (3,2) –, Nicodème ne peut savoir qui est Jésus, pas plus qu’il ne sait d’où vient le vent/l’Esprit et où il va : οὐκ οἶδας (verset 8). Une fois encore, Jésus reprend un terme utilisé par son interlocuteur101, pour lui révéler qu’il ne sait pas et le conduire à la révélation. Dans une comparaison qui s’apparente à un proverbe, il reprend aussi le mode imagé utilisé par Nicodème au verset 4 : à l’image de Nicodème, manifestant que l’engendrement ἄνωθεν est impossible pour les hommes succède l’image de Jésus scrutant, non plus l’impossibilité pour la chair, mais le principe spirituel qui échappe nécessairement aux hommes. • Le comparant : l’expérience naturelle du vent Jésus commence l’image par une affirmation ayant pour sujet τὸ πνεῦμα. Bien dans la continuité de ce qui précède, l’Esprit apparaît ainsi comme un principe actif, et tout puissant – ὅπου θέλει. L’emploi de ce verbe semble présenter l’Esprit comme un principe personnel. En même temps qu’il est en continuité avec ce qui précède, τὸ πνεῦμα revêt aussi102 dans ce nouveau contexte son sens premier, le sens concret de souffle, vent. Cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 293. Cf. note 42, p. 230-231. 102 C’est la force des mots à double sens dans le quatrième évangile, qui échappe nécessairement à la traduction : pour πνεῦμα, et aussi pour πνέω et φωνή, « the author intends both meanings » (RICHARD, « Expressions of double meaning », 103). Cf. également VELLANICKAL, The divine sonship, 200-202. S’il ne visait le double entendre, Jn pouvait employer ἄνεμος avec πνέω, comme il le fait en 6,18 pour parler du souffle du vent. 100 101
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Jésus joue sur le double sens du terme πνεῦμα ()רוּ ַח103 signifiant à la fois vent et esprit, habituel dans l’AT, où רוּ ַחpermet souvent d’exprimer la puissance divine du souffle de Dieu104. Cette ambivalence permet d’amorcer une comparaison. Nicodème est invité à comprendre l’action de l’Esprit dans l’engendrement d’en haut à la lumière d’une expérience commune105 : tout homme a l’expérience qu’il n’a pas barre sur la manière dont souffle cette « force imprévisible, irrésistible et invisible » qu’est le vent ; le vent/l’Esprit souffle où il veut, indépendamment des hommes qui ne sont pas encore évoqués106. Que l’engendrement ἄνωθεν échappe à Nicodème qui reste au niveau de la chair ne doit pas lui faire conclure que cette action de l’Esprit n’est pas réelle : il peut en avoir l’expérience en se mettant à l’écoute du monde d’en haut – τὴν φωνὴν αὐτοῦ ἀκούεις. Nicodème, s’il veut être « engendré de l’Esprit », ne peut qu’écouter la voix de l’Esprit, de ce principe divin, et renoncer à savoir d’où il vient et où il va – ce qu’il ne peut savoir, lui qui est chair. • Application au comparé : tout homme né de l’Esprit Enfin, Jésus tire profit de la comparaison, en l’appliquant au sujet de sa révélation. Quiconque est engendré de l’Esprit a accepté de vivre non plus au seul niveau de la chair, mais selon cette nouvelle origine ἐκ τοῦ πνεύματος107, mû par l’Esprit que l’homme ne peut maîtriser mais dont il peut écouter la voix. 103 Sur le double sens du terme aussi dans le quatrième évangile, cf. DODD, L’interprétation, 290-291. Le pneuma est à la fois le vent, comme dans la comparaison de 3,8, et le « véhicule de la vie, [par qui] s’opère la régénération, la nouvelle naissance (3,5) », « en tant que tel […] opposé à la sarx, véhicule de la naissance naturelle » (ibidem, 291). 104 Cf. IMSCHOOT, « L’Esprit de Jahvé », 481-501 et ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 116, n. 42 : « Dans la tradition vétéotestamentaire juive, le “vent” appartient au monde divin (cf. 1Hénoch 41,3 ; voir aussi 1Hén 60,12 ; 2Ba 48,4) ». Cf. également DODD, L’interprétation, 279 : « L’idée fondamentale contenue dans rûaḥ est celle “d’une énergie ou d’un pouvoir actifs, pouvoir surhumain, mystérieux, insaisissable dont le vent du désert n’est pas tant le symbole que l’exemple le plus familier”. Cette “force élémentaire, imprévisible, irrésistible et invisible” peut descendre sur les hommes et prendre possession d’eux, les rendant capables d’impossibles prouesses de force ou d’astuce ou les y poussant ». L’auteur cite ROBINSON, The Christian experience, 8. 105 Cf. DODD, L’interprétation, 277 : « Pour l’esprit qui contemple les effets du vent, il se dégage de celui-ci une impression de mouvement et de force. » 106 Cette expérience commune que les forces cosmiques échappent à la maîtrise des hommes a déjà été utilisée par les sages pour exprimer leur conscience que les mystères de Dieu les dépassent. Cf. Pr 30,4 ; Qo 11,5 ; Si 16,21 ; 4Esd 4,5-6. 107 C.T. Le Sinaïticus, la vieille latine, la Syriaque curetonienne et le codex Sinaïticus Syriacus ajoutent τοῦ ὕδατος καί : cette variante est très certainement une harmonisation avec le v. 5. Cf. NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 299.
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Le verset 8 est dans la continuité de la réapparition du vocabulaire spatial : l’homme ne sait pas d’où vient ni où va l’esprit, le principe divin de l’engendrement d’en haut. Le monde d’en haut est par définition inconnu à l’homme charnel : il ne peut qu’être révélé, par la voix qui vient de ce monde divin, et qui peut être écoutée par l’homme. Pour le lecteur, qui assiste à ce dialogue entre Nicodème et Jésus, ces paroles sont frappantes : Nicodème, bien qu’il reconnaisse en Jésus un maître qui vient ἀπὸ θεοῦ, ne sait pas d’où il vient mais il entend en ce moment la voix du Logos incarné sur qui demeure l’Esprit ; du Logos incarné seul capable de révéler le mystère du πόθεν/ποῦ du principe divin de l’engendrement d’en haut – ce qu’il fera tout au long de l’évangile108. Cette analogie sur laquelle s’achève la deuxième prise de parole de Jésus prépare bien sa troisième réplique, dans laquelle il répondra au 108 À partir de ce mystère de l’origine et de la destination de l’Esprit divin seul capable de faire renaître les hommes ignorant les choses célestes, le lecteur sera conduit dans l’évangile à scruter, par une écoute, ce même mystère du πόθεν/ποῦ dans la révélation du Nom de Jésus. L’expression utilisée en Jn 3,8, οὐκ οἶδας πόθεν ἔρχεται καὶ ποῦ ὑπάγει·, dans le dialogue avec Nicodème, à propos de l’Esprit, sera reprise mot pour mot dans la controverse avec les pharisiens sur la filiation véritable, en 8,14, à propos de Jésus : οἶδα πόθεν ἦλθον καὶ ποῦ ὑπάγω· ὑμεῖς δὲ οὐκ οἴδατε πόθεν ἔρχομαι ἢ ποῦ ὑπάγω. Sur dix-huit occurrences de l’adverbe interrogatif ποῦ dans le quatrième évangile, onze concernent Jésus (1,38 ; 7,11.35 ; 9,12 ; 11,57 ; 13,36 ; 14,5 ; 16,5 ; 20,2.13.15), et même douze si l’on compte l’énoncé général de 12,35 qui parle indirectement de Jésus ; une concerne l’esprit (3,8), une le Père de Jésus (8,19) ; deux concernent un personnage (le personnage collectif des accusateurs, dans la péricope de la femme adultère en 8,14 ; Lazare en 11,34). Cette question se pose avant tout à propos de Jésus ; et dans les cinq autres versets où l’adverbe apparaît avec le verbe ὑπάγω, c’est toujours pour parler de Jésus : Jésus sait, lui, où il va (8,14), lui qui est la lumière, par opposition à celui qui marche dans les ténèbres et ne sait où il va (12,35) ; Simon-Pierre lui demande où il va (13,36), Thomas confesse qu’il ne sait où il va (14,5), et Jésus en 16,5 fait écho à cette question que ne posent plus les disciples : « Où vas-tu ? » Encore plus marquant est l’emploi de l’adverbe interrogatif πόθεν, qui pointe toujours vers l’origine de Jésus. Origine de sa connaissance (d’où Jésus connaît Nathanaël ? 1,48) ou de son agir (d’où vient le vin ? en 2,9 ; d’où aurait-il l’eau vive ? en 4,11 ; où acheter le pain ? en 6,5, dans la bouche de Jésus) ; origine de son existence : les habitants de Jérusalem croient savoir d’où est Jésus (7,27) – alors que personne ne sait d’où est le Christ (7,27) ; et justement en 9,29-30, par un paradoxe ironique pour le lecteur, les Juifs affirment ne pas savoir d’où est celui qui vient de guérir l’aveugle de naissance (9,29-30), ignorance dont ce dernier s’étonne (9,30) ; au sommet du récit, Pilate pose à Jésus la grande question christologique : πόθεν εἶ σύ ; (19,9). Alors que les personnages se montrent incapables de savoir d’où il est, Jésus lui-même seul, enseignant dans le temple, peut révéler le mystère de son origine d’Envoyé : κἀμὲ οἴδατε καὶ οἴδατε πόθεν εἰμί· καὶ ἀπʼ ἐμαυτοῦ οὐκ ἐλήλυθα, ἀλλʼ ἔστιν ἀληθινὸς ὁ πέμψας με, ὃν ὑμεῖς οὐκ οἴδατε· (7,28 ; cf. aussi 8,14 cité ci-dessus) Dans le même sens, cf. SANDNES, « Whence and whither », 162 : « the whence and whither of the Spirit [are] progressively elucidated in the story until they became a cipher for the identity of Jesus ».
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Comment de Nicodème par un long discours qui est auto-révélation de son Nom – de son origine (πόθεν) et de la visée de son envoi (ποῦ). 3.3. Troisième question-réponse. Le comment de cet engendrement de l’Esprit (3,9-21) : la foi au témoignage du Fils de l’homme élevé – au don du Fils unique 3.3.1. Troisième prise de parole de Nicodème : ouverture à la révélation de ce qui le dépasse (3,9) Une seconde fois, Nicodème laisse jaillir le questionnement typique dans le quatrième évangile de ceux qui buttent sur une révélation accessible à ceux-là seuls qui accueillent le Logos : πῶς ?109 La question commence de la même manière qu’au verset 4 : πῶς δύναται ; Mais la première question portait sur la possibilité, cette seconde s’attache à la modalité de la naissance. Une fois précisé en quoi consiste l’engendrement ἄνωθεν et sa possibilité – son divin agent –, reste à découvrir son « mode de réalisation »110 : comment Dieu va-t-il engendrer ses enfants ? Où et quand pourra-t-on voir cet acte divin, pour en découvrir le comment ? Cette seconde question est beaucoup plus ouverte que la première ; elle ne met plus l’accent sur ce qui paraît impossible mais demande, cette fois positivement, comment cet engendrement de l’Esprit peut advenir. Elle n’interroge plus sur ce que l’homme peut faire, mais sur la manière dont cet engendrement de l’Esprit peut advenir – donc sur la manière dont Dieu va agir111. Après la première affirmation pleine de son savoir (vingt-quatre mots), la première question était longue et double (dix-huit mots), marquée jusque dans sa formulation par la résistance de Nicodème à une révélation apparemment absurde ; la seconde est extrêmement brève : πῶς δύναται ταῦτα γενέσθαι ; (quatre mots), et ce sont les derniers mots du protagoniste, qu’on n’entendra plus112. Nicodème, à travers ses questions, a donc cheminé : de sa première affirmation (verset 2) à sa première question (verset 4), il est entré dans le sujet proposé par Jésus, fût-ce par un malentendu ; de la première question (verset 4) à la seconde (verset 9), il a lâché ses objections pour poser une question brève et ouverte, laissant toute la 109
Cf. p. 238. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 295. 111 Dans le même sens, cf. BROWN, The Gospel according to John, I, 144. 112 Cf. la composition proposée p. 219-220. Les prises de parole de Nicodème apparaissent en grisé. 110
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place à la révélation de Jésus. Pour accueillir cette révélation comme telle, il faut d’abord renoncer radicalement à savoir ce qui passe l’homme : c’est ce que le lecteur apprend du destinataire intradiégétique, qui a été conduit par Jésus lui-même à décroître, à partir de ses certitudes initiales, et à questionner celui-là seul qui peut dire « nous savons » (verset 11). 3.3.2. Troisième réponse de Jésus (3,10-21), révélation christologique et sotériologique 3.3.2.1. L’unité du discours de révélation répondant à la question de Nicodème Reprenons la composition présentée ci-dessus113 pour la seconde partie de la péricope : le discours de Jésus (3,10-21), réponse au comment de Nicodème (3,9). À partir de la deuxième question de Nicodème (verset 9), qui présente la sixième et dernière occurrence de δύναται, le verbe γεννηθῆναι n’apparaît plus. Lexicalement, précisons ce que nous avons vu ci-dessus114. D’autres isotopies succèdent à celles de la première partie (γεννηθῆναι et δύναται) : l’ensemble des versets 10-21 est marqué d’une part par la récurrence du verbe πιστεύω – versets 11(2),15,16,18(3)115 – et de la racine du jugement *κρίν (κρίνω/κρίσις) – versets 17,18(2),19116 –, et d’autre part, par la multiplication des titres christologiques117. De ce changement d’isotopies unifiant l’une et l’autre parties faut-il conclure que le discours ne parle plus de l’engendrement d’en haut ? Au contraire, alors même que Nicodème ne parlera plus après sa dernière question, et qu’à partir du verset 13, Jésus ne s’adresse plus en tu ni en vous à son interlocuteur, le texte ne dit à aucun moment que Nicodème sort de scène : le long discours de révélation de Jésus est bien la réponse à la question de Nicodème118 ; mais la fonction narrative de Nicodème, d’interroger comme le chef des Juifs qu’il est, s’achève ici : il laisse toute la place à la réponse de Jésus119, au témoignage de celui 113
Cf. p. 219-220. Idem. 115 Signalé par le soulignement simple p. 219-220. 116 Signalée par les rayures horizontales p. 220. 117 Les titres christologiques sont encadrés p. 220. 118 Dans le même sens, cf. GIRARD, « Le paradigme de la naissance », 321 : « À première vue, le recours à la naissance biologique comme symbolisant se limite au dialogue (3,3-9). Or il n’en est rien. Ce paradigme sous-tend tout l’entretien, y compris le monologue (donc 3,2-21) ». 119 Ainsi BROWN : « Jesus alone holds the stage, his light shining out into the darkness and attracting men to come to him and become sons of God (vss. 19–21) » (The Gospel according to John, I, 145). 114
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qui vient du ciel, un témoignage qui révèle son Nom (cf. tous les titres christologiques), à accueillir dans la foi. Le destinataire doit toujours se rappeler que l’ensemble du discours de Jésus est la réponse à la question Comment ces choses – l’engendrement de l’Esprit – peuvent-elles advenir ? et scruter le lien entre cette question et la révélation que Jésus va faire en réponse à cette question. Les titres christologiques marquant cette nouvelle partie et les articulations logiques permettent de distinguer trois micro-unités dans le discours de Jésus : – Versets 10b-15 : les versets 13-14, qui sont la pointe de la réponse de Jésus, sont marqués par le titre Fils de l’homme (versets 13 et 14) ; ces versets sont étroitement liés aux versets introductifs du discours par la conjonction καί et la racine crochet οὐρανός. – Versets 16-18 : ces versets sont unifiés par la titulature filiale, le Fils μονογενής/le μονογενής Fils de Dieu (aux extrémités, versets 16 et 18), le Fils que Dieu a envoyé (verset 17). Reliés à la première micro-unité par un double γάρ en cascade (verset 16 puis verset 17), ils constituent une explicitation des versets précédents. – Versets 19-21 : ces versets sont unifiés par le titre christologique de la lumière120 (cinq occurrences), en opposition à l’obscurité. Ils sont étroitement liés aux versets précédents en ce qu’ils explicitent le jugement dont il est question aux versets 17-18. La triple occurrence du verbe κρίνω aux versets 17-18 conduit au substantif κρίσις qui ouvre la dernière micro-unité : αὕτη δέ ἐστιν ἡ κρίσις. Voici en quoi consiste ce jugement : et puisque le jugement est le constat de la situation de ténèbres dans laquelle les hommes préfèrent demeurer, une situation liée à leurs œuvres mauvaises, la micro-unité est également marquée par la saturation sémantique de la racine ἔργον (trois occurrences du substantif ἔργον, une occurrence du verbe ἐργάζομαι)121. Mais l’articulation logique entre ces trois micro-unités – qui lie fortement les versets 16-18 aux versets 13-15, et les versets 19-21 aux versets 17-18 –, et les sept occurrences du verbe πιστεύω qui traversent 120 Comme dans le prologue (surtout 1,8-9), on peut déjà parler de titre christologique de la lumière, ou au moins de préparation de ce qui deviendra explicite dans l’autorévélation de Jésus. Le fait que τὸ φῶς soit sujet de ἐλήλυθεν εἰς τὸν κόσμον et l’expression οὐκ ἔρχεται πρὸς τὸ φῶς sont déjà une personnification de la lumière, et prépare l’apparition du titre christologique à proprement parler en 8,12 ; 9,5 ; 12,46 – et de manière plus indirecte 11,9-10 ; 12,35-36. 121 À cette quadruple occurrence marquant l’unité des v. 19-21, on pourrait rajouter deux termes qui appartiennent au champ sémantique de l’action : les verbes πράσσω et ποιέω.
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l’ensemble122, font du discours de Jésus un tout organique, rhétoriquement très unifié, tout entier à entendre comme la réponse à la question de Nicodème123. Le procédé de l’anadiplose, qui tisse stylistiquement ensemble les versets 12 à 18, donne à sentir cette unité : τὰ ἐπουράνια εἰς τὸν οὐρανὸν […] ἐκ τοῦ οὐρανοῦ 12 13
ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου 14 15 τὸν υἱὸν ἵνα πᾶς ὁ τοῦ ἀνθρώπου πιστεύων […] ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον. 16 ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων […] ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον. 13
οὕτως γὰρ ἠγάπησεν Ὁ ΘΕῸΣ τὸν κόσμον
16
οὐ γὰρ ἀπέστειλεν Ὁ ΘΕῸΣ τὸν υἱὸν εἰς τὸν κόσμον ἵνα κρίνῃ τὸν κόσμον, ἀλλʼ ἵνα σωθῇ ὁ κόσμος διʼ αὐτοῦ.
17
17
ἵνα κρίνῃ
οὐ κρίνεται· […] ἤδη κέκριται 18
C’est pourquoi nous n’entrons pas plus avant dans la discussion sur le moment où le dialogue – la réponse à Nicodème – se mue en monologue, et les diverses propositions de césure124.
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Ces occurrences sont soulignées p. 219-220. Dans le même sens, cf. JONGE, Jesus : stranger from heaven, 37 ; MEKANA, Les parcours narratifs des personnages, 69. LÉON-DUFOUR parle bien d’un monologue, mais va dans notre sens lorsqu’il précise : « Ainsi prend fin le dialogue proprement dit […]. Or Nicodème se tait ; il ne répondra pas davantage après le monologue qui, littérairement, lui reste adressé. » (Lecture, I, 299) C’est nous qui soulignons. 124 Pour certains, le dialogue s’achève au v. 12, pour d’autres au v. 15. Certains défendent que le monologue n’est plus à attribuer à Jésus, mais que le dialogue s’est mué en réflexion de l’évangéliste. Certains tiennent que l’ambiguïté est signifiante. Pour nous, il n’y a pas changement de locuteur : nous remarquons avec CULPEPPER que « the author often allows characters/ to fade from the narrative without notice, but does not normally change speakers without telling the reader » (Anatomy, 41-42). Nous tenons également l’unité des v. 1-21, et recevons le texte tel qu’il nous est parvenu, contre les propositions de déplacement de versets : cf. le bref status quaestionis de MOLONEY, « The unique revealer », 42-43. 123
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3.3.2.2. Nécessaire révélation (3,10b) Alors que les deux premières répliques de Jésus commençaient par la formule de révélation solennelle en Amen (versets 3 et 5), dans la troisième, la même formule (verset 11) est précédée par une question pleine d’ironie par laquelle Jésus met le doigt sur le « dénuement total » de Nicodème, « acculé à une infinie négativité »125, selon la formule suggestive de F. Vouga. Jésus reprend le titre dont Nicodème l’avait gratifié au commencement du dialogue, et cette fois, qui plus est, avec l’article – σὺ εἶ ὁ διδάσκαλος τοῦ Ἰσραήλ –, mais c’est pour le vider de toute légitimité quant à la connaissance des choses ici révélées : καὶ ταῦτα οὐ γινώσκεις ; Le maître de la Torah, dans sa rencontre avec Jésus, que le sommaire introductif a présenté comme celui qui, lui, connaît ce qu’il y a dans le cœur de l’homme (2,25), est confronté à la limite de sa connaissance. Il ne sait pas comment l’engendrement d’en haut va advenir, et la mise en évidence de cette non-connaissance est le prélude au discours de révélation de Jésus, qui commence au verset 11126. 3.3.2.3. Le locuteur de la révélation sur le comment de l’engendrement de l’Esprit : le Témoin authentique, le Fils de l’homme (3,11-13) Nicodème, ainsi bousculé par Jésus, et ouvert à entendre la révélation qu’il doit recevoir, est introduit dans le témoignage de Jésus, le Fils de l’Homme, Témoin authentique. • Du nous savons illusoire au nous savons de l’unique Témoin des choses célestes (3,11) Bien relié à la première question du verset 10b par le jeu de reprise chiastique et antithétique de la première confession de Nicodème par Jésus, le discours de Jésus commence au verset 11 par la troisième formule solennelle en Amen. Après le dévoilement du fait que celui qui commençait le dialogue par οἴδαμεν (verset 2) en fait ne sait pas, commence la seconde grande partie de la scène127 par un nouvel οἴδαμεν (verset 11) : celui du Témoin authentique, qui sait, lui, parce qu’il a vu. L’emploi de la première personne du pluriel permet une fois encore à VOUGA, Le Cadre historique, 22. Plutôt que de considérer cette question comme un reproche ou une rebuffade sarcastique, comme RENZ, nous y voyons l’ouverture par le Logos incarné du nécessaire passage de la grâce reçue par les Juifs à la « grâce de la vérité » advenue en Jésus Christ (1,17) : la non-connaissance soulignée du plus éclairé des hommes conduit au discours de révélation, offert à tout homme. Cf. « Nicodemus : An Ambiguous Disciple ? », 262. 127 Cf. la composition présentée p. 219-220. 125
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Jésus de reprendre verbatim les termes de Nicodème, afin de le conduire de son savoir illusoire à celui du seul Témoin oculaire128. Cet οἴδαμεν, « qui marque la connaissance absolue, non acquise », est justifié par la vision de Jésus, qui « connaît les choses divines »129, et lui seul (1,18). Jésus commence la révélation du comment de l’engendrement de l’Esprit en explicitant la légitimité du locuteur d’une telle révélation : ὃ οἴδαμεν λαλοῦμεν καὶ ὃ ἑωράκαμεν μαρτυροῦμεν. Deux verbes clés sont utilisés : Jésus Logos dit ce qu’il sait – le verbe λαλέω130 ; et il témoigne de ce qu’il a vu, et qu’il continue de voir tout au long de sa vie terrestre131 – il est Témoin oculaire, révélateur de ce qu’il sait immédiatement, unique fondement de la chaîne des témoins132. À nouveau, comme dans le prologue, le motif de l’engendrement divin conduit à l’écoute du Témoin authentique. Dans le prologue, c’était le témoignage des témoins oculaires, le groupe du nous de ceux qui ont accueilli le Logos incarné, témoignage relayé par la communauté ecclésiale et donnant accès au témoignage du Fils unique dans le sein du Père. Ici, Nicodème – et le destinataire extradiégétique accueilli dans ce dialogue – entend directement la parole du Témoin ultime, du Logos incarné, unique Témoin oculaire des choses célestes, même si, l’emploi du nous l’atteste, ce témoignage est aussi relayé par ceux qui l’ont accueilli133, ceux qui se groupent autour du je de Jésus, qu’on entend à nouveau au verset suivant. Ce nous ouvert appelle tout destinataire de ces paroles à entrer dans cette vision, en accueillant le témoignage du Logos incarné. Il en est déjà qui ont quitté le statut d’outsider – ταῦτα 128 Le contraste entre les deux οἴδαμεν aux v. 2 et 11 est sans doute l’explication la plus sûre de l’emploi de la première personne du pluriel. Cf. BROWN, The Gospel according to John, I, 132. 129 LA POTTERIE, « Οἶδα et γινώσκω », 715. 130 Comme le dit COTHENET, « à la suite de la Septante, Jean donne à lalein valeur de révélation » (La chaîne des témoins, 43). 131 Telle est la signification de l’emploi du parfait. 132 Nous reprenons le titre d’un ouvrage de COTHENET déjà cité. Comme le remarque aussi cet auteur, c’est la première fois que le verbe μαρτυρέω est employé pour parler du témoignage de Jésus : La chaîne des témoins, 35. 133 Certains émettent l’hypothèse que la première personne du pluriel désigne Jésus et l’Esprit, ou Jésus et son Père : ainsi DELEBECQUE, Évangile de Jean, 149 note sur le v. 11. Il nous paraît bien plus probable, dans la continuité du prologue, d’y voir le je de Jésus associé à ceux qui sont devenus ses témoins, la communauté ecclésiale. Nous consonnons pleinement avec MIRGUET : « Peut-être pourrait-il être simplement interprété comme une continuation du “nous” qui s’exprime au chapitre 1 (1,14.16), mais repris cette fois à un niveau ultime de l’instance narratrice, représenté par Jésus. Il serait dès lors intéressant de remarquer que cette instance reste plurielle même quand elle est ramenée à son autorité dernière, Jésus. » (« L’effacement du narrateur », 33). Cf. également ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 117.
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οὐ γινώσκεις – pour entrer dans celui d’insider, dans un savoir – οἴδαμεν – de ce qui passe l’homme134. • Un témoignage à accueillir, la nécessité de la foi Le troisième terme de l’affirmation solennelle du verset 11 redouble le οὐ γινώσκεις du verset 10b : τὴν μαρτυρίαν ἡμῶν οὐ λαμβάνετε. De même que Jésus élargissait son je au nous de ceux qui sont entrés dans la chaîne du témoignage, de même le tu désignant Nicodème devient le vous de ceux qu’il représente et qui, comme lui, ne sont pas encore passés de la révélation du temps de la préparation au novum de la révélation du Logos incarné135. Nous retrouvons ici deux termes clés du prologue, au commencement du paradigme du don de la filiation divine : λαμβάνω et πιστεύω (1,12-13). – Λαμβάνω Οὐ λαμβάνετε dit plus que οὐ γινώσκεις : à partir de la non-connaissance généralisée de ce que le Logos incarné seul sait, une révélation est donnée, qu’il est possible soit d’accueillir – ce qui donne de savoir ce qui dépasse la capacité humaine de connaître136 –, soit de refuser. Jésus dévoile ici le non-accueil de son témoignage. – Πιστεύω Le second verbe clé du prologue, πιστεύω, est également repris, en une double occurrence, au verset suivant (verset 12) : également à la forme négative, en sa première occurrence, puis à la forme interrogative, comme pour ouvrir un chemin, pour exhorter à sortir de cette non-foi et de ce non-accueil. La nécessité d’accueillir le témoignage s’explicite en une nécessité de croire, de faire confiance à un témoignage, c’est-à-dire à quelqu’un137 qui parle de ce que le destinataire ne sait pas mais que lui sait, qui raconte ce qui ne peut être vu mais que lui a vu (cf. 1,18) ; et nous retrouvons la dimension de révélation et de procès du témoignage138 : le témoin révèle ce qui est inconnu et fait entendre sa révélation contre (ou pour ?) tous ceux qui la refusent. Cf. SANDNES, « Whence and whither », 155. Dans le même sens, cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 297 : « Le VOUS englobe ici, avec Nicodème, tous ceux qui en Israël hésitent à croire en sa révélation » ; cf. également GRAPPE, « Les nuits de Nicodème », 282. 136 Dans le même sens, cf. SANDNES, « Whence and whither », 156. 137 Cf. également LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 297. 138 Cf. p. 148. 134
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Comme en 1,11 affirmant le non-accueil généralisé du Logos par « les siens », Jésus déclare en 3,11 le non-accueil de son témoignage par le groupe représenté par son interlocuteur ; mais cette fois-ci, Nicodème – et à travers lui tous ses congénères – se tient en présence du Logos incarné, dont il écoute les paroles. Bien introduits par le sommaire (2,23-24) qui avait d’emblée mis l’accent sur la problèmatique de la foi véritable, ces versets introductifs du long discours de révélation de Jésus, unifié par l’isotopie du croire139, appuient sur la part de l’homme face à l’acte de Dieu, agent de l’engendrement d’en haut. L’insistance est grande sur le fait que l’engendrement d’en haut est l’acte de Dieu, de l’Esprit : et cet acte de Dieu, pour s’accomplir, requiert « des conditions humaines qui correspondent à l’action divine » 140. Si l’engendrement d’en haut ne peut être un acte humain, il requiert de croire, c’est-à-dire d’accueillir le don de Dieu, de laisser Dieu faire son œuvre. Ces conditions de l’accueil, de la foi, étaient déjà évoquées dans le prologue, mais désormais, elles sont spécifiées dans le concret de l’histoire, dans la rencontre du protagoniste avec Jésus, le Logos devenu chair : la foi en son Nom, l’accueil du Logos, se réalisent dans la foi en Jésus, l’accueil de Jésus, et de l’auto-révélation de son Nom. C’est face à lui que s’opère le discernement ; dans son accueil, dans la foi en sa révélation, qu’est offert le don de l’engendrement d’en haut. • Croire dans la révélation des choses célestes par le Témoin oculaire (3,12) La deuxième phrase de Jésus, construite sur la même opposition entre accueil et non-accueil de la révélation pour dire l’importance de la foi, met l’accent sur l’objet céleste du témoignage à recevoir de Jésus. Après avoir révélé ce qui se passe sur terre et concerne les hommes, d’en bas141, à savoir leur engendrement d’en haut142 (voilà pour les ἐπίγεια, 139 Sept occurrences, signalées par le soulignement simple, dans la composition présentée p. 219-220. 140 VELLANICKAL, The divine sonship, 190. 141 La désignation des choses évoquées dans les v. 3-8 par le terme ἐπίγεια s’explique bien mieux par le fait que cet engendrement concerne les hommes, et a lieu sur terre, que par le fait que ces choses sont illustrées par des analogies humaines – la naissance, le vent. Cette dernière explication est envisagée par BROWN, The Gospel according to John, I, 132. De même, BARRETT interprète les ἐπίγεια comme un langage en parabole. BARRETT, The gospel according to St. John, 212. 142 La réalité anthropologique dont il est question dans les ἐπίγεια est chair et esprit – les deux stades de la réalité humaine : dans la révélation de Jésus sur l’engendrement d’en haut, il n’a pas été question que de la chair, de la nature humaine laissée à sa limite créaturale, mais de la nécessité pour cette chair de renaître de l’esprit, d’être engendrée à la
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versets 3-8), Jésus va – pour expliquer le comment de cet engendrement divin (πῶς, verset 9) – révéler un mystère qui a trait au ciel, au monde de Dieu143. Puisque l’engendrement ἄνωθεν est acte de Dieu, il est normal de chercher dans les choses célestes ce comment, de découvrir comment la réalité christologique – l’intervention divine par le Fils de l’homme – explique la réalité anthropologique – l’engendrement de l’Esprit des enfants de Dieu, les hommes ; et Jésus seul peut le révéler. Déjà, pour les ἐπίγεια, pour ces réalités concernant les hommes et que l’Ancien Testament annonçait, la foi était requise, car l’engendrement ἄνωθεν débordait ce que l’intelligence du peuple de Dieu pouvait attendre et comprendre dans ses catégories144 ; déjà il fallait accepter que la parole de Jésus dépasse toutes attentes humaines145 ; et pour le moment le dialogue ne montre pas Nicodème – au nom de son groupe – franchissant ce cap : οὐ πιστεύετε. Combien plus, a minore ad majus, la révélation des ἐπουράνια, c’est-à-dire des choses qui ont trait à la mission de l’Envoyé de Dieu, le Fils de l’homme descendu du ciel, révélation du mystère de Dieu et de son dessein, nécessite-t-elle d’être accueillie dans la foi. Jésus annonce ici, en lien avec l’unicité du témoignage qu’il va livrer comme Témoin oculaire des choses célestes, une révélation nouvelle, qui seule peut éclairer le comment de l’engendrement d’en haut. Le novum de la révélation christologique (les ἐπουράνια) mettra en lumière le novum de la révélation anthropologique (les ἐπίγεια). Les ἐπίγεια comme les ἐπουράνια sont objet d’une révélation de l’unique Témoin légitime, révélation qui articule les unes et les autres146 : les annonces prophétiques devraient être pour le chef des Juifs un point vie divine, du devenir de la chair lorsqu’elle s’ouvre à la révélation de Dieu. La dialectique ἐπίγεια/ἐπουράνια ne recouvre pas la dialectique chair/esprit. 143 Dans le même sens, cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 117-118 : « les “choses de la terre” (τὰ ἐπίγεια) renvoient à l’entretien sur la “nouvelle naissance d’en haut”, c’est-à-dire à la problématique anthropologique du salut (cf. les vv. 2-11 : comment l’être humain accède-t-il au salut ?) tandis que les “choses du ciel” ont trait à la révélation/ christologique (cf. les vv. 13-21 : comment le salut vient-il à l’être humain ?) ». C’est nous qui soulignons. 144 Cf. p. 241-243. 145 Selon nous, les ἐπίγεια de l’engendrement d’en haut, bien qu’annoncées par les prophéties, ne sont pas pour autant du déjà connu, par opposition aux ἐπουράνια qui elles seules seraient un mystère révélé par Jésus, comme semblent le penser MOLONEY, « The unique revealer », 48 et Belief, 115-117 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 298. L’effusion de l’Esprit avait été annoncée, mais nous avons vu le novum de l’engendrement d’eau et d’esprit du croyant. 146 Dans le même sens, cf. ROUSTANG, « L’entretien avec Nicodème », 345.
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d’appui permettant d’avancer dans la foi vers la révélation du novum advenu en Jésus Christ ; un point d’appui pour accueillir dans la foi le mystère de l’engendrement d’en haut à partir des prophéties sur l’effusion de l’Esprit Saint, et se laisser conduire par Jésus à la révélation du mystère éclairant le comment de cet engendrement d’en haut : l’élévation du Fils de l’homme. • Le Témoin descendu du ciel, Témoin d’en haut (3,13) Le verset 13 précise l’unicité du Témoin oculaire : il est le Fils de l’homme descendu du ciel. Celui qui peut témoigner, révéler le secret céleste de cet agir divin qu’est l’engendrement ἄνωθεν, les ἐπουράνια, est celui qui est decendu du ciel147. Jésus seul peut révéler le mystère de l’engendrement d’en haut parce que lui seul est d’en haut148. Aucun autre homme que le locuteur Jésus, οὐδείς, ne peut rendre ce témoignage, car aucun n’a vu ce qu’il a vu (1,18). Le verset 13 explicite la légitimité de l’unique Révélateur des ἐπουράνια, grâce à l’analepse mixte149 – renouant avec le temps prédiégétique du prologue, la christologie de la Préexistence. Aucun homme ne peut monter au ciel, nul homme n’a accès au dessein de Dieu, à la connaissance des choses divines : Jésus seul peut être ce Révélateur parce que lui seul est descendu du ciel150 ; 147 Le motif de l’engendrement divin était introduit par Jésus, au v. 3, par l’adverbe ἄνωθεν, source du malentendu. On voit ici toute l’importance du choix de cet adverbe, dont s’explicite la dimension spatiale dans l’explication du comment de l’engendrement ἄνωθεν. Toute la première micro-unité du discours de Jésus (v. 10b-15) est marquée par le schème spatial clé monde d’en bas/monde d’en haut : ἀναβαίνω/καταβαίνω (v. 13), racine οὐρανός (τὰ ἐπουράνια/τὰ ἐπίγεια, v. 12 ; οὐρανός, 3,13 : 2 occurrences), ὑψόω (3,14 : 2 occurrences), et le titre de Fils de l’homme. Nous consonnons avec COTHENET : « l’axe de la verticalité structure ce passage […]. Il s’agit de mettre en relation le domaine de la chair, du monde terrestre avec celui de l’esprit, des réalités célestes. » (La chaîne des témoins, 44). 148 Sur le lien entre l’engendrement d’en haut et le Fils de l’homme descendu du ciel, cf. BROWN, The Gospel according to John, I, 145 » ; SCHNEIDERS, « Born anew », 193 ; DIOUF, « La nouvelle naissance », 106 ; SANDNES, « Whence and whither », 171-172. Textuellement, il faut attendre le discours de JB pour trouver l’adverbe ἄνωθεν appliqué à « Celui qui vient d’en haut », en 3,31. 149 Cf. CULPEPPER, Anatomy, 60-61 : « The mixed analepses, those which allude to events which begin prior to the beginning of the narrative and continue into narrative time, serve the important function of tying the story to the events referred to in the external/ analepses, events in the history of Israel and in the relationship between the Father and the Son ». 150 Bien des auteurs partagent notre interprétation de ἀναβέβηκεν (n’y voyant pas une référence à l’Ascension) : WESTCOTT, The Gospel according to St. John, 53 ; LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 80-81 ; BERNARD, A critical and exegetical commentary, 111 ; HOSKYNS, The Fourth gospel, 216-217 ; MORRIS, The Gospel according to John, 197198 ; MEEKS, « The man from heaven », 52, 63 ; MOLONEY, « The unique revealer », 54,
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le monde d’en haut dont il parle est son monde, le monde de Dieu, le monde de l’Esprit. Parce que Jésus est le Fils de l’homme, à la fois du monde d’en haut par son origine, et du monde d’en bas par son incarnation, l’autorité de sa parole de révélation est sans commune mesure avec toutes les révélations d’hommes, devins, prophètes et apocalypticiens montés au ciel, dans des voyages par des visions célestes151 – sans commune mesure même avec la révélation de Moïse152, dont il sera explicitement question au verset suivant : aucun homme n’est monté au ciel, n’a la connaissance que le Fils de l’homme peut révéler. L’homme n’est pas capable, en sa réalité charnelle, de monter au ciel pour pénétrer les secrets de Dieu : Dieu seul peut descendre, pour révéler à l’homme ce qui le dépasse ; le Fils de l’homme est descendu. La grande attente des hommes à laquelle les récits apocalyptiques de voyages célestes tentaient d’apporter une réponse trouve sa réponse dans le seul Jésus Christ. Il n’est plus question de monter au ciel par des voyages célestes pour atteindre à la connaissance des choses célestes, voyages qui requéraient un changement, une transformation comme prérequis153 : ici la seule part requise de l’homme est la foi dans le Fils de l’homme qui a fait le voyage, l’accueil de son témoignage qui suppose une décision.
61-62 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 301 ; GRESE, « “Unless one is born again” », 687-689 ; BROWN, The Gospel according to John, I, 145 ; BLANCHARD, « Quand saint Jean raconte », 46-47 ; GIRARD, « Le paradigme de la naissance », 316, n. 13 ; SEVRIN, Le Jésus du quatrième évangile, 253-254. 151 Moïse, bien sûr – cf. note suivante –, mais aussi les voyants de la tradition apocalyptique, tels Daniel, Hénoch, Baruch. La littérature juive ne manque pas d’exemples de tels récits : MOLONEY renvoie notamment à Martyre d’Isaïe 2,9 ; 3,7-10 ; I Enoch 71 ; II Baruch 2,1-8 ; III Baruch ; Vie d’Adam et Eve 25-28 ; II Enoch 1 ; Test. d’Abraham, Recension A : 10-15, Recension B : 8-12 ; cf. « The unique revealer », 54. Cf. également ODEBERG, The fourth Gospel interpreted, 72-95 ; BROWN, The Gospel according to John, I, 145. Jn 3,13 reflète l’environnement dont a parlé Philon, où circulaient des traditions juives d’ascensions (par ex 4Q491 11,1.12–19), et où des personnes racontaient avoir expérimenté des ascensions dans l’esprit – à commencer par Philon lui-même : cf. BORGEN, The Gospel of John : more light from Philo, 60. 152 Le v. 13 s’oppose aux récits d’ascension d’êtres humains dans les cieux, en particulier l’ascension de Moïse dans la tradition juive. Cf. BORGEN, ibidem, 60 : « in the story about the sinaitic revelation, the term ascend plays a central role, exod 19:20,23 ; 24:1,2,9,13,18. In Jewish exegesis, Moses is said to have entered into heaven when he ascended (Philo, Mos. 1:158f., cf. Josephus, A.J. 3:96; Pseudo-Philo L.A.B. 12:1 ; Mek. Exod. 19:20; Num. Rab. 12:11 ; Midr. Ps. 24:5 and 106:2). John 3:13, “no one has ascended to heaven…”, seems then to serve as a polemic against both the idea of Moses’ ascent and similar claims of or for other human beings. » 153 GRESE, « “Unless one is born again” », 690.
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Comme l’ont fait remarquer F.J. Moloney et E.M. Sidebottom154, l’exception exprimée par εἰ μή155 n’est pas que le Fils de l’homme soit monté – la première partie du verset n’évoque pas son ascension156, mais 154 Cf. SIDEBOTTOM, « The ascent and descent of the Son of Man », 115-122. L’auteur fait remarquer que c’est une spécificité du quatrième évangile de présenter le Fils de l’homme comme celui qui descend. 155 Cette construction où εἰ μή introduit une exception qui ne correspond pas tout à fait au premier membre – l’exception n’est pas qu’un homme est monté au ciel, mais que le Fils de l’homme est descendu – est tout à fait conforme à l’usage classique. Cf. MOLONEY, « The unique revealer », 55, et spécialement n. 73. 156 Bien des auteurs voient dans le début du v. 13 une allusion à l’Ascension de Jésus : VERGOTE, « L’exaltation du Christ », 9-10 ; BOUYER, Le quatrième évangile, 93 ; BARRETT, The gospel according to St. John, 213 ; ROUSTANG, « L’entretien avec Nicodème », 346 ; BUSSCHE, Jean, 168-171 ; BULTMANN, The gospel of John, 149-151 ; BARRETT, The gospel according to St. John, 177, 213 ; BROWN, The Gospel according to John, I, 145 ; SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, I, 392-393 ; DODD, L’interprétation du quatrième Évangile, 333 ; JONGE, Jesus : stranger from heaven, 161 ; KOESTER, « Theological complexity », 167 ; BAUER, Das Johannesevangelium, 56, d’après MOLONEY, « The unique revealer », n. 64, p. 53. C.T. Argument de critique textuelle invoqué dans ce débat. Certains s’appuient sur la leçon longue ἀνθρώπου ὁ ὤν ἐν τῷ οὐρανῷ en faveur de l’allusion à l’Ascension : Ac (− ὁ ὢν A*) K N Γ Δ Θ Ψ 050 ƒ1.13 565. 579. 700. 892. 1424. l 844. l 2211 m latt syc.p.h bopt ; Épiphpt. Mais la majorité du comité du GNT – la note {B} indique que le texte est presque certain – a opté pour la leçon courte, attestée par les meilleurs manuscrits, notamment les papyri Bodmer p66 et p75, le Sinaïticus, le Vaticanus, des onciaux… Cf. Nestle, NA 28 : Critical Apparatus, 299. Les manuscrits portant la version longue présentent des leçons très diverses. Les éditeurs du texte grec sont divisés : Tischendorf, Weiss, Vogels, Bever optent pour la leçon longue ; Westcott and Hort, Soden, Merk, Aland et The Greek New Testament optent pour la leçon brève. Cf. MOLONEY, « The unique revealer », 59 ; METZGER, A textual commentary, 1994, 174-175. La leçon longue, qui est sans doute « une glose interprétative reflétant le développement christologique ultérieur » (METZGER, A textual commentary, 1994, 174-175), semble attester que la réception du verset comme faisant référence à l’ascension est très ancienne : Cf. MOLONEY, « The unique revealer », 59. Cependant, même avec la leçon longue, on pourrait lire le v. 13 sans y voir de référence à l’Ascension, en ce sens que le Fils de l’homme, même durant le temps de l’Incarnation, est et demeure dans le ciel, dans le sein du Père (1,18) : en ce sens, cf. BROWN, The Gospel according to John, I, 133. DELEBECQUE, quant à lui, opte pour la leçon longue, mais comprend « Jésus est, dans le ciel, avant l’Incarnation », in Évangile de Jean, note sur le v. 13, p. 150. Dans le même sens, ZUMSTEIN précise qu’« en ajoutant ὁ ὤν ἐν τῷ οὐρανῷ […], la tradition manuscrite a voulu expliciter l’origine divine du Fils de l’homme », L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 119, n. 62. Selon nous, l’interprétation qui voit là une allusion à l’Ascension ne tient pas suffisamment compte de l’enchaînement du v. 13 avec le v. 12 auquel il est coordonné par la conjonction καί et relié par le crochet de la racine οὐρανός, et du déroulé des versets dans la micro-unité 10b-15 – notamment du fait que le verbe de la montée ἀναβέβηκεν, au parfait (v. 13), précède l’évocation de l’élévation à venir au v. 14. Dans le même sens, LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 301 ; BLANCHARD, « Quand saint Jean raconte », 46-47. Ceux qui voient là une référence à l’Ascension justifient l’apparente difficulté chronologique – le Fils de l’homme a l’air d’être monté, au passé, avant d’être descendu – d’une part par la perspective post-pascale du v. 13, sans surprise dans le quatrième évangile,
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SECONDE PARTIE
la vérité sapientielle que nul homme n’est monté – mais que cet être divin soit descendu157 ; c’est parce qu’il est descendu que Jésus, s’autodésignant à la troisième personne par le titre « Fils de l’homme », peut dire les choses célestes158. Dans la construction en εἰ μή – nul n’est monté, sinon le Fils de l’homme – le verbe monter au parfait en vient à désigner, par contraste, le Fils de l’homme toujours déjà monté, « selon la modalité d’une permanence absolue » : « la position céleste du Fils suggère une éternelle “montée” » ; le verbe καταβαίνω, lui, est au participe aoriste : « sa condition terrestre relève d’une “descente” opérée dans le temps »159. La rencontre des deux verbes ἀναβαίνω/καταβαίνω, comme dans un mérisme, exprime l’appartenance de Jésus à l’une et l’autre sphères160 : en tant qu’il est du ciel, il est πνεῦμα, et en tant qu’il en est descendu, il est devenu σάρξ ; et c’est bien cette double appartenance que signifie le titre christologique de Fils de l’homme, à la fois terrestre et céleste. Alors que ce verset réaffirme ce que disait 1,18 sur l’unicité du Révélateur du Père/des choses célestes, il est notable que le titre μονογενής de 1,18 laisse place – dans un premier temps161 – au titre de Fils de l’homme162. 3.3.2.4. Le divin témoignage éclairant le comment de l’engendrement de l’Esprit : l’élévation du Fils de l’homme (3,14-15) Pour comprendre le comment de l’engendrement d’en haut/de l’Esprit, le destinataire est donc appelé à recevoir le témoignage du Fils de l’homme, seul Témoin légitime des choses célestes : et ce témoignage qui est à recevoir dans la foi est présenté aux versets 14-15163, à nouveau étroitement d’autre part par le fait que le parfait n’a pas d’abord la valeur temporelle du passé, signifiant l’antériorité par rapport au v. 14, mais davantage la valeur aspectuelle de présent. Sed contra, comme le montre bien MOLONEY, la montée de Jésus au ciel n’est jamais évoquée qu’au futur dans le quatrième évangile ; et le quatrième évangile n’évoque pas l’Ascension comme Lc. Cf. « The unique revealer », 54. Dans le même sens que nous, cf. MOLONEY, « The unique revealer », 59 ; le commentaire de référence de critique textuelle, l’ICC, voit également dans la leçon longue une glose interprétative : MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, n. 43, p. 234. 157 Cf. MORGEN, « Le Fils de l’homme élevé », 8 : « L’accent porte sur la descente et met en relief la condition spécifique de “celui qui est monté au ciel, le Fils de l’homme”, sa condition divine. » 158 Cf. MOLONEY, « The unique revealer », 55. 159 BLANCHARD, « Quand saint Jean raconte », 47. 160 Dans le même sens, BLANCHARD, ibidem, 46. 161 Il reparaît juste après, en 3,16 et 18, mais dans un second temps, nous y insisterons : cf. ci-après, p. 268-272. 162 Dans le même sens, cf. MOLONEY, Belief, 117. 163 Nous consonnons avec ZUMSTEIN : ces versets « constituent la réponse directe à la question du v. 9 », L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 120.
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reliés aux versets précédents, par la coordination καί et le procédé de l’anadiplose164 – le verset 13 est relié au verset 12 par la racine crochet οὐρανός, le verset 14 est relié au verset 13 par la reprise du titre ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου. Pour découvrir ce comment, le destinataire est renvoyé à un événement, un acte de Dieu (exprimé par le passif divin) à venir dans l’histoire, dans le récit : Καὶ καθὼς Μωϋσῆς ὕψωσεν τὸν ὄφιν ἐν τῇ ἐρήμῳ, οὕτως ὑψωθῆναι δεῖ τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου. L’expression fait écho à l’autre expression en δεῖ dont elle éclaire le comment : δεῖ ὑμᾶς γεννηθῆναι ἄνωθεν (3,7). Le dessein de Dieu (δεῖ) que soient engendrés les hommes d’en haut se réalisera par son dessein que soit élevé le Fils de l’homme. • L’élévation du Fils de l’homme À ce moment clé où est révélé le comment de l’engendrement d’en haut, Jésus utilise le titre de Fils de l’homme. Il n’établit pas de lien entre l’engendrement des croyants et sa propre filiation : dans les versets 13-14 qui sont la pointe de la réponse à la question du verset 9, le premier du défilé de titres christologiques de son discours n’est pas le titre de Fils ou de Fils de Dieu, mais bien celui répété de Fils de l’homme. Quelle en est la signification ? – Le titre de Fils de l’homme et la révélation des choses célestes Le titre de Fils de l’homme est celui que Jésus se donne à lui-même – et lui seul165 –, pour attirer l’attention sur l’énigme de son identité, pour amorcer la révélation de son identité passant toutes attentes. En 1,51, déjà, le destinataire de la révélation de l’identité de Jésus avait été appelé à lever les yeux vers le ciel, à attendre une révélation qui passe ce qu’il sait déjà sur l’identité de Jésus166 ; d’emblée, le titre de Fils de l’homme était lié à l’ouverture du ciel, à la communication rendue possible entre ciel et terre par le Fils de l’homme167.
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Cf. p. 251. L’unique autre locuteur employant ce titre est la foule en 12,34, mais c’est pour reprendre les paroles de Jésus et manifester sa non-compréhension. 166 Cf. ZUMSTEIN, « L’évangile johannique : une stratégie du croire », 225. En 1,51, Jésus amorce la « révélation supérieure » de son identité, dépassant « le croire traditionnel » des confessions de foi des différents personnages : « Les disciples sont donc invités à passer d’un croire ordinaire cristallisé dans la titulature christologique traditionnelle à un croire plus fondamental qui situe Jésus dans son unité avec le ciel ». 167 Cf. S. ROBERTSON, « Sonship in John’s gospel », 319. 165
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– Le Fils de l’homme, être céleste descendu sur terre, lien du ciel et de la terre168 Au verset 13, Jésus présente d’abord le Fils de l’homme comme une figure céleste, et descendue : utilisant ce titre à la troisième personne pour se désigner, il se présente comme appartenant au monde de Dieu, de l’esprit, et au monde d’en bas, de la chair, où il est descendu. Avant de révéler l’être de Fils de celui qui fera des croyants ses frères, le quatrième évangile révèle par le titre de Fils de l’homme que ce qui était impossible pour la chair est rendu possible parce que Dieu s’est fait chair, parce que le Fils de l’homme est descendu du ciel. Le Fils de l’homme est le Préexistant (3,13), celui qui vient du ciel, et est devenu chair : il est « l’unique véritable médiateur entre le ciel et la terre »169, l’unique Révélateur des choses célestes. Lui seul peut faire passer de la terre au ciel. Tout au long du quatrième évangile, ce titre est associé au motif spatial haut/bas170, qui permet de dire qu’il est le médiateur entre les deux ordres autrement irréductibles terre/ciel, chair/esprit (cf. l’emploi de ἀναβαίνω/ καταβαίνω, en 1,51 ; 3,13 ; de ἀναβαίνω en 6,62 ; et de ὑψόω en 3,14 ; 8,28 ; 12,34)171. – L’accent sur l’élévation du Fils de l’homme et l’engendrement ἄνωθεν À cette première dimension du titre de Fils de l’homme présente au verset 13, fondée sur une analepse mixte – la figure céleste descendue du ciel, le Préexistant –, le verset 14 en lie immédiatement une seconde, par une prolepse interne : le Fils de l’homme va être élevé ; le récit racontera cette élévation, en son sommet. Pour le lecteur chrétien, la vision de 1,51 pointait déjà vers cette heure de l’ouverture du ciel qu’est l’élévation en croix, mais dans cette deuxième occurrence du titre, il est pour la première fois question de l’élévation du Fils de l’homme, avec la première occurrence du verbe ὑψόω. Si la fonction traditionnelle de jugement eschatologique du titre n’est pas inconnue de Jn (cf. 5,27), la spécificité johannique de l’emploi du titre de Fils de l’homme est bien dans cette perspective de l’élévation172, qui sera peu à peu explicitée comme la mort de Jésus173 – le 168 169
318.
Cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 73 et 203. BARRETT, ibidem, 72. Cf. également S. ROBERTSON, « Sonship in John’s gospel »,
170 Dans le même sens, cf. LÉTOURNEAU, Jésus, Fils de l’homme et Fils de Dieu, 98, n. 156 ; S. ROBERTSON, « Sonship in John’s gospel », 318, 329. 171 Dans le même sens, cf. DODD, L’interprétation, 295. 172 Dans le même sens, cf. MORGEN, « Le Fils de l’homme élevé », 7. 173 Dans le quatrième évangile, le verbe élever est toujours employé pour désigner l’élévation sur la croix (3,14 ; 8,28 ; 12,32.34). Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean
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Fils de l’homme vivra jusqu’au bout sa descente dans la σάρξ – : élévation de Jésus sur la croix qui est coextensivement élévation dans la gloire, exaltation174 (cf. 6,53.62 ; 8,28 ; 12,23.34 ; 13,31), comme dans l’élévation du Serviteur d’Isaïe175 : Ἰδοὺ συνήσει ὁ παῖς μου καὶ ὑψωθήσεται καὶ δοξασθήσεται σφόδρα176 (Is 52,13).
13
Bien des auteurs mettent en lumière le double sens de ce verbe ὑψόω177, qui signifie à la fois élever et exalter, qui désigne du même coup la crucifixion et l’exaltation du Fils de l’homme. L’emploi de ce terme dans le contexte de cette première occurrence est particulièrement signifiant : dans cette réponse à la question du comment de l’engendrement d’en haut, le terme choisi est, une fois encore, un terme spatial, lié au motif haut/bas ; la chair du Fils de l’homme, figure céleste descendue du ciel, va être élevée. Si l’on compare ce qui chez Jn tient lieu de triple annonce de la Passion à son parallèle synoptique, on est frappé de cet accent délibérément mis sur l’élévation178. D’autant plus que le verbe ὑψόω est employé sans complément : on ne précise pas qu’il doit être élevé sur une croix, ou sur une hampe (ἐπὶ σημείου) comme en Nb 21,8, ou au (1-12), 120 ; MOLONEY, « The unique revealer », 61 ; BLANCHARD, « Quand saint Jean raconte », 47, n. 14. En 12,32, Jésus emploie le verbe ὑψόω à la première personne : et le narrateur précise en 12,33 par un commentaire explicite que cette élévation de terre dénote sa mort. Dans la péricope de Nicodème, deux termes pointent vers l’heure de la mort, qui ne sont employés qu’ici et à l’heure de la Passion : le terme βασιλεία, comme nous l’avons déjà souligné à la note 45, p. 232, n’est utilisé qu’en 3,3.5 et 18,36 ; le terme clé ἄνωθεν, qui n’apparaît qu’en 3,3.7.31 et 19,11.23. 174 En ce sens, on peut voir dans ce terme une anticipation de la royauté du Christ sur la croix. Cf. MOLONEY, « The unique revealer », 62-63 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 302. Sur la doctrine johannique du Fils de l’homme centrée sur la croix déjà glorieuse, cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 72 ; MOLLAT, Études johanniques, 31 ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 119. 175 Il est fort probable que la figure du Serviteur soit à l’arrière-plan du texte johannique. En plus de l’emploi du verbe ὑψόω coordonné au verbe δοξάζω, notons le champ sémantique de la révélation et de la foi, et la comparaison du Serviteur à un agneau en 53,7 : ὡς ἀμνός – premier titre donné à Jésus par un personnage, le témoin envoyé par Dieu, en 1,29 et 36 (dans une péricope qui s’ouvre par une citation explicite d’Isaïe en 1,23). Dans le même sens, cf. BROWN, The Gospel according to John, I, 146 ; FEUILLET, « L’heure de la femme », III, 550 ; JAUBERT, Approches, 56, n. 4 ; MOLONEY, « The unique revealer », 63 ; BARRETT, The gospel according to St. John, 214 ; RICHARD, « Expressions of double meaning », 105. 176 Is 52,13 : « Voici, mon serviteur comprendra, il sera élevé et glorifié, pleinement », LE BOULLUEC, Vision que vit Isaïe, 123. 177 Cf. par exemple RICHARD, « Expressions of double meaning », 105 ; MOLONEY, Belief, 117. 178 Dans le même sens, ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 111.
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ciel, dans le monde d’en haut, là d’où il est descendu179. L’absence de précision renforce le lien avec l’adverbe ἄνωθεν, central dans la péricope ; le motif haut/bas conduit le destinataire à scruter le lien entre la nécessité pour les hommes, qui sont chair, d’être engendrés d’en haut, et la nécessité que le Fils de l’homme, qui est d’en haut mais qui est venu en bas, qui est esprit, mais qui est devenu chair, soit élevé. Quel est le principe d’en haut à partir duquel les croyants peuvent être engendrés ? Le Fils de l’homme est d’en haut, il est un principe céleste ; et en étant descendu, il va être élevé, devenir une chair humaine élevée, montée là où il était par son origine. Pour comprendre le comment de l’engendrement d’en haut, le destinataire est conduit au témoignage du Fils de l’homme qui s’achèvera dans son élévation. Pour le moment, cette élévation est « une énigme »180, à scruter dans le récit qui en sera fait181. • L’élévation du Fils de l’homme pour la vie : la relecture typologique de Nb 21 Jésus seul peut révéler qui est ce Fils de l’homme dont l’élévation donne aux croyants d’être engendrés d’en haut : il le fait en ayant recours à l’Écriture, dans un midrash182 qui relit typologiquement le récit de Nb 21,4-9 : Καὶ καθὼς Μωϋσῆς ὕψωσεν τὸν ὄφιν ἐν τῇ ἐρήμῳ, οὕτως ὑψωθῆναι δεῖ τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου.
La relecture typologique de Nb met clairement en exergue, elle aussi, la dimension spatiale : ce qui est comparé, c’est l’élévation du serpent dans le désert et l’élévation du Fils de l’homme183. C’est l’unique point de comparaison explicite entre les deux événements rapprochés184. Le caractère intentionnel de cet accent est d’autant plus évident que le verbe ὑψόω est absent du texte grec de Nb 21185. Par le choix de cette manière de rappeler l’épisode du serpent d’airain en une proposition Comme en 6,62, avec le verbe ἀναβαίνω : ἐὰν οὖν θεωρῆτε τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου ἀναβαίνοντα ὅπου ἦν τὸ πρότερον ; 180 MOLONEY, Belief, 117. De même, CULPEPPER, Anatomy, 90-91. 181 Cf. KOESTER, « Theological complexity », 175. 182 Cf. MORGEN, « Le Fils de l’homme élevé », 9. 183 Dans le même sens, cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 214. 184 Cf. MORGEN, « Le Fils de l’homme élevé », 11. 185 Cf. DOGNIEZ, HARL, Le Pentateuque d’Alexandrie, 663. Le Jésus de Jean semble faire référence à une tradition de Nb 21 dont nous avons la trace dans le targum Neofiti : « 8 “Fais-toi un serpent d’airain et place-le dans un endroit élevé [ ]על אתר תליet il adviendra que quiconque aura été mordu par le serpent et le regardera restera en vie”. 9 Moïse fit donc un serpent d’airain et le plaça sur un endroit élevé. » (Nb 21,8-9 Tg Neofiti 1, 179
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subordonnée de sept mots dont le verbe est ὑψόω, tout l’accent est mis sur l’élévation. Mettons en lumière la portée de la typologie pour éclairer la prolepse de l’élévation : a) De même que l’élévation du serpent par Moïse était la réponse à un commandement de Dieu, celle du Fils de l’homme sera la réalisation du dessein de Dieu, comme le manifestent l’emploi de δεῖ et le passif divin. Plus encore que pour la figure où le sujet est Moïse (agissant sur l’ordre du Seigneur), le passif divin dit que l’agent de cette élévation est Dieu lui-même. b) En Nb 21, Dieu permet que soient manifestés les fruits de mort du manque de confiance du peuple186, en envoyant les serpents qui font mourir ; mais c’est pour manifester qu’il peut retourner ce chemin de mort en chemin de vie pour tous ceux qui, écoutant sa parole, regardent le serpent de bronze. De même, dans l’élévation du Fils de l’homme descendu du ciel sera révélé son rejet ; mais cette élévation est également le lieu d’un retournement : il sera élevé pour que tous ceux qui croient aient en lui la vie éternelle. L’élévation permet une révélation de l’acte de Dieu face au rejet des hommes : par elle s’accomplit la révélation des choses célestes, par l’unique Témoin des choses célestes187. Cette dimension du retournement paraît bien dans la métonymie paradoxale du serpent : le serpent qui mord n’est pas le serpent qui sauve ; l’un et l’autre sont dans un rapport de contiguïté, par la reprise métonymique du même mot, pour révéler l’inversion opérée dans l’élévation du serpent/ du Fils de l’homme. c) L’élévation vise et permet une réponse des hommes. Le serpent et le Fils de l’homme sont élevés pour permettre que les hommes voient l’œuvre de salut de Dieu et y répondent. Le récit de Nb 21 mettait l’accent sur le regard. Dans sa relecture typologique, Jésus, en Jn 3, ne retient pas ce motif du regard – réservé au temps de l’accomplissement de la prolepse (19,37)188 – mais lui substitue, dans la finale du verset 15, celui de la foi189 : cf. LE DÉAUT, Targum du Pentateuque. Tome III, Nombres.) ; cf. MORGEN, « Le Fils de l’homme élevé », 12-13 ; BROWN, The Gospel according to John, I, 133. 186 Le peuple perdant patience ne reconnaît plus en son Dieu le Dieu de la vie, capable de le nourrir, de lui donner le pain et le vin. Il reproche au Dieu de la vie de vouloir sa mort. Cf. Nb 21,5. 187 Cf. MOLONEY, « The unique revealer », 60. 188 Nous y reviendrons en étudiant le ch. 19. Cf. p. 386. 189 Dans le même sens, cf. MIRGUET, « Voir la mort de Jésus », 473.
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Nb 21,8 LXX πᾶς ὁ δεδηγμένος ἰδὼν αὐτὸν ζήσεται
Jn 3,15 πᾶς ὁ πιστεύων ἐν αὐτῷ ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον190
Jn 19,37 ὄψονται εἰς ὃν ἐξεκέντησαν.
Le sommaire a mis en garde le lecteur : ce n’est pas le fait de voir – si ce n’est pas un regard de foi – qui permet d’accueillir le don de Dieu, et celui qui en est la source ; il faut entrer dans la foi véritable pour découvrir ce qu’est en vérité ce don de Dieu et l’identité du Révélateur. L’Heure n’est pas encore venue où le destinataire peut voir l’élévation (cf. 19,33.35.37), dans l’histoire ; mais Jésus prépare son destinataire à voir en profondeur l’élévation du Fils de l’homme en en révélant tout le fruit – l’engendrement d’en haut, le don de la vie éternelle –, en suscitant la foi : en révélant qui est ce Fils de l’homme qui va être élevé. L’élévation du Fils de l’homme permet le retournement de la non-foi (cf. la double occurrence de πιστεύω au verset 12) à la foi. d) Le rapprochement typologique avec l’élévation du serpent permet de mettre l’accent sur le don de la vie pour qui regarde le serpent élevé, pour qui croit dans le Fils de l’homme élevé. Le rappel de la scène du désert dit avec force la puissance de salut de Dieu qui rend la vie à ceux qui devaient mourir. La racine θνῄσκω apparaît deux fois en Nb 21,6 (θανατοῦντας et ἀπέθανεν) et la racine ζάω deux fois en Nb 21,8-9 (ζήσεται et ἔζη). Mais le dépassement de l’accomplissement apparaît bien par l’adjonction de l’adjectif αἰώνιος : ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων ἐν αὐτῷ 190 C.T. 3,15. Ce verset est l’unique passage, dans le NA, où πιστεύειν est suivi de ἐν suivi du datif, et non de εἰς. La construction est si inhabituelle en Jn que la variante εἰς αὐτόν est sans aucun doute une harmonisation des scribes. Pour la critique textuelle de ce verset, cf. MCHUGH, A Critical and Exegetical Commentary, 236 : « The Textus Receptus, the Sixto-Clementine Vulgate, and the King James Version all follow the reading ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν μη αποληται ἀλλʼἔχῃ, the text found in most Greek and Latin codices known at that time. The words μη αποληται ἀλλʼ are, however, interpolated from 3:16 ; they occur only in MSS which also read here in 3:15 εἰς αὐτὸν (p63vid אΑ Θ Ψ 086 f13 M), and should be deleted. The variants επ αὐτός and επ αὐτῷ may also be set aside. Among modern editors, only von Soden retains εἰς αὐτός ; all others read ἐν αὐτῷ ». Le cas n’est pas facile à trancher entre les différentes leçons, le comité du commentaire textuel du GNT a opté pour ἐν αὐτῷ avec la note {B}. Cf. METZGER, A textual commentary, 1994, 175. Si la leçon la plus authentique, avant harmonisation, semble être ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων ἐν αὐτῷ ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον, il faut lire ἐν αὐτῷ non comme le complément de πιστεύων, mais comme celui de ce qui suit : pour que tout homme ait en lui la vie éternelle. En effet, le verbe πιστεύω n’est jamais construit avec la préposition ἐν dans le quatrième évangile. Même en 9,35, où il s’agit de croire dans le Fils de l’homme, la construction est πιστεύω εἰς. Dans le même sens, cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 214 ; MOLONEY, « The unique revealer », 64, n. 113.
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ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον. Dieu a permis à ceux qui regardaient le serpent élevé d’être sauvés de la mort et de vivre : par l’élévation du Fils de l’homme, et par la foi dans le Fils de l’homme élevé, Dieu permet aux croyants d’avoir part, en lui, à la vie même de Dieu, vie éternelle191. S’appuyant sur la victoire passée de l’analepse externe biblique, le destinataire est invité à recevoir le témoignage de Jésus jusqu’à l’élévation du Fils de l’homme, à venir dans le récit : s’il croit dans le Fils de l’homme élevé, il aura en lui la vie éternelle. • L’élévation du Fils de l’homme pour la vie éternelle de celui qui croit Au moment de répondre au comment de Nicodème, Jésus n’utilise plus le vocabulaire de l’engendrement, mais celui de la vie – qui découle de la typologie à laquelle il a recours pour évoquer l’élévation du Fils de l’homme. J. Zumstein le note également, « le thème de la “nouvelle naissance” est repris, tout en étant formulé dans une nouvelle terminologie, celle de la “vie éternelle” »192 : être engendré d’en haut, c’est recevoir la vie d’en haut193, avoir la vie d’en haut, la vie divine, éternelle, en celui qui est révélé comme étant d’en haut, par la foi que le Fils de l’homme élevé est d’en haut. Pour le lecteur, ζωή fait clairement écho à sa précédente (et première) occurrence dans le prologue194 : Ἐν αὐτῷ ζωὴ ἦν, καὶ ἡ ζωὴ ἦν τὸ φῶς τῶν ἀνθρώπων· 5 καὶ τὸ φῶς ἐν τῇ σκοτίᾳ φαίνει, καὶ ἡ σκοτία αὐτὸ οὐ κατέλαβεν. (1,4-5)
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Celui qui croit dans le Fils de l’homme élevé aura en lui la vie éternelle : la vie qui était dans le Logos depuis le commencement. Cette première occurrence de l’expression vie éternelle apparaît en lien avec l’élévation du Fils de l’homme descendu du ciel ; l’accent est double : – Cette vie éternelle est la vie même de Dieu ; – Cette vie divine sera donnée en partage à quiconque croit : ce don de la vie divine est lié au témoignage achevé du Fils de l’homme lors de son élévation. Cette première micro-unité du discours de révélation de Jésus a répondu à la question du comment de l’engendrement d’en haut, quoique d’une manière encore énigmatique parce que proleptique : le dessein de 191
Cf. note précédente. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 120. 193 La vie est bien le résultat de l’engendrement. Dans le même sens, cf. VELLANICKAL, The divine sonship, 209. 194 Cf. NEWTON, The Spirit of Sonship, 129. 192
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Dieu d’engendrer les croyants à la vie d’en haut se réalisera dans son dessein que soit élevé le Fils de l’homme. Quiconque croira, à l’heure de l’élévation du Fils de l’homme, aura la vie éternelle, aura part à la vie divine – autrement dit, aura été engendré d’en haut, mais tant que cela n’est pas réalisé, l’accent est sur le don espéré de la vie divine pour susciter la foi qui permettra de le recevoir. Dans cette pointe de la réponse, l’unique titre christologique employé est celui de Fils de l’homme, qui met l’accent sur l’origine céleste du Témoin descendu du ciel, seul capable d’unir en lui chair et esprit, terre et ciel, et sur l’élévation, cet événement annoncé par lequel Dieu retournera le rejet du Révélateur par les hommes en source de vie éternelle pour les croyants, cet événement par lequel le divin Fils de l’homme devenu chair est élevé en haut. 3.3.2.5. L’explicitation de l’élévation du Fils de l’homme : le don du Fils unique (3,16-18) • Découvrir le don du Fils unique dans l’élévation du Fils de l’homme La réponse de Jésus à Nicodème ne s’arrête pas là : la micro-unité suivante, les versets 16-18, explicite (γάρ), interprète cet événement clé de l’élévation du Fils de l’homme, et elle est caractérisée par une autre titulature christologique. Le titre ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου laisse la place à la titulature filiale : ὁ υἱὸς ὁ μονογενής et ὁ μονογενής υἱὸς τοῦ θεοῦ aux extrémités (versets 16 et 18), avec la reprise de l’épithète μονογενής que l’on ne rencontre qu’ici et dans le prologue (1,14 et 18) – ici spécifiée par le substantif υἱός, mettant l’accent sur la filiation –, et ὁ υἱός, le Fils que Dieu a envoyé au verset 17. On compte ainsi cinq occurrences du terme υἱός dans les seuls versets 13-18195 : présent dans l’expression ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου où la dimension filiale n’est plus entendue, il devient central dans l’explicitation des versets 16-18. Jésus révèle par avance ce qui sera pleinement dévoilé lors de son élévation : l’acte d’amour de Dieu qui a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique. Il ne s’agit pas de la perte de ceux qui rejettent celui en qui est la vie (cf. 1,4), mais de la manifestation de l’amour de Dieu dans le don de son Fils unique. Cette explicitation permet d’articuler la titulature de Fils de l’homme à la titulature du Fils unique (versets 16 et 18) et du Fils envoyé (verset 17) : pour le dire avec J.-M. Sevrin196, « le Fils de Dieu se voit dans le Fils de l’homme », dans « le crucifié, élevé sur la 195 196
3,13.14.16.17.18. SEVRIN, Le Jésus du quatrième évangile, 283.
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Croix, glorifiant le Père et glorifié par lui, montant au ciel et retournant à lui ». C’est par l’élévation du Fils de l’homme que sera révélé le comment de l’engendrement d’en haut : et cette élévation sera la manifestation ultime que Jésus est le Fils unique – le Fils unique donné, envoyé. Jésus conduit son destinataire à découvrir dans l’élévation du Fils de l’homme – événement à venir dans l’histoire, dans le récit – le don de Dieu qui donne son Fils unique pour la vie éternelle des croyants. Nous avons dit que l’élévation manifeste paradoxalement que le Fils de l’homme est d’en haut : le verset 16 explicite cette origine par le titre μονογενής υἱός ; il explicite le dessein divin de l’élévation en termes de relations Dieu-Fils unique197, en termes d’envoi du Fils. Les deux verbes à l’aoriste ἠγάπησεν et ἔδωκεν, ainsi que le verbe ἀπέστειλεν au verset suivant ont pour sujet non pas le Père, mais ὁ θεός (sujet exprimé au verset 16, et répété au verset 17) : on est bien dans la continuité des versets précédents où tout l’enjeu est d’unir terre et ciel, où l’on attend de Dieu un acte qui passe l’homme. Le dessein de Dieu qui aboutira à l’élévation du Fils de l’homme (verset 14, δεῖ) est ici directement exprimé : l’élévation est resituée dans le dessein d’amour de Dieu pour le monde – c’est la première occurrence du verbe ἀγαπάω dans le quatrième évangile, qui intervient de façon fort significative dans cette explicitation du comment de l’engendrement d’en haut, de Dieu198. Dieu veut donner la vie, sa vie – la vie éternelle – aux hommes : pour cela il envoie son Fils unique, en qui est la vie. Le verset 16 explicite à la fois la cause de l’acte de Dieu qu’est le don de son Fils unique – son immense amour pour les hommes –, et sa finalité, exprimée dans une proposition parfaitement parallèle au verset 15 : ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων Ø ἐν αὐτῷ ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον.
15
ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν μὴ ἀπόληται ἀλλʼ ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον.
L’insistance est grande sur la finalité de ce don de Dieu, à savoir la vie éternelle offerte à quiconque croit ; et notons une nuance entre les 197 MOLONEY fait un point clair et précis sur la spécificité des titres Fils de l’homme d’une part, Fils/Fils unique d’autre part. Les deux sont d’en haut, mais le titre Fils de l’homme est utilisé pour parler de l’élévation de l’unique Révélateur, lieu de la révélation authentique de Dieu, à la croix ; la spécificité du titre de Fils est autre : « when the role of Jesus is explained in terms of the relationship between him and the Father, “the Son” is used (vv. 16.17.18.35.36). […] Sonship is also closely related to Jesus’ role as revealer, but only in so far as he is sent by the Father, to do the will of the Father » (« The unique revealer », 66). 198 Dans le même sens, cf. NEWTON, The Spirit of Sonship, 212.
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SECONDE PARTIE
versets 15 et 16 : au verset 15, le verbe πιστεύω est employé sans complément199, la vie éternelle est promise à quiconque croit, lors de l’élévation ; alors que dans l’explicitation du verset 16, πιστεύω est employé avec la construction habituelle en εἰς : celui qui croit et reçoit la vie éternelle est celui qui croit dans le Fils unique200. Jésus explicite au verset 16 ce qui se joue lors du sommet de l’élévation : celui qui verra l’Élevé croira que cet homme est le Fils unique de Dieu, il croira dans le Fils de Dieu, et, croyant dans le Fils, il aura part, en lui, à la vie éternelle, c’est-à-dire à la vie divine. La proposition principale du verset 16, τὸν υἱὸν τὸν μονογενῆ ἔδωκεν, ne désigne pas exclusivement l’élévation, mais l’ensemble de la vie du Fils unique dans la chair, toute la révélation par Jésus qu’il est le Fils unique de Dieu : c’est l’ensemble de cette révélation201 – dont le témoignage céleste est rapporté par le témoignage évangélique – qui conduit à croire lors de l’élévation du Fils de l’homme, à voir dans le Fils de l’homme élevé le Fils unique de Dieu. Et en effet, dans la suite du récit évangélique, Jésus révélera que l’élévation sera révélation de son être de Fils (8,28) ; lorsque l’Heure sera venue dans le récit, cette élévation sera révélée comme le passage de Jésus vers son Père (13,1) où il livrera l’Esprit (19,30). • La préparation du lien entre l’engendrement des croyants et la filiation du Fils unique par Jésus – une question à scruter pour le destinataire Nous avions vu plus haut que dans cette réponse au comment de Nicodème, le vocabulaire de l’engendrement disparaît, au profit du vocabulaire de la vie éternelle – cette vie d’abord présentée comme la vie dans le Logos (1,4). Ici, cette vie éternelle est offerte à qui croit dans le Fils unique donné par Dieu au monde. Par l’explicitation des versets 14-15 sur l’élévation du Fils de l’homme par les versets 16-18 où la titulature filiale reparaît, le lien commence à être préparé par Jésus lui-même, mais de manière encore très indirecte, entre sa filiation divine et celle qui sera offerte aux croyants, plutôt sous la forme d’une question suscitée chez le destinataire : si l’engendrement d’en haut trouve sa cause dans 199
Cf. note 190, p. 266. Cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 304. 201 Dans le même sens, cf. LÉON-DUFOUR, ibidem, 306-307 : « le don du Fils inclut toute sa trajectoire en ce monde : sa descente, son/ ministère en œuvres et en paroles, son “élévation”, sa présence continuée par le Paraclet. Que la croix ne soit ni la seule ni même la principale implication du v. 16, on le voit par le choix du verbe “donner” (*dídōmi*) au lieu de *paradídōmi* (“livrer”), qui est traditionnellement utilisé (au passif) à propos de la Passion. Par ce verbe est mis en relief l’aspect proprement de “don”, d’un don où est récapitulée […] la mission tout entière du Fils dans le monde ». 200
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l’élévation du Fils de l’homme qui est explicitée comme le don du Fils unique de Dieu par amour du monde pour que les croyants aient la vie éternelle, cela signifie-t-il que les croyants deviennent fils parce que Jésus est le Fils unique du Père ? Pour l’instant, le discours reste encore énigmatique202. Dans la temporalité du récit évangélique, l’élévation du Fils de l’homme et son fruit, l’engendrement d’en haut de ceux qui croiront en lui, sont à venir : jusqu’à cette heure de l’élévation, il ne sera plus textuellement question de l’engendrement d’en haut203, mais – pour le rendre possible lorsque l’Heure sera venue – du témoignage du Fils de l’homme venu d’en haut jusqu’à l’élévation. 202 Contre les auteurs pour qui le lien est déjà fait : ainsi NEWTON, The Spirit of Sonship, 127-128, 131-132. L’auteur s’appuie sur bien d’autres passages de l’évangile ; il ne se situe pas dans la démarche qui est la nôtre d’être attentif au déroulement du texte, il prend l’évangile comme un tout. Sans aller aussi loin que Newton, LÉTOURNEAU dit également un peu plus que le texte de Jn 3 lorsqu’il affirme : « Une fois les deux schèmes superposés [le schème du Fils de l’homme et le schème de l’Envoyé], cette sotériologie “spatiale” est interprétée de façon “relationnelle” : être dans le royaume céleste du Fils de l’homme, c’est en fait participer à la communauté de vie du Père et du Fils. » (Jésus, Fils de l’homme et Fils de Dieu, 348). Il n’est pas encore question ici de participation des croyants à la vie filiale du Fils unique. Le vocabulaire de la filiation n’apparaît qu’à propos du Fils ; pour le croyant, il n’est question que de la « vie éternelle ». 203 En étudiant l’ensemble des occurrences du verbe γεννάω dans la première partie, nous avons vu qu’il n’était plus question de l’engendrement d’en haut par la suite. Si nous laissons de côté l’occurrence de 18,37 par laquelle Jésus évoque sa propre naissance, seuls trois passages pourraient être convoqués comme évoquant l’engendrement des hommes : les ch. 8, 9 et 16. – Le verbe reparaît en 8,41 dans la bouche des scribes et pharisiens, au parfait, pour considérer les résultats de l’engendrement dans la conduite : en l’occurrence, les scribes et pharisiens dénient le fait d’être des engendrés de la prostitution. Il ne s’agit donc pas au chapitre 8 de scruter le mystère de l’engendrement d’en haut, mais de révéler que, pour le moment, les interlocuteurs de Jésus ne sont pas fils de Dieu, ne manifestent pas qu’ils ont été engendrés d’en haut. La controverse révèle deux types de filiation – fils du diable/ fils de Dieu – et conséquemment la nécessité pour tous les hommes d’être engendrés d’en haut pour devenir ce qu’ils ne sont pas, enfants de Dieu. – Le verbe est employé cinq fois au ch. 9, pour désigner l’aveugle de naissance : ces occurrences ne désignent pas l’engendrement d’en haut, mais au contraire la première naissance, charnelle, celle par laquelle tous les hommes sont nés dans un monde marqué par les ténèbres. Dans cette péricope, un des personnages est d’ailleurs les parents de l’aveugle, caractérisés par leur non-savoir, parents selon la chair mais non pour la naissance d’en haut qui engendre à la vie véritable, à la lumière. Cet engendrement premier dans les ténèbres de la cécité parle en creux de l’engendrement d’en haut : mais cet engendrement d’en haut à la vie nouvelle de la lumière, par le bain dans les eaux de Siloé-l’Envoyé, n’est justement pas évoqué textuellement, à ce stade des signes ; pour le moment, tout l’accent est mis sur le chemin qui permet de renaître d’en haut : la foi dans le Fils de l’homme, explicitement confessé par l’aveugle guéri en 9,35-38. – En 16,21, le verbe est employé par Jésus dans la parabole de la parturiente, qui parle par avance de l’Heure – heure de la femme, heure de Jésus.
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Pour le moment, Jésus ne parle plus d’engendrement : il faut tout ce chemin de révélation du Fils, dans lequel Jésus, pour conduire ses destinataires à l’engendrement d’en haut, doit leur faire découvrir qu’il est le Fils qui a en lui la Vie et qui peut la donner, qu’il est la source d’où coulera la vie d’en haut. Il n’y a pas d’autre manière de découvrir la réponse à la question de Nicodème – pour le destinataire intradiégétique comme pour le lecteur – que de suivre le Révélateur de la source de vie, de découvrir le Fils unique en qui il faut croire, jusqu’à l’heure de l’élévation du Fils de l’homme où celui qui croit recevra en lui la vie éternelle (cf. 4,14). Avant cette Heure, tous les signes qui révèlent qu’il est la source d’eau vive sont comme l’anticipation de ce qui sera donné dans l’élévation du Fils de l’homme, révélation du Fils unique, don de Dieu au monde204. Ainsi, dans ce discours de révélation, Jésus ne fait pas encore explicitement le lien entre la filiation divine de ceux qui sont renés d’en haut et l’unique filiation divine de Jésus, mais il conduit son destinataire à scruter le lien de causalité entre l’engendrement d’en haut des croyants et l’élévation du Fils de l’homme où se manifestera le don par Dieu de son Fils unique, par amour. Et par l’ouverture de la thématique de la vie qui traverse tout l’évangile, il conduit le destinataire à découvrir de plus en plus le lien entre l’autorévélation de son être de Fils tout au long du témoignage évangélique, et le don de la vie éternelle fait aux croyants, qui en est la finalité. • Un enjeu de vie ou de mort Dans cette dynamique narrative qui se met en place progressivement, Jésus précise déjà que l’enjeu de l’accueil de la révélation du Logos est un enjeu de vie ou de mort. Nous le voyons dans la différence entre la finale du verset 16 et son parallèle du verset 15 : la finalité positive du dessein d’amour de Dieu – la vie éternelle – est précédée dans la seconde formulation par son corrolaire négatif. Ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν μὴ ἀπόληται ἀλλʼ ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον. Le prologue le disait explicitement, la situation initiale est le rejet généralisé de la lumière, le don de Dieu est offert comme une victoire sur les ténèbres, comme un salut – le verbe σῴζω remplacera le vocabulaire de la vie éternelle en 3,17. La lumière brille dans les ténèbres, mais les ténèbres ne l’ont pas vaincue (1,5) ; les 204 Pour le dire avec SEVRIN, « Tous les événements racontés renvoient au cœur de l’Évangile, qui est la mort de Jésus sur la Croix, qu’ils symbolisent dans ses effets, l’anticipant de quelque manière » (Le Jésus du quatrième évangile, 282).
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siens n’ont pas accueilli le Logos, mais à ceux qui l’ont accueilli, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (cf. 1,9-12). Tous sont voués à la perte, à la mort : mais celui qui croit aura la vie éternelle. À partir de cette alternative mort/vie, les versets suivants expliciteront l’enjeu radical de la foi dans le Fils unique : cette foi permet à Dieu de réaliser son dessein de salut (3,17), qui arrache au jugement – l’alternative jugement/salut (3,17) explicite l’alternative perdition/vie (3,16) –, ce jugement qui constate la situation de ténèbres, de mort, le fait que les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière (3,19-21). • L’explicitation du dessein de Dieu : le Fils envoyé pour le salut du monde (3,17) À la nouvelle titulature du Fils μονογενής au verset 16, le verset 17 en ajoute encore une autre : le Fils envoyé. Le verbe est à l’actif, Dieu étant toujours en position de sujet, d’agent principal : ἀπέστειλεν ὁ θεὸς τὸν υἱὸν. C’est la première occurrence dans le quatrième évangile de ce verbe205 pour désigner Jésus, dans ce qui va devenir une des désignations les plus fréquentes du Christ, en son lien avec Dieu/le Père206, désignation qui dit toute la légitimité de ses paroles et de ses actes. Dans ce troisième verbe à l’aoriste ayant Dieu pour sujet, le don du Fils unique par amour est explicité207 dans l’envoi du Fils dans le monde. Cette explicitation lie les versets 16-18 marqués par la titulature filiale aux versets 13-15 marqués par la titulature du Fils de l’homme : le Fils de l’homme qui est descendu du ciel s’explicite comme le Fils que Dieu a envoyé208. Surtout, ce titre d’Envoyé est le fondement de ce que Jésus ne cessera de révéler tout au long de sa mission : envoyé par Dieu, il agit au nom de Dieu, sa volonté est tout entière que s’accomplisse le dessein de Dieu pour les hommes ; il est celui par qui Dieu lui-même agit dans le monde209. De même que le verset 16 reprenait la finale du verset 15, ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων […] ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον, le verset 17 reprend le sujet ὁ θεός 205 Jusqu’ici ἀποστέλλω n’a été employé que pour JB (1,6) et pour les émissaires des pharisiens au ch. 1 chargés d’enquêter sur JB (1,19 et 24). 206 Cf. 3,34 ; 5,36.38 ; 6,29.57 ; 7,29 ; 8,42 ; (indirectement 9,7) ; 10,36 ; 11,42 ; 17,3.8.18.21.23.25 ; 20,21. Cf. également les très nombreux emplois de πέμπω désignant l’Envoyé du Père : 4,34 ; 5,23.24.30.37 ; 6,38.39.44 ; 7,16.28.33 (cf. également 7,18, indirectement, dans un énoncé général) ; 8,16.18.26.29 ; 9,4 ; 12,44.45.49 ; 13,20 ; 14,24 ; 15,21 ; 16,5. 207 « La particule “car” (γάρ) signale la mise en place d’une clarification », ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 122. 208 Cf. LÉTOURNEAU, Jésus, Fils de l’homme et Fils de Dieu, 347. 209 Cf. JONGE, « The Son of God », 147.
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du verset 16, ainsi que le terme κόσμος en une triple occurrence210. Dans la cascade des explicitations introduites par γάρ (versets 16 et 17), ce verset a pour fonction d’expliciter le verset 16 qui explicitait lui-même les versets 14-15 : tout en continuant de mettre en lumière l’agir de Dieu pour le monde dans la principale (ἀπέστειλεν ὁ θεὸς τὸν υἱὸν εἰς τὸν κόσμον), l’explicitation vise principalement la finalité de ce dessein divin (οὐ ἵνα […], ἀλλʼ ἵνα) en introduisant la dialectique jugement/ salut. L’explicitation de la finalité introduit le vocabulaire du jugement qui marque le discours jusqu’à la fin, pour manifester l’enjeu et la nécessité d’une option : versets 17,18(2),19. La finalité de l’envoi du Fils par Dieu n’est pas que le Fils juge le monde : l’unique visée est que le monde soit sauvé (au passif divin) par lui, grâce à sa mission dans le monde. • Nécessité de la réponse de foi pour que le dessein de Dieu porte son fruit de salut Le verset 18 explicite le verset 17 en rebondissant sur le verbe κρίνω. Ce qui était dit du point de vue du dessein de Dieu – Dieu n’a pas envoyé le Fils pour juger, mais pour sauver – est vu désormais du point de vue corrolaire de la réception de cette œuvre divine de salut ; il énonce un principe général, au présent. Le premier membre de la phrase envisage la situation du croyant : celui qui laisse Dieu faire son œuvre – de salut, non de jugement – n’est pas jugé. Les deux membres suivants de cette phrase ternaire développent le cas de celui qui ne croit pas, l’alternative négative étant déployée par une causale : celui qui ne laisse pas Dieu le sauver, l’arracher à sa ténèbre, reste dans cette situation et est jugé ; la causale introduite par ὅτι conclut en insistant sur le fait que ce jugement est la conséquence de n’avoir pas cru dans le Nom du Fils unique de Dieu. L’explicitation de celui en qui il s’agit de croire déjà repérée dans la finale du verset 16 où le pronom αὐτός reprenait τὸν υἱὸν τὸν μονογενῆ est reprise dans une formule déployée, avec tout le poids d’exhortation que permet la révélation de la conséquence du non croire dans le Nom du Fils unique de Dieu – le jugement, la révélation de la situation de ténèbres de qui ne se laisse pas sauver en croyant dans le Nom du Fils unique. Ὁ δὲ μὴ πιστεύων ἤδη κέκριται, ὅτι μὴ πεπίστευκεν εἰς τὸ ὄνομα τοῦ μονογενοῦς υἱοῦ τοῦ θεοῦ : le fait d’être jugé (ἤδη κέκριται) est la conséquence de n’avoir pas cru dans le Nom du Fils de Dieu (ὅτι μὴ πεπίστευκεν, au parfait). 210
Cf. p. 251.
