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Droit subjectif ou droit objectif ?
Political Theology Historical and Theoretical Perspectives Volume 2 Series Directors Jaume Aurell, Universidad de Navarra, Pamplona Montserrat Herrero, Universidad de Navarra, Pamplona Editorial Board Martin Aurell, Université de Poitiers António Bento, Universidade da Beira Interior, Covilhã William T. Cavanaugh, DePaul University, Chicago, IL Hent de Vries, Johns Hopkins University, Baltimore, MD Brad S. Gregory, Notre Dame University, Notre Dame, IN Paul W. Kahn, Yale University, New Haven, CT Julia R. Lupton, University of California, Irvine, CA Francis Oakley, Clark Art Institute, Williamstown, MA Heinrich Meier, Karl Friedrich von Siemens Stiftung/ LudwigMaximilians-Universität, München Teófilo F. Ruiz, University of California, Los Angeles, CA
Droit subjectif ou droit objectif ? La notion de ius en droit sacramentaire au xiie siècle
Thierry Sol
H F
© 2017, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying,recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2017/0095/184 ISBN 978-2-503-57602-2 eISBN 978-2-503-57604-6 DOI 10.1484/M.MEMPT-EB.5.113390 ISSN 2565-862X eISSN 2565-9685 Printed on acid-free paper.
Table des matières
Sigles et abréviations7
À la recherche du droit subjectif9 Hypothèses généalogiques 9 Les ambiguïtés de la controverse Villey – Tierney 14 À la recherche de quel droit subjectif ? 17 Délimitation du contenu de la recherche 21 Contextes25 Contexte historiographique 25 Contextualisation historique de la problématique 35 Contexte théologique 43 Contexte textuel : polysémie et synonymie des termes ius, potestas, auctoritas et facultas56 Potestas, executio potestatis et conception du droit chez Gratien63 Conséquences de la simonie sur le pouvoir du ministre 63 La distinction entre le sacrement et son effet (C.1 q.1 c.23-30, d.p. c.39 et 95) : les contributions de saint Augustin et Pierre Damien 77 Premières tentatives de distinction 86 Nature et utilité juridique de la notion d’executio potestatis98 Les critères de l’analyse des sacrements chez les décrétistes107 Les critères de la nature, finalité et forme du sacrement 109 Application aux différents sacrements 123 La synthèse de la Glose ordinaire130 Le cas du sacrement de l’ordre139 La notion de ius celebrandi dans la Summa parisiensis139 La discussion du critère « Qui utlimam manus impositionem extra ecclesia receperunt »153 De la potestas à l’executio potestatis et de la question de la validité à celle de la licéité : Honorius et Huguccio 171 Le critère de l’intention des ordinants : une subjectivisation du droit ? 192
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Table des matières
Les problématiques de l’ordination des moines, de l’ordination absolue ou de l’ordination par un évêque non approprié211 Le cas de l’ordination des moines 211 Le cas de l’ordination absolue et du non-respect des circonscriptions ecclésiastiques chez Gratien 221 Approfondissements juridiques et distinction des situations chez les décrétistes 228 L’apport décisif d’Huguccio 239 Le pouvoir de lier et délier des prélats hérétiques249 Le droit de lier et délier des hérétiques dans le Décret (C.24 q.1) 250 La nature et la spécificité du pouvoir des clefs par rapport au pouvoir sacramentel déterminent les conditions objectives de son analyse 265 Conclusions277 Présupposés et limites de l’analyse 277 Le concept du droit chez Gratien, à partir de la distinction entre potestas et executio potestatis280 L’approfondissement d’une réflexion basée sur une conception objective du droit chez les décrétistes 283 Pourquoi l’analyse se fit-elle dans le domaine de la célébration des sacrements à partir d’une notion objective de droit ? 288 Bibliographie295 Sources primaires éditées 295 Sources secondaires 297 Indices323 Index manuscriptorum 323 Index nominum 324 Index rerum 329
Sigles et abréviations AKKR BMCL DDC DGDC DThC JK, JE, JL
Mansi
MGH MIC A MIC C RDC PL RHD SG Summa Coloniensis Summa Lipsiensis s.v. ZKG ZRG KA
Archiv für katholisches Kirchenrecht Bulletin of Medieval Canon Law Dictionnaire de Droit canonique Diccionario general de derecho canónico Dictionnaire de Théologie catholique P. Jaffé, Regesta Pontificum romanorum, editionem secundam curaverunt F. Kaltenbrunner ( JK : an. ?-590), P. Ewald ( JE : 590-882), S. Loewenfeld ( JL : 882-1198), (Leipzig 1885 ; Repr. Akademische Druck- und Verlagsanstalt Graz 1956) G. D. Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, Florence – Venise 1759-1798 (Repr. Akademische Druck- und Verlagsanstalt Graz, 1960-1961) Monumenta Germaniae Historica Monumenta Iuris Canonici, Series A : Corpus Glossatorum Monumenta Iuris Canonici, Series C : Subsidia Revue de droit canonique Migne, J.-P., Patrologiae Cursus Completus. Series Latina. Paris, 1844-1855 Revue historique de droit français et étranger Studia Gratiana Summa « Elegantius in iure divino » seu Coloniensis Summa « Omnis qui iuste iudicat » sive Lispsiensis super verbo Zeitschrift für Kirchengeschichte Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Kanonistische Abteilung
à la recherche du droit subjectif
Hypothèses généalogiques
M
ichel Villey intégra sa thèse sur la naissance du droit subjectif à une vaste reconstruction de la pensée juridique depuis l’Antiquité, articulée autour de l’identification, ou de la dissociation, des notions de ius et de potestas. Il affirma que le passage d’une conception réaliste du droit (celle d’Aristote, du droit romain et de saint Thomas d’Aquin) à une conception subjectiviste (le droit conçu comme pouvoir de l’individu) se fit au xive siècle, à la faveur de la controverse sur la pauvreté franciscaine et du développement de la philosophie volontariste d’Ockham1. Villey anticipait lui-même ainsi de deux siècles les explications qui situaient la naissance du droit subjectif dans le cadre du développement de l’individualisme jusnaturaliste, chez les théoriciens classiques du droit naturel à l’aube de l’époque moderne, où l’on assistait au passage progressif des qualités morales, appelées facultés, à la revendication d’un droit : Suarez, Grotius, Hobbes et Christian Wolff en étaient les étapes classiques et largement acceptées.
C’est la thèse qui parcourt l’ensemble des cours dispensés de 1961 à 1965 : Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, éd. par Stéphane Rials et Éric Desmons, 2e éd. (Paris : Presses universitaires de France, 2013). Sur le contexte intellectuel de son élaboration et sur sa perception, voir la présentation de Rials (p. 1-47). Cette thèse fut préparée ou développée dans de nombreux articles, qui comportent parfois certaines inflexions : « Le “ius in re” du droit romain classique au droit romain moderne », in Conférences faites à l’Institut de droit romain en 1947 (Paris : Sirey, 1950), 187-225 ; « Les origines de la notion de droit subjectif », in Leçons d’histoire de la philosophie du droit (Paris : Dalloz, 1962), 221-250 ; « Les Institutes de Gaius et l’idée du droit subjectif », in Leçons d’histoire de la philosophie du droit (Paris : Dalloz, 1962), 167-188 ; « La genèse du droit subjectif chez Guillaume d’Occam », Archives de philosophie du droit 9 (1964) : 97-127. Pour une présentation de la philosophie juridique de Villey, on pourra très utilement se reporter aux études suivantes : Renato Rabbi-Baldi Cabanillas, La filosofía jurídica de Michel Villey, Publicaciones de la Facultad de Derecho de la Universidad de Navarra. Colección jurídica 98 (Pamplona : EUNSA, 1990) ; Jean-Pierre Schouppe, Le réalisme juridique (Bruxelles : Story-Scientia, 1987). Concernant la notion de droit subjectif chez Michel Villey et Javier Hervada, les similitudes et des légères différences chez les deux auteurs, voir Thierry Sol, « La notion de droit subjectif chez Villey et Hervada », Ius Ecclesiae 28 (2016) : 323-344. 1
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Reprenant à nouveaux frais ce large débat, et considérant lui aussi la genèse et le développement de la notion de droit subjectif sur une large période, Brian Tierney alla quant à lui au-delà des hypothèses de Villey. Il remit en cause la thèse du « moment ockhamien », quant à sa pertinence en termes de clef d’interprétation de l’histoire du droit, et il rechercha les prodromes de la notion de droits naturels (rights) par opposition au droit objectif et positif (laws), non dans le cadre de la naissance des démocraties modernes, mais dans des sociétés a priori structurées sur la communauté plus que sur l’individu2. Il affirma qu’il était possible d’en trouver les germes dans le droit romain, mais surtout dans le droit canonique du xiie siècle. Ainsi, Ockham n’aurait fait que reprendre et systématiser une conception déjà existante en vue de sa propre argumentation. Cette interprétation a été largement suivie par Reid3. Tierney part certes d’une réflexion sur le droit naturel, mais rien n’interdit d’appliquer sa problématique au droit en général et de formuler ainsi la question : Quand l’expression ius naturale, qui faisait traditionnellement référence à une harmonie cosmique, à la justice objective ou bien à la loi morale naturelle, commença-t-elle à revêtir le sens d’un droit naturel subjectif ? Quel contexte culturel, quelles circonstances historiques rendirent ce changement de paradigme acceptable4 ? La seconde question permet de répondre à la première. Tierney est convaincu que l’on pourrait trouver dans le droit canonique du xiie siècle les caractéristiques propices à l’émergence d’une réflexion renouvelée sur la nature du droit5. Selon lui, des recherches ultérieures prometteuses s’offrent sur ce terrain encore méconnu6. C’est là que l’ancien terme de ius naturale aurait été conçu comme une sorte de pouvoir subjectif ou de faculté de l’individu, comme « zone de libre choix
Les principaux articles ont été réédités par Brian Tierney, The Idea of Natural Rights : Studies on Natural Rights, Natural Law and Church Law 1150-1625 (Atlanta : Scholars Press, 1997). Mentionnons aussi les articles suivants : « Natural Law and Natural Rights : Old Problems and Recent Approaches », The Review of Politics 64 (2002) : 389‑406 ; « The Idea of Natural Rights-Origins and Persistence », Northwestern Journal of International Human Rights 2 (2004), http://scholarlycommons.law.northwestern.edu/njihr/vol2/iss1/2. 3 Charles J. Reid, « The Canonistic Contribution to the Western Right Tradition : An Historical Inquiry », Boston College Law Review 33 (1991) : 37-92. 4 Brian Tierney, « Origins of Natural Rights Language : Texts and Contexts 1150-1625 », in The Idea of Natural Rights : Studies on Natural Rights, Natural Law and Church Law, 11501625 (Atlanta : Scholars Press, 1997), 46-47. 5 Tierney, « The Idea of Natural Rights-Origins and Persistence », § 5. 6 Brian Tierney, « Religion and Rights : A Medieval Perspective », Journal of Law and Religion 5 (1987) : 166. 2
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et d’autonomie », en particulier repérable dans la notion de loi naturelle permissive7. En s’intéressant aux interactions entre le contexte historique et le discours des canonistes du xiie siècle8, Tierney veut comprendre comment des textes canoniques hérités des sources chrétiennes classiques furent lus dans le contexte nouveau du xiie siècle, qui offrait précisément à ces réinterprétations un vaste horizon de possibilités9. Villey signalait lui aussi l’importance du xiie siècle, mais pour des raisons inverses, y voyant au contraire la renaissance de la notion réaliste de droit, à la faveur de la redécouverte du droit romain et du développement de la jurisprudence. Depuis lors, le débat entre les deux thèses n’a cessé, car il porte sur une des questions permanentes – et irrésolues – de la science juridique10, et va en réalité plus loin qu’une simple querelle sur la datation de l’introduction 7 Tierney, « The Idea of Natural Rights-Origins and Persistence », § 8. Sur le concept de « loi naturelle permissive » voir les développements plus récents chez Brian Tierney, Liberty and Law : The Idea of Permissive Natural Law, 1100-1800, Studies in Medieval and Early Modern Canon Law 1 (Washington, DC : The Catholic University of America Press, 2014). 8 Tierney se réfère aux analyses de John Greville Agard Pocock, « The Concept of Language and the Métier d’Historien : Some Considerations on Practice », in The Language of Political Theory in Early Modern Europe, éd. par Anthony Pagden (New York : Cambridge University Press, 1987). On pourrait aussi ajouter les réflexions de Quentin Skinner, Visions of Politics. 1 : Regarding Method., vol. 1 (Cambridge ; New York : Cambridge University Press, 2002), chap. 9‑10. 9 Tierney, « Origins of Natural Rights Language », 48. 10 Pour une vision récente du débat, et une discussion favorable aux thèses de Villey, on pourra se reporter à Andrea Padovani, « Birth of a Legal Category : Subjective Rights », Divus Thomas 116 (2013) : 37-55. Cet article offre une bibliographie récente sur la question, et permet de regrouper schématiquement les auteurs. En faveur de la thèse de Villey, on trouve : Ennio Cortese, « I diritti fondamentali della persona negli ordinamenti medievali fino alle esperienze precodificatorie », in I diritti fondamentali della persona umana e la libertà religiosa (Città del Vaticano, 1985), 69-84 ; John Finnis, Natural Law and Natural Rights, 2e éd., Clarendon law series (Oxford ; New York : Oxford University Press, 2011) ; John M. Kelly, A Short History of Western Legal Theory (Oxford : Oxford University Press, 1992) ; Paolo Grossi, Il dominio e le cose. Percezioni medievali e moderne dei diritti reali. (Milano : Giuffrè, 1992) ; Luca Parisoli, Volontarismo e diritto soggettivo. La nascita medievale di una teoria dei diritti nella Scolastica francescana (Roma : Istituto Storico dei Cappuccini, 1999). Ces auteurs sont au moins d’accord sur la chronologie proposée par Villey, mais pour des motifs parfois différents. En faveur des thèses de Tierney, on pourrait au contraire citer : Knut Wolfgang Nörr, « Zur Frage des subjektiven Rechts in der mittelalterlichen Rechtswissenschaft », in Festschrift für Hermann Lange zum 70. Geburtstag am 24. Januar 1992, éd. par D. Medicus H.-J. Mertens K.W. Nörr, W. Zoellner (Stuttgart, 1992), 193-204 ; Kenneth Pennington, The Prince and the Law, 1200-1600 : Sovereignty and Rights in the Western Legal Tradition (Berkeley (CA) ; Los Angeles (CA) ; Oxford (UK) : University of California Press, 1993).
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d’une vision du droit11. Il porte sur l’essence même de la tradition juridique occidentale : le droit subjectif en est-il un élément extérieur, une pièce rapportée pour résoudre un conflit historiquement daté, une déformation introduite à la suite du développement d’une théorie philosophique nominaliste, comme le pense Villey, ou bien en est-il une partie intégrante, née dans les écoles juridiques lors de la naissance des universités et du renouveau des études juridiques au xiie siècle ? Jean Gaudemet avait évoqué dès 1966 cette problématique lors d’un colloque, où il parlait de l’équité et du droit chez Gratien et les premiers décrétistes12. Concernant Gratien, Gaudemet ne voulut pas entrer dans le débat13, mais il décela la présence d’une vision subjective du droit dans cette définition du droit naturel chez Rufin : vis quaedam humanae creaturae a natura insita ad faciendum bonum cavendumque contrarium14. Une telle « vision psychologique et individualiste », ou encore une « acception subjective du droit naturel », comme le disait Gaudemet, aurait été reprise par Étienne de
Voir aussi, dans un article postérieur à la publication du livre de Tierney : Kenneth Pennington, « The History of Rights in Western Thought », Emory Law Journal 47 (1998) : 237-252. 11 Tierney, The Idea of Natural Rights, 3 : « The historian’s problem does not consist simply in determining when an idea of natural rights as such emerged. » Lorsqu’il écrit ces lignes, Tierney pense cependant davantage au fait que le problème de l’historien ne se borne pas à offrir un terminus a quo, mais qu’il doit aussi entrer dans des questions connexes, qui exigent également une enquête de type historique, comme la portée des droits naturels relativement à la notion de droits « actifs » et « passifs ». Nous pensons en revanche qu’il ne s’agit pas seulement d’une question de typologie historique des droits, mais de leur insertion dans une tradition juridique. 12 Jean Gaudemet, « Équité et droit chez Gratien et les premiers décrétistes », in La formation du droit canonique médiéval, 2e éd. (London : Variorum Reprints, 1980), 269-291. 13 Ibid., 271-272. : « Le droit auquel se réfère le Traité des Sources est le droit objectif qui s’exprime dans la loi et dans la coutume et, bien que Gratien reproduise le texte d’Isidore (D.1 c.2) qui distingue entre le ius ( = generale nomen) et la lex (= iuris species), il emploie indifféremment lex naturae et ius naturae. (D.1, d.p. c.1, divinae vel naturalis legis ; initial D.1 d.a.c.1, naturali iure, ius naturae). Est-ce à dire que Gratien ignore la notion de droit subjectif qui n’apparaîtrait que, lorsqu’Occam définira le ius comme une potestas ? Nous ne nous engagerons pas dans ce débat. » Gaudemet faisait alors référence à Michel Villey, « Origine de la notion de droit subjectif », Archives de philosophie du droit 4 (1953) : 170171. Il précisait également en note les passages qu’il conviendrait d’étudier : « La question mériterait examen, par l’utilisation de dicta qui sont dans le Décret en dehors du traité des sources ; par exemple C.25 q.1 d.p. c.16 § 1 (Sancta romana ecclesia habet enim ius condendi canones) ». 14 Gaudemet, « Équité et droit », 285-286. Il s’agit du commentaire de la Summa à D.1 s.v. humanum genus.
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Tournai et plus nettement encore par Simon de Bisiniano : « Cette acception subjective du droit naturel constitue une innovation importante qui sera amplement reprise au xiiie siècle. Elle dépasse la conception romaine, aussi bien celle du droit classique que celle de Justinien. On constate d’ailleurs un courant de subjectivité analogue chez les Romanistes contemporains à propos de la iustitia15. » Plus avant, analysant les sens de droit naturel dans la glose de la Summa Lipsiensis sur humanum genus, il concluait ainsi : « Ces définitions juxtaposées relèvent d’une énumération plus que d’une réflexion approfondie qui puisse aboutir à des classifications. Du moins ont-elles le mérite de marquer combien l’interprétation subjective du droit naturel, sous des formes diverses, tendait à triompher16. » La cause pourrait être entendue, mais que voulait dire réellement Gaudemet ? Il précisait plus loin sa pensée en disant : Ainsi la notion psychologique du ius naturale issue de la raison l’emportait sur les vieilles conceptions de Gratien. Et déjà s’esquissaient des perspectives nouvelles, marquées par l’influence du droit romain et le rôle croissant de l’individu dans une société en pleine transformation. Le droit n’était plus seulement envisagé comme donné par Dieu. Il est par nature dans l’homme, cette nature certes, étant voulue par Dieu. Pensée complexe qu’il serait abusif de vouloir rapprocher de philosophies plus modernes, mais qui, peu à peu, rompait avec la mentalité profondément religieuse du premier Moyen-âge17.
Ces lignes donnent une idée de la complexité du thème qui doit confronter une notion difficilement saisissable aux ambiguïtés d’interprétation des textes eux-mêmes. Outre ces indications, Gaudemet insistait surtout sur la façon de conduire la recherche. Il mettait particulièrement en garde contre les reconstructions a posteriori, les rapprochements de termes et encourageait vivement à n’interroger « que les textes et eux seuls »18 en y restant scrupuleusement fidèle, sans trop s’attacher à retrouver ou à reconstituer des Ibid., 289. Gaudemet se réfère à Ennio Cortese, « “Iustitia” e principio soggettivo nel pensiero civilìstico medievale », Ann. Storia del Diritto 3-4 (1959-1960) : 119-154. 16 Gaudemet, « Équité et droit », 290. 17 Ibid., 291. 18 Ibid., 269 : « Éclairés par les spéculations philosophiques et juridiques de l’âge d’or du XIIIe siècle, les historiens ont été tentés d’en chercher les premiers signes dans les formules sommaires du XIIe. Quelquefois aussi, ils ont cru pouvoir rapprocher des termes dont ils sont seuls à affirmer la synonymie. Partant d’identités qui restent à établir, ils ont proposé des synthèses fort éloignées des sources qui devaient les suggérer. C’est donc aux textes et à eux seuls, que nous demanderons un témoignage, nous gardant de dépasser leurs indications, même lorsqu’elles sont brèves, pour proposer une construction d’ensemble plus séduisante peut-être, mais plus précaire. » 15
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notions ou des classifications qui ne furent ni celles de Gratien ni celles des décrétistes19. Cette observation méthodologique de Gaudemet est particulièrement utile pour qui s’engage dans une telle entreprise, et nous tenterons de la suivre le plus possible, en partant des textes. Dans un premier temps, il est cependant nécessaire de revenir sur la controverse elle-même pour en mieux saisir les enjeux et les ambiguïtés. Les ambiguïtés de la controverse Villey – Tierney A priori, Villey et Tierney se rencontrent autour d’une même problématique : l’existence d’une conception subjective du droit au xiie siècle, c’est-à-dire un droit naissant de la possession d’un pouvoir ou une force inhérent à la personne. Si l’on se demande cependant à quoi s’oppose cette conception subjective chez chacun des deux auteurs, une ambiguïté de taille surgit. Tierney oppose le droit subjectif à un droit objectif qui serait le droit garanti à l’individu par une loi. Tierney emploie alors le terme laws, norme objective, qui se situe du côté du droit positif, par opposition à droit subjectif, rights, revendications de droits individuels. Pour Tierney, comme pour la plupart des historiens du droit aujourd’hui, le ius naturale évoque des rights et non des laws20. Ce faisant, la controverse devient alors « bancale », car Villey se plaçait dans une tout autre perspective. Chez lui, le droit objectif ne désignait précisément pas l’ensemble des lois, et encore moins le droit positif21 ! Pour Villey, le droit est objectif parce qu’il correspond à un objet juste : il désigne cette chose elle-même, et non un pouvoir que l’on aurait sur elle. Quant au droit subjectif, conçu comme faculté de l’individu sur les choses, il n’aurait pas sa place dans le droit, car il déduit le droit d’un pouvoir sur les choses, alors que le processus juridique réaliste dit exactement le contraire : le pouvoir sur une
Ibid. : « Une voie cependant reste peut-être ouverte, celle toute simple de la scrupuleuse fidélité aux textes. Ce qui frappe en effet dans les études consacrées aux concepts de droit, de droit naturel ou d’équité chez Gratien et chez ses disciples immédiats, c’est l’ampleur des perspectives, l’appel à des notions et à des classifications qui, si elles sont médiévales, ne figurent pas au Décret ni chez les premiers décrétistes. » 20 Sur l’opposition entre rights et laws dans ce contexte, on peut renvoyer à la première page de l’article de Pennington, « The History of Rights in Western Thought ». 21 Sur la relation entre ius et lex chez Villey, ainsi que sur les différences qui le séparent de Finnis, voir Gaelle Demelemestre, « La réception de l’interprétation française des théories du droit naturel dans le monde anglo-saxon », Archives de philosophie du droit 58 (2015) : 400-410. 19
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chose est la contrepartie de l’existence d’un droit. Certes, le droit subjectif existe bien, mais dans un second temps, comme résultante de l’existence d’un droit objectif, qui détermine les droits et les devoirs de chacun. Manifestement, Tierney situe son analyse dans un contexte herméneutique différent et le sens de « droits naturels » qu’il recherche n’est précisément pas un objet juridique au sens de Villey. On retrouve une même équivoque lorsqu’il s’agit de parler des droits de l’homme. Tierney les définit en référence à la critique que McIntyre fait à la réalité des droits de l’homme22. Pour Tierney, les droits de l’homme et les droits naturels renvoient essentiellement au même concept et correspondent à une caractéristique permanente de la nature humaine : ce sont des droits que l’homme possède du seul fait d’être homme. Pour Villey, le droit naturel renvoie à un ordre des choses (Villey parle volontiers d’ordre cosmique), non à une catégorie tirée de la seule nature humaine ou de sa dignité. Sans doute Villey dirait-il que Tierney a opté pour une conception moderne et déviée du droit naturel, issue d’une tradition non juridique. Là se trouve toute la difficulté de la controverse. Non que Tierney ignorât le fond de la thèse de Villey ou qu’il ne la comprît pas. Bien au contraire, Tierney résume fidèlement par ailleurs le point de vue réaliste23, la thèse de Villey24, ainsi que celle de Lachance25 ou de Composta26, mais, au moment de la discussion, il opte finalement pour une autre classification, prenant le sens actuel de droit objectif comme law et de droit subjectif comme right, et se concentre sur l’aspect historique, sans offrir au préalable une remise en question philosophique des thèses de Villey. Les oppositions historiques qu’il The Idea of Natural Rights, 2, note 4 : « Like McIntyre, I use the terms natural right and human rights interchangeably. The term “human rights” is often used nowadays to indicate a lack of necessary commitment to the philosophical and theological systems formerly associated with the older term, “natural rights”. But the two concepts are essentially the same. Human rights or natural rights are the rights that people have, not by virtue of any particular role or status in society, but by virtue of their very humanity. » 23 Brian Tierney, « Ius and Metonymy in Rufinus », in Studia in honorem eminentissimi Cardinalis Alphonsi M. Stickler, éd. par R. Castillo Lara (Roma : Libreria Ateneo Salesiano, 1992), 549. 24 Ibid., 549-550. 25 Ibid., 550. Voir Louis Lachance, Le concept de droit selon Aristote et saint Thomas, 2e éd. (Ottawa-Montréal : Editions du Lévrier, 1948) ; Le droit et les droits de l’homme (Paris : PUF, 1959). 26 Tierney, « Ius and Metonymy in Rufinus », 550. Voir Dario Composta, « Il concetto di diritto nell’umanesimo giuridico di Francisco de Vitoria O. P. », in I diritti dell’uomo e la pace nel pensiero di Francisco de Vitoria e Bartolome de las Casas, par C. Soria (Milano, 1988). 22
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exprime ne sont en réalité que la conséquence d’un débat philosophique sur la nature du droit, qui n’a finalement et malheureusement pas vraiment eu lieu. Il n’est pas impossible de voir derrière ce rendez-vous en partie manqué, également et fondamentalement, une différence de culture juridique27. Villey est empreint d’une culture classique, dont les références juridiques proviennent essentiellement de la philosophie aristotélico-thomiste, et la définition des concepts du droit romain. Tierney hérite au contraire d’une opposition des termes right et law, d’une classification des types de droits établie par Hohfeld28, et pense le droit à l’intérieur de ces catégories, qu’il est aussi possible de décliner en d’autres distinctions (claims rights / liberty rights, passive rights / active rights), qu’il avait lui-même déjà utilisées lorsqu’il s’intéressa aux droits des pauvres au Moyen âge. On retrouve le même impact des catégories établies par Hohfeld sur l’analyse de Reid, qui tente de les appliquer au langage des décrétistes29. Or, toutes ces catégories évoluent dans une constellation philosophique et juridique étrangère à Villey. Le malentendu n’est peut-être pas rédhibitoire pour notre entreprise. Sans doute convient-il, dans les lignes qui vont suivre, afin d’éviter tout malentendu, de conserver malgré tout au droit objectif le sens réaliste que Villey lui attribue, et de corriger au passage la définition de Tierney, trop liée à une conception positiviste du droit. La notion de droit objectif devait être précisément détachée du droit positif, afin de désigner, comme le proposait Villey, le caractère juste de l’objet, éventuellement reconnu et défendu comme tel par une loi30. Préciser Tierney par Villey, n’est-ce pas là contradictoire ? Cette modification de la définition de droit objectif chez Tierney, ne remet pourtant pas en cause le fond de son argumentation ; elle semble
Sur le fait que la notion de droit subjectif soit peu pertinente dans la tradition de la common law, voir Demelemestre, « La réception de l’interprétation française », 394. 28 Wesley Newcomb Hohfeld, « Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning », Faculty Scholarship Series. Paper 4378, 1917, http://digitalcommons.law.yale. edu/fss_papers/4378. 29 Reid, « The Canonistic Contribution », 64-72. Reid exprime ainsi son objectif, p. 64 : « Rather, the point is that, assuming the essential accuracy of Hohfeld’s analysis, the canonistic rights vocabulary corresponds closely to Hohfeld’s categories. » 30 Pour une justification de cette démarche méthodologique, voir Thierry Sol, « La controverse Villey-Tierney sur la naissance du droit subjectif au XIIe siècle : difficultés et valeur heuristique d’un anachronisme conceptuel », in Penser l’ordre juridique médiéval et moderne. Regards croisés sur les méthodes des juristes (I), éd. par Nicolas Laurent-Bonne et Xavier Prévost (Paris : Lextenso éditions, 2016), 209-234. 27
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au contraire faciliter son projet, en rendant l’analyse moins dépendante d’un cadre politique prédéfini et de l’existence d’un corpus de lois solidement établi. Ainsi, non seulement le droit subjectif, mais aussi le droit objectif peuvent se rencontrer à n’importe quelle période de l’histoire : dans le premier cas, la réflexion juridique part du sujet, dans le second, elle part de la définition du caractère juste d’une relation autour d’un objet dû. À la recherche de quel droit subjectif ? Aux ambiguïtés internes à la controverse elle-même se joignent d’autres problèmes qui exigent une clarification préalable des termes de la recherche. La catégorie du droit subjectif peut-elle être légitiment recherchée avant l’époque moderne, sans commettre d’anachronisme ? Ensuite, Tierney focalise sa démonstration sur quelques expressions selon lui révélatrices d’une conception subjective du droit, telles potestas, facultas dandi. Mais derrière ces mots, faut-il vraiment entrevoir une telle notion ? Le premier problème conditionne la possibilité de rechercher des droits subjectifs avant la période moderne. Beaucoup firent en effet remarquer que la société du xiie siècle ne pouvait concevoir de tels droits sur le modèle des droits individuels que connut la société moderne après la Révolution française. En 1964, Coing écrivait de façon catégorique au début d’un article consacré à la signification de droit subjectif : « C’est au cours des temps modernes avant tout que l’idée du droit subjectif a pris un sens31. » Au Moyen âge, expliquait-il, on peut certes trouver la notion de privilège, mais il ne s’agit pas de droit subjectif, qui est une « prérogative définie abstraitement, qui n’est pas assurée à des individus, mais rendue accessible à tous32. » Il semble difficile de répondre, tant l’objection de Coing semble juste. Mais Helmut Coing, « Signification de la notion de droit subjectif », Archives de philosophie du droit 9 (1964) : 1 : « C’est l’Aufklärung (le rationalisme) et la conception du droit naturel qu’elle développe qui firent de l’idée du droit subjectif un concept central du droit. » Coing place ensuite le développement du droit subjectif dans le cadre de la société du contrat social : « L’État créé par le contrat, assume la protection de ces droits : ce faisant, il entraîne la transformation des droits humains originels et fondés par le droit naturel, en droits subjectifs, en vertu du droit positif. » 32 Ibid., 3. Coing appuie ses réflexions sur Friedrich Carl von Savigny, System des heutigen Römischen Rechts (Berlin, 1840), liv. 1, p. 7. Il le traduit ainsi à propos du droit subjectif : « un pouvoir appartenant à la personne, un domaine où règne sa volonté. » Coing souligne que cette notion de volonté doit être mise en rapport avec celle de liberté, si l’on veut vraiment parler de droit subjectif. 31
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il est alors nécessaire de préciser en quoi notre analyse pourrait échapper aux anachronismes, ou, à tout le moins, pourquoi il vaut la peine de prendre un tel risque. Deux types d’arguments s’offrent à nous. Les premiers concernent l’obstacle méthodologique et les seconds portent sur une délimitation de l’objet de la recherche, ce qui permettra de répondre au deuxième problème soulevé, celui des manifestations du droit subjectif. Bien conscient du défi méthodologique, Tierney avait abordé dans sa préface à Religion et droit dans le développement de la pensée constitutionnelle, les risques d’anachronisme que cette entreprise supposait33. Il reprenait une critique de Butterfield sur la tendance de « l’historien wigh à vouloir observer les idées du temps présent dans le passé34, » et admettait avoir lui-même un peu succombé à une telle tentation. Pour se justifier, il avançait une remarque d’ordre méthodologique : [Butterflied] insistait sur le fait que l’historien doit mettre en relief la « dissemblance » entre les idées de différentes époques historiques. J’ai souvent attiré l’attention sur les similitudes. En faisant cela, je n ’ai pas tant cherché à retracer les « influences » d’une génération sur l’autre, qu’à attirer l’attention sur certaines structures récurrentes de la pensée constitutionnelle et sur les problèmes que l’historien rencontre lorsqu’il en examine les origines et le développement35.
En même temps, Tierney invitait à avoir une vision plus ample du travail de l’historien, qui, tout en s’efforçant de comprendre le passé pour lui-même, ne doit pas en rester prisonnier : « Vivre dans le passé est affaire d’antiquaire, disait-il ; la tâche de l’historien, c’est d’expliquer36. » La formule est lapidaire, mais elle exprime bien l’ambition de Tierney, à laquelle Villey aurait sans doute lui-aussi souscrit. Il ne s’agit pas d’attribuer aux auteurs passés
Brian Tierney, Religion et droit dans le développement de la pensée constitutionnelle, 11501650, Léviathan (Paris : PUF, 1993), 6 : « Est-ce une entreprise légitime pour un historien de chercher à retracer les origines lointaines d’idées modernes ? Peut-il le faire sans tomber dans des anachronismes naïfs ? Et encore : comment un historien devrait-il évaluer les rapports réciproques entre idées et événements ? L’étude des idées est-elle de quelque manière pertinente pour comprendre le développement effectif des institutions ? » 34 Reprenons ici les mots de Tierney, Ibid. : « L’historien whig, faisait-il observer, lit les idées du temps présent dans le passé. Il s’imagine avoir découvert “une ‘source’ ou une ‘anticipation’ du XXe siècle, alors qu’en réalité, il est dans un monde dont les connotations sont totalement différentes”. […] Par opposition à tout cela, le véritable historien étudie le passé pour lui-même. Il s’efforce de voir la vie avec les yeux d’un autre siècle. » Tierney se réfère aux passages suivants de Herbert Butterfield, « The Whig Interpretation of History », 1931, 12, 27, 16, 28. 35 Tierney, Religion et droit, 6. 36 Ibid., 7. 33
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notre façon de voir, ou des notions qui leur furent postérieures, mais de partir de l’intérieur d’une tradition de pensée, tout en conservant un point de vue extérieur, capable de percevoir sur la longue période « des rapports et des adaptations37. » Rapports et adaptations que les auteurs ignoraient, mais que l’historien ne peut quant à lui constamment « mettre entre parenthèse », au risque d’appauvrir le discours historique. Voilà donc une première justification « générique » de la démarche. La deuxième, avons-nous dit, porte sur son contenu. Tierney précisa que la conception subjective du droit au xiie siècle n’était en rien l’expression d’une forme d’individualisme, mais répondait plutôt à une vision de la personne humaine comme individu libre et rationnel, capable de discernement moral et lié à ses semblables par des devoirs de justice et de charité. En outre, les conceptions réaliste et subjective du droit cohabitaient alors en harmonie car, selon Tierney (son objection historique à Villey se double ici d’une objection philosophique) elles ne sont pas contradictoires mais complémentaires38. Comment alors repérer les manifestations de la conception subjective du droit, puisqu’elles n’apparaîtront pas sous la forme des modernes revendications de droit ? Ici, nous semble-t-il, la démarche de Tierney est assez peu convaincante, car l’utilisation des mots potestas, auctoritas ou encore facultas n’est pas suffisante pour déduire l’existence d’un droit subjectif, et l’on ne peut faire confesser aux mots des sens qu’ils ignorent ou comprennent d’une façon différente. Partant toutefois des acceptions modernes39, Tierney élargit le concept recherché : il s’agit de trouver des modèles de langage dans lesquels ius naturale signifie aussi pouvoir de personnes individuelles, qui, en accord avec la droite raison et le discernement moral définissent un espace de liberté, dans lequel l’individu peut revendiquer des pouvoirs dont il dispose par le simple fait d’être un homme40. Or, selon Tierney, un tel réseau linguistique est précisément né dans les ouvrages des décrétistes médiévaux41. Bien que l’on ne puisse trouver chez eux des traités explicites sur les droits individuels, et qu’il Ibid. Tierney, « The Idea of Natural Rights-Origins and Persistence », § 14. Tierney renvoie ici à Jacques Maritain, The Person and the Common Good, 1966, 67. Voir Brian Tierney, Foundations of the Conciliar Theory : the Contribution of the Medieval Canonists from Gratian to the Great Schism, 4 (Cambridge (UK) : Cambridge University Press, 1955), 100-108. 39 Tierney s’appuie toujours sur la taxinomie établie par Hohfeld, « Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning ». 40 Tierney, « Origins of Natural Rights Language », 54. 41 Ibid. : « I want finally to argue that this whole complex of associated ideas, this lattice work of language, first grew into existence in the works of the medieval Decretists. » 37 38
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faille reconstruire leur pensée à partir de gloses, parfois laconiques, sur des sujets variés, l’association entre ius et potestas n’en resterait pas moins chez eux un lieu commun42. Tierney est néanmoins conscient que mentionner les occurrences de termes ne suffit pas, et que ceux-ci doivent être compris dans leur contexte43. C’est pourtant là un aspect que Tierney ne développe finalement que très peu, attaché aux seules occurrences des mots facultas ou potestas ou ius faciendi, sans peut-être en éclairer suffisamment le sens à partir du contexte argumentatif dans lequel elles sont insérées. En réalité, l’aspect décisif de la recherche n’est pas l’existence de facultates ou de potestates, mais le fait de reconnaître dans ces pouvoirs de vrais droits, ou de penser que le droit naît (ou, plus précisément, naît seulement) de la possession personnelle d’un tel pouvoir44. Car s’il est vrai que le droit subjectif soit présent dans tout rapport juridique comme contrepartie nécessaire de l’existence d’un droit objectif45, il n’est pas en revanche si nécessaire de le concevoir comme la source de tout droit : on peut donc associer ius et potestas sans faire découler le premier du second. Voilà le point à examiner chez les décrétistes. Par conséquent, il ne s’agit pas de se demander si le concept de droit subjectif existait déjà au xiie siècle, mais plutôt de dire si, dès ce moment, cette conception subjective occupait tout le champ conceptuel juridique, au point de comprendre le droit fondamentalement, voire exclusivement, comme potestas.
42 Ibid., 57 : « The association of right and power, ius and potestas (Ockham’s “semantic revolution” according to Villey), was commonplace in twelfth-century canonistic discourse. » Tierney donne quelques exemples : « The papal election decree incorporated into the Decretum at D.23 c.1 referred to “the right of the power to elect” (ius potestatis eligere). In discussing the status of bishops-elect, Huguccio wrote simply, “They have the power of administering that is the right of administering” [Summa D.23 c.1]. Gratian attributed to the pope a right (ius) of establishing laws (surely an active right) [C.25 q.1 d.p. c.16], and Huguccio observed that since the pope had been given the right, therefore he had full power in this matter [Summa, D.4 d.p. c.3]. » Tierney renvoie aux exemples cités par Reid, « The Canonistic Contribution ». 43 Tierney, « Origins of Natural Rights Language », 69-70. « So far we have considered only isolated definitions of ius naturale, only paroles one might say. To answer our question we should need to consider the whole langue, the whole context of discourse in which the words were embedded, and the ways in which it was transmitted to later thinkers. » 44 Voir l’article très éclairant de Alejandro Guzmán, « Historia de la denominacion del derecho-facultad como subjetivo », in Panta rei. Studi dedicati a Manlio Bellomo, par Orazio Condorelli (Roma : Il Cigno, 2004), 525-558. 45 Voir Eduardo Baura de la Peña, Parte generale del diritto canonico : diritto e sistema normativo, Subsidia canonica 8 (Roma : EDUSC, 2013), 49-53.
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Délimitation du contenu de la recherche À quel domaine appliquer cette recherche ? Si Tierney parle des droits naturels, ce terme ne fait pas chez lui référence à un contenu particulier (celui des actuels « droits de l’homme » par exemple), mais à une vision générale du droit, qui part de la nature humaine pour en déduire le droit de l’individu. Ceci-dit, la nature humaine n’est pas la source exclusive du droit subjectif : toute faculté, toute capacité, tout pouvoir possédé par l’individu peut devenir la source de la revendication d’un droit correspondant à l’exercice de telle faculté. Tierney a signalé certains domaines dans lesquels des droits particuliers furent défendus dans en termes de loi naturelle : propriété, auto-défense, droits des infidèles, droit matrimonial, droit au procès46. De façon parallèle, Harold Berman a montré la présence de doctrines basées sur l’intention individuelle dans le domaine des lois concernant les préjudices, les contrats, le mariage47. Les études de Reid, qui applique lui aussi les catégories de Hohfeld, fournissent des exemples à propos du ius eligendi, ou de la facultas contrahendi matrimonium48. La lecture de ces travaux laisse cependant l’impression que les passages étudiés ne sont pas si nombreux : on retrouve souvent les mêmes citations, extraites des éditions de caractère plus général comme celle de Weigand. Tierney souligne lui-même du reste que tout le travail reste à faire et qu’il se contente de ne mentionner que quelques exemples. Un vaste espace s’ouvre donc à l’analyse, concernant tant les domaines où l’on pourrait trouver une conception subjective du droit que le mode d’interrogation des textes, en recherchant derrière chaque occurrence des termes le sens véritable des notions utilisées : ius, facultas, voire potestas font-ils référence à un pouvoir ou bien à une chose due en justice dont naîtrait, en contrepartie un droit subjectif ? Pour suivre les indications de Tierney, la présente recherche se limitera au xiie siècle : c’est après tout la période spécialement mentionnée par lui et
Tierney, « Origins of Natural Rights Language », 70 ; « Permissive Natural Law and Property : Gratian to Kant », Journal of the History of Ideas 62 (2001) : 381-399. 47 Harold Joseph Berman, Law and Revolution : the Formation of the Western Legal Tradition (Cambridge (MA) : Harvard University Press, 1983), 34, 71, 188-192, 235 (pour ne mentionner que quelques passages). 48 Reid, « The Canonistic Contribution ». Voir en particulier p. 73-80 pour les occurrences de ius contrahendi matrimonium et p. 80-90 pour celles de droits liés au ius coniugale ; voir également du même auteur « The Medieval Origins of the Western Natural Rights Tradition : The Achievment of Brian Tierney », Cornell Law Review 83 (1998) : 436-463. 46
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c’est aussi un moment crucial pour l’histoire du droit. Il n’est pas dépourvu d’intérêt de se demander si, au cœur et à la faveur de ce mouvement de renouveau, on ne pourrait pas trouver les traces d’une nouvelle façon de concevoir le droit, en partant des pouvoirs du sujet et non du caractère juste de l’objet. Pour Villey, la période était charnière en ce sens qu’elle signifiait le retour de la grande tradition réaliste du droit, pour Tierney, parce qu’elle signifiait au contraire l’installation du droit subjectif. Quant au contenu, il pourrait bien évidemment concerner l’ensemble du droit. Tierney s’est intéressé aux droits du pauvre, Reid, au ius eligendi, mais surtout au droit matrimonial. Le ius eligendi permet sans doute de mettre en lumière les notions de ius ad rem et ius in re, dont Landau puis Dondorp soulignèrent l’importance49. Ces options correspondaient à une option préférentielle de Reid pour des domaines où l’individu semble plus présent. Toutes ces analyses constituent autant de pistes intéressantes, néanmoins nous ne cherchons pas ici a priori des « droits individuels », mais une façon subjective de penser le droit, à partir des facultés et pouvoirs dont un homme peut disposer. De ce point de vue, et sans nier l’intérêt des autres domaines signalés, le munus sanctificandi se présente comme un terrain possible d’investigation, et, du point de vue du droit canonique, comme un terrain privilégié, puisque les sacrements sont au cœur de la mission de l’Église. C’est pourquoi nous centrerons notre recherche sur la question suivante : le ius celebrandi (et de façon annexe le ius ligandi et solvendi) est-il l’objet d’une vision subjective du droit ? Le thème est aussi bien traité par Gratien que par les décrétistes, et a surtout l’avantage de présenter des situations limites, qui permettent de se demander dans quelles conditions une faculté pourrait ne plus être appliquée. Les problèmes de simonie, d’hérésie ou de schisme avaient en effet rendu la question pressante : un clerc simoniaque, schismatique ou hérétique peut-il encore célébrer les sacrements ? Ceux-ci seront-ils valides, licites ? Quels sont les critères juridiques qui permettent d’en décider ?
Harry Dondorp, « Zum Begriff Ius ad rem bei Innocenz IV. », in Proceedings of the Ninth International Congress of Medieval Canon Law, Munich 1992, MIC series C, vol. 10, éd. par Peter Landau et J.P. Müller (Città del Vaticano : Biblioteca Apostolica Vaticana, 1997), 553574. Ces réflexions faisaient suite à celles de Peter Landau, « Zum Ursprung des ius ad rem in der Kanonistik », in Proceedings of the Third International Congress of Medieval Canon Law, Strasbourg, 1968, éd. par Stephan Kuttner, vol. 4, C : subsidia (Città del Vaticano : Biblioteca Apostolica Vaticana, 1971), 81-102.
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Pour répondre à ces questions, les deux raisonnements sont possibles : le ius celebrandi peut tout à fait être traité sur le modèle du droit subjectif, comme l’exercice d’une potestas que le clerc reçut par son ordination. La faculté serait alors intégrée à la personne du ministre, plus que n’importe quel dominium ne pourrait l’être. Mais la possession de la potestas ordinis débouche-t-elle sur un ius celebrandi ? Ou encore : ce ius celebrandi sacramenta ne dépend-il que de la potestas du ministre ? D’un autre côté, on peut appliquer à ces questions un raisonnement qui suit une conception réaliste ou objective du droit, qui consiste à se demander si la célébration du sacrement (l’objet) sera une chose juste en cas de simonie, de schisme ou d ’hérésie et qui déduit le caractère juste ou injuste de cette célébration non de la seule possession de la potestas ordinis, mais plutôt l’opportunité de l’exercice de cette potestas par le ministre. Le ius celebrandi se trouve à la croisée des chemins : à l’aube du xiie siècle il pouvait être traité suivant l’une ou l’autre vision du droit. Sans anticiper le résultat de nos recherches, on peut ici indiquer qu’il se structura au cours de cette période autour de la distinction entre potestas et executio potestatis. Or, toute distinction juridique répond à un problème particulier et trouve sa formulation à l’intérieur de catégories juridiques spécifiques, ou d’une vision du droit. Ces deux aspects se façonnent l’un l’autre : le problème juridique est appréhendé à partir d’une certaine vision du droit, qu’il contribue en même temps à renouveler et à façonner. En dépit de la difficulté que cela représente, les deux doivent donc être analysés de concert et l’analyse s’efforcera de répondre à cette exigence méthodologique. Le contexte politique, juridique, ecclésiologique et social est néanmoins si large et varié qu’il semble nécessaire, avant d’entrer dans la recherche elle-même, d’en dégager les grandes lignes.
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Contexte historiographique Le débat sur les origines et la nature du pouvoir de juridiction
L
a question des sacrements au xiie siècle, et en particulier celle de la potestas et de l’executio potestatis, s’intègre à tout le débat sur le pouvoir de juridiction, sa nature, le moment de son apparition, ses manifestations et ses conséquences sur l’ecclésiologie. Cette recherche y contribue en partie, car les notions de potestas et executio potestatis, si elles ne recoupent que partiellement le binôme ordo – iurisdictio, l’annoncent et en préfigurent les caractéristiques les plus saillantes. Ainsi, sans entrer dans la querelle lancée par Rudolf Sohm, nous ne pouvons cependant l’ignorer, d’autant plus qu’elle peut éclairer notre propre problématique sur la nature du droit dans l’Église au cours de cette période. En créant un lien causal entre l’introduction du concept de juridiction et la transformation de l’ecclésiologie, Sohm lança en effet une controverse à la fois théologique, philosophique et historique1. Sa thèse ouvrait un front théologique et historique, ou plutôt, faisait naître une enquête historique
Citons seulement parmi les travaux de synthèse plus ou moins récents : Martinien Van de Kerckhove, La notion de juridiction dans la doctrine des Décrétistes et des premiers Décrétalistes de Gratien (1140) à Bernard de Bottone (1250) (Assisi : Collegio San Lorenzo da Brindisi, 1937) ; Antonio Vitale, Sacramenti e diritto (Freiburg ; Roma : Herder, 1967) ; Alfonso Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome. Étude sur la cohérence ecclésiologique et canonique du primat de juridiction (Fribourg : Éditions universitaires Fribourg Suisse, 1990). Cette thèse offre une importante bibliographie sur la question. Plus récemment un ouvrage est revenu sur la question en proposant une approche théologique : Laurent Villemin, Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction : histoire théologique de leur distinction, Cogitatio fidei 228 (Paris : Cerf, 2003). On peut en trouver une critique éclairante chez Alphonse Borras, « Ordre et juridiction : les enjeux théologiques actuels de l’histoire d’une distinction. À propos d’un ouvrage récent », Revue théologique de Louvain 35 (2004) : 495-509. D’une façon plus générale, sur les thèses de Sohm, voir la bibliographie signalée chez Yves Congar, « Rudolf Sohm nous interroge encore », Revue des sciences philosophiques et théologiques 57 (1973) : 263-294. 1
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largement dépendante de ses prémices théologiques2. Selon Sohm, c’est dans les années 1170, surtout à partir de Rufin et du pape Alexandre III, que l’on passerait d’une Église « corps du Christ » et ne connaissant qu’un droit essentiellement sacramentel à une Église « corporation », dotée d’un droit lui aussi corporatif, foncièrement séculier3. La raison du passage d’une Église spirituelle à une Église-société, est due, selon Sohm, à l’évolution de la compréhension du pouvoir d’ordre. En effet, l’introduction d’une division entre potestas ordinis et potestas iurisdictionis aurait affecté, voire transformé, la nature du droit, parce qu’elle traduit « l’idée, que Gratien n’avait pas encore mais qui s’affirme après lui, que l’ordination rituellement correcte donne à la personne du ministre un caractère indélébile défini comme potestas conficiendi sacramenta. » De cette façon, « le pouvoir personnellement possédé prend la place de la fonction (ordo) reçue dans l’Ecclesia ; la consécration (Weihe) se détache de la fonction ministérielle (Amt)4. » Une telle hypothèse sur les modifications apportées à la conception du droit inscrit la thèse de Sohm dans le cadre de notre réflexion, précisément parce que le fondement de cette évolution serait étroitement lié à l ’émergence
C’est sans doute pour cette raison qu’il est permis de parler de « reconstruction historique » : voir Congar, « Rudolf Sohm nous interroge encore », 263 : « Il faut distinguer chez Sohm une thèse théologique et une interprétation de l’histoire, celle-ci en dépendance de celle-là. » 3 Rudolf Sohm, Das altkatholische Kirchenrecht und das Dekret Gratians (München und Leipzig, 1918), 585. Défenseur d’une conception spiritualiste, Sohm voyait précisément dans l’émergence de la notion de juridiction le passage d’un droit « religieux » à un droit « social ». Ce phénomène s’opéra selon lui au détriment du caractère exclusivement surnaturel de l’Église, car on dénaturerait la foi si on lui intégrait une dimension juridique : Kirchenrecht. II Katholisches Kirchenrecht, 2e éd. (Berlin : Dunker und Humblot, 1970), 135. L’Église, selon Sohm, ne connaît que le droit sacramentel ou religieux, alors que le droit canon tel qu’il évolua au cours du XIIe siècle, régit l’Église sur le mode d’une institution humaine en contradiction avec l’essence de l’Église : Kirchenrecht. I Die geschichtlichen Grundlagen, 2e éd. (Berlin : Dunker und Humblot, 1970), 459. Pour une mise en lumière des problèmes de fond posés par les « antijuridicismes » spiritualistes et leurs implications, telle la mise en cause de la sacramentalité ou de la médiation de l’Église, voir Carlos José Errázuriz Mackenna, Corso fondamentale sul diritto nella Chiesa, vol. 1 : Introduzione, I soggetti ecclesiali di diritto (Milano : A. Giuffrè, 2009), 3-6. Concernant l’invisibilité de la réalité de l’Église, voir le commentaire de Congar, « Rudolf Sohm nous interroge encore », 264-265. Sur l’interprétation et les analyses suscitées par la théorie de Sohm, voir la synthèse de Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome, 109-110. 4 Nous reprenons l’analyse de Congar, « Rudolf Sohm nous interroge encore », 268. Congar se réfère à Sohm, Das altkatholische Kirchenrecht und das Dekret Gratians, 61, 143 et 191. 2
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d’une conception subjective du droit5. Sohm a au moins ce mérite de nous indiquer que quelque chose se passe, du point de vue de la conception du droit, au moment même de la formulation de la distinction entre potestas ordinis et executio potestatis, car les distinctions juridiques sont formulées pour répondre à des problèmes pratiques mais aussi très souvent conceptuels. L’aspect historique de la controverse engagée par Sohm ne s’est pourtant révélé ni des plus fertiles ni des plus pacifiquement acceptés, comme le remarquait Congar en 1973 : « Rudolf Sohm a été réfuté à peu près sur tous les articles de sa reconstruction historique : au point que les historiens du droit ou des institutions ne s’intéressent plus guère à lui6. » Nuançons néanmoins cette mise à l’écart, en précisant que l’analyse du contexte historique a toutefois confirmé l’intuition historique de Sohm : l’apparition de la distinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction se produit bien au cours de la deuxième moitié du xiie siècle, à la suite de la « réforme grégorienne » et de la lutte de l’Église pour sa liberté, à la faveur de la redécouverte du droit romain et à l’occasion de la constitution du droit canonique en une science juridique autonome7.
Sohm ne construit pas sa théorie autour de la problématique du droit subjectif ; c’est la caractérisation du droit comme spirituel ou mondain qui retient bien davantage son intérêt. Il reste cependant que, pour justifier le passage de l’un à l’autre, il a implicitement recouru à une catégorie qui, telle qu’elle est mise en lumière par Congar, est bien celle du droit subjectif. La création de la notion d’executio potestatis serait la conséquence logique de la compréhension subjective de la potestas ordinis : l’executio potestatis serait comme la limite juridictionnelle positive appliquée à un droit subjectif (potestas conficiendi sacramenta). Il serait donc possible de parler de droit subjectif concernant le sacrement de l’ordre, à condition de considérer que le caractère sacramentel confère en même temps le droit d’exercer de façon libre et absolue la potestas ordinis. 6 Congar, « Rudolf Sohm nous interroge encore », 263. Schebler parvenait déjà en 1936 aux mêmes conclusions : Die Reordination in der « altkatholischen » Kirche, unter besonderer Berücksichtigung der Anschauungen Rudolph Sohms (Bonn : Ludwig Röhrscheid Verlag, 1936), 5. Avant lui, Stutz affirmait combien les thèses de Sohm étaient contraires aux sources elles-mêmes : « Bemerkung von Sohms “Altakatholisches Kirchenrecht” », ZRG KA 8 (1918) : 239. Une étude plus récente fait une synthèse de ces critiques : Reinhold Sebott, Fundamentalkanonistik : Grund und Grenzen des Kirchenrechts (Frankfurt am Main : J. Knecht, 1993). 7 Voir Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome, 117-119. L’auteur retranscrit les différents moments de la recherche et du débat autour de cette distinction. Sur le thème de la juridiction, l’auteur signale le rôle décisif de l’article de Nikolaus Hilling, « Die Bedeutung der “iurisdictio voluntaria” und “involuntaria” im römischen Recht und im kanonischen Recht des Mittelalters und der Neuzeit », AKKR 105 (1925) : 449-473. 5
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Ces résultats de l’analyse historique relancèrent à leur tour le débat théorique8. La majorité des canonistes affirmèrent que la distinction entre potestas ordinis et potestas iurisdictionis ne faisait que transcrire dans un langage technique une réalité déjà existante, sans introduire un changement réel dans la perception de la structure constitutionnelle de l’Église. Cet argument permit de réfuter les hypothèses de Sohm : on ne passait pas d’une structure sacramentaire à une structure corporatiste, car la rénovation juridique – par ailleurs justement soulignée par Sohm – ne traduisait pas une innovation conceptuelle, mais adaptait l’instrument juridique à une réalité qui le précédait9. Néanmoins, les arguments qui soutiennent la thèse de la préexistence et de la permanence dans les faits de la notion de juridiction furent à leur tour relativisés. Des recherches historiques montrèrent qu’il existait une autre conception de la potestas sacra, « unitaire et chronologiquement antérieure », selon laquelle « toute la potestas serait transmise par le sacrement ; son usage dépendrait cependant de la possession de l’executio, laquelle aurait été liée à la réception du titulus, de la cura animarum sur une Église particulière10. » On ne pourrait donc pas parler dans ce cas d’une bipartition de la potestas mais plutôt de situations dans lesquelles sa mise en œuvre exigeait Ce débat est synthétisé chez Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome, 121-130. Carrasco Rouco donne une ample bibliographie qui restitue les opinions de H. Dombois, K. Mörsdorf, G. Michiels, E. Corecco, J.J. Ryan et A.M. Stickler. Signalons l’importance des travaux de Stickler sur l’évolution historique de la notion, notamment : « Das Mysterium der Kirche im Kirchenrecht », in Mysterium Kirche in der Sicht der theologischen Disziplinen (Salzburg, 1962), 571-647 ; « La bipartición de la potestad eclesiástica en su perspectiva histórica », Ius Canonicum 29 (1975) : 45-76 ; « De potestatis sacrae natura et origine », Periodica de re morali canonica liturgica 71 (1982) : 65-91 ; « Die kirchliche Regierungsgewalt in der klassischen Kanonistik. Einheit der Träger und Unterscheidungen der Funktionen », ZRG KA 69 (1983) : 267-291. Concernant la distinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction au cours du premier millénaire, voir Roberto Interlandi, Potestà sacramentale e potestà di governo nel primo millennio. Esercizio di esse e loro distinzione, collana Tesi Gregoriana Diritto Canonico (Roma : Editrice Pontificia Università Gregoriana, 2016). Au terme d’une recherche très complète, l’auteur affirme que si les termes de « pouvoir d’ordre » et « pouvoir de juridiction » n’apparaissent explicitement que dans la seconde moitié du XIIIe siècle, et que l’on peut tout au plus en retracer une préhistoire dans le Décret de Gratien, et plus précisément dans la Summa lipsiensis, ils ne constituent pas mais transcrivent seulement une réalité déjà présente avant Gratien. 10 Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome, 122. Parmi les auteurs qui mentionnent cette hypothèse, citons G. Fransen, W. Bertrams, G. Alberigo, Y. Congar. En outre, plus récemment, on retrouve une telle hypothèse dans les travaux de Villemin, Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction, pour qui la distinction, née au XIIe siècle traduit le passage de deux dimensions d’un pouvoir unifié à deux pouvoirs indépendants. 8 9
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que fussent réunies certaines conditions juridiques. Cette autre hypothèse de structuration du pouvoir en potestas et executio potestatis est intéressante pour le sujet qui nous occupe, car elle met en lumière une compréhension possible de la notion de ius : il pourrait s’agir d’un droit possédé personnellement, mais dont l’exercice dépendrait d’une reconnaissance extérieure, puisque son application serait toujours sociale ou communautaire, comme l’indiquent les notions de titulus et de cura animarum. Qu’ils concluent à une distinction réelle mais non clairement établie de deux pouvoirs, ou bien à l’existence de deux dimensions à l’intérieur d’une unique potestas sacra, ces travaux permirent de dégager l’existence, dans tous les cas et avant même l’introduction explicite de la notion de juridiction, de pouvoirs inamissibles liés à la personne et de pouvoirs amissibles liés à l’office11. Cette hypothèse propose une piste de réflexion particulièrement féconde, lorsqu’il s’agit de se demander si le droit naît de la seule possession personnelle d’un pouvoir ou bien de l’existence d’une situation de droit objective, qui fait de l’exercice de ce pouvoir un bien juridiquement dû. La situation des évêques hérétiques ou schismatiques, qui conservaient des pouvoirs sacramentels qu’ils ne pouvaient cependant exercer, constituait à ce propos un cas emblématique de la distinction entre pouvoirs amissibles et inamissibles12. Klaus Mörsdorf développa sa réponse à la théorie de Rudolph Sohm, en suivant la piste du sacrement de l’ordre, carrefour de la réflexion. Pour montrer que l’histoire de la compréhension de ce sacrement débouchait naturellement sur la distinction entre ordre et juridiction13, il retraça les différentes étapes de ce processus de clarification du rapport entre sacrement et office14. Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome, 124. Cet argument fut lui aussi invoqué contre Sohm, car il montrait que la distinction de deux types de pouvoirs, les uns liés à l’ordre et les autres à l’office, n’était pas une chose nouvelle. Du point de vue de l’argumentation, on ne peut déduire un lien logique nécessaire entre cette distinction antécédente (ordre/office) et la notion de juridiction ultérieurement exprimée. 12 Ibid., 124. Voir en particulier la note 321. 13 Klaus Mörsdorf, « Die Entwicklung der Zweigliedrigkeit der kirchlichen Hierarchie », Münchener theologische Zeitschrift 3 (1952) : 1-16 ; « Altkanonisches “Sakramentenrecht” ? Eine Auseinandersetzung mit den Anschauungen Rudolf Sohms über die inneren Grundlagen des Decretum Gratiani », SG 1 (1953) : 485-502. Pour une synthèse des analyses de Mörsdorf, voir Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome, 125-128. 14 La première fut la crise spiritualiste du montanisme, qui souleva le problème de l’efficacité du sacrement en dépit de l’indignité du ministre. La deuxième fut la crise donatiste, qui interrogea la validité du baptême administré par des hérétiques. Saint Augustin avait alors montré l’efficacité objective des sacrements, et en particulier du baptême et de l’ordre. Plus tard, dans le cadre de la problématique des translations de prêtres ou d’évêques d’un diocèse 11
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Mörsdorf souligna en particulier comment Gratien, Rufin et Étienne de Tournai avaient dû préciser peu à peu la notion d’officium et d’executio officii pour répondre aux difficultés nées de la célébration des sacrements par des clercs simoniaques ou hérétiques. Cette évolution met en lumière une prise de conscience de l’existence de pouvoirs directement liés à la personne et au sacrement, et d’un autre côté, de pouvoirs liés à la réception d’un office particulier. Cette répartition des pouvoirs ainsi formulée pourrait-elle recouper une distinction entre droit subjectif et droit objectif ? En d’autres termes, comment concevait-on la dimension juridique des sacrements ? Voilà autant de questions qui peuvent constituer un point de départ utile à notre réflexion. Le débat sur la nature de la « réforme grégorienne » Ce débat sur les origines et la nature du pouvoir de juridiction s’insère en outre dans le contexte historique spécifique de la « réforme grégorienne », dont la définition suscita elle-même un autre débat historiographique. En effet, s’il semble assez facile d’identifier le contenu de la réforme entreprise au xie et xiie siècle, et d’énumérer « les réformes » (lutte contre la simonie, le nicolaïsme et pour l’affirmation du pouvoir du souverain Pontife15), en revanche la caractérisation de « la réforme » en termes de rupture ou de continuité engendra un débat historiographique et ecclésiologique, qui, s’il n’est pas l’objet principal de notre étude, peut cependant aider à en percevoir certains enjeux. D’une façon générale, et en particulier dans le domaine du droit et des institutions, un tel type de problématique est toujours fructueux. Comme l’ont montré les réflexions de Gabriel le Bras sur la « division du temps », distinguer une « période », une « époque » ou un « âge » oblige à prendre position sur notre vision du droit et de l’ecclésiologie car, « bien qu’il paraisse formel, le problème de la division du temps touche au fond du droit pour la raison que nous avons à choisir et que notre choix des mesures et des césures
à un autre, la possession du sacrement de l’ordre fut distinguée de son exercice dans l’Église pour laquelle il avait été conféré. Enfin, la réception de ce même sacrement fut distinguée de la collation d’un office. Cette ultime distinction répondait au problème récurrent des ordinations absolues, manifesté dès le IVe siècle dans le cas de l’ordination des moines, puis réactivé par la question de l’ordination simoniaque ou de celle célébrée par un hérétique ou un schismatique, dans le cadre de la lutte contre la simonie et l’investiture laïque. 15 Sur le contenu de ladite réforme, on peut en trouver une synthèse actualisée chez UtaRenate Blumenthal, « Reforma gregoriana », DGDC vol. 6 : 790-797. Pamplona : Aranzadi ; Universidad de Navarra, 2012.
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traduit notre vision du développement16. » Dans la périodisation de Le Bras, la réforme grégorienne clôturerait le premier âge du droit canonique, avant un nouvel âge inauguré par le Décret de Gratien, qui porterait les efforts précédents à leur accomplissement17. En fait, plus que séparer des périodes et déterminer des césures, une telle lecture insiste davantage sur l’importance de la longue durée, aide à comprendre des transitions et ne néglige nullement la continuité historique. Le passage d’un âge à l’autre est en effet largement préparé et expliqué par un ensemble de facteurs au cours du siècle précédent qui poursuivent leur maturation durant le siècle suivant. Ainsi, pour Gabriel Le Bras, la réforme grégorienne doit être étudiée sur une durée beaucoup plus longue que le pontificat de Grégoire VII et s’inscrit dans un vaste processus de transformations progressives. Le débat sur la réforme grégorienne est né de son interprétation en termes de rupture ecclésiologique, caractérisée par l’introduction d’une dimension institutionnelle et juridique jusque-là quasiment inexistante selon certains, centrée sur la papauté. Dans ce débat se trouve reportée sur la période précédente, la dichotomie suggérée par Sohm autour de la distinction entre un droit sacramentaire et un droit monarchique après Gratien, dichotomie dont Gabriel Le Bras remarquait déjà lui aussi qu’elle n’avait pas obtenu grande adhésion18. Mais Le Bras manifestait également quelque préoccupation
Gabriel Le Bras, Histoire du droit et des institutions de l’Église en Occident. Tome 1 : Prolégomènes (Paris : Sirey, 1955), 152. Les césures peuvent se déduire de « quelques phénomènes faciles à observer. Ils affectent la morphologie de l’Église, le domaine de sa compétence, sa place dans la société civile ; la nature des sources, la part du droit public et du droit privé, les caractères fonciers et formels du système juridique ; la conception même de la structure ecclésiale, des rapports avec la Terre et avec l’Au-Delà » (p. 153). L’amplitude de ces phénomènes permet de caractériser une période, un âge, une époque : « s’agit-il d’une simple crise de croissance ou de déclin, nous dirons qu’une période commence ; d’un changement profond, nous annoncerons le début d’une époque ; d’une révolution des caractères fondamentaux : c’est l’inauguration d’un âge. » (p. 153). 17 Ibid., 160. « Rien ne pourra désormais arrêter la poussée romaine. Elle prendra une forme à la fois plus savante et plus insinuante sous Urbain II qui ouvre la période finale de l’Ancien droit. Rome n’a pu déraciner les coutumes, briser la résistance des princes, expulser les textes locaux : ils reparaissent dans des collections composites, et avec eux la diversité. Mais cette fois aux méthodes autoritaires la papauté substituera les essais de conciliation, qui caractérisent notre période. La renaissance de la théologie et de la dialectique, du droit romain et du droit canon lui fournit les textes et surtout les moyens d’une adaptation rationnelle : c’est le temps des premières collections de concorde et du premier concordat. Au bout de cette voie pacifique, Gratien exhiba son Décret. » 18 Ibid., 152. 16
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lorsque Congar affirmait que la réforme grégorienne aurait constitué un tournant dans l’ecclésiologie catholique, car jusque-là « le mode juridique de pensée [n’avait] pas encore envahi l’ecclésiologie » provoquant le passage d’une Église « communion de fidèles baptisés » à une institution hiérarchiquement structurée autour du principe de la primauté romaine19. Après les hypothèses de Sohm et depuis ces affirmations de Congar, la réforme grégorienne est en effet devenue le lieu d’un débat ecclésiologique, dont Fantappiè a récemment montré les enjeux, en termes de réinterprétation idéologique de l’histoire20. Ainsi, il semble plus juste d’affirmer que la réforme grégorienne ne fut pas une « construction idéologique » du pouvoir papal, mais bien plutôt un vaste effort de rationalisation des institutions ecclésiastiques au moyen du droit canonique21. Suivant la description de Capitani, « elle se configure comme le rétablissement de structures hiérarchiques là où elles
Yves Congar, L’ecclésiologie du haut Moyen Âge : de saint Grégoire le Grand à la désunion entre Byzance et Rome (Paris : Cerf, 1968), 388. On trouvera une recension de l’ouvrage chez Gabriel Le Bras, « Recension de L’Ecclesiologie du Haut Moyen Âge, de Yves Congar », Archives de sociologie des religions 27 (1969) : 168-170. Le Bras se dit un peu contrit du « refus du droit » qui caractérise les sources choisies par Congar : « S’il nous était permis de formuler des vœux pour un perfectionnement des éditions prochaines de ce savant ouvrage nous souhaiterions une introduction sur l’ecclésiologie de l’Antiquité qui permît de mieux comprendre la tradition patristique, un index chronologique de l’exégèse des textes fondamentaux des Évangiles et un appendice qui justifiât ou tentât de justifier le refus du droit au profit de la seule morale dans les textes et les actions, refus dont un canoniste peut-être plein de préjugés ressent quelque peine. » Fantappiè signale une une critique plus tranchante de la direction prise par Congar chez Ovidio Capitani, Tradizione ed interpretazione : dialettiche ecclesiologiche del sec. XI (Roma : Jouvence, 1990), 132-133. Ce dernier affirme en effet : « Quello della Chiesa “giuridica” come conseguenza della riforma gregoriana è un “topos” della letteratura storiografica degli anni sessanta. Ma un “topos” con una curiosa fortuna, dacché nelle opere di scrittori quali il Congar si colorisce di connotati sostanzialmente negativi, mentre per altri è il segno positivo del farsi coerente di un disegno giuridico della Chiesa medesima (penso soprattutto all’Ullmann e alla sua vasta e monotematica produzione). […] La giuridicizzazione – con buona pace del Congar e di tanti altri, meno di lui intelligenti e preparati – non è un “regresso” (come non è un “progresso”), ma solo la progressiva razionalizzazione della vita di un organismo inserito nel tessuto della storia degli uomini con l’esigenza di una funzione soprannaturale ; è lo scotto da pagare alla storia o, se si preferisce, alla storicizzazione di questo stesso organismo. » 20 Carlo Fantappiè, Ecclesiologia e canonistica (Venezia : Marcianum Press, 2015), 43-46. L’auteur montre en particulier comment cette valorisation négative de la juridicisation de l’Église progette dans l’histoire une lecture idéologique du concile Vatican II. 21 Ibid., 43 ; Giovanni Tabacco, Le metamorfosi della potenza sacerdotale nell’alto medioevo, éd. par G. G. Merlo (Brescia, 2012), 114. 19
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avaient disparu, et, à la limite, elle rencontre les exigences de l’Empire, sauf qu’elle entra ensuite en conflit avec lui pour une question de compétences22. » Le problème principal d’une interprétation en termes de rupture ecclésiologique est en outre de limiter la réforme grégorienne aux années du pontificat de Grégoire VII, alors que, comme l’avait montré Capitani, elle ne se comprend que sur une longue période, qui va du ixe au xiie siècle et apparaît bien plus comme une réponse articulée aux graves problèmes de l’Église, précédemment énoncés (simonie, concubinage des clercs et indépendance de l’Église face au pouvoir temporel). En tout état de cause, les sources historiques ne permettent pas d’attribuer à Grégoire VII une vision systématique et organique d’un projet de réforme centré sur la papauté23. Fantappiè remarque également que cette surévaluation de la rupture ecclésiologique de la réforme grégorienne correspond de façon paradoxale à une sous-évaluation de ses effets, qui ne peuvent se résumer à l’instauration du primat du pape mais concernent l’histoire des institutions en Europe, comme a pu le confirmer l’ouvrage de Berman. Si la problématique et la discussion suscitées par Law and Revolution dépassent le cadre de notre étude, la thèse de Berman présente une utile contextualisation de la réforme grégorienne. Berman parle en fait de véritable « révolution » du droit pour qualifier la période et l’objet de sa thèse est d’en montrer l’ampleur, non seulement dans l’Église, mais dans toute la tradition du droit occidental. Peut-on retrouver là quelque convergence avec les intuitions de Villey ou les contre-hypothèses de Tierney sur les changements intervenus dans le droit au xiie siècle ? Malheureusement, l’auteur n’entre pas
Ovidio Capitani, « Esiste un “Età gregoriana ?” Considerazioni sulle tendenze di una storiografia medievistica », Rivista di storia e letteratura religiosa 1 (1965) : 35. 23 Sur la complexité de la réforme grégorienne, dans la ligne des travaux de Capitani, voir Glauco Maria Cantarella, « Riforme e Riforma. La storia ecclesiastica del sec. XI », in Orientamenti e tematiche della storiografia di Ovidio Capitani, 2013, 53-68. Voir en particulier sa conclusion significative sur le peu de systématisation de la réforme : « Le riforme si sono tradotte in riforma, e la riforma si e tradotta in sistema. Ma un sistema tanto aperto da essere instabile : illius uelle illius nolle tantum explorant, ut ad eius arbitrium suam conuersationem et ipsi remittant aut intendant. Appunto : il sistema, lo decide e lo modifica Roma a seconda della utilitas o della necessitas. La restaurazione delle regole ha portato, alla fine, all’eversione di tutto il sistema di intenderle, le regole. O, se si vuole, ad una enorme elasticità nel modo di intendere : ad eius arbitrium. L’unica certezza che rimane, e quella della fluidita. Che e l’unica costrizione che per lungo tempo gli ecclesiastici non saranno disposti ad accettare. E che e l’unica garanzia cui i papi, nella loro inattingibile solitudine, non saranno mai disposti a rinunziare. Tutto questo non era previsto. Forse non era nemmeno prevedibile. » 22
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vraiment dans la problématique de la conception du droit. Il évoque plutôt une rupture juridique, une solution de continuité entre l’Europe antérieure à la période 1050-1150 et l’Europe des années postérieures24, qui affecte l’Église dans ses rapports avec le monde. Cette rupture correspond à : l’effort occidental pour faire de l’évêque de Rome l’unique chef de l’Église, pour émanciper le clergé envers l’empereur, les rois, les seigneurs féodaux, et donner à l’Église en tant qu’entité politique et juridique un caractère nettement différent des pouvoirs séculiers. Ce mouvement, dont le point culminant fut ce que l’on appela la réforme grégorienne et la querelle des investitures (1075-1122), déclencha la formation du premier système juridique occidental moderne, le « nouveau droit canon » (ius novum) de l’Église catholique romaine, et finalement la constitution de nouveaux systèmes juridiques séculiers, royal, urbain, et autres25.
Il semble juste d’affirmer que le « nouveau système du droit canon, créé à la fin du xie siècle et durant le xiie, représente le premier système juridique moderne de l’Occident », tout en précisant cependant quelques points. Cette primauté signifie que le droit servit à l’Église comme instrument d’une réforme progressive de l’institution elle-même dans un aspect non seulement romain ou centralisateur, mais de toute l’Église, de la vie et des mœurs du clergé et des fidèles, et, plus avant, de toute la société médiévale elle-même : il ne s’agit donc pas exclusivement d’une « révolution papale » au sens étroit du terme. Même si le Dictatus papae de Grégoire VII pourrait paraître le document le plus emblématique du moment, la « révolution papale » ne constitue elle-même qu’un bref moment d’un phénomène qui se déroule sur la longue durée, comme le souligne par ailleurs Berman26. Mais quel est le rôle du droit dans ce changement ? Contre les opinions de Sohm, Congar ou Alberigo, ce renouveau du droit ne signifie pourtant pas une « juridisation de l’Église », comprise comme altération d’une ecclésiologie précédente basée sur le sacrement et la communion des fidèles, car le droit est une dimension pérenne et intrinsèque de l’Église dès les premiers temps.
Harold Joseph Berman, Droit et révolution, trad. par Raoul Audouin (Aix-en-Provence : Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence, 2002), 20 « L’un des objets de cette étude est de montrer qu’en Occident, les temps modernes, non seulement quant aux institutions et valeurs juridiques modernes, mais aussi à propos de l’État moderne, de l’Église moderne, de la philosophie, de l’université, de la littérature modernes et de bien d’autres choses qui le sont, ces « Temps modernes » ont leur origine dans la période 1050-1150, « mais non avant ». » 25 Ibid., 18. 26 Ibid., 39. 24
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Ensuite, il est nécessaire de préciser le terme de « révolution ». Berman justifie certes longuement son emploi en raison des changements introduits et de leurs caractères (totalité, rapidité, violence, durée)27, mais il comporte une notion si forte de rupture avec le passé, qu’il nous semble finalement peu approprié dans le cadre du droit sacramentaire. Grégoire VII abroge bien des lois, comme le fait remarquer Berman, mais il s’agit de « lois impériales et royales par lesquelles l’Église avait été gouvernée, lesquelles permettaient que les évêques et les prêtres soient investis de leur fonction par les autorités temporelles, que les fonctions ecclésiales soient achetées et vendues et que le clergé soit marié28. » Il s’agit donc de lois extérieures et contraires à l’autonomie de l’Église, non d’une révolution accomplie vis-à-vis de la Tradition ou même des normes ecclésiastiques, même si des changements se produisent à l’intérieur de l’Église. Toute la Concordantia de Gratien est précisément une tentative d’harmonisation du droit, et non d’abrogation des normes passées. Il nous semble que la dimension de continuité doit être préservée d’une façon ou d’une autre, non seulement parce qu’elle est revendiquée par les acteurs eux-mêmes (ils pourraient certes nous induire en erreur), mais fondamentalement parce que le droit est alors compris comme système dynamique et ouvert qui intègre le passé et le reformule, sans solution de continuité. Contextualisation historique de la problématique L’héritage d’une problématique millénaire Il semble aussi trivial que nécessaire de rappeler que Gratien reçut la doctrine canonique et théologique du premier millénaire, dont la variété des temps, des situations, des lieux et des besoins avait rendu la forme et le fond hétéroclites, voire contradictoires. La sélection, la mise en ordre et la hiérarchisation de ce matériel suscita chez les canonistes de son temps et des générations suivantes un impressionnant travail d’interprétation, de classification et d’approfondissement. Tout ceci augmente la difficulté mais aussi l’intérêt du Décret lorsqu’il s’agit d’étudier la notion de ius, puisque les principes d’organisation et de hiérarchisation des sources, ainsi que leur analyse dans les dicta sont susceptibles de révéler les fondements implicites de la réflexion
27 Ibid., 113-121. Ces pages montrent les impacts politique, socio-économique, culturel et intellectuel de la « révolution papale ». 28 Ibid., 36.
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juridique. Pour comprendre l’apport et l’originalité du Décret, il convient de retracer l’arrière-plan historique et théologique dans lequel il fut composé. Une des grandes sources de discussion, dans laquelle se trouvaient convoquées les notions de ius, potestas ou facultas, était le problème des clercs simoniaques, schismatiques ou hérétiques. Ces trois catégories correspondaient en théorie à des situations ecclésiales différentes : la simonie corrompt le sens du sacrement en le transformant en objet vénal ; un clerc schismatique a en général reçu l’ordination dans l’Église avant de s’en séparer de façon formelle, alors que le clerc hérétique a été ordonné dans l’hérésie. Encore ces distinctions restentelles schématiques, car le clerc hérétique pouvait aussi bien désigner celui qui avait été ordonné dans ou hors de l’Église. La simonie est elle-même parfois décrite comme hérésie29. Il s’agit en fait de catégories dont les contours sont à la fois mouvants et flous. La raison en est non tant une insuffisance des théologiens et des canonistes à produire une définition, que la complexité des situations historiques, le caractère fluctuant de certaines hérésies (comme le donatisme, dont les positions n’ont cessé de changer), ou bien encore l’urgence de certains besoins ecclésiaux, ou la nécessité d’assurer la distribution des sacrements. À ce foisonnement de situations et de degrés de séparation de l’Église, sans doute était-il possible d’apporter des réponses immédiates lorsqu’il s’agissait de justifier la suspension de certaines activités administratives, en s’appuyant sur le principe de l’unité de l’Église, mais qu’en était-il du pouvoir d’administrer les sacrements ? Était-il lui aussi suspendu, voire supprimé ? Il faut du reste remarquer que les activités des clercs ne sont que rarement réparties entre ce qui dépendrait d’un pouvoir sacramentel et ce qui relèverait d’un pouvoir juridictionnel. Dans le cas spécifique de l’administration des sacrements par des hérétiques, à la problématique de la rupture de l’unité de l’Église, s’ajoutait celle de l’efficacité divine des sacrements, qui soulevait à son tour celle de l’articulation entre le pouvoir du ministre et celui de Dieu30. La problématique de la réordination des clercs cristallisa ces difficultés, dès l’apparition des schismes et des hérésies, depuis le ive siècle et jusqu’à la fin
Louis Saltet, Les réordinations. Étude sur le sacrement de l’ordre (Paris, 1907), 179-181. Dans ces pages, Saltet fait référence à la dénonciation de la simonie comme hérésie, dans la version plus longue de la lettre de Guy d’Arezzo, Epistola Widonis, in John Gilchrist, éd., « Die Epistola Widonis oder Pseudo-Paschalis », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters 37 (1981) : 576-604. 30 Vitale, Sacramenti e diritto, 110-111. 29
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du xiie siècle, dans l’attente d’éclaircissements théologiques31. Il est logique de penser que la solution à un tel problème consistait essentiellement à distinguer ce qui, chez ces clercs, était de l’ordre de l’inamissible et ce qui pouvait au contraire être temporairement ou irrémédiablement perdu à cause d’une hérésie ou d’un schisme. Certains ont ainsi affirmé que ces multiples crises et, surtout, les tentatives de résolution auraient contribué à rompre la conception unitaire du ministerium des clercs, en distinguant les pouvoirs relatifs à l’administration des sacrements des autres pouvoirs confiés à la hiérarchie ecclésiastique32. Mais cette lecture est sans doute trop théorique pour pouvoir s’appliquer à une réalité somme toute assez mouvante et Gratien lui-même ne distingue pas vraiment entre le pouvoir sacramentel et le pouvoir de juridiction. Sans doute est-il prudent de ne pas assigner une conception de ius à des phases hypothétiques, surtout au cours d’une période où la réflexion théologique et canonique sur les sacrements ne s’est pas encore stabilisée. Un bref aperçu historique de la problématique peut aider à en comprendre la complexité33. Avant saint Augustin, la question de la validité des sacrements s’était posée de façon aiguë lors de la crise novatienne, au milieu du iiie siècle34, qui déboucha elle-même sur une deuxième controverse, lancée par saint Cyprien, lorsque se posa la question de rebaptiser les novatiens revenus vers l’Église35. Saint Cyprien y était favorable, selon la tradition de l’Église d’Afrique, car
Sur la question de la réordination des clercs, voir Saltet, Les réordinations. dont la lecture montre l’ampleur de la complexité des situations de schisme et d’hérésie qui ont marqué le premier millénaire. Mentionnons aussi une étude postérieure : Schebler, Die Reordination in der « altkatholischen » Kirche. L’auteur considère le problème en s’opposant surtout à la théorie de Sohm. 32 Vitale, Sacramenti e diritto, 105-112. Selon Vitale, d’une façon schématique, à partir de saint Augustin, on passerait d’une vision unitaire des pouvoirs ecclésiastiques, dominée par une conception « dynamique » de l’activité des clercs et manifestée en particulier par le vocable διακονία, à une vision « statique » de l’office sacerdotal, exprimée par les termes officium sacerdotale, chez Tertullien, ou ministerium. 33 Pour une présentation et une analyse du contexte en lien avec notre problématique voir Interlandi, Potestà sacramentale e potestà di governo, chap. 2-3. 34 L’antipape Novatien, élu en 251, et ses partisans niaient la possibilité d’absoudre les lapsi, qui avaient apostasié durant les persécutions. Ils réitérèrent par la suite les sacrements administrés par les catholiques fidèles au pape Corneille. Saint Cyprien avait au début soutenu le pape Corneille et avait aussi revendiqué le droit d’absoudre les lapsi. Sur la crise novatienne, du point de vue de la validité des sacrements, voir Saltet, Les réordinations, 13-15. 35 On peut trouver un résumé et une interprétation de la controverse autour de saint Cyprien chez Adam Zirkel, Executio potestatis : zur Lehre Gratians von der geistlichen Gewalt, Münchener theologische Studien. Kanonistische Abteilung (St. Ottilien : EOS, 1975), 168-174. 31
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la formule « hors de l’Église, point de salut » signifiait selon lui « hors de l’Église, point de sacrements ». Le pape Étienne Ier (254-257) s’opposa à cette solution. Dans le cas des hérétiques baptisés et confirmés dans l’hérésie, il admettait la validité du baptême mais non de leur confirmation. Pour les recevoir dans l’Église catholique, seule suffisait donc, selon lui, l’imposition des mains36. Il y avait dans ce raisonnement un manque de logique comme le remarqua saint Cyprien, et comme le soulignèrent plus tard les donatistes37. Selon saint Cyprien, les prêtres ou évêques apostats sous la persécution de Dèce auraient perdu leur pouvoir d’ordre38, en vertu d’un raisonnement simple : puisqu’en l’absence du Saint Esprit, il n’y a pas de sacrement, les hérétiques, mais aussi les évêques indignes, privés de l’assistance de l’Esprit Saint ne peuvent validement les célébrer39. Pouvoir d’ordre et assistance du SaintEsprit apparaissent ici comme deux conditions nécessaires pour la validité des sacrements. Cette assistance ne se présume ni dans chez les hérétiques, ni chez les schismatiques, ni chez ceux qui ont gravement péché. Pour saint Cyprien, le pouvoir d’ordre ne débouche donc pas sur un droit à célébrer les sacrements, car celui-ci dépend également de la permanence d’une situation objective de pleine communion avec l’Église. En affirmant cela, il remettait cependant en cause le principe de l’efficacité objective des sacrements. Ce rigorisme tendra à s’atténuer dans l’Église d’Afrique et les sacrements des schismatiques seront bientôt admis, alors que ceux des hérétiques seront rejetés40. La crise donatiste permit de reconnaître une valeur définitive aux positions du pape Étienne Ier favorable à la validité de leur baptême. Selon les donatistes, la validité des sacrements dépendait de la sainteté du ministre, et il était par conséquent nécessaire de réitérer les sacrements du baptême et de l’ordre pour les clercs qui n’avaient pas défendu la foi (en particulier les traditores qui avaient remis aux autorités civiles les livres saints) au cours des périodes de persécution41. Saint Augustin dut réaffirmer, face à cette
36 Ceux qui avaient été baptisés et confirmés dans l’Église catholique, puis étaient passés à l’hérésie, avant de retourner dans l’Église, y étaient reçus de nouveau par le biais du sacrement de pénitence. Cette doctrine est admise aussi bien par le pape Étienne que par saint Cyprien. Les cas litigieux consistent donc surtout dans le fait d’avoir reçu les sacrements hors de l’Église. 37 Saltet, Les réordinations, 22-25. 38 C’est en tout cas la conclusion à laquelle parvient Saltet, Ibid., 29. 39 Ibid., 31. 40 Ibid., 34. 41 La doctrine des donatistes sur la nécessité de rebaptiser les catholiques et de réordonner les prêtres qui passaient à leur hérésie a beaucoup fluctué à travers le temps. Nous simplifions ici leur théorie. Voir Ibid., 62-64.
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remise en cause de l’efficacité des sacrements, que celui qui avait été ordonné ne pouvait perdre le pouvoir d’administrer les sacrements, dans la mesure où l’ordination lui avait conféré un tel pouvoir de façon perpétuelle et inaliénable42. L’interprétation de saint Augustin rendit sans doute le problème plus complexe, puisque l’on devait alors présupposer qu’il existait des pouvoirs sacerdotaux liés non plus à un office, mais directement au sacrement de l’ordre, qui garantissait leur permanence dans le sujet43. Saint Augustin aurait donc contribué à séparer les pouvoirs d’administration et de gouvernement liés à l’office, des pouvoirs sacramentaires, directement attachés à la personne du clerc44. Sans doute une telle piste pouvait-elle logiquement conduire à une conception subjective du pouvoir né de la possession de l’ordre sacerdotal, puisqu’il s’avérait en quelque sorte indépendant de la référence à d’autres paramètres configurant normalement un cadre juridique objectif : situation du prêtre dans l’Église, situation du fidèle, nature et nécessité du sacrement, urgence de la situation, conscience des irrégularités de la part du ministre et de la part des fidèles, risque de scandale, etc. L’ensemble de ces circonstances, qui déterminaient l’efficacité du sacrement, n’était plus que secondaire par r apport à la question de la titularité du pouvoir. On pourrait dire, d’une certaine façon, que l’affirmation de l’efficacité des sacrements dans le cas des hérétiques comportait, comme prix juridique, une subjectivisation du droit. Même si, pour saint Augustin, l’administration d’un sacrement relève du pouvoir divin et non du pouvoir du ministre, qui n’est au fond que le canal de la grâce, la solution qu’il propose crée un positionnement juridique délicat, qui n’a sans doute pas facilité la résolution de la problématique de la simonie, lorsque celle-ci se posera dans une ampleur inédite, à la fin du premier millénaire. Comment en effet était-il possible d’y remédier efficace-
De baptismo 1. 1. 2 (PL 43, 109) ; Contra epistolam Parmeniani 2. 28 (PL 43, 70). Pour un développement et une illustration de la thèse de saint Augustin contre les Donatistes, voir Yves Congar, « Ordre et juridiction dans l’Église », in Sainte Église. Études et approches ecclésiologiques (Paris : Cerf, 1963), 215-219. Pour tout le contexte historique, on se reportera aux développements de Saltet, Les réordinations, 59-83. Les conséquences ecclésiologiques, mais aussi juridiques d’une telle position ont été particulièrement mises en lumière par Vitale, Sacramenti e diritto, 113 : Saint Augustin, tout en étant conscient du caractère unitaire de l’office ecclésiastique, auquel se rattachent aussi bien l’administration des sacrements que les fonctions de gouvernement, affirme que d’éventuelles sanctions prises par l’autorité ecclésiastique peuvent avoir une incidence sur l’officium, mais non sur l’ordre sacré et donc sur les pouvoirs qui y sont directement rattachés. 43 Vitale, Sacramenti e diritto, 114. 44 Ibid., 114-115. 42
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ment, si l’administration des sacrements relevait de l’exercice absolu d’une faculté directement liée à l’ordination du ministre, et entièrement intégrée à la sphère d’un pouvoir personnel ? On verra plus loin comment Gratien et les décrétistes, mais aussi certains théologiens, trouvèrent une façon de contourner ces difficultés. Ces pistes passent en général précisément par une « désubjectivisation » de la problématique, en particulier par l’introduction de distinctions qui permettent de soustraire le pouvoir d’administrer les sacrements à une dépendance exclusive du pouvoir d’ordre : distinction entre potestas ordinis et executio potestatis, retour à une vision unitaire de l’office ou ministerium dont déprendrait de nouveau le pouvoir sacramentaire. Une problématique renouvelée au xi e siècle Dans l’immédiat, la solution de l’Évêque d’Hippone ne suscita pas une grande postérité et elle ne fut convoquée par la réflexion juridique que bien plus tard, lors du développement généralisé de la simonie. Pour lutter contre la multiplication des ordinations simoniaques, les réformateurs grégoriens, étaient en effet parvenus vers le milieu du xie siècle à une position extrême, qui consistait à dire qu’elles étaient invalides45. La radicalité d’une telle solution posait à son tour d’autres problèmes : étant donnée l’ampleur de la simonie, si on la retenait comme cause d’invalidité, certains diocèses se seraient retrouvés dépourvu de clergé. La nécessité d’une clarification pour déterminer la validité des sacrements et des peines canoniques prononcées, ou encore la légitimité de la détention de bénéfices ecclésiastiques de la part de clercs simoniaques, hérétiques ou schismatiques, suscita donc dès la fin du xie siècle un effort supplémentaire d’analyse juridique46. Les canonistes confrontés aux querelles d’influence, aux ingérences du pouvoir civil, à l’absence d’entente au cours des élections, devaient résoudre les questions suivantes : Quelle est l’étendue des facultés auxquelles le clerc
Robert Louis Benson, The Bishop-Elect ; a Study in Medieval Ecclesiastical Office (Princeton, NJ : Princeton University Press, 1968), 50. 46 La complexité de la controverse transparaît dans les chapitres que Saltet consacre à la réforme grégorienne. On ne mentionnera ici que les auteurs qui ont pu influencer le Décret de Gratien, ou bien encore certaines théories qui suivent un chemin différent de celui de Gratien, et qui sont susceptibles de jeter quelque lumière sur la conception du droit. Pour une vision d’ensemble, même s’il est désormais ancien, l’ouvrage de Saltet reste très utile, mais on consultera également avec profit celui d’Schebler, Die Reordination in der « altkatholischen » Kirche, part. 2, chap. 3. Enfin la question vient d’être reprise dans un ouvrage qui propose une étude exhaustive de la question des réordinations et de l’ammissibilité du pouvoir d’ordre chez les clercs simoniaques au cours de la période immédiatement antérieure à celle qui nous occupe : Interlandi, Potestà sacramentale e potestà di governo, chap. 5. 45
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incriminé peut encore prétendre ? Un évêque simoniaque, hérétique ou schismatique perd-il sa potestas, ou seulement l’usage de celle-ci ? Peut-il célébrer les sacrements ? Lesquels ? Baptême, pénitence, ordination ? Et s’il les célèbre, sont-ils « licites » ou seulement valides ? Peut-il encore prononcer des sentences pénales, conserver ses bénéfices ? Sans doute la distinction de saint Augustin entre sacrement et usum sacramenti était-elle bienvenue, en raison de ses potentialités clarificatrices. Encore fallait-il la transformer en termes juridiquement utilisables et susceptibles de résoudre la situation du moment47. Il était urgent d’apporter de nouvelles précisions et d’opérer des distinctions : d’abord entre les sacrements eux-mêmes, car tous ne présentaient pas la même nécessité en vue du salut ; ensuite entre les cas de suspension et de déposition du prélat ; entre le point de vue du ministre et celui du fidèle qui reçoit le sacrement ; entre l’origine divine des sacrements et l’efficacité du ministre ; enfin entre les situations notoires et les situations cachées d’hérésie, car, si leur connaissance avait des effets moraux, il fallait encore en déterminer les conséquences juridiques. Surtout il fallait distinguer entre la potestas et l’executio potestatis des clercs, executio qui était elle-même définie en termes de droit. Les réflexions des différents auteurs sur ces aspects permettent de se faire une idée de la notion de ius qui est alors utilisée, et les efforts de Gratien doivent être lus dans le cadre plus général de cette entreprise de clarification, au cours des xie et xiie siècles48. Dans le Décret, la problématique des prélats simoniaques, hérétiques ou schismatiques occupe une place considérable et l’on peut aisément deviner qu’elle correspond à une interrogation récurrente au xiie siècle, dans le contexte des problèmes liés aux investitures et à l’auctoritas regendi et disponendi (biens de l’Église) des clercs. La question des prélats simoniaques et hérétiques mettait en particulier en lumière certains aspects non encore suffisamment clarifiés concernant la nature du pouvoir des évêques. Les problèmes rencontrés ne concernaient pas l’origine et la nature des sacrements mais plutôt les conditions dans lesquelles ceux-ci se trouvaient validement et fructueusement célébrés, ainsi que la validité des peines infligées par des prélats qui ne se trouvaient pas ou plus en pleine communion avec l’Église.
Hugues d’Amiens reprit en particulier la distinction augustinienne entre sacramentum et officium et articula autour d’elle une solution. Voir Benson, The Bishop-Elect, 50; Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome, 134-136. Voir en particulier la bibliographie que l’auteur signale sur le sujet, note 343 p. 135. 48 Citons, à titre d’exemple, Ernst Sackur, éd., « Epistola de sacramentis haereticorum », in MGH Libelli de lite, 3 (Hannover, 1897), 12‑20. Cette lettre se trouve dans le codex Guelferbitano n. 782, f. 26-33. 47
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Enfin, la simonie ne posait pas seulement des problèmes de nature sacramentelle. La perception plus aiguë de ce en quoi consistait le ius dont disposaient les clercs, en dehors de la célébration des sacrements proprement dits, suscita par exemple une réflexion sur la notion d’auctoritas49. Pour replacer la notion dans un contexte historique et juridique adéquat, Benson signale deux décrets, que le pape Nicolas II avait promulgués, au cours des synodes romains, d’avril 105950 et d’avril 106051, afin de réformer la procédure d’élection du pape52. Ces décrets affirmaient qu’en cas de violences ou de troubles lors de l’élection, de nature à empêcher ou à retarder son intronisation, le pape disposait néanmoins dès avant cette dernière de l’auctoritas regendi et disponendi53. La question de l’auctoritas du pape s’y trouvait donc clarifiée par une distinction de ses différents pouvoirs, ce qui permettait de ne pas le laisser dépourvu de toute autorité en temps de troubles politiques. Le pouvoir auquel font référence ces deux décrets de Nicolas II n’est pas d’ordre sacerdotal, mais correspond à une juridiction de type politique sur l’Église et le clergé (auctoritas regendi) ainsi qu’à une autorité sur les propriétés et les possessions ecclésiastiques (auctoritas disponendi)54. Ces décrets, eux-mêmes Sur la notion d’auctoritas, on signalera Stephan Kuttner, « On “Auctoritas” in the Writing of Medieval Canonists : the Vocabulary of Gratian », La notion d’autorité au Moyen Âge. Islam, Byzance, Occident. Colloques internationaux de La Napoule, 1982, 69-81. L’auteur distingue trois utilisations différentes du terme auctoritas chez Gratien : comme texte qui a valeur de preuve, comme dignité et poids inhérent à un texte ou à un auteur, enfin, comme autorité propre d’une institution, d’un office ou de la personne qui en est investie. Voir également Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome, 132. 50 MGH Const I, 538-541, n. 382 : Decretum electionis pontificiae. Le texte est repris avec quelques variantes dans le Décret, D.23 c.1. 51 MGH Const I, 549-551, n. 386. Ce décret synthétise celui de l’année précédente. Outre l’élection du pape, il se réfère surtout aux ordinations simoniaques. 52 Leur importance est confirmée par les nombreuses citations dès la fin du XIe siècle et au début du XIIe siècle : le décret de 1059 est déjà cité par Anselme de Lucques, Yves de Chartres et le compilateur de la collection Caesaraugustana, et les citations sont encore plus fréquentes pour le décret de 1060, sans doute en raison de son caractère plus synthétique (voir Benson, The Bishop-Elect, 43-44.) Le décret de 1059 est aussi repris par un théologien, Hugues de saint Victor, dans De sacramentis Christianae fidei 2.3.15, PL 176, 430-431. Gratien ne manque pas non plus d’y faire référence, en D.23 d.a.c.1, consacré au primat du siège de Rome et à la hiérarchie des sièges patriarcaux (décret de 1059) et en D.79 c.9 (décret de 1060) sur l’élection papale dans les cas de trouble populaire, militaire, ou bien dans les situations de simonie. 53 MGH Const I, 551, n. 386, § 4. Le décret donne une idée de l’ampleur des problèmes affrontés. C’est précisément cette partie du décret du pape Nicolas II qui est reprise par Gratien (D.79 c.9). 54 Soulignons néanmoins, et par déduction que, dans les circonstances normales et en l’absence de troubles, l’intronisation du pape restait le moment décisif au cours duquel la 49
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pris en temps de crise, prétendaient répondre aux problèmes liés à l’investiture du pape, dont les deux siècles passés avaient montré la gravité. Contexte théologique Lorsque Gratien rédige le Décret, la théologie n’a pas encore fixé les éléments nécessaires à une définition univoque de ce que l’on pourrait nommer, de façon anachronique, la « validité » et la « licéité » des différents sacrements55. Si la forme du sacrement56, les rites nécessaires57, l’intentio du célébrant58, furent progressivement définis, plus difficile à résoudre fut en
pleine autorité (comprenant l’auctoritas regendi et disponendi) lui était reconnue. 55 On pourrait ici appliquer ce que Rolker affirmait concernant l’époque d’Yves de Chartres : « More generally, there was a need for more precise definitions of sacraments. Ivo frequently deals with the question of what actually constitutes a sacrament in his letters, his sermons and his canonical collections. Most of the letters on sacraments deal with marriage and lay investiture, but there are many other examples. The blessing by a monk, the reconsecration of moved altars, a priest’s prayer, the consecration of bishops or abbots, the Eucharist, confession and absolution, penance, incarnation and crucifixion of Christ, ordination of priests, extreme unction, baptism, the consecratio virginum and the inauguration of churches are also discussed – the question of what actually constituted a sacrament was one Ivo was asked very often. And if this was clear, there was yet the issue of the circumstances under which the validity of sacraments was guaranteed. » (Christof Rolker, « Ivo of Chartre’s Pastoral Canon Law », BMCL, NS, 25 (2002-2003) : 125.) 56 Concernant la forme du sacrement, dans le contexte de la distinction forme et matière, voir Artur Michael Landgraf, Dogmengeschichte der Frühscholastik. Teil III : Die Lehre von den Sakramenten (Regensburg : F. Pustet, 1955), 109-118. Le mot forma apparaît assez tôt et désigne les paroles utilisées. On le retrouve dans ce sens à l’école de Laon, chez Hugues de Saint Victor, puis chez Pierre Lombard. Mais le terme forma peut aussi désigner l’ensemble du rite (là encore : école de Laon, ou Stéphane Langton). Simon de Tournai fit une distinction dans le baptême entre la forma verbi et la forma facti, qu’Huguccio reprendra sous les termes forma realis et vocalis. Landgraf souligne que l’utilisation simultanée de « matière et forme » intervient seulement avec Guillaume d’Auxerre. Ceci dit, même si l’application de l’hylémorphisme se trouve ainsi préparée, elle n’est pas encore pleinement réalisée. La désignation de forme renvoie donc à quelque chose d’assez simple, qui ne fait pas encore appel à une explication métaphysique et désigne les paroles (de la consécration, etc.), ou bien, d’une façon plus générale, l’ensemble du signe sacramentel. 57 Ibid., liv. I., chap. 4, p. 158. Les rites nécessaires pouvaient être déjà fixés, mais non la terminologie correspondante. 58 Petrus Cantor distingue, dans le cas de l’eucharistie, la causa sine qua non celebraretur et la causa per quam, ex cuius virtute celebratur. Il cite quatre causes qui font quasiment partie de la substance du sacrement et sont nécessaires à celui-ci, tels les « éléments de la substance », la bénédiction mystique de Dieu, l’intention vraie du ministre, le sacrement de l’ordre. Voir Ibid. chap. 4, p. 163.
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revanche la question des conditions de leur efficacité, et celle du lien entre le sacrement et la grâce qu’il confère59. La notion de potestas du ministre était alors souvent placée au centre des interrogations, car on en faisait assez logiquement dépendre l’efficacité des sacrements. Par exemple, Petrus Cantor parle de la potestas d’absoudre des péchés ou de consacrer le corps du Christ (potestas ligandi atque solvendi, potestas dominici corporis conficiendi) comme des conséquences de la réception du sacrement de l’ordre60. La notion de potestas nous intéresse dans la mesure où elle pourrait offrir un point d’ancrage à une conception subjective de la notion de ius : le ministre aurait un droit de célébrer les sacrements dans la mesure où il disposerait de la potestas spécifique pour le faire. Mais quelles étaient la nature et l’origine de cette potestas et quel en était le véritable détenteur ? La théologie établit, au cours de la période qui nous occupe, une distinction entre ce qui revenait à Dieu (la potestas elle-même) et ce qui revenait au ministre du sacrement : le ministerium. Dans le cas du baptême, il était clair que la potestas baptizandi revenait à Dieu. Elle ne pouvait être en effet ni celle de l’homme, ni même celle de Dieu « transmise à l’homme », comme une sorte de pouvoir délégué. Certes, la distinction entre auctor et minister était connue au moins depuis saint Augustin, mais elle fut reprise et développée, dès avant Pierre Lombard, par Fulbert de Chartres, Pierre Damien et Hugues de saint Victor, parmi d’autres61. Ces auteurs sont précisément contemporains de Gratien : voilà pourquoi il semble utile de caractériser brièvement le contexte théologique, autour des notions de potestas et ministerium. Potestas et ministerium baptizandi dans les commentaires de la Bible Parmi les textes plus largement diffusés au début du xiie siècle, la glose ordinaire de la Bible, élaborée à Laon vers les années 1090-110062, limite
Ibid. chap. 5, p. 169. Ibid. chap. 4, p. 163. 61 Ibid., chap. 5, p. 185-186. Landgraf donne une vision générale de l’élaboration doctrinale et des textes. Nous nous intéresserons ici prioritairement à ceux qui traitent de la potestas du ministre, et qui auraient pu influencer Gratien. 62 Concernant la glose ordinaire de la Bible, voir les travaux plus récents suscités par son édition en ligne, sous la direction de Martin Morard, CNRS-Laboratoire d’étude sur les monothéismes UMR 8584, site web : http://glossae.net/fr/node/250, consulté le 3 novembre 2013. La glose ordinaire de la Bible est un texte en évolution et il est bien difficile de savoir à quelle version les théologiens et les canonistes ont pu avoir accès. Néanmoins, précisément vers la fin du XIe siècle, la glose fit l’objet d’une certaine standardisation. Martin Morard souligne qu’une étape importante est liée à la réforme du 59 60
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passablement le pouvoir des ministres dans le domaine sacramentel. Ainsi le commentaire du passage de saint Jean sur le baptême de Jean-Baptiste ( Jn 1, 32) affirme que la potestas baptismi appartient seulement à Dieu63. Ceci explique la validité pérenne du sacrement, quels que soient les mérites du ministre, ainsi que son unicité, liée à l’unité de l’Église. La glose est fidèle à saint Augustin, qui distinguait baptizare per ministerium, et baptizare per potestatem64. Dieu aurait pu communiquer à son ministre la potestas baptizandi, mais il ne le fit pas, afin que personne ne place son espérance dans le ministre, mais seulement en Dieu65. À un autre endroit, commentant un passage de saint Paul (1 Cor 1, 12), la glose ordinaire de la Bible, reprenant
clergé du XIe siècle et au développement des écoles du XIIe siècle : la Glose devint alors une « méthode d’intelligence croyante de l’Écriture en ses traditions ». Elle fut transmise en bloc de génération en génération sous la forme d’un corpus en plusieurs volumes, commenté dans les écoles. L’édition en ligne, bien que partiellement réalisée, comporte de nombreux détails sur sa composition. Pour les passages non encore édités, nous renvoyons au fac-simile de l’édition de Strasbourg de 1480 (Brepols). Il s’agit évidemment d’une édition bien postérieure à la période qui nous occupe, mais ce sont ici les notions générales qui nous occupent. 63 Glose ordinaire, Jn 1, 32, v. Ego nesciebam : Potuit autem Dominus potestatem baptismi alicui servo vice sua tradere, ut tanta esset vis in servi baptismo, quanta in Domini ; sed voluit, ut spes baptizatorum tantum sit in Domino, non in homine, et uniantur in eo, ut sit una columba et non dividatur per homines. Unde nihil differt baptisma Domini, sive per bonum sive per malum tradetur ministrum, nec iteratur, quia semper est baptismus Domini.(Karlfried Fröhlich, Margaret T. Gibson, et Adolph Rusch, éd., Biblia latina cum Glossa ordinaria. Fac simile reprint of the editio princeps Adolph Rusch of Strassburg 1480/81 (Turnhout : Brepols, 1992), liv. IV.). 64 Augustin, Opera omnia – In Evangelium Ioannis tractatus PL. 35, s. d., col. 1417. tract. 5, n. 6 : Aliud est enim baptizare per ministerium, aliud baptizare per potestatem. Baptisma enim tale est, qualis est ille in cuius potestate datur ; non qualis est ille per cuius ministerium datur. Talis erat baptismus Ioannis, qualis Ioannes : baptismus iustus tamquam iusti, tamen hominis ; sed qui acceperat a Domino istam gratiam, et tantam gratiam, ut dignus esset praeire iudicem […]. Tale autem baptisma Domini, qualis Dominus : ergo baptisma Domini divinum, quia Dominus Deus. 65 Ibid., tract. 5, n. 7 : Potuit autem Dominus Iesus Christus, si vellet, dare potestatem alicui servo suo, ut daret baptismum suum tamquam vice sua, et transferre a se baptizandi potestatem, et constituere in aliquo servo suo, et tantam vim dare baptismo translato in servum, quantam vim haberet baptismus datus a Domino. Hoc noluit ideo, ut in illo spes esset baptizatorum, a quo se baptizatos agnoscerent. Noluit ergo servum ponere spem in servo.