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3.3.2.6. L’inévitable choix face à la lumière venue dans le monde (3,19-21) Cette κρίσις – ce jugement conséquence de n’avoir pas cru dans le Nom du Fils unique – est explicitée dans la dernière micro-unité. Dans les versets 19-21, le terme clé de tout le discours211, πιστεύω, n’apparaît plus : c’est que l’ensemble de ces versets est une explicitation du verset 18 où ce verbe apparaît trois fois, et où l’écho de l’expression « croire en son Nom » avec le sommaire introductif (2,23) est un signal que tout l’enjeu du discours est la foi véritable dans le nom de Jésus. S’il veut échapper au jugement de ceux qui n’ont pas cru au Nom du Fils unique, le destinataire doit accepter un retournement : il lui faut passer de l’attitude de celui qui hait la lumière, qui ne vient pas à la lumière par peur de ce qu’elle dévoile, à l’attitude de celui qui vient à la lumière. • Le jugement révèle le choix de préférer les ténèbres (3,19-20) L’attitude de celui qui n’a pas cru est explicitée d’abord aux versets 19-20. À nouveau l’initiative revient à Dieu, le sujet est la lumière venant dans le monde (cf. 1,9, où la lumière était le Logos) – τὸ φῶς ἐλήλυθεν εἰς τὸν κόσμον –, et les hommes répondent à cette initiative par le rejet : καὶ ἠγάπησαν οἱ ἄνθρωποι μᾶλλον τὸ σκότος ἢ τὸ φῶς. La reprise du verbe ἀγαπάω utilisé au verset 16 comme mot tête de toute l’explicitation du dessein de Dieu exprime bien ce rejet de la lumière, par amour des ténèbres protégeant les œuvres mauvaises des hommes de tout dévoilement ; rejet de la lumière qui s’exprime dans une non-réciprocité : 19 τὸ φῶς ἐλήλυθεν εἰς τὸν κόσμον/20 οὐκ ἔρχεται πρὸς τὸ φῶς. • La sortie des ténèbres, venue à la lumière Une fois encore, c’est sur fond de ce rejet généralisé de la lumière par les hommes qu’est révélée la possibilité de venir à la lumière, dans un retournement, marqué par la particule δέ. L’expression clé « croire en son Nom de Fils unique », apparaît au verset 18 dans la proposition négative concernant celui qui est jugé : la parole de Jésus vise un dévoilement de ce rejet généralisé, du rejet de la lumière par tous les hommes, à commencer peut-être – le texte ne le dit pas – par Nicodème venu de nuit, et dont on ne sait pas, puisqu’il s’est tu, s’il accueille ici les paroles de la lumière venue dans le monde ; et surtout, par le lecteur. Ce dévoilement vise le retournement, exprimé avec force par le parallélisme antithétique des versets 20-21 : 211
Ce terme clé est souligné dans la composition présentée p. 219-220.
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πᾶς γὰρ ὁ φαῦλα πράσσων μισεῖ τὸ φῶς καὶ οὐκ ἔρχεται πρὸς τὸ φῶς, ἵνα μὴ ἐλεγχθῇ τὰ ἔργα αὐτοῦ· 20
ὁ δὲ ποιῶν τὴν ἀλήθειαν ἔρχεται πρὸς τὸ φῶς, ἵνα φανερωθῇ αὐτοῦ τὰ ἔργα ὅτι ἐν θεῷ ἐστιν εἰργασμένα.
21
Tel est le retournement, ouvert par cette alternative : celui qui fait des œuvres mauvaises qui lui font craindre la lumière (versets 19-20) peut aussi pratiquer la vérité, venir à la lumière (verset 21). À comparer les troisièmes membres de l’un et l’autre versets, les deux finales introduites par ἵνα, il appert que, pour celui qui ne vient pas à la lumière, pris dans un cercle vicieux, le mobile de son agir, de son refus de la lumière, est la peur du jugement, tandis que pour celui qui vient à la lumière, ce qui le pousse à agir ainsi est la reconnaissance que Dieu a agi dans ses ténèbres : « ses œuvres sont œuvrées en Dieu »212. Pour lui, il n’est pas question de jugement, mais de manifestation de l’œuvre de Dieu ; cette attitude suppose une relation à Dieu, qui agit dans l’agir de l’homme venant à la lumière. Le verset 3,18 répond explicitement à l’introduction du verset 2,23 : Jn 2,23 Πολλοὶ ἐπίστευσαν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ θεωροῦντες αὐτοῦ τὰ σημεῖα ἃ ἐποίει·
Jn 3,18 Ὁ δὲ μὴ πιστεύων ἤδη κέκριται, ὅτι μὴ πεπίστευκεν εἰς τὸ ὄνομα τοῦ μονογενοῦς υἱοῦ τοῦ θεοῦ.
Le lecteur en possession de la clé herméneutique du prologue ne peut pas ne pas faire ici le rapprochement avec les seuls autres versets qui, dans le quatrième évangile, présentent aussi bien cette expression πιστεύω εἰς τὸ ὄνομα que le titre de μονογενής, en lien avec la question de l’engendrement de Dieu (Jn 1,13), d’en haut/d’eau et d’esprit/de l’Esprit (Jn 3,3.4(2).5.6(2).7.8). Nous avions déjà signalé ce rapprochement lors de notre analyse du prologue213. Mais nous pouvons préciser maintenant le sens de la récurrence de cette expression en 3,18, compte tenu de l’analyse détaillée du passage. Dans la prolepse du prologue, énoncée après l’achèvement de la révélation du Fils unique dans l’élévation du Fils de l’homme, le narrateur révélait que « à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son Nom, eux qui ont été engendrés […] de Dieu » (Jn 1,12-13). Il faudra d’abord que soit dévoilé que les hommes ne savent pas qui est Jésus, jusqu’à son élévation, pour qu’ait lieu le retournement : pour que ceux 212 213
Traduction de DELEBECQUE, Évangile de Jean, 69. Cf. p. 79-80.
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qui croient dans son Nom en accueillant sa révélation, en faisant la vérité, en venant auprès de la lumière, puissent recevoir le don de devenir enfants de Dieu, puissent être engendrés de Dieu (1,12-13). 3.4. Situation finale de la scène de rencontre de Jn 3 3.4.1. Une fin qui laisse en suspens La rencontre de Jésus et de Nicodème s’achève sur ces mots. Reste, pour le chef des pharisiens – pour tous ceux qu’il représente –, et surtout pour le destinataire extradiégétique, à faire le travail de la vérité, à venir à la lumière qu’est Jésus. Lui seul peut révéler le Nom dans lequel il faut croire, pour passer de la foi insuffisante – qui fondée sur les signes ne rejoint pas le signifié – ou inexistante – de ceux qui refusent la lumière de Dieu parce qu’elle dévoile leurs actions mauvaises – à la foi véritable, l’authentique foi johannique : celle qui reconnaît en Jésus le Fils unique de Dieu, Fils envoyé par Dieu pour sauver le monde, pour que tout croyant ait la vie éternelle. Or Jésus l’a bien dit, pour comprendre comment cette naissance d’en haut peut se faire, il faut écouter le témoignage de celui qui vient d’en haut, et ce témoignage sera achevé dans l’élévation du Fils de l’homme. Ce n’est que dans l’effectuation de cette élévation dans l’histoire – et coextensivement dans le récit – que sera livré le comment de l’engendrement d’en haut. Celui qui affirmait au commencement de la scène qu’il savait – du savoir de son groupe – que Jésus est venu de Dieu en maître devra accueillir la révélation que Jésus seul peut donner : il devra continuer à se laisser déplacer pour renaître d’en haut, pour se recevoir d’une origine divine dans une transformation radicale de tout son être. Nicodème s’est tu depuis sa dernière question : ce silence ouvre le champ à tous les paris dans les commentaires. Certains noircissent le personnage, qui pour eux, s’est englouti dans les ténèbres214 : mais le narrateur précisera que Judas sort dans la nuit (cf. 13,30)215, ici ce n’est pas le cas. D’autres, au contraire, tranchent pour Nicodème qui, selon eux, a fini par croire216, dès cette scène… Nous refusant à suppléer à ce 214 Ainsi BASSLER, « Mixed Signals », 638 ; RESSEGUIE, L’exégèse narrative, 305. Pour nous, recevoir la révélation par Jésus que les hommes sont dans les ténèbres, mais que « celui qui fait la vérité vient à la lumière afin que soit manifesté que ses œuvres sont faites en Dieu » (3,21, BJ), cela n’est pas être laissé dans les ténèbres, mais être mis en route. On ne peut dire que cette péricope dévoile les intentions de Nicodème à la fin de cette péricope. 215 13,30 : ἐκεῖνος ἐξῆλθεν εὐθύς. ἦν δὲ νύξ. 216 Cf. ROUSTANG, « L’entretien avec Nicodème », 353.
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blanc du texte217, cherchons plutôt à le commenter, et à lui laisser sa fonction de tenseur dramatique pour avancer dans le récit. Nicodème, par sa dernière question, a manifesté le commencement d’un chemin : elle atteste qu’il ne sait pas, qu’il ne comprend pas ; son comment appelait une révélation du seul Témoin céleste capable d’éclairer le comment de la naissance d’en haut. À la fin du discours de Jésus, il ne répond pas : ce discours n’appelle pas, à cette heure, une réponse verbale, mais un chemin, une œuvre de vérité. La question sur laquelle la fin de la péricope de Nicodème laisse le lecteur est la suivante : le destinataire de ces paroles fera-t-il, dans la suite du récit évangélique, une œuvre de vérité ? Saura-t-il venir à la lumière jusqu’à l’heure de l’élévation du Fils de l’homme, pour vivre l’engendrement de l’Esprit dont il ne peut connaître le comment avant l’heure de la révélation achevée ? 3.4.2. Le parcours proposé au lecteur Par l’intrigante disparition du protagoniste Nicodème, le lecteur est comme laissé en suspens, lui-même conduit à suivre le Témoin céleste jusqu’à l’heure de l’élévation, à recevoir la révélation du Nom du Fils unique dans l’histoire (où le Logos est devenu chair) – dans son histoire (celle du destinataire). Grâce à la rencontre de Nicodème avec Jésus, le lecteur sait qu’il lui faut accueillir la révélation de l’identité de Jésus, accueillir le Fils de l’homme qui doit être élevé : c’est comme cela qu’il pourra accueillir le don de devenir enfant de Dieu. Nous avons montré l’unité du discours de Jésus218, par la cohérence de la disposition rhétorique : il n’en demeure pas moins vrai qu’alors que Jésus parle à la première personne et s’adresse par des pronoms déictiques au destinataire Nicodème dans les versets 10b-12219, à partir du verset 13, toute trace du locuteur et du destinataire du discours est effacée : Jésus locuteur parle de lui-même à la troisième personne du singulier220 ; Nous consonnons tout à fait avec KOESTER, « Theological complexity », 175. Cf. p. 250-251. 219 Dans les versets 10b-12, le locuteur est explicitement présent à la première personne : nous relevons trois verbes à la première personne du singulier (λέγω au v. 11, εἶπον et εἴπω au v. 12), quatre verbes à la première personne du pluriel (οἴδαμεν, λαλοῦμεν, ἑωράκαμεν et μαρτυροῦμεν au v. 11) et un pronom de première personne du pluriel (ἡμῶν au v. 11). Le destinataire est également explicitement présent à la deuxième personne du singulier (le verbe γινώσκεις au v. 10 ; les pronomes σὺ, au v. 10, et σοι, au v. 11) ou du pluriel (les verbes λαμβάνετε au v. 11, πιστεύετε et πιστεύσετε au v. 12 ; le pronom ὑμῖν au v. 12). 220 Ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου (v. 13), τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου (v. 14), τὸν υἱὸν τὸν μονογενῆ (v. 16), τὸν υἱὸν (v. 17), τοῦ μονογενοῦς υἱοῦ τοῦ θεοῦ (v. 18), τὸ φῶς/ τὸ φῶς (v. 19), τὸ φῶς/ τὸ φῶς (v. 20), τὸ φῶς (v. 21). 217 218
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le destinataire Nicodème n’apparaît plus, et le bénéficiaire du dessein de Dieu apparaît dans des expressions à la troisième personne du singulier ou du pluriel221. Que dit ce changement textuel dans les marques de la situation d’énonciation ? Jésus ne parle plus en je, mais se désigne à la troisième personne par une série de titres christologiques : il faudra un chemin pour que le destinataire découvre en Jésus le Fils de l’homme élevé, celui-là même en qui Dieu fait don par amour de son Fils unique, l’Envoyé de Dieu dans le monde. La distance entre le je et les titres est l’espace de la révélation qui commence dans ce premier grand discours. Quant aux destinataires, le fait que Jésus s’adresse à Nicodème de manière oblique, à la troisième personne, ouvre le temps de l’accueil de la révélation : Nicodème ne peut voir encore le Fils de l’homme élevé, mais il peut accueillir cette parole qui lui ouvre le chemin de foi, pour qu’il croie quand l’Heure sera venue ; il peut commencer à découvrir qui est celui qui lui parle, et qu’il croyait connaître. De plus, par la troisième personne est signifié que, au-delà de Nicodème, au-delà du groupe des juifs qu’il représente, la révélation de Jésus donnée ici inchoativement, de nuit, à un unique interlocuteur, concerne le monde entier (cinq occurrences de κόσμος dans les versets 16-19) : l’élévation du Fils de l’homme concerne tous les hommes (οἱ ἄνθρωποι, verset 19) ; la révélation sera donnée au grand jour, à tous222. Tout homme, tout destinataire de ce discours de révélation, se trouve face à un discernement. Nul ne peut rester neutre : la mise en présence de Jésus et sa parole de révélation acculent à un choix décisif, choix de croire ou de ne pas croire, choix de mort ou de vie éternelle223. Le lecteur qui partage l’expérience de Nicodème d’être débordé dans ce qu’il peut percevoir de cet appel à être engendré d’en haut est conduit comme Nicodème venu de nuit, comme tous les hommes plongés dans les ténèbres, à la nécessité de venir à la lumière, à la nécessité de croire dans le Nom du Fils unique que Jésus seul peut révéler, pour que le dessein de Dieu puisse s’accomplir dans la vie de l’Envoyé et coextensivement dans la vie de ceux qui croient en lui. En plus de l’expérience partagée avec le protagoniste Nicodème d’avoir à scruter, encore de nuit, le lien entre le motif de l’engendrement d’en 221 Πᾶς ὁ πιστεύων au v. 15, πᾶς ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν au v. 16, εἰς τὸν κόσμον/τὸν κόσμον/ ὁ κόσμος au v. 17, ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν/ ὁ δὲ μὴ πιστεύων au v. 18, εἰς τὸν κόσμον/οἱ ἄνθρωποι au v. 19, πᾶς γὰρ ὁ φαῦλα πράσσων au v. 20, ὁ δὲ ποιῶν τὴν ἀλήθειαν au v. 21. 222 Cf. KOESTER, « Theological complexity », 172. 223 De même, cf. MOLONEY, Belief, 119.
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haut et la révélation christologique, le lecteur fait également son chemin par distanciation d’avec le protagoniste repoussoir. L’expérience du lecteur induite par le blanc du texte quant à la réaction de Nicodème ne nous fait pas conclure que Nicodème est sorti de l’indécision224 ; mais l’absence d’épilogue concernant Nicodème à cette scène, le fait que le narrateur ne donne pas accès à la réaction du protagoniste, l’énigme de la réponse du pharisien, renforce, pour le destinataire extradiégétique, la révélation de la nécessité vitale de se situer face à la lumière qui vient, en Jésus. 4. CONCLUSION DE JN 3,1-21 4.1. Du prologue à Jn 3 : le discours de Jésus explicite la prolepse du prologue Fait lexical signifiant, le vocabulaire du prologue est largement repris dans l’épisode de la révélation à Nicodème225. Dans cette scène de rencontre entre Nicodème et Jésus, le récit évangélique déploie, en mode showing, ce qui était dit de manière extrêmement condensée et énigmatique, comme en germe, en mode telling, dans le prologue. • Un engendrement divin Ainsi, la triple négation de 1,13 insistait sur le fait que Dieu est l’agent de l’engendrement de Dieu : Dieu seul peut franchir le fossé ontologique séparant la créature du Créateur. En Jn 3, l’engendrement « de Dieu » est explicité en engendrement « de l’Esprit »/« d’eau et d’Esprit ». L’insistance est forte, à nouveau, sur l’agent divin : ce qui est engendré de l’Esprit est esprit – où esprit s’oppose à chair – ; et l’agent divin de l’engendrement de Dieu, d’en haut, est spécifié par l’introduction de l’Esprit. • La part de l’homme : l’accueil et la foi Déjà dans le prologue, l’accent était mis sur la part de l’homme, face au don de Dieu : la nécessité d’accueillir le Logos, de croire en son Comme le conclut par exemple ROUSTANG, « L’entretien avec Nicodème », 353. Πιστεύω paraît en 1,7.12 et en 2,23-24 ; 3,12.15.16.18.36. Πιστεύω εἰς τὸ ὄνομα en 1,12 et en 2,23 ; 3,18. Μαρτυρία/μαρτυρέω en 1,7.8.15 et en 2,25 ; 3,11.26.28.32.33. Σάρξ en 1,13-14 et en 3,6. Ὁράω en 1,18 et en 3,11.32.36. Λαμβάνω en 1,5.11.12.16 et en 3,11.27.32.33. Μωϋσῆς en 1,17 et en 3,14. Ζωή en 1,4 et en 3,15.16.36. Κόσμος en 1,9-10 et en 3,16.17.19. Μονογενής en 1,14.18 et en 3,16.18. Ἀποστέλλω en 1,6 et en 3,17.28.34. Φῶς en 1,4.5.7.8.9 et en 3,19.20.21. *Σκοτ- en 1,5 (σκοτία) et en 3,19 (σκότος). Πατήρ en 1,14.18 et en 3,35. 224
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Nom, et pour cela, de recevoir un témoignage ; la prolepse de l’engendrement de Dieu conduisait à l’écoute du témoignage du groupe du nous, témoignage des témoins oculaires donnant accès au témoignage de l’unique Témoin oculaire du Père, le Fils unique dans le sein du Père. En Jn 3, pour découvrir le comment de l’engendrement d’en haut, Nicodème est invité à accueillir une révélation, à écouter directement le Témoin des choses célestes, en la personne de Jésus, dont il doit découvrir qui il est réellement, pour croire en son Nom. C’est en découvrant que Jésus est le Fils de l’homme descendu du ciel, et en accueillant son témoignage achevé dans l’élévation du Fils de l’homme, qu’il pourra entrer dans le mystère de l’engendrement de l’Esprit. Ainsi s’explicite le ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν – ceux qui ont accueilli le Logos – du prologue (1,12) en Jn 3 : ceux qui recevront – selon le temps diégétique de Jn 3 – le don de devenir enfants de Dieu sont ceux qui l’accueilleront comme le Fils de l’homme descendu du ciel, qui va être élevé ; ceux qui découvriront dans le Fils de l’homme élevé le mystère d’amour de Dieu qui donne son Fils unique : c’est là qu’ils accueilleront la lumière venant dans le monde, rejetée par les ténèbres, mais non arrêtée par elles. Cet accueil nécessite d’accepter de perdre pied, comme Nicodème dans sa rencontre avec Jésus ; d’accueillir une révélation qui vient d’en haut et qui passe toutes attentes. Nous retrouvons l’accent sur le croire, d’autant plus que le mode showing du dialogue permet au destinataire – intradiégétique, mais aussi extradiégétique – de faire l’expérience qu’il ne croit pas : Nicodème est conduit à découvrir qu’il ne sait pas d’emblée qui est Jésus, conduit au salutaire non-savoir qui ouvre le chemin de la révélation, et de la foi authentique en réponse. Il s’agit de recevoir un témoignage d’en haut, une révélation. La fin du discours de révélation de Jésus a clairement montré l’enjeu critique de la foi dans le Fils et la responsabilité de chacun : la venue de la lumière provoque un discernement ; chacun a la possibilité de l’accueillir, d’être sauvé, de recevoir la vie éternelle. • Le destinataire tourné vers le témoignage achevé du Témoin céleste Dans le prologue, le groupe du nous de ceux qui déjà ont été engendrés de Dieu et dont l’évangile rapporte le témoignage sont ceux qui confessent : « nous avons vu sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité »226. Quand ? Où ? Cette expérience de révélation restait énigmatique, comme pour conduire au 226
Traduction MOLLAT (VAUX, La Sainte Bible, 1956, p. 1397).
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récit seul capable de l’éclairer. En Jn 3, cet événement est déjà beaucoup plus clairement référencé à l’heure de la croix, par l’insistance du motif de l’élévation. Cet accent mis sur l’élévation du Fils de l’homme est à la fois explicitation que c’est d’en haut, de Dieu, qu’il faut attendre l’engendrement divin des croyants, et révélation que c’est à l’heure de l’élévation que sera donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Le lien entre cet événement de l’élévation du Fils de l’homme et l’engendrement de l’Esprit est à scruter dans le récit. Ici l’élévation est encore une prolepse, qui met le destinataire en chemin – en tension, narrativement – vers l’heure de l’achèvement, du passage du Fils vers le Père. En route vers ce paroxysme narratif, tout le récit donne de découvrir – dans le monde d’en bas – la source du monde d’en haut : le Fils de l’homme descendu du ciel qui va être élevé pour devenir source de vie éternelle pour ceux qui croient. Dès le prologue, le motif de l’engendrement de Dieu apparaissait dans le contexte du refus généralisé de la lumière, du rejet du Logos venu chez les siens, et de l’échec des ténèbres à arrêter la lumière, du retournement de la situation de rejet en accueil donnant le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Déjà était annoncé que c’est au cœur de l’intrigue du combat des ténèbres et de la lumière, du rejet ou de l’accueil du Logos que se jouerait l’événement de l’engendrement de Dieu des croyants. En Jn 3, cette macro-intrigue se joue dans le concret d’une rencontre historique, de la rencontre d’un homme avec Jésus. Toute la question est pour le protagoniste de reconnaître en son interlocuteur le Fils de l’homme descendu du ciel, celui-là même qui deviendra principe élevé d’où naître d’en haut ; de reconnaître en Jésus celui qui se révélera être le Fils unique de Dieu envoyé pour le salut du monde ; d’accueillir dans cette rencontre la lumière venue dans les ténèbres et d’accepter l’œuvre de vérité que produit la rencontre avec celui qui vient d’en haut et qui passe toute attente. 4.2. Préparation par Jésus du lien entre la filiation du Fils unique et la filiation des croyants Plusieurs auteurs parlent déjà, à propos du ch. 3, de la filiation des engendrés d’en haut comme d’une participation à la filiation du Fils unique227 : nous soutenons, au contraire, que le lien entre la filiation du 227 Ces auteurs abordent la filiation divine des croyants comme un thème principal du quatrième évangile, sans considération de la dimension de développement à l’intérieur du livre. Ainsi VELLANICKAL, The divine sonship, 213 : « So entering into the Kingdom of
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Fils unique et celle des croyants n’est pas encore fait ; il est cependant préparé par la révélation du ch. 3. Faisons un point rapide sur ce que nous avons montré, en nous appuyant sur notre analyse du déroulement de la révélation à Nicodème. 4.2.1. Un lien livré dans un chemin de révélation, et non exposé d’emblée La révélation sur l’engendrement d’en haut est donnée dans un dialogue, dans un chemin de révélation. Il doit faire l’objet d’une révélation, qui se livre dans le temps, dans le récit. Jésus, au ch. 3, comme locuteur divin, commence à révéler ce qui sera donné plus tard : car le don de l’engendrement d’en haut n’est pas automatique, la part des hommes est requise, qui consiste à accueillir le don, par la foi. C’est Jésus qui introduit le sujet de l’engendrement d’en haut, car Nicodème, les Juifs eux-mêmes, et a fortiori tous les hommes, ne savent pas qu’il leur faut être engendrés d’en haut, ne connaissent pas cette réalité radicalement nouvelle dont il s’agit, et qui est un don de Dieu228. C’est lui qui conduit Nicodème à lâcher prise pour recevoir une révélation qui passe totalement toutes ses attentes. C’est lui qui révèle le comment de l’engendrement d’en haut, en tournant le regard de son destinataire vers l’Acte de Dieu dans l’histoire : l’élévation à venir du Fils de l’homme, achèvement de la révélation du Nom par le seul Témoin légitime. Pour être engendré d’en haut, il faut accueillir la révélation faite par Jésus, le Témoin céleste, jusqu’à son achèvement dans l’élévation du Fils de l’homme. Accueillir la révélation sur l’engendrement d’en haut, pour Nicodème, c’est renoncer à comprendre à hauteur d’homme, quitter toute représentation sur la naissance charnelle, fût-elle la naissance dans le peuple des enfants de Dieu, pour écouter la voix céleste qui ouvre au monde d’en haut, inacessible pour les hommes. À ce stade de l’évangile, la révélation sur l’engendrement d’en haut est encore faite de nuit, dans une rencontre personnelle : ce n’est pas encore l’heure de la révélation en plein jour, offerte à tous. Cette rencontre personnelle avec le chef des Juifs appartient au temps de la préparation, au livre des signes, pour que, lorsque l’Heure sera venue, la God means for Jn entering into a life of faith in, and communion with, Christ who is the Son of God, namely, to become children of God participating in His sonship. » ; NEWTON, The Spirit of Sonship, 131-132. 228 La controverse avec les Juifs au ch. 8 montrera bien que les Juifs pensent être déjà enfants de Dieu : Jésus doit dévoiler la véritable filiation de ses destinataires pour leur donner de recevoir une nouvelle filiation, d’être engendrés d’en haut, de Dieu. Cf. note 119, p. 93 ; note 174, p. 113 ; p. 123 ; note 241, p. 381 ; note 55, p. 428 ; note 96, p. 440 ; note 2, p. 474.
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révélation achevée sur l’engendrement d’en haut puisse être accueillie dans la foi. 4.2.2. Le lien entre la filiation du Fils unique et celle des croyants n’est pas encore fait Au ch. 3, Jésus ne fait pas encore le lien entre l’engendrement d’en haut des croyants et la filiation divine du Fils unique : il ne répond pas à Nicodème que les croyants vont être engendrés de l’Esprit en ayant part à sa filiation, en recevant son Esprit de Fils. Pour le moment, la réponse au comment de l’engendrement d’en haut pointe surtout vers le lien entre l’engendrement d’en haut (de Dieu) et la révélation de la divinité de celui qui vient du ciel/d’en haut. Avant de dire que la filiation des croyants découle de la filiation du Fils unique, Jésus révèle que l’engendrement d’en haut est un acte divin, et que lui-même est d’en haut, qu’il est Dieu. Il se présente comme « celui qui est descendu du ciel » ; il est le Fils de l’homme qui va être « élevé ». Le schème spatial haut/bas est clé dans tout le chapitre, pour faire le lien entre l’accès des hommes au monde de Dieu par l’engendrement d’en haut et le fait que le Fils de l’homme est d’en haut, lui qui est descendu du ciel et qui va être élevé. La question anthropologique et sotériologique de l’engendrement d’en haut des croyants est clairement reliée à la question christologique de l’identité de Jésus : il n’est pas seulement un rabbi venu de Dieu, mais le Fils de l’homme descendu du ciel, et cette identité divine qu’il commence ici à révéler est la clé pour recevoir d’être engendré d’en haut, de Dieu, non de la chair, mais de l’Esprit. Le premier titre christologique utilisé par Jésus dans sa réponse au comment de l’engendrement d’en haut est, non celui de Fils, mais le titre de Fils de l’homme, mettant l’accent sur son appartenance au monde d’en haut, et sur le fait que, descendu du ciel, devenu chair, il va être élevé. Le destinataire de la révélation sur l’engendrement d’en haut est tourné vers la révélation du Nom de Jésus, à accueillir jusqu’à l’élévation du Fils de l’homme, médiateur entre la terre et le ciel. De même, du côté des croyants, le vocabulaire de l’engendrement – huit occurrences de γεννάω dans le dialogue avec Nicodème – disparaît au profit du vocabulaire de la vie éternelle, qui va parcourir tout l’évangile : si pour le moment on ne parle plus d’engendrement, c’est qu’il faut tout ce chemin de révélation du Fils, dans lequel Jésus, pour conduire ses destinataires à l’engendrement d’en haut, doit leur faire découvrir qu’il est le Fils qui a en lui la Vie et qui peut la donner, qu’il est la source d’où coulera la vie d’en haut, lui à qui Dieu a donné l’Esprit sans mesure.
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Il n’y a pas d’autre manière de découvrir la réponse à la question de Nicodème – pour le destinataire intradiégétique comme pour le lecteur – que de suivre le Révélateur de la source de vie, de découvrir le Fils unique en qui il faut croire, jusqu’à l’heure de l’élévation du Fils de l’homme où celui qui croit recevra en lui la vie éternelle. 4.2.3. Le lien entre la filiation du Fils unique et celle des croyants est préparé Mais déjà la révélation du lien entre la filiation des croyants et la filiation du Fils unique est préparée. Jésus lui-même explicite l’élévation du Fils de l’homme, sommet de la révélation du Témoin des choses célestes éclairant le comment de l’engendrement d’en haut, en introduisant le vocabulaire de la filiation : ce qui sera révélé dans cette élévation du Fils de l’homme, c’est que Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique. Ce qui se donnera à voir dans le Fils de l’homme élevé, c’est le Fils unique. La révélation du Fils de l’homme donnant de naître d’en haut sera révélation ultime que Jésus est le Fils unique du Père. Enfin, pour bien montrer la préparation du lien entre la filiation du Fils unique et celle des croyants, il nous faut étudier le second volet du diptyque de Jn 3, pour voir quelle lumière il jette sur la révélation à Nicodème. 5. LA RÉVÉLATION SUR L’ENGENDREMENT D’EN HAUT ET LE DERNIER TÉMOIGNAGE DE JB (3,22-36) : SECOND VOLET DU DIPTYQUE DE JN 3 5.1. Du prologue au diptyque de Jn 3 : la nécessité de l’engendrement d’en haut conduit à l’écoute d’un témoignage 5.1.1. Le second volet d’un diptyque Le complément Μετὰ ταῦτα, le changement de lieu – ἦλθεν […] εἰς τὴν Ἰουδαίαν γῆν –, et le changement de personnages, marquent clairement le début d’une nouvelle péricope en 3,22 ; mais la composition d’ensemble des versets 22-36, parallèle aux versets 2,23-3,21, et les nombreuses adhérences lexicales229, invitent à lire cette nouvelle péricope 229 La racine γε apparaît en 3,12 (ἐπίγεια) et en 3,2.31 ; ὕδωρ en 3,7 et 3,23 ; Ἰουδαῖος en 3,1 et 3,25 ; ἔρχομαι πρός en 3,2.20.21 et 3,26 ; ῥαββί en 3,2 (Jésus) et 3,26 (JB) ; μαρτυρέω en 3,11 et 3,26.28.32 ; δύναται en 3,2.3.4(2).5.9 et 3,27 ; λαμβάνω (le témoignage du témoin céleste non accueilli) en 3,11 et 3,7.32.33 ; δίδωμι en 3,16 et 3,27.34.35 ; racine οὐρανός en 3,12.13 et 3,27.31 ; ἀκούω en 3,8 et 3,29.32 ; ἀποστέλλω
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comme le second volet d’un diptyque230. Le protagoniste du premier volet, Nicodème, était présenté en 3,1, par la même formule que JB en 1,6231, ce personnage qui revient, pour la dernière fois, dans le second volet. En 3,26, le commencement du dialogue des disciples de Jean et de JB rappelle celui du dialogue de Nicodème et Jésus, en 3,2 : les deux commencent par le titre de ῥαββί, adressé à Jésus dans le premier dialogue, au Baptiste dans le second ; dans les deux cas, l’affirmation enclenchant le dialogue pose la question de l’identité de Jésus. Toute la question est de savoir qui est le rabbi, auprès de qui aller. De même que dans le premier volet, la question de l’engendrement d’en haut conduit à l’auto-révélation de l’identité de Jésus, celui qui est descendu du ciel, et au dévoilement de l’enjeu de la foi, de même, dans le second volet, l’opposition entre Jésus et le Baptiste conduit Jean le témoin à rendre témoignage à l’ultime Témoin, celui qui vient d’en haut, pour achever sa mission de rendre témoignage afin que tous croient. 5.1.2. L’engendrement d’en haut et le témoignage à recevoir pour croire Déjà au commencement de l’évangile, le paradigme de l’engendrement d’en haut était apparu lié au motif du témoignage de Jean, dans le prologue structuré par le double passage sur JB232 ; déjà cet incipit avait conduit à l’écoute du témoignage de Jean – et à celui du groupe du nous des témoins oculaires, et de la communauté ecclésiale – pour recevoir ultimement le témoignage de l’Unique dans le sein du Père233 : aussi est-il signifiant, dans notre parcours, de retrouver ce personnage clé du témoin authentique, cet accent sur le motif du témoignage, juste après le passage le plus déployé de l’évangile sur l’engendrement d’en haut. en 3,17 et 3,28.34 ; φωνή en 3,8 et 3,29 ; δεῖ en 3,7.14 et 3,30 ; ἄνωθεν en 3,3.7 et 3,31 ; l’opposition σάρξ/πνεῦμά et ἐκ τῆς γῆς/ἐκ τοῦ οὐρανοῦ en 3,6 et 3,31 ; λαλέω en 3,11 et 3,31.34 ; ὁράω en 3,11 et 3,32.36 ; la racine ἀλήθεια en 3,21 et 3,33 ; πνεῦμα en 3,5.6.8 et 3,34 ; ἀγαπάω en 3,16.19 et 3,35 ; πιστεύω en 2,23-24 ; 3,12.15.16.18 et 3,36 ; ζωὴ αἰώνιός en 3,15.16 et 3,28.34. 230 Le premier volet (2,23-3,21) est composé d’un sommaire narratif transitionnel (2,23-25) et du récit de la visite de Nicodème à Jésus (3,1-21) : présentation du personnage (3,1-2a) et dialogue (3,2b-21) ; le second volet (3,22-36) est lui aussi introduit par un sommaire narratif (3,22-24), suivi du récit de la visite des disciples de JB à leur maître : présentation de la situation initiale (3,25-26a) et dialogue (3,26b-36). Comme dans le premier volet, aucun indice textuel ne signale un changement de situation d’énonciation : de même que nous lisions l’ensemble des v. 10b-21 comme le discours de révélation de Jésus, nous lisons l’ensemble des v. 27b-36 comme prononcés par JB. Dans le même sens, LA POTTERIE, « Parole et Esprit », 181 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 326, 281283 ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 130. 231 Ὄνομα αὐτῷ Ἰωάννης·, Νικόδημος ὄνομα αὐτῷ. Cf. p. 147. 232 Cf. p. 140-142. 233 Cf. p. 159-189.
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Nous avions vu l’importance de ce personnage de Jean le témoin dans le prologue : tout l’enjeu, pour qui veut recevoir le pouvoir de devenir enfants de Dieu, pour qui veut rejoindre le groupe du nous des engendrés de Dieu, est un enjeu de foi, d’accueil du Logos ; or Jean est le témoin légitime, envoyé par Dieu, pour que tous croient. Voyons donc la portée de la réapparition de ce témoin de la lumière (1,7-8) dans le second volet du ch. 3, juste après la finale du discours de révélation de Jésus sur le discernement provoqué par la venue de la lumière. Puisque tout l’enjeu, pour qui veut être engendré d’en haut, est de « faire la vérité » (3,21), d’accueillir la lumière, voyons en quoi Jean a rendu jusqu’au bout témoignage à la vérité234. Comment l’ultime discours du témoin envoyé par Dieu éclaire-t-il, pour le lecteur, le chemin conduisant à l’engendrement d’en haut ? Nous verrons en JB un modèle donné au lecteur de celui qui a parfaitement accueilli, écouté, la révélation de Celui qui vient d’en haut, au point de devenir lui-même le locuteur des paroles du Logos incarné. Le discours de JB est composé de deux parties : dans la première (3,27b-30), en réponse à l’inquiétude exprimée par ses disciples quant au fait que tous vont à Jésus, JB précise quelle est sa mission qui s’achève, son rôle par rapport au Christ ; dans la seconde, il exerce ce rôle de témoin laissant toute la place à celui qu’il a entendu : sa voix relaie la Voix de celui qui vient d’en haut, les paroles de révélation de Jésus lui-même, sur son Nom et sur le don de Dieu en son Envoyé. 5.2. L’ultime témoignage de Jean, témoin de la révélation accueillie (3,27b-30) 5.2.1. Le témoin s’efface devant l’unique Témoin céleste Dès le sommaire introductif (3,22-24), la précision proleptique du narrateur selon laquelle Jean n’avait pas encore été jeté en prison semblait indiquer au lecteur que sa mission touchait à sa fin. Les paroles de JB lui-même vont dans le même sens, aux versets 29-30. Et de fait, Jean apparaît ici pour la dernière fois dans le quatrième évangile et prononce ses ultimes paroles235. 234
Comme Jésus le reconnaît en 5,33, et les nombreux croyants en 10,41. Après sa disparition de scène, après le ch. 3, il sera encore invoqué à deux reprises : au ch. 5, dans la controverse avec les Juifs, Jésus lui-même invoque ses témoins : le premier est Jean qui a rendu témoignage à la vérité, qui a donc mené à bien sa mission de rendre témoignage à la lumière. Dans l’épilogue de 10,40-41, première conclusion du livre des signes, le narrateur désigne le lieu où se rend Jésus comme le lieu où Jean baptisait : les πολλοί qui vinrent auprès de lui dans ce lieu et crurent en lui manifestent que Jean a accompli sa mission de témoigner afin que tous croient. Leur foi, en effet, s’appuie sur le témoignage de Jean : il n’a pas fait de signe mais tout ce qu’il a dit de Jésus était vrai. Jean est celui qui témoigne de la vérité. 235
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Les disciples de JB ont remarqué que celui pour qui leur maître a témoigné attire à lui tous les hommes : mais loin d’y voir la confirmation de son témoignage, ils s’arrêtent au danger de la concurrence. Au contraire, pour Jean, ce succès de celui dont il n’était que le précurseur marque bien la fin de sa mission – que tous crussent par lui (πάντες, en 1,7 comme en 3,26) – mais au sens de son accomplissement : aussi cet achèvement est-il la source de sa joie parfaite. Cet achèvement va naturellement aboutir à l’effacement du témoin ayant accompli sa mission : JB attribue l’acte de témoigner (μαρτυρέω) caractéristique de sa mission (3,26) à ses disciples : désormais d’autres sont appelés à témoigner236, ceux qui accueillent son témoignage premier sur le seul Témoin, le Christ – la racine μάρτυς reparaît à trois reprises dans la seconde partie du discours, avec comme sujet le Témoin oculaire des choses célestes. Cet effacement est dans le dessein de Dieu, reconnu par son envoyé : 30 ἐκεῖνον δεῖ αὐξάνειν, ἐμὲ δὲ ἐλαττοῦσθαι. Ce troisième δεῖ du chapitre lie bien les deux volets : en s’effaçant devant celui en qui il a mission de faire croire, en achevant son témoignage, le premier témoin envoyé de Dieu sert le dessein de Dieu pour tous les hommes – dessein que le Fils de l’homme soit élevé pour que quiconque croit ait en lui la vie éternelle (versets 14-15), dessein que les destinataires de la révélation de Jésus soient engendrés d’en haut (verset 7). Cet effacement du témoin devant celui pour qui il témoigne n’est pas nouveau : JB avait déjà dit qu’il n’était pas le Christ237, il invite ses interlocuteurs à se le rappeler ; mais nous verrons comment, dans cette scène, est donné à voir que le témoignage de l’envoyé de Dieu – la médiation des témoignages humains – s’efface pour que soit entendue la voix même du Logos : lorsque le témoin va jusqu’au bout de sa course, la parole du Christ elle-même se donne à entendre. 5.2.2. Jean témoin de l’accueil du don de Dieu en Jésus (3,27b-28) Οὐ δύναται ἄνθρωπος λαμβάνειν οὐδὲ ἓν ἐὰν μὴ ᾖ δεδομένον αὐτῷ ἐκ τοῦ οὐρανοῦ238 (3,27) : si le verset 28 reprend analeptiquement des mots déjà employés par le précurseur (οὐκ εἰμὶ ἐγὼ ὁ χριστός, ἀλλʼ ὅτι
Dans le même sens, cf. MIRGUET, « L’effacement du narrateur », 30. Cf. 3,28, où le personnage renvoie explicitement ses interlocuteurs intradiégétiques à 1,20 et 30, et où le destinataire extradiégétique est également renvoyé à 1,8 et 15. 238 « Sans un don venu du Ciel, personne ne peut rien recevoir » (RICO, « Nouvelle traduction de l’Évangile de Jean ») ; « Nul ne peut rien s’attribuer, qui ne lui soit donné du ciel » (Traduction de MOLLAT : VAUX, La Sainte Bible, 1956, p. 1401). 236 237
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ἀπεσταλμένος εἰμὶ ἔμπροσθεν ἐκείνου239), le verset tête du discours de Jean (verset 27b), lui, est nouveau dans le cycle de JB. Pour montrer à ses interlocuteurs que le succès de Jésus est bien dans le dessein de Dieu, il reprend mots240 et constructions241 caractéristiques du dialogue de Jésus et Nicodème. Par cette affirmation soulignant que Jésus n’a rien pris mais tout reçu du ciel, est réintroduit le motif clé ἐκ τοῦ οὐρανοῦ (cf. 3,13), également présent à la tête de la seconde partie du discours (3,31), tant l’origine céleste de Jésus est la clé de tout le discours. La reprise de ce vocabulaire spatial permet de mettre l’accent sur l’agir de Dieu, le don de Dieu. Le fait que tous les hommes vont à Jésus lui est donné du ciel : c’est le signe qu’en sa mission, le don de Dieu est à l’œuvre – le verbe δίδωμι fait écho au don par Dieu de son Fils unique au verset 16, et sera repris au verset 34. En même temps, la facture sapientielle généralisante de l’affirmation, la désignation de Jésus par le substantif ἄνθρωπος – celui-là même qui désignait Nicodème en 3,1, et l’homme destiné à renaître d’en haut en 3,4 – ouvre à son application aux hommes. « Un homme ne peut rien recevoir si cela ne lui est donné du ciel » : c’est vrai par excellence de Jésus ; c’est vrai aussi de son témoin envoyé de Dieu, qui ne prend rien, ne cherche pas à avoir plus de disciples que celui qu’il précède, mais vit jusqu’au bout sa mission de témoin en s’effaçant, en diminuant, pour que grandisse celui qu’il a précédé ; ce sera vrai pour tout homme devant apprendre, comme Nicodème, à recevoir ce qu’il ne sait pas, ne peut pas. 5.2.3. Le parfait disciple (3,29-30), témoin de l’écoute du Logos Ce témoignage de Jean en toute sa vie apparaît bien dans la petite parabole par laquelle il précise son rôle : de même que l’ami de l’époux se réjouit en entendant la voix de l’époux, de même la joie de JB est complète. Comme l’a bien montré H. Kempter242, la concentration de termes à forte portée eschatologique – νύμφη/νυμφίος243, φίλος, la 239 Notons que les variantes vont dans le sens de l’expression d’une identification du témoin à celui qu’il désigne. Ainsi, οὐκ εἰμὶ ἐγὼ ὁ χριστός reprend 1,20 ἐγὼ οὐκ εἰμὶ ὁ χριστός, en modifiant l’ordre des mots, de telle sorte que ἐγώ et ὁ χριστός sont accolés. Autre variante, au v. 28, c’est Jean qui est ἔμπροσθεν, et non Jésus comme en 1,15 et 30 (et à nouveau en 10,4, le bon Berger marche ἔμπροσθεν). 240 Tous les mots de cette phrase sont des mots-clés dans le premier volet. 241 Οὐ δύναται ἄνθρωπος […] ἐὰν μή, cf. 3,2. 242 Cf. KEMPTER, « La signification eschatologique », 42-59. L’auteur dit sa dette envers ZIMMERMANN, « Der Freund des bräutigams (joh 3,29) », 123-130 et PUTHENKANDATHIL, Philos. 243 Ces noces sont à lire sur fond de « la promesse nuptiale […] intimement liée à l’annonce du salut » dans l’Ancien Testament, sur fond des promesses eschatologiques que Dieu reprendra son épouse adultère dans des noces futures : KEMPTER, ibidem, 46.
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racine χαίρω et l’expression ὁ ἀκούων αὐτοῦ χαρᾷ χαίρει διὰ τὴν φωνὴν τοῦ νυμφίου – tend à présenter Jean achevant son témoignage comme celui qui a totalement accueilli la révélation, comme par anticipation. Pour lui, il semble que l’heure des noces soit déjà advenue, pour qu’il puisse témoigner de la joie de l’Heure, afin que tous croient. Il est comme par avance déjà devenu l’ami244, il est déjà de ceux à qui Jésus a « fait connaître tout ce qu’il a appris de son Père » (15,15) ; de ceux qui ont reçu de donner leur vie (cf. la prolepse de 3,24, et 3,30). Le signe en est sa joie parfaite, accomplie245. La joie est dans l’Ancien Testament souvent associée à la paix comme signe que les temps messianiques sont accomplis, que le salut est donné. Elle est l’objet d’une promesse, « l’effet d’un retournement de situation »246, liée à la reconnaissance et à l’attente dans la foi de l’intervention de Dieu dans l’histoire, plus particulièrement à son activité salvatrice, à la fois reconnue et attendue, expérimentée et espérée dans la foi247.
Jean est dès maintenant dans la joie : il est par avance le témoin de la révélation que l’Époux mènera à son terme en étant élevé, prophète de la joie de ceux qui seront engendrés d’en haut. Dans les discours d’adieu, la joie parfaite est pour après l’Heure : ici on a donc, au prix d’une « torsion » narrative qui attribue à Jean la joie parfaite qui sera donnée plus tard aux disciples248, une anticipation de la joie parfaite dans le personnage de JB, témoin de la lumière (1,7), de la lumière accueillie249. Celui qui définissait initialement son rôle en 1,23 par la parole d’Is 40,3 ἐγὼ φωνὴ βοῶντος ἐν τῇ ἐρήμῳ· εὐθύνατε τὴν ὁδὸν κυρίου se réjouit qu’ultimement ce soit la voix de l’époux qui atteigne l’épouse : Le terme φίλος ne reparaîtra quasiment qu’au ch. 15 (v. 13,14,15), dans le discours d’adieu, où les amis sont ceux pour qui Jésus donne sa vie par amour (v. 13), ceux qui font ce qu’il leur commande (v. 14), ceux à qui, à la différence des serviteurs, Jésus a fait connaître tout ce qu’il a appris de son Père (v. 15). C’est la révélation apportée par Jésus qui permet d’être ses amis, de demeurer dans son amour, c’est-à-dire de garder ses commandements, de donner sa vie comme lui. 245 Non seulement Jean se compare à l’ami de l’époux qui se réjouit de joie, χαρᾷ χαίρει – et dans cette première expression, la joie est déjà amplifiée par le datif de manière redoublant la racine χαίρω déjà présente dans le verbe –, mais de plus, la comparaison amplifie la joie du comparé par rapport à celle du comparant, en qualifiant sa joie de joie parfaite, avec le verbe de l’accomplissement : πεπλήρωται, au présent de l’indicatif. 246 KEMPTER, « La signification eschatologique », 47. 247 KEMPTER, ibidem, 49. 248 KEMPTER, ibidem, 57. Cf. également 58. 249 Nous consonnons avec KEMPTER : « Jean-Baptiste apparaît en effet comme bénéficiant déjà – alors que le ministère public ne fait que commencer – d’une compréhension de l’ensemble du ministère de Jésus, incluant la mort-résurrection de ce dernier » (ibidem, 55). 244
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le but de la φωνή qu’il est n’est autre que de faire entendre la φωνή du Logos lui-même, qu’il a écoutée. De fait, dans la seconde partie de son discours, sa φωνή convoie les paroles mêmes du Logos : si, pour nous, c’est bien Jean le témoin qui continue de parler dans les versets 31-34250, nous verrons qu’il se fait l’écho du discours de Jésus à Nicodème. 5.2.4. De Nicodème à Jean : stratégie narrative Dans la révélation sur l’engendrement de l’Esprit, Jésus avait révélé la nécessité d’écouter la voix de l’Esprit, dont on ne sait ni d’où il vient, ni où il va. Nicodème était mis au défi d’entrer dans l’écoute d’une révélation qui dépasse totalement ses attentes ; JB, lui, se compare à l’ami de l’époux qui écoute sa voix, et dit sa joie parfaite, signe d’un accueil parfait de la révélation. Toute la dernière réplique de Jésus en réponse à Nicodème sur le comment de l’engendrement d’en haut était marquée par l’appel à croire, manifestant l’enjeu de l’accueil de la lumière : la rencontre avec Nicodème s’était achevée sans que le personnage ou le narrateur dise s’il a commencé à croire. Mais le second volet du diptyque fait reparaître sur scène le témoin de la foi, modèle de foi, qui par sa joie accomplie témoigne qu’il a cru à l’ensemble de la révélation, comme par anticipation de l’élévation251. Nicodème a commencé le chemin de l’écoute, de l’accueil de la révélation, et la diminution de ses prises de parole en était le signe ; JB, lui, affirme librement : ἐκεῖνον δεῖ αὐξάνειν, ἐμὲ δὲ ἐλαττοῦσθαι. Sa foi est toute dans l’agir de Dieu ; l’envoyé de Dieu laisse toute la place à l’Envoyé de Dieu, sa voix s’efface devant les mots de Jésus, devant le Logos. 250 Bien des auteurs supposent au contraire un changement de locuteur pour expliquer la parenté entre le discours de JB et celui de Jésus : pour certains, dans les v. 31-36, le locuteur est Jésus (ainsi BULTMANN, The gospel of John, 131-132, SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, I, 360-361, BROWN, The Gospel according to John I, 159160) ; pour d’autres, l’évangéliste (LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 96 ; BOUYER, Le quatrième évangile, 96 ; MOLONEY, « The unique revealer », 49-50, et Belief, 122 ; COTHENET, La chaîne des témoins, 36-37). Plusieurs auteurs concluent de cette parenté que le passage a été déplacé : ainsi BULTMANN, SCHNACKENBURG, BLANK. SCHNACKENBURG a déplacé les v. 31-36 à la suite du v. 12. Pour les propositions de déplacements de versets, cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 281, spécialement n. 3 et ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 130, n. 20. 251 Cf. KEMPTER, « La signification eschatologique », 56 : « La joie peut être qualifiée d’accomplie parce qu’elle est donnée par la plénitude du salut accordée par l’exaltation de Jésus. […] À travers l’expression ἡ χαρὰ ἡ ἐμὴ πεπλήρωται [au parfait], le Baptiste témoignerait que, déjà, il jouit des conséquences du salut eschatologique apporté par la révélation du Verbe incarné ».
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Disposées en diptyque, les deux scènes façonnent le lecteur : avec Nicodème, le lecteur est mis en chemin : il lui faut renoncer radicalement à savoir pour recevoir l’inouïe révélation d’en haut sur l’engendrement de l’Esprit, en écoutant le témoignage de l’unique Témoin céleste jusqu’à son achèvement dans l’élévation du Fils de l’homme. Avec JB, témoin premier au rôle unique dans l’histoire de la révélation, celui dont le lecteur sait qu’il peut absolument se fier à lui dans ce qu’il dit de Jésus252, envoyé pour que tous croient par lui, le lecteur est comme polarisé vers l’accueil de la révélation achevée. Dans le monde d’en-bas, pour les personnages intradiégétiques, le malentendu est inévitable face à la révélation de celui qui vient d’en haut : Jean, lui, envoyé d’en haut, personnage lié à la clé du prologue253, est celui qui reçoit d’accueillir le Révélateur céleste. 5.3. Jean le témoin conduit à l’accueil du Témoin oculaire venu d’en haut (3,31-36) 5.3.1. L’ultime témoignage de Jean : une deutérose des paroles de Jésus Dans la seconde partie du discours (3,31-36), les première et deuxième personnes disparaissent au profit de la seule troisième254 : Jean a parfaitement diminué, il laisse toute la place au seul Témoin qu’il s’agit d’écouter pour avoir la vie éternelle. Le témoignage de Jean consistait à conduire, dans la foi, au témoignage de l’unique Témoin céleste : désormais sa mission est accomplie, et Jean, comme configuré à celui qu’il montre255, fait entendre la voix de l’Époux. Comme dans un testament, ses ultima verba ont tout le poids d’une dernière parole, et la voix de Jean porte la voix de Jésus. Les versets 31-36 sont comme une relecture du discours de révélation de Jésus à Nicodème256 ; elles sont les paroles S. BROWN, « John the Baptist », 148. Cf. la proposition suggestive de S. BROWN, ibidem, 154 et 158 : « Since the narrator placed the readers’ didactic trust in this man named John, this character, upon launching the story, thus becomes the Prologue embodied. He is the one character who always witnesses accurately to the Word made flesh. » ; « John is the one entirely human character who bridges the omniscient narration of the Prologue into the discrete narrative of the body of the Gospel. […] The one sent by God to witness comes to embody that Prologue as he continues to give information that transcends the space, time and culture of the story world and keeps readers apprised of God’s action in history. » 254 Comme dans le premier volet du diptyque (à partir de 3,13). 255 JB et Jésus font la même chose, ils baptisent (v. 22 et 23) ; ils sont tous deux envoyés (v. 28 et 34) ; en 3,28, JB se dit envoyé ἔμπροσθεν ἐκείνου, alors qu’en 1,15 et 1,30, c’est Jésus qui était ἔμπροσθεν. 256 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 130 ; MEKANA, Les parcours narratifs des personnages, 66-67. 252 253
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mêmes de Jésus, qui, parce qu’elles ont été pleinement accueillies, peuvent être transmises257, au-delà des destinataires intradiégétiques (les disciples de JB), à tout homme : l’absence de complément d’objet indirect au verbe de parole introductif, au verset 27a, donne une amplitude maximale au destinataire de ce discours. La différence entre ce témoignage de JB sur Jésus et son premier témoignage, avant la révélation à Nicodème, est éloquent : Jésus seul est le Témoin des choses célestes, lui seul pouvait prononcer le discours à Nicodème, et JB reprend ces paroles en second258. Ainsi achève-t-il sa mission de témoin : il authentifie le témoignage de l’unique Témoin des choses célestes259. Cette deutérose des paroles de Jésus est patente si l’on est attentif aux désignations christologiques : JB commence par reprendre, aux versets 31-33, le vocabulaire spatial des versets 11-15 : sans employer le titre de « Fils de l’homme » réservé au locuteur Jésus (versets 13 et 14), il l’explicite en mettant l’accent, comme Jésus, sur l’origine céleste de « celui qui vient d’en haut », « celui qui vient du ciel » (verset 31). Puis dans les versets 34-36, il reprend le schème de l’envoi (celui que « Dieu a envoyé », verset 34) et le vocabulaire filial (« le Fils », aux versets 35 et 36), comme Jésus dans les versets 16-18 (« le Fils μονογενής », versets 16 et 18 ; le Fils que « Dieu a envoyé », verset 17). La deutérose est patente également si l’on remarque l’alternance révélation christologique/enjeu anthropologique et sotériologique : la révélation du Témoin céleste appelle une réponse de foi ; l’enjeu en est la vie éternelle, divine. Ainsi, la seconde partie du discours de JB, les versets 31-36, se compose de deux micro-unités christologico-sotériologiques : A. Révélation christologique versets 31-32a Celui qui vient d’en haut/du ciel témoigne de ce qu’il a vu et entendu B. Enjeu anthropologique, sotériologique versets 32b-33 Non-accueil général du témoignage du Témoin oculaire des choses d’en haut/accueil A’. Révélation christologique versets 34-35 L’Envoyé de Dieu dit les paroles de Dieu – car Dieu lui donne l’Esprit sans mesure : le Père a tout donné au Fils B’. Enjeu anthropologique, sotériologique verset 36 Celui qui croit au Fils a la vie éternelle/qui n’obéit pas au Fils ne verra pas la vie 257 Nous consonnons tout à fait avec ZUMSTEIN : « le Baptiste atteste que les grands thèmes évoqués par Jésus à l’occasion de sa rencontre avec Nicodème ont trouvé un destinataire et un relais » (ibidem, 136). 258 Cf. LÉTOURNEAU, Jésus, Fils de l’homme et Fils de Dieu, 85, notamment n. 134, et 374. 259 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 127.
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Tout l’enjeu, pour le témoin envoyé pour que tous croient, est de conduire le destinataire de ses paroles à l’accueil d’une révélation, comme l’atteste le champ sémantique dominant de ce discours christologique de JB260 : λαλεῖ, dans les deux versets têtes des deux micro-unités, aux versets 31 et 34 ; la racine μάρτυς à trois reprises, aux versets 32-33 ; ἀληθής, au verset 33. Le témoin s’effaçant devant celui pour qui il témoigne le révèle comme l’unique Témoin à écouter pour avoir la vie éternelle : le Témoin oculaire des choses célestes. 5.3.2. Le témoignage à accueillir du Témoin venu d’en haut (3,31-33) Fait signifiant, le discours christologique de Jean commence directement par la reprise de l’adverbe clé de la révélation à Nicodème, cette fois employé pour désigner l’origine de Jésus, son appartenance au monde d’en haut : ἄνωθεν. Dans le troisième stique du verset 31, parallèle au premier – y compris en l’absence de l’ajout ἐπάνω πάντων ἐστίν 261–, ἄνωθεν est explicité par l’expression ἐκ τοῦ οὐρανοῦ – mise en opposition avec l’origine terrestre, triplement évoquée dans le stique central, ἐκ τῆς γῆς – déjà utilisée par Jésus pour s’auto-désigner au verset 13 – celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme : 31a 31b 31a’
Ὁ ἄνωθεν ἐρχόμενος
ἐπάνω πάντων ἐστίν·
ὁ ὢν ἘΚ τῆς γῆς ἘΚ τῆς γῆς ἐστιν καὶ ἘΚ τῆς γῆς λαλεῖ. Ὁ ἘΚ τοῦ οὐρανοῦ ἐρχόμενος [ἐπάνω πάντων ἐστίν].
260 Dans le même sens, cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 328 : « En 3,31-36, les affirmations concernant Jésus convergent sur son rôle de Révélateur. » 261 C.T. 3,31. NA 28 et GNT 5 maintiennent ἐπάνω πάντων ἐστίν tout en signalant par les crochets que ces mots sont omis dans un certain nombre de témoins : p75 *אD ƒ1 565, tous ou la majorité des témoins de la Vetus Latina, la version syriaque curetonienne, la version sahidique, Hippolyte, Origène en partie, Eusèbe de Césarée. Au contraire, le texte retenu est attesté par p36 (incertain).66 א2 A B K L Ws Γ Δ Θ Ψ 083. 086 ƒ13 33. 579. 700. 892. 1241. 1424, la majorité des manuscrits grecs, la Vulgate et une partie des témoins de la Vetus Latina, les versions syriaques (la Sinaïtique, la Peshittâ, l’Harkléenne), la version copte bohaïrique, une partie d’Origène. Cf. NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 301. Le comité du GNT a opté pour cette leçon avec la note {C} signalant la difficulté à décider : « Good reasons may be adduced to account for/ scribal deletion of the words (as redundant after the opening part of ver. 31) or for their mechanical addition after the second instance of ἐρχόμενος by an inattentive scribe. In view of the balance of both external evidence and transcriptional probabilities, the Committee decided to retain the words but to enclose them within square brackets » (METZGER, A textual commentary, 1994, 175-176). Nous n’étudions pas ce cas de critique textuelle de manière plus détaillée puisque, comme l’affirme MCHUGH, « Their inclusion or exclusion makes no material difference to the content of the passage » (A critical and exegetical commentary, 254).
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Cet adverbe-clé porteur du motif de l’engendrement d’en haut est d’emblée employé ici pour désigner Jésus, celui qui vient d’en haut, le seul Témoin capable de révéler aux hommes le principe céleste à partir duquel ils doivent être engendrés d’en haut. Jean le témoin reprend les paroles de révélation de Jésus se manifestant comme le Fils de l’homme descendu du ciel en mettant en lumière, pour le lecteur, le lien entre l’engendrement ἄνωθεν des croyants et l’origine ἄνωθεν de celui qui est venu dans le monde, de ses paroles. Les stiques a et a’ mettent l’accent sur la radicale supériorité de celui qui vient d’en haut : ἐπάνω πάντων ἐστίν. Jésus est au-dessus de tous : au-dessus de JB, bien sûr, comme ne l’avaient pas compris ses interlocuteurs ; au-dessus de tous les hommes, qui, quelle que soit leur mission, parlent toujours « de la terre ». Cette précision redoublée au verset 31a et 31a’ fait écho au verset 13 du discours de Jésus (οὐδεὶς ἀναβέβηκεν εἰς τὸν οὐρανὸν εἰ μὴ ὁ ἐκ τοῦ οὐρανοῦ καταβάς) : lui seul est descendu du ciel, il est donc au-dessus de tous les autres. Le stique central fait le lien entre l’origine du locuteur et la portée de sa parole : 31b ὁ ὢν ἐκ τῆς γῆς ἐκ τῆς γῆς ἐστιν καὶ ἐκ τῆς γῆς λαλεῖ. Tous les locuteurs autres que Jésus parlent ὑπὸ τὸν οὐρανόν262 : leur parole comme leur être est ἐκ τῆς γῆς. Jésus seul a une autre origine, transcendante ; la conséquence pour sa parole sera explicitée avec le même verbe λαλεῖ dans la seconde micro-unité du discours christologique, au verset 34 : τὰ ῥήματα τοῦ θεοῦ λαλεῖ. Le verset 32 déploie la mise en lumière par JB du caractère unique et céleste de la parole de celui qui vient d’en haut, avec l’introduction de la racine μάρτυς : Jésus est au-dessus de tous, parce qu’il est Témoin oculaire. Il témoigne de ce qu’il a vu/voit (ἑώρακεν, au parfait) et entendu (ἤκουσεν, à l’aoriste) auprès de Dieu. Jésus lui-même avait, au verset 11, présenté sa parole comme un témoignage oculaire : ὃ οἴδαμεν λαλοῦμεν καὶ ὃ ἑωράκαμεν μαρτυροῦμεν (cf. également 1,18). JB ajoute au voir l’entendre, avec le verbe ἀκούω qui dans le discours de Jésus apparaissait, mais pour parler des croyants invités à écouter la voix de l’Esprit, et qui dans la première partie du discours de JB lui permettait de décrire son rôle d’ami de l’Époux écoutant sa voix. En présentant Jésus comme le Témoin ultime, celui qui voit et a entendu ce dont il témoigne, il pointe déjà vers l’attitude attendue du destinataire de son témoignage, et du témoignage de Jésus : une écoute pleine de foi, qui Nous reprenons l’expression de Qo 1,13 – ou encore ὑπὸ τὸν ἥλιον, martelée tout au long du livre (Qo 1,3.9.14 ;2,3.11.17.18.19.20.22 ; 3,16 ; 4,1.3.7.15 ; 5,12.17, etc.). 262
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accueille les paroles de celui qui est le Logos, descendu d’en haut. Le destinataire de ces paroles ne peut d’emblée voir les choses célestes, mais il peut entrer dans l’écoute du témoignage de celui qui vient d’en haut – qui le conduira à un voir. Le passage de λαλεῖ à μαρτυρεῖ oriente encore vers la nécessité que la parole de celui qui vient d’en haut soit accueillie : le témoignage vise l’accueil, la reconnaissance par l’auditeur que l’objet du témoignage est vrai, ἀληθής. Le verbe de l’accueil, λαμβάνω, apparaît d’abord à la forme négative : οὐδεὶς λαμβάνει. Comme dans le prologue (1,10-11) et dans le discours de Jésus à Nicodème (3,11.19), le refus du Logos/du témoignage de Jésus est généralisé : Prologue
Discours de Jésus à Nicodème
Discours de Jean le témoin
Refus général
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ὁ κόσμος αὐτὸν οὐκ ἔγνω 11 καὶ οἱ ἴδιοι αὐτὸν οὐ παρέλαβον.
11
καὶ τὴν μαρτυρίαν ἡμῶν οὐ λαμβάνετε. 19 αὕτη δέ ἐστιν ἡ κρίσις ὅτι τὸ φῶς ἐλήλυθεν εἰς τὸν κόσμον καὶ ἠγάπησαν οἱ ἄνθρωποι μᾶλλον τὸ σκότος ἢ τὸ φῶς·
32
καὶ τὴν μαρτυρίαν αὐτοῦ οὐδεὶς λαμβάνει.
Accueil
/12 ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν, ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι, τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ
/21 ὁ δὲ ποιῶν τὴν ἀλήθειαν ἔρχεται πρὸς τὸ φῶς, ἵνα φανερωθῇ αὐτοῦ τὰ ἔργα ὅτι ἐν θεῷ ἐστιν εἰργασμένα
/33 ὁ λαβὼν αὐτοῦ τὴν μαρτυρίαν ἐσφράγισεν ὅτι ὁ θεὸς ἀληθής ἐστιν.
Il faut prendre conscience de cette absolue incapacité humaine à accueillir celui qui vient d’en haut263 pour s’ouvrir à la vérité du dessein de Dieu qui a voulu engendrer d’en haut ceux qui étaient d’en bas ; pour s’ouvrir à la lumière de celui qui est venu dans les ténèbres. Aussi vrai qu’aucun homme n’a jamais vu Dieu (1,18), aucun homme ne reçoit le témoignage de celui qui est descendu du ciel, qui témoigne de ce qu’il a vu (lui, le seul) et entendu auprès de Dieu : καὶ τὴν μαρτυρίαν αὐτοῦ 263 VANHOYE invite à juste titre à ne pas édulcorer la formule : « Il ne nous invite pas à atténuer la rigueur de l’exclusive, car il oppose le ciel et la terre, comme au début du chapitre la chair et l’esprit. S. Jean met bien en évidence qu’en présence de Jésus nous ne sommes pas d’homme à homme ; il ne dissimule pas adroitement la faille, il la souligne avec force par des formules absolues. Les hommes sont incapables de comprendre Jésus ; ils ne se situent pas sur le même plan » (« Notre foi », 340).
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οὐδεὶς λαμβάνει. Le premier moment de la révélation est toujours révélation des ténèbres, prise de conscience que la révélation de Jésus est incompréhensible pour le monde d’en bas (comme elle le fut pour Nicodème)264. La révélation de Jésus s’achèvera dans l’élévation du Fils de l’homme, c’est-à-dire dans la manifestation que les hommes ne l’ont pas accueilli. C’est au cœur de ce rejet que la lumière vaincra les ténèbres. Au cœur du rejet général du témoignage de Jésus, un retournement est possible, comme le signifie la reprise inversée de la fin du verset 32 au verset 33 : 32
τὴν μαρτυρίαν αὐτοῦ οὐδεὶς λαμβάνει./33 Ὁ λαβὼν αὐτοῦ τὴν μαρτυρίαν.
La proposition positive (verset 33), bien plus développée que la négative, manifeste que l’accueil du témoignage du Témoin céleste est « [affirmation de] la véracité de Dieu même »265 : ὁ λαβὼν αὐτοῦ τὴν μαρτυρίαν ἐσφράγισεν ὅτι ὁ θεὸς ἀληθής ἐστιν. Celui qui a reçu le témoignage du Témoin venu d’en haut a permis et scellé la réalisation du dessein de Dieu : l’accueil du témoignage l’a conduit à laisser Dieu accomplir en lui son dessein. Ce dessein de Dieu est rendu possible par un engagement sans retour de celui qui a accueilli le témoignage, comme le signifie le verbe σφραγίζω266, l’image du sceau. 5.3.3. Le Révélateur venu d’en haut : l’Envoyé à qui Dieu donne l’Esprit sans mesure, le Fils à qui le Père a tout donné (3,34-36) La seconde micro-unité du discours de JB reprend le même schéma révélation christologique (versets 34-35)/enjeu sotériologique (verset 36) que la première. Nous serons attentive à deux points importants pour notre question : 1) Cette micro-unité apporte un nouveau point de contact avec le premier volet du diptyque, la révélation sur l’engendrement ἄνωθεν : l’Esprit – principe de l’engendrement d’en haut des croyants – ici donné à l’Envoyé-révélateur divin. 2) Ce don de l’Esprit est explicité comme don du Père qui a tout remis dans la main du Fils. Pour le dire avec ZUMSTEIN, « dans l’exacte mesure où l’être humain est de “la terre”, que son seul horizon de référence est l’immanence, il n’a pas la capacité par luimême de comprendre la parole qui vient de Dieu. Il reste hermétique au message qui atteste le Dieu transcendant et refuse, par conséquent, de se mettre à l’écoute de son envoyé », L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 134. 265 LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 98. 266 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 134. 264
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• La révélation christologique des versets 3,34-35 – L’argument d’ensemble des versets 3,34-35 Les versets 34-35 sont reliés aux versets 31-33, et directement au verset 33 – avec le mot crochet θεός – par la conjonction γάρ : le verset 34a explique le verset 33, et est à son tour expliqué par le verset 34b. Pourquoi celui qui accueille le Témoignage de celui qui vient d’en haut manifestet-il que Dieu est vrai (verset 33) ? Parce qu’en accueillant le témoignage de celui qui vient d’en haut, du Logos, il accueille les paroles mêmes de Dieu (verset 34). Et pourquoi (verset 34b) accueillir les paroles de l’Envoyé, est-ce accueillir les paroles de Dieu lui-même ? Parce que Dieu lui a donné l’Esprit sans mesure : Jésus n’est pas comme les autres envoyés, il dispose de l’Esprit sans mesure ; il est, en sa chair, Dieu lui-même. Ce don de Dieu à son Envoyé-Témoin est confirmé par le verset 35 : le Père lui a tout donné, a tout remis en sa main, par amour. Par ces versets qui sont ses dernières paroles, JB atteste que Jésus est bien le Révélateur divin, d’un tout autre ordre que les prophètes jusqu’ici envoyés, jusqu’à lui, φωνὴ βοῶντος ἐν τῇ ἐρήμῳ· εὐθύνατε τὴν ὁδὸν κυρίου (1,23). Reprenons plus en détail ces versets. – Jésus Révélateur divin (3,34a) Renouant avec le λαλεῖ du verset 31, le verset 34 développe la désignation de Jésus comme le Révélateur divin : il distingue Jésus de celui qui parle « à partir de la terre ». Celui qui vient d’en haut/du ciel est d’un tout autre ordre que les autres envoyés de Dieu, d’un tout autre ordre même que Jean envoyé de Dieu pour un témoignage, car lui parle les paroles mêmes de Dieu. La reprise du verbe ἀποστέλλω, employé à propos de JB au verset 28, est un nouvel élément de continuité entre JB et Jésus : Jean le témoin, envoyé, s’efface devant le Témoin oculaire des choses célestes, Envoyé de Dieu d’une tout autre manière puisque lui est descendu du ciel (verset 13). Jean était la voix permettant que soit entendue cette voix-là, qui fait entendre les paroles mêmes de Dieu : τὰ ῥήματα τοῦ θεοῦ λαλεῖ. – Reparution du motif de l’Esprit (3,34b) Le second stique du verset 34, introduit par un nouveau γάρ, explicite cette dernière proposition : l’Envoyé de Dieu parle les paroles mêmes de Dieu car il lui donne l’Esprit sans mesure. L’absence de sujet explicite au verbe δίδωσιν rend l’énoncé difficile : le sujet est-il Jésus267 ou 267 Telle est l’option de WESTCOTT, The Gospel according to St. John, 62 ; LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 98-99 ; BOUYER, Le quatrième évangile, 97 ; LA POTTERIE,
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Dieu268 ? Le sujet étant inexprimé, les deux lectures sont grammaticalement possibles269. Pour certains, le dernier verbe conjugué étant λαλεῖ, il faut comprendre : celui que Dieu a envoyé parle les paroles de Dieu, car il donne l’Esprit sans mesure. Mais en sens contraire, remarquons que le dernier nominatif est non pas le sujet de λαλεῖ, mais le sujet de la relative : ὁ θεός270. Ce sujet est mis en exergue par le crochet avec le verset 33, qui met l’accent sur ce double nominatif ὁ θεός. Surtout, la proposition de lecture avec le Christ comme sujet ne rend pas suffisamment compte du contexte et de l’articulation logique entre
« Parole et Esprit », 181-182 – l’A. présente un état de la question p. 182, n. 29 ; SCHNELLE, Antidoketische Christologie im Johannesevangelium, 94 – cité par ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 128, n. 7 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 331 ; RICO, « Nouvelle traduction de l’Évangile de Jean » – « Car celui que Dieu a envoyé prononce vraiment les paroles de Dieu, c’est sans mesure qu’il donne l’Esprit ». 268 Telle est notre option, et celle de la majorité des lecteurs. Cf. BERNARD, A critical and exegetical commentary, 125 ; HOSKYNS, The Fourth gospel, 230 ; BUSSCHE, Jean, 178-179 ; BULTMANN, The gospel of John, 164, n. 1 ; BARRETT, The Gospel according to St. John, 226 ; CARSON, The Gospel according to John, 213 ; MOLONEY, Belief, 128, n. 130 ; BEASLEY-MURRAY, John, 53 ; KÖSTENBERGER, John, 2004, 139 ; LINCOLN, The Gospel according to Saint John, 162-163 ; OSBORNE, John, 62 ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 135 ; NEWTON, The Spirit of Sonship, 228. Cette lecture est adoptée dans la plupart des traductions de la Bible : BJ, 1956 (MOLLAT) : « Celui que Dieu a envoyé prononce les paroles de Dieu, qui lui donne l’esprit sans mesure », VAUX, La Sainte Bible, 1401. Il précise en note : « ou : “et donne l’esprit sans mesure” » n. k p. 1401 ; OSTY, 1973, p. 2265 : « Celui que Dieu a envoyé parle en effet le langage de Dieu car [Dieu] ne donne pas l’Esprit avec mesure » ; Louis Segond : « car celui que Dieu a envoyé dit les paroles de Dieu, parce que Dieu ne lui donne pas l’Esprit avec mesure » ; TOB, 2012 : « En effet, celui que Dieu a envoyé prononce les paroles de Dieu, qui lui donne l’Esprit sans mesure » ; avec la note suivante : « On pourrait comprendre que l’envoyé donne l’Esprit en abondance aux croyants ». C.T. L’absence de sujet est suppléée dans certains témoins : ὁ θεός est ajouté avant δίδωσιν dans A C2 D Γ Δ Θ Ψ 086 f 13, la Vulgate, la Peshitta, la syriaque harkléenne, la copte sahidique, la copte bohairique, Origène ; et d’autres témoins ; ὁ πατήρ est ajouté dans la syriaque curetonienne (vieille syriaque) ; θεὸς ὁ πατήρ est ajouté dans la syriaque sinaïtique. Mais la leçon brève est très bien attestée : p66.75 אB2 C* L Tb Wsupp 083 f1 33 565 1241. Cf. BERNARD, A critical and exegetical commentary, 125 ; METZGER, A textual commentary, 1994, 176 ; BARRETT, The Gospel according to St. John, 226. Nous consonnons avec ce dernier auteur lorsqu’il conclut : « The addition of God as subject to the verb is probably correct interpretation ». 269 Bien des auteurs indiquent cette amphibologie, et optent pour le sujet Dieu : ainsi MOLONEY, Belief, 128, n. 130 ; LINCOLN, The Gospel according to Saint John, 162-163 ; OSBORNE, John, 62. 270 En effet, dans cette phrase, l’antécédent n’est pas exprimé, et le relatif ὃν est à l’accusatif, conformément à sa fonction dans la relative, sans être repris par un pronom démonstratif anaphorique au nominatif, selon un emploi classique du pronom relatif : « A demonstrative pronoun is frequently concealed within the relative pronoun » (p. 725), cf. ARNDT, BDAG, 725-726, qui cite Jn 3,14 comme exemple de cette construction : « ὅν he whom J 3:34 ».
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SECONDE PARTIE
les deux stiques du verset 34, reliés par γάρ271. Avec une très large majorité de lecteurs, nous optons pour le sujet Dieu, qui permet de rendre compte de la logique des versets 34-35 : « celui que Dieu a envoyé parle les paroles de Dieu, car Dieu donne l’Esprit sans mesure. Le Père aime le Fils et a tout remis dans sa main. » Les tenants du sujet Jésus expliquent le sens de la phrase en évoquant Jésus donnant l’Esprit à ses disciples à l’heure de l’élévation et de la résurrection272. Cette proposition convient mal dans le contexte des versets 34-35, où il s’agit pour JB d’attester que Jésus est le Révélateur céleste, le Témoin des choses célestes descendu du ciel. La pointe du verset 34 est que Jésus dit les paroles mêmes de Dieu et les versets 34b-35 justifient la « qualité unique du témoignage de Jésus – sa valeur de révélation – [qui] résulte de la relation d’amour de Dieu pour Jésus »273 (verset 35). Pour légitimer cette désignation de Jésus comme le Révélateur divin, JB dévoile, au verset 34b, le don unique que Dieu lui a fait – un don qui sera explicité au verset 35, avec une seconde occurrence du verbe δίδωμι ayant pour sujet ὁ πατήρ. Οὐ γὰρ ἐκ μέτρου δίδωσιν τὸ πνεῦμα : comme le rappelle fort à propos G.R. Beasley-Murray, Pour le Juif, l’Esprit est avant tout l’Esprit de prophétie. […]/ Au don incommensurable de l’Esprit au Fils de Dieu correspond la perfection de la révélation à travers lui. Si l’on garde à l’esprit ce point, la perfection de la révélation par le Fils est clairement le résultat du don incommensurable de l’Esprit à lui274.
Aussi l’auteur peut-il conclure, et nous avec lui, que « le contexte réclame que le Fils soit ici celui qui reçoit l’Esprit. » Jésus parle les paroles mêmes de Dieu parce que Dieu lui donne, non pas une part de son Esprit, une mesure adaptée à une mission particulière275, comme au temps des prophètes, mais l’Esprit divin en plénitude, sans mesure. Déjà en 1,32-33, JB avait témoigné qu’il avait vu l’Esprit descendre et demeurer sur Jésus ; à l’heure de son ultime témoignage, il tire la conséquence 271 Pour le dire avec BERNARD, « this latter interpretation destroys the argument of the passage » : A critical and exegetical commentary, 125. 272 Voici la paraphrase explicitante proposée par WESTCOTT : « Christ speaks the words of God, for His words are attested by His works, in that He giveth the Spirit to His disciples as dispensing in its fulness that which is His own » (The Gospel according to St. John, 62). De même, cf. LA POTTERIE, « Parole et Esprit », 183 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 331. 273 ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 135. 274 BEASLEY-MURRAY, John, 53-54. 275 Cf. CARSON, The Gospel according to John, 213.
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de ce don divin de l’Esprit sans mesure : la révélation de Jésus est la révélation divine elle-même, ses paroles sont les paroles de Dieu276. – Le Père a tout remis dans la main du Fils (3,35) Le verset 35, en reprenant le verbe δίδωμι, confirme cette interprétation : bien loin de conclure de la reprise de οὐ γὰρ ἐκ μέτρου δίδωσιν τὸ πνεῦμα dans l’expression du verset suivant ὁ πατὴρ […] πάντα δέδωκεν ἐν τῇ χειρὶ αὐτοῦ que le don du Père au Fils étant indiqué au verset 35, il ne peut l’être au verset 34277, il nous semble au contraire que le verset 35 explicite le don du verset 34b. Dans la proposition ramassée du verset 34b, tout l’accent est mis sur le don sans mesure de l’Esprit, qui permet de fonder la qualité unique et céleste de la révélation de l’Envoyé (verset 34). Puis au verset 35, ce don est explicité en lien avec la relation unique qui unit l’Envoyé et Dieu, exprimée par le vocabulaire filial : ὁ πατὴρ ἀγαπᾷ τὸν υἱὸν καὶ πάντα δέδωκεν ἐν τῇ χειρὶ αὐτοῦ. Cette explicitation est loin d’être répétitive ou incohérente : le sujet du don est précisé par la première occurrence du terme πατήρ dans le chapitre278. Si Jésus parle les paroles de Dieu, si Dieu lui donne l’Esprit sans mesure, c’est que Dieu est son Père, et a tout remis entre ses mains. Toute la suite du récit évangélique montrera Jésus révélant ce que signifie qu’il est le Fils – qui reçoit tout ce qui lui est donné du ciel (verset 27) –, et que le Père a tout remis entre ses mains : ici le témoin légitime atteste, avant de s’effacer, que toute la révélation du Révélateur céleste est révélation du Père, qui se révèle dans le Fils, et conduit à la foi en cette révélation du Père dans le Fils, source de la vie éternelle. • L’enjeu anthropologique et sotériologique du verset 3,36. Le Fils a en sa main la vie éternelle Au verset 3,16, Jésus dans son discours à Nicodème révélait que « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique pour que 276
En 1,32-33, le fait qu’il ait été donné à Jean le témoin de voir l’Esprit descendre et demeurer sur Jésus ne signifie nullement que l’Esprit ne demeurait pas sur Jésus avant cette révélation : de même, ici, dire que Dieu donne au Christ l’Esprit sans mesure ne peut nullement faire conclure que Dieu donne au Christ ce qu’il ne possédait pas encore, comme le suppose LA POTTERIE qui, pour cette raison, s’oppose à la lecture tenant que le sujet est Dieu : « Parole et Esprit », 182. 277 Ainsi LAGRANGE : « le don du Père au Fils [étant] très clairement indiqué au verset suivant, il y aurait plus qu’une répétition, il y aurait incohérence entre δίδωσιν et δέδωκεν » (Évangile selon saint Jean, 98). 278 Une fois encore, JB relaie la révélation de Jésus, qui en 2,16 avait appelé le temple la maison de son Père. 2,16 est l’unique occurrence précédant celle de 3,35 dans le récit évangélique – sans compter les deux occurrences du prologue : 1,14 et 18.
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quiconque croit en lui […] ait la vie éternelle » ; aux versets 35-36 qui lui font écho, Jean révèle que « le Père aime le Fils et a tout donné en sa main. Celui qui croit dans le Fils a la vie éternelle ». La comparaison des deux volets permet de mettre en lumière l’apparition du binôme πατήρ/ υἱός. Pour dévoiler le dessein d’amour de Dieu pour le monde, en son Fils unique, Jean conduit à la révélation de la relation de ce Fils avec le Père. Renouant avec la toute première phrase du discours, en réponse aux disciples de JB – οὐ δύναται ἄνθρωπος λαμβάνειν οὐδὲ ἓν ἐὰν μὴ ᾖ δεδομένον αὐτῷ ἐκ τοῦ οὐρανοῦ, verset 27 – il désigne Jésus comme le Fils que le Père aime et à qui il a tout donné, le Fils à qui il donne l’Esprit sans mesure. Cette explicitation de la relation du Fils avec le Père, et du partage de « tout » entre le Père et le Fils, éclaire alors d’une nouvelle manière le don de la vie éternelle à celui qui croit. Celui qui croit dans le Fils, c’est-à-dire celui qui accueille les paroles du Père parlées par le Fils, découvre que la vie éternelle, qui est le propre de Dieu, est aussi en Jésus, Fils du Père en la main de qui le Père a tout donné – c’est-à-dire pour qu’il puisse le donner. Le destinataire de la révélation découvre en Jésus un homme qui n’a rien qui ne lui ait été donné du ciel, le Fils à qui le Père donne tout. Croire en cette révélation, croire dans le Fils, c’est croire que l’homme Jésus a en sa main tout ce que le Père lui a donné : c’est recevoir la vie éternelle, la vie divine. À nouveau, comme dans le discours de Jésus, cette révélation du don de la vie éternelle à celui qui croit apparaît dans un énoncé qui manifeste l’enjeu sotériologique de la foi. La foi dans le Fils qui est descendu du ciel donne la vie éternelle, c’est-à-dire donne de recevoir la vie divine, dès cette terre279 : pour la première fois, dans la bouche du témoin de la révélation accueillie, l’expression « vie éternelle » apparaît dans un énoncé au présent de l’indicatif. L’attitude de celui qui n’accueille pas la révélation n’est pas désignée par la simple négative, un non croire, mais par le verbe ἀπειθέω : le verbe est un hapax johannique, mais il est fréquemment utilisé dans les Septante pour dire l’attitude rebelle du peuple, qui refuse d’écouter la voix de YHWH280. Par l’alternative croire/désobéir, le destinataire est placé face à sa responsabilité d’accueillir ce qui ne peut venir que d’en 279 L’eschatologie présentéiste est une des caractéristiques du quatrième évangile, cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 135. 280 Cf. par exemple Ex 23,21 ; Lv 26,15 ; Nb 11,20 ; 14,43. Dt 1,26 ; 9,7.23 : 23 καὶ ὅτε ἐξαπέστειλεν κύριος ὑμᾶς ἐκ Καδης Βαρνη λέγων ἀνάβητε καὶ κληρονομήσατε τὴν γῆν ἣν δίδωμι ὑμῖν καὶ ἠπειθήσατε τῷ ῥήματι κυρίου τοῦ θεοῦ ὑμῶν καὶ οὐκ ἐπιστεύσατε αὐτῷ καὶ οὐκ εἰσηκούσατε τῆς φωνῆς αὐτοῦ.
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haut : s’il refuse d’écouter la révélation du Témoin descendu du ciel, il ne verra pas la vie, il restera dans ses ténèbres281. 5.4. Le lien entre la filiation des croyants et celle du Fils unique préparé dans le discours du témoin légitime : lumière du second volet 5.4.1. Les échos entre les deux volets Fait signifiant, on constate un jeu d’échos entre les deux volets, entre ce qui est dit du croyant dans le discours de Jésus, et ce qui est dit de Jésus, dans le discours de JB282. Le lien entre la filiation des croyants et celle du Fils unique n’est pas encore fait, mais il est ainsi préparé, de manière oblique : – Les hommes sont appelés à être engendrés d’en haut, ἄνωθεν (versets 3 et 7) ; et JB désigne Jésus comme celui qui vient d’en haut, ἄνωθεν (verset 31). Ici le lien n’est pas entre la filiation de ceux qui sont appelés à renaître d’en haut et la filiation du Fils unique, mais entre l’origine céleste de l’engendrement auquel les croyants sont appelés et l’origine céleste de l’Envoyé de Dieu, venu d’en haut, du ciel. Pour renaître d’en haut, il s’agit de recevoir le témoignage de celui qui vient d’en haut, de croire qu’il est et parle d’en haut. – Les hommes sont appelés à être engendrés de l’Esprit (versets 5-8) ; l’Envoyé dit les paroles de Dieu parce que « Dieu lui donne l’Esprit sans mesure » (verset 34) ; « le Père a tout donné dans la main du Fils » (verset 35). L’Esprit divin, donné en plénitude à l’Envoyé, justifie qu’il dit les paroles mêmes de Dieu, sa révélation est divine ; l’accent est toujours sur la divinité de l’Envoyé, et il n’est pas dit que les croyants seront engendrés d’en haut en recevant l’Esprit du Fils, en participant à sa filiation. Mais ce lien est préparé par Jean le témoin, dans ses ultimes paroles : l’Esprit divin, principe de l’engendrement d’en haut des croyants est donné sans mesure à l’Envoyé de Dieu ; et, précise JB, le Père a tout donné dans la main du Fils : en conséquence, le Fils a reçu l’Esprit en plénitude en sa main, c’est-à-dire pour le donner à son tour. 281 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 136 : « l’incroyant subit la colère de Dieu dans la mesure où, refusant l’appel de Jésus, il se juge lui-même et s’enferme dans un monde dont Dieu est absent et qui est dominé par la mort ». 282 Dans le même sens, cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, I, 333 : « À regarder de près l’interpénétration du langage concernant le Fils et du langage concernant l’homme, on peut songer à une véritable communion du croyant avec le Fils de Dieu. Certes cela ne sera développé que dans le discours d’adieu après le dernier repas, mais il convient de pressentir déjà ici ce que l’évangéliste dira de l’union du croyant avec Jésus, et par lui avec le Père ».
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– Le monde – les hommes – est l’objet de l’amour de Dieu (verset 16) : l’apparition du vocabulaire de l’amour est signifiante, dans ce passage qui explicite le dessein de Dieu de l’élévation du Fils de l’homme, révélé pour expliquer le comment de l’engendrement d’en haut, de Dieu, des croyants ; en écho, le Fils est l’objet de l’amour du Père (verset 35), qui a tout remis en sa main. – Le personnage de JB, témoin de la révélation accueillie parfaitement, lui qui se réjouit d’une joie accomplie, manifeste par avance ce lien entre les hommes appelés à être engendrés d’en haut et l’Envoyé, celui qui vient d’en haut, en ce sens qu’il semble configuré à celui pour qui il témoigne283 : il baptise ; il est envoyé, et envoyé ἔμπροσθεν – alors qu’en 1,15 et 1,30, c’est Jésus qui était ἔμπροσθεν – ; il parle les paroles de Jésus ; lui qui était initalement présenté comme la voix se compare à l’ami qui se réjouit de la voix de l’Époux ; il diminue pour que Jésus grandisse, et disparaît, laissant toute la place au Témoin auquel il a conduit. Le texte ne dit pas de JB qu’il est engendré d’en haut, mais celui qui a si bien accueilli les paroles de Jésus qu’il les relaie semble déjà configuré à celui qu’il a mission de montrer ; il est, comme par anticipation, témoin de l’être engendré de l’Esprit. 5.4.2. Conclusion • L’engendrement d’en haut et l’accueil d’un témoignage divin La première fonction du second volet du diptyque par rapport à la révélation sur l’engendrement d’en haut dans le premier est la confirmation par le témoin légitime, qui a accueilli pleinement la révélation et transmet les paroles du Logos, que Jésus est l’ultime Témoin des choses célestes, l’Envoyé révélateur qui parle les paroles de Dieu parce que Dieu lui donne l’Esprit sans mesure. L’ultime témoignage de Jean, envoyé par Dieu pour que tous croient, conduit à l’écoute du témoignage de celui qui vient ἄνωθεν, témoignage à accueillir pour avoir la vie éternelle – témoignage à accueillir pour croire, et recevoir d’être engendré ἄνωθεν. Comme dans le prologue, ce relai du témoignage de l’unique Témoin des choses célestes par le témoignage de JB, authentifié par le narrateur comme le témoin fiable envoyé de Dieu, dispose le lecteur à accueillir le divin témoignage qui donne d’être engendré d’en haut à travers la médiation du témoignage humain de Jean – ouvrant à la médiation d’autres 283
Cf. note 255, p. 292.
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témoins284 : le témoignage du disciple bien-aimé, témoin oculaire, le témoignage du groupe du nous, le témoignage du livre, écrit « afin que vous croyiez » (20,31)285. • L’engendrement de l’Esprit et le don du Père au Fils La plus grande avancée du second volet par rapport à notre question est la reprise du motif de l’Esprit. L’engendrement de Dieu (1,13) était explicité comme un engendrement de l’Esprit dans le premier volet : le second volet permet un pas de plus. JB relayant les paroles de Jésus le présente comme le Révélateur venu d’en haut, qui parle les paroles de Dieu parce que Dieu lui donne l’Esprit sans mesure ; puis le verset 35 réintroduit le vocabulaire de la filiation, en substituant au terme θεός le terme πατήρ : « le Père aime le Fils et a tout donné en sa main ». Ce verset éclairant le précédent, Jean le témoin semble indiquer que c’est comme Fils aimé du Père que Jésus reçoit l’Esprit sans mesure ; et le verset 36 tire la conclusion sotériologique de cette affirmation théologique : « Celui qui croit dans le Fils a la vie éternelle ». Le vocabulaire de l’engendrement et de la filiation n’est pas repris, concernant les croyants – mais seulement celui de la vie, connexe – ; et JB n’est pas en train de lier la révélation christologique sur le Fils au motif de l’engendrement des croyants mais en train d’expliciter l’unicité du Témoin céleste en qui il s’agit de croire pour avoir la vie éternelle. Il n’empêche que dans ces ultimes paroles du témoin, clôture du diptyque de Jn 3 largement consacré à l’engendrement de l’Esprit des croyants, cette mention de l’Esprit reçu sans mesure et de l’amour du Père pour le Fils en la main de qui il a tout remis est une évidente pierre d’attente pour la révélation finale de l’Esprit de filiation livré par le Fils de l’homme élevé. Le lien entre l’Esprit principe de l’engendrement d’en haut, l’élévation du Fils de l’homme, et l’Esprit donné sans mesure au Fils est à scruter dans le récit : ce n’est qu’en Jn 19 que Jésus, au moment de passer vers le Père, livrera l’Esprit – cet Esprit que le Père lui a donné sans mesure. Le principe divin, spirituel, de l’engendrement d’en haut, de l’Esprit, a à voir avec le Fils de l’homme élevé – le Fils à qui le Père a donné l’Esprit sans mesure, en la main de qui il a tout remis.
284 285
Cf. MIRGUET, « L’effacement du narrateur », 27-40. Dans le même sens, cf. ZUMSTEIN, « Jean-Baptiste », 20 ; MIRGUET, ibidem, 30.
CHAPITRE II
L’ÉLÉVATION DU FILS DE L’HOMME ET LE DON DE L’ESPRIT : LE FILS PASSANT VERS LE PÈRE CRÉE LA FAMILLE DE DIEU (JN 19,16B-42) 1. CHOIX
DU TEXTE ÉTUDIÉ
: JN 19,16B-42
1.1. Le paradigme de la filiation divine des croyants et le témoignage de l’Heure 1.1.1. De la prolepse du prologue (Jn 1) à la contemplation de la gloire du Fils unique (Jn 19) En étudiant le commencement du paradigme de la filiation divine des croyants dans le prologue, nous avons montré qu’immédiatement après la prolepse du don du pouvoir de devenir enfants de Dieu (1,12) – prolepse de l’engendrement de Dieu (1,13) – le lecteur était conduit à l’écoute du témoignage de ceux qui ont « contemplé la gloire » du Logos devenu chair, gloire de Fils unique d’auprès du Père (1,14). Où donc le lecteur recevra-t-il le témoignage achevé de ceux qui ont contemplé la gloire, c’est-à-dire de ceux qui sont renés de Dieu ? Il a été préparé par le texte à recevoir le témoignage suprême qui permet de recevoir le don de devenir enfant de Dieu à l’heure de la glorification. Certes, comme le narrateur l’explicite en conclusion du récit du signe archétypique de Cana, l’ensemble du ministère de Jésus est manifestation de sa gloire conduisant les disciples à la foi en Jésus (2,11) : mais c’est par anticipation de l’heure qui n’est pas encore venue (2,4)1. Tout le livre des signes tend vers l’heure qui sera la manifestation plénière de la gloire Cf. également 7,6 et 8 – 6 ὁ καιρὸς ὁ ἐμὸς οὔπω πάρεστιν ; 8 ὁ ἐμὸς καιρὸς οὔπω πεπλήρωται – où Jésus à nouveau affirme que son temps n’est pas venu (avec un autre lexème) ; et 7,30 – ὅτι οὔπω ἐληλύθει ἡ ὥρα αὐτοῦ – et 8,20 – ὅτι οὔπω ἐληλύθει ἡ ὥρα αὐτοῦ – où le narrateur met en évidence cette tension du récit vers l’Heure. Comme le montre SEVRIN, à Cana, « Tout […] est proleptique, et ce n’est pas en tant que prodige que Cana fonde la foi, mais en tant que figure de l’œuvre de Jésus à la croix, qui est le fondement de tous les signes » (« L’ombre de la croix », 266). 1
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du Fils unique (Jn 19)2. Lorsqu’advient l’heure « où doit être glorifié le Fils de l’homme » (12,23)3, cette heure de la manifestation plénière de la gloire est explicitée par Jésus comme celle de la mort – avec la parabole du grain de blé (12,24-25), et la convergence avec la prolepse de l’élévation du Fils de l’homme (12,32) – et par le narrateur comme « signifiant de quelle mort il allait mourir » (12,33). Quand commence le livre de l’Heure, au ch. 13, cette Heure est encore explicitée clairement par le narrateur comme l’heure de la mort, cette fois évoquée comme « passage de ce monde vers le Père » (13,1) – accomplissement εἰς τέλος de la mission du Fils. Si donc, comme nous le pensons avec R.A. Culpepper, L’intrigue de l’Évangile de Jean […] tourne autour de l’accomplissement par Jésus de sa mission de révéler le Père et d’établir les enfants de Dieu (τέκνα θεοῦ)4,
la peripeteia de cette intrigue5 est la mort de Jésus. Le récit tout entier orienté vers l’heure de la croix6 conduit le lecteur au récit de la Passion comme au lieu où sera donnée à contempler la gloire de Jésus – gloire comme celle d’un Fils unique d’auprès du Père. C’est là que le lecteur est conduit pour accueillir la révélation du Nom en son achèvement, pour être de ceux qui, croyant en ce Nom révélé, reçoivent l’ἐξουσία de devenir enfants de Dieu (1,12). 1.1.2. De la révélation à Nicodème (Jn 3) au récit de l’élévation du Fils de l’homme (Jn 19) À l’intérieur du récit évangélique, le paradigme de l’engendrement divin des croyants est repris et déployé dans le discours de Jésus à Nicodème : Avant l’Heure, Jésus n’a pas encore été glorifié : cf. 7,39 : οὔπω γὰρ ἦν πνεῦμα, ὅτι Ἰησοῦς οὐδέπω ἐδοξάσθη. Dans le livre des signes, la glorification de Jésus est évoquée comme un événement futur, qui marque un tournant dans la révélation : cf. 12,16. 3 Cf. également 17,1. L’heure est celle de la glorification du Fils. 4 CULPEPPER, Anatomy, 88. 5 Cf. CULPEPPER, idem : « Jesus’ death is John’s peripeteia, the falsification of expectation ; “the end comes as expected, but not in the manner expected.” » 6 Cf. ZUMSTEIN, « L’interprétation johannique », 2120-2127 et L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 191. L’auteur montre, en particulier, la fonction des trois grandes prolepses qui traversent le livre des signes : celle de l’heure, celle de l’élévation, et celle de la glorification. Il met également en évidence l’inclusion mise en place grâce à la figure de l’agneau entre 1,29 et 19,14, la récurrence de commentaires explicites évoquant la mort de Jésus (cf. par exemple 2,21-22 ; 7,39 ; 11,51 ; 12,33), les commentaires implicites par l’ironie, le malentendu et le symbole, la prégnance de cette thématique à l’articulation entre les deux parties de l’évangile (ch. 11-12), l’organisation du temps du récit accordant un espace narratif bien supérieur aux deux dernières semaines de la vie de Jésus. Cf. également SEVRIN, « L’ombre de la croix », 259-270. 2
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SECONDE PARTIE
là, Jésus lui-même conduit le maître d’Israël interrogeant sur le comment de l’engendrement de l’Esprit à recevoir le témoignage céleste de l’élévation du Fils de l’homme. À nouveau, le texte mène le lecteur au récit de la crucifixion. Dès la première prolepse de l’élévation du Fils de l’homme, la typologie du serpent d’airain est une allusion claire à l’élévation sur la croix, dont Jésus révèle la fécondité pour tous les croyants. La deuxième prolepse de l’élévation, dans la controverse du ch. 8, intervient dans le contexte où Jésus annonce son départ, et explicite la dimension apocalyptique de l’élévation, qui sera révélation de la divinité de Jésus et de sa filiation vécue jusqu’au bout dans l’obéissance (8,28-29). La troisième prolepse apparaît dans la bouche de Jésus, parlant pour la première fois non plus de l’élévation du Fils de l’homme mais, à la première personne, de son élévation, en révélant sa fécondité dans un rassemblement universel ; pour la première fois, cette élévation est présentée par le narrateur comme la mort de Jésus – par allusion à la crucifixion (12,32-34). 1.1.3. Conclusion L’un et l’autre des deux textes (Jn 1 et Jn 3) ouvrant le paradigme de l’engendrement divin des croyants conduisent donc à l’étude du récit de la Passion : récit de la manifestation de la gloire de Fils unique de Jésus lorsque l’Heure est venue ; récit de l’élévation de Jésus crucifié attirant à lui tous les hommes (12,32), révélation de sa divinité, de sa divine filialité (Cf. 8,28-29). Il faut donc analyser le récit de l’élévation, sommet du témoignage, pour découvrir en quoi il répond à la question de Nicodème – comment cet engendrement d’eau et d’Esprit peut-il se faire ? – et s’il fait le lien entre l’engendrement divin des croyants et la filiation du Fils unique. 1.2. Le crucifiement (Jn 19,16-42), troisième acte du récit de la Passion Le récit johannique de la Passion (Jn 18-19), qui conduit du jardin où Jésus se livre à la cohorte et aux gardes menés par Judas au jardin du tombeau, compte trois actes7 de sept scènes :
7 La plupart des exégètes reconnaissent cette composition. Cf. par exemple GOURGUES, Pour que vous croyiez, 251.
CHAP. II – L’ÉLÉVATION DU FILS DE L’HOMME
Acte I
18,1-27
Au jardin, puis chez Anne8
Acte II 18,28-19,16a Au prétoire Acte III 19,16b-42 Au Golgotha ; dans un jardin tout proche
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Jésus se livre à ceux qui le livrent ; l’interrogatoire de Pierre et celui de Jésus9 Jésus comparaît devant Pilate10 Le crucifiement ; l’ensevelissement
C’est sur le troisième acte que porte notre étude, à partir du moment où Jésus est élevé sur la croix : ὅπου αὐτὸν ἐσταύρωσαν (19,16) – même si, bien sûr, cet acte se lit dans la continuité des deux premiers, nous le verrons en particulier pour la question de la royauté. On ne trouve pas, dans tout cet acte, le vocabulaire de l’élévation, ni celui de la gloire, pas plus que le titre de Fils de l’homme. L’heure n’est plus aux discours de révélation, mais à l’effectuation du don : le texte donne à voir, en mode showing, Jésus accomplissant jusqu’au bout sa mission de Logos devenu chair pour révéler son Nom, pour que les hommes croient en son Nom et, l’accueillant, reçoivent le don de devenir enfants de Dieu. 2. PRÉPARATION
DE LA RÉVÉLATION SUPRÊME DU
RASSEMBLER LES ENFANTS DE
ROI ÉLEVÉ POUR
DIEU
Dans l’étude du témoignage du Fils de l’homme élevé (Jn 19,16b-42), nous serons attentive à deux traits de la figure royale, harmonique très importante dans le récit johannique de la Passion : – La divinité du Roi : Jésus accomplit la figure divine du Roi YHWH ; partant, le récit de l’élévation du Fils de l’homme et du don de l’Esprit est récit de l’acte de Dieu – le seul qui puisse engendrer à la vie divine ; 8 On peut facilement repérer sept scènes : 18,1-2 (situation initiale) ; 3-9 (Jésus se livre librement) ; 10-11 (Simon-Pierre et Malchus ; Jésus veut boire la coupe du Père) ; 12-14 (Jésus mené chez Anne) ; 15-18 (Pierre interrogé par la portière, premier reniement) ; 19-24 (Jésus interrogé par le grand prêtre) ; 25-27 (Pierre interrogé par un parent de Malchus, deuxième reniement). 9 L’acte I rassemble l’arrestation au jardin et l’interrogatoire de Jésus chez Anne – enserré par le double interrogatoire de Pierre dans la cour du grand prêtre. Les deux parties de cet acte – au jardin d’une part, chez Anne d’autre part – sont unifiées par le contraste entre le double ἐγώ εἰμι de Jésus entrant librement dans sa Passion et se livrant à ceux qui croient l’arrêter (18,5 et 8) et le double οὐκ εἰμί de Pierre qui ne peut pour le moment donner sa vie comme son maître (18,17 et 25). Par ce premier acte, la Passion johannique s’ouvre en mettant l’accent sur la divine liberté de Jésus se livrant à celui qui le livre, pour ceux qui ne sont pas capables de le suivre, à l’heure où il est rejeté par les siens. 10 L’acte II est très clairement unifié par le va-et-vient du préfet entre l’extérieur où les Juifs n’entrent pas pour ne pas se souiller, et l’intérieur, où se trouve interrogé l’Agneau. L’alternance dehors/dedans permet de dégager sept scènes. À l’unité de lieu (le prétoire) s’ajoute l’unité thématique : le procès romain de Jésus. Pilate proclame à trois reprises l’innocence de Jésus, avant de le livrer aux grands prêtres pour être crucifié.
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SECONDE PARTIE
– La fonction du Roi de rassembler : le motif du rassemblement par le Roi élevé est une clé éclairant l’énigme de l’articulation entre l’unicité du Fils μονογενής et la pluralité des enfants de Dieu. Jésus est bien une figure individuelle, un homme mis à mort parce que les siens ne l’ont pas accueilli ; il est aussi le Roi, celui en qui seront rassemblés ceux qui sont attirés au pied de la croix, et qui prendront sa place dans la famille de Dieu. Voyons, avant d’entrer dans l’étude de 19,16b-42, comment ce motif du rassemblement par le Roi est préparé dans le récit évangélique. 2.1. Le contexte immédiat. L’acte II du récit de la Passion : « Voici votre roi » Tout l’acte II, qui précède immédiatement l’acte étudié, est centré sur la révélation de la royauté de Jésus. On y relève douze occurrences de la racine βασιλεύς/βασιλεία ; la scène centrale de la composition concentrique (19,1-3) est la scène doublement ironique11 où Jésus est salué par les soldats comme le roi des Juifs, et revêtu de deux attributs royaux, la couronne d’épines et le manteau de pourpre. La scène finale de cet acte, vers laquelle conduit l’ensemble des sept scènes12, est celle où Pilate déclare : ἴδε ὁ βασιλεὺς ὑμῶν. L’acte III est fortement relié à cet acte de la révélation de la royauté de Jésus. On repère un tuilage lexical entre les actes II et III : – Le motif de la royauté, central dans l’acte II, marque encore les deux premières scènes de l’acte III13 : les trois dernières occurrences de βασιλεύς apparaissent ultimement en 19,19 et 21. – Par le crochet entre les deux pauses descriptives consacrées à indiquer le nom du lieu, et à le traduire en hébreu, le narrateur a délibérément lié le commencement de l’acte III à la finale de l’acte II14 : 11 Pour les soldats, leur proclamation de Jésus comme roi est ironique ; pour le lecteur, cette ironie est proclamation de la véritable identité de Jésus, Roi. 12 18,28-32 ; 18,33-38ab ; 18,38cd-40 ; 19,1-3 ; 19,4-7 ; 19,8-12 ; 19,13-16. Cf. BROWN, La mort du Messie, 844, tableau 5 : « Structure chiastique du compte rendu johannique du procès romain ». 13 Cette observation conduit LÉON-DUFOUR à ne pas séparer les v. 19,16b-22 des v. 18,28-19,16a, dans sa proposition de composition (Lecture, IV, 114) : « Le récit du crucifiement, bien que distinct du procès proprement dit, est le véritable aboutissement du récit commencé en 18,28 ». 14 Cf. LA POTTERIE, La passion de Jésus, 128-129. L’auteur a bien montré la progression narrative entre les deux scènes : « c’est un nouvel exemple de la tendance typiquement johannique à une typologisation progressive des scènes. […] Ce qui s’est passé au prétoire est présenté comme un modèle – une préfiguration, une esquisse – de la réalité intérieure qui s’y cache ; ce qui est déjà dessiné en filigrane dans la première scène va trouver sa complète réalisation dans la deuxième, la crucifixion. […]/ En résumé on peut
CHAP. II – L’ÉLÉVATION DU FILS DE L’HOMME
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19,13 Gabbatha
19,16b-17 Golgotha
ὁ οὖν Πιλᾶτος […] ἤγαγεν ἔξω τὸν Ἰησοῦν καὶ ἐκάθισεν ἐπὶ βήματος εἰς τόπον λεγόμενον Λιθόστρωτον, Ἑβραϊστὶ δὲ Γαββαθα.
Παρέλαβον οὖν τὸν Ἰησοῦν, 17 καὶ βαστάζων ἑαυτῷ τὸν σταυρὸν ἐξῆλθεν εἰς τὸν λεγόμενον Κρανίου Τόπον, ὃ λέγεται Ἑβραϊστὶ Γολγοθα.
13
Les deux premières scènes de l’acte III, qui présentent Jésus Roi sur le trône de la croix, sont données à lire à partir de tout ce qui a été révélé dans l’acte II culminant dans la proclamation de Pilate : ἴδε ὁ βασιλεὺς ὑμῶν. Tout au long de l’acte III, le lecteur est conduit à voir en Jésus crucifié le roi des Juifs, ou plutôt, par la force du déictique ὑμῶν, en réponse à la proclamation du préfet – son Roi, le Roi du groupe du nous de ceux qui se laissent attirer par le crucifié élevé ; il est amené à recevoir l’ultime témoignage de la vérité en ratifiant la présentation ironique de Pilate : « Oui, il est notre Roi ». – Le motif de la croix apparaissait dans l’acte II après la scène centrale où les soldats tournent en dérision la royauté de Jésus (19,1-3) : à partir de la cinquième scène de l’acte II, la scène de l’Ecce Homo, toutes les scènes des actes II et III, à l’unique exception de la scène de la mort de Jésus (19,28-29) sont marquées par ce motif. La racine σταυρόω/ σταυρός apparaît ainsi à seize reprises au ch. 19 – et seulement là dans le quatrième évangile15. C’est dans l’acte de l’élévation sur la croix (acte III) que sera révélé en quoi Jésus est le Roi qui rassemble les enfants de Dieu dispersés. Dans l’acte central du récit de la Passion, la royauté du Christ a été révélée16 : dans l’acte III, son intronisation est montrée, Jésus exerce cette royauté, donne le témoignage achevé de la vérité pour lequel il est né, venu dans le monde (18,37)17 : témoignage de Fils de Dieu, venu d’en haut pour témoigner des choses célestes (cf. ch. 3) ; témoignage donné à
dire que la proclamation faite par Pilate au prétoire, que Jésus est le Roi des Juifs, était l’annonce et la préfiguration de la réalité suprême, qui aura lieu sur la croix. Au Golgotha, par le même Pilate, est mis par écrit dans les trois langues mondiales, proclamé donc pour tous que “Jésus le Nazaréen est le Roi des Juifs”. » 15 19,6(3).10.15(2).16.17.18.19.20.23.25.3132.41. 16 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 219 : « l’intrigue avant d’être une intrigue de résolution (c’est l’action des personnages qui est alors décisive), est une intrigue de révélation (c’est le gain de connaissance sur l’un des personnages qui est alors déterminant). Or, pour Jean, la comparution devant Pilate aboutit à révéler l’identité décisive du Christ à savoir sa royauté paradoxale ». 17 Cf. ZUMSTEIN, « L’interprétation johannique », 2135 : « La croix devient le trône du Révélateur à partir duquel est proclamée sa royauté sur le monde. »
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SECONDE PARTIE
tous ceux qui sont de la vérité (18,37) pour être rassemblés par sa parole, pour reconnaître en lui le Roi établissant le royaume de Dieu dans le monde. 2.2. La préparation dans l’ensemble du récit évangélique : la figure royale Voyons maintenant comment ce motif du rassemblement par le Roi élevé a été préparé par l’ensemble du récit évangélique. À partir de la typologie royale messianique des personnages, insuffisante, Jn montre que Jésus accomplit la figure prophétique divine du Roi eschatologique, Roi-Pasteur rassemblant son troupeau (cf. Éz 34,23 sq). 2.2.1. La figure royale avant l’heure de l’élévation 2.2.1.1. Dans la bouche des personnages, une typologie royale insuffisante La figure royale apparaît dès le commencement du ministère de Jésus, dans la bouche de Nathanaël (1,49), véritable Israélite attendant le Messie « fils de Dieu, roi d’Israël ». Jésus ne dénie pas ce titre messianique de « roi d’Israël », ni ne le confirme, mais il pointe vers un magis (1,50), en introduisant le titre de Fils de l’homme, ici à connotation transcendante, pour corriger les deux titres messianiques de « roi d’Israël » et de « fils de Dieu » et leur donner toute l’ampleur nouvelle qu’ils gagnent en s’accomplissant dans le Fils unique. Pendant tout le livre des signes, Jésus ne reprend jamais à son compte le titre de roi : au contraire, il manifeste l’ambiguïté de cette figure en se retirant pour ne pas être fait roi par la foule rassasiée par le miracle du pain en 6,15. La foule doit recevoir de Jésus la révélation de son identité véritable, qui passe infiniment ses attentes tout en les accomplissant pleinement. Le titre messianique « roi d’Israël » se retrouve une unique autre fois dans le quatrième évangile, en inclusion du livre des signes, et à nouveau dans la bouche d’un personnage : l’évangéliste ajoute ce titre à la citation du Ps 117,25-26 (LXX) mise dans la bouche de la foule acclamant Jésus lors de son entrée dans Jérusalem, reconnaissant en lui le roi qui vient sauver son peuple : ὡσαννά· εὐλογημένος ὁ ἐρχόμενος ἐν ὀνόματι κυρίου, καὶ ὁ βασιλεὺς τοῦ Ἰσραήλ.
Ὡσαννά est la simple transcription de l’hébreu הוִֹשׁיָעה ָנּא18 et l’équivalent du début du verset du Ps 117,25 LXX : ὦ κύριε σῶσον […]; 18
C’est le verbe ישׁעau hiphil impératif.
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εὐλογημένος ὁ ἐρχόμενος ἐν ὀνόματι κυρίου est l’exacte citation de Ps 117,26a LXX ; mais καὶ ὁ βασιλεὺς τοῦ Ἰσραήλ est un ajout : Jésus est acclamé comme le roi messianique. Le narrateur – selon un agencement propre à Jn – fait immédiatement suivre cette acclamation d’un acte symbolique de Jésus : εὑρὼν δὲ ὁ Ἰησοῦς ὀνάριον ἐκάθισεν ἐπʼ αὐτό (verset 14). Le narrateur (verset 14b) corrige ce que la typologie royale de la foule a d’insuffisant en rappelant le type véritable du roi acclamé, par une citation de Za 9,9 (verset 15) : le roi attendu est un roi humble, monté sur un âne. Le commentaire explicite du narrateur au verset 16 le souligne, le véritable accomplissement de la figure royale ne peut être perçu que dans la lumière de Pâques, lorsque l’heure du couronnement du Roi crucifié est advenue, et par l’acte de Jésus dépassant toutes les attentes messianiques. Le ch. 12 introduit déjà à cette heure de la manifestation du Roi élevé, mais c’est par anticipation, pour rendre le lecteur attentif à ce qui sera révélé dans le récit de la Passion. 2.2.1.2. Dans la bouche de Jésus : la figure du Roi est une figure divine Dans le livre des signes, la racine *βασιλ- n’apparaît qu’une fois dans la bouche de Jésus : non pour désigner sa royauté à lui, mais pour parler du royaume de Dieu (3,3 et 5). Le Roi dont il s’agit de voir le royaume, le Roi dans le royaume duquel il faut entrer n’est autre que Dieu ; et pour voir le royaume de Dieu, pour rentrer dans son royaume, il est nécessaire d’être engendré d’en haut, d’être engendré d’eau et d’Esprit. Nous l’avons vu, le discours de révélation de Jésus à Nicodème pointe vers l’élévation du Fils de l’homme : le lecteur attend donc du récit de l’élévation – l’acte III du récit de la Passion – la révélation d’un engendrement d’en haut, d’eau et d’Esprit, qui donne de voir le royaume de Dieu, d’entrer dans le Royaume ; autrement dit de reconnaître le Roi Dieu, de devenir sujet du Roi Dieu, en recevant d’en haut l’eau et l’Esprit qui donnent de voir le Roi. 2.2.2. À l’heure de son couronnement sur la croix, révélation du novum de la royauté du Fils de Dieu 2.2.2.1. Jésus assume le titre de Roi et révèle la spécificité de sa royauté À l’heure de la proclamation paradoxale de sa royauté, quand la titulature royale semble défigurée par ceux qui la rejettent ou la ridiculisent, Jésus assume lui-même cette figure, en en révélant l’accomplissement inouï. Lui seul peut révéler ce que signifie sa royauté – c’est bien ce qu’implique sa question liminaire à Pilate (18,34) : nul ne peut savoir
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SECONDE PARTIE
que Jésus est Roi s’il n’a reçu un témoignage de cette royauté qui vient d’en haut. Dans la deuxième scène de l’acte II (18,33-38), dans son dialogue avec Pilate, à deux reprises, Jésus révèle la spécificité de sa royauté : • « Mon royaume n’est pas de ce monde » (18,36) : la royauté divine de Jésus ἡ βασιλεία ἡ ἐμὴ οὐκ ἔστιν ἐκ τοῦ κόσμου τούτου· εἰ ἐκ τοῦ κόσμου τούτου ἦν ἡ βασιλεία ἡ ἐμή, οἱ ὑπηρέται οἱ ἐμοὶ ἠγωνίζοντο ἂν ἵνα μὴ παραδοθῶ τοῖς Ἰουδαίοις· νῦν δὲ ἡ βασιλεία ἡ ἐμὴ οὐκ ἔστιν ἐντεῦθεν.
La première fois que Jésus assume explicitement le titre de Roi, c’est pour affirmer que sa royauté n’est pas de ce monde. La spécificité de la royauté de Jésus est à chercher dans son origine, signifiée par la préposition ἐκ. On retrouve l’opposition d’en-haut/d’en-bas, ciel/terre19, même si ici l’explicitation se fait seulement par la négative – ne retient que l’en-bas. La royauté de Jésus n’est pas caractérisée comme les royautés terrestres par la force contre ses ennemis (cf. 18,10-11). Jésus déconstruit la typologie des personnages (tant ceux qui voulaient le faire roi que ceux qui tournent en dérision la royauté d’un homme livré) pour faire découvrir une autorité royale d’un autre ordre que l’autorité mondaine. Pour répondre à la question de celui qui l’interroge – σὺ εἶ ὁ βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων ; (18,33) –, Jésus ne reprend pas le titre ὁ βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων, mais parle, à trois reprises, de son royaume – ἡ βασιλεία ἡ ἐμή. Le substantif βασιλεία n’apparaît dans le quatrième évangile qu’ici et en 3,3 et 520 : dans la révélation à Nicodème, Jésus parlait du royaume de Dieu ; à l’heure alors pointée de l’élévation du Fils de l’homme21, où il est couronné comme le Roi, il parle désormais de son royaume. Si le Fils de l’homme élevé est couronné, proclamé Roi, le royaume qu’il instaure en ce monde n’est autre que le royaume de Dieu. Tel est l’accomplissement plénier de la figure royale : Jésus est le Roi laissant Dieu régner sur le peuple – en étant « le roi des Juifs » – et sur tous les hommes – l’expression « mon royaume » est la première expression en mode absolu, sans spécification de sujets : il est Roi de tous. La figure 19
Cf. le prologue et Jn 3 : cf. par exemple p. 155, 255-260. De même, cf. MOLONEY, Glory, 138. 21 Au ch. 3, l’introduction du motif du royaume de Dieu pointait vers l’heure de la Passion, où l’on retrouve ce motif déployé. Cf. KOESTER, « Theological complexity », 173 : « The principal function of the kingdom theme is to foreshadow the passion narrative. […] In John’s Gospel, people cannot truly “see” God’s kingdom until the passion narrative discloses the character of Jesus’ kingship (6.15; 12.13-16, 34-36). » 20
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royale accomplie par Jésus n’est pas la figure messianique de David ou de Salomon mais la figure prophétique de l’unique Roi-Pasteur rassemblant son peuple : Dieu. Dans l’acte II consacré à la révélation de la royauté de Jésus, c’est en opposition au pouvoir terrestre qu’est présentée la royauté de celui qui se livre. La question de l’origine de la royauté est reprise dans la sixième scène (19,8-12) dans la question de Pilate interrogeant Jésus sur son origine : πόθεν εἶ σύ ; Jésus, véritable protagoniste du récit, a la liberté de ne pas répondre : il a déjà répondu à cette question (cf. de même 18,21), tout au long de son ministère ; cette question est l’objet de toute l’autorévélation de son être de Fils de Dieu, Envoyé du Père, descendu du ciel. C’est l’ensemble de cette révélation qui permet de comprendre la spécificité de sa royauté divine. Plutôt que de répéter ce qu’il a déjà révélé, et qui demande à être accueilli, il précise à Pilate l’origine de toute autorité. Au roi terrestre prétendant illusoirement avoir autorité sur la vie de Jésus, « celui qui vient d’en haut » (3,31) révèle l’origine céleste de toute autorité : οὐκ εἶχες ἐξουσίαν κατʼ ἐμοῦ οὐδεμίαν εἰ μὴ ἦν δεδομένον σοι ἄνωθεν· (19,11)
Pilate a pouvoir sur Jésus – et plus fondamentalement Judas a pu livrer Jésus – parce que l’heure fixée par le Père était venue, parce que Jésus a voulu entrer librement dans cette Heure. Celui qui est d’en haut est celui qui a la véritable autorité : il reçoit son autorité du Père – il reçoit du Père l’ἐξουσία de juger (5,27), de donner sa vie (10,18), de se livrer. Jésus Roi exerce l’autorité même de Dieu, en se livrant à ceux qui vont le crucifier. • Le Roi Témoin de la vérité en ce monde (18,37) La fonction de la nouvelle question de Pilate au verset 37 est de permettre à Jésus de déployer la révélation sur sa royauté. Assumant le titre royal introduit par son interlocuteur, Jésus continue d’expliciter ce que signifie ce titre lorsqu’il lui est appliqué. Sa royauté n’est pas de ce monde, parce qu’il est né, est venu dans ce monde pour témoigner de la vérité. Si sa royauté n’est pas de ce monde, c’est que le Roi vient d’en haut22 : c’est à ce titre qu’il peut témoigner de la vérité. L’emploi du verbe γεννάω – seule occurrence concernant le Fils unique23 – est signifiant : il lie le motif 22 Cf. BLANCHARD, Christ Roi, 124 : « Autrement dit, son origine n’est pas terrestre […], impliquant une relation à Dieu d’un tout autre ordre que celle qui pouvait convenir à la figure convenue du Messie royal fils de David. » 23 Cf. p. 106-107.
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SECONDE PARTIE
de la royauté à celui de la naissance, explicitée comme venue dans le monde. La spécificité de la royauté de Jésus est liée à son origine – il est Dieu, descendu du ciel. Le fait que le Fils de Dieu soit devenu Fils de l’homme lui permet d’exercer sa royauté divine dans ce monde. Jésus est le Fils de l’homme qui seul est descendu du ciel et peut donc témoigner des choses célestes (3,11-13), qui va être élevé pour achever son témoignage de la vérité, pour que ceux qui le verront dans la foi voient le royaume de Dieu ; il est celui qui vient d’en haut, du ciel, le Témoin de la vérité de Dieu, à qui JB rendait témoignage : Ὁ ἄνωθεν ἐρχόμενος ἐπάνω πάντων ἐστίν· ὁ ὢν ἐκ τῆς γῆς ἐκ τῆς γῆς ἐστιν καὶ ἐκ τῆς γῆς λαλεῖ. ὁ ἐκ τοῦ οὐρανοῦ ἐρχόμενος ἐπάνω πάντων ἐστίν· 32 ὃ ἑώρακεν καὶ ἤκουσεν τοῦτο μαρτυρεῖ, καὶ τὴν μαρτυρίαν αὐτοῦ οὐδεὶς λαμβάνει. 33 ὁ λαβὼν αὐτοῦ τὴν μαρτυρίαν ἐσφράγισεν ὅτι ὁ θεὸς ἀληθής ἐστιν. (3,31-33) 31
Nous retrouvons en 18,37 le même vocabulaire qu’en 3,33 (les racines du témoignage et de la vérité) : Ἵνα μαρτυρήσω τῇ ἀληθείᾳ. La spécificité johannique de la titulature royale de Jésus réside dans le lien établi entre la royauté et la vérité24. Jésus est Roi en tant qu’il révèle Dieu – le seul Roi – et en tant qu’il permet à tous les hommes de reconnaître le seul Roi véritable, en écoutant sa parole. Dans cette explicitation de la royauté par Jésus, l’accent n’est plus tant messianique que théologique25. Jésus est Dieu ; et, devenu chair, c’est « au titre de sa totale fidélité à la vérité de Dieu/ (18,37), au point d’en mourir »26, qu’il est couronné Roi, à l’heure où il accomplit jusqu’au bout la volonté de Dieu. Le couronnement de Jésus sur la croix est donc présenté par Jésus lui-même comme l’achèvement de son témoignage de la vérité. Πᾶς ὁ ὢν ἐκ τῆς ἀληθείας ἀκούει μου τῆς φωνῆς (18,37) : le rassemblement opéré par le Roi est un rassemblement dans la vérité opéré par le Logos révélateur. Le sujet de ce Roi est celui qui écoute sa voix, qui accueille le Logos. Reconnaître Jésus comme le Roi, c’est reconnaître qu’il est le Préexistant venu dans le monde pour témoigner de la vérité d’en haut, du mystère de Dieu et de son dessein pour tous les hommes. 24 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 238 : « La royauté du Christ se concrétise en fait dans l’accomplissement de sa mission de révélateur. Il est roi, dans l’exacte mesure où il manifeste la vérité, c’est-à-dire la réalité de Dieu, d’une façon unique et décisive parmi les êtres humains. » 25 Dans le même sens, cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 86 : « Lorsque les Synoptiques réfèrent à Jésus le titre de roi, c’est en tant qu’ils voient en lui le Messie davidique ou le Juge de la fin des temps. Jn a entièrement modifié cette perspective et tout centré sur l’autorité du Révélateur. » Cf. également BLANCHARD, Christ Roi, 137. 26 BLANCHARD, Christ Roi, 126-127.
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La formule généralisante résonne comme un appel adressé à tout homme27, au-delà de l’interlocuteur intradiégétique : tout homme est appelé à écouter la voix du seul Témoin descendu du ciel, à l’heure où s’achève son témoignage en ce monde, et à le reconnaître comme son Roi, en obéissant à sa parole, en vivant conformément à sa révélation. 2.2.2.2. Royauté et filiation : Jésus est Roi parce qu’il est le Fils de Dieu Ultimement, si Jésus est proclamé Roi en étant rejeté par les siens, c’est au nom de sa filiation qu’il est rejeté. Le véritable chef d’accusation des grands prêtres, caché derrière le grief politique recevable par Pilate, roi terrestre, est en réalité qu’« il s’est fait Fils de Dieu », et que pour ce motif, selon la loi, il doit mourir (19,7). La manière même de présenter le motif – υἱὸν θεοῦ ἑαυτὸν ἐποίησεν – signale, pour le lecteur, que les grands prêtres n’ont pas accueilli le témoignage de Jésus : l’expression fait écho à la même accusation des Juifs en 5,18, à la suite de la guérison le jour du sabbat, point de départ du grand discours d’autorévélation de Jésus comme Fils de Dieu28. Ainsi, en refusant à Jésus le titre de roi au nom de sa prétention à se faire Fils de Dieu, les grands prêtres donnent, par le jeu de l’ironie, l’interprétation correcte de la royauté de Jésus29. Ils mettent en relation, même si c’est par la négative, la royauté de Jésus, manifestée pleinement à l’heure où il achève son témoignage en donnant sa vie pour les siens, et sa filiation : c’est parce qu’il s’est révélé comme le Fils qu’il est élevé – intronisé Roi ; c’est comme Fils qu’il tient du Père cette autorité de Roi capable de donner sa vie pour les siens, cette royauté divine par laquelle il rassemble le peuple nouveau. 2.3. La préparation dans l’ensemble de l’évangile : le motif du rassemblement Pour voir comment le motif du rassemblement par le Roi élevé – motif clé pour voir comment Jn 19,16b-42 articule la filiation du Fils unique et celle de ceux qu’il rassemblera à sa place de Fils – a été préparé par le récit évangélique avant l’acte III, notons également l’insistance sur le motif du rassemblement lui-même – trait essentiel de la figure royale. Notre propos n’est pas de faire ici une étude exhaustive de ce motif dans le quatrième évangile : rappelons simplement trois passages explicitement liés au récit de la Passion. 27 28 29
De même, cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 226. La même accusation apparaît également dans la bouche des Juifs en 10,33. Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 233.
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• Le rassemblement autour du bon Berger dans le discours de Jésus Au ch. 10, Jésus se révèle comme le bon Berger donnant sa vie pour ses brebis, pour qu’elles aient la vie en surabondance : ce Berger rassemble toutes les brebis en un unique troupeau (10,16). Le motif du rassemblement est lié à la mort prophétisée (10,11.15) : Jésus a reçu du Père le commandement de donner sa vie, et de la reprendre (10,18). Le Berger qui va jusqu’à donner sa vie (c’est-à-dire qui aime εἰς τέλος) rassemble toutes les brebis qui écoutent sa voix (10,3.5.16.27). • Le rassemblement des enfants dispersés dans la prophétie de Caïphe La prophétie ironique de Caïphe sur la mort de l’unique Jésus pour arracher toute la nation à la mort en 11,50 a été explicitement interprétée par le narrateur en 11,52 : καὶ οὐχ ὑπὲρ τοῦ ἔθνους μόνον ἀλλʼ ἵνα καὶ τὰ τέκνα τοῦ θεοῦ τὰ διεσκορπισμένα συναγάγῃ εἰς ἕν.
Le rappel de cette prophétie en 18,1430 est l’indice clair qu’elle est une clé donnée pour lire le récit de la Passion : la mort de Jésus, décidée dans le récit juste après cette prophétie (11,53), et réalisée dans le récit en 19,16b-42, permet le rassemblement des enfants de Dieu dispersés. C’est l’unique autre occurrence de l’expression τέκνα […] θεοῦ, rencontrée au point de départ du paradigme de la filiation divine des croyants en en 1,12. • L’attirance de tous les hommes par le Fils de l’homme élevé dans la prophétie de Jésus Enfin, lorsqu’est venue l’heure pour le Fils de l’homme d’être glorifié, Jésus lui-même prophétise qu’il sera élevé, et que cette élévation lui pemettra d’attirer tous les hommes (12,32). Ici encore le lien est clair entre le rassemblement de tous les hommes et la mort de Jésus. Comme 30 Pour présenter Anne, et le situer par rapport à Caïphe, personnage déjà intervenu dans le récit, le narrateur rappelle la prophétie ironique du grand prêtre en fonction révélant le caractère salvifique de la mort de Jésus en 11,50 – συμφέρει ἕνα ἄνθρωπον ἀποθανεῖν ὑπὲρ τοῦ λαοῦ –, qui faisait l’objet d’un commentaire du narrateur explicitant le caractère prophétique de ces propos et le sens de cette prophétie : 51 τοῦτο δὲ ἀφʼ ἑαυτοῦ οὐκ εἶπεν, ἀλλʼ ἀρχιερεὺς ὢν τοῦ ἐνιαυτοῦ ἐκείνου ἐπροφήτευσεν ὅτι ἔμελλεν Ἰησοῦς ἀποθνῄσκειν ὑπὲρ τοῦ ἔθνους, 52 καὶ οὐχ ὑπὲρ τοῦ ἔθνους μόνον ἀλλʼ ἵνα καὶ τὰ τέκνα τοῦ θεοῦ τὰ διεσκορπισμένα συναγάγῃ εἰς ἕν (11,51-52). Le rappel de cette prophétie en 18,14 n’est nullement nécessaire à la présentation du nouveau personnage : aussi la fonction de cette analepse est-elle clairement de rappeler l’épisode où le sanhédrin a décidé la mise à mort de Jésus (11,53) – le procès juif est anticipé dans le quatrième évangile –, et surtout de rappeler au seuil du récit de la Passion le motif clé qu’il va déployer : celui du rassemblement des enfants de Dieu dispersés, fruit de la mort de Jésus.
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pour la prophétie de Caïphe, le narrateur intervient immédiatement pour expliciter la prophétie, à l’attention du lecteur : l’élévation par laquelle tous les hommes seront attirés à Jésus – le Fils qui vient de s’adresser au Père (12,27-28) – est la crucifixion, la mort. C’est dans un rassemblement – de ceux qui écoutent la voix du Berger, de ceux qui se laissent attirer par celui qui est crucifié, qui obéit jusqu’au bout au Père – que les hommes recevront le pouvoir de devenir enfants de Dieu, recevront de ne faire qu’un avec le Fils – qui est un avec le Père. 3. ÉTUDE NARRATIVE
DE
19,16B-42
Le troisième acte de la Passion est composé de sept micro-unités, sept scènes situées au Golgotha : 1. 16b-18 Introduction. Sommaire initial. De chez Caïphe au Golgotha. Chemin de croix et crucifiement au Golgotha. 2. 19-22 Le titulus, révélation universelle et témoignage écrit de la royauté du crucifié. 3. 23-24 Le partage des vêtements et le tirage au sort de la tunique ; l’accomplissement des Écritures. 4. 25-27 La mère et le disciple bien-aimé. 5. 28-30 La soif de Jésus et la transmission de l’Esprit. 6. 31-37 Le percement du côté et le jaillissement du sang et de l’eau ; l’accomplissement des Écritures. 7. 38-42 Épilogue. Du Golgotha au jardin. Ensevelissement.
On peut mettre en évidence leur composition concentrique31, autour de la scène centrale de la création de la famille de Dieu (versets 25-27)32. Nous serons surtout attentive à la portée de la progression narrative du récit johannique de la mort de Jésus33 : tout le récit converge vers le don Ainsi JAUBERT, Approches, 72-73 ; BROWN, La mort du Messie, 1000, tableau 7 : « Structure chiastique du récit johannique de la crucifixion et de l’ensevelissement ». 32 La scène de la mère et du disciple bien-aimé au pied de la croix est la quatrième des sept scènes. Certains mettent en évidence sa centralité en mettant en évidence la composition concentrique de l’acte. Cf. MOLONEY, « Mary », 434. Quoiqu’il en soit de cette composition concentrique, nous montrerons que le texte lui-même souligne la centralité de cette scène par laquelle le τέλος de la mission de Jésus est désormais atteint. Cf. p. 348-352. 33 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 246 : « l’effet créateur de la mort du Christ – sa dimension sotériologique – est déployé narrativement ». Dans le même sens, cf. ALETTI, « Mort de Jésus et théorie du récit », 159, n. 10 ; MOLONEY, « Mary », 433434 ; SENIOR, The passion of Jesus, 99-100 ; MOLONEY, The Gospel of John, 502 ; COMBETGALLAND, « L’heure d’un héritage », 258. 31
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SECONDE PARTIE
de l’Esprit, principe divin par lequel est créée la famille de Dieu. Jésus crucifié, aimant les siens εἰς τέλος, donne tout à ceux que ce don, cet héritage, rassemble en une famille : tout ce qu’il est, son identité, toute sa personne, sa mère, l’Esprit, son corps. À travers l’étude de ces sept micro-unités, nous mettrons en lumière le témoignage ultime du Fils de l’homme élevé répondant à la question : comment l’engendrement de l’Esprit va-t-il se faire ? 3.1. Le sommaire initial. Ce qui va être donné à voir dans tout l’acte : Jésus crucifié (19,16b-18) Nous avons vu l’importance de l’heure de l’élévation dans le récit, tout entier orienté vers la croix : en contraste avec cette préparation longue, et avec l’interminable va-et-vient du procès de l’acte II, le récit du crucifiement est frappant par sa brièveté. Le temps du récit s’accélère, et raconte en un enchaînement de trois verbes le chemin de croix et le crucifiement de Jésus : Παρέλαβον [...] ἐξῆλθεν [...] ἐσταύρωσαν. Aucun suspense n’est ménagé sur la fin de Jésus dont la mort a été largement annoncée et interprétée par avance34 : la finalité du récit qui commence est de montrer Jésus à l’heure de sa mort. Le sommaire initial de l’acte du Golgotha est épuré de tous détails sur le chemin de croix35 ; sa fonction est de fixer le regard du lecteur sur Jésus crucifié. • Jésus, unique personnage nommé de cette unité Le premier verbe n’a pas de sujet exprimé, alors même que le sujet du verbe précédent ne saurait être repris36 : au verset 16a, les Juifs ont livré Jésus pour qu’il soit crucifié ; au verset 16b, le sens exige un changement de sujet : ce sont les soldats qui « prirent donc Jésus ». De même, à la différence des synoptiques et du quatrième chant du Serviteur (Is 53,12), Jean ne précise pas que les « deux autres » sont des brigands, 34
Cf. en particulier le commentaire explicite du narrateur en 18,32. Là où les synoptiques rapportent les crachats – chez Mt et Mc, la scène des outrages est postérieure à la livraison du Christ pour être crucifié, et l’insistance plus grande sur ces humiliations, avec notamment la mention des crachats : Mt 27, 27- 30 ; Mc 15, 16-20 –, l’aide de Simon de Cyrène (Mt 27,32 ; Mc 15,21 ; Lc 23,26), les pleurs des femmes (Lc 23,27-31), le vin mêlé de fiel (Mt 27,33-34 ; Mc 15,23), Jean présente un récit extrêmement épuré. 36 C.T. Cette ambiguïté a conduit à des variantes textuelles : « Some scribes added καὶ ἤγαγον after Ἰησοῦν (Dsupp Δ Θ al), others added/ ἀπήγαγον ( אA N W f 1 al), which is the reading at Mt 27:31 and Lk 23:36, while others enlarged the account still further, continuing with εἰς τὸ πραιτώριον (700 al), or with καὶ ἐπέθηκαν αὐτῷ τὸν σταυρόν (f 13) » (METZGER, A textual commentary, 1994, 216-217). 35
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des malfaiteurs ou des transgresseurs37 : toute l’attention est centrée sur Jésus, et sur sa position centrale, royale. • Jésus, protagoniste souverainement libre Dans ce chapeau de tout l’acte au Golgotha, le narrateur met en évidence le fait que, à l’heure même où Jésus est livré à ses bourreaux, c’est lui le protagoniste, qui conduit l’événement. À deux reprises, le narrateur commence par raconter l’acte des opposants de Jésus : Παρέλαβον, ἐσταύρωσαν. Mais à chaque fois, la suite de la phrase conduit le lecteur à voir que celui qui est pris, puis crucifié, est en réalité le seul véritable acteur de l’événement : portant lui-même la croix38, il sort vers le Golgotha ; et une fois crucifié, il se tient au centre, comme un roi. L’ambiguïté sur le sujet de παρέλαβον a pour effet de rassembler les différents opposants – les Juifs qui ont obtenu la condamnation, les Romains qui la font exécuter, par la crucifixion – dans un unique personnage non nommé qui devient finalement l’adjuvant paradoxal de Jésus, élevé par leur soin homicide sur la croix – lieu où il va jusqu’au bout de la mission pour laquelle il est sorti de Dieu. • Zoom sur Jésus, en position royale Après l’enchaînement rapide des trois verbes d’action, la fin de cette longue phrase donne l’impression d’un zoom et d’un arrêt sur image montrant Jésus, « au milieu ». Le premier segment de la phrase – 18 ὅπου αὐτὸν ἐσταύρωσαν – fait pendant au verset 16b – παρέλαβον οὖν τὸν Ἰησοῦν –, mais il est doublement redoublé, par deux compléments conduisant le regard du lecteur, jusqu’à le fixer sur Jésus, au milieu : καὶ μετʼ αὐτοῦ ἄλλους δύο ἐντεῦθεν καὶ ἐντεῦθεν, μέσον δὲ τὸν Ἰησοῦν.
Le premier complément dit déjà la position centrale de Jésus par rapport à ses deux comparses : aussi le second manifeste-t-il clairement l’intention 37 δύο λῃσταί en Mt 27,38 et Mc 15,27 ; τοὺς κακούργους en Lc 23,33. Is 53,12 LXX : ἐν τοῖς ἀνόμοις ἐλογίσθη – « transgresseurs » est la traduction de LE BOULLUEC, Vision que vit Isaïe, 122. 38 Que l’on opte pour la traduction habituelle « portant lui-même sa croix » (ainsi MOLLAT, RICO, ZUMSTEIN), ou la traduction défendue par LA POTTERIE « portant la croix pour lui-même » (de même, DELEBECQUE, CHARBONNEAU), dans les deux cas, Jésus marche librement vers son couronnement royal. Cf. LA POTTERIE, La passion de Jésus, 130 : « On a affaire ici à un dativus commodi, quelque chose qui est avantageux aux intentions de la personne en question. […] le Christ porte la croix “pour lui-même” en tant qu’instrument privilégié de son œuvre de salut, signe de son triomphe et de sa souveraineté. » ; DELEBECQUE, Évangile de Jean, 133 ; CHARBONNEAU, « Jésus en croix », I, 10.
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du narrateur de terminer cette courte introduction en fixant le regard sur « Jésus au milieu ». Cette position centrale sur laquelle s’achève l’introduction est la place d’honneur, la position royale39. Dans ce récit où aucun terme ne connote la mort ignominieuse, la majesté de Jésus est soulignée : il est Roi élevé de terre – achevant le témoignage de la vérité. On ne peut parler encore d’un récit explicite de rassemblement par Jésus élevé : mais cette position « au milieu » de deux autres dans la situation initiale est une pierre d’attente du motif qui va être central dans les scènes suivantes, et qui est déjà comme en germe dans ce regard initial sur Jésus crucifié40 : Jésus accomplit sur la croix le rassemblement par lui prophétisé en 12,32. 3.2. Le titulus, révélation universelle et témoignage écrit de la royauté du crucifié (19,19-22) Le commencement d’une nouvelle micro-unité – bien qu’étroitement liée à la précédente – est marqué par le retour sur scène des personnages du préfet romain et des grands prêtres juifs, et la saturation sémantique des versets 19-22 par le verbe γράφω (cinq occurrences) ayant pour sujet Pilate. La fin de la première scène avait conduit le lecteur de la vue de trois croix (verset 18b) au regard sur Jésus en sa position centrale royale (verset 18c) : ce zoom se prolonge dans la deuxième scène où il n’est plus question des autres crucifiés, mais de la seule croix de Jésus, dont la signification est explicitée grâce à un écriteau placé sur elle : Ἰησοῦς ὁ Ναζωραῖος ὁ βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων. Le titulus apprend à voir : dans cet homme crucifié, désigné par son nom d’homme et par sa ville d’origine, comme lors de l’arrestation41, il faut reconnaître « le roi des Juifs ». Comble de l’ironie, cette titulature apparaît dans la bouche de Pilate le païen : elle reprend la proclamation finale du procès romain aux grands prêtres – ἴδε ὁ βασιλεὺς ὑμῶν. Mais ici comme dans le sommaire initial, Cf. BEASLEY-MURRAY, John, 346 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 118. C’est en ce sens que nous comprenons ce commentaire de BRODIE, mais sans aller encore aussi loin que lui : « it has a further level of meaning – one in which he is raised up and in which, from his central position (“in the middle”), he is drawing people to himself. » (The Gospel according to John, 545) 41 Le titre de Ναζωραῖος est l’un des éléments d’inclusion entre le sommet du récit du ministère de Jésus et son commencement au ch. 1 : il n’apparaît que dans la bouche de Philippe et Nathanaël, lorsqu’ils rencontrent l’homme de Nazareth, en 1,45-46 et dans celle de ceux venus arrêter Jésus en 18,5 et 7. Il est bien Fils de l’homme, ce Jésus « fils de Joseph, de Nazareth. » (1,45) 39 40
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l’opposant devient adjuvant, serviteur de la révélation de l’identité du Roi crucifié. La proclamation ironique du préfet est désormais détachée de sa situation d’énonciation originelle. Devenue écriture, elle éclaire l’identité de l’homme fixé à la croix. Le narrateur ménage ici une pause dans le récit pour manifester l’étonnante destinée de cette parole du préfet romain, une fois mise par écrit : la parole d’un païen, représentant de César mis en vis-à-vis du Roi véritable, atteint « beaucoup de Juifs ». Ceux qui étaient préparés par les Écritures à reconnaître le roi attendu trouvent en cette écriture de païen une interprétation de l’identité du crucifié qui échappe à son énonciateur mais qui est livrée à leur lecture : voici une première occasion pour les Juifs de se laisser attirer par celui qu’ils voient élevé, et qu’ils peuvent reconnaître comme « Jésus de Nazareth, le roi des Juifs », s’ils accueillent la parole offerte à leur lecture. De plus, la seconde partie du commentaire du narrateur souligne le fait que cette écriture révélatoire de l’identité de Jésus, parce qu’écrite « en hébreu, en latin et et en grec », peut atteindre, non seulement les Juifs, mais tous les hommes. L’accent sur le motif du rassemblement de tous est clair : Jésus n’est pas resté longtemps sur la croix, le nombre des destinataires réels de cette écriture est limité dans l’histoire ; mais le narrateur, par l’insistance proprement johannique sur le trilinguisme qui permet d’atteindre l’ensemble du monde d’alors, souligne que la révélation de la royauté du crucifié est offerte à tous les hommes. De plus, l’insistance sur l’acte d’écriture, avec la quintuple occurrence du verbe γράφω, et la formule tautologique finale de Pilate ὃ γέγραφα, γέγραφα (verset 22) ouvrent la destination déjà universelle de cette révélation offerte en trois langues à tous les destinataires extradiégétiques qui liront cette inscription par la médiation du récit évangélique, pendant tout le temps de l’Église. L’affirmation ironique de Pilate, devenue écriture dans l’histoire par l’inscription placée sur la croix, est élevée au rang d’Écriture en étant livrée à la réception de tous les lecteurs de l’évangile. Les grands prêtres refusant – au verset 21 comme à l’acte II – la titulature royale ironiquement prise en charge par le chef païen deviennent à leur tour les adjuvants paradoxaux de la révélation de la royauté du crucifié : à la faveur du petit dialogue qui les oppose à Pilate en son acte de proclamation ironique, la vérité de ce qui a été écrit est comme scellée pour toujours, confirmée, portée au rang d’Écriture. Les grands prêtres demandent que soit précisé le locuteur de l’affirmation de la royauté, afin que soit manifesté ce qui est à leurs yeux une imposture. Au contraire, Pilate laisse le titre royal écrit sans précision de son énonciateur, comme une vérité indépendante de celui qui l’a prononcée.
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Ainsi, les deux personnages – le préfet, les grands prêtres – qui méconnaissent la royauté de Jésus deviennent ironiquement adjuvants paradoxaux de la révélation de sa royauté pleinement manifestée sur la croix. Par ce double personnage prenant en charge – fût-ce ironiquement ou négativement – la révélation de la royauté du crucifié, comme par l’universalité des destinataires de cette révélation, est manifesté que tous les hommes sont concernés par cette révélation du roi des Juifs, et non seulement le peuple élu. Jésus « [rassemblant] dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (11,52) attire à lui tous les hommes (12,32), Juifs et païens : il accomplit la figure divine du Roi-Berger rassemblant tous les hommes, la royauté eschatologique de Dieu. Après la présentation de Pilate ἴδε ὁ βασιλεὺς ὑμῶν (19,14) aux Juifs qui le rejettent, à la fin de l’acte II, l’acte III s’ouvre en posant la question : qui reconnaîtra le crucifié comme son Roi ? Quels seront les sujets rassemblés par « Jésus de Nazareth, le roi des Juifs » ?42 Quels sont ceux qui accueilleront celui que tous – Juifs et païens – ont rejeté ? Si le regard du lecteur était au début de la scène fixé sur la croix (verset 19), il s’est abaissé aux versets 20-22 pour voir, à partir d’en haut, ce qui se passe au pied de la croix : ce mouvement descendant accompagne le commencement de la révélation de tous les dons qui vont être faits par Jésus depuis sa position d’élevé sur le trône de la croix. À partir de la croix (verset 19), Jésus pourtant totalement passif dans cette scène livre son nom, son titre – son identité, sa fonction pour les hommes –, par l’intermédiaire de personnages qui le méconnaissent, à la réception des hommes de toutes origines qui liront cette écriture. Tel est le premier don, premier héritage transmis par l’homme crucifié43. 3.3. Le partage des vêtements et le tirage au sort de la tunique ; l’accomplissement des Écritures (19,23-24) La troisième scène commence par un rappel non nécessaire que Jésus a été crucifié : ὅτε ἐσταύρωσαν τὸν Ἰησοῦν (verset 23). Par cette 42 Dans le même sens, cf. CULPEPPER, « The theology of the Johannine passion narrative », 25 : « All people should now acknowledge him as their king. The natural implication of the coronation of a new king is that the new lordship creates a new community, and we shall see this depicted in later scenes. » 43 Cf. COMBET-GALLAND, « L’heure d’un héritage », 258 : « Le récit de la mort de Jésus élevé en croix […] se laisse lire comme le don d’en haut qui autorise la nouvelle naissance. Les figures de la transmission sont multiples et déploient l’éventail de ce qui fait d’un mortel une personne : le nom et la fonction, les vêtements, les liens d’amour privilégiés, le souffle, l’eau et le sang, le corps. » Cf. également 260.
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indication temporelle, le regard est une fois encore fixé d’abord sur la croix, sur Jésus crucifié, puis abaissé vers ce qui se passe au pied de la croix. Par cet axe vertical, comme dans la scène précédente, la scène va montrer le don fait d’en haut à ceux qui sont en bas : comment celui qui est fixé sur la croix, entré dans une totale passivité – comme dans la scène précédente, il ne fait plus rien, ne dit plus rien – livre ce qu’il est à ceux qui sont en bas ; ou, pour le dire avec le vocabulaire avec lequel s’est ouvert l’acte III, la troisième scène commence à montrer comment celui qui a été proclamé Roi par le titulus règne et qui sont les sujets qu’il rassemble. 3.3.1. L’œuvre de Dieu Dès le prologue, au commencement du paradigme de la filiation divine des croyants, l’accent a été fortement mis sur le fait que l’agent du don du pouvoir de devenir enfants de Dieu est une figure divine : c’est Dieu qui engendre. À l’heure de l’effectuation du don dans l’histoire – dans le récit –, Dieu est clairement l’acteur principal ; l’œuvre de Dieu s’accomplit. 3.3.1.1. L’intrigue de l’épisode de la tunique Le partage des vêtements, mentionné brièvement par les synoptiques44, fait l’objet d’un traitement propre et déployé dans le quatrième évangile45, où le narrateur suspend à deux reprises le cours du récit pour donner au lecteur un commentaire capable de l’orienter sur le sens de l’épisode. Le premier de ces commentaires explicites du narrateur est une pause descriptive qui met l’accent sur l’objet clé de la scène : la tunique. Le début de la scène rapporte le fait – noté dans tous les récits de la Passion – que, selon la pratique romaine, les soldats se partagent les vêtements du condamné. Mais la fin de la phrase rompt avec ce qui semble habituel – parce que conforme à l’usage, et familier au lecteur des récits synoptiques – en ajoutant un élément – καὶ τὸν χιτῶνα –, qui fait l’objet du premier commentaire explicite du narrateur. Cette tunique sur laquelle est attirée toute l’attention joue le rôle de l’élément perturbateur dans ce micro-récit : alors que les acteurs étaient les soldats, jouant leur rôle en prenant à Jésus les derniers biens qui lui restent, à partir de l’apparition du motif de la tunique, le narrateur sous-entend que 44
Mt 27,35b ; Mc 15,24b ; Lc 19,34b. Cf. LA POTTERIE, La passion de Jésus, 137 : « L’insistance sur le fait est telle qu’il est clair que l’auteur y attache une grande signification symbolique et théologique. » 45
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Dieu devient l’acteur principal. En effet, les soldats s’en remettent au tirage au sort46 : la tunique de Jésus échappe à leur prise, et ne peut être que reçue comme un don de Dieu. Le deuxième commentaire explicite confirme ce changement d’acteur principal : la résolution des soldats de ne pas déchirer la tunique mais de la tirer au sort est la réalisation du dessein de Dieu tel que consigné dans les Écritures ; Dieu est bien l’acteur principal de l’épisode. La dernière phrase – Οἱ μὲν οὖν στρατιῶται ταῦτα ἐποίησαν – est à la fois la conclusion du récit et un dernier commentaire explicite du narrateur, soulignant par cette précision que ce qu’ont fait les soldats, ce sont les ταῦτα prophétisées dans les Écritures : dans l’acte des soldats, Dieu agit, réalise son dessein – la reprise du même verbe ἐποίησαν en inclusion de la scène met en lumière cette révélation. Notons, de plus, que si l’acteur divin est clairement visé par le motif du tirage au sort et par la citation d’accomplissement des Écritures, le personnage de Dieu n’est jamais nommé dans le récit de la Passion johannique47 : c’est Jésus qui est en position divine, lui qui, en étant librement sorti vers le Golgotha, en donnant librement les vêtements et la tunique que les soldats croyaient prendre, est Dieu réalisant pleinement les desseins divins. Tel est le témoignage de la vérité qu’il donne à l’heure de son couronnement : il donne à voir dans le monde l’acte de Dieu, don pour les hommes. Comme dans la scène précédente, le narrateur apprend à voir que le crucifié passif, silencieux, et de plus en plus dépouillé, offre paradoxalement le témoignage de l’accomplissement du dessein de Dieu. 3.3.1.2. La première citation d’accomplissement du narrateur : Jésus accomplit la volonté divine (19,24) Un second élément permet de montrer que, dans cet acte où est effectué l’engendrement d’en haut annoncé en Jn 1 et en Jn 3, l’acteur principal est Dieu lui-même, accomplissant son œuvre en Jésus. Alors même que le psaume cité n’utilise pas le même vocabulaire – le doublet τὰ ἱμάτιά μου/τὸν ἱματισμόν du psaume devient τὰ ἱμάτια αὐτοῦ/τὸν χιτῶνα en Jn 19,23, le verbe ἔβαλον κλῆρον devient λάχωμεν en Jn 19,24 – et ne fait pas la distinction vêtements/tunique qui devient 46 Cf. CHARBONNEAU, « Jésus en croix », I, 15 : « Ce qui est acquis lors du tirage au sort n’est pas le fruit de l’effort propre, c’est quelque chose qui est donné plutôt que gagné, c’est donné par Dieu, l’accent est mis sur la liberté de la volonté divine. » 47 L’unique occurrence du substantif θεός en Jn 18-19 apparaît en 19,7, mais c’est dans le titre christologique υἱὸς θεοῦ.
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clé dans l’épisode johannique, le narrateur insiste sur l’accomplissement de l’Écriture, en introduisant la première formule d’accomplissement du récit de la Passion : ἵνα ἡ γραφὴ πληρωθῇ ἡ λέγουσα. Quelle est la portée de cette insistance ? • Comparaison synoptique : l’accent proprement johannique mis sur l’accomplissement D’une part, alors que les récits synoptiques de la Passion citent le Ps 22(21) ou font allusion à ce psaume à plusieurs reprises dans le cadre de leur typologie du juste persécuté, pour présenter Jésus dépouillé de ses vêtements, abandonné de tous et de Dieu, objet de moqueries et d’insultes, le narrateur du quatrième évangile manifeste l’accomplissement du même verset du psaume dans le don de Jésus ; il met d’emblée en lumière la fécondité de la perte de ce qu’on lui prend, et qu’en réalité il donne. Ce ne sont plus les injures qui montent vers Jésus, mais Jésus qui donne d’en haut son être même, à ceux qui sont en bas. L’accent n’est plus sur la souffrance et la désolation : Jésus est Roi. D’autre part, tandis que dans les récits synoptiques de la Passion, le narrateur n’explicite plus l’accomplissement des Écritures – les seules formules d’accomplissement sont alors dans la bouche de Jésus – afin de « [laisser] intacte la force du drame », au contraire, dans le quatrième évangile, « durant les scènes au pied de la croix, le quatrième évangile utilise […] avec insistance les formules d’accomplissement/ (cf. Jn 19,24.28.36.37), absentes des chapitres qui précèdent »48. Le narrateur met clairement l’accent sur l’accomplissement, un accomplissement qui laisse toute la place à l’inattendu, au surcroît qu’il révèle dans le crucifié. • Signification de la formule d’accomplissement : l’acte de Dieu en Jésus élevé Cette formule d’accomplissement n’est apparue que deux fois auparavant dans l’évangile, dans le livre de l’Heure, et dans la bouche de Jésus, à propos de la trahison de Judas (13,18 et 17,12) : avant d’être élevé sur la croix, Jésus a par avance révélé que sa livraison par Judas est accomplissement du dessein de Dieu. C’est ici la première apparition49 de cette formule dans le récit de la crucifixion, où elle apparaît toujours dans la bouche du narrateur : à l’heure où le Logos entre dans ALETTI, « Mort de Jésus et théorie du récit », 147-148. Après 19,24, on la retrouve avec un verbe différent en 19,28, et à l’identique en 19,36-37 – où elle apparaît redoublée : καὶ πάλιν ἑτέρα γραφὴ λέγει. 48
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le silence – toutes les occurrences apparaissent dans l’acte III, jamais dans les deux premiers actes de la Passion50 –, le narrateur convoque explicitement les Écritures pour révéler que cet achèvement du témoignage du Fils de l’homme élevé est bien accomplissement plénier du dessein de Dieu. Par cette citation d’accomplissement, le narrateur manifeste que l’acteur principal de tous les événements racontés est, au-delà des apparences, Dieu lui-même réalisant son dessein en son Envoyé51 : derrière l’apparence de l’action des soldats qui prennent les vêtements de Jésus et tirent au sort la tunique, Jésus crucifié qui surplombe la scène rend témoignage à la vérité jusqu’au bout ; par le don de ses vêtements, de sa tunique, aux soldats, il accomplit le dessein de Dieu. Comme Pilate et les grands prêtres dans la scène précédente, les soldats deviennent les adjuvants paradoxaux de la révélation divine : Jésus muet et fixé sur la croix apparaît comme le maître de tout l’événement. 3.3.2. Le rassemblement à partir de la tunique reçue de Dieu 3.3.2.1. L’accent proprement johannique sur la tunique La distinction entre les vêtements et la tunique est propre à Jn. Le Ps 21,19 LXX – cité ad litteram d’après les Septante en Jn 19,24 – compte bien deux mots pour désigner les vêtements, deux mots de même racine, ἱμάτιον et ἱματισμός ; mais ils forment ensemble un doublet synonymique. Ce doublet purement lexical ne désignant pas deux réalités distinctes est le point de départ du magis exprimé à l’heure où le psaume s’accomplit. Le narrateur johannique distingue entre les vêtements – désignés par le terme du psaume, τὰ ἱμάτια – et la tunique, désignée par un hapax johannique, τὸν χιτῶνα : Ps 21,19 LXX cité en Jn 19,24 Διεμερίσαντο τὰ ἱμάτιά μου ἑαυτοῖς καὶ ἐπὶ τὸν ἱματισμόν μου ἔβαλον κλῆρον
Jn 19,23 ἔλαβον τὰ ἱμάτια αὐτοῦ καὶ ἐποίησαν τέσσαρα μέρη, ἑκάστῳ στρατιώτῃ μέρος, καὶ τὸν χιτῶνα .
Par ces deux termes τὰ ἱμάτια/τὸν χιτῶνα sont ainsi évoqués, d’une part le manteau porté par-dessus, d’autre part la tunique de dessous portée à De même STIBBE, John as storyteller, 195. Dans le même sens, cf. STIBBE, ibidem, 192 : « There are moments in John 18-19 where the reader is given the strong impression that a divine plot is emerging in the midst of human time. This impression is created primarily through the OT testimonies in John 18-19 ». 50 51
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même le corps52. Le doublet fonctionne comme un mérisme : de la croix où il est élevé, Jésus est dépouillé de tous ses vêtements, qui se trouvent désormais en bas, donnés à d’autres. Les vêtements sont séparés en quatre parts, comme pour signifier que le don de son corps, de sa personne, est offert à tous. Mais le doublet, n’étant plus synonymique, a surtout la fonction de mettre l’accent sur le second terme, pour préciser l’objet du don du crucifié en cette troisième scène : les soldats sont d’abord présentés comme ceux qui ont le pouvoir sur Jésus, dont ils peuvent prendre les vêtements – ἔλαβον τὰ ἱμάτια ; devant la tunique « sans couture, tissée d’une pièce à partir du haut », ils s’arrêtent, comme devant une réalité qu’ils ne peuvent prendre, mais ne peuvent que recevoir de Dieu – la pause descriptive ménagée dans le récit et le discours direct font ressentir ce temps d’arrêt au lecteur. 3.3.2.2. La signification de la tunique La description de la tunique, qui précède la parole rapportée des soldats décidant de ne pas déchirer la tunique mais de la tirer au sort, éclaire pour le lecteur sa spécificité, explicitant le sort particulier qui lui est réservé. L’insistance est sur l’unité de la tunique, symbole de la personne dont elle est comme « une seconde peau »53, pour manifester que c’est le corps intègre de Jésus, complet, sa personne tout entière, qui est donné à celui qui recevra par tirage au sort la tunique qui le symbolise : ἄραφος, διʼ ὅλου. Par le don divin de la tunique à celui qui s’ouvre à ce don en renonçant à le prendre, le bénéficiaire sera revêtu de l’être de Jésus. La tunique est le symbole de la personne de Jésus, en tant qu’il va donner d’avoir part à ce qu’il est ; elle est ce qui recouvrira le bénéficiaire à qui elle sera donnée – en n’étant pas déchirée, elle conserve sa fonction de tunique pour son nouveau possesseur, au lieu de devenir butin, marchandise. Celui qui, au pied de la croix, recevra – quand le tirage au sort sera effectué – la tunique tissée d’en haut est la figure de ceux à qui il va être donné d’accueillir l’être de Jésus. 52 La tunique du grand prêtre était, elle, portée au-dessus de ses autres vêtements. Pour cette raison qui s’ajoute à d’autres, la symbolique sacerdotale pour interpréter ce passage n’est pas fondée : de même, GOURGUES, Pour que vous croyiez, 262 ; SERRA, Marie à Cana, 106 ; LA POTTERIE, La passion de Jésus, 137 ; BROWN, La mort du Messie, 1052 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 131. 53 Cf. COMBET-GALLAND, « L’heure d’un héritage », 254 : « c’est l’héritage le plus concret et en même temps le plus symbolique du mourant qui est mis en scène. Le vêtement en effet est la marque d’une personne, il touche à la peau, à l’intime, il enveloppe le corps, comme un voile pour la décence, protecteur comme une seconde peau. » Cf. également p. 260.
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3.3.2.3. La tunique indéchirable et le rassemblement de ceux qui la reçoivent Μὴ σχίσωμεν αὐτόν, ἀλλὰ λάχωμεν περὶ αὐτοῦ τίνος ἔσται·(19,24) : le discours direct donne tout son poids à cette parole des soldats. Ceux qui étaient d’abord présentés dans un acte qui les séparait – ἐποίησαν τέσσαρα μέρη, ἑκάστῳ στρατιώτῃ μέρος – se retrouvent, après l’élément perturbateur de la tunique, unis dans un nous refusant unanimement la déchirure de la tunique. Les soldats sont unis au moment de recevoir de Dieu la tunique sans couture. C’est dans une communion, dans l’unité, qu’ils se préparent à recevoir par tirage au sort – c’est-à-dire de Dieu pour le lecteur – le don que Dieu fera à qui il veut, de façon toujours singulière – τίνος ἔσται – ; universellement singulière. Ainsi, le narrateur déploie le motif du rassemblement déjà présent dans la scène du titulus : après la révélation de la royauté universelle du crucifié dans la deuxième scène, les soldats romains sont rassemblés au pied de la croix pour recevoir du crucifié élevé sa tunique tout entière. Cette unité des bénéficiaires du don de Jésus élevé est reçue du crucifié. La décision des soldats de ne pas déchirer la tunique permet à Jésus élevé de rassembler dans l’unité ceux qui sont au pied de la croix54. La prophétie ironique de Caïphe en 11,50 l’avait annoncé55, avec le même adjectif ὅλος repris dans la description de la tunique : συμφέρει ὑμῖν ἵνα εἷς ἄνθρωπος ἀποθάνῃ ὑπὲρ τοῦ λαοῦ καὶ μὴ ὅλον τὸ ἔθνος ἀπόληται.
Jésus élevé permet le rassemblement des enfants de Dieu dispersés, il permet le rassemblement de ceux qui sans lui se déchirent. C’est en ce sens que la tunique est le symbole de l’unité56 : elle est symbole de l’unité constituée dans le fait de recevoir de Dieu la personne de Jésus, d’être revêtu de son être. La tunique tissée d’en haut symbolisant l’être de Jésus est indéchirable : elle le sera tout autant quand elle revêtira ceux à qui Dieu la donne, devenant symbole de ceux qui accueillent le don de Dieu – symbole de l’Église qui ne fait qu’un avec le crucifié. Cf. HEIL, Blood and water, 92. De même, SIMOENS, Selon Jean, 817 : « Les soldats prennent en entier ce qui appartient en propre à Jésus. À cette condition, Jésus, symbolisé par la tunique, pourra être opérant du point de vue de l’unité des enfants de Dieu dispersés que représentent les soldats ». 56 L’interprétation traditionnelle de la tunique comme symbole de l’unité de l’Église, comme « unité de Jésus et de ses disciples ou du Christ et de son Église » (GOURGUES, Pour que vous croyiez, 261), interprétation qui remonte à Cyprien de Carthage (L’unité de l’Église, 7, SC 500), est tenue par la majorité des exégètes. Cf. par exemple HOSKYNS, The Fourth gospel, 529 ; LA POTTERIE, La passion de Jésus, 138 ; GOEDT, « La mère de Jésus », 211-212 ; CULPEPPER, The Gospel and letters, 232 ; MOLONEY, Glory, 144 (cf. n. 57). 54 55
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Leur unité est créée par la tunique : c’est la qualité de la tunique tissée tout entière d’en haut, sans coutures, qui conduit les soldats à ne pas la déchirer. Les soldats reconnaissent et signifient – à leur insu – par leur décision de ne pas la déchirer l’incorruptibilité de la personne du crucifié57. C’est cette incorruptibilité de la vie de Jésus offerte qui est la source de l’unité du groupe du nous qui l’accueille. 3.3.2.4. La figure de ce qui va s’accomplir dans les scènes suivantes Pour conclure l’épisode, le narrateur ne raconte pas que l’un d’eux reçut, à l’aoriste, la tunique, mais que la détermination exprimée dans le discours direct de tirer au sort la tunique s’accomplit. Cela, ils le firent : les soldats tirèrent au sort la tunique. Ainsi, l’épisode reste une figure de ce qui va se réaliser dans les scènes suivantes. Le don de la tunique aux soldats est encore un signe, une préfiguration du don que le crucifié élevé va faire à quiconque reçoit ce don de Dieu, à tous ceux qui vont dans cet accueil se laisser rassembler. Le rassemblement des soldats dans le nous du verset 24 est signe de l’unité, du rassemblement qui va être narré dans la scène suivante58, en termes familiaux. 3.4. La mère et le disciple bien-aimé (19,25-27) : la révélation et la création par Jésus crucifié de sa nouvelle famille 3.4.1. De la figure à la réalisation du rassemblement inchoatif Par la conjonction de coordination μέν… δέ…, le narrateur manifeste son intention de relier les troisième et quatrième scènes : la scène du rassemblement à partir de la tunique et celle du rassemblement à partir de la parole de Jésus. Le verset 25 est ainsi explicitement relié au 57 Dans le même sens, cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 133 : « On peut penser que l’intégrité dévolue à la tunique figure celle du corps que la mort ne pourra livrer à la destruction. […] la précision “tissée d’une pièce depuis le haut” dont la fonction première est de motiver la décision des soldats, prend aussi un sens dans le registre figuratif : c’est en vertu de son tissage d’origine que le corps demeurera un et inaltéré. Là même où le butin partagé contresigne l’événement de la crucifixion, l’issue qui échoit à la tunique de Jésus laisse entrevoir sa victoire sur la mort. » 58 Cf. SERRA, Marie à Cana, 108-109 : « Il y a entre la scène qui vient d’être décrite et celle qui va suivre, un rapport d’analogie. Cela signifie que la tunique du Christ, que les soldats n’ont pas déchirée, est un signe de cette unité de l’Église, qui est sur le point de se créer grâce à l’union entre la mère de Jésus et le disciple qu’il aime. Et cette union de la nouvelle communauté messianique, présente au pied de la croix, est provoquée/ par l’Esprit Saint que répand Jésus quand “il baisse la tête et remet son Esprit” (v. 30) ». C’est par l’analyse de l’ensemble du récit, en sa logique narrative, que l’on peut conclure avec la tradition que la tunique est le symbole de l’unité de l’Église. Dans le même sens, cf. HEIL, Blood and water, 95 ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 246.
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verset 24 qui, faisant inclusion avec le verset 23 – 23 Οἱ οὖν στρατιῶται […] 24 Οἱ μὲν οὖν στρατιῶται ταῦτα ἐποίησαν –, ressaisit lui-même l’ensemble de la scène de la tunique. À cet indice littéraire s’ajoute le lien patent entre les deux groupes de personnages ; l’une et l’autre de ces scènes s’ouvrent sur la considération d’un groupe de quatre personnages au pied de la croix de Jésus : quatre soldats, d’une part – avec l’adjectif numéral τέσσαρες utilisé pour dénombrer les parts ; quatre femmes, d’autre part, que le lecteur peut compter dans l’énumération du verset 25. Quatre hommes, quatre femmes ; quatre païens, quatre Juives – auxquelles s’ajoutera le disciple bien-aimé, juif. Cette succession fonctionne à la fois comme un mérisme et comme un accomplissement : mérisme symbolisant l’ensemble de l’humanité rassemblé au pied de la croix ; accomplissement dans le sens où les soldats rassemblés au pied de la croix par le don de la tunique symbolique étaient la figure de ce qui va s’accomplir dans la création par Jésus de la communauté inaugurée par la mère et le disciple bien-aimé. Le verset 24 terminait sur un blanc : le narrateur ne raconte pas la réception de la tunique tirée au sort. C’est dans la scène suivante que le lecteur découvre comment le don du crucifié élevé à ceux qui sont au pied de la croix va effectivement commencer de rassembler ceux qui l’accueillent. Dans la scène où est racontée cette réalisation du rassemblement inchoatif, les personnages ne sont plus les soldats, adjuvants paradoxaux du dessein de Dieu, à qui est proposé aussi le don de Dieu, mais des personnages qui, de fait, accueillent déjà le don de Dieu59 : ceux qui ont, dans l’histoire, écouté le témoignage de Jésus jusqu’au bout, jusqu’au pied de la croix. 3.4.2. Les personnages rassemblés au pied de la croix (19,25) À nouveau, à l’ouverture de la quatrième scène, le narrateur insiste sur la croix, ou plus précisément sur le crucifié, par la précision du génitif τοῦ Ἰησοῦ, non nécessaire pour identifier la croix dont il s’agit, mais indiquant le motif de la présence des quatre femmes : Εἱστήκεισαν δὲ παρὰ τῷ σταυρῷ τοῦ Ἰησοῦ ἡ μήτηρ αὐτοῦ Μαρία ἡ τοῦ Κλωπᾶ καὶ ἡ ἀδελφὴ τῆς μητρὸς αὐτοῦ, καὶ Μαρία ἡ Μαγδαληνή. 25
59 De même, cf. LA POTTERIE, La passion de Jésus, 143. Cf. aussi 149 : « le contenu symbolique de [l’épisode de la tunique] devient réalité dans la scène suivante, et cela apparaît clairement dans la construction des deux versets, où les deux scènes s’imbriquent l’une dans l’autre ».
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Jn est le seul à placer des proches près de la croix, et avant que Jésus ne meure60 : quatre femmes sont mentionnées au verset 19,25, désignées par leur lien de parenté pour les deux premières anonymes, par leur nom et une autre caractéristique pour les deux suivantes – Marie de Klopas est désignée par son lien à son époux ou père, Marie de Magdala par son origine géographique. Au verset suivant, la focalisation interne produit un effet de surprise : le regard de Jésus se concentre sur une seule de ces quatre femmes, la mère, et sur un autre personnage dont le narrateur n’avait pas signalé la présence, le disciple que Jésus aimait. Quelle est donc la signification de la mention des quatre femmes au verset 25, si elles ne jouent aucun rôle par la suite ? • L’accent mis sur le rassemblement Nous avons vu que le verset 25 permettait d’articuler les troisième et quatrième scènes : l’enjeu de rassemblement était révélé par le narrateur, par le procédé de l’ironie, dans l’épisode des quatre soldats, bourreaux de Jésus ; mais ce rassemblement commence à s’effectuer dans l’histoire par la fidélité des femmes présentes à l’heure de l’élévation. Les quatre femmes sont le commencement réel de l’accomplissement de la prophétie de Jésus en 12,32 : elles sont là présentes au pied de la croix, parce qu’elles sont attirées par le crucifié qui y est élevé et qu’elles suivent jusqu’au bout61. • Le rassemblement inchoatif appelé à devenir universel Ce petit rassemblement de femmes précédant la scène où seule parmi elles la mère aura un rôle semble dire par avance que ce qui va être révélé à la mère a vocation à se répandre : à la sœur de sa mère, et à bien d’autres, qui ne sont pas de sa famille charnelle – Marie de Magdala est là, témoin de tout ce qui va être livré au pied de la croix, elle qui reparaîtra au matin de la résurrection. Nous allons voir que Jésus crée par sa parole le rassemblement archétypique de la mère et du disciple bien-aimé : le motif initial des quatre femmes dit bien que ce germe de rassemblement est appelé à se déployer universellement.
60 La présence de proches près de la croix, jugée « improbable » historiquement par BARRETT (The gospel according to St. John, 551), n’est pas notée par les Synoptiques : ces derniers mentionnent bien un groupe de femmes, mais après la mort et se tenant à distance (Mt 27, 55-56 ; Mc 15,40-41 ; Lc 23,49). 61 De même, BROWN, La mort du Messie, 1121.
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• De la famille charnelle de Jésus à sa nouvelle famille Dès ce verset initial, la scène est saturée par le vocabulaire de la famille62 – ἡ μήτηρ αὐτοῦ καὶ ἡ ἀδελφὴ τῆς μητρὸς αὐτοῦ –, avec une insistance particulière sur la mère de Jésus, deux fois nommée dès ce premier verset63 ; mais de façon non-exclusive : si la présence de la mère de Jésus est signalée la première, d’autres que celle qui est liée à Jésus par les liens de la chair l’ont suivi jusqu’à l’heure de son élévation. Cet accent mis sur le rassemblement de femmes de la famille de Jésus et de femmes attirées par le crucifé sans être de sa famille introduit parfaitement aux versets suivants : le double destinataire ultime de Jésus rassemble « la mère », représentante par excellence de la famille charnelle de Jésus, et le disciple bien-aimé, qui n’est pas de la famille charnelle de Jésus64. Par un effet de zoom au verset 26, Jésus fixe son attention sur deux personnages seulement, car l’objet de sa révélation va porter sur le lien unissant les deux personnages : Ἰησοῦς οὖν ἰδὼν τὴν μητέρα καὶ τὸν μαθητὴν παρεστῶτα ὃν ἠγάπα ; lien entre celle qui est de sa famille et celui qui va devenir membre de sa nouvelle famille. • La création de liens nouveaux L’effet de surprise du verset 26 manifeste bien que, si la mère est présente dans le groupe des femmes au pied de la croix dès le verset 25, ce n’est que lorsque le disciple que Jésus aimait entre en scène qu’elle devient protagoniste de l’action65, en lien avec lui. Le verset 25 rend plus frappante la « concentration sur [les] deux personnages »66 qui seront les ultimes destinataires explicites de Jésus s’adressant aux siens. 3.4.3. La nouvelle famille de Jésus 3.4.3.1. La mère et le disciple qu’il aimait • Jésus « initiateur »67 du rassemblement Dans la partie centrale de la scène, les versets 26-27, Jésus, qui était passif et muet depuis le début de l’acte du Golgotha – bien que toujours Cf. SEIM, « Descent and Divine Paternity », 369. Cf. SEIM, ibidem, 373 : « The mother’s function at the cross – together with her sister – is to represent kinship. » 64 Pour le dire avec COMBET-GALLAND, « la figure de la mère, d’un amour de chair et de sang, appelle celle, complémentaire, de l’amour d’élection » (« L’heure d’un héritage », 261, n. 10). 65 De même, cf. BROWN, La mort du Messie, 1121. 66 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 248. 67 BEIRNE, Women and men, 176. 62
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protagoniste menant les événements – apparaît en position de sujet, pour la première fois depuis sa libre sortie vers le lieu du Crâne au verset 17. Jésus crucifié est bien « l’initiateur » du rassemblement qui fait l’objet du récit. C’est son point de vue qui est adopté : ἰδών ; c’est lui, et lui seul, qui parle : λέγει – il est le locuteur des deux paroles rapportées au discours direct. Épousant le point de vue de Jésus sur ceux qui se tiennent au pied de la croix, le lecteur, une fois encore, parcourt l’axe vertical conduisant du crucifié à ceux qui, en bas, reçoivent de lui ses ultimes dons. Du haut de la croix, Jésus pose son regard sur deux personnages, ceux qu’il a choisis pour une ultime révélation particulière : la mère et le disciple qu’il aimait. La mère est présentée la première, uniquement par ce lien mère/ Fils. Le disciple que Jésus aimait est présenté d’emblée en lien avec la mère, lien topographique pour le moment, puisqu’il est présenté comme proche d’elle – παρεστῶτα –, qui se tient près de la croix de Jésus – παρὰ τῷ σταυρῷ τοῦ Ἰησοῦ (verset 25). • Les deux premiers personnages rassemblés : la mère et le disciple bien-aimé Les deux personnages sont anonymes. Quelle est la portée de cette manière de les désigner ? – Non seulement Jésus est sujet, initiateur de l’action de cette scène, mais même les destinataires-bénéficiaires sont définis par leur lien avec lui. Le nouveau personnage adjoint au groupe des femmes est désigné par une périphrase dans laquelle le sujet est encore Jésus. C’est l’amour de Jésus qui définit ce personnage au pied de la croix avec la mère ; c’est cet amour qui va créer la nouvelle famille de Jésus, née du rassemblement de la mère et du disciple qu’il aimait. – Cette manière de désigner les deux personnages par ces deux titres plutôt que par leur nom met en évidence l’ouverture de ces figures archétypiques à tous ceux qui, à leur suite, accueilleront le don jusqu’à l’extrême de Jésus dans la foi, entreront dans ce rassemblement68. Le disciple désigné par un titre destiné à désigner encore bien d’autres « [disciples] 68 Bien des auteurs ont mis en lumière le caractère représentatif, symbolique, de cet anonymat des deux personnages au pied de la croix. Cf. LA POTTERIE, La passion de Jésus, 157 : « c’est la fonction représentative des deux personnages qui est envisagée. L’exégèse des trente dernières années a mis en lumière la tendance spécifique du quatrième évangile à la symbolisation et à la typologisation progressives. Personnes et gestes individuels deviennent le modèle, le “type” de toute une catégorie, dont ils sont la préfiguration, le symbole. […] Il s’agit du rôle représentatif qu’ils remplissent, du fait qu’ils font fonction de “types” pour toute une catégorie. »
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que Jésus [aime] », représente au pied de la croix tous ceux que Jésus aime69, tous ceux pour qui il manifeste son amour en étant livré, en se livrant librement, ceux qui accueilleront, comme le disciple présent à la croix, cet amour de Jésus, signe de l’amour du Père pour le monde (cf. 3,16). – Par ces deux titres est mis en évidence le rôle de ces personnages, leur fonction70. Ceux qui sont au pied de la croix sont les intimes de Jésus71, les siens, ceux qui l’ont accueilli : intimes selon les relations de la famille charnelle, intimes selon les relations de la nouvelle famille rassemblée par l’amour de Jésus. La fonction de ces personnages est éclairée par l’intratextualité ; l’un et l’autre sont déjà apparus une unique fois dans le récit évangélique : la mère de Jésus est entrée sur scène au commencement des signes (2,1-11), le disciple bien-aimé au déclenchement de l’Heure (le titre apparaît en 13,23). Au ch. 2, alors même que l’Heure n’est pas encore venue, la mère de Jésus, dans une position privilégiée du fait que Jésus est son fils, manifeste déjà un accueil inconditionnel de sa parole. Le disciple bienaimé apparaît, quant à lui, au moment où l’heure de Jésus est déclenchée par la livraison de Judas. Lui aussi apparaît dans une position privilégiée, non en raison de liens familiaux, mais par sa position ἐν τῷ κόλπῳ τοῦ Ἰησοῦ (13,23), la même que celle de Jésus dans le sein du Père (1,18), et par le fait que Jésus lui fait à lui seul la confidence de l’acte de trahison par lequel il va se livrer par amour. Unique témoin du consentement de Jésus à l’heure du Père au moment où l’acteur humain Judas la déclenche72, le disciple bien-aimé est d’emblée plongé dans la révélation de l’amour jusqu’à l’extrême de Jésus pour les siens, cet amour qui le caractérise comme « disciple que Jésus aimait ». Ces deux personnages rassemblés au pied de la croix sont donc tous deux modèles de l’accueil de la parole de Jésus au-delà de ce qu’ils peuvent comprendre à vue humaine73 : la mère de Jésus s’est laissé déplacer, le disciple bien-aimé apprenant l’identité du traître a laissé faire. La mère de Jésus symbolise la révélation de Jésus tout au long de son ministère depuis son ἀρχή, le disciple bien-aimé symbolise l’ultime révélation, le sommet de la révélation aux siens. Ils n’ont jamais été victimes de malentendu74. C’est cet accueil inconditionnel de 69 Dans le même sens, cf. SERRA, Marie à Cana, 130. L’auteur justifie par plusieurs arguments la valeur symbolique du disciple bien-aimé. 70 Ainsi LA POTTERIE, La passion de Jésus, 153 ; ZUMSTEIN, « De Cana à la croix », 298. 71 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 249. 72 Cf. SEVRIN, « L’intrigue du quatrième évangile », 478. 73 Cf. BEIRNE, Women and men, 190. 74 Cf. BEIRNE, ibidem, 191.