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là encore saint Augustin66, précise que Dieu a transmis à ses ministres non la potestas mais le ministerium baptizandi67. L’hypothèse d’un pouvoir que Dieu aurait pu transmettre à ses ministres, mais qu’il ne leur transmit pas, a suscité l’intérêt des théologiens du début du xiie siècle : de quel pouvoir s’agissait-il ? Même si la question n’est pas expressément formulée, la distinction entre ministerium et potestas est cependant reprise dans une collection de sentences élaborée dans l’entourage d’Anselme de Laon68. Dans la somme du Cod. Aa 36 4° de la Fuldaer Landesbibliothek, on peut trouver à ce sujet une distinction similaire, entre officium et potestas69. Plus intéressant encore, dans un commentaire anonyme à 1 Cor 1, 13 conservé dans le Cod. Bamberg. Bibl. 130, on peut lire une interprétation presque physique de ce pouvoir : le pouvoir de baptiser serait une force qui « sort » de Dieu et non du ministre. Dans le passage commenté, saint Paul, à propos des divisions entre fidèles, critiquait ceux qui clamaient « moi je suis à Paul », « et moi à Apollos ». Le Christ, demandait saint Paul, peut-il être divisé ? Et il ajoutait : « Serait-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ? ». Saint Paul expliquait qu’il en avait baptisé certains, comme Crispus, Caius et la famille de Stéphanas, mais, « pour le reste, je ne sache pas avoir baptisé quelqu’un d’autre ». Le commentaire anonyme précise alors : Notandum, quod merito dicit : nescio, si quem baptizaverim alium. In hoc enim ostendit a se non exire virtutem in baptismate, sed a Deo. Si a se virtus exiret, sciret et non diceret : nescio, sed : scio ; sicut Deus, quando a muliere tactus fuit, quamvis corporaliter eam non videret prae nimia turbe multitu Ibid., tract. 5, n. 7 : Baptizavit ergo Paulus tamquam minister, non tamquam ipsa potestas : baptizavit autem Dominus tamquam potestas. Intendite. Et potuit hanc potestatem servis dare, et noluit. Si enim daret hanc potestatem servis, id est, ut ipsorum esset quod Domini erat, tot essent baptismi quot essent servi. 67 Glose ordinaire, 1 Cor 1, 12, v. ego vero Cephae : Ministerium baptizandi dedit suis servis Christus, potestatem autem retinuit sibi, quam, si vellet, poterat servis suis dare, ut tanta vis esset in baptismo servi, quantam vim habet baptismus a Domino datus, et ideo non differt, sive bonus sive malus, cui contingit ministerium baptizandi, baptizet. Inde etiam nemo dicit : baptismus meus, cum dicat : evangelium meum, prudentia mea, gloria mea, licet haec sint a Deo. In quibus differentia est : In his enim alius alio doctior et alius alio melius operatur. In baptismate autem alius alio magis minusve baptizatus, sive ab inferiore sive a maiore baptizetur, dici non potest. (Fröhlich, Gibson, et Rusch, Biblia latina cum Glossa ordinaria.) 68 Ministerium baptizandi dedit Christus servis suis, potestatem vero sibi tenuit, quam, si vellet, poterat suis servis dare, ut tanta vis esset in baptismo servi, quantam modo habet baptismus a Domino datus. Le passage se trouve dans le ms. Clm 14730 (München Staatsbibliothek), fol. 88v. 69 Cod. Aa 36 4° Fuldaer Landesbibliothek fol. 35v. : Officium enim baptizandi hominibus prestitit, potestatem vero sibi tenuit. 66
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dine, sciens a se virtutem exisse, dixit : quis me tetigit ? Et in hoc, quod non est gloriandum in baptista, ideo non baptizavi nisi paucos, quia Christus non misit me baptizare, quod leve est, sed evangelizare, quod difficilius est70.
Le commentaire laisse de côté le fait que saint Paul soit malgré tout conscient d’avoir baptisé certaines personnes (Crispus, Caius, la famille de Stéphanas) pour se concentrer, de façon significative, sur le fait que, pour le reste, saint Paul ne se souvient plus. Le point important est que la notion de potestas est présentée sur le mode physique d’une virtus, une « force » comparable à celle dont parle l’évangile lorsque le Christ, au milieu de la foule guérit une femme hémorroïsse (Mc 5, 25-34 ; Lc 8, 40-46). Or, précisément, à la différence du Christ, le ministre du baptême ne sent pas une « force » sortir de lui ; c’est donc que la virtus du sacrement, la potestas, ne provient pas de lui mais bien de Dieu. La potestas, à proprement parler, n’est donc pas sienne, et, si elle n’est pas sienne, il ne semble pas possible d’en déduire un quelconque droit à en revendiquer l’usage. Certes, les commentaires n’ont pas ici pour seul objectif de limiter négativement le pouvoir du ministre (il s’agit aussi de souligner positivement l’origine divine des sacrements), mais une telle affirmation n’est pas sans conséquence sur la conception du droit sacramentaire, car elle montre clairement que les théologiens ne considèrent pas que le ministre puisse être à aucun moment propriétaire des sacrements. La distinction entre potestas auctoritatis et potestas ministerii chez Pierre Lombard Cette conception du mode opératoire du sacrement, qui fait remonter à Dieu l’origine et l’efficacité de la potestas et ne laisse au ministre que l’officium est largement diffusée dans la théologie sacramentaire de cette période. Pierre Lombard suit aussi les comparaisons de saint Augustin71 lorsqu’il affirme que Cod. Bamberg. Bibl. 130 fol. 15v. Pierre Lombard, Sententiae in IV libris distinctae (Grottaferrata : Collegii S. Bonaventurae ad Claras Aquas, 1971), liv. IV. dist. 5 c.2, p. 265 : Quis ministerium tantum habent, non potestas baptismi : potestatem enim sibi retinuit. Pierre Lombard fait référence à un autre passage de saint Augustin qui inspirait également la glose ordinaire : Augustin, Opera omnia – In Evangelium Ioannis tractatus PL. 35, col. 1419., tract. 5, n. 11 : Potestatem dominici baptismi in nullum hominem a Domino transituram, sed ministerium plane transiturum : potestatem a Domino in neminem, ministerium et in bonos et in malos. Non exhorreat columba ministerium malorum, respiciat Domini potestatem. Quid tibi facit malus minister, ubi bonus est Dominus ? Fidèle au commentaire et aux images employées par saint Augustin, Pierre Lombard affirme : Si superbus fuerit minister, cum diabolo computatur : sed non contaminatur donum Christi. Quod per illum fluit purum est. Per lapideum canalem transit aqua ad areolas ; in canali lapideo
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l’homme baptise en tant que ministre, alors que le Christ baptise tamquam potestas habens72. À quoi correspond cette potestas ? Là encore, les analyses des théologiens peuvent constituer un arrière-plan conceptuel utile pour comprendre la réflexion canonique. Beaucoup d’auteurs, et Pierre Lombard en particulier, firent le raisonnement suivant : si ce pouvoir consiste à remettre les péchés par le baptême, il s’identifie par conséquent à Dieu lui-même ; or Dieu ne peut être « donné » à personne au sens où l’essence divine ne peut être communiquée. Mais Pierre Lombard ajoute que si Dieu ne peut donner un pouvoir qui s’identifierait avec lui-même, il peut néanmoins attribuer un pouvoir créé, par lequel l’homme n’agit pas comme auteur, mais comme ministre73. Il en irait donc de même avec les sacrements comme il en va des bonnes œuvres, dans lesquelles Dieu et l’homme coopèrent : ce n’est ni seulement Dieu, ni seulement l’homme qui agissent, mais Dieu avec l’homme et à travers lui, ce qui fait de l’homme un minister, sans pourtant être l’auctor. Ainsi pour les sacrements, Dieu sanctifierait par la grâce invisible, alors que l’homme sanctifierait par le sacrement visible74. Pierre Lombard nihil generatur, sed hortus fructus plurimos affert. Gratien reprit cette dernière image de l’eau qui ne peut être contaminée par le canal qui la conduit. Pierre Lombard conclut alors : Habent igitur non modo boni sed et mali ministerium baptizandi ; sed neutri potestatem baptismi. Quae fuit potestas baptismi, quam Christus potuit dare servis et non dedit ? Officium enim baptizandi hominibus praestitit, potestatem vero sibi tenuit. 72 Sententiae in IV libris distinctae, liv. IV. dist. 5, c. 2, p. 266 : Ministerium enim dedit Christus servis, sed potestatem sibi retinuit. Quam si vellet, poterat servis dare, ut servus daret baptismum suum tamquam vice sua. Et potestatem suam poterat constituere in aliquo vel in aliquibus servis suis, ut tanta vis esset in baptismo servi, quanta est in baptismo Domini. Sed noluit, ne servus in servo spem poneret. Baptizat servus ut minister ; baptizat Dominus tamquam potestatem habens. […] Si ergo servus dicit se baptizare, recte dicit, sed tamquam minister baptizat. Pierre Lombard cite librement Augustin, Opera omnia – In Evangelium Ioannis tractatus PL. 35, col. 1417. tract. 5, n. 7. 73 Pierre Lombard, Sententiae in IV libris distinctae, liv. IV. dist. 5, chap. 3, p. 266-267. Pierre Lombard commence par énumérer les thèses en présence, puis conclut ainsi : potuit eis dare potentiam dimittendi peccata : non ipsam eandem qua ipse potens est, sed potentiam creatam, qua servus posset dimittere peccata, non tamen ut auctor remissionis, sed ut minister, nec tamen sine Deo auctore : ut sicut in ministerio habet exterius sanctificare, ita in ministerio haberet intus mundare ; et sicut illud facit Deo auctore, qui cum eo et in eo operatur illud exterius, ita mundaret interius Deo auctore, qui eius verbo velut quodam ministerio uteretur. 74 Ibid., dist. 5, chap. 3, p. 267 : Unde et Dominus dicitur sanctificare et servus, sed Dominus invisibili gratia, servus visibili sacramento. Pour la postérité de cet enseignement, chez Huguccio en particulier, voir Landgraf, Die Lehre von den Sakramenten, liv. I. chap. 5, p. 175, note 32. Landgraf cite en outre un commentaire de Pierre de Tarentaise qui peut
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distingue entre la possibilité pour l’homme de célébrer le sacrement en tant que ministre et la possibilité, pour le ministre, de sanctifier à travers le sacrement. La première, en effet, n’implique pas la seconde. Les bons comme les mauvais ministres possèdent le ministerium baptizandi mais non la potestas baptismi75. Landgraf conclut qu’au xiie et au xiiie siècle cette conception de la transmission de la potestas ministerii était pacifiquement acceptée76. Ces quelques remarques ne prétendent pas être exhaustives, mais permettent de comprendre quels types de distinctions furent introduites en théologie entre la potestas du sacrement (pouvoir incréé qui dépend de Dieu) et la potestas du ministre du sacrement (pouvoir créé, qui n’est que le pouvoir de le dispenser). Le pouvoir du ministre ne s’appliquait donc pas au sacrement lui-même, mais à la faculté de le distribuer, en vertu de la réception du sacrement de l’ordre. D’autres distinctions furent introduites et d’autres termes utilisés, tel celui de dignitas pour désigner la potestas ministerii77. La terminologie n’a pas en fait cessé de se développer et les acceptions possibles de potestas se sont multipliées dans les décades qui suivirent. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, Guillaume d’Auxerre distingue entre : potestas ministerii, potestas excellentiae, potestas invocationis, potestas auctoritatis, potestas cooperationis78.
éclairer le raisonnement : (Bruges, Bibliothèque de la ville, Cod. lat. 80 fol. 33v) Item ibidem glosa : Christus dare potuit suis potestatem remittendi peccata, quam habet. – Contra : Illa potestas aut est potestas auctoritatis aut ministerii. Si auctoritatis, contra : illa(m) in Deo solo est ; si ministerii, contra : illam dedit. – Responsio : Glosa loquitur de potestate subauctoritatis, id est cooperationis interioris, non auctoritatis, quam, ut magister dicit, Christus suis dare potuit. 75 Pierre Lombard, Sententiae in IV libris distinctae, liv. IV., dist. 5, chap. 3, p. 267 : Ita etiam posset Deus per aliquem creare aliqua : non per eum tanquam auctorem, sed ministrum, cum quo et in quo operaretur ; sicut in bonis operibus nostris ipse operatur et nos : nec ipse tantum, nec nos tantum, sed ipse nobiscum et in nobis ; et tamen in illis agendis ministri eius sumus, non sumus auctores. – Ita ergo potuit dare servo potestatem dimittendi peccata in baptismo, id est ut in mundatione interiori servus cum Domino operaretur : non servus sine Domino, nec Dominus sine servo, sed Dominus cum servo et in servo ; sicut in exteriori ministerio Dominus operatur cum servo et in servo. Landgraf énumère différents auteurs qui reprirent cette distinction de Pierre Lombard : Guy d’Orchelles, Petrus Manducator, Udo, Simon de Tournai, Radulphus Ardens : Die Lehre von den Sakramenten, liv. I., chap. 5, p. 177-182. 76 Landgraf, Die Lehre von den Sakramenten, liv. I., chap. 5, p. 186. 77 Ibid., chap. 5, p. 186-205. 78 Guillaume d’Auxerre, Summa aurea (François Regnault, 1514), liv. 4. tr. 3 c. 3.
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La question de l’attribution de la potestas était sans doute devenue, non seulement pour les théologiens mais aussi pour les canonistes, un passage obligé pour toute réflexion sur le mode opératoire des sacrements. Si les Sentences de Pierre Lombard sont de peu postérieures au Décret, le débat et les distinctions théologiques énoncées était sans aucun doute connus de G ratien. Quant aux glossateurs du Décret, intégrant les apports de Pierre Lombard, et connaissant la complexité liée à la notion de « détenteur » d’une potestas, il leur était impossible d’attribuer mécaniquement la possession d’une potestas à celui qui en faisait usage extérieurement. En termes de droit, la potestas ministerii ne pouvait pas être conçue comme un pouvoir propre, possédé personnellement et elle ne pouvait déboucher sur la revendication d’un droit d’exercice. Huguccio écrit par exemple que le prêtre n’a pas la potestas baptizandi – au sens où ce n’est pas lui qui efface les fautes – mais qu’il possède en revanche la potestas baptizandi dans un autre sens, c’est-à-dire le sacrement de l’ordre, grâce auquel il peut administrer le sacrement du baptême exterius79. Ce texte offre deux acceptions de la potestas : une potestas auctoritatis, au sens direct, incréée et qui est celle de Dieu, une potestas ministerii, créée, au sens dérivé et analogique, qui signifie le pouvoir d’ordre dont dispose le ministre. Dans tous les cas, le ministre ne fait pas usage d’un pouvoir propre dont il pourrait disposer à sa guise. On comprend l’intérêt de telles distinctions théologiques en droit sacramentaire, mais il reste à savoir dans quelle mesure Gratien a-t-il pu y avoir accès. Dans quelle mesure ces distinctions ont-elles pu influencer Gratien ? L’influence de la théologie sur le Décret, et en particulier sur sa méthodologie reste plus que jamais une piste de lecture motivante, même si certains des vecteurs de cette transmission n’ont pas été toujours identifiés
79 Cet exemple est signalé par Landgraf, Die Lehre von den Sakramenten, liv. I, chap. 5, p. 173. L’auteur donne une transcription du manuscrit, sans préciser cependant le canon dont il s’agit (Huguccio, Summa decreti De cons., Cod. Bamberg. Can. 40 fol. 269v.) : Sed numquid sacerdos non habet potestatem baptizandi ? Non, sicut hic accipitur. Solus enim Christus, secundum quod hic accipitur, habet potestatem baptizandi, scilicet abluendi interius et dimittendi peccata tamquam auctor. Sacerdos autem habet potestatem baptizandi, id est ordinem, ex quo potest ministrare baptismum exterius.
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avec bonheur80. Depuis Kuttner81 le thème n’a pas cessé d’être approfondi82 comme en témoigne le récent ouvrage de John Wei83. Ce dernier souligne l’importance de l’utilisation de la Bible, aussi bien d’un point de vue théorique que pratique dans la pensée de Gratien. L’identification de la Bible avec la loi naturelle confère aux prescriptions bibliques une valeur légale indiscutable84. Kuttner remarquait que la théologie entre dans la substance de l’œuvre de Gratien elle-même, car tout le champ de la discipline des sacrements, les questions concernant l’imputabilité des délits, les concepts touchant au droit divin et à la constitution de l’Église font partie de la théologie85. Gratien, dans sons recours à la Bible ou à la théologie, serait surtout
C’est ce qu’affirme Larson en référence aux résultats décevants de la recherche menée par Luscombe, sur les traces des pistes signalées par Kuttner : Atria A. Larson, « The Influence of the School of Laon on Gratian : The Usage of the Glossa ordinaria and Anselmian Sententie in De penitentia (Decretum C.33 q.3) », Medieval Studies 72 (2010) : 203‑205. Voir également David Edward Luscombe, The School of Peter Abelard : The Influence of Abelard’s Thought in the Early Scholastic Period, Reprint (Cambridge (UK) : Cambridge University Press, 1970). Luscombe ne peut conclure de façon évidente à des liens entre Gratien et Abélard ou Hugues de Saint Victor. 81 Stephan Kuttner, « Zur Frage der theologischen Vorlagen Gratians », ZRG KA 23 (1934) : 243-268 ; « Graziano, l’uomo e l’opera », SG 1 (1953) : 17‑29. Un indice anecdotique mais révélateur de ce fait, est l’existence d’une légende médiévale suivant laquelle Gratien, Pierre Lombard et Petrus Comestor seraient nés d’une même mère : voir Ibid., 20-21. Comme le notait Kuttner, le symbolisme notoire de ces récits permet de prendre conscience du fait que l’œuvre de Gratien s’inscrit dans un phénomène intellectuel plus ample, caractérisé par une nouvelle approche des sources. Voir aussi Stephan Kuttner, « The Father of the Science of Canon Law », The Jurist 1 (1941) : 2‑19. 82 José Miguel Viejo-Ximénez, « Graciano », DGDC (Pamplona : Aranzadi ; Universidad de Navarra, 2012). On peut également trouver une synthèse des sources qui permettent de recomposer les voies par lesquelles Gratien aurait pu entrer en contact avec la pensée théologique française et une discussion de ces hypothèses à la lumière des recherches les plus récentes chez Orazio Condorelli, « Graziano », Dizionario biografico dei giuristi italiani (XII-XX secolo) (Bologna : Il Mulino, 2013). 83 John C. Wei, Gratian the Theologian (Washington, DC : Catholic University of America Press, 2016). 84 Ibid., chap. 2. 85 Nous laissons de côté tout le débat sur la nature théologique ou juridique de l’œuvre de Gratien. On sait que pour Sohm, le Décret serait de nature essentiellement théologique : voir Das altkatholische Kirchenrecht und das Dekret Gratians, 63‑87. Sohm nie le caractère proprement juridique des sources du droit pendant toute la période de l’Altkatholizismus, et Gratien serait même le point culminant du traitement du droit comme objet de la théologie. Le passage d’un droit religieux à un droit juridique ne se ferait qu’après lui, vers les années 1170. Franz Gillmann a réfuté cette hypothèse à partir d’une étude des sources : 80
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intéressé par les situations elles-mêmes, au-delà de la seule interrogation sur le caractère normatif ou exhortatif des normes86. D’autre part, on a souvent souligné que les traces les plus décisives se trouveraient du côté du renouveau méthodologique concernant l’utilisation et l’interprétation des sources, plutôt que dans la seule occurrence de ces dernières87. C’est donc non tant dans la récollection du matériel que dans son utilisation qu’il faudrait chercher les preuves les plus nettes de l’influence de la théologie sur la science juridique renaissante. Gratien serait à ce titre aussi bien théologien que juriste, non dans le sens où il utiliserait le matériel théologique des compilations précédentes, mais où il emploierait une méthode rénovée par les auteurs de théologie88. Selon Kuttner, dans ce voir « Einteilung und System des Gratianischen Dekrets nach den alten Dekretglossatoren bis Johannes Teutonicus einschliesslich », AKKR 106 (1926) : 3‑106. Kuttner la rejeta également en dénonçant la vision que Sohm avait du droit, voir « Zur Frage der theologischen Vorlagen Gratians », 244. Enfin, la discussion pourrait être complétée par les analyses récentes de John Wei (Gratian the Theologian, chap. 7‑8.), qui montre que « Despite his interest in penitencial theology, Gratian was for the most part not a sacramental theologian and to even less of an exent a liturgical theologian. The firt recension, in fact, ignores not only liturgical theology, but even liturgical law. » (Ibid., 300.) L’incorporation des sacrements et de la liturgie serait plutôt le fait de l’auteur de la « seconde recension ». Ainsi, conclut Wei, « Far from being the last grest representative of Rudolph Sohm’s old catholic sacramental law, Gratian tried to construct a new science of canon law on a theological but non-sacramental basis » (Ibid., 301.) 86 Kuttner, « Graziano, l’uomo e l’opera », 26. Toute cette partie de l’analyse de Kuttner nous semble demeurer valable, dans la mesure où les études de Larson elles-mêmes ne remettent pas en cause ces intuitions. 87 Condorelli, « Graziano », 1060. Bernold de Constance, Yves de Chartres et Alger de Liège avaient déjà montré leur confiance dans les capacités de la raison humaine à construire un système harmonieux. Gratien a en outre vraisemblablement connu le prologue de la consonantia canonum d’Yves de Chartres. Gabriel Le Bras souligna la méthode d’interprétation des sources d’Alger de Liège, dans son Liber de misericordia, ainsi que la proximité avec le Sic et non d’Abélard : Gabriel Le Bras, « Alger de Liège et Gratien », Revue des sciences philosophiques et théologiques 20 (1931) : 18‑19. Larson reprend et complète cette analyse. 88 Cette thèse se trouve déjà chez Kuttner, « Zur Frage der theologischen Vorlagen Gratians », 245. Kuttner mentionnait quatre facteurs historiques à l’origine de l’œuvre de Gratien : les effets théoriques et pratiques de la réforme grégorienne, la consolidation des principes de l’herméneutique à la fin du XIe siècle (voir Kuttner, « The Father », 5‑6), les progrès scientifiques de la théologie dans les écoles françaises et la formation d’une nouvelle science légale à l’école d’Irnérius à Bologne (voir « Graziano, l’uomo e l’opera », 22). Kuttner soulignait la complémentarité entre les deux premiers facteurs et affirmait que le renouveau de l’herméneutique suscitée par l’œuvre d’Yves de Chartres n’avait pu lui-même déboucher sur une science du droit raisonnée que grâce au développement de la théologie en France au
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processus de renouveau méthodologique, le Sic et non d’Abélard aurait joué un rôle décisif, par l’application méthodique d’une analyse rationnelle aux problèmes. Gratien récupérerait ensuite au profit de la science canonique ce double héritage des canonistes et des théologiens, mûri au cours d’échanges réciproques89. Wei a cependant récemment réaffirmé qu’il serait erroné de vouloir construire un lien direct et exclusif entre le Sic et non d’Abélard et Gratien, et qu’il convient de ne pas réduire la scholastique à un seul auteur, fût-il le plus connu90. Ainsi, si les perspectives de contacts et d’influences réciproques sont toujours enthousiasmantes, il convient de rester prudent, comme le rappelait Noonan91. Au-delà les légendes et malgré la pauvreté des certitudes, que peut-on savoir du contact de Gratien avec la théologie française ? Selon Noonan, il serait hasardeux d’affirmer que Gratien fût un
cours du demi-siècle qui s’écoula entre l’œuvre d’Yves de Chartres et celle de Gratien (« The Father », 8). Ce renouveau fut en partie suscité par les controverses théologiques nées au moment de la réforme grégorienne puis par le développement de certaines hérésies, comme celle de Béranger de Tour sur l’eucharistie. Les processus de développement de l’herméneutique chez les théologiens et les canonistes apparaissent largement complémentaires. Ainsi, dans le sens inverse, la théologie elle-même est redevable à la science canonique. Kuttner revint plus tard sur cette même idée des influences réciproques dans un univers conceptuel largement unifié (« Graziano, l’uomo e l’opera », 23). 89 Kuttner, « The Father », 10‑11. 90 John C. Wei, « Gratian and the School of Laon », Traditio 64 (2009) : 279‑322. Dans cet article, Wei conteste déjà l’hypothèse selon laquelle le Sic et non d’Abélard aurait été le traité ayant exercé la plus grande influence sur Gratien (voir Heinrich Denifle, « Die Sentenzen Abaelards und die Bearbeitungen seiner Theologie vor Mitte des 12. Jahrhunderts », Archiv für Literatur und Kirchengeschichte des Mittelalters 1 (1885) : 619-620.) Wei part de remarques textuelles sur l’utilisation des sources, et souligne qu’Abélard n’était pas le seul à avoir distingué les différents sens des mots afin d’opérer une concordance. Ainsi, il n’est pas nécessaire d’affirmer que Gratien ait connu le Sic et non d’Abélard, ni d’expliquer la connaissance que Gratien a pu acquérir de la méthode scholastique par une influence directe ou indirecte d’Abélard, puisqu’aussi bien la collection Deus itaque summe de l’école de Laon pourrait être une des sources formelles de Gratien. Wei reprend la même conclusion dans Gratian the Theologian, 299‑300. 91 John T. Noonan, « Gratian Slept Here. The Changing Identity of the Father of the Systematic Study of Canon Law », Traditio 35 (1979) : 145-172. Kuttner prenait acte aussi des incertitudes : « Research on Gratian : Acta and Agenda », éd. par Paul Linehan, Proceedings of the Seventh International Congress of Medieval Canon Law. Cambridge, 23-27 July 1984, MIC C-8, 1988, 4-5. Sur la biographie de Gratien, prenant acte des remises en question de Noonan, on pourra consulter Enrique De Leon, « La biografia di Graziano », in La cultura giuridico-canonica medioevale : premesse per un dialogo ecumenico, éd. par Enrique De Leon et Nicolás Alvarez de las Asturias (Milano : Giuffrè, 2003), 89-107.
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maître en théologie, mais on ne peut nier cependant l’importante présence des références bibliques et des doctrines théologiques dans le Décret92. Les recherches de Atria Larson ont permis de parvenir à plus de certitudes. Reprenant les intuitions d’un article de Bliemetzrieder93, et rejetant en grande partie les critiques de Kuttner à l’encontre des hypothèses de ce dernier94, Atria Larson s’est appuyée sur les travaux de Winroth95 puis ceux de Wei96, et a récemment rouvert des perspectives quant à l’influence de l’école de Laon sur le De penitentia de Gratien. Cette influence se serait exercée non seulement sur quelques arguments isolés, mais, plus généralement sur sa façon de penser. Bien que Larson limite ses conclusions au De penitentia, qu’elle a par ailleurs largement étudié et dont elle a montré la singularité de la composition par rapport au reste du Décret97, il semble possible d’en 92 Noonan, « Gratian slept here. », 170. Noonan reconnaît certes les connaissances théologiques de Gratien. Pourtant, Landau a longtemps maintenu qu’il n’était pas si évident qu’un théologien de la première scolastique ait influencé Gratien autant qu’Isidore de Séville et Yves de Chartres avaient pu le faire en termes de droit canonique : voir Peter Landau, « Gratian und die Sententiae Magistri A. », in Aus Archiven und Bibliotheken. Festschrift für Raymond Kottje zum 65. Geburtstag, éd. par Hubert Mordek (Frankfurt a. M., 1992), 311326. Pour Landau, de toute évidence, les principales lignes de force qui se trouvent derrière le Décret doivent continuer à être cherchées dans des écrits canoniques et non théologiques. Sur le fond, Landau a sans doute raison, mais une telle option ne doit pas conduire à se priver d’éclairages intéressants. C’est en partie ce qu’a fait Larson, en montrant que Gratien a conçu le De penitentia comme un traité de théologie, fondamentalement distinct du reste du Décret : Atria A. Larson, « The Evolution of Gratian’s Tractatus de penitentia », BMCL 26 (20042006) : 59‑123. On conultera également sur le sujet l’introduction de la traduction du De penitentia : Gratianus, Gratian’s Tractatus De Penitentia : A New Latin Edition with English Translation, éd. par Atria A. Larson (Washington, DC : The Catholic University of America Press, 2016). Il était dès lors logique que Gratien cherchât ses sources du côté de la théologie. 93 Placidus Franz Bliemetzrieder, « Gratian und die Schule Anselms von Laon », AKKR 112 (1932) : 37‑63. 94 La thèse de Bliemetzrieder est résumée et critiquée par Kuttner, « Zur Frage der theologischen Vorlagen Gratians », 254. 95 Anders Winroth, The Making of Gratian’s Decretum (Cambridge : Cambridge University Press, 2000). 96 Wei, « Gratian and the School of Laon ». En partant de l’hypothèse de Winroth, l’auteur montre que l’école de Laon, en particulier par la collection Deus itaque summe, influença le « premier Gratien », surtout eu égard à la méthode dialectique utilisée. Ceci-dit, Wei reste prudent quant au fait de rattacher trop étroitement Gratien à l’école de Laon. 97 Larson, « The Evolution of Gratian’s Tractatus de penitentia ». Voir aussi plus récemment du même auteur : Master of Penance : Gratian and the Development of Penitential Thought and Law in the Twelfth Century (Washington, DC : The Catholic University of America Press, 2014).
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reprendre certaines conclusions : Gratien a bien utilisé la glose ordinaire de la Bible pour la rédaction du De penitentia, et il a bien été influencé par l’école d’Anselme de Laon. C’est précisément ce lien qui explique les similitudes entre Gratien, Abélard et Hugues de saint Victor98. Les travaux de Lenherr confirmaient déjà plus spécifiquement le fait que Gratien avait bien eu connaissance des commentaires aux passages de saint Jean ( Jn 1, 32) et de saint Paul (1 Cor 1, 12) sur la notion de potestas, et que, concernant les commentaires des lettres de saint Paul, Gratien aurait disposé des manuscrits les plus anciens99. Gratien utilisa en outre non seulement les commentaires provenant des livres déjà glosés de la Bible, mais aussi des sententiae d’Anselme de Laon et de son école100. D’autres hypothèses accréditent la possibilité d’un contact assez proche avec les thèses des théologiens concernant la potestas. Sans doute Gratien séjourna-t-il à l’abbaye de Saint Victor dans les années 1120-1125 comme condisciple de Rolando
Larson, « The Influence of the School of Laon », 207‑209. L’auteur apporte des réponses aux problèmes chronologiques qui se posent : Certes, c’est seulement à partir des années 1130 que circulèrent dans le Nord de l’Europe certains livres isolés ou bien des collections de livres glosés de la Bible, alors que la glose ordinaire, dans sa forme standardisée et complète ne se diffusa qu’à la fin du XIIe siècle. Ceci dit, la composition des gloses commença dès la fin des années 1090, et leur divulgation fut progressive dès cette époque. Gratien aurait donc plutôt utilisé des gloses partielles sur des livres individuels ou des sections de la Bible, parvenus dans le Nord de l’Italie au début des années 1120, selon Larson. D’autres études étaient déjà parvenues à des conclusions similaires : Beryl Smalley, The Study of the Bible in the Middle Ages, 3e éd. (Oxford : Blackwell, 1984), 60-61 ; « Gilbertus Universalis, Bishop of London (1128-1134), and the Problem of the Glossa Ordinaria », Recherches de théologie ancienne et médiévale 8 (1936) : 34 ; Guy Lobrichon, La Bible au Moyen-âge (Paris, 2003), 158-172 ; De Leon, « La biografia di Graziano », 100-101 ; Titus Lenherr, « Die “Glossa ordinaria” zur Bibel als Quelle von Gratians Dekret », BMCL 24 (2000) : 97-129. Selon les deux derniers auteurs, la glose ordinaire de la Bible fut une source non seulement pour les auctoritates du Décret, mais aussi pour les dicta. Elle aurait aussi parfois orienté le fil conducteur de la réflexion, Gratien donnant alors la priorité aux sources bibliques et spirituelles, plutôt qu’aux sources canoniques (Lenherr, p. 117). 99 Lenherr, « Die “Glossa ordinaria” zur Bibel », 100‑101, 104. Il s’agit, au plus tard, des manuscrits écrits dans les deux ou trois premières décennies du XIIe siècle, ce qui indique un lien très étroit entre Gratien et l’école de Laon. Suivant l’usage de l’époque, Gratien reprend ces passages sans en indiquer la provenance (en général, Anselme, Gilbertus Universalis). Larson parvient à la même conclusion : « The Influence of the School of Laon », 209, 211212, 215. 100 Larson, « The Influence of the School of Laon », 223. 98
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Bandinelli101, sans doute aussi participa-t-il au concile de Reims en 1131102. Gratien intégra sans doute les analyses théologiques sur le ius et la potestas du ministre dans la célébration des sacrements, mais aussi les analyses d’Anselme de Laon sur le rôle de la foi dans la réception du baptême chez les adultes103. De telles réflexions permettaient d’attirer l’attention sur l’ensemble des éléments nécessaires pour la célébration valide et fructueuse des sacrements, sans la limiter à la seule question de la potestas du ministre. Contexte textuel : polysémie et synonymie des termes ius, potestas, auctoritas et facultas
Une des difficultés de l’analyse réside dans le fait que les termes employés par Gratien et les décrétistes sont polysémiques : ni ius ni facultas ne renvoient au même concept, et cela bien souvent à l’intérieur d’un même texte ; ius peut être remplacé par facultas, sans que cela signifie pour autant que ius corresponde exactement au sens de facultas ou inversement ! On voit là combien il serait difficile de procéder à une recherche basée sur les seuls critères des occurrences lexicographiques. Les mots ont une signification dans un contexte argumentatif, au sein d’un jeu d’oppositions, de comparaisons, de précisions. C’est donc au processus argumentatif qu’il faudra toujours revenir, car une telle méthode a le mérite de moins surcharger les mots de significations anachroniques. Rappelons enfin que la notion de « droit subjectif » que nous recherchons caractérise le raisonnement juridique, et non l’emploi de termes. Concernant l’utilisation des termes ius, facultas, potestas, sur laquelle s’appuient largement Tierney et Reid, la lecture des textes invite à une grande prudence. Gratien ne respecte pas toujours des distinctions que lui-même
101 Voir Giuseppe Mazzanti, « Graziano e Rolando Bandinelli », in Studi di Storia del diritto, II (Milano : Pubblicazioni dell’Istituto di Storia del Diritto Italiano, 23, 1999), 79‑80. Larson insiste aussi sur l’importance du milieu intellectuel dans lequel Gratien se trouvait intégré : « The Influence of the School of Laon », 243-244. Gratien, conclut Larson, au sens large, est vraiment un étudiant du maître de Laon. 102 Richard William Southern, « Master Vacarius and the Beginning of an English Academic Tradition », in Medieval Learning and Literature : Essays Presented to Richard William Hunt, éd. par Jonathan James Graham Alexander et Margaret T. Gibson (Oxford : Clarendon Press, 1976), 275. 103 Anselme distingue en particulier le sacramentum et la res sacramenti, que Gratien appellera quant à lui virtus sacramenti : voir Larson, « The Influence of the School of Laon », 226-227.
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suggère pourtant à certains endroits. Les corrections apportées dans la glose ordinaire montrent que les commentateurs durent souvent préciser une expression équivoque de Gratien, à l’aide de distinctions établies par Gratien lui-même ! Sans doute la flexibilité dans l’utilisation des termes ius, potestas, facultas est-elle caractéristique d’une période de réflexion sur des notions, qui ne peuvent encore être l’objet de classifications stables, mais qui ne sont pas pour autant forcément indistinctes ou confuses. Il semblerait plus juste de penser qu’elles n’ont pas eu le temps de se fixer dans les limites d’une expression univoque, reconnue et uniformément utilisée par tous. En fait, les problèmes nés du contexte historique exigeaient, pour être résolus de façon adéquate une terminologie juridique qui n’existait pas encore, mais qui se trouvait précisément en cours d’élaboration104. Or, les sources dont disposait Gratien ne pouvaient lui offrir ni une définition de l’office ecclésiastique, ni une analyse de la juridiction ecclésiastique, pas plus qu’une distinction claire entre ordre et juridiction105. Du point de vue de la terminologie utilisée, il arrive par conséquent que l’auteur du Décret se trouve assujetti aux limites sémantiques héritées de ses sources et mêle à certains endroits les sphères juridictionnelle et sacramentelle. C’est en particulier le cas lorsqu’il reprend mot pour mot certaines sources dans un dictum, mais seulement pour en résumer l’argument. Il convient donc d’être prudent afin de ne pas attribuer à Gratien une confusion qui n’est pas tout à fait sienne106. En outre Gratien distingue très bien ces mêmes notions à d’autres endroits107. Quelle est la raison de telles hésitations ou confusions de la part de Gratien ? Benson affirme que la principale difficulté de ce dernier se trouvait dans l’abondance des vocables possibles, plutôt que dans leur pénurie, et que son travail consista à sélectionner plutôt qu’à forger de nouvelles expressions108.
Pour une analyse du contexte sémantique, on peut renvoyer à Benson, The Bishop-Elect, 46. Sohm et ses contradicteurs sont au moins d’accord sur le fait que les termes ordo et iurisdictio ne furent fixés que dans la deuxième moitié du XIIe siècle, même si, comme nous l’avons vu, ils s’opposent quant à l’existence réelle de ces notions dans la période antérieure. Concernant l’absence de définition de ces termes avant Gratien, voir Ibid., 45. 106 Voir Ibid. Il nous semble cependant que l’exemple de confusion signalée par Benson entre sphère juridictionnelle et sphère sacramentelle ne puisse être attribué aussi facilement à Gratien. En effet, dans le passage en question, Gratien ne fait que paraphraser les termes de saint Augustin, qu’il vient de citer précédemment, afin d’offrir un résumé de la position de ce dernier. Gratien reçoit les sources avec un certain regard critique et opère déjà une distinction. 107 Ibid., 46. 108 Ibid. 104 105
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On rencontrera donc chez Gratien des termes polysémiques, dont voici quelques exemples, qui ont des implications du point de vue méthodologique109 : Iurisdictio peut aussi bien s’appliquer au pouvoir de gouvernement dans l’Église pris au sens large110 qu’à un pouvoir de nature seulement judiciaire111 ; auctoritas désigne aussi bien l’autorité de gouverner, entendue de façon large112, qu’un pouvoir législatif spécifique113 ou des droits de propriété114. Villemin souligne enfin que le terme potestas apparaît 453 fois Pour une analyse plus détaillée voir Ibid., 46-47. Benson propose un certain nombre d’exemples particulièrement intéressants. Le problème de ces pages est que Benson ne cite parfois que les rubriques et non les textes des dicta, qui éclaireraient pourtant davantage la terminologie utilisée par Gratien. On complétera donc ici le plus souvent possible ces exemples par les dicta, mais aussi par les textes cités par Gratien, car seul le contexte livré par l’intégralité du chapitre permet d’apprécier le sens des mots. Ceci-dit, les rubriques présentent malgré tout un intérêt, dans la mesure où elles sont significatives de la façon dont les termes se sont peu à peu fixés : effectuer une synthèse implique le choix des mots. Enfin, ces exemples ne sont que quelques-uns pris parmi un très grand nombre, comme nous le verrons au cours de l’analyse plus approfondie de certains passages. 110 C.16 q.1 d.p. c.47 111 C.13 q.2 d.p. c.6 : Item, si quis de provincias ad provinciam transiret, et ibi domicilium sibi collocaret, liber factus a ditione prioris iudicis, iurisdictioni illius iudicis subiceretur, in cuius provincia sedem sibi eligeret. Quia ergo isti a vestra dioecesi in nostram transierunt, liberi a vestra ditione nostro iuri subiciuntur. Nostrum ergo est ius funerandi eos. Iurisdictio est bien ici rapporté à un juge. Remarquons également au passage la mention d’un ius funerandi. 112 D.96 rubr. c.10 : Auctoritas sacra Pontificum et regalis potestas huius mundi gubernacula regit. Benson fait référence à la rubrique, mais le canon, bien connu, reprend le vocable auctoritas et l’applique au pouvoir pontifical en général, en le distinguant du pouvoir royal : Item Gelasius Papa Anastasio Imperatori. Duo sunt quippe, inperator auguste, quibus principaliter hic mundus regitur : auctoritas sacra Pontificum, et regalis potestas. Ici, auctoritas et potestas sont équivalents ; ce qui distingue les deux pouvoirs sont les qualificatifs : auctoritas sacra et regalis potestas. 113 D.17 d.a.c.1 : I. Pars. Generalia concilia quorum tempore celebrata sint, vel quorum auctoritas ceteris praemineat sanctorum auctoritatibus, supra monstratum est. Auctoritas vero congregandorum conciliorum penes apostolicam sedem est. Auctoritas est repris dans les rubriques des chapitres 1, 2, 4, 5 de cette distinction, avec le même sens : « pouvoir de convoquer un concile ». 114 C.16 q.7 d.a.c.1 : I. Pars. Quod autem ecclesias de manu laicorum nec abbati, nec alicui liceat accipere, omnium canonum testatur auctoritas. Generaliter enim tam ecclesiae quam res ecclesiarum in episcoporum potestate consistunt. Laici autem nec sua, nec episcoporum auctoritate decimas vel ecclesias possidere possunt. Ici, le terme auctoritas est employé dans deux sens différents : auctoritas canonum fait référence à l’autorité du magistère, et auctoritas episcoporum désigne un pouvoir épiscopal sur les biens ecclésiastiques. Dans ce dernier sens, il est aussi équivalent à potestas, par ailleurs également utilisé. Une autre utilisation en ce sens est celle que nous avons déjà signalée, lorsque Gratien reprend le décret d’avril 1059 109
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dans le Décret avec des sens différents qu’il s’efforce de classifier : pouvoir de l’évêque, pouvoir de lier et de délier, pouvoir avec une notion de force, pouvoir de juger, pouvoir sur les sacrements, puissance d’un sacrement, etc.115 Outre ces polysémies, les synonymies ne sont pas rares. Ainsi, dans les exemples précédemment cités, auctoritas et potestas sont souvent interchangeables. C’est précisément en raison de ce caractère générique que Gratien éprouve souvent le besoin de compléter le mot potestas par un gérondif : regendi et iubendi potestas116. Tout comme auctoritas, potestas peut aussi désigner le pouvoir de façon générale, autrement dit le gouvernement117, ou bien un pouvoir judiciaire en particulier118, ou bien encore un droit sur des biens ecclésiastiques119. De plus, les mots potestas et facultas peuvent être utilisés en parallèle avec un sens très proche, voire identique120. Le terme regimen semble dans laquelle le pape Nicolas II parle d’auctoritas disponendi : (D.23 c.1) § 6. Plane, postquam electio fuerit facta, si bellica tempestas vel qualiscumque hominum conatus malignitatis studio restiterit, ut is, qui electus est, in apostolica sede iuxta consuetudinem inthronizari non valeat, electus tamen, sicut vere Papa, auctoritatem obtineat regendi Romanam ecclesiam, et disponendi omnes facultas illius ; quod beatum Gregorium ante consecrationem suam fecisse cognovimus. Auctoritas disponendi est ici différencié de l’auctoritas regendi. 115 Villemin, Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction, 27‑29, 451-453. 116 D.21 d.p. c.3 : III. Pars. In his omnibus, quanto celsior gradus, tanto maior auctoritas invenitur. In maioribus siquidem est regendi et iubendi potestas, in minoribus obsequendi necessitas. D.21 c.3 parle du primat de l’Église de Rome. 117 Voir C.16 q.7 d.a.c.1 (I. Pars). 118 D.20 d.a.c.1 II. Pars § 1. 119 C.10 q.1 c. 2 rubr. : Ecclesiae cum dotibus suis in episcopi potestate consistant. Outre la seule rubrique que mentionne Benson, le texte du chapitre est aussi intéressant, car plusieurs termes voisins sont employés concomitamment : Item ex Concilio Tolletano III. [c. 19.] Sic quidam contra omnem auctoritatem ecclesias, quas aedificaverint, postulant consecrari, ut dotem, quam eidem ecclesiae contulerint, censeant ad episcopi ordinationem non pertinere. Quod factum taliter in praeterito corrigatur, ut et in futuro ne fiat prohibeatur, et omnia secundum constitutionem antiquam ad episcopi ordinationem et potestatem pertineant. Les termes auctoritas et potestas sont ici employés dans des sens différents. Les termes ordinatio et potestas semblent être différenciés dans la mesure où ils sont employés concomitamment, mais leur sens reste malgré tout assez proche. Benson fait aussi référence à C.10 q.1 c.5 rubr. : Iudicio et potestate episcopi res ecclesiasticae gubernentur, ainsi qu’à C.10 q.1 c.6 rubr. : Basilicarum conditores in rebus ecclesiarum nullam se potestatem habere cognoscant. On retrouve dans ce chapitre la même utilisation conjointe des termes ordinatio et potestas : Item ex Concilio Tolletano IV. [c. 32.] Noverint conditores basilicarum, in rebus, quas eisdem ecclesiis conferunt, nullam se potestatem habere, sed iuxta canonum instituta sicut ecclesiam, ita et dotem eius ad ordinationem episcopi pertinere. 120 Voir C.10 q.2 d.a.c.1 : I. Pars. Sed cum in episcoporum potestate facultates ecclesiae constitutae esse dicantur, potestas dispensandi intelligenda est, non distrahendi vel dilapidandi. C’est ici
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lui aussi avoir une acception assez large121, alors que les vocables dispositio et dispensatio semblent se référer davantage à des droits de propriété122. Ces dernières notions de dispositio et de dispensatio peuvent elles-mêmes se décomposer à leur tour en droits plus spécifiques. Un passage mentionne par exemple non seulement la dispensatio, mais énumère aussi toute une série de droits dont disposent – ou ne disposent pas – les fundatores ecclesiarum : Habent ius providendi, et consulendi, et sacerdotem inveniendi ; sed non habent ius vendendi, vel donandi, vel utendi tamquam propriis123. Ces expressions appellent deux remarques : la distinction se fait en fonction des facultés qui auraient pour conséquence d’aliéner le bien (vente, don, usage personnel) et celles qui sont destinées à faciliter ou à assurer le bon usage du bien. On notera ensuite que ce qui est exprimé en termes de droits (ius) correspond à des devoirs, charges ou responsabilités, tel le droit de « trouver un prêtre » plutôt qu’à des prérogatives. Il est donc ici possible de souligner de nouveau la polysémie de la notion de ius, non seulement concernant les contenus auxquels elle peut s’appliquer – droit au sens général ou bien droit spécifique –, mais aussi quant aux implications et à la mise en œuvre de ce ius, qui peut aussi bien se référer à une prérogative qu’à une charge. Souvent, il apparaît que la meilleure traduction de ius serait « responsabilité ». Un ultime exemple de synonymie achèvera de montrer les difficultés liées à l’aspect sémantique de l’analyse. Ainsi, dans l’espace d’une seule quaestio, Gratien n’utilise pas moins de six termes, apparemment interchangeables, pour désigner le pouvoir administratif ou de juridiction124. Ainsi dans la Cause surtout la mise en parallèle de facultas et potestas qui nous intéresse, mais on peut au passage relever que le pouvoir de l’évêque est strictement délimité par son usage. Il ne s’agit pas d’un pouvoir absolu sur des biens dont il pourrait disposer à discrétion. La potestas n’existe dès lors qu’elle est utilisée de façon raisonnable. 121 Voir C.7 q.1 d.p. c.16, III. Pars : Ecce, quod episcopo petente, precibus etiam populi, infirmitate gravato alius possit subrogari, patenter monstratur. Senectute autem gravato non successor, sed coadiutor dari debet, qui ei decedenti in locum regiminis succedat. Le terme regimen désigne ici l’ensemble des pouvoirs de l’évêque. 122 Voir C.10 d.a.q.1. : Quidam laicus basilicam a se factam a dioecesana lege segregare quaerit ; episcopus ecclesiam cum omni dote sua ad suam dispositionem pertinere contendit ; tandem evincit episcopus, per parochias militibus comitatus crudeliter deseuit ; quae ecclesiarum sunt tamquam sibi debita usurpare contendit. (Qu. I.) Modo primum queritur, an basilica cum omni dote sua ad episcopi ordinationem pertineat ? (Qu. II.) Secundo, an res ecclesiarum episcopis usurpare liceat ? (Qu. III.) Tertio, quid nomine cathedratici a suis sacerdotibus exigere valeat ? On remarquera ici le terme ordinatio, qui pourrait s’ajouter à la liste des mots désignant un pouvoir. 123 C.16 q.7 d.p. c.30. 124 Voir Benson, The Bishop-Elect, 47.
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10, la première question fait mention de lex dioecesana, potestas, ordinatio, provisio, iudicium, dominium125, et seul le contexte permettait de leur attribuer dans chaque cas un sens précis126. Gratien ne semble donc pas disposer d’une terminologie prédéfinie et reprend le vocabulaire que lui offrent les sources du premier millénaire, assumant ainsi la profusion terminologique qu’ils véhiculent. On a pu dire qu’une telle absence d’homogénéité reflète l’absence d’un effort de réflexion systématique127. Cela n’est pas si sûr, car dès lors que Gratien s’efforce d’opérer des distinctions – et il le fait –, cela dénote au moins le début d’une réflexion particulière de sa part, même si celle-ci ne parvînt pas à une fixation sémantique. Il convient donc de conserver à ces termes le plus souvent possible leur polysémie potentielle, sans chercher à les restituer dans une traduction qui en fixerait indûment le sens. Il sera donc prudent de suivre la plupart du temps l’option qui consiste à ne pas les traduire directement, car une traduction risquerait d’en donner une interprétation trop hâtive ou d’en appauvrir la signification, en leur ôtant la flexibilité qui était encore la leur au moins au temps de Gratien. La flexibilité dont nous parlons est, soulignons-le, avant tout terminologique, mais elle n’est pas forcément notionnelle. Si les termes sont effectivement polysémiques et font souvent office de synonymes, en revanche, les contextes dans lesquels ils sont utilisés permettent quasiment toujours de les préciser. Autrement dit, en dépit parfois d’une certaine incertitude quant à la dénomination exacte, Gratien renvoie à des réalités qui sont parfaitement définies et appréciées en fonction de leurs implications juridiques pratiques. Derrière l’utilisation des termes de facultas, potestas, auctoritas, regimen, dispositio, ordinatio, il convient donc toujours de revenir à la réalité juridique à laquelle ils font référence et dans lequel ils sont employés. Ainsi, reconnaissons-le, il y aurait matière à parler de droit subjectif lorsque, dans le Décret, on trouve à deux endroits le canon suivant : Unde Nicolaus papa : [Michaeli Imperatori in epist., quae incipit : « Proposueramus »] : Per principalem beatorum apostolorum Petri et Pauli potestatem ius habemus non solum in monachos, uerum etiam in quoslibet clericos de
Dans son étude, Benson fait surtout référence aux rubriques des chapitres 1 à 6, 15 et au dictum post du chapitre 15, mais les termes repris dans les rubriques correspondent dans tous les cas aux paroles utilisées dans les canons que cite Gratien. En outre, à l’intérieur de chaque chapitre, on peut trouver d’autres synonymes. 126 Benson, The Bishop-Elect, 47. 127 Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome, 132, notes 334 à 337. 125
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quacumque diocesi, cum necesse fuerit, ad nos conuocare atque ecclesiasticis exigentibus oportunitatibus inuitare. (C.1 q.1 c.123 et C.9 q.3 c.21).
Dans la première occurrence, Gratien cite cette décrétale du pape Nicolas pour montrer que le souverain Pontife peut ordonner à Rome non seulement les clercs de n’importe quel évêque, mais aussi les moines si l’exigent les circonstances : verum etiam oportunitate exigente dit Gratien dans le dictum qui précède le canon. La décrétale est utilisée dans la Cause 9 avec le même objectif, et Gratien précise dans le dictum post à cet endroit : Sed aliud est quod ex temeritate assumitur presumptionis, aliud quod ex necessitate geritur charitatis, et explique que l’autorité supérieure est amenée à agir lorsque les autorités inférieures négligent leurs devoirs128. Le droit à agir de l’autorité supérieure, en l’occurrence du pape, découle certes de sa fonction souveraine (la potestas qu’il détient comme successeur des apôtres Pierre et Paul) mais se place dans le contexte d’une relation entre le pape et les évêques. Gratien montre en fait que ce qui rend possible l’action elle-même est la potestas que possède le pape, mais ce qui la « justifie » est la condition de son exercice. Le ius dont il est ici question n’est pas ce qui est opéré par une « témérité présomptueuse », mais par la « nécessité de la charité ». Du reste, la décrétale elle-même souligne les conditions de cette action par une répétition : cum necesse fuerit et ecclesiasticis exigentibus oportunitatibus. Le ius dont il est ici question ne peut donc se réduire à l’application absolue d’une potestas, quand bien même celle-ci serait celle des apôtres Pierre et Paul ; il est mise-en-œuvre d’une potestas en raison des circonstances. Le ius, pourrait-on dire est ici présenté comme une potestas « justifiée » par les conditions de son emploi.
C.9 q.3 d.p. c.21 : Sed aliud est quod ex temeritate assumitur presumptionis, aliud quod ex necessitate geritur karitatis. Cum suffraganei archiepiscoporum subditis suis ad malum fauere ceperint, atque circa eorum correctionem negligentes extiterint, tunc licet metropolitanis preter illorum uoluntatem et ligandos dampnare, et reconciliandos absoluere. 128
Potestas, executio potestatis et conception du droit chez Gratien
Conséquences de la simonie sur le pouvoir du ministre La réception de la controverse sur la simonie dans le Décret
L
a deuxième partie du Décret s’ouvre sur la question de la simonie1. Selon le premier canon, attribué à Léon Ier (440-461), les simoniaques ne reçoivent ni ne transmettent la grâce qu’ils prétendent acheter ou vendre, puisque la grâce est précisément reçue et donnée gratuitement. Ce qu’ils reçoivent, en revanche, c’est l’esprit du mensonge2. Il est ici question de la grâce que le sacrement confère, non de sa validité, ni même du pouvoir ou d’un droit du ministre à célébrer le sacrement. Le texte affirme seulement que les simoniaques célèbrent les sacrements, et se contente de poser une question : que transmettent-ils ? Une telle interrogation devait certes logiquement déboucher sur celle de la validité des sacrements et des critères utilisés pour l’établir : dans quelle mesure les dispositions morales ou la situation ecclésiale du ministre ou du fidèle pouvaient-elles altérer le sacrement luimême et faire disparaître le droit ou la potestas du ministre pour le célébrer ? Les circonstances historiques donnèrent à ces questions un tour plus aigu. La fréquence des ordinations simoniaques avait suscité une forte réaction aux xe et xie siècles3, illustrée en particulier dans l’Epistola Widonis de Guy
Pour une synthèse structurelle de C.1 q.1, voir Adam Zirkel, « Executio potestatis. Dictum Gratiani post c.97 C.1 q.1. Eine Auslegung », AKKR 141 (1972) : 396‑401. L’auteur résume les différentes thèses et objections de Gratien jusqu’au d.p. c.97, mais sans cependant en livrer une analyse. 2 C.1 q.1 c.1. La source matérielle est Humbert da Silva Candida, « Adversus simoniacos libri tres », in MGH Libelli, 1, éd. par F. Thaner (Hannover, 1891), 108, l. 6-13. Pour une présentation similaire de la problématique, voir C.1 q.1 c.14 à 16, dont la rubrique est éloquente : Qui precio ordinat, lepram, non officium confert. 3 Pour un tableau d’ensemble des problèmes posés par la simonie au cours de cette période, ainsi que des réactions suscitées, voir Saltet, Les réordinations, 173-179. Il convient de se reporter également aux études postérieures : Schebler, Die Reordination in der « altkatholischen » Kirche ; John Gilchrist, « “Simoniaca Haeresis” and the Problem of Orders from Leo IX to Gratian », in Proceedings of the Second International Congress of Medieval Canon Law, 1
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d’Arezzo4. Le premier synode romain réformiste du 5 juillet 1047, présidé par Clément II (1046-1057), en présence de l’empereur Henri III, ratifia la validité des ordinations conférées par un évêque simoniaque5. Toutefois, certains réformateurs développèrent la thèse de la nullité des ordinations simoniaques et préconisèrent des réordinations6. La question fut aussi débattue au cours des synodes romains des 29 avril – 2 mai 1050 et d’après Pâques 1051, sous Léon IX (1048-1054). Deux thèses s’opposèrent : le cardinal Humbert da Silva Candida était favorable aux réordinations, alors que Pierre Damien (évêque cardinal d’Ostie à partir de 1057) y était opposé, dans le cas des clercs ordonnés par des simoniaques, mais de façon non simoniaque. Le pape, un moment tenté de passer d’une sanction d’illicéité à l’invalidité7, ne prit pourtant pas de décision définitive et se contenta de demander de
Boston College, 12-16 August 1963, MIC.SC. 1, éd. par Stephan Kuttner et J. J. Ryan (Città del Vaticano : Biblioteca Apostolica Vaticana, 1965), 209-235. Gilchrist discute les thèses de Saltet, en particulier pour la période 1048-1141, pour laquelle il est d’avis que les ordinations simoniaques étaient alors considérées comme valides mais illicites. 4 Gilchrist, « Die Epistola Widonis oder Pseudo-Paschalis ». Pour une description récente du contenu de la lettre, voir le résumé du Repertorium Geschichtsquellen des deutschen Mittelalters (Epistola Widonis, http://www.geschichtsquellen.de/repOpus_02174.html, consulté le 24/02/2014). Cette lettre fut aussi transmise sous le nom Epistola Paschasii papae ad archiepiscopum Mediolanensem, ou Decretum Paschasii (Paschalis) papae, ( JL † 6613a). Elle est attribuée à Guy d’Arezzo († 1050), qui l’écrivit vers 1031 en réaction à la corruption de l’évêque Aribert de Milan (1018-1045). Ce traité conteste l’argument selon lequel l’achat de l’office n’affecterait que les aspects matériels. Le texte se présente sous une forme brève (A) et une forme tardive plus longue (B). C’est la version courte qui est reprise dans le Décret de Gratien. La large diffusion de l’Epistola Widonis est particulièrement significative du contexte de ferme réaction et du désir de réforme de l’Église. 5 Pierre Damien, Liber Gratissimus, in MGH Briefe, 4, éd. par K. Reindel, vol. 40 (München, 1983), 499 : ut, quicumque a simoniaco consecratus esset, in ipso ordinationis suae tempore non ignorans simoniacum, cui se obtulerat promovendum, quadraginta nunc dierum paenitentiam ageret et sic in accepti ordinis officio ministraret. (On utilisera de préférence cette édition à celle plus ancienne : Liber Gratissimus, in MGH Libelli, 1, éd. par L. von Heinemann (Hannover, 1891), 15‑75. 6 Saltet contextualise le témoignage de Pierre Damien à propos des ordinations tamquam noviter de certains clercs simoniaques, effectuées par le pape Léon IX (1048-1054). Il reporte aussi les témoignages de Bruno d’Angers et de Béranger de Tour, dont il souligne la plausibilité historique : Les réordinations, 182-187. 7 Les termes « illicéité » et « invalidité » ne sont pas ici employés dans un sens technique, encore non défini, mais plutôt pour donner une idée des sens et des conséquences possibles des différentes sanctions.
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prier pour résoudre la question8. Le débat se poursuivit par le biais de traités : Pierre Damien rédigea en 1052 le Liber Gratissimus, auquel répondit en 1058 l’Adversus simoniacos du cardinal Humbert, dans lequel ce dernier montrait que la simonie est un péché contre l’Esprit Saint, et, par conséquent, une véritable hérésie9. Le problème de la simonie, qui est au fond essentiellement théologique, y fut presque exclusivement traité dans un cadre juridique10, dont Gratien hérite largement. Sans doute ce dernier n’a-t-il consulté directement ni les traités du cardinal Humbert ou de Pierre Damien, ni même les sermons de saint Augustin ou les homélies de saint Grégoire ; il a dû les connaître, et a pu les citer à travers des compilations11. Le Liber de misericordia d’Alger de Liège fournit sur ce sujet à Gratien la plus grande partie des sources, ainsi que leur structuration, autour d’une argumentation dont le but était déjà d’harmoniser ou de justifier les discordances12. Ce livre, qui se voulait avant tout ouvrage de théologie, remplit paradoxalement le rôle de transition entre les ouvrages canoniques d’Yves de Chartres et le Décret de Gratien. Il utilisait une méthode d’exposition nouvelle et constituait en fait lui-même un véritable traité canonique13. C’est à On se limitera ici à cette succincte évocation, pour ne pas rentrer dans la complexité d’un débat où les motifs théologiques sont aussi fortement influencés par des considérations politiques. Sur le débat et les influences exercées par Pierre Damien et le cardinal Humbert : Pietro Palazzini, « Influssi Damianei ed Umbertini nell’azione e legislazione dei papi pregegoriani contro la simonia da papa Clemente II a Nicolo II », in Atti del II convegno del centro di studi avellaniti (Fonte Avellana, 1978), 7‑41. Concernant saint Pierre Damien, voir aussi : Pietro Palazzini, Il diritto strumento di riforma ecclesiastica in S. Pier Damiani (Roma, 1956) ; Orazio Condorelli, « San Pier Damiani e il diritto della Chiesa nella societas christiana », in Mélanges en l’honneur d’Anne Lefèbvre-Teillard, éd. par F. Roumy, B. d’Alteroche, F. Demoulin-Auzary, O. Descamps (Paris : Editions Panthéon-Assas, 2009), 233-265. 9 Pour une analyse des thèses en présence, voir Palazzini, « Influssi Damianei ed Umbertini », 12-41. Les deux auteurs souhaitent l’éradication de la simonie ; leur désaccord porte sur la validité de l’ordination simoniaque ainsi que des sacrements célébrés par des simoniaques. 10 Les traités sur la simonie sont en fait plus nourris de concordances de textes canoniques que de théologie spéculative ; c’est ce que souligne Gilchrist, « Simoniaca Haeresis », 210. Il développe en note (n. 3 p. 210) les sources utilisées par les différents traités. 11 Voir Le Bras, « Alger de Liège et Gratien », 15. 12 Le Liber de misericordia dépend, pour certains passages, du Liber Gratissimus de Pierre Damien, comme le souligne Saltet, Les réordinations, 270-271. Alger de Liège reproduit la doctrine de Pierre Damien, « mais en lui faisant perdre beaucoup de sa netteté », suivant le jugement de Saltet. Voir aussi Le Bras, « Alger de Liège et Gratien », 16‑17. 13 Voir Saltet, Les réordinations, 269-270. La première partie du Liber de misericordia traite de l’application miséricordieuse des lois ou de la dispense ; la seconde, de l’administration de 8
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travers cette première élaboration que les controverses précédemment mentionnées trouvent donc un écho dans le Décret. La lecture des sources patristiques et des décrétales du premier millénaire y est certes encore influencée par le climat agité du siècle précédent, mais l’analyse est résolument plus nuancée que celle des traités immédiatement antérieurs sur la simonie14. Soulignons aussi qu’en reprenant les sources mentionnées dans le dans le Liber de misericordia, Gratien dépend des choix opérés par Alger de Liège. Or ce dernier ne cite précisément pas les décisions des papes du xie siècle, mais se réfère uniquement aux autorités anciennes, et surtout à saint Augustin15. À tout ce matériel déjà compilé et réfléchi, Gratien intégra les décisions d’Urbain II, suivant lesquelles la validité des ordinations célébrées en dehors de l’Église dépend du fait que l’évêque consécrateur fût consacré ou non dans l’Église (lettre à Gebhard de Constances et canon du concile de Plaisance de 109516). Or ces décisions étaient inconciliables avec la doctrine d’Alger. On comprend donc mieux les difficultés inhérentes à tout travail d’analyse et de compréhension de la doctrine de Gratien sur la simonie.
la justice ; la troisième, de la valeur des sacrements administrés en dehors de l’Église. Saltet souligne la nouveauté de la méthode utilisée par Alger, qui fait précéder ou suivre le texte canonique d’un commentaire, et non seulement d’un titre ou d’un très court résumé, comme cela était le cas jusqu’alors dans ce type d’ouvrages. Il s’agit véritablement de dicta Algeri. Saltet en conclut que « le Décret de Gratien est sorti de la réalisation, sur une vaste échelle, de l’idée nouvelle conçue par Alger. » Le Liber de misericordia et le Décret présentent cependant des différences de perspective, notamment dans les passages qui nous intéressent : les chapitres 19 à 58 du troisième livre du Liber de misericordia et les chapitres 3 à 63 du Décret (C.1 q.1) qui leur correspondent. Pour une comparaison des passages, voir Le Bras, « Alger de Liège et Gratien », 19-20 ; Zirkel, Executio potestatis, 9-26. En fait, Alger suit une voie moyenne entre la justice et la miséricorde, tout en s’opposant aux solutions de Pierre Damien, alors que Gratien présente les opinions dans un but didactique, sans proposer une conclusion claire, mais plutôt attentif à déterminer les principes de droit qui sous-tendent l’argumentation. 14 Voir Le Bras, « Alger de Liège et Gratien », 15. L’auteur souligne que Gratien n’a pas eu recours à des traités, mais plutôt à des compilations de canons : « Est-il besoin de dire quel intérêt a pour l’histoire des idées une telle méthode ? Elle implique l’usage des dossiers et des collections canoniques, plutôt que des conclusions doctrinales, facilite – en paraissant les prolonger – le dénouement des controverses, l’assimilation de tous les éléments fournis par la tradition. Que Gratien ait utilisé, au De consecratione, des sentenciaires et des recueils de canons, non point le De corpore [d’Alger de Liège] c’est un fait d’importance pour le développement de la théologie sacramentaire et plus généralement pour la détermination des rapports entre théologie et droit canon au Moyen Âge. » 15 C’est ce que souligne Saltet, Les réordinations, 271. 16 On trouve ces deux citations dans la Causa 9 (q.1 c.4-5), relative aux effets de l’excommunication.
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Néanmoins, il s’agit ici de s’intéresser à la conception du droit qui sous-tend la composition du Décret. De ce point de vue, le caractère médiat de la réception des sources est en fait d’une assez grande utilité, à l’heure de s’interroger sur le sens d’une notion juridique, car Gratien élabore une analyse plus distanciée de la situation, et offre ainsi de plus grandes opportunités de percevoir ce qu’il entend par droit. La question de la permanence du pouvoir d’ordre chez les simoniaques et hérétiques (C.1 q.1 c.1-16) Les auteurs intervenus dans la controverse ont pu être regroupés en deux grandes tendances, en faveur ou contre la validité des ordinations simoniaques, selon qu’ils se référaient à saint Augustin ou aux positions intransigeantes de saint Cyprien. En réalité, bien loin de se ranger clairement dans l’un ou l’autre camp, ils furent en général plutôt indécis17. Qu’en est-il chez Gratien ? Les premières autorités mentionnées suggèrent que les sacrements célébrés par un simoniaque sont nuls. Ainsi, pour Grégoire Ier (590-604), celui qui a voulu être ordonné en échange d’argent n’a en fait recherché que le titre, ou l’apparence extérieure et n’est pas prêtre ; on peut seulement dire qu’il a vainement désiré l’être18. La première expression utilisée (« sacerdos non est ») semble sans appel. Toutefois, la validité de l’ordination n’est pas textuellement niée, car l’adverbe inaniter utilisé plus loin (« sed concupiscit inaniter tantummodo dici ») peut aussi bien se rapporter au sacrement qu’à ses effets. Certes, les canons suivants convergent dans le sens de la privation du sacerdoce et de la nullité des ordinations simoniaques19, néanmoins, Gilchrist a proposé une autre voie, en partant non d’une analyse historique, mais d’une réflexion sur les termes techniques employés. Il a ainsi modifié en partie la classification préalablement mentionnée et a conclu qu’au cours de la période qui va de Léon IX à Gratien, il n’y avait pas de rejet clair et significatif de la validité des ordinations simoniaques : « Simoniaca Haeresis », 226. L’auteur souligne que l’intransigeance d’Humbert da Silva Candida constitue plutôt une exception, et qu’il ne fut pas beaucoup suivi. 18 C1 q.1 c.2 : Item Gregorius Siagrio Episcopo Augustodunensi. [lib. VII. epist. 110.] Quicumque studet precii, datione sacrum ordinem percipere, sacerdos non est, sed concupiscit inaniter tantummodo dici. La Glose ordinaire souligne le rôle principal joué par la volonté (C.1 q.1 c.2 s.v. sudet : Hic ergo sola voluntas facit hominem simoniacum) et explique que la vacuité de son état sacerdotal provient de la concupiscence elle-même (C.1 q.1 c.2 s.v. concupiscit : Id est, ex sua concupiscentia, sequitur, ut inaniter dicatur sacerdos). 19 Gratien attribue à Grégoire Ier l’affirmation suivant laquelle un prêtre qui a cherché à obtenir un bénéfice par de l’argent, se voit privé de ces bénéfices, mais aussi de « l’honneur du sacerdoce » : C1 q.1 c.3 : Presbyter si ecclesiam per pecuniam obtinuerit, non solum ecclesia privetur, sed etiam sacerdotii honore spolietur, quia altare, et decimas, et Spiritum sanctum 17
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les termes honor ou dignitas ne stipulent pas les implications juridiques concrètes de la condamnation (en termes de célébration des sacrements par exemple), de telle sorte que la seule conclusion que l’on puisse proposer est que le simoniaque n’est plus vraiment prêtre, ce qui est effectivement juridiquement peu précis et ne dit pas grand-chose de décisif sur la possession de la potestas ordinis. Comme l’affirment les autorités des canons 4 à 8, la gravité du péché justifie la nécessité d’éloigner les simoniaques de l’Église. Le canon 8 cite le concile de Chalcédoine, selon lequel l’ordination simoniaque ne profite en rien (nihil proficiat) à l’ordonné, qui doit être par ailleurs écarté du sacerdoce20. Les effets signalés par ces canons semblent proches de ceux que provoquerait la déposition pure et simple du clerc. Mais s’agit-il dans notre cas vraiment d’une déposition ? Il faudrait préciser les effets juridiques de cet éloignement pour en comprendre la nature : le clerc perd-il temporairement la faculté de célébrer les sacrements, ou bien la perd-il ontologiquement ; s’il ne peut plus célébrer les sacrements, est-ce parce qu’il a cessé, ou bien parce qu’il n’a jamais été prêtre ? Ces ambiguïtés sont relevées par la Glose ordinaire qui s’efforce d’apporter les précisions nécessaires sur ces passages. Le casus de C.1 q.1 c.1 transmet un commentaire d’Huguccio qui permet de supposer que les simoniaques, s’ils ne reçoivent ni ne transmettent la grâce, reçoivent et confèrent bien cependant le sacrement de l’ordre21. La glose au canon 3 (C.1 q.1) précise que le vendere vel emere, simoniacam heresim esse, nullus fidelium ignorat. Un peu plus loin, une autre source fait référence à la même conséquence et parle de l’absence de dignitas dans un tel cas : C.1 q.1 c.10 : Si quis vero in ecclesia ordinationem vel promotionem taliter adquisierit, adquisita prorsus dignitate careat. 20 C.1 q.1 c.8 : Item ex Concilio Calcedonensi. [c. 2.] Si quis episcopus per pecuniam ordinationem fecerit, et sub precio redegerit Spiritus Sancti gratiam, quae vendi non potest ordinaveritque per pecuniam presbyterum aut diaconum, […], is, cui hoc attemptanti probatum fuerit, proprii gradus periculo subiacebit, et qui ordinatus est, nihil ex hac ordinatione vel promotione, quae est per negotiationem facta, proficiat, sed sit alienus a dignitate vel sollicitudine, quam pecuniis adquisivit. Si quis vero mediator tam turpibus et nefandis datis vel acceptis extiterit, siquidem clericus fuerit, proprio gradu decidat, si vero laicus anathematizetur. 21 Casus, C.1 q.1 c.1 : Hug. vero sic ponit casum. Dicit enim quod Leo hic intendit dicere quod simoniaci, qui pretio ordinantur, gratiam cum ordine non recipiunt. Et ideo cum alios ordinant, gratiam quam non habent cum ordinibus non conferunt. Sed sicut cum peccato ordinati sunt, ita cum peccato alios ordinant. On peut déduire de ces trois phrases que l’ordre est bien reçu et transmis, indépendamment de la grâce. Dans ces cas, ce qui est reçu est transmis, c’est l’ordre avec le péché : le sacrement est valide, mais il ne produit aucune sanctification, ni du ministre, ni du récipiendaire. Bien au contraire, le sacrement produit ou augmente le péché des deux.
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prêtre qui a voulu acheter un bénéfice n’est pas toujours privé du s acrement de l’ordre22. La privation de l’honneur du sacerdoce est alors déclinée suivant la façon dont le crime de simonie fut établi : parfois, seul le bénéfice est perdu23. Plus loin, Jean le Teutonique explicite dignitas par « prélature » et sollicitudo par « administration »24, ce qui pourrait laisser penser que ce sont davantage l’office et le bénéfice qui sont visés, plutôt que la validité de l’ordination elle-même. La Glose ordinaire s’efforce de moduler les effets en fonctions des circonstances dont la simonie eut lieu ou fut révélée. Ceci-dit, la peine canonique mentionnée au canon 8 (C.1 q.1) contre celui qui a pris part à la simonie énonce sans ambiguïtés dans le cas du clerc : « proprio gradu decidat ». Le sens est fort, surtout si on compare cette conséquence à l’anathème prononcé dans un cas similaire à l’encontre d’un laïc. Plus loin, Gratien cite saint Grégoire de Nazianze qui parle de révocation (« revocari posse dubium non est »), ce qui signifie bien, comme le comprend effectivement la Glose ordinaire, que le prêtre en question n’appartient plus à l’ordre clérical et qu’il ne peut y être de nouveau rappelé25. Le simoniaque est donc dépossédé de sa dignité, de son office, de son bénéfice et son ordination est privée d’effets. Ceci-dit, le pouvoir lié au sacrement de l’ordre disparaîtil pour autant ? En effet, si le simoniaque ne peut « sanctifier » les autres par les sacrements26, cela pourrait bien ne concerner que les effets et non le sacrement lui-même. Du reste Gratien, en conclusion des seize premiers
Glose ordinaire, C.1 q.1 c.3 s.v. sacerdotii : Item si in modum inquisitionis convincitur, tunc privatur beneficio et non ordine. Tout dépend aussi de la connaissance et de la conscience du prêtre en question : Item nec ipsum beneficium, nec ordinem perdet, si in fraudem ipsius fuerit data pecunia. 23 Glose ordinaire, C.1 q.1 c.3 s.v. sacerdotii : Hoc verum est si in modum accusationis est convictus, sed si in modum exceptionis, secus, ut extra de accusa. super his [X.5.1.16]. Item si in modum inquisitionis convincitur, tunc privatur benedictio et non ordine extra de sim. dilectus 2 [X.5.3.30]. Dic ut in decretali. inquisitionis. [X.5.1.21] quandoque etiam non privatur omnibus beneficiis in eo casu, ut extra de elect. per inquisitionem [X.1.6.26]. 24 Glose ordinaire, C.1 q.1 c.8 s.v. dignitas : id est a praelatura ; s.v. sollicitudo : i. e. administratione. 25 C.1 q.1 c.11 : Qui studet donum Dei precio mercari, in sacro ordine nulla ratione de cetero permanere aut revocari posse dubium non est. Talis a communione omnibus modis abscidatur. Glose ordinaire s.v. Qui studet : Dicitur in hoc capitulo, quod qui spiritualia emit, deponi debet, nec poterit de iure communi amplius revocari. Le Casus va dans le même sens : Dicitur quod simoniacus non possit in ordine remanere, sed talis a comunione removendus est. 26 C.1 q.1 c.12 : Item Gregorius. Qui sacros ordines vendunt aut emunt, sacerdotes esse non possunt. Unde scriptum est : « Anathema dandi, anathema accipiendi, hoc est simoniaca heresis. » Quomodo ergo, si anathema sunt et sancti non sunt, sanctificare alios possunt ? Et cum 22
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canons, ne se prononce pas davantage sur la permanence du pouvoir d’ordre chez les simoniaques, même s’il est clair que les sources convergent vers leur exclusion de l’Église, comme le montrent certaines expressions attribuées à Grégoire le Grand : « selon Grégoire, le sacerdoce ne subsiste pas chez les simoniaques », ou à Grégoire de Nazianze : « ils ne peuvent pour aucun motif demeurer ou être renouvelés dans les ordres sacrés27. » Ces formulations sembleraient indiquer que le sacerdoce disparaît complétement chez les simoniaques, à la fois comme sacrement et comme pouvoir sacramentel. Néanmoins, cela n’est jamais dit explicitement, sans doute parce que la théologie du sacrement de l’ordre ne permettait pas encore d’apporter des réponses satisfaisantes. D’autre part, les canonistes s’intéressent plus directement à la question de l’appartenance des clercs simoniaques à l’Église, de telle sorte que la réflexion sur le degré de permanence du sacrement en eux devait sembler à cet égard moins urgente. Pour autant, les interrogations demeurent : le pouvoir d’ordre des clercs simoniaques ou hérétiques a-t-il jamais existé ? A-t-il disparu, effacé par le péché de simonie, ou bien est-il seulement privé d’effets sans toutefois avoir disparu ? Ou encore, comme le suggère un dictum post : en plus de la perdition de leur âme, de la malédiction et de la damnation, que peuvent transmettre les simoniaques28 ? Les impasses d’une solution basée sur la seule appréciation du pouvoir d’ordre (C.1 q.1 d.p. c.16, c.17, d.p. c.73 et c.74) À la suite d’Alger de Liège, Gratien cite le principe posé par Innocent Ier à propos des autres hérétiques : ceux qui ne possèdent pas la perfection de
in Christi corpore non sunt, quomodo Christi corpus tradere vel accipere possunt ? Qui maledictus est quomodo benedicere potest ? 27 C.1 q.1 d.p. c.16 : Quia ergo auctoritate Leonis Papae simoniaci non nisi spiritum mendacii accipiunt. Secundum Gregorium apud simoniacus sacerdotium non subsistit, benedictio eorum in maledictionem convertitur, apud eos manet anathema dandi et accipiendi, cum sancti non sint nec in Christi corpore constituti, cum sint maledicti, nec sanctificare alios possunt, nec Christi corpus tradere vel accipere, nec benedicere aliis valent. Secundum Ambrosium vero anathematis obprobrio condemnantur, atque a participatione corporis et sanguinis Christi alienantur, cum accipiatur aurum et lepra detur, cum inexpiabilis sit culpa venditi ministerii. Secundum Calcedonense concilium ex tali ordinatione nihil proficere iudicantur. Secundum Gelasium Simonis damnatione involvuntur. Secundum Gregorium Nazanzenum in sacro ordine permanere aut renovari nulla ratione possunt, ab Eliseo lepra perfunduntur, a Petro in perditionem dampnantur, a Christo vero de templo eiciuntur. 28 C.1 q.1 d.p. c.16 : quid aliud simoniacus simoniaco in sua ordinatione potest conferre, nisi quod Innocentius de ceteris haereticis testatur, dicens…
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l’Esprit Saint ne peuvent le transmettre dans sa plénitude29. Plusieurs questions se posent ici : cette absence de perfection affecte-t-elle la validité du sacrement de l’ordre reçu chez les hérétiques ou seulement la validité des sacrements qu’ils confèrent par la suite ? Quelles seraient les conséquences d’une telle invalidité sur la conception du droit ? Quel est enfin le lien entre simonie et hérésie ici présupposé ? Leurs effets juridiques sont-ils identiques ? Que signifie d’abord absence de perfection ? Le texte du Décret n’est pas dépourvu de difficultés, car l’harmonisation des décrétales d’Innocent Ier avec la théorie de saint Augustin sur la permanence de la validité des sacrements n’est pas des plus faciles. Sans doute, comme le signalait Saltet, le problème fut-il amplifié par une surinterprétation des paroles d’Innocent Ier au cours des xe et xie siècles, qui firent de ce dernier un partisan de l’invalidité des sacrements chez les hérétiques30. Il semble que Saltet ait raison quant à la relativisation des propos d’Innocent Ier, qui, dans la décrétale Ventum est pourrait bien ne parler que de la perte de « l’honneur du sacerdoce » chez les hérétiques, c’est-à-dire de la perte de la dignité sacerdotale mais pas du sacerdoce lui-même31. C.1 q.1 c.17 : Qui perfectionem Spiritus, quam acceperant, perdiderunt, non dare eius plenitudinem possunt, quae maxime operatur in ordinationibus, quam per suam perfidiam perdiderunt. Et iterum : § 1. Qui honorem non habuit, honorem dare non potuit, nec aliquid accepit ille, quia nihil erat in dante, sed damnationem, quam habuit, per pravam manus inpositionem dedit. L’idée est reprise dans C.1 q.1 c.73. 30 Saltet, Les réordinations, 68. Il explique qu’Innocent Ier, en dépit du ton virulent, ne voulait nullement signifier la nullité de l’ordination conférée en dehors de l’Église, mais seulement la fin de la dignité ecclésiastique ou de l’exercice du pouvoir d’ordre. Il reconnaissait la valeur des ordinations conférées en dehors de l’Église, et avait expressément réprouvé les ordinations, mais, « par malheur, pour marquer le caractère illicite de ces ordinations qu’il admettait comme valides, il a employé des expressions si énergiques que le Moyen Âge s’est trompé sur la pensée du pape. On a rangé Innocent Ier parmi les tenants de la nullité des ordinations conférées en dehors de l’Église. » 31 Dans cette décrétale, Innocent refuse la réordination des prêtres hérétiques repentis. Ceux qui furent ordonnés par un hérétique avant sa condamnation pourront être reçus dans l’Église, sans être réordonnés ; en revanche, ceux qui le furent après sa condamnation ne seront pas non plus réordonnés, mais resteront suspendus, comme semble l’affirmer le texte de la décrétale repris par Gratien : C.1 q.1 c.18 : Idem. [Rufo, et aliis Episcopis, epist. XXII. c. 3.] Ventum est ad tertiam quaestionem […]. Cum nos dicimus ab haereticis ordinatos, vulneratum per illam manus inpositionem habere caput, ubi vulnus infixum est, medicina est adhibenda, qua possit recipere sanitatem. Quae sanitas post vulnus secuta sine cicatrice esse non poterit, atque ubi paenitentiae remedium necessarium est, illic ordinationis honorem locum habere non posse. […] § 1. Sed econtra asseritur, eum, qui honorem amisit, honorem dare non posse, nec illum aliquid accepisse, quia nihil in dante erat, quod ille posset accipere. Acquiescimus, et verum est 29
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Ceci-dit, la question qui nous occupe ici n’est pas tant celle de l’interprétation juste de la pensée d’Innocent Ier, que celle de l’interprétation que Gratien lui-même fait de la décrétale. Or Gratien semble lire le texte d’Innocent Ier comme l’avait lu la doctrine immédiatement précédente, c’est-à-dire sans doute en en sur-interprétant lui-aussi le sens, comme perte du sacerdoce et invalidité des ordinations. Du reste, Pierre Damien concluait aussi à l’invalidité des sacrements des hérétiques, qu’il attribuait à leur manque de foi32. Pourtant, Gratien ne suit pas ces explications. Dans le dictum post du canon 73 (C.1 q.1), il explique que l’imposition des mains, dont parle Innocent Ier dans le cas des clercs hérétiques, n’est pas une réordination : puisque ces clercs revenus à l’Église, ne peuvent pas être intégrés à l’ordre clérical, cela veut dire que l’imposition des mains est effectuée non en signe de réordination, mais de pénitence : « sub imagine paenitentiae », comme le dit le texte d’Innocent Ier33. De fait, la Glose ordinaire34 interprétera aussi cette imposition des
certe, quia quod non habuit dare non potuit. Dampnationem utique, quam habuit, per pravam manus inpositionem dedit et qui particeps factus est dampnati, quomodo debeat honorem accipere invenire non possum. Remarquons effectivement que dans sa lettre (Lettre 17, III 7, PL 20, 530-531), Innocent Ier dit qu’un prêtre hérétique a perdu « l’honneur de l’ordination », ce qui peut sans doute correspondre à sa suspension ou sa déposition. Ce qu’un hérétique ne peut donc transmettre, si l’on s’en tient à la lettre du texte, c’est « l’honneur de l’ordination » et non forcément l’ordination elle-même. Ainsi, en sens inverse, on comprend mieux que ce qu’il transmet est un déshonneur, une condamnation : sans doute les prêtres ordonnés par lui le seront validement, mais ils encourront les mêmes peines canoniques que lui : suspension ou déposition. 32 Saltet, Les réordinations, 191. Saltet souligne que selon Pierre Damien, une ordination est valide si elle est conférée dans la foi à la Trinité : Voir Pierre Damien, Liber Gratissimus (éd. Reindel), 404‑405. Pierre Damien distinguait ce qui relevait des qualités morales personnelles et ce qui relevait de la profession de foi du ministre. Saltet mentionne un autre passage, dans lequel Pierre Damien souligne le rôle déterminant de la foi catholique pour la validité des sacrements : Ibid., 459. 33 C.1 q.1 d.p. c.73 : Ex eo autem, quod manus impositio iterari praecipitur, sacramentum non esse ostenditur. La dernière partie, sacramentum non esse ostenditur pourrait aussi induire à penser le contraire, c’est-à-dire que la réitération de l’imposition des mains signifierait que ceux qui ont reçu le sacrement de l’ordre dans l’hérésie, ne l’ont en fait pas vraiment reçu et qu’il faut donc les réordonner. Mais une telle interprétation ne coïnciderait alors ni avec la concordance des temps (il faudrait alors lire non fuisse ostenditur), ni avec ce que Gratien dit juste après, en citant saint Augustin, à savoir que l’imposition des mains n’est pas la réitération d’un sacrement. 34 Glose ordinaire, C.1 q.1 c.73 s.v. impositio : Reconciliatoria et intellegas de privata : quia solennis non reiteratur. Notons cependant que Jean le Teutonique comprend la « perfection de l’Esprit Saint » comme « sainteté » et « exécution de l’office » : s.v. perfectionem : Id est
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mains comme pénitence (privée, puisque la pénitence publique ne pourrait être l’objet d’une réitération) et non comme réitération du sacrement. Le problème est que la conclusion du dictum (à C.1 q.1 c.73) introduit une référence à saint Augustin dans le canon 74 (de baptismo libro III, contra Donatistas) dans laquelle l’Évêque d’Hippone disait : « Manus impositio non, sicut baptismus, repeti non potest. Quid enim est aliud, nisi oratio super hominem ? » L’imposition des mains est seulement une prière, qui peut donc être répétée sans pour autant signifier un sacrement35. Pourtant, saint Augustin, lorsqu’il affirmait que l’imposition des mains était, hors le cas du baptême, seulement une « oratio super hominem », ne voulait pas dire que les sacrements célébrés par les hérétiques fussent invalides. L’imposition des mains était certes pour lui un signe de pénitence et non de réitération d’un sacrement, mais il disait cela parce qu’il considérait, au contraire de ce que semble conclure Gratien, que le sacrement de l’ordre reçu par les hérétiques était valide et qu’il ne fallait donc pas les réordonner36.
sanctitatem et officii executionem. De même dans sa glose à plenitudinem (c.17), il renvoyait à l’executio ordinis, sur laquelle nous reviendrons : Glose ordinaire, C.1 q.1 c.17 s.v. plenitudinem : Id est : executionem ordinis. Il ne remet donc pas en cause sur ce point la validité des sacrements reçus chez les hérétiques, mais la capacité d’en transmettre la grâce. Le casus de ce canon va dans le même sens : Casus, C.1 q.1 c.73 : Dicitur enim hic, quod licet laici, qui ab haereticis revertuntur, per impositionem manus recipiantur, et reconcilientur quasi publice poenitentes. Tamen clerici, qui ab eis revertuntur, non recipiuntur cum clericatus, vel sacerdotii dignitate. Hoc ideo quia tantum baptisma ratum est apud ipsos, nec reconciliati possunt nisi tantum sub imagine publicae paenitentiae. 35 La Glose ordinaire confirme que c’est bien ainsi que le texte de saint Augustin fut compris : s.v. impositionem : Consecratoria, sed confirmatoria non. Item non ordinatoria : sed curatoria bene iteratur. Le casus, C.1 q.1 c.74 convient en outre de l’ambiguïté de l’expression : Dicitur hic (licet obscure) quod manus impositio reconciliatoria quandoque reiteratur, etsi baptisma reiterari non possit. Et est similitudo per contrarium. Le cas de l’imposition des mains dans le baptême est différent : elle signifie un sacrement qui ne peut être réitéré. Sur ce point, la référence à saint Augustin est tout à fait légitime. 36 Gratien citera plus loin le texte, très clair, de saint Augustin, sur la validité pérenne du sacrement de l’ordre, C.1 q.1 c.97 : Item obicitur illud Augustini ad Parmenianum de haereticis etiam dampnatis : Quod quidam dicunt, baptisma, quod accepit, non amittit qui recedit ab ecclesia, ius tamen dandi, quod accepit, amittit, multis modis apparet frustra et inaniter dici. § 1. Primo, quia nulla ostenditur causa, cur ille, qui ipsum baptismum amittere non potest, ius dandi amittere possit. Utrumque enim sacramentum est, et quadam consecratione homini datur utrumque, illud, cum baptizatur, illud, cum ordinatur ; ideo non licet a catholico utrumque iterari. § 2. Nam si quando ex ipsa parte venientes etiam praepositi pro bono pacis, correcto schismatis errore, suscepti sunt, etsi visum est opus esse, ut eadem officia gererent, quae agebant, non sunt rursus ordinandi, sed sicut baptismus in eis, ita ordinatio mansit integra, quia in
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Gratien réinterprète ainsi l’affirmation de saint Augustin et en tire une conclusion paradoxalement opposée aux prémices de l’Évêque d’Hippone : l’imposition des mains n’est pas une prière consécratoire, non parce que les clercs hérétiques reçurent déjà une ordination valide et qu’il fût inutile de la répéter (position de saint Augustin), mais au contraire, parce qu’ils ne peuvent pas être ordonnés en raison de leur indignité. La conclusion de Gratien aux quatre canons précédents (C.1 q.1 d.p. c.74) montre implicitement que son raisonnement s’écarte de celui de saint Augustin. Gratien s’y appuie sur les décrétales d’Innocent Ier, Grégoire Ier, Léon Ier ainsi que sur les écrits de saint Cyprien et saint Jérôme, qui s’opposent tous au ministère des clercs hérétiques revenus à l’Église et à la validité de leur ordination37. En fait, Gratien reconstruit et complète ici un dictum d’Alger de Liège, qui va dans le sens de l’invalidité des sacrements célébrés par les hérétiques38. Gratien cite un passage de saint Jérôme, selon lequel, de même que c’est le Christ qui baptise, de même c’est aussi lui qui sanctifie, et on ne peut par conséquent refuser à un clerc baptisé de célébrer les sacrements39. Gratien, à la suite d’Alger, dit qu’il faut effectuer une distinction pour ne pas se méprendre sur le sens des propos de saint Jérôme : ce dernier parle des clercs pécheurs, mais toujours catholiques, non des hérétiques40. Mais les simoniaques sont-ils précisément des hérétiques ? On entre ici dans un deuxième aspect de la difficulté.
praecisione fuerat vicium (quod unitate pacis est correctum), non in sacramentis, quae ubicumque sunt ipsa sunt. On reproduira de nouveau ce texte plus bas, mais il convient ici de souligner que Gratien sait que pour saint Augustin, le sacrement de l’ordre reste valide chez les hérétiques. 37 C.1 q.1 d.p. c.74 : Cum ergo Innocentius solum baptisma haereticis ratum esse permittat ; cum Gregorius sacrilegam vocet consecrationem Arianorum ; cum Cyprianus quaecumque ab haereticis fiunt carnalia, inania, et falsa iudicet ; cum Hieronymus omnia, quae ab eis offeruntur, contaminata in conspectu Domini asserat ; cum Leo extra ecclesiam nec rata esse sacerdotia, nec vera sacrificia testetur : patet, quod sacramenta ecclesiastica praeter baptisma (ut supra dictum est) ac haereticis ministrari non possunt. 38 Alger de Liège, « De misericordia et iustitia » : Ein kanonislischer Konkordanzversuch aus der Zeit des Investiturstreits, éd. par R. Kretzschmar, Quellen und Forschungen zum Recht im Mittelalter, Bd. 2 (Sigmaringen : J. Thorbecke, 1985), 331. chap. III, 23 : Sed cum Innocentius dicat, quod haereticis solum baptisma ratum esse permittat, et non cetera sacramenta, quorum Gregorius sacrilegam communionem, Innocentius damnationem vocat ordinationem, (…). 39 C.1 q.1 c.75 : Sicut Christus est qui baptizat, ita ipse est qui sanctificat. Unde oro te, ut aut sacrificandi licentiam ei tribuas, cuius baptisma probas, aut reprobes eius baptisma, quem non putes esse sacerdotem. Neque enim fieri potest, ut qui in baptismo sanctus est sit ad altare peccator. 40 C.1 q.1 d.p. c.75 : Sed hoc de peccatore tantum catholico, non haeretico intelligendum est. Qui quicquid cum fide pro officio suo facit licet indignus, tamen divina gratia cooperante ratum esse creditur. Alioquin si de haereticis dictum intelligitur, ipse sibi contrarius esset, cum dicat in Oseae :
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Subsumer sans autre explication la simonie à l’hérésie relève d’une confusion, même si les sanctions signalées incitent à traiter la simonie comme une forme d’hérésie41. Ainsi, Gratien utilise consciemment une décision d’Innocent Ier contraire à la réordination des clercs hérétiques, au cœur de sa réflexion sur les simoniaques. Innocent Ier refusait de réordonner des hérétiques, au motif bien connu que les clercs qui avaient reçu la pénitence n’auraient pu être ordonnés par la suite. À ceux qui objectaient qu’une telle solution ne s’appliquait pas aux simoniaques (car, à la différence des hérétiques, ils n’avaient pas entièrement perdu la foi), Gratien répond, dans le dictum, que les simoniaques n’ont pas conservé non plus l’intégrité de la foi42. La décrétale Ventum est d’Innocent Ier est donc bien appliquée au cas des simoniaques, comme le montrent les canons successifs (19 à 21), et Gratien conclut dans le dictum du canon 22, qu’ils doivent être traités comme les autres hérétiques43. C’est bien ainsi du reste que la Glose ordinaire interpréta la position de Gratien et souligna la gravité de la simonie, comparable au crime de lèse-majesté44.
« Sacrificia eorum etc ». Gratien reprend ici la conclusion d’Alger de Liège, De misericordia et iustitia, 331. Le dictum suivant de Gratien répète cette même distinction. 41 Gilchrist, « Simoniaca Haeresis », 216-218. L’auteur montre que la plupart des auteurs distinguent entre simonie et hérésie, mais que, d’un autre côté, la simonie est rejetée avec la même force que l’hérésie et le schisme. 42 C.1 q.1 d.p. c.18 : Sed obicitur : Alii haeretici a fide exorbitant, simoniaci autem, etsi gratiam Spiritus sancti venalem putant, tamen a fide non sunt alieni, atque ideo, quod ab Innocentio de ceteris haereticis decernitur, non valet consequentur de illis intelligi. His ita respondetur : Simoniaci, etsi fidem tenere videantur, infidelitatis tamen perditioni subiciuntur. Gratien suit Alger de Liège, De misericordia et iustitia, 330. l. 20-28. 43 C.1 q.1 d.p. c.22 : Ex hac auctoritate Ambrosii et Gregorii patet, quod simoniaci (sicut et alii haeretici) a fide exorbitant, et ideo consequenter de illis intelligitur, quod de aliis decernitur. 44 Pour les distinctions entre hérésie et simonie dans la Glose ordinaire, voir Ruggero Maceratini, La glossa ordinaria al Decreto di Graziano e la glossa di Accursio al Codice di Giustiniano : una ricerca sullo status giuridico degli eretici (Trento : Università degli studi di Trento, 2003), 39‑42. : « L’espressione usata a proposito del conferimento dell’ordine sacro da parte di un haeretico praeciso et simoniaco (in C.9 q.1 c.4), esprime non solo la contrapposizione tra eresia e simonia ma indica anche che la seconda, pur potendo essere considerata una specificazione della prima, non si esaurisce in essa. Infatti, solo quando si ritiene che i doni dello Spirito Santo possono essere ottenuti con il denaro la simonia diviene una vera e propria eresia. » L’auteur se réfère à la glose à C.1 q.1 c.19 s.v. in hac fide : « scilicet nostra catholica set in actibus apostolorum habetur in sermone isto ut infra ead. Eos qui (C.1 q.1 c.21) unde potest dici in hac fide tua id est quod credis optinere ut pecunia infundatur Spiritus Sanctus. » Maceratini poursuit : « Come reato, la simonia è ritenuta il crimine peggiore di tutti, superiore persino all’eresia ed è considerata equivalente, anche se non completamente, al delitto di lesa maestà
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Ici encore, Gratien suit les conclusions d’Alger de Liège et non les développements de Pierre Damien, qui n’assimilait précisément pas les simoniaques aux hérétiques, car les simoniaques restaient, selon ce dernier, fidèles à la foi et aux institutions de l’Église. Les simoniaques n’ont sans doute pas conservé l’intégrité de la foi, concède Pierre Damien, mais cela en raison d’un péché, et non d’un rejet : « aliud est in fide peccare, aliud a fide recedere45. » Par conséquent ils ne perdent pas le sacrement de l’ordre, à la différence des ariens qui, une fois revenus à la foi catholique, ne peuvent le conserver46. Même si les normes prévoient la déposition des simoniaques, la validité de leur ordination et des sacrements qu’ils célèbrent se fonde sur le caractère ministériel du pouvoir sacramentel47. En réalité, Gratien ne prend que tangentiellement part à la controverse doctrinale sur la simonie, et ne la tranche pas48. Par ailleurs, ce n’est pas tant la controverse elle-même qui nous intéresse ici, mais ce qu’elle révèle quant aux instruments d’analyse juridique dont elle dispose, et surtout, dont elle ne dispose pas encore. Comme on l’a vu, ce débat résulte de problèmes théologiques non encore résolus et d’une approche dépourvue des instruments adéquats et des distinctions opératives susceptibles d’apporter une solution juridique circonstanciée à la simonie, à l’hérésie ou encore au schisme. Ce sont précisément ces difficultés de l’argumentation qui suscitèrent un approfondissement de l’analyse juridique. Résumons-nous : pour Gratien, les simoniaques ont perdu la grâce du Christ, qu’à l’instar des hérétiques, ils ne peuvent plus transmettre par le biais des sacrements. Mais pour quel motif ? En raison de l’invalidité de leur ordination, ou bien du fait de leur seule indignité ? Autrement dit : parce qu’ils ont perdu le pouvoir d’ordre, parce qu’ils ne l’ont jamais eu, ou bien parce que, tout en la conservant, ils ne peuvent plus l’exercer ? Gratien n’apporte pas de réponse claire dans les canons précédemment cités, car il se concentre surtout sur l’aspect spirituel et l’absence de transmission de la in campo civile. » L’auteur se réfère à la Glose ordinaire, C.15 q.3 c.4 s.v. ad instar : « non tamen est ibi omnimoda similitudo inter crimen simoniae et crimen laese maiestatis […] simonia est maius crimen quam heresis ut i q.i Eos (C.1 q.1 c.21) immo est maius crimen quam aliquod crimine ut i. q. ult. Patet (C.1 q.7 c.27 ult.) ». 45 Pierre Damien, Liber Gratissimus (éd. Reindel), 455-456. L’auteur fait référence au canon 8 du Concile de Nicée où il est question de Novatien : De his qui se cognominant catharos, id est mundos, si quando venerint ad ecclesiam catholicam, placuit sancto et magno concilio, ut impositionem manus accipientes sic in clero permaneant. 46 Ibid., 456-457. 47 Condorelli, « San Pier Damiani e il diritto della Chiesa nella societas christiana », 258. 48 Gilchrist, « Simoniaca Haeresis », 227.
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grâce. Or, si l’on considère le problème de ce seul point de vue, comme cela avait été le cas chez les auteurs précédents dans la controverse sur la simonie, la question se révèle quasiment insoluble. Ceci montre que l’application d’une solution juridique adaptée à chaque situation est délicate voire impossible, dès lors que l’analyse se rapporte exclusivement aux dispositions personnelles du ministre, à sa situation morale et à son statut juridique dans l’Église. La distinction entre le sacrement et son effet (C.1 q.1 c.23-30, d.p. c.39 et 95) : les contributions de saint Augustin et Pierre Damien Préservation de la validité du sacrement : le ministre comme canal de la grâce (C.1 q.1 c.23-30) Les arguments développés par saint Augustin au cours de la querelle contre les donatistes offraient à Gratien quelques solutions. Saint Augustin niait que les sacrements reçus des hérétiques conférassent la grâce, mais, contre les donatistes, il souhaitait toutefois préserver la dignité du sacrement et en soulignait l’origine divine. C’est bien ainsi que le comprit Gratien, dans un dictum où il différencia le sacrement et l’effet du sacrement : les sacrements des simoniaques (et des autres hérétiques) sont vrais quant à la forme, mais faux quant à leur effet, car ils ne transmettent pas la grâce49. Néanmoins, saint Augustin ne disait-il pas plutôt, que, quelle que soit la bonté ou la malignité du ministre, c’était toujours Dieu qui, à travers un bon ou un mauvais ministre, transmettait la grâce50 ? Sans doute faudrait-il préciser la pensée de Gratien en disant que les simoniaques ne reçoivent pas les sacrements pour leur utilité personnelle, mais pour leur damnation, alors même qu’ils peuvent les transmettre pour le bien des autres fidèles non simoniaques. Ce point s’éclaircira grâce à la distinction entre les sacrements de nécessité et les sacrements de dignité. Dans l’immédiat, Gratien enrichit l’analyse de certaines images prises chez saint Augustin, comme celle du ministre hérétique, qui tel un canal de la grâce divine, ne peut lui-même en profiter mais en conduit cependant les eaux à ceux qui la peuvent recevoir51.
C.1 q.1 d.p. c.29 : Quid in his similitudinibus B. Augustinus notare voluit, nisi quia sacramenta simoniacorum (sicut et ceterorum haereticorum) licet sint vera quantum ad formam, inania tamen et falsa sunt quantum ad effectum, cum non possint in cordibus hominum gignere vel accendere caelestem gratiam ? 50 Voir Schebler, Die Reordination in der « altkatholischen » Kirche, 283. 51 C.1 q.1 c.30 : Si fuerit iustus minister, conputo eum cum Paulo, qui gloriam suam non quaerit, dicens : « Ego plantavi, Apollo rigavit, Deus autem incrementum dedit. » Qui vero superbus 49
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Cette image n’était pas nouvelle. Pierre Damien l’avait utilisée dans le Liber Gratissimus, comme principe à partir duquel il convenait d’examiner la validité des ordinations simoniaques52, et il avait même analysé le processus du sacrement en termes de droit. Il affirmait que le Christ avait délégué à ses ministres l’office de consacrer, mais qu’il restait, lui, le principe de tout sacrement et qu’il ne transférait à aucun ni le droit ni la puissance de consacrer53. Dans un tel type d’argumentation, le ministre de l’Église ne peut revendiquer un droit subjectif, puisqu’il n’est qu’un médiateur54 et n’agit que de façon extérieure, car l’efficacité de la consécration n’appartient qu’à Dieu55. On ne peut cependant déduire que la notion de droit subjectif n’existât pas pour Pierre Damien, puisqu’il unissait par ailleurs dans ce même texte les termes ius et virtus (« in neminem ipsum consecrandi ius virtutemque transfundat ») : si le Seigneur possède le droit de consacrer, c’est bien parce qu’il en possède seul la virtus. Ceci-dit, un tel droit conçu comme l’exercice d’une puissance possédée en propre, autrement dit, un droit purement subjectif ne peut être attribué qu’à Dieu. Or, ce droit subjectif, qui n’appartient qu’à Dieu, se trouve précisément hors du champ de la justice, puisqu’il relève de la grâce : le sacrement, considéré sous l’angle du seul rapport entre l’homme
fuerit minister cum Zabulo conputatur, sed non contaminatur donum Christi, quia per illum purus fluvius transit, et venit ad fertilem terram. Scio, quia lapis ex aqua fructum ferre non potest, et per lapideos canales transit aqua ad areolas, in canali lapideo nihil generat ; sed ortus plurimum fructum affert. Spiritualis enim virtus sacramenti ut lux pura ab illuminandis excipitur ; sed per inmundos transiens non coinquinatur. Voir Augustin, In Iohannis evangelium tractatus 5.15, ed. Willems, CCSL 36. 49-50.20, 24-36). Gratien a repris ce passage mentionné par Alger (1.53, can. a, ed. Kretzschmar 230.17-26). 52 Liber Gratissimus (éd. Reindel), 389. Pierre Damien développe auparavant la métaphore de l’eau qui s’écoule et affirme que la plénitude de la grâce passe par les ministres mais demeure dans le Christ (p. 393, l. 6-394, l. 1). Un peu plus loin, il reprend la même image du ministre comme canal de la grâce (p. 421, l. 13-422, l. 3). Sur l’argumentation de Pierre Damien sur ce sujet, voir également Condorelli, « San Pier Damiani e il diritto della Chiesa nella societas christiana », 257-259. 53 Liber Gratissimus (éd. Reindel), 395, l. 12-18 et 422 l. 18-21 : Christus apud se consecrandi virtutem tenuit et in neminem ministrorum consecrationum iura transfudit. Nam si consecratio ex sacerdotis merito vel virtute procederet, ad Christum profecto nullatenus pertineret. Le ministre ne détient donc pas un ius consecrandi. 54 Ibid., 423. l. 1-3 : Sed quamvis pontifex manus imponat et benedictionis verba per iniunctum sibi ministerium proferat, Christus est certe, qui consecrat et arcana maiestatis suae virtute sanctificat. 55 Ibid. l. 10-11 : Ministris plane exterior consecrationis ordo tribuitur, sed soli Domino ipsius consecrationis efficacia reservatur.
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et Dieu, ne fait pas intervenir la notion de justice. Celle-ci apparaît quand est mentionné le ministre, qui n’est qu’un intermédiaire, qui ne dispose pas, lui, de la virtus du sacrement. Ce que sous-tendent les expressions utilisées par Pierre Damien, c’est que, dans le domaine du droit des sacrements, les ministres ne peuvent avoir recours à la notion de droit subjectif, en raison précisément de leur qualité de ministres et non d’auteurs de la grâce56. L’image du ministre comme canal de la grâce avait donc déjà eu pour conséquence chez Pierre Damien de définir le droit des sacrements comme un droit qui ne pouvait être subjectif que chez l’auteur de la grâce (mais on quittait alors de ce fait le domaine de la justice), et non chez les ministres. Cette comparaison permet à Gratien de restituer le sacrement et son effet dans une juste perspective. Il apparaît ainsi plus nettement que la grâce ne dépend pas du ministre mais de Dieu, car le sacrement est confié au ministre, sans que ce dernier n’en devienne pour autant le propriétaire : la grâce ne fait que passer par ses mains, sans être le fruit de ses mérites. En d’autres termes, l’agir de Dieu ne peut être conditionné par les dispositions intérieures de celui qui confère le sacrement57. Là encore, Pierre Damien soulignait que c’est en vertu de son office et non de ses qualités que le ministre pouvait consacrer58. De telles réflexions, proposées déjà environ un siècle avant Gratien, montrent que le droit d’administrer les sacrements peut être parfaitement compris en dehors de toute idée d’exercice d’un pouvoir propre. Il apparaît bien, chez Pierre Damien, comme l’exercice d’un pouvoir délégué, non possédé, et semble à ce titre échapper à la catégorie du droit subjectif.
Ibid., 396. l. 2-10 : Non ergo ex eorum largitate sed ministerio, ac perinde non illis donantibus sed orantibus Spiritus sanctus super credentes illapsus est. Unus est enim sacerdos magnus, unus pontifex summus, qui introivit semel non in quaelibet sancta sanctorum sed in ipsum caelum, ut appareat vultui Dei pro nobis. Ex quo videlicet tamquam quodam vertice omne sacerdotium per ecclesiae membra diffunditur, omne quod sacrum est, ineffabiliter propagatur. Unde cum discipulos ad baptizandum misit, non in eos sacramenti virtutem transtulit, sed oboedientiam indidit, et non auctores baptismi sed ministros effecit. 57 Voir C.1 q.1 c.83. 58 Liber Gratissimus (éd. Reindel), 398, l. 13-16 : Non enim ex merito sacerdotis sed ex officio, quo fungitur, consecrationis mysterium in alterum propagatur, nec expedit in consecratore considerare, qualiter vixit, sed ministerium tantummodo attendendum est, quod accepit. Signalons également cette expression que Pierre Damien reprend de saint Jérôme (Adversus Iovinianum I 34, PL 23, col. 270 A) : Episcopus, presbyter et diaconus non sunt meritorum nomina, sed officiorum. 56
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Ainsi, en affirmant que le ministre n’est que le canal de la grâce, saint Augustin fait plus qu’apporter une précision théologique sur la nature du sacrement. En réintroduisant Dieu dans l’analyse et en dissociant le sacrement de ses effets et des dispositions du ministre, il offre à la réflexion juridique la possibilité de sortir d’une impasse, dès lors que l’on aborde le problème en termes de pouvoir du ministre. Cette solution consiste à réaffirmer que les sacrements proviennent de la virtus et de la potestas du Christ et de l’Église et non de l’efficacité du ministre59. Par conséquent, les hérétiques continuent à transmettre validement les sacrements qu’ils ont reçus, à condition de respecter la forme prévue par l’Église60. Quant à la grâce, elle parvient pleinement à ceux qui les reçoivent avec de bonnes dispositions61, car les sacrements ne peuvent être altérés par l’indignité du ministre62. À la suite de ces passages en faveur de la validité pérenne des sacrements, nonobstant les qualités du ministre, Gratien conclut que les simoniaques ne peuvent certes pas jouir euxmêmes de la grâce sacramentelle, mais peuvent la transmettre aux autres63. Les arguments développés par saint Augustin dans un autre contexte historique offrirent donc à Gratien l’opportunité d’harmoniser les positions discordantes. Ils permettaient en particulier de différencier la situation du ministre de celle de celui qui reçoit le sacrement : le sacrement est valide, mais les mérites dépendent de la dignité de celui qui le reçoit et non de celui qui le confère. En plus de saint Augustin, Gratien pouvait s’appuyer sur Grégoire Ier,
59 Voir aussi ce qu’affirme saint Augustin à propos du baptême dans une lettre contre les donatistes (Lib. IV de bapt. contra Donatistas, c. 12) C.1 q.1 c.33 : Nec foris ergo, nec intus quisquam, qui ex parte diaboli est, potest in se, vel in quoquam maculare sacramentum, quod Christi est. 60 C.1 q.1 c.31 : Gratien cite saint Augustin (ad Vincentium Donatistam, Ep. 93.46) : Ex catholica ecclesia sunt omnia sacramenta dominica, quae sic habetis et datis, sicut habebantur et dabantur prius, quam inde exiretis. Le texte figure chez Alger de Liège 3.16 can. c, ed. Kretzschmar 326 l. 5-7. 61 C.1 q.1 c.32 : Sic autem Deus adest sacramentis et verbis suis, per quoslibet administrentur, quorum sacramenta et verba recta sunt, sicut mali homines, quibus nihil prosunt, ubique perversi sunt id est intus et foris. 62 Voir C.1 q.1 c.34-37 : tous ces chapitres reprennent des passages de saint Augustin, le plus souvent dans le cadre de la controverse contre les donatistes à propos du baptême, mais avec des conclusions étendues aux autres sacrements. 63 C.1 q.1 d.p. c.39 : Si ergo sacramenta in modum lucis ab inmundis coinquinari non possunt, si in morem puri fluvii per lapideos canales ad fertiles areolas perveniunt, patet quod simoniaci sacramentum unctionis sibi quidem inutiliter et perniciose habent, aliis autem utiliter et salubriter eandem unctionem administrant. Sicut ergo sunt vera sacramenta haereticorum quantum ad formam, ita sunt vera et non inania quantum ad effectum.
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qui affirmait que « la malice d’un évêque ne nuit ni au baptême des enfants, ni à la consécration d’une église, car le baptême est donné par Dieu et ne vient pas de l’homme ; ainsi aussi l’eucharistie et les autres [sacrements ?] qui sont prononcés à l’autel, reçoivent leur sanctification non de l’homme mais de Dieu64. » Tout ceci reste conforme aux développements théologiques de la fin du xie siècle et du début du xiie siècle, rappelés plus haut. Réinsertion de la question de la potestas du ministre dans le cadre des relations entre Dieu et le fidèle (C.1 q.1 d.p. c.95) Le débat n’était pas pour autant résolu, car certaines affirmations demeuraient contradictoires. Ainsi, à cette dernière opinion de saint Grégoire le Grand, Gratien oppose celle de saint Jérôme : ce ne sont pas les paroles du prêtre mais ses mérites qui font l’eucharistie65. En réalité, saint Jérôme dit dans ce passage que les prêtres indignes agissent de façon impie contre la loi du Christ en pensant que, pour réaliser l’eucharistie, seule compte la prière et non la vie du prêtre. Saint Jérôme ne nie pas la validité du sacrement luimême, mais porte un jugement moral sur l’action de ces prêtres. C’est pourquoi Gratien propose, dans le dictum du canon 95, de distinguer entre le sacrement et sont effet : « Lorsque l’on dit que la vie du prêtre est nécessaire à l’eucharistie, cela s’entend non de la consécration mais de son effet66. » Du
64 C.1 q.1 c.89 : le canon est attribué à Grégoire Ier, mais le chapitre est incertain : Non nocet malitia episcopi, neque ad baptismum infantis, neque ad consecrationem ecclesiae, quia baptisma a Deo datur, non ab homine venit ; sic et eucharistia, et alia quaecumque in altari ponuntur, non ab homine, sed a Deo sanctificationem accipiunt. 65 C.1 q.1 c.90 : Sed obicitur illud Ieronimi in Sophonia : Sacerdotes, qui eucharistiae serviunt, et sanguinem Domini populis eius dividunt, inpie agunt in legem Christi, putantes eucharistiam inprecantis facere verba, non vitam, et necessariam esse tantum solemnem orationem, et non sacerdotum merita, de quibus dicitur : « Sacerdos, in quacumque fuerit macula, non accedat offerre oblationes Domino. » 66 C.1 q.1 d.p. c.95 : Cum vita sacerdotum eucharistiae necessaria esse dicitur, non consecrationi, sed effectui intelligendum est ; non enim effectum confert salutis ei, quem merita faciunt indignum ; potius conpletur in eo illud Apostoli : « Qui manducat et bibit indigne, iudicium sibi manducat et bibit. » Ergo contra eos, qui crebra oblatione sacrificii se putant posse mundari, non cessantes inpie agere in lege Dei, intelligitur illud esse dictum Ieronimi. Quod vero sacerdos, etiamsi malus sit, tamen pro officio suae dignitatis gratiam transfundat hominibus, testatur Augustinus in libro questionum veteris testamenti. Sur la distinction entre le sacrement et l’effet du sacrement, et surtout sur sa redécouverte, voir Bernold de Contance, « De Sacramentis excommunicatorum », in MGH, éd. par Friedrich Thaner, Libelli 2 (Hannover, 1892), 89‑94. Saltet souligne que le mérite de Bernold est surtout d’avoir bien compris la doctrine du Liber
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reste, le casus reprend clairement cette distinction au même endroit67. Les opinions qui semblent contraster avec celle de saint Augustin considèrent en fait le point de vue de celui qui reçoit : l’effet salutaire du sacrement ne parvient pas à celui qui le reçoit indignement. C’est ainsi, dit Gratien, qu’il faut comprendre ce que disait saint Jérôme. Cette distinction conduit donc Gratien à confirmer in fine la doctrine de saint Augustin. Ainsi, la réaffirmation de l’origine et de l’efficacité divine des sacrements, en dissociant ce qui dépend de Dieu et ce qui dépend du ministre, offre à l’analyse juridique un nouveau paramètre de réflexion et permet d’inscrire la relation ministre – fidèle au sein de la relation fondamentale Dieu – fidèle. La conceptualisation de la validité et de l’efficacité du sacrement ne se trouve plus dès lors prisonnière de la question de la seule titularité du pouvoir d’ordre. Ou plutôt, cette potestas se trouve pleinement restituée dans sa signification, en référence à son origine divine. Tout ceci clarifie un fait important : le ministre doit transmettre non pas sa grâce, mais la grâce de Dieu, en somme un bien qui ne lui appartient pas et dont il ne saurait être le propriétaire. Sacrements de nécessité et sacrements de dignité (C.1 q.1 d.p. c.39) En plus de cet élargissement de la perspective au plan divin du sacrement et de la grâce, la distinction opérée parmi les sacrements en raison de leur finalité permit de dénouer les difficultés de l’analyse juridique. Là encore Gratien est surtout redevable au Liber de misericordia d’Alger de Liège non seulement pour la compilation des sources, mais aussi la structuration de l’analyse. L’idée essentielle est que si tous les sacrements ont pour but de conférer la grâce ou de l’augmenter, cette transmission ne revêt cependant pas dans tous les cas l’aspect d’une nécessité en vue du salut. Il existe des sacrements nécessaires au salut tel le baptême, et des sacrements qui confèrent une dignité, et qui ne sont donc pas nécessaires au salut de celui qui le reçoit, telles les ordinations épiscopales et presbytérales68. Gratissimus de Pierre Damien, et d’avoir utilisé la collection d’Anselme de Lucques. Sur la position de Bernold, voir aussi Zirkel, Executio potestatis, 174-176. 67 Casus, C.1 q.1 d.p. c.95, s.v. cum vita : Iste § recipit illud c. sacerdotes [C.1 q.1 c.90] ubi dicitur quod bona vita sacerdotis necessaria est ad conficiendum corpus Christi. Modo solvit et dicit, quod intellegendum est hoc non de consecratione, quia in veritate conficit etiam malus sacerdos, sed de effectu consecrationis, quia nihil prodest si sumatur ab indigno et quod malus sacerdos conferat gratiam digne sumentibus, sequenti capitulo probatur. Ce commentaire anticipe une distinction supplémentaire en considérant non seulement les qualités du ministre, mais aussi celles du fidèle qui reçoit le sacrement. 68 C.1 q.1 d.p. c.39 : Sed notandum est, quod sacramentorum alia sunt dignitatis, alia necessitatis. Quia enim necessitas non habet legem, sed ipsa sibi facit legem, illa sacramenta, quae
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Les sacrements de nécessité sont efficaces et transmettent la grâce même lorsqu’ils sont conférés par des hérétiques, alors que les sacrements de dignité (seul le sacrement de l’ordre est en général cité dans les textes), administrés à des personnes non dignes, par des personnes non dignes ou de façon non digne (non ita ut digni, digne, a dignis), ne confèrent pas la dignité, non que la vérité du sacrement en soit diminuée, mais en raison de l’absence d’officium administrandi, c’est-à-dire la fonction de l’administrer selon les conditions de lieu, de temps ou de promotion69. L’ordination, bien que valide, ne confère toutefois pas la dignité du sacrement, c’est-à-dire la faculté d’en faire usage et d’administrer les autres sacrements. Ainsi, par exemple, selon le canon 40 (C.1 q.1), si quelqu’un est ordonné par un « pseudo-évêque » (non élu canoniquement), son ordination restera sine administratione. Néanmoins, des considérations de nécessité ou d’opportunité peuvent rendre cette ordination localement ou temporairement effective sur le même territoire où a eu lieu l’ordination70. Dans le dictum post de ce canon, Gratien précise les termes vana et sine administratione qui désignent la privation de l’officium administrandi71. Autrement dit, il ne semble pas ici que vana fasse référence à l’invalidité du sacrement, ce qui ne serait d’ailleurs pas logique avec ce que Gratien a lui-même précisé plus haut (C.1 q.1 d.p. c.39) : « dignitates esse desinunt, non ut minuatur veritas sacramenti ». Le canon 41 répète que des considérations de temps peuvent rendre nécessaire l’officium administrandi pour une certaine durée72. Il s’agit là de circonstances extérieures au ministre, auxquelles son administratio
saluti sunt necessaria, quia iterari non possunt, cum sint vera, auferri vel amitti non debent, sed cum paenitentia rata esse permittuntur. La glose ordinaire énonce quatre autres sacrements de nécessité : la confirmation, la pénitence, l’extrême onction et l’eucharistie. 69 C.1 q.1 d.p. c.39 : Illa vero sacramenta, quae sunt dignitatis, nisi digne fuerint administrata ita ut digni digne a dignis provehantur, dignitates esse desinunt, non ut minuatur veritas sacramenti, sed ut cesset officium administrandi, vel loco, vel tempore, vel promotione. 70 C.1 q.1 c.40 : Si qui a pseudoepiscopis ordinati fuerint, potest rata haberi talis ordinatio, ita ut in ipsis ecclesiis perseverent. Aliter vana habenda est ordinatio talis. La source est : Léon Ier, Ep. 167 ( JK 544), ed. PL 54.1203A-B. Gratien a trouvé le passage chez Alger de Liège, 3.56 can. a, ed. Kretzschmar 357 l. 3-5. 71 C.1 q.1 d.p. c.40 : Ecce aliquis a pseudoepiscopis ordinatus, si locum suae ordinationis mutaverit, vana est et sine administratione erit talis ordinatio. 72 C.1 q.1 c.41 : Quod pro necessitate temporis statutum est, cessante necessitate debet cessare pariter quod urgebat, quia alius est ordo legitimus, alia usurpatio. (Innocentius I, Ep. 17 ( JK 303), ed. PL 20.532A.) La source formelle est : Alger de Liège, 3.56 can. b, ed. Kretzschmar 357 l. 7-9.
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t emporaire se trouve strictement liée. En fait, les circonstances transforment la qualification du sacrement en rendant nécessaire non sa réception, mais ses effets, au service de la communauté ecclésiale. Le canon 42 (C.1 q.1) signale également que la participation à une hérésie empêche toute promotion ultérieure du clerc qui s’y serait livré, mais cette remarque ne concerne pas à proprement parler la privation de l’officium administrandi. Ceci-dit, elle permet de déduire la spécificité du sacrement de l’ordre. En effet, alors que les autres sacrements sont conférés pour effacer les fautes, comme le baptême et la pénitence, ou même comme l’eucharistie in articulo mortis, l’ordre peut être refusé non seulement en raison des péchés, mais aussi du scandale, car aucun motif ne peut le rendre nécessaire au salut. N’importe quel pécheur pourra donc recevoir les sacrements du baptême voire de l’eucharistie, mais il ne pourra en revanche accéder à un sacrement qui n’est pas strictement nécessaire au salut de son âme73. Gratien envisage ici l’ordination du point de vue de celui qui la reçoit et souligne que la dignité de ce sacrement doit correspondre à la dignité de celui qui le reçoit. L’efficacité du sacrement de l’ordre peut donc être limitée en raison de sa nature propre. Les notions de dignité et d’administration sont dissociées du sacrement lui-même et du pouvoir d’ordre. Ce dernier concerne le sacrement de l’ordre du point de vue intersubjectif, c’est-à-dire les rapports du ministre avec les autres fidèles, et il peut exister dans certaines circonstances de temps et de lieu ; la dignitas envisage en revanche le sacrement de l’ordre du point de vue du seul sujet : il s’agit de l’efficacité du sacrement de l’ordre réduite à celui qui a été ordonné. C’est là que se trouve la différence : l’ordre est conféré en vue du bien des fidèles, alors que les autres sacrements sont directement conférés pour le bien de ceux qui les reçoivent. Il y a dans le sacrement de l’ordre une dimension transitive qui met à jour les implications en termes de pouvoir et de ius. C’est précisément cette transitivité du sacrement que souligne le casus qui commente le dictum de Gratien : à la différence des sacrements de nécessité, le sacrement de dignité n’est pas conféré cum effectu par les hérétiques74.
73 C.1 q.1 d.p. c.42 : Non est enim de hoc sacramento ut de ceteris ; cetera enim vel ad culpas abluendas dantur, ut baptismus et paenitentia, vel pro culpis non in aeternum, sed ad horam negantur, ut eucharistia, quae in articulo mortis paenitenti etiam de nefariis peccatis conceditur : hoc solum non solum pro culpa, sed etiam pro infamia interdicitur (…). 74 Casus, C.1 q.1 d.p. c.42 : Hic ostendit Gratianus aliud esse in sacramento ordinis vel dignitatis, quod non confertur cum effectu ab haereticis, aliud in sacramento necessitatis, quod cum effectu confertur etiam ab haeretico, ut baptismus, poenitentia, et eucharistia, quia sacramentum ordinis
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Gratien lui-même parle du soin qu’il faut apporter au sacrement de l’ordre dans le dictum post du canon 43 (C.1 q.1), car ce sacrement a non seulement un effet direct – quoique non nécessaire en vue du salut – sur celui qui le reçoit, mais aussi un effet indirect, parfois nécessaire en vue du salut des autres fidèles75. Gratien met l’accent sur la responsabilité du ministre et souligne que le danger réside dans le scandale qui résulterait de l’ordination de ministres indignes. Il est aussi sensible à cette dimension transitive particulière du sacrement de l’ordre, qui rend nécessaire d’en définir précisément les critères de validité et d’efficacité. Fort de ces considérations, Gratien redimensionne les affirmations de saint Augustin et précise que ce dernier, lorsqu’il disait que les sacrements administrés par les hérétiques n’étaient pas privés de leur effet, ne parlait en fait que du baptême, laissant néanmoins dans l’ombre le sort des autres sacrements nécessaires au salut76. Gratien reprend ensuite les passages dans lesquels saint Augustin affirmait que le baptême donné par les hérétiques ne devait pas être réitéré77, et conclut que le baptême conféré par des hérétiques opère la rémission des péchés en raison de sa seule force78, même si les fruits de ce sacrement dépendent des dispositions de celui qui le reçoit79. De plus, le baptême doit être donné en respectant
non solum propter culpam interdicitur, sed etiam propter irregularitaten, unde sacramenta necessitatis potest conferre, qui istud solum conferre non potest. 75 C.1 q.1 d.p. c.43 : In quibus omnibus sollicite notandum est, quod sacramentum sacerdotalis promotionis prae ceteris omnibus magis accurate et digne dandum vel accipiendum est, quia nisi ita collatum fuerit, eo desinet esse ratum, quo non fuerit rite perfectum. Cetera enim sacramenta unicuique propter se dantur, et unicuique talia fiunt quali corde vel conscientia accipiuntur. Istud solum non propter se solum, sed propter alios datur, et ideo necesse est, ut vero corde mundaque conscientia, quantum ad se, sumatur, quantum ad alios vero non solum sine omni culpa, sed etiam sine omni infamia, propter fratrum scandalum, ad quorum utilitatem, non solum ut praesint, sed etiam ut prosint, sacerdotium datur. Le dictum est en partie repris d’Alger de Liège. Le canon 43 souligne effectivement la gravité d’une ordination illicite, puisque l’évêque qui l’aurait faite perdrait alors le droit de procéder ou de participer à d’autres ordinations. Le dictum de Gratien vise surtout à donner les motifs d’une telle gravité. 76 C.1 q.1 d.p. c.45 : Patet ergo illud Augustini (sacramenta videlicet Christi per haereticos ministrata suo non carere effectu) non de omnibus intelligi generaliter, sed de sacramento baptismatis. Unde idem Augustinus ait : [tract. V. in Iohannem] : Baptismus sine per bonum, sive per malum ministretur, reiterari non debet. 77 C.1 q.1 c.46 et 47. 78 C.1 a.1 d.p. c.47 : Ex his itaque verbis apparet, baptisma, quod ab haereticis tribuitur, virtute sua remissionem conferre peccatorum. 79 C.1 q.1 c.48 à 50.
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la forme prévue par l’Église80, mais il présente cependant la particularité de pouvoir être conféré, en cas de nécessité par n’importe quelle personne81. En dépit de quelques éclaircissements concernant la forme du baptême ainsi que la relativité de ses effets suivant les dispositions de la personne qui le reçoit, Gratien rejoint les conclusions de saint Augustin sur la validité du baptême et sa non-réitération, même lorsqu’il est reçu de la part d’hérétiques ou de schismatiques. Néanmoins, l’argumentation de saint Augustin, si elle ouvrait à l’analyse juridique de nouvelles possibilités, comportait également des ambiguïtés lourdes de conséquences pour l’argumentation. Le Décret, en particulier dans le dictum post du canon 97 témoigne à la fois des difficultés de Gratien à intégrer toute la doctrine augustinienne et à l’appliquer à un contexte historique différent, mais révèle en même temps sa capacité à trouver des lignes argumentatives et des concepts susceptibles de résoudre la problématique. C’est cette argumentation, et en particulier le concept d’executio potestatis qu’il convient maintenant d’analyser en cherchant à comprendre quelle conception juridique (subjective ou objective) il pourrait manifester. On présentera auparavant les difficultés héritées de l’argumentation augustinienne ainsi qu’une solution alternative au chemin finalement suivi par Gratien et par les décrétistes. Premières tentatives de distinction Les ambiguïtés de la position de saint Augustin : « ius dandi baptisma » et « ius dandi ordinem » Saint Augustin appliqua au sacrement de l’ordre la validité permanente du sacrement du baptême et recourut pour cela à des raisonnements parfois discutables, qui entretinrent une certaine ambiguïté sur les particularités de chaque sacrement82. Il affirme en effet que si le baptême ne peut être ôté à C.1 q.1 d.p. c.51. C.1 q.1 d.p. c.57. 82 C.1 q.1 c.97 § 1-2 : […] Nulla ostenditur causa, cur ille, qui ipsum baptismum amittere non potest, ius dandi amittere possit. Utrumque enim sacramentum est, et quadam consecratione homini datur utrumque, illud, cum baptizatur, illud, cum ordinatur ; ideo non licet a catholico utrumque iterari. § 2. Nam si quando ex ipsa parte venientes etiam praepositi pro bono pacis, correcto schismatis errore, suscepti sunt, etsi visum est opus esse, ut eadem officia gererent, quae agebant, non sunt rursus ordinandi, sed sicut baptismus in eis, ita ordinatio mansit integra, quia in praecisione fuerat vitium (quod unitate pacis est correctum), non in sacramentis, quae 80 81
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personne, pas davantage ne peut l’être le droit de conférer le sacrement (« ius dandi scilicet ordinem » précise la Glose ordinaire83), car pourquoi faudraitil appliquer un raisonnement différent aux aspects passif (recevoir) et actif (baptiser) de ce sacrement84 ? Ce faisant, il lia la situation active (ius dandi) au sacrement de l’ordre, ce qui lui permit de conclure qu’un clerc tombé dans l’hérésie, avait encore le droit de donner le baptême, droit lui-même intimement uni à sa propre ordination. Il serait facile de voir dans cette présentation la trace manifeste d’une conception subjective du droit. Quelle est cependant la valeur logique d’un tel développement ? Si personne ne peut se voir privé du droit de conférer le baptême, est-ce la conséquence d’une qualité du sacrement de l’ordre ? Ne devrait-on pas plutôt rapporter le droit de conférer le baptême non au sacrement de l’ordre, mais plutôt aux caractéristiques du baptême, et à sa nécessité en vue du salut ? Néanmoins, l’Évêque d’Hippone unit, comme allant de soi, la consécration du baptême et celle de l’ordination et en voulut pour preuve leur non-réitération dans l’Église catholique. Sans doute ce raisonnement souffre-t-il d’une certaine brachylogie argumentative, car en réalité, la non-réitération du sacrement de l’ordre n’est pas la conséquence de la permanence du droit de conférer le baptême chez le clerc hérétique, qui serait à son tour la conséquence de la permanence du caractère baptismal. L’argument de saint Augustin avait déjà été repris et développé suivant des voies parfois inattendues. Ainsi, Pierre Damien, dans le Liber Gratissimus, affirme que le baptême requerrait davantage de compétence de la part du ministre que le sacrement de l’ordre, car, dans le premier cas, il s’agit de faire
ubicumque sunt ipsa sunt. Le passage est repris du Contra epistolam Parmeniani 2.13.28-29, ed. Petschenig, CSEL 51.79.3-81.7. Saltet explique qu’il s’agit d’une argumentation ad hominem, dont on aurait par la suite perdu la logique. L’identification entre le pouvoir d’ordre et le pouvoir de baptiser ne constitue pas le fond de l’argumentation de saint Augustin : Saltet, Les réordinations, 67‑68. Si la contextualisation historique permet peut-être de dissiper les ambiguïtés du texte de saint Augustin, reconnaissons malgré tout contre Saltet, et en faveur des auteurs postérieurs, qu’il y avait bien là matière à controverse. 83 C.1 q.1 d.p. c.96 : Item obicitur illud Augustini ad Parmenianum de haereticis etiam dampnatis : (c.97 Rubr. : Qui recedit ab ecclesia, nec baptisma, nec vim dandi amittit. [« nec ius dandi » dans l’Editio romana]) c.97 : Quod quidam dicunt, baptisma, quod accepit, non amittit qui recedit ab ecclesia, ius tamen dandi, quod accepit, amittit, multis modis apparet frustra et inaniter dici. Remarquons dès à présent que saint Augustin est conscient que le droit de conférer le baptême n’est pas lié à la réception du sacrement de l’ordre, comme le montre la suite du passage. 84 Voir Glose ordinaire, C.1 q.1 c.97 s.v. amittere : nam ubi eadem ratio, et idem ius.
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descendre le Saint-Esprit chez celui qui en est encore totalement dépourvu, alors que dans le deuxième cas il s’agit seulement d’augmenter la grâce. Par conséquent, celui qui peut baptiser doit a fortiori pouvoir aussi ordonner. À partir d’un raisonnement basé sur l’efficacité produite sur le sujet qui reçoit le sacrement, Pierre Damien déduisait les caractéristiques du ministre qui l’administrait. Tout cela restait par ailleurs cohérent avec la présentation du ministre comme canal de la grâce : il ne lui est pas demandé d’agir de luimême mais d’invoquer l’Esprit Saint et de le laisser agir85. Pourquoi donc dans un cas ses paroles devraient-elles être suivies d’effets et pourquoi dans l’autre devraient-elles en être dépourvues86 ? Gratien ne suivit pas cette direction. Il prit en compte les effets du sacrement chez celui qui le reçoit, mais ne les utilisa pas en termes d’indices quant à la présence du sacrement de l’ordre chez le ministre. La différence mérite d’être relevée, car elle montre que Gratien place sa réflexion sur les sacrements dans une autre perspective, qui inclut non seulement une description matérielle du processus sacramentel (ce que fait le prêtre), mais une réflexion sur la nature du sacrement lui-même et sur sa finalité. En ce sens, la justification de la position de saint Augustin devient plus délicate. Cela explique sans doute que, pour rendre raison du texte de saint Augustin, la Glose ordinaire intervînt à grand renfort de précisions, sans toutefois parvenir à dissiper certaines ambiguïtés. Ainsi, Jean le Teutonique expliqua que le pouvoir de baptiser relève chez le prêtre, du sacrement, alors qu’il s’agit d’une licence chez le laïc87. Cette licence ne serait pas un ius au sens strict pour le laïc, mais plutôt, comme le dit Jean, un ius au sens large de potestas, c’est-à-
Pierre Damien, Liber Gratissimus (éd. Reindel), 450, l. 2-17 : Sed quid aliud etiam consecrator agit, quam quod orationes nihilominus dicendo canonicas eundem Spiritum sanctum super eum, qui provehitur, invocat atque, ut in eum descendere dignetur, exorat, nisi quod maius quid per baptizantem agitur, quam id sit, quod per consecratoris officium exhibetur ? Plus est enim Spiritum sanctum in eum, in quo nondum fuerat, nova dignatione descendere, quam eum cui per fidem iam inerat, ad superioris gradus ordinem promovere. Remarquons au passage l’expression sacramenti vires, qui fait appel à une image physique de la transmission du sacrement. 86 Ibid., 451. l. 14-18 : Cum ergo unus idemque videlicet simoniacus utrobique canonicarum orationum ordinem expleat, utrobique nomen divinitatis regulariter invocet, quomodo per eum in baptismo Spiritus Sanctus detur, quomodo in sacerdotali promotione non detur non rationis penetrat sensus, non humanus discernit intuitus. 87 Glose ordinaire, C.1 q.1 c.97 s.v. homini : Hoc de baptismo sacerdotis, in quo potestas baptizandi est sacramentum. In laico est quaedam licentia, non sacramentum, arg. quod sententia haeretici valeat et ligatio et solutio, cum ius ligandi, iudicandi, atque solvendi a tempore consecrationis acceperit. Supra, d. 48 c.1. 85
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dire de permissio : « hinc aperte colligitur quod laici non habent ius baptizandi, nisi large dicatur ius, vel potestas, id est permissio88. » Intéressante glose qui livre au passage un éclaircissement terminologique précieux sur ius, potestas et permissio, mais sans pour autant résoudre vraiment le problème de fond. Saint Augustin voulait en fait montrer qu’il n’existait pas de raison à ce que l’on pût garder un sacrement (le baptême) alors qu’on en perdait un autre (l’ordre), si tous deux provenaient d’une consécration ou d’une bénédiction imprimant un caractère indélébile. Mais, dans ce premier paragraphe, il procédait en faisant de l’un la cause de l’autre, ce qui est plus discutable. Dans le paragraphe suivant, les conclusions sont plus limpides : ceux qui abjurent leurs erreurs et réintègrent l’Église, dans le cas où ils devraient retrouver les fonctions qu’ils exerçaient avant leur séparation de l’Église, ne doivent pas être ordonnés de nouveau, tout comme ils ne sont pas baptisés de nouveau, car la rupture de l’unité affectait une situation et non le sacrement. Le parallèle entre le baptême et l’ordre est ensuite développé selon une autre modalité. Là encore, le raisonnement de saint Augustin est formulé de façon assez inattendue : c’est parce qu’il y a dans le baptême quelque chose qui peut être donné par les hérétiques, que se trouve dans le sacrement de l’ordre ce même quelque chose susceptible d’être donné, et que saint Augustin nomme un ius dandi89. Mais quel en est l’objet ? Est-ce le sacrement du baptême ou la transmission du sacrement de l’ordre ? Sur ce point, Jean le Teutonique précise qu’il s’agit d’un droit de consacrer, ou de donner l’ordination elle-même90. Cette interprétation respecte la logique du parallélisme augustinien : ceux qui sont hors de l’Église peuvent baptiser, mais ils le font à leur détriment. Par conséquent, leur situation d’exclusion de l’Église n’influe pas sur le sacrement mais sur les conséquences morales pour celui qui le confère car : « aliud est non habere, aliud perniciose habere, aliud salubriter habere. » Saint Augustin concentre son argumentation sur la possession du sacrement et ses conséquences morales, non sur la qualification juridique de l’usage illicite mais valide, dirions-nous aujourd’hui, de ces facultés. Les situations d’urgence ou de nécessité peuvent modifier les effets d’un sacrement vali-
Glose ordinaire, C.1 q.1 c.97 § 2 s.v. necessitate. On voit ici en outre que les termes de ius, potestas, permissio peuvent être employés avec une certaine souplesse et que leur sens précis n’est donné que par le contexte. 89 C.1 q.1 c.97 : § 3 : Sicut autem in baptismo est quod per eos dari possit, sic in ordinatione ius dandi est ; utrumque ad perniciem suam, quamdiu caritatem non habent unitatis ; sed tamen aliud est non habere, aliud perniciose habere, aliud salubriter habere. 90 Glose ordinaire, C.1 q.1 c.97 § 3 s.v. dandi : Id est consecrandi, vel dandi ipsam ordinationem. 88
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dement mais illicitement conféré. Saint Augustin parle donc bien d’un ius dandi, mais sans penser que celui-ci pût être supprimé. En fait, il ne pouvait le penser, car ce ius dandi était tellement lié au sacrement, que la négation de ce ius aurait mis en péril la validité du sacrement, ce à quoi il s’opposait. Pour saint Augustin, le ius dandi ordinem était précisément une « vis » ou un pouvoir, reçu par l’ordination sacerdotale (même si saint Augustin était par ailleurs conscient que le baptême pouvait être conféré par un laïc) mais n’est pas un ius au sens juridique du terme91. Autrement dit, saint Augustin considère bien dans ce contexte le ius dandi de façon subjective, comme le droit d’exercer un pouvoir sacramentel que l’on possède personnellement, indépendamment d’une situation qui le configure comme une chose due en justice. Par l’ordination sacerdotale, un pouvoir est transmis à une personne et ne peut lui être retiré par la suite. Toute ordination fait naître un pouvoir et un ius dandi de ce que contient ce sacrement. Ainsi, ce qui est illicite peut toujours être corrigé plus tard, sans que le sacrement soit réitéré. Remettre en cause le droit de conférer le sacerdoce c’est donc porter atteinte au sacrement, qui ne peut au contraire être vicié par la qualité morale de ceux qui en usent92. Saint Augustin distingue ici clairement entre le caractère et la grâce sacramentels. Quelle est l’utilité morale d’un sacrement indignement reçu ? La distinction entre potestas dandi baptisma, ius consecrandi dominicum corpus, et ius largiendi sacros ordines Comment Gratien harmonise-t-il les réflexions de saint Augustin avec les restrictions de la validité du sacrement et les exigences de la réforme grégorienne ? Le long dictum post du canon 9793 manifeste une certaine difficulté, que les interprétations divergentes des commentateurs modernes ont contribué à souligner : quelle est la position finale de Gratien sur la validité des Voir Zirkel, « Executio potestatis. Eine Auslegung », 415. C.1 q.1 c.97 (suite du § 3) : Sed si nulla necessitate usurpetur, et a quolibet cuilibet detur, quod datum fuerit non potest dici non datum, quamvis recte dici possit illicite datum. Saint Augustin effectue ensuite une comparaison avec les sceaux imprimés sur les monnaies et les signes marqués sur les soldats qui avaient juré fidélité jusqu’à la mort. Les sacrements chrétiens sont des sceaux encore plus indélébiles que ceux imprimés sur les corps. Saint Augustin conclut à l’inviolabilité du sacrement. 93 Concernant les sources de Gratien pour ce dictum, voir Zirkel, « Executio potestatis. Eine Auslegung », 408. Soulignons seulement que le début et le premier § sont repris d’Alger de Liège, que les § 2 à 4 sont en revanche indépendants de cette source, alors que les § 5 à 7 y reviennent. L’essentiel des passages qui seront ici commentés appartiennent aux § 2 à 4. 91 92
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sacrements94 ? Ces interrogations persistantes traduisent en fait ses difficultés à intégrer saint Augustin à un contexte ecclésiologique différent, mais aussi à concilier des doctrines théologiques et des décisions papales ultérieures bien souvent contradictoires95. Le problème résidait dans le fait que la solution de saint Augustin apportait une réponse à un moment de l’histoire et résolvait un problème historique, mais n’était pas elle-même de nature historique ou conjoncturelle. Le fond de l’argumentation de saint Augustin s’appuyait non sur la considération de la situation du moment, mais sur la nature des sacrements et sur la permanence de leurs effets en dépit des situations de schisme et d’hérésie. L’opinion de saint Augustin semblait donc avoir une valeur permanente car intemporelle et Gratien ne pouvait en limiter la portée au seul contexte de la controverse des donatistes. D’un autre côté cependant, le contexte dans lequel écrivait Gratien et les questions qu’il devait résoudre étaient fondamentalement différents et ne pouvaient rester occultés, car le problème central n’était pas tant la réitération du sacrement du baptême que celui de la multiplication des ordinations illicites. Dans le premier paragraphe du dictum, Gratien reprend les conclusions de saint Augustin96, mais reformule parallèlement le problème sur le terrain de la morale : pourquoi conférer des sacrements dès lors que ceux-ci, en cas de
La question de l’opinion de Gratien sur la validité des sacrements célébrés par des simoniaques ou des hérétiques est résumée par Zirkel, Ibid., 404‑8. 95 Voir Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome, 135. L’auteur souligne les difficultés de donner une solution claire à la problématique de l’ordination par un hérétique, qui respectât à la fois la doctrine de saint Augustin sur la validité des sacrements et une pratique ecclésiale plus restrictive. On consultera également Cyrille Vogel, « Le “caractère inamissible” de l’ordre d’après le Décret de Gratien », SG 20 (1976) : 437-451. Ce dernier affirme vers la fin de son étude (p. 449) : « La distinction opérée entre évêques hérétiques ou excommuniés ayant reçu leur ordination dans la vraie Église et ceux à qui l’ordination n’avait été donnée qu’en dehors de l’Église, était subtile ; elle ressemble fort à un expédient destiné à concilier l’inconciliable. En pratique, la doctrine que Gratien préconise s’applique, au mieux, à des cas isolés ou à la première génération d’hérétiques, de schismatiques ou d’excommuniés, si l’on ose s’exprimer ainsi. La théorie de Gratien ne s’applique plus aux évêques ou presbytres appartenant à une Église schismatique ou hérétique, ou encore aux ministres d’une contre-Église, quelle qu’elle soit. » 96 Voir Zirkel, « Executio potestatis. Eine Auslegung », 411-412. L’auteur y discute abondamment la question du degré d’adhésion de Gratien aux propos de saint Augustin. Il nous semble ici suffisant de dire que Gratien reprend les idées principales de saint Augustin et en fait une brève synthèse – du reste assez fidèle – afin de centrer la discussion à venir de son dictum. 94
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simonie, d’hérésie ou de schisme, auront pour conséquence la ruine de ceux qui les donneront et de ceux qui les recevront97 ? En fait, derrière cette préoccupation en apparence morale, se trouve restaurée la question de la justice : l’intérêt fondamental des sacrements est qu’ils servent au salut. Et pour qu’ils soient utiles sous ce rapport, il faut qu’ils soient licites, suivant un vocable moderne, que nous pouvons ici utiliser pour traduire la notion de « indignement conférés ou reçus » à laquelle font références nos auteurs98. De ce point de vue, leur licéité n’est pas moins importante que leur validité. Or la licéité d’un sacrement ne se donne que dans des situations respectueuses de la justice, c’est-à-dire dans des situations non seulement respectueuses de la forme du sacrement et des prescriptions qui touchent à sa célébration, mais aussi des conditions morales de son administration et de sa célébration. Saint Augustin avait à juste titre souligné l’origine divine des sacrements et le rôle ministériel du clerc. Il s’agissait désormais de placer la célébration du sacrement dans un cadre plus complet, en mettant en évidence la situation de réception : un sacrement est le bien spirituel confié par le Christ à ses ministres en vue de sa distribution pour le salut des âmes. Ainsi se trouve complétée la configuration juridique du sacrement. La première solution utilisée par Gratien consiste à préciser la distinction entre les sacrements : si le baptême peut être administré par n’importe quelle personne (prêtre déposé, laïc catholique, hérétique ou païen), en revanche, la messe ne peut pas être célébrée par un prêtre suspendu ou déposé, dépourvu de la potestas sacrificandi, et l’ordination ne peut pas être conférée par un laïc ou un païen99. Là où saint Augustin unissait la réception et l’administration du baptême dans la même notion de sacrement et, dans une sorte de reductio ad unum, assimilait la consecratio reçue par le baptême à la consecratio reçue lors de l’ordination sacerdotale, Gratien établit, au moins implicitement,
C.1 q.1 d.p. c.97 : Quid ergo prodest, quod vera et sancta sunt, cum usurpatores suos eque perimant, ac si essent mala et noxia ? Gratien reprend ici un commentaire d’Alger de Liège, qu’il s’approprie dans une large mesure. 98 Nous emploierons « licite » ici dans le sens d’un sacrement reçu « ut digni, digne a dignis ». Il ne s’agit donc pas pleinement de la notion moderne de « licite » qui contient aujourd’hui des éléments juridiques de droit positif. 99 C.1 q.1 d.p. c.97 § 2 : potestas dandi baptismum, et ius consecrandi dominicum corpus, et largiendi sacros ordines, plurimum inter se differunt. Suspenso enim vel deposito sacerdote, nulla ei relinquitur potestas sacrificandi. Sacramentum tamen baptismi non solum a sacerdote deposito vel laico catholico, verum etiam ab haeretico vel pagano si ministratum fuerit, nulla reiteratione violabitur ; nulla autem ratio sinit, ut inter sacerdotes habeantur, qui de manibus laici vel pagani oleum sacrae (imo execrandae) unctionis assumunt. 97
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plusieurs distinctions : recevoir un sacrement n’est pas la même chose que le célébrer, et le baptême, à la différence de l’ordre sacré, n’exige pas des qualités spéciales de la part du ministre. Gratien peut ainsi dissocier la question de la validité du sacrement du baptême de celle de la validité des autres sacrements : il peut exister un ius baptizandi indépendamment du ius consecrandi dominicum corpus ou du ius largiendi sacros ordines. Un prêtre ou un évêque peuvent conserver le premier droit tout en étant privés des deux derniers, car la consecratio reçue lors de l’ordination ne garantit pas la permanence de la potestas100. En plus du sacrement qui la confère, la potestas dépend aussi de la situation canonique du prêtre. Ainsi, dans le cas des prêtres ou des évêques ayant perdu la foi, ou privés de leur facultés sacerdotales ou épiscopales (degradatus episcopus), Gratien affirme qu’ils conservent le droit de baptiser (ius baptizandi), mais pas le pouvoir d’ordonner (potestas distribuendi sacros ordines)101. Gratien met ici en lumière la brachylogie argumentative de saint Augustin signalée plus haut et montre les limites d’un parallélisme absolu entre les sacrements du baptême et de l’ordre. Une solution alternative : la séparation entre potestas ordinis et ministerium : Hugues d’Amiens, Gerhoch de Reichersberg et Roland L’utilisation de la seule notion de pouvoir d’ordre engendrait des confusions et rendait la position de saint Augustin peu cohérente (« non ergo consequenter colligitur » dit à ce propos Gratien en C.1 q.1 d.p. c.97), dans la mesure où potestas désigne à la fois un pouvoir sacramentel reçu par l’ordination dont les effets sont permanents, ainsi que le droit d’administrer un sacrement, qui, lui, dépend des conditions du ministre. Avant d’analyser la notion d’executio potestatis que Gratien utilisa pour résoudre le problème, remarquons qu’à la même époque d’autres auteurs proposèrent une approche différente de la potestas ministérielle, dont on esquissera ici les principaux traits, afin de mieux percevoir la spécificité de l’executio potestatis chez Gratien. Dans ce § 2 du dictum, les termes de potestas et de ius sont interchangeables et concernent ce que nous pourrions appeler la légitimité du sacrement. Cf. Zirkel, « Executio potestatis. Eine Auslegung », 419. 101 C.1 q.1 d.p. c.97 § 2 : Non ergo consequenter colligitur, ut, si recedentibus a fide ius baptizandi relinquitur, potestas etiam distribuendi sacros ordines eis relinquatur, quamvis utrumque consecratione proveniat. Degradatus enim episcopus potestatem largiendi sacros ordines non habet, facultatem baptizandi tamen non amisit. Là non plus, il ne semble pas que l’on puisse tirer quelque conclusion des termes employés par Gratien : ius, potestas et facultas sont utilisés avec une certaine liberté. 100
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À la question : « un ministre de l’Église déposé ou excommunié peutil continuer à administrer les sacrements102 ? », Hugues d’Amiens (10851164)103 et Gerhoch de Reichersberg (1092/93-1169)104, apportèrent une réponse résolument négative, qui naissait d’une conception originale des rapports entre sacrement de l’ordre et office ecclésiastique ou ministerium. Tous deux accordèrent une grande importance au pouvoir juridictionnel de l’Église, dont ils firent l’instrument de la lutte contre la simonie et les hérésies, alors que la multiplication des réordinations mettait en danger la lisibilité du sacrement de l’ordre comme action de Dieu. Ils suggérèrent une séparation radicale entre le pouvoir d’ordre, inamissible car relevant de Dieu, et la question de la validité des sacrements, qui dépendait d’une habilitation de l’Église. « Perdre un office » se distinguait donc de « perdre un sacrement » et le statut des clercs déposés se trouvait alors clarifié. La dimension sacramentelle de l’ordre était préservée et gardait son caractère permanent, mais au prix d’une réduction de sa signification en termes de pouvoir « sur » les sacrements. Le pouvoir d’ordre ne pouvait plus être compris comme ius celebrandi, autrement dit comme droit subjectif, car l’accomplissement du ministère sacerdotal relevait désormais totalement de l’autorité ecclésiale. La proposition apportait des solutions immédiates, mais sans doute trop radicales pour que la réforme grégorienne dans son ensemble et Gratien en particulier ne les suivissent. Néanmoins, la piste ne fut pas complétement perdue. Saltet avait déjà repéré une certaine parenté entre ces thèses et celles de Roland105, qui distinguait lui aussi, vers la même époque, sacramentum et Cette question, posée par Matthieu, cardinal d’Albano à Hugues d’Amiens, est reproduite dans les ouvrages d’Hugues d’Amiens cités infra, ainsi que dans un traité de Gerhoch von Reichersberg, « Liber contra duas haereses », in MGH Libelli de lite, 3, éd. par Ernst Sackur (Hannover, 1897), 285. l. 19-22 : « hoc potius videbatur a dubitante quaerendum, utrum quem semel posuit ecclesia ministrum ad agendum aliquod sacramentum ipsa possit culpa promerente aliquando deponere vel excommunicare, ita ut in sacramentis agere nequeat quod ante potuit. » Le Liber contra duas haereses fut composé en 1147 et adressé à Gottfried d’Admont. La deuxième partie traite de la validité des sacrements conférés par les schismatiques. C’est dans ce cadre que Gerhoch reprend la lettre d’Hugues d’Amiens, et en fait siennes les conclusions. 103 Hugues d’Amiens, « Dialogorum seu quaestionum theologicarum libri VII », in PL 192, s. d., liv. IV., chap. 11, col. 1204 c. Voir l’analyse de ce dernier ouvrage chez Dominique IognaPrat, « L’ordre de l’Église. Autour du Contra haereticos sive de Ecclesia d’Hugues d’Amiens, archevêque de Rouen (c. 1085-1164) », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, BUCEMA (En ligne : http://cem.revues.org/12791 ; DOI : 10.4000/cem.12791) 7 (2013). 104 Gerhoch von Reichersberg, « Liber contra duas haereses », 287. l. 26-28. 105 Pour une vue d’ensemble de la biographie de Roland et son œuvre, voir Kenneth Pennington et Wolfgang P. Müller, « The Decretists : The Italian School », in The History 102
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officium106. À la suite de Denifle107, Saltet remarquait la proximité de Roland avec la théologie d’Abélard et parlait, à propos de la validité du sacrement de l’ordre chez Roland, d’une « doctrine très particulière »108. Elle l’est en effet : pour Roland, il ne suffit pas que le sacrement de l’ordre soit exercé suivant la forme prescrite par l’Église, car « pour lui, le pouvoir d’ordre d’un ministre peut être lié, rendu inactif, c’est-à-dire pratiquement nul, par une décision de l’autorité ecclésiastique109. » L’efficacité objective des sacrements serait en effet subordonnée à la ratification de l’Église, une « licentia ordinis exequendi », qui serait en revanche ôtée au ministre en cas de dégradation ou de déposition. Saltet soulignait certaines conséquences sur la célébration de l’eucharistie : « Ainsi s’explique que, pour Roland, un prêtre dégradé ou déposé in perpetuum ne puisse pas consacrer validement l’eucharistie, bien qu’il emploie la forme prescrite. C’est que la dégradation et la déposition enlèvent au ministre la licentia exequendi, et ne lui laissent pas plus de pouvoirs sacramentels qu’à un laïc110. »
of Medieval Canon Law in the Classical Period, 1140-1234, éd. par Wilfried Hartmann et Kenneth Pennington (Washington, DC. : The Catholic University of America Press, 2008), 131-135. Roland enseigna à Bologne au cours des années 1150 et 1160 et il composa plusieurs versions d’une Summa du Décret, des sententiae ainsi que de nombreuses gloses ou questions. Concernant la Summa ou Stroma, on reprendra l’édition de F. Thaner, Die Summa magistri Rolandi, nachmals Papstes Alexander III (Innsbruck 1874), dont les insuffisances furent signalées par Rudolf Weigand, « Magister Rolandus und Papst Alexander III. », AKKR 149 (1980) : 3‑44. Weigand propose dans cet article bon nombre de variantes, en relation avec le mariage (p. 15-19). Pour les Sentences voir : Rolandus, Die Sentenzen Rolands nachmals Papstes Alexander III, éd. par Ambrosius M. Gielt (Amsterdam : Rodopi, 1969). À propos de l’identification erronée du « magister Rolandus » avec le pape Alexandre III, voir la discussion de John T. Noonan, « Who was Rolandus ? », in Law, Church, and Society : Essays in Honor of Stephan Kuttner, éd. par Robert Somerville et Kenneth Pennington (Philadelphia, 1977), 21-48. La thèse de Noonan fut confirmée par les analyses de Weigand, « Magister Rolandus und Papst Alexander III. » 106 Saltet, Les réordinations, 305. 107 Denifle, « Die Sentenzen Abälards und die Bearbeitungen seiner Theologie vor Mitte des 12. Jahrhunderts ». 108 Saltet, Les réordinations, 298. 109 Ibid., 305. 110 Ibid. Saltet interprète ici assez justement un texte de Roland, Die Sentenzen Rolands, 217218, où il répond à la question : Utrum eucharistia ab omnibus valeat celebrari sacerdotibus ? Voici la fin de sa réponse : Qui vero ab his, qui potestatem habent consecrandi, et in ecclesiae forma sunt consecrati, hi profecto sive boni sint sive mali, etsi sint ad tempus depositi, dum non modo sint exauctorati, Christi corpus et sanguinem habent potestatem consecrandi. Quod si fuerint exauctorati, eis consecrandi potestas perpetuo inhibetur. Pour rendre raison de l’interprétation
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Une telle conception rendait problématique la transmission du sacrement de l’ordre dans le cas des évêques consécrateurs hérétiques, déposés ou dégradés qui ne pouvaient plus ordonner validement. Saltet soulignait d’autres difficultés présentées par la doctrine de Roland, et concluait que cette théorie était plutôt une régression dans la doctrine canonique et d’un retour aux positions du cardinal Humbert, qui soutenait la nullité de toutes les ordinations faites en dehors de l’Église111. La séparation entre potestas ordinis et officium pouvait mettre fin à la transmission du sacrement de l’ordre, et c’est sans doute pour cette raison que la piste fut abandonnée. Toutefois, il est difficile de dire dans quelle mesure Roland se montre aussi radical qu’Hugues d’Amiens ou Gerhoch de Reichersberg, dans la séparation entre sacrement et office, car, dans sa Summa, la première question de la Cause 1 ne fait l’objet que d’un bref résumé difficilement exploitable pour notre analyse. Pour préciser la question, il faut se reporter à un autre passage où est mentionnée une licentia ordinis exequendi, lorsque Roland parle de l’ordination des moines (C.16 q.1), dont Gratien affirme qu’ils reçoivent la potestas mais non l’executio potestatis. Roland commente alors que pour exercer la dignité sacerdotale (administratio sacerdotalis dignitas), les moines doivent avoir reçu à la fois le sacrement de l’ordre et la permission d’en faire usage et il parle non d’une executio potestatis mais d’une licentia exequendi112. Évitons cependant de sur-interpréter une différence de vocabulaire, qui pourrait ne pas nécessairement signifier une différence de conception ; le texte est en fait assez ambigu. de Saltet, il faut ici considérer que la potestas consecrandi dépend bien d’une licentia exequendi, qui n’est pas mentionnée dans le texte, mais dont la disparition est quant à elle manifeste en cas de dégradation ou de déposition permanente, mais non en cas de suspension temporaire. 111 Saltet, Les réordinations, 306‑307. L’auteur impute cette doctrine aux ambiguïtés du texte de Gratien lui-même : « Cette théorie n’a pas été inventée et formulée par Roland. Il a cru la trouver contenue dans des textes d’Urbain II, cités par Gratien (C.9 q.1 c.4 et 5), et ne s’est pas permis de la discuter. Des dicta de Gratien paraissaient contenir une même interprétation (C.1 q.1 d.p. c.97) ; celle-ci pouvait d’ailleurs s’accorder très bien avec la théorie accréditée alors des effets de la dégradation ; il ne faut pas chercher ailleurs les origines de cette doctrine singulière de Maître Roland. » 112 On reviendra ultérieurement sur cette problématique, mais nous reproduisons d’ores et déjà le texte : Rolandus, Summa Magistri Rolandi, éd. par Friedrich Thaner (Aalen : Scientia, 1973), 38. C.16 q.1 : Notandum est enim, quod ad sacerdotalis dignitatis administrationem duo sunt necessaria : ordo et licentia ordinis exequendi. Licentia enim absque ordine nihil confert. […] Item ordinatio quoque praestita absque licentia exequendi nihil, quod ad hoc spectat, conferre videtur, cum eadem subtracta etiam post longi temporis amministrationem sacerdotes cessare protinus ab officio videamus. Dicimus ergo etiam monachis sacerdotibus interdictum absque licentia episcoporum suorum sacerdotalia celebrare mysteria.
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Roland semble affirmer que l’ordination, en absence de licentia exequendi, ne confère pas l’ordre sacerdotal. Certes, les expressions ne sont pas tout à fait parallèles : la licence sans le sacrement de l’ordre, dit Roland, « nihil confert », alors que le sacrement de l’ordre sans la licence, « nihil quod ad hoc spectat conferre videtur ». Dans le premier cas, il s’agit d’une réalité, alors que dans le second, il s’agit d’une apparence, car le sacrement, au moins, est bien conféré. Ceci-dit, Roland effectue un déplacement de l’analyse : le paramètre n’est plus tant la titularité de la fonction que son actualisation concrète ; non plus l’officium, mais l’administratio officii. Pourquoi ce déplacement assumé de la problématique de la titularité à celle de l’administration de la fonction ? Vitale y voyait une confirmation de sa thèse : pour lui, la distinction entre potestas et administratio naquit du besoin de résoudre le problème de la répartition des compétences entre les différents sujets, en mettant en place un double niveau d’imputation : celui de l’ordre sacerdotal puis celui de l’administratio, chacun d’eux relevant d’un acte différent113. La licence donnée par l’évêque apparaît bien comme un acte extérieur au sacrement lui-même et à la potestas du ministre. En dépit de leur radicalité, ou bien de la force juridique attribuée à la licentia exequendi, ces explications nous disent quelque chose de la conception du droit chez Roland, et, au-delà de Roland, des conceptions d’Hugues d’Amiens et de Gerhoch de Reichersberg. Pour eux, l’ordination ne fait pas tout ; la potestas ou l’ordo sacerdotalis ne produisent pas le sacrement dans son intégralité et dans sa finalité. Sans la licence donnée par l’évêque, l’ordination ne produira rien de ce qu’elle doit produire. Elle existera bien comme sacrement dans le sujet ordonné, mais, dans les faits, elle ne pourra dépasser les limites de ce même sujet. Or la finalité du sacrement de l’ordre est précisément d’être un sacrement pour les autres fidèles, qui vise non l’intra-subjectivité mais l’intersubjectivité : c’est la relation avec les autres fidèles qui en détermine ou en actualise la finalité et la nature. La doctrine de ces auteurs manifeste une claire volonté d’inscrire le sacrement de l’ordre dans une relation intersubjective, qui accomplisse sa finalité intrinsèque. Elle permet de dégager le principal problème soulevé par la question de la validité des sacrements célébrés par les schismatiques, hérétiques ou simoniaques. Celle-ci devait-elle directement dépendre de la réception du sacrement de l’ordination ? S’il en était ainsi, tout clerc, une fois ordonné
Vitale, Sacramenti e diritto, 128. Vitale ne traite pas alors spécifiquement de Roland, mais il l’inclut dans sa réflexion. 113
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possédait ipso facto un droit subjectif à exercer son ministère : la validité et la licéité des sacrements qu’il célébrait ne dépendaient que du pouvoir d’ordre qu’il possédait, tel un caractère sacramentel inamissible. Face à cette difficulté, et pour ne pas remettre en cause la permanence ou le caractère indélébile du sacrement de l’ordre, il était nécessaire de dissocier l’ordre sacerdotal de son actualisation dans la célébration des sacrements. Or, cela pouvait se faire de deux manières. Soit, comme Hugues d’Amiens, Gerhoch de Reichersberg, voire Roland, en séparant le sacrement de l’ordre de l’officium, soit en postulant une notion intermédiaire, l’executio potestatis, qui ménageait l’existence du pouvoir d’ordre, mais en modérait les effets sacramentaires ; c’est précisément ce que fit Gratien : là où les trois premiers auteurs séparèrent radicalement les notions, Gratien maintint leur lien (nécessaire du point de vue théologique) mais les dissocia du point de vue fonctionnel ou opératif. Nature et utilité juridique de la notion d’executio potestatis La mise en place de la notion d’executio potestatis chez Gratien Comment la notion d’executio potestatis permit-elle de rendre raison d’une difficulté que le concept de pouvoir d’ordre ne pouvait à lui seul résoudre ? Concrètement, le long dictum post du canon 97 (C.1 q.1) montre que cette solution demeure chez lui encore assez incertaine114. Du reste, Gratien ne la mentionne qu’une fois à cet endroit115. Elle permet d’articuler juridiquement la possession d’une faculté et son utilisation et de mieux distinguer entre les situations. Ainsi par exemple, le droit de baptiser et le droit de conférer les ordres sacrés diffèrent entre eux en raison de leur nature et des conditions du ministre, mais, dans le cas de l’ordination, il faut également dissocier le pouvoir d’ordonner et l’exercice de ce pouvoir, car on peut 114 Cf. Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome, 135. L’auteur souligne les difficultés de donner une solution claire à la problématique de l’ordination par un hérétique, qui respectât à la fois la doctrine de saint Augustin sur la validité des sacrements et une pratique ecclésiale plus restrictive. On consultera également Vogel, « Le “caractère inamissible” de l’ordre d’après le Décret de Gratien ». 115 Cf. Villemin, Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction, 68. L’auteur affirme que la notion d’executio potestatis apparaît seulement quatre fois chez Gratien : deux fois dans C.1 q.1 d.p. c.40, une fois en C.16 q.1 d.p. c.39 (question sur les pouvoirs des moines ordonnés prêtres) et une fois en C.1 q.1 d.p. c.97. Il en conclut que l’utilisation du terme executio dans l’expression executio potestatis « est marginale et nouvelle à l’époque du Décret de Gratien ».
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perdre l’exercice, sans être pour autant privé du pouvoir lui-même116. Gratien distingue ici entre ce qui relève du pouvoir sacramentel (officium ou potestas ou potestas officii) et ce qui relève de son exercice (executio officii ou executio potestatis : les termes sont ici interchangeables117.) L’executio officii ne désigne pas la réalisation matérielle du sacrement (l’accomplissement des gestes et des actions nécessaires à sa réalisation) mais la condition de son exercice, autrement dit : non le « faire », mais le droit ou l’interdiction de faire, sans quoi l’expression « perdre l’executio potestatis » n’aurait pas de sens118. Plus encore, le troisième paragraphe du dictum montre non seulement que pouvoir et droit sont distingués, et que le pouvoir n’est pas considéré comme un droit, mais comme une capacité qui peut s’exercer avec ou sans droit, indépendamment du droit, sans pour autant constituer ou générer un droit. C’est donc en termes de droit que l’executio potestatis doit être analysée, un droit à utiliser un pouvoir, mais aussi un droit dont on peut être privé, ou un droit que l’on peut ne pas recevoir, quand bien même on disposerait de la potestas, comme dans le cas par exemple des ordinations absolues ou de l’ordination des moines. Soulignons au passage une notion voisine mentionnée dans ce même paragraphe : « effectu suae potestatis penitus privantur », qui permet d’expliquer que le sacrement conféré par des hérétiques est valide, mais ne transmet
116 C.1 q.1 d.p. c.97 § 3 : Sed ne Augustinum in hac sententia penitus reprobemus, intelligamus aliud esse potestatem distribuendi sacros ordines, aliud esse executionem illius potestatis. Qui intra unitatem catholicae ecclesiae constituti sacerdotalem vel episcopalem unctionem accipiunt, officium et executionem sui officii ex consecratione adipiscuntur. Recedentes vero ab integritate fidei, potestatem acceptam sacramento tenus retinent, effectu suae potestatis penitus privantur, sicut coniugati ab invicem discedentes coniugium semel initum non dissolvunt, ab opere tamen coniugali inveniuntur alieni. 117 Schebler attirait déjà l’attention sur l’importance de cette distinction : Die Reordination in der « altkatholischen » Kirche, 288. 118 Zirkel, Executio potestatis, 101‑105. L’auteur mentionne d’autres utilisations de l’expression executio qui, employée conjointement au verbe interdicitur, montrent qu’elle désigne un droit et non la réalisation des actes. En ce sens, l’analyse de Zirkel prolonge celle de Kasimierz Nasilowski, « De distinctione potestatis ordinis et iurisdictionis, a primis Ecclesiae saeculis usque ad exeuntem decretistarum periodum », in Ius sacrum : Klaus Mörsdorf zum 60. Geburtstag, éd. par Audomar Scheuermann et Georg May (München ; Paderborn ; Wien : F. Schöningh, 1969), 174. Ce dernier affirmait lui aussi que l’executio potestatis ne consistait pas simplement à appliquer le pouvoir d’ordre, car elle pouvait être interdite, permise, supprimée, mais il l’analysait comme un « pouvoir » non sacramentel, séparé du pouvoir d’ordre et qui peut donc être perdu.
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pas la grâce divine119. Effectus potestatis exprime donc une idée similaire à celle d’executio potestatis, mais dans un registre spirituel. Le lien entre les deux est manifeste, dans le sens où la grâce ne saurait être transmise par le biais d’une action contraire au droit, puisque les hérétiques bravent une interdiction, en agissant non certes en dehors de la potestas qu’ils ont conservée, mais en dehors de la loi. C’est précisément ce qui rend le sacrement injuste et sa distribution et réception nocives pour les personnes qui agirent en connaissance de cause. On retrouve ici la connexion précédemment soulignée entre l’utilité morale et la réalisation juste du sacrement. Dans le paragraphe suivant du dictum, Gratien apporte une précision sur les personnes concernées par le raisonnement de saint Augustin120. Ce dernier ne parlait que de ceux qui avaient validement reçu le sacrement de l’ordre avant de quitter l’Église et non de ceux qui le reçurent de la part de prélats déjà séparés de l’Église121. Cette remarque n’a de sens que dans la mesure où existe bien une distinction entre potestas et executio potestatis. Elle seule permet en effet d’expliquer pourquoi les simoniaques, schismatiques et hérétiques ordonnés avant leur séparation, perdent l’executio potestatis mais non la potestas. Par conséquent, s’ils confèrent le sacrement de l’ordre, c’est en vain (« ordinati a simoniacis in nullo proficere iudicantur ») non quant à la réalité du sacrement qu’ils confèrent réellement (« vera et rata esse quantum ad se »), mais quant à la transmission de la grâce
119 C’est ainsi que l’explicite la Glose ordinaire, C.1 q.1 d.p. c.97 s.v. sacramentum tenus : Id est quia si ordinant, conferunt ordines, licet non debeant, et hoc est quod sequitur, sine effectu. 120 Gratien rectifie en fait l’interprétation qu’il proposait dans le § 1 du dictum, lorsque saint Augustin semblait affirmer que les sacrements étaient validement conférés même dans le cas des schismatiques et hérétiques qui avaient reçu l’ordination hors de l’Église. Cf. Zirkel, « Executio potestatis. Eine Auslegung », 436. 121 C’est ce que confirmera le concile de Chalcédoine peu après sa mort : C.1 q.1 d.p. c.97 § 4 : De his ergo, qui accepta sacerdotali potestate ab unitate catholicae ecclesiae recedunt, loquitur Augustinus, non de illis, qui in schismate vel heresi positi sacerdotalem unctionem accipiunt ; alioquin esset contrarius Calcedonensi concilio, in quo ordinati a simoniacis in nullo proficere iudicantur, et Innocentio, qui ordinatos a ceteris haeretici per pravam manus inpositionem solam damnationem et vulnus capitis assecutos testatur. § 5. Quamvis possit generaliter dici, sacramenta, quae apud haereticos non aliter quam in ecclesia Dei celebrantur, vera et rata esse quantum ad se, falsa vero et inania quantum ad effectum, et in his, a quibus male tractantur, et in illis, a quibus male suscipiuntur. Voir Ibid., 438-439. Zirkel souligne que le Concile de Chalcédoine n’est pas pour Gratien seulement un événement historique, mais qu’il contient un enseignement dogmatique à la lumière duquel il faut interpréter l’opinion de saint Augustin. La formule utilisée par Gratien ne laisse effectivement pas de doute sur ce point.
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(« falsa vero et inania quantum ad effectum »122). C’est pour cette raison, explique ensuite Gratien, que même dans le cas d’un baptême validement reçu, saint Léon le Grand préconise une nouvelle bénédiction et l’invocation du Saint-Esprit par l’imposition des mains de la part de prêtres catholiques123. Ces développements répondent aux impératifs fixés par saint Augustin, puisque les sacrements célébrés par les hérétiques sont déclarés valides et que seuls leurs effets sont remis en cause. Gratien introduit cependant dans le raisonnement un moment juridique important : si le sacrement n’a pas d’effets, c’est parce que le ministre était dépourvu non de la potestas (liée au caractère indélébile du sacrement), mais de l’executio potestatis. L’absence de potestas ou d’executio potestatis ont en effet des conséquences juridiques différentes, que Gratien traduit en distinguant un sacrement irritum quantum ad se, d’un sacrement donné et reçu de façon illicite, expressions qui préfigurent respectivement les catégories de la validité et de la licéité124. La possession de la potestas détermine la validité du sacrement, alors que l’executio potestatis influerait sur la licéité du sacrement dont dépendraient les effets spirituels. Une remarque est ici de grande importance pour notre sujet : le raisonnement juridique de Gratien porte sur l’executio potestatis et non sur la potestas. L’executio potestatis est en effet de nature juridique (il s’agit d’un ius dandi sacramentum.) La question de la nécessité de l’executio potestatis pour la validité des sacrements (et non seulement leur licéité) a pourtant été soulevée. Zirkel a conclu que dans certains passages du Décret, elle serait un présupposé néces Gratien propose ensuite quelques comparaisons intéressantes avec la situation d’un aveugle qui voudrait éclairer un autre aveugle : il pourrait évidemment le faire en lui apportant de la lumière, mais cela ne servirait ni à l’un ni à l’autre : C.1 q.1 d.p. c.97 § 7 : Si vero caecus caeco lucernae ministret veritatem, neuter tamen ideo magis suam illuminat caecitatem. Sic et malus ministrat malo vera sacramenta, sed non ideo dona spiritualia, quia malis eorum meritis Spiritus sanctus inpeditur, ne in eis quod suum est operetur. 123 C.1 q.1 d.p. c.97 § 7 : Unde Innocentius, cum haereticorum baptisma concedat esse ratum, non tamen ex illo baptismate concedit haberi Spiritum sanctum. Et Leo hos, qui formam baptismatis acceperunt, non sinit rebaptizari, sed iubet Spiritum sanctum, quem ab haereticis nemo accepit, per eius invocationem et manus inpositionem a catholicis sacerdotibus consequi. Cette affirmation du pape Léon Ier figurait déjà dans C.1 q.1 c.51 et date de 458. 124 C.1 q.1 d.p. c.97 § 7 : Sciendum vero est, quod sacramenta haereticorum dicuntur irrita, vel etiam dampnanda, falsa et inania, non quantum ad se, cum sint sancta et vera etiam ab haeretico celebrata, sed quia, cum illicite dantibus perfidis sint ad iudicium, illicite ab eis accipientibus non conferunt Spiritum sanctum. Irrita et non vera dicuntur, quia quod promittunt et conferre creduntur non tribuunt, et ideo dampnanda, ut ea dari vel recipi ab haereticis non approbetur sed interdicatur. Non enim quantum ad se polluta sunt, quamvis ab haereticis pollui dicantur. 122
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saire à la validité des sacrements125. Pour restituer la pensée de Gratien, tout en maintenant son interprétation des conséquences invalidantes de l’absence d’executio potestatis, Zirkel propose une reconstruction assez subtile de l’argumentation de Gratien126. Cela montre toute la complexité d’une notion encore imparfaitement définie, que Gratien utilise pour rendre raison d’opinions contradictoires. Ainsi présentée, la question de la nécessité de la possession de l’executio potestatis pour la validité des sacrements semble à peu près insoluble chez Gratien. Remarquons en outre que l’interprétation de Zirkel n’est qu’une hypothèse, et pas forcément la plus plausible. En fait, dès lors qu’on ne lie pas l’absence d’executio potestatis à l’invalidité du sacrement, l’architecture du dictum se révèle beaucoup plus limpide. Il ne semble donc pas nécessaire d’attribuer à la notion d’executio potestatis le sens fort d’une condition généralement invalidante, mais plutôt celui d’une condition de licéité de l’administration du sacrement. Executio potestatis et conception objective du droit Pour comprendre la fonction et les conséquences juridiques de la perte ou de la suspension de l’executio potestatis, il faut en fait revenir à sa nature. De ce point de vue, l’hypothèse de Zirkel, bien que rapidement mentionnée, s’inscrit parfaitement dans notre problématique, car elle renvoie, inconsciemment, à une conception subjective du droit, comme résultant d’une faculté que l’on possède. Or, l’analyse de Gratien devient passablement compliquée, dès lors que l’on conçoit l’executio potestatis comme un pouvoir spirituel, certes différent du pouvoir d’ordre, mais toujours sur le mode d’une faculté comprise comme puissance de célébrer qui résiderait dans le sujet. Dès lors, tout repose sur le fait de savoir si le prêtre ou l’évêque disposent de cette faculté-puissance, si elle leur a bien été transmise, s’ils l’ont perdue, si elle a diminué en eux et dans quelle mesure, en cas de séparation de l’Église. Le risque serait donc de ramener l’executio potestatis à une potestas dérivée. 125 Zirkel, Executio potestatis, 154-160. Laissant de côté les passages peu clairs, l’auteur effectue une classification des « Gültigkeitsaussagen » et des « Ungültigkeitsaussagen », précisant pour chaque sacrement les cas dans lesquels Gratien dépend ou ne dépend pas des d’Alger de Liège. 126 Zirkel, « Executio potestatis. Eine Auslegung », 442-446. Une telle interprétation est possible, mais elle dépasse sans doute les intentions de Gratien. Il semble en particulier difficile de tirer des conclusions à partir d’arguments ex silentio. Le silence de Gratien n’est en effet pas toujours éloquent, d’autant plus que Gratien semble ici concentrer sa réflexion sur les sacrements du baptême et de l’ordre sans vouloir peut-être apporter une réponse systématique pour les autres sacrements.
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Or, en introduisant la notion d’executio potestatis, Gratien cherche précisément à sortir de ces ambiguïtés. Il y entrevoit le moyen de résoudre le problème de façon juridique, en le déplaçant de la notion de sacrement et de pouvoir d’ordre vers l’application de ce pouvoir aux situations concrètes, qui sont des situations objectives de droit, dans lesquelles le pouvoir du ministre n’est plus qu’un des facteurs de l’analyse parmi d’autres. Dans le raisonnement concernant l’attribution ou la perte de l’executio potestatis interviennent ainsi d’autres protagonistes que le ministre : le fidèle qui reçoit le sacrement, ses dispositions, l’intérêt et le bien de l’Église. Il envisage des situations de nécessité, qui rendent licite dans un lieu donné ou pendant une période ce qui ne le serait pas en temps normal. À côté de la notion de pouvoir d’ordre, toujours liée au caractère indélébile des sacrements reçus, Gratien crée un lieu juridique qui offre la possibilité de s’adapter aux situations, d’en épouser la complexité et qui donne au juge un espace pour exercer son art. Ce que la notion de pouvoir d’ordre ne permettait pas de faire, en raison de sa rigidité, celle d’executio potestatis le rend possible. L’executio potestatis constitue donc un droit, mais de quel type ? Bien des problèmes d’interprétation disparaissent si l’on pense que Gratien en a à ce moment une conception objective. S’il ne perçoit pas les contradictions du dictum, c’est que pour lui, elles ne sont sans doute pas si manifestes ou si insolubles. Si l’on considère que la notion d’executio potestatis est précisément introduite dans une conception objective du droit pour répondre aux problèmes juridiques concrets, en intégrant à la fois la situation du prêtre (dans ou hors de l’Église), le sacrement en question (ordination, eucharistie, baptême) et la nécessité de ce sacrement (nécessité pour le salut, pour le bien spirituel des autres), alors, le dictum semble beaucoup plus cohérent. Il devient en particulier possible de décliner des situations. Il est ainsi des cas dans lesquels, en raison de la nécessité du sacrement (baptême), il n’est besoin de la part du ministre, ni de potestas, ni d’executio potestatis, car le sacrement sera valide précisément en raison de sa nécessité pour le salut. Dans le cas de l’ordination sacerdotale, l’évêque devra disposer de la potestas et de l’executio potestatis, les deux ensemble, pour que le sacrement soit valide, car l’ordre est un sacrement reçu pour le service de l’Église. L’absence d’executio potestatis signifierait précisément, dans les cas de schisme et d’hérésie, l’absence de la communion et de l’unité nécessaires pour que le prêtre ordonné puisse servir l’Église. Mais ce sont là des exigences liées à la nature du sacrement de l’ordre lui-même, plus qu’à la possession d’un pouvoir spirituel. Enfin, concernant la célébration de l’eucharistie, même si Gratien n’apporte pas de réponse claire, l’interprétation que nous avons donnée peut en rendre
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raison. Un prêtre validement ordonné dans l’Église catholique, même s’il est ensuite séparé de celle-ci, pourra validement célébrer la messe. En revanche, il le fera mais sans effet pour lui et pour ceux qui, conscients de la situation, y assisteront : ils ne recevront pas la grâce, mais plutôt leur condamnation. En résumé, nous pourrions ainsi reconstituer la réponse de Gratien à la question : De quoi dépend la validité des sacrements ? La célébration d’un sacrement requiert certes la possession du pouvoir sacramentel, qui est bien une faculté, possédée par le ministre. Elle est effectivement de nature subjective. Mais elle dépend aussi de la réunion de conditions dans lesquelles le possesseur du pouvoir sacramentel est en droit de l’utiliser, conditions qui circonscrivent la notion d’executio potestatis d’un point de vue juridique objectif. Leur absence rend le sacrement inefficace, du point de vue des grâces transmises. Cette possibilité de transmettre les effets du sacrement dépend essentiellement de la permanence du ministre dans l’unité de l’Église catholique127. Ces conditions ne résident donc pas, à proprement parler, dans la possession d’un autre pouvoir, qui s’ajouterait au pouvoir sacramentel. L’executio potestatis n’est dès lors pas une vis, un pouvoir spirituel, mais plutôt la possibilité, déterminée par la situation objective du ministre, d’utiliser son pouvoir d’ordre au service des fidèles. Elle ne semble donc pas directement assimilable à la notion de pouvoir de juridiction qui signifierait par ailleurs l’octroi, par une autorité extérieure128 d’un pouvoir ultérieur129. Voilà pourquoi il est possible de voir dans l’executio potestatis l’introduction d’une considération de nature plutôt strictement objective (non l’exécution d’un pouvoir personnel), qui pourrait renvoyer à une conception réaliste du droit. Passage de l’intrasubjectivité à l’intersubjectivité Gratien, par la distinction entre potestas et executio potestatis fait donc passer la réflexion de considérations intrasubjectives (le ministre est-il en
Dans le cas de l’ordination sacerdotale des moines (C.16), Gratien mentionnera également la nécessité de se voir confier la cura animarum d’une église concrète, de la part de l’évêque. L’executio potestatis requière dans ce cas l’assignation de l’office. 128 Voir Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome, 137. 129 Voir Benson, The Bishop-Elect, 52. Les analyses de Benson sont corrigées par Carrasco Rouco, Le primat de l’évêque de Rome, 140-141. Nous reprenons ici sa conclusion nuancée : « On pourrait donc dire que dans les textes étudiés, l’office ne comporte pas de pouvoir supplémentaire, mais que, par sa possession, se sont remplies les conditions de l’exercice de la seule potestas. Le couple potestas / executio ne serait donc aucunement une sous-espèce quelconque du couple ordo / iurisdictio, mais représenterait une élaboration doctrinale différente. » 127
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possession du sacrement et du pouvoir d’ordre) à des considérations intersubjectives qui font intervenir la situation du ministre dans l’Église et son aptitude à transmettre au nom de l’Église une grâce sacramentelle. Bien entendu, l’origine et l’essence de la grâce sacramentelle, comme l’avait déjà souligné saint Augustin, reste divine et le pouvoir d’ordre n’est, comme l’affirmeront les théologiens de la fin du xie siècle et du début du xiie siècle, qu’un pouvoir créé, une potestas ministri, non la potestas auctoritatis de Dieu. Les conditions d’une réflexion sur la nature objective du droit sont ici données. C’est par ailleurs cette interprétation qui fut reprise par les décrétistes. L’étude du Décret concernant le ius et la potestas dont disposent les clercs simoniaques, schismatiques et hérétiques, a mis en lumière une analyse qui privilégie une conception objective du droit, afin de pouvoir dénouer une impasse juridique. Ce faisant, Gratien revenait sur une tendance pluriséculaire qui avait centré l’analyse sur la personne du ministre et s’était interrogée sur le fondement de son pouvoir ministériel. Le contexte de la multiplication des hérésies et le développement de la simonie généra, dès les ive et ve siècles, dans un réflexe de défense, une tendance à fixer de façon rigide certains concepts et à focaliser la réflexion sur le critère de la possession du pouvoir d’ordre130. Ce critère de la titularité du pouvoir d’ordre eut sans doute pour conséquence de favoriser une vision subjective du droit, puisque ce qui était alors en cause était la capacité subjective du ministre à agir, à partir de la possession ou au contraire du défaut d’un pouvoir. Ce concept de pouvoir dont disposait (ou ne disposait plus) le ministre devenait donc l’angle privilégié de la réflexion. L’analyse juridique tendit à se resserrer sur cet aspect, qui ne pouvait cependant à lui seul permettre de résoudre les problèmes autrement que de façon extrême, et à opposer dramatiquement les positions de Cyprien et d’Augustin. La théologie sacramentaire de saint Augustin, qui mettait l’accent sur la validité des sacrements en raison de leur origine divine, devenait en outre difficilement compatible avec le spectaculaire développement du phénomène de la simonie à la fin du premier millénaire. La ferme condamnation de la simonie, dans le cadre de la réforme grégorienne, et le développement de la pratique des réordinations suscitèrent une controverse doctrinale qui agita les xie et xiie siècles. Ces débats soulignaient les impasses vers lesquelles menaient des solutions exclusivement centrées sur les pouvoirs du ministre et montraient les insuffisances d’une analyse juridique conduite en termes de droit subjectif : la reconduction systématique
Voir Vitale, Sacramenti e diritto, 110.
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de la validité des sacrements au pouvoir du ministre ne pouvait apporter une réponse satisfaisante à la complexité des situations. C’est dans ce cadre qu’il nous faut lire et comprendre les apports du Décret de Gratien. Sans rentrer lui-même dans la controverse, mais en recueillant les sources des Pères, des premiers papes, des conciles, mais aussi les opinions plus récentes, Gratien contribua à dénouer la situation, précisément parce qu’il ne conduisit pas son analyse en termes de droit subjectif. Ainsi, il reprit chez saint Augustin l’image du ministre comme canal de la grâce, ce qui replaça le sacrement dans une perspective centrale d’objet du droit. L’angle d’analyse juridique s’en trouva considérablement élargi : le ministre avait pour rôle de transmettre une grâce, que lui-même ne produisait pas et ne possédait pas. L’analyse prit aussi en compte la finalité du sacrement, qui conditionne le caractère juste ou injuste de son administration. Gratien n’innova pas en distinguant les sacrements de nécessité et de dignité, mais il fit de cette distinction un critère juridique. Enfin, la distinction entre le sacrement et son effet permit de dissocier les questions liées à la validité et celles mettant en cause l’utilité spirituelle du sacrement. L’utilité morale de la réception du sacrement fut elle-même prise en compte comme un élément permettant de déterminer le caractère dû ou indu de la célébration du sacrement. La dimension morale fut en quelque sorte objectivisée afin d’être introduite dans l’appréciation juridique du problème. La notion d’executio potestatis permit de délimiter ce qui, dans l’administration d’un sacrement, relevait de la validité, et donc de la réalité de l’action divine, et ce qui relevait du caractère juste de la célébration du sacrement. C’est précisément sous ce second aspect qu’une compréhension objective du droit révélait toutes ses potentialités. En effet, la question de la validité peut être soumise à des critères formels qui apportent des réponses définitives et rendent le sacrement réel et ses effets possibles. La question du pouvoir du ministre est à ce titre un élément essentiel de l’appréciation de la validité du sacrement. Mais l’efficacité du sacrement relève quant à elle du fait que le sacrement soit juste, et cette qualité de « juste » caractérise bien la situation de célébration du sacrement, en prenant en compte sa nature, sa finalité, les conditions de son administration, les dispositions de celui qui le reçoit. La distinction entre pouvoir et executio potestatis, permet précisément de dégager la réflexion de considérations uniquement subjectives, en plaçant l’analyse sur le terrain du droit objectif.
Les critères de l’analyse des sacrements chez les décrétistes
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n proposant une synthèse du droit du premier millénaire, le Décret stimula une réflexion canonique sans égal1. Les ambiguïtés, silences ou imprécisions de Gratien, propres à une étape de construction de l’analyse et de définition des concepts, laissèrent aux décrétistes un ample espace pour la discussion et l’approfondissement de questions en attente de solutions concrètes : comment distinguer les situations de l’hérétique et du simoniaque ? Quelle différence entre celui qui était simoniaque depuis son ordination et celui qui l’était devenu par la suite ? Pouvait-on considérer que celui qui était ordonné par un simoniaque de façon simoniaque, mais sans en avoir lui-même conscience était aussi simoniaque ? Les décrétistes poursuivirent les efforts de distinction suggérés par Gratien. Comment ont-ils compris les notions de ius, de potestas et d’executio potestatis ? Nous voulons ici montrer que leurs réflexions allèrent également dans le sens et d’une objectivisation de l’analyse par le renforcement des facteurs et critères externes à la potestas du ministre. Concernant le cas spécifique de l’ordination de la part d’évêques simoniaques ou hérétiques, plusieurs courants d’interprétation ont été identifiés, et regroupés en une classification générale qui permet d’indiquer à grands traits les principales orientations de l’argumentation. Un premier courant, particulièrement présent dans l’école française, chez Étienne de Tournai et dans la Summa parisiensis, suivrait saint Cyprien, plus restrictif quant à la validité des sacrements célébrés par les prêtres et évêques séparés de l’Église : l’executio potestatis y apparaîtrait comme une condition de validité2. Une autre ligne d’interprétation aurait prédominé un certain temps à Bologne, chez Roland et Rufin. Elle infléchirait l’approche précédente et proposerait une analyse plus pragmatique, tenant compte de la situation personnelle de l’évêque consacrant : un évêque ordonné au sein de l’Église catholique, mais qui s’en serait par la suite séparé, pourrait encore validement conférer le sacrement de l’ordre. En revanche, un évêque ordonné hors de l’Église ne pourrait ordonner validement, pas plus qu’un évêque qui ne respecterait pas
Voir Pennington et Müller, « The Decretists : The Italian School », 122. Voir Zirkel, « Executio potestatis. Eine Auslegung », 447. L’auteur fait également référence à Ludwig Ott, Das Weihesakrament (Freiburg i. Br., 1969), 70.
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la forme prévue du sacrement3. Enfin, le troisième courant d’interprétation suivrait la ligne augustinienne de préservation de la validité des sacrements et affirmerait que tout évêque validement consacré peut validement ordonner, même en cas d’hérésie, de schisme, d’excommunication, de déposition, de dégradation. Cette théorie aurait été aussi développée à Bologne, avant d’être reprise plus tard en France, ce qui lui aurait finalement donné la prééminence4. Comme on le voit, cette classification n’a rien de définitif et ne nous empêche donc pas d’envisager séparément les auteurs, ou de les regrouper différemment. De plus, la discussion sur les conséquences invalidantes de l’absence d’executio potestatis ne recoupe qu’indirectement notre problématique. Soulignons seulement que, comme chaque auteur doit tôt ou tard définir la notion d’executio potestatis, il doit aussi se prononcer sur la nature du ius en question. Or, lorsqu’ils clarifient le sens d’executio potestatis en droit sacramentaire, les différents auteurs se retrouvent en général autour d’une conception objective du droit, et apprécient la possession de l’executio potestatis du célébrant à partir de l’analyse de la situation : condition juridique et morale (bonne foi) du célébrant, du fidèle, nécessité du sacrement, etc. Pour ces raisons, il n’a pas semblé nécessaire de suivre cette classification, ni même une classification trop stricte par école5. Il a paru en revanche plus utile de regrouper les auteurs et les arguments en fonction des critères suivis (critères généraux et principales distinctions) ainsi que des sacrements considérés, et en particulier le sacrement de l’ordre, qui, du fait de la complexité des problématiques mises en œuvres a requis un traitement beaucoup plus approfondi.
Zirkel, « Executio potestatis. Eine Auslegung », 447 § 2. Au contraire, selon certains, ce serait là l’opinion de Gratien : voir Saltet, Les réordinations, 295 ; Ott, Das Weihesakrament, 67. 4 Zirkel, « Executio potestatis. Eine Auslegung », 448 § 3. Cette interprétation correspond à la solution que, selon Zirkel, on trouverait dans les parties « extérieures » du dictum post (C.1 q.1 d.p. c.97 § 1, 5 à 7), qui proviennent d’Alger de Liège. 5 Voir Andrea Padovani, « Decretistas », DGDC (Pamplona : Aranzadi ; Universidad de Navarra, 2012). L’auteur remarque que, en dépit de quelques caractéristiques particulières, la différence entre les auteurs ne provient pas de l’appartenance à une école, mais plutôt de la formation intellectuelle de chacun. Ainsi, remarque-t-il, Étienne de Tournai, bien qu’il rédigeât sa Summa à Orléans, expose une doctrine qui s’appuie sur les modèles de Bologne. 3
Les critères de l’analyse chez les décrétistes
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Les critères de la nature, finalité et forme du sacrement La distinction entre sacrements de nécessité et sacrements de dignité (ou volonté) chez Rufin et Étienne de Tournai Lorsque Rufin, dans sa Summa6, traite de l’efficacité des sacrements (à propos de C.1 q.1 c.30), il se réfère en premier lieu à la nature du sacrement. Un tel critère n’était bien sûr pas absent du Décret, mais Rufin en fait le pivot de son analyse. Comme nous l’avons vu, Gratien soulignait déjà, à la suite de saint Augustin, que la grâce sacramentelle n’était l’effet ni d’un débordement de la potentia du ministre, ni de sa sainteté, mais qu’elle était comparable à une eau jaillissant de la source divine et parvenant au fidèle, à travers le ministre, comme à travers un canal. D’une certaine façon, depuis ce moment, l’analyse juridique du sacrement échappait à une vision subjective puisqu’elle l’inscrivait dans une relation dont la potestas du ministre n’était plus l’unique critère. Rufin déplace encore le centre de la réflexion : les critères de la potentia du ministre, de son pouvoir ou de ses facultés ne disparaissent certes pas, mais Rufin s’intéresse en premier lieu à des critères objectifs, qui définissent le sacrement lui-même, comme sa nature et sa fonction, ainsi que les circonstances de sa réception. Cette priorité donnée à la définition de l’objet indique que le regard du juriste se porte d’abord sur un bien, dont la juste attribution dépendra de l’adéquation à sa nature et à ses finalités propres. L’ordre des questions devient donc le suivant : Que sont les sacrements ? À quoi serventils ? De ces deux premières questions, sont déduites les conditions nécessaires à leur existence et à leur efficacité. La distinction entre sacrements de
Pour la datation de la Summa decretorum de Rufin, voir Pennington et Müller, « The Decretists : The Italian School », 135, note 71 : « He finished his Summa sometime around 1164. » Dans son édition de 1902, Singer soulignait déjà l’importance de l’ouvrage, son influence durable sur les décrétistes et sa contribution indéniable à l’éclosion d’une école de droit canonique. Il expliquait une telle influence par l’érudition de l’auteur, sa connaissance de la théologie et du droit civil, mais aussi par sa capacité à exposer de façon claire et didactique les contenus : Rufinus, Summa Decretorum, éd. par Heinrich Singer, 2e éd. (Aalen : Scientia, 1963), LXXXVI‑LXXXVII. Saltet caractérisait assez bien l’ouvrage lorsqu’il écrivait qu’il s’agissait de la première exposition méthodique et complète du Décret, non d’un commentaire littéral, « et, comme tel inséparable du texte du Décret », mais d’une « explication continue, […] qui n’exclut pas une grande liberté d’expression ». « La Summa de Rufin, concluait-il, est une œuvre personnelle, et représente au mieux l’enseignement de Bologne à cette époque » (Les réordinations, 311.) 6
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nécessité et de dignité répond à cette préoccupation7. Rufin considère l’objet sous deux aspects différents : en tant que sacrement, dont il faut déterminer la validité (veritas sacramenti) et en tant qu’effet sacramentel (virtus sacramentalis), dont il faut déterminer l’efficacité en fonction des circonstances. Ensuite, la nature de l’objet est définie par son ordonnancement à la nécessité du salut : certains sacrements ne sont que de dignité, comme l’ordre, d’autres seulement de nécessité, comme le baptême, et certains sont à la fois de nécessité et de dignité, comme l’eucharistie et la confirmation. Une fois définie la nature de l’objet, Rufin se penche sur le premier aspect mentionné, la vérité du sacrement, ou sa validité8. Le premier critère est le respect de la forme prévue par l’Église9, forma ecclesiae, la « forme de l’Église ». La condition est certes précisément « formelle », mais elle introduit une condition objective décisive. Autrement dit, il ne s’agit pas du respect formel d’une disposition, par souci de positivisme, mais du respect de ce qui produit réellement le sacrement, une disposition objective, déterminée par l’Église indépendamment du ministre. La seule capacité du ministre n’est donc pas suffisante pour produire le sacrement. En d’autres termes, le sacrement n’est pas une pure puissance ou pouvoir dont la force proviendrait de la transmission d’une personne à une autre : il naît de l’accomplissement d’actes ou de paroles qui sont non celles du ministre lui-même, mais celles de l’Église ou du Christ. Rufin développe donc deux points importants pour la structuration de l’argumentation juridique concernant les sacrements : la nature du sacrement (sa finalité) en définit les critères de validité et l’ecclésialité en conditionne la légitimité de la célébration. Il s’agit là de deux dimensions qui configurent objectivement le raisonnement et il semble significatif que Rufin les place comme porte d’entrée de son analyse.
Voir Rufinus, Summa, 209, C.1 q.1 c.30, s.v. Si iustus fuerit etc. : Quoniam de sacramentis haereticorum hic multa perturbate dicuntur, sciendum est quod in sacramentis ecclesiasticis duo attenduntur, scilicet veritas sacramenti et virtus sacramentalis. Horum sacramentorum quaedam sunt dignitatis tantum, ut ordines ; quaedam necessitatis, ut baptismus ; quaedam necessitatis et dignitatis, ut eucharistia. 8 Voir Rufinus, Summa, 209-210, C.1 q.1 c.30 : Haec autem sacramenta aliquando celebrantur in forma ecclesiae, aliquando praeter formam ecclesiae traduntur. Item refert, utrum ab haereticis, an a catholicis celebrentur ; item cum a catholicis, utrum a bonis an a malis. Similiter qui haec sacramenta ab haereticis vel a catholicis celebrata suscipiunt, aliquando digni, aliquando indigni reperiuntur. Sacramenta ergo quaelibet cuilibet a quolibet praeter formam ecclesiae ministrata carent tam veritate sacramenti quam gratia sacramentali, et inde debent reiterari. 9 Sur la notion de « forme prévue » et sa contextualisation, voir Landgraf, Die Lehre von den Sakramenten, 109-118. 7
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Étienne de Tournai rédigea sa Summa dans le prolongement de celle de Rufin, dont il fut l’élève10. Le respect de la forme du sacrement (in forma ecclesiae) et sa célébration par des prélats qui en ont le pouvoir y sont aussi des conditions nécessaires à l’existence des sacrements11, mais les critères de validité sont surtout établis en fonction de leur nature. Lorsque saint Augustin défend la validité des sacrements célébrés par des hérétiques, Étienne explique que son raisonnement s’applique seulement aux sacrements de nécessité, car les autres sacrements requièrent d’autres critères, liés aux circonstances (nécessité, coaction), aux conditions de réception ou bien à la situation ecclésiale du ministre (hérésie déclarée, condamnée, etc.12) C’est donc la finalité des sacrements qui permet d’établir la liste des conditions qui en assureront la juste réalisation. On retrouve cette distinction fondamentale entre les sacrements à d’autres endroits, comme par exemple dans son commentaire à C.1 q.1 d.p. c.3913. En premier lieu, la notion de « sacrement de nécessité » modifie la façon d’appréhender la validité du sacrement, car la nécessité crée d’autres lois, elle « fait » loi14. Aux sacrements de nécessité, Étienne de Tournai oppose non des sacrements de dignité, comme les désignaient Gratien ou 10 Pour la date de rédaction de la Summa decretorum d’Étienne de Tournai ont été proposée les années 1165-1167, selon Pennington et Müller, « The Decretists : The Italian School », 136-137) ou encore 1166-1169, selon Herbert Kalb, Studien zur Summa Stephans von Tournai : ein Beitrag zur Kanonistischen Wissenschaftsgeschichte des späten 12. Jahrhunderts (Innsbruck : J.F. Wagner, 1983), 108-112. 11 Stephanus Tornacensis, Die Summa über das Decretum Gratiani, éd. par Johann Friedrich von Schulte (Aalen : Scientia, 1965), 123, C.1 q.1 c.1 : Nam veram quidem Ordinationem habent, quamvis gratiam spiritus sancti non habeant, quoniam et in forma ecclesiae et ab habente potestatem ordinati sunt. 12 Ibid., 129, C.1 q.1 c.30, s.v. Si fuerit iustus. Infra signatur contra q. e. cap. Sic populus [C.1 q.1 c.61]. Solutio : hic loquitur de sacramentis necessitatis, quae semper habeant effectum, a quocunque dentur, nisi culpa accipientis impediat, ibi de sacramentis dignitatis. Vel hic agitur de haereticis vel simoniacis ex necessitate vel coactione ab his, quos adhuc tolerat ecclesia, ordinatis, ibi de his, qui iam damnati sunt ; vel hic de his, qui novam adhuc et nondum damnatam haeresim sequuntur, ibi de his, qui damnatam ; vel hic de malis catholicis, ibi de haereticis. 13 Ibid., 131, C.1 q.1 c.39, s.v. necessitas : In necessitate positus non subest legi. Septem dicuntur esse sacramenta, quorum V necessaria sunt ad salutem : baptismus, confirmatio, corpus domini, poenitentia, unctio ; duo voluntaria : coniugium et ordines. Inter haec ordines dicuntur esse sacramenta dignitatis, vel quia a dignioribus ecclesiae personis fiunt, vel quia per illa dignitates in ecclesia constituuntur, vel quia ad ipsos non nisi digni promoventur, cum ad alia omnes indifferenter admittuntur. 14 Étienne parle de nécessité dans un contexte assez large, puisqu’elle ne concerne pas moins de cinq sacrements, alors que seul le sacrement du baptême est en fait vraiment de nécessité.
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Rufin, mais les sacrements « volontaires » du mariage et de l’ordre. L’originalité de cette dénomination mérite d’être relevée : voluntaria s’oppose évidemment à necessaria, mais sur un plan différent, qu’Étienne semble ici confondre. En effet, la nécessité des sacrements n’est pas une obligation qui s’impose au sujet, dans le sens où sa volonté n’entrerait pas en jeu, car le sujet garde toujours sa liberté de recevoir un sacrement. Il s’agit en fait de nécessité dans le sens d’une condition nécessaire en vue du salut. Par conséquent, voluntaria suppose aussi une démarche du sujet, mais en vue d’une chose non nécessaire au salut. Enfin, Étienne utilise surtout voluntaria pour disposer ultérieurement de la possibilité de réserver la qualification de sacrement de dignité au sacrement de l’ordination sacerdotale. Ces sacramenta voluntaria introduisent une façon de raisonner spécifique car, dans ces cas, la validité du sacrement ne s’impose pas en vertu de sa nécessité pour le salut. C’est pourquoi Étienne énonce alors des critères de validité relatifs au ministre, qui doit être ordonné dans l’Église et non dans l’hérésie15. En outre, comme la volonté des sujets qui reçoivent le sacrement se trouve impliquée d’une façon différente, l’auteur ajoute que la réception fructueuse de la grâce sacramentelle est conditionnée principalement par leur bonne foi16. L’auteur reprend aussi l’image du ministre comme canal de la grâce et situe sa réflexion dans le prolongement de la logique de saint Augustin17. Il ne s’agit pas de dire si tel ou tel clerc peut remettre les péchés, car seul Dieu pardonne les péchés, mais d’étudier une situation de transmission de la grâce divine et non un pouvoir d’origine humaine. Dans tous les cas, il faut donc prendre garde à ne pas limiter l’action de Dieu, en confondant l’auteur du sacrement et l’action de son ministre. Étienne réaffirme donc lui-aussi que le ministre n’est pas l’auteur de la grâce, mais seulement le « ministre »18. Suivant ce raisonnement, il faut avant tout vérifier si le ministre est effectivement ce canal de la grâce (question de la validité), mais il conviendra encore 15 Comme l’auteur le faisait remarquer dans le commentaire précédemment cité à C.1 q.1 c.30. 16 Comme par exemple le fait de ne pas avoir conscience des conditions illicites dans lesquelles ils auraient pu recevoir le sacrement. 17 Stephanus Tornacensis, Summa (ed. Schulte), 123, C.1 q.1 c.1 : Ignorantes ab his, quos tolerat ecclesia, ordinati penitus excusantur. Nam et ordinem et gratiam S. s. accipiunt, quamvis dantes eam non habeant, sicut aqua per canales lapideos transit ad areolas. 18 Ibid., 130, C.1 q.1 c.39 s.v. Remissionem : Nota, quod nec boni nec mali peccata remittunt, sed solus deus tam per bonos quam per malos, non ut actores, sed ut ministros. Ascribitur tamen remissio peccatorum bonis, ut magis eorum ministerium appetatur, vel quia ipsi conferunt de merito vitae, i. e. digni sunt, per quos conferatur.
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davantage d’analyser, au-delà des qualités du ministre, l’utilisation de ces eaux de la grâce. C’est pourquoi tout l’intérêt du raisonnement d’Étienne, au-delà de cette première et nécessaire vérification de la validité, se trouve en fait dans les conditions subjectives et objectives de sa réception, auxquelles il se montre particulièrement attentif, comme nous le verrons plus loin dans l’analyse des critères liés à la réception du sacrement de l’ordre. Le sacrement comme objet de la justice dans la Summa coloniensis Lorsqu’il traite la question de l’ordination simoniaque, l’auteur de la Summa coloniensis19 reprend les conclusions déjà connues : en cas de simonie, celui qui est ordonné reçoit le caractère sacramentel, mais non la res sacramenti, et il précise à ce propos : « je ne parle pas du pouvoir d’office, mais de la grâce intérieure20. » L’auteur effectue une distinction entre la fonction ecclésiale du prêtre, dont l’accomplissement sera garanti par la réception valide du sacrement, et la réalité intérieure, c’est-à-dire l’efficacité de la grâce chez l’ordonné. Cette différence entre le factum et l’effectum expliquerait l’absence de perfection du sacrement21. Cette approche de la question de la validité du sacrement complète ce que nous avons pu lire chez Rufin La Summa coloniensis, rédigée vers 1169, est un des premiers commentaires de Gratien issus de l’école franco-rhénane, sous la forme d’un exposé systématique du droit, s’appuyant sur le Décret. Pour la datation ainsi qu’une brève description, voir Rudolf Weigand, « The Transmontane Decretists », in The History of Medieval Canon Law in the Classical Period, 1140-1234, éd. par Wilfried Hartmann et Kenneth Pennington (Washington, DC. : The Catholic University of America Press, 2008), 183-184. L’auteur de la Summa coloniensis utilise les summae de Rufin et d’Étienne de Tournai, la Summa parisiensis, ainsi que quelques ouvrages de droit romain (Bulgarus et Rogerius). L’intérêt de cette somme est, outre sa composition, le fait que sa doctrine présente une combinaison des enseignements de Paris et de Bologne. Sur la question des ordinations, Saltet remarquait que la Summa coloniensis suivait plutôt les enseignements de Bologne et se montrait en parfait accord avec les affirmations de Roland et de Rufin : Les réordinations, 332. 20 Summa « Elegantius in iure divino » seu coloniensis, éd. par Gérard Fransen et Stephan Kuttner, MIC A, vol. 1 (Città del Vaticano : Biblioteca apostolica vaticana, 1969), vol. 2. p. 22, pars IV, cap. 51 : Gregorius ait : « Quicumque studet pretii datione sacrum ordinem percipere sacerdos non est, sed tantum inaniter dici concupiscit. » Nota quod ait « studet » et « inaniter concupiscit ». Studere sic intelligitur si ex facto uel dicto uel consensu suo datum uel promissum quid fuerit, et tunc inaniter est sacerdos, quia etsi sacramenti caracterem secundum morem ecclesiae susceperit, re tamen sacramenti uacuus est, non dico potestate officii sed gratia interiori ; uel ideo inaniter quia si conuincatur, deicitur. 21 Ibid. p. 23, pars IV cap. 52 (Rubr. : Quod non gratiam sed lepram dat qui simoniace ordinat). L’auteur cite les autorités déjà reportées dans le Décret, Ambroise, Innocent Ier et conclut : His auctoritatibus patenter docetur quod qui [per simoniacos, immo ut generalius dicamus 19
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ou Étienne de Tournai et met en lumière la centralité du sacrement comme objet de l’analyse juridique. Lorsque l’auteur affirme que la simonie n’affecte pas le sacrement luimême mais la grâce reçue par celui qui y participe consciemment, il reste fidèle à la doctrine de saint Augustin, en particulier à l’image de l’eau qui court inaltérée par des canaux corrompus. Mais il complète cette image afin de souligner la différence essentielle entre l’auteur des sacrements, Dieu, et ceux qui n’en sont que les ministres22. L’auteur écrit que ceux qui ont reçu le sacerdoce de façon viciée ont reçu les sacrements de la part de Dieu, mais ce qu’ils sont ne vient pas de Dieu23. Ce commentaire définit le rapport entre le ministre et Dieu, et permet de voir que les sacrements constituent un objet particulier de la justice, qui ne relève pas de la possession du ministre. Toujours dans le cadre du problème de la validité des ordinations simoniaques, l’auteur reprend plus loin le traitement dialectique de la question, en défaveur (saint Grégoire et saint Léon) ou en faveur (saint Grégoire de nouveau, saint Augustin) de la validité. Les arguments favorables à la validité (déjà présents dans le Décret, C.1 q.1 c.89) affirment que les sacrements du baptême et de l’eucharistie viennent de Dieu24, ce qui permet de dépasser la problématique du rôle des mérites personnels du ministre dans la confection des sacrements, et de diminuer le poids des conditions subjectives du ministre. Puis l’auteur complète le raisonnement en reprenant les distinctions habituelles concernant les différents sens de la « validité » d’une ordination simoniaque : elle peut être « vraie » ou « fausse » quant au sacrement lui-même, quant à la grâce intérieure et quant à l’executio officii25. Il semble
quicumque per prauos et indignos] promouentur, nihil suscipiunt unde uel honoratiores uel digniores habendi, et quod circa eos sic factum non habeat effectum. 22 Ibid., p. 23, pars IV, cap. 53 (Rubr. : Quod integra sint sacramenta per pravos ministros collata). 23 Ibid., p. 34, pars IV, cap. 73 (Rubr. : Vtrum perperam ordinati sacerdotium suum habeant a Deo.) Simoniacorum ergo sacerdotium a Deo est, ipsis tamen a Deo non est, Deus sua dona operatur in eis, non tamen operatur quod sunt in eis. Sic et Deus sacerdotium ita quaesitum uult esse alicuius, non tamen Deo uolente est alicuius. Item Deus uult esse alicuius, non tamen cuius est nec alterius. Habent gratiam Deo auctore non habendi sed habiti, habent Deo uolente illis conferre, non autem uolente illos accipere. Quidam tamen audacius concedunt quod habent a Deo quia habent donante Deo. Et male habent a Deo ; sed non male habetur a Deo : si quidem male habent a Deo bene dante. In talibus tamen iudicium difficile. 24 Ibid. p. 32, pars IV, cap. 70. 25 Ibid. p. 33, pars IV, cap. 72 : Simoniacorum ordinationem tripliciter irritam dici. Ceterum quia proxime dicta Vrbani papae constitutio irritam esse simoniacorum ordinationem asseruit
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évident qu’une telle définition de l’action sacramentelle ne conduisait pas à une appréciation subjective de la potestas ordinis et que les sacrements, analysés du point de vue du droit, ne pouvaient être interprétés comme la manifestation d’un pouvoir possédé de façon subjective par le ministre. Sans doute la Summa coloniensis met-elle en lumière un des ressorts profonds de l’argumentation de tous les décrétistes : les sacrements, en tant qu’action divine, ne peuvent être ni produits ni entravés par le ministre. Dès lors, la potestas de celui-ci ne réside pas en lui-même, mais en Dieu. La réflexion théologique clarifia ce point vers la même époque au cours du débat sur la nécessité de l’intention du ministre pour la validité du sacrement. Hugues de saint Victor, à propos des actions respectives du ministre et de Dieu, affirme que seule une intention extérieure du ministre est requise pour la validité du sacrement, car la force à l’œuvre dans le sacrement n’est pas du ministre, mais de Dieu26. De tels développements théologiques ont sans doute trouvé un écho chez les décrétistes en les incitant à orienter leur réflexion vers d’autres facteurs que le seul sujet, et en rendant presque impossible un traitement exclusivement subjectif du droit sacramentel. Le seul subjectivisme consiste ici à s’enquérir des dispositions du ministre et du récipiendaire. Mais les conditions subjectives ainsi dégagées fonctionnent comme détermination de la justice du sacrement, comme précision de la justice de l’objet, non comme génératrices d’un droit ou d’un devoir. Cependant, favoriser ainsi la validité des sacrements conduit à reconnaître également la validité des sacrements célébrés par les hérétiques27. C’est et plerique alii canones in eandem formam loquuntur, sciendum est hoc tripliciter intelligi : pro ueritate sacramenti, uel gratia interiori, uel executione officii deficiente. 26 Lorenz Haas, Die notwendige Intention des Ministers zur gültigen Verwaltung der heiligen Sakramente (Bamberg, 1869), 35‑37 : « Zuerst begegnet uns Hugo von St. Viktor († 1141). Er spricht sich in folgender Weise aus : Der Priester heiligt weder durch sich noch in dem Seinigen. Nicht der Priester allein ist tätig, und die Kraft, welche zur Heiligung gespendet wird, ist nicht seine Kraft. Er ist nur Mitwirker des eigentlich Wirkenden ; ein anderer ist, von dem gegeben wird, ein anderer, durch den es übersendet wird. Besonders entscheidend für die Ansicht des Hugo von St. Viktor bezüglich der Intention des Spenders ist folgender Vergleich : Gott ist der Arzt, der Mensch der Kranke, der Priester Diener oder Bote, die Gnade die Arznei, das Sakrament das Arzneigefäß. » Il est donc clair que la force du sacrement est attribuée à Dieu seul. 27 Summa coloniensis, vol. 2, p. 23, pars IV, cap. 54 : (Rubr. : Quod haereticorum sacramenta vera sint et approbanda). Similia quoque non tantum de malis catholicis sed etiam de haereticis idem Augustinus asserit ad Demetrium : « Sacramenta quae non mutastis sicut habetis approbantur a nobis, ne forte, cum uestram prauitatem corrigere uolumus, sacramentis quae apud uos deprauata non sunt sacrilegam iniuriam faciamus. »
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p ourquoi l’auteur reprend la distinction traditionnelle entre sacrements de nécessité et de dignité, en ajoutant une subdivision entre sacramentum dignitatis (l’ordre) et sacramentum remedii (le mariage)28. L’auteur veut-il ainsi limiter la validité des sacrements de dignité, en posant des exigences plus grandes pour leur perfection ? On pourrait a priori le penser, car il affirme que les sacrements de nécessité sont toujours « vrais », même chez les hérétiques, pourvu que soit respectée la forme du sacrement29, alors qu’ils ne peuvent conférer en aucune manière les sacrements de dignité30. Cette opinion s’appuie sur saint Augustin et saint Grégoire le Grand, sans que soit pourtant précisé le sens de « nullatenus conferre possunt ». L’expression est plus loin reprise par « conferre non valet », qui inviterait à conclure à une invalidité des sacrements de dignité conférés par des hérétiques. Néanmoins, le fait de « ne pas pouvoir » peut indiquer à la fois une impossibilité ontologique qui affecterait la validité (ils ne peuvent pas parce que de tels sacrements seraient alors intrinsèquement invalides), mais aussi une impossibilité légale qui signifierait tout simplement qu’ils n’en ont pas le droit (alors que la célébration de ces sacrements resterait en elle-même valide). Ce dernier type d’impossibilité ne remettrait pas en cause la validité des sacrements. L’auteur apporte des précisions ultérieures. Au canon 59, il reprend l’argumentation de saint Augustin qui figurait dans le Décret (C.1 q.1 c.97) à propos de la non réitération des sacrements du baptême et de l’ordre, et insiste sur la différence entre : non habere, perniciose habere et salubriter habere. Puis il cite les papes Innocent et Grégoire, qu’il complète par des affirmations extraites du prologue de la Panormia. Tous ces passages (bien plus nombreux que ceux qui concluent à l’invalidité), permettent d’affirmer
28 Ibid., p. 24, pars IV, cap. 55 : Solutio quorundam per distinctionem sacramentorum. Hanc contrarietatem quidam soluentes inter sacramenta distinguunt. Sunt enim alia necessitatis, alia uoluntatis. Necessitatis ut baptismus qui intrantium, confirmatio quae pugnantium, penitentia quae labentium, eucharistia quae redeuntium, unctio que exeuntium est. Haec omni fideli ad salutem adeo necessaria sunt ut eis neglectis uitam habere non possint. Sunt praeter haec duo libere uoluntatis quorum alterum dignitatis, alterum remedii ut coniugium. Dignitatis sacramentum ordo dicitur quia dignioribus personis confertur uel quia per ordines ecclesiae gradus dignitatis disponuntur, uel quia cum examinatione personarum conferuntur cum ad cetera qui uolunt passim admittantur. 29 Ibid. p. 25, pars IV, cap. 56. 30 Ibid. p. 24, pars IV, cap. 55 : Mali ergo ministri, sint catholici sint haeretici ut hi dicunt, uera necessitatis sacramenta conferunt, dignitatis uero sacramenta haeretici nullatenus conferre possunt. […] Ecce euidenter asserit quod dignitatis sacramentum haereticus conferre non ualet, necessitatis uero sacramenta uera proculdubio haereticus confert.