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la parole de Jésus Logos qui les habilite à être les premiers témoins de la glorification75, les figures archétypiques de l’accueil du don de Dieu – cet accueil qui permet de recevoir le pouvoir de devenir enfants de Dieu (1,12). Par eux commence le rassemblement des enfants de Dieu dispersés. 3.4.3.2. La double parole de révélation de Jésus : la création d’une famille • Jésus révèle ce qu’il crée : sa nouvelle famille À partir du regard unissant déjà l’un et l’autre de ces personnages – ἰδὼν τὴν μητέρα καὶ τὸν μαθητὴν παρεστῶτα ὃν ἠγάπα (19,26) –, Jésus s’adresse à l’un – λέγει τῇ μητρί (19,26) –, puis à l’autre – εἶτα λέγει τῷ μαθητῇ (19,27) –, pour les rassembler par une révélation du lien nouveau qui les unit. En comparant Jn 1,29.36.4976 et Jn 19,26-27, M. de Goedt77 a mis en évidence le caractère révélatoire de cette double parole, en repérant un « schème de révélation »78 : En voici les éléments dans l’ordre de leur usage : un envoyé de Dieu voit un personnage (le nom en est indiqué) et dit : « Voici (suit une appellation par laquelle le “voyant” dévoile le mystère d’une mission, ou d’une destinée). » La différence formelle entre l’objet de la vision et celui de la présentation marque le caractère oraculaire de celle-ci79.
En 19,26-27, Jésus voit la mère et le disciple qu’il aimait, et « il dit une chose que personne ne voit et ne sait »80 : il révèle par une double parole la nouveauté de ce qui advient à la croix, à savoir le lien de mère à fils qui unit désormais la mère de Jésus et celui qui n’était pourtant pas son fils, le disciple que Jésus aimait. 75 BEIRNE, ibidem, 183 : « Ils deviennent les premiers témoins du sens véritable de l’“heure” de sa “glorification”. » 76 En Jn 1,29 et 36, JB voit un homme venir à lui et dit une parole qui révèle le mystère de son identité, de la mission qu’il va commencer d’entreprendre et qui trouvera son achèvement à la fin du récit : ἴδε ὁ ἀμνὸς τοῦ θεοῦ ὁ αἴρων τὴν ἁμαρτίαν τοῦ κόσμου ; en 1,49, Jésus voit Nathanaël et dit une parole qui révèle son identité : ἴδε ἀληθῶς Ἰσραηλίτης ἐν ᾧ δόλος οὐκ ἔστιν. 77 GOEDT, « Un schème de révélation », et « La mère de Jésus », 207-216. La proposition de cet auteur a été très positivement accueillie par la communauté des chercheurs : cf. FEUILLET, « L’heure de la femme », III, 564 ; SERRA, Marie à Cana, 110-111 ; LA POTTERIE, La passion de Jésus, 152 ; MOLONEY, « Mary », 435 ; CHARBONNEAU, « Jésus en croix », I, 20 ; BROWN, La mort du Messie, 1122-1123 ; CULPEPPER, « The theology of the Johannine passion narrative », 30 ; BEIRNE, Women and men, 179-180. 78 Ou encore, dans son second article paru vingt-sept ans plus tard, un « schéma de présentation oraculaire » ou « schéma de manifestation prophétique de vocation » : GOEDT, « La mère de Jésus », 207-216. 79 GOEDT, « Un schème de révélation », 142. C’est l’auteur qui souligne. 80 FEUILLET, « L’heure de la femme », III, 564.
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Le parfait parallélisme entre les deux formules révélatoires montre bien que l’objet de la révélation, faite successivement à l’un et à l’autre des destinataires-bénéficiaires, est la relation nouvelle qui les unit81 : ἰδὼν τὴν μητέρα… λέγει τῇ μητρί·
26
γύναι, ἴδε ὁ υἱός σου.
… καὶ τὸν μαθητὴν παρεστῶτα ὃν ἠγάπα 27 εἶτα λέγει τῷ μαθητῇ· ἴδε ἡ μήτηρ σου.
De plus, le schème littéraire mis en évidence « ne permet pas de voir dans cette double présentation autre chose qu’une relation établie par Dieu ou au nom de Dieu et de l’ordre du Salut, de la vie que le Christ est venu nous donner »82 : cette double parole performative83 révèle ce que crée le locuteur divin à l’heure où il est monté sur son trône84. Jésus élevé crée sa nouvelle famille85, où les relations nouvelles se reçoivent à partir de lui, en sa position d’Élevé sur la croix, figure royale, divine. Dans cette double parole où il révèle la nouveauté de ce qui advient par son élévation – et qui sera effectué à la scène suivante –, Jésus utilise la terminologie de la famille, afin de signifier ce qui est en jeu : la création d’une nouvelle famille86. ῎Ιδε ὁ υἱός σου, ἴδε ἡ μήτηρ σου : le sens de ces termes est changé, puisque le disciple n’a été engendré « ni du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme » (1,13), de cette mère87. Mais Jésus utilise le vocabulaire de la famille pour révèler que, selon un autre principe d’engendrement, le disciple peut être déclaré fils de la mère qui l’a engendré, lui le Fils unique devenu chair : il est désormais de la famille même de Jésus. Cette parole est offerte à la foi de la 81 Nous consonnons avec la critique adressée par BROWN, à la suite de Schürmann, aux développements indéfinis des exégètes sur la portée symbolique de la mère/femme : « la scène ne se soucie pas en premier lieu des deux personnages en eux-mêmes, mais de la relation nouvelle qui existe entre eux », La mort du Messie, 1125 et 1127. Cf. SCHÜRMANN Heinz, « Jesu letzte Weisung, 1970, 20. 82 GOEDT, « La mère de Jésus », 209. Dans le même sens, cf. MOLONEY, « Mary », 435. 83 Ainsi CULPEPPER, « The theology of the Johannine passion narrative », 30. 84 Dans le même sens, cf. BROWN, La mort du Messie, 1122 : « Ce que Jésus fait pour sa mère et le disciple est donc sa dernière volonté, et c’est un acte d’habilitation qui à la fois révèle et réalise une relation nouvelle ». C’est nous qui soulignons. De même, cf. BEIRNE, Women and men, 180 ; SEIM, « Descent and Divine Paternity », 373. 85 De même, cf. MOLONEY, « Mary », 434. 86 De même, cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 250 : « Il convient, enfin, d’être attentif à la terminologie utilisée dans notre passage, car elle délimite l’univers sémantique et, par là, la problématique qui est en jeu dans cette ultime scène entre le Christ et les siens. Le vocabulaire récurrent est celui de la famille (cf. le couple mère-fils) et la problématique dominante est celle de l’aménagement de nouveaux rapports au sein de cette famille. Au moment de mourir, le fils constitue la nouvelle famille qui doit subsister après la séparation. En d’autres termes, il fonde la famille post-pascale. » 87 Dans le même sens, cf. BEIRNE, Women and men, 180.
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mère : ἴδε ὁ υἱός σου, et cette autre à celle du disciple : ἴδε ἡ μήτηρ σου. Jésus révèle qu’il crée une nouvelle relation entre eux : il est donc une filiation qui n’est pas reçue passivement en entrant dans le monde, mais qui est liée à l’accueil de la parole de Jésus, de son don. À l’heure où le lecteur s’attend à découvrir le mystère de l’engendrement d’en haut (cf. Jn 3), cette double parole montre bien que l’engendrement de l’Esprit n’est pas entrée dans un nouveau lignage charnel ; la nouvelle relation mère/fils est d’un autre ordre que la naissance selon la chair : Jésus seul révèle et crée cette relation nouvelle d’un autre ordre. Le motif du rassemblement préparé par les scènes précédentes, depuis le début de l’acte – et déjà tout au long du récit évangélique – aboutit à cette scène cruciale où, à l’heure d’achever sa mission, Jésus rassemble sa famille en ces deux personnes, noyau de la grande famille de Dieu rassemblant tous ses enfants dispersés88. La mère et le disciple que Jésus aimait sont les représentants symboliques de tous les enfants de Dieu rassemblés en étant attirés par le Fils de l’homme élevé89 : leur rassemblement commence et symbolise le rassemblement de tous les enfants dispersés. • Ἴδε ὁ υἱός σου : Jésus donne sa place de Fils incarné Jésus s’adresse d’abord à sa mère – celle par qui il a pris chair – : la nouveauté des liens entre les personnages découle du Logos devenu chair. Dans la première parole, Jésus désigne le disciple par le titre principal par lequel il a révélé son Nom tout au long du récit évangélique : ὁ υἱός90. Le disciple n’est pas encore déclaré fils du même Père, avant l’heure du don de l’Esprit, mais fils de la même mère ; et cette filiation partagée permet de mettre l’accent, dans cette révélation de la création de la nouvelle famille à la croix, sur le lien du disciple avec Jésus, Fils incarné. Celui qui va mourir donne au disciple qu’il aime sa place91 ; sa place de fils de la mère92. 88 Cf. CHEVALLIER, « La fondation de “l’Église” », 345 ; CULPEPPER, Anatomy, 134 et « The theology of the Johannine passion narrative », 30 ; BEIRNE, Women and men, 175 ; KITZBERGER, « Stabat Mater ? », 474. 89 Cf. MOLONEY, « Mary », 437. 90 Cf. note 318, p. 192. 91 ZUMSTEIN a cette formule audacieuse : le disciple « prend la place du Fils » (« L’interprétation johannique », 2131). Cf. de même BARRETT, The gospel according to St. John, 552 ; DAVIES, Rhetoric and reference, 340.) Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une substitution : Jésus est l’unique Fils unique ; il reste le fils de Marie, le disciple bien-aimé ne prend pas la place de Jésus comme si Jésus avait perdu sa place. L’emploi du terme υἱός pointe vers un mystère d’identification, de participation, offert au nouveau fils de sa mère : il est introduit là où le Fils unique a vécu sa filiation dans la chair. La suite dévoilera le comment de cette participation : le fils recevra l’Esprit du Fils. 92 De même BEASLEY-MURRAY, John, 350 ; SEVRIN, « L’intrigue du quatrième évangile », 481.
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Pour le moment, ce n’est pas le vocabulaire de la fraternité qui est utilisé93 : certes, dire que le disciple que Jésus aimait est désormais le fils de la mère de Jésus, c’est révéler qu’il est devenu le frère de Jésus94 ; mais le mot n’est pas encore utilisé : par la mise en avant du personnage de la mère, l’insistance est clairement sur le mystère d’une naissance, et sur l’attirance du disciple à la place même du Fils, sur une identification du disciple95 à l’unique Fils de la mère96 – comme l’avait pressenti Origène dans son commentaire97. Le lecteur peut scruter l’énigme ouverte dans le prologue : comment concilier la révélation de Jésus comme Fils unique et la prolepse de l’engendrement des enfants de Dieu ? Il n’est pas encore question ici explicitement des enfants de Dieu, mais l’importance accordée à la figure de la mère exprime déjà l’unité de la famille ici créée, rassemblée, et la continuité entre le Fils devenu chair et le(s) fils de la mère né(s) à la croix : tous les disciples bien-aimés à venir tiendront eux aussi cette place du Fils unique, tous fils de la mère qui engendra l’unique Fils de Dieu98 devenu chair. • Ἴδε ἡ μήτηρ σου : Jésus donne sa mère Après avoir révélé à sa mère la nouvelle identité du disciple, en lien avec elle, en lien avec lui, Jésus révèle le lien réciproque impliqué pour le disciple : la mère de Jésus est devenue sa mère. Dans cette seconde 93 Nous voyons tout l’enjeu du fait que Jésus ne révèle pas d’emblée la création de la nouvelle famille par le rassemblement d’un frère et d’une sœur, mais par le rassemblement d’une mère et d’un fils. Cf. MOLONEY, « Mary », 434 et 439. 94 Ainsi DAVIES, Rhetoric and reference, 341, qui fait référence à Jn 20,17 ; BROWN, La communauté, 216 ; KITZBERGER, « Stabat Mater ? », 474 ; BLANCHARD, Christ Roi, 135. Notre choix méthodologique est d’être attentif au déroulé, à la dynamique du récit évangélique. Nous n’anticipons donc pas sur l’apparition du terme frère en 20,17, où sera explicité ce qui s’effectue dans l’acte du crucifiement. 95 Dans le même sens, cf. SEVRIN, « La figure de la mère de Jésus », 55 : « le disciple est identifié à Jésus, dans son historicité humaine, en le remplaçant comme le fils (et non un fils) de sa mère ». 96 Cf. SEVRIN, idem : « la mère joue le rôle d’une médiation littéraire, permettant et signifiant la substitution du disciple bien-aimé à Jésus. » 97 ORIGÈNE, Commentaire sur Jean, 1,23, SC 120, 71-73 : « Pour être un autre Jean, il faut devenir tel que, tout comme Jean, on s’entend désigner par Jésus comme étant Jésus lui-même. Car, selon ceux qui ont d’elle une opinion sainte, Marie n’a pas d’autre fils que Jésus ; quand donc Jésus dit à sa mère “Voici ton fils” et non : “Voici, cet homme est aussi ton fils”,/ c’est comme s’il lui disait : “Voici Jésus que tu as enfanté.” En effet, quiconque est arrivé à la perfection “ne vit plus, mais le Christ vit en lui” et, puisque le Christ vit en lui, il est dit de lui à Marie : “Voici ton fils”, le Christ. » 98 BRAUN, La Mère des fidèles, 121 : « Accompli une fois pour toutes, le mystère de l’Incarnation ne pouvait plus se renouveler. Il devait seulement ramasser la grande famille humaine dans l’unité du Christ. »
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parole de révélation, le lien entre la transformation des relations entre les personnages et Jésus est plus évident encore. C’est la cinquième occurrence de μήτηρ dans la quatrième scène : alors que le narrateur avait d’abord désigné la mère de Jésus avec le possessif – ἡ μήτηρ αὐτοῦ (à deux reprises au verset 25) –, dans la focalisation interne du verset 26, elle devenait la mère, avec un simple article défini (τὴν μητέρα et τῇ μητρί). Jésus ne voyait pas dans cette femme seulement sa mère, mais la mère : le processus de don était déjà amorcé, qui aboutit à la parole de Jésus au verset 27 – ἴδε ἡ μήτηρ σου. Cette variation du motif manifeste bien le don par Jésus de sa mère99 ; le don de sa position de fils dans la généalogie des hommes. Celle par qui le Fils est venu vivre sa filiation divine dans l’histoire est donnée comme mère au disciple que Jésus aimait100. • L’interpellation Γύναι101 : des liens de la chair à la famille de Dieu Seule la première des deux paroles de Jésus est introduite par un vocatif interpellant le destinataire : γύναι. Quelle est la signification de cette ouverture ? – Au-delà des liens de la chair On ne connaît aucun exemple de cette manière de s’adresser à sa mère – « ni dans le monde sémitique, ni dans le monde grec »102. Dans le sens de l’omission du possessif caractérisant μήτηρ au début du verset 26103, Jésus n’appelle pas sa mère du nom qui rappellerait le lien charnel qui la lie à lui, mais d’un titre porteur de sa fonction pour tous104. L’enjeu de l’épisode est un enjeu de vie pour les disciples, de naissance105 – mais non selon la chair. – À la lumière intratextuelle de la première apparition de la mère, en Jn 2 Cette interpellation est un des éléments qui invitent le lecteur à lire la scène où la mère de Jésus apparaît pour la dernière fois, lorsque l’Heure Dans le même sens, cf. LA POTTERIE, La passion de Jésus, 156. Dans le dénouement, le substantif μήτηρ est repris par le pronom αὐτήν à la fin du v. 27 : ἔλαβεν ὁ μαθητὴς αὐτὴν εἰς τὰ ἴδια. Elle est bien devenue sa mère : la mère du disciple. 101 C.T. Le vocatif est parfois omis : « The Coptic Q and the O.L. e omit the introductory γύναι, perhaps feeling it to be harsh », BERNARD, A critical and exegetical commentary, 632. 102 LA POTTERIE, La passion de Jésus, 147 ; BROWN, La mort du Messie, 1122. 103 Cf. ci-dessus. 104 Dans le même sens, cf. LA POTTERIE, « La parole de Jésus “Voici ta mère” », 38. 105 Cf. MORGEN, « Les femmes dans l’évangile de Jean », 89 : « Pour parler de naissance, de mise au monde, quelle autre figure s’imposerait, sinon celle d’une femme ? » 99
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est venue, à la lumière de la scène des noces de Cana, où elle faisait sa première apparition, tandis que l’Heure n’était pas encore venue (2,4)106. Dans l’une et l’autre scènes, on trouve les mêmes personnages : la mère de Jésus, Jésus, le(s) disciple(s). En Jn 2,1-11, la mère de Jésus apparaît en premier, puis disparaît, après son dialogue avec Jésus, après avoir permis que soit accueillie la parole performative de son Fils : l’épilogue de l’épisode manifeste le fruit de cet accueil pour les disciples : καὶ ἐφανέρωσεν τὴν δόξαν αὐτοῦ, καὶ ἐπίστευσαν εἰς αὐτὸν οἱ μαθηταὶ αὐτοῦ (2,11). De même, au pied de la croix, le personnage de la mère de Jésus est présenté en tête, mais c’est le disciple qui dans l’épilogue devient sujet de l’action, de l’obéissance à la parole de Jésus, la prenant chez lui. La parole de Jésus dans laquelle apparaît pour la première fois l’interpellation γύναι est très éclairante pour l’épisode de la croix. Jésus appelle γύναι celle que le narrateur a présentée à deux reprises comme ἡ μήτηρ τοῦ Ἰησοῦ (2,1.3) en questionnant le lien qui les unit – Τί ἐμοὶ καὶ σοί, γύναι –, et ce en lien avec l’heure qui n’est pas encore venue : οὔπω ἥκει ἡ ὥρα μου (2,4). Cette première scène, préfiguration de ce qui se passe à la croix, manifeste déjà que les liens de la chair deviennent seconds dans l’accomplissement du dessein de Dieu107 : en Jn 2, le personnage est d’abord présenté comme « la mère de Jésus », selon la chair, mais Jésus la conduit à dépasser ce rôle de mère, pour devenir modèle de l’écoute de la parole et de l’obéissance, et par là, conduire les disciples à la foi108. Après une distanciation par rapport au lien charnel mère/fils, Jésus tourne sa mère vers l’Heure, la réalisation du dessein du Père en son Fils, et la mère appelée « femme » collabore pleinement à ce dessein divin en ouvrant à l’attitude d’accueil, d’écoute, qui convient 106 L’unique autre passage où il est question de la mère de Jésus, mais sans qu’elle soit présente sur scène, est 6,42, où les Juifs refusant la révélation du pain descendu du ciel opposent l’origine terrestre de Jésus et son origine céleste : οὐχ οὗτός ἐστιν Ἰησοῦς ὁ υἱὸς Ἰωσήφ, οὗ ἡμεῖς οἴδαμεν τὸν πατέρα καὶ τὴν μητέρα ; πῶς νῦν λέγει ὅτι ἐκ τοῦ οὐρανοῦ καταβέβηκα ; Ici encore le personnage de la mère permet à l’évangéliste de scruter l’articulation entre famille charnelle et famille spirituelle. C’est à partir de cette origine terrestre prise par le Fils descendu du ciel, en devenant fils de la mère de Jésus, que les disciples recevront une nouvelle origine, spirituelle. 107 Dans le même sens, cf. GOURGUES, « Marie, la “femme” et la “mère” », 182 : « Désormais, la relation fondamentale est celle de la foi. Dans l’ordre du dessein de Dieu (l’œuvre) à accomplir, la “chair et le sang « n’y sont pour rien, la relation maternelle ne confère aucun statut privilégié. Quand vient l’heure de cette mission qui doit aboutir à la glorification, Marie la mère doit, en quelque sorte, céder la place à Marie la femme appelée à la foi ». Cf. également CULPEPPER, « The theology of the Johannine passion narrative », 29. 108 Cf. ZUMSTEIN, « De Cana à la croix », 301.
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pour permettre au dessein divin de s’accomplir109 – l’attitude du peuple répondant à l’Alliance110 : ὅ τι ἂν λέγῃ ὑμῖν ποιήσατε. Après cette parole, le personnage disparaît : mais elle permet que la parole de Jésus soit accueillie, et ultimement que, par ce signe archétypique, obtenu « non par la maternité charnelle mais par la foi »111, Jésus ayant manifesté sa gloire, les disciples croient en lui. En Jn 2, Jésus a conduit sa mère à dépasser le seul niveau de la famille charnelle, et la femme ainsi déplacée conduit au signe qui permet la foi des disciples ; à l’Heure advenue, en Jn 19, Jésus révèle que sa mère est bien mère, mais mère du disciple, dans une famille qui ne doit plus rien aux liens de la chair, mais tout, nous le verrons dans la scène suivante, à l’Esprit. Le personnage dont Jésus révélera qu’elle devient la mère du disciple au pied de la croix n’est pas présenté comme celle qui porte un enfant en son sein – ce serait retomber dans l’objection absurde de Nicodème, le disciple bien-aimé est déjà né – : la seule caractérisation que le lecteur ait reçue lui vient de Jn 2, où la mère est caractérisée par son accueil inconditionnel de la parole de son fils, sa foi en sa parole : ὅ τι ἂν λέγῃ ὑμῖν ποιήσατε. – À la lumière intratextuelle des autres γύναι du quatrième évangile Après sa première occurrence pour interpeller sa mère, le vocatif γύναι apparaît pour désigner d’autres femmes que la mère : la femme samaritaine, en 4,21 ; la femme adultère, en 8,10 ; Marie de Magdala en 20,13.15. Comme pour la mère de Jésus, toutes apparaissent « dans un contexte où elles communiquent leur foi »112, où elles « [permettent] le passage des disciples à la foi »113. Le titre met l’accent sur la transmission de la vie, transmission de la foi qui permet de recevoir la vie. – À la lumière intratextuelle de la parabole de la parturiente (Jn 16,20-22) Le titre invite aussi le lecteur à lire la scène à la lumière de la parabole de la parturiente, où il est également question de la femme et de l’Heure : de même que la femme qui enfante passe de la tristesse à la joie « quand un homme est né dans le monde » (16,21), de même les disciples, dans la tristesse à l’heure de la mort de Jésus, seront dans la joie. Cet écho intratextuel souligne le motif de la naissance : au pied de la croix, en 109 110 111 112 113
Dans le même sens, cf. BRAUN, La Mère des fidèles, 113. Cf. Ex 19,8 ; 24,3.7. JAUBERT, Approches, 76. CHARBONNEAU, « Jésus en croix », I, 19. MORGEN, « Les femmes dans l’évangile de Jean », 81.
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présence de cette femme qui est la mère de Jésus, un homme est né – qui est appelé « fils » ; et cette naissance – l’heure de la femme – est directement liée à la mort de Jésus – à l’heure de Jésus, à son départ. Le fait que 16,21 évoque la naissance d’un homme relie la parabole de la parturiente, et donc aussi la scène au pied de la croix, à la péricope de Nicodème114 ; en ces deux passages du quatrième évangile se retrouve cette substitution du terme ἄνθρωπος au terme attendu παιδίον, comme aussi dans le récit de la première naissance de la femme en Gn 4,1, présentant la même étrangeté : Jn 3,4
Jn 16,21
Gn 4,1
πῶς δύναται ἄνθρωπος γεννηθῆναι γέρων ὤν ; μὴ δύναται εἰς τὴν κοιλίαν τῆς μητρὸς αὐτοῦ δεύτερον εἰσελθεῖν καὶ γεννηθῆναι ;
ἡ γυνὴ ὅταν τίκτῃ λύπην ἔχει, ὅτι ἦλθεν ἡ ὥρα αὐτῆς· ὅταν δὲ γεννήσῃ τὸ παιδίον, οὐκέτι μνημονεύει τῆς θλίψεως διὰ τὴν χαρὰν ὅτι ἐγεννήθη ἄνθρωπος εἰς τὸν κόσμον.
Αδαμ δὲ ἔγνω Ευαν τὴν γυναῖκα αὐτοῦ, καὶ συλλαβοῦσα ἔτεκεν τὸν Καιν καὶ εἶπεν Ἐκτησάμην ἄνθρωπον διὰ τοῦ θεοῦ.
L’engendrement ἄνωθεν d’un homme, qui était l’objet du questionnement de Nicodème et de la révélation de Jésus en Jn 3, advient à l’heure de la croix, qui est aussi l’heure de la femme devenue mère de par Dieu115. À partir du lien intratextuel patent entre Jn 19,25-27 et Jn 16, Jn fait jouer l’intertextualité vétérotestamentaire116 : les oracles messianiques annonçant le rassemblement en Sion – la femme Sion, la mère Sion – s’accomplissent dans cette figure féminine qui est le point de départ du rassemblement des disciples117, de tous ceux qui prendront la place du Fils incarné118. Dans le même sens, LÉTOURNEAU, « Le double don de l’Esprit », 300. Cf. LÉTOURNEAU, « Le double don de l’Esprit », 300 : « Un lien remarquable est ainsi créé entre Jn 3,3.5 ; 16,20-21 et 19,26-27. Par une superposition d’images, l’enfantement de l’humanité avec l’aide de Yahvé est présenté comme le modèle de l’enfantement de la nouvelle humanité au pied de la croix. La mère de Jésus est en quelque sorte comparable à la femme de Jn 16,21, ou celle de Gn 4,1, qui a mis un homme dans le monde. » 116 Cf. FEUILLET, « L’heure de la femme », II, 369 et 379. 117 Nous ne pouvons, dans le cadre qui est le nôtre, montrer toute la richesse de l’intertextualité vétérotestamentaire pour éclairer Jn 19,25-17. Nous renvoyons aux études suivantes : SERRA, Marie à Cana, 118-124 ; LA POTTERIE, La passion de Jésus, 154-160 ; LÉTOURNEAU, « Le double don de l’Esprit », 301. Parmi la profusion d’hypothèses formulées, le texte johannique est très certainement éclairé par Is 26,17-21 ; 60,4-5 ; 66,7-8. 118 Cf. SERRA, Marie à Cana, 124 : « La “Mère” de Jésus, devient aussi, au pied de la croix, la “Mère” de ceux qui, par leur foi, ne font qu’un avec Jésus. » 114 115
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3.4.3.3. Le déclenchement du rassemblement (19,27b) La double parole de Jésus n’appelle pas de parole de réponse de la part des personnages, mais un accueil de cette parole, une écoute-obéissance, qui permette à cette révélation de porter son fruit : καὶ ἀπʼ ἐκείνης τῆς ὥρας ἔλαβεν ὁ μαθητὴς αὐτὴν εἰς τὰ ἴδια. • L’heure de l’élévation, déclenchement du rassemblement des fils (19,27b) Bien plus qu’une simple indication chronologique, le complément ἀπʼ ἐκείνης τῆς ὥρας (19,27) fait reparaître pour la dernière fois dans l’évangile le motif clé de l’Heure, par lequel tout le récit évangélique est polarisé vers l’heure de l’élévation119 : elle est un signal fort que le déclenchement du rassemblement des fils coïncide avec l’heure de la glorification (cf. 12,23 ; 17,1), l’heure de l’obéissance suprême du Fils à son Père (cf. 12,27)120, où Jésus passe de ce monde au Père (13,1)121. Elle met en lumière le lien entre le rassemblement ici commencé et le crucifié élevé qui révèle et crée cette nouvelle communauté. Le narrateur joue sur le double sens possible de la préposition ἀπό122 : c’est à partir de cette heure-là, mais aussi à cause de cette heure-là, comme un fruit de l’Heure, que le disciple accueille la mère chez lui, que les deux figures archétypiques sont rassemblées en une seule famille. L’heure qui n’était pas encore venue à Cana (2,4) est désormais arrivée, et la prolepse mixte123 manifeste bien qu’elle marque un avant et un après, le commencement d’un temps nouveau. Le narrateur quitte brièvement le temps de l’histoire pour envisager tout le temps ouvert par cet acte inaugural, rapporté par l’aoriste inchoatif ἔλαβεν : le temps que durera ce rassemblement dans l’unité du disciple bien-aimé et de la mère de Jésus, et au-delà de ces deux figures archétypiques, de tous ceux qui se laisseront rassembler dans cette unité, attirés par le Fils de l’homme élevé. • Le commencement du rassemblement des fils à la place du Fils incarné L’épilogue de la scène au verset 27b dit, avec une grande économie de mots, la réalisation du rassemblement révélé et créé par la double parole 119 Cf. 2,4 ; 4,21.23 ; 5,25.28 ; 7,30 ; 8,20 ; 12,23.27 ; 13,1 ; 16,4.25.32 ; 17,1. Le motif de l’Heure n’apparaît qu’ici dans le récit de la Passion. 120 Cf. note 129, p. 95. 121 Dans le même sens, cf. BEIRNE, Women and men, 181-182. 122 Cf. HEIL, Blood and water, 95, n. 31 ; MOLONEY, Glory, 144-145 et The Gospel of John, 503. 123 Cf. CULPEPPER, Anatomy, 61 : « Mixed prolepses are those which tell of events which will begin prior to the end of the narrative and continue past its ending. » L’auteur donne Jn 19,27 comme exemple de prolepse mixte (ibidem, 62).
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de Jésus, grâce à l’obéissance du disciple, et de la mère, dont l’agir est impliqué dans l’acte du disciple : leur seul acte dans cette scène consiste à vivre conformément à la parole de Jésus. Jésus s’adressait d’abord à la mère au verset 26 : c’est à partir de la mère – parce qu’à partir de la place qu’a prise le Fils dans la lignée des hommes – que Jésus a révélé le rassemblement qu’il crée. Mais c’est le disciple qui prend chez lui la mère : à partir de la place occupée par le Fils dans l’histoire, le rassemblement créé par Jésus est rassemblement des disciples qu’il aime, disciples qui, accueillant sa parole, se laissent rassembler, par le crucifié achevant sa mission, dans sa famille, dont le principe n’est plus la chair mais la foi en l’amour de Jésus. C’est le disciple qui est sujet dans cette phrase relatant l’obéissance à la parole du cucifié, et il est sujet du verbe ἔλαβεν. Il accueille le don de Jésus124 – αὐτήν –, il reçoit de prendre sa place dans la famille de Jésus. Par cet accueil, fruit de l’écoute de la parole, le rassemblement est commencé ; la mère, objet de l’accueil, est accueillie dans les biens propres du disciple, dans ce qui lui appartient : il reçoit la mère de Jésus comme sienne, il accepte cet héritage de Jésus, et va vivre comme fils de la même mère, à la place qu’a occupée le Fils. L’expression εἰς τὰ ἴδια a fait couler beaucoup d’encre125 : en utilisant cette expression, le narrateur met l’accent sur le rassemblement, initié par le Fils élevé, qui aboutit à la communion profonde des deux personnages. Cette lecture est confirmée par l’intratextualité. En effet, cette expression n’apparaît qu’à trois reprises dans le quatrième évangile : 1,11 ; 16,32 ; 19,27. L’occurrence précédant celle de 19,27 l’éclaire par contraste : ἰδοὺ ἔρχεται ὥρα καὶ ἐλήλυθεν ἵνα σκορπισθῆτε ἕκαστος εἰς τὰ ἴδια κἀμὲ μόνον ἀφῆτε· καὶ οὐκ εἰμὶ μόνος, ὅτι ὁ πατὴρ μετʼ ἐμοῦ ἐστιν. (16,32) 124 Comme le note LA POTTERIE, le verbe λαμβάνω se rapportant à la personne de Jésus dénote « un accueil confiant de la personne du Christ », un accueil qui est « le début de leur foi en lui ». Dans le quatrième évangile, le cas de 19,27, où « le verbe lambanô se rapporte à une autre personne que Jésus », à savoir sa mère, est unique : cf. La passion de Jésus, 162. Nous voyons là un indice supplémentaire du fait qu’accueillir la mère, pour le disciple bien-aimé, c’est obéir à la parole de Jésus, et ultimement accueillir Jésus dans la foi en prenant la place que le Logos devenu chair a prise dans la lignée des hommes, en se tenant ici-bas au lieu où demeure le Fils de Dieu devenu chair. Pour une étude précise du sens du verbe λαμβάνω en fonction du complément qu’il régit, cf. du même auteur « La parole de Jésus “Voici ta mère” », 33-34 et SERRA, Marie à Cana, 139. 125 Nous ne pouvons, dans le cadre qui est le nôtre, reprendre en détail cet abondant dossier. Nous renvoyons à l’histoire de la réception récapitulée par LA POTTERIE, « La parole de Jésus “Voici ta mère” », 1-39, et à la fine analyse de l’emploi johannique de la racine ἴδιος par SERRA, Marie à Cana, 132-138. Il est certain qu’on ne peut se satisfaire de voir dans ce geste un simple acte de piété filiale de Jésus assurant à sa mère un avenir sécurisant. On ne saurait lire ce verset comme une simple indication spatiale : le sens en est théologique.
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L’acte du disciple bien-aimé consentant au rassemblement révélé par Jésus élevé d’accueillir la mère dans ses biens propres, c’est-à-dire dans son intimité, chez lui, est le mouvement inverse de la dispersion prophétisée par Jésus en 16,32 – dispersion de ses disciples parce que leur foi n’est pas encore la foi authentique (16,31) qu’ils recevront lorsque l’Heure sera venue. Par la parole de Jésus, accueillie par les deux personnages au pied de la croix, s’opère le retournement de la dispersion provoquée par l’élévation du Fils de l’homme – révélation que, comme le prologue l’affirmait, εἰς τὰ ἴδια ἦλθεν, καὶ οἱ ἴδιοι αὐτὸν οὐ παρέλαβον – en un rassemblement inauguré en ces deux premières figures qui accueillent la parole de Jésus – ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν, ἔδωκεν (1,12). Alors que selon la prophétie, les disciples, séparés de leur maître à l’heure de l’adversité, étaient renvoyés « chacun à sa propre existence, une existence séparée de Jésus », au contraire, à l’heure de l’élévation-glorification, le disciple et la mère sont rassemblés, accueillant « une existence d’unité avec lui. »126 La prolepse annoncée dans le prologue a eu lieu, sans que soit encore explicité ici – avant le don de l’Esprit – que ceux qui accueillent le Logos devenu chair sont engendrés de Dieu. Dans cette phrase d’épilogue, le terme μήτηρ n’apparaît plus – la dernière évocation de ce personnage est faite par le pronom αὐτήν : la famille charnelle qui était au point de départ pour manifester l’enjeu de la scène laisse toute la place à la famille créée par Jésus dans laquelle prend place, par la foi et l’obéissance, le disciple que Jésus aimait – figure en attente de tous les disciples bien aimés que sont les destinataires. 3.5. L’accomplissement du don de Jésus : la transmission de l’Esprit (19,28-30) Dans la quatrième scène de l’acte du Golgotha, Jésus a révélé ce qu’il crée à l’heure de son élévation : sa nouvelle famille. Le disciple qu’il aimait est appelé à prendre sa place de Fils dans la généalogie humaine ; par les deux personnages symboliques attirés au pied du Fils de l’homme élevé a commencé le rassemblement des enfants de Dieu dispersés. La scène suivante, celle de la mort de Jésus, en racontant l’ultime don du crucifié, le don de l’Esprit, va montrer comment Jésus effectue ce qu’il 126 LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 147. Dans le même sens, SERRA, Marie à Cana, 136 ; POTTERIE, « La parole de Jésus “Voici ta mère” », 30 ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 155.
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vient de révéler à sa mère et à son disciple ; elle va raconter le don suprême de Jésus : le principe par lequel s’effectue, à l’heure de la croix, la création de la nouvelle famille de Jésus, le principe de l’engendrement ἄνωθεν – engendrement de l’Esprit (3,5-8). 3.5.1. La création de la famille de Jésus, accomplissement du dessein divin, acte de Dieu (verset 28) 3.5.1.1. Le lien entre la quatrième scène et la cinquième Le narrateur met en évidence le lien de cette nouvelle scène avec la précédente : à la différence de μετὰ ταῦτα, « utilisé pour signifier un laps de temps indéterminé »127, sans plus aucune valeur chronologique précise, μετὰ τοῦτο explicite la postériorité de l’épisode qui commence par rapport au précédent128, insiste sur l’enchaînement logique entre les deux scènes129. Le pronom τοῦτο, qui garde ici sa valeur de démonstratif, renvoie à l’ultime révélation de Jésus à la scène précédente, à ses ultimes paroles – les seules depuis qu’il a été élevé –, et qui prennent, dès lors, au verset 28 insistant sur la fin, le poids d’un testament légué aux siens par celui qui va mourir130. Ce que Jésus a révélé et créé dans la scène précédente constitue le terme de sa mission de Révélateur. Le second indice de temps, ἤδη, l’explicite, il y a un avant et un après l’épisode de la mère et du disciple rassemblés en une famille ; et cet adverbe fait crochet sémantiquement avec l’épilogue de la quatrième scène : le terme du don de Jésus exprimé au début de la cinquième scène par ἤδη πάντα τετέλεσται (verset 28) est le corrollaire du commencement de la vie de la famille nouvelle de Jésus exprimé dans la prolepse mixte ἀπʼ ἐκείνης τῆς ὥρας (verset 27). Une fois que Jésus a vu au pied de la croix la mère et le disciple bien-aimé, qu’il leur a révélé les nouvelles relations qu’il crée entre eux et que les personnages ont accueilli cette parole en se laissant rassembler dans la nouvelle famille, alors, Jésus sait que tout est accompli.
GOEDT, « Un schème de révélation », 147. Cf. GOEDT, idem. L’auteur analyse l’emploi de cette expression dans le quatrième évangile, notamment en 2,12, où il est clair que τοῦτο garde sa valeur de démonstratif. 129 Cf. SERRA, Marie à Cana, 112-113 ; MOLONEY, « Mary », 437, n. 36. 130 Cf. ZUMSTEIN, « De Cana à la croix », 303 – même si l’auteur précise ailleurs : « On ne peut parler de testament au sens propre puisque la volonté du Crucifié prend effet immédiatement et dès avant sa mort », L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 250, n. 14. Pour la dimension de testament, cf. également LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 141. 127 128
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Le texte grec ne comportant pas de ponctuation, le verset 28 pose une difficulté de segmentation : faut-il lire la proposition ἵνα τελειωθῇ ἡ γραφή avec ce qui précède (A)131 ou avec ce qui suit (B)132 ? Lecture A : Μετὰ τοῦτο εἰδὼς ὁ Ἰησοῦς ὅτι ἤδη πάντα τετέλεσται ἵνα τελειωθῇ ἡ γραφή, /λέγει· διψῶ. Lecture B : Μετὰ τοῦτο εἰδὼς ὁ Ἰησοῦς ὅτι ἤδη πάντα τετέλεσται /ἵνα τελειωθῇ ἡ γραφή, λέγει· διψῶ.
Nous optons pour la première lecture (A), pour les raisons suivantes133 : – L’étude de toutes les propositions introduites par ἵνα dans le quatrième évangile permet de conclure que ces propositions suivent presque toujours la proposition principale qu’elles complètent134. En particulier, les propositions en ἵνα introduisant une citation d’accomplissement sont toutes placées après la principale135. – Alors que toutes les autres formules d’accomplissement utilisent le verbe πληρόω, comme en 19,24 et 36 (cf. également 13,18 ; 17,12), le 131 C’est la proposition défendue par BAMPFYLDE, « John XIX 28 », 247-260. Cet auteur est suivi par bien d’autres, cf. notamment SERRA, Marie à Cana, 115-116 ; LA POTTERIE, La passion de Jésus, 150, 167-168 ; GOEDT, « La mère de Jésus », 215. C’est le choix retenu par la BJ de 1973. 132 La plupart des éditeurs modernes ont fait le choix B. C’est le choix de DELEBECQUE, Évangile de Jean, 135. MOLLAT manifeste encore plus clairement ce choix en modifiant l’ordre des mots : « Puis, sachant que tout était achevé désormais, Jésus dit, pour que toute l’Écriture s’accomplît : “J’ai soif.” » (VAUX, La Sainte Bible, 1956, p. 1427). Cf. de même, OSTY, La bible, 1973, 2309 ; TOB, 2012, 2345. ZUMSTEIN, tout en notant la difficulté, opte également en ce sens dans sa traduction, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 252. De même, BERNARD, A critical and exegetical commentary, 638. Pour LÉON-DUFOUR, « Les deux constructions sont possibles. […] la formule scripturaire d’accomplissement vaut doublement, en arrière et en avant. » (Lecture, IV, 150-151). 133 Dans le même sens, cf. BAMPFYLDE, « John XIX 28 », 147-148 ; SERRA, Marie à Cana, 115. 134 En 1,31, la finale en ἵνα précède la principale, mais elle est précédée de la conjonction ἀλλά, et mise en tête pour un effet d’opposition, dans une phrase sans ambiguïté, où elle ne peut être subordonnée à la proposition qui la précède. De même, en 19,31, la proposition finale est mise en tête dans une phrase sans ambiguïté, et pour manifester le lien avec la préparation. Nous n’avons trouvé aucun autre exemple où la proposition en ἵνα complèterait une proposition principale placée après elle alors qu’elle pourrait compléter une proposition principale placée avant elle. Personne n’a songé à segmenter ainsi Jn 13,1 : Πρὸ δὲ τῆς ἑορτῆς τοῦ πάσχα εἰδὼς ὁ Ἰησοῦς ὅτι ἦλθεν αὐτοῦ ἡ ὥρα//ἵνα μεταβῇ ἐκ τοῦ κόσμου τούτου πρὸς τὸν πατέρα, ἀγαπήσας τοὺς ἰδίους τοὺς ἐν τῷ κόσμῳ εἰς τέλος ἠγάπησεν αὐτούς. Il semble donc que ce soit la difficulté d’interpréter l’apparente redondance de ἵνα τελειωθῇ ἡ γραφή par rapport à ὅτι ἤδη πάντα τετέλεσται qui a conduit à une segmentation peu naturelle en grec. 135 17,12 ; 18,9 ; 18,32 ; 19,24.36.
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narrateur emploie ici le verbe τελειόω136. D’autre part, alors que ces autres formules introduisent une citation clairement reconnaissable137, il n’en est pas de même pour διψῶ. Il est bien question de soif abreuvée par le vinaigre au Ps 68,22 LXX138, invoqué comme texte cible de la formule, mais ce texte ne permet pas un rapprochement textuel139 : Jn ne cite pas ici le psaume, comme il le fait ailleurs quand il veut montrer l’accomplissement. Dans le récit johannique de la Passion, le narrateur racontant la fin de Jésus explicite pour le lecteur l’accomplissement dont il est le témoin en citant les Écritures : ce serait ici la seule fois qu’il montrerait Jésus lui-même faisant quelque chose dans le but direct d’accomplir un passage précis de l’Écriture. – Si l’on segmente le texte selon la seconde proposition, le διψῶ de Jésus et le don du vinaigre sont présentés comme l’ultime épisode permettant que soit accomplie l’Écriture : comment comprendre alors l’affirmation du narrateur selon laquelle Jésus savait, dès la fin de la scène précédente, que désormais ἤδη πάντα τετέλεσται, et sa dernière parole qui lui fait écho – τετέλεσται ? Dès avant l’épisode du vinaigre, Jésus le sait, tout est achevé, et il le dit après l’épisode du vinaigre, qui n’est donc pas le dernier élément permettant d’atteindre l’achèvement. – Le sens du texte lu selon la première segmentation semble bien préférable. Ce n’est pas la parole « j’ai soif » qui accomplit l’Écriture, mais bien le dernier épisode raconté140 : en voyant que le disciple et la mère ont accueilli sa parole de révélation et qu’en eux, le rassemblement de sa nouvelle famille a commencé, Jésus sait que désormais tout est achevé pour que l’Écriture soit accomplie. C’est dire à quel point le rassemblement de la famille de Dieu par Jésus à l’heure de passer vers son Père est au cœur de la problématique de l’évangile.
136 C.T. Cette spécificité de la formule ici adaptée explique aisément la correction des scribes dans la variante textuelle πληρωθῇ in אDs Θ ƒ1.13 (565) it. Cf. NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 369. 137 19,24 cite ad litteram Ps 21,19 LXX (cf. p. 328) ; 19,36 cite ad sensum Ex 12,46 et Nb 9,12, en s’inspirant aussi de Ps 34(33),20 (cf. p. 381) ; 19,37 cite Za 12,10 ad sensum d’après l’hébreu (cf. p. 382). 138 Καὶ ἔδωκαν εἰς τὸ βρῶμά μου χολὴν καὶ εἰς τὴν δίψαν μου ἐπότισάν με ὄξος. Cf. également Ps 21,16 LXX. 139 BAMPFYLDE, « John XIX 28 », 247 : « no Old Testament quotation has been identified with certainty. » 140 De même, LA POTTERIE, La passion de Jésus, 167.
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3.5.1.2. Le τέλος de l’œuvre du Fils accomplissant l’œuvre du Père • Le rassemblement des fils à la place du Fils : achèvement de la mission confiée par le Père Après que Jésus a permis le commencement du rassemblement qui trouve sa source dans son élévation, tout est achevé : il le sait – comme le précise le narrateur omniscient au verset 28 –, il le dit dans son ultime parole – τετέλεσται. Cette dernière parole est comme un cri de victoire de celui qui a accompli jusqu’au bout la mission que lui a confiée le Père141 : « comme un cri de victoire du roi messianique sur le trône de la croix »142. L’accent est fortement mis sur le fait que, après la quatrième scène, Jésus a désormais atteint la fin, le terme de toute son œuvre – tous ses gestes et paroles, toute son œuvre de révélation. La manifestation de sa gloire commencée lors de la première apparition de la mère, dans l’ἀρχή des signes, a atteint son τέλος dans la seconde scène où elle apparaît143. Avec la dernière révélation performative à sa mère et au disciple bien-aimé, il a aimé les siens εἰς τέλος (cf. 13,1) : le verbe τελέω n’apparaissant dans tout l’évangile que dans cette double occurrence des versets 28 et 30 ne peut manquer de pointer vers l’hapax johannique τέλος du prologue du livre de l’Heure qui en donne la clé de lecture, en 13,1. L’amour jusqu’au bout qui était préfiguré dans le geste du lavement des pieds s’accomplit dans l’élévation144. La scène de la fondation de la nouvelle famille contient donc « le τέλος des “œuvres” que Jésus a accomplies par agapè pour les siens »145. Or cette fin de son œuvre exprimée par le verbe τελέω est explicitée, dans la finale ἵνα τελειωθῇ ἡ γραφή, par un troisième terme de la même racine τέλος, le verbe τελειόω. Ce verbe dénote l’accomplissement parfait, complet, de l’œuvre qui s’achève146 ; il signifie « conduire à bon terme »147. Or ce verbe est toujours utilisé dans le quatrième évangile pour évoquer l’accomplissement par Jésus de l’œuvre du Père148 : Jésus, BERNARD, A critical and exegetical commentary, 638 ; MOLONEY, Glory, 146 et The Gospel of John, 504. 142 LA POTTERIE, La passion de Jésus, 190. 143 Cf. LIEU, « The Mother », 69. 144 Cf. LA POTTERIE, La passion de Jésus, 151-152. 145 GOEDT, « Un schème de révélation », 149. 146 Pour la différence de sens entre les deux verbes, cf. BAMPFYLDE, « John XIX 28 », 250. 147 SERRA, Marie à Cana, 116. 148 Cf. 4,34 : ἐμὸν βρῶμά ἐστιν ἵνα ποιήσω τὸ θέλημα τοῦ πέμψαντός με καὶ τελειώσω αὐτοῦ τὸ ἔργον ; 5,36 : Ἐγὼ δὲ ἔχω τὴν μαρτυρίαν μείζω τοῦ Ἰωάννου· τὰ γὰρ ἔργα ἃ δέδωκέν μοι ὁ πατὴρ ἵνα τελειώσω αὐτά, αὐτὰ τὰ ἔργα ἃ ποιῶ μαρτυρεῖ 141
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après la quatrième scène, est arrivé à la fin, au terme de sa mission, en cela qu’il a complètement, parfaitement accompli l’œuvre que le Père lui a confiée en l’envoyant. La création de la famille de Dieu, le don par Jésus de sa place de fils, est l’accomplissement de l’œuvre du Fils accomplissant l’œuvre du Père. • L’œuvre du Père s’accomplit et se voit dans l’œuvre de Jésus, en position divine C’est dans cet accomplissement parfait de l’œuvre du Père (19,28) que Jésus crée sa nouvelle famille (quatrième scène). Mais notons-le, à cette heure de l’accomplissement, les termes Fils et Père ne sont pas employés. Pour le moment, l’attention du lecteur est complètement fixée sur Jésus aimant εἰς τέλος. En effet, la comparaison de l’ultime emploi du verbe τελειόω en 19,28 et de tous les précédents permet de repérer que, pour la première fois, ce qu’il s’agit d’accomplir totalement est l’Écriture, alors que dans toutes les occurrences précédentes (4,34 ; 5,36 ; 17,4), c’était l’(les) œuvre(s) de celui qui a envoyé Jésus/du Père. En ne nommant pas ici le Père, tout l’accent est mis sur l’accomplissement parfait, dans l’œuvre de Jésus, du dessein divin consigné dans l’Écriture – considérée ici dans son ensemble149, plus que dans telle prophétie précise (διψῶ) – : en témoigne la reprise accumulative de toutes les figures typologiques tout au long de l’acte du Golgotha. Dans cet acte du crucifiement, du τέλος, Dieu n’est pas nommé, le Père n’est pas nommé150, mais Jésus seul, en position royale et divine, rend jusqu’au bout le témoignage pour lequel il a été envoyé. Nous retrouvons l’accent sur la complétion souligné dans l’analyse de l’ouverture de l’évangile151 : Θεὸν οὐδεὶς ἑώρακεν πώποτε· μονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς ἐκεῖνος ἐξηγήσατο. (1,18) Le Père n’apparaît nulle part dans l’acte du Golgotha parce qu’en accomplissant parfaitement l’œuvre que lui a donnée le Père, Jésus raconte entièrement le Père. Il l’avait révélé aux siens en 14,9 : ὁ ἑωρακὼς ἐμὲ ἑώρακεν τὸν πατέρα. περὶ ἐμοῦ ὅτι ὁ πατήρ με ἀπέσταλκεν. 17,4 : (prière adressée au Père) ἐγώ σε ἐδόξασα ἐπὶ τῆς γῆς τὸ ἔργον τελειώσας ὃ δέδωκάς μοι ἵνα ποιήσω. 149 À la lumière de l’ensemble de la scène, on peut penser en particulier à toutes les prophéties messianiques d’effusion de l’Esprit : cf. BAMPFYLDE, « John XIX 28 », 252253. C’est la promesse du don de la vie nouvelle qui s’accomplit. 150 Ce trait est propre à Jn : θεός apparaît en Mt 27,40.43.46.54 ; Mc 15,34.39 ; Lc 23,35.40.47 ; πατήρ en Lc 23,34.46. 151 Cf. p. 183.
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Dieu est absent dans l’acte du Golgotha : son œuvre se donne à voir dans l’œuvre de Jésus qui l’accomplit parfaitement. Pour découvrir l’acte divin d’engendrer les croyants d’en haut (Jn 3), de Dieu (Jn 1), il faut recevoir le témoignage de l’acte suprême de Jésus, Dieu, accomplissant jusqu’au bout la volonté de Dieu, le Père. • Tout concourt, dans cette scène, à placer Jésus en position divine Une fois encore, comme nous l’avons vu pour la titulature royale152 et dans la scène du don de la tunique153, l’accent de l’acte du Golgotha est sur le fait que ce qui s’y passe, ce qui s’y donne, est l’acte de Dieu. – La connaissance divine de Jésus Εἰδὼς ὁ Ἰησοῦς ὅτι ἤδη πάντα τετέλεσται. La cinquième scène racontant le τέλος de l’amour du Christ pour les siens a la même ouverture que le prologue du livre de l’Heure : par l’affirmation du narrateur que Jésus a la pleine connaissance de tout son itinéraire. Jésus sait d’une « connaissance transcendante et divine »154, parce qu’il est le LogosDieu, que l’heure est venue de passer de ce monde vers le Père (13,1) ; il sait qu’il est sorti de Dieu et qu’il va à Dieu (13,3). Lui qui est sorti librement au-devant de ceux qui étaient venus le saisir, connaissant les événements de la Passion qui commençaient (18,4), il sait maintenant que la fin est arrivée, qu’il a pleinement accompli tout ce pour quoi il est venu dans le monde. Cette pleine connaissance permet de manifester sa parfaite unité avec le Père : Jésus ne subit pas les événements mais s’y livre librement et souverainement. – La pleine maîtrise des événements À cette caractéristique divine de la pleine connaissance se joint celle de la pleine maîtrise des événements, qu’il déclenche, guide et mène à leur terme selon le dessein divin. Le don du vinaigre apparaît, dans le récit matthéen155 (Mt 27,48), inséré entre deux paroles de dérision invoquant Élie (Mt 27,47 et 49), et entre deux cris de Jésus (Mt 27,46 et 50). Il est un des éléments du modèle de l’innocent persécuté suivi par les synoptiques dans leur récit de la Passion. Or Jn n’a pas retenu cette 152
Cf. p. 314. Cf. p. 325-328. 154 SERRA, Marie à Cana, 113. Cf. LA POTTERIE, « Οἶδα et γινώσκω », 713-717. 155 Cf. également le parallèle marcien : Mc 15,34-37. L’épisode du vinaigre apparaît plus tôt dans le récit lucanien de la Passion : cf. Lc 23,36. Luc explicite l’intention malveillante des soldats qui proposent le vinaigre à Jésus. 153
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typologie156. L’irénique récit johannique de la Passion a délibérément gommé toute violence, pour présenter un Jésus libre et souverain, jusqu’à l’heure de sa mort. Personne ne se moque de lui : Jésus est le seul acteur de l’épisode. Tout est à disposition – ce qu’indique la pause descriptive du verset 29 – pour l’acte que lui-même déclenche par sa parole (verset 28). À la suite de l’expression de sa soif, des personnages non nommés s’exécutent : lui seul est nommé dans cette scène de sa mort157. L’acte des soldats amené par sa parole a pour effet de servir le dessein divin : d’une part, nous y reviendrons, à leur insu, ils désignent Jésus comme l’agneau pascal158 ; d’autre part, Jésus a attendu leur coopération pour dire à haute voix ce qu’il savait depuis le début de la scène : τετέλεσται. Loin que le don du vinaigre paraisse dans une scène de dérision, il est le dernier épisode que Jésus voulait vivre avant de choisir de mourir. Le récit johannique est le seul où Jésus boit le vinaigre : après quoi, quand il le décide, c’est-à-dire seulement lorsqu’il a achevé tout ce qu’il est venu faire et après avoir suscité un accueil de l’œuvre qu’il achève, il « “agit” sa mort »159. – Jésus est Dieu, un avec Dieu Autre caractéristique du récit johannique manifestant que Jésus est en position divine, Jn ne rapporte pas de cri du crucifié se sentant abandonné de Dieu ou s’adressant à Dieu à l’heure de sa mort, comme dans les récits synoptiques. Dans le récit johannique, Jésus, à l’heure où il accomplit parfaitement l’œuvre du Père, est Dieu : « il n’y a pas de hiatus entre Jésus et Dieu »160. Sa mort n’est pas appréhendée comme le scandale manifestant une « crise de la relation entre le Fils et le Père »161, mais au contraire comme le lieu de la parfaite union de Jésus avec le Père qu’il montre, le lieu de la parfaite obéissance et de l’amour jusqu’au bout. Parfaitement uni au Père dont il achève l’œuvre, Jésus ne crie pas à Dieu son sentiment d’abandon, ni même son offrande : il ne se situe pas face à Dieu, il est Dieu qui transmet l’Esprit.
156 Nous renvoyons à la démonstration d’ALETTI, « Mort de Jésus et théorie du récit », 147-160. Cf. également ZUMSTEIN, « L’interprétation de la mort », 117 et L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 193. 157 On retrouve le même procédé que dans la première scène de l’acte : toute l’attention est concentrée sur Jésus. Cf. LA POTTERIE, La passion de Jésus, 169. 158 Cf. p. 356. 159 ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 255. 160 ALETTI, « Mort de Jésus et théorie du récit », 151. 161 ZUMSTEIN, « L’interprétation de la mort », 110.
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– L’œuvre de Dieu accomplie en Jésus Εἰδὼς ὁ Ἰησοῦς ὅτι ἤδη πάντα τετέλεσται ἵνα τελειωθῇ ἡ γραφή. Les passifs divins manifestent que l’accomplissement parfait de l’œuvre du Père dans l’œuvre de Jésus est œuvre divine. Dieu a totalement accompli dans l’acte de Jésus ce qu’il avait annoncé dans l’Écriture. 3.5.2. Jésus, Dieu, crée sa nouvelle famille en livrant l’Esprit 3.5.2.1. « J’ai soif » : Jésus suscite l’accueil du don de l’Esprit Voyons comment, conformément à la clé donnée au lecteur dès le prologue162, le récit du don de l’Esprit – don suprême du Fils, principe de l’engendrement ἄνωθεν – articule le don de Dieu (qui s’achève) et la nécessité d’un accueil de ce don (à partir de l’Heure, et tout au long du temps de l’Église). • Une parole lorsque tout est achevé : pour que le don achevé soit reçu Après la fondation par Jésus de sa nouvelle famille et le commencement du rassemblement des siens par le Christ élevé, Jésus a achevé de mener à bonne fin l’œuvre divine consignée dans l’Écriture. Pourtant, un ultime épisode – de son vivant – est raconté, rapportant au discours direct deux dernières paroles de Jésus. Avant que Jésus exprime à voix haute l’achèvement qu’il savait déjà atteint au début de la scène, il exprime sa soif et, provoquant par cette parole le don des adjuvants paradoxaux, il boit. Le narrateur a suffisamment insisté sur le fait que désormais tout est achevé : le διψῶ de Jésus n’est pas un geste ou une parole de plus dans son œuvre de révélation, mais l’expression d’un désir, l’initiation d’un échange avec les destinataires de son don. Depuis le début de l’acte du crucifiement, l’axe vertical a été parcouru dans le sens de la descente : Jésus donne son titre, sa fonction royale à tous ceux qui voient le titulus d’en bas, il donne ses vêtements et sa tunique, symbole de son corps, de toute sa personne, aux soldats au pied de la croix, il donne sa mère, sa place de Fils, au disciple bien-aimé. Pour la première fois, cet axe vertical est parcouru du bas vers le haut lorsque le « ils » non spécifié lève vers celui qui a été élevé la branche d’hysope portant l’éponge imbibée de vinaigre, en réponse à la parole de Jésus : Jésus a suscité une réponse de ceux qui sont en bas – fût-ce celle, pour le moment, de ceux qui participent à sa mise à mort. Jn une fois encore inverse le sens de l’acte malveillant des opposants du juste persécuté dans le Ps 68,22 LXX : ici c’est la parole de Jésus qui déclenche ce geste 162
Cf. p. 64-68.
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des soldats, Jésus prend ce qu’on lui donne en réponse à son désir, et seulement alors – ὅτε οὖν ἔλαβεν τὸ ὄξος ὁ Ἰησοῦς εἶπεν· τετέλεσται –, lorsqu’il a reçu ce qu’on lui donnait d’en bas, déclare venue l’heure où il choisit de remettre l’Esprit. La scène est pleine d’ironie : dans le récit johannique, l’éponge n’est pas fixée à un roseau163 mais à une branche d’hysope164, inadaptée à cet office165, et partant intentionnellement choisie pour signifier que les adjuvants paradoxaux tendent vers Jésus le rameau qui doit être trempé dans le sang de l’agneau pascal. Du point de vue du lecteur, ils entrent dans le dessein de Dieu, et désignent, ironiquement, l’Agneau qui veut leur donner la libération par son sang. Parce que Jésus a dit sa soif, son besoin de recevoir de ceux qui le crucifient, ils tendent vers lui l’hysope, et toute l’attention est centrée sur la bouche de Jésus (verset 29), qui prend ce qu’ils donnent : cette bouche dont va sortir un instant plus tard l’Esprit. Ainsi, alors que le narrateur, dans la proposition participiale, jetait un regard rétrospectif pour souligner la fin de l’œuvre de Jésus qui va mourir, la parole de Jésus διψῶ, elle, appelle une réponse au don qui s’achève. Elle oriente « en sens inverse, vers l’avant », elle ouvre sur l’avenir, « l’époque qui va commencer après la mort de Jésus »166. Cet appel se fait entendre lorsque « tout se trouve achevé », τετέλεσται, au parfait : on est entré dans le temps de l’achèvement, ces derniers temps où l’humanité va recevoir tout ce qui lui a été donné. L’histoire du Logos devenu chair s’achève, le protagoniste va mourir, il a tout dit : mais l’intrigue du quatrième évangile n’est pas terminée, qui concerne le fruit de la vie de ce protagoniste dans la vie de tous ceux qui recevront son témoignage, leur accueil du don de devenir enfants de Dieu par la foi en son Nom révélé. Κάλαμος, en Mt 25,48 et Mc 15,36. L’hysope est utilisée dans le rituel de la pâque, trempé dans le sang de l’agneau pascal pour marquer les linteaux des portes. Cf. Ex 12,22 ; Ps 50,9 LXX. Le terme σκεῦος, hapax johannique placé en tête du v. 29, se trouve plusieurs fois associé à l’hysope dans l’Ancien Testament en contexte de purification. Voir par exemple Nb 19,17-18 ; Lv 14,4-7. 165 C.T. La variante ὑσσῷ, qui s’explique par haplographie, peut également être une correction de ce qui semble manquer de cohérence dans le contexte : « One eleventhcentury manuscript (476*) reads ὑσσῷ (“a javelin” ; compare perticae (itb, ff2, n, v) “a pole or long staff”) » (METZGER, A textual commentary, 1994, 217). Autre variante (par influence de Mc 15,36 et Mt 27,34.48) manifestant l’étrangeté de la mention de l’hysope – et soulignant, conséquemment, sa signification : « The change in Θ of ὑσσώπῳ to καλάμῳ is evidently due to the difficulty felt by the scribe in the words ὑσσώπῳ περιθέντες. » (BERNARD, A critical and exegetical commentary, 640). 166 LA POTTERIE, La passion de Jésus, 191. 163 164
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• Dans un retournement, un salut La typologie pascale de l’agneau par laquelle s’est ouverte à la fois la révélation inaugurale de l’identité de Jésus (1,29 et 36) et la révélation paroxystique de son identité, lorsque l’Heure est venue, dans le récit johannique de la Passion (18,28)167, est reprise à l’heure de la mort de Jésus, ironiquement puisqu’elle est le fait des opposants paradoxaux, pour signifier la dimension salvifique de cette mort : Jésus élevé est Roi en tant qu’il est l’agneau se livrant pour la libération du peuple, pour la création du peuple des enfants de Dieu. Si Jésus est le Roi divin rassemblant les enfants de Dieu dispersés, c’est au prix de son sang versé pour le salut de ceux qui rejettent la révélation de son Nom. La typologie pascale de l’agneau est pour le lecteur : pour qu’il passe du groupe de ceux qui ne l’ont pas accueilli à celui de ceux qui l’ont accueilli, et ont reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu (1,12). • Jésus suscite la soif, l’accueil de l’Esprit, principe de l’engendrement divin Pour terminer l’interprétation de cette scène, il est nécessaire de recueillir les lumières de l’intratextualité, comme le texte lui-même y conduit : les derniers intants de Jésus à l’heure où il a achevé sa révélation ne peuvent se comprendre qu’à la lumière de ce qu’il a révélé au temps de son témoignage qui ici se termine. Dans la scène de la Samaritaine – qui fait pendant avec la révélation à Nicodème sur l’engendrement d’en haut168 –, Jésus déjà a demandé à boire, dans le but de donner à boire, afin de susciter la soif que lui seul peut désaltérer – à un tout autre niveau que le sens terrestre d’abord perçu par son interlocuteur. Plusieurs indices justifient ce rapprochement intratextuel. Tout d’abord, en 4,6, Jésus s’est assis ἐπὶ τῇ πηγῇ – sur la source avec laquelle il semble se confondre – vers la sixième heure (4,6) : à l’heure même de la Passion, l’heure où il est livré pour être crucifié 167 La première et la dernière scène de l’acte central de la Passion où est révélée la royauté de Jésus, présentent toutes deux une allusion à l’agneau pascal : καὶ αὐτοὶ οὐκ εἰσῆλθον εἰς τὸ πραιτώριον, ἵνα μὴ μιανθῶσιν ἀλλὰ φάγωσιν τὸ πάσχα (18,28) et ἦν δὲ παρασκευὴ τοῦ πάσχα, ὥρα ἦν ὡς ἕκτη (19,14) – Jésus est mis à mort à l’heure du sacrifice des agneaux au Temple. Jésus est Roi en étant l’agneau de Dieu immolé pour la libération du peuple. À l’heure où il achève la révélation de son Nom, toutes les figures typologiques convergent pour désigner celui qui les accomplit d’une manière inouïe. Cf. plus loin p. 382-387. 168 Un homme, une femme ; un Juif, une Samaritaine ; de nuit, au milieu du jour… Cf. COTHENET, La chaîne des témoins, 35-36 ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 142.
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(19,14), celle à laquelle les agneaux sont immolés dans le Temple. Jésus dit à la Samaritaine : δός μοι πεῖν· (4,7). Cette demande est l’objet d’un malentendu169 (4,9) qui permet à Jésus de révéler le véritable don de l’eau dont il s’agit, un don divin, le don de l’eau vive, celui dont il n’est pas le destinataire mais le divin donateur : εἰ ᾔδεις τὴν δωρεὰν τοῦ θεοῦ καὶ τίς ἐστιν ὁ λέγων σοι· δός μοι πεῖν, σὺ ἂν ᾔτησας αὐτὸν καὶ ἔδωκεν ἄν σοι ὕδωρ ζῶν (4,10). La scène de malentendu conduit du « donne-moi à boire » de Jésus au « donne-moi de cette eau » de la Samaritaine au verset 15 : κύριε, δός μοι τοῦτο τὸ ὕδωρ, ἵνα μὴ διψῶ μηδὲ διέρχωμαι ἐνθάδε ἀντλεῖν. Dans ce retournement de la soif de Jésus à celle de la Samaritaine apparaît l’unique autre occurrence de la forme διψῶ dans le quatrième évangile170 : si Jésus dans cette rencontre a demandé à boire, c’est bien pour conduire cette femme à découvrir sa soif profonde à elle, l’adoration du Père en esprit et en vérité, et pour que beaucoup, dans le sillage de cette rencontre, confessent que Jésus est « le sauveur du monde » (4,42). Un même renversement est à l’œuvre dans la scène de la mort de Jésus : le crucifié dit sa soif ; cette demande est l’objet d’un malentendu puisque les soldats non nommés répondent à cette soif en lui donnant à boire du vinaigre. Mais cette réponse, qui en reste au niveau terrestre, est le chemin emprunté par Jésus pour donner à boire l’eau vive, l’eau donnée par ἐγώ εἰμι (4,26), qui « deviendra en [celui qui la boira] source d’eau jaillissant en vie éternelle » (4,14) : celui qui va transmettre l’Esprit est l’agneau immolé pour la libération du peuple des enfants de Dieu. Le texte lui-même invite à cette lecture de la scène de la mort de Jésus à la lumière de la rencontre avec la Samaritaine. Pour le voir, il faut tenir compte de la prophétie de Jésus en 7,37-38 – 37 ἐάν τις διψᾷ ἐρχέσθω πρός με καὶ πινέτω 38 ὁ πιστεύων εἰς ἐμέ καθὼς εἶπεν ἡ γραφή, ποταμοὶ ἐκ τῆς κοιλίας αὐτοῦ ῥεύσουσιν ὕδατος ζῶντος. –, et du commentaire explicite du narrateur qui la suit, en 7,39171 : 39 τοῦτο δὲ εἶπεν περὶ τοῦ πνεύματος […] οὔπω γὰρ ἦν πνεῦμα, ὅτι Ἰησοῦς οὐδέπω ἐδοξάσθη.
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Sur le procédé johannique du malentendu, cf. p. 237-238, 292 et note 26, p. 414. Cette forme identique permet le rapprochement textuel, même si διψῶ en 4,15 est un subjonctif, alors qu’en 19,28, la même forme est un indicatif. 171 Les seuls passages où, en plus de 19,28, apparaît le verbe διψῶ dans le quatrième évangile sont les deux passages ici évoqués – l’épisode de la Samaritaine (4,13.14.15) et la prophétie de Jésus en 7,37 – et Jn 6,35, où il apparaît en lien avec le croire : ὁ πιστεύων εἰς ἐμὲ οὐ μὴ διψήσει πώποτε. La soif des hommes ne peut être désaltérée que dans la foi au Pain de vie, au Fils. 170
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À quiconque a soif – cette soif qu’il a conduit la Samaritaine à découvrir –, Jésus propose de venir à lui, de croire en lui, de boire aux fleuves d’eau vive qui couleront de son sein : et le narrateur explicite en 7,39 que Jésus parlait de l’Esprit, qui sera transmis lorsque Jésus sera glorifié – c’est-à-dire crucifié. Cette intratextualité172 tissant les trois textes permet d’articuler le διψῶ de Jésus et le don de l’Esprit : Jésus exprime sa soif…
[Passage par le malentendu]
… pour donner à boire l’eau vive, l’Esprit 1) 28 εἰδὼς ὁ Ἰησοῦς ὅτι 4) 30 ὅτε οὖν ἔλαβεν τὸ ἤδη πάντα τετέλεσται ὄξος ὁ Ἰησοῦς εἶπεν· ἵνα τελειωθῇ ἡ γραφή, τετέλεσται, 2) λέγει· διψῶ. 3) 29 σκεῦος ἔκειτο ὄξους 5) καὶ κλίνας τὴν μεστόν· σπόγγον οὖν κεφαλὴν παρέδωκεν τὸ μεστὸν τοῦ ὄξους ὑσσώπῳ πνεῦμα. περιθέντες προσήνεγκαν αὐτοῦ τῷ στόματι.
Après avoir achevé sa mission divine en suscitant le rassemblement inchoatif de la mère et du disciple, Jésus dit : « J’ai soif » pour conduire les destinataires de son don à l’accueillir – comme la Samaritaine découvrant sa soif –, pour susciter leur foi (cf. 7,38), pour que ses destinataires puissent boire les fleuves d’eau vive qui vont couler de son côté173, c’està-dire l’Esprit qu’il transmet (verset 30). 3.5.2.2. L’ultime don de Jésus élevé, le don de l’Esprit, principe de l’engendrement divin (19,30c) • Le don de l’Esprit Le début de la micro-unité a insisté sur l’achèvement de la mission de Jésus, jusqu’à son cri de victoire : τετέλεσται. Alors le narrateur peut 172 Il est éclairant de lire les trois passages en synopse. 1) La soif de Jésus. Il exprime sa soif en 4,7 et 19,28. 2) Le Renversement : de la soif de Jésus à celle de ses destinataires, des bénéficiaires de son don. Jésus dévoile la soif de son interlocutrice en 4,15 ; il s’adresse à ceux qui ont soif en 7,37 ; en Jn 19, le récit ne parle pas de la soif de ceux qui ont entendu le διψῶ de Jésus. On repère là un blanc du texte sur les destinataires du don de l’Esprit, qui dit l’ouverture maximale, le don universel. 3) L’objet de la soif : l’eau vive, le passage à un plan supérieur. En 4,26, l’eau vive doit être comprise à un autre niveau de sens, en lien avec celui qui la donne ; en 7,38, Jésus prophétise que des fleuves d’eau vive couleront de son sein ; en Jn 19 il n’est plus temps d’expliciter l’objet de la soif, comme dans le livre des signes, mais de donner à boire cette eau jaillissant en vie éternelle. 4) L’eau vive explicitée comme don de l’Esprit Saint : il n’était pas question d’Esprit Saint en Jn 4, mais en 7,39, le narrateur explicite la prophétie de l’eau vive comme don de l’Esprit ; et cette lumière de Jn 7 éclaire le récit du don de l’Esprit en 19,30. 173 Cf. la scène suivante, 19,31-37.
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confirmer que ce terme est atteint dans le récit de la mort : κλίνας τὴν κεφαλὴν παρέδωκεν τὸ πνεῦμα. C’est l’aboutissement de tout l’acte : Jésus a été crucifié au verset 16 pour mourir. Mais la formulation surprend : l’expression utilisée, παρέδωκεν τὸ πνεῦμα, est inusitée en grec dans la littérature ancienne pour dire la mort174. La comparaison synoptique permet de percevoir la spécificité johannique : Mc et Lc emploient un verbe qui signifie expirer (ἐξέπνευσεν, Mc 15,37) ; Mt parle comme Jn du πνεῦμα, mais dans une formule exprimant sans ambiguïté le dernier souffle : ἀφῆκεν τὸ πνεῦμα (Mt 27,50) – Jésus rend/laisse partir le souffle vital ; Lc fait précéder l’expiration de Jésus d’une ultime prière adressée au Père, où il lui remet son πνεῦμα – cette fois avec le possessif – : πάτερ, εἰς χεῖράς σου παρατίθεμαι τὸ πνεῦμά μου. Le récit johannique, en rapportant le dernier πνεῦμα de Jésus comme Mt 27,50 ou Lc 23,46, dit en même temps bien plus que la seule expiration (Mc et Lc) du dernier souffle ou la remise de son souffle vital au Père (Lc) : il voit dans ce dernier souffle la transmission, la communication de l’Esprit – avec l’article défini, sans possessif. Voici venu le temps vers lequel pointait – par la négative – la prolepse de 7,39175 : désormais Jésus a été glorifié ; par son élévation, désormais il y a un Esprit pour ceux qui croient : Jésus le livre à ceux qui, croyant en lui, boiront à la source qu’il est devenu – la scène suivante développera davantage l’accomplissement de la prolepse de 7,37. Jésus transmet l’Esprit, il transmet un Vivant, dont vont pouvoir vivre ceux qui accueilleront ce don. 174 LA POTTERIE, La passion de Jésus, 179 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 157 ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 254, n. 13. Comme le souligne SWETNAM, « It is the context of the expression paredoken to pneuma which indicates that the death of Jesus is meant ; the phrase itself is unparalleled in other Greek literature as an expression of death. » (« Bestowal of the Spirit », 565). CHEVALLIER précise : « On n’a pas pu repérer d’exemple de l’expression développée du IVe Ev., dans le sens biologique du “dernier souffle”, avant les Actes apocryphes du IIe s. À l’époque du Nouveau Testament, paradidonaï a un sens précis qui est remettre ou transmettre » (« La fondation de “l’Église” », 350). 175 Le narrateur a explicitement lié le don de l’Esprit à la glorification de Jésus en 7,39, elle-même identifiée à l’élévation, à la mort de Jésus au ch. 12. L’argumentation de ceux qui refusent de voir en 19,30 la transmission de l’Esprit, notamment sous prétexte que le don de l’Esprit Saint est raconté en 20,22, ne nous paraît pas fondée, ainsi SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, III, 285 ; BARRETT, The gospel according to St. John, 554 ; CARSON, The Gospel according to John, 621. La transmission de l’Esprit en Jn 19 n’est pas non plus une prolepse de Jn 20 (comme le pense par exemple LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 159) : nous cherchons à interpréter le texte johannique en sa spécificité – le quatrième évangile est le seul à placer à la croix l’effusion de l’Esprit. Nous consonnons sur ce point avec HOSKYNS, The Fourth gospel, 532. Sur la question de la duplication narrative du don de l’Esprit, cf. CHEVALLIER, « La fondation de “l’Église” », 343-354 ; LÉTOURNEAU, « Le double don de l’Esprit », 281-306.
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Les verbes dénotant la mort ont été délaissés au profit d’un terme qui permet au narrateur de dire l’ultime don de Jésus, retournant toute l’histoire de son rejet en témoignage du don εἰς τέλος176. Παραδίδωμι avait jusqu’ici pour sujet/agent ceux qui livrent Jésus : Judas (6,6.71 ; 12,4 ; 13,2.11.21 ; 18,2.5 ; 19,11177), les grands prêtres (18,30.35.36), Pilate (19,16, le verset concluant l’acte du procès, introduisant l’acte du Golgotha). Pâtissant jusqu’à la mort l’acte de ceux qui le livrent, Jésus le retourne en faisant du terme de cette série de livraisons de ceux qui l’ont rejeté le lieu du don suprême : παρέδωκεν τὸ πνεῦμα. Pour la première fois, Jésus est sujet de ce verbe – sujet actif à l’heure de la mort. Tel est bien le retournement annoncé en germe dès le prologue, et désormais effectué : le don de l’engendrement de Dieu (Jn 1,13) – explicité comme un engendrement de l’Esprit en Jn 3 – se donne au cœur d’un renversement (cf. 1,10-13). La tonalité irénique contrastant avec les synoptiques – qui soulignent les bouleversements cosmiques ou l’angoisse du Christ –, l’omission du cri du mourant, l’inversion de la séquence κλίνας τὴν κεφαλὴν/παρέδωκεν τὸ πνεῦμα, tout concourt à transformer le récit de mort en récit de don pour la vie. Cette scène, la seule de tout l’acte où la racine de la croix n’apparaît pas, est déjà toute tournée vers la vie de ceux qui vivront de l’Esprit livré. • Les bénéficiaires du don de l’Esprit Certains ont lu ce verset sous l’influence de Lc : Jésus remettrait son esprit à Dieu178. Mais la comparaison synoptique souligne au contraire l’absence signifiante de bénéficiaires explicites en Jn 19,30. Jésus ne remet pas son esprit à Dieu, mais il transmet l’Esprit. Qui sont donc les bénéficiaires ? – La communauté naissante au pied de la croix La succession des deux dernières actions – le lien entre la participiale κλίνας τὴν κεφαλὴν et la principale παρέδωκεν τὸ πνεῦμα – conduit une nouvelle fois le lecteur à parcourir l’axe vertical dans le sens de la descente pour découvrir l’ultime don de celui qui a été élevé : baissant179 Cf. COMBET-GALLAND, « L’heure d’un héritage », 252. La livraison par Judas sera encore évoquée en 21,20, analepse de 13,21.26. 178 Ainsi LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 158 : « On pense tout naturellement au Père. » BROWN part de la même hypothèse de départ : La mort du Messie, 1190. Si tel était le sens, le verbe choisi ne serait pas παραδίδωμι, mais ἀποδίδωμι : cf. BAMPFYLDE, « John XIX 28 », 256. 179 MOLLAT traduit ainsi « il baissa la tête » (VAUX, La Sainte Bible, 1956, p. 1427). 176 177
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la tête, Jésus transmet l’Esprit à ceux qui sont au pied de la croix180. C’est le don suprême du crucifié. Le lien déjà mis en évidence de la scène de la mort de Jésus avec la précédente va également dans ce sens : c’est « après cela » (verset 28) que Jésus transmet l’Esprit ; après qu’il a commencé à rassembler sa nouvelle famille. À cette communauté naissante, composée en son noyau primordial de la mère et du disciple bien-aimé, Jésus transmet l’Esprit181. C’est l’Esprit – qui demeurait sur Jésus (1,32) – qui permet au disciple bien-aimé de prendre sa place de Fils dans la famille humaine de Dieu ; c’est l’Esprit qui permet à ceux qui se sont laissés rassembler de recevoir de celui qui donne toute sa personne d’avoir part à l’être même de Jésus. Ce que Jésus révélait à la mère et au disciple bien-aimé à la scène précédente s’accomplit, s’effectue par le don de l’Esprit182 : ils sont rassemblés dans une même famille, selon des liens qui ne doivent rien à la chair, mais tout à l’Esprit183. Au-delà de la quatrième scène, tout l’acte du crucifiement converge vers ce don : Jésus est Roi en rassemblant ceux qui accueillent le don de Dieu, le don de l’Esprit. C’est bien Jésus qui crée la nouvelle famille de Dieu : il le fait en aimant jusqu’au bout et en livrant l’Esprit. – Le groupe des bénéficiaires largement ouvert En même temps, il faut prendre acte du blanc du récit, qui n’a pas précisé les destinataires du don de l’Esprit184. Le don est effectué : la bonne nouvelle en est offerte à tout homme qui écoute ce témoignage, sans aucune spécification. Cette ouverture maximale du groupe des destinataires ne contredit d’ailleurs nullement le point précédent. En effet, De même, HOSKYNS, The Fourth gospel, 532 ; BROWN, La mort du Messie, 1191 ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 254. 181 Dans le même sens, CHEVALLIER, « La fondation de “l’Église” », 352 ; BROWN, La mort du Messie, 1190 ; MOLONEY, The Gospel of John, 505 ; BEIRNE, Women and men, 184. 182 Dans le même sens, cf. GOEDT, « La mère de Jésus », 216 : « Les versets 25-27 ne sont pas le dernier acte qui précède le dénouement ; c’est l’anticipation de ce qui prend effet avec le dénouement. » Cf. également SERRA, Marie à Cana, 109-110 : « Et cette union de la nouvelle communauté messianique, présente au pied de la croix, est provoquée/ par l’Esprit Saint que répand Jésus quand «... il baisse la tête et remet son Esprit” (v. 30) » ; LÉTOURNEAU, « Le double don de l’Esprit », 302 : « Ce que la parole de Jésus venait d’annoncer, l’Esprit le réalise ». 183 Dans le même sens, cf. HOSKYNS, The Fourth gospel, 211 : « The Spirit of Life is thus handed over to the Mother and the Son, and they are re-created or reborn with a new life, which is eternal […] ; and the Spirit, freed by the sacrifice of the only-begotten Son, is the means of re-creation. » L’auteur voit ici une allusion à la première création, au commencement de la Gn. 184 Dans le même sens, cf. COMBET-GALLAND, « L’heure d’un héritage », 263. 180
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la mère et le disciple que Jésus aimait sont, par la dynamique du récit, les bénéficiaires privilégiés du don de l’Esprit : le geste de remettre l’Esprit semble accompagner la double parole de révélation de la scène précédente ; mais ils sont ces bénéficiaires privilégiés en tant que représentants archétypiques, symboliques de l’ensemble du peuple rassemblé. Ils forment les « prémices »185 de l’accomplissement de la prophétie de Jésus en 12,32186. Cette prophétie est une prolepse mixte : elle commence à s’accomplir à l’intérieur du récit et dès cette scène, avec le rassemblement du disciple bien-aimé et de la mère, accompagnés du groupe des femmes. Mais la position de la scène du διψῶ entre la fondation de la famille et la transmission de l’Esprit le dit bien, ce rassemblement est appelé à inclure tous les hommes : πάντας (12,32). Tous sont appelés à entendre ce διψῶ, à être attirés par Jésus élevé de terre, bien au-delà de ceux qui le voient à l’heure historique de son élévation – nous y reviendrons en étudiant la scène suivante187. L’autre prophétie de Jésus, en 7,37-38, va dans le même sens. Jésus a par avance lancé l’appel à venir boire, qu’il ne peut plus crier à l’heure de sa mort : or cet appel est lancé à quiconque a soif – ἐάν τις διψᾷ –, à quiconque croit en lui. Cette prophétie s’accomplit également partiellement : du côté de Jésus, l’heure de la glorification et du don de l’Esprit est venue ; mais ils sont encore peu nombreux ceux qui viennent auprès de Jésus glorifié en croyant. Enfin, puisque les bénéficiaires ne sont pas spécifiés, peut-on envisager que ceux à qui Jésus donne à boire l’Esprit sont les soldats qui ont entendu son διψῶ ? Ces personnages qui ne sont désignés d’aucune manière, ni par un nom, ni même par un titre, sont des personnages ficelles ; leur seule fonction narrative est de permettre à Jésus d’exprimer sa soif pour inscrire dans cette scène le motif du renversement en écho à Jn 4, et de désigner le crucifié comme l’agneau de Dieu. Nous concluons donc que les bénéficiaires du don de l’Esprit sont la mère et le disciple en tant qu’ils représentent l’ensemble du peuple des enfants de Dieu que Jésus veut rassembler dans sa nouvelle famille ; qu’à ce groupe peuvent s’agréger le groupe des femmes – et peut-être des soldats –, mais surtout tous ceux qui, recevant le témoignage de ce don du crucifié élevé, croiront en lui et recevront l’Esprit.
185 CHEVALLIER, « “Pentecôtes” lucaniennes et “Pentecôtes” johanniques », 305. L’auteur parle du petit groupe au pied de la croix : il joint au disciple bien-aimé et à la mère de Jésus le groupe des femmes. 186 Cf. p. 318-319, 333. 187 Cf. spécialement p. 377-379.
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• De Jésus à l’autre Paraclet : Jésus laisse la place à son successeur Nous avons montré ci-dessus que, dans tout l’acte du crucifiement, Jésus est mis en position divine188 : ceci est vrai par excellence au moment de sa mort. Dieu ne meurt pas ; le récit de la mort porte une affirmation théologique, en ne présentant pas la fin de la vie de Jésus comme une mort, mais en mettant tout l’accent sur la fécondité de cette fin, sa « productivité »189. Jésus achève sa vie terrestre, mais il donne l’Esprit qui continue son œuvre dans l’histoire. Nous consonnons avec J. Swetnam : Au niveau le plus profond, le point culminant de la Passion de Jésus dans le quatrième évangile n’est pas la mort de Jésus, mais une effusion de l’Esprit : la « mort » de Jésus en tant que Dieu est un congé dans lequel il est remplacé par l’Esprit. […] En fait, la signification profonde de la mort de Jésus dans le quatrième évangile est l’effusion de l’Esprit en tant que successeur de Jésus pour élucider la vérité de Jésus et en particulier la vérité de l’amour divin190.