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l’existence du sacrement de dignité (l’auteur ne mentionne ici que le cas de l’ordre) chez les hérétiques, conclusion qui ne présente pas d’originalité ou des variations notoires par rapport au Décret. Le canon 60 reproduit la réponse de Gratien, suivant laquelle les sacrements des hérétiques sont valides mais vains quant à leurs effets. Néanmoins, l’auteur de la Summa coloniensis reproche la faiblesse d’une telle solution, car la même chose pourrait être dite des ministres catholiques qui, en raison de quelque crime, « ne peuvent plus produire les sacrements qu’ils contiennent31. » Mais que signifie ici « quod continent » ? Sans doute s’agitil de la grâce sacramentelle, mais l’auteur ne précise pas davantage et préfère affirmer que la clarification du problème se trouve plutôt du côté de la distinction des hérétiques. Certes, il réintroduit ainsi in fine le critère de la condition subjective du ministre (sa situation ecclésiale), mais davantage pour qualifier l’efficacité du sacrement, plutôt que sa validité. Cette combinaison de critères subjectifs et objectifs permet au moins d’affirmer que l’auteur de la Summa coloniensis ne conçoit pas le droit de façon exclusivement subjective. Concernant la potestas des hérétiques, l’auteur de la Summa coloniensis mentionne différentes peines, en fonction du caractère notoire ou caché de leur hérésie : ils peuvent être tolérés, suspendus, déposés, excommuniés, écartés (praecisi) de l’Église. Ces distinctions, et surtout le fait de prétendre en extraire une appréciation différenciée de la potestas de chacun d’eux et de leur capacité à célébrer avec profit les sacrements, vont contre l’opinion de saint Augustin et la préservation de la validité du sacrement dans tous les cas32, mais notre auteur ne présente pas de solutions nouvelles, susceptibles
31 Ibid. p. 26, pars IV, cap. 60 : In hac quaestione Gratianus ita pertransit ut dicat quod « generaliter sacramenta quae apud haereticos non aliter quam in Dei ecclesia celebrantur uera et rata sint quantum ad se, inania quantum ad effectura [et in his a quibus male tractantur et in his a quibus male suscipiuntur]. » Quae solutio ideo infirma est quia idem de catholicis criminaliter irretitis dici posset, in quibus propter reprobam uitam non efficiunt sacramenta quod continent. Melius ergo per haereticorum distinctionem lis ista dirimitur. 32 Ibid. p. 27, pars IV, cap. 61 et 62 : Responsio aliorum. Sunt enim haeretici occulti et manifesti, tolerati et notati, et hoc uel [suspensione uel depositione uel] excommunicatione uel precisione. […] Qui ergo sola excommunicatione ab ecclesia separati sunt, sacramenta foris conferre possunt ex potestate quam intus acceperunt, precisi uero minime. Precisi sunt qui quorumque errores in catholice ecclesiae concilio anathematizati sunt. (62) Obiectio contra predicta. Sed qui uerba Augustini predicta diligenter aduerterit etiam de praecisis eum egisse cognoscet. Vnde in eadem contra haereticos auctoritate : « Cum precisus ramus inseritur fit aliud uulnus in arbore quo possit recipi ut uiuat quod sine uita radicis peribat. » Nestorianos etiam quos beatus Gregorius de nomine exprimit precisos esse nemo ualet ambigere.
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de préciser plus avant sa conception du droit33, et la question de la validité des sacrements semble ici rester ouverte. Que conclure de cet appel à la réflexion théologique34 concernant notre problématique ? En premier lieu, la solution du problème juridique ne provient pas de la potestas du ministre, mais de la signification et de la finalité des sacrements eux-mêmes. Pour savoir s’il convient de célébrer un sacrement, il faut avant tout s’interroger sur la finalité et la signification de celui-ci, plus que sur la potestas du ministre, qui sera finalement elle-même appréciée en fonction du sacrement et de sa nécessité. C’est bien ainsi que raisonne l’auteur de la Summa coloniensis. Si la validité du sacrement est assurée, l’executio officii peut alors être diminuée suivant trois variables déjà mentionnées par Étienne de Tournai35 : le temps, le lieu et la promotion36. Ces trois critères correspondent à des considérations de justice liées aux limitations nécessaires en raison du risque de scandale, tout en répondant aux besoins objectifs dans chaque
33 L’auteur insiste surtout sur l’importance du fait que les hérétiques aient reçu leur potestas lorsqu’ils se trouvaient encore dans l’Église : Qui uero in ecclesia potestatem acceperunt etiam foris eam exercere possunt nisi in precisione nudentur (Ibid. p. 26, pars IV, cap. 63). Il conclut en adoptant une position déjà choisie par d’autres auteurs : Ordinati ergo extra ecclesiam ab his qui potestatem intus acceperunt per manus impositionem confirmantur […]. Ordinati uero extra ecclesiam ab his qui in ecclesia ordinandi potestatem non acceperunt dispensatorie reordinantur (Ibid. p. 28, pars IV, cap. 64). 34 L’auteur de la Summa coloniensis cite en particulier Pierre Lombard, suivant lequel un excommunié ne peut consacrer, précisément parce que l’eucharistie est le sacrement de la communion, mais il fait aussi référence au sacrement du baptême, dont la signification et la nécessité sont différentes : Summa coloniensis, vol. 2, p. 31-32, pars IV, cap. 69 : Vtrum sacerdos catholicus sed excommunicatus conficere possit. De sacerdote uero catholico sed excommunicato utrum conficere possit non est ex auctoritatibus perspicuum. Magno doctori Petro uisum est quod non, et in scriptis suis [Sententiae, 4.13.1] ita tradidit, nec caret ratione sententia : quomodo enim sacramentum communionis conficiet qui ipse extra communionem est ? Aut quomodo se ecclesiae connumerare uel in persona ecclesiae Deo preces offerre ualet dicendo « Offerimus » « Rogamus », cum ipse diuino et humano iudicio extra ecclesiam factus sit ? Ergo de excommunicato quantum ad sacramentum altaris ita sentiamus. Baptismus enim quia summe necessarium et intrantium sacramentum est, potius ab excommunicato suscipitur quam absque eo de hac uita migretur. Vnde Augustinus : Si quem coegerit extrema necessitas ut per aliquem extra unitatem positum accipiat quod in ipsa fuerat unitate percipiendus, non solum non improbamus sed uehementer laudamus quod fecit. 35 Voir Stephanus Tornacensis, Summa (ed. Schulte), 131, C.1 q.1 d.p. c.39. 36 Summa coloniensis, vol. 2, p. 34, pars IV, cap. 72 : Extante etiam ueritate sacramenti tribus modis minuitur executio officii : loco, tempore, promotione. Loco, ut ibi tantum ubi ordinati ministrent. Tempore, ut cum non fuerit necesse ab amministratione cessent. Promotione, quia non ualet perperam ordinatus ad aitiora conscendere ut cap. Si quis haeretice. [C.1 q.1 c.42]
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situation37. La différence entre l’executio officii légitime et l’abus de pouvoir dépend non d’une modification subjective du ministre, mais de la situation objective : son ministère peut être rendu nécessaire et utile pour un temps, mais dès lors qu’il cesse de l’être, n’étant plus justifié, il devient injuste. Autant d’indices d’une réflexion menée sur le terrain du droit objectif qui ne considère pas la possession de la potestas comme la seule justification de l’exercice juste d’un droit. Finalité et nature du sacrement comme critères de licéité ou de validité dans la Summa de Simon de Bisignano Simon de Bisignano fut le premier décrétiste, depuis Rufin, à produire une summa originale sur le Décret38, ne reprenant que très peu des canonistes précédents, abandonnant ainsi la méthode d’Étienne de Tournai et de Jean de Faenza, qui s’étaient largement inspirés de leurs prédécesseurs39. Simon intègre en outre le droit nouveau et mentionne quelques décrétales des souverains pontifes de son époque, ce qui permet par ailleurs de dater plus précisément sa Summa40. Parmi les contenus d’intérêt spécial, Aimone souligne la prise de position de Simon en faveur de l’efficacité ex opere operato des sacrements41. Ceci–dit, Simon énonce la nécessité de certaines conditions, comme le respect de la forme sacramentelle et la potestas ordinis du ministre, point qui retiendra spécialement ici notre attention.
37 Ibid. p. 34, pars IV, cap. 72 : Cessante enim promotione non omnimodum suscepti ordines habent effectum, cum inferiorum susceptio gradus esse debeat ascendendi, quod his negatur. Quod loco minuatur officii executio Leo papa confirmat dicens : « Si qui a pseudo episcopis fuerint ordinati potest rata haberi talis ordinatio ita ut in ecclesiis ipsis perseuerent, aliter inanis est. » Quod tempore, comprobat Innocentius agens de ordinatis a Bonoso : « Quod pro necessitate temporis introductum est, cessante necessitate cessare debet quia alius est ordo legitimus, alius usurpation ». 38 La date d’achèvement de la Summa est située entre 1177 et 1179, et Aimone a récemment affirmé qu’il s’agissait plus vraisemblablement de la fin de 1179 : Simo Bisignanensis, Summa in Decretum, éd. par P.V. Aimone, MIC.SA, vol. 8 (Città del Vaticano : Biblioteca Apostolica Vaticana, 2014), IX. La summa de Simon avait fait l’objet d’une étude : Josef Junker, « Die Summa des Simon von Bisignano und seine Glosen », ZRG KA 15 (1926) : 326‑500. Pour une bibliographie actualisée et détaillée voir p. IX de l’édition d’Aimone et p. XI et LXXXVII pour une discussion de la datation. 39 Voir Pennington et Müller, « The Decretists : The Italian School », 140 ; Stephan Kuttner, Repertorium der Kanonistik, 1140-1234 : prodromus corporis glossarum, Studi e testi (BAV) 71 (Modena : Dini, 1981), 148-149. 40 Simo Bisignanensis, Summa, X. 41 Ibid., LXXXIX.
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Dans sa glose à C.1 q.1 c.30, Simon résume le débat sur la validité des sacrements des simoniaques et des hérétiques42. De façon paradoxale, il illustre la position hostile à la validité du sacrement de l’eucharistie dans le cas des schismatiques par une citation de saint Augustin, alors que l’évêque d’Hippone était traditionnellement convoqué en faveur de la validité43, et c’est précisément à partir de cette dernière citation que Simon apporte sa réponse. Elle combine une réflexion sur la finalité de l’eucharistie, sacrement de l’unité que les schismatiques ne peuvent confectionner, et sur sa nature (un sacrement de nécessité reste valide)44. Les conditions de licéité, voire de validité y sont déterminées par la finalité et la nature du sacrement, ainsi que par les conditions de réception (à l’article de la mort)45. Sans doute parce qu’il en avait déjà parlé dans le passage précédemment cité, Simon ne commente que brièvement le dictum de Gratien consacré à la distinction entre sacrements de nécessité et de dignité (C.1 q.1 d.p. c.39), et glose seulement l’expression « dignité », pour en appliquer le sens aussi bien à ceux qui reçoivent le sacrement, qu’à ceux qui le confèrent46.
42 Synthétisons-le à notre tour de la façon suivante : Certains affirment que la valeur du sacrement ne peut être augmentée ou altérée par celle du ministre, d’autres, considérant non seulement le plan de la morale, mais aussi celui de situation juridique des ministres, affirment que des prêtres hérétiques continuent à conférer validement les sacrements. 43 Simo Bisignanensis, Summa, 100, C.1 q.1 c.30 : « Si fuerit iustus » usque « sed non contaminabitur donum Dei per illum ». Ex hoc c. et nouem sequentibus uolunt quidam colligere quod in sacrificiis et in sacramentis ecclesiae nihil a bono magis, nihil a malo minus, perficitur sacerdote. Quidam etiam sunt qui asserunt post quantamcumque dampnationem sacerdotes in haeresim constitutos sacramenta conficere cum in ipsa haeresi ordines ipsos retineant. Alii sunt qui contra asserunt, in quorum sententiam declinamus, dicentes haereticum per schisma uel haeresim ab ecclesia separatum corpus Domini non conficere. Nam Augustino teste : ’si ueritatis luce dirigimur, non est corpus Christi quod schismaticus conficit’ [De baptismo contra donatistas, PL. 43, 165]. 44 Ibid., 100-101, C.1 q.1 c.30. C’est par ailleurs la notion de nécessité qui sera utilisée pour gloser C.1 q.1 c.34 : « sacramenta », necessitatis : Cum enim sacramentum corporis Christi sacramentum sit unitatis, extra unitatem et ab unitatis impugnatoribus confici non potest. Haec ergo capitula et omnia que in hunc modum loquuntur uel de malis catholicis et omnibus sacramentis possunt intelligi uel de haereticis et de sacramento necessitatis quod, dum in forma ecclesie conficiatur, datur ab omnibus et ab haeretico est accipiendum mortis instantis periculo, ut infra C.xxiiii. q.i. c. antepenult [C.24 q.1 c.40]. 45 Même si le passage précédemment mentionné ne permet pas de conclure sur ce dernier aspect (confici non potest signifie-t-il impossibilité ou illégitimité du sacrement ?). L’importance du respect de la forme sacramentelle est également un présupposé de la validité : voir Ibid., 101, C.1 q.1 c.34 : « Quae non mutastis », idest non in alia forma datis quam in ecclesia dantur. 46 Ibid. C.1 q.1 d.p. c.39 : « Si ergo » usque « alia sunt dignitatis », ut ordines sic dicta quia ad ea non nisi dignae personae possunt accedere uel quia a dignioribus ecclesiae conferuntur.
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Par la suite, l’auteur précise les mécanismes juridiques expliquent la nullité des sacrements dans certaines situations. Ainsi, dans son commentaire aux dictum post des canons 51 et 52 (C.1 q.1), dans lesquels Gratien se référait à des hérésies qui ne conféraient pas même le baptême dans la forme prévue par l’Église et concluait à la nécessité de rebaptiser et de réordonner les clercs ordonnés et baptisés dans ces hérésies, Simon justifie les raisons du nouveau baptême et de la réordination de la façon suivante : le nouveau baptême effacera tous les péchés, mais une examinatio doit ensuite avoir lieu pour s’assurer que leur vie ne fut entachée d’aucune irrégularité susceptible de créer un obstacle à leur réordination47. Par ce commentaire, il souligne que ce qui compte est la réalité des faits, en l’occurrence un baptême valide ainsi que des conditions subjectives suffisantes pour prétendre au sacrement de l’ordre. Cette attention aux conditions subjectives du futur ordonné participent-elles d’une vision subjective du droit ? De toute évidence, ces conditions ne donnent pas un droit à recevoir le sacrement ; elles rentrent dans le cadre d’un examen destiné à s’assurer de l’absence d’irrégularités. Notre auteur ne commente que brièvement les canons suivants du Décret, qui rapportaient pourtant le débat sur la validité des sacrements, ainsi que l’introduction de la notion d’executio potestatis. Il se contente d’un résumé des canons 90 à 97, où il explique que les qualités morales du prêtre sont nécessaires, non pour la validité du sacrement, mais pour le profit spirituel qu’il peut en retirer48. Ici aussi des éléments subjectifs sont mentionnés, mais en vue du profit spirituel du sacrement et non de son exigibilité
47 Ibid., 102, C.1 q.1 c.52 : « Si quis confugerit » usque « inculpati ». Hic uitae examinatio non fit ut talis examinatus baptizetur, cum propter uitia baptismum nemini denegetur in quo plena fit remissio peccatorum, sed ut post baptismum ordinetur examinatus, nec peccatorum fit remissio sed examinatio quae post baptismum non impedit promouendum, ut supra d.l. Si quis uiduam [D.50 c.8], d.xxvi. Acutius [D.26 c.2], sed propter persone irregularitatem quae post baptismum obstaculum generat promouendo. Isti enim ordinati non fuerunt uel quia baptismum non acceperunt, quo non habito ordines non conferuntur uel quia ab hiis ordinati fuerunt qui ultimam manus impositionem in haeresi acceperunt. Vsque « deponi eos », non ab ordine quem acceperant sed quem apud haereticos accipere uidebantur. 48 Ibid., 107, C.1 q.1 c.90 « Sacerdotes ». Nota quod in hiis vii c. sequentibus dicitur necessariam esse uitam sacerdotum non ut corpus Christi possint conficere, scilicet quod et mali tolerari possunt sed ut sibi prosit quod faciunt. Vsque « in quacumque fuerit macula ». Subaudi mortali. Et est preceptum ; nam tunc iudicium sibi manducaret et biberet, infra de con. d.ii. Si non sunt [De cons. D.4 c.15]. Vel de ueniali potest intelligi et est consilium ut supra d.vi. Testamentum [D.6 c.1].
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juridique. Finalement, le commentaire au canon 97 confirme la perte de la potestas sacrificandi chez le ministre hérétique, ce qui suscite la question suivante de Simon : pourquoi le prêtre catholique devenu hérétique perd-il la potestas sacrificandi alors qu’il conserve la potestas baptizandi49 ? À cette question qui se posait depuis saint Augustin, Simon apporte la réponse suivante : Diuersitatis autem hic potest esse ratio, quia sacrificandi potestas non nisi in ecclesia a Deo habetur. Baptismus etiam quia ab haereticis dari potest et baptizandi potestas in haeresi alicui non detrahitur, licet quibusdam placeat sacerdotem haereticum non habere baptizandi potestatem, sed ex quadam licentia hoc potest facere necessitate instante ; idem inuenitur in hoc casu esse concessum. Vsque « quicquid non habetur dandum est cum opus est dari », idest laicus, qui potestatem baptizandi non habet, potest tamen baptizare necessitate instante50.
Ce commentaire pour le moins laconique à toute la grande question du canon 97 comporte néanmoins quelques éléments significatifs. Tout d’abord, même s’il est assez avare de précisions, Simon dit bien qu’il n’existe pas de potestas sacrificandi en dehors de l’Église. L’affirmation est un peu abrupte, surtout lorsqu’il s’agit de traiter une question si riche en controverses. L’auteur ne retient en fait que la distinction établie entre le baptême, qui peut être validement transmis même dans l’hérésie, et les autres sacrements. Le baptême est en effet concédé en vertu de la nature spécifique du sacrement : ex quadam licentia hoc potest facere necessitate instante. C’est ici la nécessité qui tient lieu de loi spécifique. C’est par ailleurs en vertu de cette licence, donnée par la nécessité, qu’un laïc peut baptiser. Le droit de célébrer le sacrement du baptême est donc objectivement déterminé par la nature du sacrement. Voilà le critère juridique le plus décisif. Les qualités subjectives du ministre ne sont que secondaires et n’interviennent pas dans ce cas sur la validité.
Ibid., C.1 q.1 c.97 : « Quod quidam » usque « tamen quod accipit amittit ». Hic solet in quaestione descendere quare sacerdos catholicus in heresim lapsus sacrificandi potestatem amittit cum potestatem baptizandi sibi retineat, quod sic probatur : quia redderetur illa potestas baptizandi redeunti si eam amisisset recedens. 50 Ibid., 107‑108, C.1 q.1 c.97. 49
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Application aux différents sacrements Le baptême et la notion de ius dandi baptismum chez Rufin et Étienne de Tournai Après avoir vu que la nature du sacrement détermine en priorité les conditions de sa validité, et que la distinction entre sacrements de nécessité et sacrements de dignité (ou de volonté) est de ce point de vue décisive, entrons dans le détail de ces sacrements. Quelle est au fond, du point de vue juridique, la raison de la validité pérenne des sacrements de nécessité ? Rufin et Étienne de Tournai en donnent de plus amples explications, lorsqu’ils distinguent la question de la validité et celle des effets spirituels. L’un et l’autre reprennent aussi l’expression de ius dandi, qu’il faut pourtant se garder d’interpréter comme la manifestation d’une conception subjective du droit. Selon Rufin, dans le cas des sacrements de nécessité, et en particulier du baptême51, le sacrement est toujours valide, quel que soit le ministre (hérétique ou catholique), ou la personne à qui il est administré (digne ou indigne du sacrement). Néanmoins, il sera dépourvu de la grâce sacramentelle si celui qui le reçoit sait précisément qu’il le reçoit d’un ministre hérétique, à moins qu’il ne se trouve en danger de mort52. Ce cas du baptême montre une fois de plus que la puissance sacramentelle provient de Dieu et que Rufin privilégie les critères objectifs de la spécificité et la finalité de chaque sacrement. Comment faut-il alors comprendre que, dans son commentaire à la position de saint Augustin sur le baptême (C.1 q.1 c.97 et d.p. c.97), on retrouve l’expression ius dandi baptismum. Partagerait-il une conception subjective ? Rien n’est moins sûr : reprenant les affirmations de saint Augustin, il affirme en réalité que, dans le cas du baptême, ius dandi qualifie des situations différentes chez les laïcs et chez les prêtres. De façon très intéressante pour notre problématique, il pose tout d’abord la question de la nature de ce ius et surtout, de son origine : peut-il en fait provenir d’une consécration, d’un Parmi les « sacrements de nécessité », Rufin, dans son commentaire à C.1 q.1 c.30, cite le baptême mais aussi d’autres « sacrements » au sens large, autrement dit des actions accomplies au nom de l’Église, en vue du salut, qui ne sont cependant pas à proprement parler des sacrements, tels le catéchisme et l’exorcisme. L’enseignement des vérités de foi est en effet nécessaire au salut, tout comme la libération du démon. 52 Rufinus, Summa, 210, C.1 q.1 c.30. Le baptême présente ce cas spécial d’un sacrement qui peut être conféré même par un païen en cas de nécessité et qui, dans ce cas conservera non seulement sa validité mais aussi la grâce sacramentelle. 51
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pouvoir spécial reçu par le prêtre, alors qu’en cas de nécessité n’importe quel laïc peut le conférer ? Quaeritur hic, quomodo ius dandi baptisma sit sacramentum aut aliqua consecratione proveniat, cum constet quia laicus pulsante necessitate habet ius dandi baptisma, ut infra e. c. et aliis plurimis capp. invenitur, – non autem hoc ei provenit ex aliqua consecratione, cum ipse non consecretur ad istud ius habendum, quia scilicet ad hoc consecrari solummodo convenit sacerdotibus, vel, ut quidam volunt, etiam diaconibus53.
Manifestement, le prêtre n’est pas consacré pour exercer un tel droit, comme on pourrait le dire dans le cas d’autres sacrements pour lesquels est requis l’ordre sacerdotal. Ce ius dandi doit donc être interprété différemment suivant les personnes. Ainsi, selon les paroles mêmes de Rufin, le ius dandi du prêtre, dans le cas du baptême, ne désigne que la dignité sacerdotale : ce ius dandi n’est pas ce qui permet au prêtre de « baptiser » tout court, mais de baptiser sollemniter. Dans le cas du laïc, le ius dandi désigne en revanche une licence concédée par l’Église en raison d’une situation de nécessité54. Pourquoi Rufin précise-t-il juste après que, dans le cas du prêtre, ce ius dandi est un sacrement provenant d’une certaine consécration, alors qu’il n’est chez le laïc ni un sacrement ni le résultat d’une consécration spéciale ? Primum ius dandi baptisma est sacramentum ex quadam consecratione proveniens et tantum sacerdotibus appropriatur ; secundum vero ius dandi nec sacramentum est nec consecratione datur : et hoc laicus habet.
Sans doute faut-il comprendre que le mot sacramentum est utilisé dans un sens large, comme lorsque Rufin disait que la catéchèse ou l’exorcisme sont des sacrements, pour désigner une action effectuée par le prêtre au nom de l’Église (C.1 q.1 c.30). En outre, la consécration du prêtre confère une dignité spéciale et une certaine solennité à la célébration du baptême. La précision donnée dans le cas du laïc offrirait alors la signification d’un ius dandi à l’état pur, c’est-à-dire en dehors de toute considération liée au ministre, car ce ius dandi ne provient ni de l’ordre ni d’une quelconque consécration. Qu’exprime-t-il alors si ce n’est un droit qui ne peut naître que d’une situation de nécessité, et en aucun cas d’une situation subjective du ministre ? Ici, Ibid., 219-220, C.1 q.1 c.97 s.v. ius dandi. Ibid., 220, C.1 q.1 c.97 : Sed sciendum quod aliter in sacerdote, aliterque in laico ius dandi baptisma esse dicitur. In sacerdote ius dandi baptisma vocatur ipsa dignitas sacerdotalis, ex qua potest sollempniter baptizare. In laico autem ius dandi baptisma appellatur quaedam baptizandi licentia instante necessitate ab ecclesia indulta. 53 54
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toute considération subjective du droit comme exercice d’une potestas possédée en propre par le ministre est clairement exclue. Comme nous l’avons vu à l’occasion de l’analyse du canon 30, le caractère juste de la célébration du baptême est défini par sa nature de sacrement de nécessité. La situation ou le pouvoir subjectif du ministre n’est donc qu’une question secondaire. Étienne de Tournai utilise lui aussi ius dandi (C.1 q.1 c.97), mais sans trop s’attarder sur l’expression. Reprenant la distinction existante entre potestas et executio potestatis, tout comme Rufin, il distingue un ius dandi que possède tout le monde (laïcs, païens, femmes) lorsqu’il s’agit de conférer le sacrement du baptême, et un ius dandi propre de celui qui est ordonné55. Ce dernier droit ne peut être perdu, remarque Étienne, mais il convient de faire une distinction entre celui qui ne l’a jamais possédé, parce qu’il n’a jamais été ordonné, celui qui le possède de façon pernicieuse parce qu’il est devenu hérétique par la suite, et celui qui le possède salubriter, parce qu’il est resté au sein de l’Église56. Il se contente de préciser l’effet négatif de sacrements illicitement reçus en remarquant que cet effet provient non d’un défaut des sacrements eux-mêmes, mais des dispositions de ceux qui reçoivent le sacrement de façon illicite. Les sacrements ne sont pas la cause efficiente du tort produit, mais seulement une occasion57. Ce sont ici les conditions de réception qui expliquent en large part le jugement que l’on peut porter. L’eucharistie et la confirmation : les critères de la finalité et de la nécessité du sacrement chez Rufin Rufin place l’eucharistie et la confirmation dans la catégorie des sacrements à la fois de nécessité et de dignité58. De façon logique, il répète que
55 Stephanus Tornacensis, Summa (ed. Schulte), 138-139, C.1 q.1 c.97 : « ius dandi amittere potest » : hic accipitur ius dandi, quod omnes habent, etiam laici vel gentiles, vel etiam mulier ; vel illum, quod soli sacerdoti conceditur –, nam illud ius etiam post haeresim habet, nisi depositus aut damnatus sit. « sic in ordinatione ius dandi » : illud scil. quod in solis sacerdotibus est. 56 Ibid., 139, C.1 q.1 c.97 : Sed tamen dico, quod ius dandi semper retinet qui accepit ; sed tamen facienda est distinctio inter non habentem, qualis est, qui nunquam ordinatus fuit, et perniciose habentem, qualis est qui postea est factus haereticus vel etiam malus catholicus, et salubriter habentem, qualis est et qui in ordinatione suscepit et in fide ac sanctitate persistit. 57 Ibid., 140, C.1 q.1 d.p. c.97 s.v. sed quant. ad eff. : nota, ut proprie loquamur, quia, sicut nec in se sunt mala sacramenta, ita nec quantum ad effectum, sed dicuntur efficere malum, non ratione effectus, sed ratione consecutionis. Quia enim ex eorum abusione sequitur in abutentibus malum, ideo dicuntur ipsa efficere malum, cuius non sunt causa efficiens, sed quaedam occasio. 58 Sur cette classification, et en particulier sur l’inclusion de l’eucharistie dans les sacrements de nécessité et dignité, on pourra également se rapporter à une glose de Jean de Faenza à
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la confirmation conférée par un hérétique est privée d’effets spirituels, mais reste néanmoins valide59. En revanche, concernant l’eucharistie, il affirme à la suite de Gratien que, chez les hérétiques, l’eucharistie « ne possède plus la vérité de son essence », puisqu’elle est par définition le sacrement de l’unité. C’est pourquoi, les « ennemis de l’unité » ne peuvent la célébrer pas plus qu’il n’est permis de recevoir ce sacrement de leurs mains, même en cas de nécessité. Pour étayer cette affirmation, Rufin se réfère à une lettre de saint Cyprien déjà mentionnée dans le Décret, qui interdisait la participation aux sacrements célébrés par des hérétiques et niait chez eux l’existence de l’eucharistie60. Lorsque Rufin affirme que, chez les hérétiques, l’eucharistie est dépourvue de la « vérité de son essence », veut-il dire pour autant que le sacrement a perdu sa validité ? Cela semblerait contradictoire avec ce qu’il disait quelques lignes plus haut, à savoir qu’un prêtre validement ordonné peut toujours célébrer validement la messe, même s’il est passé à l’hérésie, car il possédera toujours la potestas aptitudinis. Sans doute Rufin veut-il donc indiquer que l’eucharistie est certes célébrée validement, mais a perdu sa signification, ou bien encore, que ce qui est alors célébré contredit la signification intrinsèque du sacrement. Si la validité n’est pas remise en cause, le sacrement se trouve cependant puissamment vidé de sa signification, à tel point qu’il en
C.1 q.1 d.p. c.39 : Sacramentorum quaedam sunt necessitatis tantum ut baptismus, quaedam dignitatis tantum ut ordines, quaedam necessitatis simul et dignitatis ut eucharistia. Pour les références et l’édition de cette glose, voir Rudolf Weigand, « Die Glossen des Johannes Faventinus zur Causa 1 des Dekrets und ihre Vorkommen in späteren Glossenapparaten », AKKR 157 (1988) : 99. 59 Rufinus, Summa, 211. C.1 q.1 c.30 : Si igitur sacramenta necessitatis et dignitatis ab haereticis celebrata sint, hoc est eucharistia et confirmatio, confirmatio quidem caret effectu, sed forte non caret veritate sacramenti. 60 C.1 q.1 c.70 : Constat autem oleum, unde baptizati tinguntur, sanctificari, et eucharistiam : fieri apud illos omnino non posse, ubi spes nulla est et fides falsa, ubi omnia per mendacium geruntur. La Glose ordinaire commente ce passage dans le même sens, en précisant que manquent alors non seulement l’effet du sacrement, la res sacramenti, mais aussi la veritas sacramenti : s.v. Non posse : Quia scilicet effectus, vel res sacramenti non est apud illos, sed nec veritas sacramenti secundum Cyprianum. Dans ce cas, la « vérité du sacrement » semble désigner un autre aspect que l’effet, mais le passage ne nous dit pas ce à quoi elle correspond exactement. Le chapitre suivant du Décret, auquel renvoie également Rufin, semble plutôt parler, comme le suggère la Glose ordinaire, de la forme du sacrement, qui ne serait pas alors respectée chez les hérétiques et pourrait donc causer l’invalidité de l’eucharistie : C.1 q.1 c.71 : (Rubr. : Vera sacrificia non nisi in fide ecclesiae celebrantur). Item Augustinus [lib. Sententiarum per Prosperum Aquitanicum Episcopum Reg. collectarum c. 15] Extra catholicam ecclesiam non est locus ueri sacrificii. La glose commente : Id est, extra formam ecclesiae.
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perd la « vérité de son essence ». Cela expliquerait fort bien l’interdiction de participer à l’eucharistie des hérétiques et de recevoir d’eux la communion. Certes, la notion de veritas essentiae n’est pas définie comme catégorie juridique, et c’est sans doute pourquoi elle n’est pas de nature à remettre en cause la validité, mais elle renseigne néanmoins sur le raisonnement suivi par l’auteur et montre que dans son esprit, la valorisation de la situation et de la finalité du sacrement tient une place de premier ordre. En célébrant l’eucharistie, les hérétiques commettent une injustice d’autant plus grande qu’ils détruisent l’objet du sacrement, son essence et sa finalité. Ce qui fait donc naître l’injustice, ce n’est pas l’absence de potestas ordinis du ministre, qui « peut » toujours célébrer validement le sacrement, mais l’usage indu d’une telle potestas, car c’est alors l’objet de l’action de l’hérétique qui se trouve être injuste. La réflexion est donc centrée sur l’objet et l’appréciation de son caractère juste ou injuste. On voit ici clairement que la possession de la potestas ordinis ne peut rendre juste son utilisation : il ne faut donc pas confondre « validité » et « action juste ». En outre, si la potestas ordinis n’est pas ici limitée dans ses effets, c’est parce que cette potestas n’a pas pour auteur le ministre hérétique, qui n’en est que le dépositaire, mais Dieu lui-même. Ainsi, les raisons de cette non-limitation sont elles-mêmes objectives. Ensuite, la veritas sacramenti, qui n’entre pas ici dans le cadre des « critères juridiques » à proprement parler, n’est cependant pas complétement dénuée de conséquences juridiques, puisque qu’elle détermine une action injuste pour ceux qui l’accomplissent ou ceux qui y participent, comme le montre la référence de Rufin au canon Si quis dederit (C.24 q.1 c.41), où sont mentionnées les peines canoniques réservées à ceux qui reçoivent la communion de part d’hérétiques, de plein gré, voire à leur insu. Si l’eucharistie est célébrée par des prêtres catholiques, seules les dispositions de celui qui reçoit le sacrement peuvent affecter les effets de sa réception61. Le raisonnement correspond donc à une conception objective de ce qui est juste. On pourrait dire que la situation subjective du ministre n’a pas de conséquences sur le sacrement et son efficacité, dès lors
61 Rufinus, Summa, 211, C.1 q.1 c.30 : Denique ista sacramenta necessitatis et dignitatis a catholicis celebrata, si a dignis digne accipiantur, sive sint boni sive mali sacerdotes, vera sunt sacramenta et virtutis efficacia quantum ad recipientem, nec magis nec minus efficiunt per bonum quam per malum sacerdotem […]. Tunc autem quantum ad ipsos malos dicuntur inania et carere effectu […]. Quando autem boni sunt qui ministrant, mali quibus ministratur, et tunc quidem vera sunt sacramenta et efficacia quoad ministrantes, sed sine effectu quoad suscipientes. Cum vero utrique digni sunt, tunc in utrisque vera sunt sacramenta et efficacia.
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que les conditions de validité sont respectées. Un mauvais ministre ne voit pas sa potestas ordinis diminuée et ses défauts, même s’ils ne restent pas sans effets sur sa propre vie spirituelle et sur le profit qu’il peut retirer des sacrements qu’il célèbre, ne se transmettent pas à ceux qui les reçoivent, ni ne les empêchent de recevoir ce même sacrement avec tout le profit possible. Il faut enfin mentionner un cas intéressant dans l’analyse de Rufin, qui contemple la possibilité d’une réordination ex novo en cas de besoin pastoral. Il affirme que celui qui aurait été ordonné par un ministre hérétique luimême ordonné évêque hors de l’Église, s’il revenait au sein de l’Église, ne se verrait pas reconnaître la validité de son ordination. Toutefois, s’il se présentait quelque nécessité ou utilité pour qu’il remplisse des fonctions sacerdotales, il devrait être ordonnés ex novo, parce qu’il ne reçut, hors de l’Église, ni l’executio ordinis, ni la virtus sacramenti, ni le sacrement lui-même62. Ce commentaire permet de souligner l’importance des conditions de nécessité ou d’utilité. Elles rendent possible non la réception du clerc ordonné dans l’hérésie comme prêtre, mais son éventuelle réordination, ou plutôt son ordination ex novo. Les circonstances extérieures exercent une influence décisive, puisqu’elles sont capables de modifier un principe63. La solution de Rufin respecte à la fois les conditions de validité qu’il vient d’énoncer (il s’agira d’une ordination ex novo), ainsi que les besoins pastoraux, dans la mesure où la nécessité et l’utilité peuvent générer une solution en faveur du service des fidèles. Dans ce cas, la finalité spécifique du sacrement de l’ordre devient un principe d’action juridique en levant une sanction. Les critères utilisés par Rufin soulignent son attention particulière à la spécificité et à la finalité du sacrement de l’ordre. Comme il s’agit d’un sacrement conféré en vue du salut des âmes, les principes juridiques qui concourent à la détermination de sa validité intègrent les dimensions pastorales de nécessité et d’utilité. D’autre part, comme ce sacrement de dignité n’est pas nécessaire pour le salut de celui qui le reçoit, l’ordination répond à 62 Ibid., 206, C.1 q.1 c.17 : Si autem ab illis haereticis ordinati sunt, qui ultimam manus impositionem in ecclesia non susceperunt, cum ad ecclesiam reversi fuerint, si necessitas vel utilitas interpellaverit, ut fungantur ordinibus, in ecclesia iterum ordinabuntur ex novo, quia a suis ordinatoribus non solum executionem ordinum vel virtutem sacramenti, sed etiam nec ipsum sacramentum receperunt. 63 Néanmoins cette influence s’exerce non sur le sacrement (la nécessité ou l’utilité ne rendent pas valide une ordination invalide), mais sur la sanction qui pourrait être appliquée à une personne « ordonnée » hors de l’Église par un ministre lui-même « ordonné évêque » hors de l’Église, sanction rendant impossible son admission aux ordres sacrés, au cas où cette personne reviendrait dans l’Église.
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des critères spécifiques qui doivent en assurer une célébration respectueuse de l’unité de l’Église. La pénitence et l’eucharistie : la combinaison de la finalité du sacrement et de la situation de nécessité chez de Simon de Bisignano Simon de Bisignano apporte une autre preuve d’une conception objective du droit, lorsqu’il compare les situations de nécessité dans les sacrements de la pénitence et de l’eucharistie. Dans le cas de la pénitence, le caractère juste du sacrement se trouve entièrement déterminé par la situation de nécessité, quelle que soit la situation du ministre64. Simon reprend ce qui figurait déjà dans le Décret, et déduit le caractère juste d’une action à partir des situations objectives et de la finalité du sacrement. En revanche, dans le cas de la communion, une situation de nécessité ne peut se présenter avec la même urgence. Ainsi, lorsque le clerc hérétique apprend qu’il lui était interdit de donner la communion, ou lorsque le fidèle apprend qu’il lui était interdit de la recevoir, tous deux doivent faire pénitence65. Comme l’explique Simon, il s’agit d’une ignorantia iuris, qui excuse partiellement et ôte la peine, sans faire disparaître la faute. Une peine est malgré tout prévue. La solution est dictée aussi bien par l’existence de l’interdiction officielle, que par l’attitude de ceux qui participent à la communion. Il est remarquable que le clerc hérétique et le fidèle soient ici considérés dans la même question, et que la solution soit identique. Ceci indique que le raisonnement juridique ne part pas de la potestas du sujet pour en déduire le droit. La question de la potestas du ministre est évidemment un aspect du problème, mais elle détermine des conditions qui se Simo Bisignanensis, Summa, 289, C.24 q.1 c.40. « Si quem » usque « extrema necessitas ». Sed quaeritur an idem de penitentia possit dici quod in necessitatis tempore ualeat ab haeretico penitentia indici penitenti. Quod credimus. Nam, Augustino teste [De bapismo contra donatistas, PL 43. 110], qui in necessitate socio confitetur turpitudinem criminis sit dignus uenia ex desiderio sacerdotis, ut 80 infra de pen. d.vii. § ult. [De poen. D.7 c.6]. Citons ici pour mémoire le texte du Décret, qui n’est autre que celui de saint Augustin, auquel Simon fait allusion dans son commentaire : Si quem forte coegerit extrema necessitas et ubi catholicum, per quem accipiat, non inuenerit, et in animo pacem catholicam custodiens, per aliquem extra unitatem catholicam positum acceperit quod in ipsa erat catholica unitate percepturus, si statim etiam de hac uita migrauerit, non eum nisi catholicum deputamus. 65 Là encore Simon ne fait que confirmer le chapitre du Décret : Ibid., 389, C.24 q.1 c.41 : « Si quis » usque « et nescit ». De iuris ignorantia hoc uidetur intelligendum quae tamen excusat sed non penitus et ex toto releuat penam, sed non absorbet culpam, ut de con. d.ii. Scriptura [De cons. D.2 c.3], d.lii. c.i. [D.52 c.1], de con. d.iiii. Retulerunt [De cons. D.4 c.86]. Vsque « et quidam humanius ». Haec ergo sententia potior est et ceteris praeponenda que maiori nititur pietate, ut supra d.ix. Sane quippe ratio [D.9 c.11]. 64
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trouvent en amont de la problématique. L’élément déterminant, pour dire le droit et proposer la sentence, est le fait que le clerc ou le fidèle connussent ou au contraire ignorassent la règle de droit. Ce qu’ils doivent prouver est donc leur ignorance de cette règle, non un pouvoir dont ils disposaient de donner ou de recevoir la communion. Là encore, il nous semble impossible de parler de droit subjectif, à moins de confondre les présupposés et les critères du raisonnement. La synthèse de la Glose ordinaire Tout comme les autres décrétistes, Jean le Teutonique a manifesté dans la Glose ordinaire le besoin de dépasser le seul critère de la possession de la potestas ordinis, en introduisant de nouvelles distinctions, là où elles pouvaient éclairer ou corriger certains passages du Décret. Nous considérerons d’abord les précisions liées à la notion d’executio potestatis et nous reviendrons ensuite sur les autres critères figurant dans la Glose ordinaire et qui concernent les conditions de validité des sacrements reçus des hérétiques66. Précisions sur les notions de potestas et d’executio potestatis La Glose ordinaire introduit la distinction entre potestas et executio potestatis à des endroits où Gratien ne la mentionnait pas. Par exemple, lorsqu’il est dit dans le canon 17 (C.1 q.1) que le sacrement de l’ordre n’est pas transmis dans sa plénitude en cas d’hérésie, Jean le Teutonique associe le terme plenitudo, à la notion d’executio ordinis et peut ainsi expliquer que si le sacrement fut validement conféré, l’ordonné dispose du pouvoir sacramentel qui rend valides les sacrements que lui-même célébrera par la suite, mais il est toutefois dépourvu de l’executio ordinis67. De même, dans la glose à C.9 q.1 c.1, la question de l’ordination reçue d’un excommunié est résolue par la distinction entre le sacrement et l’executio ordinis68. Cette distinction fournit
66 Il existe par ailleurs une étude sur le sujet : Maceratini, La glossa ordinaria al Decreto di Graziano, 46-53. 67 Glose ordinaire, C.1 q.1 c.17 s.v. plenitudinem : id est executionem ordinis. Hic interserit magister de ordinis haereticorum. conferat ordinem, dum tamen conferat secundum formam ecclesiae, recipit ordinatus ordinem, licet non recipiat executionem ordinis. Similiter si taliter ordinati alios ordinent ; idem est et sic in infinitum. 68 Glose ordinaire, C.9 q.1 d.a.c.1, s.v. quod ordinatio : hic queritur, an ordinatio facta ab excommunicato fit rata. Excommunicatus hic dicitur praecisus ab Ecclesia propter heresim, vel schisma, vel aliquam aliam causam. Dicit Joann. fan et Rufinus, quod qui recipit ultimam manus impositionem, id est, ordinem episcopalem in Ecclesia ordines confert, sed non executionem
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à l’analyse des éléments objectifs qui complètent la donnée subjective de la situation du ministre, et multiplient les possibilités d’apporter une réponse juste aux différentes situations69. Jean le Teutonique introduit aussi la distinction entre potestas et executio potestatis là où Gratien semblait ne pas avoir respecté sa propre distinction et confondu les deux notions. Ainsi par exemple dans la glose du dictum post du canon 97 (C.1 q.1) on peut lire s.v. potestas : « Id est executio potestatis », car autrement, précise l’auteur, le raisonnement n’aurait pas de sens70. Plus loin, dans la glose du canon 113 (C.1 q.1), commentant un décret de Grégoire VII qui dénonçait la fausseté des ordinations simoniaques, l’auteur souligne l’utilité du concept d’executio potestatis pour expliquer l’affirmation suivant laquelle les simoniaques sont des voleurs et des brigands71. Cette comparaison nous renseigne sur la notion de droit qui est ici à l’œuvre, car elle assimile le sacrement à bien dérobé, dont la restitution est nécessaire afin d’obtenir la rémission de la faute. Cela voudrait dire que le pardon serait accordé au simoniaque à condition qu’il renonce à son ministère. Mais qu’en est-il alors du sacrement reçu ? La comparaison semble légitime et la logique du raisonnement n’est pas ici remise en cause, mais son application au cas de la simonie pose évidemment problème, en raison de la nature du caractère sacramentel, qui ne peut être effacé. La seule possibilité serait donc de penser
ordinis. Si autem extra, nihil confert, nec ordinem, nec executionem, cum tales nihil habeant. […] Dicas ergo, quod sive quis recipiat ultimam manus impositionem in Ecclesia, sive extra, dum tamen forma Ecclesiae servetur in ordinando, semper ordinem confert, sed non semper executionem, et hoc sive scienter, sive ignoranter ordinetur ab eo. 69 Seule une explication basée sur le travail de rédaction pourrait nous dire pourquoi Gratien n’utilise pas à ces endroits la distinction entre ordo et executio ordinis qui s’avère des plus utiles. 70 Glose ordinaire, C.1 q.1 d.p. c.97, s.v. potestas : Id est executio potestatis, et sic verum dicit, alias mentitur, nam potestas sacrificandi, id est ordo sacerdotalis in eo remanet. Un peu plus loin, on peut également lire s.v. potestatem : Non bene argumentatur, quia si vocet potestatem Sacerdotalem ordinem, vel sacramentum, nec hic nec ibi amisit potestatem, sed si executionem, et hic et ibi amisit. En fait, Gratien, dans la première partie de son paragraphe n’avait pas encore introduit la distinction et ne faisait que reprendre la logique des catégories utilisées par saint Augustin. Néanmoins, les rectifications de Jean le Teutonique montrent que la doctrine de Gratien est assimilée et rigoureusement utilisée. 71 Glose ordinaire, C.1 q.1 c.113 : s.v. fures : Videtur ergo cum simoniacus furi comparetur quod cum simoniaco nemo possit dispensare, nisi renuntiet ordini male suscepto, ut infra ea. si quis neque. [C.1 q.1 c.115] et super ead. erga. [C.1 q.1 c.110] et extra ea. nobis. in si. [X.5.3.27] quia nec vitium furti purgatur, nisi res furtiva redeat in potestatem Domini, ut 14. q.6. si res aliena. [C.14 q.6 c.1] Istud satis concedi posset : et secundum hoc posset dici quod simoniacus nec etiam characterem reciperet : quia simoniacus debet renuntiare rei quam vitiose est adeptus.
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que le simoniaque n’a jamais reçu le sacrement, ce qui semble contestable, comme on l’établira plus loin. Dans l’immédiat, on voit ici les limites de l’utilisation du seul concept de potestas et l’on comprend pourquoi la Glose ordinaire introduit précisément à cet endroit la notion d’executio potestatis : Constat quod executioni non renuntiet : quia executionem numquam habuit, characteri etiam non potest renuntiare. Unde satis videtur, quod non receperit characterem : nisi velles dicere quod recepisset possessionem characteris : sicut fur dicitur habere rem furtivam, idest, possessionem rei. Tamen credibilius est ut dicatur quod habeat characterem, et quod Papa possit cum eo dispensare, licet ille non renuntiet. Nam etiam vitium furti posset purgare apud furem manente. (Glose ordinaire à C.1 q.1 c.113)
La difficulté est évidente, car s’il est vrai que le sacrement puisse être décrit comme un bien que le simoniaque s’est faussement approprié, il s’agit cependant toujours d’un bien d’un genre spécial, dont la possession modifie l’essence même du possesseur. Le raisonnement se fait alors plus subtil, puisqu’il déduit implicitement que le silence du texte sur la renonciation à l’executio, veut dire que le simoniaque ne la possède pas. C’est en effet ce que l’on peut déduire des décrétales mentionnées plus haut dans cette même glose. La décrétale Si quis neque ne parle en effet que de renoncer à la dignité du sacerdoce pour obtenir le pardon72. La décrétale Erga simoniacos affirme qu’aucune miséricorde ne peut justifier que les simoniaques conservent leur dignité73. La décrétale Si res aliena dit qu’il n’est aucune pénitence possible si le bien d’autrui n’est pas restitué74, mais elle ne fait
C.1 q.1 c.115 : Si quis neque sanctis pollens moribus, uel neque a clero populoque uocatus uel pulsatione coactus, inpudenter Christi sacerdotium, iam quolibet facinore pollutus, iniusto cordis amore, uel sordidis precibus oris, siue comitatu, siue manuali seruitio, siue fraudulento munusculo episcopalem seu sacerdotalem, non lucro animarum, sed inanis gloriae auaritia fultus, dignitatem acceperit, et in uita sua non sponte reliquerit, eumque insperata mors penitentia non inuenerit, proculdubio in eternum peribit. Hinc Gregorius scribit Iohanni Corinthiorum Episcopo : [lib. IV. ep. 55] 73 C.1 q.1 c.110 : Idem. [paulo inferius=Item Nicolaus iunior. [Hoc idem Alexander II.]] Erga simoniacos nullam misericordiam in dignitate seruanda habendam esse decreuimus, sed iuxta canonum sanctionem et sanctorum Patrum decreta eos omnino dampnamus ac deponendos apostolica auctoritate sancimus. 74 C.14 q.6 d.a.c.1 : Quod uero penitencia agi non possit, nisi res aliena reddatur, testatur Augustinus in epistola [LIV.] ad Macedonium. c.1 : Si res aliena, propter quam peccatum est, reddi possit, et non redditur, penitencia non agitur, sed simulatur. Si autem ueraciter agitur, non remittetur peccatum, nisi restituatur ablatum ; si, ut dixi, restitui potest. Plerumque enim qui aufert amittit, siue alios patiendo malos siue ipse male uiuendo, nec aliud habet unde restituat. 72
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pas référence au cas des sacrements. Le parallèle suggéré par la glose, entre la possession de l’executio et la possession du caractère sacramentel, nous introduit alors dans un délicat problème. S’il semble évident que le simoniaque n’a jamais possédé l’executio, et ne peut donc la restituer, peut-on dire la même chose du caractère sacramentel ? Cela reviendrait à affirmer que le simoniaque ne reçut jamais le sacrement, ou bien s’il le reçut, qu’il le posséda comme un voleur a en sa possession un bien qui ne lui appartient pas. Il s’agirait d’une possession fausse et indue, qui serait bien étrange dans le cas d’un sacrement. D’où la conclusion de Jean le Teutonique : il est plus raisonnable de croire que le simoniaque possède vraiment le caractère de l’ordre et que le problème puisse être résolu sans devoir restituer ce qui, manifestement, ne peut plus l’être. L’executio potestatis était donc une catégorie juridique particulièrement bienvenue dans le cas de ces biens assez spéciaux que sont les sacrements. Elle permettait de leur conserver leur efficacité pérenne, tout en réservant la licéité de leur administration, et donc leurs effets spirituels, au caractère juste de leur célébration et à la décision de l’autorité. Devant l’impossibilité de trouver une solution juridique à partir de la seule notion de potestas comprise comme possession du sacrement, le canoniste doit chercher en dehors des conditions subjectives du ministre les raisons d’une limitation de son droit de célébrer le sacrement : « Credibilius est ut dicatur quod habeat characterem, et quod Papa possit cum eo dispensare, licet ille non renuntiet » affirme Jean le Teutonique : la solution au problème de la simonie ne se trouve donc pas dans l’effacement (par ailleurs impossible) du caractère sacramentel, mais dans une action de l’autorité ecclésiale, dont dépendra à la fois le pardon du pécheur (du point de vue de la morale) mais aussi la légitimité de son activité ministérielle (du point de vue du droit). L’introduction de la notion d’executio potestatis rend objective de l’argumentation canonique. En effet, si la possession de la potestas ordinis, à laquelle est attaché de façon indélébile le caractère sacramentel ne peut disparaître, elle se trouve néanmoins privée d’effet juridique en cas de simonie, dans le sens où elle n’ouvre aucun droit à l’exercice du ministère. Un simoniaque pourra toujours validement célébrer, mais il le fera injustement, contre le droit, en l’absence d’executio potestatis.
La Glose ordinaire commente à cet endroit les cas de prescription, puis les cas d’insolvabilité et donc d’impossibilité de restituer le bien dérobé.
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Critères juridiques utilisés dans la Glose ordinaire Maceratini a dressé la liste des facteurs pris en compte dans la Glose ordinaire concernant les effets de l’hérésie sur la validité des sacrements : la personne qui administre le sacrement, ou plus exactement les conditions de son ordination, les personnes qui reçoivent le sacrement, leur intention, et enfin la façon dont les sacrements sont administrés. Parmi les effets des sacrements, il convient de distinguer entre les effets spirituels, les effets juridiques, et parmi ces derniers entre les effets canoniques et civils75. Parmi les passages dans lesquels la Glose ordinaire intègre les critères de forme, nature et finalité du sacrement, il en est un particulièrement significatif qui pourrait résumer les analyses précédentes concernant l’ensemble des sacrements. Il s’agit de la glose à Si iustus fuerit minister (C.1 q.1 c.30) : Ostendit magister, quod sacramenta haereticorum vera sunt, et vere ab eis conferentur, si in forma ecclesiae conferantur : non tamen quoad virtutem : cum distinctione tamen : quia sacramenta necessitatis si in necessitate quis sumat ab haeretico, vel etiam si ignoranter sumat : et virtutem et veritatem quidem accipit sacramenti. Si vero non necessitate vel scienter accipit : veritatem quidem accipit sacramenti, non virtutem. Si tamen ficte accipit, et post agat paenitentiam, habebit utrumque. de consecratio. distin. 4. tunc valere. [D.4 c.42 de cons] et § sed notandum infra eadem [C.1 q.1 d.p. c.51].
On retrouve dans ces lignes les critères d’appréciation des conditions de validité, de licéité et de fructueuse réception du sacrement. Conformément aux gloses précédentes, Jean le Teutonique fait du respect de la forme du sacrement le critère fondamental de sa véracité, entendons de sa validité. Puis il se penche sur les conditions de son efficacité et reprend la distinction traditionnelle entre sacrements de nécessité et de dignité, mais il apporte ici une précision (implicite) à la notion de nécessité, qui peut caractériser aussi bien la nature du sacrement que la situation de nécessité dans laquelle se trouve ou non le fidèle. En effet, un sacrement de nécessité n’est pas toujours célébré dans une situation d’urgence. Ainsi, un fidèle qui se trouve dans une situation de nécessité peut recevoir le sacrement et ses effets, tout en sachant qu’il le reçoit d’un hérétique. Pourtant, Jean précise « vel etiam si ignoranter sumat ». Comment comprendre cette incise ? Il s’agit bien d’un autre cas de figure, car si le fidèle se trouvait dans une situation de nécessité, la précision n’aurait guère d’intérêt. Jean le Teutonique fait donc ici référence,
Maceratini, La glossa ordinaria al Decreto di Graziano, 46‑53.
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toujours dans le cas d’un sacrement de nécessité, à un fidèle qui pourrait ne pas se trouver proprement en situation de nécessité (comprenons en l’absence d’urgence particulière, de danger de mort). Un tel fidèle pourrait alors recevoir fructueusement le sacrement (virtutem et veritatem sacramenti) à condition d’ignorer qu’il provient d’un ministre hérétique. En l’absence de l’une ou l’autre de ces conditions (in necessitate ou ignoranter), le sacrement est valide mais infructueux du point de vue de la grâce, à moins qu’il ne fasse pénitence. Concernant les sacrements de dignité, la glose précise ensuite : « In sacramento vero dignitatis, ut in ordine, distingue secundum illam distinctionem. I I (sic) quaest. I. ordinationes et in summa ibi posita [C.1 q.1 c.113 et d.p. c.113] ». La glose renvoie à un canon de Grégoire VII, à l’occasion du synode romain de novembre 1078, qui mentionne trois variantes de simonie (pretio, precibus, obsequio)76, rendant l’ordination fausse, dès lors que l’intention simoniaque est avérée77. La glose fait aussi référence au dictum post de Gratien dans lequel sont énoncées trois façons d’opérer l’action simoniaque, dont traiteront les canons suivants78. En réalité, cette distinction des modalités de la simonie sert à en expliciter les différentes possibilités, sans pour autant générer une distinction significative quant aux effets sur la réception du sacrement : les canons mentionnés interdisent l’ordination simoniaque mais ne précisent pas les conséquences juridiques une fois cette ordination survenue. Il s’agit là d’un problème complexe sur lequel nous reviendrons plus loin. Plus intéressant dans l’immédiat est donc le cas de l’eucharistie, que Jean distingue des sacrements de nécessité :
76 C.1 q.1 c.113 : Ordinationes, que interueniente pretio uel precibus, uel obsequio alicui personae ea intentione inpenso, uel que non communi consensu cleri et populi secundum canonicas sanctiones fiunt, et ab his, ad quos consecratio pertinet, non conprobantur, falsas esse diiudicamus, quoniam qui taliter ordinantur non per ostium, id est per Christum, intrant, sed, ut ipsa ueritas testatur, fures sunt et latrones. Gregorius VII. [lib. 6. Reg. in Synodo Romae habita, A. D. 1078. Die 19. Nov. cap. 5.] 77 L’intention est un élément important, comme le souligne la Glose ordinaire à cet endroit, citant Huguccio : Glose ordinaire. s.v. intentione : Ergo sine ea intentione non est simonia : alias secus, ut not. extra. de simo. nemo. Hug. (X.5.3.14). 78 C.1 q.1 d.p. c.113 : XIV. Pars. Gratian. Quia ergo tripliciter simonia in hoc capitulo notatur, uidendum est, quot modis pretium in hac heresi detur. Hoc B. Gregorius in euangeliorum tractatu [hom. 4. in fine] euidenter exponit, dicens […]. La Glose ordinaire en propose un résumé, s.v. Quia ergo : haec est 14. pars quaestionis, in qua vult probare in quibus et quibus modis committitur simonia directe, et dicit quod tribus : scilicet in munere a manu : munere a lingua : munere ab obsequio, et hoc usque ad § quolibet. [c.1 q.1 d.p. c.123] Ioan.
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Chapitre IV
In sacramento eucharistiae dicimus quod de manu haeretici sumendum non est : 24 quaest. I. cap. ulti. [C.24 q.1 c.42] et 32. distin. § verum. [D.32 d.p. c.6] Si tamen accipiatur, verum est corpus, si in forma ecclesiae est confectum : licet quidam dicunt, quod ipsi non conficiunt. 24. q.1.schisma. [C.24 q.1 c.34]
Analysons les exemples proposés. Le cas mentionné au canon 42 (C.24 q.1) est celui du prince Herménégilde qui préféra mourir plutôt que de recevoir la communion des mains d’un évêque arien. Le commentaire de la glose à cet endroit va dans le même sens et affirme qu’il est possible, en cas de nécessité, de recevoir le baptême d’un arien, mais non la communion79. Le canon immédiatement précédent (C.24 q.1 c.41) affirmait en outre qu’ignorer l’interdiction de recevoir la communion des mains d’un ministre hérétique n’excuse qu’en partie la faute80. Jean le Teutonique précisait alors la nature de cette ignorance (de droit ou crasse) et revenait sur les conséquences juridiques de l’ignorance de droit en ce cas81. La différence entre le baptême et l’eucharistie est soulignée par la portée juridique de l’ignorance dans les deux cas. Cette diversité s’explique en raison de la nature du sacrement et de sa nécessité pour le salut, non en raison de la qualité du ministre et des limites qui pourraient affecter sa potestas. Les critères juridiques employés sont ici extérieurs à la personne du ministre. Quant à l’avant dernier passage mentionné, il s’agit d’un dictum post au canon 6 (D.32) qui traite des sacrements reçus des mains de prêtres vivant en concubinage, et envisage la possibilité qu’ils soient en outre schismatiques
Glose ordinaire, C.24 q.1 c.42, s.v. perciperet : Rationem quare liceat in necessitate ab haeretico recipere baptisma, et non corpus Christi, habes supra e. in no. cum extrema [C.24 q.1 c.40]. Item no. quod in necessitate possum socio confiteri. de pae. dist. I. quem paenitet. [D.1 c.88 de poen] Item reconciliationem petere. de cons. dist. 4 sanctum [D.4 c.36 de cons]. Idem posset dici de unctione olei. Sed de omnibus quod spectant ad officium sacerdotis, illud solum licere laicis credo etiam in necessitate, de quibus expressum invenio. Io. 80 C.24 q.1 c.41 : Item Iulianus Papa. Si quis dederit aut acceperit conmunionem de manu heretici, et nescit, quod catholica ecclesia contradicit, postea intelligens, annum integrum peniteat. Si autem scit, et neglexerit, et postea penitenciam egerit, decem annos peniteat. Alii iudicant septem, et quidam humanius, ut quinque annos peniteat. 81 Glose ordinaire, C.24 q.1 c.41, s.v. et nescit : quod ecclesia contradicit, vel nescit de facto, sed est ignorantia crassa ; quant à la portée de l’ignorance de droit : s.v. dederit : ar. hic elicitur, quod ignorantia iuris partim excusat, sed non ex toto : relevat quidem poenam, sed non absorbet culpam. Simile invenitur 82. di. plurimos. [D.82 c.3] 28. dist. presbyterum. [D.28 c.16] 8. dist. consuetudo. [D.8 c.8] infra de cons. di. 2. scriptura [D.2 c.3] 30. q.1. de his [C.30 q.1 c.6] super 52. dist. c. 1 et de conse. di. 4 retulerunt [D.4 c.86 de cons]. 79
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ou hérétiques. La problématique est légèrement différente, mais elle permet à Gratien de préciser l’ordre des priorités dans la distribution des sacrements, et indique que le baptême a toujours reçu un traitement spécial en raison de sa nécessité pour le salut82. La fin de la glose à C.1 q.1 c.30, avec la référence à C.24 q.1 c.34 (Schisma), conclut à la validité du sacrement célébré par les schismatiques mais dépourvu d’effets (« corpus Christi sacrificium habere non possint quoad effectum », précise la Glose ordinaire), même si la solution n’est pas partagée par tous. Comme on le voit, les critères juridiques utilisés par Jean le Teutonique suivent une hiérarchie assez claire : en premier lieu vient le respect de la forme de la célébration (décisif pour la validité), puis la nature du sacrement (en particulier sa nécessité pour le salut), puis la caractérisation de la situation de réelle nécessité du fidèle, et enfin l’ignorance de droit ou de fait, que le fidèle aurait pu avoir d’une éventuelle irrégularité du ministre (simonie ou hérésie). Ce sont ces circonstances qui permettent de juger du degré de licéité du sacrement. Les conditions qui touchent au ministre (son ordination valide) n’affectent donc que le critère formel de la célébration. En réalité, l’essentiel de l’analyse juridique, dont le but est de déterminer la licéité du sacrement, considère les éléments extérieurs au ministre : la nature du sacrement, les conditions objectives d’urgence et les conditions subjectives de réception.
D.32 c.6 : Item Alexander II. Preter hoc autem precipiendo mandamus, ut nullus missam audiat presbiteri, quem scit concubinam habere indubitanter uel subintroductam mulierem. D.23 d.p. c.6 in fine : Stephanus uero et Cornelius martires et Pontifices Romani, et uenerabilis Augustinus in libro de baptismate, eundem Ciprianum et prefatos episcopos ob hanc causam uehementer redarguunt, affirmantes baptisma siue ab heretico siue scismatico ecclesiastico more celebratum ratum esse ; et merito, quia alia in baptismo, et alia in reliquis sacramentis consideratio est, quippe cum et ordine prior, et necessarior sit. Subito enim morituro prius baptismate, quam dominici corporis communione uel aliis sacramentis consulitur, et dum forte catholicus non inuenitur, satius est ab heretico baptismi sacramentum sumere, quam in eternum perire. […] IV. Pars. § 5. Prohibentur ergo de manibus talium sacerdotum sacramenta suscipi, non quin sint uera quantum ad formam et effectum, sed quia, dum huiusmodi sacerdotes se a populo contemptos uiderint, rubore uerecundiae facilius ad penitentiam prouocantur. 82
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L
a célébration du baptême, de la pénitence, voire de l’eucharistie pouvait être justifiée en raison de la finalité du sacrement ou d’une certaine urgence, dès lors que la validité était formellement assurée. Il en va autrement du sacrement de l’ordre, qui ne présente pas de nécessité pour celui qui le reçoit, mais seulement une utilité, et parfois une urgence pour la vie de l’Église et le bien des fidèles. Ce n’est donc pas tant le salut de l’âme de celui qui est ordonné qui est au centre de l’attention, mais plutôt le bien de l’Église et de ses fidèles et donc sur le lien du ministre avec l’institution elle-même qu’il faudra s’interroger. D’autre part, puisque l’urgence du sacrement ne se manifeste que rarement, les intentions du ministre ou de celui qui reçoit du sacrement doivent être davantage prises en compte. Les ordinations hérétiques ou simoniaques ont à ce titre présenté un défi particulier à l’analyse juridique, puisque le raisonnement devait intégrer des éléments subjectifs. Comment donc se combinent les critères objectifs et subjectifs dans l’analyse du sacrement de l’ordre ? Peut-on dire que l’intérêt majeur porté à ces éléments subjectifs suffit à établir l’existence d’une conception subjective du droit ? La notion de ius celebrandi dans la Summa parisiensis
Rédigée vers la fin des années 11601, la Summa parisiensis nous renseigne sur la façon dont les décrétistes élaborèrent de nouvelles distinctions, notamment dans les commentaires sur les ordinations simoniaques. Il s’agit ici de comprendre comment la prise en compte des facteurs relatifs au ministre du sacrement, au fidèle qui le reçoit et à la nature du sacrement, permet de déduire un droit à célébrer dans telle ou telle situation. Concernant ceux qui reçurent l’ordination des mains de simoniaques, l’auteur de la Summa parisiensis enrichit en particulier la terminologie du Décret d’une distinction La Summa parisiensis ou Summa Magister Gratianus in hoc opere est le premier témoignage d’importance de l’école décrétistique française. Elle s’inscrit dans la continuité des décrétistes de l’école de Bologne et utilise en particulier les Summae de Roland et Rufin. Pour sa datation voir Weigand, « The Transmontane Decretists », 181-182. Pour une analyse des sources, voir Terence P. McLaughlin, éd., The Summa parisiensis on the Decretum Gratiani (Toronto : Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1952).
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entre quatre aspects : le sacrement, le pouvoir d’ordre, l’executio potestatis et la res sacramenti (ou grâce spirituelle). La distinction entre sacrement, potestas, executio potestatis et res sacramenti Au début de son commentaire de la première Cause, l’auteur restitue la logique de l’argumentation du Décret et explique que la simonie est un péché si grave qu’il prive de la grâce ceux qui en font commerce2, même si ceux qui sont ordonnés par des simoniaques reçoivent toutefois le sacrement, la potestas baptizandi, consecrandi eucaristiam, et peuvent ainsi baptiser et célébrer validement la messe3. Pour justifier cette affirmation, l’auteur articule sa réflexion autour de quatre critères et affirme qu’en cas de simonie, le sacrement, la potestas (annexa sacramento), l’executio (par laquelle celui qui a été ordonné met en œuvre la potestas qu’il reçut) sont vendus et achetés. En revanche, la grâce spirituelle, qui est l’effet du sacrement (res sacramenti) ne peut jamais l’être. Ainsi, dans la simonie, le sacrement, la potestas et l’executio sont transmis, mais jamais la grâce sacramentelle, car elle est un don gratuit, échappant par définition à toute transaction commerciale4. Voilà pour le principe. Si l’on veut cependant savoir ce que chacun reçoit réellement au cours d’une ordination simoniaque, il faut prendre en compte d’autres facteurs, comme la situation du prélat simoniaque (suspendu ou déposé) et le degré de connaissance de cette situation de la part de l’ordonné (advertance de la simonie et de la situation canonique du prélat qui ordonne). Ces éléments permettront de nuancer les solutions, même si certaines questions restent finalement sans réponse. Ainsi, par exemple : celui qui est ordonné par un simoniaque ne reçoit-il jamais la res sacramenti ? Le texte de la Summa parisiensis n’est pas suffisamment clair pour parvenir à une conclusion définitive :
Summa parisiensis, 80. C.1 q.1 c.1. Ibid., C.1 q.1 c.1 s.v. Gratia : Contra autem videmus. Ordinati enim a simoniacis potestatem baptizandi, consecrandi eucaristiam quam prius non habebant acceperunt, ut scilicet vere conficiant Corpus Domini, quod prius facere non poterant. 4 Ibid., C.1 q.1 c.1 s.v. Gratia : Distinctio itaque adhibenda est quae in pluribus locis hujus Causae necessaria est. In ordinatione quatuor considerantur : sacramentum, scilicet unctio et benedictio, etc. quae fiunt circa ordinandum ; secundum potestas ; tertium executio, quae scilicet agit ordinatus quorum potestatem accipit ; quartum scilicet ipsa spiritualis gratia, scilicet appositio virtutum et similium gratiarum. Sacramentum igitur vendi potest. Potestas etiam quae annexa est sacramento venditur et emitur. Executio etiam, i. e. ipse actus quo ordinatus baptizat vel consecrat, venditur et emitur. Spiritualis autem gratia, quantum in se, nec vendi nec emi potest. Ementes enim non gratiam, sed potius maledictionem accipiunt. 2 3
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Si autem non accipiunt nec gratis nec non gratis cuiquam dare possunt : Quod hic dicitur falsum videtur. Aliquis enim nescienter a simoniaco ordinatus et sacramentum et rem sacramenti, i. e. ipsam spiritualem gratiam, percipit, quam tamen ille qui ordinat non habet. Ad hoc dicendum quia vis est in dare. Dare enim me tibi aliquid […] facere tuum. Secundum hoc ergo simoniaci ordinantes nihil dant quia nihil quod suum sit alterius faciunt. Gratia enim spiritualis illorum […] quia ipsi eam non habent […]5.
En dépit des incertitudes textuelles, ce passage contient une expression d’un grand intérêt pour notre sujet : « vis est in dare », qui pourrait renvoyer à une conception subjective du droit, conçu comme un pouvoir personnel transmis par le biais du sacrement. Ceci-dit la suite du texte est trop obscure pour que l’on puisse en tirer une conclusion à partir de la simple utilisation du terme vis. Malgré tout, la comparaison avec d’autres occurrences permettrait d’affirmer que, de façon générale, celui qui est ordonné reçoit bien le sacrement, la potestas et l’executio, mais non la res sacramenti. L’auteur précise donc l’expression « inaniter sacerdos dicitur », qui pourrait se prêter à des interprétations trop radicales quant aux pouvoirs reçus par l’ordonné : « Inaniter sacerdos dicitur » : Item falsum videtur quia et potestatem et executionem accipit et sic non est inaniter sacerdos. Vere enim conficit eucaristiam et vere baptizat sed bene dicendum quia inaniter dicitur sacerdos, non quantum ad sacramentum, sed quantum ad rem sacramenti, scilicet spiritualem gratiam quam, ut diximus, non percipit6.
L’adverbe inaniter est donc rapporté à la res sacramenti, aspect certes capital du point de vue spirituel, mais qui ne caractérise pas le sacrement luimême. En réalité, la validité des sacrements ultérieurement conférés par un simoniaque dépendra de sa connaissance des conditions de sa propre ordination, ainsi que de la nature des peines canoniques infligées au ministre qui l’ordonna7. Selon l’auteur de la Summa parisiensis, celui dont il a été prouvé
Ibid., C.1 q.1 c.1. Le texte est altéré et il pourrait demeurer une ambiguïté sur le fait que celui qui est ordonné par un simoniaque reçoive aussi la res sacramenti, c’est-à-dire la grâce elle-même. 6 Ibid., C.1 q.1 c.2. Ce canon récite : Item Gregorius Siagrio Episcopo Augustodunensi. [lib. VII. epist. 110.] Quicumque studet precii, datione sacrum ordinem percipere, sacerdos non est, sed concupiscit inaniter tantummodo dici. 7 Ibid., C.1 q.1 c.2 s.v. Inaniter sacerdos dicitur : Aliter « inaniter dicitur », scilicet si ordinatus, scilicet si convictus fuerit quod simoniace ordinatus sit. Postquam enim convictus et depositus fuerit, revera inaniter dicetur sacerdos quia, etsi tunc etiam verba in altari proferat, nihil tamen consecrabit. Hoc, inquam, dico si iudicio ecclesiae deponitur vel degradatur, quae est specie 5
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qu’il reçut consciemment le sacrement de l’ordre de façon simoniaque est déposé, de telle sorte que lorsqu’il prononce les paroles de la consécration eucharistique, celles-ci ne produisent aucun effet. La déposition reviendrait donc à lui retirer non seulement l’executio potestatis, mais aussi le pouvoir d’ordre ! La dégradation du clerc, dont l’auteur ne précise cependant pas le lien juridique avec la déposition, semble produire les mêmes effets. La conclusion de l’auteur de la Summa parisiensis est donc claire : la déposition et la dégradation sont dirimantes dans le cas de pleine advertance du celui qui fut été ordonné par un évêque simoniaque. En revanche, s’il n’y eut pas pleine advertance, la suspension et l’interdiction qui le frappent n’affectent que l’office. Curieusement, l’auteur précise que le clerc continue d’avoir l’executio, alors qu’on pourrait logiquement penser qu’il en est au moins temporairement privé. Quoiqu’il en soit, dans ces deux derniers cas, le prêtre célèbre validement la messe, mais il le fait pour sa damnation, ad perniciem suam. La potestas comme capacité et l’executio comme ius faciendi Les commentaires suivants de la Summa parisiensis sont heureusement plus explicites, en particulier lorsque l’auteur définit l’executio comme un ius illud faciendi, « illud » renvoyant à la célébration des sacrements : « Sed executionem non habebunt, i. e. ius illud faciendi et ideo si exsequuntur, ad damnationem suam faciunt8. » Il introduit ainsi, par le biais d’une notion juridique, la différence entre validité et licéité des sacrements, déjà esquissée chez Gratien. Remarquons d’emblée que l’executio est présentée comme un droit, de façon plus claire encore que chez Gratien. Autrement dit, la différence entre pouvoir d’ordre et l’exercice de ce pouvoir est interprétée comme une distinction entre ce qui est de l’ordre de la possibilité d’agir et de faire (célébrer validement un sacrement), possibilité conférée par la réception valide du sacrement de l’ordre, et ce qui est de l’ordre de la justice et consiste dans l’utilisation juste d’une telle faculté. Le droit (executio) est distingué de la possession de la potestas. Executio et potestas n’appartiennent donc pas au même plan de la réflexion. Par conséquent, le pouvoir d’ordre n’est pas proprement du domaine du droit et ne confère pas un droit, au sens où sa possession ne rend pas son depositionis ; quod si suspensus fuerit ab officio suo, vel etiam interdictum fuerit officium, si interim praesumpserit conficere et missam celebrare, executionem quidem habet et vere conficit, tamen ad perniciem suam. 8 Ibid., 81, C.1 q.1 c.17.
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e xercice juste. En d’autres termes, le droit ne consiste pas dans la possession du pouvoir d’ordre, mais dans sa juste utilisation, qui ne se produit que lorsque certaines conditions sont réunies : être pleinement uni à l’Église, disposer des facultés nécessaires. Il y a droit, c’est-à-dire executio, ius faciendi, lorsqu’existe une situation dans laquelle l’exercice du pouvoir d’ordre est juste. Cette distinction entre le pouvoir, son exercice et celui de l’executio, a des conséquences pratiques sur l’argumentation juridique, car elle permet au canoniste de rendre compte de la variété des situations. Cette exigence d’application pratique du droit et les distinctions qu’elle suscite place naturellement la réflexion canonique sur le terrain de la conception objective du droit. Une conception subjective du droit, limitant l’analyse à la possession du pouvoir d’ordre, ne pouvait en effet générer de telles distinctions. C’est précisément là tout l’intérêt du commentaire de l’auteur de la Summa parisiensis. En plaçant clairement la notion d’executio potestatis dans le domaine du droit, ou, pour dire les choses d’une autre manière, en plaçant le droit du côté de l’exercice du pouvoir d’ordre plutôt que de sa possession, il ne fait peser aucune menace sur la validité des sacrements, et peut concentrer la réflexion sur la variété des situations, définir celles dans lesquelles la célébration du sacrement sera une chose juste ou bien injuste. L’auteur commence ainsi par distinguer les hérétiques ainsi que les circonstances, puis mentionne les cas dans lesquels ces hérétiques disposent d’une potestas dépourvue d’executio. Il affirme ainsi que les hérétiques cachés confèrent validement le sacrement. Ceux qui ont été suspendus, ceux qui ont quitté l’Église et ceux qui en ont été exclus, pourvu qu’ils ne fussent ni déposés ni dégradés, conservent la potestas, mais sont privés de l’executio9. La privation de l’executio ne remet pas en cause la validité du sacrement conféré (le sacrement de l’ordre et l’eucharistie sont ici en particulier mentionnés), mais elle affecte principalement le ministre, qui célèbre alors le sacrement Ibid., C.1 q.1 c.17 : Ordinati ab haeretico occulto vel ab alio quem sustinet ecclesia veros ordines accipiunt et quidquid tales fecerunt qui intra ecclesiam sunt ratum erit. Cum aut suspensi fuerint, vel si seipsos praecidunt, vel judicio ecclesiae eiecti, ita tamen quod non depositi vel degradati, potestatem quidem retinent. Executionem vero amittunt, i. e. possunt quidem dare ordines et cetera sacramenta celebrare, et vera erunt sacramenta, scilicet vere ordinabunt, verum etiam Corpus Domini conficient et sic in ceteris. Sed executionem non habebunt, i. e. ius illud faciendi et ideo si exsequuntur, ad damnationem suam faciunt. L’auteur de la Summa énonce avant ce passage les différentes hypothèses : hérétiques cachés ou notoires, notoires dans ou hors de l’Église, hors de l’Église de leur plein gré ou parce qu’ils en ont été exclus, exclus par excommunication, ou bien, plus grave, par déposition ou dégradation. Ces distinctions déterminent les conséquences sacramentelles et juridiques de leurs actes.
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« pour sa propre damnation ». Quant à ceux qui reçoivent le sacrement de ces hérétiques cachés ou notoires, mais seulement suspendus, ils sont validement ordonnés et possèdent la potestas (capacité de célébrer validement), dépourvue cependant d’executio dès lors qu’ils connaissent l’illicéité de leur ordination10. On pourrait relever le caractère subjectif de ce dernier critère, car c’est bien la conscience que l’ordonné avait du défaut survenu au cours de l’ordination qui permet de dire s’il recevra ou non l’executio potestatis. Néanmoins, que la réception soit déterminée par un critère lié au sujet ne signifie pas pour autant que la notion d’executio potestatis soit elle-même conçue comme un droit subjectif. Elle ne dépend pas en effet d’une faculté ou d’un pouvoir du sujet, mais sa réception résulte de l’adéquation entre les conditions de célébration et de réception du sacrement. La connaissance que le sujet avait est seulement un critère d’appréciation du caractère juste (ou injuste) de sa réception ; même si elle est de nature subjective, elle est intégrée à un raisonnement d’attribution objective de l’executio. Il faut ici distinguer entre le raisonnement juridique et la nature des critères utilisés, car un raisonnement objectif peut faire appel à des critères subjectifs sans être lui-même subjectif. Remarquons enfin que les hérétiques déposés ou dégradés se voient réellement privés non seulement de l’executio, mais aussi de la potestas. Leurs sacrements ne sont pas valides et ceux qui seraient ordonnés par eux ne recevraient ni la potestas, ni le sacrement lui-même : « Qui autem depositi sunt vel degradati, si aliquod sacramentum celebrare praesumunt, nihil agunt et a talibus ordinati nihil accipiunt »11. « Nihil » désignerait le sacrement, mais aussi tout le reste : potestas, executio potestatis et res sacramenti. En dépit des ambiguïtés qui affectent les notions de déposition et de dégradation12, le
10 Ibid., C.1 q.1 c.17 : Ordinati autem a talibus ignoranter vel violenter attracti vere ordinantur et revera gratiam spiritualem et potestatem et executionem accipiunt. Qui vero scienter a talibus ordinantur, ordinantur quidem vere et potestatem accipiunt, non autem executionem. Dubitatur tamen de talibus, utrum si forte praesumpserint celebrare sacramentum Corporis Domini, an vere conficiant necne. Videtur tamen quod vere conficiant et hi, si revertantur ad ecclesiam, forte dispensatione recipi possunt. Il resterait à justifier ici la notion de violenter attracti. Elle semble problématique, puisqu’une ordination est valide si l’ordonné reçoit librement et volontairement le sacrement. La seule explication possible serait de considérer que la violence dont il est ici question est seulement de nature morale, dans la mesure où on leur aurait par exemple caché la situation d’éloignement de l’Église du ministre. L’expression violenter attracti ne serait alors qu’une explication de ignoranter. Le tour reste cependant ambigu. 11 Ibid., C.1 q.1 c.17. 12 L’auteur ne précise pas en quoi la dégradation serait une sorte de déposition. De fait, déposition et dégradation sont de nouveau conjointement mentionnées, tout comme
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sacrement et la potestas sont préservés dès lors que le prélat hérétique n’a pas subi de telles sanctions. Par conséquent, le sacrement est un bien que les prélats ne peuvent légitimement transmettre que si le propriétaire (l’Église) les y autorise. Seules la déposition ou la dégradation les privent de leur potestas et rendent impossible toute transmission car elles leur ôtent non seulement l’administration du bien, mais le bien lui-même. On ne peut cependant conclure de ces remarques que la potestas soit le droit objectif (la chose elle-même : le sacrement) et l’executio le droit subjectif d’user du sacrement (le pouvoir sur la chose). Certes, la privation de la potestas rend invalide le sacrement13, alors que la privation de l’executio
elles l’avaient été au début du commentaire au chapitre 17, lorsque l’auteur proposait une typologie des situations des hérétiques et écrivait : alii simpliciter excommunicati, alii depositi vel degradati. Il est difficile de dire dans quelle mesure la dégradation est une variante de la déposition, comme l’affirmait l’auteur dans son commentaire à C.1 q.1 c.2 : Hoc, inquam, dico si judicio ecclesiae deponitur vel degradatur, quae est specie depositionis. Ces seuls passages ne permettent pas de trancher. L’auteur effectue néanmoins à un autre endroit une distinction entre déposition et dégradation, dans laquelle il identifie ce dernier terme à exauctorare (Ibid., 103, C.2 q.1 c.21) : Vel possumus dicere quia aliud est deponere et aliud est degradare vel, sicut quidam alii dicunt, exauctorare. Deponi potest absens ; degradatur aliquis quando ei manu auferuntur insignia ut baculus, mitra, quod absenti non potest fieri. La distinction s’inscrit dans le contexte des jugements prononcés en présence ou en l’absence de l’accusé. La déposition correspondrait donc au jugement par contumace et la dégradation (ou « exauctoration ») serait prononcée et exécutée en présence de l’accusé. Ceci-dit, comme on le voit, une telle distinction concerne surtout les circonstances dans lesquelles la sentence est prononcée, mais ne semble pas correspondre à une différence affectant la potestas dont le clerc se verrait privé. La dégradation serait donc la forme visible et immédiate de la déposition, manifestée par des signes externes de privation. Le seul effet que l’on pourrait retenir est que la sanction aurait dans ce cas une publicité plus grande. Manifestement, la Summa parisiensis ne présente pas une définition achevée de la degradatio et de ses conséquences en termes de sanction. Sur la différence entre depositio et degradatio, voir Orazio Condorelli, Clerici peregrini : aspetti giuridici della mobilità clericale nei secoli XII-XIV, I libri di Erice 12 (Roma : Il cigno Galileo Galilei, 1995), 314. L’auteur y propose une réflexion à partir de l’analyse des canons Quoniam diversarum et Placuit (C.21 q.2 c.1, 2). Voir aussi Fernand Claeys-Bouuaert, « Déposition », Dictionnaire de Droit Canonique (Paris, 1949) ; Émile Jombart, « Dégradation », Dictionnaire de Droit Canonique (Paris, 1949) ; Franz von Kober, Die Deposition und Degradation nach den Grundsätzen des kirchlichen Rechts historisch-dogmatisch dargestellt (Tübingen : H. Laupp, 1867) ; Elphège Vacandard, « Déposition et dégradation des clercs », Dictionnaire de Théologie Catholique (Paris, 1939). 13 Lorsqu’il parle de sacrement, l’auteur de la Summa parisiensis tend à unir les notions de sacrement et de potestas. Voir Summa parisiensis, 86, C.1 q.1 c.87 où l’auteur commente ainsi sacramento : i. e. habeat ordinem et potestatem. Le texte du Décret dit : Ut enim quisque uerus sit sacerdos, oportet, ut non solum sacramento, sed iustitia quoque induatur, sicut scriptum est :
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n’affecte que la personne et ne se transmet pas nécessairement par transitivité14, mais cela ne veut pas dire que les conditions d’existence de ce droit ou ce droit lui-même soient subjectifs. L’executio, dans laquelle consiste le droit, ne découle précisément pas du pouvoir d’ordre que la personne détient. La potestas désigne en effet la possibilité de célébrer validement, mais ne génère de soi, de façon absolue, aucun droit de célébrer. De fait, la potestas elle-même n’est pas un droit ; elle est un pouvoir d’ordre qui ne donne pas de lui-même le droit d’en disposer. On peut ainsi concevoir une potestas sans executio, c’està-dire sans que soient données les conditions de son juste exercice, comme le montre à un autre endroit, le commentaire suivant : « quasi licet non habeat justitiam, tamen conficit sacramentum »15. L’executio correspond à la faculté de célébrer le sacrement de façon juste. Attribuée au ministre par l’autorité ecclésiastique, elle lui donne le droit, objectivement déterminé, de célébrer. Ce droit ne découle pas du pouvoir d’ordre, mais bien de l’executio potestatis. Certes, l’executio présuppose la potestas, c’est-à-dire l’existence de la possibilité de célébrer, mais elle est ellemême déterminée par une situation de droit, qui consiste à savoir si, dans un cas précis, la transmission du sacrement est une chose juste, c’est-à-dire due. Or le sacrement ne peut être une chose due quand on en méconnaît la nature, et c’est précisément ce qui se passe dans le cas de la simonie. Celui qui prétend acheter ou vendre un sacrement est privé de l’executio parce qu’il méconnaît la nature du bien qui lui est confié. En achetant un sacrement, le simoniaque pense se rendre propriétaire d’un bien, alors qu’il n’en est que le ministre mandataire. En sens inverse, en recevant de l’argent pour conférer un sacrement, il vend ce qui en réalité ne lui appartient pas, puisque le sacrement vient de Dieu seul. Et c’est là que se trouve la situation d’injustice, car le bien, c’est-à-dire la grâce, qui est par nature gratuite, comme le rappelait le tout début de la première cause, se trouve alors transformé en objet vénal. C’est aussi ce qui se passe dans le cas du prélat hérétique suspendu, mais non déposé ou dégradé. La transmission du bien (le sacrement) n’est pas due parce qu’elle s’accomplit contre la volonté de son propriétaire (le Christ),
« Sacerdotes tui induantur iustitia. » Le commentaire de la glose ordinaire dit quant à lui à propos de sacramento : ordine et officio. 14 Ibid., 81, C.1 q.1 c.17 : Ordinati autem a talibus ignoranter vel violenter attracti vere ordinantur et revera gratiam spiritualem et potestatem et executionem accipiunt. 15 Ibid., 86, C.1 q.1 c.87 s.v. ad quidem. L’auteur commente ce passage du Décret : Qui autem solo sacramento sacerdos est, sicut fuit pontifex Caiphas, persecutor unius et uerissimi sacerdotis, quamuis ipse uerax non est, quod dat tamen uerum est, si non det suum, sed Dei.
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manifestée par le jugement de l’Église. L’hérésie, même si elle diffère de la simonie, produit une situation d’injustice similaire : l’hérétique a en fait quitté l’Église en emportant des biens qui ne lui appartiennent pas, mais dont il se prétend toujours le propriétaire. Or les sacrements restent la propriété du Christ et ne peuvent être distribués que par des ministres qui lui sont légitimement unis au sein de l’Église. L’hérétique se comporte lui aussi en propriétaire indu : il peut certes avoir le bien entre ses mains, confectionner validement le sacrement de l’eucharistie, ou conférer validement le sacrement de l’ordre, néanmoins, s’il en a le pouvoir, il ne dispose plus de l’executio potestatis, c’est-à-dire de la capacité d’accomplir ces actes de façon juste. Cette explication extrapole sans doute les propos de l’auteur de la Summa parisiensis, mais elle peut rendre compte du raisonnement de ce dernier. Si notre auteur effectue une distinction entre potestas et executio potestatis, c’est bien pour tenter d’expliquer ce qui se passe dans le cas de la simonie et de l’hérésie, où un sacrement peut être valide, tout en étant célébré de façon injuste. La validité peut être assurée par la possession de la potestas, qui désigne une caractéristique du ministre comme sujet, mais cette caractéristique ne dit rien sur la façon dont la potestas est utilisée, et en particulier sur le caractère juste de sa mise en pratique dans une situation particulière. Le caractère juste dépend d’un facteur extérieur au ministre, que la potestas ne peut ni produire, ni garantir. La célébration juste du sacrement dépend d’une fonction attribuée par l’Église en considération d’éléments objectifs : gratuité de l’acte, incorporation réelle du ministre à l’Église lorsqu’il célèbre le sacrement, réception sincère. C’est précisément parce qu’intervient l’executio potestatis, détermination extérieure au ministre et à la potestas, que l’on peut dire que notre auteur s’appuie une conception objective du droit. Cette conception objective permet par ailleurs à l’auteur de la Summa parisiensis d’échapper aux impasses d’une analyse exclusivement centrée sur la personne du ministre, qui cherchait à rendre compte des situations en réfléchissant sur le degré de possession du sacrement : celui qui ne possédait pas le sacrement de façon parfaite ne pouvait le transmettre en plénitude : il le transmettait, mais sans la grâce sacramentelle. Tout l’intérêt de placer la notion d’executio potestatis sur le terrain du droit objectif, est de laisser intact le sacrement : il est transmis ou il ne l’est pas, mais son intégralité n’est pas remise en cause, car cette intégralité relève de Dieu et non du ministre. Le ministre du sacrement peut posséder le sacrement (la potestas), il n’en dispose cependant pas de façon absolue. De fait, il ne transmet pas une grâce qui lui appartient, mais accomplit un acte qui transmet la grâce divine. L’absence des effets (la res sacramenti) n’est donc pas la conséquence d’un a ppauvrissement
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du sacrement, ou d’une diminution de sa force, mais de l’usage injuste que l’on en fait, quand on le transmet alors qu’on n’en a pas le droit, en particulier dans une situation d’absence de communion ecclésiale, comme le montre le commentaire suivant : Ostendit enim quia non est in merito dantis ut qui recipit, si vere bonus est, vere recipiat, quia Dominus est qui sanctificat per ministerium etiam mali ; nam sacramentum non amittit vim suam etiam in malo et hoc ostendit per Caipham qui, quoniam sacramentum habebat, prophetavit ; non quod Spiritum Sanctum habuisset per inhabitantem gratiam, sed ministerio eius prophetia data est tamquam per organum, sicut etiam asina est locuta16.
La comparaison avec la prophétie de Caïphe illustre bien la situation du ministre dans un cas extrême de séparation de l’Église : la prophétie reste vraie, en dépit du caractère injuste de celui qui la prononce. La question de la justice appartient à un autre plan de la réflexion et utilise des paramètres différents. Il en va de façon similaire pour le sacrement : celui-ci peut être réellement conféré mais de façon injuste. Cette injustice ne reste évidemment pas sans effet sur la personne du ministre ou du fidèle qui recevrait indignement le sacrement, mais elle s’apprécie dans le cadre d’une situation concrète, en fonction de paramètres objectifs. Après avoir dissocié les différents plans de la réflexion, et avoir ainsi restitué à l’analyse juridique son espace propre, le canoniste peut donc désormais réfléchir sur les situations elles-mêmes, dire dans quel cas le sacrement sera une chose juste ou bien au contraire injuste, sans remettre en cause la dignité du sacrement lui-même. Le commentaire du canon 97 (C.1 q.1) et l’interprétation des notions de potestas baptizandi et potestas dandi ordinem dans la Summa parisiensis Le passage d’une conception subjective à une conception objective du droit se manifeste également dans le commentaire à C.1 q.1 c.97, où Gratien avait introduit la notion d’executio officii. L’auteur de la Summa parisiensis commente surtout l’objection de saint Augustin contre ceux qui prétendaient que les hérétiques ne célébraient pas validement le sacrement du baptême. Saint Augustin, dit-il, affirmait que, puisque le baptême et l’ordre sont tous deux des sacrements, on doit leur appliquer le même raisonnement. Ainsi, dans le sacrement du baptême, on reçoit le
Ibid., 87, C.1 q.1 c.96 s.v. Dictum.
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baptême et, dans le sacrement de l’ordre, on reçoit la potestas baptizandi. Par conséquent, en cas d’hérésie, il n’y a aucune raison à ce qu’on conserve l’un et non l’autre17. Ainsi, si la potestas baptizandi n’est pas requise chez les laïcs pour conférer le baptême en cas de nécessité, et si, même en dehors de ces cas d’urgence, le baptême conféré par un laïc est toujours valide, pourquoi les clercs se verraient-ils privés de la possibilité de célébrer les sacrements18 ? La radicalité de la thèse de saint Augustin en faveur de la validité pérenne des sacrements n’était sans doute pas sans poser quelques problèmes à l’auteur de la Summa parisiensis. La plus grande difficulté résidait dans le fait que l’argumentation de saint Augustin avait lié les destinées du ius dandi baptisma au sacrement de l’ordre. L’hésitation entre les vocables ius et vis dandi semblait en outre indiquer que saint Augustin ne concevait pas que le ius fût fondamentalement différent de la potestas : ce ius était essentiellement un pouvoir issu du sacrement et il existait par conséquent de façon permanente, même lorsque le clerc se trouvait séparé de l’Église. Au fond, ce ius dandi répondait chez saint Augustin, à une conception subjective du droit qu’il transmettait en héritage à la canonistique du xiie siècle. La limite à l’exercice de ce ius dandi ne touchait que son efficacité en termes de concession de la grâce. Le fait de devoir ou, au contraire, de devoir ne pas conférer un sacrement dépendait de critères liés au caractère peccamineux d’un tel acte (ad perniciem suam) et l’interdiction de célébrer était donc chez saint Augustin de nature morale, plus que juridique. C’est sur ce point que l’auteur de la Summa parisiensis introduit des modifications. Il confirme la première remarque du dictum post : à quoi sert à une personne séparée de l’Église d’avoir le pouvoir d’ordonner si cela conduit à la perte de son âme19 ? En revanche, il critique la différence formulée par Gratien dans
Ibid., C.1 q.1 c.97 : His modis apponit Augustinus contra eos qui dicebant haereticos non conficere sacramenta. Primo sic : cum sacramentum sit accipere baptismum et sacramentum sit accipere potestatem baptizandi, non est ratio quare, cum per haeresim non amittat baptismum ut dicatur amittere potestatem baptizandi. 18 Ibid., C.1 q.1 c.97 : « quod si laicus » : Potest baptizare tempore necessitatis, licet non habeat potestatem, et debet, sed etiam sine necessitate baptizet, et, quamvis haec non debeat, tamen baptizatus erit. Sic et haeretici dant sacramenta quae dare non debeant. L’utilisation du pluriel (sacramenta) montre que le commentateur étend le raisonnement de saint Augustin aux autres sacrements. 19 Ibid., 88, C.1 q.1 d.p. c.97 s.v. Ex his verbis : Repetit sententiam Augustini Gratianus ut opponat. Primo autem sic opponit : Etsi verum sit, ut dicit Augustinus, quoniam illi qui recedunt ab ecclesia habent potestatem ordinandi, tamen hoc nihil eis confert, quia hoc est ad perniciem eorum et ordinantium et ordinatorum. « habentis », sicut verum est aurum quod habet fur, 17
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son antithèse, lorsque ce dernier affirme qu’une chose est de disposer de la potestas baptizandi, une autre de posséder la potestas dandi ordines, et que l’évêque déposé perd celle-ci mais pas celle-là20. De quelle potestas parle Gratien ? demande en substance l’auteur de la Summa parisiensis. Car si Gratien appelle potestas baptizandi la potestas naturalis de baptiser un enfant, saint Augustin et Gratien remarquent justement qu’aussi bien le clerc que le laïc en disposent et que par conséquent le clerc déposé ne peut la perdre, puisqu’elle ne dépend pas du sacrement de l’ordre. Mais à quoi correspondrait alors la potestas dandi ordinem, susceptible d’être ôtée au clerc déposé ? La seule possibilité de la perdre au moment de la déposition indique qu’elle ne peut être une potestas naturalis. L’auteur de la Summa parisiensis remarque alors que si Gratien appelle potestas baptizandi le pouvoir que le clerc reçoit par le sacrement de l’ordre, logiquement, une fois déposé il la perd aussi, tout comme il perd la potestas dandi ordines. Pour résoudre cette incohérence de langage ou cette erreur de raisonnement chez Gratien l’auteur de la Summa parisiensis souligne la différence entre la suspension et la déposition du clerc, distinction que Gratien ne mentionnait pas dans son dictum post21. Suspendu, le clerc conserverait le pouvoir
verum quod habet rex, tamen illud furi est ad perniciem et accipienti scienter ab eo. Hanc oppositionem Gratiani bene recipimus. 20 Ibid., 89, C.1 q.1 d.p. c.97 : Consequenter dicit quod aliud est potestatem habere baptizandi, et aliud dandi ordines. Depositus amittit potestatem dandi ordines sed non baptizandi. In hac oppositione Gratianum reprobamus. Si enim appellet potestatem baptizandi naturalem potentiam baptizandi puerum in aqua, illam sic habet clericus ut laicus. Si vero appellet potestatem baptizandi quam recipit sacerdos ex ordine quem habet, et non habet laicus, illam depositus amittit sicut potestatem dandi ordines. En fait, ce que commente l’auteur de la Summa parisiensis est le § 2 du dictum post, correspondant à l’antithèse de Gratien, mais dans laquelle sont reprises des remarques dont Gratien n’est pas directement l’auteur. L’auteur de la Summa parisiensis présente de plus une synthèse du commentaire de Gratien, et passe sous silence des éléments pourtant importants afin de bien comprendre son commentaire : Gratien parle du clerc suspendu ou déposé, fait aussi référence au sacrement de l’eucharistie, souligne davantage les failles de l’argumentation de saint Augustin, plutôt qu’il ne procède à des affirmations tranchées (Gratien remarque : Non ergo consequenter colligitur ut…). Néanmoins, l’auteur de la Summa parisiensis ne commet aucun contre-sens sur le sens général de l’antithèse de Gratien. Il ne semble pas non plus que Gratien effectue une nuance décisive entre les termes potestas et facultas lorsqu’il dit : Degradatus enim episcopus potestatem largiendi sacros ordines non habet, facultatem baptizandi tamen non amisit. L’auteur de la Summa parisiensis peut donc bien considérer que le terme facultas est ici l’équivalent de potestas. 21 Ibid., 88, C.1 q.1 d.p. c.97 : Quod autem dicit quod suspensus amittit non est verum. Suspensus enim habet potestatem celebrandi, sed suspenditur, ne celebret ; quare si celebraverit, si
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de conférer les ordres sacrés et le pouvoir de célébrer, mais il lui serait interdit de célébrer les sacrements. La suspension est alors une peine canonique qui sanctionne une injustice et rend indu l’exercice de la potestas, sans remettre pour autant en cause la validité des sacrements célébrés. La déposition aurait en revanche des conséquences beaucoup plus radicales (« depositus omnino amittit potestatem ») et consisterait à priver le clerc de la potestas. Elle rendrait par conséquent invalide la célébration des sacrements. Quant à la distinction entre potestas et executio proposée par Gratien et dont nous avions montré la valeur heuristique, elle ne semble pas davantage convaincre l’auteur de la Summa parisiensis, tout au moins dans le cas du clerc déposé22. Selon lui, cette distinction ne peut expliquer l’opinion de saint Augustin en disant que la potestas serait toujours présente (et donc le sacrement toujours valide), mais que l’executio pourrait ne pas être donnée à certains prélats en raison de leur situation (ce qui rendrait le sacrement illicite, sans toucher à sa réalité), car, pour l’auteur de la Summa parisiensis, la déposition fait précisément perdre la potestas et ne peut s’appliquer aux hérétiques. En somme, Gratien se serait efforcé, pour justifier saint Augustin, de conserver la potestas dans presque tous les cas chez les hérétiques afin de préserver la validité des sacrements, et aurait transposé sur la notion d’executio potestatis l’absence d’effet des sacrements en cas de séparation de l’Église23. Or, pour l’auteur de la Summa parisiensis, il n’en est pas ainsi : dans le cas
injuste, inde post punitur. Erit tamen celebratio. Sed depositus omnino amittit potestatem ut, etsi celebret, non sit celebratio. 22 Ibid., 89, C.1 q.1 d.p. c.97 : Sed possumus dicere quia Gratianus ponit diversas solutiones, ut secundum competentiorem eum iudicemus sensisse. Sic est enim quando plures ponuntur solutiones. Istam ergo minus competentem obiectionem non asserendo posuit, sed opponendo gratia exercitii. Unde postea subiungit : « Sed ne Augustinum reprobemus », dicamus quod aliud est amittere potestatem, aliud executionem, et haec similiter una de suis solutionibus, et minus vera, quia et potestatem amittit quando deponitur, sed quando transit ad haereticos, neutrum conveniens. 23 Ibid., C.1 q.1 d.p. c.97 : Ergo solutio est Gratiani : « Quamvis possit generaliter », etc. ut illi haeretici qui non sunt depositi, in forma ecclesiae conficiant, vera erunt sacramenta, alias non. Voir aussi plus loin, C.1 q.1 c.98 v. Per Isaiam : Plures Gratianus posuit solutiones et in fine quod haeretici non depositi, si conficiant in forma ecclesiae, vera quidem erunt sacramenta, sed perniciosa danti et accipienti. Hoc idem confirmat Augustinus. Pour l’auteur de la Summa parisiensis, il ne s’agit pas seulement de souligner la conséquence morale de la réception d’un sacrement formellement valide, mais le fait que le sacrement, dans le cas des déposés n’existe pas, soit parce que la potestas leur a été retirée, soit parce qu’elle ne leur a jamais été donnée. Tout ceci étant valable dans le cas des sacrements qui ne présentent pas une nécessité en vue du salut.