C’est pour exprimer cette réalité profonde de ce qui est donné dans la mort de Jésus que Jn a forgé cette expression inusitée παρέδωκεν τὸ πνεῦμα. Cette expression, arrivant après l’insistance massive sur le terme de la mission de Jésus (versets 28 et 30a : 28 Μετὰ τοῦτο εἰδὼς ὁ Ἰησοῦς ὅτι ἤδη πάντα τετέλεσται ἵνα τελειωθῇ ἡ γραφή […] 30 ὁ Ἰησοῦς εἶπεν· τετέλεσται), présente clairement l’Esprit comme le successeur de celui qui part : κλίνας τὴν κεφαλὴν παρέδωκεν τὸ πνεῦμα (verset 30b). La séquence εἶπεν·τετέλεσται/κλίνας τὴν κεφαλὴν/παρέδωκεν τὸ πνεῦμα, montre bien cette succession de Jésus et de l’Esprit. L’Esprit transmis par Jésus au terme de sa mission est son souffle-même : le double entendre de πνεῦμα191, sur lequel joue le récit dit bien la continuité entre la présence du Fils et celle de « l’autre Paraclet » (14,16) dont il avait annoncé la venue et qu’il livre maintenant à sa nouvelle famille. Cette continuité a été explicitée par Jésus dans les discours d’adieu192. Le témoignage du récit évangélique rend manifeste, pour le lecteur, que le dernier souffle du protagoniste permet qu’advienne celui dont Jésus a promis qu’il lui succéderait. À l’heure où Jésus meurt, il ne parle 188
Cf. p. 314, 325, 353. Pour reprendre un terme souvent employé par ZUMSTEIN, par exemple L’Évangile selon Saint Jean (1-12), 400 et L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 56. 190 SWETNAM, « Bestowal of the Spirit », 565 et 570-571. 191 Cf. p. 245-246. 192 Cf. 14,15-17.25-27 ; 15,26-27 ; 16,7-15. Cf. ZUMSTEIN, « L’interprétation de la mort », 106 : « Le fait que le même concept – le Paraclet – désigne le Christ et l’Esprit, indique indubitablement que l’Esprit reprend au sein du monde la place et la fonction que le Christ abandonne. » 189
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plus : mais l’ensemble de la révélation qu’il a achevée, et en particulier ici les discours d’adieu, dans lesquels Jésus a par avance interprété l’heure de son départ, permettent au destinataire du récit de comprendre la portée de cette transmission de l’Esprit. Le don de l’Esprit en 19,30 est l’accomplissement des quatre promesses de l’Esprit faites par Jésus dans les discours d’adieu, où l’Esprit est systématiquement associé au nouveau titre de Paraclet. Dans ces discours, Jésus annonce son départ vers le Père, et la nécessité de ce départ pour que lui – ou le Père en son nom – envoie le Paraclet qui permettra à tous les disciples – intradiégétiques, mais aussi tous les destinataires extradiégétiques du témoignage du quatrième évangile – de recevoir en plénitude le témoignage de la vérité. En quittant les siens pour aller vers le Père, Jésus laisse l’Esprit à la nouvelle famille qu’il fonde, l’Esprit que Dieu lui a donné en plénitude (3,34), qui demeure sur lui (1,32), et qui va maintenant demeurer avec les disciples (14,17) : en même temps qu’il achève son témoignage de la vérité, le Roi élevé livre le second Paraclet qui permettra que soit pleinement accueillie sa révélation. L’Esprit de vérité est l’autre Paraclet, la continuation et l’actualisation de celui qui est la vérité (14,6) : celui qui accomplit le témoignage de Jésus dans la vie de chacun, bien au-delà du temps historique de l’incarnation du Fils de Dieu193. Nous avons vu plus haut que, par la typologie ironique de ceux qui lèvent vers sa bouche le dérisoire rameau d’hysope, Jésus est désigné, à l’heure de sa mort, comme l’agneau pascal dont le sang permet la libération du peuple des enfants de Dieu. C’est en livrant l’Esprit de vérité que Jésus accomplit cette figure salvifique de l’agneau, sauve du péché, permet la création du peuple des oints : en révélant le Père. Cet Esprit permet que les disciples ne restent pas orphelins (14,18), mais qu’ils accueillent le don qui leur est fait de la place de Fils dans la famille de Jésus. Pour que le disciple bien-aimé puisse prendre la place de Jésus dans la nouvelle famille, Jésus lui donne d’avoir part à son Esprit. Pour le moment le vocabulaire de la filiation n’est pas repris, ni pour le Fils, ni pour les enfants de Dieu engendrés. L’heure n’est pas à l’explicitation de la nouvelle condition d’enfant de Dieu, mais à l’effectuation de l’acte divin annoncé dès le prologue : Jésus livre l’Esprit, principe divin de la création de la nouvelle famille. Rien n’est dit dans cette scène de la réaction des personnages : tout l’accent est sur Jésus livrant l’Esprit, Jésus seul, qui va jusqu’au bout du don. 193 Nous consonnons avec FEUILLET : « Jean […] insiste sur le rôle doctrinal de l’Esprit de vérité, le Paraclet : c’est lui qui fait comprendre du dedans ce que le Christ a dit », Le prologue, 283.
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3.5.3. Reprise. Le lien entre la filiation de Jésus et celle de croyants non encore explicité C’est lorsque le Fils a accompli la volonté du Père jusqu’au bout, lorsqu’il part vers le Père, c’est-à-dire lorsqu’il va jusqu’au bout de sa filiation vécue dans la chair, qu’il livre l’Esprit à ceux qu’il a commencé de rassembler dans sa nouvelle famille. L’Esprit qu’il livre – tout l’évangile a préparé le lecteur à le reconnaître – est l’Esprit du Fils. Jésus a révélé à ses disciples qu’il ne les laisserait pas « orphelins » (14,18). L’engendrement de Dieu des croyants annoncé dès le prologue a été explicité dans la révélation à Nicodème comme un engendrement de l’Esprit, dont le comment se découvrirait lors de l’élévation du Fils de l’homme. Pour le lecteur, il est clair que c’est dans l’acte du Golgotha en Jn 19 que s’effectue la prolepse de 1,13. En ce sens, sur le plan de la réalisation, nous consonnons avec ceux qui disent déjà effectué l’engendrement de l’Esprit du disciple bien-aimé194, l’engendrement d’en haut dont parlait Jésus à Nicodème195, la naissance des enfants de Dieu annoncé par le prologue196. Mais notons qu’à cette heure de l’effectuation du don, le vocabulaire de l’engendrement n’est pas repris, ni le titre de Fils pour Jésus, et que 194 Ainsi BAMPFYLDE, « John XIX 28 », 258 : « This new relationship epitomizes the outcome of the completed work of Christ. As the result of His great love, the beloved disciple, being the first, and the type, of all believing Christians, is “born again” (III 5-8). This new relationship began “from that hour”, that is, from the hour of Christ’s crucifixion […]. The expression in XIX 27 is a due to the theological meaning which the writer sees in the episode, of the disciple being born again. […] The disciple whom Jesus loved is one of the children of God, and brethren of Jesus. » ; et un peu plus loin : « The beloved disciple is portrayed discreetly as the first-born of the children of God, and the symbolic figure of all those who, through his record of the evidence, believe. » (260) C’est nous qui soulignons. 195 Ainsi HOSKYNS, The Fourth gospel, 213 : « Thus the original believers stand beneath the cross to receive the new birth very literally “from above” through the Spirit breathed upon them, and through the Water and the Blood poured out upon them. » 196 Ainsi LÉTOURNEAU, « Le double don de l’Esprit », 302, 303, 305 : « “paredoken to πνεῦμα”. Par ces termes le narrateur décrit le don de l’Esprit qui a pour fonction d’engendrer d’en haut les croyants. Ce que la parole de Jésus venait d’annoncer, l’Esprit le réalise. […] Certains prêtent foi [au témoignage du Fils de l’homme] et entrent alors dans un mouvement d’attraction qui les mène jusqu’à la croix où ils peuvent contempler le Fils de l’homme élevé. Ils reçoivent à ce moment l’Esprit qui les engendre d’en haut pour constituer le nouveau peuple des enfants de Dieu […]. L’Esprit transmis par le Fils de l’homme élevé opère l’engendrement d’en haut des disciples ». C’est nous qui soulignons. De même, BROWN, La mort du Messie, 1191 : « [ceux qui se tiennent au pied de la croix] seraient les premiers à avoir été faits enfants de Dieu par le Christ victorieux, quand il fut élevé sur la croix mais avant qu’il soit ressuscité des morts ». Cf. également COMBET-GALLAND, « L’heure d’un héritage », 263.
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le Père n’est pas nommé, ni comme Père de Jésus, ni comme Père des nouveaux enfants de Dieu. C’est l’heure de l’effectuation, pas encore de la révélation de ce que les croyants sont devenus : le fruit n’est pas encore explicité, ni le lien entre la filiation des croyants et la filiation du fils unique. Tout au long de l’acte, l’attention est sur Jésus et sur tous ses dons, jusqu’au don suprême de l’Esprit, point de convergence de toutes les scènes. Jésus, désormais, a tout raconté, ἐξηγήσατο (1,18). Le Roi intronisé a achevé ce pour quoi il est né : il a témoigné de la vérité. Mais ce témoignage, qui le recevra ? Qui rejoindra le groupe du nous de ceux qui ont été engendrés de Dieu (1,13) ? Comment le témoignage de celui qui a été élevé sera-t-il annoncé à tous les hommes pour qu’ils soient attirés à lui ? Comment le petit groupe recevant l’Esprit au pied de la croix prendra-t-il les dimensions d’un rassemblement universel attiré par le διψῶ de celui qui veut que tous viennent boire les fleuves d’eau vive ? Pour répondre à ces questions, le récit continue au-delà du τέλος déjà raconté, en une sixième scène. 3.6. Le jaillissement du sang et de l’eau, témoignage ultime du Fils de l’homme élevé, offert à la foi par le témoignage du disciple bienaimé (19,31-37) 3.6.1. Introduction 3.6.1.1. Une double dernière scène, après la mort de Jésus : le don achevé doit être accueilli Après que Jésus a transmis l’esprit/Esprit, le récit de la mort de Jésus crucifié est achevé. Pourtant, le récit continue, ajoutant une double scène où le crucifié est toujours le protagoniste, désormais dans la position d’extrême passivité d’un mort, d’un corps : versets 31,38(2),40. Ces deux scènes voient reparaître la racine de la croix (*σταυρ-), qui marquait aussi toutes les autres scènes de l’acte du Golgotha, à la seule exception de la scène de la transmission de l’Esprit (versets 31,32,40). Jusqu’à la septième scène, le lieu est toujours le Golgotha : de même que la première scène racontait l’entrée dans ce lieu qui unifie tout l’acte (19,17), la septième raconte la sortie de ce lieu, pour le lieu proche du tombeau où Jésus est enseveli (19,42). Les deux scènes finales apparaissent comme les deux volets d’un diptyque. La mention de la préparation – παρασκευή – fait inclusion aux versets 31 et 42. Toutes deux rapportent une délégation auprès de Pilate :
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Scène 6 : la délégation des Juifs auprès de Pilate
Scène 7 : la délégation de Joseph auprès de Pilate
ἠρώτησαν τὸν Πιλᾶτον ἵνα κατεαγῶσιν αὐτῶν τὰ σκέλη καὶ ἀρθῶσιν. Ø 32 ἦλθον οὖν οἱ στρατιῶται […]
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Μετὰ δὲ ταῦτα ἠρώτησεν τὸν Πιλᾶτον Ἰωσὴφ […] ἵνα ἄρῃ τὸ σῶμα τοῦ Ἰησοῦ· καὶ ἐπέτρεψεν ὁ Πιλᾶτος. ἦλθεν οὖν καὶ ἦρεν τὸ σῶμα αὐτοῦ.
Dans la sixième scène, les Juifs demandent au préfet romain que les jambes des crucifiés soient brisées et que les corps soient enlevés ; dans la septième, Joseph d’Arimathie lui demande que le corps de Jésus soit enlevé. Dans les deux cas, Pilate le permet : le narrateur l’explicite seulement dans le second cas. Dans la sixième scène, seule la première demande fait l’objet d’un récit d’exécution – même si c’est pour raconter comment cette demande va, dans le cas de Jésus, donner lieu à la transfixion et non au crurifragium ; c’est la seconde scène du diptyque qui racontera comment le corps de Jésus – devenu seul centre d’intérêt – a été enlevé. Elle apparaît donc comme la suite de la scène précédente. Partant, les deux scènes sont marquées par un vocabulaire commun, qui les distingue des autres scènes de l’acte : παρασκευή (19,31.42), σῶμα (19,31.38.40)197, ἐρωτάω τὸν Πιλᾶτον ἵνα (19,31.38), αἴρω (19,31.38). À nouveau, on trouve deux groupes face au don du crucifié : les Juifs, adjuvants paradoxaux, d’une part ; Joseph, rejoint par Nicodème, d’autre part. Les deux scènes posent ensemble la question de la réception du don de la mort de Jésus. Les Juifs et Joseph veulent que soit enlevé le corps de Jésus : – Les Juifs font cette demande pour rejeter ce corps, et éviter une impureté : mais ce faisant, les adjuvants paradoxaux de la révélation ironique de la royauté de Jésus – qui refusaient, au début de l’acte II, d’entrer dans le prétoire où se tenait l’agneau véritable pour pouvoir manger l’agneau pascal (18,28) – reparaissent sur scène, à nouveau un jour de préparation198, pour servir l’ultime révélation du Roi désormais intronisé, celui en qui toutes les figures s’accomplissent. – Joseph, lui, fait la même demande pour accueillir le corps de Jésus et honorer, avec Nicodème, sa royauté, telle que Jésus l’a révélée en rendant jusqu’au bout le témoignage de la vérité pour lequel il est né (18,37), par un ensevelissement digne du Messie. Ils sont les figures de 197 Ce substantif, qui reparaîtra en 20,12, n’apparaît dans tout l’évangile qu’ici et en 2,21 : ἐκεῖνος δὲ ἔλεγεν περὶ τοῦ ναοῦ τοῦ σώματος αὐτοῦ. 198 L’unique autre occurrence est en 19,14 : ἦν δὲ παρασκευὴ τοῦ πάσχα, ὥρα ἦν ὡς ἕκτη. καὶ λέγει τοῖς Ἰουδαίοις· ἴδε ὁ βασιλεὺς ὑμῶν.
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ceux qui ont écouté sa voix, son témoignage. Avec la mort de Jésus (scène 5), tout est donné : le don doit être accueilli. 3.6.1.2. Composition de la sixième scène La sixième scène est composée de trois parties. 1) Le récit du dernier épisode de Jésus en croix (19,31-34) La demande des Juifs que les jambes des crucifiés soient brisées et que les corps soient enlevés se retourne, grâce aux adjuvants paradoxaux que sont les soldats, en révélation ultime du don obtenu par la mort du crucifié, dans la transfixion. Depuis le début de l’acte, le narrateur a fixé le regard du lecteur sur Jésus, sur tous ses dons depuis sa position d’élevé sur la croix : ultimement le regard s’arrête sur son corps, d’où jaillissent le sang et l’eau, comme une source de vie. 2) Un commentaire explicite du narrateur (19,35) Arrivé à ce climax, le narrateur fait une pause narrative, pour souligner que tout son récit culminant dans cette image199 est un témoignage : – rendu par un témoin oculaire ; – véridique ; – dont la finalité est la foi des destinataires du témoignage. 3) Deux citations scripturaires (19,36-37) Alors que Jésus est entré dans le silence de la mort, le Logos continue à parler : le témoin perçoit dans ce qu’il a vu l’accomplissement de l’Écriture, et rapporte deux paroles qui le manifestent (versets 36b-37), reprenant les deux actes des soldats mandatés pas les Juifs (versets 33b-34). Ces deux paroles de l’Écriture citées dans la sixième scène succèdent aux deux doubles paroles de Jésus dans les quatrième (26 γύναι, ἴδε ὁ υἱός σου/27 ἴδε ἡ μήτηρ σου) et cinquième scènes (28 διψῶ/30 τετέλεσται) : alors que le Logos s’est tu, son corps mort – signe du don jusqu’au bout dans l’histoire – continue de parler, s’offre en sa fécondité au regard, à la foi de ceux qui le verront grâce au témoignage du témoin oculaire. 3.6.2. Le jaillissement du sang et de l’eau : source de vie divine pour ceux qui recevront le témoignage Le don ultime de l’Esprit, transmis par le Fils élevé en 19,30 – cet Esprit qui est le principe de l’engendrement de Dieu (Jn 3) –, est le don de la vie divine, offert à quiconque reçoit le témoignage achevé du Fils et croit. 199 Le terme d’image employé pour désigner le jaillissement du sang et de l’eau dans ce chapitre s’entend au sens de ce qui est – réellement – donné à voir.
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SECONDE PARTIE
3.6.2.1. Le regard du lecteur porté sur l’ouverture de la source de vie (19,31-34) Tout le récit du crucifiement a abouti au don de l’Esprit au verset 30 : παρέδωκεν τὸ πνεῦμα. La sixième scène est un déploiement de cette révélation, manifestation du don que Jésus accomplissant l’œuvre du Père fait de la vie divine, par sa mort : au-delà de la mort, le corps de Jésus continue de signifier que cette mort, attestée dans l’écoulement du sang et de l’eau, est jaillissement de vie, manifestée dans la source ainsi ouverte200. C’est le dernier acte de Jésus élevé, son ultime témoignage. L’image du jaillissement du sang et de l’eau est la dernière image offerte au lecteur, qui va être, au verset suivant, appelé à la foi en ce témoignage. La deuxième phrase (versets 32-34), relatant l’exécution de la demande des Juifs et du préfet romain par les soldats, frappe par son ampleur. Le temps de la narration ralentit ; le récit se focalise d’abord sur les deux autres crucifiés, puis sur Jésus, avec le balancement μέν… δέ. La partie consacrée à Jésus est plus longue : le sort qui lui est reservé est présenté en contraste avec les deux autres – à cause précisément de sa mort. Le récit procède à un zoom : à partir du regard sur les trois crucifiés, le champ se réduit à Jésus seul, puis à son seul côté d’où jaillissent le sang et l’eau ; à partir de l’acte des soldats au pluriel, le champ se réduit à un seul soldat, qui transperce le côté de Jésus. La longue phrase aboutit à la pointe, mise en exergue parce que longtemps différée : καὶ ἐξῆλθεν εὐθὺς αἷμα καὶ ὕδωρ. La mise en tête du verbe ἐξῆλθεν et l’adverbe εὐθύς201 soulignent le jaillissement, donnent une grande force à cette dernière image, sommet du témoignage : cette image donne à voir la fécondité de la mort du crucifié. 3.6.2.2. « Le sang et l’eau » : en transmettant l’Esprit, le Fils donne sa vie En même temps qu’il atteste explicitement la mort202, le nouvel épisode reprend et déploie ce qu’exprimait la finale de tout le récit du crucifiement 200 COMBET-GALLAND a bien mis en évidence la réversibilité du motif : « Ainsi l’eau et le sang qui sortent du côté percé du crucifié s’offrent à une lecture réversible : si, selon la conception de l’Antiquité, ils sont les composantes du corps humain, lorsqu’ils s’évacuent, ils signifient que Jésus est bien mort. Mais au fil du récit johannique, on les comprend aussi sur le versant de la vie, comme source. » (« L’heure d’un héritage », 264). 201 C.T. Certains manuscrits mettent en tête εὐθύς, soulignant l’immédiateté du jaillissement : ἐξῆλθεν εὐθύς : « So אB L N W (cf. 13:30) ; the rec. has εὐθὺς ἐξῆλθεν. There is emphasis on εὐθύς ; the “blood and water” flowed immediately. » (BERNARD, A critical and exegetical commentary, 646). 202 Nous avons vu dans la cinquième scène que la mort de Jésus n’est pas présentée comme une mort, mais comme la transmission de l’Esprit. L’épisode suivant permet d’attester que Jésus est bien mort : les soldats interviennent, une fois encore (cf. les soldats ne
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jusque-là – παρέδωκεν τὸ πνεῦμα –, pour expliciter le don de la vie à l’œuvre dans cette mort : c’est de ce corps mort que jaillit la vie. Dans la scène de la mort (19,28-30), le narrateur avait tissé déjà le thème christologique de l’accomplissement, en marquant avec insistance la fin de l’œuvre de Jésus, et le thème pneumatologique pointant vers l’avenir, avec le διψῶ de Jésus désirant donner à boire, et le don final de l’Esprit. Cette articulation se retrouve dans le double motif du sang et de l’eau, dans la scène qui accomplit plus explicitement la prophétie de Jésus lors de la fête des Tentes : le sang et l’eau jaillissant du côté transpercé de Jésus sont l’accomplissement des fleuves d’eau vive coulant de son sein203. Le sang et l’eau jaillissant du côté de Jésus crucifié204 Thème christologique de l’accomplissement : fin de la mission de Jésus, mort
Thème pneumatologique : pointe vers l’avenir, la vie de l’Église, le temps de l’Esprit
SANG EAU
Scène 5
19,28 19,30
Scène 6
28
ἤδη πάντα τετέλεσται
30
τετέλεσται
33
ἤδη αὐτὸν τεθνηκότα ἐξῆλθεν εὐθὺς αἷμα …
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Accomplissement Les fleuves d’eau vive, c’est-à-dire l’Esprit selon de 7,37-39 l’explicitation du narrateur, couleront du sein de Jésus quand il sera glorifié (prolepse de la mort de Jésus cf. Jn 12,23-24) 39 οὔπω γὰρ ἦν πνεῦμα, ὅτι Ἰησοῦς οὐδέπω ἐδοξάσθη.
La soif de Jésus encore vivant : 28 διψῶ 30
παρέδωκεν τὸ πνεῦμα
… καὶ ὕδωρ ἐάν τις διψᾷ ἐρχέσθω πρός με καὶ πινέτω. 38 ὁ πιστεύων εἰς ἐμέ […] ποταμοὶ ἐκ τῆς κοιλίας αὐτοῦ ῥεύσουσιν ὕδατος ζῶντος. 39 τοῦτο δὲ εἶπεν περὶ τοῦ πνεύματος ὃ ἔμελλον λαμβάνειν οἱ πιστεύσαντες εἰς αὐτόν· 37
déchirant pas la tunique au v. 24, et aussi Pilate refusant la demande malveillante des Juifs exprimée au v. 21), comme les adjuvants paradoxaux de la révélation de Jésus. Ils sont ici les témoins oculaires du fait que la mort est déjà advenue : εἶδον ἤδη αὐτὸν τεθνηκότα. Cette observation des soldats les conduit à une double décision : la première, négative, est de renoncer à exécuter la demande des Juifs de briser les jambes des crucifiés – inutile pour les soldats de hâter la mort de Jésus, puisqu’il est déjà décédé ; la seconde, positive, est que l’un d’eux perce le côté de Jésus avec sa lance, afin que soit manifesté que le crucifié est bien mort. 203 Le vocabulaire n’est pas le même, comme il n’était pas le même à la scène 3 entre le récit du partage des vêtements et du tirage au sort de la tunique et la citation scripturaire : tout l’accent est sur l’accomplissement. Le rapprochement entre Jn 7 et Jn 19 est explicitement permis par le récit évangélique : cf. p. 358-359. Cf. note 172, p. 359. 204 Ce tableau, et le paragraphe qui l’introduit, sont inspirés de LA POTTERIE, La passion de Jésus, 188.
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SECONDE PARTIE
Qu’ajoute donc le motif du jaillissement du sang et de l’eau à celui de l’Esprit transmis par Jésus ? Le narrateur a explicitement interprété l’eau coulant du sein de Jésus – lorsqu’il serait glorifié, c’est-à-dire élevé – comme étant l’Esprit, en 7,39. Or dans le motif auquel aboutit toute la série des dons de l’agneau élevé, l’eau symbolisant l’Esprit est précédée du sang205 – qui n’apparaissait pas dans la prophétie de Jésus – c’est-à-dire du signe de la mort de Jésus, du don de sa vie jusqu’au bout. L’Esprit que Jésus livre, l’eau vive qu’il donne à boire, jaillit mêlé à son sang, symbolisant sa vie d’homme206 en tant qu’il la donne207 – sa vie de Fils vécue dans la chair jusqu’à la mort. Comme le souligne I. de la Potterie, l’Esprit n’est pas seulement communiqué par Jésus, comme un don autonome et séparé, totalement indépendant de Jésus lui-même ; mais c’est l’Esprit de Jésus ; […] c’est la vie profonde de Jésus lui-même (« le sang ») actualisée dans l’Église par l’Esprit ; c’est le Christ lui-même qui, pour les croyants, demeure présent dans l’Esprit208.
Le sang versé par le seul Jésus, le Fils unique du Père, par son élévation achevée, est mêlé à l’eau de l’Esprit offerte à tous ceux qui voudront boire – tout au long de l’histoire – à la source de l’amour ainsi manifesté, en croyant209. 3.6.2.3. Une avancée du paradigme de la filiation divine des croyants Ainsi, la mention énigmatique de l’eau en Jn 3,5210 s’éclaire au moment de l’accomplissement : ἐὰν μή τις γεννηθῇ ἐξ ὕδατος καὶ πνεύματος, οὐ δύναται εἰσελθεῖν εἰς τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ. 205 C.T. La séquence sang et eau est très bien attestée, même si l’inversion apparaît dans certains manuscrits : « A Ds K Γ Θ ƒ1.13 565. 700. 892s. 1241. 1424 m lat » : cf. NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 370. Cf. LA POTTERIE, La passion de Jésus, 183-184. 206 Le « sang » exprime par excellence la vie dans l’Ancien Testament, comme en témoigne l’interdit de manger le sang (Gn 9,4) : « La vie de la chair est dans le sang. » (Lv 17,11). Cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 170 : « Dans la Bible, le sang est considéré comme le siège de la vie ou comme la vie même, laquelle appartient à Dieu (cf. Gn 9,3-6) ; l’évangéliste a donc pu signifier par le jaillissement du sang le don que Jésus a fait de sa vie, révélant aux hommes de quel amour ils sont aimés, ou même signifier la communication aux croyants de la vie propre de Jésus ». 207 Dans le même sens, cf. HEIL, Blood and water, 106 : « Water, a symbol of the Spirit, comes out of the pierced side of Jesus together with blood, a symbol of his Life-giving death. » 208 LA POTTERIE, La passion de Jésus, 193. 209 Nous ne développons pas ici, pour rester dans le cadre qui est le nôtre, la possible interprétation sacramentelle du sang et de l’eau : le lecteur implicite ne saurait lire ce motif du jaillissement du sang et de l’eau sans y voir une allusion à l’Eucharistie et au Baptême. Cf. TRAETS, Voir Jésus, 160-161 ; MOLONEY, The Gospel of John, 506, et Glory, 147-148. 210 Cf. p. 240.
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L’eau mêlée au sang coulant du côté de Jésus, Fils de l’homme élevé, est, pour le lecteur, le signe de la vie nouvelle offerte à ceux qui reçoivent le principe de la vie d’enfants de Dieu. Le don de l’Esprit est livré dans l’expiration du souffle de Jésus (19,30) ; le don de l’eau qui permet d’être engendré d’en haut est inséparable de l’effusion du sang de Jésus qui fait la volonté du Père (19,34)211 – de l’élévation du Fils de l’homme (3,14-15). Ceux qui recevront le témoignage de ce jaillissement de sang et d’eau du côté du Fils de l’homme élevé et croiront pourront être engendrés d’eau et d’Esprit (3,5), et devenir enfants de Dieu (1,12-13), membres de la famille de Dieu créée au pied de la croix. L’articulation entre la filiation de Jésus et celle des croyants n’est pas faite par le narrateur. Jusqu’à son sommet, le récit des dons de Jésus élevé évite le vocabulaire de la filiation et de l’engendrement. Mais par rapport à la transmission de l’Esprit au verset 19,30, le motif du jaillissement du sang et de l’eau du verset 19,34 – qui n’est pas sans évoquer une naissance selon la chair212 – dit avec force le don que Jésus fait de sa vie, et plus spécifiquement, dans le contexte de l’heure de passer vers son Père (13,1), de sa vie filiale. Le destinataire de ce témoignage, appelé à être engendré « ni du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme, mais de Dieu » (1,13), découvre ici, dans le don du sang de Jésus, le sang dont il va pouvoir vivre selon sa nouvelle origine : « de Dieu ». Le sang qui caractérise les membres de la nouvelle famille de Jésus est le sang versé par Jésus – Dieu, devenu chair – obéissant au Père jusqu’à la mort213 : un sang que Jésus donne à boire à ses disciples pour qu’ils vivent de sa vie214. 211 Dans le même sens, cf. BRAUN, La Mère des fidèles, 120 : « [Le texte suggère clairement] que l’eau de l’Esprit était inséparable du sang rédempteur ; autrement dit, que l’eau de la vie nouvelle par quoi les hommes sont mis en mesure de renaître d’En-Haut et de devenir enfants de Dieu, leur est donnée dans le sang du crucifié. » Cf. également HEIL, Blood and water, 107. 212 Ainsi KITZBERGER, « Stabat Mater ? », 478, n. 33 : « The flow of blood and water from Jesus’ pierced side (19:34) could also be regarded as reminiscent of an actual birth, with the water referring to the amniotic fluid. » L’auteur fait référence à MACCINI, Her Testimony Is True, 205 : « The flow of blood and water is a sign, the last and the greatest, for it signifies the new birth and life that the death of Jesus the Messiah brings ». C’est nous qui soulignons. 213 Cf. LA POTTERIE, La passion de Jésus, 193-194 : « C’est “l’eau vive” de l’Esprit qui rend présent dans l’Église “le sang” de Jésus ; l’Esprit pousse les croyants à s’unir au Christ Jésus et à vivre à leur tour ce que ce sang symbolise, à savoir la vie filiale de/ Jésus, son obéissance au Père, son oblation intérieure, son amour salvifique pour les siens ». Cf. note 129, p. 95. 214 À part 1,13 et 19,34, toutes les occurrences de αἷμα se trouvent dans le discours au ch. 6 (6,53.54.55.56), dans le discours sur le Pain de vie où Jésus a par avance révélé le
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3.6.3. Le témoignage véridique du témoin oculaire offert à la foi Parce que le don de l’engendrement d’eau et d’Esprit est offert à tous ceux qui, accueillant la révélation du Logos, croient, cette révélation doit pouvoir atteindre tous les hommes : tel est l’enjeu de la deuxième partie de la scène, qui voit reparaître le motif clé du témoignage215, nécessaire pour que ceux qui n’étaient pas présents au pied de la croix puissent découvrir la source de la vie ouverte par la mort du Fils de l’homme élevé. Arrivé au sommet du jaillissement du sang et de l’eau, le narrateur suspend le récit pour faire mesurer le poids de ce qu’il voit, par un commentaire métalinguistique – unique en son genre dans tout l’évangile216 – rendu solennel par les répétitions des racines du témoignage (μεμαρτύρηκεν, μαρτυρία) et de la vérité (ἀληθινή, ἀληθῆ) : le récit qu’il vient de livrer est un témoignage, qu’il va triplement qualifier. Cette pause narrative placée entre le récit des événements et l’interprétation de leur sens en tant qu’ils accomplissent les Écritures dit bien, en elle-même, le poids de révélation du verset 34217. Il y a bien davantage à voir ici qu’un crucifié de plus, pendu à une croix, qu’un homme « déjà mort ». mystère de sa mort et de son fruit : les v. 56-57 présentent la première apparition de la formule d’immanence réciproque. 56 Ὁ τρώγων μου τὴν σάρκα καὶ πίνων μου τὸ αἷμα ἐν ἐμοὶ μένει κἀγὼ ἐν αὐτῷ. 57 Καθὼς ἀπέστειλέν με ὁ ζῶν πατὴρ κἀγὼ ζῶ διὰ τὸν πατέρα, καὶ ὁ τρώγων με κἀκεῖνος ζήσει διʼ ἐμέ. 215 Nous renvoyons à l’étude du prologue et de Jn 3, où nous avons mis en lumière l’importance du témoignage. Pour recevoir le don de devenir enfants de Dieu, le lecteur a été conduit à l’écoute du témoignage du groupe du nous, comprenant l’instance énonciatrice du récit, qui donne accès au témoignage du seul témoin du Père. Pour être engendré d’en haut, Jésus a révélé à Nicodème qu’il fallait écouter le témoignage du seul témoin oculaire des réalités célestes, dont le sommet est l’élévation du Fils de l’homme, où se donne à voir le don divin du Fils unique. Ce témoignage achevé est l’objet du récit de Jn 19, grâce au témoignage du témoin oculaire qu’est le disciple bienaimé. 216 On pourrait rapprocher la conclusion de 20,30-31, mais cet épilogue étant une conclusion de l’évangile, il n’a pas le même effet de surprise que le commentaire de 19,35. Dans le même sens, MOLONEY, Glory, 147. Cf. n. 73. C.T. C’est sans doute ce caractère unique et surprenant de 19,35 qui explique qu’il soit omis dans un manuscrit ; mais le texte est très bien attesté. Cf. BERNARD, A critical and exegetical commentary, 649 : « This verse is omitted in e (Cod. Palatinus of the fifth century), nor does it appear in the rearrangement of the Gospel texts called fu (Cod. Fuldensis of the sixth century). From this slender evidence Blass concluded that the verse was of doubtful genuineness, and must be treated as a later gloss. But such a conclusion is perverse in the face of the overwhelming mass of MSS and vss. which contain the passage, not to speak of its characteristically Johannine style. » 217 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 259 : « Ce n’est pas seulement la mort du Christ qui est attestée, mais simultanément ce qu’elle produit aux yeux de la foi ».
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Dans sa révélation à Nicodème sur l’engendrement ἄνωθεν, Jésus avait renvoyé son destinataire – intradiégétique et, à travers le personnage, extradiégétique – au témoignage ultime donné par le seul Témoin descendu du ciel, lors de l’élévation du Fils de l’homme, pour découvrir le comment de cet engendrement d’eau et d’Esprit. Le commentaire explicite du narrateur a pour fonction de manifester que ce témoignage donné dans l’histoire par le Fils de l’homme, à l’heure de son élévation, est achevé, et accessible au-delà de cette heure historique grâce au témoignage du témoin oculaire qui le relaie authentiquement – ce témoignage que le lecteur du récit est en train de lire218. 3.6.3.1. Un témoignage rendu par un témoin oculaire Καὶ ὁ ἑωρακὼς μεμαρτύρηκεν : celui qui a vu, et qui témoigne, est très certainement – selon le contexte immédiat (19,26-27) – le disciple bien-aimé219, seul homme dont le récit a attesté la présence au pied de la croix, seul témoin oculaire du jaillissement du sang et de l’eau. Comme pour sa désignation en 19,26, le narrateur ne met pas l’accent sur sa personne, mais sur sa fonction de témoin. Son témoignage est fiable, qui se fonde sur un voir220. Mais ce voir, nécessaire pour fonder l’authenticité du témoignage, dépasse la simple observation matérielle. En 19,6, les grands prêtres et les gardes ont vu Jésus (εἶδον), et se sont écriés : σταύρωσον σταύρωσον ; et même après son élévation, en 19,33, les soldats l’ont vu déjà mort (εἶδον) sans avoir accès pour autant au témoignage ultime du Fils de l’homme élevé. Comme nous l’avions vu à propos du premier témoin, envoyé par Dieu, le témoin est celui qui reçoit d’en haut de voir plus que ce qu’une observation extérieure pourrait percevoir221 : JB en voyant Jésus venir à lui pouvait témoigner que Jésus est 218 Ici le lien n’est pas explicitement fait avec le récit écrit, mais il sera fait en 21,24. Nous y reviendrons plus loin, p. 378. On retrouve dans ce passage la racine du témoignage – double et dernière occurrence – et celle de la vérité : Οὗτός ἐστιν ὁ μαθητὴς ὁ μαρτυρῶν περὶ τούτων καὶ ὁ γράψας ταῦτα, καὶ οἴδαμεν ὅτι ἀληθὴς αὐτοῦ ἡ μαρτυρία ἐστίν. 219 Dans le même sens, cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 557 ; MACCINI, Her Testimony Is True, 204 ; ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 259. 220 Cf. MIRGUET, « L’effacement du narrateur », 28-29. 221 À l’exception du seul Jésus qui témoigne de ce qu’il a vu auprès de son Père (3,32), pour les témoins d’en-bas, « une sorte de dissociation s’opère entre l’objet qu’on voit et ce dont on témoigne : le témoignage ne porte plus sur la réalité même qu’on a vue […]. L’objet de la vision est différent de l’objet du témoignage ; on a vu une chose, mais on témoigne d’une autre, une réalité invisible, mais dont la première était le signe ; on témoigne du mystère signifié par ce signe. » C’est nous qui soulignons. LA POTTERIE, La passion de Jésus, 185.
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le Fils de Dieu (1,34) – ce que les autres observateurs ne savent pas – parce que celui qui l’a envoyé lui a donné de voir descendre et demeurer sur Jésus l’Esprit222. De même, à l’autre bout d’une grande inclusion qui embrasse l’ensemble du récit de la révélation de Jésus223, le témoin oculaire du jaillissement du sang et de l’eau perçoit dans cette vision ce que les soldats ne peuvent voir – eux qui ne font qu’attester que le crucifié est déjà mort224. Le témoignage donné « pour que tous croient » (1,7) auquel conduisait le prologue – témoignage livrant le témoignage de celui qui est dans le sein du Père (1,18) – initié par le celui de JB désignant l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde, est désormais achevé – μεμαρτύρηκεν, au parfait –, au moment où le témoin oculaire du Fils de l’homme élevé témoigne que le sang et l’eau ont jailli de l’agneau transpercé pour la libération du peuple dont Jésus est le Roi ; et les versets 36-37 expliciteront la vision de foi de ce témoin, qui voit, bien au-delà des apparences, la signification de ce jaillissement, ce dont ce motif est le signe. 3.6.3.2. Un témoignage véridique Par la position emphatique de ἀληθινή, en tête de proposition, et la répétition de la racine *ἀληθ-, le témoin certifie avec force la vérité de son témoignage. En réponse à Pilate malentendant le mystère de sa royauté, Jésus avait révélé la signification du titre de Roi tel qu’il l’assume : ἐγὼ εἰς τοῦτο γεγέννημαι καὶ εἰς τοῦτο ἐλήλυθα εἰς τὸν κόσμον, ἵνα μαρτυρήσω τῇ ἀληθείᾳ· πᾶς ὁ ὢν ἐκ τῆς ἀληθείας ἀκούει μου τῆς φωνῆς (18,37).
Une fois élevé sur son trône, le crucifié a achevé ce témoignage de la vérité, à l’heure de sa mort : mais ce témoignage de la vérité est continué – transmis – par le témoignage véridique du témoin oculaire, le témoin authentique qui, placé sur le sein de Jésus à l’heure où il est entré librement dans sa Passion, a reçu de lui la confidence sur le mystère d’amour de sa livraison, la signification des événements dont il est le témoin oculaire, et en est l’interprète autorisé. 222
Cf. p. 152. Nous consonnons avec LA POTTERIE, La passion de Jésus, 166 : « le témoignage du Disciple après les épisodes des os non brisés et du coup de lance fait pendant au témoignage inaugural du Précurseur » – ce qu’a très bien repéré l’iconographie. Dans le même sens, cf. HOSKYNS, The Fourth gospel, 534 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 169. 224 Entre le v. 33 et le v. 35, c’est bien le même verbe ὁράω, mais employé de façon absolue pour dire le voir en profondeur du témoin, tandis que la vision des soldats est exprimée par un aoriste constatif. 223
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Par cette double occurrence de la racine *ἀληθ- est explicitée la profondeur de vue du témoin, qui sait discerner dans ce qu’il a vu de ses yeux de chair « le symbole d’une réalité appartenant à un autre ordre, celui de la révélation »225. Le témoignage du disciple est digne de foi en cela que, témoin oculaire, il transmet la vérité de la révélation christologique ; il transmet le témoignage de Jésus, qui est la vérité, jusqu’en son sommet226. Le redoublement de l’affirmation de la véracité de ce témoignage – καὶ ἐκεῖνος οἶδεν ὅτι ἀληθῆ λέγει – dit à nouveau, par l’emploi du verbe λέγω, la participation du disciple à la mission de témoignage de Jésus, le Logos devenu chair, seul Témoin des choses célestes227. Celui à qui Jésus a donné sa place de Fils, la place qu’il occupait dans l’histoire des hommes, va témoigner de lui de façon véridique ; il poursuit sa mission en ayant part à ce qu’il est : la parole de la vérité228. 3.6.3.3. Un témoignage dont la finalité est la foi de ses destinataires La troisième caractérisation du témoignage en présente la finalité : ἵνα καὶ ὑμεῖς πιστεύ[σ]ητε229. Si le disciple a explicité la véracité de son témoignage, c’est pour susciter la foi ; son but est que le témoignage pour lequel Jésus est né, et qu’il a rendu jusqu’au bout en montant sur le trône de la croix, soit transmis à tous ceux qui recevront le témoignage du disciple, soit écouté – πᾶς ὁ ὢν ἐκ τῆς ἀληθείας ἀκούει μου τῆς φωνῆς (18,37). LA POTTERIE, La passion de Jésus, 166. TRAETS souligne bien le double aspect de ce témoignage véridique : « D’une manière indivisible, le voir historique et son approfondissement par la foi permettent à l’auteur d’être un témoin authentique de l’événement-dans-son-sens. En tenant bien en main la connexion essentielle entre sens et événement, entre vision de foi et voir historique, on s’attache sérieusement à l’intuition johannique fondamentale : c’est la mort même qui glorifie Jésus » (Voir Jésus, 158). 227 Le référent du pronom ἐκεῖνος est l’objet d’un débat : s’agit-il du témoin, ou le pronom suggère-t-il un nouveau sujet : l’évangéliste – considéré alors comme distinct du témoin –, le Christ, le Paraclet, Dieu. Nous optons pour la première hypothèse, la plus naturelle, « celle qui a le plus de sens dans le cadre de la théologie johannique » (BROWN, La mort du Messie, 1303). Dans le même sens, cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 557-558 ; MACCINI, Her Testimony Is True, 204. 228 Dans le même sens, cf. SEVRIN, « La figure de la mère de Jésus », 56 : « Le témoignage du disciple est vrai de la vérité de Dieu, de Jésus, de l’Écriture : il se pose en parole de Dieu. Quand Jésus meurt, le disciple qu’il aimait prolonge par le récit, avec la même vérité, ce que Jésus a accompli dans l’événement. » 229 C.T. 19,35. Il est très difficile d’opter pour l’une ou l’autre leçon : πιστεύητε (*א B Ψ; Or) ou πιστεύσητε (א1 A Ds K L N W Γ Δ Θ ƒ1.13 33. 565. 579. 700. 892s. 1241. 1424. l 844 m. NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 370. Le même cas se retrouve en 20,31. Cf. note 10, p. 1. Cf. METZGER, A textual commentary, 1994, 219. Le point n’est pas déterminant pour notre sujet. 225
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L’apparition du pronom de deuxième personne permet de préciser l’identité du locuteur : s’il est certainement le disciple bien-aimé, témoin oculaire au pied de la croix, il s’adresse ici aux lecteurs en vous, et s’identifie donc à l’instance énonciatrice du récit. Même si en 19,35, le vocabulaire de l’écrit n’est pas encore employé comme il le sera dans la conclusion du livre, en 21,24230, l’emploi du pronom déictique permet déjà de voir dans le personnage du disciple bien-aimé une « figure de l’évangile »231. Le disciple témoin oculaire poursuit l’œuvre de vérité du Logos, prend la place du Logos devenu chair, par son témoignage adressé au lecteur, un témoignage qui demeure dans l’écrit adressé au lecteur232. Ἵνα καὶ ὑμεῖς πιστεύ[σ]ητε233 : à partir de la foi234 du témoin oculaire, qui a vu dans l’histoire les événements et en a perçu toute la signification, tous les autres hommes, destinataires du récit évangélique, sont appelés à croire. Le lecteur n’a plus accès à la matérialité de ce que le disciple a vu de ses yeux de chair, mais le témoignage du disciple lui permet de voir dans la foi, c’est-à-dire de connaître, ce que le Fils de l’homme élevé a donné et, en accueillant cette révélation, en croyant, de pouvoir accueillir ce don235. Avec le motif du sang et de l’eau, le récit de l’élévation du Fils de l’homme, vers lequel pointait Jésus dans sa révélation à Nicodème sur l’engendrement d’en haut, est arrivé à son sommet. Puisque tous les hommes sont appelés à être engendrés d’en haut pour voir le royaume de Dieu (ἰδεῖν, 3,3) et y entrer, puisque tous sont appelés à boire les fleuves d’eau vive qui coulent de son sein, puisque Jésus veut attirer tous les hommes à lui, il faut que tous puissent voir ce Fils de l’homme élevé, découvrir le mystère de ce jaillissement de sang et d’eau. Ici s’éclaire la possibilité de la réalisation de la grande prophétie de Jésus en 12,32236 – et bien d’autres passages manifestant la destination universelle du don de 230 Οὗτός ἐστιν ὁ μαθητὴς ὁ μαρτυρῶν περὶ τούτων καὶ ὁ γράψας ταῦτα, καὶ οἴδαμεν ὅτι ἀληθὴς αὐτοῦ ἡ μαρτυρία ἐστίν. Nous retrouverons le vocabulaire du témoignage et de la vérité. 231 SEVRIN, Le Jésus du quatrième évangile, 281. 232 Cf. SEVRIN, « La figure de la mère de Jésus », 56. 233 C.T. Même si certains manuscrits omettent καί (Γ Δ 700. 892s. 1424 m bopt), cette leçon est très bien attestée : p66 אA B Ds K L N W Θ Ψ ƒ1.13 33. 565. 579. 1241. l 844 lat sy co. NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 370. 234 Cette foi fondatrice du témoin, qui colore son voir, est supposée dans le καὶ ὑμεῖς. Nous consonnons avec GOURGUES : « cette formule ne laisse-t-elle pas entendre que la situation et l’attitude du disciple bien-aimé ont valeur d’anticipation et de modèle par rapport à celles de tout croyant ? », (« Marie, la “femme” et la “mère” », 189). 235 Cf. MIRGUET, « L’effacement du narrateur », 34-35 et « Voir la mort de Jésus », 472, 475, 478. 236 Cf. p. 318-319, 333, 363.
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Jésus : au niveau intradiégétique, cette prophétie ne sera pas réalisée. Le Fils de l’homme élevé poursuivra son œuvre de rassemblement de tous les hommes par la médiation du témoignage évangélique, permettant de voir le Fils de l’homme élevé, après qu’il a pourtant été descendu de sa croix par Joseph d’Arimathie. Le passage de l’histoire au récit permet d’ouvrir à tous les lieux et à tous les temps le groupe des bénéficiaires du don de Dieu. En écho au nous du prologue (1,14), groupe des « engendrés de Dieu » (1,13) introduisant le récit évangélique par une prolepse237, le vous interpelle le lecteur au moment où il a désormais entendu la révélation du Nom jusqu’en son sommet dans l’élévation du Fils de l’homme238 : le lecteur est désormais placé devant la possibilité d’accueillir cette révélation achevée, et conséquemment devant celle de recevoir le don de devenir enfant de Dieu (1,12). 3.6.4. L’accomplissement des Écritures – encore à accomplir Dans le témoignage du témoin oculaire sur l’ouverture de la source de vie, le lecteur est appelé à découvrir l’accomplissement du dessein de Dieu consigné dans les Écritures : un accomplissement qui doit encore devenir réalité pour le destinataire. Reprenons les trois éléments des versets 19,31-38 mis en lumière cidessus239, pour situer la troisième partie de la scène : 1) 33 ἐπὶ δὲ τὸν Ἰησοῦν ἐλθόντες, ὡς εἶδον ἤδη αὐτὸν τεθνηκότα, οὐ κατέαξαν αὐτοῦ τὰ σκέλη, 34 ἀλλʼ εἷς τῶν στρατιωτῶν λόγχῃ αὐτοῦ τὴν πλευρὰν ἔνυξεν καὶ ἐξῆλθεν εὐθὺς αἷμα καὶ ὕδωρ.
Les événements pour Jésus : non pas crurifragium = exécution en négatif /mais transfixion = en positif
2) 35 καὶ ὁ ἑωρακὼς μεμαρτύρηκεν, καὶ ἀληθινὴ αὐτοῦ ἐστιν ἡ μαρτυρία, καὶ ἐκεῖνος οἶδεν ὅτι ἀληθῆ λέγει, ἵνα καὶ ὑμεῖς πιστεύσητε.
Commentaire métanarratif
jaillissement sang et eau
3) 36 ἐγένετο γὰρ ταῦτα ἵνα ἡ γραφὴ πληρωθῇ· Le témoin découvre dans les événements l’accomplissement des Écritures ὀστοῦν οὐ συντριβήσεται αὐτοῦ. – les os non fracturés = en négatif 37 καὶ πάλιν ἑτέρα γραφὴ λέγει· – le regard sur le transpercé = en positif ὄψονται εἰς ὃν ἐξεκέντησαν. 237
Cf. notamment p. 153-154. Cf. COMBET-GALLAND, « L’heure d’un héritage », 264 : « La communauté lectrice est ainsi convoquée au pied de la croix, en son croire. Un peu comme si pour elle, par la médiation du regard du témoin, c’était la vérité qui coulait du côté du crucifié. » 239 Cf. p. 369. 238
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Le témoignage du témoin oculaire doit susciter la foi : la raison en est (γάρ) que les événements qu’il a racontés, aboutissant au jaillissement du sang et de l’eau (ταῦτα) sont advenus pour accomplir l’Écriture – en eux, le dessein de Dieu pour les hommes est manifesté. Les deux derniers versets, après la pause métanarrative, explicitent la signification profonde que le témoin perçoit, en croyant, dans ce qu’il voit de ses yeux de chair : les événements sont interprétés comme accomplissement de l’Écriture. Les deux actes des adjuvants paradoxaux, conduisant au jaillissement du sang et de l’eau – en négatif, le fait de ne pas briser les jambes (souligné dans le tableau ci-dessus), et en positif, le fait que l’un des soldats transperce le côté de Jésus (double souligné) – font l’objet d’une citation d’accomplissement révélant que Jésus est celui qui accomplit les figures du temps de la promesse. Le jaillissement du sang et de l’eau se comprend comme la manifestation, d’une part, de l’identité véritable de l’agneau transpercé, et d’autre part, de la fécondité de son don pour ceux qui le verront. 3.6.4.1. La typologie exodale de l’agneau Le narrateur a raconté comment les soldats ont jugé inutile d’appliquer à Jésus la coutume du crurifragium, puisqu’il était déjà mort ; en témoin, il reprend ce détail pour en manifester le sens profond : Jésus est le véritable agneau pascal ; les soldats ont, à leur insu, appliqué la loi en préservant son intégrité – tout comme ils avaient préservé l’unité de la tunique (19,24). Dans le jaillissement du sang et de l’eau, le témoin découvre l’effusion salutaire du sang de l’agneau, versé pour la libération du peuple des enfants de Dieu. Par cette citation d’accomplissement, le narrateur mène à son terme la typologie exodale de l’agneau qui embrasse l’ensemble du récit, depuis la première révélation de l’identité de Jésus par le témoin envoyé de Dieu240. Jésus est Roi en étant l’agneau 240
En 1,29 et 36, Jean, premier témoin envoyé de Dieu, donne la révélation inaugurale de l’identité de Jésus en désignant l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. Cette typologie reparaît dans le récit de la Passion, par plusieurs commentaires implicites du narrateur : en 18,28, dans la première scène de l’acte central de la Passion où est révélée la royauté de Jésus, bel exemple d’ironie johannique, les Juifs se séparent de l’agneau véritable pour pouvoir manger l’agneau pascal ; en 19,14, dans la dernière scène de ce même acte central, Jésus est mis à mort à l’heure du sacrifice des agneaux au Temple ; en 19,29, nouvel exemole d’ironie, les soldats non nommés utilisent une branche d’hysope pour abreuver Jésus de vinaigre (cf. Ex 12,22) ; en 19,37, la dispense de crurifragium est interprétée par la citation scripturaire d’Ex 12,46. Les indications temporelles sont également des commentaires implicites du narrateur. L’ensemble de la Passion est placé dans le contexte pascal : cf. 13,1 ; 18,28.39 ; 19,14, et les trois Pâques du troisième évangile.
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de Dieu immolé pour la libération du peuple. Comme au temps de l’Exode, l’effusion de sang de l’agneau permet la libération des enfants de Dieu241, rassemblés en un seul peuple. Notons que, tout en voulant, explicitement, dire l’accomplissement en Jésus de la figure exodale, le narrateur opère un double décalage : – D’une part, comme nous l’avions noté pour la scène du partage des vêtements, le verset cité ne reprend pas les mêmes termes que l’événement qu’il est censé accomplir : le verbe συντρίβω succède au verbe κατάγνυμι, les os (ὀστοῦν) succèdent aux jambes (τὰ σκέλη) ; – D’autre part, la citation n’est pas ad litteram. Elle fait clairement et principalement référence au rite pascal de la préparation de l’agneau242 telle qu’il est décrit dans le Pentateuque (Ex 12,46 et Nb 9,12) : le texte évangélique reprend, d’une part, la forme exacte ὀστοῦν, au singulier, même si ce neutre est un nominatif en Jn, et un accusatif dans les deux textes de la Torah ; d’autre part, le verbe, mais à une voix et une personne différentes : συντρίβω, employé à la troisième personne du singulier, au passif futur, en Jn 19,36 (« un os ne sera pas brisé »), est à la deuxième personne du pluriel, et à l’actif futur, en Ex 12,46 (οὐ συντρίψετε, « d’elle [La pâque], vous ne briserez pas d’os ») et à la troisième personne du pluriel et à l’actif futur, en Nb 9,12 (οὐ συντρίψουσιν, « Ils ne lui briseront pas d’os »). En revanche, la forme verbale οὐ συντριβήσεται se retrouve exactement dans le Ps 33,21 LXX : κύριος φυλάσσει πάντα τὰ ὀστᾶ αὐτῶν ἓν ἐξ αὐτῶν οὐ συντριβήσεται, « Le Seigneur garde tous leurs os, pas un d’eux ne sera brisé ». Jn semble avoir combiné les termes des trois textes sources243 : les récits des prescriptions concernant la Pâque, et un psaume de louange affirmant la protection divine du juste souffrant, la préservation de son intégrité. On aurait là une pierre d’attente, en vue de l’affirmation de la résurrection244. Dans le texte johannique, les deux références jouent ensemble : « Jésus est l’agneau pascal protégé par Dieu et porteur du salut »245. 241
Avant l’élévation du Fils de l’homme, avant d’être libérés par l’agneau transpercé, les hommes sont esclaves ; mais si le Fils les libère, ils deviennent libres. Cf. 8,36. Cf. note 119, p. 93 ; note 174, p. 113 ; p. 123 ; note 228, p. 283 ; note 55, p. 428 ; note 96, p. 440 ; note 2, p. 474. 242 Cf. note 240, p. 380. 243 Dans le même sens, cf. LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 173, n. 129 : « Jn retient le futur singulier du verbe du Psaume, mais surimpose le singulier d’Ex/Nb pour l’os. » 244 Ainsi LÉON-DUFOUR, ibidem, 172 : « [Ce psaume] reflète la croyance juive selon laquelle l’intégrité du squelette était une garantie ou même une condition de la résurrection future. Dans cette perspective, le verset cité annoncerait la préservation du corps de Jésus que suggérait auparavant la tunique non déchirée par les soldats. » 245 ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 260.
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De cette double observation, nous concluons que le but du narrateur n’est pas d’abord le rapprochement littéral et exclusif avec un verset, mais plutôt, comme la suite de notre analyse va le confirmer, de mettre l’accent sur l’accomplissement, et sur l’accomplissement de toutes les figures, dans une typologie accumulative qui trouve ici son paroxysme. Tout le dessein de Dieu pour les hommes s’accomplit dans l’élévation du Fils de l’homme, dans l’ouverture de la source de la vie divine. Par là est fermement signifié que cette heure du don suprême est l’acte de Dieu, le seul qui puisse donner d’avoir part à la vie divine. 3.6.4.2. La typologie prophétique du transpercé, et la convergence de toutes les figures au sommet du récit • Le transpercé par qui est ouverte une source salutaire Le narrateur a raconté comment un des soldats, constatant la mort de Jésus, lui a percé le côté ; en témoin, il reprend ce détail pour en manifester le sens profond : Jésus est l’antitype de la mystérieuse figure du transpercé de Za 12,10, dont la mort suscite un deuil comme pour un fils premier-né, par qui une source salutaire est ouverte aux temps messianiques. Dans le jaillissement du sang et de l’eau, le témoin perçoit l’ouverture d’une source jaillissant à la suite de la mort violente infligée au mystérieux transpercé – un transpercement qui atteint Dieu lui-même dans le texte massorétique. Ὄψονται εἰς ὃν ἐξεκέντησαν : le narrateur ne cite pas d’après les LXX246 – ἐπιβλέψονται πρός με ἀνθʼ ὧν κατωρχήσαντο, « ils regarderont vers moi, parce qu’ils ont dansé par dérision »247 – mais d’après une version grecque conforme à celle de Théodotion248 (« ils regarderont vers celui qu’ils ont transpercé »), plus fidèle au texte massorétique : Et je répandrai sur la maison de David et sur l’habitant de Jérusalem un esprit de bonne volonté et de supplication. Alors ils regarderont vers moi, celui 246 Le traducteur a commis une erreur par métathèse, ou a voulu corriger l’anthropomorphisme déroutant du transpercement de Dieu. Telle est l’hypothèse de HOSKYNS, The Fourth gospel, 535. 247 Le TM et les LXX : « L’écart lexical pour désigner la faute commise à l’égard de Dieu (TM, « [celui] qu’ils ont transpercé » ; LXX, « parce qu’ils ont dansé par dérision », katorkhésanto) résulte d’une lecture différente du verbe hébreu : la forme daqaru, de daqar, « piquer » (avec un glaive, principalement), a été traduite comme s’il y a avait le mot raqadu, de raqad, « danser » (métathèse des consonnes daleth-resh). » (HARL, La Bible d’Alexandrie, Les Douze Prophètes, Aggée-Zacharie, 159). 248 HOSKYNS, ibidem, 536 : « The messianic application of the prophecy here and in Rev. i. 7 preserves the meaning of the Hebrew original (cf. Theodotion, Aquila, Symmachus, Justin, Apol. i. 52, Dial. 14, 32, 64, 118). » Cf. également LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 174, n. 130.
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qu’ils ont transpercé [ר־דּ ָ ֑ קרוּ ָ ]וְ ִה ִ ֥בּיטוּ ֵא ַ ֖לי ֵ ֣את ֲא ֶשׁ. Ils célébreront le deuil pour lui, comme pour le fils unique. Ils le pleureront amèrement comme on pleure un premier-né249.
Dans le texte hébreu, l’objet du regard est YHWH lui-même – référent du pronom de première personne – ֵא ַ ֖לי, qui « se déclare lui-même atteint par la mort infligée à son envoyé »250. Jn reprend ce verset dans un énoncé où l’objet du regard, désormais évoqué à la troisième personne – εἰς ὃν ἐξεκέντησαν – est Jésus élevé sur la croix : en Jésus, Dieu se laisse directement atteindre par le péché des hommes qui l’ont rejeté – et Dieu accomplit ses promesses eschatologiques de salut251. Cette citation est introduite dans le récit johannique en tant qu’elle est accomplie dans la vision du jaillissement du sang et de l’eau, c’est-à-dire dans la manifestation de la fécondité de la mort de l’antitype du transpercé : Jn ne cite pas la suite, Za 13,1 TM252 évoquant la conséquence de la mort du transpercé, l’ouverture d’une source ()מקוֹר ָ en remède pour le péché et la souillure, comme si le motif du jaillissement du sang et de l’eau du corps de l’antitype suffisait à rappeler celui qu’il accomplit, le motif de la fontaine ouverte dans la prophétie (Za 13,1), et celui du jaillissement des eaux vives au jour eschatologique où « YHWH sera roi sur toute la terre » (Za 14,8-9253). Ce motif de la fontaine ouverte était fortement mis en lumière au verset 19,34, avec une autre typologie prophétique, avec laquelle converge la typologie du transpercé : celle du temple. Le rapprochement intratextuel avec Jn 7 – auquel le narrateur invite explicitement en 7,39254 – permet le rapprochement intertextuel avec l’image prophétique du Temple eschatologique, d’où coule le torrent d’eau vive (Éz 47,1-12)255. L’unique autre passage de l’évangile où il est question du corps de Jésus256 est la prophétie inaugurale de Jésus, lors de la première Pâque à Jérusalem – 249
TOB, 2012, p. 1066. C’est nous qui soulignons. TOB, idem. 251 Cf. TRAETS, Voir Jésus, 161. 252 Za 13,1 : « Ce jour-là, une source jaillira pour la maison de David et les habitants de Jérusalem en remède au péché et à la souillure. » (trad. TOB, 2012, p. 1066) 253 En Jn 19,34 s’accomplit la prophétie de Za 14,8-9 : « 8 En ce jour-là, des eaux vives sortiront de Jérusalem […]. 9 Alors YHWH se montrera le Roi de toute la terre. En ce jourlà, YHWH sera unique et son nom unique. » (trad. TOB, 1988). 254 Cf. p. 358-359. Cf. note 172, p. 359. 255 Comme le souligne LÉON-DUFOUR, « le don que les/ prophètes situaient à la fin des temps, l’eau pure, à savoir l’Esprit répandu est une réalité présente depuis que le Fils a accompli son passage vers le Père. » (Lecture, IV, 168-169). 256 En plus des récits de la Passion-Résurrection : le terme apparaît en 19,31.38.40 et 20,22. 250
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où Jésus annonce que si ses interlocuteurs détruisent le sanctuaire, il le relèvera en trois jours – explicitement commentée par le narrateur : ἐκεῖνος δὲ ἔλεγεν περὶ τοῦ ναοῦ τοῦ σώματος αὐτοῦ (2,21).
L’évangéliste a ainsi explicitement introduit la typologie du Temple qui déploie toute sa portée de sens à l’heure où le sang et l’eau jaillissent du corps de Jésus – de son côté : le Temple d’où coule l’eau qui donne beaucoup de fruit, c’est le corps que le Logos Dieu a pris en devenant chair, corps transpercé. Éz 47,1-12 Du Temple eschatologique jaillit le torrent d’eau vive
Jn 2,21 Jn 19,34 Temple = corps de Jésus Du corps de Jésus Jn 7,38 : des fleuves d’eau vive couleront de son sein jaillissent le sang et l’eau
Ce motif de la source salutaire a été placé en tête, au verset 19,34 : mais dans le dernier verset de la scène (19,37), le narrateur ne le reprend pas. Tout l’accent de la dernière citation vers laquelle converge le récit est sur le transpercé, et sur la nécessité d’accueillir la révélation de son identité pour avoir part à cette vie donnée en surabondance. Pour cette seconde citation scripturaire, on note le même décalage textuel entre l’événement – où le coup de lance est évoqué par le verbe νύσσω – et la citation biblique, qui emploie ἐκκεντέω ; et entre la citation en Jn et le texte source. Une fois encore, le narrateur met l’accent sur l’accomplissement de toute l’Écriture, plutôt que sur l’accomplissement verbatim de telle prophétie. • L’accomplissement de l’œuvre de Dieu dans l’élévation du Fils devenu chair À l’heure où le Fils de l’homme est élevé sur la croix, toutes les Écriture sont citées : la Loi (Ex, Nb), les Prophètes (Za) et les Psaumes ; toutes les typologies convergent pour permettre de reconnaître dans le Roi celui qui a achevé le témoignage de la vérité. Depuis le début de l’acte qui ici s’achève, Jésus a été présenté comme le Roi exalté rassemblant son peuple dans l’unique royaume de Dieu, attirant tous les hommes, le Messie sur qui repose l’Esprit qu’il va répandre sur toute chair, l’agneau donnant son sang pour enlever le péché du monde, le Temple d’où coule l’eau vive, le serpent d’airain257 qu’il faut regarder pour avoir la vie éternelle, et dont la mort permet l’ouverture de la fontaine 257
Le v. 37 pointe vers Jn 3 et la typologie du serpent d’airain, cf. p. 264-267.
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de vie258. Cette convergence de tous les types est révélation que l’antitype Jésus est Dieu accomplissant toute l’Écriture, d’une manière inouïe, qui ne pouvait monter au cœur de l’homme. Les figures ne sont pas d’emblée nommées259, le récit mettant tout l’accent sur l’accomplissement fait peu à peu converger toutes les figures pour engendrer un lecteur qui sache voir le spectacle que le témoin met sous ses yeux, dans sa signification profonde : l’œuvre de Dieu s’accomplit260. Dans le sang et l’eau qui jaillissent du côté du Fils de l’homme élevé, qui sont donnés d’en haut, se donne à voir le don de Dieu – qui a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique pour que tous ceux qui croient aient la vie éternelle (3,16). À ce sommet du récit est montré ce que signifie l’engendrement de Dieu, l’engendrement d’en haut, l’engendrement de l’Esprit, l’engendrement d’eau et d’Esprit. L’œuvre de Dieu d’engendrer ses enfants s’accomplit dans l’œuvre du Fils de l’homme élevé, du côté duquel coulent le sang et l’eau, signe du don de l’Esprit. • « Ils verront » : une prophétie accomplie et une prolepse mixte Comme le lecteur y a été initié dès le prologue, à l’acte de Dieu, qui seul peut ouvrir la source de la vie divine, qui seul peut engendrer à la vie d’enfants de Dieu, doit nécessairement correspondre l’acte de l’homme, du destinataire, qui consiste à accueillir le don de Dieu, accueillir le témoignage suprême du Fils de l’homme élevé en entrant dans un voir. Le futur du verbe ὁράω apparaissant dans une citation d’accomplissement raconte un fait passé par rapport au présent de l’énonciation. Le sens premier est qu’une fois que le Fils de l’homme a été élevé, la parole du prophète est accomplie : ils ont regardé vers celui qu’ils ont transpercé – à commencer par le témoin, le disciple bien-aimé, qui a regardé vers le transpercé et y a reconnu l’accomplissement de la prophétie de Za 12,10. Mais, c’est la force de la citation, le verbe est reçu par le lecteur au futur, avec pour sujet une troisième personne du pluriel, tout ouverte aux destinataires du témoignage de la vision du sang et de l’eau jaillissant du 258 Cette liste des figures n’est pas exhaustive. On pourrait, par exemple, montrer que la figure du Serviteur souffrant d’Is est également accomplie. 259 Cf. ALETTI, « Mort de Jésus et théorie du récit », 155 : « Il l’invite à regarder Jésus en croix (cf. v. 37) et à entrer peu à peu – car il faut du temps – dans le jeu et l’identité des figures. Il ne met l’accent que sur l’accomplissement des Écritures : accomplissement inouï, puisque c’est dans le corps crucifié et mort qu’elles trouvent toutes leur vérité (comme prophéties) et leur unité. […] Le narrateur johannique a vu l’accomplissement des Écritures dans le corps en croix de Jésus ». 260 Cf. p. 314, 325, 353, 364.
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côté du crucifié – inscrits dans le texte dans le ὑμεῖς du verset 25261. Cette prolepse mixte demande à s’accomplir, bien au-delà du seul disciple bien-aimé, dans le regard des lecteurs, convoqués au pied de la croix par la lecture du récit évangélique pour voir262. Le choix du verbe ὁράω – plutôt que le verbe ἐπιβλέπω employé par les Septante – attire l’attention sur sa triple occurrence dans cette scène : au-delà du voir extérieur des soldats au verset 19,33 (εἶδον), dont nous avons vu qu’il était un simple constat, les lecteurs sont appelés à voir Jésus comme le témoin l’a vu au verset 35 (ὁ ἑωρακώς), lui qui par son témoignage permet d’entrer dans le regard de la foi263. Les deux occurrences du verset 19,35 et du verset 19,37 ont en commun d’être des emplois absolus du verbe ὁράω, et donc d’une autre nature que l’emploi du verset 19,33 : « celui qui a vu », « ils verront ». Nous avions noté que, en 3,14, dans la typologie de l’élévation du serpent d’airain, le motif du regard présent en Nb 21,8 n’était pas repris264 : désormais l’heure est venue pour le destinataire extradiégétique de la révélation à Nicodème de voir le Fils de l’homme élevé, d’entrer dans le voir du témoin qui voit dans cet homme crucifié l’accomplissement de la révélation ; l’heure est venue où il pourra voir le royaume de Dieu – le royaume du Roi élevé – et y entrer en étant engendré d’en haut, d’eau et d’Esprit. Le témoignage du Fils unique d’auprès du Père est achevé : ἐξηγήσατο (1,18) ; et celui qui l’a vu élevé et a contemplé sa gloire (1,14) l’atteste, pour que les destinataires de son témoignage le voient aussi. Maintenant que ce témoignage céleste, transmis dans le témoignage du 261 La question de savoir qui recouvre cette troisième personne du pluriel sujet de l’action de regarder le transpercé fait l’objet d’un débat : Cf. TRAETS, Voir Jésus, 162-164. La note 42 présente un bref état de la question ; l’auteur distingue plusieurs options : 1) Les Juifs ; 2) Les soldats et la foule ; 3) Les croyants ; 4) Les croyants, en reconnaissant leur sauveur ; les Juifs, en reconnaissant leur juge. Il choisit l’option 4) et conclut : « Nous croyons que, dans la pensée de Jn 19,35-37, tout homme lève inéluctablement le regard vers le Transpercé ; tout homme se trouve confronté avec lui. […]/ Selon une assez sérieuse probabilité l’accent porte sur ceux qui, par leur regard, accueillent le salut. » (163164). Cf. également LA POTTERIE, La passion de Jésus, 196. 262 Pour eux comme pour le disciple bien-aimé s’accomplira alors la première grande prophétie de Jésus, en réponse à Nathanaël reconnaissant au point de départ du récit qu’il est le Fils de Dieu et le roi d’Israël : μείζω τούτων ὄψῃ […] ἀμὴν ἀμὴν λέγω ὑμῖν, ὄψεσθε τὸν οὐρανὸν ἀνεῳγότα […]. (1,50-51) 263 Cf. p. 379, en encadré. La troisième personne du pluriel sujet de ὄψονται étant tout ouverte, hospitalière à tous ceux qui entreront dans le regard de foi initié par le disciple bien-aimé, il n’est bien sûr pas exclu que les soldats eux-mêmes passent de leur voir limité du v. 33 au voir percevant après le coup de lance la fécondité de la mort constatée, dans le jaillissement du sang et de l’eau. Mais le narrateur ne parle pas d’eux après le coup de lance : plus aucun personnage particulier n’est alors mentionné, autre que le témoin et les destinataires du témoignage. 264 Cf. p. 266.
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récit, est achevé, reste au lecteur à accueillir ce témoignage, et le don qui lui est attaché : ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν, ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι, τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ (1,12).
3.6.4.3. Reprise : l’absence du motif de l’engendrement d’en haut En ce sommet du récit de la révélation du Nom, le narrateur ne parle pas de l’engendrement d’en haut des enfants de Dieu : tout l’accent est, d’une part, sur la complétion de la révélation du Nom de Jésus (ἐξηγήσατο, 1,18) et sur l’effectuation du don offert par cette révélation achevée ; d’autre part, sur la nécessité de l’accueil de cette révélation, dans un voir de foi, puisque cette révélation est l’objet d’un témoignage offert au voir, au croire des lecteurs. À ce point culminant du récit, le but du narrateur n’est pas de raconter l’engendrement d’en haut d’un personnage particulier, mais de livrer le témoignage du disciple bien-aimé – qui n’apparaît que par sa fonction de témoin : ὁ ἑωρακὼς μεμαρτύρηκεν – au lecteur interpellé en vous – ἵνα καὶ ὑμεῖς πιστεύσητε –, pour permettre qu’advienne cet engendrement d’en haut pour le lecteur ; pour que le lecteur interpellé dans le groupe du vous bascule dans le groupe du nous de ceux qui, après avoir contemplé la gloire du Fils unique d’auprès du Père (1,14), ont été engendrés de Dieu (1,13). Cet événement de l’engendrement de Dieu – cet engendrement d’eau et d’Esprit qui advient à l’heure de l’élévation du Fils de l’homme – n’est pas raconté ici parce qu’il n’advient qu’à l’heure de la lecture, pour le groupe du vous à qui est offert le témoignage du récit. Après que, par le coup de lance du soldat, le sang et l’eau ont jailli du côté du Fils de l’homme élevé, aucun autre personnage n’est nommé dans le récit que le témoin qui a vu et le lecteur interpellé en vous : le récit n’a pas d’autre but que de permettre, à tout homme appelé à devenir destinataire de ce témoignage, de voir le Fils de l’homme élevé du côté duquel jaillissent le sang et l’eau, afin d’être engendré d’en haut, de l’eau et de l’Esprit, de Dieu. 3.7. Épilogue. Du Golgotha au jardin de l’ensevelissement (19,38-42) Tout au long des six scènes de l’acte du Golgotha, Jésus élevé a été dépouillé de tout, a donné, du haut de la croix, tout ce qu’il est : pour conclure le récit de cette transmission de tout son être donné en héritage265 – son identité et sa mission, sa personne tout entière donnée à ceux qu’il rassemble, sa place de Fils vécue dans une famille humaine, son souffle 265
Cf. COMBET-GALLAND, « L’heure d’un héritage », 258.
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vital et l’Esprit divin capable de créer la famille de Dieu, le sang et l’eau qui jaillissent de son corps mort comme source de vie éternelle –, une dernière scène d’épilogue raconte comment le corps inerte de Jésus est descendu de la croix pour être reçu. La scène présente trois parties : 1) Le verset 38, second volet du diptyque des deux délégations auprès de Pilate, raconte l’exécution de la seconde demande des Juifs pour Jésus : Joseph d’Arimathie vient et enlève le corps. 2) Les versets 39-40 sont marqués par un changement de personnage : Nicodème rejoint Joseph ; alors, ensemble, ils prennent le corps de Jésus et l’honorent comme celui d’un roi. 3) La troisième partie est marquée par un changement de lieu : ils déposent Jésus dans un tombeau situé dans un jardin, près du Golgotha. 3.7.1. Le corps de Jésus livré aux personnages individuels qui le reçoivent Alors que les scènes précédentes offraient le témoignage du don de Jésus pour tous les hommes, sans aucune précision limitante des destinataires de ce don, ici le récit s’intéresse à l’accueil de ce don par un personnage particulier, puis un autre… Le récit montre que le don universel doit trouver un accueil concret en chaque personne. L’un et l’autre de ces deux personnages nommés sont caractérisés par une proposition participiale attestant le chemin parcouru à la suite de Jésus. Le personnage de Joseph, qui fait sa première et unique apparition dans le récit, atteste la puissance d’attraction et de libération du Fils de l’homme élevé puisque, jusque-là caché par peur des Juifs, il a désormais l’audace de faire un acte public. Nicodème, lui aussi, d’abord venu de nuit, rejoint Joseph avant le coucher du soleil, publiquement. Les deux participiales soulignent la transformation de ces personnages, « les deux premiers attirés, parmi ceux qui jusqu’alors n’avaient pas adhéré publiquement à Jésus comme le doivent les croyants. »266 3.7.2. Le retour du personnage de Nicodème après l’élévation du Fils de l’homme 3.7.2.1. Le corps de Jésus transpercé rassemble ceux qui vont l’honorer Si la première partie de la scène, le verset 38, est la simple exécution de la demande des Juifs (verset 31), la véritable nouveauté de la septième scène advient dans le surcroît des versets 39-40 : 266
BROWN, La mort du Messie, 1394.
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ἦλθεν οὖν καὶ ἦρεν τὸ σῶμα αὐτοῦ. 39 ἦλθεν δὲ καὶ Νικόδημος, ὁ ἐλθὼν πρὸς αὐτὸν νυκτὸς τὸ πρῶτον, φέρων μίγμα σμύρνης καὶ ἀλόης ὡς λίτρας ἑκατόν. 40 ἜΛΑΒΟΝ οὖν τὸ σῶμα τοῦ Ἰησοῦ καὶ ἔδησαν αὐτὸ ὀθονίοις μετὰ τῶν ἀρωμάτων, καθὼς ἔθος ἐστὶν τοῖς Ἰουδαίοις ἐνταφιάζειν.
Le corps de Jésus déclenche un rassemblement : ἦλθεν οὖν καὶ ἦρεν τὸ σῶμα αὐτοῦ. 39 ἦλθεν δὲ καὶ Νικόδημος. À partir du corps de Jésus – c’est-à-dire du signe qu’il a tout donné, jusqu’au sang et à l’eau sortis de son corps déjà mort – enlevé par Joseph, le personnage de Nicodème est attiré : il rejoint Joseph pour former avec lui le petit rassemblement inchoatif qui va honorer le corps de Jésus comme celui du Roi267 – c’est ensemble qu’ils reçoivent ce corps, 40 ἔλαβον οὖν. Au verbe αἴρω – utilisé d’abord par les Juifs voulant ôter le cadavre impur – succède le verbe λαμβάνω, terme clé dans le quatrième évangile pour dire l’accueil du don de Dieu268. C’est à partir de l’attirance de Nicodème, qui apporte la grande quantité d’aromates, à partir du moment où ils sont deux, que la réponse adaptée à la révélation de la royauté de Jésus peut être donnée : l’ensevelissement royal correspond à l’intronisation de Jésus sur la croix. Les deux disciples reconnaissent en celui dont ils ensevelissent le corps avec une telle quantité de myrrhe et d’aloès le Roi qui les rassemble, le Temple nouveau269. 3.7.2.2. Le parcours de Nicodème et celui du lecteur : de la rencontre de nuit à l’heure de l’élévation (2,23-3,21 ; 7,50-53 ; 19,38-42) • La fin de l’itinéraire de Nicodème, personnage rond Il est fort signifiant pour notre question de voir reparaître à ce point du récit le personnage destinataire de la révélation sur l’engendrement d’en haut, Nicodème270, personnage rond271 du récit évangélique. En effet, celui 267 La Bible Segond 21 : avec notes d’étude archéologiques et historiques, 1570 : « 30 kilos (littéralement 100 livres) de myrrhe et d’aloès, cela correspond à peu près à la quantité utilisée pour des funérailles royales ». Cf. également MOLONEY, Glory, 149 ; LÉONDUFOUR, Lecture, IV, 183-185. 268 À ceux qui l’ont reçu (ἔλαβον), à ceux qui croient en son Nom, le Logos a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (1,12). 269 Nous consonnons avec LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 185 : « En raison de l’insistance du texte sur le “corps (*sôma*) de Jésus”, qui a été identifié en 2,19-2l avec le Temple, la présence de myrrhe et d’aloès, utilisés comme encens dans le culte israélite, pourrait suggérer une autre symbolique, celle du corps/Temple. Elle serait confirmée par l’allusion à la vision d’Ézéchiel qu’impliquait le jaillissement de l’eau du côté du Crucifié (19,34). » 270 Comme le souligne COMBET-GALLAND : « Nicodème, et non des femmes comme dans les autres évangiles, porte les parfums », « L’heure d’un héritage », 265. 271 Cf. RENOUARD, « Le personnage de Nicodème », 568, n. 9 ; RESSEGUIE, L’exégèse narrative, 301.
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qui semblait en Jn 3 un personnage plat, dont la seule fonction narrative était de permettre, par les questions posées au nom de son groupe, la révélation par Jésus de ce qui passe l’homme, celui dont le premier épisode ne dévoilait pas la réaction aux paroles de Jésus, reparaît à deux reprises dans le récit évangélique : déjà en Jn 7,50-53, dans le chapitre clé pour la révélation du don de l’Esprit à la croix, et ultimement dans la scène qui achève l’acte de l’élévation du Fils de l’homme. Fait rare dans le traitement johannique des personnages, celui-ci intervient donc dans plusieurs épisodes, et évolue ; il est le protagoniste d’une intrigue à l’intérieur du quatrième évangile272. Ce parcours de la « figure emblématique […] de la nouvelle naissance »273 est mis en évidence par l’évangéliste, qui désigne à chaque fois le personnage en rappelant la première rencontre (7,50 et 19,39). Cette spécificité du traitement du destinataire de la révélation sur l’engendrement d’en haut dit bien, par elle-même, la nécessité – pour tout homme appelé à être engendré d’en haut – d’un chemin de foi274, d’un parcours à l’écoute de Jésus, jusqu’au sommet de la révélation annoncé au ch. 3 – l’élévation du Fils de l’homme –, jusqu’à l’accueil du témoignage achevé de Jésus. • Un parcours vers l’engendrement de l’Esprit Déjà à sa première reparution dans le récit, le personnage avait évolué par rapport au ch. 3 : en 7,50-53, Nicodème sort du groupe des pharisiens, s’en détache, au nom de la nécessité d’écouter Jésus pour connaître ce qu’il fait (cf. 7,51)275. Ce choix manifesté alors d’écouter le Logos incarné pour connaître ce qu’il fait – toute son œuvre de révélation – (ch. 7) aboutit à un acte engagé de Nicodème raconté dans son ultime apparition (ch. 19) : après qu’a eu lieu l’élévation du Fils de l’homme, à la fin du récit, Nicodème a quitté le groupe des Juifs et s’est joint à Joseph d’Arimathie pour « recevoir le corps de Jésus » (ἔλαβον οὖν τὸ σῶμα τοῦ Ἰησοῦ, 19,40), en l’honorant comme un roi. Le deuxième épisode de l’histoire de Nicodème était marqué par le « pas encore » : au ch. 7, l’heure/le καιρός de Jésus n’est pas encore venu (7,6.8.30), il n’y a pas encore d’Esprit (7,39). Le troisième épisode, au contraire, arrive au temps de l’achèvement, juste après le récit de Cf. RESSEGUIE, ibidem, 301-305. RENOUARD, « Le personnage de Nicodème », 564. 274 Cf. AUWERS, « La nuit de Nicodème », 499-502 ; RENOUARD, ibidem, 571. 275 Cf. PANCARO, « The Metamorphosis of a Legal Principle », 340-361. L’auteur montre bien tout le poids des mots ici employés : ἀκούω, γινώσκω, ποιέω. Contrairement aux pharisiens, Nicodème demande que Jésus soit écouté, pour que soit connu ce qu’il fait : il se montre ouvert à son œuvre de révélation. 272 273
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l’élévation du Fils de l’homme et de la livraison de l’Esprit par l’amour vécu εἰς τέλος : le principe de l’engendrement d’en haut a désormais été livré par Jésus. • Quel dénouement pour le destinataire de la révélation sur l’engendrement de l’Esprit ? Pour le lecteur ayant reçu du narrateur le témoignage interprétant la mort de Jésus élevé comme l’événement par lequel Jésus donne toute sa personne (scène 3, scène de la tunique) et livre l’Esprit (scène 5) – le sang et l’eau (scène 6) –, la reparution ultime du destinataire de la révélation sur l’engendrement ἄνωθεν (3,3.7), engendrement de l’Esprit (3,6.8), d’eau et d’Esprit (3,5), en lien avec la nécessité de l’élévation du Fils de l’homme, est stimulante : – D’une part, après que Jésus a livré l’Esprit, Nicodème reparaît transformé. Les exégètes débattent la question de savoir s’il devient finalement un disciple de Jésus ou pas, ou s’il demeure un personnage ambigu276. Les arguments avancés par ceux qui voient en Nicodème une 276 Ainsi, pour quelques-uns, parmi les érudits, Nicodème est une figure négative, représentant de la foi inadéquate, qui reste dans la nuit : JONGE, Jesus : stranger from heaven, 29, 33-34, 36,42 ; MEEKS, « The man from heaven », 55, n. 39 (cf. 54-55) ; COLLINS, « Jesus’ Conversation with Nicodemus », 1409-1419 ; MOLONEY, « From Cana to Cana », 189, 194, 200 ; CULPEPPER, Anatomy, 136 et 146 ; PAZDAN, « Nicodemus and The Samaritan Woman », 145-148 ; SYLVA, « Nicodemus and His Spices », 148-151 ; GRESE, « “Unless one is born again” », 679 ; RENSBERGER, Johannine faith and liberating community, 37-41, 54-59 ; GOULDER, « Nicodemus », 153-155 ; DAVIES, Rhetoric and reference, 337 ; DONALDSON, « Nicodemus », 124. Telle n’est pas la vision traditionnelle. Pour la plupart des commentateurs, Nicodème est une figure positive, qui part de la nuit et vient à la lumière : LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 73 ; HOSKYNS, The Fourth gospel, 536 ; SCHNACKENBURG, The Gospel according to St. John, III, 296-97 ; HEMELSOET, « L’ensevelissement selon Saint Jean », 47-65 ; BARRETT, The Gospel according to St. John, 205 ; SUGGIT, « Nicodemus », 90-110 ; STASIAK, « The Man Who Came by Night », 84-89 ; COTTERELL, « The Nicodemus conversation », 241 ; KING, « Nicodemus and Jesus », 45 ; SCHNEIDERS, « Born anew », 190-191 ; AUWERS, « La nuit de Nicodème », 481-503 ; CARSON, The Gospel according to John, 629 ; SENIOR, The passion of Jesus, 130-133 ; MOLONEY, Belief, 108 (cf. n. 51) et Glory Not Dishonor, 149, cf. n. 80 ; BROWN, The Gospel according to John, II, 959-960 ; HEIL, Blood and water, 114-115 ; KOESTER, Symbolism in the Fourth Gospel, 205-206 ; BAUCKHAM, « Nicodemus and the Gurion Family », 31 ; LÉON-DUFOUR, Lecture, IV, 180-181 ; JULIAN, Jesus and Nicodemus, 76 ; RENOUARD, « Le personnage de Nicodème comme figure de nouvelle naissance », 563-573 ; RENZ, « Nicodemus : An Ambiguous Disciple ? », 255-283 ; GRAPPE, « Les nuits de Nicodème », 271 et 282 ; FARELLY, « An Unexpected Ally », 31-43 ; MEKANA, Les parcours narratifs des personnages, 58-137. En ce sens, « Les premiers Pères de l’Église ont en général vu en Nicodème un exemple positif » (RENZ, « Nicodemus : An Ambiguous Disciple ? », 272-273, n. 76). Pour quelques-uns, mais finalement très rares à l’examen des auteurs parfois classés dans cette catégorie, Nicodème est une figure qui reste délibérément ambiguë : RENZ,
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figure négative, qui reste dans la nuit, ne sont pas probants277 : il ne fait aucun doute que la finale de l’intrigue montre le personnage comme accueillant Jésus278. – Mais ceux qui défendent l’ambiguïté du personnage conduisent à prêter attention à un point important : le récit ne fait que montrer (mode showing) un geste signifiant, il ne dit pas explicitement (mode telling) que Nicodème est devenu un disciple, un frère de Jésus, ou un enfant de Dieu279. Trois conclusions découlent de cette observation : 1) Montrer sans dire, c’est permettre au lecteur de faire son propre chemin. L’ultime visée – le fait de devenir disciple, et frère de Jésus – ne concerne pas tant le personnage de Nicodème que le lecteur : c’est dans la vie du lecteur que doit se produire le dénouement final, après l’élévation du Fils de l’homme280. 2) Pour le moment, il n’est pas dit que Nicodème est rené de l’Esprit après que Jésus a livré l’Esprit : à l’heure où Jésus est mort, le Logos ne peut encore révéler ce qui a été accompli dans l’achèvement de la « Nicodemus : An Ambiguous Disciple ? », 255-283 ; HAKOLA, « The Burden of Ambiguity », 443-445. Grappe classe CULPEPPER parmi ceux qui « pensent que Nicodème demeure jusqu’au bout une figure délibérément ambiguë » ; mais dire de lui que « sans être loin du Royaume de Dieu, il en demeurerait ainsi en dehors, laissant au lecteur la responsabilité d’effectuer à sa place le choix », c’est pour nous faire de lui une figure négative. Cf. « Les nuits de Nicodème », 271. Nous classons plutôt Culpepper parmi les défenseurs d’une figure négative. Comme le montre bien Renz, BASSLER, « Mixed Signals », 635-646, ne tient pas l’ambiguïté jusqu’au bout : « [Nicodemus is] neither an outsider nor an insider, nor even in transition from outsider to insider. He is both simultaneously. » Mais être des deux côtés simultanément, c’est être dans les ténèbres. Cf. RENZ, « Nicodemus : An Ambiguous Disciple ? », 258. NB. Ce status quaestionis ne prétend pas à l’exhaustivité. Quelques autres études sont citées par SYLVA, « Nicodemus and His Spices » : cf. 150-151, n. 7 et 12. 277 Ainsi, pour JONGE, « Joseph and Nicodemus are pictured as having come to a dead end ; they regard the burial as definitive. […] Joseph and Nicodemus have not been able to look further than the tomb in the garden near the place where Jesus was crucified. », Jesus : stranger from heaven, 34. 278 Sur l’emploi du verbe λαμβάνω ici, cf. HEMELSOET, « L’ensevelissement », 54-55 et 57 ; RENOUARD, « Le personnage de Nicodème », 571 ; GRAPPE, « Les nuits de Nicodème », 281. 279 Le texte ne va pas jusqu’à expliciter l’engendrement d’en haut de Nicodème – ainsi affirmé par COMBET-GALLAND : « Il faut aller jusqu’au bout du récit pour comprendre où jaillit la source de la vie promise. N’est-ce pas au pied de la croix que s’accomplit pour Nicodème la naissance d’en haut ? En recevant d’en haut, de la croix, le corps de Jésus qui y a été élevé, c’est-à-dire tout à la fois dressé sur ce poteau d’exécution et exalté en Dieu, Nicodème accède à la vie véritable. La mort de Jésus lui donne naissance. » (« L’heure d’un héritage », 265). 280 Dans le même sens, cf. RENZ, « Nicodemus : An Ambiguous Disciple ? », 258 ; GRAPPE, « Les nuits de Nicodème », 268 et 284 ; MEKANA, Les parcours narratifs des personnages, 137.