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des prélats déposés, le problème n’est pas celui d’une différence entre potestas et executio potestatis, mais entre le fait d’avoir ou de ne pas avoir la potestas et d’une distinction entre les sacrements eux-mêmes. Ainsi, ceux qui reçoivent le sacrement de l’ordre de la part de prélats déposés ne sont en réalité pas ordonnés. Certes, un prêtre déposé, donc sans potestas, possédera bien la vis baptismi, mais non en vertu d’une potestas baptizandi sacerdotale. Il pourra baptiser de même qu’un laïc peut baptiser, alors qu’il est dépourvu du pouvoir de baptiser : Videlicet qui ab eis [(damnatis)] suscipiunt infusionem olei, non erunt sacerdotes. Ergo aliter in baptismo, aliter in ordinibus. Et verum est quod aliter ; sed quod depositi baptismus habet vim baptismi, non est ex potestate ipsius baptizantis ; sicut nec laicus habet potestatem baptizandi, et tamen verum est eius baptismus24.
L’auteur de la Summa parisiensis corrige donc Gratien sur plusieurs points, et insère la réflexion sur la validité des sacrements dans un cadre plus objectif. D’abord, il dissocie le baptême et les conditions de sa validité de la question de la potestas. Ceci suppose qu’il tienne mieux compte du fait que ce sacrement réponde à des considérations de nécessité. Il est en effet juste qu’un clerc déposé, un hérétique, ou un laïc, dépourvus de la moindre potestas confèrent le baptême, parce que celui-ci est nécessaire au salut de l’âme, car conférer validement le baptême n’est pas la conséquence du fait de disposer d’un pouvoir, mais d’une situation objective de nécessité. En outre, la potestas répond à des situations objectives et elle peut être perdue, en cas de déposition. Elle n’est donc pas liée au sacrement comme un caractère ou un sceau inamissible ; elle ne dérive pas exclusivement de la possession du sacrement de l’ordre, mais s’inscrit elle aussi dans une situation de justice et est fonction du jugement de l’Église. En d’autres termes, la potestas n’est pas comprise de façon subjective (du type : « j’ai reçu le sacrement de l’ordre, donc je dispose de la potestas liée à cette consécration »), mais objective (du type : « j’ai reçu le sacrement de l’ordre, mais la potestas dont je dispose n’est effective que dans une situation d’union avec l’Église »). Enfin, la distinction entre potestas et « executio potestatis » intervient dans les cas où le clerc dispose de la potestas mais se trouve privé de son usage, en cas de suspension. La discussion se concentrera en grande partie, comme nous allons le voir sur la possibilité d’ordonner des évêques hérétiques.
Ibid. C.1 q.1 d.p. c.97.
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La discussion du critère « Qui utlimam manus impositionem extra ecclesia receperunt » La cause 9 s’ouvre sur la question de la validité des ordinations célébrées par un évêque excommunié pour hérésie25. Le problème est en fait plus ample, car il rejoint la thématique du pouvoir d’ordre des évêques séparés de l’Église. C’est ici en particulier que se trouve discuté le critère lié au moment de l’ordination de l’évêque consécrateur : fut-il ordonné dans ou hors de l’Église ? Le débat sur l’utilisation de ce critère ne fut résolu qu’à la fin de notre période, quand l’interprétation d’Huguccio, Laurent d’Espagne et Jean le Teutonique (entre autres) prévalurent sur celles de Rufin et Jean de Faenza. Nous exposerons ici la position de Gratien puis l’interprétation de Rufin et Jean de Faenza, en nous demandant à quelle conception du droit elle répond. Ambiguïtés et limites de ce critère dans le Décret (C.9 q.1) Le dictum introductif de la première question de la cause 9 énonce un principe aussi intangible que général : « Quod ordinatio, quae ab excommunicatis celebratur, nullas omnino uires obtineat, nec etiam consecratio appellanda sit, testatur Gregorius ». La force des termes utilisés ne semble laisser aucune possibilité de distinction entre les différentes catégories d’excommuniés. Certes, on pourrait donner à nullas vires un sens plus spirituel que canonique, qui ne mettrait pas en cause la validité du sacrement, mais seulement la transmission de la grâce sacramentelle, et l’on pourrait aussi comprendre la formule « nec consecratio appellanda sit » de façon seulement morale, au sens où une telle ordination serait une malédiction, ou une « exécration ». Le texte de saint Grégoire, auquel renvoie le dictum26, n’éclaire pas davantage la portée canonique des expressions utilisées. La plupart des décrétistes considèrent que nullo modo signifie que ni le sacrement ni l’executio ne furent conférées27. 25 C.9 q.1 : Queritur, an ordinatio, quae ab excommunicatis facta est, aliquo modo possit rata haberi. Pour une description analytique de la question, voir Zirkel, Executio potestatis, 129-134. 26 C.9 q.1 c.1 : Nos consecrationem nullo modo dicere possumus, que ab excommunicatis hominibus est celebrata. Ep. 20, Lib. IV, datée de 594, JE 1292. 27 Voir par exemple l’interprétation de Honorius, Summa De iure canonico tractaturus, éd. par Peter Landau et al., MIC A, vol. 5.I-III (Città del Vaticano : Biblioteca apostolica vaticana, 2004), vol. 2, p. 146, C.9 q.1 c.1 s.v. Nos consecrationem : Hoc capitulum intelligitur secundum Gratianum et Jo. de eo qui ultimam manus impositionem extra ecclesiam accepit. « nullo modo », quasi nec quoad ueritatem nec quoad executionem, nam hiis modis dicitur consecratio aliqua.
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C’est aussi la conclusion de la Glose ordinaire ou de la Glose palatine qui précisent en outre que Gratien changea par la suite d’opinion28. La question demeure donc : les évêques excommuniés disposent-ils du pouvoir d’ordonner, et si oui, peuvent-ils en faire usage ? Dans le dictum qui précède le canon 4 (et qui correspond en fait à un dictum post du canon 1, car les canons 2 et 3 sont des palae)29, Gratien affirme que les excommuniés dont parlait le pape Grégoire sont ceux qui furent ordonnés dans l’hérésie et qui ne furent jamais catholiques. Cela laisse supposer qu’ils ne peuvent à leur tour ordonner validement, à la différence des évêques excommuniés après leur ordination épiscopale (elle-même survenue dans l’Église). Ces derniers seraient en effet tolérés avec miséricorde et leurs ordinations seraient par conséquent valides, comme le laisse supposer
Glose ordinaire, C.9 q.1 c.1 s.v. celebrata : Il ne s’agirait pas d’une consecratio, mais d’une execratio : praeter formam ecclesiae. Vel dic quod in odium eorum hoc dictum est, sicut ecclesia per pactionem consecrata potius dicitur execrata quam consecrata, ut 1. q. 4 ecclesia [C.1 q.4 c.11] 24 q.1 pudenda [C.24 q.1 c.33]. La Glose palatine fait une remarque similaire : nam potius dicitur execrare 24 q.1 pudenda [C.24 q.1 c.33]. Ceci dit, Laurent d’Espagne précise ensuite : set magister aliter in proxima §, c’est-à-dire le d.a.c.4 où Gratien précise en fait les ministres concernés par le terme excomunicati. La Glose ordinaire fait un commentaire similaire, mais précise nihil confert par nec ordinem nec executionem, cum tales nihil habeant. Pour la Glose palatine, nous reprenons ici et par la suite la transcription de C.9 q.1 à partir du Pal. lat. 658 par Stephan Kuttner, « Eine Dekretsumme des Johannes Teutonicus (Cod. Vat. Pal. lat. 658) », ZRG KA 21 (1932) : 178-181. Dans cet article, Kuttner se méprend sur l’attribution de la Glose palatine, sur laquelle il revint par la suite à plusieurs reprises, notamment dans Repertorium, 81-92 ; « Bernardus Compostellanus Antiquus », Traditio 1 (1943) : 289292. Soulignons également, concernant Laurent d’Espagne et la Glose palatine la synthèse d’Antonio García García, Laurentius Hispanus : datos biográficos y estudio crítico de sus obras (Roma ; Madrid : CSIC. Delegación de Roma, 1956). Enfin, mentionnons l’article détaillé sur le processus de composition de la Glose palatine et son utilisation de Alfons Maria Stickler, « Il decretista Laurentius Hispanus », SG 9 (1966) : 461-549. 29 Les canons 2 et 3 introduisent les termes illicite ou encore per illicitam manus, et rendent plus aigu le problème. Ces deux palea ne peuvent être attribuées à Paucapalea et son donc postérieures: voir Rudolf Weigand, « Zur Lehre von der geistlichen Gewalt im 12. Jahrhundert », ZRG KA 63, no 1 (1977) : 320, doi :10.7767/zrgka.1977.63.1.318. Weigand y contredit les affirmations de Zirkel. Le canon 2 explique que le ministre excommunié n’a pas la potestas ordinandi ainsi définie dans le canon 3 : qui potestatem dare legitime non habuit. Friedberg souligne en note que le canon 3, attribué au pape Damase est probablement une fausse décrétale Pseudo isidorienne et renvoie à JK 245, sans que ces indications ne concordent parfaitement. Faut-il comprendre que l’évêque possède la potestas ordinandi mais de façon illégale, c’est-à-dire réellement mais sans la reconnaissance de l’Église ? Faut-il comprendre qu’il ne la possède pas du tout ? 28
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ensuite le canon 430. Ce dernier canon d’Urbain II concerne effectivement les évêques devenus hérétiques après leur ordination, mais ajoute à ce critère l’absence de simonie (aussi bien dans leur propre ordination épiscopale que dans les ordinations qu’ils administrent ultérieurement) et un critère de moralité de vie31. Gratien introduit alors, dans le dictum post à ce canon 4, le critère de la connaissance que les ordonnés pouvaient avoir de la situation, mais en l’appliquant au canon de Grégoire (c.1)32. À quel groupe d’ordonnés Gratien fait-il alors allusion ? Il semble que ce soit, logiquement, à ceux qui furent ordonnés dans l’hérésie, par un évêque lui-même ordonné dans l’hérésie, mais sans avoir connaissance de ce dernier facteur. Cela sous-entend que l’on pourrait leur appliquer le raisonnement du pape Urbain II : ils pourraient donc être maintenus dans le sacrement de l’ordre, sans toutefois pouvoir prétendre ad superiores. Il résulte de l’imbrication de ces dicta et canons une assez grande difficulté d’interprétation qui explique fort bien les divergences d’interprétation. Rufin et Jean de Faenza ont conclu que la validité du sacrement de l’ordre dépendait en premier lieu de la situation dans laquelle l’évêque consécrateur avait lui-même été ordonné évêque, critère qui pouvait être abandonné si les ordonnés n’en avaient eu connaissance. La Glose palatine et la Glose ordinaire commentent à juste titre que cet endroit du texte fut le lieu précis de « l’erreur d’interprétation » de Jean de Faenza et de Rufin33. Huguccio admettait C.9 q.1 d.a.c.4 : Sed excommunicati hic intelligendi sunt, qui in ipsa sua ordinatione penam excommunicationis contraxerunt, qui numquam in numero catholicorum fuerunt. Ceterum, qui inter catholicos prius deputati sunt, si postea excommunicationis sententia notati fuerint, ordinationes tamen eorum ab ecclesia misericorditer tollerantur. Remarquons, à propos de ordinationes eorum que le génitif pourrait ici avoir un sens subjectif ou objectif. On peut néanmoins considérer que si l’Église tolère les ordinations épiscopales de ces évêques, elle tolère aussi les ordinations que ceux-ci célèbrent à leur tour. Le casus tranche en faveur d’un génitif objectif. 31 C.9 q.1 c.4 : Ab excommunicatis quondam tamen catholicis episcopis ordinatos, si quidem non simoniace ordines ipsos acceperunt, et si ipsos episcopos simoniacos non fuisse constiterit, ad hoc, si eorum religiosior uita et doctrinae prerogatiua uisa fuerit promerer, penitentia indicta, quam congruam duxeris, in ipsis, quos acceperunt, ordinibus permanere permittas. Ad superiores autem conscendere non concedimus, nisi necessitas et utilitas maxima flagitauerit, et ipsorum sancta conuersatio promeruerit. (Cette lettre d’Urbain II est datée de 1089. JL 5393.) 32 C.9 q.1 d.p. c.4 : Sed et illud Gregorii de nominatim excommunicatis intelligitur, quorum ordinationes sunt irritae, si eorum dampnatio non erat ordinandis incognita. 33 Glose palatine, C.9 q.1 : et Gratianus hanc opinionem [Jo et R.] videtur fovere infra ead. § set excommunicati (d.a.c. 4). Concernant C.9 q.1 d.p. c.4, la Glose palatine dit s.v. Ab 30
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l ui-même déjà que Gratien partageait vraisemblablement cette interprétation, si on s’en tenait aux dicta Sed excommunicati (C.9 q.1 d.a.c.4) et Opponitur (C.1 q1. d.p. c.97 § 2)34. Honorius préfère quant à lui indiquer que Gratien fait référence à des situations différentes et affirme même que ce second dictum post corrige en fait une erreur de langage du dictum précédant35. Néanmoins Gratien ne dit pas ici explicitement que ceux qui furent ordonnés dans l’hérésie sont dépourvus du pouvoir d’ordonner, même si cela serait une conclusion logique de son exposition des arguments. Honorius, Huguccio et, à la suite, la Glose palatine et la Glose ordinaire notent que le canon d’Urbain II, Ordinationes, vient clarifier les choses et doit être interprété en disant que les évêques ordonnés hors de l’Église administrent à leur tour validement le sacrement de l’ordre, mais ne transmettent pas l’executio potestatis36. Pourtant, les interrogations concernant la position de Gratien subsistent, car ce canon réaffirme que les ordinations célébrées par un évêque lui-même ordonné hors de l’Église sont irrita, lorsque les ordonnés en étaient conscients, et c’est bien ce que conclut Gratien dans son dictum post au canon
excommunicatis etc. : hinc habuit Jo. fomentum sui erroris set hoc ideo dicitur, quia facilius dispensatur cum ordinatis a talibus. pro se etiam induxit 1 q. 1 si quis inquit [c. 70] et q. 7 daybertum [c. 24], (extra) de scismat. [Comp. I, 5, 7] c. 1. set in illis non fuit forma servata ; la Glose ordinaire dit au même endroit : Ab excommunicatis. quondam : hinc habuit Jo. Fa. fomentum sui erroris et pro se induxit… 34 Huguccio, Summa decretorum, éd. par Titus Lenherr, AKKR 150 (1981) : 413 ; (nous avons confronté la transcription de Lehnerr avec le manuscrit Summa super decretum Gratiani, BNF lat. 3892, fol. 176rb, C.9 q.1 s.v. Quod ordinatio : In hac opinione fuit Ru( finus), Io(hannes) et forte Gratianus, ut uidetur infra eadem, § Set excommunicati et i. q.i. § Opponitur. 35 Honorius, Summa, vol. 2. p. 146-147, C.9 q.1 d.p. c.4 s.v. Set illud : Supra determinauerat primum capitulum [C.9 q.1 c.1], ut ibi intelligatur ordinatio irrita quoad ueritatem, nunc autem ut intelligatur irrita quoad executionem per hoc quod dicit si eorum etc. usque incognita, quia si essent irrite quoad ueritatem, nulla ignorantia posset facere ratas. Nulla enim ignorantia potest efficere ut quod non est sit. Congrue ergo determinat corrigens, quod supra dixerat male. 36 C.9 q.1 c.5 : Ordinationes, que ab heresiarchis factae sunt nominatim excommunicatis, et ab eis, qui catholicorum adhuc uiuentium episcoporum sedes inuaserunt, irritas esse iudicamus nisi probare ualuerint, se, cum ordinarentur, eos nescisse dampnatos […] [in sinodo Placentina, cap. 9. et sequentibus]. Huguccio, Summa (éd. Lenherr), 413, C.9 q.1 s.v. Quod ordinatio : Ibi tamen post hanc opinionem ponit Gratianus catholicam ueritatem quam amplectimur. Hec opinio [de Rufin et Jean de Faenza] ex toto reprobatur ab Vrbano infra eadem q. Ordinationes ; Glose palatine C.9 q.1 : set bene emendat se 1 q. 1 § opponitur [d.a.c. 23], ubi postponit catholicam veritatem quam a(m)plectimur. et reprobat illam opinionem evidenter 1 q. 7 convenientibus [c. 4], infra ead. ordinationes [c. 5]. La Glose ordinaire C.9 q.1 dit : set hec opinio reprobatur 1 q. 7 convenientibus, infra ead. ordinationes.
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5 dans une formule assez lapidaire37. On se heurte de nouveau à la signification de l’adjectif irrita, qu’Honorius explique en réduisant dans tous les cas la portée du terme irritus à une inefficacité quoad executionem, ce qui, remarque-t-il, ne correspond pas à l’opinion de Gratien ou de Jean de Faenza38. La signification de l’adjectif irritus pose un problème d’interprétation récurent dans le Décret, déjà soulevé à l’occasion de la discussion de C.1 q.1 c.17, Qui perfectionem39. La Glose ordinaire avait apporté une solution similaire à cet endroit (C.1 q.1 c.17), même si le canon ne concernait que les ministres ordonnés dans l’Église puis tombés dans l’hérésie. La glose renvoyait alors au canon dont il est ici question (C.9 q.1 c.5), en appliquant le même raisonnement aux ordinations conférées dans ou hors de l’Église, pourvu que la forme du sacrement fût respectée : dans les deux cas, l’ordonné recevait le sacrement sans executio ordinis40. Or, la logique de l’argumentation de Gratien conduisait au contraire à maintenir une distinction et à penser que les ordinations réalisées par un évêque lui-même ordonné évêque hors de l’Église fussent absolument invalides. La notion d’invalidité quoad executionem servait en effet précisément à distinguer entre ce dernier cas et celui d’une ordination effectuée par un évêque ordonné dans l’Église mais ensuite excommunié, si l’ordinant était malgré tout conscient de cette
C.9 q.1 d.p. c.5 : Electio quoque, nisi a catholicis facta fuerit, irrita esse probatur. Honorius, Summa, vol. 2, p. 147, C.9 q.1 c.5 s.v. Qui vero : Est enim coniunctio aduersatiua, per quam innuitur de aliis in sequentibus, de aliis in precedentibus fieri sermonem. At supponit de illis, qui in ecclesia sunt consecrati, cum dicit quondam catholice ordinatis. Premittit ergo de hiis qui extra ecclesiam, quorum ordinationes dicit irritas, quod intelligi non potest de ueritate, cum postea dicat nisi probare - nescisse etc., quia ut supra dictum est in paragrapho « nulla ignorantia » etc., [C.9 q.1 c.4] ut ibi. Intelligitur ergo de executione ; relinquitur ergo ut sint rate quoad ueritatem sacramenti. Nota hinc destrui opinionem Gratiani et Jo. On retrouvera la même explication dans le casus C.9 q.1 c.5 : Hoc c. dividitur in duas partes. In I. part. dicitur quod illi qui receperunt ordines ab episcopis ordinatis in haeresi, vel ab intrusis, non tolerantur in suis ordinibus quoad executionem, nisi probent se nescivisse in tempore ordinationis eos fuisse damnatos. 39 C.1 q.1 c.17 : Qui perfectionem Spiritus, quam acceperant, perdiderunt, non dare eius plenitudinem possunt, que maxime operatur in ordinationibus, quam per suam perfidiam perdiderunt. 40 Glose ordinaire C.1 q.1 c.17, s.v. plenitudinem : id est executionem ordinis. Hic interserit Magister de ordinibus haereticorum. Sed quidquid Ioan. de Fan. & alii de hac materia dixerunt, istud est tenendum, quod quilibet episcopus sive catholicus sive haereticus, sive in ecclesia sive extra conferat ordinem dum tamen conferat secundum formam ecclesiae recipit ordinatus ordinem, licet non recipiat executionem ordinis. Similiter si taliter ordinati alios ordinent idem est et sic in infinitum, ut infra ead. quod quidam [C.1 q.1 c.97] 9. q. 1 ordinationes [C.9 q.1 c.5]. 37 38
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c ondamnation41. La Glose ordinaire semble unir des effets juridiques que Gratien avait distingués et ne retient finalement comme critère de validité que le respect de la forme du sacrement. Le Décret constitue clairement une étape intermédiaire de la réflexion, qui manifeste le besoin de distinguer les situations pour des raisons de justice, en même temps que l’impossibilité de formuler des critères précis. En particulier, Gratien ne fait pas intervenir lui-même la notion d’executio potestatis, qui permettrait pourtant d’adapter la solution juridique aux circonstances. Il se dégage néanmoins de ces efforts de distinction une certaine vision de la façon d’appréhender les effets juridiques : ce sont des éléments extérieurs au sujet qui décident sinon de la validité (pour Gratien peut-être, mais aussi pour Rufin et Jean de Faenza) au moins de la licéité des ordinations qu’il célébrera. L’utilisation du pouvoir d’ordonner hors de l’Église (par des évêques ultérieurement hérétiques) rend le sacrement de l’ordination valide mais illicite : les ministres ainsi ordonnés se trouvent dans une situation que seule peut légitimer la miséricorde de l’Église ou une nécessité, par nature exceptionnelle et passagère. Les conditions subjectives du ministre établissent la capacité de l’évêque à pouvoir procéder à des ordinations, mais de cette capacité subjective, objectivement déterminée, ne naît pas un droit à ordonner : celui-ci provient de l’adéquation entre la faculté d’ordonner de l’évêque et les besoins de l’Église. D’où la mention d’autres critères, tels le rôle des circonstances (présence ou non de simonie chez le ministre ou le fidèle) et la connaissance des irrégularités de la part du fidèle. Les notions de potentia dandi, potestas utendi illo sacramento, potestas aptitudinis, potestas habilitatis, potestas regularitatis chez Rufin. Si le critère du respect de la forme du sacrement semblait pacifiquement accepté à un moment où les définitions théologiques formelles avaient acquis une relative stabilité, peu avant les formulations de Pierre Lombard, celui de la situation canonique de l’évêque consécrateur a divisé les décrétistes. Comme nous l’avons anticipé, Jean de Faenza et Rufin firent des conditions
On peut en trouver une confirmation dans la Glose palatine C.9 q.1 c.5, s.v. Ordinationes. heresiarchis : qui nunquam catholici fuerunt. hoc probatur infra « qui vero », ad quid enim adiuvaretur, ibi convictio. Dans la Glose ordinaire on trouve au même endroit s.v. haeresiarchis : Id est praecisis ab ecclesia, qui numquam catholici episcopi fuerunt. L’expression est ici pourtant claire, tout comme est logique la déduction suivant laquelle les évêques qui ne furent jamais catholiques ne disposent évidemment pas de la potestas ordinandi. 41
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d’ordination de l’évêque consécrateur le critère déterminant de la validité des ordinations. Cette insistance sur la qualité du pouvoir d’ordre du ministre et sur son importance pour déterminer la validité de l’ordination, dénote-t-elle pour autant une conception subjective du droit ? La position de Rufin, qui ressort de sa lecture de C.9 q.1, s.v. Quod ordinatio, est assez claire : les ordinations hérétiques administrées par un évêque lui-même ordonné dans l’hérésie sont « irritae, et quantum ad veritatem sacramenti, et quantum ad executionem officii »42. Jean de Faenza soutiendra la même opinion dans les mêmes termes43. Il s’agit bien d’une invalidité totale, pourrions-nous dire, puisque le sacrement ne produit aucun effet. Dans le cas où l’évêque aurait été excommunié après son ordination épiscopale, il pourrait toujours validement ordonner, mais ces ordinations resteraient vaines quant à l’executio officii44. Faudrait-il conclure de ce qui précède que Rufin avait une conception subjective du droit en faisant de la plus ou moins grande potestas ordinis de l’évêque consécrateur le critère décisif d’un droit à ordonner validement ? En fait, le moment et les conditions de l’ordination sacerdotale ou épiscopale des clercs hérétiques constituent seulement chez Rufin un critère de départ, qui s’ouvre ensuite sur un arbre de possibilités, révélateur du caractère objectif de la notion de droit qui sous-tend l’argumentation. Dans son commentaire à Qui perfectionem (C.1 q.1 c.17) sur les ordinations hérétiques, Rufin combinait déjà plusieurs facteurs : les moments de l’ordination du clerc et de sa séparation de l’Église, mais aussi l’hypo-
Rufinus, Summa, 298. C.9 q.1 : Quod ordinatio. Sciendum est quod, sicut supra dist. LXX. dictum est, ordinatio dicitur esse irrita vel non habere vires duobus modis : quoad veritatem sacramenti et quantum ad executionem officii. Item excommunicati ordinatores alii in ipsa excommunicatione consecrati sunt, alii prius in ecclesia catholica consecrati et postea excommunicati. […] Si itaque ordinatores tales sint, qui in ipsa excommunicatione consecrati fuerint, ordinatio ab eis facta omnimodo erit irrita : et quantum ad veritatem sacramenti, et quantum ad executionem officii. In quo casu intelligitur primum caput huius questionis. 43 Johannes Faventinus, Summa, Saint-Omer, Bibliothèque municipale, ms. 0493 fol. 85ra. Ce ms. sert ici de base, complété par les ms. suivants : Reims, Bibliothèque municipale ms. 0684, fol. 72ra; Paris, BNF ms. lat. 14609, fol. 197va. Jean de Faenza ne fait que répéter l’interprétation de Rufin et seul l’ordre des mots est parfois légèrement interverti. 44 Rufinus, Summa, 298, C.9 q.1 : Si autem prius fuerint catholici episcopi et postmodum per excommunicationem expulsi, ordinatio quidem facta ab eis nullo modo irrita esse poterit quantum ad sacramenti veritatem, sed erit vana quantum ad officii executionem. Rufin précise ensuite les différentes circonstances qui feront que ces ordonnés pourront être par la suite réintégrés dans leur ordre. Ces conditions ne s’appliquent toutefois logiquement qu’à ce dernier groupe d’ordonnés. 42
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thèse d’une réordination hors de l’Église45. Rufin sait pertinemment que le vocable « hérétique » recouvre des situations différentes dont il est indispensable de tenir compte si l’on veut être juste, car certains furent ordonnés dans l’Église puis s’en séparèrent, tandis que d’autres furent ordonnés en dehors de l’Église. Parmi les premiers, certains furent réordonnés par des hérétiques et d’autres non. Parmi les seconds, certains furent ordonnés par des prélats hérétiques qui avaient eux-mêmes été ordonnés évêques dans l’Église, alors que d’autres le furent par des hérétiques, ordonnés évêques dans l’hérésie. Une fois l’éventail des possibilités dessiné, Rufin peut répondre à chaque situation. Concernant ceux qui furent ordonnés dans l’Église et tombèrent par la suite dans l’hérésie, s’ils n’ont pas été réordonnés hors de l’Église, ils peuvent, de retour dans l’Église, y être reçus dans leur ordre et conserver leur fonction sacerdotale, mais cela seulement par le fait d’une dispense. C’est l’appréciation de l’Église qui constitue alors le critère dominant, et non un quelconque pouvoir de celui qui a été ordonné, en dépit de la validité de sa propre ordination épiscopale. Néanmoins, ils ne pourront être ultérieurement promus. Rufin évoque cependant la possibilité de bénéficier d’une ultérieure « miséricorde ». Remarquons en passant que dans les deux cas (réintégration dans l’ordre sacerdotal et éventuelle promotion), Rufin parle de dispense et de grâce (instruments juridiques de nature objective), non de droit au sens subjectif46. Si en revanche ils furent réordonnés dans l’héré sie, lors de leur retour dans l’Église, ils ne conserveront pas même leur ordre
Ibid., 205, C.1 q.1 c.17 s.v. Qui perfectionem : Sciendum est quod haereticorum quidam in ecclesia ordinati postmodum in haeresim labuntur, quidam solummodo apud haereticos ordinantur. Cum enim in haeresim labuntur in ecclesia prius ordinati, aut iterato eosdem ordines ab haereticis suscipiunt aut non. Qui vero apud haereticos ordinantur, aut ab illis ordinantur, qui ultimam manus impositionem in ecclesia susceperant, aut ab illis, qui apud haereticos ultima unctione promoti fuerant. Le critère de la forme du sacrement constitue quant à lui une condition indispensable et préalable, que Rufin se contente de rappeler, sans le faire entrer dans le raisonnement : Ibid., 206, C.1 q.1 c.17 : Et hoc totum, quando in forma ecclesiae ordinati sunt tales ; si enim preter formam ecclesiae ordinarentur, a quolibet et quilibet ordinarentur, nihil, nec etiam sacramentum, acciperent – exemplo baptismi, qui citra formam ecclesiae traditus debet iterari, ut infra ead. q. Si quis confugerit [C.1 q.1 c. 52]. 46 Rufinus, Summa, 205, C.1 q.1 c.17 s.v. Qui perfectionem : Qui ergo ordinati sunt in ecclesia catholica, si postea in heresim labuntur et eis ab hereticis eidem ordines non repetuntur, cum ad ecclesiam reversi fuerint, ex dispensatione ecclesie in suis ordinibus recipientur, ita ut ulterius non promoveantur, ut infra ead. q. cap. Si quis heretice [c.42] ex maiori autem misericordia etiam ad ulteriores gradus poterunt sublunari, quod innui potest ex ilio capitulo infra q. VII. Convenientibus [c.4]. 45
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auparavant reçu47. Quant à ceux qui furent ordonnés seulement une fois et hors de l’Église, si ce fut par des hérétiques eux-mêmes ordonnés au sein de l’Église, ils ne reçurent ni l’executio ordinis, ni la virtus sacramenti, car le prélat hérétique qui les a ordonnés avait perdu l’une et l’autre lors de sa séparation de l’Église48. Enfin, dans le cas de ceux qui furent ordonnés par des évêques hérétiques ayant eux-mêmes reçus l’épiscopat dans l’hérésie, comme le confirme Rufin dans son commentaire à C.9 q.1, lorsqu’ils reviendront dans l’Église, si la nécessité ou l’utilité l’exigent, ils seront réordonnés, car ils ne reçurent au cours de leur précédente ordination ni l’executio ordinis, ni la virtus sacramenti, ni le sacrement lui-même. La mention de la possibilité de la réordination, signe le plus clair de l’invalidité de la précédente ordination, n’est en fait pas impossible, mais reste soumise aux critères objectifs de la nécessité ou de l’utilité49. Dans un certain sens, cette intégration de critères objectifs nous dit quelque chose de significatif sur le raisonnement juridique de Rufin, mais, en même temps, le dernier cas mentionné soulève une question. Rufin commente ensuite « Qui honorem non habuit, honorem dare non potuit nec aliquid accepit ille, quia nihil erat in dante », en donnant à honorem le sens de la 47 Ibid., 205‑206, C.1 q.1 c.17 s.v. Qui perfectionem : Si apud hereticos reordinati sunt, cum ad ecclesiam redierint, nec etiam priores ordines retinebunt, ut habetur ex fine illius capituli « Saluberrimum », infra q. VII. [C.1 q.7 c. 21]. 48 Ibid., C.1 q.1 c.17 s.v. Qui perfectionem : Qui autem apud haereticos ordinati sunt, si ab illis haereticis sunt ordinati, qui ultimam manus impositionem apud ecclesiam receperant, vere quidem sacramentum ordinis susceperunt, sed executionem ordinis vel virtutem sacramenti non acceperunt, quia neutrum in ordinatore erat ; nam utrumque ordinator perdiderat, cum ab ecclesia recesserat : sacramentum ordinis, quod adhuc retinuerat, ordinando dare potuerat. Executio potestatis et virtus sacramenti sont deux aspects différents. Si l’utilisation de vel ne permet pas dans un premier temps d’établir le rapport entre les deux expressions, en revanche, l’utilisation de neutrum puis de utrum indiquent une distinction. Les deux termes pourraient donc faire respectivement référence à l’administration des sacrements et à la grâce, effet du sacrement. 49 Ibid., 206, C.1 q.1 c.17 s.v. Qui perfectionem : Si autem ab illis hereticis ordinati sunt, qui ultimam manus impositionem in ecclesia non susceperunt, cum ad ecclesiam reversi fuerint, si necessitas vel utilitas interpellaverit, ut fungantur ordinibus, in ecclesia iterum ordinabuntur ex novo, quia a suis ordinatoribus non solum executionem ordinum vel virtutem sacramenti, sed etiam nec ipsum sacramentum receperunt. Et hoc est infra q. ult. cap. Daibertum [C.1 q.7 c.24]. In hoc itaque capitulo de utrisque ordinatis et ordinatoribus Innocentius meminit, et primo de his, qui sunt ordinati ab illis, qui ultimam manus impositionem in ecclesia receperunt, dicens : « Qui perdiderunt », scil. cum recesserint ab ecclesia, « perfectionem Spiritus », i. e. perfectam gratiam Spiritus sancti, « quam acceperant », cum ipsi in ecclesia episcopi facti sunt, “non possunt dare eius plenitudinem», i. e. illius sacramenti virtutem, licet ipsum sacramentum.
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« dignité épiscopale » et à nihil le sens de nulla potentia illud sacramentum dandi50. À première vue, le terme de potentia, repris par virtus, renvoie à une disposition intérieure, en l’occurrence une puissance spirituelle, susceptible de transmettre le sacrement de l’ordre. L’expression, reconnaissons-le, pourrait bien soulever quelques interrogations quant à la réalité de la conception objective du droit qui nous semble pourtant à l’œuvre dans l’analyse de Rufin. Il reprend en fait l’explication déjà mentionnée chez Gratien, suivant laquelle on ne peut donner ce que l’on ne possède pas. L’argument est logique, mais il reste toujours ambigu, hors de son contexte. Il convient néanmoins d’être plus précis et de ne pas réduire le ius dandi sacramentum à l’exercice d’une potentia possédée par le ministre. En réalité, cette potentia dandi ne s’affranchit pas des conditions objectives de réception du sacrement. Autrement dit, elle n’est pas elle-même un pouvoir qui se transmet d’évêque à évêque indépendamment d’un cadre ecclésial de communion hiérarchique. L’imposition des mains de l’ordination épiscopale est objectivement déterminée : elle est valide si elle a lieu dans l’Église, mais nulle si elle advient dans l’hérésie. D’autre part, Rufin ne peut pas non plus oublier que cette potentia dandi est une puissance de Dieu et qu’elle n’est donc pas possédée en propre par le ministre. C’est la raison pour laquelle saint Augustin montrait tant de réticences à limiter la validité des sacrements, car cela ne revenait pas à limiter la puissance du ministre mais, en définitive, celle de Dieu. Ainsi, tous les efforts de saint Augustin mais aussi de Gratien, et ici de Rufin, pour affirmer la validité pérenne des sacrements ont pour effet de souligner que le véritable auteur et par conséquent le véritable dispensateur de cette potentia est Dieu et non le ministre. Ce dernier, en conférant le sacrement, ne transmet donc pas quelque chose qui lui appartient, mais quelque chose dont il n’est que l’administrateur. En fait, la potentia dandi sacramentum ne s’applique pas directement au sacrement : elle n’est pas une potentia sacramenti – car celle-ci n’appartient 50 Ibid., 206‑207, C.1 q.1 c.17 s.v. Qui honorem : Hic agitur de illis ordinatoribus, qui ultimam manus impositionem apud hereticos optinuerunt. « Qui honorem », id est episcopalem dignitatem, in ecclesia catholica numquam habuit, honorem, i. e. sacramentum honoris, scilicet ordinem aliquem nec dare potuit etiam sacramentaliter, nec ille, qui ordinatus ab eo est, aliquid etiam sacramenti accepit, quia nichil, id est nulla potentia illud sacramentum dandi, erat in dante. Vel aliter, ut de eis tantum ordinatoribus agat, qui ultimam unctionem in ecclesia habuerint : « Qui honorem non habuit », i. e. virtutem vel executionem illius honorabilis sacramenti, scil, episcopalis dignitatis, – « non habuit », dico, tunc, cum alium hereticum ordinabat, honorem, i. e. virtutem vel executionem, nec ille aliquid sacramentalis virtutis accepit, quia nichil, i. e. nulla virtus vel executio, erat in dante illud ordinis sacramentum.
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qu’à Dieu –, mais une potestas dandi sacramentum : une puissance qui porte sur la capacité de transmettre et non sur ce qui est transmis. Elle est puissance d’une faculté et non puissance d’une chose. Cette précision sur le point d’application de la potentia exclut par conséquent l’objet transmis et ses corollaires (le sacrement, la grâce, l’effet) de la sphère subjective du ministre. C’est précisément pour cette raison que la réflexion juridique de Rufin concernant la validité et les effets du sacrement ne porte pas tant sur la personne du ministre et son pouvoir, que sur la nature et la finalité du sacrement lui-même, à partir desquelles une situation de justice peut être définie. Par conséquent, que le ministre possède la potentia dandi, autrement dit qu’il fût lui-même validement ordonné, est certes une condition sine qua non de la validité du sacrement, comme l’est aussi celle du respect de la forme, mais elle reste néanmoins une condition, dans la mesure où la potentia dandi ne génère pas elle-même un droit à conférer le sacrement. Elle dit simplement que se trouve présente dans le ministre la faculté de le conférer. Mais de cette affirmation, Rufin n’en déduit pas un droit du ministre ! Du reste Rufin n’envisage pas la question de la validité ou de la licéité du sacrement sous la forme d’un droit à le conférer ou à le recevoir. Il détermine seulement les situations dans lesquelles le sacrement pourra produire pleinement ses effets. Parler de potentia dandi n’est donc pas la manifestation d’une conception subjective du droit ; elle n’est pas la porte ouverte à l’exercice libre d’une faculté ; elle indique seulement la présence d’une condition nécessaire pour la réalisation valide du sacrement de la part du ministre, en réalité plus une capacité qu’une puissance. Il existe d’autres occurrences du terme potestas, toujours dans le domaine du sacrement de l’ordre. Comme on l’a vu, lorsque le sacrement de l’ordre est administré par un évêque catholique, donc non séparé de l’Église, précise Rufin, se pose la question de la dignité de celui qui reçoit le sacrement. S’il est digne, il recevra le sacrement ainsi que la res sacramenti, la grâce propre du sacrement de l’ordre. S’il en est indigne, il ne recevra que le sacrement51. Mais Rufin se demande alors : si ces personnes ne reçoivent que le sacrement lui-même, que pourront-ils encore perdre en cas de déposition, étant donné qu’on ne peut leur retirer le sacrement qu’ils ont reçu52 ? C’est en réponse
51 Ibid., 210, C.1 q.1 c.30 : Si autem traduntur ab episcopis catholicis, scil. non precisis, si digni sunt qui suscipiunt sacramentum, utrumque consecuntur, sacramentum videlicet et rem sacramenti ; indigni autem non rem, sed sacramentum tantum. Indigni hic intelliguntur qui secundum canones ab ordinibus repelluntur. 52 Ibid., C.1 q.1 c.30 : Sed dicitur : si illi, qui indigni sunt, cum ordinantur, nonnisi sacramentum ordinis accipiunt, quid igitur, cum ab ordine postmodum deponuntur, amittunt ? Quippe
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à cette interrogation que Rufin introduit la notion de potestas utendi illo sacramento : n’ayant pas reçu la grâce sacramentelle et ne pouvant perdre le sacrement, en cas de déposition ils seront privés de ce pouvoir d’user du sacrement53. La fonction sacerdotale, explique Rufin, est en effet composée de deux éléments, l’usus et la potestas54. Considérons que usus fait référence au sacrement de l’ordre55 et revenons sur le terme de potestas que développe Rufin : Item potestas triplex est : aptitudinis, habilitatis et regularitatis. Vel potestas alia sacramentalis, secunda dignitatis, tertia regularitatis. Potestas aptitudinis est, qua sacerdos ex sacramento ordinis quod accepit habet aptitudinem cantandi missam. Potestas habilitatis est, qua ex dignitate officii quam adhuc habet habilis est ad cantandam missam. Potestas regularitatis est, qua ex vitae merito, ex integritate personae, ex sufficienti eruditione dignus est missam canere56.
La potestas s’entend donc de trois façons : la potestas aptitudinis ou sacramentalis donne au prêtre la possibilité de dire la messe, en vertu de sa seule qualité de prêtre ; la potestas habilitatis ou encore dignitatis lui permet de dire
sacramentum illud amittere non possunt – alioquin, si ex dispensatione iterum in suo ordine recipientur, reordinabuntur, quod sentire dementis est ! 53 Ibid., C.1 q.1 c.30 : Ad quod dicimus quia, cum tales deponuntur, non quidem sacramentum absolute amittunt, sed quoad potestatem utendi illo sacramento : de cetero enim eo uti non poterunt. 54 Ibid., C.1 q.1 c.30 : In officio sacerdotali duo sunt, usus et potestas. 55 La variante signalée par Singer, dignitas permet de le penser, ou du moins d’être prudent quant à l’interprétation de ce terme. 56 Rufinus, Summa, 210-211. C.1 q.1 c.30. Gillmann s’est aussi intéressé à ce passage à propos de la notion de caractère sacramentel, qu’il identifie à la potestas aptitudinis mentionnée par Rufin : « Der “sakramentale Charakter” bei den Glossatoren Rufinus, Iohannes Faventinus, Sikard von Cremona, Huguccio und in der Glossa Ordinaria », Katholik 90 (1910) : 302. Gillmann ne développe que peu l’analyse, car seule la potestas aptitudinis, dans laquelle on peut effectivement lire le caractère sacramentel l’intéresse vraiment. Ceci-dit, il signale l’existence d’une distinction similaire entre potestas regularitatis, habilitatis, executionis et aptitudinis dans la Summa de Sicard de Crémone, qui reprend et synthétise ainsi la distinction de Rufin : Summa, C.1 q.1 c.30 : Queritur, cum habeat sacramentum (degradatus), an conficiat, ordinet an ordinati ab eo sint ordinati. R(espondeo) : Qui dicunt esse sacerdotem aiunt omnia posse. Nos dicimus [deest : M] nichil ex his posse. Est enim potestas regularitatis in merito vitae. hanc perdimus, cum labimur ; Habilitatis in officii collatione. Hanc perdimus, cum deponimur. Executionis in licentia prelati. Hanc perdimus cum suspendimur. Aptitudinis in caractere sacramenti. Hanc vero numquam perdimus [deest : B.]. Nous reproduisons ici le texte tel qu’il fut transcrit par Gillman au même endroit à partir des ms. Munich, Clm. 4555 fol. 19 col. 1 ; Bamberg, Can. 38 (D. II. 20) p. 142-143.
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la messe en vertu de la fonction qui lui a été assignée (la charge d’un groupe de fidèles) ; enfin, la potestas regularitatis rend le prêtre spécialement digne de célébrer la messe en raison de ses mérites personnels, de son intégrité ou de son érudition. Il y aurait donc trois degrés de potestas, qui certes ne modifient pas la possibilité de dire la messe, mais en perfectionnent la célébration. Cette potestas, dans son triple aspect – Rufin parle d’un pouvoir triple, non de trois pouvoirs – provient en fait de trois origines différentes : le sacrement de l’ordre, l’officium, les qualités personnelles. On remarquera que l’aspect le plus décisif de cette potestas est précisément celui dont l’origine est divine, alors que vient ensuite l’aspect lié à une fonction assignée dans l’Église, puis finalement celui lié directement à la personne du ministre. Une faute (crimen) peut faire perdre la potestas dignitatis ou la potestas regularitatis et avoir pour conséquences soit la suspension soit la déposition du ministre, dont Rufin détaille alors les modalités. Néanmoins, la potestas aptitudinis ne sera quant à elle jamais perdue. Rufin établit alors une liste détaillée des sanctions possibles57. Une faute légère ne peut entraîner la suspension de l’office mais concerne seulement la potestas regularitatis, car seules les qualités morales du ministre sont alors affectées. Une faute plus grave peut entraîner la suspension, qui signifie une perte temporaire de l’usus officii58. À un troisième degré de gravité, la déposition correspond à la perte de potestas habilitatis, en plus de celle de la potestas regularitatis. La suspension est par conséquent une sanction intermédiaire qui produit la suspension temporaire de l’executio potestatis, alors que la déposition en signifierait la perte pure et simple. Il s’agit là en tout cas d’une hypothèse de lecture pour rendre compte de cette distinction introduite par Rufin,
57 Rufinus, Summa, 211, C.1 q.1 c.30 : Sacerdos itaque aliquando in crimen labitur, sed tamen ab officio non suspenditur ; aliquando labitur et suspenditur ; aliquando labitur et non tantum suspenditur, sed etiam deponitur. Quando labitur et non suspenditur, non quidem usum officii amittit, sed illa tertia potestas abiudicatur ei ; non enim potest cantare missam ex merito vitae. Cum vero labitur et suspenditur, usum quidem officii perdit, sed habilitatis potestatem non amittit ; de levi enim, scil. simplici iussione episcopi, usum officii recuperare potest qui non perdidit dignitatem. Si vero labitur et suspenditur et deponitur, usum utique officii cum potestate habilitatis et regularitatis amittit, sed potestate aptitudinis eatenus nunquam carere potest, quatenus illud sacramentum ei, dum vivit, deesse non potest. Et hoc quidem utiliter interiecimus ad satisfaciendum questioni quorundam a nobis frequenter sciscitantium, quid plus sacerdos depositus, quam suspensus, amitteret deiectus vel reciperet restitutus. 58 Ceci-dit, la potestas habilitatis n’est pas remise en cause : elle est seulement effectivement suspendue, ce qui veut dire que l’usus officii pourra être récupéré par une simple décision de l’évêque, sans que pour cela doive être attribuée de nouveau la potestas habilitatis.
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qui parle de trois sanctions différentes, alors que deux aspects de la potestas peuvent en fait disparaître. En effet, la potestas aptitudinis, c’est-à-dire le pouvoir d’ordre reçu par le sacrement n’est quant à lui jamais remis en cause dans ces sanctions. De telle sorte que, si l’on considère les trois façons dont la potestas peut être comprise, la composante subjective pourrait-on dire, ou bien les aspects de la potestas sur lesquels le ministre peut influer par sa vie et ses actions, ne sont pas ceux qui mettront en cause l’existence du sacrement. La potestas iure ex officio faciendi au cœur du processus de la transmission de la potestas ordinis chez Jean de Faenza La Summa de Jean de Faenza, qui est en grande partie une compilation de Rufin et d’Étienne de Tournai écrite après 117159, ne présente pas d’intérêt majeur pour notre problématique, au sens où elle ne développe pas une conception du droit différente de ses sources, qu’elle reprend parfois mot pour mot60. Certaines gloses apportent néanmoins des commentaires intéressants pour notre sujet61. Dans son commentaire au canon Daibertum (C.1 q.7 c.24 : « haereticus, quem constat ab haereticis ordinatum, quia nihil habuit dare nihil potuit ei, cui manus inposuit »), Jean de Faenza pose la question de façon plus aiguë encore que Rufin, car il manquait de toute évidence un élément dans le raisonnement pour justifier la rupture de la validité dans la célébration du sacrement de l’ordre : quand et comment peut disparaître
59 Voir Norbert Höhl, « Wer war Johannes Faventinus ? Neue Erkenntnisse zu Leben und Werk eines bedeutendsten Dekretisten des 12. Jahrhunderts », in Proceedings of the Eighth International Congress of Medieval Canon Law, San Diego 1988, MIC C-9, éd. par Stanley Chodorow (Città del Vaticano : Biblioteca Apostolica Vaticana, 1990), 189‑203. Sur la Summa, voir Kuttner, Repertorium, 143-146. Pour une vision d’ensemble récente de l’œuvre de Jean de Faenza, ainsi que pour une valorisation de l’originalité de la Summa, voir Pennington et Müller, « The Decretists : The Italian School », 138-139 ; Alfons Maria Stickler, « Jean de Faenza ou Joannes Faventinus », Dictionnaire de Droit Canonique (Paris : Letouzey et Ané, 1957), 102. 60 Concernant la potestas ligandi et solvendi, Lenherr montre comment Jean de Faenza reprend les auteurs précédents : Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt der Häretiker bei Gratiam und den Dekretisten bis zur Glossa ordinaria des Johannes Teutonicus (St. Ottilien : EOS, 1987), 202‑203. 61 Pennington et Müller, « The Decretists : The Italian School », 139. Pour l’étude de ces gloses, voir Weigand, « Die Glossen des Johannes Faventinus ». Les gloses aux distinctions ont été publiées par Norbert Höhl, « Die Glossen des Johannes Faventinus zur Pars I des Decretum Gratiani : Eine literargeschichtliche Untersuchung » (1987). On en trouve une autre étude chez Rudolf Weigand, « Huguccio und der Apparat “Ordinaturus Magister” », AKKR 154 (1985) : 490‑520.
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le pouvoir d’ordonner ? Comment justifier juridiquement une telle disparition ? Note auteur formule une première question d’une façon étonnamment pertinente : « nihil habuit » : idest nullam ordinandi potestatem habuit et ideo nullam dedit. Inquires fortassis cur haereticus episcopus, quondam tamen, catholicus, ordinem tribuit et haereticus qui numquam fuit catholicus episcopus non tribuit, cum uterque ordinem habe(a)t et neuter executionem. Et iterum cum ordinem nemo possit amittere, quid excommunicatus uel suspensus in degradatione amittit, cum executionem non habeat quam possit amittere62 ?
Il n’existe pas en effet de différence entre l’évêque ordonné au sein de l’Église et l’évêque ordonné dans l’hérésie qui puisse justifier que ce dernier ne puisse ordonner validement un prêtre : aucun des deux ne peut perdre le sacrement de l’ordre (sacerdotal et épiscopal), mais tous deux ont également perdu l’executio potestatis, par le fait d’être hérétiques : que possède donc le premier que le second n’aurait pas, et qui justifierait cette différence des effets ? La deuxième question de Jean de Faenza part d’une remarque de justice : de quoi les excommuniés et les clercs suspendus pourraient-ils se voir privés, s’il est vrai qu’ils ne peuvent perdre le sacrement de l’ordre et qu’ils ont déjà perdu l’executio ? Manifestement, se trouvait ici cachée une distinction que Jean de Faenza met en lumière dans la suite du commentaire : Ad hoc nota (sicut Augustinus supra causa eadem Q. i. Quod quidam [C.1 q.1 c.97] innuit subtiliter intuenti) quod innocens in consecratione triplicem accipit potestatem : scilicet potestatem sacra faciendi, potestatem iure ex officio faciendi et potestatem iuste faciendi63.
Jean de Faenza introduit une distinction au niveau de la potestas ellemême. C’était sans doute un lieu juridique possible mais délicat, au carrefour de l’élément sacramentel (le sacrement de l’ordre, conservé dans les deux cas) et d’un élément juridique (l’executio potestatis, perdue dans les deux cas). Entre ces deux éléments, la potestas est à la fois indéfectiblement attachée au sacrement, tout en étant d’un autre ordre, à la fois assimilée au caractère sacramentel, mais aussi distincte de celui-ci. Il est logique, mais audacieux, que Jean de Faenza ait voulu explorer les modalités d’une notion capitale mais si peu analysée. Il est encore plus remarquable qu’il décompose un pouvoir jusque-là abordé de façon plutôt monolithique.
Weigand, « Die Glossen des Johannes Faventinus », 89‑90, C.1 q.7 c.24. Ibid., 90, C.1 q.7 c.24.
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Notre auteur affirme donc que celui qui est ordonné dans l’Église reçoit une triple potestas : la potestas sacra faciendi, la potestas iure ex officio faciendi et la potestas iuste faciendi. La première semble très proche de la potestas ordinis, mais s’en différencie cependant ( Jean utilise un autre vocable) ; la seconde s’apparenterait à la potestas exercée dans le cadre d’un office et s’inscrirait donc dans un configuration juridique approuvée par l’autorité ; quant à la troisième, elle correspondrait au fait d’utiliser la potestas de façon juste et en vue d’une action juste. Par l’utilisation de qualificatifs nouveaux, Jean de Faenza manifeste indubitablement son souhait d’explorer une voie juridique différente et de proposer des distinctions qui échappent aux catégories jusque-là utilisées, et sans doute quelque peu rigidifiées par la pratique, comme la potestas ordinis et l’executio potestatis. À ces trois aspects de la potestas correspondent trois points d’application des sanctions : « Vltimam perdit cum in crimen labitur, mediam cum suspenditur, primam cum degradatur, ordine semper retento »64. La potestas iuste faciendi est perdue en raison d’une faute morale (crimen). Ce qui disparaît alors, c’est la capacité personnelle du ministre de bien agir ou d’agir en vue du bien, et cette capacité devrait être récupérée par la pénitence, même si Jean ne dit rien ici sur ce point. Dans ce processus de perte et de récupération de cette modalité de la potestas, il ne semble pas que l’Église doive intervenir de façon pénale : sans doute le sacrement de la pénitence estil suffisant pour apporter une solution à un problème qui ne semble affecter que le for interne. La potestas iure ex officio faciendi disparaît quant à elle en raison d’une peine de suspension et semble correspondre à ce que les auteurs précédemment analysés désignaient en parlant de suspension de l’executio potestatis. Néanmoins, Jean de Faenza ne reprend ici ni ce terme, ni peut-être ce concept. C’est alors que notre auteur introduit un autre degré de sanction, lorsque la dégradation atteint non seulement l’office et la potestas qui en découlait de iure, mais aussi le niveau plus radical de la potestas sacra faciendi, c’est-à-dire le pouvoir de célébrer des actes sacramentels, semble-t-il. Si l’on voulait comparer cette analyse à celle d’Étienne de Tournai, on pourrait dire que la potestas iure ex officio faciendi correspondrait au pouvoir de célébrer publiquement les sacrements, et que la potestas sacra faciendi correspondrait au pouvoir de les célébrer absolument. Cela-dit, Étienne de Tournai n’envisageait pas que ce dernier pouvoir, tant lié à la possession inamissible du sacrement de l’ordre pût être perdu. Jean de Faenza dissocie en
Ibid., C.1 q.7 c.24.
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revanche clairement le sacrement de l’ordre de la potestas sacra faciendi, qui peut disparaître, sans remettre en cause l’ordination sacerdotale elle-même. Notre auteur offre une réponse supplémentaire au problème soulevé depuis saint Augustin : comment limiter le plus possible les actes sacramentels des hérétiques sans sacrifier la validité des sacrements et l’action de Dieu ? La distinction apportée par Jean de Faenza aide à comprendre comment les décrétistes ont cherché à expliquer de façon toujours plus précise l’interaction entre les qualités subjectives du ministre et son agir sacerdotal. On touche ici l’un des aspects centraux de notre problématique, que les décrétistes ont sans doute vécu comme un défi de l’argumentation juridique : en quoi la subjectivité du ministre pouvait augmenter, diminuer voire détruire les effets objectifs du sacrement qu’il célébrait, et d’un sacrement dont Dieu restait finalement toujours l’auteur et le garant ? Jean de Faenza propose trois degrés dans cette interaction, qui sont trois degrés de la potestas elle-même. Pour percevoir quelle conception du droit se trouve derrière son analyse, il convient de s’interroger plus avant sur l’aspect de la potestas qui fait directement référence à la notion de ius. Jean de Faenza applique ainsi la gradation des sanctions au problème soulevé : un évêque ordonné au sein de l’Église, puis suspendu pour être passé à l’hérésie, conserve la potestas faciendi et peut donc ordonner validement, mais il ne peut transmettre ni la potestas iuris ni la potestas iustitiae, qu’il a perdues65. Et c’est précisément là que se situe le moment de rupture dans la chaîne de transmission du sacrement de l’ordre : l’évêque suspendu possède certes la potestas faciendi mais il ne peut plus la transmettre, parce que celle-ci, même si elle peut demeurer après la perte de la potestas iuris, ne peut cependant se reproduire chez l’ordonné en l’absence de la potestas iuris chez l’évêque consécrateur, vu que l’ordre naturel veut que l’action de consacrer provienne de l’office et non le contraire. De cette façon, celui qui est ordonné recevra le sacrement de l’ordre, mais il ne recevra pas la possibilité de transmettre luimême ce sacrement. Jean invoque donc un processus naturel, selon lequel les choses ne viennent à l’existence qu’à partir de ce qui peut les produire. La potestas iuris serait donc le moteur nécessaire de toute potestas faciendi ultérieure. Un évêque autrefois catholique mais suspendu pourra donc Ibid., C.1 q.7 c.24 : Itaque quondam catholicus suspensus, cum adhuc potestatem faciendi retineat, dare ordinem potest, sed potestatem iuris uel iustitiae quam non habet dare non potest. Item nec potestatem faciendi quam habet dare potest, quia licet potestas faciendi sine potestate iuris in aliquo esse possit, non tamen sine illa in aliquo potest incipere, cum naturalis ordo sit ut ex officio quis incipiat posse consecrare, non e conuerso. 65
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c élébrer les sacrements en vertu de la potestas faciendi dont il dispose encore, et il pourra ordonner validement, mais il ne pourra susciter chez l’ordonné cette potestas faciendi, car celle-ci naît de la potestas iuris, dont l’évêque a en revanche été privé et qu’il n’a pas transmise. Notre auteur envisage donc un processus juridique intéressant, dans lequel la potestas sacra faciendi, la plus difficile à perdre, car la plus liée au sacrement de l’ordre, est en fait conditionnée, pour sa reproduction chez autrui, par une potestas iure ex officio faciendi, dont l’existence repose sur une décision de l’autorité ecclésiale. La potestas iuris se trouve alors au centre du processus, puisqu’elle conditionne la transmission future du sacrement de l’ordre66. Ce raisonnement trouve évidemment un écho dans notre problématique. La potestas sacra faciendi, possédée personnellement par le ministre en vertu du sacrement reçu, est finalement conditionnée par l’existence de facteurs juridiques objectifs, déterminés par l’autorité ecclésiastique. L’argumentation de Jean de Faenza articule ainsi une vision subjective du droit à une vision objective. Quelle conception l’emporte ? Certes, sans la potestas sacra faciendi, dans laquelle on serait tenté de reconnaître un pouvoir subjectif, rien n’est possible. Mais, en même temps, cette potestas sacra faciendi se trouve en réalité dépourvue d’effets ultérieurs en l’absence d’une potestas iuris dont la permanence repose sur l’existence d’un office. Or l’office échappe au pouvoir du sujet lui-même et dépend du jugement objectif de l’Église. On pourrait ici risquer quelque conclusion plus générale. Tout se passe comme si le raisonnement de Jean de Faenza trouvait un moyen supplémentaire de retirer finalement à la sphère subjective du ministre les moyens d’une action ultérieure, en privant d’efficacité son pouvoir sacramentel, sans néanmoins en remettre en cause l’existence. Là encore, on assisterait à l’effacement progressif d’une forme subjective du droit, dans le cadre de la transmission du sacrement de l’ordre. L’argumentation de Jean de Faenza constitue une contribution originale, mais finalement non suivie, aux efforts de limiter le développement de la simonie et de l’hérésie dans l’Église sans porter toutefois atteinte à la validité des sacrements. Force est là encore de constater que le mouvement logique de la doctrine canonistique tend implicitement
66 Ibid., C.1 q.7 c.24 : Cum itaque, ut ex premissis apparet, ordinator haereticus potestatem ordinandi non tribuat, igitur ab eo ordinatus potestatem ordinandi non habet : ergo non potest dare ordinem. Quid ergo, si cum isto qui solum ordinem habet dispensaretur ? Per manus impositionem acciperet a catholicis quod ab haereticis nemo ualet accipere, scilicet omnem ordinis potestatem ut supra eadem causa in pluribus capitulis et infra xxiiii. Q. I. (Di)dicimus [C.24 q.1 c.31].
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à promouvoir un concept de droit objectif et non subjectif. Sans doute les théories de Hugues d’Amiens, Gerhoch de Reichersberg et Guillaume d’Auvergne avaient-elles dans un premier temps trop privilégié la notion d’officium au détriment de la potestas ordinis. Mais on voit ici que Jean de Faenza réintroduit de façon subtile, par le biais d’une distinction supplémentaire, la potestas iure ex officio faciendi au cœur du processus sacramentel. De la potestas à l’executio potestatis et de la question de la validité à celle de la licéité : Honorius et Huguccio Honorius et Huguccio ont sans doute fourni la réfutation la plus claire des interprétations de Rufin et Jean de Faenza dans leur commentaire à Quod ordinatio (C.9 q.1) et à Qui perfectionem (C.1 q.1 c.17)67. Magister Honorius : la distinction entre executio iustitiae, iuris et facti Déjà, dans son commentaire à la décrétale Ventum, Honorius mettait en garde68 contre une confusion qui pourrait naître de l’absence de distinction entre le sacrement et l’officium sacramenti : Erant enim quidam nescientes distinguere inter sacramentum et sacramenti officium, ut de con. di.iiii. Quomodo. [De cons. D.4 c.41] Credebant enim eum qui ordinem haberet et exequi officium posse. Sic enim opponebant Innocentio : aut ab hereticis ordinati ordinem accipiunt et tunc et reuersi in ordinibus ministrare possunt, aut non et tunc nichil impedit quominus reuersi iterum ordinantur. Et isdem respondet Innocentius quod reuera ordo accipitur, set non executio, unde et reuersis officii permittitur executio et hoc propter infamiam que manet post penitentiam69.
Jean de Faenza est plus souvent mentionné que Rufin, dans cette réfutation, sans doute en raison de la grande diffusion de sa Summa. Ainsi, par exemple, suivant Honorius, Jean de Faenza a confondu honor et ordo dans son commentaire à Qui perfectionem : Honorius, Summa, vol. 1. p. 278-279, C.1 q.1 c.17 s.v. dampnationem : Secundum Jo. in principio capituli loquitur de ordinatore qui in ecclesia factus est episcopus usque ad illum locum « Et iterum », ex tunc usque ad finem, de illo qui extra ecclesiam ; et secundum hoc dicitur honorem pro ordine. Set et lectio simul cum opinione premissa est improbata ix. Q.i. Ordinationes [C.9 q.1 c.5]. Dans tout le reste du commentaire aux c. 17 et 18, Honorius glose toujours honor par idest executio. 68 Mais sans désigner Rufin ou Jean de Faenza, car tous deux connaissent la distinction entre potestas et executio potestatis. Le désaccord porte, comme nous l’avons vu, sur la confusion entre honor et ordine, suivant Honorius. 69 Honorius, Summa, vol. 1. p. 279, C.1 q.1 c.18. 67
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Ce passage est d’une grande importance, car on peut y lire une critique d’une certaine conception subjective du droit : la notion d’executio potestatis est précisément la distinction qui empêche de faire dériver le droit d’administrer le sacrement de la possession du sacrement de l’ordre. Le canoniste peut alors commencer son travail de distinction entre les différentes situations : celles qui mettent en cause le sacrement lui-même et le rendent invalide ou inexistant, et celles qui, bien que contraires au droit, n’affectent pas le sacrement lui-même mais seulement la faculté de l’administrer. On voit ici clairement tout un travail de dissociation entre la potestas de nature sacramentelle et l’executio de nature juridique. Le commentaire à Quod ordinatio illustre parfaitement cette distinction. Honorius affirme que l’ordination est invalide, quoad sacramenti veritatem dans deux cas objectivement déterminés : lorsque celui qui ordonne n’est pas évêque ou bien ne respecte pas la forme prévue. L’ordination est irrita quoad executionem, quand c’est bien un évêque qui ordonne et selon la forme prescrite, mais contra iuris ordinem70. La détermination de ce qui est contra iuris ordinem se fait suivant deux axes : les conditions propres à l’ordonné (dont il n’est pas ici question, précise Honorius) ou les conditions propres à l’ordinant, dont traite précisément la question, lorsqu’il s’agit d’un évêque excommunié qui ordonne en respectant la forme prescrite71. Ces ordinations irritae quoad executionem sont ensuite subdivisées en celles qui ne peuvent faire l’objet d’une dispense (lorsque l’évêque consécrateur est excommunié et déposé) et celles qui peuvent faire l’objet d’une dispense (lorsque l’évêque est seulement excommunié). Ce dernier cas est lui-même subdivisé en fonction des conditions de réception de la part de l’ordonné, sur lesquelles nous reviendrons72. Honorius opère une subdivision des solutions différente de celle de Rufin et Jean de Faenza, puisqu’il range tous les cas considérés (quelles que fussent
Ibid., vol. 2, p. 144-145, C.9 q.1 pr. Quod ordinatio : Irrita dicitur ordinatio quoad sacramenti ueritatem, secundum G. tantum in duobus casibus : ubi non episcopus ordinat, ut di.lxviii. Presbiteri [D.19 c.9], item ubi episcopus non in forma, ut i. Q.vii. Daibertum [C.16 q.7 c.15], di. xxiii. Quorundam [D.32 c.5]. Item quoad executionem, puta cum is qui est episcopus et in forma ordinat, set contra iuris ordinem. 71 Ibid. p. 145, C.9 q.1 pr. Quod ordinatio : set contra iuris ordinem uel propter condicionem ordinandi, de quo non hic, uel propter condicionem ordinantis, de quo hic agitur, ubi de episcopo excommunicato in forma tamen ordinante tractatur. 72 Ibid. p. 145, C.9 q.1 pr. : Quod ordinatio : Est autem hic irrita quoad executionem, set quandoque dispensabiliter, quandoque indispensabiliter, quia si est excommunicatus et depositus, eius ordinatio est irrita indispensabiliter ; si excommunicatus tantum, distingue circa ordinatum, […] 70
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les conditions de l’ultima impositio manus de l’évêque consécrateur) dans la catégorie des ordinations irritae quoad executionem. Il s’ensuit un glissement de l’argumentation, qui préserve la vérité du sacrement dans tous les cas, tout en devant rendre raison des différences de situation et de gravité. Honorius est conscient d’un tel glissement. Lui aussi se rend compte que, en dépit de ses ambiguïtés, Gratien inclinait plutôt vers la solution de Rufin et Jean de Faenza. Honorius explique même les raisons de cette interprétation qu’il ne partage pas : dans la logique de Gratien et de Jean de Faenza, ni l’évêque déposé, ni l’évêque ordonné hors de l’Église ne peuvent ordonner validement, car ils ne disposent plus alors de l’executio potestatis ; dans le premier cas, parce que sa déposition la lui a fait perdre, dans le second parce qu’il ne l’a jamais reçue au moment de son ordination épiscopale73. Honorius semble implicitement reconnaître que, selon Gratien et Jean de Faenza, l’absence d’executio potestatis a des conséquences invalidantes sur l’administration des sacrements74. À la faveur d’une certaine ambiguïté laissée par les textes du Maître, Honorius propose une lecture et une utilisation différente de l’executio potestatis, qui la dissocie de ses conséquences potentiellement invalidantes. Selon Honorius, il est certain que dans les deux cas précédemment cités, l’executio potestatis ne puisse être transmise dans ces conditions, mais que le sacrement de l’ordre ne puisse être validement conféré en son absence, cela est moins sûr, car « l’instrument peut exister indépendamment de l’artisan, mais il ne peut pas commencer sans lui »75. La formule reste finalement obscure, car il resterait à préciser dans cette expression à quoi correspond l’instrument (le sacrement de l’ordre sans doute ?) et qui est l’artisan, ainsi que le rapport entre essere et incipere. Honorius va heureusement plus loin dans son analyse et distingue trois modalités de présence de l’executio potestatis chez l’ordonné : executio iustitiae, iuris et facti. La première est subordonnée aux conditions morales de 73 Ibid. p. 145, C.9 q.1 pr. : Quod ordinatio : Item nota secundum Gratianum et Jo. ordinationem dici irritam quoad sacramenti ueritatem in duobus casibus preter assignatos, ubi depositus ordinat, et ubi is qui ultimam manus impositionem extra ecclesiam accepit, ut infra c.i (C.9 q.1 c.1). Quod etiam hac ratione confirmant : Neuter enim executionem sue potestatis habet ; primus enim eam amisit, in depositione, secundus eam in sua non accepit consecratione ; nam qui consecrauit, eam non habuit, ut i. Q.i. Qui perfectionem (C.1 q.1 c.17). 74 À l’occasion de la discussion de la thèse de Zirkel, nous avons affirmé que cela n’est pas si sûr chez Gratien. 75 Honorius, Summa, vol. 2, p. 145, C.9 q.1 pr. Quod ordinatio : Sine executione autem licet ex postfacto ordo esse potest, in nemine tamen incipere potest, sicut instrumentum esse potest sine artifice, set non incipere.
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l’ordonné, la deuxième dépend de sa situation canonique (en cas de suspension), toutes deux étant perdues en cas de déposition, mais pouvant être récupérées (restitutio in integrum). L’executio facti est quant à elle unie à l’ordre (ordini coheret) et ne peut être perdue. Par conséquent, l’évêque consacré dans l’hérésie n’en est pas lui-même dépourvu, car il a au moins reçu par son ordination épiscopale cette troisième modalité. Cette executio facti suffit par la suite à rendre valides in infinitum les ordinations sacerdotales auxquelles il procédera, s’il respecte la forme du sacrement76. Honorius envisage donc l’existence d’une executio potestatis indéfectiblement liée au sacrement de l’ordre, mais toutefois différente quant à sa nature. En quoi consiste cette différence ? La comparaison entre les solutions des deux derniers décrétistes, Jean de Faenza et Honorius peut nous le dire. Elles sont à la fois parallèles et contrastées. Jean de Faenza parle de potestas sacra faciendi, potestas iure ex officio faciendi et potestas iuste faciendi, Honorius mentionne l’executio iustitiae, iuris et facti. Tout se passe comme si Honorius appliquait à l’executio potestatis les catégories que Jean de Faenza appliquait à la potestas ordinis elle-même. Cette transposition a des conséquences importantes du point de vue juridique. Chez Honorius, la potestas ordinis ne se trouve de fait remise en cause ni par la suspension, ni par la déposition. Alors que la potestas sacra faciendi, chez Jean de Faenza, pouvait finalement s’éteindre dans la chaîne de transmission du pouvoir d’ordre, la potestas ordinis reste en revanche intacte chez Honorius et assure la validité de transmission de l’ordre : « ordinatio est ambulatoria in infinitum », quand bien même l’évêque fût-il consacré dans l’hérésie. Que cela signifie-t-il pour notre problématique ? Dans l’argumentation d’Honorius disparaît en fait toute interaction directe entre la potestas ordinis et l’executio de cette même potestas. Sans doute pourrait-on affirmer que chez lui, la potestas est seulement et clairement d’ordre sacramentel, garantie par Dieu et par conséquent ambulatoria in infinitum, accomplissant a posteriori
Ibid. p. 145, C.9 q.1 pr. Quod ordinatio : Hoc totum secundum G. uacat, secundum quem triplex circa ordinatum notatur executio : iustitie, iuris, et facti. Prima in quolibet mortali peccato suspenditur, secunda in suspensione suspenditur, in depositione autem utraque harum amittitur ; per in integrum restitutionem tamen recuperatur. Tertia uero ordini coheret ; unde sicut nec ordo, sic nec illa mutilatur. Depositus ergo hanc non amittit, et is qui ultimam manus impositionem extra ecclesiam accepit, hanc simul cum ordine suscepit. Vterque ergo horum, si officium ordinis sui de facto exequitur, ueritatem quidem sacramenti confert. Vnde in utroque casu ordinatio est ambulatoria in infinitum. 76
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le vœu augustinien de validité pérenne des sacrements. En revanche, l’executio serait d’ordre moral (executio iustitiae) et juridique (executio iuris), et soumise au comportement moral du sujet et à la décision de l’Église. Dans le premier cas, l’ordonné peut célébrer le sacrement, mais il en est indigne. Dans le second, il peut (können) célébrer les sacrements, mais il n’en n’a pas le droit (dürfen). L’executio facti expliquerait alors cette dernière situation et rendrait possible la célébration valide – bien qu’illégale et injuste – des sacrements par l’ordonné. Remarquons que cette executio facti relève en dernier recours non de l’ordonné mais de Dieu : c’est Dieu qui en garantit la validité, parce que la potestas ordinis reste toujours de nature divine, propriété de Dieu et non possession du ministre. L’argumentation juridique se trouve ainsi libérée d’une conception subjective du droit, en séparant ce qui relève du libre agir de Dieu, dont la potestas ne pourrait être juridiquement limitée et ce qui relève des conditions du ministre à utiliser une potestas qui n’est pas la sienne. Huguccio et le déplacement de l’analyse juridique de la validité à la licéité : les notions de potestas, potentia ordinis et d’administratio L’argumentation d’Huguccio est très proche de celle d’Honorius, avec un même déplacement décisif de la problématique de la validité vers la licéité des sacrements. Comme l’apport d’Huguccio fut décisif sur la question, il convient de lui consacrer une plus ample réflexion. Il semble inutile de devoir justifier l’analyse de la Summa d’Huguccio, tant en raison de son importance dans la décrétistique que du point de vue des apports décisifs concernant la notion d’executio potestatis. La Summa d’Huguccio venait en fait couronner cinquante années de réflexion sur les textes de Gratien77. Rédigée entre 1188 et 119078, elle eut une large diffusion et servit de source principale à
77 Il n’est pas nécessaire pour notre problématique de revenir sur la biographie d’Huguccio, qui fait par ailleurs l’objet de nombreuses études. Les plus récentes ont confirmé la distinction entre le canoniste Huguccio, plus tard évêque de Ferrare de 1190 à 1210, et Huguccio de Pise, grammairien qui enseigna à Bologne durant les années 1160. Signalons seulement la biographie la plus récente de Gaetano Catalano, « Luci ed ombre sulla figura scientifica di Uguccione da Pisa », Il diritto ecclesiastico 114 (2003) : 3-27 ; Pennington et Müller, « The Decretists : The Italian School », 143-148 ; Wolfgang P. Müller, Huguccio : The Life, Works, and Thought of a Twelfth-Century Jurist, 2e éd. (Washington, DC : The Catholic University of America Press, 2015). 78 Pour la datation et la composition, voir Franz Gillmann, « Die Abfassungszeit der Dekretsumme Huguccios », AKKR 94 (1914) : 233-251 ; Pennington et Müller, « The
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la Glose ordinaire de Jean le Teutonique79. Si le thème de l’executio potestatis chez Huguccio a déjà été largement analysé par Heitmeyer80 et Lenherr81, il est cependant encore possible d’en reprendre l’analyse dans le cadre de notre problématique sur la nature subjective ou objective de la conception du droit à cette période. Le concept d’executio apparaît chez Huguccio à plusieurs reprises et dans des contextes différents. Lenherr s’est employé à montrer leur point de convergence en soulignant que le concept d’executio fonctionne chez Huguccio à un double niveau : comme ius, il est intégré à un premier niveau juridique (celui du consentement dans le cas du mariage, ou celui du
Decretists : The Italian School », 148-150. Avant de finir la Summa, Huguccio avait également pris part à la composition de l’apparatus « Ordinaturus Magister » (1180-1190). 79 Huguccio a effectué la rédaction de la Summa en plusieurs étapes, sans suivre l’ordre du Décret. Ainsi, le commentaire à la première Cause n’aurait été rédigé que dans un second temps. D’autre part, certaines sections non commentées, ou commentées partiellement par Huguccio, et en particulier la première Cause, furent complétées par des copistes en insérant les œuvres d’autres décrétistes, sans les distinguer clairement du texte d’Huguccio. Ainsi, concernant les suppléments de la première Cause, Müller cite la Summa Paris 15397, la Continuatio prima (Summa casinensis), la Summa lipsiensis, Ecce vicit Leo, Pennington et Müller, « The Decretists : The Italian School », 150-154. Pour notre analyse, nous suivrons le texte dont Lenherr établit l’édition pour les passages concernés et les numéros indiqués renverront aux pages de cette édition critique dans son étude : « Der Begriff “executio” in der Summa decretorum des Huguccio », AKKR 150 (1981) : 5-44, 361-420. 80 Heitmeyer s’intéressa à la question de la célébration des sacrements par les hérétiques et les simoniaques dans Sakramentenspendung bei Häretikern und Simonisten nach Huguccio : von den « Wirkungen » besonders der Taufe und Weihe in der ersten Causa seiner « Summa super Corpore Decretorum », Analecta Gregoriana ; Series Facultatis Iuris Canonici : Sectio B, 132 12 (Roma : Verlagsbuchhandlung der Päpstlichen Gregorianischen Universität, 1964). Il se concentra sur l’origine de l’executio potestatis. Il vit en elle une potestas, ou une facultas, née du sacrement, habituellement accordée en même temps que ce dernier, mais dont la concession dépendait de l’Église. L’auteur négligea cependant d’autres aspects, telles la finalité de la notion d’executio potestatis, sa signification, son utilité dans le raisonnement juridique. Fut-ce le texte d’Huguccio qui le porta à une telle option, ou bien est-ce l’analyse d’Heitmeyer qui ne se concentra que sur l’origine de l’executio ? La réflexion d’Heitmeyer mérite en tout cas d’être poursuivie. Sur ce point, on consultera Lenherr, qui en offre par ailleurs un excellent résumé dans « Der Begriff “executio” », 10. 81 Lenherr proposa une étude sur le thème de l’executio potestatis chez Huguccio, dans le cadre d’une réflexion sur la distinction entre potestas ordinis et potestas iurisdictionis dans son article déjà cité, « Der Begriff “executio” ». Il souligne que le concept d’executio potestatis joua vraisemblablement un rôle de premier plan dans la mise en place de cette distinction, et que la signification, la structure et la fonction de ce concept attinrent sans doute chez Huguccio leur plus haut développement dans la décrétistique.
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s acrement) et ne peut être à ce titre perdu. Comme actus, l’executio appartient également à un second niveau juridique, dépendant du premier, et peut être empêchée de façon temporaire. Considérons brièvement ces différentes situations dans le cas du droit féodal et dans celui du droit matrimonial, car elles nous permettront de mieux comprendre la notion de droit dans le cas qui nous occupe. Huguccio utilise la notion d’executio pour expliquer comment, en droit féodal, en cas d’excommunication du suzerain, le pape peut libérer le vassal de l’accomplissement d’un engagement préalablement contracté. Ainsi, lorsque le pape suspend l’executio du droit, il suspend l’acte mais non le droit. En d’autres termes, le suzerain ne perd pas son droit, mais il n’est plus en mesure de l’exiger de la part du vassal. Cette suspension de l’executio du droit peut avoir une durée variable et s’appliquer par exemple à la période d’excommunication du suzerain. La perte de l’executio, ou sa reprise une fois l’excommunication levée, ne signifie pas la fin ou la création d’un nouveau droit, mais plutôt la suspension (temporaire) et la reprise (sous certaines conditions) de ses effets. Une telle situation juridique revêt par conséquent deux aspects : un élément de caractère permanent, une executio quoad ius, qui correspond au rapport juridique interpersonnel né du contrat ou du lien de vassalité, et un élément contingent, l’executio quoad actum exteriorem, qui consiste en la mise en pratique des droits et devoirs contenus dans le rapport juridique entre suzerain et vassal82. D’une façon analogique, on retrouverait une structure similaire en droit matrimonial. La distinction entre ius (ou executio quoad ius) et executio iuris (ou executio quoad actum exteriorem) permet à Huguccio d’analyser la nature et les conséquences juridiques d’un mariage non (encore) consommé. L’executio iuris est alors l’acte qui consiste à réaliser le droit issu du consentement matrimonial. Huguccio emploie à ce propos le mot « acte » et non le terme « droit », sans doute pour faire comprendre que le droit a déjà été fondé par le consentement et ne peut plus être modifié ; il peut seulement être mis en pratique ou entre parenthèses83. On retrouve le double niveau juridique précédemment décrit : le premier élément est le consentement matrimonial,
Lenherr, « Der Begriff “executio” », 19. Il existe cependant une différence avec le droit féodal ! Dans le cas du mariage, le report ou le non avènement de l’executio est plus que le report d’un acte ou sa non-réalisation, car il prive le droit lui-même d’un « présupposé de juridicité ». En effet, l’executio, même si elle n’est qu’un actus exequendi est néanmoins nécessaire pour la pleine juridicité du consentement matrimonial : voir Ibid., 25‑26. 82 83
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dont découlent tous les droits et devoirs matrimoniaux. L’élément juridique secondaire est l’executio. Même si le droit secondaire (actus exequendi) peut être perdu, le droit primaire (ius exequendi) demeure. En cas de suspension de l’executio, ce ius exequendi primaire rencontre un obstacle ou un empêchement né d’une une situation concrète84. En résumé, en droit féodal et en droit matrimonial, le concept d’executio se structure et fonctionne de la même façon : un droit primaire, sans être nié dans son essence ou même éteint, est limité dans ses effets juridiques par l’absence d’executio85. L’executio est ainsi nouvellement analysée comme un acte qui vient s’intégrer au rapport juridique lui-même, sans que sa suspension ou son interdiction n’affectent ce même rapport juridique. Le droit féodal et le droit matrimonial ne sont pas les seuls cas dans lesquels est appliqué un tel mécanisme juridique. La distinction reprise par Huguccio entre potestas et administratio entend résoudre le problème délicat de la répartition des compétences entre divers sujets. Bien sûr, on ne peut envisager l’administratio sans la potestas reçue par le sacrement de l’ordre. Quel est alors chez Huguccio le rapport entre ordo et executio ? Vitale suggère que l’ordre ne doit pas être compris comme titularité de pouvoirs, mais dans le sens selon lequel l’enseignement aristotélicien et avicennien comprenaient le concept de potentia86. L’ordination sacerdotale relèverait donc de la puissance et non du pouvoir. Or, la puissance renvoie à une absence d’acte. Autrement dit, la puissance est une réalité permanente et radicale, qui ne comporte en elle-même aucune des déterminations ultérieures, et qui est par conséquent capable de se résoudre en chacune d’elles87.
84 Ibid., 26. Dans les pages suivantes de son analyse, Lenherr s’intéresse aux différents cas dans lesquels le ius exigendi du devoir conjugal ne s’exerce plus et parle des cas de séparation, de l’entrée dans un couvent ou dans un monastère. Notons au passage qu’Huguccio parle alors indistinctement de potestas ou d’executio. 85 Ibid., 32. 86 Vitale, Sacramenti e diritto, 129. Voir aussi Ludwig Hödl, « Das scholastische Verständnis von Kirchenamt und Kirchengewalt unter dem frühen Einfluss der aristotelischen Philosophie-. Per actus cognoscuntur potentiae », Scholastik, 1961, 2. Vitale renvoie à saint Albert le Grand : Ordo habet rationem potestatis et potentiae, cuius esse est in comparationem ad actum, ut dicit Avicenna De sacramentis, tract. VIII, De ordine, ed. Münster/Wf. 1958, p. 136. Saint Thomas recourut lui aussi au terme de potentia pour éclairer la nature du pouvoir d’ordre : Thomas d’ Aquin, Summa theologica, suppl., qu. 17 a. 3 ; qu. 34 a. 3. 87 Vitale, Sacramenti e diritto, 130. L’auteur s’appuie sur Paul Grenet, « D’une très curieuse opinion sur l’être en puissance », Revue Thomiste, 1965, 143-144.
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S’il est permis d’effectuer un tel lien entre droit et théologie, et d’éclairer le sens de la potestas ordinis chez Huguccio à l’aide de la notion de potentia telle que la conçurent Albert le Grand et Thomas d’Aquin, les conséquences en termes de nature du droit (subjectif ou objectif ) sont intéressantes. Le sacrement de l’ordre qualifie la personne et détermine sa capacité à accomplir certains actes. Il confère bien un pouvoir, mais dans un sens restreint, car des déterminations juridiques ultérieures doivent encore établir les conditions requises dans le sujet agent, afin que les actes qu’il pose puissent produire des effets juridiques88. Sans doute une telle interprétation devrait-elle être nuancée89. Néanmoins, elle permet de dégager une tendance importante, dont les conséquences en termes de conception du droit méritent d’être soulignées : on remarque une résistance notoire à déduire de la réception du sacrement de l’ordre un droit à célébrer les sacrements. L’executio quoad ius et l’executio quoad actum ne dépendent pas de la possession subjective d’une faculté, mais d’une situation objective, qui fait du prêtre le ministre et non le détenteur d’un pouvoir qu’il pourrait exercer en vertu de sa seule ordination. Appliquons pratiquement cette distinction au problème qui nous occupe. Selon Huguccio, les sacrements sont valides, dès lors qu’ils sont célébrés selon la forme prévue et par un ministre validement ordonné, que ce dernier soit bon ou mauvais, catholique ou hérétique (formellement séparé de l’Église ou toléré, manifestement ou occultement hérétique), excommunié, suspendu, déposé ou dégradé90. En particulier, la validité du Vitale, Sacramenti e diritto, 130-131. Vitale a ici tendance à trop vouloir transposer chez Huguccio ou chez Roland une conception des rapports entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction qui a sa complaisance, car elle va pour lui dans le sens d’un traitement équivalent de la potestas ordinis et de la potestas iurisdictionis : leur mode d’imputation serait identique, c’est-à-dire non fondé sur le sacrement de l’ordre mais sur la fonction. D’autre part, une telle approche finit par rejoindre les conceptions d’Hugues d’Amiens ou de Gerhoch von Reichersberg, dont la postérité fut en fait limitée. Enfin, il n’est pas si sûr que l’on puisse convoquer les interprétations d’Albert le Grand ou de Thomas d’Aquin, pour « réduire » les effets du sacrement de l’ordre au domaine de la potentia. Il semble par conséquent difficile de déduire des conséquences juridiques d’une explication théologique qui n’est peut-être pas si solidement fondée. 90 Huguccio, Summa (éd. Lenherr, 405‑406), C.1 q.1 c.30. Huguccio précise également que cela vaut aussi bien pour le sacrement de l’ordre que pour celui de l’eucharistie : Ibid., 413-414, C.9 q.1 pr. s.v. Quod ordinatio : Dico ergo cum ueritate, quod quilibet episcopus, siue excommunicatus siue non, siue catholicus siue hereticus, siue ultimam manus impositionem acepit in ecclesia siue extra, ordinem confert et ordinati ab eo ordines recipiunt, et si illi alios ordinauerint, et illi ordinati erunt, et sic in infinitum, arg. i. q.i. Quod quidam [C.1 q.1 c.97] et infra eadem q. Ordinationes [C.9 q.1 c.5]. (…) Sic ergo inter catholicos et excommunicatos siue 88 89
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sacrement de l’ordre n’est pas subordonnée au fait l’évêque consécrateur fût lui-même ordonné évêque dans l’Église91. Ainsi, un évêque devenu hérétique mais qui reçut le sacrement dans le respect de la forme prévue par l’Église, confère le sacrement, mais non l’executio, tandis qu’un hérétique qui ne reçut pas le sacrement dans la forme canonique, ne transmet ni le sacrement, ni évidemment l’executio92. La formule in forma ecclesiae, strictement distinguée de in ecclesia93, équivaut à canonice et désigne le respect de la forme du sacrement. Huguccio parle du sacrement lui-même (honor), non de sa perfection. Le critère du respect de la forme (in forma ecclesiae) affecte la validité, tandis que celui de la célébration au sein de l’Église (in ecclesia) n’affecte que l’executio et concerne la réception du sacrement dans sa plénitude (executio et res sacramenti). Commentant une décrétale d’Urbain II, dans un contexte différent, Huguccio critiquait au passage, non sans quelque véhémence, ceux qui ne reconnaissaient pas la valeur de l’ordination sacerdotale, dès lors qu’elle était conférée suivant la forme prescrite par un évêque, celui-ci fût-il sans juridiction sur ce fidèle, voire dégradé, hérétique ou excommunié :
hereticos episcopos nulla differentia est quoad ordinem, set quoad executionem, quia ut dictum est a quolibet episcopo datur ordo, dummodo fiat in forma ecclesie. Set executionem nullus habet uel dare potest, nisi sit in ecclesia, ut i. q.i. Qui perfectionem [C.1 q.1 c.17], Verum est [C. 1 q.1 c.18], Arrianos [C.1 q.1 c.73]. Item inter illos episcopos, qui acceperunt ultimam manus impositionem in ecclesia, et illos, qui extra, nulla est differentia quoad ordinem uel collationem ordinis, quia isti et illi habent ordinem et conferre possunt. Item inter ordinatos ab istis et ordinatos ab illis nulla est differentia quoad ordinem, quia et ordinati ab istis et ordinati ab illis ordinem habent et, si sunt episcopi, ordinem conferunt. 91 Cf. Huguccio, Summa (éd. Lenherr, 411), C.1 q.1 d.p. c.97 s.v. Qui intra ; p. 404-407, C.1 q.1 c.30 s.v. Si fuerit iustus, p. 413-416, C.9 q.1 pr. s.v. Quod ordinatio. Nous ne faisons ici que mentionner les occurrences. 92 Ibid., 402, C.1 q.1 c.17 s.v. Qui perfectionem : In prima parte istius capituli agitur de episcopis haereticis in forma ecclesiae ordinatis, qui ordines conferunt, sed executionem conferre non possunt, ex quo eam amiserunt, cum ab ecclesia recesserunt. In secunda parte loquitur de haereticis ordinatis praeter formam et ideo, quia ordines non receperunt, eos conferre non possunt, quia nemo potest dare quod non habet. 93 Le même passage précise un peu plus loin la différence entre la forme sacramentelle et la situation du ministre par rapport à l’Église : Ibid., C.1 q.1 c.17 s.v. Quam acceperant : cum ordinati fuerunt canonice in ecclesia ; si loquatur de ordinatis extra ecclesiam in forma ecclesiae facias uim in uerbo.
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Stulta fuit dubitatio istius archiepiscopi, sed non minus stulta et insipida est illa opinio quae inverecunde asserit quod episcopi degradati vel haeretici vel excommunicati non possunt conferre ordines94.
Le thème de la validité ne se révèle plus porteur de différentiations utiles, dès lors que sont respectées les deux conditions de validité (respect de la forme et possession de la potestas). La question de la séparation ecclésiale du ministre est désormais rapportée aux effets du sacrement et c’est là que seront opérées les principales distinctions juridiques. Ainsi Huguccio pouvait-il rendre raison de l’opinion de Gratien, lorsque celui-ci écrivait que l’impact de la séparation du ministre concernait l’effet du sacrement et non son essence95. De quels effets du sacrement Huguccio parle-t-il ? Il reprend les distinctions déjà connues et attribue à chaque sacrement quatre effets96 : la vérité et l’intégrité (la validité), l’administration licite, la res sacramenti (la grâce sacramentelle), et enfin le salut du ministre et du fidèle qui reçoit le sacrement. La célébration d’un sacrement pourra ne pas être licite, ou ne pas conférer la res sacramenti ou encore ne pas contribuer au salut, en fonction de la situation du ministre ou de la personne qui reçoit le sacrement97. L’analyse d’Huguccio traduit une certaine réticence à utiliser les vocables potestas ou facultas, sans doute en raison des ambiguïtés qu’ils véhiculaient, et qu’il s’efforce par ailleurs de dissiper, en identifiant la potestas et la facultas au sacrement lui-même :
94 Huguccio, Summa (Admont, SB, 7, fol. 213 ra), C.9 q.2 c.10, s.v. Lugdunensis. Voir : Condorelli, Clerici peregrini, 293. 95 Huguccio, Summa (éd. Lenherr, 412), C.1 q.1 d.p. c.97 § 5 s.v. Quamvis : Ecce uera solutio canonica sanctorum auctoritatibus roborata, indice ueritatis subnixa, quam ponit Gratianus tandem post multam uagationem et somniationem circa falsa. Sed haec bene sunt distincta supra eadem q. Si fuerit [C.1 q.1 c.30] et § Quid in his [C.1 q.1 d.p. c.29] et § Si ergo [C.1 q.1 d.p. c.39]. 96 Notons au passage les variations par rapport à la Summa parisiensis, qui parlait aussi de quatre aspects, et commençait par mentionner le sacrement lui-même, puis la potestas, l’executio potestatis et la res sacramenti. Ici, Huguccio ne s’intéresse qu’aux effets et en dénombre quatre. Validité et licéité sont distingués avec davantage de clarté, et le salut de l’âme apparaît comme une nouvelle catégorie. 97 Huguccio, Summa (éd. Lenherr, 411), C.1 q.1 d.p. c.97 § 2-5 : Interest plurimum quoad licitam executionem administrandi et quoad rem sacramenti et quoad salutem ad ministrantis et suscipientis sacramentum.
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s.v. nulla potestas sacrificandi : Si intelligitur potestas, idest executio licita et de iure, uerum dicit, aliter mentitur. Nam potestas sacrificandi, idest ordo sacerdotalis, in eo remanet, ut de cons. di.iiii. Ostenditur [D.4 c.32]. s.v. Degradatus enim episcopus potestatem, facultatem : Non recte procedit nec recte argumentatur, quia si potestatem uel facultatem uocet ordinem, nec hic uel ibi amisit pote(statem) uel fa(cultatem), si executionem, et hic et ibi amisit98.
Huguccio devait préciser le sens de potestas sacrificandi, pour rendre raison du passage qu’il commentait. En effet, l’affirmation suivant laquelle un clerc ordonné par un hérétique n’a pas de potestas sacrificandi n’est vraie qu’à condition que la notion de potestas soit prise dans le sens d’executio. Or il s’agit là, de toute évidence pour Huguccio, d’une imprécision de langage, car la vraie potestas sacrificandi fait référence au pouvoir reçu par le sacrement de l’ordre, inséparablement liée à celui-ci et qui, pour cette raison, ne peut être perdue. Le terme de facultas, identifié à celui de potestas, est lui aussi absorbé dans la notion d’ordo. On trouve à un autre endroit un commentaire à potestas qui, reprenant les catégories propres à Huguccio, place la potestas dans son vrai lieu juridique : « s.v. Potestatem : idest ordinem sacerdotalem et ius exequendi, sed non actum exequendi »99. Ici, la notion de potestas renvoie au ius exequendi ou à l’executio quoad ius, ce qui est effectivement conforme à la pensée d’Huguccio, car l’executio quoad ius est strictement unie à l’ordre. En revanche, l’executio quoad actum exequendi, est dissociable du sacrement et peut être empêchée en raison de la situation canonique du ministre, sans toutefois remettre en cause la réception valide du sacrement. Si donc, quant à la validité, il peut ne pas y avoir de différence entre les sacrements conférés par les catholiques et ceux conférés par les hérétiques, en revanche, les trois autres effets ne peuvent être conférés par les hérétiques, puisqu’ils ne les possèdent pas100. Soulignons
Ibid., C.1 q.1 d.p. c.97 § 2-5. Ibid., 419, C.16 q.1 d.a.c.41. 100 Ibid., 407, C.1 q.1 d.p. c.39 : Effectus multipliciter intelligitur, scilicet quoad ueritatem et integritatem sacramenti, et sic nulla est differentia inter sacramenta catholicorum et sacramenta haereticorum. Item quoad licitam executionem administrandi et quoad rem sacramenti et quoad salutem ministrantis et ministerium suscipientis. Haec in sacramentis haereticorum non conferuntur, quia haeretici hec non habent et ideo et conferre non possunt. 98 99
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au passage que la question de la licéité ne se pose vraiment que dans le cas du sacrement de l’ordre, mais non dans celui des sacrements de nécessité101. Le thème de la validité se trouve donc en quelque sorte mis entre parenthèses en raison de l’option prise par Huguccio, puisque deux critères assez clairs servent désormais à le résoudre. Ce faisant, le cœur du problème juridique, le lieu dans lequel vont désormais se tourner les interrogations, se trouve déplacé vers les conséquences spirituelles d’un sacrement validement, mais indignement reçu. Ce n’est donc pas la notion de validité qui peut désormais nous renseigner sur la vision du droit chez Huguccio, car elle ne génère pas de distinction juridique entre les différents cas envisagés. En revanche, la licéité dans le cas de l’ordination, l’existence de la grâce sacramentelle et le salut du ministre et de celui qui reçoit le sacrement seront modifiés en fonction de la situation et des dispositions de chacun. Là se trouve désormais l’essentiel de la discussion. Mais on pourrait alors objecter : se trouve-t-on encore en terrain juridique ? Cette insistance sur la licéité et les effets spirituels du sacrement permet de préciser une des caractéristiques de la réflexion juridique d’Huguccio. En fait, la dimension de justice des sacrements doit être cherchée non seulement dans leurs conditions de possibilité, mais aussi et surtout dans les conditions qui leur permettront de produire tous leurs effets. Encore une fois, Gratien ne s’était-il pas lui-même demandé à quoi servirait la réception valide d’un sacrement si elle conduisait à la damnation (C.1 q.1 d.p. c.97) ? C’est pourquoi le commentaire d’Huguccio se porte naturellement sur la pleine réception de l’effet sacramentel et le profit spirituel que le ministre et le fidèle en pourront retirer. C’est dans ces aspects que la dimension de justice du sacrement manifestera ses effets. Quelles réponses Huguccio offre-t-il aux différents cas ? Il commence par énumérer les situations canoniques du ministre : suspendu, déposé, destitué (exauctoratus). Pour lui, la différence essentielle réside dans la solennité ou à la publicité de la peine canonique : la suspension peut affecter soit l’office, soit le bénéfice, soit les deux sine sollemnitate. La déposition, ou la dégradation
101 Ibid., 409, C.1 q.1 d.p. c.39 : Si effectus dicitur executio, quam executionem habent sacramenta necessitatis, quid ergo uult dicere Magister hic uel Innocentius infra ? Il faudrait donc limiter, dans le cas des sacrements de nécessité, le lieu du véritable débat à la question de la réception de la grâce sacramentelle et du salut de l’âme, puisque ce sont seulement ces deux domaines dans lesquels pourront se manifester les conséquences des différentes situations canoniques des ministres. Mais, puisque l’on se trouve ici dans un débat concernant un sacrement de dignité, conservons la licéité dans le champ de notre investigation.
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affecteront les mêmes éléments, mais sollemniter102. Pourquoi réduire la différence entre les peines de suspension et de déposition au seul aspect de leur « solennité » ? Sans doute parce que leur distinction n’aura pas d’impact sur la validité des sacrements célébrés dans tous les cas. En revanche, la publicité de la peine (sollemniter) peut influencer celui qui reçoit le sacrement de la part d’un tel ministre, et la conscience ou la connaissance que le fidèle a des conditions de réception est un élément important au regard des effets spirituels auxquels il peut prétendre103. Huguccio indique également les conséquences en cas de réintégration à l’Église de la personne séparée et doit alors préciser quels sont les effets sacramentels qui seront récupérés, en fonction de la nature du sacrement. Après avoir discuté les opinions d’autres décrétistes, Huguccio en vient à la conclusion suivante : « post reuersionem ab heresi sacramenta necessitatis ab hereticis sumpta non carent effectu, set sacramenta ordinis ab eis sumpta carent, quia non habent executionem, nisi de misericordia eis concedatur »104. Ainsi, dans le sacrement de l’ordre reçu d’un évêque hérétique, l’effet quoad licitam executionem ne sera pas obtenu automatiquement après la réconciliation avec l’Église, mais seulement misericorditer après l’octroi d’une dispense105. La notion de dispense chez Huguccio et Honorius Sur quel raisonnement repose la différence signalée par Huguccio entre l’effet quoad rem sacramenti et l’effet quoad licitam executionem, Ibid., 411, C.1 q.1 d.p. c.97 § 2-5 s.v. Suspenso enim, deposito : Quidam sic distinguunt : Suspensus dicitur, qui priuatus est officii executione et non dignitate uel administratione, depositus, qui est priuatus dignitate uel administratione et non officii executione, degradatus, qui utroque est priuatus ; uel depositus, qui utroque est priuatus non sollemniter, degradatus, qui est utroque priuatus sollemniter, scilicet cui insignia sollemniter ablata sunt. Sed potius dicendum, quod in nullo differant depositio et degradatio et exauctoratio, scilicet quae fit sollemniter, ut xi. q.iii. Episcopus, presbiter [C.11 q.3 c.64]. Suspensio est, cum quis sine sollemnitate remouetur ab officio uel beneficio uel utroque ad tempus uel in perpetuum. 103 Huguccio ne fait cependant à cet endroit aucun commentaire sur cet aspect. Ce qui est en revanche certain, c’est que la grâce sacramentelle et le salut de l’âme ne seront possibles que chez les ministres qui célèbrent dignement le sacrement et chez ceux qui le reçoivent dignement : Ibid., 406, C.1 q.1 c.30. 104 Ibid., 409, C.1 q.1 d.p. c.39. 105 Huguccio apporte en effet la précision suivante un peu plus loin : Ibid., 410, C.1 q.1 c.73 s.v. ratum : Sed sacramentum dignitatis, idest ordinis, ante reconciliationem caret effectu, idest re sacramenti et executione, sed et post reconciliationem, licet non careat re sacramenti, caret tamen executione sicut et ante, nisi de misericordia concedatur, et sic non est ratum ante nec post quoad effectum executionis. 102
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p articulièrement visible dans le cas du sacrement de l’ordre ? Cette différence est tout d’abord liée à la nature spécifique du sacrement, dont Huguccio avait déjà souligné qu’il n’est pas nécessaire au salut de la personne qui le reçoit106. S’il y a nécessité, elle concernerait plutôt le peuple de Dieu qui a besoin de ministres en général et non de tel ou tel ministre en particulier. Ensuite, à la différence de la grâce sacramentelle dont l’origine est divine, la licita executio procède quant à elle d’une décision humaine et requiert une médiation institutionnelle. Si un hérétique, ordonné hors de l’Église mais dans le respect de la forme sacramentelle, se convertit, il est logique de penser que la res sacramenti soit restituée dans son intégrité, car il s’agit d’une action divine qu’aucun obstacle humain ne peut limiter. Quant à l’executio, qui provient du droit positif, elle devra être confirmée par l’autorité ecclésiale, sous la forme d’une dispense107. Celle-ci est accordée à ceux qui furent ordonnés par un évêque, lui-même ordonné évêque au sein de l’Église avant de s’en séparer, même conscients de cette situation, ainsi qu’à ceux qui furent ordonnés par un évêque ordonné hors de l’Église, mais à condition de ne pas avoir été conscients du caractère extra-ecclésial de l’ordination de l’évêque. Cette dispense les rétablit dans la jouissance de l’executio attachée au sacrement de l’ordre, mais ils ne pourront cependant prétendre à une promotion ultérieure, sauf en cas de nécessité pour l’Église108.
Ibid., 408, C.1 q.1 d.p. c.39 : s.v. Set notandum est etc. Nota, quod sacramentorum alia sunt generalia siue necessaria, alia specialia siue uoluntaria. […] Specialia sunt, quae non omnibus, sed quibusdam conueniunt, quae et uoluntaria dicuntur, quia cum eis et sine eis salus esse potest uel quia ad ea nullus compellitur ea ratione, quia sine eis non sit salus, et sunt duo, scilicet ordo et coniugium. Huguccio distingue ici les sacrements généraux et nécessaires et les sacrements spéciaux et volontaires. 107 Ibid., 414-415, C.1 q.1 c.73 : Sed quare baptisma eo ipso, quod haereticus reuertitur ab haeresi, si et agit penitentiam, habet effectum plenum ac si esset collatum in ecclesia, sed ordo non ? Ideo quia sine effectu baptismi, idest sine remissione peccatorum, non est salus in adultis uel pueris, sed sine ordinis executione non minus quis salvatur. Item remissio peccatorum est opus solius Dei et est a Deo et non ab homine, ut infra eadem Vt euidenter [C.1 q.1 c.82], nec in penitente digne potest impediri dicto uel facto alicuius. Sed executio pendet ex arbitrio alterius, scilicet prelati. Si ergo prelatus uel maior vult illam concedere de misericordia redeunti ab haeresi, poterit ille executione sui ordinis ; alioquin quantumcumque agat penitentiam, illam numquam hoc ipso habebit, nisi de misericordia ab homine fuerit sibi concessa, arg. de pen. di.vi. § Cui autem [D.6 d.a.c.1 De poen.], c. Qui vult, in fine [D.6 c.1 De poen.]. Remarquons que ces arguments figuraient en grande partie déjà chez saint Augustin, lorsqu’il soulignait que l’efficacité de la grâce divine échappe aux décisions humaines. 108 Ibid., C.9 q.1 pr. : Sed quoad restitutionem uel dispensationem differentia est inter tales. Nam ordinati ab illis, qui ultimam manus impositionem acceperunt extra ecclesiam, aut sunt ordinati 106
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Honorius propose un raisonnement similaire, qui fait de l’octroi de la dispense le pivot de la distinction, mais il recourt aux catégories de l’excommunication et de la déposition, plutôt qu’à celle de la dernière imposition des mains comme critère de distinction, sans doute parce qu’il en avait remis en cause la pertinence. Il préféra donc lui substituer un critère reposant déjà un jugement objectif de la part de l’Église109. Suivant ces catégories, la dispense ne peut être accordée si l’évêque est à la fois excommunié et déposé ; elle peut l’être en revanche si l’évêque est seulement excommunié, mais ce sont alors les conditions de réception de la part de l’ordonné qui permettent de trancher, selon trois cas : ex scientia, ex ignorantia, ex negligentia110. Ces différences dans l’énoncé des critères affectent les cas d’octroi de la dispense. Chez Huguccio, le critère de la conscience que les ordonnés ont pu avoir des irrégularités ne joue que dans le cas d’une ordination effectuée par un évêque ayant reçu son ordination épiscopale hors de l’Église. Chez Honorius, le critère de la connaissance est enrichi de celui de la négligence et n’entre en jeu que dans le cas de la seule excommunication. En dépit de ces différences entre les deux auteurs, le fait que la distinction se focalise sur la possibilité d’obtenir une dispense nous dit quelque chose d’important sur la conception du droit d’Huguccio et d’Honorius. Certes, la dispense est par nature une grâce et non un droit, mais elle fonctionne comme un instrument juridique. Accordée pour de justes motifs, elle requiert une appréciation de la situation de l’intéressé à l’aune des nécessités de l’Église. Huguccio, dans le texte cité un peu plus haut, utilisait l’expression ab eis scienter aut ignoranter : si scienter, non dispensatur cum eis ; si ignoranter, ex dispensatione tolerantur in suis ordinibus, sed ad maiores non promouentur, ut infra eadem q. ordinationes [C.9 q.1 c.5]. Ordinati uero ab illis, qui ultimam manus impositionem acceperunt in ecclesia, sed postea sunt separati et excommunicati ab ecclesia, dispensatiue tolerantur in suis ordinibus etiam scienter susceptis a talibus, ut infra eadem q. Ab excommunicatis [C.9 q.1 c.4], ordinationes [C.9 q.1 c.5], sed ad maiores non promouentur, ut i. q.i. Si quis haeretice [C.1 q.1 c.42], Omnis cuiuslibet [C.1 q.1 c.112], nisi magna utilitas uel necessitas ecclesiae exigat, ut infra eadem Ab excommunicatis [C.9 q.1 c.4]. 109 Notons par ailleurs qu’Huguccio lui-même a utilisé ces distinctions dans son commentaire à C.1 q.1 d.p. c.97 § 2-5, comme nous l’avons vu plus haut. 110 Honorius, Summa, vol. 2, p. 145, C.9 q.1 pr. : Est autem hic irrita quoad executionem, set quandoque dispensabiliter, quandoque indispensabiliter, quia si est excommunicatus et depositus, eius ordinatio est irrita indispensabiliter ; si excommunicatus tantum, distingue circa ordinatum, quia si ordinatus sit ex scientia, non dispensatur, ut i. Q.vii. Conuenientibus [C.1 q.7 c.21], si ex ignorantia, dispensatur, ut infra e. Q. Ordinationes [C.9 q.1 c.5] si ex negligentia, idem, dum nec fuerit heresiarcha, uel inuasor episcopatus episcopi uiuentis, uel simoniacus, ut infra e. Q. Ordinationes.
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misericordia – tout comme les autres décrétistes, dans des cas similaires, faisaient appel au terme misericorditer – pour désigner l’action bienveillante de l’Église accueillant les hérétiques revenus en son sein et, sous certaines conditions, les recevant dans leur ordre. Ceci-dit, la miséricorde ne s’affranchit pas de la justice : elle-même est appliquée pour de justes raisons. La dispense accordée par l’autorité ecclésiastique tient également compte des situations de grande utilité ou de nécessité111. Voilà un autre élément d’appréciation du caractère juste de la dispense : la justice concerne alors non l’intéressé luimême, mais les justes besoins de la communauté ecclésiale. Huguccio prévoit néanmoins cinq exceptions à l’octroi de la dispense : en cas de réordination chez les hérétiques, ou de simonie (de leur part ou de la part du ministre), dans le cas de ceux qui furent rebaptisés, de ceux qui se joignirent à l’hérésie ad subversionem fidei, et dans le cas de ceux qui furent ordonnés par un hérétique alors qu’il était possible de l’être par un évêque catholique112. Honorius mentionne quant à lui huit exceptions à l’octroi d’une dispense, mais les cas énoncés se recoupent largement et procèdent vraisemblablement de la même interprétation113. Chez les deux auteurs, ces critères ont pour objectif de déterminer un octroi juste de la dispense. Les Sur la dispense et la notion de miséricorde voir les annalyses d’Eduardo Baura, La dispensa canonica dalla legge (Milano : A. Giuffrè, 1997) ; « Misericordia e diritto nella Chiesa », in Ius quia iustum : Festschrift für Helmuth Pree zum 65. Geburtstag, éd. par Elmar Güthoff, Helmuth Pree, et Stephan Haering, vol. 65, Kanonistische Studien und Texte (Berlin : Duncker & Humblot, 2015), 23‑37. 112 Huguccio, Summa (éd. Lenherr, 415), C.9 q.1 pr. : Dispensatiue, inquam, tolerantur in suis ordinibus nisi in v. casibus, scilicet si sint in tanta unctione maculati, idest in eisdem ordinibus reordinati, ut i. q.vii. Saluberrimum [C.1 q.1 c.21] ; uel si simoniace uel a simoniaco sint ordinati, ut infra eadem Ab excommunicatis [C.9 q.1 c.4] ; uel si fecerint iacturam unici lauacri, idest si fuerint rebaptizati, et de cons. di.iiii. Eos quos [De cons. D.4 c.118] uel si ad subuersionem fidei adheserint haereticis ; uel, cum possent ordinari a catholicis, in contemptu ecclesiae elegerunt ordinari ab haereticis, ut i. q.vii. Conuenientibus [C.1 q.7 c.4]. 113 Honorius, Summa, vol. 2, C.9 q.1 pr. : Et nota in viii. casibus secundum G. circa ordinatum uel ordinandum non dispensari. Si scienter a quolibet simplicia heretico fuerit ordinatus, ut supra ; si edam negligenter siue scienter siue non siue ab heresiarcha siue ab inuasore, ut supra, siue a simoniaco, ut infra e. Q. c.ii [C.9 q.1 c.4]. Si simoniace, ut i. Q.i. Si qui a simoniacis [C.1 q.1 c.108] ; si scienter fuit rebaptizatus, ut i. Q.vii. Saluberrimum [C.1 q.7 c.21] si alios rebaptizauit, sicque unici lauacri iacturam fecit, ut infra de con. di.iiii. Eos [De cons. D.4 c.118] si discretus et sciens extra necessitatem ab hereticis se baptizari permisit, ut i, Q.vii. Qui in qualibet [C.1 q.1 c.17] In hiis octo casibus non dispensatur, in aliis autem quibuscumque dispensatur. Les deux premiers cas mentionnés par Honorius correspondent au fait qu’il a suivi des catégories différentes d’Huguccio. Dans les autres cas, les listes proposées par Huguccio et Honorius sont semblables : la simonie, un bouveau baptême, le mépris de la foi de l’Église. 111
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situations dans lesquelles une dispense ne peut être accordée sont en effet significatives : elles correspondent à des cas dans lesquels la volonté de séparation de l’Église fut manifestement soulignée, comme celui de la réitération du baptême ou celui de la réordination, ou lorsque le fidèle préféra délibérément et par haine de la foi ou mépris de l’Église, être ordonné par un hérétique, alors qu’il avait la possibilité d’être ordonné au sein de l’Église. Dans d’autres cas, la séparation de l’Église s’est doublée d’un péché en prétendant acheter ou vendre sa grâce. Dans toutes ces situations, la dispense pour réintégrer un clerc dans son ordre, ne pouvait que difficilement se justifier, car le motif pour lequel ce clerc avait été ordonné était véritablement contraire à l’Église. En somme, on ne pouvait alors trouver aucune circonstance atténuante : ni le manque de connaissance, ni la nécessité ne pouvaient être invoqués en faveur du fidèle repenti. Il s’agit cependant là d’empêchements à l’octroi de la dispense qui relèvent de l’appréciation de la part de l’autorité de l’Église et qui peuvent être eux-mêmes dispensés par le Pape114. Complémentarité des critères subjectifs et objectifs Sans doute l’analyse d’Huguccio nous permet-elle d’aller plus loin, si nous posons la question suivante : pourquoi l’executio n’est-elle pas automatiquement concédée au clerc revenu au sein de l’Église ? Huguccio remarque à un autre endroit que l’ordination conférée par un hérétique comporte une irrégularité, qui empêche l’utilisation du sacrement de l’ordre ou la promotion à une dignité plus haute. Reprenant une image bien connue, il explique que cette irrégularité agit comme une blessure, qui laisse une cicatrice. La blessure peut être guérie par la pénitence, mais une marque reste, qui empêche de rester dans l’ordre et d’être ultérieurement promu115. Ceci-dit, ni le fait de dire qu’il y a une irrégularité, ni l’image de la blessure laissant une cicatrice ne nous donnent les motivations de l’absence d’executio ; elles l’expliquent peutêtre du point de vue du droit positif, mais ne la justifient pas, car elles ne font encore que la décrire. Un commentaire d’Huguccio peut nous éclairer. Il concerne la notion de « plénitude de l’Esprit Saint » dont Innocent Ier affirmait qu’elle n’était
Huguccio, Summa (éd. Lenherr, 415), C.9 q.1 pr. : In quolibet tamen casu papa potest, si vult, habere ratam talem ordinationem, si sic ordinati reuertantur ad ecclesiae unitatem. 115 Ibid., 403, C.1 q.1 c.18 s.v. ventum ad tertiam quaestionem : Ille, qui ab haeretico ordinatur, vulneratur. Vulnus illud, scilicet vitium, per penitentiam sanari potest, sed quaedam cicatrix, idest quedam nota et irregularitas remanet, qua impeditur quis in ordine remanere uel ulterius promoueri. 114
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pas reçue par ceux qui furent ordonnés par des hérétiques (C.1 q.1 c.17). Là encore, il s’agit d’un passage maintes fois glosé, mais de façon souvent erronée, remarque Huguccio116. Conformément à ce qu’il a affirmé, ceux qui ont été ordonnés par des évêques hérétiques reçoivent bien le sacrement, qu’ils pourront eux-mêmes transmettre, à l’infini, tout comme ils célèbrent validement la messe117. Ce que l’on ne peut en revanche jamais recevoir de la part d’un ministre hérétique, c’est bien l’executio : « Perfectionem Spiritus » : idest doni Spiritus sancti, idest executionem ordinis qui est donum Spiritus sancti, et semper cum eo, si digne accipiatur, confertur aliqua gratia Spiritus sancti. Executio ordinis dicitur eius perfectio et plenitudo, quia sine executione et ordo et quaelibet dignitas uidetur esse imperfecta et semiplena, sed cum executione uidetur perfecta et plena118.
A priori, Huguccio ne définit pas ici l’executio ordinis de façon juridique, mais il en indique la finalité et la nature : l’ordonné reçoit la plénitude de l’Esprit Saint seulement si le sacrement est conféré avec la plénitude de ses effets et est reçu dignement. Dans ce passage, notre auteur suggère ce lien entre théologie et droit : le sacrement est réalisé de façon plénière lorsque l’on en respecte les conditions juridiques. Or ces conditions ne sont pas seulement des normes positives : on trouve bien évidemment les conditions de validité (qui peuvent certes être formellement énoncées), mais on y trouve surtout des conditions de licéité qui caractérisent une situation de célébration et de réception justes du sacrement. L’executio ordinis devient donc chez Huguccio la perfection et la plénitude du sacrement119.
Ibid., 401, C.1 q.1 c.17 s.v. Qui perfectionem : Ab hinc Magister interserit de ordinationibus haereticorum, idest de ordinatis ab haereticis. De tali materia multa inueniuntur scripta inutiliter et mendaciter. 117 Ibid., C.1 q.1 c.17 s.v. Qui perfectionem. Ces passages ont déjà été cités supra, nous les reprenons ici pour plus de clarté : Sic ergo inter catholicos et haereticos episcopos nulla est differentia quoad ordinem, sed est quoad executionem, quia ut dictum est a quolibet episcopo datur ordo, dummodo fiat in forma ecclesiae, sed executionem nulius habet uel dare potest, nisi sit in ecclesia, ut c. Qui perfectionem. Sur ce point, Huguccio renvoie à son propre commentaire à C.9 q.1 § quod ordinatio, que nous avons vu plus haut. 118 Ibid., 402, C.1 q.1 c.17. Voir aussi un peu plus loin dans le même passage : Non p(ossunt) da(re) ple(nitudinem) eius : « scilicet Spiritus », idest executionem doni quod confertur, scilicet ordinis. 119 Huguccio propose quelques variations sur le thème de la plénitude de l’Esprit Saint en expliquant que cette perfection manque par défaut de charité, ou par défaut de la grâce sacramentelle, mais son commentaire se centre essentiellement sur l’absence d’executio : Ibid., C.1 q.1 c.17 : « Quae plenitudo », idest executio, « maxime operatur in ordi(nationibus) » : 116
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La désignation de l’executio comme effet du sacrement ou comme sa plénitude, peut être éclairée par l’analogie entre le rapport ordo et executio du droit des sacrements et les rapports ius / executio iuris du droit féodal et consentement / consommation en droit matrimonial120. L’executio appartient à l’essence de l’ordo, en constitue une partie intégrante et non un élément extérieur. Il faut par conséquent distinguer entre une executio quoad ius et l’executio quoad actum exteriorem qui en est l’acte de réalisation, qui peut être temporairement interdit, sans que l’ordo et le principe intégrant de son exécution soient remis en cause121. Une telle explication rend bien compte du mécanisme juridique de l’executio ordinis chez Huguccio. Comme dans le cas de l’executio en droit féodal ou en droit matrimonial, on se trouverait, ici aussi, en présence de deux niveaux d’efficacité juridique : l’ordo, qui conserverait sa validité même en cas de transmission de la part d’un évêque hérétique, et l’executio, sur laquelle pourrait agir l’Église, en prononçant une interdiction d’exercer les prérogatives obtenues par l’ordination. Il y aurait donc une première configuration juridique née de l’ordination, dont la réalisation serait empêchée, en cas d’irrégularité, par une interdiction intervenant sur un second plan. S’il y a une distinction importante à faire, selon cette analyse, ce n’est donc pas à proprement parler entre ordo et executio ordinis, puisque l’executio est le prolongement nécessaire de l’ordo et est bien reçue comme un don de l’Esprit Saint, mais entre executio quoad ius et executio quoad actum exteriorem. L’executio quoad ius est une conséquence de l’ordo, dont tout le idest in ordinibus conferendis et recipiendis. Quis unquam vellet ordinem recipere et eius executione numquam gaudere ? Vel « plenitudinem eius » : idest caritatem quae est plenitudo omnium donorum Spiritus sancti. « Non possunt da(re) » : idest sacramentum, quod sine executione acceperunt, cum eius plenitudine, idest cum caritate dare non possunt, dum tales extiterint. Vel « plenitudinem eius » : idest sacramentalem uirtutem illius sacramenti, licet ipsum sacramentum ; illa enim gratia, quae significatur per sacramentum ordinis et cum eo confertur, si digne accipiatur, dicitur eius plenitudo. Vacuum enim uidetur sacramentum, si abest ei significatio. Dans le cas des simoniaques, on retrouve une explication similaire à propos du fait que les simoniaques ne reçoivent pas la grâce ou la sainteté propre su sacerdoce : Ibid., 404, C.1 q.1 c.21 s.v. sanctitas : idest spiritualis gratia quae cum ordine solet conferri, si digne conferatur. Vel « sanctitas » : idest caritas que sanctum reddit et semper cum sacerdotio deberet esse et cum ea quilibet ordo deberet recipi et conferri. Vel « sanctitas » : idest licita executio sacerdotii uel alterius ordinis. « Non acceperunt » : cum ordinati sunt, scilicet gratiam sacramentaiem uel executionem uel caritatem, hanc non acceperunt, idest cum hac, scilicet caritate, ordines non receperunt. « Non habent » : ut supra eadem q. Gratia [C.1 q.1 c.1]. 120 Voir Lenherr, « Der Begriff “executio” », 389. 121 Ibid., 378.
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sens est précisément d’être exercé au service d’autrui. En cas d’irrégularité le clerc n’est pas privé de cette executio quoad ius, mais de la réalisation extérieure du sacrement de l’ordre, l’executio quoad actum exteriorem. C’est bien ce à quoi fait référence Huguccio lorsqu’il parle de licita executio : fondamentalement, licita executio désigne l’actus exequendi, la réalisation pratique des fonctions liées au sacrement, ou encore, l’agir concret sur la base d’un rapport juridique, créé par l’ordination. L’irrégularité ne touche que cet acte extérieur, sans remettre en cause l’executio quoad ius, intrinsèquement unie au sacrement reçu. Nous trouverions donc ici à la fois une vision subjective du droit, car la réception valide du sacrement comporte l’executio quoad ius, et, en même temps, une vision objective, puisque la mise en application de ce droit (executio quoad actum exteriorem) dépend d’une situation concrète d’union à l’Église visible. Le droit sacramentaire articule chez Huguccio ces deux visions complémentaires. Nécessairement, l’executio quoad ius renvoie à une situation subjective de possession du sacrement de l’ordre. Mais cette situation subjective reste inefficace et sans objet si elle n’est pas complétée par l’executio quoad actum exteriorem. De quel côté se pencherait donc la conception du droit dans cette problématique ? Du côté de la vision subjective, de l’executio quoad ius, indissolublement liée au sacrement ou bien du côté de son application extérieure, l’executio quoad actum exteriorem qui nous orienterait plutôt vers une vision objective ? Il est remarquable que l’analyse d’Huguccio se développe entièrement autour de l’executio comme actus exequendi : il faut sans doute y voir une indication du fait que, pour lui, le problème juridique se situe dans la réalisation concrète et extérieure de l’executio. L’important est de dire si un acte fut juste, et, pour le savoir, il faut intégrer les conditions dans lesquelles cette faculté fut utilisée. Cette interrogation se situe à la frontière de ce que possède personnellement le clerc (le caractère sacramentel qui intègre un droit d’exercice) et de qu’il est juste de faire de ce droit, dans le cadre d’une situation ecclésiale. Du point de vue ontologique, le droit subjectif, l’executio quoad ius est première, mais du point de vue de l’analyse juridique, c’est la dimension objective qui est la plus importante, et c’est bien cette dernière notion d’executio quoad actum exteriorem qui, en définitive, est privilégiée par Huguccio, car c’est à ce niveau que le raisonnement juridique pourra opérer les distinctions réelles des situations. Pour qu’il y ait plénitude de la charité, il doit y avoir plénitude de la justice : un ministre séparé de l’Église ne peut transmettre ce qu’il n’a pas, c’est-à-dire précisément cette union avec le Christ, qui n’est pleinement réalisée que dans la communion avec l’Église. Ainsi,
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la possession de la potestas ordinis ne peut déboucher sur son juste exercice que dans le cadre d’une situation qui la rend effectivement due et exigible en justice. Le caractère juste de ce droit ne dépend pas de la possession d’un pouvoir ou d’une faculté (ou de son acquisition ultérieure), mais de l’utilisation juste de cette faculté, qui dépend à son tour de l’existence d’une réalité juridique qui ne s’y oppose pas. Le droit ne peut pleinement se réaliser qu’en l’absence d’un conflit entre deux réalités : celle du sacrement (et de sa signification d’unité avec l’Église) et celle de la situation ecclésiale du ministre. Le critère de l’intention des ordinants : une subjectivisation du droit ? L’analyse précédente a montré les limites de l’utilisation du seul critère de la situation canonique de l’évêque consécrateur : qu’il ait été lui-même ordonné évêque dans ou hors de l’Église avant de passer à l’hérésie, il transmettra toujours validement le sacrement, mais jamais l’executio potestatis. La possession du pouvoir d’ordre est bien un principe de validité, mais l’impossibilité d’en évaluer le degré la rend inefficace du point de vue des distinctions juridiques. Les décrétistes, à la suite de Gratien, durent donc explorer d’autres voies. Comme nous l’avons déjà entrevu chez Honorius et Huguccio, l’intention des ordinants ou, plus précisément, leur connaissance des irrégularités entachant leur ordination déterminait la possibilité de recevoir une dispense. Cette piste fut explorée avant eux par d’autres décrétistes, et d’autres critères furent invoquées, qui semblent également converger vers une conception objective du droit. « Qui violenter trahuntur » : les ordinations forcées dans la Summa de Roland Dans son commentaire à la question 7 de la première cause, sur la possibilité d’accepter dans son ordre un évêque hérétique qui revient dans l’Église, Roland formule des critères de validité (que l’évêque dispose du pouvoir d’ordonner et que soit respectée la forme du sacrement) qui seront repris par tous les décrétistes122, mais il mentionne aussi les dispositions de l’ordinant : reçut-il le sacrement de plein gré ou bien de force ? Voir Saltet, Les réordinations, 301‑307. L’interprétation de la position de Roland est assez délicate et nous ne rapportons ici que la conclusion de Saltet (p. 302) : « Il est exact que la forme prescrite par l’Église soit nécessaire à la validité de l’ordination. Mais il est faux qu’une ordination soit nulle, si elle a été faite, suivant la forme prescrite, par un évêque hérétique consacré par un évêque précédemment catholique. Les ordinations faites par des 122
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Item eorum, qui ab haereticis ordinantur, alii contemptis catholicis episcopis ad eos currunt, alii vero violenter trahuntur. Quicumque violenter attracti ab haereticis a catholicis ordinatis in forma ecclesiae ordinati sunt, si esse postea cum eisdem minime consenserunt, et quam citius potuerunt, ab eorum se collegio segregaverunt, in collatis ordinibus perseverent, et si digni inventi fuerint, ad superiores provehantur. Qui vero a non ordinato vel extra formam ecclesiae per violentiam tractus, ut dictum est, ordinatur, hic si alias dignus fuerit, ut ita dicam, reordinabitur. Qui vero non coactus sed ultroneus ab haeretico ordinatur, hic nimirum de rigore iuris absque indulgentia degradatur, sed de misericordia in proprio ordine sine spe promotionis recipitur123.
Ces dispositions de l’ordinant, qui viennent s’ajouter aux critères formels précédents, constituent le pivot de la réflexion ultérieure et déterminent la possibilité ou l’impossibilité pour le fidèle validement ordonné d’être réintégré à l’Église dans son ordre, voire d’être promu par la suite, et la possibilité ou l’impossibilité d’être réordonné, dans le cas des fidèles ordonnés par un évêque non ordonné ou en dehors de la forme prévue par l’Église. Les conditions de réception du sacrement et en particulier les motivations de l’ordinant, qui seront prouvées par son attitude et ses réactions après l’ordination, ont donc des conséquences canoniques importantes et permettent de distinguer entre les situations. Or, cette détermination des possibilités de réintégration du clerc repose sur une conception objective du droit : ce n’est pas la plus ou moins grande potestas ordinis du consécrateur qui détermine les solutions. En fait, ou l’évêque consécrateur est évêque, ou il ne l’est pas. Mais ce sont en revanche les motivations profondes de l’ordinant et son attitude qu’il convient d’analyser pour prendre la décision la plus juste à son égard.
évêques hérétiques, suivant la forme prescrite, sont indéfiniment valides ; dans ces conditions, la transmission de l’ordre ne saurait jamais être arrêtée. Par suite, il n’est pas possible de considérer de tels actes sacramentels comme nuls, ni de les réitérer, comme le permet Roland. » Saltet fonde sa conclusion sur la rigueur de l’argumentation chez Roland, qui ne reprend que des hypothèses déjà formulées dans le prélude du raisonnement. Il soulignait en outre le parallélisme du raisonnement avec un passage des Sentences, traitant de l’eucharistie : Rolandus, Die Sentenzen Rolands, 217. 123 Rolandus, Summa, 15, C.1 q.7. Précédemment, Roland écrit : Septimo loco quaeritur, an renuntians suae haeresi in sua dignitate sit recipiendus. Notandum, quod haereticorum episcoporum alii erant ordinati a catholicis vel, qui potestatem ordinandi habent, alii vero minime. Item alii sacramenta ecclesiastica in forma ecclesiae praestant, alii non. On suit la correction déjà indiquée par Saltet : erant ordinati plutôt que curant ordinati (Saltet, Les réordinations, 288-289, note 3).
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Roland revient sur la question de l’ordination par un hérétique dans son commentaire à C.9 q.1 et aborde à ce propos la question de l’ignorance de la part de l’ordonné124. Il ne problématise pas le fait que l’évêque fût expressément excommunié, mais se concentre sur le critère relatif à l’ordonné : avait-il connaissance de la situation canonique de l’évêque consacrant ? C’est en effet à partir de cette différence entre l’ignorance et la pleine connaissance de la situation d’hérésie, que la solution juridique peut être apportée. Rendre la justice consiste ici encore à évaluer la bonne foi de l’ordonné. On trouve certes ici un élément subjectif, mais relatif au sujet passif qui reçoit le sacrement, non au sujet actif qui le confère. Il ne s’agit donc pas d’une conception subjective du droit, car Roland ne détermine pas ce qui est juste à partir du pouvoir d’ordonner de l’évêque. La solution de la question se trouve du côté des conditions de la célébration, et en particulier des dispositions subjectives du fidèle qui reçoit le sacrement. « Qui simoniace et conscienter consecrati sunt » : les conditions de réception du sacrement chez Rufin Concernant la validité et les effets du sacrement de l’ordre en cas de simonie, Rufin reprend la distinction connue entre le sacrement et son effet ou virtus : le sacrement pourra bien être vendu et acheté, mais jamais la grâce sacramentelle125. Il entend ainsi répondre à ceux qui affirmaient que, même en cas de simonie, l’ordonné recevait non seulement validement le sacrement, mais aussi une certaine grâce spirituelle et que, par conséquent, d’une certaine façon, les grâces spirituelles faisaient aussi partie du négoce simoniaque. Pour réfuter une telle opinion, Rufin s’appuie sur une citation de Léon Ier, qu’il complète par une incise : ceux qui sont sciemment (conscienter) ordonnés de façon simoniaque reçoivent le sacrement mais pas son effet et ils ne peuvent donc transmettre à ceux qu’ils ordonneront la grâce sacramentelle126. Cette incise nous semble particulièrement révélatrice de sa façon de raisonner. Rolandus, Summa, 23, C.9 q.1 : Hic primum quaeritur, an ordinatio facta ab excommunicatis rata haberi possit. Excommunicatorum quidam nominatim excommunicantur, quidam non. Item eorum, qui ordinantur ab excommunicatis, alii ex ignorantia, alii ex contumacia. Ordinatio ergo ab excommunicatis facta, si ab eo, qui eum excommunicatum ignorabat, fuerit suscepta, ex misericordia tolerari potest. Si vero contumaciter ab eo, quem scit excommunicatum, ordinem susceperit, huius ordinatio de iure tolerari non poterit. 125 Rufinus, Summa, 202-203, C.1 q.1 c.1 s.v. Gratia si non gratis etc. : illa virtus per premissum inconveniens nullo modo vendi potest, sed ipse ordo de facto venditur ; sed cum venditur, ipsa interior virtus abest, que cum ordine vendito esse non valet. 126 Rufinus, Summa, 203, C.1 q.1 c.1 s.v. Gratia si non gratis etc. : Quod removet hic Leo papa, dicens quoniam qui simoniace – et conscienter – consecrati sunt, licet sacramenta ordinum, que 124
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L’adverbe conscienter introduit certes au cœur du raisonnement une dimension morale, autrement dit un critère relatif au sujet, qui détermine par ailleurs l’analyse juridique de la situation127. Traduit-il encore une fois une conception subjective du droit ? Toute appréciation des conditions subjectives de réception du sacrement ne signifie pas en effet « conception subjective du droit ». En l’occurrence, Rufin analyse la façon dont la conscience que le sujet a de la simonie peut influer sur la caractérisation objective d’une situation. La simonie est en effet plus grave si l’ordonné en a conscience. Conscienter est le critère qui permet d’apprécier de degré de gravité de l’action injuste et non le droit du sujet lui-même. Rufin reprend lui aussi cette discussion dans le commentaire de la première question de la cause 9 et en garde l’architecture fondamentale. Outre le débat évoqué plus haut concernant la validité des ordinations célébrées par les évêques qui reçurent la dernière imposition des mains hors de l’Église, Rufin développe les distinctions relatives aux motivations qui purent susciter un tel acte : le mépris des évêques catholiques, la négligence, la peur, le fait de vivre déjà dans le schisme aux côtés d’évêques excommuniés qui font figure de pasteurs légitimes128. Elles modifient l’appréciation de la gravité de l’irrégularité de l’ordination. Ici encore, l’intégration de ces conditions propres à l’état d’esprit du sujet qui reçoit l’ordination est révélatrice, mais de quelle conception du droit ? Il ne faut pas se méprendre sur le point d’application de ce raisonnement. Rufin veut caractériser une situation d’administration et de réception d’un sacrement et non le pouvoir d’un
ab aliis habuerunt, dare possint, tamen virtutem sacramenti, sicut a suis ordinatoribus non acceperunt, ita nec illis, quos ordinant, dare possunt, sed loco illius virtutis spiritum mendacii, quem assecuti sunt, dare suis ordinatis possunt. 127 On retrouve plus loin le terme conscienter qui, complétant simoniace, indique la double condition qui empêche la transmission de la grâce liée au sacrement de l’ordre : Et hoc est : Simoniaci autem, i. e. qui simoniace et conscienter ordinantur, non gratis accipiunt ordines (Ibid., C.1 q.1 c.1). Le même critère est repris lorsqu’il définit les effets de la réconciliation d’un simoniaque : la pénitence peut réconcilier avec Dieu, mais, pour ce qui est de sacrement de l’ordre, s’il a été acquis consentienter pour de l’argent, le clerc ne pourrait pas le conserver : Ibid., 205, C.1 q.1 c.14-16 : etsi simoniacus per penitentiam Deo possit reconciliari, tamen in ordine, quem consentienter per pecuniam est aliquis adeptus, nullo modo poterit remanere. Il resterait à préciser cependant davantage le sens de nullo modo poterit remanere. 128 Rufinus, Summa, 298, C.9 q.1 s.v. Quod ordinatio : Item excommunicati ordinatores alii in ipsa excommunicatione consecrati sunt, alii prius in ecclesia catholica consecrati et postea excommunicati. Item qui ab istis posterioribus ordinantur, aut contempnentes ecclesiasticos episcopos ab eis ordinari vadunt, aut ex negligentia vel timore vel ex alia causa hoc faciunt, aut cum eis in scismate existentes ab eis tamquam a suis episcopis ordines suscipiunt.
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sujet. C’est pourquoi le raisonnement juridique se concentre sur la question de l’octroi d’une dispense à ceux qui reviennent dans l’Église et l’on trouve déjà chez Rufin l’essentiel des distinctions que reprendront Honorius et Huguccio. Parmi l’éventail des possibilités, on retrouve les circonstances de nécessité, qui justifient une dispense afin de répondre à un besoin ecclésial : l’expression urgente ecclesiae necessitate est ici particulièrement significative et exprime clairement une conception objective du droit129. Puis Rufin indique les cas dans lesquels la dispense ne pourra être octroyée : l’ordination reçue dans l’hérésie par mépris de l’Église. Elle le sera en revanche en cas d’ordination hérétique causée par négligence, peur ou d’autres causes, en dehors des cas de simonie, dans la mesure où le fait d’acheter le sacrement rendraient douteuses les raisons invoquées130. Enfin, le dernier point introduit la conscience que les ordonnés pouvait avoir de l’excommunication de l’évêque consacrant131. Les motivations subjectives de l’ordonné sont ici convoquées afin d’apprécier de façon objective une situation et non d’en déduire un droit. La question de la potestas subjective du ministre pourrait seulement apparaître dans les conditions de validité du sacrement, mais, comme on l’a vu, ces conditions de validité reposent elles-mêmes sur des éléments objectifs (existence réelle de cette potestas chez le ministre et respect de la forme du sacrement). Le raisonnement intègre donc essentiellement des éléments objectifs destinés à déterminer le caractère juste ou injuste de l’ordination dans chaque cas.
Ibid., 298-299, C.9 q.1 : Differenti tamen modo : nam secundum rigorem canonum omnino debet esse inefficax a talibus facta ordinatio ; ex dispensatione tamen, si qui cum eis in scismate existentes ab ipsis sunt ordinati, ad ecclesiam reversi in suis ordinibus recipiuntur urgente ecclesiae necessitate, ut in fine tertii capituli [C.9 q.1 c.5] dicitur. Tous ces cas seront repris chez les décrétistes postérieurs, comme nous l’avons vu chez Honorius et Huguccio. 130 Ibid., C.9 q.1 : Illi autem, qui – cum essent in ecclesia – pro contemptu ecclesiae a talibus ordinari elegerunt, in suis ordinibus non recipiuntur, ut notatur ex fine illius capituli Convenientibus supra Cs. I. q. ult. [C.1 q.7 c.4]. Si vero non ex contumacia, sed ex negligentia vel ex timore aut aliqua alia causa a talibus se permiserint ordinari, ex dispensatione recipietur eorum ordinatio, nisi simoniace a simoniacis fuerint ordinati, ut infra secundo capitulo [C.9 q.1 c.4] habetur. 131 Ibid., C.9 q.1 : Excipiuntur illi, qui ab haeresiarchis nominatim excommunicatis vel ab invasoribus sedium aliorum ordinati sunt ; talis enim ordinatio omnino erit inefficax in odium eorum, qui ordinaverunt, nisi constiterit ordinatos ab eis tunc eos nescisse dampnatos, ut infra ead. q. in principio tertii capituli [C.9 q.1 c.5]. 129
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Les conditions subjectives de la réception juste des sacrements : l’apport d’Étienne de Tournai La notion de réception juste du sacrement
À supposer que la forme du sacrement fût respectée et le prélat toléré, Étienne de Tournai développa lui aussi un raisonnement systématique centré sur l’intention des ordonnés et fit des conditions de réception du sacrement de l’ordre le véritable ressort de son analyse dans les cas de simonie, d’hérésie ou de schisme. Sa réflexion entend répondre aux interrogations suivantes : les ordonnés avaient-ils connaissance de la situation du prélat qui les a ordonnés ? S’ils étaient conscients d’être ordonnés par un évêque hérétique mais néanmoins toléré par l’Église, existait-il une nécessité qui les excusât, comme par exemple l’absence de prélat autorisé ? Quelle fut leur réaction au moment de l’ordination ? Et par la suite, dénoncèrent-ils le prélat hérétique et les faits132 ? Autant de questions qui portent non sur le pouvoir dont disposait le ministre du sacrement, mais sur la valorisation juridique de l’attitude des bénéficiaires du sacrement en fonction de leur connaissance des défauts du ministre, de l’urgence de la situation ou de sa nécessité. Pourquoi Étienne de Tournai met-il l’accent sur ces aspects ? De telles questions ne prétendent pas se substituer à la problématique de la validité du sacrement, qui leur est antérieure, et qui pourrait se limiter à la seule analyse des deux critères déjà connus (respect de la forme du sacrement et potestas du ministre). Elles orientent en revanche la réflexion vers une autre problématique, qui relève d’une vision objective du droit et que nous pourrions résumer ainsi : la réception du sacrement, à supposer qu’elle fût valide, était-elle juste ? De surcroît, même dans le cas où le sacrement se révélerait invalide, la réflexion ne saurait être close, car le problème de la justice demeure, et il convient dans ce cas de déterminer quelles furent la responsabilité et la culpabilité de ceux qui y prirent part. Là où une vision subjective du droit se satisferait peut-être rapidement de ces dernières questions, Étienne de Tournai
Stephanus Tornacensis, Summa (éd. Schulte), 122-123, C.1 q.1 c.1 s.v. neque gratis neque non gratis cuiquam dare possunt : Hic notandum, quod eorum, qui ordinantur a simoniacis vel aliis haereticis in forma ecclesiae ordinantibus, alii ordinantur ab his, quos tolerat ecclesia, alii ab his, quos non tolerat ecclesia. Ordinati ab his, quos tolerat ecclesia, aut scientes aut nescientes ; scientes aut ex necessitate, cum forte non sit, cuius officio regatur ecclesia, et hi excusantur ; aut sine necessitate, et hi non excusantur ; sed scienter ordinandi sive necessitate, sive sine ea, si testes habuerint, potius restat, ut accusent eum, quam ut ab eo ordinentur. Et si noluerint accusare eum et ordinantur ab eo, non excusantur, quin deponi debeant. 132
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poursuit l’investigation et montre ainsi que, pour lui, la justice ne se réduit pas à savoir si le ministre dispose de la potestas. Étienne de Tournai est sans doute le premier à revenir aussi clairement au sens premier de la question posée par Gratien (C.1 q.1 d.p. c.97) : de quelle utilité peut être la réception un sacrement si elle conduit à la damnation (« Quid ergo prodest, quod uera et sancta sunt, cum usurpatores suos eque perimant, ac si essent mala et noxia ») ? Cette question invite à s’intéresser aux fruits du sacrement, qui n’existent que dans la mesure où le sacrement fut conféré et reçu de façon juste. Étienne souligne précisément un peu plus loin la liaison intrinsèque, d’une part entre célébration juste et réception fructueuse du sacrement (bénédiction), et d’autre part entre réception injuste et damnation : « Bened., i. e. donum S. s. quantum in se benedictum, vel per quod debet benedici, si iuste sumeret. vertitur in maled., quia qui iniuste sumit, ex ipso maledicitur133. » L’originalité de cette remarque mérite d’être soulignée, car elle résout au passage, de façon laconique mais très profonde, toute la question du lien entre droit canonique et théologie134. La réception juste du sacrement, condition de l’action de l’Esprit Saint, devient le critère dont dépend, en dernière analyse, la bénédiction ou la malédiction de celui qui célèbre le sacrement et/ou de celui qui le reçoit. La réception de la grâce sacramentelle est la conséquence non seulement de l’existence formelle des conditions de validité du sacrement, mais aussi du fait que le sacrement fût effectivement une chose juste, car l’action du Saint Esprit ne se peut concevoir en dehors de la justice. Étienne remarque plus loin qu’il y a deux façons de recevoir le sacrement veraciter : alors que les mauvais reçoivent seulement le sacrement, les bons reçoivent la res sacramenti et donc l’efficacité du sacrement. En définitive, c’est cette dernière chose qui importe vraiment135. La question initiale de Gratien se trouve donc pleinement reconduite vers une interrogation de nature juridique dont dépend l’existence de la res sacramenti. Ibid., 124, C.1 q.1 c.4. Le texte du Décret n’effectuait pas explicitement le lien entre bénédiction et sacrement justement reçu, mais disait seulement : Idem. [Gregorius I. dicta epist. 110. lib. VII.] Benedictio illi in maledictionem, conuertitur, qui ad hoc ut fiat haereticus promouetur. (C.1 q.1 c.4). 134 L’adverbe iuste n’a pas en effet seulement un sens moral : comme nous le verrons, il procède d’un raisonnement juridique. 135 Stephanus Tornacensis, Summa (éd. Schulte), 129-130, C.1 q.1 c.35 : Sacramentum duobus modis veraciter accipitur : quoad ipsum sacramentum, ut omnes mali, quoad rem vel efficaciam eius, ut soli boni. 133
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C’est pour cette raison que l’auteur multiplie les hypothèses et cherche à cerner le plus précisément possible les circonstances de la célébration et de la réception du sacrement : les ordonnés avaient-ils pleinement conscience de l’illicéité éventuelle de la réception ? Ont-ils consenti de leur plein gré à une célébration injuste ? Autant de facteurs susceptibles de diminuer (ou d’augmenter) la responsabilité et la culpabilité des acteurs, mais aussi de limiter l’absence d’effets du sacrement aux seules situations, dans lesquelles rien ne pouvait justifier une réception illicite. Surtout, un tel effort pour connaître les circonstances, internes et externes, dans lesquelles le sacrement fut conféré, révèle que l’auteur entend mener une réflexion vraiment juridique, qui centre l’analyse sur le sacrement lui-même, conçu comme la chose juste d’un rapport entre deux personnes. En d’autres termes, Étienne pose bien la question de la réception des sacrements sur le terrain du droit objectif. Tout l’intérêt de la Summa d’Étienne de Tournai se trouve donc dans son analyse des cas limites, lorsque le sacrement fut conféré par des prélats se trouvant hors de l’Église (qui ordinantur ab his quos non tolerat ecclesia), ou bien excommuniés et privés du pouvoir d’ordonner (c’est ainsi que l’on propose de comprendre l’expression ab exauctoritatis). Mais alors, Étienne ne serait-il pas en train de réduire la problématique, lorsqu’il pose le problème en ces termes, à une simple question de possession du pouvoir sacramentel ? Ne se trouverait-on pas dans une réflexion dictée par une vision subjective du droit ? Il n’en est rien, car l’analyse du pouvoir du ministre est toujours intiment liée aux autres facteurs et circonstances qui déterminent la célébration du sacrement : la nécessité du sacrement, le pouvoir dont disposaient ceux qui ordonnaient, la conscience qu’en avaient ceux qui furent ordonnés et leur propre réaction face à cette situation. Il convient ici de rentrer plus avant dans l’architecture de l’argumentation. Les intentions des ordinants et du ministre : l’intégration de l’aspect moral à la réflexion juridique
Comment s’organise la réflexion dans le commentaire au premier chapitre de la première cause ? Le tableau que propose Étienne suit méthodiquement un arbre de possibilités et s’efforce de contempler la plupart des cas. Il reprend d’abord les critères de la validité du sacrement puis se concentre sur les situations pratiques et y intègre une dimension morale, tout en considérant les circonstances atténuantes, aggravantes ou dirimantes. Étienne est attentif à ne laisser aucune éventualité de côté dans sa description des
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motivations des ordonnés136. On pourrait objecter qu’il ne s’agit pas là d’une objectivisation du concept de justice, mais plutôt d’une subjectivisation du concept de droit, dans la mesure où Étienne de Tournai introduit une dimension intérieure dans sa valorisation des différentes situations, susceptible de modifier le caractère juste de l’ordination. Le lien entre droit et théologie que nous venons de signaler se transformerait-il ainsi en subordination de celui-là à celle-ci ? Étienne de Tournai reprend dans son analyse une doctrine de la responsabilité et une morale de l’intention, déjà développées par Abélard et qui s’imposeront avec saint Thomas d’Aquin137. Les intentions sont un élément décisif au moment d’évaluer les responsabilités de chacun et cela vaut aussi dans le cas de la célébration des sacrements. Notre auteur ne franchit donc pas ici les limites du droit en retournant vers une conception moralisante, il intègre au contraire à la réflexion juridique des éléments qui permettent d’apprécier le caractère juste ou injuste d’une action, et cela vaut en particulier dans le cas des sacrements, puisque leur effet spirituel est en jeu. Ce commentaire est surtout intéressant pour l’attention portée à la totalité de l’action sacramentelle et à l’attitude intérieure et extérieure des acteurs, qui permet d’extraire la problématique de la seule analyse de la potestas et des facultés du ministre. De ce fait, c’est bien l’équilibre de l’analyse juridique du problème qui se trouve modifié et réorienté vers une lecture issue d’une conception objective du droit, dont le centre est désormais le sacrement, comme bien dû en justice, et non plus la possession du pouvoir sacramentel. La question de la potestas et de l’auctoritas est davantage posée comme Ibid., 123, C.1 q.1 c.1 : Qui ordinantur ab his, quos non tolerat ecclesia, aut ordinantur ab excommunicatis et non exauctoratis, aut exauctoratis et excommunicatis. Qui ab excommunicatis et non exauctoratis, aut scientes aut nescientes ; si scientes, deponuntur, utpote qui nomen officii et ordinem sine effectu gratiae perceperunt ; qui ignorantes, per manus impositionem in ordinem confirmantur, nisi sit crassa et resupina ignorantia, et quae non caderet in constantem virum et perfectum ; talis ignorantia non excusatur. Qui ordinuntur ab excommunicatis et exauctoratis, aut scientes aut ignorantes ; et si ignorantes, excusantur apud Deum, si non ad illam ignorantiam propria culpa devenerunt, non autem excusantur apud ecclesiam, nisi sit iusta et probabilis ignorantia ; quae si fuerit, reordinantur, quoniam et sine culpa sunt et nihil in priori ordine susceperunt. Si scientes, aut sponte, aut coacti ; qui sponte, nihil accipiunt nec postea promoveri possunt, de misericordia tamen, si eos poenituerit et alias digni fuerint, in prioribus ordinibus, si quos habebant, sine spe promotionis recipiuntur. Qui vero coacti, aut statim, quando licet, resipiscunt et ad ecclesiam fugiunt, aut moram voluntariam cum ordinatoribus suis faciunt. Qui statim resipiscunt, si alias digni fuerint, reordinantur ; qui moram ex voluntate faciunt, et a suis ordinibus, si quos habuerant, deponuntur, et ad altiores non procedunt. 137 Voir Philippe Delhaye, « Morale et droit canonique dans la “Summa” d’Etienne de Tournai », SG 1 (1953) : 442. 136
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prémisse, plutôt que comme objet de l’analyse. En amont de la réflexion se trouve l’analyse de la potestas, en aval, celle de l’effet de la grâce sacramentelle reçue et au centre le sacrement lui-même, dont l’existence dépend de la potestas et l’effet (la res sacramentis) de son caractère juste. Le commentaire d’Étienne de Tournai au chapitre suivant (C.1 q.1 c.2) porte la même attention aussi bien à l’évêque consécrateur qu’à l’ordonné. L’auteur souligne qu’il faut considérer non seulement le point de vue du ministre, mais aussi les motivations et les actes de l’ordinant. Ainsi le terme « simoniaque » peut-il désigner aussi bien le ministre du sacrement que l’ordonné lui-même. Par exemple, un évêque non simoniaque peut ordonner sans le savoir une personne qui a recherché non le sacrement, mais la dignité et a pour cela versé de l’argent, non à l’évêque, mais à ses collaborateurs, à l’insu de ce dernier138. Cet élargissement de la perspective montre que le raisonnement fait appel à une conception objective du droit, car ce n’est pas la potestas de l’évêque qui est ici en question, ni même la forme du sacrement, mais bien le sacrement lui-même considéré comme la chose juste, dont le caractère de chose due dépend aussi des motivations de l’ordonné. Le critère de la connaissance de la simonie et ses conséquences juridiques sur la validité et la licéité du sacrement : le sens de « inaniter ordinantur »
À cet égard, Étienne de Tournai fait de la connaissance de l’action simoniaque le critère central de son analyse139. Concernant la connaissance que l’évêque pouvait avoir de l’action simoniaque, il commente un passage du Décret, dans lequel il n’est pas directement question de simonie, mais plutôt de l’indignité de l’ordonné, il pose la question suivante140 : Que se passet-il lorsqu’un évêque a ordonné une personne indigne ? De quelle peine
Stephanus Tornacensis, Summa (éd. Schulte), 124. C.1 q.1 c.2 s.v. Quicunque stud. : Nota, quod aliqui ordinantur simoniace a non simoniaco, veluti cum pecunia alicui de consiliariis episcopi datur, quod nesciens episcopus ordinat dantem. Étienne revient plus loin sur ces dénomination et reprend ces hypothèses : Ibid., 142, C.1 q.1 c.107 s.v. Stat. simoniaci sim. : ordinati illi scil., qui propria manu vel alterius eorum voluntate pecuniam dant vel accipiunt. « sim. sim. ante s. » ut sunt qui non ordinatori, sed alicui de consiliariis pecuniam dant, ordinatore tamen ignorante. « sim. autem. » sicut sunt qui ordinantur simoniace ab his, qui ante simoniaci erant, sed tamen ab eis non ordinantur simoniace ; hi ultimi simoniaci improprie dicuntur eo, quod a simoniaco ordinati dicuntur. 139 Voir Delhaye, « Morale et droit canonique dans la “Summa” d’Etienne de Tournai », 443444. 140 Cette indignité pourrait aussi bien venir du péché de simonie, mais elle peut aussi concerner d’autres motifs. 138
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c anonique est-il lui-même passible ? Gratien citait à ce propos une lettre du pape Léon à des évêques d’Afrique, suivant laquelle, si un évêque consacrait une personne indigne, il ne pouvait plus par la suite procéder à d’autres ordinations (C.1 q.1 c.43). Gratien expliquait une telle décision par le fait que l’ordination est un sacrement particulier qui concerne le bien de toute la communauté, et qu’il est donc justifié de prendre des mesures spéciales quant à sa célébration141. Dans son commentaire, Étienne de Tournai met en lumière les circonstances qui peuvent modifier le jugement porté sur l’évêque. Il faut distinguer, dit-il entre un évêque qui ordonne sciemment une personne indigne et celui qui n’en a pas conscience, et ensuite, si l’évêque en a conscience, il faut encore distinguer entre le fait que l’indignité de l’ordonné soit manifeste ou occulte, et si elle est occulte, il convient de voir s’il en existe des preuves ou non. Ainsi, dans les cas où l’évêque n’aurait pas connu l’indignité de l’ordonné, ou bien si cette indignité était occulte et ne pouvait être prouvée, il serait juste de ne pas condamner cet évêque142. Concernant la connaissance que les ordonnés pouvaient avoir du caractère simoniaque de leur propre ordination, Étienne remarque que certains peuvent en effet avoir une pleine connaissance de l’action simoniaque (ceux qui ont versé eux-mêmes de l’argent), tandis que d’autres peuvent savoir que de l’argent a été versé en leur faveur, par leurs parents ou leurs proches, sans être pour autant à l’origine de l’action simoniaque. D’autres peuvent enfin complétement ignorer que leur ordination fût achetée143. Cette connaissance constitue pour Étienne de Tournai le cœur de la solution : ceux qui ont euxmêmes donné de l’argent ou qui ont su que de l’argent a été versé pour eux, furent ordonnés en vain (inaniter ordinantur), et l’auteur précise : non en
C.1 q.1 d.p. c.43 : In quibus omnibus sollicite notandum est, quod sacramentum sacerdotalis promotionis prae ceteris omnibus magis accurate et digne dandum uel accipiendum est, quia nisi ita collatum fuerit, eo desinet esse ratum, quo non fuerit rite perfectum. 142 Stephanus Tornacensis, Summa (éd. Schulte), 131, C.1 q.1 c.43 s.v. Si qui ep. : Nota, quod, ut dicunt quidam, si quis consecraverit minus dignum, nunquam alterum in eodem ordine consecrabit, neque in maiore ordine, quam ille sit, quem indigno praestitit, minores tamen ordines poterit conferre ; nec debet interesse, ubi ille ordo celebratur, quem indigne dedit. Distingue. Qui ordinant indignos, aut scienter, aut nescienter ; qui scienter, aut sciunt, eos indignos crimine manifesto, aut occulto. Si manifesto, locum habet dictum. Si occulto, aut possunt in probationibus arguere, aut destituuntur probationibus ; si probationem habent nec convineunt, poenam decreti merentur ; si in probationibus destituuntur, non puniuntur, sicut nec qui ignoranter ordinant indignos. 143 Ibid., 124, C.1 q.1 c.2 : Horum quidam dant, vel dari sciunt pecuniam pro se, quidam nesciunt. 141
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raison de l’exécution du sacrement (non quidem quantum ad executionem sacramenti), si celui-ci a été conféré suivant la forme prévue par l’Église et par un ministre qui en avait le pouvoir, mais en raison de l’exécution de l’office (quantum ad executionem officii). Ceux qui, au contraire, n’ont pas eu connaissance de l’acte simoniaque, pourtant réalisé, ne sont pas ordonnés en vain (non inaniter ordinantur), mais sont pardonnés avec miséricorde144. Le rôle du juge consiste donc à déterminer les degrés de responsabilité et de culpabilité des intéressés afin d’en déduire le degré de validité du sacrement. Car, que signifie concrètement inaniter ordinantur ? Le sacrement est-il invalide, ou bien est-il seulement privé de ses effets spirituels ? Et, à supposer qu’il fût valide, les sacrements ultérieurement conférés par celui qui fut ordonné de façon simoniaque mais par un non-simoniaque, seront-ils euxmêmes valides ? Faudra-t-il alors distinguer entre les sacrements ? L’expression est heureusement complétée par une précision : l’ordination est vaine (inanis) non quant à l’exécution du sacrement, mais quant à l’exécution de l’office. Autrement dit, le sacrement existe et a été validement conféré, parce qu’il a bien été célébré suivant la forme prévue par l’Église et par un prélat qui en avait le pouvoir. Il est néanmoins privé de ses effets spirituels, dans le sens où celui qui est ordonné de façon simoniaque par un non-simoniaque ne recevra pas la grâce spirituelle en raison de son péché. Voilà pour ainsi dire résolues les questions sacramentelles, morales et spirituelles contenues dans inaniter ordinantur. Et que faut-il alors penser de « l’inanité » de l’ordination quant à l’executio officii ? Quelles en sont les conséquences juridiques ? Peut-on conclure que le simoniaque ne pourra célébrer validement les sacrements (et quels sacrements ?), ou qu’il les célébrera validement mais de façon illicite ? L’hypothèse de l’invalidité des sacrements célébrés par un clerc simoniaque semblerait rendre effectivement vaine son ordination, puisqu’elle le priverait de sa raison d’être : la célébration des autres sacrements et la transmission de la grâce. Néanmoins, la suite du texte ne permet pas de tirer une telle conclusion. Il faudrait donc bien limiter, dans le cas d’Étienne de Tournai également, l’inanité de l’ordination quantum ad executionem officii à la privation du pouvoir de juridiction du clerc simoniaque et à l’illicéité des sacrements qu’il conférera.
Ibid., C.1 q.1 c.2 : Qui dant vel dari sciunt, eorum ordinatio inanis est, non quidem quantum ad executionem sacramenti, si in forma ecclesiae et ab habente potestatem, sed quantum ad executionem officii. Qui nesciunt, non inaniter ordinantur, sed ex misericordia merentur veniam. 144
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Étienne de Tournai poursuit son analyse des différentes situations en disant que certains peuvent être ordonnés de façon non simoniaque par un simoniaque. Cela arrive quand l’ordinant n’a pas versé d’argent pour être ordonné, mais va recevoir l’ordination d’un prélat qui avait acheté sa propre ordination. Or, dit Étienne de Tournai, une telle ordination n’est pas vaine, surtout si l’ordonné ignore que celui qui l’ordonne est simoniaque145. Nous nous trouvons dans le prolongement du cas précédemment évoqué, et il est par conséquent possible de savoir, à partir des effets, ce que signifie inanis quantum ad executionem officii. Ou plutôt, nous pouvons savoir ce que cela ne signifie pas. Inanis quantum ad executionem officii ne signifie pas, pour le simoniaque, une impossibilité de conférer ultérieurement le sacrement de l’ordre de façon valide. Il pourra ordonner validement puisque le sacrement de l’ordre, conféré de façon non simoniaque par un simoniaque, n’est pas vain. L’absence d’executio officii, dont souffre le prélat simoniaque, n’entache donc pas la validité du sacrement qu’il confère, elle ne supprime pas le pouvoir d’ordre du ministre simoniaque, mais elle peut rendre son action illicite. Un peu plus loin, Étienne précise les conséquences spatiales et temporelles d’une telle situation et montre de nouveau l’importance des déterminations circonstancielles. Gratien avait repris l’image de la lumière ou de l’eau qui gardent leur vertu fertilisante, même après avoir passé par des canaux de mauvaise qualité. Gratien faisait déjà remarquer que tout dépendait aussi de la nature du sacrement : pour les sacrements de nécessité, disait-il, la nécessité elle-même tient lieu de loi. Quant aux sacrements de dignité, s’ils ne sont pas dignement conférés et/ou reçus, ils cessent d’être des « dignités », non au sens où ils cessent d’être de vrais sacrements, mais où cesse l’officium administrandi, soit dans le lieu, soit dans le temps, soit par la promotion (C.1 q.1 d.p. c.39). Étienne saisit cette opportunité pour préciser le sens de « lieu », « temps » et « promotion » et justifier le fait que le clerc simoniaque puisse exercer ses fonctions mais seulement dans le lieu où il fut ordonné, et seulement durant la période pendant laquelle existe une nécessité quelconque de remplir son office. Enfin, rien ne rendrait juste une promotion ultérieure de
145 Ibid., C.1 q.1 c.2 : Alii ordinantur non simoniace a simoniaco, ut qui sine pretio ab eo, qui per pretium ordinatus est, et horum ordinatio non est inanis, maxime cum nesciant eos simoniacos.
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ce clerc146. L’important est ici de retenir que les modalités de temps et de lieu peuvent donc rendre justifiée l’administration d’un office pourtant assumé de façon illicite. Poursuivons le raisonnement. Ce sacrement illicitement conféré par un prélat simoniaque à une personne non simoniaque, sans que celle-ci ait conscience de la situation de péché de celui qui lui confère le sacrement, ne perdrait-il donc pas pour autant sa qualité de chose juste ? La réponse que l’on serait ici tenté de donner est que cela dépend du point de vue. Le prélat simoniaque, en dehors des cas de nécessité, accomplit de toute évidence une action injuste, car il confère le sacrement de l’ordre alors qu’il a lui-même été ordonné inaniter quantum ad executionem officii. Ceci-dit, cette situation ne semble pas affecter celui qui est ordonné de façon simoniaque sans être lui-même simoniaque, puisqu’Étienne de Tournai dit précisément que son ordination n’est pas inanis : « horum ordinatio non est inanis, maxime cum nesciant eos simoniacos », où il faut sans doute comprendre qu’elle n’est inanis ni quant à l’exécution du sacrement, ni quant à l’exécution de l’office. Peut-on alors parler d’un sacrement « injustement conféré » mais « justement reçu » en fonction des points de vue ? Une telle situation se produit dès lors qu’on fait intervenir, comme chez Étienne, d’autres éléments que la seule potestas ou executio potestatis du ministre. Ceci-dit, le fait de dire que l’ordination reçue ne soit pas dans ce cas inanis ne signifie pas pour autant qu’elle fût juste, car, en dehors des cas de nécessité, l’ordination n’était pas en effet une chose « due », en tant que telle, par le ministre, puisque celui-ci, en raison de son péché de simonie, ne devait précisément pas la donner. L’interdiction morale a fait naître une interdiction juridique qui prive l’action de son caractère juste, sans n’affecter cependant ni les conditions morales de l’ordonné ni la validité de son ordination. Enfin, lorsque le ministre et l’ordonnant sont tous deux simoniaques, la situation est évidemment pire que dans les autres cas, affirme Étienne147. On le lui concède sans aucun doute d’un point de vue moral. Mais comment Ibid., 131, C.1 q.1 d.p. c.39 : Dicit ergo, a simoniacis collata dignitas non habet effectum secundum tempus, locum, promotionem. Locum, ut ibi ministrent tantum, ubi promoti sunt, non alibi propter scandalum ; tempus, ut, cum non fuerit necesse, non ministrent ; promotionem, quia venientes ab haereticis ulterius non promoventur, persistentes ex misericordia in ordine, quem apud illos susceperunt ; et haec omnia ex dispensatione. « veritas sacr. », verum enim remanet sacramentum, sed indigne accedenti interdicitur ministrandi officium. 147 Ibid., 124, C.1 q.1 c.2 : Alii simoniace a simoniaco, et hi vel pares vel peiores sunt primis. 146
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cela se traduit-il du point de vue du droit ? Dans le Décret, Gratien rapportait les paroles du pape Grégoire les concernant : « ils ne sont pas prêtres » (C.1 q.1 c.2). L’expression a beau être claire, elle s’avère en fait ambiguë dans ses conséquences juridiques. Étienne commente cette affirmation en disant « qu’ils ne sont pas devenus prêtres en raison de leurs propres mérites ». Mais, en ajoutant cette précision, il fait porter la négation sur les causes du sacerdoce et non sur le sacerdoce lui-même, de telle sorte que l’on peut comprendre que ces simoniaques sont bien devenus prêtres, mais que ce ne fut pas en raison de leurs mérites148. Un commentaire ultérieur permet de confirmer cette lecture. Lorsqu’il est dit dans le Décret que les simoniaques ne peuvent être prêtres (C.1 q.1 c.12), Étienne de Tournai précise l’expression en disant qu’ils ne peuvent l’être dignement149, ce qui signifie qu’ils le sont bien de facto, même s’ils ne le méritent pas. En effet, Étienne explique plus loin, lorsqu’il commente le sens de corpus Christi, que certains sont dans l’Église comme dans le corps du Christ par le sacrement et la charité alors que d’autres appartiennent à l’Église par le seul sacrement, mais ne sont pas vraiment dans le corps du Christ : ceux-là sont les « mauvais membres150. » Certains ne peuvent pas appartenir au corps du Christ par le mérite de leur vie ; ils le peuvent néanmoins par la vertu de leur fonction151. Ce dernier commentaire rend compte de la situation des simoniaques dans l’Église : il leur manque l’unité et la charité, et il leur manque aussi la justice, nécessaire à la charité. Ils sont bien formellement dans l’Église, mais ils ne font pas partie du corps vivant du Christ. Cette distinction, il est vrai, peine à trouver une traduction du point de vue des conséquences juridiques. Étienne de Tournai ne les formule pas clairement, mais l’on peut néanmoins penser que l’auteur identifie cette absence d’appartenance réelle au corps du Christ à l’absence de justice qui détruit la charité.
Ibid., C.1 q.1 c.2 s.v. non est sacd. : i. e. non habet sacerdotium de merito vitae. Ibid., 125, C.1 q.1 c.12 s.v. non possunt : i. e. digne exercere officium sacerdotis nequeunt. 150 Ibid., C.1 q.1 c.12 : « Christi corpus » : Corpus Christi ecclesia dupliciter intelligitur, scil., quae est congregatio fidelium, cuius membra sunt ipsi fideles, et illud sacratissimum corpus, quod natum est de beata virgine. « in Christi corpore » dicit i. e. in unitate ecclesiae per vinculum caritatis non sunt. Quidam sunt in corpore ecclesiae, ut in corpore per sacramenta scil., et caritatem, ut boni, quidam in corpore non ut in corpore per sacramenta tantum, ut mali. 151 Ibid., 125-126, C.1 q.1 c.12 : Christi corpus, quod est in altari quasi non possunt de merito vitae, possunt ex officii sui ordine. 148 149
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Notons cependant que ce qui fait la différence, dans tous les cas, réside dans la connaissance que les acteurs ont de l’existence de la simonie. La conception du droit qui sous-tend le raisonnement est donc bien ici objective. Les conséquences juridiques sont en effet fonction de la connaissance que l’ordinant avait de l’action simoniaque, non d’une analyse en termes de pouvoir possédé par l’évêque qui ordonne. La potestas dont dispose le ministre est certes fondamentale pour l’existence et la validité du sacrement, mais ce n’est pas là ce qui intéresse directement notre auteur, qui pose plutôt la question des conséquences juridiques d’un sacrement conféré dans de telles conditions. Or la question de la justice se joue aussi sur le terrain des circonstances, des motivations, des conditions qui font de la célébration du sacrement une chose due en justice. L’influence des dispositions intérieures et de la connaissance des irrégularités dans la Summa coloniensis et la Summa lipsiensis L’auteur de la Summa coloniensis confirme le critère de l’ignorance ou de l’advertance de la simonie chez les différents acteurs lors de l’ordination, et mentionne aussi celui de la nécessité du sacrement, qu’il décline en deux sous-catégories : nécessité de précepte ou nécessité de coaction152. L’auteur reprend largement l’argumentation d’Étienne de Tournai, et l’appuie sur des textes du Décret (C.1 q.1 c.108, 109 et 111). Les mêmes conclusions s’imposent quant à l’appréciation objective de la situation : le fait que le sacrement soit ou non une chose juste se déduit de la situation concrète, de l’attitude de celui qui reçoit le sacrement, de ses dispositions et des conditions de nécessité. Soulignons ici que cette argumentation, fondée sur une réflexion dont le fondement est objectif, n’est donc pas un cas isolé chez un auteur, mais semble représenter la voie commune de l’analyse dans ce domaine. La Summa lipsiensis ne présente pas non plus de grandes nouveautés, par rapport aux aspects précédemment évoqués. On y retrouve les critères habituels du respect de la forme du sacrement et de la possession de la potestas de
Summa coloniensis, vol. 2, p. 33, pars IV, cap. 71 : Advertenda distinctio auctoritatibus comprobata. Ordinantur enim a simoniacis alias ignorantes, et hi excusantur dum tamen ignorantia supina non sit, alias scientes et hi uel sponte uel ex necessitate, ut si non sint alii per quos regatur ecclesia nec contra eos probationes suppetunt uel documenta, quae si affuerint potius est contra eos insurgere quam ab eis manus impositionem suscipere. Et est necessitas duplex : praecepti et coactionis, obedientie et uiolentie. Violenter etiam attracti uel moram uoluntariam cum ordinatoribus faciunt, aut quam primum possunt ab eis ad ecclesiam confugiunt. 152
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la part du ministre153. L’auteur approfondit néanmoins une question intéressante dans son commentaire à la distinction 52 : qu’arrive-t-il si celui qui est ordonné prêtre n’a pas reçu au préalable les ordres mineurs et le diaconat ? Sa réponse met en œuvre des critères centrés sur les intentions réelles de l’ordonné et sur sa connaissance ou son ignorance des conditions requises pour la réception du sacrement154. L’auteur reprend ce que Rufin et Étienne de Tournai avaient dit au même endroit, mais il est particulièrement attentif à la spécificité de chaque cas, afin de déterminer pour quels motifs les étapes préalables au sacerdoce ne furent pas respectées. Fut-ce par ambition, par orgueil ou simplement par négligence ? Bien que le canon parle de négligence, l’auteur abandonne ce terme et préfère utiliser celui d’ignorance155, dont il précise ensuite les caractéristiques. Une ignorance « juste », autrement dit non-délibérée, peut constituer une circonstance atténuante, auquel cas on favorisera une solution conciliante du problème, par le biais d’une suspension temporaire du ministère, voire d’une pénitence, le temps de recevoir les grades manquants. L’auteur souligne en particulier que l’intéressé doit prouver que son ignorance ne fut pas crasse156. Mais une « ignorance juste » est-elle vraiment possible dans ces cas ? Le caractère peu probable d’une telle éventualité avait conduit certains à envisager une déposition de iure du clerc, sans tenir compte de l’examen préalable des circonstances. D’autres avaient en revanche insisté sur le caractère moins grave de la faute et sur la possibilité d’être effectivement ordonné. L’auteur souligne ici que le caractère non délibéré de l’ignorance doit être prouvé. Summa « Omnis qui iuste iudicat » sive lipsiensis, éd. par Peter Landau et al. MIC A, vol. 7. I-II (Città del Vaticano : Biblioteca apostolica vaticana, 2007), 246, D.52 pr. : Sed videtur quod talis non sit sacerdos ex quo ita promotus est praetermissa forma quam ecclesia statuit. Video enim quod si aliquis non in forma ecclesiae baptizat uel ordinat vel conficiat, nihil agit. 154 Ibid., 245, D.52 pr. : Ne autem istud indistincte uerum esse putaretur, determinat in presenti distinctione illud tunc locum habere, quando ex industria, scilicet ex ambitione uel superbia gradum aliquis praetermittit. Porro si ignorantia non supina, sed iusta aliquem praetermiserit et ad superiores ascenderit, tamdiu a superioribus cessabit, donec omissum gradum tempore oportuno susceperit. 155 Lorsque l’auteur remarque que le canon D.52 c.1 parle de negligentia, c’est en fait pour opposer le terme à superbia, non pour justifier le passage à la notion d’ignorance : Ibid., 246, D.52 c.1 : Item nota quod dicit negligentia, non superbia. 156 Ibid., 245, D.52 c.1 « Sollicitudo » usque « negligentia » : Sed nonne crassa et supina erat ignorantia, qualiter potuit ignorare se non fuisse ordinatum ? Ideo dicunt quidam quod dispensatur cum isto, quia de iure debuit deponi, nec debet trahi ad consequentiam quod hic dicitur. Alii dicunt quod levis fuit culpa illius et de iure communi promoueri potest. Ipse tamen hoc debet probare quod non superbia hoc fecit, unde dicit « cognoscatur ». 153
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Dans un tel cas, poursuit-il, et en attendant de recevoir le diaconat qu’il avait omis, les sacrements célébrés par celui-ci sont-ils valides ? L’ordination sacerdotale, en dépit de l’absence de réception préalable du diaconat, suffit à assurer la validité des sacrements confectionnés par ce prêtre, mais pas leur licéité157. La Summa lipsiensis établit donc que la réception progressive des ordres mineurs et majeurs n’appartient pas à la substance du sacerdoce et que leur omission n’altère pas le sacrement lui-même158. Cette discussion sur les conséquences de l’ignorance conduit bien évidemment à une interrogation sur les dispositions du sujet qui reçoit le sacrement. Là encore, il est question de dispositions subjectives, mais il ne faut pas confondre cette attention aux motivations internes avec un quelconque droit subjectif à recevoir le sacrement, car de bonnes dispositions ne confèrent pas un droit ; elles rendent simplement plus justifiée la réception du sacrement. Ces commentaires de l’auteur de la Summa lipsiensis dénotent une réflexion approfondie sur les critères de justice d’une action et d’imputabilité d’une sanction. L’élément objectif, c’est-à-dire la violation externe de la loi, y apparaît décisif, suivi de l’élément subjectif, qui détermine l’existence d’éléments susceptibles d’en augmenter ou d’en diminuer la gravité. Comme on le voit, toute la discussion s’appuie sur des facteurs extérieurs à ce qui pourrait relever de la potestas du ministre de l’ordination. Celle-ci est bien sûr supposée comme une des conditions nécessaires pour la validité du sacrement de l’ordre, mais le caractère juste ou injuste de l’action est apprécié en fonction
Ibid., D.52 c.1 : Item quaeritur an talis ante susceptum diaconatum conficiat. Et dicunt quod nullo ordine suscepto, dum tamen ordinem sacerdotii habeat, conficit in veritate. Hoc tamen non debet facere ; si tamen fecerit, conficit. Item quaeritur an talis cogi possit ut suscipiat ordinem praetermissum. Et dici potest quod non precise potest cogi, sed sub alternatione : ut vel cesset ab ordine sacerdotali uel ordinem praetermissum suscipiat. Quant à savoir s’il peut être contraint à recevoir le diaconat qu’il n’a pas reçu, la solution proposée prend la forme d’un avertissement adressé par l’autorité ecclésiale. Sans doute est-il alors possible d’imaginer la menace d’une sanction de déposition, mais cela n’est pas ici précisé. 158 Ibid., 246, D.52 c.1 : Dici potest quod in forma ecclesiae iste ordinatus erat nec est de substantia sacerdotii ita gradatim ascendere ; nam et apostoli sacerdotalem et episcopalem dignitatem ante alios ordines susceperunt. Tunc autem non in forma ecclesiae diceretur ordinatus si alio tempore et alio modo darentur ei insignia quam ecclesia statuit. En revanche, il est nécessaire de recevoir le sacerdoce avant l’épiscopat, et le baptême est toujours bien évidemment un prérequis : Ibid., D.52 c.1 : Item quid si prius factus esset episcopus quam sacerdos ? Essetne episcopus ? Item quid si prius factus esset sacerdos quam baptizatus ? Dici potest quod non est episcopus in primo casu, quia ordo sacerdotalis fundamentum est episcopalis consecrationis, sic et in secundo baptismus fundamentum ordinis cuiuslibet. 157
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des dispositions du fidèle qui reçoit le sacrement. Ces dispositions subjectives ne définissent pas pour autant quant à elles un droit à recevoir le sacrement. Pourquoi le fait de savoir ou d’ignorer le fait que l’évêque consécrateur fut lui-même ordonné évêque dans l’hérésie a-t-il des conséquences différentes ? Le critère de l’ordination épiscopale intra ou extra-ecclésiale de l’évêque consécrateur est ici subjectivisé, dans le sens où il n’acquiert de valeur juridique qu’à partir du moment où il rentre dans l’intention de l’ordonné et détermine la signification de son geste. Il est très intéressant de noter que ce n’est plus ici le fait que la dernière imposition des mains de l’évêque consécrateur ait eu lieu dans ou en dehors de l’Église qui compte, mais la connaissance qu’en ont eue ceux qui furent ordonnés par lui. Autrement dit, une dernière imposition des mains hors de l’Église n’aura pas d’effet (autre que celui de la privation de l’executio potestatis), à condition qu’elle soit ignorée de l’ordonné, d’où l’importance, précisément de pouvoir en apporter la preuve. Dans le cas contraire, l’ordonné se retrouve coupable d’avoir, en acceptant son ordination, implicitement reconnu la valeur d’une consécration épiscopale illégale, ce qui équivaut à exprimer son mépris de la communion ecclésiale. Ces commentaires montrent comment ce qui aurait pu se rapprocher d’une conception subjective du droit (faire dériver la validité ou la licéité de la potestas ordinis de l’évêque consécrateur) se trouve finalement intégré à un raisonnement dont le critère central devient la connaissance qu’en a eu l’ordonné. Certes, on pourrait dire, avec raison, que le critère s’est trouvé « subjectivisé », car intégré à la connaissance subjective qu’en a eu le fidèle qui reçoit le sacrement. Mais précisément, cette subjectivation du critère relève d’une conception objective du droit ! Le caractère juste ou injuste de l’ordination, qui se traduira par le fait que l’ordonné sera toléré ou non, ne dépend pas de la faculté ou du pouvoir du ministre, mais de la signification ecclésiale qu’elle revêt, à travers la médiation cognitive du fidèle, cette médiation étant finalement elle-même objectivisée par l’injonction qui lui est faîte d’en fournir les preuves.
Les problématiques de l’ordination des moines, de l’ordination absolue ou de l’ordination par un évêque non approprié
L
es thèmes analysés dans ce chapitre ne font pas a priori intervenir les cas de simonie, schisme ou hérésie, mais ils mettent en lumière d’autres facteurs, que les précédentes problématiques avaient en partie occultés. Ce sont le lieu, le moment, la finalité de l’ordination, la condition de l’ordonné, ou la circonscription géographique du ministre qui sont ici au cœur du problème. Ces situations présentaient des difficultés durables qui ne seront résolues que par l’introduction de distinctions juridiques, dont l’executio potestatis, et de critères davantage centrés sur la célébration et la réception des sacrements. C’est à ce titre que l’analyse développée par Gratien et les décrétistes peut se révéler particulièrement loquace, quant à leur conception du droit. Le cas de l’ordination des moines Les enjeux de la question Le débat sur les facultés des moines ordonnés prêtres souleva de multiples interrogations : pouvaient-ils prêcher, baptiser, confesser et dire la messe de façon publique hors de leur monastère ? Ces questions troublaient le système de l’ordination relative, et menaçaient directement le lien entre ordinatio et intitulatio, c’est-à-dire le rattachement du clerc, par l’acte même de son ordination, à une église déterminée. Le débat canonique s’inscrit à son tour dans un débat plus large, dans lequel les théologiens du clergé séculier craignaient que l’ingérence des moines dans les fonctions ecclésiastiques ne constituât un corps de ministres soustraits à la juridiction épiscopale, et ils contestaient pour cette raison aux moines le droit de se consacrer à la cura animarum1.
Pour une contextualisation du débat voir Vitale, Sacramenti e diritto, 125. Concernant la question plus spécifique du droit de confesser, dans le cadre de la C.16, voir Ludwig Hödl, Die Geschichte der scholastichen Literatur und der Theologie der Schlüsselgewalt von ihren Anfangen an bis zur Summa Aurea des Wilhelm von Auxerre (Münster in Westfalen : Aschendorff, 1960), 166-172. Cette opposition se nourrit aussi de considérations liées au combat contre la simonie des clercs séculiers, que certains moines menèrent avec assez de virulence. Sur
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Chapitre VI
Par ailleurs, cette interrogation est d’autant plus intéressante, qu’elle ôte la dimension morale à la question précédemment soulevée. Le droit des clercs simoniaques, hérétiques ou schismatiques à célébrer les sacrements se doublait en effet de considérations liées à leur situation d’éloignement de l’Église pour des raisons en général peccamineuses. La réflexion juridique était alors tributaire d’une double analyse théologique concernant d’une part la nature des sacrements et les conditions de leur validité, et d’autre part la situation canonique des clercs au regard de la validité de leur propre ordination. Dans le cas des facultés des moines ordonnés prêtres, le sacrement de l’ordre n’était entaché ni dans ses origines, ni dans son exercice potentiel par une situation d’éloignement de l’Église : les moines avaient été validement ordonnés au sein de l’Église et possédaient bien le pouvoir d’ordre. D’autre part, les cas considérés par Gratien dans cette question ne parlent ni de simonie, ni d’hérésie, ni de schisme ultérieurement survenus2. Les enjeux de la réflexion sont donc davantage centrés sur la structuration interne du pouvoir ecclésial et font référence à un conflit de compétence entre des prêtres séculiers et des moines, autour de l’exercice de leur ministère. Le problème invite en outre la réflexion juridique à se porter sur des arguments différents de ceux hérités de saint Augustin. Ces derniers s’inscrivaient dans un contexte particulier de défense de la validité des sacrements, dans une situation d’hérésie ou de schisme. Désormais, dans le cas des moines ordonnés prêtres, l’interdiction de célébrer les sacrements auprès de paroissiens qui ne dépendaient pas d’eux, ne pouvait s’appuyer sur une remise en cause de la validité de leur ordination ou de la plénitude de leur potestas. Il s’agissait donc d’analyser les voies par lesquelles cette potestas pouvait être légitimement exercée. Signification juridique de la notion d’executio potestatis dans ce contexte La première question de la Cause 16 formule ainsi le problème : est-il permis aux moines de célébrer publiquement les offices, d’imposer des pénitences et de baptiser ? Gratien développe une longue réponse, articulée en sept parties. Il commence par citer les textes qui affirment que les moines ne peuvent célébrer les offices de façon publique en raison de la spécificité
ce contexte particulier, voir Charles Dereine, « Le problème de la cura animarum chez Gratien », SG 2 (1954) : 311. Pour une étude analytique de C.16 q.1, voir Zirkel, Executio potestatis, 151-153. 2 Ils mentionnent seulement quelquefois la situation de moines errants, sous le coup d’une condamnation de la part de leur évêque, sans que cette sanction ne remette pour autant en cause leur potestas (C.16 q.1 c.17 et 19).
Les problématiques de l’ordination absolue
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de leur vocation qui, par nature, les sépare du monde et du reste de la communauté des fidèles, et les astreint à suivre strictement la règle monastique à laquelle ils sont tenus (d.p. c.3). Dans le respect de la spécificité de leur mission, les moines n’ont pas pour vocation d’enseigner, mais d’implorer (officium plangentis, c.4). D’autres canons soumettent l’activité extérieure au monastère à l’accord du conseil des prêtres de l’Église particulière (c.7), et au consentement de l’évêque du lieu. Ces interdictions portent sur la célébration des sacrements (pénitence, messe publique), les visites aux malades, la perception de la dîme (c.9)3. Gratien présente ainsi un ensemble de raisons liées à la spécificité de la vie monastique et à son intégration dans la vie des Églises locales4. Dans une conclusion partielle aux seize premiers chapitres, pour justifier les interdictions formulées par le concile de Nicée, Gratien propose une comparaison avec le canon 23 du concile de Chalcédoine (451), qui enjoignait d’expulser du territoire de l’Église de Constantinople les moines errants, dépourvus de mission spécifique de la part de leur évêque, voire excommuniés, qui venaient troubler la paix de cette Église. Cette contextualisation permet d’expliquer les canons, d’en indiquer les raisons et, sans doute aussi de distinguer les problématiques. Gratien peut alors affirmer que l’interdiction du concile de Nicée était formulée à l’encontre des moines errants : propter inprobitatem circumvagantium5. L’introduction de cette donnée morale rend cependant la situation un peu différente des cas envisagés précédemment, puisqu’il ne s’agit plus vraiment d’un conflit de compétence entre des prêtres séculiers et des moines, mais plutôt d’un problème lié aux troubles causés par ces moines errants6. Le dictum post qui conclut les dix-neuf premiers chapitres de la question sur l’ordination des moines énonce le principe général suivant : aucun prêtre
Il s’agit d’un canon du pape Pascal II (1104-1118). Le canon suivant porte sur les mêmes interdictions. La soumission aux évêques est spécifiée par le c.4 du concile de Chalcédoine (451) repris dans C.16 q.1 c.12. 4 Les interdictions se concentrent sur le sacrement de la confession et la cérémonie religieuse de l’enterrement hors de leur monastère (c.12). En revanche, il n’est pas interdit au moine de célébrer la messe et d’enterrer les morts dans l’enceinte du monastère (d.p. c.12 et c.13). 5 C.16 q.1 d.p. c.16 : Ecce his auctoritatibus patet, quod, si quis apud monasterium sepulturam sibi eligere uoluerit, libere a monachis potest sepeliri. Unde liquido colligitur prohibitionem illam Nicenae sinodi propter inprobitatem circumuagantium factam esse. 6 Cette dimension morale demeure dans un canon du pape Léon Ier qui se réfère aussi à des moines indignes et qui leur interdit de prêcher (c.19). Le canon pourrait, il est vrai, traduire également une situation de conflit de compétences. 3
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ne peut lier ou délier les péchés de fidèles d’une paroisse dont il n’a pas la charge. La suite du dictum en précise la raison, ou plutôt le point d’application, à partir de la distinction entre potestas et executio potestatis : les moines, quoique validement ordonnés, ne disposent pas de l’executio potestatis (Gratien précise executio suae potestatis) à moins d’avoir été choisis par le peuple et ordonnés par l’abbé avec le consentement de l’évêque7. Il ne s’agit donc ni d’un défaut de potestas, ni d’une imperfection de leur ordination, ni même du fait qu’ils se trouveraient hors de l’Église : comme les autres prêtres, ils reçurent validement la potestas dans ses différentes acceptions : potestas predicandi, potestas penitentiam dandi, potestas peccata remittendi et même la potestas beneficiis ecclesiasticis perfruendi8. Et ils ont en outre reçu ces potestates de nature sacramentelle et administrative, en vue de les exercer, sans quoi leur ordination serait vaine. L’opposition entre la possession légitime d’une potestas et l’interdiction de son utilisation est plus nette que dans le cas des clercs simoniaques et la nature de l’executio potestatis n’en apparaît que plus clairement. Il s’agit bien d’un droit, mais qui ne peut être conçu comme le résultat de la possession d’un pouvoir (de son pouvoir, suae potestatis), cette possession fût-elle par ailleurs pleinement légitime. Cette potestas ne peut être utilisée que dans certaines conditions qui supposent le consensus de l’évêque et l’élection de
C.16 q.1 d.p. c.19 : Monachi autem, et si in dedicatione sui presbiteratus (sicut et ceteri sacerdotes) predicandi, baptizandi, penitentiam dandi, peccata remittendi, beneficiis ecclesiasticis perfruendi rite potestatem accipiant, ut amplius et perfectius agant ea, que sacerdotalis officii esse sanctorum Patrum constitutionibus conprobantur : tamen executionem suae potestatis non habent, nisi a populo fuerint electi, et ab episcopo cum consensu abbatis ordinati. 8 Voir Stanley Chodorow, Christian Political Theory and Church in the Mid-Twelth Century : The Ecclesiology of Gratian’s Decretum (Berkeley : University of California Press, 1972), 171. L’auteur compare la position de Gratien à celle de l’École de Laon et de Saint Victor : « Gratian disagreed with the opinion, expressed by the sententia from the school of Laon, that sacerdotal power represented by the keys is received in the licentia episcopi. He argues instead that the priest receives his powers in the sacrament of orders and that the bishop only gives him the right to use his power when he commits a parish to his care. This was the first of two views set forth by the Victorine author of Vae vobis pharisaeis. By expounding a view similar to the one expounded in the sententia from Saint Victor, Gratian implied that he also agreed with the author of that work about the content of key power. The bishop does not transmit any substantive power to the priest when he grants a cura animarum to him. The sacerdos has already received his power in his consecration. And his power is the power of the keys. Gratian is within the tradition of the new scholastic theology of his times. He did not deviate from the tradition when he considered the source of sacerdotal power ; there is no reason to suppose that he deviated from it by not equating sacerdotal power with the keys. » 7
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la part des fidèles9. Le clergé séculier et les moines reçoivent donc tous la potestas nécessaire pour remplir les fonctions de leur office, mais les moines ne reçoivent pas l’executio que les clercs séculiers obtiennent par l’acte même de leur ordination. La seconde partie de la question réaffirme que les moines possèdent réellement la potestas et disposent des qualités ontologiques pour célébrer les sacrements, mais ne peuvent les exercer qu’à condition de disposer du consensus de l’évêque, de l’accord du père abbé du monastère et de l’acceptation du peuple10. Que les moines disposent bien de la potestas liée à leur état sacerdotal, Gratien le démontre en ayant recours à un texte qu’il attribue à saint Ambroise, selon lequel les moines ordonnés prêtres peuvent administrer des sacrements (baptême, confession, messe) prêcher et percevoir les dîmes. Certes, l’accomplissement de ces facultés est soumise à des conditions personnelles (ces moines doivent être « savants et dignes ») ainsi qu’à une autorisation (moderata dispensatione), mais leur potestas est clairement reconnue11. Deux autres canons confirment la possession de la potestas et énumèrent les
La participation des moines aux procès est également limitée, mais cette prescription est cependant plus directement liée à des considérations touchant à la vocation propre du moine : C.16 q.1 d.p. c.19 : Ecclesiasticas uero atque seculares actiones attractare prohibentur, ut non presumant sibi patrocinia causarum, nisi ab episcopo conmoniti fuerint, nec secularibus causis occupentur, ut resideant cognitores dirimendarum litium. Cet aspect est développé dans le canon suivant (c.20). 10 Quelques aspects problématiques du dictum post précédent (C.16 q.1 d.p. c.19), furent mis en lumière par Chodorow, Christian Political Theory and Church, 125, note 25 : « The dictum post c.19 in C.16 q.1 raises two other difficulties concerning the establishment of legitimate authority in the Church. The last sentences of the passage quoted in. The text of the chapter seems to attribute the source of the priest’s executio potestatis to election by the people as well as license of the bishop. This implication stems from Gratian’s careless use of language. Although election is necessary before the grant of the executio, it is actually analogous to the consent of the monk’s abbot. The bishop grants the use of sacerdotal power to the monkpriest through the sacrament of orders, but he cannot do so unless the people will have asked that the monk be made their pastor and unless the monk’s abbot will have agreed to permit him to take up his charge. The exact relationship between the election through which the monk is chosen as the prospective pastor and the ordination through which he is invested with his authority to act in that capacity is very difficult to determine. » 11 C.16 q.1 d.p. c.20 : II. Pars. Quod uero sacerdotalium offitiorum potestatem habeant, testatur Ambrosius, dicens : (c.21) Doctos ac probos monachos, presbiterii honore dedicatos, predicare, baptizare, penitenciam dare, debita miseris relaxare, decimarum, primiciarum, oblationum uiuorum et mortuorum portione iusta perfrui debere, moderata dispensatione conmendamus, ut, iuxta Apostolum de altario, cui seruiunt, uiuentes, per obsequium dominicae plebis panem et uinum inmaculata benedictione transforment in corpus et sanguinem Domini nostri Iesu Christi. 9
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facultés dont disposent ces moines. Le premier, attribué au pape Grégoire Ier, ajoute la faculté de donner la communion12. Le second, du pape Boniface IV (608-615), répond aux opinions contraires de ceux qui, « motivés par un zèle amer plutôt que par la charité », objectent aux moines qu’ils doivent vivre retirés du monde et ne peuvent exercer les attributions sacerdotales auprès des fidèles13. Il ressort de ces textes que la puissance (potentia) des moines à exercer de telles fonctions ne peut être remise en cause14. En plus des facultés ministérielles, les moines peuvent également prétendre à la perception des bénéfices ecclésiastiques15. À partir de ces autorités Gratien conclut que les moines peuvent tout à fait exercer les attributions sacerdotales16. Toutefois, pour exercer de tels pouvoirs, Gratien répète que les moines doivent réunir les conditions déjà mentionnées : electio populi, insititutio
C.16 q.1 c.24. En fait le texte est du Pseudo-Grégoire. C.16 q.1 c.25 : Item ex decreto Bonifatii Papae. Sunt nonnulli nullo dogmate fulti, audacissime quidem, zelo magis amaritudinis quam dilectionis inflammati, asserentes monachos, quia mundo mortui sunt et Deo uiuunt, sacerdotalis officii potentia indignos, neque penitentiam, neque Christianitatem largiri, neque absoluere posse per sacerdotalis officii diuinitus sibi iniunctam potestatem. Sed omnino labuntur. Il s’agit d’une lettre de 610, JE 1996. Sur les sources et pour une analyse de ce canon ainsi que du contexte de sa rédaction, voir Hödl, Die Geschichte der scholastichen Literatur und der Theologie der Schlüsselgewalt von ihren Anfangen an bis zur Summa Aurea des Wilhelm von Auxerre, 169-172. L’auteur effectue une comparaison avec le texte du manuscrit de Munich, qui rapporte dans une version un peu différente le texte cité par Gratien (C.16 q.1 c.25 : Clm 4631, fol. 113r). Ce texte prend place au sein de la controverse sur le droit des moines de se livrer à la prédication. Rupert von Deutz et Honorius Augustodunensis y étaient intervenus. Ceci-dit, ce débat porte plutôt sur la place et le rôle du moine dans le monde. 14 Dereine (« Le problème de la cura animarum chez Gratien », 308-310.) souligne que « les cinq autoritates groupées par le grand canoniste pour soutenir la prétention des moines au sacerdoce paraissent singulièrement suspectes. Friedberg n’a pu indiquer de sources pour les textes d’Ambroise (c.21), d’Innocent (c.22) et de Grégoire (c.23). Pour le Pseudo-Grégoire (c.24) et le Pseudo-Boniface (c.25), il a marqué un lien avec les canons 2 et 3 du concile de Nîmes (1096). » Cette analyse montre que dans l’ensemble, les législateurs sont peu favorables à l’exercice de la cura animarum par les moines, pas plus que les canonistes. Cette opposition doit être aussi lue dans le cadre de la lutte contre la simonie, qui raviva la rivalité entre clercs et moines. C’est dans ce contexte que Dereine place l’origine des deux faux relevés. 15 Cette jouissance leur est pleinement reconnue et doit leur être concédée absque ulla minoratione et dilatione, comme pour les autres prêtres. Gratien cite ici un passage vraisemblablement d’Innocent II (1130-1143) dans le canon 22, puis dans le canon 23, il cite un passage attribué au pape Grégoire Ier. 16 C.16 q.1 d.p. c.25 : His omnibus auctoritatibus perspicue monstratur, monachos posse penitenciam dare, baptizare, et cetera sacerdotalia officia licite administrare. 12 13
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episcoporum, consensus abbatis17. Soulignons ici qu’il s’agit précisément d’un appel extérieur au monastère, qui répond à un besoin de l’Église et non à la seule volonté ou au désir de ce moine ou du père abbé du monastère. Dans ce cas, il semble évident que le moine, appelé au service sacerdotal, ne se voie pas refuser l’exercice de son ministère18. Au canon 32, le texte de Grégoire Ier présente un cas un peu plus particulier, dans lequel un clerc devenu moine fut par la suite, en raison de ses qualités, appelé au sacerdoce par l’évêque dont il dépendait précédemment. Cette décrétale montre elle aussi la nécessité de disposer de l’avis favorable du père abbé du monastère pour procéder à l’ordination19. Enfin, un dernier texte de saint Augustin insiste sur les qualités morales et intellectuelles du moine promu au sacerdoce20. Ces conditions visent à limiter le service sacerdotal des moines hors du monastère au strict nécessaire. Gratien récapitule dans un dictum les conditions d’exercice légitime de la potestas sacra » pour les moines : « Toutes ces autorités démontrent que les moines, élus par le peuple et par l’évêque avec le c onsentement de
C.16 q.1 d.p. c.25 : Quod uero populi electione, episcoporum institutione, et abbatis consensu potestatem suam exequi ualeant, Ieronimi, Gelasii et Gregorii auctoritate probatur. Ces conditions sont à leur tour développées en référence à trois autorités (c.26) : saint Jérôme, Gélase Ier et Grégoire le Grand. Saint Jérôme parle de la possibilité d’être choisi pour le sacerdoce par le peuple ou par l’évêque. La lettre de saint Jérôme est datée de 400 (Ep. 125). Nous laissons ici la question des modalités de l’élection par le peuple. En fait, cette lettre de saint Jérôme insiste davantage sur le fait que le moine vive dans le monastère de telle sorte que, par le soin apporté à sa formation et par ses qualités morales, il mérite d’être appelé au sacerdoce. Dans le canon 27, saint Jérôme souligne encore les qualités intellectuelles, doctrinales et morales du moine candidat au sacerdoce. 18 Au canon 28, le texte du pape Gélase Ier (492-496) précise comment le père abbé du monastère, l’évêque et le peuple concourent à l’ordination d’un moine : sur proposition du père abbé l’évêque choisit le moine candidat puis procède à son ordination. Le texte parle aussi du choix exercé par le peuple, mais le passage important de cette lettre est la mention du fait que le moine ordonné peut exercer toutes les prérogatives attachées à l’office sacerdotal. La lettre du pape Gélase Ier est apocryphe et le texte est parfois peu clair quant à la répartition des tâches. Les canons suivants, 29 et 30, qui eux ne sont pas du pape Gélase, mais du pape Siricius (384-398) et de saint Augustin, précisent certaines conditions d’âge et de moralité pour le choix du moine candidat au sacerdoce. 19 C’est également l’argument repris par les canons suivants, qui mettent en évidence deux autres aspects souvent mentionnés dans les textes : aussi bien la méfiance vis-à-vis des moines errants, que la nécessité que cette ordination réponde à une nécessité pastorale (C.16 q.1 c.33-35). 20 C.16 q.1 c.36. 17
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leur abbé peuvent légitiment exercer leur potestas21. » Ce dernier dictum introduit la troisième partie de la question, consacrée aux relations entre les monastères et le clergé. On retrouve la même trame argumentative dans le commentaire que Roland consacre au tout début de cette question, où il reprend largement l’explication de Gratien et développe lui-aussi la notion d’executio potestatis, par laquelle se trouve élaboré un cadre objectif, dont un des buts est de résoudre les éventuels conflits entre le clergé séculier et le clergé régulier22. La condition d’exercice du ministère relève de l’ordre public et est directement liée à la problématique des conflits de compétence. Ce sont en fait des conditions extérieures qui déterminent le domaine d’exercice du sacerdoce : l’existence d’un groupe de fidèles confié par l’autorité, ses propres frères moines ou bien des fidèles qui sont venus à lui de leur plein gré. Des circonstances exceptionnelles de nécessité peuvent néanmoins rendre son ministère légitimement public. Ainsi, la potestas ordinis ne génère pas à elle seule l’exercice du sacerdoce, car elle se trouve placée sur un autre plan, comme présupposé du sacerdoce, condition de possibilité, mais non critère de son application pastorale et juridique. La notion d’executio potestatis est ainsi de nouveau mentionnée à la fin de cette troisième partie. Gratien réaffirme le fait que « les moines ordonnés prêtres, choisis par le peuple, institués par l’évêque, ont les mêmes prérogatives que les autres prêtres », en vertu d’une même consécration : les mêmes paroles et la même bénédiction épiscopale produisent les mêmes effets23. En tirant argument de la similitude de la consécration reçue, Gratien réintroduit C.16 q.1 d.a.c.37 : His omnibus auctoritatibus monstratur, quod monachi, qui a populo sunt electi et ab episcopo cum consensu sui abbatis sunt ordinati, legitime potestatem suam exequi ualent. 22 Rolandus, Summa, 37, C.16 q.1 : Item notandum est, quod monachorum sacerdotum quidam habent populum sibi commissum, quidam non. Nulli ergo monachorum licebit missas publicas celebrare, populis praedicare, baptizare atque alia sacerdotalia populis ministrare, nisi constiterit eum populum sibi subiectum habere. Vel dicamus, omnibus monachis generaliter interdictum aliquibus praedicare, nisi fratribus suis vel forte ad eorum conversationem venire volentibus ; quod et in omnibus ac de omnibus credimus intelligendum, nisi forte articulus necessitatis immineat. 23 C.16 q.1 d.a.c.41 § 2 : Ecce sufficienter monstratum est, quod monachis presbiterii honore decoratis, a populo electis, ab episcopo institutis, eadem liceant, que et aliis sacerdotibus. Probatur hoc etiam ex similitudine consecrationis. Non enim in consecratione eorum aliud dicitur, et aliud in consecratione aliorum. Utrisque enim in commune a Domino benedictionem infundi episcopus obnixe deposcit. Et dum consecrat, cunctis sacerdotibus singillatim dicit : « Consecrentur et sanctificentur, Domine, manus istae, ut quicquid consecrauerint consecratum sit, et quecumque benedixerint benedicta sint. » Ecce communis est benedictio. 21
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un élément liturgique et sacramentaire dans une réflexion pourtant jusque-là développée autour des compétences des moines et des clercs. Or, si l’executio potestatis suppose la potestas, elle ne peut en être automatiquement déduite. Gratien est sans doute conscient des difficultés posées par cette remarque, puisqu’il demande ensuite : si la bénédiction reçue est commune, où se trouve alors la différence entre les moines et le clergé séculier24 ? L’executio potestatis pourrait ici sembler procéder de l’ordination. Dans le casus, l’explication de Benincasa semble initialement aller dans ce sens : « Nunc vero hoc idem probat ratione consecrationis »25, pourtant, la réception de la même consécration n’implique pas la possession de la même executio potestatis, mais de la même potestas praedicandi. Fort justement donc, Benincasa ne déduit pas l’executio potestatis de la réception du sacrement de l’ordre, comme il le confirme par ailleurs dans les lignes suivantes : « Et sicut aliis sacerdotibus sine licentia episcoporum non licet suum officium exercere, ita etiam nec monachiis ». l’executio potestatis provient de la licence donnée par l’évêque et non de la consécration elle-même, même si cette dernière en est une condition nécessaire. Comme l’a bien compris Benincasa, Gratien ne suggère pas un lien de génération automatique de l’executio potestatis à partir de la bénédiction ou du pouvoir reçu, mais plutôt une comparaison, qui n’implique pas un lien de cause à effet entre les deux. En effet, Gratien propose une comparaison entre les moines et les prêtres, du point de vue de leur ordination sacerdotale et il affirme que dans des situations égales, il n’existe pas de divorce entre les uns et les autres. Cette divergence ne se produit pas dans l’attribution de l’executio potestatis, de même qu’elle ne se produit pas dans la réception de la potestas. Mais cela ne veut pas dire que celle-là procède nécessairement de celle-ci, ou bien encore qu’il n’y aurait pas de divergence parce que d’une même source procéderaient les mêmes effets. Ce n’est pas là la logique de la comparaison proposée. Gratien indique seulement que, dans une même situation, la même bénédiction produit la même potestas et la même procédure (istitutio) produit la même executio potestatis, mais G ratien ne dit pas que la même bénédiction produise la même executio potestatis.
24 C.16 q.1 d.a.c.41 § 2 : Unde igitur diuortium ? Sicut ergo in benedictione utrique communem nanciscuntur potestatem, ita in institutione communiter assecuntur potestatis executionem. 25 Benincasa, casus C.16 q.1 d.a.c.41 : Ecce : Concludit Grat. ex supradictis c. quod monachis electis a populo et ab episcopo instituitis, si presbyteri fuerint, eadem liceant quae et aliis sacerdotibus. Nunc vero hoc idem probat ratione consecrationis : quia sic benedicuntur monachi cum ordinantur, sicut et alii presbytei saeculares, et eisdem verbis. Igitur, cum communis sit benedictio, ita videntur habere potestatem praedicandi isti sicut alii.
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C’est par ailleurs ce que confirme la dernière phrase de ce dictum (C.16 q.1 d.a.c.41 § 3) : « Ceterum absque episcoporum licentia non solum monachis, sed etiam omnibus generaliter clericis potestatis executio interdicitur. » Là encore, mais dans un sens inverse, les moines et les clercs ordonnés reçoivent le même traitement. Cette remarque ajoutée in fine suppose en effet que l’executio potestatis puisse être refusée, non seulement aux moines mais aussi aux clercs, en cas d’absence de consentement de l’évêque, alors même que leur pouvoir, reçu par l’ordination n’est pas remis en cause. Ce dictum post semble donc bien placer l’origine de l’executio potestatis du côté de l’évêque. Quasiment tous les textes cités par Gratien dans cette question conduisent à la même conclusion sur ce point. Tous soulignent en effet le rôle de l’évêque, soit pour le choix, soit pour l’ordination (qui suppose l’assentiment de l’évêque). L’executio potestatis est bien cette istitutio qui résulte du consentement de l’évêque. On pourrait ici ajouter une remarque sur la nature de cette istitutio : s’agit-il d’une procédure explicite de la part de l’évêque ? Il semble au contraire que l’executio potestatis n’ait pas ce caractère officiel d’une mission confiée à l’ordonné. Elle procède davantage du fait que l’évêque ait donné son assentiment (licentia) à l’ordination. Le texte suivant, un apocryphe du pape Clément Ier va dans ce sens26, et permet de compléter l’analyse. La rubrique indique que, sans la permission de l’évêque, les prêtres n’exercent pas leurs fonctions : « Sacerdotalia officia sine permissu episcoporum non agant presbiteri ». Le terme de permission ou d’autorisation reprend le terme licentia, qui figure dans le texte. Cette interdiction s’étend à la messe, au baptême, mais aussi à tout le reste : « nec quicquam absque eius permissu faciat ». La permission ou la licence donnée par l’évêque est par ailleurs toujours liée à une situation particulière, qui met en lumière le fait que l’executio ordinis, définie comme ius, présupposant l’existence du pouvoir d’ordre donné par le sacrement, est ici conçue de façon objective : nulle trace d’un pouvoir personnellement possédé dont découlerait un droit d’exécution absolu de la part du sujet. Au contraire : l’executio mentionne le rôle de l’évêque, l’appréciation d’une situation ecclésiale qui rendent l’executio juste ou, au contraire, inexistante. En guise de transition, on peut ajouter une remarque de la Glose ordinaire, portée en marge de la distinction 70. La glose y commente les notions C.16 q.1 c.41 : Cunctis fidelibus et summopere omnibus presbiteris, et diaconibus, et reliquis clericis attendendum est, ut nichil absque episcopi licentia proprii agant ; non utique missas sine eius iussu quisquam presbiterorum in sua parrochia agat, non baptizet, nec quicquam absque eius permissu faciat. Il s’agit d’un passage apocryphe du pape Clément Ier (91-100), JK 12 (XI). 26
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de dispense et de licence dans le cas du prêtre et se permet une référence à la décrétale Cunctis (C.16 q.1 c.41) pour affirmer : Sic etiam alibi dicitur, quod quilibet presbyter potest et debet baptizare vel celebrare de licentia episcopi, ut 16. q.1. cunctis. Et tamen suo iure potest baptizare, sed ideo dicit hoc, quod eius auctoritate saltem generali debeat fieri dispensatio27.
C’est ici l’expression suo iure qui nous intéresse, dans la mesure où elle suggère l’existence d’un droit que le prêtre posséderait en propre et qui serait opposable à une absence de dispense. Ce suo iure manifesterait-il une compréhension subjective du droit ? L’incise ajoutée juste après montre qu’il n’en est rien : ce droit du prêtre dépend en fait de l’existence préalable d’une dispense générale donnée par l’évêque. La notion d’executio potestatis déploie également ses vertus heuristiques dans d’autres situations, comme celle des moines dont l’ordination est valide mais reste dépourvue d’executio potestatis en l’absence d’accord de l’évêque du lieu. L’executio potestatis est alors définie comme un ius, qui ne découle pas de l’ordination elle-même, mais de l’intervention extérieure de l’évêque. Le cas de l’ordination absolue et du non-respect des circonscriptions ecclésiastiques chez Gratien Les données du problème et la signification de l’expression ordinatio irrita chez Gratien (D.70 et 71) Les cas de l’ordination absolue ou de l’ordination effectuée par l’évêque d’un autre diocèse28 offrent une problématique similaire à celle de l’ordination des moines, mais avec quelques spécificités. Les autorités convoquées sont le concile de Chalcédoine (451), dont le canon 6 interdit d’ordonner un clerc sans lui attribuer concomitamment un office ecclésiastique29, et un
Glose ordinaire, D.70 c.2 s.v. in duabus. D.70 d.a.c.1 : Ab episcopis alterius ciuitatis clericus ordinari non poterit, nec etiam a proprio absolute ordinandus est : absoluta autem ordinatio Calcedonensi Concilio prohibetur et uacuam habere manus inpositionem precipitur. 29 D.70 c.1 : Concile de Chalcédoine, c. 6 : Neminem absolute ordinari presbiterum iubemus, uel diaconum, nec quemlibet in ecclesiastica ordinatione constitutum, nisi manifeste in ecclesia ciuitatis, siue possessionis, aut in martirio, aut in monasterio, hic, qui ordinatur, mereatur ordinationis publicae uocabulum. Eorum autem, qui absolute ordinantur, decreuit sancta sinodus uacuam habere manus inpositionem, et nullum tale factum ualere ad iniuriam ipsius, qui eum 27 28
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décret du synode de Plaisance (1095), dans lequel Urbain II renouvela l’interdiction des ordinations sans titre30. Puis, dans la distinction 71, Gratien fait référence au canon 16 du concile de Nicée (325)31 et au canon 19 du concile de Sardique (342/343)32 qui interdirent l’ordination de la part d’un évêque différent de celui dont dépend le clerc. Tous ces canons qualifièrent l’ordination d’irrita ou de non rata, ou encore de vana. En dépit de ces interdictions, la problématique de l’ordination absolue resurgit constamment vers la fin du premier millénaire, en raison du développement des biens ecclésiastiques possédés par des laïcs (églises propres), qui pouvaient offrir des revenus, sans être pour autant liés à un office ecclésiastique déterminé33. Dans un tel contexte, que signifiait ordinatio irrita ? S’agissait-il de la nullité de l’ordination elle-même et donc de tous les actes accomplis ultérieurement par le clerc invalidement ordonné, ou bien voulait-on seulement signifier une interdiction d’exercer le sacrement de l’ordre validement reçu34 ? Sohm, expliquant ces décisions à la lumière de la notion de droit sacramentel du altkatholisches Kirchenrecht, soutint la thèse de la nullité35. ordinauit. Comme le font remarquer Mörsdorf et Condorelli, les termes employés par le concile de Chalcédoine furent ἄκυρον ἔχειν τὴν τοιαύτην χειροθεσίαν. Ils furent traduit par irrita dans la collection Dionysiana et par vacua dans la collection Hispana, et c’est cette dernière traduction qui est reprise dans D.70 c.1 : Condorelli, Clerici peregrini, 280, note 3. ; Mörsdorf, « Die Entwicklung der Zweigliedrigkeit der kirchlichen Hierarchie », 11 ; Vinzenz Fuchs, « Der Ordinationstitel von seiner Entstehung bis auf Innozenz III. Eine Untersuchung zur kirchlichen Rechtsgeschichte mit besondrer Berücksichtigung der Anschauungen Rudolph Sohms », in Kanonistiche Studien und Texte 4, vol. 4 (Bonn, 1930), 125-130. L’auteur affirme qu’une analyse philologique des seules paroles ne peut donner des certitudes sur le sens que les pères conciliaires entendaient donner à ἄκυρος χειροθεσίας. 30 D.70 c.2 (Rubr. : Irrita sit ordinatio sine titulo facta.) 31 D.71 c.3 : Item ex Niceno Concilio. [c. 16. in fin.] Si quis ausus fuerit aliquem, qui ad alterum pertinet, in ecclesia ordinare, cum non habeat consensum illius episcopi, a quo recessit clericus, irrita sit huiusmodi ordinatio. 32 D.71 d.a.c.1 : De clericis uero non ordinandis ab episcopo alterius ciuitatis, in Sardicensi Concilio [c. 18 et 19] statutum est, in quo Ianuarius Episcopus legitur dixisse : (rubr. : Clerici ab episcopo alterius ciuitatis non ordinentur.) […] § 1. Osius episcopus dixit : Et hoc uniuersi constituimus, ut quicumque ex alia parrochia uoluerit alienum ministrum sine consensu ipsius et sine uoluntate ordinare, non sit rata eius ordinatio. 33 Pour une rapide contextualisation de la problématique, voir Stickler, « La bipartición de la potestad eclesiástica en su perspectiva histórica », 56. 34 De façon générale, concernant la discussion de cette problématique, voir Condorelli, Clerici peregrini, 279-282. 35 Sohm traduit systématiquement irrita par nichtig et rapporte cet adjectif au sacrement et non à son effet. Son analyse est cependant entièrement conditionnée par sa propre conception
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Certes, l’interprétation de Sohm et sa vision systématique fut largement remise en question par Congar36 ou encore par Schebler, d’un point de vue plus historique, dans son étude sur les réordinations37, mais la question reste délicate et le débat encore ouvert38. Il faut avouer que les concepts utilisés par Gratien semblent insuffisamment définis, et l’absence d’une distinction claire entre validité et licéité ne facilite pas l’exposé. On peut néanmoins affirmer, à partir des analyses précédentes dans le cas de la simonie, qu’il semble peu probable qu’un défaut de compétence de la part de l’évêque, ou bien encore l’absence d’assignation du lieu d’exercice du sacerdoce, puissent rendre invalide le sacrement de l’ordre39. Ordinatio irrita ferait donc seulement référence à l’illicéité ou à l’inefficacité du sacrement40. Pourquoi Gratien n’a-t-il pas jugé nécessaire, dans les distinctions 70 et 71, de s’intéresser de plus près au terme irritus et surtout de préciser son point d’application ? Non pas que la chose fût évidente, car les termes utilisés par les conciles méritaient quelques éclaircissements. Peut-être préféra-t-il réserver de plus amples développements à la question de l’ordinatio irrita un peu plus loin, dans la première Cause consacrée à la simonie ? Les questions de la nature du droit dans le système du altkatholisches Kirchenrecht : comme il s’agit pour lui d’un droit exclusivement sacramentel, le critère de la conformité aux canons et à la forme du sacrement est seul opératif, car il permet de garantir l’action de Dieu et de donner validité aux sacrements. Puisque le droit est essentiellement action de Dieu, il n’y existe pas de degrés (Kirchenrecht. II Katholisches Kirchenrecht, 97). De telle sorte que même si Sohm reconnaît la possibilité pour l’Église d’une réception dispensatoire d’un sacrement, pourtant non célébré selon la forme prévue, un tel système ne reconnaît pas en réalité la distinction entre validité et licéité. Cette distinction arrivera, selon Sohm, seulement plus tard, avec les décrétistes, lorsque le droit aura changé de nature. 36 On se reportera ici à l’ensemble de son analyse dans « Rudolf Sohm nous interroge encore ». 37 Schebler, Die Reordination in der « altkatholischen » Kirche. 38 Le débat sur l’interprétation de Sohm à propos de l’invalidité des ordinations absolues s’est poursuivi : voir Condorelli, Clerici peregrini, 280-281, notes 4 et 5. Condorelli signale en particulier une postérité plus récente de Sohm dans les analyses de Cyrille Vogel, Ordinations inconsistantes et caractère inamissible, Études d’Histoire du culte et des institutions chrétiennes 1 (Turin, 1978). 39 Condorelli, Clerici peregrini, 282-283. La simonie posait des problèmes autrement plus graves et, en dépit des débats que la question suscita, elle ne fut finalement pas sanctionnée par l’invalidité du sacrement. 40 Mörsdorf a affirmé que cette conclusion pouvait s’appliquer au canon 6 du concile de Chalcédoine, ou encore à la décision du synode de Plaisance de 1095, qui distingua par ailleurs entre irritus et omnino irritus : « Die Entwicklung der Zweigliedrigkeit der kirchlichen Hierarchie », 12‑14.