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révélation ; tout l’accent est encore sur l’accueil de Jésus qui a été jusqu’au bout de sa mission, qui a livré sa vie jusqu’à la mort, comme l’atteste le corps que Nicodème a entre les mains : ἔλαβον οὖν τὸ σῶμα τοῦ Ἰησοῦ. Il s’agit pour le lecteur d’accueillir le Logos ayant parlé dans la chair εἰς τέλος, jusqu’au bout de l’amour : d’accueillir le Logos incarné ayant achevé son témoignage en cet homme mort. À la fin du récit, accueillir le témoignage du Logos incarné, c’est recevoir ce corps mort – corps aux jambes non brisées, percé au côté, ayant laissé jaillir le sang et l’eau, afin que l’Écriture soit accomplie281 – et l’honorer comme celui de l’Oint de Dieu en lui offrant un ensevelissement royal282. 3) Alors que la situation initiale de l’intrigue concernant Nicodème posait la question de l’engendrement d’en haut, sa situation finale ne voit pas reparaître le vocabulaire de l’engendrement283. Ce n’est pas au narrateur – encore moins à un personnage – qu’il revient d’expliciter ce qui a été effectué lors de l’élévation sur la croix. Tandis que s’achève le ch. 19 où Jésus a tout accompli, il reste un pas encore de la révélation sur l’engendrement d’en haut : le lien entre la filiation de Jésus et celle de ceux qui sont renés ἄνωθεν n’a pas encore été explicité. L’intrigue de Jésus, de son don, est achevée, pas celle des disciples, de la réception de ce don284, du fruit de ce don dans la vie des disciples. 3.7.3. Du don achevé dans la mort au Golgotha à l’accueil du don de la vie au jardin (19,41-42) Jésus est mort depuis le verset 30, mais ce n’est qu’aux versets 41-42, après qu’a été manifestée l’étonnante fécondité de cette mort, qu’il est placé dans le tombeau. Ces deux derniers versets sont à la fois une conclusion et une ouverture : 281 HEMELSOET a bien montré le sens du v. 19,40 à l’intérieur du diptyque 19,31-37/3842. Cf. HEMELSOET, « L’ensevelissement », 57-60 et 64-65. 282 Dans le même sens, cf. LÉTOURNEAU, Jésus, Fils de l’homme et Fils de Dieu, 348. 283 Le motif de l’engendrement est absent des deux épisodes où Nicodème reparaît. GRAPPE fait la même observation : cf. « Les nuits de Nicodème », 281. Certes, avec cet auteur, « on peut se demander […] si ce n’est pas dans cet engendrement et dans l’accès à tout ce qu’il rend possible […], que réside la clé du devenir de Nicodème quand il réapparaît au seuil de la nuit pascale là où Jésus élevé en croix, tel le serpent d’airain (3,14-15), s’avère désormais à jamais source d’eau et d’Esprit » ; mais cela n’est pas dit, ce vocabulaire n’est pour l’instant pas utilisé. 284 Cf. MOLONEY, Glory, 153 : « THE JOHANNINE STORY of Jesus has come to a satisfying conclusion on the cross as Jesus perfects the task given him by the Father […]. His exaltation and the revelation of the glory of God take place on the cross. But the story of the disciples, the other major characters in the story, is unresolved. […] The reader looks forward to a further resolution of the story of the larger group of the disciples who have been with Jesus from the beginnings of the narrative. »
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• La fin du récit de la Passion Plusieurs éléments signalent la clôture du récit de la Passion : – La racine *σταυρ-, qui a jalonné tout le ch. 19, présente sa dernière occurrence. – La mention du jardin κῆπος fait inclusion avec le tout début du récit de la Passion : en 18,1, Jésus sort avec ses disciples vers un jardin, de l’autre côté du Cédron, où Judas va conduire les gardes. Cet acte de sa livraison est achevé : Jésus a donné sa vie. • L’ouverture sur la suite En même temps qu’il clôt le récit de la mort, le récit porte déjà en luimême l’espérance d’un au-delà de la mort, et assure la transition avec le ch. 20 : – Le récit fait passer du lieu du Crâne au jardin, κῆπος : sans explorer ici l’intertextualité parfois invoquée avec le début de la Gn285, notons en tout cas l’évidente symbolique spatiale, qui fait passer du lieu de la mort au lieu de la vie jaillie de la mort. – La finale du récit de la Passion répète l’indice temporel de la préparation, déjà précisé au début de la sixième scène : παρασκευή. La portée symbolique de ce détail n’est pas douteuse, car il n’était pas nécessaire que ce jour soit veille de grand sabbat pour qu’il faille enlever les cadavres : le narrateur insiste donc intentionnellement sur cette préparation, qui, dans la finale du verset 42, tourne le lecteur vers ce qui est ainsi préparé, vers le jour un de la semaine, jour de la résurrection. – Ἔθηκαν τὸν Ἰησοῦν : la finale de tout le récit de la Passion est le nom de Jésus. Le complément du verbe n’est pas τὸ σῶμα τοῦ Ἰησοῦ (versets 38 et 40)/τὸ σῶμα αὐτοῦ (verset 38), comme dans toute la scène, mais τὸν Ἰησοῦν : comme si déjà Jésus n’était plus un simple cadavre déposé dans un tombeau, mais la personne vivante qui va apparaître quelques versets plus loin, vivant286. – La quantité inouïe de myrrhe et d’aloès pourrait aussi être un signe de la victoire sur la mort287. 285 Il nous semble comme à BARRETT que le terme permet surtout de préparer la rencontre de Marie de Magdala avec celui qu’elle prend pour le κηπουρός en 20,15. Cf. The gospel according to St. John, 560 : « If John had intended an allusion to the Garden of Eden it is probable that he would have used the LXX word, παράδεισος. He is preparing for 20:15. » 286 Comme le note LÉON-DUFOUR, « il termine le récit en nommant Celui qui va vaincre à jamais la mort. Il ne parle pas de la pierre apposée au sépulcre pour le fermer (Mt-Mc) ; celle-ci n’est mentionnée qu’en 20.1 où elle est “enlevée du tombeau” » (Lecture, IV, 187). 287 C’est l’hypothèse de LÉON-DUFOUR : ibidem, 185.
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– La description du verset 41 – μνημεῖον καινὸν ἐν ᾧ οὐδέπω οὐδεὶς ἦν τεθειμένος – fonctionne comme un commentaire implicite du narrateur pointant vers la nouveauté qui va jaillir de ce tombeau neuf. – Le verset 20,1 commence clairement une nouvelle partie, avec le changement de jour et de personnage, mais le narrateur manifeste bien la continuité entre les ch. 18-19 et le ch. 20 : le récit commence par une scène au tombeau – le terme μνημεῖον apparaît neuf fois en 20,1-11 ; la première indication temporelle fait le lien avec la scène précédente : πρωῒ σκοτίας ἔτι οὔσης (20,1). 4. CONCLUSION DE JN 19,16B-42 4.1. Les avancées : le don accompli, l’achèvement de la révélation À l’heure où le Fils de l’homme est élevé sur la croix, le récit livre en mode showing la révélation du don ultime de Jésus : le regard du lecteur est fixé sur Jésus élevé, dès la première scène, et sur tous les dons qui viennent du haut de la croix sur ceux qui se trouvent à son pied. Jésus élevé sur le trône de la croix achève le témoignage de la vérité pour lequel il est né – pour lequel le Fils est venu vivre sa filiation dans la généalogie des hommes. Ce témoignage s’achève lorsque Jésus crée sa nouvelle famille en transmettant l’Esprit. Il est Roi en rassemblant un peuple – la nouvelle famille symbolisée par la mère et le disciple bien-aimé ; un peuple qui naît lorsque Jésus Christ transmet l’Esprit qui demeurait sur lui. Tout le récit aboutit à la transmission de l’Esprit par Jésus achevant son œuvre. Jésus, en Jn 3, répondait à la question du comment de l’engendrement d’eau et d’Esprit en prophétisant l’élévation du Fils de l’homme et en renvoyant Nicodème à ce témoignage ultime de l’unique Témoin des choses célestes : le récit de la mort de Jésus est le témoignage offert au lecteur de la transmission de l’Esprit, explicitée dans le motif du jaillissement du sang et de l’eau. Ainsi, à l’heure de la croix, le principe de l’engendrement de Dieu – explicité dans la révélation à Nicodème comme engendrement d’en haut, d’eau et d’Esprit, de l’Esprit – est désormais livré. Conformément à la révélation de Jésus à sa mère et au disciple bienaimé qui précède directement la transmission de l’Esprit, par cet Esprit, Jésus crée sa nouvelle famille. Le disciple bien-aimé reçoit de prendre la place occupée par le Fils dans une famille humaine. Rassemblé à la mère de Jésus, il devient lui-même fils, fils de la même mère que Jésus,
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occupant la place du Fils. Ce rassemblement inchoatif de la famille de Dieu au pied de la croix est l’objet d’une révélation de Jésus (quatrième scène), et d’une effectuation par Jésus qui transmet l’Esprit (cinquième scène). Le motif du rassemblement est un accent essentiel du récit johannique : préfiguré dans la scène où les quatre soldats sont unis pour recevoir comme un don de Dieu la tunique symbolisant le corps complet de Jésus, il est commencé lorsque Jésus réunit sa mère et le disciple bien-aimé. Par ce motif, et par le don au disciple bien-aimé de la place que le Fils occupait dans les généalogies humaines, s’éclaire l’énigme du prologue : comment articuler le titre de μονογενής, et la prolepse de l’engendrement de nombreux enfants de Dieu ? Ce n’est pas ailleurs qu’à l’unique place du Fils que seront réunis ceux qui sont attirés par le Fils de l’homme élevé. Ce rassemblement est celui d’une famille, unissant ceux qui accueillent dans la foi la parole du Logos devenu chair, au-delà des liens de la chair, à partir de la place occupée par le Logos au temps de son incarnation. Cette communauté inchoative des deux personnages types de la mère et du disciple bien-aimé est appelée à attirer en son sein tous ceux qui croiront, grâce au témoignage véridique du disciple bien-aimé offert au groupe du vous, livrant le témoignage achevé du Roi descendu du ciel pour être témoin de la vérité : le destinataire est appelé à entrer dans la foi du disciple témoin oculaire, pour venir au Fils de l’homme élevé, recevoir l’Esprit, entrer dans la famille de Dieu. Cette création de la nouvelle famille de Jésus est l’accomplissement du dessein divin, elle est un acte de Dieu : Jésus dans tout le récit est en position divine et il accomplit l’Écriture. 4.2. L’attente du lecteur à l’heure où tout est achevé Dans ce récit qui intervient au sommet de l’intrigue de Jésus, l’intratextualité permet clairement au lecteur de reconnaître en ces derniers moments le passage du Fils vers le Père (13,1) : Jésus qui tout au long du récit évangélique s’est révélé comme le Fils du Père, vit jusqu’au bout sa vie de Fils dans la chair, en accomplissant jusqu’au bout la volonté de son Père qui l’a envoyé. Pour le lecteur, l’Esprit que Jésus transmet en rendant son dernier souffle est l’Esprit de Fils de Jésus. Mais dans cet acte du crucifiement, le vocabulaire Fils/Père est totalement absent. Du côté des croyants, Jésus révèle que le disciple bien-aimé devient fils de la mère, il crée une nouvelle famille, à l’heure de l’élévation du
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Fils de l’homme dont le lecteur a déjà appris qu’elle est l’heure de l’engendrement d’en haut, à l’heure du départ de Jésus dont il a appris qu’elle était l’heure d’une naissance. Mais le vocabulaire de l’engendrement et de la naissance est absent. Alors même que Nicodème reparaît sur la scène du récit, il n’est pas dit qu’il est engendré d’en haut, qu’il est devenu frère de Jésus. Ainsi, alors même que l’Esprit est transmis, que la création de la famille de Dieu est effectuée, le narrateur n’explicite pas que le principe de l’engendrement d’en haut, l’Esprit, est transmis par le Fils allant jusqu’au bout de sa filiation vécue dans la chair, ni que les croyants sont engendrés d’en haut, de Dieu. Si le don de Jésus est achevé, le fruit de ce don pour les croyants en termes d’engendrement, et le lien de ce don de la capacité de devenir enfants de Dieu avec l’être Fils de Jésus ne sont pas encore explicités. Comment interpréter ces observations ? – Le ch. 19 est l’achèvement de la révélation de Jésus. À ce stade du récit, le but est de livrer le témoignage de cette révélation achevée du Nom dans lequel il faut croire. Toute l’attention est portée sur Jésus, sur son corps transpercé d’où jaillit l’Esprit, la source à laquelle il appelle à boire ; sur le témoignage offert à la foi ; et sur la nécessité d’un accueil de cette révélation, par ceux qui se laissent attirer par le Fils de l’homme élevé, qui se laissent rassembler. L’accent n’est pas ici sur le fruit pour ceux qui auront accueilli ce témoignage : le lecteur décentré est simplement placé devant le Fils et son don, afin qu’il puisse accueillir le Logos et croire en son Nom. Il s’agit pour le lecteur de savoir s’il sera de ceux qui se laissent attirer par le Fils de l’homme élevé ; si, interpellé en vous, il se laissera rassembler dans le groupe du nous, de ceux qui ont cru. – À l’heure où est achevée son œuvre, Jésus mort ne parle plus, il est entré dans le silence de la mort. À cette heure où le Logos s’est tu, le narrateur ne se substitue pas au Logos révélateur pour déclarer le nouvel état d’enfants de Dieu qui découle du fait que Jésus est le Fils de Dieu. Le récit doit encore faire découvrir que cette mort n’est pas la fin, que ce silence au tombeau n’est pas la fin ; il faut encore écouter le Logos divin expliciter dans l’histoire le don qu’il a fait à ses frères. Lui seul peut l’expliciter d’au-delà de la mort, attestant qu’il a bien en lui la vie éternelle, comme Fils de Dieu, cette vie qu’il veut partager avec ceux qui demeurent en lui.
CHAPITRE III
LE LIEN ENTRE LA FILIATION DIVINE DES CROYANTS ET CELLE DU FILS EXPLICITÉ PAR LE RESSUSCITÉ, AU SOMMET DU RÉCIT-TÉMOIGNAGE : 20,11-18 Nous avions émis l’hypothèse, dans la première partie, que le paradigme de la filiation divine des croyants est un paradigme cadre du quatrième évangile1 : le vocabulaire de la filiation apparaît d’abord pour parler de celle des croyants, dans le prologue, avant qu’apparaisse le titre christologique de μονογενής d’auprès du Père, de μονογενής tourné vers le sein du Père ; et à l’intérieur du récit, le premier grand discours de Jésus est consacré à l’engendrement d’en haut des croyants (Jn 3), avant que ne commence la grande auto-révélation de sa divine filiation, notamment avec le grand discours du ch. 5. Notre hypothèse était que, après l’achèvement du paradigme de la filiation divine de Jésus, lorsque Jésus a achevé la révélation de son Nom de Fils en étant élevé sur la croix (Jn 19), alors seulement le paradigme de la filiation des croyants reparaît ; alors seulement, Jésus lui-même, Fils devenu chair, va expliciter, au-delà de la mort, le don effectué par son élévation (Jn 19) et articuler la filiation divine offerte à ceux qui croient en lui et sa propre filiation divine, vécue dans la chair, εἰς τέλος. Pour mettre en lumière ce point d’aboutissement du paradigme de la filiation divine des croyants, et le lien entre les deux filiations, étudions, en suivant la méthode narrative, la péricope de la révélation du Ressuscité à Marie de Magdala ; nous tâcherons ainsi de dégager toute la portée de Jn 20,17, central pour notre problématique, portée qui ne peut être perçue sans prendre en compte l’intrigue de laquelle il est le climax. La révélation ultime de la filiation divine des disciples est inséparable d’une intrigue de reconnaissance du Fils unique ayant vécu jusqu’au bout sa filiation divine dans la chair. À ceux qui ont accueilli le Logos devenu chair, à ceux qui croient en son Nom, le Logos incarné a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (cf. Jn 1,12-13). 1
Cf. p. 210-214.
CHAP. III – LE LIEN EXPLICITÉ PAR LE RESSUSCITÉ (JN 20)
1. ÉTUDE NARRATIVE
DE JN
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20,11-18 :
LA RÉVÉLATION DU DON DE LA FILIATION DIVINE, SOMMET D’UNE INTRIGUE DE RÉVÉLATION CHRISTOLOGIQUE
1.1. Présentation de la péricope 1.1.1. La péricope de Marie de Magdala au sein du ch. 20 La composition du ch. 20 est simple à établir, grâce aux indices spatiochronologiques et aux personnages. Il se présente en deux actes et se clôt par un épilogue2. La péricope de Marie de Magdala est la seconde scène de l’acte I : Acte I : au tombeau ouvert Jour 1, le matin, avant l’aurore
Acte II : au lieu clos où étaient les disciples, portes fermées Jour 1, le soir Jour 8 (même lieu)
Épilogue
La découverte du tombeau vide Sc. 1 : a) v. 1-2 La découverte de Marie de Magdala et la première annonce aux disciples b) v. 3-10 Pierre et le disciple bien-aimé au tombeau Sc. 2 : v. 11-18 La révélation à Marie de Magdala L’annonce aux disciples Sc. 1 : a) v. 19-23 L’apparition de Jésus aux disciples réunis, en l’absence de Thomas b) v. 24-25 L’annonce à Thomas, qui refuse de croire sans voir L’annonce à Thomas Sc. 2 : v. 26-29 L’apparition de Jésus aux disciples réunis, en particulier à Thomas Béatitude de ceux qui croient sans avoir vu v. 30-31 Conclusion du chapitre et de l’évangile
Cette scène, objet de notre étude, est initiée par le retour sur scène de Marie au verset 11, après un blanc du récit : sans se soucier de relier les deux scènes comme s’il racontait une série d’épisodes chronologiques3, 2
Nous suivons « la division traditionnelle en quatre péricopes », en rattachant les v. 24-25 à l’épisode de l’apparition aux disciples, et non à celui de l’apparition à Thomas, et surtout en ne mettant pas la première conclusion de l’évangile sur le même plan que les 4 premières scènes du ch. 20 (contre L. DUPONT, « Recherche sur la structure de Jean 20 », 482-498). Cf. LA POTTERIE, « Genèse de la foi pascale », 26-49. 3 Cf. PASQUIER, « Le premier jour », 303-320. Il nous paraît clair, avec cet auteur, que « le manque apparent de liens entre les scènes » qui font parler certains « d’incohérence narrative et de récit chaotique » met le lecteur sur la bonne voie : l’évangéliste ne fait pas une minute des événements, mais il nous livre des récits qui donnent le sens, des récits théologiques. « Tout en reprenant l’idée centrale de Jean Zumstein selon laquelle il y a mise en intrigue du thème de la foi, je fais l’hypothèse qu’une cohérence dramatique existe mais selon une logique et un temps qui sont propres au quatrième évangile » (303).
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le narrateur ne précise pas où était la Magdaléenne depuis la scène avec les deux disciples ; après que ces derniers ont constaté le vide du tombeau, le récit revient à Marie au tombeau, pour offrir un nouveau témoignage, regard nouveau sur le tombeau et le sort de celui qui y avait été déposé4. Au sein du premier acte unifié par l’unité de lieu et l’inclusion des versets 1 et 18 où Marie est désignée par son nom complet, avec son origine5, ce second épisode est étroitement lié au premier : il commence par la dernière occurrence du terme μνημεῖον, qui avait marqué le premier épisode, et qui établit le lien du ch. 20 avec la fin du ch. 19. Les deux premières scènes sont tissées ensemble par le procédé johannique du crochet6 : les deux premiers versets concernent Marie de Magdala, les versets 3 à 10 les disciples, puis Marie de Magdala revient sur scène en 11-18. Ce crochet invite à lire ensemble ces deux scènes : nous chercherons l’effet de sens produit par l’insertion de l’épisode des deux disciples au tombeau vide au cœur de l’épisode de Marie de Magdala. 1.1.2. Composition de la péricope (20,11-18) Repérons d’emblée deux principes de composition de la péricope de l’apparition à Marie de Magdala : – Les personnages permettent de distinguer deux péripéties, après la situation initiale où Marie est seule sur scène : 1) Versets 12-13 : Marie distingue deux anges, et il s’ensuit un dialogue entre eux et elle ; 2) Versets 14-17 : Marie distingue Jésus – bien qu’elle ne le reconnaisse pas – et il s’ensuit un dialogue entre eux deux. Dans le même sens, cf. BENOIT, « Marie Madeleine et les disciples », 144. C.T. Notons cependant la variation entre Μαρία au v. 11 (comme en 20,1) et Μαριάμ au v. 18 (comme lorsque Jésus l’appelle par son nom, au v. 16). Cette variation étonnante est parfois gommée par des variantes correctives : p66c אΨ 050 f1 33. 565. l 844. l 2211 syh présentent Μαριάμ au v. 11, probablement pour harmoniser avec le v. 16 ; A D K N W Γ Δ Θ Ψ f13 700. 892s.1241. 1424. l 2211 M sams pbo (proto-boaïrique) bo, au contraire, présentent Μαρία au v. 18. Cf. Nestle-Aland : Apparatus Criticus, 372. BROWN résume de façon claire les textes présentés par le Vaticanus, le Sinaïticus, l’Alexandrinus, et le papyrus 66 – mettant en italiques la leçon retenue par NA, Merk, Aland : 19,25 Maria B, A Mariam S 20,1 Maria B Mariam S, A 20,11 Maria B, A, p66* Mariam S, p66c 20,16 Maria A Mariam S, B 20,18 Maria A Mariam S, B, p66 (The Gospel according to John II, 991) 6 MORGEN parle de « deux récits étroitement enchâssés », « deux récits imbriqués l’un dans l’autre, l’un sur la démarche de la femme, l’autre sur la démarche des disciples » (« Les femmes dans l’évangile de Jean », 92). 4
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Enfin, le verset 18 est la situation finale : quittant Jésus, changeant de lieu, Marie va annoncer aux apôtres ce qu’elle a vu et entendu. – Le parallélisme de composition entre les versets 11-13 et les versets 14-15 est très clair : Marie fait un mouvement : παρέκυψεν εἰς τὸ μνημεῖον (verset 11), ἐστράφη εἰς τὰ ὀπίσω (verset 14) ; elle distingue un nouveau personnage (καὶ θεωρεῖ) : deux anges au verset 12, Jésus au verset 14 ; le nouveau personnage prend l’initiative de lui parler – λέγουσιν (verset 13)/ λέγει αὐτῇ (verset 15) –, et lui pose la même question, Γύναι, τί κλαίεις ; (versets 13 et 15) ; Marie répond, en faisant référence dans les deux cas à la disparition du Seigneur qu’elle veut retrouver (λέγει αὐτοῖς/ αὐτῷ, versets 13 et 15). La péripétie avec les anges prépare celle avec Jésus qui, au-delà des versets 14-15, parallèles aux versets 12-13, se déploie, à l’initiative du personnage de Jésus, qui reprend la parole. Intégrant ces deux premières observations, et en mettant en évidence l’intrigue de la péricope, telle que l’étude narrative la dégagera, nous proposons la composition suivante : Situation initiale : Marie se tient au tombeau, en pleurs 11a
ΜΑΡΊΑ δὲ εἱστήκει πρὸς τῷ μνημείῳ ἔξω κλαίουσα .
Nouement de l’intrigue de situation : Marie se penche vers le tombeau. Que va-t-elle voir ? 11b ὡς οὖν ἔκλαιεν, παρέκυψεν εἰς τὸ μνημεῖον Première péripétie : elle voit deux anges… 12 καὶ θεωρεῖ δύο ἀγγέλους ἐν λευκοῖς καθεζομένους, ἕνα πρὸς τῇ κεφαλῇ καὶ ἕνα πρὸς τοῖς ποσίν, ὅπου ἔκειτο τὸ σῶμα τοῦ Ἰησοῦ. 13 καὶ λέγουσιν αὐτῇ ἐκεῖνοι· γύναι, τί κλαίεις ; λέγει αὐτοῖς ὅτι ἦραν τὸν κύριόν μου, καὶ οὐκ οἶδα ποῦ ἔθηκαν αὐτόν. Seconde péripétie : elle voit Jésus, sans savoir qui il est…. L’intrigue de situation devient intrigue de reconnaissance. Redoublement du nouement. 14 ταῦτα εἰποῦσα ἐστράφη εἰς τὰ ὀπίσω καὶ θεωρεῖ τὸν Ἰησοῦν ἑστῶτα καὶ οὐκ ᾔδει ὅτι Ἰησοῦς ἐστιν. 15 λέγει αὐτῇ Ἰησοῦς· γύναι, τί κλαίεις ; τίνα ζητεῖς ; ἐκείνη δοκοῦσα ὅτι ὁ κηπουρός ἐστιν λέγει αὐτῷ· κύριε, εἰ σὺ ἐβάστασας αὐτόν, εἰπέ μοι ποῦ ἔθηκας αὐτόν, κἀγὼ αὐτὸν ἀρῶ.
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SECONDE PARTIE
Pivot : scène de reconnaissance. Marie reconnaît son « Rabbouni » 16 λέγει αὐτῇ Ἰησοῦς· ΜΑΡΙΆΜ. στραφεῖσα ἐκείνη λέγει αὐτῷ Ἑβραϊστί· ραββουνι (ὃ λέγεται διδάσκαλε). Complication, à l’initiative de Jésus : la reconnaissance est-elle totale ? 17a λέγει αὐτῇ Ἰησοῦς· 17b μή μου ἅπτου, 17c οὔπω γὰρ ἀναβέβηκα πρὸς τὸν πατέρα· Climax : Révélation du Fils 17d πορεύου δὲ πρὸς τοὺς ἀδελφούς μου 17e καὶ εἰπὲ αὐτοῖς· 17f ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ πατέρα ὑμῶν καὶ θεόν μου καὶ θεὸν ὑμῶν. Dénouement de l’intrigue de situation et de l’intrigue de reconnaissance, situation finale 18 ἔρχεται ΜΑΡΙᾺΜ ἡ Μαγδαληνὴ ἀγγέλλουσα τοῖς μαθηταῖς ὅτι ἑώρακα τὸν κύριον, καὶ ταῦτα εἶπεν αὐτῇ.
1.2. Situation initiale (20,11a) 1.2.1. La protagoniste : Marie de Magdala • Marie de Magdala, protagoniste de la péricope (20,11-18) La péricope s’ouvre sur le nom de Μαρία, qui fait inclusion avec la situation finale (verset 18)7. Ce personnage est la protagoniste de la péricope : dans la première scène, Marie de Magdala, seule au tombeau au verset 1, a tout de suite couru auprès des deux disciples, et s’est effacée du récit ; dans cette seconde scène, elle est la protagoniste permanente de tout le récit. Tandis que la première péripétie fait intervernir les deux anges, et la seconde Jésus, d’abord pris pour le jardinier, Marie, elle, est sur scène du verset 11 au verset 18. Le fait qu’elle soit le personnage principal est manifeste si l’on note qu’elle est sujet de vingt-cinq verbes sur quarante et un dans la péricope8. • Marie de Magdala, personnage rond Le personnage est désigné dans le cadre du premier acte, aux versets 1 et 18, par son nom complet : « Marie de Magdala ». Mais en 20,11-18, 7
Cf. note 5, p. 400. Jésus, lui, qu’il soit reconnu ou pris pour le jardinier, est sujet de 11 verbes conjugués (ἐστιν au v. 14, λέγει αὐτῇ aux v. 15,16 et 17, ὁ κηπουρός ἐστιν, ἐβάστασας, εἰπέ μοι, ἔθηκας au v. 15, οὔπω γὰρ ἀναβέβηκα, ἀναβαίνω au v. 17, εἶπεν αὐτῇ au v. 18) et un participe (ἑστῶτα au v. 14). 8
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hormis la situation finale, elle est appelée simplement « Marie » – Μαρία ou Μαριάμ, sans le complément de provenance : c’est le cas dans la situation initiale et au verset 16, au moment du tournant. Cette désignation par son simple prénom, plus familière, comme un personnage connu, est un premier indice qu’elle va être un personnage rond, dans une scène tout entière consacrée à elle, centrée sur elle et sur sa relation à Jésus. Marie est la protagoniste de cette péricope, parce que c’est elle qui est transformée par l’intrigue ; nous serons attentive à l’évolution, à la transformation que le récit fait vivre à ce personnage « rond et dynamique »9. Par la place qui lui est accordée dans le récit, l’accent est mis sur l’accueil de la révélation par Jésus ressuscité du don de la filiation divine des croyants, don désormais effectué, mais ici explicité, révélé, pour être accueilli, vécu. 1.2.2. Situation initiale de la protagoniste 1.2.2.1. En termes spatiaux La première caractérisation de la protagoniste est donnée par le narrateur situant le personnage dans l’espace. Le cadre temporel, lui, n’est pas reprécisé (depuis 20,1) – à part l’aspect de durée, signifiant pour la caractérisation de Marie – mais le cadre spatial semble d’emblée très important : – Εἱστήκει : la station debout, exprimée par le verbe ἵστημι, et la valeur durative de l’imparfait connotent l’immobilisme de la protagoniste, en contraste avec sa course au début du chapitre : la même préposition πρός, utilisée à trois reprises avec l’accusatif (versets 2 et 10) dans la première scène pour décrire un mouvement vers, est ici utilisée avec le datif – πρὸς τῷ μνημείῳ10. Le narrateur ne caractérise le personnage par aucun adjectif mais, utilisant le mode showing, il la décrit. Deux traits de Marie sont placés au seuil du récit : son attachement à celui qui a été enseveli, et sa difficulté à cesser de pleurer. Nous verrons comment l’action transformatrice du récit s’exprimera en termes spatiaux : comment Marie, personnage dynamique, passe du statisme initial au mouvement, se laissant sortir de l’espace de la mort. RESSEGUIE, L’exégèse narrative, 180. C.T. אprésente la variante ἐν. Cf. NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 372. Comme le suggère BROWN, le scribe a sans doute imaginé que la tombe avait une antichambre : The Gospel according to John II, 988. 9
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– Second détail spatial participant à la caractérisation de la protagoniste, au seuil du récit, Marie est dite ἔξω11 : à l’extérieur du tombeau physiquement, mais aussi en un sens plus profond, relationnel12. À l’extérieur, elle éprouve douloureusement la séparation. Elle est figée dehors, séparée de celui qu’elle cherche ; la réalité lui est opaque, elle ne la pénètre pas, ne sait pas l’interpréter. 1.2.2.2. Les pleurs – tristesse et trouble (20,11) Κλαίουσα (verset 11). En grec, le participe porte l’accent de la phrase. Ce premier participe des cinq qui vont décrire peu à peu l’évolution de la protagoniste13 dit le motif essentiel du point de départ de l’intrigue : Marie pleure. Ce verbe est repris au moment du nouement, à l’imparfait duratif : ὡς οὖν ἔκλαιεν, comme pour insister sur cette situation initiale de tristesse dans laquelle Marie se trouve figée. La raison de ces larmes n’est pour le moment pas précisée, dans cette seconde scène, si ce n’est par l’insistance sur le tombeau : la double occurrence du terme μνημεῖον fait écho à ses sept occurrences dans la première scène – versets 20,1(2).2.3.4.6.8) –, elle-même linguistiquement reliée à la péricope de l’ensevelissement (versets 19,41.42). L’accent est simplement mis sur ces pleurs, leitmotiv de la péricope (versets 20,11.13.15), état initial de la protagoniste ; état pathétique, apte à « susciter tension et émotion tragique chez le lecteur »14 : le récit qui donne à la contempler initialement en pleurs racontera-t-il sa sortie des larmes, et comment ? 1.3. Nouement de l’intrigue de situation (20,11b-12) À partir de cette situation de Marie, figée dans ses larmes dans la durée, un premier aoriste noue l’intrigue : ὡς οὖν ἔκλαιεν, παρέκυψεν εἰς τὸ μνημεῖον. Ce premier mouvement déclenche l’intrigue en ouvrant à un regard : καὶ θεωρεῖ (verset 20,12). À la suite de Simon-Pierre et du disciple bien-aimé dont le lecteur a épousé le regard dans la première scène15, 11 C.T. ἔξω est parfois omis ( אA it sys.p) ou placé après le participe : Ds K Γ Θ Ψ f13 700. 892s. 1241. 1424 m q syh. Cf. BROWN, idem : « It may well be a scribal clarification. But even without exō, quite clearly Mary was outside in the garden ». 12 De même, cf. RESSEGUIE, L’exégèse narrative, 177. 13 Ces participes sont encadrés dans la composition présentée p. 401-402. 14 PASQUIER, « Le premier jour », 307. 15 Le même verbe était utilisé pour Simon-Pierre au v. 6 : ἔρχεται οὖν καὶ Σίμων Πέτρος ἀκολουθῶν αὐτῷ καὶ εἰσῆλθεν εἰς τὸ μνημεῖον, καὶ θεωρεῖ τὰ ὀθόνια κείμενα. Il était aussi question du regard du disciple bien-aimé, mais avec deux verbes différents :
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que va-t-elle voir ? Cette première observation la fera-t-elle passer de la tristesse à la joie ? L’intrigue nouée dans le regard de Marie va se déployer en deux temps : καὶ θεωρεῖ (verset 20,12), καὶ θεωρεῖ (verset 20,14). Qu’y a-t-il donc à voir au cœur et au lieu de l’absence ? 1.4. Première péripétie : l’angélophanie (20,12-13) Le premier regard de Marie, qui se tenait pleurant à l’extérieur, se porte vers l’intérieur du tombeau, et un nouveau personnage entre en scène : les anges. 1.4.1. Gros plan sur les anges (20,12) Avant le dialogue entre le nouveau personnage et Marie, le récit ralentit pour offrir une pause descriptive donnant à voir ce que Marie distingue en se penchant vers le tombeau : la proposition principale se déploie lentement, avec une triple caractérisation des anges (couleur blanche, position assise, disposition dans le tombeau en lien avec le corps désormais disparu), et la précision explicite, par une proposition circonstancielle de lieu, qu’ils tiennent la place jadis occupée par le corps de Jésus. La première fonction des anges, positionnés à l’endroit de la tête et des pieds du corps désormais disparu, semble être d’attester qu’il s’agit bien du tombeau de Jésus, en signalant la place où était déposé le corps. C’est la seule fois, dans toute cette péricope où Marie cherche le corps de Jésus, que l’expression τὸ σῶμα τοῦ Ἰησοῦ est utilisée ; et elle l’est dans une description où justement ce corps n’est plus là, mais où le lieu où il gisait est investi – καθεζομένους – par des créatures célestes – comme le symbolise la couleur blanche, ἐν λευκοῖς. Le lecteur pourrait s’attendre à ce que Marie sorte de son chagrin, en constatant par elle-même que le tombeau ne renferme plus le corps, et en bénéficiant d’une telle angélophanie : la présence des anges ne dit-elle pas en elle-même que le tombeau n’est plus le lieu de la mort, que Dieu est présent en ce lieu ? Mais la pause narrative décrivant ce qui s’offre à son regard est le fait du narrateur, en focalisation externe : la protagoniste, elle, ne semble pas avoir eu d’apparition d’anges, elle qui s’adresse καὶ παρακύψας βλέπει κείμενα τὰ ὀθόνια, οὐ μέντοι εἰσῆλθεν (v. 5) ; τότε οὖν εἰσῆλθεν καὶ ὁ ἄλλος μαθητὴς ὁ ἐλθὼν πρῶτος εἰς τὸ μνημεῖον καὶ εἶδεν καὶ ἐπίστευσεν (v. 8).
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à eux comme s’il s’agissait d’êtres humains ordinaires, sans sortir de ses pleurs. Car la question des anges l’apprend au lecteur, Marie pleure toujours. 1.4.2. Parole angélique (20,13a) La seconde fonction des anges est à lire dans leur parole à Marie : Γύναι, τί κλαίεις ; Dans le récit johannique, les anges n’annoncent pas de message à Marie, ils ne sont pas hérauts de la résurrection16. Ce ne sont pas des anges révélateurs, leur présence est purement fonctionnelle ; ils sont un personnage ficelle mis au service de l’intrigue : questionnant la raison profonde des larmes de la protagoniste, objet d’un blanc dans la situation initiale, ils pourraient ouvrir un chemin pour amorcer le passage des pleurs à une révélation permettant d’en sortir. Poser la question « Pourquoi pleures-tu ? », c’est ouvrir la possibilité que peut-être la raison des larmes ne les justifie pas, ouvrir la possibilité d’une autre interprétation du tombeau ouvert que celle, mondaine, selon laquelle le corps, puisqu’il n’est plus là, a été dérobé ou déplacé. Les anges ne révèlent rien à Marie, mais dans la mise en récit, ils fonctionnent quand même comme des adjuvants : ils sont la première initiative d’en haut – préparatoire, car à elle seule, elle ne suffira pas – tentant de désamorcer l’évidence statique dans laquelle Marie est figée. Le premier pas du chemin de transformation de la protagoniste, permis par la question des anges, est l’explicitation, pour la première fois dans le récit, de la raison de ses pleurs. 1.4.3. Réponse de Marie (20,13b) Au verset 20,13b – ses premières paroles dans notre péricope – la protagoniste livre elle-même au discours direct la raison de ses larmes : Ἦραν τὸν κύριόν μου, καὶ οὐκ οἶδα ποῦ ἔθηκαν αὐτόν ; elle ne sait pas où se trouve le Seigneur. Le tombeau vide n’est pas un signe pour celle qui ne sait pas, tout obnubilée qu’elle est par le signifiant et incapable par elle-même d’accéder au signifié : il demeure pour elle opaque et ne fait que redoubler la souffrance de la disparition du Seigneur, en ajoutant à la mort de Jésus la disparition de son corps. Le discours rapporté ne précise pas pourquoi elle veut trouver le corps – pour pouvoir faire son deuil ? pour accomplir les derniers rites17 ? Tout l’accent 16 Comme l’ange de Mt 28,5-7, le jeune homme vêtu d’une robe blance en Mc 16,5-7, ou les deux hommes en habit éclatant de Lc 24 4-7. 17 Dans le quatrième évangile, ils ont déjà été racontés, dans la péricope de l’ensevelissement, d’une part (19,38-42), et dans l’épisode de l’onction de Béthanie, d’autre part (12,1-8).
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est mis sur la situation de manque de Marie – sa réponse initiale à l’absence – et son ignorance empêchant d’y porter remède. Elle ne sait pas où il est, et elle souffre de cette absence : voilà la raison de ses pleurs. Ici, cette plainte de Marie est exprimée pour expliquer pourquoi elle pleure. Pour le lecteur, qui lit cette scène dans la continuité de la première, ce n’est pas la première fois que Marie exprime le constat qui la fait ici pleurer. Aux versets 20,1-218, déjà, elle disait aux disciples la source de sa perplexité (verset 2) : verset 2 : ἦραν τὸν κύριον ἐκ τοῦ μνημείου verset 13 : ἦραν τὸν κύριόν μου, καὶ οὐκ οἴδαμεν ποῦ ἔθηκαν αὐτόν. καὶ οὐκ οἶδα ποῦ ἔθηκαν αὐτόν.
Cette quasi-répétition a pour effet de souligner que Marie, par elle-même, et même si des anges lui apparaissent, ne parvient pas à sortir de la souffrance provoquée par la séparation, de son regard figé sur la situation, exprimé par la répétition. La question des anges a pour fonction de lui faire expliciter la raison de ses larmes, mais elle ne suffit pas à la transformer ; Marie se contente de répéter son désarroi. Cela dit, le verset 20,13 n’est pas une répétition à l’identique ; par rapport à son annonce aux disciples au verset 20,2, repérons les modifications du refrain de l’endeuillée : – Ἦραν τὸν κύριον devient Ἦραν τὸν κύριόν μου – avec le possessif de première personne ; – Οὐκ οἴδαμεν ποῦ ἔθηκαν αὐτόν devient οὐκ οἶδα ποῦ ἔθηκαν αὐτόν – à la première personne du singulier. En lecture synchronique19, quel est l’effet de sens de ces variations ? Le possessif accentue la réduction du Seigneur à un objet qu’il est nécessaire de trouver. Le titre τὸν κύριόν μου est complément d’objet de deux verbes d’action concrets : Ἦραν, ἔθηκαν αὐτόν. Il ne s’agit plus de savoir où est le Seigneur pour pouvoir le suivre, mais pour pouvoir le saisir, comme un objet. En même temps que ces deux modifications semblent tout réduire au je en son idée fixe, la transformation de οὐκ οἴδαμεν en οὐκ οἶδα est aussi ouverture au cheminement de transformation de la protagoniste. Le lecteur de Jn sait que le personnage capable de dire « je ne sais pas » – le personnage qui sort du « nous savons » (cf. Jn 3,2) – est prêt à entrer 18
Cf. p. 399. Une analyse diachronique expliquerait ces modifications par la mise en évidence des couches de rédaction : en particulier, la seconde modification semble être la trace de la tradition mettant en scène un groupe de femmes se rendant au tombeau. 19
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dans l’accueil de la lumière, qui ne vient pas de lui20. C’est personnellement, dans une relation unique avec le Ressuscité, que Marie pourra accueillir la révélation qui lui sera livrée. Cette observation tirée de l’étude des différences entre les versets 20,2 et 20,13 va dans le même sens qu’une autre, valable pour les deux répliques : Marie est à la recherche du corps du Seigneur qui gisait dans le tombeau, et pourtant, seul le narrateur dans sa description des anges au verset 20,12 le désigne par τὸ σῶμα τοῦ Ἰησοῦ. Marie, elle, le désigne toujours comme « le/mon Seigneur ». Peut-être peut-on voir ici, dès la première péripétie, dans la réponse aux anges, l’indice que Marie ne cherche pas seulement un corps, mais bien, comme elle le dit, son Seigneur. Il faudra l’intervention de Jésus, et l’évolution de l’intrigue de situation en intrigue de reconnaissance, pour avancer vers cette question – « Qui cherches-tu ? » – Enfin, soulignons une troisième modification, par omission : au verset 20,2, Marie avait dit Ἦραν τὸν κύριον ἐκ τοῦ μνημείου ; au verset 20,13, elle laisse tomber le complément de lieu. Ἦραν τὸν κύριόν μου : dans le même sens que la remarque précédente, l’accent est alors mis sur la relation de Marie avec son Seigneur, et pour le moment sur la souffrance de la séparation, de l’absence de son Seigneur. Marie, par sa manière de formuler sa plainte, semble déjà se détourner du tombeau – le terme n’apparaît plus jamais dans sa bouche – et de l’observation de ce qu’il contient, pour se fixer sur la question qui la fait pleurer : où est son Seigneur disparu ? C’est ce que confirme le récit au verset suivant : ταῦτα εἰποῦσα ἐστράφη εἰς τὰ ὀπίσω. Ἦραν τὸν κύριόν μου, καὶ οὐκ οἶδα ποῦ ἔθηκαν αὐτόν. Les paroles de la protagoniste suscitées par la première question, celle des anges, ont manifesté qu’elle attend une révélation : elle veut savoir où. Cette 20 Quelques autres exemples où ce même verbe οἶδα est utilisé pour dire l’accueil d’une révélation (trad. BJ) : « Et moi, je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, celui-là m’avait dit : “Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, c’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint”. » (JB, 1,33) ; « Lorsque le maître du repas eut goûté l’eau changée en vin – et il ne savait pas d’où il venait, tandis que les servants le savaient, eux qui avaient puisé l’eau – le maître du repas appelle le marié » (le maître du repas de noce à Cana, 2,9) ; « Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit. » (Nicodème, 3,8) ; « Jésus lui répondit : “Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire, c’est toi qui l’aurais prié et il t’aurait donné de l’eau vive” (la Samaritaine, 4,10) ; « Mais celui qui avait été guéri ne savait pas qui c’était ; Jésus en effet avait disparu, car il y avait foule en ce lieu » (le paralytique, 5,13) ; « Lui répondit : “Si c’est un pécheur, je ne sais pas ; je ne sais qu’une chose : j’étais aveugle et à présent j’y vois” » (l’aveugle guéri, 9,25)… Et réciproquement, le lecteur a déjà eu bien des occasions de constater que les personnages qui disent savoir sont en réalité dans les ténèbres.
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révélation ne lui a pas été donnée par les anges : aussi le nouement se redouble-t-il dans une seconde péripétie, doublet parallèle à la première. Le procédé rhétorique de la répétition permet de renforcer la tension dramatique : l’intervention du premier personnage ne l’a pas fait sortir de ses larmes, qu’en sera-t-il du second ? 1.5. Rebondissement, seconde péripétie : l’apparition de Jésus (20,14-15) 1.5.1. Deux péripéties parallèles : 20,11-13 et 20,14-15 Nous l’avons brièvement évoqué ci-dessus21, le parallélisme entre les deux péripéties est frappant : à nouveau, Marie fait un mouvement – qui fait espérer une sortie de l’orbite du tombeau – qui l’ouvre à un regard : ταῦτα εἰποῦσα ἐστράφη εἰς τὰ ὀπίσω καὶ θεωρεῖ. Le deuxième participe dont le sujet est Marie a, comme le premier22, une grande importance pour l’intrigue : il peut avoir une nuance temporelle, mais aussi une nuance causale. Ayant prononcé sa réponse à la question des anges, Marie se retourne vers l’arrière. Dans un récit où les indications spatiales ont tant d’importance, ce retournement dit un début d’évolution du personnage, qui, après son dialogue avec les anges, se détourne du tombeau vide pour poursuivre sa quête de son Seigneur disparu. Cette parole explicitant la raison de ses pleurs (verset 20,13), prononcée en réponse à l’initiative des personnages célestes, semble être le point de départ de son évolution, qui va être racontée dans cette nouvelle péripétie et ses rebondissements, jusqu’au verset 20,18 où se retrouve en inclusion la même association démonstratif-verbe de parole (λέγω) à l’aoriste : 14 ταῦτα εἰποῦσα (sujet Marie) ; 18 καὶ ταῦτα εἶπεν αὐτῇ (sujet Jésus). Voyons donc comment la protagoniste va, en se retournant, passer de ses propres paroles, de plainte et de désespérance, à sa mission de livrer les paroles du Ressuscité reconnu et écouté à la fin de l’intrigue. 1.5.2. Nouement de l’intrigue de reconnaissance (20,14bc) Ce retournement ouvre à un nouveau regard : καὶ θεωρεῖ τὸν Ἰησοῦν ἑστῶτα. Comme dans la première péripétie (verset 12), le narrateur livre d’emblée la véritable identité du nouveau personnage au verset 14, mais en focalisation externe : elle distingue Jésus, debout, ressuscité, apparaissant dans un nouvel espace, hors du tombeau où la protagoniste le 21 22
Cf. p. 401. Les participes sont signalés en étant encadrés dans la composition présentée p. 401-402.
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cherchait. Le lecteur en sait plus qu’elle : le narrateur intervient pour expliciter la non-connaissance de Marie, à qui l’identité de son interlocuteur échappe – καὶ οὐκ ᾔδει ὅτι Ἰησοῦς ἐστιν. Le décalage entre ce non-savoir et le savoir du lecteur est souligné, nouant une intrigue de reconnaissance qui double l’intrigue de situation : la protagoniste va-telle sortir de ses pleurs en découvrant l’identité véritable de son interlocuteur ? en apprenant qui il est, et où est celui qu’elle cherche ? Cette intrigue de reconnaissance ne se noue que dans la seconde péripétie, car l’enjeu en est la révélation de l’identité de Jésus, non des anges : dans la première péripétie, le narrateur ne prenait pas la peine de préciser que Marie ne reconnaissait pas en ses interlocuteurs des anges. La protagoniste s’était elle-même reconnue ignorante en 20,13 : οὐκ οἶδα ποῦ ἔθηκαν αὐτόν. Mais le narrateur relayant ce constat d’ignorance en précise l’objet : c’est la personne de Jésus qu’il s’agit de reconnaître, et de Jésus ἑστῶτα, dans la position du Ressuscité, nouveau personnage entré en scène, que seul le lecteur pour le moment est à même d’identifier. C’est la première fois depuis sa mort que Jésus reparaît dans le récit – au verset 20,12, τὸ σῶμα τοῦ Ἰησοῦ, et au verset 20,13, τὸν κύριόν μου le désignaient, mais en son état de cadavre. 1.5.3. L’initiative de Jésus (20,15a) Comme dans la première péripétie, c’est le nouveau personnage qui prend l’initiative du dialogue avec Marie : λέγει αὐτῇ Ἰησοῦς, Γύναι, τί κλαίεις ; τίνα ζητεῖς ; L’étude de la seconde péripétie permet de mieux saisir la fonction de la première : outre l’aspect de retardement de l’intervention de Jésus, et son effet de suspense, les deux scènes racontées en mode showing font entendre à deux reprises la même question, avec la même adresse : Γύναι, τί κλαίεις ; Le procédé rhétorique de la répétition met l’accent sur l’incapacité de la protagoniste à voir que la raison de ses larmes ne les justifie pas, et resserre le nœud de l’intrigue : quand sortira-t-elle de ces larmes, versées en raison de l’absence de celui qui est en train de lui parler ? Le récit dit explicitement καὶ θεωρεῖ τὸν Ἰησοῦν ἑστῶτα : il ne suffit donc pas de voir (avec les yeux de chair) Jésus debout, hors du tombeau ; il reste à le reconnaître. L’intrigue de situation initiale ne pourra se dénouer que par le dénouement de l’intrigue de reconnaissance ici nouée. La comparaison des deux péripéties23 met fortement en évidence la seconde question ajoutée par Jésus : Τίνα ζητεῖς ; Le lecteur complice 23
Cf. p. 401.
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voit Jésus lui-même prendre l’initiative pour amorcer le chemin de la reconnaissance : pour faire évoluer l’interprétation par Marie du signe du tombeau ouvert, Jésus, dont le nom apparaît à trois reprises dans les versets 20,14-15, demande à celle qui le cherche qui elle cherche. Jésus lui-même, reprenant le lien inchoativement opéré par son interlocuteur dans sa réponse aux anges entre ses pleurs et sa recherche de son Seigneur (οὐκ οἶδα ποῦ ἔθηκαν αὐτόν), la fait préciser ce lien causal en déplaçant la question du où au qui, vers la question de l’identité – qu’il révélera ultimement en termes spatiaux, à un autre niveau. Τίνα ζητεῖς ; Sa question dévoile le ressort de la tristesse de Marie qui est bien une quête, mais une quête source de pleurs parce qu’elle méconnaît son objet véritable, se trompe sur l’identité de celui qu’elle cherche. La première péripétie n’a pu le lui révéler : c’est pourquoi elle est redoublée par la seconde, dont le protagoniste est Jésus, celui-là même qui était mort, seul vis-à-vis de Marie qui puisse lui révéler qui il est, et accomplir la transformation de la protagoniste, objet du récit. 1.5.4. Réponse de Marie à Jésus pris pour le jardinier (20,15b) 1.5.4.1. La protagoniste méconnaît son interlocuteur (20,14-15) La double question de Jésus dispose le sujet de la quête vers le véritable objet : la clarification de l’identité de celui qu’elle cherche. Mais pour le moment, l’intrigue de reconnaissance en est à son commencement : cette double question de Jésus est encadrée par deux commentaires du narrateur exprimant explicitement qu’elle ignore qui est son interlocuteur (ἐστιν, versets 14 et 15) ; la phrase précédant la réplique de Jésus explicitait la non-reconnaissance (14 οὐκ ᾔδει), la phrase qui la suit, introduisant la réplique de Marie, précise la méprise, avec le troisième des participes jalonnant l’évolution de la protagoniste : Commentaire du narrateur : non-savoir de la protagoniste Question de Jésus Commentaire du narrateur : non-savoir de la protagoniste
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οὐκ ᾔδει ὅτι Ἰησοῦς ἐστιν.
15 λέγει αὐτῇ Ἰησοῦς, Γύναι, τί κλαίεις ; τίνα ζητεῖς ; 15 ἐκείνη δοκοῦσα ὅτι ὁ κηπουρός ἐστιν
Le retournement du verset 20,14 pouvait laisser espérer un détournement du tombeau, de la recherche d’un cadavre, mais il n’en est rien : pas plus que l’apparition des anges, celle de Jésus lui-même ne parvient à faire sortir Marie de son idée fixe.
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SECONDE PARTIE
Le non-savoir de la protagoniste est révélé tant par le commentaire explicite du narrateur soulignant la méprise24 que par la réponse de Marie au discours direct : Κύριε, εἰ σὺ ἐβάστασας αὐτόν, εἰπέ μοι ποῦ ἔθηκας αὐτόν, κἀγὼ αὐτὸν ἀρῶ. Pour la troisième fois, elle émet l’hypothèse d’un vol du corps qu’elle cherche désespérément, cette fois en lien avec le personnage du jardinier qu’elle croit avoir en face d’elle. 1.5.4.2. Ironie de situation : le dialogue avec le Seigneur (20,15c) L’ironie de la situation qui la fait s’adresser directement à Jésus en l’appelant Κύριε renforce le pathétique de la situation et la tension dramatique. Entre sa première réponse, aux anges, et la seconde, à Jésus, Marie passe d’une explication où l’enlèvement du Seigneur lui est comme un problème extérieur dont elle se plaint à un tiers, à une adresse en tu, au « Seigneur » – puisque c’est ainsi qu’elle appelle Jésus, qu’elle prend pour le jardinier – qui l’implique personnellement dans sa relation au Seigneur disparu – fût-ce au futur : « et moi, je l’enlèverai » : Ἦραν ΤῸΝ ΚΥΡΙΟΝ ΜΟΥ, καὶ οὐκ οἶδα ποῦ ἔθηκαν αὐτόν.
13
ΚΥΡΙΕ, εἰ σὺ ἐβάστασας αὐτόν, εἰπέ μοι ποῦ ἔθηκας αὐτόν, κἀγὼ αὐτὸν ἀρῶ. 15
Dans cette dernière réplique (verset 20,15), l’intrigue de reconnaissance est cristallisée dans le jeu des pronoms personnels, particulièrement abondants, dans une triangulaire je-tu/il : Κύριε, εἰ σὺ (2e personne) ἐβάστασας αὐτόν (3e personne), εἰπέ μοι (1e personne) ποῦ ἔθηκας αὐτόν (3e personne), κἀγὼ (1e personne) αὐτὸν (3e personne) ἀρῶ.
Dans sa réponse à la question « Qui cherches-tu ? », Marie ne parle pas explicitement du corps de Jésus – elle ne l’a jamais fait ; elle ne parle plus du Seigneur comme au verset 20,2 ou de son Seigneur comme au verset 20,13 – car désormais celui qu’elle appelle « Seigneur » est debout devant elle, c’est son interlocuteur ; elle le désigne simplement, à trois reprises, par le pronom personnel αὐτόν. Triple mention de l’objet de sa quête, sous la forme d’un pronom : d’une part, comme la bien-aimée du 24 Cf. LA POTTERIE, « Οἶδα et γινώσκω », 723. L’emploi d’οἶδα souligne, dans les scènes de la résurrection, que les disciples n’ont rien saisi : « Avec ginosko, la nuance aurait été qu’ils ne le reconnurent pas ; ouk eidenai […] marque quelque chose de plus entier dans la méprise : ils n’ont pas soupçonné que c’était Jésus. Ce fut le cas de Marie de Magdala, tout entière à sa douleur (20,14), et celui des disciples, au lac de Tibériade (21,4). »
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Cantique, elle n’a pas besoin de préciser de qui elle parle, tant l’objet est présent à son esprit25 ; d’autre part, la forme pronominale, tout ouverte et non encore déterminée, est particulièrement apte à désigner l’objet de la quête avant la révélation dont il va faire l’objet. 1.5.4.3. Une ignorance qui s’ouvre à une révélation (20,15c) Dans cette seconde réplique, la répétition de sa plainte dit l’ardeur de la recherche par Marie du lieu où il est mis, en même temps qu’elle dit son incapacité à trouver celui qu’elle cherche. Elle veut à tout prix le trouver, mais elle ne le peut. Est-ce à dire qu’il n’y a encore eu aucune transformation de la protagoniste ? Dans la première péripétie, Marie se contentait de confesser son ignorance de l’emplacement du corps recherché. Dans la seconde, s’adressant sans le savoir à Jésus, elle lui demande une parole de révélation : « Seigneur (monsieur), dis-moi où ». Εἰπέ μοι ποῦ : cette parole de Marie va enclencher le pivot de l’intrigue, l’ouverture de la protagoniste qui reconnaît son non-savoir à une parole de celui qu’elle appelle Κύριε – au-delà de ce qu’elle perçoit. Elle s’ouvre, par cette demande, à l’intervention de Jésus qui seul peut dénouer l’intrigue de révélation. C’est un trait nouveau de la caractérisation du personnage : elle est en attente d’une parole. Cette parole va faire basculer le récit en inversant les proportions dans les discours rapportés. Jusque-là, les répliques de Marie étaient les plus longues, et de plus en plus longues : la première comportait dix mots, la seconde treize, en réponse aux brèves questions des anges (trois mots) et de Jésus (cinq mots) ; à partir de son ouverture à une écoute, au tournant de l’intrigue, Marie commence à diminuer en termes de présence verbale : dans les versets 20,16-17, elle ne prononce plus qu’un mot, et Jésus, lui, prononce deux répliques, la première de un mot, la seconde – la réplique la plus longue de loin de la péricope – de trente-deux mots ; et même ultimement en termes de présence physique, puisqu’elle sort de scène au verset 20,18, pour obéir à la parole reçue. C’est dire tout l’enjeu de la parole dans cette intrigue : Marie dans sa quête n’a pas d’opposants, la seule opposition vient de la répétition des mêmes paroles, signe de son incapacité à sortir par elle-même de l’évidence que celui qu’elle cherche est un mort ; et le seul véritable adjuvant de sa quête – dont la parole des anges est une préparation – est la parole de Jésus, de celui que le lecteur sait être le Logos Dieu, la révélation du Fils. Cette parole tant attendue dans l’intrigue de révélation se fait 25
Cf. Ct 3,3.
414
SECONDE PARTIE
entendre immédiatement après cette demande, en deux temps parce qu’à nouveau dans un dialogue, aux versets 16 et 17. 1.5.4.4. Un malentendu johannique ? Le ressort dramatique de l’intrigue repose sur une énigme : pourquoi Marie ne reconnaît-elle pas Jésus qui s’offre à son regard, elle qui l’a connu avant sa mort ? Le Jésus que Marie voit (θεωρεῖ) dans cette seconde péripétie est bien le même – les incises du narrateur ne laissent à ce sujet aucun doute, c’est Jésus –, et pourtant Marie ne le reconnaît pas d’emblée : le Ressuscité doit se faire reconnaître par elle, par sa parole. Le récit raconte la transformation de la protagoniste qui va recevoir du Ressuscité lui-même de le reconnaître tel qu’il est désormais – vivant par-delà la mort, montant vers le Père ; de voir le Seigneur. La non-immédiateté de la reconnaissance dit la nécessité d’un chemin, d’un changement de point de vue de la part de la protagoniste, et d’une révélation de la part du Ressuscité : « Qui cherches-tu ? » Jusqu’ici, la protagoniste, caractérisée par ses pleurs, considérait le corps de Jésus comme un objet nécessaire à son deuil, qu’elle voulait saisir. Par l’intrigue de reconnaissance, à partir de la méprise initiale, le récit montre Marie conduite au-delà de ce qu’elle pouvait savoir de Jésus, par sa parole. Les commentaires débattent pour savoir si l’on peut rattacher cet épisode à ce qu’il est convenu d’appeler les « malentendus johanniques »26. Certes, ce n’est pas un malentendu portant, comme dans le livre des signes, sur l’ambiguïté ou le caractère symbolique d’une parole de Jésus : mais dans la continuité de tous les malentendus du ministère, la méprise de Marie soulignée par le narrateur place la protagoniste du côté des « outsiders », de ceux qui ne sont pas encore ouverts à la révélation d’en haut : elle a beau s’être déjà tournée au verset 14, le processus n’est encore qu’à son début, elle reste ἔξω (verset 11), comme coupée de l’identité véritable de son interlocuteur. Préparé par tous les malentendus 26 Nous avons déjà vu l’importance du malentendu dans le quatrième évangile. Cf. p. 237-238, 292 et 357-358. CULPEPPER fait un état de la question (Anatomy, 152-165). Il nous semble avec cet auteur que « les tentatives de limiter ce motif des malentendus sur base de critères stricts de contenu (Bultmann) ou de forme (Leroy) ont conduit à exclure des passages qui méritaient d’être retenus. Que les malentendus soient considérés comme un “motif”, une “technique”, ou un “procédé” est probablement de peu d’importance, du moment que leur fréquence, leur variabilité et les effets produits sont reconnus » : ibidem, 155. Dans le même sens, cf. VOUGA, Le Cadre historique, 18, 32-33 et 36. Avec Culpepper et Vouga, nous voyons en 20,15-16 un malentendu : cf. CULPEPPER, Anatomy, 154. Contre LEROY, Rätsel und Missverständnis : cet auteur repère 11 malentendus dans le quatrième évangile, tous dans le livre des signes.
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portant sur une parole de Jésus, le malentendu porte ici directement sur son identité elle-même – ce qui en fait le malentendu par excellence27. Le procédé du malentendu est le nœud de l’intrigue de reconnaissance, qui ici ne se dénouera pas par l’explicitation d’une parole, mais par la révélation de l’identité de Jésus – par sa parole. L’insistance du narrateur sur le malentendu prépare au verset suivant : ce n’est que par l’intervention de Jésus que la protagoniste peut sortir du malentendu, pour être introduite par le Fils là où elle ne pouvait le trouver. 1.6. Scène de reconnaissance : Μαριάμ… Ραββουνι (20,16) 1.6.1. Premier dénouement : dénouement de l’intrigue de révélation (20,16) Le diptyque des apparitions, qui a donné à entendre les deux répliques interrogatives parallèles des anges et de Jésus, est terminé : et voilà que Jésus reprend la parole. Le λέγει αὐτῇ Ἰησοῦς de 20,15, parallèle au λέγουσιν αὐτῇ ἐκεῖνοι de 20,13, est repris au verset 20,16, et encore au verset 20,17. Le diptyque préparatoire était un double nouement de l’intrigue, un double tenseur, qui débouche, au-delà du parallélisme, sur le tournant du récit : ce pivot advient à l’initiative de Jésus, qui reprend la parole, cette fois-ci non plus en modalité interrogative, mais en modalité d’abord exclamative (verset 20,16), puis jussive et assertive (verset 20,17). La fin du diptyque et le changement de modalité d’énonciation mettent formellement en exergue le tournant dans le récit. Aux versets 20,16-17, les personnages sont les mêmes, Marie et Jésus, mais toute l’attention est désormais focalisée sur Jésus, dont les paroles prennent presque toute la place dans ces deux versets. Le mode showing permet de faire entendre, au discours direct, ces paroles du Ressuscité qui vont transformer la protagoniste et conduire le récit à son dénouement. 1.6.2. Reconnaissance : l’appel par le nom (20,16) 15
εἰπέ μοι ποῦ ἔθηκας αὐτόν […]. 16 λέγει αὐτῇ Ἰησοῦς· Μαριάμ.
Jésus ne répond-il donc pas à la question en où posée par Marie ? En réalité, c’est bien en termes spatiaux qu’il déploiera sa réponse au verset 1728 ; mais cette réponse de révélation ne peut être livrée que dans le cadre d’un dialogue de communion intrapersonnelle. 27 28
Cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 564. Cf. p. 424-425.
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SECONDE PARTIE
Le premier élément de la réponse de Jésus est le prénom de son interlocuteur : dans les deux interpellations précédentes, la protagoniste était appelée par le terme γύναι, nom générique tout ouvert, allant dans le même sens que la modalité interrogative de ces interpellations des versets 13 et 15 : c’était le temps de susciter la rencontre et la relation, au cœur du malentendu. Avec le vocatif personnel Μαριάμ sonne le temps de la reconnaissance : Μαριάμ ! Ραββουνι ! Ce n’est pas en expliquant, en décrivant son identité, que Jésus se fait reconnaître, mais en appelant par son nom29 celle qui le connaît. Il renoue, en son état de Ressuscité, cause de sa non-reconnaissance, avec cette relation de connu à connue, afin de conduire plus loin celle qui, appelée par celui qui la connaît, se reconnaît comme son disciple, et pourra donc à partir de là recevoir de son rabbouni ce qu’il a encore à lui dire, de nouveau, au-delà de la mort. Marie s’entendant appeler par son nom se retourne. Celle que Jésus va remettre en marche semble déjà mue par son appel personnel : le quatrième participe dit le pivot de l’intrigue, στραφεῖσα. La répétition de ce verbe στρέφω attire l’attention du lecteur sur ce mouvement provoqué par la reconnaissance. En effet, Marie s’est retournée une première fois au verset 20,14 : se détournant du tombeau, elle aperçoit Jésus, mais sans le reconnaître. Il faut à Marie la parole de son rabbouni, son initiative dans la relation, pour qu’elle change de point de vue et le reconnaisse30. En lecture synchronique, le doublet ouvre à une dimension symbolique : il faut un mouvement, qui ne peut venir que d’en haut. Seul Jésus peut permettre à la protagoniste de ne plus être une outsider, elle qui était dans la situation initiale ἔξω : en la faisant se retourner, en la mettant en vis-à-vis avec lui, et non plus comme un je qui parle d’un il, le Ressuscité lui ouvre l’accès à ce qu’elle ne voyait pas et qu’il va pouvoir lui révéler, 29 C.T. Cf. note 5, p. 400. Les meilleurs témoins ont Μαριάμ au v. 16. Certains justifient le passage de Μαρία à Μαριάμ par le fait que Jésus s’adresse à Marie de Magdala en hébreu – de même qu’elle lui répond en hébreu, comme le souligne le narrateur, ou en araméen (contre cette hypothèse, cf. BROWN, The Gospel according to John, II, 990-991). Mais la reprise du même Μαριάμ au v. 18, dans le récit, rend difficile cette explication. Pour le lecteur, le passage de Μαρία à Μαριάμ peut donner l’impression qu’à partir de la scène de reconnaissance, la protagoniste reçoit un nouveau nom ; que dans la situation finale, elle est ce personnage nouveau transformé par la parole de Jésus l’interpellant. Mais nous ne saurions être trop affirmative quant à cette hypothèse, notamment à cause de l’hésitation textuelle dans les manuscrits, la double tradition autour du nom de Marie de Magdala. Cf. DERRETT, « Miriam and the resurrection », 211-219. 30 Comme le souligne CULPEPPER, « When she recognizes Jesus it is not through seeing the risen Lord, but through hearing his words. », Anatomy, 144. Sur le double retournement, cf. BLANCHARD, « Quand saint Jean raconte », 41.
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accédant à sa demande en un sens bien différent de ce qu’elle pouvait y signifier – εἰπέ μοι ποῦ ἔθηκας. 1.6.3. Dénouement de l’intrigue de révélation, et nouvelle énigme (20,16) Rabbouni. En ce cri qui répond à l’appel par le nom advient le dénouement de l’intrigue de révélation, nouée au verset 20,14 : c’est le moment de l’anagnôrisis. En réponse au vocatif Μαριάμ, on se serait attendu à Ἰησοῦ. Pourquoi donc avoir exprimé le cri de reconnaissance par le titre Ραββουνι ? Ραββουνι, ὃ λέγεται Διδάσκαλε. Tout d’abord, par sa glose explicative, le narrateur met sur la voie : Marie reconnaissant Jésus le confesse comme son maître, celui qui va l’enseigner. Cette désignation fait partie de la construction de la protagoniste : celle qui cherchait un mort en interrogeant d’autres personnages – ou un personnage pris pour un autre – se situe désormais dans la relation avec le maître vivant qu’elle se dispose à écouter. Le récit situe ainsi clairement dans une intrigue de révélation : le titre de rabbouni prépare la pointe du récit, le verset 17, qui va donner à entendre la parole, la révélation du maître, conduisant au dénouement. En même temps, en mettant dans la bouche de Marie le titre de Ραββουνι quand elle s’adresse au Ressuscité reconnu, le récit semble susciter une nouvelle énigme. Certes, il y a déjà une évolution entre l’adresse Κύριε, quand elle parle au « jardinier » (20,15), qui signifie simplement « monsieur » pour le personnage, et ῥαββουνί. Mais pourquoi Marie utilise-elle pour s’adresser au Ressuscité le titre de rabbouni, connotant certes une tendresse, par rapport au titre de rabbi dont il est une variante, mais qui reflète une christologie beaucoup plus basse31 ? Ce titre fonctionne dès lors comme un signal que le processus de l’anagnôrisis n’en est qu’à son début. C’est la première étape, qui permettra la révélation 31 Ce titre de rabbouni est l’objet d’un débat : pour beaucoup (Bultmann, Barrett, Moloney, Zumstein…), le titre donné par Marie est juste en ce qu’il atteste qu’elle le reconnaît, mais aussi insuffisant, impropre, en ce qu’elle réduit Jésus au Jésus terrestre qu’elle a connu. Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 279. C.T. BARRETT apporte au débat un argument de critique textuelle, qui pour lui est à verser au crédit de la thèse d’un titre inadéquat parce que reflétant une christologie basse : « ὃ λέγεται διδάσκαλε. Before διδάσκαλε, κύριε is inserted by D (it) ; evidently it was thought that a more than human title was called for », The gospel according to St. John, 565. En sens contraire, notons que Jésus ne la reprendra pas sur ce titre : la reconnaissance de Jésus comme son rabbouni est plutôt la première étape, non erronée, lui permettant de se mettre à l’écoute du Révélateur et de le laisser la conduire plus loin. L’argument de critique textuelle ne contredit pas cette interprétation.
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du Fils. Pour le moment, Marie reconnaît Jésus, et elle le reconnaît comme son rabbouni – elle est prête à l’écouter, elle se présente comme une disciple prête à se laisser former. Mais cette scène de reconnaissance n’est que le début de la transformation de la protagoniste : c’est la parole du maître qui va lui permettre d’être transformée, en lui révélant ce qu’elle ne sait pas encore, ce qu’elle ne peut savoir – ce non-savoir explicitement signalé par le récit dans le nouement, à la fois en mode showing quand Marie l’avait elle-même exprimé dans la première péripétie, et en mode telling comme le narrateur y avait insisté dans la seconde. Pour accéder au « [voir] le Seigneur » – dont elle témoignera plus tard, au verset 18 – il faut qu’elle écoute celui qu’elle vient de reconnaître comme son rabbouni, et qui, dans la relation désormais permise par la reconnaissance, va pouvoir faire une révélation inouïe. De fait, à partir de cette ultime réplique du verset 16, Marie entre dans l’écoute : on ne l’entend plus. Cette écoute de la parole du maître va lui permettre de l’accueillir en sa nouvelle condition, par une révélation qui ne peut venir que du rabbi ressuscité. 1.7. Complication et Climax (20,17) Μαριάμ ! Ραββουνι ! L’intrigue de reconnaissance nouée au verset 14 par l’incapacité de Marie à voir en cet homme vivant Jésus qui avait été mis au tombeau est dénouée dans ce dialogue du bien-aimé et de la bien-aimée. Elle a trouvé celui qu’elle cherchait. Fin de l’histoire ? Fin du deuil ? 1.7.1. Le récit n’a pas encore atteint sa résolution : la pointe du récit (20,17) 1.7.1.1. Des questions en suspens • Qui ? La question posée par Jésus « Qui cherches-tu », moteur du récit, a abouti à la confession du titre de rabbouni : Jésus est-il le même que le rabbouni jadis connu, ou veut-il se donner à connaître d’une manière nouvelle, comme le laisse supposer la non-reconnaissance initiale ? • Où ? Cette question de l’identité de Jésus ressuscité est encore en cours, et en particulier en lien avec la question où, invoquée par Marie comme motif de ses larmes. Où est-il, celui qu’elle cherche, et qui n’est plus au tombeau ? À nouveau, c’est Jésus lui-même qui va relancer le récit, par
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sa première parole, interdit empêchant Marie de rester au tombeau, figée dans une réponse terrestre et illusoire. • Quelle révélation ? La protagoniste initialement incapable de sortir de son non-savoir – toute à sa certitude que Jésus est mort – a reconnu le rabbouni : que ce maître va-t-il lui révéler ? Cette révélation va-t-elle lui permettre de sortir de sa situation initiale de pleurs, de sa station au tombeau ? L’intrigue de situation n’est pas non plus arrivée à son terme, elle qui dépend totalement du dénouement final de l’intrigue de reconnaissance. 1.7.1.2. La pointe du récit : la révélation du Ressuscité (20,17) Le récit est donc relancé par un troisième λέγει αὐτῇ Ἰησοῦς : sa pointe réside dans ce verset 17 entièrement constitué de paroles du Ressuscité. Jésus par sa parole continue d’ouvrir la protagoniste à l’interprétation profonde de ce qu’elle voit et qui passe sa compréhension humaine – interprétation révélée qui conduira au dénouement. Cette troisième parole se déploie en une longue période comportant quatre éléments : – Ordre : un interdit – Explication (γάρ) – Ordre : double commandement (donnant la juste attitude à substituer à celle, erronée, qui est l’objet de l’interdit) – Contenu du message
17b Μή μου ἅπτου, 17c οὔπω γὰρ ἀναβέβηκα πρὸς τὸν πατέρα· 17d πορεύου δὲ πρὸς τοὺς ἀδελφούς μου 17e καὶ εἰπὲ αὐτοῖς,
a- impératif b- indicatif a’- impératifs
17f Ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ πατέρα ὑμῶν καὶ θεόν μου καὶ θεὸν ὑμῶν.
b’- indicatif d’explication
Jésus lui-même en est le locuteur : jusqu’ici, le personnage de Jésus était présent dans le récit uniquement comme une dépouille disparue dont le narrateur ou les personnages parlaient à la troisième personne, puis comme celui que Marie prenait pour le jardinier ; à partir de la scène de reconnaissance, Jésus ressuscité prend toute la place sur la scène et va pouvoir révéler à celle qui l’a reconnu comme son rabbouni qui il est, dans un climax de révélation christologique et sotériologique : c’est la révélation du Ressuscité, révélation inouïe parce que livrée par celui dont le récit a bien montré que, sorti du tombeau, il parle au-delà du passage par la mort – c’est-à-dire lorsque tout est accompli, au moment où il peut révéler le fruit de son œuvre désormais achevée.
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1.7.2. Complication 1.7.2.1. Μή μου ἅπτου (20,17b) L’anagnôrisis a eu lieu ; mais voilà que l’intrigue est relancée à l’initiative de Jésus : celui qui vient de se faire reconnaître se retire, échappe à une prise qui ignore sa condition nouvelle. Pour que Marie ne s’enferre pas dans un nouveau malentendu, Jésus révèle l’« obstacle »32 sur lequel elle butte sans en être encore consciente. Elle a reconnu que son interlocuteur est Jésus : mais pour prendre conscience de la nouveauté de la condition du Ressuscité et de ses implications, il lui faut encore se laisser déplacer, franchir un cap qui ne peut l’être que par une révélation d’en haut à partir du nouveau malentendu33. Μή μου ἅπτου34. Que l’on traduise cet impératif présent « Ne me touche plus », « Cesse de me tenir »35, selon l’interprétation la plus courante36 qui tient compte de l’aspect exprimé par le présent au mode Nous empruntons le terme à L. DUPONT, « Recherche sur la structure de Jean 20 », 494. Dans le même sens, cf. MARGUERAT, La Bible se raconte, 142. 34 C.T. Ce commandement négatif est précédé par une glose interprétative dans certains manuscrits et versions : « An interpretative gloss is added here by אcaΘ and fam. 13, viz. καὶ προσέδραμεν ἅψασθαι αὐτοῦ, which appears also in Syr. sin. in the form “and she ran forward unto Him that she might draw near to (or to touch) Him”. So also the Jerusalem Syriac. The gloss “et occurrit ut tangeret eum” is found in several Latin texts with Irish affinities ; e.g. in the Book of Armagh, the Egerton MS. (mm), Cant., Stowe, and Rawl. G. 167. The idea behind the gloss is probably that Mary approached to claspthe Lord’s feet in respect and homage ; cf. Mt. 28:9 where it is said of the women that “they took hold of His feet, and worshipped Him”. » (BERNARD, A critical and exegetical commentary, 667). L’expression Μή μου ἅπτου elle-même est très bien attestée, mais signalons deux variantes : « The best supported reading is μή μου ἅπτου, but B has μὴ ἅπτου μου, and two cursives (47ev and dscr) omit μου altogether » (BERNARD, ibidem, 670). 35 Ainsi CATHARINET, « Note sur un verset », 51-52. Pour argumenter en faveur de ce sens, l’auteur invoque plusieurs autres emplois johanniques : Cf. 2,16 : μὴ ποιεῖτε, « Cessez de faire de la maison de mon Père [...] » ; 6,41.43 : Μὴ γογγύζετε μετʼ ἀλλήλων, « Cessez de murmurer entre vous » ; 20,27 : μὴ γίνου ἄπιστος ἀλλὰ πιστός : « il avait été [incroyant] et devait cesser de l’être. Mais le cas le plus typique est celui de Jn 19,1922 » : Μὴ γράφε et Pilate répond : Ὃ γέγραφα, γέγραφα. « Il s’agissait, non de ne pas écrire [l’inscription], mais de la faire disparaître, de la faire cesser, ce à quoi Pilate se refuse » : « Il est donc certain que par ces mots [...], Jésus demandait à Madeleine de cesser un geste qu’elle avait fait et auquel elle s’attardait ». Dans le même sens, BINIAMA traduit par « cesse de me retenir » (Les missions, 255). 36 Cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 565 : « The present imperative with μή in a prohibition signifies the breaking off of an action already in progress, or sometimes of the attempt to perform an action […]. Accordingly, we may suppose either that Mary had seized Jesus’ feet (in which case we may cf. Matt. 28:9) or that she was on the point of doing so when Jesus prevented her ». De même, cf. SPICQ, « Noli me tangere », 226 ; BENOIT, « L’Ascension », 183, n. 1 ; BLASS-DEBRUNNER, A Greek grammar, 172-173, §336,3. RICO va dans le même sens en traduisant : « Lâche-moi » : « Nouvelle traduction de l’Évangile de Jean ». 32 33
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impératif37, ou « Ne me touche pas »38, le plus important n’est pas le fait de savoir si Marie avait déjà saisi les pieds de Jésus, mais le commandement de ne pas toucher ; commandement de ne pas s’accrocher à lui, de ne pas le « tenir », « le retenir en saisissant », selon la traduction de F.-M. Catharinet39. Ici le récit ne fixe plus l’attention sur la réaction de Marie comme en 20,16 : le verset 17 est tout entier une parole d’autorévélation du Ressuscité, comme le montre l’explication qui suit directement, recourant à la première personne du singulier, qui relie l’interdit à la révélation de Jésus montant vers le Père. La question n’est pas qu’il ne faille pas toucher le corps de Jésus – qu’il offrira au contraire à toucher à Thomas au second acte (cf. 20,27) – comme s’il était d’une consistance qui n’est plus palpable. La conjonction γάρ n’est pas ici causale, mais explicative. La dynamique du récit est tout entière de révélation : l’interdit permet la révélation de l’identité de celui qu’elle vient de reconnaître et qu’elle a encore à connaître – jusqu’à le voir – en sa nouvelle condition de Ressuscité. Par cet interdit, Jésus ouvre une distance nécessaire : il empêche Marie de croire, de manière illusoire puisqu’il monte vers le Père, que le temps de la séparation est achevé. Si une telle illusion était la cause de la fin des larmes, alors l’intrigue n’est pas dénouée. Jésus empêche Marie de croire que la situation est un simple retour en arrière, comme si l’Heure n’était pas advenue. Conformément à tous les autres récits de malentendu, il veut la faire aller plus loin que ce qu’elle a compris, la faire entrer dans une nouvelle étape de leur relation40. Ainsi, il relance l’intrigue de reconnaissance et l’intrigue contenue dans la situation initiale : Marie va-t-elle reconnaître Jésus tel qu’il se révèle par-delà le tombeau ? Va-t-elle être rendue capable de quitter l’orbite du tombeau, de sortir de sa situation initiale de 37 Mais il n’est pas certain que la distinction classique entre impératif présent et aoriste soit encore sentie dans le texte johannique. Cf. BIERINGER, « I am ascending », 230. Nous n’avons pas entrepris de recherche systématique sur cette question dans le quatrième évangile, car la conclusion n’est pas importante pour notre interprétation. 38 Pour BIERINGER, la distinction entre impératif présent et aoriste n’est plus sentie : une analyse de cas le conduit à mettre en doute la traduction devenue commune par « cesse de me toucher ». Cf. « I am ascending », 230 : « Among the 16 occurrences of the present imperative, there is only one that clearly forbids an action that already begun, namely John 2:16 […]. In 10:37 it is impossible that the negated present μὴ πιστεύετέ μοι refers to an ongoing action that is to discontinue. In 5:14 the present imperative ἁμάρτανε is negated with μηκέτι in place of Μή, which suggests that the author did not trust the negated present imperative to be understood as a command to stop an ongoing action ». 39 « Le mot grec ἅπτεσθαι veut dire plus que toucher : il signifie tenir et même retenir en saisissant », CATHARINET, « Note sur un verset », 51. 40 Cf. KOESTER, The word of life, 128 : « Jesus’ resurrection alters his relationship with his followers ; it is not a resumption of things as they were before his death. »
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SECONDE PARTIE
pleureuse de la mort de Jésus ? Va-t-elle passer de son désir de prendre le corps de Jésus, à une obéissance à son commandement de Fils du Père ? La protagoniste qui s’est elle-même caractérisée comme disciple en appelant Jésus « rabbouni » doit se mettre à l’écoute de celui qui monte vers le Père pour être envoyée, plutôt que de s’arrêter à celui qu’elle a devant les yeux tel qu’elle le perçoit pour le moment, dans une relation close, qui ne la sortirait pas de l’orbite du tombeau. Μή μου ἅπτου : l’effet de contraste entre la scène de reconnaissance et le commandement négatif est saisissant et ouvre à l’écoute de l’inouï de la révélation du Ressuscité. Jésus ne peut être saisi : en quel sens ? Lui-même va l’expliquer. 1.7.2.2. « Car je ne suis pas encore monté auprès du Père » (20,17c) • Jésus, inséparable du Père Le sens de la conjonction γάρ, le lien logique entre l’interdit et la proposition ici introduite, est l’objet d’un important débat : les interprétations sont nombreuses et contradictoires. Nous consonnons avec R. Bieringer41, qui propose un état critique de la question et conclut : BIERINGER, « I am ascending », 211-217. C’est nous qui soulignons. Cf. Appendice, 234-235 : tableau récapitulant clairement les diverses interprétations. Voici quelques propositions réfutées par BIERINGER, « I am ascending », 211-217, avec qui nous consonnons. Μή μου ἅπτου, οὔπω γὰρ ἀναβέβηκα πρὸς τὸν πατέρα : 1) « On l’a considéré comme une parenthèse (van Belle) » (BIERINGER, ibidem, 211217). Dans le même sens, CATHARINET cite la traduction de Joüon (à savoir « Ne t’attache pas ainsi à moi, mais – n’étant pas encore remonté à mon Père – va trouver mes frères et dis-leur : je vais remonter… ») : « Cette traduction met entre parenthèses la phrase qui fait difficulté et demande que le sens saute par-dessus cette parenthèse […]. Toute difficulté est ainsi levée ; mais c’est en supprimant le mot crucial : enim, et en déplaçant, pour le mettre avant la parenthèse, le mot autem […]. Ces modifications n’ont aucun appui dans les manuscrits ou les versions » (CATHARINET, « Note sur un verset », 53). 2) « La 1e partie d’une construction en μὲν γάρ... δέ (ZERWICK) ». BIERINGER critique l’explication de ZERWIK : « Selon Zerwick, 20,17bc est un exemple de la construction classique en μὲν γάρ... δέ, qu’il décrit ainsi : “Parfois la réelle raison est donnée seulement dans le second membre, précédé par un élément qui n’est pas invoqué comme une raison, mais simplement concédé, entre parenthèses, comme bien connu” (ZERWICK, Biblical Greek, 159, §474). Dans cette interprétation, le fait que Jésus n’ait pas encore fait son ascension n’a rien à voir avec l’interdit de 20,17b. Cela est simplement mentionné en passant comme une concession bien connue (“même si, comme tout le monde le sait…”). Zerwick est convaincu que Jn 20:17c est un des nombreux cas où μέν n’est pas explicitement exprimé mais supposé (ibidem, 159, §475) ». BIERINGER argumente contre cette interprétation : « La difficulté majeure de cette interprétation syntaxique est que les contenus de “Je ne suis pas encore monté auprès du Père « en 20,17c et de “Va auprès de mes frères” en 17d sont trop différents pour être reliés dans une construction en μέν... δέ » (ibidem, 212). 3) Une concession (LAGRANGE). Dans le même sens, cf. BARRETT, The Gospel according to St. John, 565-566 : « Cette affirmation présente quelque difficulté. Elle semble 41
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La question demeure cependant de savoir si et en quel sens « οὔπω γὰρ ἀναβέβηκα πρὸς τὸν πατέρα » peut être vu comme une motivation à l’interdit « Μή μου ἅπτου ». Les tentatives grammaticales de séparer ces propositions n’ont pas été convaincantes. Donc aucune interprétation de 20,17 ne peut échapper à la difficulté de savoir comment 20,17c peut être une raison expliquant l’interdit de 20,17b. […] On a vu diverses tentatives de déconnecter le lien de cause à effet entre « Ne me touche pas ; »/ « je ne suis pas encore monté vers mon Père ». On l’a considéré comme une parenthèse (van Belle) ; la première partie d’une construction en μὲν γάρ... δέ... (Zerwick), une concession (Lagrange) ; une clause de motivation anticipée (McGehee). Toutes ces tentatives ont eu pour conséquence de défaire le lien entre b et c. La technique consistant à comprendre 20,17c comme une question attendant la réponse « oui » (Schneiders) n’a, elle, pas défait le lien entre 20,17b et 17c mais a fait dire à 20,17c le contraire de ce qu’il dirait autrement. Finalement, aucune de ces tentatives n’est convaincante42.
Les tentatives d’échapper à la difficulté étant écartées, cherchons à comprendre en quoi οὔπω γὰρ ἀναβέβηκα πρὸς τὸν πατέρα constitue une explication de l’interdit de 20,17b. Pour justifier son interdit de ne impliquer qu’il sera possible et permis de toucher Jésus après l’ascension, mais pas avant ; et cela est le contraire de ce qu’on attendrait. Le verset pourrait alors être/paraphrasé ainsi : “Cesse de me toucher (ou cesse d’essayer de le faire) ; il est vrai que je ne suis pas encore monté vers le Père, mais je suis sur le point de le faire [pour cet emploi du présent, cf. BLASS-DEBRUNNER, §323, et cf. par ex 1Co 15,32 (…)] ; c’est ce que tu dois dire à mes frères”. Cela est tout à fait compréhensible. La résurrection a rendu possible une union spirituelle nouvelle et plus intime entre Jésus et ses disciples ; les anciens contacts physiques ne sont plus appropriés, même si on pourra encore avoir recours au toucher pour attester que le Seigneur glorifié est bien celui-là même qui a été crucifié. » 4) Une clause de motivation anticipée (MCGEHEE). BIERINGER critique l’explication de MCGEHEE, pour qui le γάρ est « un γάρ d’anticipation » : « 17b Ne me touche pas./ 17cParce que je ne suis pas encore monté vers mon Père, 17d va trouver mes frères, 17e et dis-leur que 17f je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ». L’accent est mis sur la raison pour laquelle Marie-Madeleine est envoyée dire aux disciples qu’il est en train de monter. Cette proposition ne tient pas non plus : « il semble tautologique de dire que la raison pour laquelle Marie-Madeleine est envoyée aux frères pour leur dire que Jésus est en train de monter vers le Père est qu’il n’est pas encore monté vers le Père. De plus, il n’y a pas “d’exemple certain” (selon l’expression de Carson, The Gospel According to John, 642) de ce γάρ d’anticipation dans le Nouveau Testament. De plus, il serait étonnant que l’interdit de 20,17b ne soit pas du tout motivé dans le texte ». 5) La technique consistant à comprendre 20,17c comme une question attendant la réponse “oui” (SCHNEIDERS). BIERINGER critique l’explication de SCHNEIDERS. Cette dernière propose de lire οὔπω γὰρ ἀναβέβηκα πρὸς τὸν πατέρα comme une question : « Ne suis-je pas déjà monté vers mon Père ? Une question attendant une réponse positive ». Bieringer réfute doublement cette hypothèse : d’une part, elle est peu convaincante au niveau syntaxique pour l’évangile de Jean ; d’autre part, même si cette hypothèse est grammaticalement possible, « il est difficile de maintenir cette interprétation dans le contexte immédiat. Car si Jésus suggère qu’il est monté déjà vers le Père, alors comment peut-il donner à Marie-Madeleine la mission de dire aux disciples : “Je suis en train de monter” ? » (ibidem, 214-216). 42 BIERINGER, ibidem, 217.
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SECONDE PARTIE
pas le toucher, Jésus le met en relation avec le moment de sa montée auprès du Père : il signifie à Marie que leur relation – Μή μου ἅπτου, je-tu – trouve sa justesse en étant située en fonction de la relation du Fils qu’il est à son Père – οὔπω γὰρ ἀναβέβηκα πρὸς τὸν πατέρα : je de Jésus et troisième personne du Père –, indissociable de sa montée auprès du Père qui, comme il va le révéler au verset 17cd, a un impact direct sur les hommes. La relation au Ressuscité ne peut se réduire à une relation je-tu exclusivement duelle, parce que le Ressuscité est essentiellement le Fils du Père. Dans son interprétation des événements, Marie ne doit pas rester fixée à la première étape de sa reconnaissance de Jésus. Jésus n’est pas seulement sorti du tombeau : il monte vers le Père. Marie ne doit pas être en relation avec Jésus figé, momifié43, mais rencontrer le Fils achevant sa grande œuvre de descente-Incarnation/montée, en montant dans le sein du Père. Jésus, qui dans le récit johannique n’est pas l’objet d’un geste d’adoration de Marie44, est « le chemin »45 qui conduit au Père. Il ne la laisse pas mettre la main sur lui parce que le trouver, c’est trouver le chemin πρὸς τὸν πατέρα46, chemin ouvert comme homme πρὸς τὸν πατέρα par celui qui est de toute éternité πρὸς τὸν θεόν47 : la triple occurrence du nom πατήρ exprime bien le décentrement auquel il l’invite, non pour la priver de relation avec lui, mais pour lui donner accès à une relation d’une tout autre ampleur que celle qu’elle pouvait imaginer. • Réponse à la question où ? La péricope a mis en scène Marie devant renoncer à prendre Jésus en son état de cadavre, au tombeau : elle doit également renoncer à le saisir à sa sortie du tombeau, pour apprendre à le voir alors qu’il monte vers le lieu de sa demeure, le sein du Père. Pouvoir toucher Jésus au jardin n’est pas la fin : il faut, grâce à cette rencontre du Ressuscité, « voir le Seigneur » – ce dont elle pourra témoigner à la fin de la scène (verset 18) –, le Fils montant vers le Père. 43
À la différence de Lazare sortant du tombeau « les pieds et les mains liés de bandes, et le visage enveloppé d’un linge (σουδαρίῳ) », Jésus ne revient pas à une existence mortelle, il n’est pas seulement réanimé, il monte vers le Père. Au ch. 20, le linge et les bandes sont restés dans le tombeau, et Jésus monte vers le Père : « 6 Simon Pierre, qui le suivait, arriva et entra dans le tombeau ; il vit les bandes qui étaient à terre, 7 et le linge (τὸ σουδάριον) qu’on avait mis sur la tête de Jésus, non pas avec les bandes, mais plié dans un lieu à part ». 44 Cf. Mt 28,9. 45 14,6. 46 Cette expression de 20,17 se trouve également dans la suite du v. 14,6 sur le chemin : ἐγώ εἰμι ἡ ὁδὸς καὶ ἡ ἀλήθεια καὶ ἡ ζωή· οὐδεὶς ἔρχεται πρὸς τὸν πατέρα εἰ μὴ διʼ ἐμοῦ. 47 Cf. note 393, p. 209.