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de l’ordination absolue et de l’ordination conférée par un évêque différent de celui dont dépend le clerc avaient pourtant fait l’objet de débats au cours du siècle immédiatement précédent et elles devaient sans doute laisser quelques traces, que Gratien ne pouvait ignorer. Gerhoch de Reichersberg avait résolu différemment cette difficulté en créant, comme on l’a vu, une distinction entre sacrement et officium sacramenti, de telle sorte que celui qui était ordonné de façon absolue possédât bien le sacrement dans son intégrité mais ne pût nullement l’exercer en absence d’une attribution fonctionnelle de la part des autorités ecclésiastiques. Le terme irritus ne désignait donc pour lui que l’absence de fonctions41. Cela ne signifie pas que Gratien aurait dû répondre à de telles théories, ni même obligatoirement en tenir compte, mais cela veut dire qu’il n’aurait pas été incongru qu’il proposât sur le sujet quelques analyses plus étoffées. On peut légitimement se demander pourquoi Gratien n’a pas fait intervenir ici la notion d’executio potestatis, pourtant tout à fait adaptée pour expliquer que l’ordination absolue soit nulle quant à son executio, comme il est dit dans le casus de la distinction 7042. Sans doute est-ce un autre sujet qui l’intéresse alors. La distinction 70 traite en effet des limites de compétence territoriale des évêques dans le cas de l’ordination, et la distinction 71 se centre sur le fait que l’évêque ne peut ordonner que les clercs de son diocèse, à moins qu’il n’ait reçu un mandat qui lui permette d’ordonner pour une circonscription différente. Les distinctions 71 à 73 parlent logiquement, suivant ce plan, des lettres dimissoires. En somme, Gratien traite à cet endroit d’un autre problème que celui de la nature de la sanction infligée et la dynamique de son argumentation ne le conduit pas à faire intervenir la notion d’executio potestatis. Ce silence sur le point d’application de l’adjectif ratus n’est toutefois pas sans intérêt pour notre sujet, car Gratien énonce les principes relatifs aux conditions justes de l’ordination. Sa préoccupation se focalise sur les critères de lieu et de compétence de l’évêque qui ordonne. L’évêque ne dispose pas en Ibid., 14. Le casus à D.70 d.a.c.1, précise que la nullité ne porte que sur l’exercice : Et ostendit quod nullus debet ordinari sine titulo, et si ordinetur irrita erit talis ordinatio quoad executionem, quod ostendit in hac 70 dist. in cap. 1 et 2. Ioan. de Fant. (attribution incorrecte à Johannes de Phintona, voir Rudolf Weigand, « The Development of the Glossa ordinaria to Gratian’s Decretum », in The History of Medieval Canon Law in the Classical Period, 1140-1234, éd. par Wilfried Hartmann et Kenneth Pennington (Washington DC : The Catholic University of America Press, 2008), 94‑95. La Glose ordinaire (D.70 c.1 s.v. vacuam : Quoad executionem) précise que vacuam dans le canon 6 du concile de Chalcédoine se réfère à l’executio et non au sacrement de l’ordination lui-même.
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ce domaine d’un pouvoir illimité qui lui viendrait de sa condition d’évêque, comprise de façon absolue. L’ordination est subordonnée à une répartition territoriale stricte des compétences entre les différents évêques, et les dispositions prises par les conciles visent à éviter les discordes et rivalités qui pourraient naître d’une certaine anarchie en ce domaine43. Ces prescriptions n’excluent pas des exceptions dans des situations exceptionnelles44, ou bien l’accord préalable du siège apostolique45 ou des parties concernées46, toutes choses qui montrent l’importance de l’appréciation des situations personnelles et du contexte ecclésial. Le respect des circonscriptions territoriales comme critère objectif de l’ordination juste chez Gratien (C.9 q.2) On retrouve plus loin (C.9 q.2) la même insistance sur le respect des circonscriptions territoriales. Le dictum introductif affirme qu’un évêque ne peut ordonner un clerc dépendant d’un autre évêque, à moins d’en avoir été dûment mandaté47. Suit une lettre du Pseudo-Calixte qui élargit le domaine d’application du principe du respect des compétences territoriales en matière de jugement, de condamnation des fidèles d’un autre diocèse48, et Gratien cite le canon 18 du concile de Sardique, 343 dans D.71 c.1 : Illud quoque sanctitas uestra statuat, ut nulli episcopo liceat alterius ciuitatis ecclesiasticum sollicitare et in sua diocesi clericum ordinare. Quia ex his contentionibus solent nasci discordiae, et ideo prohibeat omnium sentencia, ne quis hoc facere audeat. 44 Comme le montre le canon 20 du concile de Chalcédoine, 451 dans D.71 c.4 : (Rubr. : Clericus unius ecclesiae in alia non ordinetur.) Item ex Concilio Calcedonensi. [c. 20.] Clericos in singulis ecclesiis constitutos non liceat, sicut iam deffiniuimus, in alterius ciuitatis ecclesiis ordinari ; sed quiescant in ea, in qua ab initio ministrare meruerunt, exceptis illis, qui proprias ciuitates perdiderunt, et ex necessitate ad alias ecclesias migrauerunt. Si uero quicumque episcopus post deffinitionem istam ad alium episcopum pertinentem clericum susceperit, placuit sanctae sinodo, et hunc, qui suscepit, et eum, qui susceptus est, tamdiu excommunicatos manere, quamdiu ipse clericus reuertatur ad propriam ecclesiam. 45 D.71 c.5 : (Rubr. : Apostolica permissione unius ecclesiae clericus in altera ualet ordinari.) Lettre de Grégoire Ier, de 595, JE 1390. 46 D.71 c.7 : (Rubr. : Sine litteris sui episcopi in aliqua ecclesia clericus non suscipiatur.) Item ex Concilio Cartaginensi. [c. 5.] Il s’agit en fait du c.6 du concile de Carthage de 348. 47 C.9 q.2 d.a.c.1 : Quod autem episcopus uel quilibet superiorum clericos alterius sine propriis litteris ordinare non debeat. 48 C.9 q.2 c.1 : Nullus alterius terminos usurpet, nec alterius parrochianum iudicare, uel ordinare aut excommunicare presumat, quia talis iudicatio, uel ordinatio, aut excommunicatio uel dampnatio nec rata erit, nec uires ullas habebit, quoniam nullus alterius iudicis, nisi sui, sententia tenebitur aut dampnabitur. Unde et Dominus in Euangelio, loquitur dicens : « Ne transgrediaris terminos antiquos, quos posuerunt patres tui ». Comme le rappelle Condorelli, 43
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emploie le terme ratus, sans le préciser davantage que dans les distinctions 70 et 71. Du point de vue logique, le même terme (ratus) est utilisé comme qualificatif commun d’actions différentes. Ainsi, en cas de violation du principe des limites territoriales, ni la décision de justice, ni l’ordination, ni la sentence d’excommunication, ni la condamnation ne seront considérées ratus. Il semble possible d’en déduire que irritus est entendu implicitement quoad officii executionem49, puisqu’il est appliqué sans distinction à des actes aussi différents que l’ordination sacramentelle et la peine d’excommunication. En outre, on ne dit pas ici que l’évêque qui les accomplit soit dépourvu de la potestas ordinandi, ou de la potestas judicandi dans l’absolu ; il en est relativement dépourvu dans une circonscription qui ne dépend pas de lui. « Nec rata erit, nec vires ullas habebit », dit le Pseudo-Calixte. Le terme vires ne pourrait-il pas relever d’une conception subjective du droit, si on le considérait comme l’exercice d’une force, ou d’une puissance personnelle ? Si l’on se réfère au contexte de C.9 q.2, le terme vis ne semble pas pouvoir exprimer une conception subjective du droit. Certes, le texte parle bien de « l’absence de vis » de l’évêque dans un diocèse étranger au sien, mais précisément, cette absence de vis ne veut pas dire que l’évêque soit dépossédé de la potestas ordinandi reçue par son ordination épiscopale. Il continue bien sûr à en disposer, mais cela n’est pas suffisant pour assurer son exercice en tout lieu, dans des circonstances normales, sans nécessité, sans délégation ou sans dispense, comme l’affirment en particulier les canons suivants de la même question50. cette lettre du Pseudo-Calixte Ier (217-222) – Epistola II, c.12 – est en réalité une falsification pseudo-isidorienne réalisée pour lutter contre les prétentions des évêques métropolitains ou toute autre tentative d’usurpation d’un évêque vis-à-vis d’un autre. Sur la composition et les visées de cette fausse décrétale, voir Condorelli, Clerici peregrini, 285 et note 2 p. 286. Voir aussi Jean Gaudemet, « Charisme et droit. Le domaine de l’évêque », ZRG KA 74 (1988) : 56‑60. 49 C’est ainsi, en tout cas que le comprendront les décrétistes, comme nous le verrons un peu plus loin et comme le souligne Condorelli, Clerici peregrini, 286-287. L’Apparatus « Animal est substantia » soulignera en particulier la différence entre les situations ici considérées : ordonner ou juger un fidèle dépendant d’un autre évêque : Chris Coppens, éd., Apparatus « Animal est substantia », 2009, http://medcanonlaw.nl/Animal_est_substantia/., C.1 q.2 d.a.c.1. 50 Le canon 3 précise que l’intervention d’un évêque dans un diocèse autre que le sien requiert l’accord de celui dont le droit sur ce territoire est reconnu : C.9 q.2 c.3 : (Rubr. : In alterius ecclesia, nisi eo uocante, nulli aliquid agere licet.) Idem. [Calixtus epist. II.] Nullus primas, nullus metropolitanus, nullusque reliquorum episcoporum alterius adeat ciuitatem, aut ad possessionem accedat, que ad eum non pertinet, et alterius episcopi parrochiam, super eius dispositionem nisi
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Par ailleurs, les ordinations faites par un évêque inapproprié restent valides. C’est en tout cas ce que l’on peut déduire du dictum précédant le canon 10 de cette même question. Gratien se demande ce qui arriverait si, malgré ces interdictions, un évêque ordonnait un fidèle qui ne relèverait pas de sa juridiction : pourrait-il être reçu dans l’ordre sacerdotal de son propre diocèse ? Le sacrement serait-il valide51 ? Gratien cite en réponse une décrétale d’Urbain II (1088-1099) à Hugues, évêque de Lyon, dans laquelle le Pape recommande, si toutefois le permet leur probité de vie, de recevoir dans le clergé de son diocèse des clercs ordonnés par un autre évêque, dès lors que leur ordination respectât la forme prévue par l’Église52. Cette décrétale confirmait les décisions des conciles mentionnées au début de la question53. Elle montrait clairement que ni la validité de l’ordre conféré par un évêque inapproprié, ni même le pouvoir d’ordonner de l’évêque de l’autre diocèse n’étaient remis en cause du fait d’un défaut de compétence territoriale, car la réception dans l’Église, dont il est ici question, ne crée pas la validité, mais la manifeste. La réception dans l’Église ne peut donc agir que sur la licéité des actions que ce clerc y célébrera. uocatus ab eo, cuius iuris esse cognoscitur, ut quicquam ibi disponat, uel ordinet, aut iudicet, si sui gradus honore potiri uoluerit. Sin aliter presumpserit, dampnabitur, et non solum ille, sed cooperantes et consentientes ei, quia sicut ordinatio, ita eis et iudicatio et aliarum rerum dispositio prohibetur. Nam qui ordinare non poterit quo modo iudicabit ? nullatenus proculdubio iudicabit aut iudicare poterit. Il s’agit d’un canon du Pseudo-Isidore. Les canons 6 à 8 mentionnent quant à eux les fermes dispositions prises par les conciles d’Antioche ou de Constantinople, afin d’éviter toute intrusion d’un évêque dans un autre diocèse que le sien. 51 C.9 q.2 d.a.c.10 : His auctoritatibus prohibentur quilibet episcopi clericos alterius ordinare. Sed queritur, si contingat eos aliquibus sacros ordines distribuere, an ordinati ab episcopis suis in propriis ordinibus recipi possint ? 52 C.9 q.2 c.10 : (Rubr. : Clerici ab episcopo alterius parrochiae ordinati a proprio in suis ordinibus recipi possunt.) Lugdunensis parrochiae clericos, quos contra statuta canonum ab alterius parrochiae episcopis ordinatos litterarum tuarum significatione monstrasti, cum graduum suorum honore recipere prudentia religionis tuae poterit, si eos alias canonice et sine prauitate aliqua ordinatos constiterit, si tamen eorum uitam probabilem id indulgentiae perspexeris promereri. Legimus quippe, S. Epiphanium episcopum ex diocesi S. Iohannis Crisostomi quosdam clericos ordinasse, quod sanctus uir omnino non fecisset, si eis detrimentum fore perpenderet. Quos igitur recipiendos moderatio tua arbitrata fuerit iniuncta satisfactionis gratia propter ecclesiam, quam offenderunt, cognita penitentia, miserationis intuitu in suo quoque honore recipies, salua in omnibus sanctorum canonum disciplina. JL 5723. Sur les circonstances de la controverse entre Jean, évêque de Jérusalem et saint Epiphane, évêque de Constantia qui avait ordonné Paulinien, alors que ce dernier relevait de la juridiction de l’évêque de Jérusalem, voir Condorelli, Clerici peregrini, 295. 53 Ibid., 292.
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L’articulation entre le pouvoir personnel et inamissible reçu par l’ordre épiscopal et l’injustice qu’il y aurait à l’exercer en lieu et place d’un autre évêque, semble être un argument de poids pour comprendre que le caractère subjectif de la potestas ordinandi ne peut à lui seul configurer la relation juridique. Notons par ailleurs que le pouvoir d’ordonner reçu au cours de l’ordination épiscopale ne peut de lui-même comporter une limitation géographique, par la suite opposable à l’action de l’évêque. Cette potestas est en effet comprise, au moins depuis saint Augustin, comme un pouvoir relevant directement de Dieu, et qui ne supporte donc pas de limitations dans son essence. L’évêque est lui aussi un ministre, dépositaire d’un pouvoir par nature absolu et universel. Sa limitation ne peut donc être déterminée que de l’extérieur et s’appliquer seulement à l’activité du ministre. Une conception subjective du droit, assimilant le pouvoir divin et la potestas ordinandi de l’évêque, ferait en outre du ius ordinandi et de son exercice une prérogative absolue de son dépositaire. Elle rendrait impossible la limitation relative de la potestas ordinandi ou iudicandi de l’évêque, puisqu’on ne pourrait en effet concevoir de limites géographiques à son exercice, s’il s’agissait effectivement d’un droit lié aux seules conditions personnelles du sujet. Une telle limitation dans l’exercice des facultés (personnelles et inamissibles) est seulement concevable dans un contexte de droit objectif, lorsque l’exercice d’une faculté est subordonné à des circonstances extérieures au sujet, qui en déterminent le caractère juste ou injuste. Autrement dit, pour résoudre un conflit de compétence, Gratien a naturellement recours à une conception objective du droit, qui considère d’un côté la capacité du sujet à agir (la possession personnelle su sacrement et de la potestas ordinandi) mais aussi les limites de son juste exercice. Approfondissements juridiques et distinction des situations chez les décrétistes La détermination du point d’application de l’executio chez Rufin et Étienne de Tournai Rufin consacre aux cas d’ordination par un évêque différent de celui dont dépendait le clerc ou d’ordination sans titre un assez long commentaire. Il rappelle l’interdiction générale de procéder à de telles ordinations, mais souligne en même temps combien les faits contredisent la théorie sur ce point54. Il revient sur trois modalités de nullité d’une ordination, telles que Rufinus, Summa, 161, D.70 s. v. Ab episcopis alterius civitatis.
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la doctrine les avait alors formulées55 : quoad veritatem sacramenti, lorsqu’il existe un défaut de forme ou lorsque le ministre est dépourvu de la potestas ordinandi ; quoad executionem officii, quand l’ordination est effectuée par un évêque différent de celui dont dépend le clerc ; quoad perceptionem beneficii, lorsque l’ordination est absolue, c’est-à-dire effectuée sans titre56. Cette distinction s’adaptait bien à la différence des situations et à la nature du défaut survenu au cours de l’ordination : l’executio officii relève en effet de l’évêque dont dépend le clerc alors que la perception de bénéfices est logiquement liée à un titre. Chacun de ces éléments dépendait d’une appréciation des conditions extérieures au sujet ordonné, et visait à assurer, de la façon la plus juste possible, aussi bien les intérêts des fidèles que la sustentation du clergé, en évitant à la fois des conflits de compétence pastorale et des situations d’indigence matérielle du prêtre. Néanmoins, Rufin nuance cette analyse, et propose une conclusion un peu différente, qui revient à unir de nouveau les conséquences juridiques de l’ordination faite par un autre évêque et de l’ordination sans titre57. Cette modification nous renseigne sur la nature de son raisonnement. Selon lui, l’ordination est proprement vacua lorsqu’elle n’est liée à aucun titre ecclésiastique (ordinatio absoluta, sine titulo), c’est-à-dire
Ibid. D.70 s. v. Ab episcopis alterius civitatis : Sed sciendum quod, velut quidam sentiunt, ordinatio habetur irrita tribus modis : quoad sacramenti veritatem, quantum ad officii executionem, quantum ad beneficii perceptionem. Et quidem irrita quantum ad veritatem sacramenti illa est, quae fit praeter formam ecclesiae vel a non habentibus potestatem ; irrita quantum ad officii executionem : ut illa, que non fit a suo episcopo, sicut habetur in proxima distinctione. cap. I. et II., et infra Cs. IX. q. II. Irrita quoad beneficii perceptionem : ut absoluta, i. e. sine titulo facta ordinatio, ut hic dicitur ; qui enim nulli ecclesiae intitulantur, a nulla ecclesia ex debito aluntur. 56 La distinction entre privation de l’office et privation du bénéfice existait chez Gratien, mais manquait de limpidité, et se trouvait encore largement déterminée par le contexte de la querelle des investitures. De fait, Gratien les regroupait au début de la distinction 70 dans une même configuration juridique : voir Benson, The Bishop-Elect, 53-55. 57 Rufinus, Summa, 162, D.70 s. v. Ab episcopis alterius civitatis : Sicque qui taliter distinguunt, contrarietatem canonum et praedicte consuetudinis placare volunt, ut in his canonibus persuadeatur nullum absolute ordinari, quia vacua erit ordinatio quoad beneficii perceptionem, non prohibeatur sic ordinari, eo quod ordinatio sit vacua quantum ad officii executionem. Nobis autem videtur quod duobus tantum modis ordinatio sit dicenda vacua : quippe, ex eo quod quis privatur sua culpa officio, privatus intelligitur et stipendio. […] Et ex eo quod privatur stipendio, caret officio. Si enim non est dignus minori, quomodo iudicabitur dignus maiori ? Unde patet secundum tenorem canonum quod absoluta ordinatio irrita est, non quoad veritatem sacramenti – potest enim eadem confirmari, non reiterari –, sed quantum ad officii executionem. 55
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quand il y a privation de l’office et donc du bénéfice58. Cette analyse part d’une observation de la situation réelle : si un clerc est ordonné sans référence à une église particulière, c’est non seulement la question des revenus qui est en jeu, mais aussi celle de l’exercice de son ministère. L’ordination sans titre, bien que valide, ne donne pas à son détenteur le droit d’exercer son ministère. Elle reste une qualité du sujet, mais qui ne peut être actualisée. L’ordonné ne dispose donc pas d’un droit né de sa seule condition subjective : l’attribution d’un titre ecclésiastique est nécessaire, et cette attribution ne dépend pas de lui ; elle n’est pas même exigible. Étienne de Tournai affirme également que les ordinations effectuées par un évêque différent de celui dont dépend le clerc ainsi que les ordinations absolues, sont irrita. Il précise ensuite l’adjectif en reprenant la classification de Rufin : « Tribus namque modis irrita dicitur ordinatio sacerdotis, scil. quoad sacramenti veritatem, quoad executionem, quoad beneficium59. » Cette tripartition n’est pas nouvelle, mais Étienne en modifie les conclusions, puisqu’il dissocie les conséquences juridiques de l’ordination faite par un autre évêque et de l’ordination sans titre, alors que Rufin les avait liées60. Étienne de Tournai réduit la portée de l’executio potestatis à la célébration de la messe, sans que cette célébration revête forcément un caractère public :
Il s’agit certes d’une vacuitas quoad executionem officii qui ne remet pas en cause la validité du sacrement reçu, mais Rufin conteste que la privation de l’office puisse être dissociée de la privation du bénéfice et inversement. Voir Mörsdorf, « Die Entwicklung der Zweigliedrigkeit der kirchlichen Hierarchie », 15. Rufin ne donne pas ici de définition en bonne et due forme de l’officium. Ceci-dit, il est aisé de la déduire à partir des passages précédemment cités, surtout lorsque Rufin dit (C.1 q.1 c.30) : In officio sacerdotali duo sunt, usus et potestas, et définit ensuite les trois aspects de cette potestas. L’officium désigne donc les modalités de réalisation du ministère sacerdotal et concerne la charge pastorale confiée au prêtre. 59 Stephanus Tornacensis, Summa (éd. Schulte), 95, D.70 : Nec alterius episcopatus clericum, nec etiam suum sine titulo, i. e. sine ecclesia, cui attituletur, et inde vivat, debet ordinare episcopus ; aliter ordinatio facta vacua dicetur vel irrita. Tribus namque modis irrita dicitur ordinatio sacerdotis, scil. quoad sacramenti veritatem, quoad executionem, quoad beneficium. Quoad sacramentum, ut in his, qui ordinantur a non habentibus potestatem, vel extra formam ecclesiae ; quoad executionem, cum ordinatur quis a non suo episcopo ; quoad beneficium, ut aliquis ordinatur sine titulo, i. e. quod nulli attitulatur ecclesiae. 60 Ibid., 95‑96, D.70 : Nec tamen audiendi sunt, qui dicunt eum qui caret ecclesiae beneficio carere et officio ; cum et ordinatus sine titulo missam possit cantare et ab ordine suspensus beneficium nonnumquam permittitur habere. Nec dicimus executionem, quae publice populo a suo sacerdote debetur, sed quae circa confectionem ipsius sacramenti respicitur. Nam re vera qui ecclesiae attitulatus non est, exequi divina ministeria populo publice non potest. La question de l’opposition entre Rufin et Étienne de Tournai est traitée par Benson, The Bishop-Elect, 53‑55. 58
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celui qui a été ordonné sans titre est seulement privé de la possibilité d’exercer publiquement son ministère. En cela, Étienne voit le problème sous un angle différent de Rufin, et propose une solution juridique plus adaptée au défaut survenu lors de l’ordination. De là vient la distinction entre la célébration publique ou privée de la messe, qui le conduit à décrire plus précisément en quoi consiste l’executio61. Ce passage fut l’objet d’analyses divergentes, dont celles de Mörsdorf et de Vitale. Leur opposition concerne l’appréciation de la nature de l’executio. Selon Vitale, l’executio correspond à un critère fonctionnel (comme le révèle la distinction entre célébration publique et célébration privée)62. Selon Mörsdorf, elle procède essentiellement du sacrement et relève de la question de la titularité63. Il est difficile de dire vers quelle conception penchait en réalité Étienne de Tournai. En fait, Étienne n’est pas si clair lorsqu’il parle de l’executio. Il n’oppose pas dans ce texte une executio privée à une executio publique. Il affirme parler de « l’executio quae circa confectionem ipsius sacramenti respicitur » et non de « l’executio quae publice populo a suo sacerdote debetur ». Celui qui est ordonné sans titre dispose de la première, bien qu’il soit certes privé de la seconde, mais le caractère public de l’executio suppose de toute façon l’existence d’une executio première. Autrement dit, il existe bien pour Étienne une executio qui porte sur le seul fait de confectionner le sacrement, non sur le fait de le faire de façon publique ou de façon privée. C’est ce qui lui permet par ailleurs de dissocier les effets de l’absence de bénéfice de la perte de l’office et de s’opposer ainsi à Rufin : l’executio officiii n’est pas liée à un titulus ecclesiae et, par conséquent, leur sort n’est pas lié. Mais si l’executio première, qui consiste à confectionner le sacrement, ne repose pas sur l’attribution d’une fonction auprès d’un groupe de fidèles, ne reposerait-elle donc pas directement et seulement sur la titularité du sacrement ? Autrement dit : ne serait-elle pas produite nécessairement par la possession du pouvoir d’ordre ? On pourrait hésiter, car il est vrai que l’eucharistie est intrinsèquement liée à la possession du sacrement de l’ordre. Cela répond à une condition de validité du sacrement. Mais comment lui
61 Condorelli souligne également cette distinction concernant les conséquences juridiques de l’ordination sine titulo : Clerici peregrini, 290, note 26. On peut également renvoyer à l’analyse de Fuchs, « Der Ordinationstitel », 264. 62 Vitale, Sacramenti e diritto, 128-129. Retenons de cette hypothèse le fait que la spécification du point d’application de l’executio semble bien offrir une solution juridique à un problème de répartition de compétences, et fait intervenir un critère fonctionnel. 63 Mörsdorf, « Die Entwicklung der Zweigliedrigkeit der kirchlichen Hierarchie », 15.
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est-elle liée ? Quelle est la nature de ce lien ? Peut-on affirmer qu’un clerc ordonné a toujours le droit de célébrer la messe, ne serait-ce, dans tous les cas, que de façon privée ? Au fond, ne retrouverait-on pas ici une conception subjective du droit ? Affirmer ceci reviendrait à ne considérer qu’un aspect de l’analyse d’Étienne de Tournai. D’abord, Étienne se centrait ici sur le problème de l’ordination sans titre, laissant dans l’ombre le fait que l’ordination d’un clerc par un autre évêque que le sien ne confère pas l’executio64. D’autre part, le pouvoir d’ordre du ministre ne génère pas un droit absolu de célébrer la messe en toutes circonstances : le ministre, validement ordonné, peut célébrer la messe, mais cette faculté se trouve configurée différemment en fonction de la fonction qui lui a été confiée, ou de l’absence de certaines caractéristiques attachées à l’ordination elle-même. Ainsi l’absence de titre, l’absence d’un groupe de fidèles vient limiter non certes le pouvoir du ministre (son « executio potestatis quae circa confectionem ipsius sacramenti respicitur »), mais les modalités de son utilisation, c’est-à-dire la célébration publique. En réalité, Étienne de Tournai conçoit la potestas du ministre comme une condition de validité des sacrements qu’il célébrera, mais non comme un pouvoir de les célébrer comme il l’entend. Or, l’aspect juridique de la réflexion se trouve précisément dans l’articulation entre le sacrement de l’ordre et son point d’application, là où se présentent les conflits de compétence. Ce qui est remis en cause, et ce qui est l’objet de controverses et de plaintes, n’est pas tant le fait que le ministre validement ordonné puisse ou non célébrer la messe, mais qu’il le fasse en lieu et place d’un autre. Ce que montre la réflexion d’Étienne de Tournai, c’est avant tout la prise de conscience par la canonistique que la plupart des enjeux se trouvent non du côté de la titularité du pouvoir et de la capacité de célébrer les sacrements (les questions de validité trouvent des critères d’application de plus en plus clairs et facilement identifiables), mais du côté de l’utilisation juste de cette faculté auprès des fidèles. La réflexion juridique doit en fait s’employer à départager des compétences et à trancher à partir de critères qui ne peuvent plus exclusivement reposer sur la validité du titre. Le cadre juridique prend la forme d’une répartition, forme proprement objective. On pourrait trouver une confirmation de cette hypothèse dans le commentaire qu’Étienne de Stephanus Tornacensis, Summa (ed. Schulte), 96, D.71 : Quod in praecedenti § promiserat, hic prosequitur, scil. episcopum alterius clericum non debere ordinare, neque sine commendaticiis aut dimissoriis episcopi sui literis in ecclesia sua retinere. C. 1. […] « non sit rata » quoad officii executionem.
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Tournai fait à la question relative de l’ordination des moines précédemment étudiée : Nec monachus nec alius sacerdos ex sola consecratione habet executionem docendi populum, nisi assignetur ei ab episcopo ; quemadmodum et si dominus imperator concedat alicui iurisdictionem vel iudicandi potestatem et non assignet ei provinciam seu populum, quem iudicet, habet quidem titulum, i. e. nomen, sed non administrationem65.
Vitale tire évidemment parti de ce passage pour affirmer que l’executio – ici l’executio docendi populum – correspond bien chez Étienne à une fonction. Néanmoins, l’executio garde un lien avec le sacrement. Étienne ne dit pas en effet : « non ex consecratione habet executionem », mais : « non ex sola consecratione habet executionem ». L’ordination est un présupposé nécessaire : l’évêque ne peut donner l’executio à celui qui n’a pas été préalablement ordonné. Ceci-dit, la comparaison avec le droit civil montre bien le mécanisme de l’executio potestatis et souligne surtout l’importance, pour le raisonnement juridique, du point d’application de la potestas. En fait, l’attribution d’une province, d’une église, d’un peuple, est le critère à partir duquel les conflits pourront être tranchés, conflits que la seule réflexion sur la titularité ne pourrait résoudre. L’importance de l’appréciation des situations et des personnes lors de l’octroi de dispenses, dans le cas de l’ordinatio irrita dans la Summa lipsiensis L’auteur de la Summa lipsiensis reprend le commentaire de Rufin, pour définir les trois modalités de l’ordinatio irrita : Quoad sacramenti veritatem, quoad officii executionem, quoad beneficii perceptionem, correspondant respectivement aux cas de l’ordination effectuée par un évêque dépourvu de potestas ou d’une ordination ne respectant pas la forme prévue par l’Église, à celui de l’ordination effectuée par un évêque différent de celui dont dépend le clerc, et au cas de l’ordination absolue66. Trois sanctions sont prévues, qui affectent respectivement la réalité du sacrement, l’executio officii et la perception des bénéfices ecclésiastiques67. L’auteur conclut que l’ordination absolue Ibid., 222, C.16 q.1 s. v. dedicatione : ordinatione. Summa lipsiensis, (éd. Landau) 312-313, D.70 pr. 67 Tout comme Rufin, et à la différence de ce qu’avait dit ultérieurement Étienne de Tournai, l’auteur de la Summa lipsiensis réduit ces trois sens à deux possibilités : Ibid., 313, D.70 pr. : Melius tamen uidetur quod duobus tantum modis ordinatio irrita dicitur ; quoad officii executionem et quoad ueritatem sacramenti ; ex eo enim quod quis priuatur culpa sua et officio et beneficio. Nam et illi consequentur stipendium qui pro tempore prestant obsequium, ut xii. 65 66
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a pour conséquence l’illicéité quoad executionem officii mais non l’invalidité du sacrement. Les sanctions affectant l’exercice des pouvoirs attachés à l’office et le bénéfice sont logiquement regroupées. Il s’agit d’un principe général auquel il peut être dérogé, comme le montre la suite du commentaire. L’auteur signale en effet le cas de la Province romaine, dans laquelle certaines ordinations absolues n’eurent pas pour effet la privation de l’executio officii. De telles dérogations s’expliquent par l’autorité dont dispose le souverain Pontife de faire des lois, mais aussi de les interpréter et d’y déroger : « cum summus pontifex qui auctoritatem habet condendi canones et interpretandi et potestatem habet eis derogandi »68. Cette mention du pouvoir du souverain Pontife pourrait faire penser à l’exercice d’un droit subjectif, né de la possession d’un pouvoir particulier (son auctoritas pontificale). En réalité, ce pouvoir d’interpréter des lois ou d’y déroger ne fait pas naître un droit subjectif, dans la mesure où il répond aux exigences d’une situation pro loco et tempore, pro causa absolutam approbat ordinationem. Dans le commentaire au premier chapitre de la distinction 71, l’auteur confirme que l’ordination réalisée par un évêque différent est irrita quoad officii executionem, mais il ajoute au passage quelques remarques69. Il mentionne la décrétale Lugdunensis, par laquelle le pape Urbain II répondait à l’archevêque de Lyon, en lui assurant qu’il pouvait recevoir dans son diocèse des clercs ordonnés par un évêque différent. En les acceptant, l’évêque de Lyon ratifiait ces ordinations irritae quoad executionem officii. Les décrétistes précédents70 s’étaient surtout attardés sur le fait que cette décrétale
q. ii. Caritatem [C.12 q.2 c.45]. Et regulare est ut utrumque simul amittatur, ut d. xxviii. Decernimus [D.28 c.2], licet quandoque secus contingat, ut d. 1. Studeat [D.50 c.39] et infra i. q. v. c. i. et ult [C.1 q.5 c.1 et 3]. Vnde patet secundum tenorem canonum quod absoluta ordinatio irrita est non quoad ueritatem sacramenti, sed quoad executionem officii. 68 Ibid. D.70 pr. : Et haec quidem seueritas canonum generaliter locum habet, sed in Romana prouincia et in aliis forte ei detrahitur, ubi quandoque absoluta ordinatio non irritatur etiam quoad officii executionem ; nec propter hoc usus auctoritati cedit, cum summus pontifex qui auctoritatem habet condendi canones et interpretandi et potestatem habet eis derogandi pro loco et tempore, pro causa absolutam approbat ordinationem. 69 Ibid., 315, D.71 c.1 : « Illud » usque « non sit rata ordinatio » : quoad officii exsecutionem, ut vii. q. i. Episcopus in diocesi [C.7 q.1 c.28]. Signatur contra infra ix. q. ii. Lugdunensis [C.9 q.2 c.10] ; ibi a non suo episcopo ordinati tolerantur. Sed hoc speciale fuit et ratam eorum quoad officii executionem fecerunt tria : status temporis, meritum ordinantis et ordinati. 70 Pour la contextualisation du canon et son interprétation par d’autres canonistes (Apparatus « Ordinaturus Magister », Huguccio), voir Condorelli, Clerici peregrini, 291-296.
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c onfirmait qu’une ordination, effectuée par un évêque différent, fût valide et que seule sa légitimité fût en cause, puisque la réception de la part de l’Église n’était pas créatrice de validité mais révélatrice de celle-là71. L’intérêt de la Summa lipsiensis réside dans les précisions apportées : « ratam eorum quoad officii executionem fecerunt tria : status temporis, meritum ordinantis et ordinati ». La Summa coloniensis avait déjà noté que l’évêque, en recevant ces clercs dans son diocèse devait s’assurer de l’opportunité d’accorder une telle dispense72, et l’auteur de la Summa lipsiensis insiste sur trois critères qui militèrent en faveur de la légitimation de ces ordinations : le moment, les mérites de l’ordinant et ceux de l’ordonné. Cette remarque montre clairement que ce qui justifie la dispense accordée par l’évêque sont des considérations liées à la situation et aux personnes ellesmêmes, des conditions subjectives certes, mais qui permettent d’apprécier objectivement une situation. Ces conditions subjectives ne déterminent pas un droit des personnes elles-mêmes : elles peuvent seulement justifier la décision de l’évêque, en se présentant comme des éléments dont il faut tenir compte pour prendre une décision juste. L’évêque ne dispose pas non plus d’un droit subjectif de recevoir ces clercs dans son diocèse : certes, il doit disposer de la faculté de procéder à la réception de ces clercs, ce que confirme la décrétale Lugdunensis, mais il s’agit là d’une compétence préalable, non de ce qui justifie l’action de les recevoir dans le diocèse. Comme toujours, il est important de distinguer ce qui relève des qualifications du sujet, lui permettant d’agir, et les motivations des actes et des décisions prises dans le cadre de ses compétences. Il est particulièrement significatif que l’auteur de la Summa lipsiensis prenne le soin de préciser que ce qui « rend l’ordination licite quoad officii executionem » réside dans trois critères extérieurs au sujet qui prend la décision. La décision de justice réside dans l’appréciation de ces trois éléments, qui décident de l’opportunité de la réception des clercs, non dans le pouvoir subjectif de l’évêque de Lyon de procéder à un tel acte.
Ibid., 292. Condorelli résume en outre le débat entre Sohm et Congar sur le sens de la réception dans l’Église. Sohm affirmait que la réception rendait en fait valides des ordinations nulles (Sohm, Das altkatholische Kirchenrecht und das Dekret Gratians, 122, note 39), alors que Congar montra au contraire que la réception n’a jamais eu de valeur créatrice de droit (Congar, « Rudolf Sohm nous interroge encore », 270.) 72 Summa coloniensis, (éd. Fransen et Kuttner),vol. II, p. 172, pars VII, cap. 33 : Sed huius canonis [C.9 q.2 c.1] finis severitatem continet, dispensatione pro necessitate locorum et utilitate personarum temperandam. 71
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L’attention portée aux différences de situation dans les commentaires des apparatus « Animal est substantia », « Ordinaturus Magister Gratianus » et dans celui d’Alanus Anglicus Trois autres commentaires présentent un traitement sommaire de la question, mais donnent un éclairage supplémentaire sur la conception du droit qu’ils véhiculent. Ces commentaires font en effet de la différence des cas et des contextes un critère de distinction qui justifie un traitement juridique spécifique dans chaque cas. Concernant les ordinations effectuées par un évêque inapproprié, l’apparatus « Animal est substantia » (1206-1216)73 commente le dictum de Gratien précédant la lettre du Pseudo-Calixte, qui qualifiait de tels actes d’irritus (C.9 q.2 c.1). Ce canon mentionnait d’autres actions effectuées par un évêque hors du territoire relevant de sa juridiction, telles une sentence judiciaire ou une condamnation pénale, et leur appliquait la même qualification. C’est précisément ce rapprochement que critique l’auteur de l’apparatus « Animal est substantia ». Il remarque qu’ordonner un clerc n’est pas la même chose qu’énoncer une sentence à l’encontre d’un fidèle, dans le cas où tous deux dépendraient d’un autre diocèse. Il convient donc de distinguer les conséquences juridiques des deux actions : Quod vero circa hanc questionem nota quod aliquis episcopus clericos alterius episcopi non potest de iure ordinare sine eius consensu, infra ead. q. Nullus primas [C.9 q.2 c.3]. Quod si fecerit irrita erit talis ordinatio quoad executionem, non quoad suam essentiam, infra ead. q. c.I et expressius c. ult. [C.9 q.2 c.1, 10]. Si autem episcopus negligens esset in ordinatione clericorum suorum, superior scil. metropolitanus posset suplere, premissa tamen ammonitone, infra ead. q. III Cum simus [C.9 q.3 c.3]. Sic ordo confertur a non suo iudice. Tamen sententia a non suo iudice lata neminem ligat, II q. I Inprimis [C.2 q.1 c.7], extra de iudicibus Etsi clerici [Comp.I.2.1.6=X.2.1.4], C. Si non a competenti iudice [C.7.48] per totum74.
Ainsi, une ordination faite par un autre évêque, et sans le consentement préalable de l’évêque propre de l’ordonné, est irrita quoad executionem, non quoad essentiam, à moins qu’elle ne réponde à une circonstance particulière, lorsque par exemple, l’évêque métropolitain doit suppléer l’évêque du lieu. Irrita quoad officii executionem veut dire, comme le précise Condorelli, que
73 Pour une description de l’apparatus, voir Weigand, « The Transmontane Decretists », 206-207. 74 Apparatus « Animal est substantia », C.9 q.2 d.a.c.1 (Bamberg, SB, c.42, fol. 73vb).
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le prêtre fut validement ordonné et qu’il possède par conséquent le caractère sacramentel, mais qu’il ne pourra légitiment exercer les pouvoirs reçus par l’ordination. Officium désigne l’ensemble des pouvoirs reçus au moment de l’ordination75, et executio officii signifie l’exercice matériel de ces pouvoirs76. En revanche, une sentence judiciaire prononcée par un évêque inapproprié, reste sans vigueur et n’oblige pas celui à l’encontre de qui elle est prononcée (« sententia a non suo iudice lata neminem ligat »). Par conséquent, dans le premier cas, le sacrement de l’ordre sera validement mais illicitement conféré (pour résumer le sens de cette glose en un langage moderne), alors que la sentence judiciaire, elle, ne sera tout simplement pas appliquée. Pourquoi cette différence ? s’interroge l’auteur de l’apparatus « Animal est substantia ». Sa réponse comporte une indication révélatrice de sa conception du droit77. L’auteur affirme que l’effet d’une sentence réside dans le fait qu’elle oblige, en vertu du droit (« sententia effectum suum, quod aliquem liget, hoc habet a iure »). Par conséquent, là où le droit est empêché, il ne produit pas d’effet (« unde ubi ius inhibet non habet aliquem effectum »). Ce cas s’applique bien à une sentence portée par un évêque à l’encontre d’un fidèle qui ne dépend pas de sa juridiction : la compétence de l’évêque sur le fidèle est une condition nécessaire pour l’application d’une sentence, celle-ci fûtelle juste par ailleurs. L’effet d’une sentence judiciaire est l’effet du droit lui-même, tandis que l’effet de la potestas ordinandi est l’effet d’un caractère indélébile inscrit dans la personne de l’évêque. De cette différence de provenance naît la distinction qui caractérise les effets, lorsque se produit l’irrégularité signalée. L’apparatus « Ordinaturus Magister » reprend également cette distinction entre le cas de l’ordination et celui des sentences judiciaires de la part d’un évêque non approprié78. La différence entre le fait de prononcer une sentence
Sur la signification d’officium dans ce contexte, voir Peter Landau, « Die Ursprünge des Amtsbegriffs im klassischen kanonischen Recht. Eine quellengeschichtliche Untersuchung zum Amtsrecht und zum Archidiakonat im Hochmittelalter, Officium und Libertas christiana », Bayerische Akademie der Wissenschaften, phil.- hist. Klasse 3 (1991) : 5‑54. 76 Condorelli, Clerici peregrini, 289, note 26. 77 Apparatus « Animal est substantia », C.9 q.2 d.a.c.1 (Bamberg, SB, c.42, fol. 73vb) : Sed que est ratio diversitatis ? Dico quod sententia effectum suum, quod aliquem liget, hoc habet a iure, unde ubi ius inhibet non habet aliquem effectum, ut cum fertur in non subditum. Sacramenta autem totam vim et potestatem habent, ideo unde, ubicumque fuerint, vera sunt, unde tenent a quocumque fiant, I q. I Quod quidam [C.1 q.1 c.97]. 78 Apparatus « Ordinaturus Magister Gratianus », C.9 q.2 c.7, v. irrita quidem (München, BSB, Clm 10244, fol. 86ra) : Quid si episcopus sua auctoritate in clericum alterius diocesis ferret 75
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et d’ordonner un fidèle d’un autre diocèse est là aussi liée au caractère sacramentel de la potestas ordinandi de l’évêque, qui confère à l’ordination son efficacité, nonobstant les irrégularités liées à la compétence territoriale. L’ordination aura bien lieu, alors que la décision judiciaire prononcée en dehors des limites de la compétence territoriale de l’évêque, ou de son domaine de juridiction, n’aura jamais d’effet, quand bien même l’évêque du lieu donnerait par la suite son consensus, car ce consentement devrait s’appliquer à sentence qui n’a jamais eu d’existence juridique réelle. En revanche, une ordination illicite peut tout à fait être légitimée ultérieurement par l’évêque approprié, car cette légitimation porterait sur un acte qui existe bel et bien juridiquement. On retrouve une remarque similaire chez Alanus Anglicus, qui souligne quant à lui l’ambiguïté de l’adjectif ratus dans ce contexte, avant d’expliquer que l’ordination était irrita quoad executionem79. Lui aussi explique la différence par l’existence d’un caractère sacramentel80. Que nous disent donc ces gloses, quant à la notion de droit qu’elles véhiculent ? Il semble que ce point puisse précisément s’éclairer à partir de la distinction établie entre le cas du sacrement et celui de la sentence, respectivement célébré ou prononcée par un évêque vis-à-vis d’un fidèle qui ne dépend pas de lui. L’effet de la sentence prend sa force du fait qu’elle est a iure et que ce ius peut être empêché par des questions de compétence. En revanche, les sacrements, à la différence de la sentence, ont en eux-mêmes toute leur force et il s’ensuit qu’ils restent valides en tout lieu (« Sacramenta autem totam vim et potestatem habent, ideo unde, ubicumque fuerint, vera sunt. ») Peut-on déduire pour autant que la célébration des sacrements échappe à une analyse juridique ou bien qu’elle reposerait entièrement sur une conception subjective du droit ? Certes non, puisque le commentateur
sententiam, stabit vel non ? Et utrum per rati habitionem sequentis consensus legitimaretur quod ab initio male factum esset dando illam sententiam ? Dicimus quod non, quia quod ab initio nihil fuit non potest legitimari tractu temporis, sed secus est in ordinatione quia caracterem habuerit et sic aliquid fuit ab initio et postea legitimatur per sequentem consensum. 79 Voir Condorelli, Clerici peregrini, 288. Nous reprenons ici la citation : Apparatus « Ius naturale », C.9 q.2 c.1, v. rata (II rec., Paris, BN, 15393, fol. 125 va) : supra VII q. I Episcopus [C.7 q.1 c.28], supra II q. I In primis [C.2 q.1 c.7], supra III q. VI Peregrina [C.3 q.6 c.12]. Inmo ipso iure irrita est omnino iudicatio et excommunicatio, sed ordinatio quoad executionem. Nam caracterem tribuit si in forma ecclesiae ordinavit et tenetur hoc verbum equivoce, « rata ». Simile LXIII di. Episcopos [D.63 c.13]. 80 Sur le caractère sacramentel, voir Gillmann, « Der “sakramentale Charakter” bei den Glossatoren Rufinus, Iohannes Faventinus, Sikard von Cremona, Huguccio und in der Glossa Ordinaria » ; Ott, Das Weihesakrament, 57-59.
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opère précisément à leur encontre une distinction juridique entre irritus quoad executionem et quoad essentiam : il existe bien un effet juridique, car l’illicéité est un effet juridique, porteur de conséquences juridiques. Ainsi, les sacrements ont « en eux » toute leur force, car il s’agit de la force propre au sacrement, autrement dit de la force divine, qui ne peut connaître de limites de compétences. L’Apparatus « Animal est substantia » dit bien que ce sont les sacrements qui ont toute la force, non le ministre lui-même, qui doit respecter les limites (territoriales, ici) de sa compétence. L’auteur de cet apparatus pouvait en outre tirer argument de la décrétale d’Urbain II (1088-1099) que Gratien citait à la fin de C.9 q.2, et qui montrait, par la réception de clercs ordonnés par un évêque inapproprié, que la validité du sacrement n’était pas remise en cause. Cette réception signifiait en fait la légalisation d’une ordination illicite, comme l’explicite l’auteur anonyme de l’apparatus : « « recipere » arg. quod sequens ratihabitio episcopi legitimat quod ab initio illegitime factum est. d. Supra LXIIP di. Salonitane [D.63 c.24], arg. infra XVI q. I c. I [C.16 q.1 c.1]81. » Le ministre, en l’occurrence l’évêque, célèbre donc un sacrement qui produira nécessairement en effet, parce que cet effet sacramentel ne peut être lié par une norme de droit positif. Mais cela ne veut pas dire que le ministre lui-même échappe à cette norme juridique, en vertu du pouvoir sacramentel dont il n’est que le dépositaire. Là encore l’efficacité juridique du sacrement n’est pas subjectivement déterminée ; certes, le droit positif ne vient pas altérer son essence, qui est divine, mais il affecte bien l’executio officii du ministre, en constituant un cas d’illicéité. L’apport décisif d’Huguccio Sens juridique de la distinction entre executio quoad ius et executio quoad actum exteriorem Concernant l’ordination sacerdotale des moines, Huguccio complète là encore la distinction de Gratien entre potestas et executio potestatis. À la différence de l’executio en droit féodal ou matrimonial, la notion d’executio n’est pas ici liée à une obligation précédemment contractée entre deux personnes, mais à celle d’ordre sacerdotal, conférant ce que nous appellerions aujourd’hui un caractère sacramentel inamissible. Ce processus n’instaure 81 Apparatus Ordinaturus Magister Gratianus, C.9 q.2 c.10, s. v. recipere (München, BSB, Clm 10244, fol. 86rb), voir Condorelli, Clerici peregrini, 292, note 32.
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pas un contrat entre l’homme et Dieu, mais il détermine en revanche une situation juridico-sacramentelle, qui pose le problème du droit et de la suspension de son exécution d’une façon différente du droit féodal et du droit matrimonial. Huguccio distingue aussi dans ce cas une executio quoad ius et une executio quoad actum exteriorem, qui correspondent à deux niveaux juridiques différents de l’executio. Huguccio confirme la solution de Gratien au conflit de compétence entre les moines et le clergé séculier, concernant la prédication et l’administration des sacrements82, puis il précise certains termes employés par le Magister : « in dedicatione » id est in ordinatione puis « potestatem » id est ordinem sacerdotalem. Ces précisions lexicographiques traduisent sa conception de la nature de cette potestas. Si elle est identifiable à l’ordre sacerdotal, cela signifie qu’il l’inclut dans le domaine du sacrement, c’est-à-dire dans le domaine de l’action divine et qu’elle échappe donc à une personnalisation ou à une appropriation de la part du ministre. Cette potestas est divine dans son essence et sa nature, et ne rentre pas dans le domaine subjectif du ministre. Ce point était déjà acquis depuis saint Augustin, avec notamment la conception du ministre comme simple canal de la grâce divine, mais Huguccio en renouvelle l’approche. En disant que l’ordre sacerdotal est une potestas reçue de Dieu par l’ordination, Huguccio ajoute que le ministre en jouit en raison d’un statut, auquel il est intégré par le sacrement. Certes, le caractère imprimé par l’ordination rend cette appartenance inamissible (les réflexions théologiques vers la même époque tendaient par ailleurs vers une identification de la potestas ordinis avec le caractère83), mais une telle identification ne fait pas pour autant de la potestas la propriété du ministre. Rien ne va donc nécessairement dans le sens d’une subjectivisation de la potestas ordinis, qui reste définie en fonction de sa source et de l’appartenance à un groupe. Huguccio, Summa (éd. Lenherr), 418, C.16 q.1 d.p. c.19 : « Ecce » usque « quod uero penitentiam » : Optime soluit, et haec est uera et generalis solutio, et de penitentia et de sepeliendo mortuos et de predicando et baptizando et de omnibus que in superioribus capitulis prohibentur monachis. 83 Voir Vitale, Sacramenti e diritto, 134. L’auteur fait référence à Gilchrist, « Simoniaca Haeresis », 218, 220. Cette assimilation de la potestas ordinis au caractère est précisément un point que critique Vitale, car elle contribua à favoriser une conception « statique » de la potestas qu’il rejette par ailleurs, au profit d’une vision dynamique. Ceci-dit, le rattachement de la potestas ordinis à l’ordo a pour le moins le mérite de retirer au ministre la possession d’une potestas, qui, de fait, reste dans le domaine de l’action divine et la préserve enfin d’un traitement subjectif. 82
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Huguccio précise ensuite la notion d’executio potestatis introduite par Gratien au moyen de la distinction entre executio quoad ius et executio quoad actum exteriorem84. La première (encore appelée par lui ius exequendi) est obtenue par l’ordination presbytérale, alors que l’executio quoad actum exteriorem (ou actus exequendi) est reçue par l’élection, opérée par ceux qui disposent de la potestas eligendi. Cette double modalité de l’executio potestatis vaut aussi bien pour les moines que pour le clergé séculier. Mais pourquoi une double modalité dans le cas des moines ? Pourquoi dire qu’ils ont le ius exequendi mais que, en même temps, quasi non debent actum exequendi, en somme qu’ils ont un droit, qu’ils n’ont pas le droit le mettre en pratique ? L’utilisation de quasi, relève Lenherr, montre qu’Huguccio était tout à fait conscient de ce paradoxe, qu’il contribue pourtant lui-même à bâtir85. Pour expliquer cette situation ambiguë d’un droit à la fois inamissible et inutilisable dans certains cas, il faut revenir sur la fonction juridico-technique de la notion d’executio et l’appliquer cette fois-ci à la situation de l’ordination sacerdotale des moines, mais aussi des autres prêtres. Huguccio a une conception très claire du fondement des rapports de droit, qu’il s’agisse des rapports qui impliquent une relation de droit contractuelle durable, comme dans les liens de vassalité, ou bien encore dans le mariage, ou bien des rapports qui ne naissent pas d’une relation contractuelle, comme c’est le cas du sacrement de l’ordre. Le rapport juridique fondé sur le caractère sacramentel doit disposer lui aussi, à plus forte raison, de la durabilité. Or, dans l’acte de fondation de ces rapports de droit durables, on doit retrouver tout ce qui est essentiel, tout ce qui se rapporte à la relation de droit où à la position juridique, comme l’executio quoad ius, ou encore le ius exequendi86. Précisément, le ius exequendi fait partie du caractère sacramentel, et il ne peut donc être perdu, même si, toutefois, il peut ne pas être exercé. C’est pour assurer à l’executio potestatis cette double modalité d’inammissibilité sacramentelle et d’une potentielle inapplicabilité, qu’Huguccio effectue la distinction entre l’executio quoad ius
Huguccio, Summa (éd. Lenherr), 418, C.16 q.1 d.p. c.19 : « Tamen non habent executionem » : quoad actum exteriorem ; quasi non debent actum exequendi exercere ; habent tamen executionem quoad ius, idest habent ius exequendi, sed non actum. « Nisi a populo » : uel ab alio uel ab aliis qui habent potestatem eligendi. Idem est de quolibet sacerdote etiam non monacho, ut infra eadem q. § Ecce [C.16 q.1 d.a.c.41 § 2], Cunctis [C.16 q.1 c.41] 85 Lenherr, « Der Begriff “executio” », 367. 86 Ibid., 368. 84
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et l’executio quoad actum exteriorem : elle n’a d’autre objet que de garantir la fonction juridico-technique du concept d’executio87. La bipartition sert à déterminer deux niveaux juridiques distincts, qui garantissent la permanence d’un droit lié au caractère sacramentel inamissible, tout en ne rendant pas nécessaire son application. Le premier niveau répondrait au concept « avoir le droit / ne pas avoir le droit », et le second à « pouvoir / ne pas pouvoir »88. Soulignons néanmoins que ces niveaux sont tous deux juridiques : il ne s’agit pas de séparer d’un côté le niveau « juridique » du droit et de l’autre le niveau « technique » ou « administratif » des possibilités ou de l’opportunité de sa réalisation, car ce deuxième niveau d’actualisation du droit répond lui-même à une appréciation juridique de la situation. C’est ainsi que s’explique le paradoxe apparent de la notion d’executio potestatis : le prêtre a un droit permanent d’actualiser la potestas ordinis, relevant du premier niveau de la relation juridique, en même temps qu’il n’a pas un droit permanent au sens du second niveau du rapport juridique. Le second rapport ne remet pas en question le premier niveau et n’en modifie pas non plus la signification, il le complète89. Le droit et son point d’application Huguccio explique le moment et l’origine de cette double obtention de l’executio potestatis grâce à une comparaison avec les procédures séculières : l’empereur conférait l’honneur ou la juridiction à quelqu’un, mais celuici ne pouvait l’exercer jusqu’à ce que ne lui soit assignés la province ou le peuple sur lesquels il aurait à l’exercer90. Une telle comparaison permettait d’expliquer ce qui se passait en droit sacramentaire et de faire en particulier la différence entre le munus conféré et la mission canonique. Comme on l’a vu, Roland avait implicitement ébauché cette différence et Étienne de Tournai avait également utilisé cette comparaison, mais Huguccio la retravaille, l’enrichit et l’adapte à sa réflexion. La juridiction dépourvue de point Ibid. Ibid.: « Die Aufgliederung dient deshalb dazu, zwei verschiedene rechtliche Ebenen, eine primäre und eine sekundäre, zu statuieren, die aber beide rechtliche Ebenen sind (d. h. mit “Dürfen” und “Nicht-dürfen” bzw. “Können” und “Nicht-können” zu tun haben). » 89 Ibid., 371. 90 Huguccio, Summa (éd. Lenherr), 418, C.16 q.1 d.p. c.19 : Saepe enim olim in saecularibus imperator conferebat honorem uel iurisdictionem alicui, sed non poterat eam exequi, nisi ei assignaretur prouincia uel populus super quem illam exerceret. Tales dicebantur habere honorem siccum, idest sine administratione. Similiter et quilibet sacerdos habet ordinem sacerdotalem siccum, nisi ei assignetur populus cui in illo ordine ministret. 87 88
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d’application, remarque-t-il, était appelée « fonction sèche » ou encore « fonction sans administration ». Un tel raisonnement est applicable à la situation des prêtres, moines ou séculiers, qui ne disposeraient que d’un sacerdoce « sec », si un ensemble de fidèles ne leur était confié, afin qu’ils puissent les servir in illo ordine. Cette qualification ne porte pas atteinte à la réalité de l’existence de la juridiction ou de la potestas, mais elle en limite l’application. On pourrait dire, d’une autre façon, que l’actus exequendi affecte non l’essence mais le degré du ius exequendi. La comparaison avec les procédures impériales d’attributions de fonctions séculières, éclaire la problématique et permet surtout de dire à quelle conception du droit répondent ces efforts de distinction. À la désubjectivisation de la potestas ordinis déjà soulignée (par son rattachement à la sphère de l’ordre sacerdotal et de l’action divine), s’ajoute une contextualisation objective de l’executio potestatis : le ius exequendi ne peut se réaliser ou s’actualiser que dans une situation concrète, une fois qu’un point d’application ou un lieu d’exercice ont été déterminés et confiés à celui qui en dispose. Autrement dit, le ius exequendi n’est aucunement conçu comme une potestas exequendi absolue, détachée, utilisable toujours et en tout lieu parce que ne reposant que sur une faculté de l’individu. Le ius exequendi n’est pas ici conçu comme un pouvoir personnel, car il s’inscrit toujours dans un cadre juridique qui fait intervenir le ministre lui-même, mais aussi l’autorité et un ensemble de fidèles dans un lieu déterminé. Les raisons pratiques s’unissent ici à des raisons de fond : que signifierait la célébration d’un sacrement sans fidèle pour le recevoir ? Ceci-dit, s’il est en effet absurde qu’un prêtre administre le sacrement de la pénitence sans pénitents ou prêche devant un auditoire vide, il lui est tout à fait possible de célébrer la messe de façon privée. De fait, un peu plus loin, lorsqu’Huguccio en vient à commenter un autre dictum de Gratien comportant la même distinction entre potestas et executio potestatis (C.16 q.1 d.a.c.41), notre auteur reprend et complète ses observations : « Potestatem »: id est ordinem sacerdotalem et ius exequendi, sed non actum exequendi. « In institutione » : super populum, scilicet cum eis committitur cura animarum. « Assecuntur » : quoad actum. « Interdicitur » : quoad officiandum populum et ministrandum ei. Aliter autem, si vult p resbiter cantare missam secreto, licet ei, etsi non habeat populum commissum sibi91.
Ibid., 419, C.16 q.1 d.a.c.41. Reportons ici pour plus de commodité le texte de Gratien : Unde igitur diuortium ? Sicut ergo in benedictione utrique communem nanciscuntur potestatem,
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On retrouve ici l’identification opérée précédemment par Huguccio entre potestas (par opposition à executio potestatis) et ordo sacerdotalis, mais elle est désormais aussi explicitement étendue à ius exequendi. Le passage du ius à l’actus exequendi est rendu possible par l’existence d’une cura animarum confiée au prêtre, qu’il soit religieux ou séculier. Toutefois, sans cette dernière, le prêtre peut célébrer la messe de façon privée. C’est le point qu’il convient maintenant d’examiner, car, célébrer la messe de façon privée, pourrait-on objecter, ne rentre-t-il pas dans la catégorie de l’actus exequendi, qui suppose toujours une permission de la part de l’évêque ? En l’absence d’institutio, le ius exequendi ne deviendrait-il pas l’exercice absolu d’une faculté en vertu du droit subjectif de célébrer la messe ? Ce serait oublier la nature particulière de l’eucharistie, qui n’est jamais célébrée pour un groupe de fidèles en particulier, mais pour toute l’Église. Ainsi la dimension de justice présente dans ce sacrement, prend un aspect différent, dont tient compte l’incise finale d’Huguccio : le sacrifice eucharistique peut être considéré comme un bien dû, non pas envers un groupe particulier de fidèles, mais envers tous les fidèles, de tous les lieux et de toutes les époques. La présence d’un groupe de fidèles concret n’est donc pas requise pour que le sacrifice eucharistique soit juste en soi. Ainsi, cantare missam secreto ne signifie pas « en l’absence de tout public », car secreto se réfère à l’absence d’un public particulier, d’un groupe de fidèles dont le soin pastoral a été préalablement fixé par l’autorité ecclésiale. La distinction entre la messe privée et la messe publique répond également à une dimension de justice, mais à un autre niveau, et suppose une configuration du locus iuridicus : lorsque deux ministres sont présents et prétendent célébrer la messe publiquement, pour un même groupe de fidèles, dans le cadre d’un conflit de compétences. C’est à ce moment qu’intervient la notion de cura animarum qui détermine alors l’existence ou non, pour un ministre, de l’executio potestatis quoad actus exequendi, ou, comme le dit Huguccio dans ce passage, quoad officiandum populum et ministrandum ei. La distinction introduite par la notion de cura animarum permet de répondre à un double objectif : que tout prêtre puisse célébrer la messe, et que tout conflit de compétences soit justement résolu. La règle positive, fixée par l’autorité ecclésiale constitue alors la mesure de ce qui est juste92. ita in institutione communiter assecuntur potestatis executionem. § 3. Ceterum absque episcoporum licentia non solum monachis, sed etiam omnibus generaliter clericis potestatis executio interdicitur. 92 Voir Lenherr, « Der Begriff “executio” », 364.
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Dans le commentaire à C.16 q.1 c.41, Huguccio explique que lorsque l’on dit que le prêtre ne peut célébrer la messe sans la permission (licentia) de l’évêque, il s’agit de la messe en présence du peuple93. La permission est donnée de façon générale par l’évêque lorsque le groupe de fidèles en question est confié au prêtre (institutio). Mais Huguccio précise qu’avec l’ordination sacerdotale, on reçoit une permission générale de célébrer la messe, mais pas pour tel ou tel ensemble de fidèles. Si un prêtre n’est pas institué pour une église particulière, il lui est cependant possible de célébrer une messe publique, à la demande du prêtre dont dépend cette église particulière. On voit donc bien ici que l’actus exequendi est pensé dans le seul but de résoudre les conflits de compétence, conflits qui ne se présentent bien évidemment pas en cas d’accord préalable entre le prêtre non institué et le prêtre en charge. Cette attention aux situations concrètes et au fait que la solution de droit réponde à une situation objective est également clairement présente dans le commentaire d’Huguccio, au dictum introductif de Gratien à cette même question (C.16 q.1). Dans une réflexion générale sur l’organisation de toute cette question, Huguccio cherche les raisons qui font que certains canons autorisent et d’autres interdisent aux moines de célébrer les sacrements et en particulier la messe. Il repousse une première explication basée sur une différence entre les temps anciens, au cours desquels les moines n’étaient pas prêtres et les temps nouveaux, où ils le seraient devenus94. Il mentionne
93 Huguccio, Summa (éd. Lenherr), 419-420, C.16 q.1 c.41 : « Nihil agant » : de his que specialiter pertinent ad ministrandum populo. Ministrare enim populo non tantum exigit ordinem, sed etiam institutionem, quae ad episcopum pertinet. « Non utique missas » : populares, scilicet causa officiandi populum. « Sine eius » generali « iussu », quod obtinetur et datur, cum aliquem instituit super populum. Ex eo enim quod quis ordinatur presbiter, intelligitur generalem habere licentiam, ut possit cantare missam, sed non officiando populum uel ei ministrando. Sed cum instituitur super populum, intelligitur habere generalem licentiam ministrandi populo et officiandi ecclesiam. Aliter autem, scilicet si non est institutus, non audet talia facere, nisi inuitetur a presbitero alicuius ecclesiae. Tunc enim licite officiabit ecclesiam et ministrabit populo, ut vii. q.i. Episcopi [C.7 q.1 c.38] et viiii. q.ii. Nullus primas [C.9 q.2 c.3]. Secundum hoc excusantur scolares, qui in terra ista inuitati celebrant populo diuina officia, licet licentiam episcopi non habeant. Sed et illud credo, quod presbiter extraneus, si vult cantare missam priuatam et peculiarem, licite possit hoc facere, licet non inuitetur a presbitero illius ecclesiae. 94 Ibid., 416, l. 1-8, C.16 q.1 d.a.c.1 : « Quod monachi » : Hic intitulatur i. q., scilicet an monachis liceat officia populis celebrare et sacramenta ecclesiastica eis conferre. Et quidem multa capitula in principio questionis uidentur hoc inhibere et postea alia hoc concedere. Et dicunt quidam quod capitula que inhibent intelliguntur secundum antiqua tempora, cum omnes monachi erant laici et ita non poterant officia populis celebrare. Illa uera capitula que concedunt intelliguntur secundum moderna tempora, cum monachi sunt clerici.
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ensuite ce qui lui semble être la raison profonde de ces différences, et qui réside dans le fait que les clercs se soient vus assigné un groupe de fidèles, autrement dit, dans l’institutio95. L’intégration à l’ordre sacerdotal, dont découle une permission générale de célébrer la messe, et l’institutio reçue de l’évêque relativement à un ensemble de fidèles sont complétés par d’autres facteurs qui répondent à une situation de nécessité, comme cela était le cas par le passé, dit Huguccio, ou d’utilité, comme maintenant, lorsque les prêtres séculiers pieux et expérimentés font défaut96. Voilà donc deux critères, la nécessité et l’utilité, qui viennent déterminer le caractère juste de la célébration de la messe par un prêtre « non institué ». Les conditions d’exercice du ius exequendi sont donc fixées par des facteurs nés du contexte et extérieurs à la potestas du ministre. Dans le cas du sacrement de pénitence, Huguccio souligne l’importance de l’institutio du prêtre, qui doit disposer de la cura animarum97, ce qui montre combien il est attentif à la nature du sacrement, dans la mesure où l’imposition d’une pénitence suppose une implication du prêtre dans la Ibid. C.16 q.1 d.a.c.1 : Sed competentius distinguitur : aut presunt populo aut non. Si presunt, licite celebrant ei officia et ministrant omnia sacramenta ecclesiastica ut sacerdotes seculares, quo casu intelliguntur sequentia capitula. Si non presunt populo, non possunt, quia nec secularis sacerdos hoc potest, si non habet populum sibi assignatum, quo casu intelliguntur priora capitula. Prefici autem possunt monachi populo per institutionem episcopi et consensum abbatis uel per institutionem solius abbatis, si instituantur in ecclesiis ex toto ab episcopali iurisdictione exemptis. 96 Ibid., 416-417, C.16 q.1 d.a.c.1 : Et nota, quod olim monachi non instituebantur super populum nisi causa necessitatis, ut di.lv. Priscis [D.55 c.1] et infra eadem q. Qui uere [C.16 q.1 c.12]. Sed hodie loco necessitatis successit utilitas. Non enim ita probati et religiosi inueniuntur seculares clerici ut monachi, unde saepe magis sunt utiles ecclesiis quam clerici seculares. Et ideo receptum est, ut monachi non tantum causa necessitatis, sed etiam causa utilitatis preficiantur populo, ut infra eadem q. In parrochia [C.16 q.1 c.31], Cum pro utilitate [C.16 q.1 c.34]. 97 Ibid., 417-418, C.16 q.1 c.1 : « Placuit » : Plane intelligitur hoc capitulum de monachis qui nulli populo presunt. « Penitentiam nemini tribuat » : nam etsi esset sacerdos secularis et populo non preesset, non posset penitentiam dare, quia nulli licet penitentiam dare parrochiano alterius sine consensu illius, nisi ille laboraret ignorantia, ut de pen. di.vi. Placuit [De poen. D.6 c.3]. Sed nec de consensu illius credo monachum qui non habet curam animarum uel populum sibi commissum posse dare penitentiam populo uel alicui extraneo. Hoc enim pendet ex cura animarum, et ideo nulli sacerdoti hoc licet sine licentia proprii episcopi, ut infra eadem q. Peruenit [C.16 q.1 c.9], Cunctis [C.16 q.1 c.41]. Remarquons toutefois que l’octroi de cette cura animarum peut revêtir une forme plus souple, puisque l’assentiment de celui à qui est confié la paroisse, suffit à autoriser le ministère de celui qui n’en a pas la cura animarum. 95
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vie du fidèle. Huguccio n’explicite pas ici les principes sous-jacents de son raisonnement, mais il est possible d’en restituer la logique. Il développe sa réflexion aussi bien autour de l’action elle-même (célébrer la messe en public ou en privé, confesser), que de la situation du prêtre (avec ou sans cura animarum, prêtre de cette église particulière ou d’un autre endroit). Il considère la nature du sacrement et les conditions de sa célébration puis utilise la notion d’actus exequendi dans les situations qui comportent un enjeu de justice, vis-à-vis des autres prêtres ou vis-à-vis des fidèles98. Cela transparaît clairement dans ses conclusions : tout prêtre validement ordonné, et qui n’en est pas empêché, peut célébrer la messe de façon privée. En revanche, pour la célébrer de façon publique, l’invitation ou la permission du prêtre à qui est confiée l’église est requise, même si le prêtre invité ne dispose pas de l’autorisation expresse de l’évêque. Pour effectuer une telle distinction concernant la célébration de la messe, il analyse la situation en des termes qui renvoient à une conception objective du droit. S’il n’en était pas ainsi, si le droit de célébrer la messe était pour lui de nature subjective, il lui serait impossible d’apporter une solution satisfaisante dans le cas d’un conflit de compétence : chaque prêtre, en vertu de son ordination aurait le droit de célébrer en tout lieu et à tout moment. Or, il n’en n’est rien : tout prêtre peut célébrer la messe, mais selon des modalités différentes, qui répondent à une situation de justice objective : une église, des fidèles déterminés99. En somme, une conception subjective du droit aurait rendu insoluble la question de la validité des ordinations effectuées par un autre évêque : ou bien elles auraient été universellement valides, n’apportant ainsi aucune solution aux conflits de compétences, ou bien il aurait fallu remettre en cause la potestas ordinandi dans sa nature elle-même et limiter de ce fait l’action de Dieu. L’introduction d’une nullité quoad officii executionem relève en fait d’une conception objective du droit : elle met en situation juridique Voir Lenherr, « Der Begriff “executio” », 365-366. Il en va de même dans le cas du sacrement de pénitence, seul le prêtre qui a reçu de l’évêque une cura animarum pourra confesser, soit dans sa paroisse, soit dans une autre paroisse, mais alors avec l’agrément du prêtre responsable de cette paroisse. En revanche, un prêtre qui n’a reçu aucune cura animarum ne peut confesser. Huguccio ne précise pas ici si le sacrement de pénitence célébré par un prêtre dépourvu de toute cura animarum serait invalide ou bien seulement illicite. Il faut toutefois souligner, comme le fait Lenherr, que la licentia donnée par l’évêque (dont dépend le prêtre ou l’évêque du lieu où est célébré le sacrement ? Le texte ne donne pas de précisions), l’invitatio ou le consensus du prêtre qui invite n’ont pas les mêmes conséquences juridiques : voir Ibid., 366, note 171. 98 99
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une faculté possédée personnellement, la limite dans son executio sans la remettre en cause dans sa nature. Dans une grande mesure, le droit objectif nous semble être le produit d’un raisonnement pratique, l’unique voie pour adapter la structure rigide des facultés sacramentelles à la variété des situations. L’importance conférée à ces mesures destinées à éviter les conflits et les rivalités concernant l’ordination des clercs et les pouvoirs de juridiction le montre tout particulièrement.
Le pouvoir de lier et délier des prélats hérétiques
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’hérésie et le schisme affectent aussi le pouvoir de lier et délier, qui n’est pas un sacrement. Cette fois-ci, c’est l’objet de l’étude qui est un peu modifié, mais cela offre en même temps la possibilité de comparaisons. D’abord, le pouvoir des clefs est largement lié au pouvoir d’ordre, et, dans bien des cas, il reçoit un traitement similaire à celui du pouvoir sacramentel. Il est donc intéressant de voir quand et comment l’analyse juridique parvient à séparer les objets d’analyse en distinguant le pouvoir des clefs de la célébration des sacrements. Ce passage pourrait mettre en lumière les conceptions du droit qui président aux distinctions, parce qu’il s’agit de définir alors l’objet de l’analyse : quelle est la spécificité juridique de la sentence judiciaire par rapport aux sacrements ? Enfin, on retrouve là encore la notion d’executio potestatis qui permet d’articuler les plans subjectifs (personnels) et objectifs de l’argumentation. Le thème du pouvoir d’excommunication et de déposition dont pouvaient user les hérétiques a fait l’objet d’études relativement récentes, qui nous dispensent de traiter à nouveaux frais toute la question, mais nous permettent en même temps de nourrir notre recherche1.
1 Parmi ces études, mentionnons entre autres : Zirkel, Executio potestatis ; Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt ; Condorelli, Clerici peregrini, chap. V ; Guido Rossi, « Indignitas, Heresy and Schism : Canon Law and the Iurisdictio of the Mali Pastores », ZRG KA 98 (2012) : 149-173. Le livre de Lenherr propose en outre une édition critique de la C.24 q.1. L’auteur analyse surtout la notion de dignitas, comme concept à la fois éthique et juridique. Le thème avait été en outre précédemment partiellement traité par Van de Kerckhove, La notion de juridiction dans la doctrine des Décrétistes et des premiers Décrétalistes de Gratien (1140) à Bernard de Bottone (1250) ; Kasimierz Nasilowski, « Distinzione tra potestà d’ordine e potestà di giurisdizione dai primi secoli della Chiesa sino alla fine del periodo dei Decretisti », in Potere di ordine e di giurisdizione. Nuove prospettive (Roma, 1971), 89‑121 ; Weigand, « Zur Lehre von der geistlichen Gewalt im 12. Jahrhundert ». On peut enfin signaler l’analyse suivante sur la structure des causes traitant des hérétiques : Melodie H. Eichbauer, « Rethinking Causae 23-26 as the Causae hereticorum », ZRG KA 101 (2015) : 86-149. L’auteur remarque que ces causes ne constituent pas vraiment un « traité », mais plutôt un rapprochement de cas ayant traits à l’obéissance dans l’accomplissement de fonctions ministérielles. La mention de l’hérésie ne sert en fait qu’à fédérer divers sujets. Elle propose de comprendre les C.23-26 à la lumière de la C.22 sur le serment et le parjure. L’auteur rattache ainsi la C.24 à la question plus générale de l’obéissance vis-à-vis de Rome (p. 121) : « Together with Causa 22 these
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Le droit de lier et délier des hérétiques dans le Décret (C.24 q.1) L’inefficacité des sentences prononcées par les évêques hérétiques La première question de la Cause 24 pose le problème de la validité des peines d’excommunication ou de déposition prononcées par un hérétique2, qui, selon Gratien, n’ont pas d’effet sur les catholiques. Pour expliquer cela, il a recourt à deux types d’arguments, sans dire pour autant auquel des deux va sa préférence. La première ligne d’argumentation se rattache à saint Cyprien, qui exigeait l’unité hiérarchique et de foi avec l’Église pour le plein effet des sacrements (baptême excepté). Pour cette raison, les hérétiques et les schismatiques auraient perdu leur pouvoir de lier et délier, et leurs jugements resteraient sans force. L’autre explication est celle de saint Augustin : l’hérésie et le schisme ne font pas perdre le pouvoir sacramentel, mais seulement son exercice, de telle sorte qu’à l’exception de quelques situations liées aux conditions intérieures et extérieures des fidèles qui les reçoivent, leurs sacrements ne peuvent produire leur effet salutaire, et leurs décisions sont par conséquent elles aussi inefficaces. À l’intérieur de ce raisonnement, Gratien distingue les motifs du jugement et décline ainsi sa réponse : en ce qui concerne les décisions injustes et contraires à la loi de Dieu prises par des hérétiques, elles n’auraient évidemment pas plus d’effet que si elles étaient exprimées par des prélats catholiques. Concernant les autres jugements prononcés par les hérétiques, ils ne peuvent contraindre les catholiques, parce que leurs auteurs sont dépourvus de l’autorité ecclésiale. Dans tout ce raisonnement, deux absences sont à signaler. Tout d’abord, le concept de juridiction ne joue aucun rôle. Lorsque Gratien parle de cases form a cluster woven together into a thematic unit : obedience and the execution of one’s office. » Elle précise ainsi à propos de la C.24 (p. 117) : « Heresy was a failure to adhere to Rome ; heresy was disobedience to Rome. For deviating from that dictated by Rome, the bishop relinquished his episcopal powers. » Sans méconnaître la réalité de cet aspect, l’analyse se concentrera cependant ici sur les conséquences juridiques de l’hérésie une fois déclarée, plutôt que sur sa nature et les critères de sa définition. 2 C.24 pr. : Quidam episcopus in heresim lapsus aliquos de sacerdotibus suis officio priuauit, et sententia excommunicationis notauit. Post mortem de haresi accusatus dampnatur, et sequaces eius cum omni familia sua. Hic primum quaeritur, an lapsus in heresim possit aliquos officio priuare, uel sententia notare ? « Priver de leur office », « prononcer une sentence » signifient « déposer » et « excommunier », comme Gratien le précise dans l’introduction de cette première question (C.24 q.1 d.a.c.1) : Quod autem ab heretico aliquis deponi aut excommunicari non possit, facile probatur. Pour l’analyse de C.24 q.1, voir Lenherr, Die Exkommunikationsund Depositionsgewalt, 184-189.
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rapports hiérarchiques, il entend seulement décrire la situation des catholiques et des hérétiques relativement à la foi. Ensuite, les thèses développées par Pierre Abélard à la même époque (et condamnées en 1140 par le synode de Sens) ne trouvent pas davantage d’écho, alors que le canon 5 (C.24 q.1) donnait pourtant l’occasion de les mentionner. Pierre Abélard affirmait que seuls les évêques dont la vie était conforme à celle des apôtres possédaient le pouvoir de lier et délier3. D’un point de vue juridique, Gratien parvient à une conclusion univoque, alors qu’il ne prend pas position quant à l’option théologique (de Cyprien ou d’Augustin) qui permet de l’établir. Lenherr suggère cependant que Gratien parle avec plus de force de la thèse de saint Cyprien, dans les développements théologiques du canon 4 (C.24 q.1), dans la longue suite des canons 5 à 37, dans la justification de cette conception dans le dictum post du canon 39 (C.24 q.1) et dans les trois chapitres qui suivent (40 à 42)4. Sans doute ceci peut-il être attribué aux sources utilisées par Gratien. En revanche, la brièveté des thèses augustiniennes est frappante, et c’est pourtant à cette occasion que Gratien introduit lui-même la distinction entre potestas et executio. Elle lui offrait un double avantage : justifier la position de saint Augustin et proposer sa propre solution au problème. Cette solution est donc bâtie sur une base augustinienne, alors même que l’essentiel du développement de ces chapitres reprend la thèse de saint Cyprien. Lenherr remarque que, dans la première question (C.24), Gratien se trouve confronté à une discussion en cours et s’exprime avec prudence, sans se sentir obligé de choisir entre deux options dont la différence n’influe pas sur le résultat final. Le droit canonique se présente ainsi comme le lieu du dialogue entre deux conceptions théologiques opposées, ou comme le moyen de proposer la concorde que recherche Gratien5, en appliquant la distinction entre potestas et executio potestatis. Elle conserve la rigueur de la position de saint Cyprien, en affirmant que l’effet des jugements prononcés par les hérétiques est nul, tout en préservant en même temps la revendication augustinienne de la validité du pouvoir reçu par l’ordination épiscopale. Cette solution est similaire à celle que Gratien proposait dans son dictum post
Voir Ibid., 186 ; Hödl, Die Geschichte der scholastichen Literatur und der Theologie der Schlüsselgewalt von ihren Anfangen an bis zur Summa Aurea des Wilhelm von Auxerre, 82‑86. Les thèses d’Abélard devaient être sans doute en circulation ou au moins en formation bien des années auparavant. Gratien aurait pu les recevoir d’une manière ou d’une autre. 4 Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 186-187. 5 Ibid., 187. 3
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au canon 97 (C.1 q.1), mais elle est cette fois appliquée aux actes juridiques accomplis par les hérétiques, et non plus aux seuls sacrements. C’est surtout l’introduction de la notion d’executio potestatis, dans les dicta qui semble particulièrement intéressante6. Pour le reste du texte, Gratien reste en effet largement dépendant de la tradition et de la discussion théologique contemporaine7 : la problématique, la structure de l’argumentation et la disposition des textes sont essentiellement construites à partir du matériel que lui offraient la Panormia d’Yves de Chartres et le Polycarpus (1100-1120) de Grégoire de Saint Chrysogone8. Néanmoins, Gratien est le premier à traiter expressément le problème9, et, même s’il reprend les textes quasiment mot pour mot10, la question est construite de façon relativement systématique. Titularité du pouvoir des clefs (C.24 q.1 d.p. c.4) Dans le dictum post du canon 3, Gratien établit que l’évêque soutenant une hérésie déjà condamnée ne peut à son tour excommunier une autre personne11. Puis, dans le dictum post du canon 4, il étend cette conséquence aux
6 Sur la composition des dicta dans cette question, voir Ibid., 103‑104. Gratien reprend des commentaires issus de la glose ordinaire de la Vulgate, commencée par Anselme de Laon, ainsi que des éléments provenant de la première scholastique. 7 Voir Ibid., 187. Lenherr s’intéresse par ailleurs de près à l’histoire de la rédaction de la question et montre en particulier que les erreurs transmises par les manuscrits offrent une aide précieuse pour comprendre le processus de rédaction de Gratien. 8 Concernant le Polycarpus, voir la bibliographie proposée sur le site des MGH : (http:// www.geschichtsquellen.de/repOpus_03932.html, consulté le 17 mars 2016), ainsi qu’à l’édition électronique : Gregorius de sancto Grisogono, « Polycarpus », http://www.mgh. de/datenbanken/kanonessammlung-polycarp/. 9 Voir Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 106‑108. Ces trois occurrences antérieures à Gratien sont le Décret et la Panormia d’Yves de Chartres, le Liber de misericordia et iustitia d’Alger de Liège ainsi que le recueil de sentences du manuscrit de Munich : Bayer. Staatsbibliotehk lat. 686. Par rapport à Yves de Chartres, Gratien précise la problématique et la limite aux conséquences juridiques de l’excommunication prononcée par une autorité dans le cas d’évêques se trouvant eux-mêmes dans un statut juridique particulier (excommuniés, hérétiques). Par rapport à Alger de Liège et au recueil de sentences du manuscrit de Munich, Gratien problématise la plenitudo potestatis de l’évêque hérétique, alors que ces derniers considéraient les prélats pécheurs ou corrompus. 10 Voir Ibid., 187. 11 C.24 q.1 d.p. c.3 : Si ergo ille episcopus in heresim iam dampnatam lapsus est, antiqua excommunicatione dampnatus alios dampnare non poterat. Excommunicatus enim alios excommunicare non ualet.
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évêques professant une hérésie non encore condamnée12. Cette affirmation est justifiée par la longue suite d’autorités des canons 5 à 3413. L’argumentation du dictum post du canon 4 est construite à partir de passages bibliques insérés dans une réflexion essentiellement théologique14, qui développe l’idée fondamentale énoncée au début du dictum : le Seigneur n’a donné le pouvoir de lier et délier qu’aux vrais prêtres15. Or ce pouvoir de lier et délier, reçu par l’ordination sacerdotale, constitue le fondement du pouvoir d’excommunier et de lever l’excommunication. Partant de cette prémisse, la question se trouve reconduite au problème du pouvoir sacramentel de remettre les péchés. Lenherr souligne à ce propos l’élargissement conceptuel de la notion d’excommunication, qui ne se limite plus seulement à la peine disciplinaire, mais renvoie aux implications ecclésiales de la sanction : séparation de la communauté ecclésiale et séparation du « corps du Christ »16. Cela est d’autant plus remarquable que Gratien s’en tient souvent à mentionner plutôt les différentes formes « techniques » que peut prendre cette sanction. Au fond, Gratien souligne surtout que l’évêque hérétique ne dispose plus de l’assistance de l’Esprit Saint, puisqu’il a lui-même rompu l’unité et se trouve par conséquent privé du pouvoir de lier et délier. Il ne dispose plus de la virtus Christi qui lui permet d’agir en
C.24 q.1 d.p. c.4 : Si autem ex corde suo nouam heresim confinxit, ex quo talia predicare ceperit, neminem dampnare potuit, quia non potest deicere quemquam iam prostratus. La première phrase reprend presque mot à mot les éléments essentiels des canons 35 et 36, aussi bien concernant la conséquence juridique (l’impossibilité pour un nouvel hérétique de condamner qui que ce soit), que le moment où commence cet état de fait (la prédication publique de l’hérésie), que l’image de l’homme déjà tombé à terre : voir Lenherr, Die Exkommunikationsund Depositionsgewalt, 121. 13 Ils sont issus de la Panormia 5, 133-135 (C.24 q.1 c. 4, 35-36), de la collection Polycarpus 7, 2-5 (C.24 q.1 c. 5-8, 18-20, 22-23, 25-26, 30-31, 33-34), de la Collectio Tripartita (C.24 q.1 c. 9-17). Pour l’analyse de ces chapitres, voir Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 134-164. Les textes les plus « originaux » de Gratien se concentrent autour des canons 4, 35 et 36. Lenherr a déjà proposé une analyse méthodique de l’ensemble la question à laquelle nous renvoyons : Ibid., 114-115. 14 Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 124. 15 C.24 q.1 d.p. c.4 : Ligandi namque uel soluendi potestas ueris, non falsis sacerdotibus a Domino tradita est. Lenherr précise que cette formule se trouve chez saint Ambroise, De Paenitentia I 2, 7 : Recte igitur ecclesia (sc. potestatem ligandi et solvendi) vindicat, quae veros sacerdotes habet, haeresis vindicare non potest, quae sacerdotes Dei non habet (ed. Faller, CSEL 73, 122.34-36). Le texte se retrouve aussi dans De poen. D.l. c.51 § 2 et dans la Collection d’Anselme de Lucques 11, 152 (Vatican, Bibl. Apost. lat. 1363 fol. 206r). 16 Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 125-126. 12
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ce domaine. De nombreuses formules du dictum insistent sur le fait que le pouvoir de remettre les péchés est directement lié à l’inhabitation de l’Esprit Saint dans la personne du ministre. Or, celle-ci ne peut se réaliser qu’au sein de l’Église17. Gratien complète un peu plus loin cette idée : Cum ergo dimittere peccata uel tenere, excommunicare uel reconciliare opus sit Spiritus sancti et uirtus Christi, apparet, quod hii qui extra ecclesiam sunt nec ligare possunt nec soluere, nec reconciliando ecclesiastice communioni reddere, nec excommunicando eius societate priuare, qua ipsi heresi uel scismate polluti siue sententia notati penitus carere probantur. […] Quicumque ergo ab unitate ecclesiae, quae per Petrum intelligitur, fuerit alienus, execrare potest, consecrare non ualet, excommunicationis uel reconciliationis potestatem non habet18.
Par le seul fait de son hérésie, l’hérétique se sépare lui-même de la communauté ecclésiale et est en conséquence privé de l’assistance de l’Esprit Saint, ce qui le rend inapte à prononcer des sentences, qui ont précisément pour objet l’appartenance à l’Église19. Dès lors que l’hérésie est manifeste, point n’est besoin d’un jugement particulier de l’Église pour signifier l’excommunication de l’hérétique20. On pourrait affirmer que ce raisonnement,
17 C.24 q.1 d.p. c.4 : Apostolis enim dicturus : « Quorum remiseritis peccata » etc., premisit : « Accipite Spiritum sanctum », ut euidenter cunctis ostenderet, eum qui Spiritum sanctum non habeat peccata non posse tenere uel remittere. Porro Spiritum sanctum nemo nisi intra ecclesiam accipit, quia et ipsam unitatem per gratiam facit. 18 C.24 q.1 d.p. c.4 : Execrare doit ici être compris comme antithèse de consecrare. Voir Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 125, note 67. 19 Rossi met très bien en lumière le lien entre les conséquences spirituelles et juridiques de l’hérésie : « Indignitas, Heresy and Schism : Canon Law and the Iurisdictio of the Mali Pastores », 155 : « The bishop puts himself extra ecclesiam when he ex corde suo […] confinxit such a new heresy – and not when he is condemned for it. As the Holy Spirit does not dwell outside the Church, in the very moment the bishop begins to follow a wrong doctrine his communion with the Church is already severed. Despite being still legally in possession of his dignitas, he ought not to exercise the pre-eminent powers stemming from it (ligare, solvere, reconciliare and excommunicare). Because of its ultimate transcendental nature, Canon law cannot accept a nominal power substantially deprived of its content. » 20 À propos de l’hérésie, Rossi fait justement remarquer que la sentence d’hérésie est déclarative et non constitutive : Ibid., 153 : « Usually judgments ascribe legal consequences to natural facts. But heresy is a sin, not the status ascribed to the sinner by the ecclesiastical tribunal that condemns him. The effects of a sin manifest themselves immediately into the sinner. The first and foremost consequence of heresy is the separation of the sinner from both the true faith and the unity of the Church, based as it is on the unitas fidei. One does not deviate from the true faith because a judgment says so. The judgment merely acknowledges a deviation that has
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somme toute logique, intègre un élément subjectif, puisqu’il considère les dispositions intérieures du sujet et fait de celui-ci, en fonction de son inclusion ou de son auto-exclusion de la communauté ecclésiale, le seul facteur conditionnant l’efficacité de son pouvoir d’excommunier ou de réconcilier. Néanmoins, tout comme le pouvoir sacramentel, celle-ci dépend de l’inhabitation de l’Esprit Saint. Il s’agit donc toujours d’un pouvoir dont le titulaire n’est en fait à proprement parler que le dépositaire, et dont les limites sont objectivement fixées par son appartenance à une communauté. Deux remarques s’imposent ici : Gratien, en traitant la question de l’excommunication et de la déposition par les hérétiques dans le cadre du pouvoir des clefs, donnait à la réflexion un tour à la fois sacramentel et spirituel, qui plaçait les principes du raisonnement dans le domaine de la théologie (foi du sujet, adhésion à l’Église). Gratien réintroduit toutefois ces développements dans le domaine juridique grâce au critère de l’appartenance à la communauté ecclésiale, mais ce dernier facteur est lui-même largement déterminé par une vision spirituelle : l’Église est avant tout le lieu dans lequel se manifeste et agit l’Esprit Saint. D’autre part, notre vision du problème peut être faussée par le fait que Gratien ne considère dans ce dictum que la titularité du pouvoir d’excommunier ou de déposer. Le caractère juste ou injuste de l’excommunication ou de la déposition n’est logiquement pas ici au centre de l’analyse, puisque le problème se résout à un stade antérieur : si le ministre a perdu son pouvoir d’excommunier ou de réconcilier, il n’est guère besoin de se poser la question de l’hypothétique justice d’une décision qui, privée de sa condition d’existence, n’aura de toute façon aucun effet. De fait, Gratien n’entre pas dans les considérations visant à établir les critères d’exécution juste de ce droit, et ne le met donc pas en perspective avec la situation des fidèles qui encourent la sanction : dans ce cas de figure, la dépossession du titulaire est amplement suffisante pour résoudre la question.
already taken place. The consequences of the sin of heresy are already present and effective at the very moment the sin is committed. Because of its gravity, heresy has to be formally acknowledged, and so its legal effects must but follow the formal condemnation of the heretic. The heretic, however, is not such because of his condemnation. Far from altering one’s own status, the condemnation for heresy merely acknowledges the change in it. […] In other words, the nature of the judgment of the heretic is declaratory, not constitutive. » Rossi remarque à propos de C.24 q.1 c.19 : « Gratianus does not refer only to a heretic already condemned, and so excommunicated and formally casted outside of the Church. On the contrary, such canon refers first of all to not-yet excommunicated heretics. »
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Introduction de la notion d’executio potestatis et passage à une juridicisation de l’argumentation Trente-trois chapitres plus loin, l’analyse prend cependant un autre tour. Gratien introduit en effet une objection dans le dictum post du canon 37 (C.24 q.1), qui rend nécessaire une transposition du raisonnement sur un autre plan. Cette objection consiste à affirmer que les hérétiques ne perdent pas leur pouvoir d’excommunication et de déposition, alors que les trentesept premiers canons de la question venaient précisément de montrer le contraire21. Gratien rencontrait ici de nouveau, comme dans le cas de la validité des sacrements célébrés par les hérétiques, la controverse qui opposait saint Cyprien et saint Augustin. Là encore, Gratien reprend et applique l’affirmation de saint Augustin sur la validité des sacrements et commente qu’il faut distinguer entre potestas et executio officii22. On retrouve une situation argumentative comparable à celle du dictum post du chapitre 97 (C.1 q.1), mais appliquée cette fois au pouvoir d’excommunier et de déposer. Pour Gratien, les situations ne sont sans doute pas si éloignées, car l’excommunication et la déposition sont des pouvoirs qui procèdent en grande partie du sacrement. On trouverait donc ici un exemple supplémentaire de l’absence de distinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir Voir en particulier l’affirmation de la rubrique du C.24 q.1 c.31 : Sacri officii potestate penitus carent heretici. Ce canon est issu d’une lettre de saint Cyprien, datée de 255 : Ep. 69.1.1, ed. Diercks, CCSL 3C.470.9-13. 22 C.24 q.1 d.p. c.37 : His auctoritatibus perspicue monstratur, quod, ex quo aliquis contra fidem ceperit aliqua docere, nec deicere aliquem ualet nec dampnare. Obicitur autem illud Augustini : « Recedentes a fide nec baptisma nec baptizandi potestatem amittunt ». Cum ergo sacerdotalem unctionem utraque potestas, baptizandi uidelicet et excommunicandi, sequatur, a fide recedentes aut utramque retinebunt aut utraque carebunt. Sed aliud est potestas officii, aliud executio. Le texte de saint Augustin est extrait du Contra epistulam Pameniani libri III, 1.2, c. 13, 28. Concernant la source formelle de Obicitur autem illud Augustini : « Recedentes a fide nec baptisma nec baptizandi potestatem amittunt », voir Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 165, note 219 : « Es handelt sich jedoch nicht um das Summarium von C.l q.l. c.97, wo sich der Text selbst findet, wohl aus Alger von Lüttich, Liber de misericordia et iustitia 3, 83-84 entnommen, den Gratian allerdings in C.24 q.l nicht benützt hat ; der Text ist bisher in keiner anderen vorgratianischen Kanonessammlung nachgewiesen. Das Summarium von C.l q.l. c.97 lautet : Qui recedit ab ecclesia, nec baptisma, nec uim (var. : ius) dandi amittit (ed. Friedberg 393) ; vgl. auch De cons. D.4 c.40 Summarium : Nec baptisma, nec baptizandi potestatem schismatici amittunt (ebd. 1376), vgl. auch De cons. D.4 c.32 § 1 (ebd. 1371-1372). Vgl. ähnliche Zitationen Gratians durch eine Art Summarien : C.23 q.4 p. c.29 (bezogen auf C.23 q.4 c.26 am Ende), C.2 q.7 p. c.60 (bezogen auf C.2 q.7 c.51), C.l. 1 q.3 p. c.24 § 1 am Ende (bezogen auf C.l. 1 q.3 c.16). » 21
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de juridiction : excommunier est pour lui une manifestation du pouvoir de lier et délier, reçu par l’ordination23. Mais si, comme l’affirme saint Augustin, ce pouvoir ne peut être perdu, comment alors expliquer que ses effets puissent devenir nuls, comme le montraient clairement les trente-sept premiers chapitres de la question ? Seule la distinction entre potestas et executio potestatis permettait d’articuler la conception sacramentelle du pouvoir des clefs (avec les conséquences d’inammissibilité de ce pouvoir que cela entraîne) et l’absence d’effets juridiques, sur laquelle s’accordait la doctrine24. La distinction de la potestas officii et de l’executio potestatis joue le même rôle que dans les cas précédents25.
Nous ne revenons pas sur ce débat déjà mentionné en introduction. La controverse a été réactualisée par Ladislas M. Örsy, « Bishops, Presbyters, and Priesthood in Gratian’s Decretum », Gregorianum 44 (1963) : 788‑826. Une discussion ultérieure peut être trouvée chez Chodorow, Christian Political Theory and Church in the Mid-Twelth Century : The Ecclesiology of Gratian’s Decretum, 156-178. L’auteur remarque (p. 165) : « In contrast with the interpretation of the Magister’s thought set forth by Orsy, the conclusion reached here is that while there are elements of Gratian’s doctrine which might lead others to make a distinction between two separable parts of sacerdotal power, he did not make the distinction himself. » Chodorow conclut plus loin (p. 172) : « Gratian did not, as Orsy thinks, make a distinction between the priest’s power to govern and his power to offer sacrifices. He saw the sacerdotal power, like his contemporaries, as a whole and integral power represented by the image of the keys. There is no dictum in the Decretum where the Magister distinguished between the types of power held by the priest according to their purposes, character, or modes of transmission. The distinction that the Magister did make was between the potestas and the executio potestatis. He clarified the doctrine set forth in Causa 16 in another Causa where he considered the power held by an excommunicated priest. » 24 Voir Peter Landau, « Gratian and the Decretum Gratiani », in The History of Medieval Canon Law in the Classical Period, 1140-1234, éd. par Wilfried Hartmann et Kenneth Pennington (Washington DC : The Catholic University of America Press, 2008), 43. Landau remarque, à propos d’un thème connexe : « Gratian did not yet make any legal distinction between the powers and rights of order and the rights obtained through election for ecclesiastical offices. Consequently, he did not recognize any distinction in ecclesiastical power between the hierarchia ordinis (hierarchy of order) and the hierarchia iurisdictionis (hierarchy of jurisdiction). But since Gratian does distinguish between potestas (power) and executio potestatis (exercise of power), he has criteria to hinder the illegitimate exercise of power in the Church. » 25 C.24 q.1 d.p. c.37 : Plerumque officii potestas uel accipitur, ueluti a monachis in sacerdotali unctione, uel accepta sine sui executione retinetur, ueluti a suspensis, quibus administratio interdicitur, potestas non aufertur. A fide itaque recedentibus potestas non adimitur, sicut redeuntibus non redditur, ne non homini, sed sacramento iniuria fieri uideatur. Lenherr souligne que cette distinction est bien à ajouter au crédit de Gratien : Die Exkommunikationsund Depositionsgewalt, 166, note 222 : « Die Unterscheidung ist, mindestens in ihrer 23
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Pour illustrer et justifier la distinction, Gratien mentionne d’autres situations de possession du pouvoir d’ordre et d’absence concomitante d’executio potestatis : les moines ne la reçoivent pas au moment de leur ordination sacerdotale, les clercs suspendus la perdent, de même que les hérétiques. Les motifs d’absence d’executio potestatis sont différents, mais les effets restent les mêmes : les moines ne l’ont pas pour des raisons structurelles d’administration et de répartition territoriale des compétences ; les clercs suspendus en sont privés en raison d’une faute grave ; les hérétiques la perdent en se séparant de l’Église. La potestas demeure cependant dans tous les cas. Ainsi donc, les hérétiques ne devront pas être rebaptisés ou réordonnés lors de leur retour dans le sein de l’Église26 et Gratien peut ainsi rendre raison de la position de saint Augustin, car la permanence de la potestas protège la validité du sacrement. En quoi cette utilisation de la notion d’executio potestatis nous renseignet-elle sur la notion de droit sous-jacente ? Gratien donne en fait lui-même une piste lorsqu’il doit expliquer pourquoi les hérétiques, s’ils ne perdent pas le pouvoir d’excommunier en perdent cependant l’executio. Il s’agit là d’une question nouvelle, car, dans le développement des trente-sept premiers chapitres, la réponse allait de soi : seule la notion de potestas était mise en question, or, cette potestas disparaissait en même temps que se produisait la séparation de l’Église, car il s’agissait en définitive d’une potestas liée à la pleine possession de l’Esprit Saint. Désormais, la solution de Gratien ne peut plus suivre cette argumentation. La perte de l’executio potestatis doit être justifiée par un autre type de raisonnement que celui de la perte de la potestas et de la plénitude de l’Esprit Saint. C’est alors la notion de justice qui permet de trancher : la sentence prononcée par un hérétique sera sans effet parce que l’exercice de la potestas sera alors injuste. Voilà pourquoi ce moment de l’argumentation de Gratien est particulièrement important pour déterminer la fonction et la nature du droit selon lui. Le droit intervient précisément à un moment où la seule réflexion sur la titularité de la potestas est trop étroite pour rendre compte d’un phénomène dans lequel non seulement le sujet du ministre est impliqué, mais aussi la structure de l’Église, la communauté des
Ausarbeitung, Gratians eigenes Werk. Er entfaltet sie und wendet sie, von C.24 q.l p. c.37 abgesehen, noch an in C.1 q.1 p. c.97 § 3 (ed. Friedberg 395) sowie in C.16 q.1 p. c.19, p. c.25, p. c.40 § 2 am Ende (ebd. 765-766, 767-768, 773). » 26 C.24 q.1 d.p. c.37 : Vnde ab hereticis baptizati uel ordinati cum ad unitatem catholice fidei redierint, si forte intuitu ecclesiastice pacis in suis recipientur ordinibus, non iterabitur sacramentum, quod in forma ecclesie probatur ministratum, sed per impositionem manus prestabitur uirtus sacramenti, que extra ecclesiam nulli docetur esse collata.