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Évidemment, puisque le γάρ n’est pas ici causal, mais explicatif, l’explication donnée n’est pas que, en le touchant, Marie risquerait de retenir Jésus, l’empêchant de monter dans les cieux48. Jésus monte(ra) auprès du Père, quelle que soit l’attitude de Marie ; mais il lui intime l’ordre de ne pas le toucher pour qu’elle n’en reste pas au seuil de la reconnaissance, pour qu’elle voie, et devienne témoin. Jésus lui révèle que déjà il n’est plus de ce monde : il est sur terre pour lui révéler cela, mais déjà il monte vers le Père, et révèle dans les termes du temps des hommes le mystère de sa montée dans le sein du Père. Il répond ainsi à sa question lancinante, ποῦ ? Pour rencontrer Jésus tel qu’il se révèle, au delà de l’ultime malentendu levé par l’interdit, Marie doit consentir à un lâcher prise, consentir à son départ, à une nouvelle séparation imminente : car le lieu où il monte, c’est la maison du Père. • L’ouverture du temps du rassemblement des frères Dans cette phrase explicative de l’interdit de le toucher, comment comprendre l’adverbe οὔπω, fortement mis en exergue par sa position en tête de proposition ? Οὔπω γὰρ ἀναβέβηκα πρὸς τὸν πατέρα : Jésus ne lui révèle pas la date de sa montée vers le Père, ni ne lui annonce qu’elle va assister à cette montée. Dans ces paroles lues à la lumière de l’ensemble du verset 17, tout l’accent est mis sur le temps ouvert dans ce « pas encore », qui n’est plus le temps pour Marie de toucher Jésus mais d’aller dire qu’il monte vers le Père, transmettre la révélation du Ressuscité. Parce qu’il n’est pas encore monté vers le Père, Jésus défend à Marie de le toucher, et substitue à cette attitude inadéquate un double commandement (20,17cd), qui éclaire le « pas encore » qui en est la cause : ce « pas encore » a à voir avec l’annonce-révélation aux disciples du sens pour eux de cette montée vers le Père, de l’achèvement de l’œuvre du Père par le Fils devenu chair. b) οὔπω γὰρ ἀναβέβηκα πρὸς τὸν πατέρα· a’) πορεύου δὲ πρὸς τοὺς ἀδελφούς μου καὶ εἰπὲ αὐτοῖς, b’) Ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ πατέρα ὑμῶν καὶ θεόν μου καὶ θεὸν ὑμῶν.
48 Cf. PASQUIER, « Le premier jour », 314 : « Le Ressuscité n’est certainement pas comme un avion en partance sur le tarmac de l’aéroport, attendant que Marie veuille bien le laisser monter, dans le sens où sur le point de disparaître, il se retienne un instant encore. […] La montée n’est pas du domaine cosmique, comme s’il s’agissait d’un voyage spatial, mais la dimension cognitive de l’intrigue prend le pas sur la dimension événementielle. »
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SECONDE PARTIE
La proposition b) se comprend à la lumière de son déploiement en b’) : ce qu’il y a d’encore inaccompli dans le parfait d’ἀναβαίνω à la forme négative οὔπω γὰρ ἀναβέβηκα πρὸς τὸν πατέρα, où πατήρ est déterminé par un article défini49, sans spécification, est explicité dans la seconde formule au présent duratif, avec le double complément : Ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ πατέρα ὑμῶν. Entre le présent duratif Ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ πατέρα ὑμῶν et le parfait ἀναβέβηκα πρὸς τὸν πατέρα, il y a le temps de l’annonce : πορεύου δὲ πρὸς τοὺς ἀδελφούς μου καὶ εἰπὲ αὐτοῖς. La montée du Fils auprès du Père n’est pas achevée (« je ne suis pas encore monté »), elle dure (« je monte ») tout le temps où parvient aux frères l’annonce de cette montée50, qui est aussi révélation : le Fils qui monte auprès du Père est leur frère, qui monte vers son Père et leur Père. Le « pas encore » est l’espace ouvert pour que retentisse l’annonce de cette montée : pour que ceux qui entendent cette annonce accueillent la révélation paroxystique de cette péricope et vivent la filiation qui leur est offerte – frères du Fils, fils du Père. 1.7.3. Climax. La révélation du Ressuscité à Marie (20,17def) 1.7.3.1. Πορεύου [...] καὶ εἰπέ : Marie mise en mouvement par son rabbouni (20,17de) Πορεύου δὲ πρὸς τοὺς ἀδελφούς51. À propos de Marie, cette préposition πρός n’avait plus été utilisée avec l’accusatif depuis le verset 252. Elle reparaît à trois reprises au verset 17, la première occurrence exprimant le mouvement de Jésus montant vers le Père. Le passage du statisme C.T. La variante πρὸς τὸν πατέρα μου (p66 A K L N Γ Δ Θ Ψ 050 ƒ1.13 33. 565. 700. 892s. 1241. 1424. l 844. l 2211 m lat sy co ; Orpt Eus Epiph : d’après NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 372, est très problablement une correction sous l’influence de la fin du verset. La nouvelle édition de METZGER, A textual commentary, 1994, ne signale même plus cette variante, alors qu’il précisait dans l’édition de 1971 : « In view of the latter part of the verse, the addition of μου in a variety of witnesses […] is both natural and in accord with the tendencies of copyists » (A textual commentary, 1971, 255). Cf. BINIAMA, Les missions, 225 ; BROWN, The Gospel according to John, II, 993. 50 Elle dure tout le temps du rassemblement commencé par le commencement inchoatif de la mère et du disciple bien-aimé, à l’heure de l’élévation. Cf. p. 345. 51 C.T. Quelques manuscrits importants omettent μου : *אD W e bomss ; Irlat. Cf. NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 372. 52 20,2 : Τρέχει οὖν καὶ ἔρχεται πρὸς Σίμωνα Πέτρον καὶ πρὸς τὸν ἄλλον μαθητὴν ὃν ἐφίλει ὁ Ἰησοῦς καὶ λέγει αὐτοῖς. Au v. 11, la même préposition est suivie du datif : nous avions insisté sur le statisme de Marie dans notre péricope, en contraste avec sa course effrénée dans la première scène. 49
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initial, au lieu de la mort, au mouvement, attendu dans le dénouement, trouve donc sa source dans le commandement du Ressuscité, qui envoie la protagoniste par sa parole de révélation. Détournant Marie de sa tristesse, puis d’une relation trop statique et possessive avec son rabbi retrouvé, Jésus révélant qu’il monte vers le Père la met en mouvement, la tourne vers la relation aux frères – désignés par leur lien au Seigneur qu’elle cherche53 –, où elle vivra pleinement la relation avec son rabbouni. Πορεύου δὲ πρός [...] καὶ εἰπέ : Marie est mise en mouvement par celui qui est en mouvement vers le Père pour dire ce qu’il dit. Déjà par ces impératifs, le texte indique que la relation nouvelle au Ressuscité se vit non dans un face-à-face mais dans une participation à ce qu’il est, à ce qu’il vit. Dans ce récit où l’intrigue s’exprime en termes spatiaux, le climax de la révélation est donné à l’intérieur d’un commandement de mouvement. La révélation suprême n’est pas dite dans une phrase assertive, mais dans une phrase jussive : révélation dialogale, offerte à l’obéissance de Marie, et offerte à ses destinataires par son obéissance. Le Ressuscité ne dit pas à Marie : « Désormais, les disciples sont mes frères » ; mais πορεύου δὲ πρὸς τοὺς ἀδελφούς. Elle est destinataire de cette révélation en étant mise en mouvement, décentrée pour être tournée vers, et va dire la parole du Fils. Il s’adresse à elle à la deuxième personne (πορεύου, εἰπέ) dans une parole en je (πρὸς τοὺς ἀδελφούς μου) impliquant une troisième personne (αὐτοῖς) : c’est bien le Ressuscité qu’elle aimera en allant auprès de ceux qu’il désigne en relation avec lui, et en leur transmettant sa parole. L’attachement de Marie initialement exprimé par les pleurs est appelé à être transformé, dans une relation qui n’est plus, comme dans le statisme initial, entre Marie et Jésus enseveli mais, par delà la mort, dans le mouvement communiqué par le Fils montant vers le Père, entre Marie et Jésus ressuscité, Fils du Père, frère de tous ceux à qui elle est envoyée. C’est dans ce mouvement que Marie reçoit l’ultime révélation du Fils pour en être le porte-parole : les destinataires de l’annonce sont nommés ses frères, et l’annonce à proclamer est révélation explicitant ce mystère de fraternité – « Je monte auprès de mon Père et votre Père, et de mon Dieu et votre Dieu ».
53
Selon l’implication de ce titre révélée par Jésus au moment de passer de ce monde vers son Père : cf. 13,12-17.
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SECONDE PARTIE
1.7.3.2. Révélation du don de la filiation divine désormais effectué (20,17def) • Une révélation inouïe : « mes frères », « mon Père et votre Père » (20,17df) « Mes frères » : le terme apparaît dans la bouche de Jésus pour la première fois dans le quatrième évangile54. Ce n’est qu’à l’heure où le Fils se laisse voir par un personnage ressuscité qu’il peut lui révéler cette réalité nouvelle, fruit de son passage par la mort. Ce n’est pas une annonce de ce que les disciples deviendront, mais une révélation de ce qu’ils sont : désormais, il appelle mes frères ceux pour qui il achève sa descente-montée. Le locuteur de cette révélation inouïe ne peut être que Jésus lui-même : et Jésus ressuscité. Jésus explicite cette fraternité : « je monte vers mon Père et votre Père ». Jusqu’ici, le terme πατήρ, pourtant extrêmement fréquent pour désigner Dieu, n’avait jamais été utilisé avec le possessif pluriel ; Jésus disait toujours, pour désigner Dieu : le Père, ou mon Père ; à une exception près, en 8,42 : « Jésus leur dit : Si Dieu était votre Père, vous m’aimeriez ». Mais c’était justement dans une proposition conditionnelle irréelle qui visait à prouver que Dieu n’était pas le Père de ses interlocuteurs, dans le cadre d’un violent conflit opposant deux paternités : celle de Dieu, refusée de façon patente par ceux qui refusent l’Envoyé du Père, et celle du diable55. Celui qui n’était « Pas-votre-Père », et « Pas-votre-Dieu »56, pouvonsnous dire en paraphrasant Osée57, est devenu « votre Père et votre Dieu ». • Filiation du Fils et filiation des frères – La filiation du Fils unique désormais partagée Ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ πατέρα ὑμῶν καὶ θεόν μου καὶ θεὸν ὑμῶν. Le syntagme introduit par la préposition πρός relie deux compléments coordonnant chacun deux groupes nominaux, le premier avec le génitif μου, le second avec le génitif ὑμῶν : πρὸς
καὶ
τὸν πατέρα μου πατέρα ὑμῶν
καὶ
θεόν μου καὶ θεὸν ὑμῶν
L’interprétation de ce verset fait l’objet d’un débat, portant sur le sens à donner à la conjonction de coordination καί. 54 Nous l’avions souligné, dans la scène où Jésus révèle que le disciple bien-aimé est devenu fils de sa mère, le vocabulaire de la fraternité n’était pas employé. Cf. p. 340. 55 Cf. Jn 8,38-44.53.56. Cf. note 119, p. 93 ; note 174, p. 113 ; p. 123 ; note 228, p. 283 ; note 241, p. 381 ; note 96, p. 440 ; note 2, p. 474. 56 Cf. 8,54 : « lui que vous dites être votre Dieu ». 57 Cf. Os 2,1-25.
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Pour certains, par le double redoublement du complément, reposant sur l’opposition des personnes μου/ὑμῶν, Jésus met en évidence ce qui distingue sa filiation de celle des croyants. Tel est l’avis de M.J. Lagrange58, de C.K. Barrett59, et de bien d’autres60. Mais les auteurs qui mettent l’accent sur la disjonction prennent comme point de départ de leur interprétation l’explicitation théologique postérieure de ce verset johannique : l’affirmation de la radicale différence entre la filiation du Fils Monogène, Fils par nature, et l’adoption filiale offerte aux hommes, par et dans le Fils61. Que dit le texte ? En réalité, la conjonction καί n’a pas une fonction disjonctive, celle qui permettrait de comprendre « mon Père qui est aussi, par ailleurs et autrement, votre Père »62 ; καί a un sens conjonctif. Cet argument linguistique est confirmé par l’unique autre exemple biblique d’une construction analogue, Ruth 1,1663 : ὁ λαός σου λαός μου καὶ ὁ θεός σου θεός μου. Ruth, renonçant à rentrer en Moab, dans sa réponse à Noémie, affirme que le Dieu de Noémie sera pleinement aussi son Dieu : l’accent ne saurait être sur la distinction64. Loin de souligner la différence entre sa filiation et celle de ceux pour qui il est venu vivre sa filiation dans la chair, Jésus révèle ici que son Père est devenu aussi le Père des destinataires de cette bonne nouvelle, désormais associés à sa relation filiale. – Le Fils unique et ses frères Le texte lui-même met sur la voie de cette interprétation en faisant précéder cette parole à transmettre (20,17f) de la précision de l’identité 58 LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, 513 : « On notera, dans la formule de la fin, que Dieu n’est pas de la même manière le Dieu de Jésus et de ce qu’il nomme cependant ses frères ; il n’est pas non plus leur père de la même façon ». 59 BARRETT, The gospel according to St. John, 566. 60 Cf. MORRIS, The gospel according to John, 743 ; MOLLAT, Études johanniques, 34 ; GREEHY, « Le caractère unique », 182-184 ; GUINOT, « Ne me touche pas ! », 27 ; S. ROBERTSON, « Sonship in John’s gospel », 325. Sans nier cette différence, nous avons montré que la pointe ici est sur la participation des disciples à la filiation du Fils unique, sur le fait inouï qu’ils ont désormais le même Père. 61 Cf. CATHARINET, « Note sur un verset », 54. 62 Cf. CATHARINET, ibidem, 55 : « Une enquête aussi minutieuse que celle du Lexicon de Zorell ne le mentionne pas dans tout le Nouveau Testament, et pas davantage le dictionnaire de Bailly dans le grec classique. Καί a normalement le sens conjonctif, non le sens disjonctif ». 63 Cet argument est également avancé par CATHARINET, ibidem, 55, et à sa suite, par BROWN, The Gospel according to John, II, 1016. 64 Cf. CATHARINET, « Note sur un verset », 55 : « Le sens est évidemment ici copulatif : nul ne songerait à traduire : Dieu, qui est ton Dieu à un certain point de vue, est aussi le mien, mais autrement ».
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SECONDE PARTIE
nouvelle des destinataires de cette annonce : πρὸς τοὺς ἀδελφούς μου (20,17d). C’est à ceux que Jésus dit explicitement être ses frères qu’il veut que parvienne cette étonnante annonce qui explicite cette fraternité et empêche de prendre le terme frères en un sens faible. Une fois encore, il faut lire le verset 17 dans son ensemble. Bien loin de souligner la différence de filiation entre Jésus et ses frères, il est, au climax du récit, la révélation d’une filiation partagée, révélation inouïe65 de l’ouverture aux hommes de la filiation du μονογενής, de leur participation à la filiation même du Fils. Si la formule dit à deux reprises μου καὶ ὑμῶν, ce n’est pas pour insister sur la différence, mais pour mettre en exergue le caractère absolument nouveau et étonnant d’une telle révélation, sa pointe. – Le Logos et les hommes, fils d’un même Père Le redoublement du syntagme qui ajoute le doublet en θεός au doublet en πατήρ est également un argument contre la lecture insistant sur la distinction entre la filiation du Fils unique et celle de ses frères : en effet, la première formulation est d’emblée davantage propre à être employée par le Fils unique, tandis que la seconde, « mon Dieu », est une parole d’homme, plus évidente à formuler par les destinataires, après qu’elle a été prononcée par le Logos Dieu en sa chair d’homme66. Dans cette parole qui se veut révélatrice d’une union nouvelle et inouïe entre le Fils de Dieu et ceux qui ont reçu de devenir des fils, les deux appellations sont coordonnées, qualifiant toutes deux ensemble la relation au Père, celle du Fils et celle des fils. – Une identité filiale nouvelle – fruit de l’incarnation du Fils unique – à annoncer pour être vécue En quoi consiste donc la différence entre le Fils et les frères, dans ce verset ? Jésus affirme que son Père est leur Père. La différence ne porte pas sur la filiation. En revanche, l’ensemble du syntagme introduit par πρός complète l’unique verbe Ἀναβαίνω. Jésus seul monte : lui seul qui est descendu d’auprès du Père monte vers le Père ; et ce Père est 65 Comme à BOUTTIER, il nous semble « évident que l’auteur a cherché à placer en évidence le miracle de ce notre Père qui a coûté le sacrifice du Fils et qui suppose le don de l’Esprit. “L’heure vient et elle est déjà venue où vous sera envoyé celui qui vous a été promis”. Vous ne resterez pas orphelins. Il vous donnera tout ce qui est à Moi, dans un miraculeux partage. N’y avait-il donc jusque-là ni paternité divine ? ni fraternité humaine ? Si, mais au regard de l’évangéliste, elles demeuraient mystérieusement contenues et concentrées dans la relation unique du Père et du Fils… », « La notion de frères », 181. C’est nous qui soulignons. 66 Si Jésus, le Fils devenu chair, a une relation unique avec son Père, le Père n’en reste pas moins son Dieu : cf. TRIGO, « Mi padre, que es el padre de ustedes », 54.
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désormais son Père et le Père des frères que l’annonce de cette bonne nouvelle rendra conscients de cette réalité nouvelle pour qu’ils la vivent. À ceux qui entendront cette parole dont Marie va devenir le témoin, Jésus révèle que son Père est déjà leur Père. Entendre cette parole, c’est se découvrir frère de Jésus, fils du même Père. La protagoniste, elle, n’est pas sujet du verbe ἀναβαίνω, mais destinataire des impératifs πορεύου et εἰπέ : il lui revient de permettre à cette annonce de parvenir à ses destinataires. Obéir au Ressuscité, en se laissant mouvoir par sa parole, et en disant aux destinataires la parole de Jésus, c’est permettre à cette parole de faire entrer dans cette relation filiale tous ceux à qui elle sera annoncée, qui sont les frères du Fils ressuscité, mais qui ne le savent pas encore, et qui ont besoin de cette révélation pour vivre cette filiation. Les premiers destinataires, intradiégétiques, sont les disciples, mentionnés au verset 18. La cascade de discours direct est signifiante : ce que Jésus dit à Marie est rapporté au discours direct, introduit en 20,17a (verset 20,17bcdef), et à l’intérieur de ce discours direct, Jésus dit au discours direct les paroles qu’il donne à transmettre : « Dis-leur : “Je monte…” » (20,17f). La conséquence de ce discours enchâssé est double : 1) Au climax de la péricope, elle met en exergue l’importance de la parole. 2) En mettant en exergue, au sein de sa réplique, les paroles qu’il demande à Marie de transmettre, Jésus leur donne un statut particulier, comme déjà détaché, par lui-même, de la situation d’énonciation actuelle : ces paroles ne sont pas livrées à leur seul premier destinataire, Marie, qui voit le Ressuscité ; elles sont mises à part par le discours direct, prêtes pour une proclamation ultérieure, livrées à tous les αὐτοῖς qui, les écoutant, se découvriront frères de celui qui monte, au présent, vers le Père, leur Père. Grâce à cette situation d’énonciation, Jésus locuteur s’adresse déjà directement, au-delà de son destinataire actuel, aux destinataires futurs entendant sa parole par la médiation de son témoin : le destinataire second se voit interpellé directement par Jésus lui-même, par les déictiques (Ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ πατέρα ὑμῶν καὶ θεόν μου καὶ θεὸν ὑμῶν), au présent de l’énonciation : dans le hic et nunc de la réception de cette parole, le destinataire se laisse rejoindre par Jésus qui monte maintenant – pour lui – vers le Père, son Père. Ces destinataires futurs sont premièrement les disciples (verset 18), mais aussi, nous y reviendrons, les destinataires extradiégétiques, le groupe du vous recevant le récittémoignage.
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• Dénouement Cette parole de Jésus est bien la pointe du récit, qui mène la protagoniste au dénouement. Après cette rencontre du Ressuscité, Marie, pour manifester son attachement à son Seigneur, ne peut rester au tombeau : trouvée par celui qu’elle cherchait, qu’elle a reconnu, et connu d’une manière nouvelle, mise en mouvement, elle part auprès de ceux à qui son Seigneur a voulu se lier si intimement, ses frères, pour que la parole du Seigneur mise en sa bouche porte son fruit dans leur vie de fils. 1.8. Situation finale, dénouement de la double intrigue (20,18) 1.8.1. L’étonnante absence de confession finale (20,18) Au verset 17, climax de notre récit, Jésus a livré à la protagoniste la pointe de la révélation christologique, en ses conséquences sotériologiques : il est le Fils montant vers le Père, qui a fait de ceux qui n’étaient pas des fils les fils de Dieu, ses frères. Mais dans cette péricope qui fait la part belle au discours direct, le récit ne donne pas à entendre en mode showing la confession de foi de Marie suscitée par une telle révélation. – Le dialogue de révélation s’achève donc sur cette parole de Jésus, parole-climax du verset 20,17, destinée à atteindre tous ses destinataires pour leur révéler leur dignité de fils de Dieu. – Pour ce qui est de la protagoniste, l’accent n’est pas mis sur sa réponse en parole, sur sa confession de foi, mais sur sa confession en acte dans son rôle de témoin appelée à faire entendre la parole du Ressuscité, qui seule peut révéler directement à chaque croyant son étonnante dignité filiale. Jésus a révélé à Marie qu’il est le Fils montant vers le Père qui est désormais Père des bénéficiaires de sa descente-montée qui s’achève : révélation christologique en ses implications sotériologiques. C’est ce que dit bien le récit : Marie de Magdala part sur le champ révéler cette nouvelle aux disciples ; confesser un tel Fils, c’est œuvrer pour que s’achève sa montée vers le Père par l’annonce qui donne aux frères de vivre cette vie de fils du Père, de frères du Fils. 1.8.2. De la tristesse de l’absence à l’annonce de la bonne nouvelle du départ Le climax du récit est que, au moment de quitter les siens en montant auprès du Père, Jésus confie à Marie la parole qui révèle explicitement le don inouï fait aux siens : le Père et Dieu auprès de qui il monte est
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leur Père et Dieu, ils sont désormais ses frères. Cette révélation est faite par Jésus lui-même montant vers le Père. Autrement dit, cette révélation ultime est indissociable de sa montée vers le Père, c’est-à-dire de son départ de ce monde. Ce motif de la séparation, de l’absence, nœud initial de l’intrigue, arrive ainsi à son dénouement. – Le récit raconte le départ immédiat de Marie, attestant qu’elle a accueilli la parole de révélation. Elle peut maintenant quitter sans peine Jésus, qui pourtant est encore sur scène. Sa manière désormais de manifester son attachement à son Seigneur est d’entrer dans ses voies, dans le chemin : confesser le Fils montant vers le Père, c’est dire aux disciples sa parole, révélant que celui qui apparemment les quitte a fait d’eux, en réalité, ses propres frères, fils du Père-Dieu, les a introduits dans la vie de fils. La situation finale de ce récit d’apparition raconte l’obéissance de la protagoniste à la parole du Ressuscité. – Ἔρχεται : le verset final contraste avec la situation initiale – Εἱστήκει πρὸς τῷ μνημείῳ ἔξω κλαίουσα67. Marie, mise en mouvement par la parole du Ressuscité, est sortie de l’immobilisme de ses pleurs. Sa propre parole était un ressassement lié à ses larmes : depuis son cri de reconnaissance, sa propre parole a cessé, et après l’écoute du Ressuscité, elle devient hospitalière à la parole du Fils, la parole du Fils l’a saisie et la meut. Marie obéit à l’ordre du maître : l’enchaînement des deux versets donne une impression de promptitude. Sans plus aucune allusion à une quelconque tristesse liée à la séparation, elle quitte le Fils et s’élance vers ceux qu’il a lui-même désignés comme ses frères, à qui il veut parler par sa bouche. 1.8.3. Un don pour un témoignage, pour les frères ; deux scènes, un acte πορεύου δὲ πρὸς τοὺς ἀδελφούς μου καὶ εἰπὲ αὐτοῖς, Ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ πατέρα ὑμῶν καὶ θεόν μου καὶ θεὸν ὑμῶν. 17
ἔρχεται Μαριὰμ ἡ Μαγδαληνὴ ἀγγέλλουσα τοῖς μαθηταῖς ὅτι Ἑώρακα τὸν κύριον, καὶ ταῦτα εἶπεν αὐτῇ.
18
En remplaçant le verbe πορεύομαι utilisé par Jésus au verset 17 par ἔρχομαι au verset 18, le narrateur renforce le crochet liant la scène des disciples et celle de Marie68. En effet, ce verbe est utilisé abondamment dans la première scène du chapitre (20,1.2.3.4.6.8), et il apparaît pour la 67 Nous soulignons ici la mise en mouvement de Marie à l’intérieur du micro-récit 11-18, lu comme un épisode à part entière. On peut aussi voir l’évolution entre deux Marie en mouvement, entre les v. 1-2 et le v. 18 : cf. le paragraphe suivant, p. 435-437. 68 Cf. p. 401-402.
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première fois dans la péricope de Marie de Magdala. La vision de Marie est donnée pour les frères, pour toute la famille nouvelle engendrée dans le Fils ; cela est bien signifié par le fait que Marie est « un personnage cadre qui entoure l’histoire de la découverte du tombeau vide par les disciples »69. De même, le narrateur ne reprend pas le terme de frères, réservé au Révélateur en 20,17, mais utilise le terme μαθητής, qui renoue également avec la première scène (20,2.3.4.8.10). Le crochet johannique va dans le sens du Μή μου ἅπτου : la vision dont Marie a été gratifiée est en vue du témoignage auprès des disciples, en vue de la foi du/des disciple(s) bien-aimé(s). Marie est devenue messagère de la révélation reçue. La clôture du double épisode par l’inclusion des versets 1 et 18 souligne le chemin parcouru depuis la découverte du tombeau vide – alors qu’il faisait encore nuit. Elle a reçu d’interpréter le tombeau vide, et de transformer l’annonce désespérée de la disparition de Jésus du tombeau et de l’ignorance du lieu de sa déposition en proclamation de la bonne nouvelle à elle confiée : le Fils qui apparemment se sépare des hommes monte en fait vers le Père qui est désormais aussi leur Père ; il rentre dans la demeure du Père, sa demeure, qui est aussi, du coup, celle de ses frères (cf. 14,2-3). Marie est passée d’un non-savoir, d’un savoir tout terrestre clos sur lui-même, à une connaissance révélée d’en haut par le Ressuscité lui ouvrant le monde de Dieu70. Protagoniste bénéficiaire d’une apparition du Ressuscité, envoyée par l’Envoyé, dépositaire de sa parole, Marie est constituée témoin d’une vérité révélée, faisant entendre la parole du Ressuscité à ceux auxquels elle est envoyée pour qu’ils vivent en fils du Père. Ἔρχεται Μαριὰμ ἡ Μαγδαληνὴ ἀγγέλλουσα τοῖς μαθηταῖς : le mot-clé de la phrase est le cinquième et dernier de la série des participes qui ont tout au long du récit marqué l’action transformatrice, ἀγγέλλουσα71. Le participe présent a valeur durative. La situation finale ne revient pas sur l’état de Marie, ne dit pas explicitement sa joie, mais montre le personnage en mouvement, prêt à entraîner les RESSEGUIE, L’exégèse narrative, 173. Cf. RESSEGUIE, L’exégèse narrative, 178 : « Marie est passée du statut d’outsider à celui d’insider ; elle qui ne voyait pas, elle a vu ; la messagère devient celle qui inaugure un nouveau langage (“J’ai vu le Seigneur”) ». 71 C.T. Cette forme est très bien attestée (p66* *אA B 078 a d e). La variante ἀπαγγελλουσα (p66c א2 D K L N Γ Θ ƒ1.13 565. 700. 892s. 1241. 1424. l 844. l 2211 m) est sans doute une harmonisation avec les synoptiques (Mt 28,8.10 ; Lc 24,9). Une autre variante donne ἀναγγέλλουσα : W Δ Ψ 33. Cf. NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 373. Les participes sont signalés en étant encadrés dans la composition présentée p. 401-402. 69 70
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disciples dans la vision que le Fils monte vers le Père qui est aussi le leur, dans la foi que le monde du Père est déjà leur demeure. Le récit ne revient pas en son dénouement sur le motif des pleurs, comme oubliés au moment de l’annonce que des fils sont nés, comme dans la prophétie de 16,21. Tel le tissage dans un même acte de la scène des disciples et de celle de Marie de Magdala par le crochet, la non-explicitation de la joie dans le dénouement de l’intrigue nouée dans les pleurs est une énigme, qui pousse à lire cet épisode en lien avec le suivant : Marie passe du statisme dans les pleurs au mouvement vers les frères, et ce sont les disciples qui seront sujets du verbe χαίρω, au verset 20, conformément à la promesse de Jésus : πάλιν δὲ ὄψομαι ὑμᾶς, καὶ χαρήσεται ὑμῶν ἡ καρδία, καὶ τὴν χαρὰν ὑμῶν οὐδεὶς αἴρει ἀφʼ ὑμῶν (16,22). L’épisode de Marie reste centré sur le mystère du départ du Ressuscité, qui en révèle la juste interprétation, pour que les frères accueillent ce don de la montée du Fils et se réjouissent d’être devenus ses frères, les fils du Père. La transformation de la protagoniste aboutit à son effacement devant la parole du Fils, Logos donnant « (à ceux qui l’accueillent) de devenir enfants de Dieu » (1,12). 1.8.4. Le message à proclamer 1.8.4.1. Le hérault du message : celle qui a vu le Ressuscité Le verset 17 livrait au discours direct les paroles de Jésus à transmettre : au verset 18, le narrateur ne répète pas ces paroles, exclusivement prononcées par le Ressuscité, et simplement rappelées par le pronom démonstratif ταῦτα. Mais dans cette situation finale de l’intrigue dont Marie est la protagoniste, il met l’accent sur l’expérience du voir dont Marie peut témoigner, à la première personne, et qui fait d’elle un témoin crédible pour livrer les paroles du Ressuscité : ὅτι Ἑώρακα τὸν κύριον est l’objet premier de l’annonce, il précède dans la proposition complétive régie par ἀγγέλλουσα le second membre désignant l’annonce des paroles de Jésus – καὶ ταῦτα εἶπεν αὐτῇ. Car les paroles à transmettre n’ont d’intérêt que si elles sont celles de Jésus fiablement reconnu ressuscité, vu. Dans ce premier membre, qui seul est au discours direct, Marie résume l’expérience que le récit vient de rapporter par le verbe ὁράω : le récit n’a pas montré qu’elle a reconnu Jésus par la vue ; mais à la fin du récit, après que le récit a montré en quoi consistait ce voir (ὁράω), distingué de la simple observation phénoménale (θεωρέω), un voir suscité par la parole du Révélateur, donné dans une transformation, il peut introduire ce verbe – qui est l’expression traditionnelle pour désigner la reconnaissance du Ressuscité. Marie annonçant Ἑώρακα τὸν
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κύριον confirme explicitement ce que son départ du tombeau avait déjà fait comprendre : elle a bien reconnu le Ressuscité, elle a vu le Seigneur – elle a donc une révélation véritable à transmettre. Le malentendu dans la perception débouche grâce à la parole de Jésus sur le témoignage d’un « voir le Seigneur » – c’est la première des trois occurrences de ὁράω avec comme complément d’objet « le Seigneur » (20,18.20.25)72. L’accélération du récit en sa fin met l’accent sur ce voir, fondement de la parole du témoin. Ἑώρακα τὸν κύριον : le parfait dit bien un acte passé (unique) – l’objet du récit – qui a des conséquences dans le présent duratif (ἀγγέλλουσα) de l’annonce-témoignage (à de nombreux destinataires). La vision du Ressuscité, lors de sa manifestation, a permis l’entrée dans un regard de foi, qui désormais pourra se passer de la vision concrète, puisque Marie quitte la présence physique du Seigneur pour annoncer cette vision. Dans la première scène73, seul le disciple bien-aimé était immédiatement entré dans ce regard de foi, à partir du signe de l’absence : « Il vit et il crut » (20,8). La péricope de Marie de Magdala manifeste le don de ce regard de foi par le Ressuscité lui-même, qui permet à la protagoniste d’accéder à cette foi du disciple bien-aimé, en la conduisant à passer de l’observation de l’écorce des événements (exprimée au ch. 20 par le verbe θεωρέω74) à la vue de la réalité profonde qui s’y donne. Ἑώρακα τὸν κύριον. Ce titre employé dans l’annonce, reprend sa triple occurrence dans les plaintes de Marie : deux fois pour désigner le Seigneur en son état de cadavre disparu (versets 2 et 13), et une fois pour interpeller celui qu’elle prend pour le jardinier, au sens simple de monsieur (verset 15). La reprise du même terme met en lumière le dénouement de l’intrigue de révélation dans la situation finale, dans cette première confession de l’identité du Ressuscité75. 72 Cf. RESSEGUIE, L’exégèse narrative, 179 : « Elle enseigne à d’autres un langage nouveau, le langage de la résurrection. Avant qu’elle ne reconnaisse Jésus ressuscité, Marie se servait d’un langage caractérisé par le manque […]. Au moment où elle le découvre, son langage passe du manque à l’espérance […]. Marie est la première à voir le Seigneur ressuscité et à apprendre le nouveau langage ». 73 Nous renvoyons à la présentation de la composition de Jn 20, p. 399. 74 Cf. 6 θεωρεῖ τὰ ὀθόνια κείμενα, 7 καὶ τὸ σουδάριον ; καὶ θεωρεῖ δύο ἀγγέλους ἐν λευκοῖς ; 14 ταῦτα εἰποῦσα ἐστράφη εἰς τὰ ὀπίσω καὶ θεωρεῖ τὸν Ἰησοῦν ἑστῶτα καὶ οὐκ ᾔδει ὅτι Ἰησοῦς ἐστιν. Ceci est dit pour notre chapitre : on ne peut systématiser le sens de ce verbe en opposition avec ὁράω. Il est bien des exemples en Jn où les deux verbes semblent interchangeables : 2,23 ; 4,19 ; 6,2.19.40.62 ; 7,3 ; 12,45 ; 14,17.19 ; 16,10.16.17.19 ; 17,24. 75 Il sera également confessé comme Seigneur dans le second acte, tant par le narrateur que par les personnages en mode showing : cf. 20,20.25.28.
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1.8.4.2. La messagère relaie les paroles mêmes de Jésus ressucité En lecture synchronique76, l’anacoluthe77 coordonnant une complétive au discours direct (ἑώρακα, à la première personne) et une seconde au discours indirect (καὶ ταῦτα εἶπεν αὐτῇ) a pour effet de mettre en évidence dans l’objet de l’annonce l’expérience personnelle du témoin pascal (ἑώρακα τὸν κύριον), tandis que la seconde complétive laisse le narrateur clore son récit, en mettant l’accent sur la transmission des paroles du Ressuscité, fondée sur l’expérience du voir de la protagoniste : transmission qui est l’enjeu de l’épisode ; pour la vie des fils. 2. LA
FILIATION DIVINE DES CROYANTS DÉCOULE DE LA FILIATION DU
FILS UNIQUE VÉCUE DANS
LA CHAIR
εἰς τέλος
Nous avons montré par l’analyse narrative que le verset 17, où Jésus révèle que les disciples sont désormais ses frères, fils d’un même Père, est la pointe du récit de l’apparition du Ressuscité à Marie de Magdala. Désormais, le lien est fait explicitement entre la filiation de Jésus et celle des croyants : ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ πατέρα ὑμῶν – « je monte vers mon Père qui est votre Père »78, selon la traduction explicitante de la dernière version de la TOB. Replaçons maintenant cette péricope dans le macro-récit, pour montrer comment, au sommet du récit, dans la péricope de Marie de Magdala qui est le point d’aboutissement du paradigme de la filiation des croyants79, le quatrième évangile articule la filiation divine des croyants à celle du Fils unique. 76 On peut bien sûr aussi éclairer ce qui semble une incorrection par des explications diachroniques, cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 280 : « La fin du v. […] est maladroite. Il s’agit d’une adjonction rédactionnelle qui a pour but d’indiquer que le kérygme pascal n’a de sens que conjoint à l’enseignement johannique du v. 17 (ταῦτα) ». 77 C.T. L’irrégularité de la construction syntaxique a laissé des traces dans l’histoire de la transmission du texte. La forme du parfait de première personne est très bien attestée : p66 אB N W 892s a aur vg sys samss ly pbo bo. La variante ἑώρακεν s’explique facilement comme une correction de la rupture de construction, dans la phrase au discours indirect : A D K L Γ Δ Θ Ψ 078 ƒ1.13 565. 700. 1241. 1424. l 844. l 2211 m it syp.h samss bo. Une autre variante est attestée par 33 : ἑωράκαμεν. D’après NESTLE, NA 28 : Critical Apparatus, 373. Cf. BARRETT, The gospel according to St. John, 566 : « The text runs ὅτι … ἑώρακα … εἶπεν, that is, ὅτι is loosely used ; it introduces first a piece of direct speech (ἑώρακα τὸν κύριον) and then a piece of indirect speech (ταῦτα εἶπεν αὐτῇ). Various attempts were made to mend the grammar ; for ἑώρακα there are substituted ἑώρακεν (D Θ ω it) and ἑωράκαμεν, while in the second clause vg sah boh and a few Old Latin MSS presuppose ταῦτα εἶπέν μοι, and D e sin have ἃ εἶπεν αὐτῇ ἐμήνυσεν (αὐτοῖς). » 78 La Bible : notes intégrales ; traduction œcuménique ; TOB, 2012, 2347. 79 Cf. NEWTON, The Spirit of Sonship, 155.
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2.1. La nouveauté révélée par le Ressuscité La révélation de Jésus est sans ambiguïté : désormais, les disciples sont ses frères, ils ont le même Père que lui. Ces relations explicitées en Jn 20 sont nouvelles dans le quatrième évangile, conséquence du don jusqu’au bout de Jésus au ch. 1980 : « les paroles de Jésus à Marie vont plus loin que les promesses faites avant l’heure de Jésus. »81 2.1.1. Les disciples devenus frères du Fils Πορεύου δὲ πρὸς τοὺς ἀδελφούς μου. Nous l’avons vu82, c’est la première fois que Jésus parle des disciples comme de ses frères83 : auparavant, les frères de Jésus sont apparus au ch. 7 comme les membres de sa parenté charnelle caractérisés par leur manque de foi, leur non-accueil de l’heure de Jésus, reçue du Père. C’est en un tout autre sens que reparaît le terme frères en 20,17 : ceux qui sont ici ainsi appelés sont ceux qui ont été engendrés de Dieu, puisque Jésus précise que son Père est désormais aussi leur Père. L’énigmatique première occurrence du terme ἀδελφός pour désigner les frères de Jésus en 2,1284, juste après le signe archétypique de Cana – par lequel καὶ ἐφανέρωσεν τὴν δόξαν αὐτοῦ, καὶ ἐπίστευσαν εἰς αὐτὸν οἱ μαθηταὶ αὐτοῦ (2,11) – semble être une pierre d’attente85, comme un indice donné par le narrateur au commencement du livre des signes, de ce qui sera effectué à l’heure de la glorification en Jn 19 (anticipée à Cana), et explicité pour un personnage seulement en Jn 20,17 : ceux qui croient en Jésus glorifié deviennent ses frères. Non d’une fraternité selon la chair, mais d’une fraternité divine86, qui relie les croyants au Fils du Père, et par lui au Père devenu leur Père. Nous l’avions vu en étudiant Jn 19, la notion de fraternité de Jésus apparaissait déjà, implicitement, lorsque Jésus révélait que le disciple bien-aimé devient fils de sa mère (19,25-27)87 : mais justement, le terme CULPEPPER, Anatomy, 133 MOLONEY, The Gospel of John, 526. 82 Cf. p. 340 et 428. 83 Dans le même sens, cf. SEIM, « Descent and Divine Paternity », 374 ; KOESTER, The word of life, 51 et 128 ; NEWTON, The Spirit of Sonship, 158. 84 Énigmatique puisque les frères de Jésus apparaissent dans le sommaire conclusif du récit de Cana, entre la mère de Jésus et ses disciples, personnages de la scène qui précède, sans explication du narrateur : Μετὰ τοῦτο κατέβη εἰς Καφαρναοὺμ αὐτὸς καὶ ἡ μήτηρ αὐτοῦ καὶ οἱ ἀδελφοὶ αὐτοῦ καὶ οἱ μαθηταὶ αὐτοῦ καὶ ἐκεῖ ἔμειναν οὐ πολλὰς ἡμέρας. 85 Sur le caractère proleptique de Cana, cf. SEVRIN, Le Jésus du quatrième évangile, 280-281. 86 Dans le même sens, cf. GALOT, « La filiation divine du Christ », 267. 87 Cf. FEUILLET, « L’heure de la femme », III, 557-558. 80 81
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de frère n’était pas alors utilisé, lui qui est intentionnellement réservé à l’heure de la révélation de la fraternité comme partage d’une même filiation divine, par le Christ ressuscité. La scène au pied de la croix était une étape dans l’intrigue de la fraternité : le disciple prend la place de Jésus dans sa famille humaine, en recevant pour mère la mère du Fils de Dieu devenu chair ; mais Jésus ressuscité en 20,17 va plus loin en explicitant que le disciple ainsi rassemblé dans la famille de Jésus est réellement devenu son frère, à lui qui est fils d’une mère humaine, et du Père céleste. Au ch. 20, qui fait inclusion avec le premier chapitre88, le rassemblement par Jésus de frères – frères de sang89 – raconté au commencement de la mission de l’Envoyé s’accomplit d’une manière inouïe, dans le rassemblement de ses frères par la foi, fils du Père des cieux. 2.1.2. Les disciples devenus fils du Père Ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ πατέρα ὑμῶν καὶ θεόν μου καὶ θεὸν ὑμῶν : c’est également la première fois dans l’évangile que le Père de Jésus est présenté comme étant également le Père des disciples90 ; première fois que le mot Père apparaît quand il est question de la filiation des croyants91. Si le lecteur a reçu du narrateur, dans le prologue énoncé quand tout est accompli, la révélation par prolepse que Jésus a donné à ceux qui croient en son Nom le pouvoir de devenir enfants de Dieu, tel 88 Les ressemblances entre Jn 1 (particulièrement 1,35-51) et Jn 20 ont notamment été mises en évidence par DUPONT, « Recherche sur la structure de Jean 20 », 495- 496. « Un médiateur parle de Jésus à deux disciples dont l’un n’est pas nommé – les deux disciples se rendent où se trouve Jésus – une communauté se constitue – les disciples témoignent mais quelqu’un ne veut pas les croire – Jésus corrige ce manque de foi par un geste adressé personnellement à l’incrédule – Jésus se déplace en Galilée – en son absence, on est en situation difficile – Jésus accomplit un miracle de nourriture. Malgré toutes les différences, la fin de la présence de Jésus sur terre ressemble beaucoup au début de sa vie publique. […] Jésus a été annoncé, il est venu et a suscité une communauté qui croit en lui : nous devons nous rapporter à lui par l’intermédiaire de cette communauté. Il nous laisse sa chair et son sang pour nourriture. Si nous la mangeons, nous vivons, et nous vivrons d’une vie éternelle. » (ibidem, 496). 89 Les premières occurrences d’ἀδελφός désignent, parmi les premiers disciples de Jésus, des frères de sang : André et Simon Pierre (1,40-41). 90 Cf. p. 428. Cf. BOUTTIER, « La notion de frères », 180-181, cité ci-dessus, à la note 65, p. 430 ; MOLONEY, The Gospel of John, 526 ; SEIM, « Descent and Divine Paternity », 374. Alors que dans les synoptiques, le Père est d’emblée aussi le Père des disciples et même de la foule, « votre Père » (dès Mt 5,16 ; Mc 11,25 ; Lc 12,30), « notre Père » (dès Mt 6,9), avant la crucifixion, dans le quatrième évangile, cette révélation, objet d’une intrigue, est faite au sommet du récit, seulement après l’élévation du Fils de l’homme ; avant la révélation de 20,17, Dieu le Père est le Père du Fils, le Père de Jésus (le Père, mon Père). 91 De même, DAHMS, « The Johannine Use of Monogenēs », 228.
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n’est pas le cas des disciples ; et même dans cette prolepse du prologue, le narrateur évitait soigneusement d’appeler les croyants engendrés de Dieu fils du Père92. Tout au long de l’évangile, Jésus ne dit jamais « notre Père », ou « votre Père » (en positif)93. Même dans les discours d’adieu, il parle du Père comme de son Père, ou du Père sans spécification : ainsi dans la grande prière du ch. 17, Jésus s’adresse à son Père à lui (17,1.5. 11.21.24.25), même si c’est dans l’intention d’associer ses disciples à cette relation filiale unique (17,21.24)94 – ce qui n’est explicitement dit être devenu réalité qu’en 20,17. Jésus seul est Fils du Père95, et s’il désire associer ses disciples à sa relation unique avec le Père, il doit commencer par révéler ce qui fait l’objet des grandes controverses : qu’il est le Fils du Père et que ses destinataires ne le sont pas, eux qui rejettent son Envoyé. Lors de la controverse du ch. 896, Jésus manifeste que ceux qui croient être fils de Dieu sont en réalité fils du diable : tous ont rejeté Dieu, tous ont préféré les ténèbres à la lumière (cf. le prologue). Il faut attendre l’heure de la victoire de la lumière sur les ténèbres, l’heure du retournement annoncé dans le prologue, pour que ceux qui accueillent le don de Dieu deviennent 92 STIBBE est attentif à la progressivité de la révélation évangélique : « the narrator is affirming, right at the outset, something unique about the relationship enjoyed by the God the Father and Jesus the Son, someting so unique that words like υἱός and πατήρ cannot be extended to the believer’s relationship with God, at least at this stage in the plot », « Telling the father’s story », 176. 93 Cf. p. 428. 94 Cf. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (13-21), 165, n. 31. 95 Cf. note 318, p. 192. 96 Cf. p. 428. Le ch. 8 est une étape importante dans la révélation que les hommes n’étaient pas fils de Dieu. Pour passer de « 14 vous, vous ne savez pas d’où je viens ni où je vais […] 21 Je m’en vais et vous me chercherez et vous mourrez dans votre péché. Où je vais, vous ne pouvez venir » (8,14.21) à « mais va trouver mes frères et dis-leur : “Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu” », il faut une révélation-libération : « 28 Jésus leur dit donc : “Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que JE SUIS et que je ne fais rien de moi-même, mais je dis ce que le Père m’a enseigné, 29 et celui qui m’a envoyé est avec moi ; il ne m’a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît” » (8,28-29). Cette libération advient par l’élévation qui est une révélation. Au ch. 8, Jésus continue de se révéler comme le Fils qui, venu dans le monde, n’est pas de ce monde, mais appartient au monde de Dieu. Il connaît le Père, il voit et entend le Père, il est Fils. Les hommes, eux, ne connaissent pas le Père, ils sont d’en bas, ne peuvent pas aller où Jésus va. Pour ne pas rester enfermés dans le monde d’en bas, il leur faut s’ouvrir à la parole de celui qui vient d’en haut, qui voit et entend le Père, qui vient du Père et va au Père. La révélation aux hommes du rejet de Dieu (élévation) est en même temps connaissance que Jésus est le Fils de Dieu. La relation nouvelle avec Dieu est rendue possible dans la révélation du péché. La révélation du Fils, qui atteint son achèvement dans son élévation, rend libres, rend fils. Le ch. 8 approfondit la nécessité de renaître d’en haut révélée au ch. 3 : il faut passer d’un non savoir à un savoir, à une révélation, qui ne peut venir que de Jésus qui, lui, vient d’en haut. Cf. note 119, p. 93 ; note 174, p. 113 ; p. 123 ; note 228, p. 283 ; note 241, p. 381 ; note 55, p. 428 ; note 2, p. 474.
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ce qu’ils n’étaient pas : fils du Père de Jésus. Cela est un changement, le don par le Fils d’une autorité nouvelle, don de Dieu97. À l’heure de passer vers le Père, dans les discours d’adieu, Jésus a commencé à révéler le mystère de la participation des disciples à sa filiation divine, de l’introduction des disciples dans sa relation à son Père98 : mais il ne va jamais jusqu’à les appeler fils du Père ; la révélation la plus proche de ce qui sera donné quand tout sera accompli est la promesse encore énigmatique de 14,1899, en lien avec la promesse de l’envoi par le Fils de l’autre Paraclet, l’Esprit de vérité : « Je ne vous laisserai pas orphelins. Je viendrai vers vous. » Même à l’heure de la victoire du Roi, le vocabulaire de l’engendrement et de la filiation divine était absent100 : il faut attendre 20,17 pour que ce que le narrateur annonçait proleptiquement dans le prologue (1,12-13) soit explicité à l’intérieur du récit, par le personnage Jésus (20,17)101. Tâchons donc d’interpréter ce fait que l’explicitation du don de la filiation divine soit réservée au ch. 20, alors qu’il est effectué au ch. 19. 2.2. Le locuteur de la révélation de cette relation nouvelle : le Fils devenu chair ressuscité La portée d’un énoncé doit beaucoup à la prise en compte de sa situation d’énonciation : la révélation de 20,17 ne saurait être reçue pleinement sans tenir suffisamment compte du fait qu’elle est donnée par Jésus ressuscité, le Fils montant auprès du Père – c’est-à-dire le Fils qui est descendu d’auprès du Père (cf. 3,13)102, et qui a achevé l’œuvre confiée par le Père en obéissant jusqu’au bout à son commandement. Dans le même sens, cf. VELLANICKAL, The divine sonship, 353. Cf. par exemple 14,2-3 : les disciples auront une place dans la maison du Père ; 14,7 : les disciples connaîtront le Père ; 16,26-27 : ils seront en relation directe avec le Père, comme le Fils avec le Père. 99 Le terme ὀρφανός est souvent employé dans la LXX dans l’expression « la veuve et l’orphelin ». En 14,18, avant la révélation de l’ouverture de la filiation divine aux croyants, la promesse de Jésus ne peut encore être entendue au sens plein du partage de sa filiation : il n’est pas tant question ici de filiation que de la promesse que les disciples ne seront pas abandonnés, laissés sans protection. Le sens du terme orphelin est métaphorique. La promesse sera réalisée de manière inouïe lorsque sera révélé que les disciples ne sont pas abandonnés par le Fils en cela qu’il leur donnera de participer à sa propre filiation, d’avoir pour Père le Père du Fils unique. Cf. SEESEMANN, « ὀρφανός », TDNT, 488. 100 Cf. p. 397. 101 20,17 est ainsi le point d’aboutissement d’un fil longtemps préparé par le récit évangélique, le sommet du paradigme de la filiation divine des croyants. Cf. BLANCHARD, Christ Roi, 136-137. 102 Cf. S. ROBERTSON, « Sonship in John’s gospel », 329. 97 98
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2.2.1. Le locuteur est le Fils devenu chair mort et ressuscité 2.2.1.1. Le locuteur atteste la vérité de toute son autorévélation : il est Dieu, le Fils du Père Celui qui révèle la relation nouvelle des croyants au Père, leur être nouveau d’enfants de Dieu, est celui qui était mort, et qui est maintenant vivant, celui qui parle au-delà de la mort : la révélation de la filiation divine des croyants est donnée dans une intrigue de révélation, dont le climax est l’anagnôrisis du locuteur, le crucifié ressuscité103. Par cette situation d’énonciation, le locuteur atteste la vérité de ce qu’il a révélé de sa propre identité tout au long de son histoire : en montant vers le Père, là où il était auparavant (6,62), en retournant auprès de celui qui l’a envoyé, il atteste qu’il est descendu d’auprès de Dieu (3,13) ; en se montrant vivant après avoir été mis au tombeau, il atteste qu’il est Dieu, à qui le Père a donné d’avoir la vie en lui-même (5,26), qui a le pouvoir de donner sa vie et de la reprendre (10,18)104. Ce n’est rien moins que cette vie divine qu’il peut communiquer à ceux qui croient en lui. C’est parce qu’il est d’en haut que Jésus a pu donner aux croyants le pouvoir d’être engendrés d’en haut, parce qu’il est Dieu qu’il peut attirer les hommes dans la filiation divine105. Aucun homme ne pouvait prétendre se hisser à la condition d’enfant de Dieu106 : le Logos est devenu chair, le Fils unique qui est Dieu montant dans le sein du Père, attire à lui ses frères. Pour le lecteur, la dernière scène du récit du ch. 20, l’apparition à Thomas – seule autre scène mettant en scène un individu – mettra l’accent sur cette divinité, par la confession de foi parfaite ὁ κύριός μου καὶ ὁ θεός μου. 2.2.1.2. Il parle après avoir vécu sa filiation dans la chair jusqu’au bout Parce qu’il est ressuscité, Jésus peut parler après avoir accompli jusqu’au bout la volonté du Père, après avoir vécu jusqu’au bout sa filiation dans la chair107. Le fait que la révélation de la filiation divine des 103
Cf. p. 416. Cf. THÉRY, De la filiation, 7. 105 Cf. DODD, L’interprétation, 333 : « Son apparition dans le monde, qui est une katabasis, s’achève par une anabasis : cette anabasis n’est possible que pour celui dont la sphère natale est ta anô (3,13) et pour ceux qui, par leur union au Christ et leur régénération, leur renaissance, sont “entraînés” (attirés) par lui dans la sphère de la vie. » 106 Cf. DODD, ibidem, 295. 107 Pour le dire avec les mots inspirants de DURRWELL, « Aucun autre évangéliste n’affirme avec la force de Jean que Jésus est, dès sa vie terrestre, le Fils qui fait un avec le Père. C’est pourtant lui qui montre le Fils en route vers le Père. En somme en route vers sa filialité : “Je vais vers mon Père.” (Jn 14,12) Il est d’en haut et doit pourtant monter : “Que direz-vous, lorsque vous verrez le Fils de l’homme monter ?” » (La mort du fils, 25, c’est nous qui soulignons) Cette montée du Fils atteint au ch. 20 son paroxysme : « Je monte vers 104
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croyants ne soit faite qu’au ch. 20 dit bien que cette filiation divine est un fruit de la filiation éternelle du Fils unique vécue dans la chair εἰς τέλος108. Les destinataires de la bonne nouvelle recevront toujours la révélation de leur condition nouvelle d’enfants de Dieu dans un énoncé rappelant que le Fils qui était descendu d’auprès du Père – le Fils éternel – a achevé sa course, a vécu sa filiation jusqu’au bout dans la chair, et remonte dans le sein du Père, devenu Père de tous ceux qui accueillent cette révélation : πορεύου δὲ πρὸς τοὺς ἀδελφούς μου καὶ εἰπὲ αὐτοῖς· ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ πατέρα ὑμῶν καὶ θεόν μου καὶ θεὸν ὑμῶν.
Avant le don εἰς τέλος, avant que Jésus ait accompli jusqu’au bout le commandement du Père, les hommes n’étaient pas enfants de Dieu, ils n’étaient pas ses frères. Mais après le climax du don filial de Jésus en 19,30, après la transmission de l’Esprit, une transformation a eu lieu, dont Jésus témoigne au-delà de la mort : les disciples sont devenus ses frères, fils d’un même Père. Une telle transformation est la finalité ultime de la venue du Fils dans la chair – et coextensivement la finalité ultime du récit évangélique, qui cherche à susciter la foi pour permettre aux hommes de vivre en enfants du Père, conformément au don de Dieu. C’est pourquoi le narrateur laisse Jésus lui-même – le Logos109, seul témoin des choses célestes – être le hérault de cette révélation paroxystique, et Jésus ressuscité, montant dans le sein du Père. 2.2.2. Le don de la filiation divine aux croyants, participation à la filiation du Fils 2.2.2.1. La filiation divine des disciples inséparable de la filiation du Fils unique La prise en compte du locuteur de cette révélation permet une autre conclusion. Les destinataires – intradiégétiques, mais aussi, à travers les disciples, tous les destinataires seconds extradiégétiques – reçoivent mon Père » (v. 17). « Il avait à devenir ce qu’il est » (DURRWELL, idem), en sa chair. Il a été désormais glorifié. Par son obéissance jusqu’à la mort, il a pleinement vécu sa filiation divine en son humanité. Cf. également THÉRY, De la filiation, 8-9 : « On va découvrir le sens profond de l’histoire de Jésus à partir de son terme, à savoir la mort, qui est le point culminant de la vie filiale humaine de Jésus […]./ La filiation de Jésus connaît un certain devenir et ne peut être définitivement affirmée qu’à la lumière de Pâques. » 108 Cf. MOLONEY, The Gospel of John, 526. 109 Le titre de Logos est le premier titre christologique de l’évangile : ce titre dit bien « la fonction essentielle de Jésus [qui] réside dans son office de Révélateur », cet office qui culmine au ch. 20 par la révélation du don de la filiation divine (ZUMSTEIN, L’apprentissage de la foi, 79).
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la révélation de leur divine filiation par un énoncé en je, qui leur sera transmis : ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ πατέρα ὑμῶν καὶ θεόν μου καὶ θεὸν ὑμῶν.
Leur filiation nouvelle leur sera toujours révélée en lien avec celle, première, de celui dont ils sont les frères. La filiation divine des croyants ne leur est pas révélée directement, comme par un énoncé tel que : « Désormais, vous êtes les fils du Père ». D’une part, le premier terme de cette révélation est relatif au Fils unique : πορεύου δὲ πρὸς τοὺς ἀδελφούς μου. D’autre part, la révélation de leur filiation divine est insérée dans la considération du retour du Fils unique devenu chair dans le sein du Père dont il est sorti, considération de la montée du Fils unique dans le sein du Père, devenu par le mouvement de catabase/anabase de l’Envoyé, le Père des destinataires de cette révélation. La révélation de Jésus ne considère à aucun moment le sort des croyants pour eux-mêmes, indépendamment du Fils ; elle fixe le regard du destinataire vers lui, le Fils qui monte vers le Père, pour attirer dans sa montée vers le Père ceux pour qui il est descendu et remonte, ceux pour qui il a préparé une place, selon sa promesse dans les discours d’adieu (14,2-3). Même en cet achèvement du paradigme de la filiation divine des croyants, le terme υἱός n’est pas utilisé pour désigner les enfants de Dieu : ils sont bien fils du Père, puisque Dieu est leur Père, mais la révélation de la nouveauté de leur condition filiale met en lumière que cette condition filiale est faite en dépendance de la relation avec le Fils unique, venu vivre dans la chair sa relation au Père. Parce qu’ils sont devenus les frères de Jésus, par le Fils devenu chair qui monte dans le sein du Père, désormais le Père du Fils unique est aussi leur Père. 2.2.2.2. Conséquence sur la compréhension de la filiation des croyants Cette prise en compte du locuteur divin de la révélation de la filiation divine est de grande portée pour la compréhension de la signification de la filiation des croyants. Dieu est le Père des croyants en un sens qui passe infiniment celui, métaphorique, de la filiation des fils de Dieu libérés de l’esclavage lors de l’Exode pour devenir le bien propre de YHWH, de la filiation du roi, ou du juste. À l’heure de l’accomplissement, les croyants ont bien été libérés par le sang de l’agneau, rassemblés en un peuple, une famille, par le Roi élevé : mais le surcroît est qu’ils sont insérés dans la relation même du divin Fils avec son Père, devenu aussi leur Père ; ils participent désormais à la relation filiale qui est celle du
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Fils éternel avec son Père. En sa chair, dans une histoire d’homme, Jésus a vécu son éternelle relation filiale au Père, jusqu’au τέλος de l’amour et de l’obéissance110 ; il a montré le Père. Désormais, ceux qui croient en lui sont devenus ses frères : ils peuvent entrer dans cette relation filiale qui leur a été révélée, ils ont part à la relation même du Fils au Père, qui est aussi leur Père111. 2.2.2.3. La filiation divine des croyants, paradigme cadre du quatrième évangile Telle est la portée de la mise en évidence que le paradigme de la filiation divine des croyants est un paradigme cadre dans le quatrième évangile112 : le don de la filiation divine aux croyants est annoncé en tête, dès le prologue, parce que l’accueil de ce don est la finalité de l’incarnation du Fils unique – et partant, la finalité du récit évangélique ; puis il s’efface devant le paradigme de la filiation du Fils, qui est l’objet de l’autorévélation de Jésus, puisque le don de la filiation divine aux croyants, explicité seulement au ch. 20, ne peut se comprendre qu’à partir de cette filiation du Fils unique, vécue jusqu’au bout dans la chair, dans l’histoire. La condition nouvelle du croyant révélée à Marie de Magdala par le Ressuscité ne peut se comprendre, pour les disciples à qui cette révélation est destinée, comme pour le lecteur achevant le récit évangélique, qu’à partir de la révélation de la filiation divine de Jésus, qui fait l’objet de tout son ministère – de tout le récit. Si l’évangéliste donne finalement très peu d’éléments sur la filiation des croyants, c’est que le destinataire de cette révélation est renvoyé à la révélation du Fils unique113 : un homme, qui est Dieu, a vécu parfaitement la relation au Père, et donne à ceux qui croient en lui d’entrer dans cette relation, de vivre de sa vie de 110
Cf. note 129, p. 95. Nous rejoignons ici l’affirmation de GALOT commentant 1,13 lu au singulier : « Pour participer à la filiation divine du Christ, il faut croire en cette filiation. Il ne suffirait pas d’une foi quelconque, vague, qui porterait vers Jésus ; la foi doit porter sur la réalité qui, de Jésus, doit se communiquer aux hommes. Elle doit entrer dans le mystère de la relation qui unit le Christ au Père, afin de permettre la participation à ce mystère. Ce doit donc être une foi en “celui qui fut engendré de Dieu” » ; Être né de Dieu, 110. Mais pour nous, cette affirmation n’est possible qu’après qu’ont été achevés l’autorévélation du Nom de Jésus, le témoignage du Fils devenu chair. De même pour les affirmations de VELLANICKAL, The divine sonship, 121. 112 Cf. p. 210-214 et 398. 113 Cf. KOESTER, The word of life, 51-52 : « Because God’s role as Father is shaped by his bond with Jesus the Son, these same traits are extended to those who follow Jesus. » Pour les croyants comme pour le Fils unique, 1) le Père est source de vie ; 2) il a avec ses enfants une relation d’amour : il les aime de cet amour par lequel ils pourront aimer les autres ; 3) ces relations avec le Père sont caractérisées par l’honneur et l’obéissance. 111
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Fils. Jésus est le chemin, et il a donné son Esprit pour vivre de cette vie de Fils, et non comme des orphelins (14,18). Telle est la portée de la révélation de la filiation divine, qui va plus loin que le vocabulaire de l’Alliance114 : par la filiation, une créature peut recevoir ce qu’elle ne peut se donner à elle-même, elle peut recevoir la vie qui vient d’un autre, Dieu ; un être limité peut recevoir la vie éternelle, la vie divine ; l’être même de Dieu est transmis ; les enfants de Dieu, les frères du Fils-Dieu, ont part à la vie même de Dieu. Le Fils devenu homme reçoit tout de son Père, et donne à ceux qui croient en lui et ne font qu’un avec lui de tout recevoir du Père, comme lui. 2.3. Les destinataires de cette révélation La prise en compte des destinataires de cette révélation a tout autant d’importance que celle du locuteur pour en percevoir la portée. Elle aussi permet de mettre en évidence le lien entre la filiation divine des croyants et celle du Fils unique au moment de la révélation paroxystique de 20,17. Cette révélation que les croyants sont devenus frères de Jésus, fils du Père, est faite à Marie de Magdala, témoin de l’élévation, pour être transmise aux disciples – une catégorie dont nous verrons que, loin d’être close, elle s’ouvre dans un mouvement d’expansion, à tous les hommes appelés à devenir les destinataires de la parole du Logos ressuscité, à être agrégés au groupe du vous (20,31 ; cf. 19,35) pour l’être au groupe du nous de ceux qui ont été engendrés de Dieu (1,12-14). 2.3.1. Destinataire intradiégétique premier : Marie de Magdala Le destinataire intradiégétique premier de la révélation que les disciples sont devenus les frères de Jésus et ont désormais pour Père le Père du Fils est Marie de Magdala. Parmi le groupe de femmes dont les synoptiques rapportent qu’elles sont venues au tombeau115, parmi le groupe des femmes qui étaient au pied de la croix en Jn 19,25, Jn retient un unique personnage116 – celui, central, de Marie de Magdala, qui revient dans tous Nous consonnons ici avec NEWTON, The Spirit of Sonship, 191. « Marie de Magdala de l’autre Marie » (Mt 28,1), « Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé » (Mc 16,1), « Les femmes qui étaient venues de la Galilée avec Jésus » (Lc 23,55), « Marie de Magdala, Jeanne, Marie, mère de Jacques, et les autres qui étaient avec elles. » (24,10). 116 Cela est bien dans la manière de Jn qui privilégie souvent des rencontres individuelles avec des personnages types. 114
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les évangiles de la résurrection117 –, pour en faire la protagoniste d’une rencontre avec le Ressuscité. 2.3.1.1. La révélation à Marie de Magdala, témoin de l’élévation L’attention au destinataire complète ce que nous avons vu en prêtant attention au locuteur parlant au-delà de la mort. Dans le micro-récit de l’apparition à Marie de Magdala, Jésus n’explicite pas le lien entre son élévation et sa montée vers le Père. Mais, cela ne saurait échapper au lecteur du macro-récit, cette révélation de l’ouverture de la filiation du μονογενής aux frères de Jésus destinataires de sa parole est faite à un personnage qu’il a déjà rencontré une unique fois, et la seule autre fois de l’évangile : en 19,25. Marie est le personnage du quatrième évangile qui se situe à la sortie du tombeau pour être témoin de ce lien de la crucifixion/résurrection avec le sens profond de l’élévation : la montée de Jésus, Fils, dans le sein du Père. La protagoniste était entrée dans le récit à l’heure de la croix, où Jésus passe de ce monde à son Père, dans un passage crucial où déjà s’exprimaient en termes de relations familiales les relations nouvelles inaugurées à la croix118 (19,25). Celle à qui le Ressuscité révèle que son départ est montée vers le Père, retour dans le sein du Père qui est désormais aussi le Père de ceux qui écoutent sa parole, était présente à l’élévation sur la croix. La mise en récit permet au lecteur de faire le lien entre les deux scènes, entre l’élévation du Fils achevant l’œuvre du Père et la révélation de la filiation divine des disciples en 20,17 qui en est le fruit. Jésus révèle que les disciples sont devenus ses frères à celle qui l’a vu aimer les siens εἰς τέλος : elle a assisté à sa mort, a vu le lieu où il a été enseveli ; elle a vu que le tombeau était vide ; elle a vu son Seigneur ressuscité. 2.3.1.2. La révélation de la filiation divine des croyants donnée dans une intrigue de révélation christologique Nous l’avons montré dans l’analyse narrative, la révélation de la filiation divine a été faite par le Ressuscité à un personnage rond aux multiples traits, à un personnage dynamique, qui évolue tout au long de la péricope. Marie de Magdala reçoit la révélation sotériologique paroxystique du don effectif de la filiation divine aux disciples au sommet d’un récit où elle se laisse déplacer, transformer, pour apprendre du Ressuscité ce qu’elle ne Cf. le tableau de BROWN, La mort du Messie, 1119. Εἱστήκεισαν δὲ παρὰ τῷ σταυρῷ τοῦ Ἰησοῦ ἡ μήτηρ αὐτοῦ καὶ ἡ ἀδελφὴ τῆς μητρὸς αὐτοῦ, Μαρία ἡ τοῦ Κλωπᾶ καὶ Μαρία ἡ Μαγδαληνή. Cf. p. 332-347. 117 118
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savait pas : sur lui d’abord, en son nouvel état, et conséquemment, sur la condition nouvelle de ceux qui accueillent la révélation du Fils. La révélation de la condition nouvelle d’enfants du Père est inséparable de la révélation de l’identité du Fils qui monte vers le Père. La double intrigue de 20,11-18 montre que le don de la filiation divine des croyants ne peut faire que l’objet d’une révélation du Logos incarné ressuscité, révélation inséparable de celle de la véritable identité du Ressuscité. Jn 19 était le récit de l’élévation du Fils : Jn 20 et sa pointe révélatoire 20,17 est le récit de l’accueil – et le récit permettant l’accueil – de la révélation du fruit de cette élévation pour ceux qui laissent la parole du Ressuscité transformer leur regard et les mettre en marche. Le passage de la nuit119 à la lumière, de l’ignorance à la rencontre révélatoire vécu par Marie se fait dans la rencontre avec le Ressuscité : celui qui monte vers le Père au moment de disparaître – aux yeux des hommes – dans le sein du Père se laisse encore voir par Marie, pour qu’un personnage du récit puisse attester le lien entre le Jésus enseveli au tombeau, celui qui a été élevé sur la croix, et le Ressuscité montant vers le Père. C’est bien Jésus, l’intrigue de reconnaissance l’atteste. Mais ce que révèle en même temps cette intrigue, c’est que Marie, l’ayant sous les yeux, ne le reconnaît d’abord pas. Il faut la parole du Ressuscité pour que Marie entre peu à peu dans le voir dont elle pourra ensuite témoigner aux disciples, et à tous les destinataires rejoints par la parole de Jésus ainsi transmise. L’intrigue permet donc à la fois d’enraciner la révélation du Fils que sa filiation divine est désormais ouverte à ses disciples dans l’expérience d’un témoin qui a vu Jésus crucifié et ressuscité ; et en même temps, de manifester que sur le fondement de cette expérience, l’essentiel est la parole du Ressuscité qui a fait cheminer la protagoniste ; l’essentiel est, plus que ses yeux de chair, l’obéissance à la parole : elle seule peut révéler que celui qui était mort monte vers le Père, désormais Père de ceux qui accueillent sa parole. Nous mettrons plus loin en lumière l’enjeu que cela représente pour le lecteur, lui qui n’a pas vu, mais qui reçoit dans l’acte de sa lecture la parole confiée à Marie, qui a vu, pour vivre la vie de fils qui lui est offerte par le Fils120. Le fait que la complication conduisant au climax de la révélation de la filiation divine des croyants en lien avec la filiation du Fils soit le μή μου ἅπτου du Ressuscité a toute son importance pour la révélation de la filiation divine des croyants comme participation à l’unique filiation de 119 120
Cf. Jn 20,1. Cf. p. 451-458, et surtout 458-463.
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Jésus : il faut qu’il parte, qu’il monte vers le Père, celui qui ouvre la voie, celui qui donne l’Esprit permettant aux disciples de vivre sa filiation, par participation avec la sienne, l’unique filiation du Fils devenu chair. La révélation christologique permettant la révélation sotériologique de la filiation divine des croyants est révélation théologique : Jésus n’arrête pas à lui, lui qui n’a cessé de révéler qu’il est le Fils du Père, qui dit les paroles du Père, accomplit les œuvres du Père, vit jusqu’au bout ce que le Père lui a commandé. Le lecteur a pour percevoir cela la clé herméneutique donnée par Jésus lui-même dans les discours d’adieu. Si Jésus ne laisse pas ses disciples orphelins, mais leur donne de devenir enfants de Dieu, c’est en montant dans le sein du Père, et en envoyant d’auprès du Père l’autre paraclet. 2.3.1.3. L’apparition à une femme, pour révéler la naissance des disciples Le fait que Jésus confie à une femme une révélation d’une telle importance sonne comme une provocation à une époque où le témoignage d’une femme n’est pas légitime. Comment interpréter le fait inouï que le message essentiel pour Jn du don de la filiation divine des croyants soit transmis par un témoin qui, pour l’ensemble du judaïsme, n’est pas fiable ? • Marie de Magdala, témoin de la mort de Jésus Tout d’abord, il n’est pas douteux que le récit transmet une réalité historique, « une donnée ferme de la tradition »121 : le fait est trop incongru pour être une invention des évangélistes. Comme dans les synoptiques, les femmes – chez Jn, Marie de Magdala seule – ont pour fonction d’assurer le lien entre la croix, le tombeau, et la résurrection. C’est bien le même Jésus. Le premier effet de sens est donc celui déjà signalé de lier la révélation de la filiation divine des croyants à la révélation christologique : celui qui révèle que les disciples ont Dieu pour Père est lui-même le Fils qui a vécu jusqu’au bout sa filiation dans la chair, et qui, désormais ressuscité, monte vers le Père. • Marie, personnage d’intermédiaire, de messagère, livrant un message à la foi Mais ce que Jn ne reprend pas à la tradition, ce qui lui est propre, c’est qu’à la femme à qui il apparaît, Jésus ressuscité confie la révélation paroxystique du don de la filiation divine. Il est fort signifiant que cette révélation, destinée à être accueillie par tous les disciples, par tous les hommes appelés à devenir disciples, soit faite non pas directement aux 121
MORGEN, « À la naissance de la foi pascale », 96.
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seuls disciples, mais à une messagère envoyée aux disciples, à une femme chargée de répéter les paroles même du Logos incarné. En effet, cette parole de révélation, dont Marie de Magdala atteste qu’elle est bien énoncée par le crucifié-ressuscité, est dès sa première énonciation destinée à d’autres qu’à son destinataire premier : elle est d’emblée énoncée pour être transmise, à ceux qui ne sont pas là, qui ne voient pas pour le moment le Ressuscité mais sont appelés à recevoir d’une messagère, dans la foi, cette parole de révélation ; d’emblée énoncée pour retentir tout au long du temps du rassemblement de tous les enfants de Dieu dispersés. Lorsque dans la scène suivante Jésus apparaît aux disciples ses frères, il ne revient pas sur cette révélation : cette révélation de ce qu’ils sont devenus, de leur filiation divine, leur est uniquement transmise par Marie de Magdala, livrée à leur foi, à travers le témoignage de cette femme qui a suivi Jésus jusqu’au bout et a vu le Seigneur ressuscité. Cette révélation aux disciples est dissociée d’une apparition aux disciples. Par le personnage de Marie de Magdala, qui est une femme, est bien mis en évidence que les paroles révélant la condition nouvelle des disciples devenus les frères de Jésus sont les paroles mêmes de Jésus, transmises à d’autres que celle-là seule qui le voit, destinées à être accueillies par les disciples dans la foi. Les paroles répétées sont désignées par le démonstratif ταῦτα : la révélation paroxystique n’est explicitée qu’une fois, dans les paroles de Jésus ; Marie ne fait que les transmettre. La révélation est faite à Marie de Magdala, mais pour les disciples, dans un décentrement, dans un mouvement missionnaire. La manière même dont cette révélation apparaît dans le récit met d’emblée l’accent sur la nécessité que cette parole de révélation de Jésus soit transmise, pour que les bénéficiaires du don découvrent le don qui leur a été fait et qu’ils en vivent. Le Ressuscité lui-même a confié la fine pointe de la révélation à une femme, et c’est une révolution : par là, l’accent est fortement mis sur l’aspect inouï du témoignage, à recevoir, dans la foi – une foi capable de dépasser la folie de la faiblesse de la messagère choisie par le Logos incarné, pour accueillir une révélation divine. 2.3.2. Destinataires intradiégétiques seconds : les disciples 2.3.2.1. Une révélation à transmettre pour que le don de la filiation divine soit vécue par tous les frères Le ch. 19 est le récit de l’accomplissement de la vie de Jésus : le Fils devenu chair a vécu jusqu’au bout sa vie de Fils dans la chair, εἰς τέλος ; il passe de ce monde à son Père, il a accompli jusqu’au bout le commandement du Père. Ainsi est achevé le paradigme de la filiation du Fils : la
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révélation de la filialité de Jésus atteint son paroxysme par l’élévation du Fils de l’homme. Jésus a montré le Père ; tout est accompli. Pour autant l’évangile ne s’arrête pas là : les ch. 20 et 21 ont pour objet la réception du don de Jésus122, la transmission pour une réception universelle. Ils articulent l’heure de Jésus à l’heure de l’Esprit, l’heure de l’Église, l’heure à laquelle le don du Fils doit être vécu par ses bénéficiaires, les frères de ce Fils, et transmis pour que tous puissent vivre en enfants de Dieu, conformément à la révélation divine. La péricope de Marie de Magdala est le récit de la transformation de Marie qui passe de la souffrance de la mort de Jésus à l’écoute de la révélation par le Ressuscité des nouveaux rapports que le Fils a voulu établir avec les croyants, pour que soit transmise aux frères cette parole du Ressuscité – dans une durée, temps du témoignage qui est coextensivement temps de la montée de Jésus vers le Père. La pointe de ce récit est de permettre aux bénéficiaires de ce don de recevoir la divine parole qui le leur révèle pour qu’ils entrent dans cette vie de fils, pour qu’ils connaissent la nouveauté inouïe de leur vie, s’ils accueillent la parole de Jésus à travers la médiation de Marie. La simplicité de la parole à transmettre met tout l’accent sur le mystère de filiation offerte à tous ceux qui recevront cette parole tout droit sortie de la bouche du Fils, s’adressant à ses frères au-delà de ceux qu’il rencontrera directement. Filiation déjà donnée, mais filiation à proclamer, à révéler pour que le don soit reçu, vécu. 2.3.2.2. Frère de Jésus, une condition ouverte à tous les bénéficiaires de la mission des envoyés de Jésus (20,19-22) • 20,11-18 dans l’ensemble du ch. 20 La composition d’ensemble du ch. 20, finement construit123, invite aussi à lire la péricope de Marie de Magdala à l’intérieur d’un chapitre dont toute l’attention se porte sur la question du croire124, de la réception du don achevé du Fils de Dieu ; et pour commencer, en relation avec le second acte du même récit. La révélation de la filiation divine des croyants, de leur nouvelle condition de frères de Jésus, introduits dans sa relation au Père, est la fine pointe de la scène de l’apparition à Marie de Magdala. Elle seule reçoit, directement du Ressuscité, cette révélation, mais cette dernière est livrée pour être transmise : ses destinataires sont les frères de Jésus ; les scènes suivant la péricope de Marie de Magdala, 122 123 124
179.
Cf. SEVRIN, « L’intrigue du quatrième évangile », 487. Cf. p. 399. Cf. MARGUERAT, « L’évangile de Jean et son lecteur », 322 ; MOLONEY, Glory, 177-
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au second acte, vont permettre de montrer comment cette révélation à cet unique destinataire premier, témoin de l’élévation, est destinée à tous les hommes (cf. 12,32) ; comment tous les hommes pourront vivre de la vie du Fils, de l’Esprit transmis par le Fils de l’homme élevé. Déjà, nous avons vu comment la révélation à Marie de Magdala était liée à l’itinéraire de foi des disciples par le procédé du crochet, par lequel l’intrigue de Marie de Magdala enserrait celle de Pierre et du disciple bien-aimé au tombeau125. De plus, la péricope de Marie s’ouvre en sa finale sur la suite126, le second acte. Le verset 18 racontant l’exécution du commandement de Jésus précise le terme de frères au moment de la première annonce : Marie de Magdala transmet aux disciples les paroles mêmes de Jésus, ces disciples qui reparaissent dans les trois scènes suivantes (le terme est employé aux versets 20,19.20.25.26). Lors de ce retour des disciples sur scène, le Ressuscité qui leur apparaît ne revient pas sur la révélation de leur condition nouvelle de fils du Père : cette révélation est faite, confiée à l’unique personnage de Marie de Magdala ; en revanche, ce que Jésus leur dit a à voir avec le fait que le don effectué lors de l’élévation de la croix (Jn 19) doit encore être accueilli par tous les hommes, transmis – pour qu’ils vivent conformément à leur identité de frères de Jésus, en relation avec son Père devenu leur Père. • L’initiation d’un mouvement centrifuge, en vue du mouvement centripète du rassemblement des enfants de Dieu En étudiant Jn 20,17, nous avons vu que la montée du Fils incarné dans le sein du Père dure tout le temps de l’annonce de la nouvelle condition filiale des disciples127 ; Marie de Magdala est envoyée dire ce qu’a dit celui qu’elle a vu ressuscité : elle quitte Jésus montant vers le Père pour aller vers les frères128. À nouveau dans la scène suivante, Jésus ressuscité envoie les disciples, vers d’autres – dans le monde. Ainsi, pour que se produise le mouvement centripète où tous les hommes doivent être attirés par (en) celui qui a été élevé (cf. Jn 12,32), et qui monte vers le Père, le mouvement centripète où les hommes sont rassemblés à la place du Fils qui monte vers le Père, s’ouvre le temps de l’annonce du 125
Cf. p. 400 et 433-434. MOLONEY a bien montré que la première scène du second acte, où les disciples sont rassemblés dans un lieu clos, est la suite du récit de l’apparition à Marie de Magdala, où le lecteur trouvera la conclusion du premier récit. Cf. Glory, 170-171. 127 Cf. p. 425-426. 128 Cf. BINIAMA, Les missions, 229 : « La mission d’annoncer la résurrection est en même temps celle de rassembler autour de Jésus ses frères dispersés. » 126
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don de Dieu pour tous les hommes. Les disciples sont envoyés à leur tour dans le monde, pour transmettre le don de Jésus : le mouvement est d’abord centrifuge, pour que tous les hommes soient atteints par la révélation, attirés dans l’unité, enfants de Dieu rassemblés129. Pour que Jésus attire à lui tous les hommes, il envoie ses frères, fils d’un même Père, ceux qui sont déjà attirés à lui, qui ont part à ce qu’il est ; ils sont à leur tour envoyés dans le monde, comme Jésus était l’Envoyé du Père : καθὼς ἀπέσταλκέν με ὁ πατήρ, κἀγὼ πέμπω ὑμᾶς – et l’on sait toute la portée du καθώς johannique130. • Le rassemblement par le don de l’Esprit continué par la médiation des envoyés Le lecteur a déjà appris du récit de la Passion que Jésus, l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde131, a transmis l’Esprit (Jn 19,30), qui donne d’avoir part à ce qu’il est, de prendre la place qu’il avait à l’heure où il a vécu sa filiation dans une famille humaine (Jn 19,25-27) : en Jn 20,22-23, le récit évangélique revient sur ce don de l’Esprit Saint, cette fois révélé aux personnages intradiégétiques – aux disciples –, par le Ressuscité. Ce nouveau récit du don de l’Esprit Saint ne raconte pas une autre effusion de l’Esprit que celle de Jn 19,30 mais articule l’heure de Jésus à celle de la transmission du don du Fils de l’homme élevé par la mission des envoyés poursuivant la mission de l’Envoyé du Père, à l’heure de l’accueil dans la foi du don achevé132 : – Le don de l’Esprit Saint apparaît bien en lien avec l’élévation de Jésus sur la croix : en Jn 20,20, Jésus commence par se faire reconnaître comme celui-là même qui a été crucifié, dont le côté a été percé – le terme πλευρά n’apparaît qu’en Jn 19 et en Jn 20 (19,34 et 20,20.25.27) ; l’heure des disciples est bien présentée comme inséparable de celle de 129 Au ch. 20, ce mouvement centrifuge ira jusqu’à atteindre le lecteur. Cf. OIRY, « De ce qui est en passage », 50-51 : « Paradoxe d’un récit qui s’achève non sur un état final stable mais sur une transition, qui semble se tenir dans un entre-deux entre le parcours terrestre du Christ et son retour au Père, entre ce qu’un groupe de/ disciples a vécu avec lui et l’envoi de ce groupe constitué en Église, entre ce que le lecteur a lu et la réponse qu’il est invité à donner dans son monde. » À l’heure du lecteur, le temps du rassemblement est en cours. 130 Cf. BOUTTIER, « La notion de frères », 186-187. 131 Cf. 1,29, et note 240, p. 380. 132 Dans le même sens, cf. MOLONEY, Glory, 172 ; BLANCHARD, Christ Roi, 135. Plusieurs auteurs ont montré qu’il ne s’agit pas de deux effusions de l’Esprit, mais de la mise en évidence, dans la linéarité du récit, de deux aspects complémentaires du don de l’Esprit. Cf. CHEVALLIER, « “Pentecôtes” lucaniennes et “Pentecôtes” johanniques » ; LÉTOURNEAU, « Le double don de l’Esprit », 281-306. Nous ne consonnons pas avec ceux qui présentent Jn 19,30 comme une simple prolepse du don de 20,22.
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Jésus. Ceux qui n’étaient pas au pied de la croix, ceux par qui le don achevé de Jn 19 sera communiqué, ont bien part aussi à l’Esprit transmis par Jésus, principe de l’engendrement d’en haut. – Ce don de l’Esprit est le don par lequel le Ressuscité, Dieu, crée la créature nouvelle que sont les disciples, et aussi tous ceux qui seront recréés par la puissance de l’Esprit à travers leur mission : l’allusion à la première création ne fait aucun doute, par l’emploi du verbe rare ἐμφυσάω, utilisé en Gn 2,7133. Cet écho intertextuel permet de percevoir l’inouï du don de Dieu en Jésus, ici sujet de cette action du Créateur134. Dans cette nouvelle création, Jésus, le Fils devenu chair ressuscité insuffle son Esprit à ses disciples, pour qu’ils aient part à ce qu’il est et poursuivent sa mission. Cette scène éclaire le don de la filiation divine des croyants révélé à Marie de Magdala : une fois encore, c’est en lien avec le Fils incarné et ressuscité que se comprend leur condition nouvelle. – Par ce don de l’Esprit, les disciples ont bien part à l’être-même de Jésus, qui est Dieu, puisqu’ils reçoivent de pardonner les péchés – ce qui est le propre de Dieu –, d’agir comme l’agneau de Dieu. Les envoyés de Dieu poursuivent ainsi l’œuvre même de Dieu en son Envoyé. Comme Jésus le leur avait déjà annoncé dans les discours d’adieu, ils continueront la mission du Révélateur (cf. Jn 15,26-27). Les frères de Jésus poursuivent la mission de Jésus, ils sont envoyés, dans un mouvement centrifuge, pour que le don de Jésus élevé soit reçu, au-delà du temps de l’histoire de Jésus, que la puissance salvifique de la croix devienne opérante dans la vie de tous ceux qui deviendront ainsi aussi les disciples-frères de Jésus, attirés par le Fils de l’homme élevé montant dans le sein du Père135. Ainsi s’opérera le rassemblement des enfants de Dieu dispersés. 133 Dans le même sens, cf. FEUILLET, « L’heure de la femme », I, 182 ; ibidem III, 570 ; DODD, L’interprétation, 295 ; LA POTTERIE, « Parole et Esprit », 198, cf. n. 82 ; KOESTER, The word of life, 129. 134 DODD, L’interprétation, 295 : « Ce n’est qu’en relation étroite avec l’incarnation que l’idée de naissance ek pneumatos prend un sens. On comprend, dans cette perspective, que le don de l’Esprit à l’Église soit représenté non comme une effusion distincte de puissance divine sous forme de vent et de feu (comme dans les Actes), mais comme le couronnement des relations personnelles de Jésus à ses disciples […]. Chez Jean, le sujet d’enephysèsen est Jésus-Christ, qui, dans la sarx, a souffert, est mort et est ressuscité. Voilà ce que signifie renaître ek pneumatos pour entrer dans la zôè aiônios. » C’est nous qui soulignons – l’auteur met les mots grecs en italiques. 135 Cf. MOLONEY, Glory, 171 : « they are to be the bearers of the fruits of Jesus’ victory to the world beyond the characters and the time of the story of Jesus (vv. 21–23). » ; et 174 : « these characters conclude Mary’s journey. They are the ones who will bring the holiness of Jesus to a further generation ».
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Ainsi, dans les scènes qui suivent la péricope de Marie de Magdala, rien n’est ajouté à la révélation du don de la filiation divine des croyants : le paradigme a bien atteint son achèvement. Les scènes suivantes confirment, en revanche, le lien entre l’élévation (Jn 19), sommet de la révélation christologique de Jésus comme Fils du Père vivant sa filiation jusqu’au bout dans la chair, et la révélation sotériologique de la filiation divine des croyants (Jn 20,11-18). En effet, juste après la révélation de la condition nouvelle des disciples, l’évangile met en évidence que tout l’enjeu, désormais, est l’accueil du don du Fils achevé lors de l’élévation, non seulement par les disciples du temps de son ministère, mais par tous ceux qui sont appelés à devenir disciples, à connaître le crucifié ressuscité pour que, accueillant le Logos devenu chair et la révélation achevée de son Nom, ils puissent se reconnaître frères de Jésus et vivre de sa relation filiale. 2.3.2.3. Un don offert à tous ceux qui croiront, même sans avoir vu (20,19-29) Puisque les frères envoyés par le Ressuscité peuvent permettre de recevoir le salut offert par l’agneau de Dieu, en pardonnant les péchés, en continuant l’œuvre du Fils après son départ, déjà la première scène de l’acte II amorce l’universalisation des destinataires de la bonne nouvelle de la condition nouvelle des frères de Jésus. Les disciples à qui Marie de Magdala transmet la bonne nouvelle de Jn 20,17 sont les premiers à recevoir la révélation de leur être nouveau de fils du Père, de leur engendrement de l’Esprit, transmis par Jésus élevé. Mais au-delà d’eux, par eux qui recevant l’Esprit Saint, entrent dans la vie filiale qui fut celle de leur maître aux jours de sa vie dans la chair et poursuivent sa mission d’Envoyé du Père, tous les hommes sont appelés à être attirés par l’agneau élevé. • De ceux qui ont vu à tous ceux qui croiront sans avoir vu Cette universalisation des destinataires de la bonne nouvelle de la naissance des frères de Jésus est particulièrement mise en évidence dans l’ensemble du ch. 20 par l’articulation entre le voir et le croire, spécialement dans le récit dont Thomas est le protagoniste. Tout l’enjeu du ch. 20 est d’entrer dans la foi pascale – qui seule permet de recevoir la révélation de la filiation divine, le pouvoir de devenir enfants de Dieu (Jn 1,12-13). Dès la scène 1b, le disciple bien-aimé, le premier, entre dans la foi pascale : εἶδεν καὶ ἐπίστευσεν (Jn 20,8). Avec ce personnage est bien manifesté que la foi est accueil de la révélation
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achevée du Logos devenu chair : celui qui croit ainsi, de manière absolue, est le disciple bien-aimé qui a vu le Fils de l’homme élevé (Jn 19), et qui ici ne voit rien de plus que le signe en négatif de la résurrection ; le disciple bien-aimé ne voit pas ici le Ressuscité, mais l’absence de corps au lieu où il avait été déposé mort. Dans le second acte, l’intrigue met à nouveau en évidence le lien entre la vue du Fils de l’homme élevé et la foi. Jésus montre à ses disciples les signes visibles attestant qu’il est le Fils de l’homme élevé (Jn 19) : ce sont les marques des clous dans les mains, la marque de la lance dans le côté qui permettent aux disciples de se réjouir et de voir le Seigneur (Jn 20,20). • Thomas, figure de transition entre les premiers destinataires et tous les suivants Mais l’intrigue du ch. 20 révèle clairement que cette foi pascale de ceux qui sont renés de l’Esprit et devenus frères de Jésus n’est pas réservée à ceux qui ont vu de leurs yeux de chair le Fils de l’homme élevé – ou le Christ ressuscité attestant qu’il est le Fils de l’homme élevé. Tel est l’enjeu de l’intrigue de Thomas le jumeau. À celui qui refusait de croire tant qu’il ne verrait pas les marques des clous dans les mains et la marque de la lance dans le côté (Jn 20,25), Jésus ressuscité montre ces marques, signes qu’il est le Fils de l’homme élevé. Par cette apparition, il permet à Thomas à la fois de le reconnaître, et de faire la confession de foi la plus aboutie du quatrième évangile, où il confesse la divinité de Jésus136 (Jn 20,28), et à la fois de faire l’expérience – livrée au lecteur – qu’il aurait pu s’appuyer sur le témoignage des autres disciples, désormais attesté. La scène de l’apparition à Thomas le jumeau, Thomas « le double », « le dédoublé »137, est comme le dédoublement de la première apparition 136 Ὁ κύριός μου καὶ ὁ θεός μου (20,28) : cette confession, approuvée par Jésus, faite par un personnage au sommet du récit, rejoint l’affirmation initiale de l’évangéliste dans le prologue : θεὸς ἦν ὁ λόγος, et l’autorévélation de Jésus. Cf. MOLONEY, Glory, 177. Il est significatif que cette confession ultime de Jésus comme Dieu ne s’appuie pas sur des signes théophaniques mais sur les stigmates. Cf. BLANCHARD, « Quand saint Jean raconte », 42, n. 9 : « Paradoxalement, le signe de reconnaissance donné par Jésus (Jn 20,27) n’est autre que le signe de la Croix – c’est-à-dire la marque en creux (littéralement le typos : 20,25) des plaies – en quelque sorte pérennisé et transfiguré dans l’être nouveau du Ressuscité. » 137 Nous renvoyons à DEVILLERS, « Thomas », 65-77. L’A. met en lumière la portée de l’insistance de l’évangéliste sur la signification de Thomas, ὁ λεγόμενος Δίδυμος (Jn 11,16 ; 20,24 ; 21,2). Ce nom généralement traduit par jumeau « signifie d’abord “double” » (ibidem, 69) : « Thomas apparaît alors comme un personnage double, ou plutôt, […] un personnage dédoublé. […] il représente deux personnages à la fois. [Il] fait le lien entre deux groupes. […] il est l’un des Douze (Jn 20,24), […] fait partie du groupe fondateur. Mais en tant que didumos, il représente aussi la communauté innombrable des disciples qui n’ont connu Jésus que par la mise par écrit du témoignage oral des premiers. »
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aux disciples, une semaine plus tard, donc détachée des événements fondateurs, et comme déjà reliée à tous les autres huitièmes jours de la communauté chrétiennne138. Le micro-récit dont Thomas est le protagoniste conduit à l’ultime parole prononcée par le Ressuscité au ch. 20 : ὅτι ἑώρακάς με πεπίστευκας ; μακάριοι οἱ μὴ ἰδόντες καὶ πιστεύσαντες. Le dédoublement de l’apparition aux disciples dans l’apparition à Thomas le jumeau n’est plus nécessaire pour les destinataires futurs de la révélation : ils peuvent se passer de la vision par les yeux de chair pour avoir accès à la vision du Fils de l’homme ressuscité attestée par les premiers témoins oculaires. • L’élargissement à tous ceux qui croiront sans voir La foi pascale peut se passer de la vision physique : cette foi sans voir fait l’objet d’une béatitude, qui fait apparaître dans le texte une troisième personne du pluriel, élargissant largement le groupe des destinatairesbénéficiaires de la révélation, le groupe des disciples-frères de Jésus. Par cette apparition de la troisième personne du pluriel débute déjà l’élargissement au lecteur opéré par l’épilogue139 : tous les destinataires extradiégétiques de la révélation à Marie de Magdala, tous les lecteurs recevant la parole de Jn 20,17 relayée au discours direct, tous les chrétiens se réunissant le huitième jour, tous les hommes appelés à être rassemblés dans cette communauté, sont ces destinataires qui ne voient pas de leurs yeux de chair. Ils sont déclarés heureux par le Fils de l’homme ressuscité parce qu’ils peuvent croire, sans voir, sur le seul fondement du témoignage des témoins oculaires reçu dans la foi – et conséquemment vivre selon leur dignité nouvelle de fils de Dieu. • De la révélation à Marie à la confession christologique de Thomas : un don offert à la foi Marie de Magdala et Thomas, deux personnages individuels, déplacés par le Ressuscité, encadrent le ch. 20. Le récit de l’apparition à Marie de Magdala, au commencement du ch. 20, était une intrigue de révélation, culminant dans la révélation de la filiation divine des frères de Jésus ; le récit de l’apparition à Thomas, qui clôt le chapitre, lui, culmine dans la (ibidem, 71) ; « Avec son second visage, Thomas est tourné vers la fin du livre, vers la béatitude conclusive qui ouvre le récit sur l’histoire des générations à venir (Jn 20,29) » (ibidem, 73). 138 Cf. LEE, « Partnership in Easter Faith », 48. 139 Cf. ZUMSTEIN, « Lecture narratologique du cycle pascal », 5 ; MIRGUET, « La mise en scène de l’écriture et de la lecture », 28.
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confession de la divinité de Jésus140 : après que le paradigme de la filiation divine des croyants est arrivé à son sommet dans la révélation à Marie de Magdala, le récit pose la question de l’accueil de cette révélation en mettant en récit la question de la foi en Jésus, Fils devenu chair ressuscité, pour conduire son destinataire à « croire en son Nom », à accueillir le Logos donnant le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Directement après l’achèvement du paradigme de la filiation divine des croyants dans la révélation à Marie de Magdala, tout l’accent du récit au ch. 20 est sur la foi pascale : la révélation que les disciples sont devenus les frères de Jésus renvoie à la question de l’accueil dans la foi du don du Fils de l’homme élevé (cf. la triple apparition du motif des marques de la crucifixion) ; accueil par eux, par Thomas, mais aussi par tous ceux qui par eux recevront le témoignage permettant de croire sans avoir vu, tous ceux qui recevront par leur mission le don de l’agneau qui enlève le péché du monde. Au ch. 19, tout l’accent était sur le don εἰς τέλος du Fils passant de ce monde à son Père : au ch. 20, l’heure de Jésus se déploie dans l’heure des disciples, l’heure pour eux d’accueillir dans la foi le don de Dieu en vivant comme les frères de Jésus, l’heure de poursuivre la mission du Fils unique afin que soient rassemblés tous les enfants de Dieu dispersés. C’est le temps de l’Église, pendant lequel le témoignage de ceux qui ont vu le Fils de l’homme élevé doit atteindre tous les hommes, pour que, croyant dans le Nom du Fils, ils vivent en fils du Père, en frères de Jésus, et exercent le pouvoir de devenir enfants de Dieu. 2.3.3. Destinataires extradiégétiques : le groupe du vous, les lecteurs (20,30-31) 2.3.3.1. La révélation achevée proposée à la foi du lecteur par le récit Dès le prologue, le narrateur avait révélé proleptiquement que le don du pouvoir de devenir enfants de Dieu était offert à tous ceux « qui croient en son Nom ». À l’autre bout du récit, au moment de la première conclusion du livre, le narrateur signale que désormais cette foi dans le Nom du Logos est possible, en réponse à l’autorévélation achevée du Logos devenu chair, du Fils unique ; non seulement pour les personnages intradiégétiques qui ont vu le Fils de l’homme élevé, achevant son autorévélation dans l’histoire (verset 30 : Πολλὰ μὲν οὖν καὶ ἄλλα σημεῖα ἐποίησεν ὁ Ἰησοῦς ἐνώπιον τῶν μαθητῶν αὐτοῦ, ἃ οὐκ ἔστιν 140
Cf. LEE, « Partnership in Easter Faith », 45.
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γεγραμμένα ἐν τῷ βιβλίῳ τούτῳ·), mais pour tous les destinataires du récit-témoignage évangélique qui s’achève, pour tous les hommes, pour le lecteur141, grâce à la mise par écrit des signes permettant d’entrer dans le croire johannique : 31 ταῦτα δὲ γέγραπται ἵνα πιστεύσητε ὅτι Ἰησοῦς ἐστιν ὁ χριστὸς ὁ υἱὸς τοῦ θεοῦ, καὶ ἵνα πιστεύοντες ζωὴν ἔχητε ἐν τῷ ὀνόματι αὐτοῦ. Après l’achèvement de l’œuvre de révélation du Fils à l’heure de l’élévation, le narrateur ménageait une pause dans le récit pour un commentaire métanarratif convoquant le lecteur au pied de la croix, indiquant la finalité du témoignage du disciple bien-aimé, témoin oculaire (Jn 19,35) : καὶ ὁ ἑωρακὼς μεμαρτύρηκεν, καὶ ἀληθινὴ αὐτοῦ ἐστιν ἡ μαρτυρία, καὶ ἐκεῖνος οἶδεν ὅτι ἀληθῆ λέγει, ἵνα καὶ ὑμεῖς πιστεύσητε.
Après l’achèvement de la révélation ultime du fruit de cette élévation, l’introduction des croyants dans la relation filiale du Fils au Père (Jn 20,17), et l’ouverture du temps pendant lequel ce don doit être accueilli par tous les hommes, à nouveau, l’instance énonciatrice se manifeste, interpellant le destinataire extradiégétique du récit qui s’achève142 et rappelant le but de ce récit. Cette fois, ce n’est plus seulement le disciple bien-aimé, le témoin oculaire, qui est invoqué comme témoin fiable autorisant la foi du lecteur, mais l’écrit, le récit composé à partir de l’ensemble des signes opérés par Jésus pendant son histoire dans la chair pour permettre la foi, et dont le parfait γέγραπται dit bien la clôture : l’écrit dont le lecteur est en train d’achever la lecture lui donne accès à la révélation du Nom permettant de croire que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et croyant, d’avoir la vie en son Nom. Le récit prend efficacement le relai de la vision, donnant accès au témoignage qui permet la foi143. Le lecteur qui n’a pas vu le Jésus terrestre n’a rien de moins que ceux qui ont vu.
Cf. OIRY, « De ce qui est en passage », 50 : avec l’apparition du vous, « le récit passe […] au lecteur pour que celui-ci passe à la foi ». 142 L’épilogue de 20,30-31 est une première conclusion du quatrième évangile. Sans nullement nier que le ch. 21, présent dans tous les manuscrits, fasse pleinement partie de Jn, il est clair qu’à la fin du ch. 20 s’achève le témoignage du disciple bien-aimé, ce témoignage mis par écrit, attesté comme vrai et fiable dans l’ultime chapitre (21,24). Le ch. 21 fonctionne comme une postface. Cf. COTHENET, « Le quatrième évangile », 166-167 ; CULPEPPER, Anatomy, 96 ; ZUMSTEIN, « La rédaction finale », 214-228 ; BLANCHARD, « Quand saint Jean raconte Dieu », 37 ; SEVRIN, Le Jésus du quatrième évangile, 19-20, 103, 280. 143 Cf. ZUMSTEIN, « L’évangile johannique : une stratégie du croire », 219 ; MARGUERAT, « L’évangile de Jean et son lecteur », 322 ; MOLONEY, Glory, 177-178. 141
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2.3.3.2. La foi dans le Fils : μονογενής ou υἱός ? (20,31) En cette fin du récit écrit pour susciter la foi (Jn 20,30-31), le narrateur ne reprend pas le vocabulaire de la filiation et de l’engendrement, il n’évoque pas la filiation divine des croyants : cette révélation sotériologique paroxystique est laissée à l’unique locuteur divin (Jn 20,17). L’instance énonciatrice du récit, une fois encore, oriente toute l’attention de son destinataire vers la révélation christologique – ταῦτα δὲ γέγραπται ἵνα πιστεύσητε ὅτι Ἰησοῦς ἐστιν ὁ χριστὸς ὁ υἱὸς τοῦ θεοῦ. C’est par l’accueil de la révélation que Jésus est le Christ et le Fils, au sens fort révélé par l’ensemble du récit johannique, que les destinataires pourront avoir la vie en son Nom, c’est-à-dire pourront par la foi participer à sa vie de Fils (Jn 20,17), en vivant de l’Esprit transmis au sommet de son histoire dans la chair (Jn 19,30). À la différence du prologue, où le seul titre christologique dénotant la filiation était celui de μονογενής, l’évangéliste emploie cette fois le titre υἱός : à la fin du récit, d’une part ce titre est lourd de toute l’auto-révélation du Nom par laquelle Jésus a révélé la radicale nouveauté de ce titre lorsqu’il est appliqué au Logos devenu chair. Le lecteur n’a plus besoin de la précision μονογενής dénotant l’unicité de la filiation divine de Jésus, Fils du Père à un titre absolument unique144. D’autre part, à la fin du récit, l’évangéliste utilise le titre υἱός qui permet de dire la participation des enfants de Dieu à cette filiation divine, à la vie de Dieu, un titre qui peut être appliqué à d’autres fils : l’épilogue qui conduit le lecteur à relire le récit où il découvrira ce que signifie être Fils du Père pour le Fils unique, et pour ses frères – selon l’ultime révélation du récit en Jn 20,17 –, utilise un titre qui ne met plus l’accent sur l’unicité de la filiation du Fils unique, mais tourne complètement le lecteur vers le υἱός qui veut introduire ses frères dans son unique filiation divine. 2.3.3.3. Le lecteur conduit à relire l’ensemble du récit L’épilogue du ch. 20 provoque une relecture. La grande inclusion entre le début et la fin du récit (Jn 1 et 20145) le signifie également146. Les Dans le même sens, cf. E. DURAND, « Λογος, μονογενης et υιος », 97. Cf. note 88, p. 439. 146 L’épilogue de 20,30-31 fait écho au prologue, et la fin du récit (20,1-29) fait écho aux premiers itinéraires de foi, au rassemblement des premiers disciples. Cf. MOLONEY, Glory, 154. Au cœur de l’intrigue de la péricope de la Magdaléenne résonne la question où. L’intrigue conduit la protagoniste en son dénouement à découvrir que le Fils qui paraissait disparu monte en réalité auprès du Père qui est aussi le Père de ses disciples. Cette péricope où 144 145
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lecteurs qui viennent de recevoir la révélation du lien entre la filiation du Fils unique et celle qui leur est donnée par l’engendrement de l’Esprit sont conduits à relire le récit des signes écrits « afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie en son Nom » (Jn 20,31) : ils sont renvoyés à la révélation du Fils qui donne la vie, c’est-à-dire à tout le récit évangélique. Dans l’accueil dans la foi de la révélation que Jésus est le Fils, ils pourront découvrir ce que signifie être fils du Père, frères du Fils unique. Il s’agit de le connaître pour vivre de sa vie de Fils, pour entrer dans la relation au Père qui est désormais la leur ; pour découvrir dans la vie filiale de Jésus vécue jusqu’à son élévation, le chemin vers le Père qui est aussi leur Père, le chemin vers la maison du Père où le Fils leur a préparé une place. À la lumière de la révélation paroxystique à Marie de Magdala, les lecteurs sont invités à relire à neuf le grand parcours du récit évangélique, afin de recevoir de l’histoire du Fils unique devenu chair leur propre histoire de fils du Père, de frères du Fils unique. Par l’accueil dans la foi de la révélation du Nom de Jésus, ils auront la vie en son Nom de Fils, ils auront part à cette vie que le Fils reçoit du Père et a l’autorité de donner. Les frères de Jésus sont ceux qui accueillent la révélation qu’il est le Fils du Père, qu’il a vécu sa filiation jusqu’au bout dans la chair, qu’il a transmis son Esprit, et qu’il attire à lui, pour demeurer en lui, en sa relation filiale, ceux qui croient. Le lecteur est reconduit au récit parce que ce n’est que dans un itinéraire, un itinéraire de foi, qu’il peut passer du non-savoir à l’accueil de l’inouï de la révélation : le récit évangélique est une parole performative qui opère le passage du lecteur dans son être nouveau de fils du Père147. L’évangéliste renvoie au récit capable d’opérer la transformation du lecteur en fils de Dieu par la foi dans le Fils incarné, par l’histoire du Fils en sa chair148. La révélation du Fils est achevée, le don de la filiation divine la question où permet de répondre en profondeur à la question qui – « Qui cherchestu ? » – n’est-elle pas le dénouement d’une intrigue qui a couru tout au long du quatrième évangile ? « Rabbi, où demeures-tu ? » (1,38) La péricope de l’apparition à Marie de Magdala, riche d’échos avec le premier chapitre, invite elle-même par cette vaste inclusion à lire l’ensemble du récit évangélique comme l’intrigue de reconnaissance conduisant à accueillir la révélation du Fils attirant au Père tous les hommes, ses frères. 147 Cf. TRIGO, « Mi padre, que es el padre de ustedes », 50 : « Pero llamar a Dios Padre no sólo exige entrar en el terreno de la analogía (en el que confesamos que lo desemejante es mucho mas que lo semejante, y que él, y no los padres humanos, es el término original de referencia) sino que lleva a privilegiar la narración sobre la conceptualización. En efecto, para nosotros los cristianos es Jesus quien nos ha enseñado que Dios es Padre y como lo es y como podemos ser llamados en verdad sus hijos y vivir como tales. » C’est nous qui soulignons. 148 Cf. MOLONEY, Glory, 180-181.
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aux croyants a été fait : mais le lecteur n’aura jamais fini de recevoir cette révélation, d’entrer dans ce mystère de filiation révélé par le Fils unique, pour en vivre. 2.3.3.4. Les traits de la filiation divine offerte aux croyants à découvrir dans la révélation du Fils La révélation de l’être nouveau de fils du Père, de frères du Fils, ne donne pas lieu à un développement propre149 : une fois révélée cette nouveauté, le récit tourne à nouveau toute l’attention du lecteur vers le Fils. C’est en recevant la révélation de la manière dont le Fils unique a vécu sa relation au Père dans la chair que les croyants recevront la révélation de ce que signifie pour eux être fils du Père, comme le Fils unique. Dans le cadre qui est le nôtre, puisque notre étude n’a pas pour sujet la filiation du Fils, mais le lien entre la filiation du Fils et celle des croyants, nous ne pouvons développer de façon exhaustive ce que le quatrième évangile dit de la filiation. Ouvrons cependant deux pistes qui pourraient être développées en reprenant tout le récit johannique. • Le lecteur appelé à vivre en fils, comme le Fils qui fait la volonté du Père En parcourant à nouveau le récit évangélique à partir de la révélation paroxystique de Jn 20,17, le lecteur pourra accueillir toujours plus la révélation de la filiation divine telle que le Fils unique est venu la vivre dans une chair d’homme, pour qu’il le suive sur la voie ainsi ouverte jusque dans la maison du Père. Le Fils, Envoyé du Père, vit en dépendance complète de son Père, qui a tout remis en sa main : il reçoit de lui ce qu’il dit, il apprend de lui ce qu’il fait ; toute sa vie est obéissance à son commandement150 ; il reçoit du Père d’aimer jusqu’au bout, en donnant sa vie. C’est bien ce mystère de dépendance et de réceptivité que le frère de Jésus est appelé à vivre. Comme le Christ, il est appelé à donner sa vie par amour de ses frères, à garder le commandement divin – celui qu’il reçoit du Fils –, à garder la Parole, à aimer comme le Fils a aimé. Cf. BOUTTIER, « La notion de frères », 184-185 : « Si nous cherchons maintenant à préciser en quoi consiste cet amour fraternel, on risque, au premier abord, de se trouver déçu : les exhortations demeurent, semble-t-il, peu concrètes, pauvres de développements éthiques. […] Nous qui n’avons jamais vu Dieu, nous ne pourrons rien comprendre à ce qu’est l’amour mutuel, si nous ne regardons pas d’abord à ce qui nous le révèle, c’est-à-dire la relation d’amour qui unit le Père et le Fils. » 150 Cf. note 129, p. 95. 149
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• Une filiation qui ne peut que se recevoir, du Fils unique qui est Dieu Mais pour vivre cette vie filiale de dépendance et d’obéissance révélée par Jésus, le lecteur reparcourant tout le récit évangélique devra accueillir toujours plus la révélation qu’il n’est pas fils de Dieu, qu’il ne peut aller là où va le Fils, qu’il ne peut donner sa vie, qu’il ne connaît pas le Père. Tout le récit est révélation que Jésus seul est le Fils du Père : lui seul est d’en haut, lui seul voit le Père, entend sa voix, lui seul a reçu du Père la vie en lui. Cette révélation qui aboutit à l’élévation du Fils de l’homme par les hommes qui la refusent est le chemin pour accueillir la filiation divine, celle que les hommes ne peuvent se donner à eux-mêmes, eux qui sont d’en bas : une filiation qu’ils ne peuvent vivre qu’en la recevant du Fils unique, qu’en étant les disciples-frères de Jésus. Ce n’est qu’en mangeant la chair du Fils de l’homme, en recevant son Esprit, en demeurant dans sa parole, que les croyants pourront devenir fils du Père, vivre conformément à leur nouvelle condition. Certes le Fils montre ce que signifie être Fils du Père, il montre le Père par toute sa vie ; mais le don qu’il fait de la filiation divine n’est pas reçu comme dans un simple apprentissage qui imite de l’extérieur : le Fils donne aux croyants de vivre de sa vie, de son Esprit, en lui. 2.4. De l’énigme du prologue au sommet du récit : le Fils unique et ses frères L’épilogue provoque une relecture de l’ensemble du récit évangélique : à la lumière de la révélation de Jn 20,17, bien d’autres fils sémantiques du récit que celui seul de la filiation viennent enrichir intratextuellement la révélation de la filiation divine. Ressaisissons brièvement deux de ces fils qui viennent éclairer l’énigme du prologue de l’articulation entre le Fils unique et les enfants de Dieu – au pluriel. Ici encore nous ne faisons qu’ouvrir quelques pistes. Parce que la révélation du lien de la filiation des croyants et de la filiation du μονογενής arrive à la fin de la révélation christologique, et coextensivement à la fin du chemin de foi proposé au destinataire de cette révélation, l’énigme du prologue entre l’unicité du μονογενής et la pluralité des enfants de Dieu est éclairée : le Fils a révélé que c’est dans son être de Fils qu’était la place des autres enfants de Dieu. Il n’y a pas d’autre lieu pour vivre en enfant du Père que le Fils unique devenu chair. Nous reprendrons d’abord le motif du rassemblement, déjà largement abordé, notamment lors de l’étude de Jn 19151 ; nous ajouterons ici, 151
Cf. notamment p. 310 et 318-319.
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comme une piste offerte à un approfondissement ultérieur, le motif de la participation, à scruter notamment dans les discours d’adieu. 2.4.1. Le motif du rassemblement Nous avons vu que la révélation de Jn 20,17, πορεύου δὲ πρὸς τοὺς ἀδελφούς μου καὶ εἰπὲ αὐτοῖς· ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ πατέρα ὑμῶν καὶ θεόν μου καὶ θεὸν ὑμῶν,
se donne dans un mouvement centrifuge pour un mouvement centripète152, par lequel s’accomplira la prophétie de Jésus à la fin du livre des signes : κἀγὼ ἐὰν ὑψωθῶ ἐκ τῆς γῆς, πάντας ἑλκύσω πρὸς ἐμαυτόν (12,32).
Au niveau diégétique, la prophétie de Jésus n’est que partiellement accomplie : le rassemblement des enfants de Dieu dispersés attirés par le Fils de l’homme élevé permis par son élévation se réalisera tout au long du temps de l’Église – à l’heure du lecteur153. Par la mission des envoyés de l’Envoyé, beaucoup seront attirés au Fils, parce que le Père les attire. Le verbe ἑλκύω, utilisé dans la prophétie de Jn 12,32, pour parler de l’attraction de tous les hommes par le Fils de l’homme élevé, ne présente dans l’ensemble du quatrième évangile que trois autres occurrences : la première, précédant Jn 12,32, a pour sujet le Père (Jn 6,44) ; c’est le Père qui attire au Fils. La dernière double occurrence, en Jn 21,6 et 11, a pour sujet les disciples qui n’ont pas la force de tirer le filet, tant il est rempli de poissons, puis Pierre tirant le filet sur la parole de Jésus. Les disciples écoutant la parole du Ressuscité reçoivent de poursuivre le grand mouvement par lequel tous les hommes seront attirés à Jésus, parce que le Père les attire à lui. Ce motif du rassemblement des enfants de Dieu, dont nous avons vu l’importance dans le récit de la Passion, et depuis le début du récit, particulièrement dans les derniers chapitres du livre des signes, aux ch. 10-11-12, est clé pour articuler filiation du μονογενής et filiation des croyants : ceux qui, par l’attirance première du Père, sont attirés par le Fils de l’homme élevé sont attirés par le Fils passant vers le Père, le Fils accomplissant l’œuvre du Père, et livrant l’Esprit. 2.4.2. Le motif de l’unité, de la participation 2.4.2.1. Le motif de l’unité : unis au Fils unique, un avec le Fils Dans les discours d’adieu et dans son ultime prière à son Père, Jésus va plus loin encore dans la révélation de ce mystère de rassemblement dans 152 153
Cf. p. 452. Cf. MOLONEY, Glory, 180.
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le Fils unique, avec le motif de l’unité. En étant attirés par le Fils de l’homme élevé, en étant rassemblés par le crucifié, les croyants ne sont pas rassemblés autour du Fils, mais à sa place, en lui. C’est la force de « l’extension de la formule d’immanence réciproque »154 (cf. Jn 14,20) d’annoncer proleptiquement ce qui sera explicité seulement en Jn 20,17 : de même que le Fils demeure dans le Père, le disciple demeure dans le Fils ; le croyant demeurant dans le Fils est, par son unité avec le Fils unique, en relation avec le Père, est aimé du Père (Jn 14,21.23), vit la vie du Fils. Dans le discours du ch. 15, Jésus et les disciples forment ensemble une seule vigne. Jésus est l’ensemble de la vigne, non le seul cep, et les disciples demeurant dans son amour sont les sarments. Dans la grande prière de Jésus à son Père, Jésus prie « pour qu’ils soient un », pour que les disciples soient associés à l’unité du Fils avec le Père. Jésus s’adressant à son Père prie pour tous ceux qui croiront en lui, pour qu’ils soient pris dans cette relation unique qu’il a avec son Père (cf. Jn 17,20-23). ἵνα πάντες ἓν ὦσιν, καθὼς σύ, πάτερ, ἐν ἐμοὶ κἀγὼ ἐν σοί, ἵνα καὶ αὐτοὶ ἐν ἡμῖν ὦσιν […] 23 ἐγὼ ἐν αὐτοῖς καὶ σὺ ἐν ἐμοί, ἵνα ὦσιν τετελειωμένοι εἰς ἕν (Jn 17,21.23).
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C’est toute la force du καθώς johannique d’exprimer ce mystère de la participation des croyants à l’être filial du Fils unique. Dans la relecture de l’évangile à partir de la révélation que les disciples sont devenus enfants du Père, frères de Jésus, tous ces passages, toutes ces images, éclairent l’articulation entre la filiation du Fils unique et celle des croyants : c’est de la vie même du Fils que les frères sont appelés à vivre155. 2.4.2.2. Le motif de la participation : vivre de la vie du Fils La formule d’immanence réciproque apparaît pour la première fois au ch. 6, à la fin du discours sur le pain de vie156. Parce que le Fils donne sa chair pour la vie du monde, donne sa chair à manger et son sang à boire (en passant, donc, par la mort), le croyant peut avoir part à la vie du Fils devenu chair : 56 ὁ τρώγων μου τὴν σάρκα καὶ πίνων μου τὸ αἷμα ἐν ἐμοὶ μένει κἀγὼ ἐν αὐτῷ. 57 καθὼς ἀπέστειλέν με ὁ ζῶν πατὴρ κἀγὼ ζῶ διὰ τὸν πατέρα, καὶ ὁ τρώγων με κἀκεῖνος ζήσει διʼ ἐμέ. 58 οὗτός ἐστιν ὁ ἄρτος ὁ ἐξ οὐρανοῦ καταβάς, οὐ καθὼς ἔφαγον οἱ πατέρες καὶ ἀπέθανον· ὁ τρώγων τοῦτον τὸν ἄρτον ζήσει εἰς τὸν αἰῶνα.
154 155 156
ZUMSTEIN, « L’interprétation de la mort », 108. Cf. n. 45. Cf. VELLANICKAL, The divine sonship, 195. Cf. p. 97-98.
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La vie du Fils dans la chair est communicable : c’est de cette vie du Fils unique que vivront tous ceux qui croient en lui et mangent sa chair et boivent son sang. À l’heure où Jésus ressuscité montant dans le sein du Père a révélé que les disciples sont devenus ses frères, le lecteur relisant le récit à cette lumière trouve dans la vie sacramentelle le chemin pour vivre de cette vie du Fils unique, qui a donné sa chair à manger et son sang à boire à ses frères. Ce motif de la participation du croyant à la vie même du Fils apparaît également dans plusieurs intrigues des personnages. Par exemple, à l’heure des signes, le personnage type de l’aveugle-né plongé dans la piscine de l’Envoyé, passant des ténèbres à la lumière, a part à l’être de celui qui le guérit, lui dont le narrateur affirme : ἐκεῖνος ἔλεγεν ὅτι ἐγώ εἰμι (Jn 9,9). Ou encore, lorsque tout est accompli, après que le Fils a glorifié le Père et a été glorifié, pour la première fois en 21,19, après l’ultime dialogue entre Jésus et Pierre, le narrateur commente : τοῦτο δὲ εἶπεν σημαίνων ποίῳ θανάτῳ δοξάσει τὸν θεόν. C’est la première occurrence du verbe δοξάζω appliquée à un disciple. Le disciple suivant le Fils donnant sa vie εἰς τέλος aura part à la glorification du Fils ; il glorifiera à son tour le Père, en authentique fils du Père. Remarquons enfin que ce mystère de la participation des frères à l’unique filiation du Fils unique devenu chair est par-dessus tout révélé par le motif du Paraclet. Nous avons vu l’importance du μή μου ἅπτου dans l’intrigue de révélation à Marie de Magdala, et partant, celle du motif du départ de Jésus à l’heure où il révèle que ses disciples sont devenus ses frères. Jésus l’a révélé dans ses discours d’adieu, il doit partir pour que l’autre Paraclet puisse venir, celui dont il a dit au ch. 14 : ὅταν δὲ ἔλθῃ ἐκεῖνος, τὸ πνεῦμα τῆς ἀληθείας, ὁδηγήσει ὑμᾶς ἐν τῇ ἀληθείᾳ πάσῃ· οὐ γὰρ λαλήσει ἀφʼ ἑαυτοῦ, ἀλλʼ ὅσα ἀκούσει λαλήσει καὶ τὰ ἐρχόμενα ἀναγγελεῖ ὑμῖν. 14 ἐκεῖνος ἐμὲ δοξάσει, ὅτι ἐκ τοῦ ἐμοῦ λήμψεται καὶ ἀναγγελεῖ ὑμῖν. 15 πάντα ὅσα ἔχει ὁ πατὴρ ἐμά ἐστιν· διὰ τοῦτο εἶπον ὅτι ἐκ τοῦ ἐμοῦ λαμβάνει καὶ ἀναγγελεῖ ὑμῖν. 13
Tout le bien du Fils – qui est tout le bien du Père –, les frères du Fils le recevront dans un chemin, par l’Esprit.
CONCLUSION THÈSE PRINCIPALE L’ensemble de cette recherche a permis d’établir comment le quatrième évangile met en lumière le lien entre la filiation des croyants et la filiation du Fils unique : la filiation divine accordée aux croyants, qui est un don à recevoir, découle de la filiation du Fils unique vécue jusqu’au bout dans la chair. Parce que le Fils unique, Dieu, est devenu chair et a vécu jusqu’au bout dans la chair sa filiation éternelle, alors ceux qui accueillent sa révélation ont reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu, ont été engendrés de Dieu, sont fils du Père, en étant frères du Fils unique. La tradition textuelle qui donne Jn 1,13 au singulier atteste que très tôt dans l’histoire de la réception dans les communautés croyantes, ce lien a été perçu : les Pères qui citent parfois ce verset (ou y font allusion) au singulier avaient bien vu ce lien établi dans l’ensemble du quatrième évangile entre les deux filiations. Mais la démonstration que la leçon authentique de Jn 1,13 est la leçon au pluriel a une grande conséquence sur la manière dont Jn construit le paradigme de la filiation divine des croyants dans son évangile : Jn ne fait pas d’emblée le lien entre les deux filiations ; ce n’est qu’au sommet du récit-témoignage de l’évangile qu’est livrée la révélation de ce lien de cause à effet. Le quatrième évangile conduit à l’accueil du témoignage, de la révélation de ce que sont devenus les bénéficiaires de la révélation du Fils après qu’il a achevé sa mission dans l’histoire. Notre étude est passée par quatre points d’étape : Le paradigme de la filiation divine des croyants s’ouvre par la prolepse, dans le prologue, du don du pouvoir de devenir enfants de Dieu : mais le prologue ne fait pas de lien de cause à effet avec la filiation du Fils unique. Il conduit le lecteur aux rives du récit, où ce dernier pourra recevoir le témoignage du groupe du nous, de ceux qui ont contemplé la gloire du Fils unique, ceux qui, témoignant après que le Fils a été glorifié, ont été engendrés de Dieu : par leur témoignage, le lecteur recevra celui du Fils unique dans le sein du Père, celui-là seul qui a vu Dieu, le seul Témoin des réalités d’en haut. C’est dans le récit que le lecteur pourra scruter le lien encore énigmatique entre la filiation de ceux qui
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ont reçu le don de devenir enfants de Dieu, engendrés de Dieu, et celle du Fils unique du Père. Le paradigme de la filiation des croyants reparaît à l’intérieur du récit en Jn 3 : dans le premier grand discours de révélation, Jésus lui-même révèle la nécessité pour les hommes d’être engendrés d’en haut. Il précise aussi le principe de l’engendrement de Dieu : l’Esprit. Les hommes doivent être engendrés « d’eau et d’Esprit ». Mais à ce stade du récit, dans le livre des signes, le lien causal n’est toujours pas établi entre la filiation du Fils unique et celle des croyants : à nouveau, le lecteur est conduit à écouter jusqu’au bout le témoignage de celui qui est descendu du ciel. Jésus répond à la question de Nicodème sur le comment de l’engendrement de l’Esprit en prophétisant l’élévation du Fils de l’homme, où se donnera à voir le don par amour de son Fils unique par Dieu, pour que quiconque croit ait par lui la vie éternelle. À nouveau, donc, le texte conduit vers la révélation christologique, pour éclairer la révélation sur l’engendrement d’en haut. Le lecteur doit attendre de l’heure de l’élévation la révélation sur le lien entre l’engendrement « de l’Esprit » des croyants et l’élévation du Fils de l’homme – Fils unique de Dieu. En Jn 19, à l’heure de l’élévation-glorification du Fils unique, le don est effectué : le Fils de l’homme élevé, Fils passant vers le Père, est le Roi rassemblant les enfants de Dieu dispersés. À la petite communauté inchoative que constituent la mère et le disciple bien-aimé, rassemblée par la parole de Jésus au pied de la croix, petite communauté à qui Jésus révèle qu’elle est sa nouvelle famille, Jésus donne l’Esprit, qui crée cette famille nouvelle : par cet Esprit, le disciple bien-aimé, à qui Jésus donne sa mère, prend la place occupée par le Fils devenu chair, il devient fils de la mère de Jésus. À cette heure, tout est achevé : le principe de l’engendrement de Dieu, l’Esprit, a été transmis ; le Fils accomplissant l’œuvre du Père a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Mais, fait signifiant dans l’économie du récit johannique, ce n’est pas encore à ce moment que le lien est explicitement énoncé entre la filiation des croyants et celle du Fils unique. Car le Logos incarné qui a tout donné s’est tu ; or il est le seul à qui Jn accorde l’autorité de livrer une telle révélation. Ce n’est qu’au matin de la résurrection, en Jn 20,11-18, par la bouche du Fils ressuscité lui-même, qu’est livrée la révélation paroxystique de l’évangile, comme le fruit de l’achèvement de la mission du Fils : ceux qui n’étaient pas les fils du Père, ceux qui n’étaient pas les frères de Jésus le sont devenus. Désormais les disciples ont part à la relation filiale du Fils unique avec son Père ; ils ont le même Père que Jésus, ceux qui avaient reçu sa mère, son Esprit. Ils sont les frères du Fils unique. Marie de Magdala, destinataire premier de cette révélation, est envoyée leur
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annoncer cette nouvelle inouïe, pour qu’ils vivent de ce don qui leur a été fait par le Fils unique devenu chair. Et cette révélation est destinée à atteindre tous les hommes, afin que, voyant le Fils de l’homme élevé, ils croient, soient attirés par lui, rassemblés dans le Fils unique, et vivent cette vie filiale divine qui leur a été offerte. THÈSES SECONDAIRES Cette révélation progressive dans le quatrième évangile est de grande portée en théologie narrative. Ressaisissons brièvement les principales thèses secondaires que nous avons montrées, explicitant l’enjeu de la thèse principale. 1. Le don de la filiation divine aux croyants est fait dans une histoire de rejet de la révélation que Jésus est le Fils de Dieu, et de retournement de ce rejet lors de la victoire de la lumière sur les ténèbres. Le fait que la révélation du don de la filiation divine soit coextensive à l’ensemble du récit évangélique, dont l’intrigue est le rejet ou l’accueil de la révélation du Fils du Père, est significatif : la grandeur du don de la filiation divine ne peut se comprendre que par l’accueil de l’inouï de la révélation que Dieu est devenu chair, que Jésus, un homme, est Dieu, Fils de Dieu. Dieu seul peut opérer ce retournement : tous les hommes ont rejeté le Logos, mais le Logos a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu à ceux qui l’ont accueilli – à ceux que le Père a attirés à lui. Ce lien de la révélation de la filiation divine des croyants avec une intrigue dont la péripétie est le retournement opéré par l’élévation du Fils de l’homme montre bien que le don de la filiation est un événement par lequel les hommes deviennent ce qu’ils n’étaient pas, par l’acte de Dieu dans l’histoire, par son intervention salvifique. 2. Dans la dynamique de la révélation johannique, l’accent n’est pas d’abord mis sur le lien de la filiation divine des croyants avec la filiation du Fils unique, mais avec sa divinité. Pour celui qui est appelé à devenir enfant de Dieu, le chemin est de croire que Jésus est Dieu, Fils de Dieu. La foi que l’homme Jésus est Dieu permettra de recevoir la révélation du don de la filiation divine dans toute sa plénitude : c’est bien à la vie divine que le croyant est appelé, lui à qui il est donné d’avoir part à la vie même du Fils unique. Ainsi, dans chacun des passages étudiés, le récit évangélique met l’accent sur la divinité de Jésus : Jésus est le Logos devenu chair, le Fils unique d’auprès du Père, le seul qui a vu/voit Dieu (Jn 1) ; il est celui qui est descendu du ciel, unique Témoin oculaire des choses célestes, celui en la main de qui Dieu a remis toutes choses (Jn 3) ; dans le récit
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de la Passion, il est le Roi, accomplissant la figure divine du Roi-Berger rassemblant le peuple, omniscient, parfaitement maître des événements, en qui s’accomplissent toutes les figures du temps de la promesse ; la révélation ultime à Marie de Magdala est faite par le ressuscité, celui qui parle après avoir traversé la mort, celui qui a en lui la vie divine. 3. Cette révélation tout au long du quatrième évangile de la divinité de Jésus, en plus d’être révélation de l’objet du don fait aux croyants – la vie divine, la divinisation – est également révélation de l’agent du don : le don de la filiation divine est un acte de Dieu. Dès le prologue, l’accent est fortement mis sur cet agent divin par la triple négation : et cette révélation court tout au long de l’évangile. Ce que l’homme ne pouvait se donner à lui-même, Dieu, et Dieu seul, le lui a accordé. Il faut passer, dans l’économie du récit, par la révélation que cela est incompréhensible et impossible pour l’homme : cet engendrement n’est pas un engendrement selon la chair ; il ne consiste pas à entrer dans un nouveau lignage humain – fût-il le lignage des élus de Dieu, du peuple des enfants de Dieu. Il faut passer d’un nonpouvoir, d’un non-savoir, à l’accueil d’une révélation de ce que Dieu seul peut opérer : lui seul peut faire passer ce qui est d’en bas au monde d’en haut, au monde de Dieu. C’est parce que Jésus est d’en haut, parce qu’il est Dieu, parce qu’il a en lui la vie, qu’il peut donner le pouvoir de devenir enfants de Dieu à ceux qui sont d’en bas. Le souffle qu’il transmet en achevant sa mission de Fils envoyé vivre sa filiation dans la chair, en accomplissant jusqu’au bout le commandement du Père, est l’Esprit divin. 4. Le quatrième évangile articule avec une grande finesse cet acte de Dieu et la part qui revient à l’homme, pour que cet acte divin puisse être opérant : l’homme a la responsabilité d’accueillir le Logos, la révélation du Nom, et de croire. La progressivité de la révélation du don de la filiation divine des croyants en son lien avec celle du Fils unique permet de donner tout son poids tant à l’acte de Dieu – c’est toute l’histoire du Fils devenu chair, jusqu’à l’élévation, qui permet au Fils de révéler le Père, d’être le chemin vers le Père pour tous les hommes – qu’à l’acte des hommes : tout l’enjeu du récit est la question de l’accueil de la révélation de Jésus, de la foi en lui. Même après que Jésus a achevé sa mission, il faut encore que les personnages cheminent pour entrer dans la vraie foi johannique : Marie de Magdala reçoit de Jésus, de sa parole, d’entrer dans la foi qui lui permet de voir Jésus ressuscité, le Fils montant vers le Père, et d’accueillir l’ultime révélation sur le fruit pour les hommes de son témoignage achevé – la filiation divine des croyants. 5. L’importance accordée dans le quatrième évangile au motif du témoignage – notée dès le prologue par le traitement spécifique du personnage
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de JB – dit bien tout l’enjeu pour les hommes de l’accueil du don de Dieu. Le témoignage – du premier témoin, envoyé par Dieu, du groupe du nous des témoins oculaires, de la communauté ecclésiale, du récit – est donné : face à ce témoignage, le destinataire, le lecteur est appelé à se déterminer ; celui qui accueille la révélation que Jésus est le Fils unique d’auprès du Père accueille du même coup la révélation que le Fils a fait de lui son frère, appelé à vivre de la vie de Fils dont Jésus a témoigné tout au long de son histoire – tout au long du récit. L’évangile est le récit de l’acte de Dieu qui a engendré d’en haut les hommes ; le Fils a été jusqu’au bout de sa mission, le Fils devenu chair monte dans le sein du Père. Reste que tous les hommes en reçoivent la bonne nouvelle, pour vivre conformément à ce don : telle est la fonction du témoignage. Ceux qui ont vu témoignent pour permettre la foi ; pour que, croyant, tous les destinataires du témoignage, c’est-à-dire tous les hommes, vivent en fils du Père, soient un avec le Fils qui monte dans le sein du Père. 6. Le don du pouvoir de devenir enfants de Dieu ne peut être reçu que dans un chemin d’accueil de la révélation christologique du Logos devenu chair, le Fils unique – qui fait l’objet de tout le récit évangélique, écrit « pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant vous ayez la vie en son nom » (20,31). Après la prolepse du don du pouvoir de devenir enfants de Dieu dans le prologue, le lecteur ne peut pas faire l’économie de traverser tout le chemin d’autorévélation du Logos devenu chair, jusqu’à sa glorification-élévation sur la croix, dans l’histoire – et coextensivement dans le récit qui lui donne accès à cette histoire. La mise en lumière du fait que le paradigme de la filiation divine des croyants est un paradigme cadre est de grande portée1 : la promesse faite au lecteur du don du pouvoir de devenir enfants de Dieu laisse place au récit du Fils, car ce n’est que dans l’accueil de la révélation du Nom du Fils que le lecteur recevra le pouvoir de devenir enfant de Dieu, frère du Fils unique. Il n’y a pas d’autre révélation à attendre de ce que signifie être fils du Père dans le quatrième évangile que la révélation de Jésus, révélation du Nom de Fils unique : car il n’y a pas d’autre filiation divine que celle du Fils unique, qui donne au croyant de vivre cette filiation, en demeurant en lui, en accueillant sa Parole, en recevant l’Esprit. Ainsi, le paradigme de la filiation divine laisse place au paradigme de la filiation du Fils unique, dès son ouverture dans le prologue, et à 1
Cf. p. 210-214, 398, 445-446.
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nouveau après la révélation à Nicodème. Après l’achèvement de la révélation du Nom du Fils, lorsque le Fils ayant accompli le commandement du Père passe vers le Père (Jn 19), Jésus ressuscité, Fils de Dieu parlant d’au-delà de la mort, révèle à Marie de Magdala, et à travers elle à tous les hommes qui écouteront sa parole, qu’ils sont devenus ses frères, fils du Père. Et aussitôt après ce sommet du paradigme de la filiation des croyants, le lecteur est reconduit, par le premier épilogue, à l’ensemble du récit de la révélation du Nom du Fils. Jésus Christ, le Fils, est le chemin, l’unique chemin vers le Père. Le chemin du croyant – du lecteur – conduit à recevoir le don de la filiation divine, est un chemin de décentrement, pour fixer son regard sur le Fils, qui tourne vers le Père. Si la visée ultime est sotériologique, dans le paroxysme de la révélation de la filiation divine des croyants, le chemin du récit est largement christologique, qui révèle l’identité de Jésus, et théologique, puisque le Fils ne cesse, en se révélant, de révéler le Père. 7. L’ensemble du récit évangélique permet ainsi d’articuler l’unicité du Fils et la pluralité des enfants de Dieu, à partir de l’énigme initiale du prologue. Nous avons vu dans la révélation à Marie de Magdala au ch. 20 que Jésus reste le Fils unique (selon le titre utilisé dans le prologue et en Jn 3) : lui seul monte dans le sein du Père, lui qui seul est descendu du ciel. Mais tous les hommes sont appelés à être attirés à lui, rassemblés en lui – Fils unique du Père venu vivre cette filiation en devenant fils de la mère –, pour recevoir de lui la place qu’il prépare pour ses frères. Tous les hommes sont appelés à habiter cette place qu’il a prise dans la généalogie des hommes, en demeurant en lui, en vivant de son Esprit, en fils du Père. Jésus reste le Fils unique : mais loin d’en conclure que le récit évangélique met l’accent sur la distinction entre sa filiation et celle des croyants, nous avons montré qu’il révèle l’inouï du don de Dieu, qui donne aux fils d’homme d’avoir part à l’unique filiation du Fils de Dieu devenu Fils de l’homme, de devenir fils du Père. La manière dont le quatrième évangile révèle le lien entre la filiation du Fils unique et celle des croyants montre bien qu’il n’y a pas de filiation divine en dehors du Fils unique : la filiation divine des croyants est tout entière relative à celle de Jésus, le Fils unique devenu chair. L’insistance au commencement du paradigme de la filiation divine des croyants, aux ch. 1 et 3, sur l’unicité du Fils μονογενής est essentielle pour découvrir la grandeur du don fait à ceux qui seront introduits dans cette relation divine du Père et du Fils unique : ceux qui deviendront enfants de Dieu entreront dans la relation filiale du Fils avec le Père devenu leur Père ; ils deviendront les frères du Fils unique. Toujours cette relation
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filiale divine à laquelle ils sont associés est exprimée en relation avec le Fils unique. Il n’y a pas de relation filiale divine des croyants au Père hors du Fils unique, sans son Esprit. 8. Cette manière de révéler le don de la filiation divine aux croyants comme un rassemblement de frères dans le Fils unique met également en lumière le lien entre la relation filiale nouvelle des croyants au Père – par la relation fraternelle au Fils unique – et la relation fraternelle qui les lie à tous les hommes appelés à être rassemblés dans le Fils unique. La révélation du don de la filiation divine dans le récit johannique n’est pas individuelle : le destinataire de la bonne nouvelle se découvre frère du Fils, et d’emblée appartenant à un peuple de frères, appelé à participer au rassemblement de tous les enfants de Dieu dispersés, de tous les frères de Jésus qui ignorent le don qui leur a été fait, en se laissant lui-même envoyer à la suite de l’Envoyé, dans le même Esprit. Le mouvement centripète par lequel tous les hommes seront attirés par le Fils de l’homme élevé, rassemblés par le Fils montant dans le sein du Père, se réalisera, tout au long du temps de l’Église, par le mouvement centrifuge par lequel les fils du Père, frères de Jésus, permettront que la parole et l’Esprit du Fils unique atteignent et transforment ceux à qui ils seront envoyés. Dans le quatrième évangile, le destinataire de la bonne nouvelle du ressuscité a reçu la révélation que le Père du Fils unique est désormais son Père inséparablement de celle que tous les hommes sont appelés à recevoir cette révélation, à se découvrir frères de Jésus, à recevoir son Esprit. Jésus monte vers le Père : mais tout au long du temps de l’Église, la bonne nouvelle du don de la filiation doit atteindre tous les hommes, pour que le Fils unique uni à tous les hommes qui demeurent en lui monte vers le Père. 9. Le chemin d’accueil de la révélation du Logos devenu chair, le Fils unique, est ce que le quatrième évangile propose au lecteur. La révélation de la filiation divine des croyants n’est pas donnée d’emblée comme dans un traité de dogmatique, mais offerte dans un cheminement : la fonction du prologue par rapport au récit, la prise en compte des instances extradiégétiques ont permis de montrer que le texte fait faire ce cheminement au lecteur. La dimension linéaire de la lecture permet ce déplacement du lecteur, ainsi conduit à accueillir la révélation inouïe du Nom de l’homme Jésus, Fils du Père, et la révélation sotériologique qui en est inséparable : Jésus, Fils unique du Père, donne à tous ceux qui accueillent son témoignage, livré dans le récit, le pouvoir de devenir enfants de Dieu. La fonction pragmatique du texte inspiré, capable de transformer celui qui en accueille le témoignage, passe par une poétique propre à ouvrir le
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lecteur à la révélation d’en haut. Tout le texte est écrit pour façonner un lecteur qui reconnaît qu’il ne sait pas, qu’il ne peut pas ; un lecteur capable de s’ouvrir à la révélation d’en haut, à la révélation de ce qui passe l’homme, appelé à vivre la vie même du Fils de Dieu : le caractère énigmatique du prologue, l’ellipse finale qui ouvre sur le récit ; les énigmes du dialogue de Jésus avec Nicodème, le procédé du malentendu, la mise en scène du personnage dépassé de Nicodème, le décalage entre le savoir du personnage et celui du lecteur, les blancs du texte appelant une révélation ultérieure ; la saturation symbolique, la convergence de toutes les figures dans l’acte du Golgotha ; l’intrigue de révélation christologique dans laquelle est livrée la révélation sotériologique paroxystique ; la progressivité de la révélation dans le récit, avec le jeu des prolepses et des analepses, les commentaires du narrateur, le parcours des personnages… Le récit évangélique, parole performative, a cette capacité d’introduire le lecteur dans le récit du Fils, pour le faire advenir à sa condition nouvelle d’enfant de Dieu. OUVERTURE Le paradigme de la filiation divine des croyants en son lien avec la filiation du Fils unique n’avait pas encore été étudié pour lui-même tel qu’il est construit et déployé dans l’ensemble du quatrième évangile : la thèse ici présentée a permis cette avancée dans la recherche, grâce à l’approche narrative. Bien différemment des travaux fondés sur une méthode essentiellement lexicale, l’étude du développement du paradigme dans l’ensemble du livre, et l’analyse précise de chacun des quatre textes choisis, les plus décisifs pour la question de l’engendrement divin des croyants, ont permis de mettre en lumière la progressivité de la révélation du lien de causalité entre la filiation divine des croyants et celle du Fils unique, dans l’ensemble du quatrième évangile, et ses effets de sens rappelés ci-dessus. La présente étude ne prétend pas avoir épuisé tous les passages du quatrième évangile éclairants pour cette question. Elle pourra avantageusement être poursuivie, par exemple, par l’analyse précise de la controverse avec les Juifs au ch. 82, ou celle de la révélation de Jésus à 2 Nous avons plusieurs fois évoqué brièvement la controverse avec les Juifs au ch. 8 (cf. note 119, p. 93 ; note 174, p. 113 ; p. 123 ; note 228, p. 283 ; note 241, p. 381 ; note 55, p. 428 ; note 96, p. 440) : elle est un moment important dans la révélation par Jésus que ses interlocuteurs ne sont pas les authentiques fils d’Abraham, ne sont pas les enfants du Père. Les destinataires de la révélation de l’engendrement d’en haut doivent découvrir
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ses disciples dans les discours d’adieu et dans sa prière finale3 : ces passages sont des lieux possibles pour des développements ultérieurs. Les quatre passages choisis, eux, étaient incontournables, et suffisants pour mettre en lumière la révélation du lien entre les deux filiations, la construction par l’évangéliste d’un paradigme, selon une dynamique narrative qui aboutit à une révélation finale. De même, il sera intéressant de développer l’explicitation ébauchée des traits de la filiation divine des croyants, à partir de la révélation de la filiation du Fils unique : une telle étude dépasse notre sujet, dont le propos bien délimité était la mise en lumière du lien entre les deux filiations ; mais elle en est un développement ultérieur possible. Nous avons fait le choix, dont nous avons eu l’occasion de vérifier la pertinence4, de travailler à l’intérieur de l’unité canonique du livre du quatrième évangile : dans un second temps, et pour poursuivre cette recherche, on pourra étudier le lien entre la filiation des croyants et celle du Fils unique dans les épîtres johanniques. Le recours plus approfondi à l’intertextualité vétérotestamentaire, au-delà de ce qui a été possible dans le cadre de ce travail, pourra également être fécond pour continuer de mettre en lumière le novum du don de la filiation divine offerte en Jésus, fils de Dieu devenu chair, par rapport à la filiation des fils d’Israël. L’approche narrative appliquée au quatrième évangile s’est montrée pertinente et fructueuse pour mettre en lumière la construction du paradigme de la filiation divine des croyants en son lien avec la filiation du Fils unique : puisse cette étude encourager d’autres analyses narratives du quatrième évangile, pour continuer à recevoir, toujours à neuf, l’inépuisable révélation johannique. Ἐγώ εἰμι ἡ ὁδὸς καὶ ἡ ἀλήθεια καὶ ἡ ζωή· οὐδεὶς ἔρχεται πρὸς τὸν πατέρα εἰ μὴ διʼ ἐμοῦ. (Jn 14,6)
qu’ils ont besoin d’être libérés ; qu’ils ont encore à devenir fils du Père, et que cela n’adviendra que lorsqu’ils élèveront le Fils de l’homme, et accueilleront la révélation que Jésus est JE SUIS, celui qui ne fait rien à partir de lui-même mais dit ce que le Père lui a enseigné et fait toujours ce qui lui plaît (8,28-29). 3 Jésus lui-même parle de son départ et de l’envoi du Paraclet ; lui-même promet qu’il ne laissera pas ses disciples orphelins (14,18) – cf. p. 365, 441, 446, 449 – ; lui-même révèle le mystère de l’unité entre ses disciples et lui – qui est un avec le Père. Cf. BEAUVERY, « Mon père et votre père », 86. Les discours d’adieu, dans lesquels Jésus pointe vers le temps post-pascal, sont une prolepse mixte : ils ont commencé de se réaliser aux ch. 20-21, mais éclairent l’ensemble du temps de l’Église, extradiégétique ; le temps du lecteur appelé à vivre en fils du Père, dans l’Esprit du Fils unique. 4 Cf. p. 117-121.
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LISTE DES ABRÉVIATIONS Les livres bibliques sont désignés par les abréviations de la Bible de Jérusalem. 3M indique le troisième livre des Maccabées. Nous avons fait le choix, pour faciliter la lecture, de donner des références complètes, sans abréviations, pour désigner les revues dans notre bibliographie. Voici cependant les rares abréviations utilisées dans cet ouvrage : BDAG
BAUER - DANKER - ARNDT - GINGRICH (A Greek-English lexicon of the New Testament and other early Christian literature : a translation and adaptation of Walter Bauer’s Griechisch-Deutsches Wörterbuch zu den Schriften des Neuen Testaments und der übrigen urchristlichen Literatur)
BJ
Bible de Jérusalem
CSCO
Corpus scriptorum christianorum orientalium
CSEL
Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum
ESV
English Standard Version
GCS
Die grieschischen christlichen Schriftsteller
GNT
The Greek New Testament (ALAND Barbara, ALAND Kurt, KARAVIDOPOULOS Johannes, et al. (éd.), The Greek New Testament : Apparatus, 5)
ICC
International Critical Commentary
JSOT
Journal for the Study of the Old Testament
LCL
The Loeb classical library
LXX
Septante
NA
NESTLÉ-ALAND (NESTLE Eberhard, NESTLE Erwin, ALAND Barbara, et al., Novum Testamentum Graece, 28e éd. ; ou NESTLE Eberhard, NESTLE Erwin, Novum Testamentum Graece, 28th Edition : Critical Apparatus)
NIV
The New International Version
NRT
Nouvelle revue théologique
510
LISTE DES ABRÉVIATIONS
PG
J. MIGNE, Patrologia Graeca
PL
J. MIGNE, Patrologia Latina
RRENAB
Réseau de recherche en analyse narrative des textes bibliques
SC
Sources chrétiennnes
SPCK
Society for Promoting Christian Knowledge
TDNT
G. KITTEL (ed.), Theological Dictionary of the New Testament (Grand Rapids 1968)
TOB
Traduction Œcuménique de la Bible
TABLE DES MATIÈRES SOMMAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
IX
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1
1. Bref status quaestionis : de la filiation divine des croyants. . . . 1.1. Donatus a Marsa, 1957 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1.1. Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1.2. Critique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2. M. Vellanickal, 1977 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.1. Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.2. Critique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3. L.G. Sarasa Gallego, 2010. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.1. Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.2. Critique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Notre projet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1. L’unité canonique du livre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2. Une approche narrative et linguistique . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Fin du status quaestionis : la prise en compte de la révélation de 20,17 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. Sujet et étapes de notre étude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.1. Le prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2. Le récit évangélique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3. Un corpus suffisant et non exclusif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5. Note au lecteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3 3 3 6 7 7 10 12 12 13 13 14 14 16 18 19 20 21 22
PREMIÈRE PARTIE LA FILIATION DU FILS UNIQUE ET CELLE DES ENFANTS DE DIEU : UN LIEN ÉNIGMATIQUE AU SEUIL DE L’ÉVANGILE
CHAPITRE I. Critique externe : Jn 1,13 est-il une prolepse de l’engendrement « de Dieu » des croyants ? . . . . . . . . . . . . . . 1. Le texte de Jn 1,13, objet d’un débat de critique textuelle. . . . . 2. Préliminaire : deux autres variantes, qui soutiennent la leçon pluriel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Critique verbale de Jn 1,13 : ἐγεννήθησαν ou ἐγεννήθη ? . . .
29 29 32 34
512
TABLE DES MATIÈRES
4. Critique externe de Jn 1,13 : ἐγεννήθησαν ou ἐγεννήθη ? . . . 4.1. La tradition manuscrite unanime . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2. Le témoignage des lectionnaires et des versions . . . . . . . . 4.2.1. Les versions latines. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.2. Les versions syriaques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3. Le témoignage des Pères et auteurs anciens . . . . . . . . . . . . 4.3.1. De possibles allusions à la leçon au singulier dès le IIe s. ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3.1.1. Ignace d’Antioche († env. 110) . . . . . . . . . 4.3.1.2. Justin († env. 165) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3.1.3. L’Epistola apostolorum (entre 140 et 210) 4.3.1.4. Conclusion pour les premiers témoins . . . . 4.3.2. Attestation des deux leçons au IIIe s. . . . . . . . . . . . . 4.3.2.1. Les premières allusions de la leçon au pluriel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3.2.2. Les premières citations du texte, au singulier et au pluriel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5. Après le IIIe s. large attestation en faveur du pluriel . . . . . . . . . . 5.1.1. La coexistence des deux leçons dans les textes patristiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.1.2. L’apport précieux des Pères, et l’établissement du texte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2. Discussion à partir de tous ces témoins . . . . . . . . . . . . . . . 5.2.1. L’accusation de falsification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2.2. La diversité géographique supposée plus grande des premiers témoins de la leçon au singulier . . . . . . . . 5.2.3. L’improbable transformation du pluriel au singulier . 5.2.4. La plus probable transformation du pluriel au singulier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.3. Conclusion. La critique externe ne peut fonder la leçon christologique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE II. Critique interne : l’affirmation de l’engendrement « de Dieu » en son contexte immédiat (Jn 1,12-14) . . . . . 1. Le verset 13 en son contexte immédiat : Jn 1,12-13 . . . . . . . . . 1.1. L’accent mis sur les bénéficiaires du don de la filiation aux versets 12a et 12c-13, de part et d’autre du verset 12b . . . 1.1.1. Argument syntaxique en faveur de la leçon au pluriel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
34 34 36 37 37 39 39 39 41 43 44 45 45 46 52 53 55 58 58 58 59 60 62
64 64 64 65
TABLE DES MATIÈRES
1.1.2. Reprise. La filiation divine : don de Dieu reçu par quiconque accueille le Logos . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2. La cohérence de l’enchaînement des versets 12 et 13 . . . . 1.2.1. Argument syntaxico-sémantique en faveur de la leçon au pluriel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.1.1. Objection : tautologie ou incohérence de la leçon au pluriel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.1.2. Réponse à l’objection . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.1.3. Conclusion : non pas une tautologie, mais une explicitation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.2. Reprise. L’explicitation du don de la filiation divine : une transformation que Dieu seul peut opérer. . . . . 1.3. L’objet de la foi au verset 12c . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.1. Argument syntaxico-sémantique en faveur de la leçon au pluriel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.1.1. Objection : l’absence d’objet à la foi. . . . . 1.3.1.2. Réponse à l’objection : l’objet du croire n’est pas donné d’emblée . . . . . . . . . . . . . . 1.3.2. Reprise. Engendrement divin des croyants et foi dans le Nom du Fils unique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4. De la syntaxe à l’interprétation : le sens de la triple négation 1.4.1. L’interprétation de la triple négation en faveur du pluriel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4.1.1. Objection : l’incompréhensible triple négation du verset 13 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4.1.2. Réponse à l’objection : signification de la triple négation au verset 1,13 lu au pluriel 1.4.1.3. Les trois affirmations négatives, pierres d’attentes de la révélation du novum annoncé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4.2. Reprise. Dieu seul peut engendrer de Dieu . . . . . . . 2. Le verset 13 en son contexte immédiat : Jn 1,12-13 et 14. . . . . 2.1. L’engendrement « de Dieu » n’est pas selon la chair, mais le Verbe-Dieu s’est fait chair . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1.1. Objection : l’utilisation du mot σάρξ aux versets 1213 et 14 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1.2. Réponse à l’objection : le sens de σάρξ en Jn 1,1213 et 14 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2. L’enchaînement des versets 12-13 et 14 : le sens de la conjonction καί . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
513 68 69 69 69 71 75 77 77 77 77 78 86 87 87 87 88
93 95 96 96 96 96 98
514
TABLE DES MATIÈRES
2.2.1. Objection : la coordination καί soutient la lecture au singulier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.2. Réponse à l’objection : la valeur d’articulation du καί 2.2.2.1. Un καί qui commence une nouvelle phrase 2.2.2.2. Un καί qui n’introduit pas une nouvelle partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.2.3. Une articulation à scruter . . . . . . . . . . . . . . 2.2.3. De la prolepse de l’engendrement divin des croyants à la confession en nous de ceux qui ont contemplé la gloire du Fils unique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3. Le lien pas encore fait entre la filiation des croyants et celle du Fils unique : l’attente d’un témoignage . . . . . . . . 2.3.1. Le lien du don de la filiation divine avec l’engendrement prototypique du Fils n’est pas fait au verset 13 2.3.1.1. Objection : la nécessité d’indiquer l’origine de la filiation divine des croyants . . . . . . . 2.3.1.2. Réponse : le lien n’est pas fait d’emblée ; la cohérence du texte johannique . . . . . . . . . . 2.3.2. Le Nom révélé par le Logos incarné : μονογενής παρὰ πατρός . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4. Une énigme, qui convient bien au genre littéraire du prologue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Jn 1,13 lu à la lumière de l’ensemble du prologue : l’argument compositionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1. Objection : la composition du prologue est en faveur du singulier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2. Réponse : la composition proposée comme argument est indéfendable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. Jn 1,13 lu à la lumière de l’ensemble du quatrième évangile . . 4.1. La cohérence avec la pensée johannique . . . . . . . . . . . . . . 4.2. L’emploi du verbe γεννάω dans le quatrième évangile . . . 4.2.1. Selon le sujet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.2. Selon le temps utilisé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.2.1. Objection : γεννάω à l’aoriste désigne l’engendrement du Christ . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.2.2. Réponse : γεννάω à l’aoriste pour parler des croyants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.3. Selon le nombre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5. Conclusion de la critique textuelle : Jn 1,13, prolepse de l’engendrement divin des croyants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
98 99 99 100 100
101 103 103 103 104 107 107 108 109 110 112 112 114 115 116 116 117 125 126
TABLE DES MATIÈRES
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CHAPITRE III. Fondement du paradigme de la filiation des croyants : dans l’ensemble du prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130 1. Reprise des acquis des deux premiers chapitres pour notre question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Composition et dynamique du prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1. Préliminaire. Établissement du texte de Jn 1,18 : « μονογενὴς θεός » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1.1. Critique externe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1.2. Critique interne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2. Composition du prologue : status quaestionis . . . . . . . . . . 2.2.1. La composition en plusieurs parties : un développement linéaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.2. La composition selon la prosodie grecque ou hébraïque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.3. La composition concentrique ou chiastique . . . . . . . 2.2.4. La composition parallèle ou en spirale . . . . . . . . . . 2.3. La dynamique du prologue : le don de la filiation et l’accueil d’un témoignage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.1. Le motif structurant du témoignage de Jean . . . . . . 2.3.2. Première vague (Jn 1,1-5), en trois sous-parties (1-2/ 3/4-5) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.3. Deuxième vague (Jn 1,6-14), en trois sous-parties (6-8/9-13/14) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.3.1. Jean, témoin de la lumière, envoyé pour que tous croient (1,6-8) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.3.2. L’enjeu du témoignage : la mise en échec de la ténèbre et le don de la filiation divine (1,9-13) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.3.3. Le témoignage du groupe du nous : ceux qui ont vu la gloire du Fils unique (1,14) . 2.3.4. Troisième vague (Jn 1,15-18), en trois sous-parties (15/16-17/18) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.4.1. Jean, témoin du Préexistant (1,15) . . . . . . . 2.3.4.2. Justification du témoignage de JB sur le Préexistant (1,15e-17) . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.4.3. Conclusion et transition vers le récit, pour écouter le témoignage du Fils unique Dieu (1,18) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4. Quel lien entre la filiation du Fils unique et celle des croyants ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
130 131 131 131 133 134 135 137 138 139 140 140 144 146 146
149 151 158 159 161
168 189
516
TABLE DES MATIÈRES
2.4.1. Pour certains, l’affirmation de la renaissance des croyants grâce au Fils unique en Jn 1,18 . . . . . . . . 2.4.2. Pour certains, l’affirmation que la filiation divine des chrétiens est une participation à la filiation du Christ en Jn 1,16 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4.3. Reprise. Un lien encore énigmatique, mais plein de promesses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Approche sémantique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1. Le substantif choisi pour désigner la filiation du Fils : μονογενής . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2. Le choix délibéré de désigner différemment le Fils unique et les enfants de Dieu : μονογενής et τέκνα θεοῦ . . . . . . 3.2.1. L’absence du substantif υἱός dans le prologue . . . . 3.2.2. Μονογενής et τέκνα θεοῦ/ἐγεννήθησαν . . . . . . . . 3.3. De θεός/λόγος à πατήρ/μονογενής : les enfants de Dieu, témoins de la gloire du Fils unique d’auprès du Père . . . . 4. Approche générique : fondement du paradigme cadre du quatrième évangile dans le prologue. . . . . . . . . . . . . . . . . .
189
191 194 197 197 204 204 207 208 210
SECONDE PARTIE UN LIEN À DÉCOUVRIR DANS LE RÉCIT
CHAPITRE I. La révélation à Nicodème : l’engendrement de l’Esprit et l’élévation du Fils de l’homme (Jn 3). . . . . . . . . . . 219 1. L’enjeu de la péricope de Nicodème donné dans le sommaire transitionnel : la véritable foi en son Nom (Jn 2,23-25) . . . . . . 2. Situation initiale de la révélation sur l’engendrement d’en haut (Jn 3,1-2) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1. Caractérisation du destinataire de cette révélation . . . . . . . 2.2. Une révélation faite de nuit ; la situation initiale de ténèbre 2.3. La révélation sur l’engendrement d’en haut se donne dans un dialogue, pour être accueillie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. La révélation à Nicodème sur l’engendrement d’en haut (Jn 3,221) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1. Première question-réponse : nécessité de l’engendrement d’en haut (3,2b-3) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1.1. L’enjeu de révélation christologique de la révélation à Nicodème . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1.2. Première réponse de Jésus (3,3) . . . . . . . . . . . . . . . .
221 222 223 224 226 226 226 226 229
TABLE DES MATIÈRES
3.1.2.1. Jésus initie la nécessaire révélation sur l’engendrement d’en haut . . . . . . . . . . . . . . 3.1.2.2. L’engendrement d’en haut, condition nécessaire pour voir le royaume de Dieu . . . . . . 3.2. Deuxième question-réponse. Le comment de l’engendrement d’en haut (3,4-8) : le principe divin, l’Esprit . . . . . . 3.2.1. Deuxième prise de parole de Nicodème (3,4) . . . . . 3.2.1.1. Nicodème déplacé questionne : il entre dans le chemin de la révélation . . . . . . . . . . . . . 3.2.1.2. L’incompréhension initiale pour qui est d’enbas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2.2. Deuxième réponse de Jésus (3,5-8). Comment ? Être engendré de l’Esprit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2.2.1. L’engendrement d’eau et d’Esprit : la révélation de Jésus passe toutes les promesses messianiques (3,5) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2.2.2. L’origine spirituelle de l’engendrement d’en haut (3,5-8) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2.2.3. L’interpellation de Jésus sur la nécessité d’être engendré d’en haut (3,7) . . . . . . . . . 3.2.2.4. L’engendrement d’en haut et l’appel à écouter la voix de l’Esprit (3,8) . . . . . . . . . 3.3. Troisième question-réponse. Le comment de cet engendrement de l’Esprit (3,9-21) : la foi au témoignage du Fils de l’homme élevé – au don du Fils unique . . . . . . . . . . . . . . . 3.3.1. Troisième prise de parole de Nicodème : ouverture à la révélation de ce qui le dépasse (3,9) . . . . . . . . . 3.3.2. Troisième réponse de Jésus (3,10-21), révélation christologique et sotériologique . . . . . . . . . . . . . . . . 3.3.2.1. L’unité du discours de révélation répondant à la question de Nicodème . . . . . . . . . . . . . 3.3.2.2. Nécessaire révélation (3,10b) . . . . . . . . . . . 3.3.2.3. Le locuteur de la révélation sur le comment de l’engendrement de l’Esprit : le Témoin authentique, le Fils de l’homme (3,11-13). 3.3.2.4. Le divin témoignage éclairant le comment de l’engendrement de l’Esprit : l’élévation du Fils de l’homme (3,14-15). . . . . . . . . . . 3.3.2.5. L’explicitation de l’élévation du Fils de l’homme : le don du Fils unique (3,16-18) .
517 229 231 235 235 235 235 239
239 243 244 245
248 248 249 249 252
252
260 268
518
TABLE DES MATIÈRES
3.3.2.6. L’inévitable choix face à la lumière venue dans le monde (3,19-21) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4. Situation finale de la scène de rencontre de Jn 3 . . . . . . . . 3.4.1. Une fin qui laisse en suspens . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4.2. Le parcours proposé au lecteur . . . . . . . . . . . . . . . . 4. Conclusion de Jn 3,1-21 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.1. Du prologue à Jn 3 : le discours de Jésus explicite la prolepse du prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2. Préparation par Jésus du lien entre la filiation du Fils unique et la filiation des croyants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.1. Un lien livré dans un chemin de révélation, et non exposé d’emblée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.2. Le lien entre la filiation du Fils unique et celle des croyants n’est pas encore fait . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.3. Le lien entre la filiation du Fils unique et celle des croyants est préparé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5. La révélation sur l’engendrement d’en haut et le dernier témoignage de JB (3,22-36) : second volet du diptyque de Jn 3 . . . . 5.1. Du prologue au diptyque de Jn 3 : la nécessité de l’engendrement d’en haut conduit à l’écoute d’un témoignage . . . 5.1.1. Le second volet d’un diptyque . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.1.2. L’engendrement d’en haut et le témoignage à recevoir pour croire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2. L’ultime témoignage de Jean, témoin de la révélation accueillie (3,27b-30) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2.1. Le témoin s’efface devant l’unique Témoin céleste 5.2.2. Jean témoin de l’accueil du don de Dieu en Jésus (3,27b-28) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2.3. Le parfait disciple (3,29-30), témoin de l’écoute du Logos. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2.4. De Nicodème à Jean : stratégie narrative . . . . . . . . 5.3. Jean le témoin conduit à l’accueil du Témoin oculaire venu d’en haut (3,31-36) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.3.1. L’ultime témoignage de Jean : une deutérose des paroles de Jésus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.3.2. Le témoignage à accueillir du Témoin venu d’en haut (3,31-33) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.3.3. Le Révélateur venu d’en haut : l’Envoyé à qui Dieu donne l’Esprit sans mesure, le Fils à qui le Père a tout donné (3,34-36) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
275 277 277 278 280 280 282 283 284 285 285 285 285 286 287 287 288 289 291 292 292 294
297
TABLE DES MATIÈRES
519
5.4. Le lien entre la filiation des croyants et celle du Fils unique préparé dans le discours du témoin légitime : lumière du second volet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 303 5.4.1. Les échos entre les deux volets . . . . . . . . . . . . . . . . 303 5.4.2. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 304 CHAPITRE II. L’élévation du Fils de l’homme et le don de l’Esprit : le Fils passant vers le Père crée la famille de Dieu (Jn 19,16b-42) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 306 1. Choix du texte étudié : Jn 19,16b-42 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1. Le paradigme de la filiation divine des croyants et le témoignage de l’Heure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1.1. De la prolepse du prologue (Jn 1) à la contemplation de la gloire du Fils unique (Jn 19) . . . . . . . . . . 1.1.2. De la révélation à Nicodème (Jn 3) au récit de l’élévation du Fils de l’homme (Jn 19) . . . . . . . . . . . . . . 1.1.3. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2. Le crucifiement (Jn 19,16-42), troisième acte du récit de la Passion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Préparation de la révélation suprême du Roi élevé pour rassembler les enfants de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1. Le contexte immédiat. L’acte II du récit de la Passion : « Voici votre roi » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2. La préparation dans l’ensemble du récit évangélique : la figure royale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.1. La figure royale avant l’heure de l’élévation . . . . . . 2.2.1.1. Dans la bouche des personnages, une typologie royale insuffisante . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.1.2. Dans la bouche de Jésus : la figure du Roi est une figure divine . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.2. À l’heure de son couronnement sur la croix, révélation du novum de la royauté du Fils de Dieu . . . . 2.2.2.1. Jésus assume le titre de Roi et révèle la spécificité de sa royauté. . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.2.2. Royauté et filiation : Jésus est Roi parce qu’il est le Fils de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3. La préparation dans l’ensemble de l’évangile : le motif du rassemblement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Étude narrative de 19,16b-42 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
306 306 306 307 308 308 309 310 312 312 312 313 313 313 317 317 319
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TABLE DES MATIÈRES
3.1. Le sommaire initial. Ce qui va être donné à voir dans tout l’acte : Jésus crucifié (19,16b-18) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2. Le titulus, révélation universelle et témoignage écrit de la royauté du crucifié (19,19-22) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.3. Le partage des vêtements et le tirage au sort de la tunique ; l’accomplissement des Écritures (19,23-24) . . . . . . . . . . . . 3.3.1. L’œuvre de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.3.1.1. L’intrigue de l’épisode de la tunique . . . . . 3.3.1.2. La première citation d’accomplissement du narrateur : Jésus accomplit la volonté divine (19,24) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.3.2. Le rassemblement à partir de la tunique reçue de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.3.2.1. L’accent proprement johannique sur la tunique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.3.2.2. La signification de la tunique . . . . . . . . . . . 3.3.2.3. La tunique indéchirable et le rassemblement de ceux qui la reçoivent . . . . . . . . . . . . . . . 3.3.2.4. La figure de ce qui va s’accomplir dans les scènes suivantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4. La mère et le disciple bien-aimé (19,25-27) : la révélation et la création par Jésus crucifié de sa nouvelle famille . . . 3.4.1. De la figure à la réalisation du rassemblement inchoatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4.2. Les personnages rassemblés au pied de la croix (19,25) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4.3. La nouvelle famille de Jésus . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4.3.1. La mère et le disciple qu’il aimait . . . . . . . 3.4.3.2. La double parole de révélation de Jésus : la création d’une famille. . . . . . . . . . . . . . . 3.4.3.3. Le déclenchement du rassemblement (19,27b) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.5. L’accomplissement du don de Jésus : la transmission de l’Esprit (19,28-30) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.5.1. La création de la famille de Jésus, accomplissement du dessein divin, acte de Dieu (verset 28) . . . . . . . . 3.5.1.1. Le lien entre la quatrième scène et la cinquième. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.5.1.2. Le τέλος de l’œuvre du Fils accomplissant l’œuvre du Père . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
320 322 324 325 325
326 328 328 329 330 331 331 331 332 334 334 337 345 347 348 348 351
TABLE DES MATIÈRES
3.5.2. Jésus, Dieu, crée sa nouvelle famille en livrant l’Esprit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.5.2.1. « J’ai soif » : Jésus suscite l’accueil du don de l’Esprit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.5.2.2. L’ultime don de Jésus élevé, le don de l’Esprit, principe de l’engendrement divin (19,30c) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.5.3. Reprise. Le lien entre la filiation de Jésus et celle de croyants non encore explicité . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.6. Le jaillissement du sang et de l’eau, témoignage ultime du Fils de l’homme élevé, offert à la foi par le témoignage du disciple bien-aimé (19,31-37) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.6.1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.6.1.1. Une double dernière scène, après la mort de Jésus : le don achevé doit être accueilli 3.6.1.2. Composition de la sixième scène . . . . . . . . 3.6.2. Le jaillissement du sang et de l’eau : source de vie divine pour ceux qui recevront le témoignage . . . . . 3.6.2.1. Le regard du lecteur porté sur l’ouverture de la source de vie (19,31-34) . . . . . . . . . . 3.6.2.2. « Le sang et l’eau » : en transmettant l’Esprit, le Fils donne sa vie . . . . . . . . . . . . . . . 3.6.2.3. Une avancée du paradigme de la filiation divine des croyants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.6.3. Le témoignage véridique du témoin oculaire offert à la foi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.6.3.1. Un témoignage rendu par un témoin oculaire 3.6.3.2. Un témoignage véridique . . . . . . . . . . . . . . 3.6.3.3. Un témoignage dont la finalité est la foi de ses destinataires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.6.4. L’accomplissement des Écritures – encore à accomplir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.6.4.1. La typologie exodale de l’agneau . . . . . . . 3.6.4.2. La typologie prophétique du transpercé, et la convergence de toutes les figures au sommet du récit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.6.4.3. Reprise : l’absence du motif de l’engendrement d’en haut . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.7. Épilogue. Du Golgotha au jardin de l’ensevelissement (19,38-42). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
521 355 355
359 366
367 367 367 369 369 370 370 372 374 375 376 377 379 380
382 387 387
522
TABLE DES MATIÈRES
3.7.1. Le corps de Jésus livré aux personnages individuels qui le reçoivent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.7.2. Le retour du personnage de Nicodème après l’élévation du Fils de l’homme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.7.2.1. Le corps de Jésus transpercé rassemble ceux qui vont l’honorer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.7.2.2. Le parcours de Nicodème et celui du lecteur : de la rencontre de nuit à l’heure de l’élévation (2,23-3,21 ; 7,50-53 ; 19,38-42) 3.7.3. Du don achevé dans la mort au Golgotha à l’accueil du don de la vie au jardin (19,41-42). . . . . . . . . . . . 4. Conclusion de Jn 19,16b-42 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.1. Les avancées : le don accompli, l’achèvement de la révélation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2. L’attente du lecteur à l’heure où tout est achevé . . . . . . . .
388 388 388
389 393 395 395 396
CHAPITRE III. Le lien entre la filiation divine des croyants et celle du Fils explicité par le Ressuscité, au sommet du récit-témoignage : 20,11-18 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 398 1. Étude narrative de Jn 20,11-18 : la révélation du don de la filiation divine, sommet d’une intrigue de révélation christologique 1.1. Présentation de la péricope . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1.1. La péricope de Marie de Magdala au sein du ch. 20 1.1.2. Composition de la péricope (20,11-18) . . . . . . . . . . 1.2. Situation initiale (20,11a) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.1. La protagoniste : Marie de Magdala . . . . . . . . . . . . 1.2.2. Situation initiale de la protagoniste . . . . . . . . . . . . . 1.2.2.1. En termes spatiaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.2.2. Les pleurs – tristesse et trouble (20,11) . . . 1.3. Nouement de l’intrigue de situation (20,11b-12) . . . . . . . . 1.4. Première péripétie : l’angélophanie (20,12-13) . . . . . . . . . 1.4.1. Gros plan sur les anges (20,12) . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4.2. Parole angélique (20,13a) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4.3. Réponse de Marie (20,13b) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.5. Rebondissement, seconde péripétie : l’apparition de Jésus (20,14-15). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.5.1. Deux péripéties parallèles : 20,11-13 et 20,14-15 . . 1.5.2. Nouement de l’intrigue de reconnaissance (20,14bc) 1.5.3. L’initiative de Jésus (20,15a) . . . . . . . . . . . . . . . . . .
399 399 399 400 402 402 403 403 404 404 405 405 406 406 409 409 409 410
TABLE DES MATIÈRES
1.5.4. Réponse de Marie à Jésus pris pour le jardinier (20,15b) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.5.4.1. La protagoniste méconnaît son interlocuteur (20,14-15) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.5.4.2. Ironie de situation : le dialogue avec le Seigneur (20,15c) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.5.4.3. Une ignorance qui s’ouvre à une révélation (20,15c) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.5.4.4. Un malentendu johannique ? . . . . . . . . . . . 1.6. Scène de reconnaissance : Μαριάμ… Ραββουνι (20,16) . 1.6.1. Premier dénouement : dénouement de l’intrigue de révélation (20,16) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.6.2. Reconnaissance : l’appel par le nom (20,16). . . . . . 1.6.3. Dénouement de l’intrigue de révélation, et nouvelle énigme (20,16) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.7. Complication et Climax (20,17) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.7.1. Le récit n’a pas encore atteint sa résolution : la pointe du récit (20,17) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.7.1.1. Des questions en suspens . . . . . . . . . . . . . . 1.7.1.2. La pointe du récit : la révélation du Ressuscité (20,17) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.7.2. Complication . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.7.2.1. Μή μου ἅπτου (20,17b) . . . . . . . . . . . . . . . 1.7.2.2. « Car je ne suis pas encore monté auprès du Père » (20,17c) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.7.3. Climax. La révélation du Ressuscité à Marie (20,17def) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.7.3.1. Πορεύου [...] καὶ εἰπέ : Marie mise en mouvement par son rabbouni (20,17de) . . 1.7.3.2. Révélation du don de la filiation divine désormais effectué (20,17def) . . . . . . . . . . 1.8. Situation finale, dénouement de la double intrigue (20,18) 1.8.1. L’étonnante absence de confession finale (20,18) . . 1.8.2. De la tristesse de l’absence à l’annonce de la bonne nouvelle du départ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.8.3. Un don pour un témoignage, pour les frères ; deux scènes, un acte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.8.4. Le message à proclamer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.8.4.1. Le hérault du message : celle qui a vu le Ressuscité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
523 411 411 412 413 414 415 415 415 417 418 418 418 419 420 420 422 426 426 428 432 432 432 433 435 435
524
TABLE DES MATIÈRES
1.8.4.2. La messagère relaie les paroles mêmes de Jésus ressucité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. La filiation divine des croyants découle de la filiation du Fils unique vécue dans la chair εἰς τέλος . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1. La nouveauté révélée par le Ressuscité . . . . . . . . . . . . . . . 2.1.1. Les disciples devenus frères du Fils. . . . . . . . . . . . . 2.1.2. Les disciples devenus fils du Père . . . . . . . . . . . . . . 2.2. Le locuteur de la révélation de cette relation nouvelle : le Fils devenu chair ressuscité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.1. Le locuteur est le Fils devenu chair mort et ressuscité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.1.1. Le locuteur atteste la vérité de toute son autorévélation : il est Dieu, le Fils du Père . 2.2.1.2. Il parle après avoir vécu sa filiation dans la chair jusqu’au bout . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.2. Le don de la filiation divine aux croyants, participation à la filiation du Fils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.2.1. La filiation divine des disciples inséparable de la filiation du Fils unique . . . . . . . . . . . 2.2.2.2. Conséquence sur la compréhension de la filiation des croyants . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.2.3. La filiation divine des croyants, paradigme cadre du quatrième évangile. . . . . . . . . . . . 2.3. Les destinataires de cette révélation . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.1. Destinataire intradiégétique premier : Marie de Magdala . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.1.1. La révélation à Marie de Magdala, témoin de l’élévation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.1.2. La révélation de la filiation divine des croyants donnée dans une intrigue de révélation christologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.1.3. L’apparition à une femme, pour révéler la naissance des disciples . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.2. Destinataires intradiégétiques seconds : les disciples 2.3.2.1. Une révélation à transmettre pour que le don de la filiation divine soit vécue par tous les frères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.2.2. Frère de Jésus, une condition ouverte à tous les bénéficiaires de la mission des envoyés de Jésus (20,19-22) . . . . . . . . . . .
437 437 438 438 439 441 442 442 442 443 443 444 445 446 446 447
447 449 450
450
451
TABLE DES MATIÈRES
2.3.2.3. Un don offert à tous ceux qui croiront, même sans avoir vu (20,19-29) . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.3. Destinataires extradiégétiques : le groupe du vous, les lecteurs (20,30-31) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.3.1. La révélation achevée proposée à la foi du lecteur par le récit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.3.2. La foi dans le Fils : μονογενής ou υἱός ? (20,31) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.3.3. Le lecteur conduit à relire l’ensemble du récit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.3.4. Les traits de la filiation divine offerte aux croyants à découvrir dans la révélation du Fils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4. De l’énigme du prologue au sommet du récit : le Fils unique et ses frères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4.1. Le motif du rassemblement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4.2. Le motif de l’unité, de la participation . . . . . . . . . . 2.4.2.1. Le motif de l’unité : unis au Fils unique, un avec le Fils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4.2.2. Le motif de la participation : vivre de la vie du Fils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
525 455 458 458 460 460
462 463 464 464 464 465
CONCLUSION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467 BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 477 I. II. III. IV. V.
Commentaires sur Jn . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Études . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Instruments de travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bibles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Textes anciens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
LISTE DES
ABRÉVIATIONS
477 480 503 506 507
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 509
TABLE DES MATIÈRES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 511
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