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fidèles, et la nature intrinsèque des actions à mener. Pour déterminer la justice ou l’injustice de cet exercice, Gratien considère alors la finalité de la sentence et les fidèles auxquels elle s’applique. C’est désormais dans ce cadre élargi et intersubjectif (ministre, finalité de la sanction, fidèle qui la reçoit) que Gratien envisage la solution du problème, en faisant varier les paramètres. Le seul facteur qui ne varie pas est le ministre, puisqu’il s’agit toujours d’un hérétique (que son hérésie soit connue ou « nouvelle »), alors que changent les autres paramètres (finalité de la sentence et fidèles concernés). Trois cas de figure sont donc logiquement proposés. Le premier concerne une sentence destinée à induire en hérésie des hérétiques ou des catholiques ; le second est une sentence visant à ramener à une vie droite un catholique, le troisième, à ramener à une vie droite un hérétique27. Dans le premier cas, le dictum post affirme que si un hérétique excommunie un catholique ou un hérétique dans le but de le faire passer à son hérésie, cette sentence d’excommunication est sans valeur, parce qu’elle est « inique »28. Gratien s’était déjà intéressé au problème de la sentence inique (C.11 q.3 d.p. c.40 à d.p. c.101) et avait alors distingué entre la sentence inique ex animo proferentis, ex ordine, ex causa29 et la sentence inique contra equitatem. La sentence inique qui nous intéresse ici est un jugement porté contre une personne lorsque celle-ci refuse d’accomplir quelque chose de mal ou
Lenherr a produit une analyse de chaque cas de figure, dont nous ne reprenons que très brièvement les conclusions, car ce sont davantage les principes du raisonnement qui nous intéressent : Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 168-183. 28 C.24 q.1 d.p. c.37 : Cum ergo utraque potestas in hereticis remaneat, si hereticus catholicum uel alium hereticum excommunicauerit, ut in conmunionem suae heresis illum deducat, quia iniqua est sententia, pondere caret. 29 C.11 q.3 d.p. c.65 : Ad haec respondendum est, quod sententia aliquando est iniusta ex animo proferentis, iusta uero ex ordine et causa ; aliquando est iusta ex animo et causa, sed non ex ordine ; aliquando est iusta ex animo et ex ordine sed non ex causa. Cum autem ex causa iniusta fuerit, aliquando nullum in eo omnino delictum est, quod sit dampnatione dignum : aliquando non est in eo illud, super quod fertur sententia, sed ex alio nominandus est. Ex animo est iniusta, cum aliquis seruata integritate iudiciarii ordinis in adulterum uel in quemlibet criminosum non amore iustitiae, sed liuore odii, uel precio, aut fauore aduersariorum inductus sententiam profert. Unde Beda super epistolam Iacobi ait : « Ira enim uiri iustitiam Dei non operatur : » quia qui iratus in aliquem sententiam profert, etsi ille quantum ad se iustam reportet sententiam, iste tamen, qui non amore iustitiae, sed liuore odii in eum sententiam dedit, iustitiam Dei, in quem perturbatio non cadit, non imitatur. 27
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de défendu30. Elle reste sans effet, car personne ne peut être condamné pour avoir refusé d’accomplir le mal. Le fait qu’il s’agisse d’une sentence inique dispense même de savoir si celui qui l’émet est pourvu ou non de l’autorité pour le faire, qu’il soit catholique ou hérétique, puisque son contenu même détermine sa non-application. On se trouve en ce cas en présence d’un raisonnement juridique de toute évidence objectif, dans lequel c’est le caractère juste de la sentence et de son contenu qui décident de la légitimité de l’action et déterminent l’absence d’effets juridiques. Le deuxième cas est celui de l’hérétique qui excommunierait ou déposerait un catholique dans le but de lui faire retrouver le bon chemin. Gratien considère que l’exécution d’une telle sentence ne pourrait être considérée comme obligatoire31. Il reprend un argument de saint Augustin, dont il transforme le sens, non sans quelque obscurité. Lenherr suggère qu’un sens possible de la deuxième partie de ce paragraphe pourrait être : Dieu, qui est la vérité, ne peut confirmer le témoignage des hérétiques et schismatiques, même lorsqu’ils recherchent la vérité au cours d’un jugement32. La conclusion la plus significative de ce passage, selon nous, est que les hérétiques, manquant déjà de crédibilité d’un point de vue humain, dans les témoignages qu’ils peuvent rendre, ne disposent a fortiori plus de la force de l’autorité ecclésiastique, sur laquelle s’appuie le pouvoir de décision judiciaire. Le contenu de la décision peut être juste et opportun, mais le jugement se trouvera dépourvu de l’efficacité spécifique du juge, nécessaire pour rendre obligatoire l’application de la sentence. Comme on le voit, le contenu de la sentence est certes un élément décisif (elle ne peut être inique), mais cependant insuffisant pour assurer la pleine juridicité et en particulier le caractère obligatoire d’un jugement. Au fond,
C.11 q.3 d.p. c.90 § 1 : Item est quando contra equitatem sententia fertur, ueluti quando subditi non possunt cogi ad malum, scientes obedientiam non esse seruandam prelatis in rebus illicitis. 31 C.24 q.1 d.p. c.37 : Quod si in catholicum praue uiuentem uel in hereticum flagitiis uel facinoribus deditum, ut alias ad recte uiuendi norman uterque redeat, sententiam dederit, an uterque, an hereticus tantum eius sententia teneatur, merito querendum uidetur. Potest autem dici catholicum sententia heretici minime teneri. Non potest oris gladio ferire quem accusare uel in quem testificari non ualet. Si enim quos diuina testimonia non secuntur, quia extra ecclesiam sunt, pondus humani testimonii perdiderunt aduersus eos qui in ecclesia esse uidentur, nec aduersus eosdem ecclesiastice auctoritatis pondus habere poterunt qui ab eius fide discessisse probati sunt atque ideo ab ecclesia sunt condempnati. 32 Nous simplifions ici la conclusion de Lenherr, beaucoup plus nuancée : Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 169-171. 30
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dépourvu de l’autorité publique de l’Église, le jugement rendu par un hérétique, même s’il est en soi juste et pertinent, n’a pas plus de force, du point de vue juridique, qu’une simple opinion. On pourrait ici lire une caractéristique implicite de la notion de droit sous-jacente à cet argument de G ratien : ce qui fait de la sentence privée (ou de l’opinion) une sentence juridique pleinement efficace est à la fois le caractère juste de la sentence, mais aussi le fait que le juge soit revêtu d’une autorité publique, ecclésiale en l’occurrence. C’est précisément cette autorité qui fait défaut à l’hérétique. La raison de l’inefficacité de la sentence doit donc être ici cherchée non dans un défaut du pouvoir d’excommunier, mais dans la situation objective du juge qui rend « extra-ecclésial » et donc sans force juridique le jugement qu’il entendrait prononcer. Le cadre de la réflexion juridique se complète grâce à cette deuxième situation. Le premier cas a mis en lumière une condition sine qua non concernant le contenu de la sentence et sa finalité. Le deuxième cas souligne que cette condition est insuffisante pour donner à la sentence une force obligatoire lorsque le juge est séparé de l’Église. Le nouvel élément mis en valeur, l’appartenance à l’Église, n’est cependant pas un critère relevant d’une conception subjective du droit, car ce qui est en cause ici n’est pas l’absence du pouvoir de lier ou délier, mais son inefficacité hors du contexte ecclésial. Là encore, la situation juridique est déterminée par des facteurs objectifs : nature et finalité de la sentence, situation juridique du ministre dans ou hors de l’Église. Le pouvoir subjectif du ministre reste en deçà de la solution juridique. Le troisième cas est celui d’un hérétique qui excommunierait ou déposerait un autre hérétique afin de l’exhorter à une vie droite. Ici, le premier facteur, celui de la finalité de la sentence est valide, mais il ne peut régler juridiquement une situation dont les tenants et les aboutissants se déroulent en dehors de l’Église. Ceci-dit, une telle sentence peut avoir une certaine valeur, notamment dans le cas où l’hérétique condamné par un autre hérétique voudrait être reçu dans l’Église : quel serait alors la valeur de cette condamnation extra-ecclésiale ? Gratien note tout d’abord qu’un hérétique semble détenir un certain pouvoir sur un autre hérétique, tout comme le diable dispose d’un pouvoir sur son propre troupeau33. Gratien ne raisonne donc pas ici
C.24 q.1 d.p. c.37 : In hereticum autem potestatem habere uidetur hereticus, sicut et diabolus potest in malis tanquam in suo pecore. Une affirmation, remarque Lenherr, qui semble venir de la glose ordinaire de la Bible, Ps. 77, 49 (marg.) : Aug(ustinus). Per angelos malos : In malos potest dyabolus ut in suo pecore nisi prohibeatur a maiori… (Basel 1480, Hain n. 3173 ; voir aussi 33
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en termes du pouvoir de lier ou délier, mais en termes de rapport de pouvoir d’un homme sur ce qui lui appartient. Sa thèse s’appuie sur deux textes de saint Augustin. Le premier est extrait d’une lettre à Vincent34, et le second est une lettre à Eusèbe35. Dans les deux cas, Gratien souligne l’impossibilité pour l’Église de recevoir des hérétiques condamnés par leur propre communauté pour des motifs disciplinaires, et il développe ce principe dans le dictum post du canon 39. La première partie de ce dictum revient sur l’analyse de saint Augustin, dont Gratien cherche à éclairer les motifs36. Selon lui, saint Augustin s’est concentré sur les motivations de la sentence prononcée par les hérétiques et non sur le défaut d’autorité du juge. Il s’agirait en somme d’une sentence juste mais illégale. Le jugement n’existe donc pas en tant que tel, mais l’Église devrait cependant tenir compte des délits incriminés, nonobstant l’irrégularité de leur condamnation. Ensuite, Gratien remarque plus loin que ce que dit saint Augustin doit être compris du pouvoir de baptiser et non de lier ou délier ou de célébrer les autres sacrements37. On rejoint la problématique de la validité des München, Bayer. Staatsbibliothek lat. 5257a fol. 100rb, lat. 6231 fol. 83va, sans indication d’auteur toutefois) 34 C.24 q.1 c.38 : Il s’agit de la lettre 93 c.50, écrite en 408 adressée à Vincent, successeur de Rogatus, qui avait fondé un groupe de donatistes. Gratien ne reprend que la fin de la lettre, dont le sens se trouve légèrement modifié en raison de sa fragmentation. Ceci dit, le résumé proposé par Gratien exprime bien le principe énoncé par saint Augustin : Pro facinore ab hereticis excommunicatus a catholicis non est recipiendus. Quant aux sources formelles, voir Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 174-175. 35 C.24 q.1 c.39 : Il s’agit de deux phrases extraites de la lettre 35 de saint Augustin à Eusèbe sur le problème des fidèles condamnés chez les catholiques puis passés aux donatistes et vice versa. Saint Augustin affirme que l’Église peut seulement recevoir ces convertis dans l’ordre des pénitents. Pour les sources formelles : Ibid., 176-177. « Die beiden Stellen, die ursprünglich also in ganz verschiedenen Zusammenhängen stehen, finden sich vor Gratian in Ivos Dekret (6, 390. 391) und Collectio tripartita (3, 10, 24. 25), jeweils noch als zwei getrennte Stücke, wenn auch unmittelbar hintereinander, im Klerikerrecht. Gratian, der sein c.39 wohl aus der einen oder anderen dieser beiden Sammlungen geschöpft hat, war es also, der beide Texte zusammen in diesen neuen Zusammenhang stellte, wodurch der Anschein entsteht, der im ersten Satz genannte Subdiakon sei von Häretikern degradiert worden. » 36 C.24 q.1 d.p. c.39 : Sed istud Augustini intelligitur dictum non propter sententiam, cuius potestas nulla est extra ecclesiam, sed in detestatione criminum, quae in hereticis, sicut in catholicis, aeque sunt punienda. 37 C.24 q.1 d.p. c.39 : Potest tamen illud Augustini de potestate baptizandi intelligi, non ligandi, aut soluendi, uel cetera sacramenta ministrandi. Baptisma namque siue ab heretico, siue etiam laico ministratum fuerit, dummodo in unitate catholicae fidei accipiatur, non carebit effectu. Alia
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s acrements célébrés par les hérétiques, dans lesquels Gratien inclut les sentences d’excommunication ou de réconciliation. La seule différence notoire entre les situations pourrait être le fait que le contenu d’une sentence est différent de celui d’un sacrement : un jugement humain, même prononcé au nom de l’Église n’est pas de la même nature que la grâce divine. De plus, une sentence peut être en elle-même juste ou injuste, comme Gratien l’a déjà reconnu et l’a même établi comme critère dans certaines circonstances. La qualité de ministre catholique est néanmoins réaffirmée comme une condition d’efficacité de la sentence, non pas de sa justice intrinsèque, mais de sa valeur juridique. L’Église ne peut donc reconnaître juridiquement une sentence émise dans l’hérésie, mais elle doit en percevoir le bien fondé. Les trois autorités citées dans les canons suivants se veulent aussi une preuve supplémentaire du fait que les hérétiques conservent le pouvoir de baptiser, mais plus celui d’administrer les autres sacrements, car ils seraient dépourvus de tout effet. Le canon 40 introduit ainsi le texte du De baptismo de saint Augustin, annoncé à la fin du dictum post du canon 39, qui traite de la réception du baptême par un hérétique dans des cas exceptionnels, et en énonce les critères : danger de mort, impossibilité d’avoir accès au baptême catholique, et que le fidèle demeure uni à l’Église38. Le résumé qu’en propose Gratien parle quant à lui du sacrement de pénitence : « In extremo positus etiam ab heretico penitentiam accipere ualet. » Gratien transfère donc ici à un autre sacrement ce qui est dit du baptême. Le problème est qu’une telle assertion se trouve en contradiction avec le dictum post du canon 3939. Lenherr explique cela par l’histoire de la rédaction de ce canon, à partir d’une version longue et d’une version courte du passage de saint Augustin, et conclut finalement à une erreur de composition de Gratien40.
uero sacramenta, ut sacri corporis et sanguinis Domini, excommunicationis uel reconciliationis, si ab heretico uel catholico non sacerdote ministrentur, uel nullum, uel letalem habebunt effectum. Unde et ab hominibus fidelibus nullatenus sunt recipienda. Hinc Augustinus scribit in I. libro de unico baptismo : [contra Donatistas c. 2.]. 38 C.24 q.1 c.40. Le texte est extrait de De baptismo libri VII, 1, 1, n. 2 et 3. 39 Étienne de Tournai avait, remarque Lenherr, déjà attiré l’attention sur ce problème : Summa, C.24 q.1 c.40 : Si quem : in rubrica legitur de penitentia, in capitulo de baptismo, et forte potest utrumque suscipi ab heretico in necessitate. (München, Bayer. Staatsbibliothek lat. 14403 fol. 94r). 40 Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 181-182.
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Le canon 41 comporte une condamnation radicale de la communicatio in sacris41. Le dernier canon de la question va dans le même sens42 et Gratien en propose le résumé suivant : « Pocius est mortem arripere quam de manu heretici conmunionem accipere », qui serait donc en oppostion apparente avec ce que Gratien affirmait au canon 40. Ces trois autorités envisagent le problème de la réception des sacrements dans des circonstances particulières ou exceptionnelles. Gratien les place ici à la fin d’une réflexion sur le pouvoir d’excommunication des hérétiques, qu’il inclut donc dans les pouvoirs sacrés du ministre ordonné (sauf le cas du baptême). Il est intéressant de voir que son raisonnement, par le biais de l’introduction de la distinction entre potestas et executio potestatis, échappe à une vision subjective du droit, qui ne se concentrerait que sur la titularité du pouvoir et ne prendrait en considération ni la nature des sacrements, ni leur finalité, ni la situation morale du fidèle, ni la dimension ecclésiale de réception de ces sacrements. Ainsi, la solution du problème de l’excommunication ou de la déposition prononcée par un hérétique est apportée par un déplacement de la réflexion, révélateur d’une conception objective du droit : Gratien quitte la question du titulaire de la potestas, elle-même inamissible et ne pouvant être source de distinctions, pour passer à la question de l’executio potestatis qui relève d’un raisonnement sur le caractère juste ou injuste de l’utilisation du pouvoir dans un cadre strictement ecclésial. Or savoir si l’executio est due ou indue présuppose ici une conception objective de la justice, qui tient non seulement compte de la situation du ministre dans l’Église, mais également de la finalité de la sanction ainsi que du fidèle à qui elle sera appliquée. On retrouve donc ici les caractéristiques d’une situation objective de détermination du droit : le ministre (dépositaire d’une potestas dont Dieu reste le titulaire), la chose (sentence), définie en fonction de sa finalité (attirer à l’hérésie ou promouvoir une vie droite) et le fidèle (catholique ou hérétique) à qui cette chose est appliquée. Le pouvoir du ministre ne peut à lui seul générer l’équité de la sentence.
Le texte est un passage de saint Jérôme : Canones poenitentiales B. Hieronymi, PL 30, 430 B-C. 42 Il s’agit d’un texte de Grégoire Ier : Dialogorum libri IV, I. 3, c. 31, PL 77, 289 C-292 A. 41
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La nature et la spécificité du pouvoir des clefs par rapport au pouvoir sacramentel déterminent les conditions objectives de son analyse Roland : un pouvoir qui dépend de l’union avec l’Église On a souligné à juste titre le désir de Roland de développer son argumentation non seulement à l’aide des autorités, mais aussi de la ratio propre à chaque action juridique : « Quod autem ab haeretico nullus valeat c ondemnari probatur auctoritate Alexandri […] Idem ratione probatur43. » Sans doute doit-on lire dans cette expression les efforts de Roland pour opérer des comparaisons et des distinctions à nouveaux frais, à partir d’une analyse de la finalité propre des actions sacramentelles et de l’utilisation du pouvoir de lier et délier. Dans un premier temps, Roland répond au problème des sentences prononcées par des hérétiques, grâce à une analogie avec les ordinations simoniaques : celui qui n’a pas la grâce de l’Esprit Saint ne peut ni lier ni délier44, argument bien connu, qui repose aussi bien sur la primauté donnée à l’intégrité de la foi que sur la communion avec l’Église. La sentence, pour être juste, doit reposer sur l’assistance d’une grâce d’état. Cette assistance, qui n’est pas de l’ordre du caractère, peut être perdue en raison des positions prises par le sujet. Roland distingue ensuite différents cas45 et affirme que seuls ceux qui sont ordonnés par un évêque disposant du pouvoir de consacrer et suivant la forme prévue par l’Église peuvent être tolérés par l’Église, et disposent donc (mais la déduction est-elle possible ?) du pouvoir de lier et délier. Rolandus, Summa, 98‑99, C.1 q.1 ; Voir Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 195. 44 Rolandus, Summa, 99, C.24 q.1 : Item crimen haereseos crimine simoniae minus non est. Simoniace autem ordinatus vel ordinator gratiam non praestat vel recipit, quare nec ligare potest vel solvere. Qui enim sancti Spiritus gratiam non habet, solvere vel ligare non valet. 45 Ibid., 100, C.24 q.1, pr. s. v. Quod autem ab haeretico : Notandum quod haereticorum alii sunt ordinati ab his, qui habent potestatem consecrandi ut episcopi, alii non. Item eorum, qui ordinantur ab habentibus potestatem alii ordinantur in forma ecclesiae, alii vero minime. Item eorum qui ordinantur ab habentibus potestatem in forma ecclesiae alii tolerantur ab ecclesia, alii reprobantur. Ordinati ab his, qui potestatem ordinandi non habuerunt vel ab his, qui habebant, sed in forma ecclesiae minime ordinabant, alios ligare vel solvere non valent. Reliqui vero dum ab ecclesia tolerantur, possunt, reprobati vero non possunt. Vel dicamus haereticos non catholicos ab haereticis, si culpabiles fuerint, esse ligandos iuxta illud Quisquis [C.24 q.1 c.38], Subdiaconus [C.24 q.1 c.39] ca. e. q. i., ligare vero vel solvere catholicos non possunt. Dans les textes de la Summa de Roland in C.24 q.1, ont été intégrées les corrections de Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 271. 43
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Certes, le pouvoir de consacrer du ministre est bien une condition subjective du ministre, mais elle n’est pas suffisante pour assurer la validité du sacrement. Roland poursuit alors en présentant une objection intéressante, qui lui permet d’aller au-delà des deux conditions précédemment énoncées : Sed obicitur, quod quemadmodum sacramenta ab haereticis in forma ecclesiae ministrata effectu carere non possunt, sic ligatio et solutio ab eis celebrata non minus quam catholicorum sortitur effectum. Ad quod dicimus, aliam sacramentorum atque aliam ligationis et solutionis esse rationem. In sacramentis siquidem forma non vita requiritur, in ligatione vero vel solutione principalis vita spectatur46.
Alors que Gratien avait intégré le pouvoir de lier et délier au domaine des sacrements, Roland propose au contraire de le dissocier, en raison de la nature des deux types d’action. Les sacrements requièrent le respect d’une forme établie par l’Église, car le sacrement procède toujours du Seigneur et le ministre n’en est que l’instrument. Dès lors, la seule exigence opposable ne peut être que formelle. La sentence judiciaire est d’une autre nature. Outre le fait que son auteur doive effectivement disposer de la faculté de la prononcer au nom d’une autorité, il doit lui-même respecter cette autorité. Il en va ici de la crédibilité de la sentence elle-même. Comment un ministre séparé de l’Église pourrait-il prononcer lui-même l’éloignement de l’Église ? Remarquons néanmoins que le terme vita dont il est ici question n’est pas sans ambiguïté. Il s’agit a priori de la vie du ministre, qui doit porter témoignage de son appartenance à l’Église47. Étienne de Tournai : un pouvoir pour les autres Concernant le pouvoir des clefs des hérétiques, au début de la Cause 24, Étienne reproduit textuellement l’analyse de Roland : seuls disposent du pouvoir de lier et délier ceux qui ont été validement ordonnés par un évêque consacré dans l’Église, dans le respect de la forme du sacrement, et qui, s’ils sont tombés dans l’hérésie, sont cependant tolérés et non réprouvés par l’Église. Le pouvoir de lier et délier repose à la fois sur des conditions formelles (validité de l’ordination) et des conditions subjectives (unité juridique avec
Rolandus, Summa, 100‑101, C.24 q.1. Voir Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 196, qui semble proposer une interprétation similaire. 46 47
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l’Église). Ce sont ces derniers critères qui différencient le pouvoir sacramentel du pouvoir des clefs48. Étienne revient ensuite sur la différence, déjà mentionnée par Gratien, entre les partisans d’une hérésie déjà condamnée et ceux d’une nouvelle hérésie, qu’il traduit juridiquement grâce aux notions de potestas et d’executio potestatis49. Celui qui suit une hérésie déjà condamnée, perd l’executio, mais aussi le pouvoir de lier ou délier à partir du moment où l’excommunication est officiellement signifiée. Celui qui suit une nouvelle hérésie, avant que celle-ci ne soit condamnée, ne perd pas le pouvoir de lier ou délier officiellement, pourrait-on dire, mais il n’en dispose plus de merito vitae. Étienne effectue à cet endroit un parallèle avec les sacrements destinés à autrui. Ce qu’il faut ici retenir est la possibilité pour l’excommunié de perdre le pouvoir lui-même et non seulement son executio. Ce pouvoir de lier ou délier serait donc d’un autre ordre que le pouvoir sacramentel, qui ne peut être perdu. Cette différence entre le pouvoir d’ordre et le pouvoir de lier ou délier montre que le raisonnement d’Étienne respecte la nature des actes en question. Le sacrement accomplit une action divine que la situation du ministre ne peut entraver, à partir du moment où celui-ci fut validement ordonné et où il posa les actes nécessaires à la réalisation du sacrement. En revanche, le pouvoir de lier et délier dans le domaine judiciaire n’est pas une action divine en soi, mais une décision rendue au nom de l’Église. À partir du moment où le ministre en est séparé, c’est son pouvoir de lier ou délier qui est lui-même affecté et peut donc disparaître sans mettre en cause un pouvoir divin. Les problématiques restent malgré tout liées, car c’est dans le cadre de cette même question, qu’Étienne est amené à revenir sur la problématique de la validité des sacrements célébrés par les hérétiques, et à proposer une interprétation du dictum post de Gratien au canon 37 (C.24 q.1), précisément sur le cas spécial du sacrement du baptême : 48 Lenherr donne un résumé de l’ensemble de l’argumentation développée par Étienne : Ibid., 200. Étienne reprend la même formule que Roland : In sacramentis siquidem forma non uita requiritur, in ligatione uero uel solutione etiam uita spectatur : Stephanus Tornacensis, Summa, in Ibid., 271, C.24 q.1 pr. 49 Stephanus Tornacensis, Summa, in Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 271, C.24 q.1 pr. : Vel ut distinctione Gratiani utamur, qui in iam dampnatam haeresim labitur, ex quo lapsus notatur, quoniam et ipse dampnati particeps efficitur, ligandi et soluendi potestate et executione priuatur. Qui uero nouam confingit, antequam de ea condempnetur, quamuis de merito uitae neminem ligat uel soluit, potestatem tamen ligandi uel soluendi sicut et cetera sacramenta administrandi quantum ad alios non amittit.
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« Baptizandi uidelicet » : iure sacerdotis, non iure communi. « Aut utramque » : Et certe utramque retinent, si non sunt exauctorati, non tamen quantum ad se sed quantum ad eos qui ab eis percipiunt. Si autem exauctorati sunt, potestatem baptizandi iure sacerdotis sibi collatam amittunt. Communem autem baptizandi in necessitate potestatem, quoniam et quilibet laicus habet, retinent. Sed excommunicandi potestatem, si sint exauctorati, non habent. « Sed aliud » : executionem uocat hic licitam et de iure, quae non interdicatur. Nam reuera si exequantur etiam prohibiti, non erit sine effectu sacramentum quantum ad alios, sed quantum ad eum illicite exequitur50.
Étienne apporte ici une précision fondamentale sur le sens de ius, en lui donnant un sujet de référence, et, ce faisant, il ouvre une autre piste pour la solution de cette difficulté. Gratien était parvenu à distinguer les spécificités du pouvoir de baptiser et d’excommunier grâce à la notion d’executio potestatis. Étienne de Tournai apporte quant à lui une distinction au sein même du ius baptizandi, en distinguant deux acceptions : le ius baptizandi au sens d’un droit spécifique du prêtre, dont un prêtre exauctoratus peut se voir privé, et un ius baptizandi commun à tout homme, que le prêtre exauctoratus gardera dans tous les cas. L’intérêt d’une telle précision est double : la célébration du baptême, sacrement de nécessité, n’est pas affectée par la perte du pouvoir de baptiser iure sacerdotis, puisque le pouvoir de baptiser iure communi demeurera toujours. D’un autre côté, le pouvoir d’excommunier peut être perdu par le prêtre, car il n’est plus lié au caractère inamissible d’une potestas baptizandi, qui peut être elle aussi perdue iure sacerdotis. Étienne résout donc le problème d’une autre façon que ne l’avait fait Gratien : ce dernier recourait à une notion supplémentaire (executio potestatis, en plus de la potestas), alors qu’Étienne qualifie le ius et en rapporte la signification à un sujet (le prêtre) ou à l’ensemble des sujets (tous les hommes). Un prêtre peut donc baptiser à un double titre, selon Étienne : comme prêtre et comme homme. S’agit-il pour autant d’une conception subjective du droit ? Pour répondre à cette question, une deuxième remarque s’impose. Les hérétiques non exauctorati, dit Étienne, conservent à la fois la potestas baptizandi (iure sacerdotis) et la potestas excommunicandi, mais : « non tamen quantum ad se sed quantum ad eos qui ab eis percipiunt. » Autrement dit, cette conservation de la potestas, même au sein de l’hérésie, ne s’explique pas en considération d’eux-mêmes, de merito vitae, pourrait-on dire, mais
Stephanus Tornacensis, Summa, in Ibid., 272-273, C.24 q.1 d.p. c.37.
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en raison de ceux qui en reçoivent les effets. Le raisonnement ne s’appuie donc pas sur les droits des sujets issus de leur potestas, mais sur les nécessités des fidèles. Le droit de ces hérétiques non exauctorati n’est pas l’effet de la possession d’un pouvoir que l’Église ne leur a pas retiré, mais il existe en vertu de ceux que les ministres servent. Le point de vue qui justifie la permanence du ius baptizandi et excommunicandi est manifestement extérieur au sujet. Il en va de même lorsqu’Étienne parle de l’executio potestatis dans ce passage : là encore se trouve réintroduite une perspective extérieure au ministre. Si un ministre est interdit, c’est-à-dire privé de l’executio potestatis, Étienne en rapporte les conséquences au ministre : « non erit sine effectu sacramentum quantum ad alios, sed quantum ad eum illicite exequitur. » Dans toute cette analyse, Étienne de Tournai apporte une preuve supplémentaire du fait que son analyse juridique se construit à partir d’une conception objective du droit. Summa parisiensis : un pouvoir ecclésial et non personnel Les passages concernant le pouvoir de lier et délier des clercs hérétiques ont déjà été décrits par Lenherr51. L’auteur de la Summa parisiensis résume la position de Gratien52, puis donne sa propre solution. Les hérétiques tolérés conservent leur pouvoir de lier et délier, pourvu que la forme prévue par l’Église soit respectée, ainsi que les conditions de lieu, de temps, de dignité et d’office53. Les sacrements qu’ils célébreront seront valides en raison non de leur bon droit (etsi non de iure merito), mais de la potestas officii qui ne leur a pas été retirée. Plus loin, dans la glose du canon 31 (C.24 q.1), l’auteur de la Summa parisiensis explique pourquoi les hérétiques et les schismatiques réprouvés par l’Église sont dépourvus de droit et de potestas54. L’auteur
Ibid., 203‑206. Summa parisiensis (éd. McLaughlin) 222-223, C.24 q.1 pr. 53 Ibid., 223, C.24 q.1 pr. : Quaestio ista solvitur : haereticorum autem alii tolerantur ab ecclesia ; alii sunt praecisi. Qui ab ecclesia sunt praecisi, omnem potestatem et ligandi et solvendi amiserunt. Quaecumque ab eis geruntur qui tolerantur ab ecclesia, si in forma ecclesiae fiant, rata sunt pro loco, pro tempore, pro dignitate, pro officio, sicut in I Causa dictum est. Dant igitur tales sacramenta etsi non de iure merito, tamen de potestate officii. 54 Ibid., 225-226, C.24 q.1 c.31 : Dicitur in hoc capitulo quoniam haeretici et schismatici nihil iuris habent sive potestatis, illi videlicet qui ab ecclesia reprobati sunt, et ad quaestionem spectat. Et hoc etiam notandum quoniam hic dicitur per schismaticos remissionem peccatorum dari non posse. Contrarium namque in prima Causa [C.1 q.1 c.47] videtur haberi ubi dicit Augustinus : Si quaeratur a me an haereticus remittat peccata, quaero et ego an avarus, religionis inimicus cum charactere Christi potius remittat peccata. Sicut enim per vim sacramenti uterque remittit 51 52
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s ouligne en particulier le problème de la rémission des péchés de la part des schismatiques, car saint Augustin affirmait qu’un hérétique peut remettre les péchés per vim sacramenti, mais non par ses mérites. Les effets du sacrement dépendaient alors de la façon dont le fidèle l’avait reçu, et en particulier de la connaissance que ce dernier avait des sanctions affectant le ministre. On retrouve dans ces passages les distinctions habituelles entre la validité du sacrement et son effet, entre la potestas officii et ce qui revient aux mérites personnels du ministre, entre les hérétiques tolérés et les réprouvés. Ces distinctions correspondent à un ensemble de facteurs qui dépassent très largement la considération du seul pouvoir du ministre. Le troisième commentaire de cette question fut déjà analysé par Lenherr (C.24 q.1 d.p. c.37)55, qui conclut avec raison que, d’après la Summa parisiensis, seules certaines condamnations prononcées par l’Église (telles l’excommunication signifiée par un anathème, la déposition et la dégradation) font perdre le pouvoir de lier et délier, et le pouvoir de conférer les « autres » sacrements. Plus généralement, selon lui, la Summa parisiensis représenterait bien cette tendance de la doctrine française, selon laquelle la déposition et la dégradation ne feraient pas seulement perdre la potestas, mais l’ordo luimême56. Or, c’est bien cette théorie que propose l’auteur de la Summa parisiensis, contraire à ce que disait saint Augustin et à ce que concluait Gratien, et ce en connaissance de cause. Sa lecture du Décret est en effet précise, et son appréciation de la position de saint Augustin est sans ambiguïté, comme il le montre dans le même commentaire un peu plus haut : « His auctoritatibus ». Objicit magister Gratianus praedictis. Alibi enim dicit Augustinus quia recedentes a fide nec baptismum nec baptizandi
peccata, sic per vitae meritum neque iste neque ille. Sed sicut ibi dictum est, refert an scienter an ignoranter quis a schismatico baptizetur. Nam si scienter, magis polluitur quam sanctificetur. Si autem ignoranter, sive parvulus, sive sit adultus, remissionem peccatorum consequetur. 55 Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 204. Selon Lenherr, ce n’est pas la situation de séparation de l’Église qui est mentionnée comme la cause de la perte de pouvoir des hérétiques, mais les peines de déposition et de dégradation. En fait, on pouvait sans doute déjà lire dans l’opposition « haereticorum autem alii tolerantur ab ecclesia ; alii sunt praecisi » la trace de cette distinction, si l’on considère que praecisi renvoie aux hérétiques déposés ou dégradés (Voir Summa parisiensis (éd. McLaughlin), 226-227, C.24 q.1 d.p. c.37). Lenherr remarque que la déposition et la dégradation produisent les mêmes effets qu’un anathème et il compare ce commentaire à celui de C.1 q.1 c.17. 56 Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 205 ; Saltet, Les réordinations, 346-347. Ce dernier auteur parvient à une conclusion similaire, après avoir cité les commentaires à C.1 q.1 c.2.
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[ potestatem amittunt]. Recedentes ab ecclesia aut utrumque retinebunt aut utroque carebunt. Solvit tandem quaestionem Gratianus dicens quia potestatem retinent sed executionem amittunt, sicut monachis datur quidem baptizandi potestas, executio non datur. A fide recedentibus potestas non amittitur, sicut redeuntibus non redditur57.
La distinction entre potestas et executio potestatis est en particulier bien reçue par notre auteur, et appréciée comme une véritable solution. Mais il la complète par une référence interne au Décret, qui renvoie à la fois à la différence entre les sacrements (dignité et nécessité), à la nécessité du respect de la forme prévue par l’Église, et à l’importance de la conscience que le fidèle peut avoir de la situation : Sed, sicut in prima Causa dictum est, multum interest utrum ab haereticis ordinetur quis an etiam baptizetur. Sacramenta etenim dignitatis, nisi digno digne et a digno conferantur, nullius momenti sunt. Baptismi vero sacramentum a quocumque perceptum quia sacramentum necessitatis, si tamen in forma ecclesiae sit collatum, non reiteratur. Refert etiam utrum scienter quis ab haeretico baptizetur an non ; nam si scienter, perniciose accipit, et tanto perniciosius quanto scientius, nec peccatorum remissionem consequitur. Si vero ignoranter, dum tamen in forma ecclesise fiat, prodest baptismus extra ecclesiam collatus, et remissionem peccatorum ex illa acceptione consequitur ex vi sacramenti, non ex merito dantis58.
L’auteur reconnaît bien une force propre au sacrement lui-même, une vis sacramenti, indépendante des conditions du ministre, mais il remarque qu’il s’agit là du cas un peu particulier d’un sacrement de nécessité qui se passe de considérations liées à la potestas du ministre. Pour les autres sacrements, il en va différemment. Dans ces cas, la potestas du ministre doit réellement exister mais elle n’est plus alors conçue comme la permanence indéfiniment active du sacrement de l’ordre, comme une qualité inamissible du ministre. En fait, la potestas peut devenir simple puissance, potentia, en somme, n’être plus en acte, du fait d’une sanction (déposition ou dégradation) prononcée par l’Église. La position de la Summa parisiensis serait donc parmi les plus radicales sur ce point, puisqu’une décision de justice comportant une sanction de déposition ou de dégradation, ou encore « exauctoration », peut éteindre la potestas et donc les effets du sacrement de l’ordre. Ceux-ci, en dernière analyse,
Summa parisiensis (éd. McLaughlin), 226-227, C. 24 q.1 d.p. c.37. Ibid., 227, C.24 q.1 d.p. c.37.
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a pparaissent subordonnés à la décision de l’Église. Encore une fois, il semble utile de souligner que les positions ici suggérées par la Summa parisiensis ne sont pas si éloignées de celles que nous avions pu trouver chez Hugues d’Amiens. En fait, tout ceci montre que la notion de droit sous-jacente ne peut être subjective : le pouvoir de lier et de délier, mais aussi le pouvoir de célébrer les sacrements n’est en aucun cas une potentia du ministre, qui pourrait extraire de sa seule ordination le pouvoir de confectionner les sacrements. Dans la Summa parisiensis, c’est non seulement l’executio potestatis, mais aussi la potestas ordinis qui se trouvent placées dans les mains de l’autorité de l’Église et échappent de ce fait à une vision partant du seul sujet du ministre. Simon de Bisignano : un pouvoir objectivisé Simon abordait la question dans un commentaire au dictum post à C.1 q.1 c.39 : Vsque « uel foris quidem nec ligari ». Hinc collige haereticum nec catholicum nec haereticum posse ligare. Nec catholicum quia quilibet catholicus quolibet heretico maior est et minor non potest maiorem ligare uel absoluere, ut supra d.xxi. Inferior [D.21 c.4] ; hereticum non, quia cum uterque sit extra ecclesiam, alter alterum ligare non potest, cum ibi nec ligari possit aliquis, nec absolui, ut hic dicitur. Ligandi enim et soluendi potestas non nisi in ecclesia potest haberi59.
Il s’agit en fait d’un commentaire non au dictum post de Gratien, mais au passage de saint Augustin cité dans le chapitre (C.1 q.1 c.39) provenant du De baptismo, contra donatistas (III, 18), qui nie le pouvoir de délier des hérétiques, aussi bien vis-à-vis des catholiques que des hérétiques. L’analyse n’est pas menée en termes de potestas du ministre, mais d’appartenance à l’Église : l’unité avec l’Église rend n’importe quel catholique supérieur à n’importe quel hérétique et le pouvoir du ministre disparaît dès lors qu’il n’est plus dans l’Église. Le pouvoir de lier et de délier est bien sûr rapporté à un sujet, mais surtout à un sujet contextualisé, à un sujet en situation. En d’autres termes, le contexte ecclésial est un élément décisif de l’efficacité de cette potestas. La raison qui se trouve derrière cette limitation de la potestas du sujet en fonction de son lien avec l’Église est en fait une raison de justice. Simon explique en effet que lorsque saint Augustin dit que les catholiques ne doivent pas admettre dans l’Église des hérétiques condamnés au préalable
Simo Bisignanensis, Summa, 101, C.1 q.1 d.p. c.39.
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par d’autres hérétiques, il affirme cela non en raison d’une quelconque légitimité formelle de la sentence prononcée par ceux-ci, mais en raison de la faute commise par ceux-là60. L’attention de Simon, tout comme celle de Gratien, se porte donc sur la réalité du crime commis. En somme, hors de l’Église, les sentences prononcées restent certes sans valeur formelle, car le juge qui les émet dans l’hérésie est privé de potestas, mais les fautes elles-mêmes, c’est-à-dire la situation réelle et l’injustice commise ne sont pas pour autant effacées. Simon de Bisignano manifeste ici un certain souci de préserver une approche réaliste de la justice, fondée sur la réalité des crimes commis et non sur la valeur formelle des sentences prononcées par d’autres hérétiques. Cela correspond bien à une vision réaliste de la justice attentive à la réalité des faits plus qu’à la légitimité formelle des sentences prononcées. Dans le commentaire de la première question de la cause 14, l’auteur n’apporte pas de remarques nouvelles concernant le pouvoir de lier et de délier des hérétiques, et il souligne lui-même que tout a déjà été dit clairement dans les dicta de Gratien61. On peut seulement de nouveau remarquer l’attention de Simon aux situations réelles de l’hérésie62. Lorsque l’hérésie demeure cachée, la sentence d’un hérétique est obligatoire, non en raison de ses mérites, mais de la charge qu’il occupe. L’opposition mentionnée par Simon est ici entre de iure merito et de officio63. Dès lors que la situation de ce clerc est officiellement
Ibid., 102, C.1 q.1 d.p. c.39. Ibid., 387, C.24 q.1 : § « Quod autem » circa presentem articulum in summa tenere debeas et docere Magister in subiectis paragraphis satis manifeste declarat. 62 Ibid., 388-389, C.24 q.1 c.35 : « Ait » usque « ex quo talia predicare ». Hinc uidetur innui quod si haereticus aliquem excommunicat uel degradat, quamdiu eius haeresis latet, quod sententia eius teneat, etsi non possit hoc de iure merito facere, sed de officio quo nondum est iudicio ecclesiae spoliatus. Cum uero publice contra fidem aliquam predocet et predicat tunc, ut quibusdam placet, eo ipso est depositus et neminem potest eius sententia absoluere et ligare, sed quoniam, quanto haeresis serpit occultius, tanto grauius Dominicam uineam in simplicibus demolitur. Inde est quod in odium et detestationem haeretice prauitatis quidam dicunt specialiter esse statutum ut sententia heretici, licet occulti, nullus possit absolui uel excommunicationis uinculo innodari. Et sic exponunt hanc litteram : maxime ex quo talia ceperunt predicare, sed quasi idem est et si ante. 63 Signalons cependant à ce propos que Lenherr lisait de vitae merito, là où l’édition d’Aimone rapporte de iure merito, sans indiquer pourtant de variante. La lecture de Lenherr semble a priori plus conforme à la logique de l’argumentation, car c’est ici en effet la réalité des dispositions intimes du sujet qu’il faut considérer. Néanmoins, l’auteur de la Summa parisiensis commentait au même endroit : Dant igitur tales sacramenta etsi non de iure merito, tamen de potestate officii. On retrouverait donc ici la même opposition entre ce qui relève de la position officielle de l’hérétique, disposant de la potestas officii et agissant donc légitimement 60 61
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dénoncée et sanctionnée, ou seulement dès lors que cette hérésie se trouve manifestée par les paroles de ce clerc, celui-ci se trouve ispo facto déposé, privé du pouvoir de lier et de délier. Simon mentionne une autre lecture faisant remonter le moment de l’inefficacité des sentences maxime au moment où l’hérétique commence à professer son hérésie, mais il s’agit là, comme le remarque l’auteur, d’une opinion quasiment équivalente à la précédente. Le raisonnement juridique est ici objectif, car l’on voit clairement que Simon apprécie une situation en fonction de la réalité des faits. La justice appliquée prend en considération les manifestations externes de l’hérésie, parce que celles-ci rendent alors publiquement impossible l’exercice du pouvoir de lier et délier. Ce n’est pas ici premièrement la potestas du ministre qui est considérée, mais la manifestation réelle de son union avec l’Église. Summa lipsiensis : un pouvoir contextualisé Concernant le pouvoir d’excommunication dont disposent les hérétiques, l’auteur de la Summa lipsiensis suit la Summa de Jean de Faenza aussi bien dans son commentaire à C.1 q.1 c.39 qu’à C.24 q.1 et d.p. c.3764. Il reconnaît dans un premier temps le pouvoir d’excommunication à un évêque hérétique validement ordonné et toléré par l’Église. Il explique ensuite la différence entre le pouvoir inamissible de célébrer les sacrements et le pouvoir amissible de lier et délier, à partir de la ratio propre à chaque activité : le pouvoir sacramentel repose sur une forme, tandis que le pouvoir des clefs repose sur la vie du ministre, en plus de la possession de la potestas correspondante65. Le fait que la vie du ministre soit prise en compte pour évaluer sa faculté d’exercer un droit est hautement significatif d’une réflexion qui ne repose pas sur une conception subjective du droit (exercice d’une faculté en raison de sa simple possession), mais d’une vision objective : une faculté n’est légitiment exercée que si elle est en conformité avec la signification de l’action : une décision de justice présuppose non seulement la forme, mais aussi la vie, c’est-à-dire l’union avec l’Église.
de officio et ce qui relève de la réalité d’une situation relevant du for interne, mais affectant la justice intrinsèque de sa sentence, de iure merito. 64 Voir Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 222. 65 Summa lipsiensis (éd. Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt) , 307, C.24 q.1. : Ad quod dicunt aliam sacramentorum et aliam ligationis esse rationem. In sacramentis siquidem non uita sed forma, non iurisdictio sed ordo requiritur. In ligatione uero uel solutione etiam uita spectatur. Cette analyse correspond à celle que nous avions déjà trouvée chez Roland.
Le pouvoir de lier et délier des prélats hérétiques
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Le raisonnement est ici délicat, car les couples conceptuels vie – forme et ordre – juridiction ne se recouvrent pas : ordre et juridiction sont liés au caractère inamissible ou non des pouvoirs reçus, alors que forme et vie se réfèrent aux conditions d’exercice de ce pouvoir (respect de la forme et union juridique avec l’Église)66. La mise en place de ce dispositif conceptuel révèle que les conditions d’exercice répondent à la finalité du pouvoir : le respect de la forme relève du respect formel des lois fixées afin de préserver l’action de Dieu, garantie par la permanence de l’ordre en dépit des défauts du ministre, alors que la vie vise à assurer l’union juridique avec l’Église pour appliquer des pouvoirs confiés par l’autorité ecclésiastique. La nécessité de l’union avec l’Église dans le cas de l’exercice du pouvoir de lier et de délier s’explique par la valeur de témoignage du ministre67. L’auteur fait donc clairement la distinction entre l’origine et le type de pouvoir exercé par le ministre. Chacun de ces pouvoirs exige des critères spécifiques liés à sa nature, à son sens et à sa finalité : lier ou délier n’est pas un sacrement, mais c’est rendre un témoignage d’union à l’Église, ce que les hérétiques ne peuvent faire, par définition. Dans tous les cas, le droit d’exercer un pouvoir répond à la finalité et aux origines de ce pouvoir. L’exercice du pouvoir d’ordre est protégé et « favorisé » non parce qu’il s’agit de respecter un pouvoir du ministre lui-même, mais un pouvoir de Dieu dont le ministre n’est que le dépositaire. L’exercice du pouvoir de juridiction est au contraire soumis à l’union juridique du ministre avec l’Église, et peut donc être perdu, parce qu’il consiste non à transmettre la grâce divine, mais à assurer l’unité de l’Église. Le raisonnement ne place jamais le pouvoir du ministre en première place : il ne s’agit donc pas de droit subjectif. Au contraire, l’analyse consiste à déterminer les possibilités d’exercice, à partir de la nature et de la finalité des pouvoirs reçus, dans des circonstances déterminées.
Voir Summa lipsiensis (éd. Lenherr), 223. L’auteur de la Summa lipsiensis cite un peu plus loin une glose du Cardinalis : Summa lipsiensis (éd. Lenherr), 307-308, C.24 q.1 c.4 : Nemo enim potest ligare uel soluere nisi inferiorem se, ut supra di. xxi. Inferior, Denique [D.21, c.4 et 6]. Inde est quod scismatici uel heretici non ligant catholicos, quamuis cetera sacramenta ad iudicium pertractent, quia hoc ministerium non habet quis, nisi manserit in unitate columbe, infra de cons. di.iiii. Ecclesie [D.4 c.140 De cons.]. Ligare enim uel soluere non est sacramentum dare, sed diuine legationi uel solutioni testimonium dare, quod nec apud Deum nec apud homines possunt heretici facere, ut supra prox. q.iii. Ipsa pietas [C.23 q.4 c.24]. Quilibet uero scismaticus uel hereticus minor est quolibet catholico, unde nec etiam quondam suos ligare possunt heretici uel scis(matici), quia sui esse desierunt, unde iste ligatus non fuit. C.
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Chapitre VII
Concernant les autres aspects de la question, la Summa lipsiensis reprend les interprétations déjà analysées. On retrouve les critères relatifs au respect de la forme et à la distinction entre les différents hérétiques et les circonstances de leur ordination, effectuée par un évêque lui-même ordonné dans l’Église ou hors de l’Église68. Enfin, lorsqu’il s’agit de confronter le pouvoir de lier et de délier avec les effets du sacrement du baptême, l’auteur reprend les raisonnements qui soulignaient la nature propre du baptême, sacrement de nécessité, que les laïcs peuvent également conférer en cas de nécessité69. S’il en était encore besoin, ce commentaire confirme l’ensemble des remarques précédemment effectuées, puisque le raisonnement combine tous les aspects susceptibles de déterminer une solution juste : le respect de la forme sacramentelle, la possession de la potestas, la nature du sacrement (de nécessité ou de dignité), les conséquences d’une sanction de l’Église (exauctoratus), la spécificité ecclésiale, pourrait-on dire, du pouvoir d’excommunier. C’est l’ensemble de ces critères qui détermine le caractère juste de la célébration ou de la réception juste d’un sacrement, ainsi que le caractère juridiquement obligatoire d’une sanction pénale. Parler d’un droit subjectif du ministre à célébrer ou du fidèle à recevoir un sacrement ne permettrait pas de rendre raison de ces aspects.
68 Summa lipsiensis (éd. Lenherr), 306-307, C.24 q.1 pr. On pourra aussi sur ce point consulter le commentaire de Hödl, Die Geschichte der scholastichen Literatur und der Theologie der Schlüsselgewalt von ihren Anfangen an bis zur Summa Aurea des Wilhelm von Auxerre, 180. La Summa lipsiensis rejoint les conclusions de Jean de Faenza, lorsqu’il s’agit de rendre raison de la différence entre les hérétiques qui suivent une hérésie déjà condamnée et qui sont eo ipso excommuniés et ne peuvent plus eux-mêmes excommunier, et les hérétiques qui suivent une nouvelle hérésie et ne sont pas encore condamnés, et peuvent donc encore excommunier leurs fidèles : Summa lipsiensis (éd. Lenherr), 307, C.24 q.1. 69 Summa lipsiensis (éd. Lenherr), 308-309, C.24 q.1 c.37 : « Baptizandi » : iure scilicet speciali, scilicet sacerdotis, alioquin nihil esset dictum, cum iure communi omnes possint baptizare, etiam iudeus, ut infra de cons. di.iiii. Talis et Sanctum [D.4 c.26 et 36 De cons.]. « Vtrumque » : Et certe utrumque retinent, si non sunt exauctorati, non tamen quantum ad se, sed quantum ad eos qui ab eis percipiunt. Si autem exauctorati sint, potestatem baptizandi iure sacerdotis sibi collatam amittunt, communem autem baptizandi potestatem in necessitate non amittunt, quam quilibet laicus habet. Sed excommunicandi potestatem, si sunt exauctorati, nullo modo habent. « Sed aliud » : Executionem uocat hic licitam et de iure, quae non interdicitur. Nam reuera, si exequantur etiam prohibiti, non erit sine effectu sacramentum quantum ad alios, sed non quantum ad eum qui illicite exequitur. « Impositionem manus » : reconciliatoriam, non ordinatoriam, ne sit contra, supra i. q.i. Quod quidam [C.1 q.1 c.97].
Conclusions
Présupposés et limites de l’analyse Rouvrir le débat et accepter le défi de Tierney Dans cette étude, nous avons considéré, comme Villey et Tierney, qu’il était possible de rechercher la notion de droit subjectif dans une période antérieure à la naissance des démocraties modernes et au développement des États constitutionnels. Nous avons pour cela, toujours avec eux, reformulé la notion de droit subjectif, comme une conception juridique qui déduirait exclusivement le droit d’un pouvoir possédé personnellement par le sujet et définirait un ius faciendi à partir d’une potestas ou d’une facultas. Ainsi conçue, ou, si l’on veut, réduite à ses caractéristiques essentielles, la notion de droit subjectif peut prétendre à quelque universalité et intemporalité, sans attendre l’avènement du monde moderne, et, à l’instar de Tierney, il semblait alors légitime de la rechercher chez les canonistes du xiie siècle. Si cependant nous ne parvenons pas aux mêmes conclusions que Tierney, ce n’est donc pas pour des motifs philosophiques, par ailleurs tout à fait justifiables, mais simplement parce que cette notion de droit subjectif ne semble pas vraiment sous-tendre l’analyse juridique des canonistes dans les problèmes étudiés. En d’autres termes, nous ne remettons pas en cause le fait que l’on puisse parler de droit subjectif à une telle période, voire auparavant, mais nous n’avons pas trouvé des traces significatives d’une conception exclusivement subjective du droit dans les textes étudiés. Au contraire, le raisonnement de Gratien et des décrétistes suit des pistes argumentatives qui, même si elles prennent largement en considération les conditions personnelles du sujet ainsi que sa potestas, renvoient finalement davantage à une conception objective du droit, attentive à la nature de l’action, à sa finalité, à ses bénéficiaires, aux circonstances et au bien de l’institution. Quant aux expressions qui pourraient s’apparenter à une conception subjective du droit, et en particulier la considération de la situation subjective et des motivations internes des ministres, elles trouvent elles aussi des explications plus convaincantes en suivant une conception objective. À plusieurs reprises, certaines évolutions de langage ou une certaine réorientation de la problématique invitent même à penser que le xiie siècle
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Conclusions
serait plutôt, à l’inverse de ce que suggère Tierney, une époque de réorientation objective de la problématique juridique, un moment de « désubjectivisation » du droit. C’est en tout cas ce que l’on peut affirmer, si l’on considère que saint Augustin avait imprimé un mouvement favorable à une analyse centrée sur le pouvoir personnel du ministre, et suscité une analyse de type plutôt subjectif. Villey, dans un autre contexte, avait en effet suggéré que la conception subjective du droit avait aussi pu se développer à la faveur d’une théologisation du droit au cours des premiers siècles du christianisme, et n’avait pas exonéré saint Augustin d’une certaine responsabilité dans le développement de conceptions subjectives1. Ce serait donc face aux difficultés, voire aux impasses rencontrées par une telle orientation subjective de la problématique juridique, que les juristes du xiie siècle auraient élargi la discussion à d’autres facteurs que la potestas du ministre, et auraient ainsi, sans doute inconsciemment, réorienté le droit vers une conception objective. Un domaine d’investigation ouvert aux deux approches Tierney n’a pas signalé de façon particulière le domaine des sacrements comme le lieu où se serait manifestée une vision subjective du droit au xiie siècle. Il partait en fait de considérations beaucoup plus générales sur le droit naturel, et c’est d’ailleurs par cet angle qu’il abordait son analyse du droit chez Rufin2. On pourrait alors reprocher à notre étude d’avoir choisi un domaine d’analyse qui excluait a priori la notion de droit subjectif, bref, d’avoir cherché une notion là où nous étions certains de ne jamais la trouver. À cette objection, deux types de réponse peuvent être désormais fournis. D’abord, si Tierney n’a pas parlé du droit des sacrements, ou du pouvoir de lier ou délier, il ne les a non plus jamais exclus. Du reste, il dit à propos de Rufin, que la notion de droit subjectif, selon lui particulièrement claire dans le domaine du droit naturel, constitue le fondement de la conception rufinienne du droit, applicable à tout le reste de son système juridique. Si cela est vrai, nous aurions dû par conséquent retrouver cette conception dans les passages où Rufin traite des sacrements chez les hérétiques, ainsi que de leur pouvoir de lier et délier, thèmes essentiels pour un canoniste. Mais il y a plus que cet argument ex silentio sur le fait que Tierney n’exclut pas ce domaine. Le thème des sacrements, offre un lieu juridique au développement d’une conception subjective du droit : quoi de plus solidement établi
Villey, La formation, 378. Tierney, « Ius and Metonymy in Rufinus ».
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et de plus fermement attaché à l’individu que la potestas ordinis ? S’il est un droit que l’on pourrait considérer a priori comme subjectif, ne serait-ce pas justement celui de célébrer les sacrements ? Ce droit, né d’une potestas inamissible, se prêtait tout à fait à une conception subjective : les notions de ius faciendi ou de ius exequendi potestatem semblaient même bâties à la mesure du droit subjectif. Une voie, de surcroît sans doute plus simple, s’offrait donc en ce domaine aux décrétistes pour penser le droit des sacrements et le pouvoir de lier et délier de façon subjective, en utilisant des expressions adaptées. Un traitement subjectif de la potestas ordinis était tout à fait possible, voire préparé par saint Augustin, facilité par l’existence d’expressions juridiques porteuses d’une vision subjective, et pourtant, dans la problématique concernant la célébration des sacrements chez les simoniaques, schismatiques et hérétiques, ce ne fut pas cette voie que les décrétistes ont prioritairement suivie. Encore une fois, la raison n’est pas idéologique, elle ne consiste pas en une option réfléchie et revendiquée pour une conception objective du droit ; elle est contingente et due à la complexité de la problématique abordée, à la multiplicité des facteurs, au besoin de fournir des réponses adaptées au temps et à la gravité des situations, et, pour cette dernière raison, à la nécessité de proposer des distinctions juridiques efficaces. Et c’est sans doute là que la vision subjective du droit manifestait le plus tragiquement ses limites. Naturellement, et pratiquement, Gratien puis les décrétistes forgèrent les distinctions analysées en droit sacramentaire, dans, et à partir, d’une vision objective du droit. L’étude de Tierney part d’une interrogation sur le sens de ius, dans le contexte du droit naturel. Il voit, sans doute avec raison, que Rufin développe un langage du droit naturel qu’il appréhende comme liberté, pouvoir, faculté de l’individu. Néanmoins, lorsque nous nous tournons vers l’argumentation juridique, véhicule et expression d’une façon de concevoir le droit, on se rend compte que les mécanismes suivent la voie du droit objectif, même s’ils utilisent parfois des termes propres au droit subjectif. L’habillage de la pensée ne doit pas nous induire en erreur sur sa nature et sa réalité profonde. Nous proposons ici une brève synthèse du résultat de nos observations chez les auteurs, avant d’en présenter une possible explication, qui ne vaut évidemment que dans les limites du thème choisi et des auteurs étudiés.
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Le concept du droit chez Gratien, à partir de la distinction entre potestas et executio potestatis Quelle conception du droit chez Gratien ? Le Décret de Gratien se présente comme une œuvre charnière entre plusieurs interprétations de la valeur des sacrements chez les hérétiques. Gratien recueillit cet héritage théologique, pastoral et canonique de façon médiate. Il expliqua les solutions proposées à chaque époque, en limita la portée à un moment, à un lieu déterminé, à un aspect du problème, à une situation de nécessité ou de grande utilité. Ce faisant, volens nolens, il dégagea des principes juridiques et proposa une méthode qui guidera la réflexion des juristes ultérieurs. Cette science juridique qui procède par distinctions afin de répondre à la multiplicité des situations, génère ou tout au moins oriente, sans doute inconsciemment, mais de façon quasiment nécessaire, vers une conception objective du droit. Pour apprécier la conception du droit qui sous-tend l’analyse de Gratien, sans doute convient-il de poser une question préalable : en tenant compte de ses sources, quelle conception du droit était-on en mesure d’attendre de sa part ? Si l’on s’en tient à la problématique de la validité des sacrements chez les simoniaques, hérétiques et schismatiques, on peut dire que ses sources lui offraient une réflexion centrée sur la potestas des clercs et leur possession d’un ius dandi sacramenta. C’était majoritairement vers la question de la titularité de la potestas ordinis que s’étaient orientées les réponses précédentes. Pour savoir si un hérétique pouvait célébrer un sacrement, prononcer une sentence, il s’agissait essentiellement de savoir si ce clerc en avait la faculté, car de cette faculté naissait un droit. On rejoindrait donc en partie ici une des intuitions de Villey, lorsqu’il signalait que la théologie de saint Augustin avait favorisé une certaine vision subjective du droit. Le legs de saint Augustin concernant cette problématique apparaît double et durablement influent. Pour assurer la validité des sacrements, la solution augustinienne conduisait à une valorisation de la potestas ordinis. Ce schéma favorisa sans doute une conception subjective du droit, qui garantit de la meilleure façon la validité des sacrements et de l’action divine, quels que fussent par ailleurs les égarements humains. Les circonstances liées à la situation ecclésiale du prêtre devenaient secondaires par rapport à la question de la titularité du pouvoir. La subjectivisation du droit semblait être le prix juridique à payer pour affirmer simplement l’efficacité des sacrements dans le cas des hérétiques.
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Mais cela ne correspond qu’à un aspect de l’héritage augustinien, car ce que Gratien retint tout autant fut l’image du ministre comme canal de la grâce3. Grâce à cette métaphore, la validité du sacrement s’inscrivait dans un contexte plus vaste que celui de la possession de la potestas par le ministre, un contexte qui intégrait Dieu et le fidèle et replaçait le ministre dans la juste lumière de sa médiation, comme simple instrument de transmission du sacrement. Ceci déterminait une approche différente du même problème, cette fois sur le terrain du droit objectif, car on ne pouvait seulement considérer que le ministre fît un exercice absolu d’une faculté qu’il détenait du fait même de son ordination. Il apparaissait clairement aussi que la possession du pouvoir d’ordre ne pouvait générer à elle seule la justice de son exercice. L’étude des dicta de Gratien ainsi que la façon dont il agença son analyse semblent indiquer qu’il privilégia cette seconde voie. C’était sans doute l’orientation la plus judicieuse pour débrouiller la problématique. La distinction entre potestas ordinis et executio potestatis4 fut le moyen par lequel Gratien « désubjectivisa » la problématique : elle permettait de soustraire le pouvoir d’administrer les sacrements à une dépendance exclusive du pouvoir d’ordre, et réintroduisait au cœur de la réflexion tous les éléments que la seule équation potestas ordinis générant un ius dandi sacramentum avait tenus à l’écart. Pourquoi l’executio potestatis manifeste-t-elle une conception objective du droit ? Gratien, proposa les moyens conceptuels de réintroduire l’action sacramentelle dans une dimension juridique qui incluait à la fois la nature et la finalité du sacrement, le pouvoir originaire de Dieu, le pouvoir dérivé et ministériel du clerc, les dispositions du fidèle, les situations d’urgence ou d’utilité, l’organisation ecclésiale : en somme, les facteurs dont seule l’analyse conjointe permet de conclure à la justice de l’action sacramentelle. Loin de nous l’idée de prétendre que ce chemin fût délibérément voire consciemment suivi par Gratien. Il semble que cette option favorable à une conception objective du droit fût plutôt guidée par les exigences pratiques : Gratien devait préserver le principe de la validité du sacrement (hérité de l’impératif augustinien de ne pas poser de limites au pouvoir de Dieu), mais aussi répondre à une situation d’abus de la potestas de la part des ministres. Or,
C.1 q.1 c.30. C.1 q.1 d.p. c.97.
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la simonie ne pouvait être efficacement combattue si l’on en restait au seul argument de la pérennité d’un ius dandi sacramentum nécessairement généré par la possession inamissible de la potestas ordinis. À l’opposé, la multiplication des réordinations mettait en danger la lisibilité du sacrement de l’ordre comme action de Dieu. Pour y porter remède, dans le cadre de la réforme grégorienne, Hugues d’Amiens5 ou Gerhoch von Reichersberg6 avaient proposé une séparation radicale des compétences : la potestas ordinis relevait de Dieu et ne pouvait être perdue, mais la validité des sacrements dépendait d’une habilitation ultérieure de l’autorité ecclésiale. La proposition apportait des solutions immédiates, mais, sans doute trop radicales, elles ne furent finalement pas suivies et Gratien n’explora pas une telle voie. Ce que la complexité de la situation, mais aussi la réflexion théologique inspirèrent à Gratien fut une voie plus subtile. Sans vouloir attribuer à Gratien la paternité de la notion d’executio potestatis, elle montre cependant dans son analyse ses vertus heuristiques. La distinction entre potestas et executio potestatis s’adaptait en effet très bien aux exigences liées à la nature des différents sacrements (nécessité ou dignité) : elle permettait de rendre raison de la permanence de la validité des sacrements chez les hérétiques, tout en pointant leur illicéité. Elle apportait également une solution aux problèmes de l’ordination des moines (C. 16 q.1), de l’ordination absolue (D. 70 et 71), de l’ordination par un autre évêque (C.9 q.2), ou bien par un évêque excommunié (C.9 q.1), du ius ligandi vel solvendi des hérétiques (C.24 q.1 d.p. c.37). Or, l’executio potestatis se place dans ces cas sur le terrain du droit objectif : elle est l’instrument juridique qui permet d’apprécier le caractère juste de la célébration valide d’un sacrement en raison de sa nécessité, de la situation juridique du ministre, des dispositions du fidèle, des besoins de la communauté ecclésiale. Encore une fois, la mise en place de ce concept n’est sans doute pas le résultat d’une option doctrinale juridique prédéterminée : elle est une solution adaptée aux problématiques affrontées par Gratien. L’objectivisation de la conception du droit qu’elle produisit fut la conséquence naturelle d’une réflexion à la recherche de critères susceptibles d’apporter une réponse juste aux différentes situations, qui respectassent à la fois le pouvoir originaire de Dieu, les exigences du salut et la structure ecclésiale. En somme, Gratien ne fit que reproduire naturellement un mouvement d’objectivisation du droit, rendu nécessaire
Hugues d’Amiens, Dialogorum seu quaestionum theologicarum libri VII. Gerhoch von Reichersberg, Liber contra duas haereses, 287. l. 26-28.
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par la façon même dont se trouvaient formulées les problématiques juridiques. L’approfondissement d’une réflexion basée sur une conception objective du droit chez les décrétistes Les conclusions ici proposées ne valent que dans les limites des problématiques étudiées, et nous ne prétendons rassembler que quelques-unes des remarques précédemment effectuées. Elles montrent cependant clairement que l’horizon juridique des décrétistes n’est ni exclusivement ni majoritairement déterminé par une conception subjective du droit, bien au contraire. Chaque auteur complète l’approche de Gratien en soulignant l’importance de tel ou tel critère7. Valorisation des circonstances et des dispositions du ministre et des fidèles : le sacrement comme objet d’une relation juridique Roland introduit des paramètres décisifs pour valoriser les situations. Pour lui, la charge d’un groupe de fidèles, l’existence d’une situation de nécessité sont les critères qui déterminent l’executio potestatis et le droit à célébrer publiquement les sacrements des moines ordonnés prêtres8. La bonne foi du clerc ordonné par un hérétique est décisive pour apprécier les conditions de son retour au sein de l’Église9. Certes, la possession de la potestas reste une condition nécessaire de validité, mais elle est insuffisante pour déterminer la possibilité et le caractère juste de son application. Le commentaire de Rufin est d’une très grande richesse. Or, Tierney avait précisément affirmé que la conception subjective du droit constituait pour lui le sens premier de ius, à partir duquel il dérivait les autres sens. Pourtant, notre auteur se montre attentif à la finalité de chaque sacrement, dont il tire les critères spécifiques pour en apprécier la juste célébration. Son argumentation part de la définition des situations, qui, plus que tout, conditionnent réellement l’accomplissement plénier des effets du sacrement. Rufin commence par l’étude des sacrements, dont il définit l’objet, puis, en fonction de cet objet, le rôle et les qualités du ministre10, puis viennent les d ispositions
Nous n’indiquerons dans les notes que les passages les plus significatifs des auteurs. Rolandus, Summa, 37, C.16 q.1. 9 Ibid., 15. C.1 q.7. 10 Rufinus, Summa, 209, C.1 q.1 c.30. 7 8
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du fidèle qui reçoit le sacrement11. Faudrait-il alors considérer que le commentaire de Rufin à la question de la validité des sacrements célébrés par les hérétiques constitue une notable exception à une vision essentiellement subjective du droit ? Ou bien ne faudrait-il pas plutôt penser au contraire que sa vision du droit n’est peut-être pas aussi subjective que Tierney l’affirmait ? Les critères qui priment chez Rufin ne semblent pas relever de la possession d’une potestas, que le ministre ou le fidèle pourraient revendiquer comme autant de droits. La démarche juridique est ici fondamentalement différente : elle part du sacrement, de ses conditions de réalisation, de leur adéquation avec la nature et la finalité du sacrement. En somme, l’analyse de Rufin ne laisse que peu de place à une conception exclusivement subjective du droit. Étienne de Tournai, prolonge les réflexions de Rufin, en partant lui aussi d’une réflexion sur la nature de chaque sacrement (nécessité, dignité) qui en détermine les conditions d’une célébration et d’une réception justes12. Il devient dès lors important pour le juriste d’analyser les circonstances subjectives de réception (bonne foi, motivations, dispositions spirituelles) ainsi que les circonstances objectives de la célébration (situation ecclésiale du ministre, célébration publique ou privée de la messe)13. Bien sûr, la forme du sacrement doit être respectée et le ministre doit posséder la potestas, car ce sont des critères nécessaires pour l’existence du sacrement, mais qui n’en déterminent pas à eux seuls le caractère juste. Or c’est là précisément ce qui intéresse notre auteur. C’est par ailleurs la raison pour laquelle la théologie et la morale sont si présents dans son analyse, parce qu’elles permettent d’apprécier les situations (urgence, nécessité), les dispositions des personnes, l’utilité du sacrement pour la communauté. Précisions sur la distinction entre potestas et executio potestatis L’auteur de la Summa parisiensis présente la potestas comme un pouvoir, qui donne la possibilité d’agir et l’executio potestatis comme un ius faciendi, qui correspond à l’utilisation juste de ce pouvoir14. Dans son argumentation, le droit (executio) se trouve ainsi dissocié de la possession de la potestas, qui, à proprement parler, ne confère pas un droit, ne rend pas juste en soi la célébration du sacrement, mais la rend seulement possible. Le droit se manifeste alors dans l’executio, exercice juste de la potestas. Le problème juridique se Ibid., 203, C.1 q.1 c.1. Stephanus Tornacensis, Summa (ed. Schulte), 131, C.1 q.1 c.39. 13 Ibid., 122-123, C.1 q.1 c.1. 14 Summa parisiensis, 81, C.1 q.1 c.17. 11 12
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trouve ainsi placé du côté de l’exercice d’une faculté, plus que du côté de sa possession. Ceci permet de mieux comprendre que ce qui est juste ou injuste dans la célébration des sacrements, réside dans l’application d’un pouvoir, mais n’est pas ce pouvoir lui-même. La présence du pouvoir d’ordre devra toujours être vérifiée pour que le sacrement soit valide, mais elle ne permettra pas d’en déduire la justice15. Dans l’analyse de la Summa parisiensis, le droit de célébrer les sacrements découle donc de l’executio potestatis, fonction accordée par l’autorité ecclésiastique, en raison de l’existence d’une situation de droit, respectant des conditions objectives de célébration et de réception, en adéquation avec la nature du sacrement. Un clerc peut en effet posséder la potestas mais méconnaître la nature sacramentelle de son action, lorsqu’il tente par exemple de vendre la grâce, dans le cas de la simonie, c’est-à-dire lorsqu’il se rend propriétaire d’un bien (le sacrement, la grâce sacramentelle) qui ne lui appartient pas. Ce faisant, il conserve sans doute la potestas, mais est dépourvu de l’executio potestatis car son action est fondamentalement injuste. Un raisonnement similaire peut être appliqué au cas de l’hérésie, lorsque des ministres séparés prétendent administrer un bien qui ne leur appartient plus, mais sans avoir pourtant perdu leur potestas. La potestas détermine la possibilité de l’action, mais l’executio potestatis en détermine la justice. Ces situations, que nous avons définies comme des situations limites, mettent en particulier l’accent sur le fait que le raisonnement juridique de l’auteur de la Summa parisiensis manifeste, dans les cas considérés, une conception objective du droit, seule susceptible de proposer de telles distinctions et de mettre ne lumière les véritables problèmes posés par la simonie ou l’hérésie, problèmes qui ne peuvent être résolus si l’analyse demeure attachée à la possession de la seule potestas. L’executio potestatis permet en revanche de déduire le caractère juste ou injuste d’une action en prenant en compte la nature et la finalité de cette action, la situation du ministre (en plus de la possession de la potestas ordinis) ainsi que les besoins ou la situation des fidèles. Le caractère juste de l’action sacramentaire se trouve ainsi configuré de façon objective, au centre d’un rapport interpersonnel qui établit les droits et les devoirs relatifs de chacun des protagonistes. La Summa coloniensis vient quant à elle rappeler que le vrai possesseur de la potestas est Dieu et non le ministre16. Ainsi, des aspects déjà mis en
Ibid., 89, C.1 q.1 d.p. c.97. Summa coloniensis, liv. 2, p. 34, pars IV, chap. 73.
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lumière par saint Augustin sont retravaillés et reproposés, mais échappent alors à une conception seulement subjective du droit : rappeler que la potestas se trouve originairement dans les mains de Dieu, interdit de faire dériver du ministre un quelconque droit de célébrer à partir d’une potestas dont il n’est que le dépositaire. L’argument de la provenance divine des sacrements permet de surcroît de dépasser la problématique du rôle des mérites personnels du ministre dans la confection des sacrements. Comme dans les autres sommes, l’auteur de la Summa coloniensis distingue les sacrements en fonction de leur objet. C’est là le vrai point de départ du raisonnement juridique, qui permet de déduire les critères de justice d’une action à partir de sa finalité17. La Summa lipsiensis souligne l’importance de l’appréciation de la situation des personnes dans l’octroi de dispenses en cas d’ordinatio irrita, ainsi que la nécessité de connaître les intentions de ceux qui reçoivent les sacrements18. Il s’agit là de facteurs extérieurs à la potestas du ministre, mais ce sont pourtant eux qui se révèlent être les véritables critères du raisonnement juridique. Enfin, lorsqu’il s’agit du pouvoir de lier ou délier des hérétiques, la Summa lipsiensis le distingue clairement de la potestas ordinis à partir d’un raisonnement centré sur les finalités de chacun des pouvoirs : le pouvoir des clefs n’est pas de la même nature que le pouvoir de célébrer un sacrement ; il exige une union spécifique à l’Église, qui en conditionne la validité19. Le pouvoir d’ordre est en revanche d’une autre nature car il est avant tout un pouvoir de Dieu. L’analyse juridique ne peut donc se limiter à déduire un droit à partir d’une potestas : elle doit en apprécier la nature, en déterminer la finalité, puis, et c’est en cela que résidera l’aspect spécifiquement juridique, juger des conditions d’une juste réalisation. Executio quoad ius et executio quoad actum exteriorem chez Huguccio Huguccio a intégré et, dans un certain sens, dépassé tous ces développements. Il applique au cas de l’ordination des moines et à celui de la célébration des sacrements par les hérétiques une distinction utilisée dans d’autres contextes, et qui apporte une réponse pratique par le biais d’une catégorie intermédiaire entre la potestas et l’executio potestatis. Huguccio distingue en effet entre l’executio quoad ius et l’executio quoad actum exteriorem20, Ibid. p. 24, pars IV, chap. 55 Summa lipsiensis, 245, D.52 pr. 19 Summa lipsiensis, (éd. Lenherr, Die Exkommunikations- und Depositionsgewalt, 307‑308) C.24 q.1 c.4 20 Huguccio, Summa (éd. Lenherr), 418, C.16 q.1 d.p. c.19 17 18
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ce qui permet de caractériser de façon plus pertinente la situation du ministre ordonné, et d’adapter la réflexion juridique à davantage de situations. Il peut ainsi rattacher la potestas au sacrement de l’ordre, comme une faculté inamissible, reçue de Dieu au moment de l’ordination, et qui reste une potestas divine dont le ministre n’est pas propriétaire. De cette potestas découle une executio quoad ius. Fruit du sacrement, elle ne peut être perdue et constituerait un authentique droit subjectif, naissant de la possession d’une potestas. Son existence est somme toute logique, car la potestas ordinis a vocation à être utilisée : quelle serait en effet la finalité du sacrement de l’ordre s’il se trouvait dépourvu d’un droit si légitime à être mis en pratique ? Pourtant, la réalisation de ce ius exequendi n’est pas absolue, et c’est pour assurer à l’executio potestatis cette double modalité d’inammissibilité sacramentelle et d’une potentielle inapplicabilité, qu’Huguccio effectue la distinction entre l’executio quoad ius et l’executio quoad actum exteriorem. Il n’est pas impossible de penser qu’elle n’a d’autre objet que de garantir la fonction juridico-technique du concept d’executio. C’est sans doute l’endroit où l’on pourrait parler de l’existence manifeste d’un droit subjectif, droit du sujet à utiliser un pouvoir dont il est le dépositaire, et dont l’executio semble une conséquence logique. Ceci-dit, la réalisation de l’executio quoad ius n’est pas en soi nécessaire : son existence n’est pas niable, mais son exercice extérieur peut être refusé. Sans doute Lenherr a-t-il très justement analysé ces deux niveaux juridiques en disant que le premier niveau (executio quoad ius) répondrait au concept avoir le droit / ne pas avoir le droit, et le second (executio quoad actum) à pouvoir / ne pas pouvoir21. On pourrait aussi dire que le premier niveau serait celui du droit subjectif et le second le lieu du droit objectif. La perte du droit objectif ne remet pas en cause l’existence du droit subjectif, mais ce dernier ne peut se réaliser en dehors du cadre déterminé par l’executio quoad actum. Un droit subjectif dépourvu de point d’application est un droit « sec ». Dès lors, quelle est la conception du droit d’Huguccio concernant tout au moins ces problématiques ? Pour répondre à cette question, il convient d’en poser une autre, relative à l’activité du juriste. Au fond, quel est le rôle du canoniste ? Établir l’existence de l’executio quoad ius, ou vérifier les conditions de réalisation de l’executio quoad actum exteriorem ? La doctrine d’Huguccio apporte une réponse claire sur ce point : le ius exequendi est une conséquence de la potestas du ministre. Cette potestas existe dès lors que le ministre a reçu validement le sacrement dans la forme prévue par l’Église. Par conséquent, le ius exequendi se déduit de la vérification de deux critères formels. La simplicité de la procédure répond au souci de sécurité canonique concernant la validité des sacrements. Lenherr, « Der Begriff “executio” », 368. Lenherr, « Der Begriff “executio” », 368.
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En somme, le rôle du juriste est assez limité dans cette affaire, puisqu’il ne lui est pas demandé de remettre en cause l’efficacité d’une action divine. Que le ius exequendi existe dès lors que le sacrement est valide, cela se passe de raisonnement juridique ; mais il n’en va pas de même de son application. Le ius exequendi ne peut s’actualiser que dans une situation concrète, une fois qu’un point d’application ou un lieu d’exercice ont été déterminés. C’est à ce moment qu’intervient le juriste. Sa tâche consiste précisément à déterminer et à vérifier l’existence de ce point d’application. Ce que le canoniste recherche, c’est donc l’existence des conditions objectives de réalisation juste du droit. En cela, la principale conception qui préside à son activité est une conception objective du droit, même si l’existence d’un droit subjectif n’est par ailleurs pas niée. À ce point, l’analyse d’Huguccio rejoint les analyses précédentes et notre auteur reprend l’étude des spécificités de chaque sacrement, des circonstances du ministre, de la disposition des fidèles, en somme, tous les aspects qui caractérisent une conception objective du droit. Le cas des possibilités de dispense en constitue un excellent exemple. Pourquoi l’analyse se fit-elle dans le domaine de la célébration des sacrements à partir d’une notion objective de droit ? Pourquoi, de Gratien à Huguccio, les auteurs ont-ils privilégié une conception objective du droit dans la résolution de ces questions ? Fut-ce une fatalité, une nécessité, ou bien un fait purement contingent ? L’analyse a montré que la structuration de leur argumentation répond aux problématiques qu’ils doivent affronter. Ce processus va de pair avec une certaine conception du droit, qui peut au moins en être considérée comme l’effet. La problématique de la potestas ordinis et de la potestas ligandi vel solvendi chez les simoniaques, hérétiques ou schismatiques, de nouveau manifestée au tournant du millénaire dans des proportions inédites, restée en grande partie irrésolue nonobstant les efforts de la « réforme grégorienne » (au sens large), appelait des solutions juridiques qui respectassent l’action divine à travers les sacrements, tout en énonçant des règles claires concernant leur validité et leur licéité. Les limites de la conception subjective du droit Ce que l’analyse met en évidence est que les solutions à ces questions juridiques ne pouvaient être aisément trouvées dans les limites d’une conception exclusivement subjective du droit. Le schéma qui fait dériver un droit à célébrer des sacrements de la possession de la potestas ordinis, ne se prête
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que difficilement à des distinctions. Autrement dit, le lien direct et univoque entre pouvoir et droit, précisément en raison de son manque de flexibilité condamne rapidement l’entreprise du juriste. Par conséquent, un raisonnement qui partirait d’une conception uniquement subjective du droit ne disposerait que d’une très faible marge de manœuvre analytique, car il ne pourrait sortir des limites étroites de la question de la possession de la potestas ordinis. Refuser à un clerc de célébrer un sacrement, revient, dans le cadre d’une conception subjective du droit, à remettre en cause son pouvoir sacerdotal : s’il n’a pas le droit de célébrer les sacrements, ce ne peut être que parce qu’il n’en possède pas le pouvoir. Et s’il ne possède pas le pouvoir, c’est parce qu’il ne l’a jamais reçu. En somme, dans la seule perspective subjective, le débat juridique se trouve reconduit à la titularité du pouvoir sacramentel. C’est un aspect important et nécessaire, mais ce n’est pas le seul, car alors, les réponses possibles seraient très limitées : ou bien le clerc possède cette potestas ou bien il n’est pas prêtre, car posséder cette potestas seulement « dans une certaine proportion » n’aurait pas de sens. La posséder de façon imparfaite ne serait pas non plus une réponse satisfaisante. Il est intéressant de noter que la plupart des auteurs analysés reviennent sur l’expression qui perfectionem Spiritus non habent et se demandent quel est sens de cette « perfection » dans le sacrement de l’ordre, et quelles en sont les implications juridiques. Dans le cadre d’une conception subjective, logiquement, ils se seraient demandé comment mesurer le degré de perfection, afin d’en déduire de quelle part de pouvoir ils auraient pu disposer, et donc, finalement, à quel degré ils pouvaient revendiquer un droit de célébrer. Mais nous n’avons trouvé aucun de nos auteurs qui s’orientât vers une telle solution. En revanche, leurs interprétations renvoient à une conception objective du droit et en suscitent le développement. Ils ne cherchent pas seulement la réponse du côté de la quantité de pouvoir reçue, mais aussi et surtout du côté de son exercice : « ceux qui n’ont pas la perfection de l’Esprit » sont ceux qui ont été validement ordonnés et ont reçu la potestas ordinis (sans qu’il soit besoin de savoir à quel degré, car, provenant d’un sacrement, elle n’est pas divisible), mais à la différence de ceux qui ont reçu le sacrement dans sa perfection, ils ne peuvent pas l’exercer. Qui perfectionem Spiritus non habent ne se traduit donc pas juridiquement comment un amoindrissement de leur droit né d’une potestas diminuée, mais comme l’exercice réduit ou interdit d’une potestas entière, parce que les circonstances en rendent l’application injuste.
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La solution juridique n’est donc pas cherchée dans le rapport intra-subjectif entre le pouvoir et le droit, mais dans la confrontation d’une faculté née du sacrement avec les paramètres de l’exercice de cette faculté. Dès lors s’ouvre au juriste un vaste horizon de distinctions. Les sacrements ne génèrent pas tous les mêmes impératifs juridiques : certains sont nécessaires au salut personnel, d’autres n’ont de signification que pour la communauté ecclésiale. Les fautes commises par les ministres, si elles ne remettent pas en cause leur potestas, ont une influence sur le caractère juste de la célébration : comment un hérétique pourrait-il confectionner le sacrement qui signifie l’unité de l’Église, comment pourrait-il prononcer une sanction de séparation de l’Église ? En outre, toutes les questions relatives à la réception digne du sacrement ont ici leur place, car elles influencent aussi la justice de la célébration du sacrement : tout le thème de la simonie trouvait alors la possibilité de solutions juridiques. Finalement, le fait de constituer l’exercice de la potestas en terrain de recherche juridique libérait la potestas elle-même des risques de limitation que saint Augustin avait soulevés. Les potentialités de la conception objective Cette époque a précisément besoin de distinctions juridiques, et pourrait-on dire, de toujours plus de distinctions juridiques. Or l’instrument de la distinction juridique semble particulièrement lié à une conception objective du droit. Là encore, ce phénomène correspond au développement naturel du droit : la pensée juridique, comme la pensée théologique, se développa par distinctions. C’est en multipliant les perspectives que le juriste peut trouver de nouvelles solutions : la célébration des sacrements, du point de vue du droit objectif, est une action juridique dans laquelle le sacrement occupe la place de l’objet, dont il faut s’assurer du caractère juste. Les relations alors mises en place sont multiples : le ministre est titulaire d’un pouvoir qui lui vient de Dieu pour distribuer un bien qui reste de nature divine. La finalité du sacrement détermine des impératifs de justice. Les dispositions du fidèle conditionnent la réception fructueuse du sacrement, dans la mesure où, très souvent, elles en conditionnent aussi la justice. La conception objective du droit permet d’intégrer tous ces facteurs pour déterminer la justice dans chaque situation. En ce sens, elle répond parfaitement aux exigences d’un système juridique ouvert, et à la mise en œuvre d’une raison pratique qui recherche l’aequitas canonica dans le cas concret. Pour les médiévaux,
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« connaître le droit » signifie comprendre l’ordo qui se reflète dans les faits eux-mêmes, fait remarquer Fantappiè22. De Gratien à Huguccio, les distinctions se multiplient à bien des niveaux : sacrement de nécessité, de dignité, ou de volonté. Cette distinction entre les sacrements est en général le premier paramètre de la réflexion, car il est logique de commencer par la définition de l’objet juridique et de la finalité de l’action. On passe aussi progressivement de la distinction simple entre potestas et executio potestatis à la distinction plus articulée d’Huguccio : potestas, executio quoad ius, executio quoad actum exteriorem. Les sacrements sont distingués du pouvoir de lier et délier, en raison de la finalité de l’action et de sa signification. Les effets du sacrement sont différenciés : l’ordinatio peut être irrita quoad sacramenti veritatem, quantum ad officii executionem, quantum ad beneficii perceptionem. Le sacrement, le ministre, le fidèle sont autant de points de départ pour l’analyse des facteurs qui concourent à établir la justice de la célébration d’un sacrement ou à la justice d’une sentence. Le point de vue subjectif du ministre n’est certes pas laissé de côté. Les qualités personnelles du ministre, ses dispositions intérieures entrent bien en ligne de compte du raisonnement juridique et elles déterminent tout au moins, la licéité du sacrement (l’existence de sa potestas conditionne même la validité). Tous les auteurs y sont donc attentifs, mais ils perçoivent en même temps que le caractère juste du sacrement exige une analyse qui va au-delà du ministre. De telle sorte que l’analyse subjective du ministre, de ses qualités, de ses potentialités ne constituent pas la source du droit, mais des conditions nécessaires de son exercice, insuffisantes, cependant, à déterminer son exis-
Carlo Fantappiè, « Sistemi giuridici e certezza del diritto. Tre modelli per il diritto canonico », Monitor Ecclesiasticus 129 (2014) : 184-185 : « La ricerca della soluzione giusta – intesa come soluzione ragionevole – deve essere fondata sull’equità, che civilisti e canonisti vedono come un riflesso delle relazioni tra le persone della Santissima Trinità. L’equità comporta l’uguaglianza di tutti rispetto alla legge, la preminenza del caso, la valutazione degli atti e condotte in rapporto alla situazione, alle circostanze, alla natura delle cose. Decretisti e decretalisti si spingono oltre l’equità naturale e fanno dell’aequitas canonica – ha scritto Paolo Grossi « la norma suprema che sta alla base della Chiesa », lo strumento che adegua la norma alle trasformazioni sociali e che « realizza l’adeguamento perfetto della forma alla sostanza » del diritto canonico. Per i medievali conoscere il diritto non vuol dire costruire e organizzare un sistema giuridico, ma comprendere l’ordo che si riflette nei fatti stessi (diritto divino naturale) o che è emanazione della volontà divina (diritto divino positivo). L’interpretazione non si fonda sulla determinazione del testo della legge bensì sulla ricerca della verità delle cose. » Fantappiè fait ici référence à l’article de Paolo Grossi, « Aequitas canonica », Quaderni Fiorentini 27 (1998) : 379-396.
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tence, dès lors que vient à manquer la justice. Or, le caractère juste fait aussi appel à des déterminations extérieures au ministre. Le droit objectif vient ici compléter l’insuffisance des considérations subjectives. Il ne faut pas en effet se méprendre sur le sens des mots utilisés. Nos auteurs parlent de potestas, mais dans quel sens ? La potestas elle-même se décline ainsi chez Rufin : potestas dandi, potestas utendi illo sacramento, potestas aptitudinis, potestas habilitatis et potestas regularitatis dans le cas du sacrement de l’ordre. Mais la potestas dandi ne génère pas un droit à célébrer le sacrement ; elle est une puissance qui porte sur la capacité de transmettre et non sur ce qui est transmis ; elle est puissance d’une faculté et non puissance d’une chose. Cette précision sur le point d’application de la potentia exclut par conséquent l’objet transmis et ses corollaires (le sacrement, la grâce, l’effet) de la sphère subjective du ministre. Or la capacité du ministre se trouve objectivement déterminée. Entre la potentia et l’acte : la place de la réflexion juridique et le moment de l’objectivité Sans doute les raisonnements théologiques qui allaient contribuer à souligner la distinction entre la puissance et l’acte trouvent-ils, de façon analogique, une certaine traduction dans le domaine qui nous occupe. Nos auteurs ne l’affirment pas, mais il n’est pas non plus exclu que, au fond de leurs réflexions, germât l’idée que la potestas du ministre, reçue par le sacrement de l’ordre, devait être traitée comme une potentia, et que le passage de la potentia à l’acte lui-même (la célébration du sacrement) n’était pas automatique : il répondait à des critères qui concernaient bien sur le ministre, mais pas seulement lui ! Le passage automatique correspondrait en fait à une conception subjective du droit. Or, c’est précisément parce que tous nos auteurs estiment que le passage n’est pas systématique, qu’ils développent leurs recherches et veulent trouver les distinctions qui rendent compte du fait que, dans certains cas, cette potentia s’actualisera parfaitement, pleinement, alors que dans d’autres cas, elle ne sera que partiellement réalisée. C’est dans ce moment réflexif, éminemment juridique, qu’ils placent les critères objectifs du raisonnement. Le passage de la potentia à l’acte ne se réalisait de façon juste que dans certaines conditions et répondait en somme à une question : ce ministre dispose certes de la potestas ordinis, mais est-il juste qu’il l’utilise ? Comment la grâce aurait-elle pu en effet être transmise dans une situation d’injustice ? Et, dans cet entre-deux, dont dépend l’actualisation juste de la potestas, se trouvent tous les facteurs que nous avons énoncés. La nécessité, l’urgence, l’utilité y trouvent leur place : ce qui serait
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en soi injuste (le sacrement célébré par un hérétique) peut se trouver justifié dans certaines situations : soit parce que le sacrement est nécessaire et, comme dans le cas du baptême, le ministre hérétique agit non en vertu de sa potestas ordinis, mais d’un droit commun à tous les hommes ; soit parce que le sacrement est urgent ; soit parce que la célébration du sacrement est utile à la communauté, en cas d’absence d’autre ministre disposant de l’executio potestatis. Tous ces éléments montrent que le défaut d’executio potestatis du ministre peut être surmonté en présence de certaines situations. La capacité de prendre en compte les circonstances et de leur attribuer un pouvoir de justification de l’acte, dénote clairement que nos auteurs raisonnent ici à partir d’une conception objective du droit. Les conditions du ministre sont intégrées à un ensemble plus vaste. Les questions sur la potestas du ministre reconduisent également à une conception objective Une part importante des controverses portait sur la validité de l’ordination du clerc, effectuée par un évêque ayant lui-même reçu l’ordination épiscopale dans l’hérésie. À cette problématique, il faudrait ajouter celle des effets de la suspension, déposition ou dégradation d’un clerc sur la validité des sacrements qu’il célèbre. Là encore, il ne faut pas se méprendre sur la signification d’un tel débat. Certes, les auteurs doivent se prononcer sur l’existence réelle ou la perte de la potestas du ministre, et ils le firent en suivant des opinions parfois radicalement opposées, en un moment où la doctrine ne s’était pas encore prononcée. Ces controverses se situent-elles pour autant dans le cadre d’une conception subjective du droit ? Il faut être attentif à la façon dont le débat est alors mené et à ce qui est en jeu. La préoccupation des décrétistes n’est pas la potestas du ministre en tant que telle, potestas dont pourrait être déduit un ius celebrandi. Le souci majeur n’est pas en fait la situation du ministre, mais le sacrement lui-même : a-t-il existé ? Le sacrement de l’eucharistie a-t-il été confectionné ? Les clercs ont-ils vraiment été ordonnés ? Le bien ici scruté n’est pas le droit du prêtre, mais le salut des fidèles. La potestas n’est pas interrogée pour en déduire un droit, mais pour établir l’existence d’un sacrement. Une preuve en est que les auteurs, pour apprécier l’existence de la potestas et donc du sacrement, reprennent un raisonnement qui fait de nouveau intervenir : la nature du sacrement, sa signification, le bien de l’Église, les risques de scandale. Huguccio réintégrera finalement sans problème toute cette controverse dans les limites de l’executio potestatis et non plus de la potestas. Il le fera sans grandes difficultés, parce qu’il ne devait pas alors changer fondamentalement la
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p erspective de la discussion, mais ses conclusions : on se trouvait en fait toujours au sein d’une même conception objective du droit. Comme on a tenté de le montrer, la conception objective du droit que nous semblent manifester ces auteurs, tout au moins dans les limites de notre problématique, n’est pas une option intemporelle ou inconditionnelle : elle ne naît pas d’une théorie ou d’une réflexion dans l’absolu sur la nature du droit, qu’il conviendrait par la suite d’appliquer dans telle ou telle circonstance. Cette conception objective en fait n’est pas dite, n’est sans doute pas vécue consciemment comme conception objective, elle n’est pas revendiquée comme telle, elle s’accommode sans difficulté d’un vocabulaire subjectivement façonné : potestas, potentia, facultas, ius dandi, potentia dandi, ius exequendi. Pourtant elle conditionne le processus du raisonnement. Elle est produite par des questions pratiques, elle naît même naturellement en réponse aux questions pratiques pour fournir des distinctions opérantes que le droit subjectif ne pouvait engendrer. Elle comprend que l’effet des sacrements ne se produit que dans les situations dans lesquelles la célébration du sacrement devient l’objet juste de l’agir ministériel, tant la transmission de la grâce en l’absence de justice, et nonobstant la possession de la potestas ordinis, semble inconcevable.
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Indices Index manuscriptorum Admont Stiftsbibliothek cod. 7 (Huguccio, Summa) : 181 Bamberg Staatsbibliotheck Can. 38 (Simon de Bisignano, Summa Decreti Gratiani, Sicardus de Cremona, Summa Decreti Gratiani) : 164 Can. 40 fol. 1ra–279vb (Huguccio, Summa) : 50 Can. 42 fol. 100–107v, 29–49ra, 50–99v, 108–119r (Summa “Animal est substantia”) : 236-237 Bibl. 130 (In epistolas S. Pauli : Commentarii) : 47 Bruges Bibliothèque de la ville Cod. lat. 80 (Pierre de Tarentaise) : 49 Fulda Landesbibliotheck Cod. Aa 36 : 46 München Bayerische Staatsbibliotheck Clm. 686 : 252 Clm. 4555 fol. 1va-80ra (Sicard de Crémone, Summa) : 164 Clm. 4631 fol. 113 r-v : 216
Clm. 10244 (Apparatus “Ordinaturus Magister Gratianus”) : 237, 239 Clm. 14730 (Magistri Hugonis tractatus de constructione tabernaculi) : 46 lat. 5257 (Pseudo-Hrabanus, De septem signis) : 262 lat. 6231 : 262 lat. 14403 : 263 Paris Bibliothèque Nationale de France lat. 3892 (Huguccio, Summa) : 156 lat. 14609 ( Johannes Faventinus, Summa) : 159 lat. 15393 (Apparatus “Ius naturale”) : 238 Reims Bibliothèque municipale ms. 0684 ( Johannes Faventinus, Summa) : 159 Saint Omer Bibliothèque municipale ms. 0493 ( Johannes Faventinus, Summa) : 159 Vatican Bibliothèque apostolique lat. 1363 (Anselme de Lucques) : 253 Pal. lat. 658 (Glossa palatina) : 153
324
Indices
Index nominum Abélard : 51-54, 95, 199, 251
Bruno d’Angers : 64
Aimone-Braida, Pier Virginio : 119, 273
Bulgarus : 113
Alger de Liège : 52, 65-66, 70, 74-76, 78, 80, 82-83, 85, 90, 92, 102, 108, 252, 256
Butterfield, Herbert : 18
Alanus Anglicus : 236-239
Cantarella, GlaucoMaria : 33
Albert le Grand : 178-179
Capitani, Ovidio : 32-33
Alberigo, Giuseppe : 28, 34 Alvarez de las Asturias, Nicolas : 53
Carrasco-Rouco, Alfonso : 25-29, 41-42, 61, 91, 98, 104
Alexandre III : 26
Catalano, Gaetano : 175
Ambroise : 113, 215, 253
Chodorow, Stanley : 166, 214-215, 257
Animal est substantia : 226, 236-239
Claeys-Bouuaert, Fernand : 145
Anselme de Laon : 46, 51, 55-56, 252
Clément Ier : 220
Anselme de Lucques : 42, 82, 253
Coing, Helmut : 17
Aristote : 9
Composta, Dario : 15
Augustin : 29, 37-41, 44-48, 57, 65, 71-74, 77-82, 85-93, 99-101, 105106, 109-114, 116, 120-123, 129, 137, 148-151, 162, 167, 169, 185, 212, 217, 228, 240, 250-251, 256258, 260-263, 270, 272, 278-281, 286, 290
Condorelli, Orazio : 20, 51-52, 65, 78, 145, 181, 222-223, 225-227, 231, 234-239, 249
Baura, Eduardo : 20, 187
Cortese, Ennio : 11, 13
Benincasa : 219 Benson, Robert Louis : 40-42, 57-61, 104, 229-230
Caesaraugustana, (compilation) : 42
Congar, Yves : 25-28, 32, 34, 39, 223, 235 Coppens, Chris : 226 Corecco, Eugenio : 28 Cyprien : 37-38, 67, 74, 105, 107, 126, 137, 250-251, 256
Béranger de Tours : 53, 64
Damase : 154
Berman, Harold Joseph : 21, 33-35
De Leon, Enrique : 53, 55
Bernold de Constance : 52, 81-82
Delhaye, Philippe : 200-201
Bertrams, Wilhelm : 28
Demelemestre, Gaelle : 14, 16
Bliemetzrieder, Placidus Franz : 54
Denifle, Heinrich : 53, 95
Blumenthal, Uta-Renate : 30
Dereine, Charles : 212, 216
Boniface IV : 216
Desmons, Eric : 9
Borras, Alphonse : 25
Dombois, Hans Adolf : 28
Indices
Dondorp, Harry : 22
Glose palatine : 154-156, 158
Dionysiana (collection) : 222
Gottfried d’Admont : 94
Ecce vicit Leo (Summa) : 176 Eichbauer, Mélodie H. : 249-250 Epistola de sacramentis haereticorum : 41 Errazuriz Mackenna, Carlos José : 26 Étienne Ier : 38 Étienne de Tournai : 12-13, 30, 107114, 118-119, 123-125, 166, 168, 197-208, 228-233, 242, 263, 266269, 284
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Gratien : passim Grégoire Ier : 67, 70, 74, 80-81, 114, 116, 153-154, 198, 216-217, 225, 264 Grégoire VII : 30, 33-35, 131, 135 Grégoire de Nazianze : 69-70 Gréfoire de Saint Chrysogone : 252-253 Grenet, Paul : 178 Grossi, Paolo : 11, 291 Grotius : 9
Fantappiè, Carlo : 32-33, 291
Guillaume d’Auvergne : 171
Finnis, John : 11, 14
Guillaume d’Auxerre : 43, 49, 216
Fransen, Gérard : 28, 113
Guy d’Arezzo, Epistola Widonis : 36, 63-64
Friedberg, Emil : 154 Fuchs, Vinzenz : 222, 231
Guy d’Orchelles : 49
Fulbert de Chartres : 44
Guzman, Alejandro : 20
Garcia Garcia, Antonio : 154
Hartmann, Wilfried : 95, 113, 224
Gaudemet, Jean : 12-14, 226 Gebhard de Constances : 66
Haas, Lorenz : 115 Heitmeyer, Heinrich : 176
Gélase Ier : 217
Hervada, Javier : 9
Gerhoch de Reichersberg : 93-98, 171, 179, 224, 282
Hilling, Nikolaus :27 Hispana (collection) : 222
Gilbertus Universalis : 55
Hobbes : 9
Gilchrist, John : 36, 63-64, 67, 75, 240
Honorius : 153, 156-157, 171-175, 186-187, 192, 196
Gillmann, Franz : 51-52, 164, 175, 238 Gilt, Ambrosius M. : 95
Hödl, Ludwig : 178, 211, 216, 251, 276
Glose ordinaire (de la Bible) : 44-47, 51, 55, 252, 261
Höhl, Norbert : 166 Hohfeld, Wesley Newcomb : 16, 19, 21
Glose ordinaire (du Décret) : 57, 67-69, 72, 75-76, 83, 87-89, 99-100, 126, 130-137, 146, 154-158, 164, 176, 220, 224, 238
Huguccio : 20, 43, 48, 50, 68, 135, 153, 155-156, 164, 166, 171, 175-192, 196, 234, 238-248, 286-288, 291, 293
326
Indices
Hugues d’Amiens : 41, 93-98, 171, 179, 271, 282 Hugues de Saint Victor : 42-44, 51, 54, 115 Humbert da Silva Candida : 63-65, 67, 96 Innocent Ier : 70-75, 83, 101, 113, 116 Innocent II : 216 Interlandi, Roberto : 28, 37, 40
Lenherr, Titus : 54-55, 156, 166, 176-178, 190, 241-244, 247-270, 273-274, 287 Léon Ier : 63, 70, 74, 83, 101, 114, 119, 213 Léon IX : 64, 67 Linehan, Paul : 53 Lobrichon, Guy : 55 Luscombe, David Edward : 51
Iogna-Prat, Dominique : 94
Maceratini, Ruggero : 75-76, 130, 134
Irnerius : 52
MacIntyre, Alasdair : 15
Isidore de Séville : 54
Maritain, Jacques : 19
Ius naturale (Apparatus) : 236-239
Mazzanti, Giuseppe : 56
Jean de Faenza : 119, 125-126, 153, 155-159, 164-174, 238, 274, 276
Michiels, Gommar : 28
Jean le Teutonique : 69, 72-73, 88-89, 130-133, 136-137, 153, 175-176 Jérôme : 74, 79, 81, 217, 264 Jombart, Émile : 145
McLaughlin, Terence P. : 139 Morard, Martin : 44-45 Mörsdorf, Klaus : 28-30, 222, 230-231 Müller, Wolfgang P. : 94, 107, 109, 111, 119, 166, 175-176
Junker, Joseph : 119
Nasilowski, Kasimierz : 99, 249
Justinien : 13
Noonan, John T. : 53-54, 95
Kalb, Herbert : 111 Kelly, John M. : 11 Kober, Franz von : 145
Nörr, Knut Wolfgang : 11 Novatien : 37 Nicolas II : 42, 59, 61-62
Kuttner, Stephan : 22, 42, 51-54, 113, 119, 154, 166
Occam, Guillaume d’ : 9-10, 12, 20
Lachance, Louis : 15
Örsy, Ladislas M. : 257
Landau, Peter : 22, 54, 153, 208, 237, 257 Landgraf, Artur Michael : 43-44, 48-50, 110
Ordinaturus Magister Gratianus : 176, 234, 236-239 Ott, Ludwig : 107-108, 238 Padovani, Andrea : 11, 108
Larson, Atria A. : 51-56
Palazzini, Pietro : 65
Laurent d’Espagne : 153
Parisoli, Lucca : 11
Le Bras, Gabriel : 30-32, 52, 65-66
Pascal II : 213
Indices
327
Paucapalea : 154
Schouppe, Jean-Pierre : 9
Pennington, Kenneth : 11-12, 14, 94, 107, 109, 111, 113, 119, 166, 175-176, 224
Schulte, Johann Friedrich von : 17, 111, 197-207
Petrus Cantor : 43-44
Sicard de Crémone : 164, 238
Petrus Manducator : 49 Pierre Damien : 44, 64-65, 72, 76-80, 82, 87-88 Pierre Lombard : 43-44, 47-50, 118, 158 Pierre de Tarentaise : 48-49 Pocock, John Grewille Agard : 11 Pseudo Calixte : 225-226, 236 Pseudo Isidore : 154, 227 Radulphus Ardens : 49 Reid, Charles J. : 10, 16, 20-22, 56 Rabbi-Baldi Cabanillas, Renato : 9 Rials, Stéphane : 9 Rogerius : 113 Roland : 93-98, 107, 113, 139, 179, 192-194, 218, 242, 265-266, 274, 283 Rolando Bandinelli : 56 Rolker, Cristof : 43 Rossi, Guido : 249, 254-255 Rufin : 12, 26, 30, 107, 109-113, 119, 123-128, 139, 153, 155-166, 171173, 194-196, 208, 228-233, 238, 278-279, 283-284, 292 Ryan, John Joseph : 28 Sackur, Ernst : 41, 94 Saltet, Louis : 36-40, 63-66, 71-72, 81-82, 87, 94-96, 108-109, 113, 192-193 Schebler, Alois : 27, 37, 40, 63, 77, 99, 223
Sebott, Reinhold : 27 Simon de Bisignano : 13, 119-122, 129-130, 272-274 Simon de Tournai : 43, 49 Singer, Heinrich : 109 Smalley, Beryl : 55 Sicard de Crémone : 164 Skinner, Quentin : 11 Sohm, Rudolf : 25-29, 31-32, 34, 37, 51, 57, 222-223, 235 Sol, Thierry : 9, 16 Sommerville, Robert : 95 Southern, Richard Wiliam : 56 Stickler, Alfons Maria : 28, 154, 166, 222 Stutz, Ulrich : 27 Suarez : 9 Summa casinensis : 176 Summa « Elegantius in iure divino » seu coloniensis : 113-118, 207-208, 235, 285-286 Summa « Omnis qui iuste iudicat » seu lipsiensis : 13, 176, 207-209, 233-235, 274-276, 286 Summa parisiensis : 107, 139-152, 181, 269-273, 284-285 Tabacco, Giovanni : 32 Thaner, Friedrich : 95 Tertullien : 37 Thomas d’Aquin : 9, 178-179, 199 Tierney, Brian : 10-22, 33, 56, 277-279, 283-284
328
Indices
Ullmann, Walter : 32 Urbain II : 66, 96, 155-156, 180, 222, 227, 234, 239 Vacandard, Elphège : 145 Van de Kerckhove, Martinien : 25, 249 Viejo-Ximénez, José Miguel : 51 Villemin, Laurent : 25, 28, 58-59, 98 Villey, Michel : 9-16, 18-19, 22, 33, 277-279 Vitale, Antonio : 25, 36-37, 39, 97, 105, 178-179, 211, 231, 240 Vogel, Cyrille : 91, 98, 223
Wei, John C. : 51-54 Weigand, Rudolf : 21, 95, 113, 126, 139, 154, 166-167, 224, 236, 249 Winroth, Anders : 54 Wolff, Christian : 9 Yves de Chartres : 42-43, 52, 54, 65, 116, 252-253, 262 Zirkel, Adam : 37, 63-66, 82, 90-91, 93, 99-102, 107-108, 153-154, 173, 212, 249
Indices
329
Index rerum Administratio : 83-84, 96-97, 175, 178, 184, 242-243 actus exequendi : 177-178, 182, 190-191, 241-247 auctoritas regendi et disponendi : 41-43, 58-59 baptême : 37-38, 41, 43, 47-49, 72-74, 80, 84-93, 101, 103, 110, 114, 118, 121-125, 136-137, 139, 148-152, 187-188, 209, 212, 215, 220-221, 263, 267-271, 276 bénéfices : 41-42, 228-230, 291 caractère sacramentel : 90, 94, 103, 131-133, 237-242, 265 confirmation : 38, 83, 110, 125-126 confession : 38, 40, 82-84, 129-130, 139, 212-216, 240-247, 269-270 communicatio in sacris : 264 cura animarum : 28-29, 104, 211-212, 214, 216, 243-244, 246-247 dégradation / déposition : 92, 93-96, 108, 142-152, 163-165, 168, 174, 179-184, 186, 193, 209, 249-276, 293 diaconat : 208-209 dispense : 49, 59, 65, 160, 172 184188, 192, 196, 221, 223, 233, 235, 286, 288 droit féodal / droit matrimonial : 177-178, 190, 239-241
eucharistie, célébration de la messe : 43, 81, 84, 95, 103-104, 110, 114, 118, 120, 125-127, 129-130, 135-136, 139, 143, 193, 215, 220-221, 230-247 exauctoratus : 95, 145, 183, 200, 268269, 271, 276 excommunication : 153-154, 177, 186, 194-200, 213, 226, 249-276 execrare : 254 executio docendi : 233 executio facti : 171-175 executio licita : 191 executio potestatis : 23, 28, 40-41, 63-70, 86-108, 125, 130-133, 140-146, 250-252, 256-257, 280, 284-285, 293 executio officii : 30, 202-205, 226, 229, 233-235, 256 executio ordinis : 128, 130-131, 157, 190, 217-220 executio quoad ius / quoad actum exteriorem : 177, 182, 190-191, 239-242, 286-287, 291 executio iuris : 171-175, 190 executio sacramenti : 202 facultas : 17-21, 49, 56-57, 150 forme du sacrement : 86, 92 hérésie, hérétique : passim institutio : 244-246
droit naturel : 10-15, 19, 279
intentio : 43, 115, 192-210, 286
droit romain : 10-11
iurisdictio / juridiction : 25, 28-29, 57-58, 94, 104, 176, 179, 233, 242-243, 250-251, 255-257, 275
École de Laon : 43-46, 51-56, 214
330
Indices
ius : passim ius ad rem : 22 ius baptizandi : 93, 98, 268-269 ius celebrandi : 22-23, 94, 139-152, 293 ius conferendi sacros ordines : 98 ius consecrandi : 78, 90-93 ius consulendi : 60 ius dandi : 73, 86-91, 101, 123-125, 148-152, 162, 280
officium : 45-48, 94-99, 165, 171, 223, 230, 236-237, 250, 269 ordo / ordinatio / ordre : 25-29, 40, 59-60, 65-74, 83-107, 110, 112, 120-130, 135, 139-247 ordinatio irrita : 156-159, 172, 221226, 229-230, 233-239, 286, 291 ordination absolue / relative : 30, 221-234
ius donandi : 60
ordination des moines : 30, 96, 104, 211-221, 233, 239, 241, 245, 286
ius eligendi : 21-22
ordination forcée : 192-194, 207-208
ius exequendi : 178, 182, 241-244, 246, 279, 287
plenitudo potestatis : 252
ius exigendi : 178 ius faciendi : 142-143, 279, 284 ius funerandi : 58
potentia : 59, 78, 109, 158, 162-163, 178, 216, 271-272, 292-293 potestas : passim
ius in re : 22
potestas aptitudinis / sacramentalis : 126, 164-166
ius iudicandi : 88
potestas auctoritatis : 47-50
ius largendi sacros ordines : 90-93 ius ligandi et solvendi : 22, 88, 282 ius providendi : 60 ius utendi : 60 ius vendendi : 60 lettres dimissoires : 224, 232 licence : 88-89, 122, 217-220, 245-247 licentia ordinis exequendi : 95-97 ministerium : 47-49, 93-94 mission canonique / munus : 242 montanisme : 29 nécessité (situation de) : 39, 103, 111, 122-130, 134-135, 139, 149, 185, 196-197, 246, 283, 290, 292-293
potestas baptizandi, baptismi : 44-50, 87-88, 92, 122, 140, 148-152, 261, 268-271 potestas beneficiis ecclesiasticis perfruendi : 214 potestas consecrandi : 95, 140, 266-267 potestas ordinandi / dandi – distribuendi ordinem : 93, 99, 148-152, 154, 162-163, 167, 193, 226, 228-229, 238, 247, 292 potestas Dominici corporis conficiendi : 44, 90-91 potestas eligendi : 241 potestas excommunicandi : 268 potestas exequendi : 243 potestas habilitatis / dignitatis : 164-165, 292
Indices
potestas iubendi : 59 potestas iure ex officio faciendi : 166-171, 174 potestas iuste faciendi : 168-170, 174 potestas iudicandi : 226, 228, 233 potestas iurisdictionis : voir « iurisdictio » potestas ligandi atque solvendi : 44, 48, 59, 249-276, 279, 286, 288, 291 potestas ministerii : 28, 39, 44-50, 56 potestas ordinis : 23, 28, 38-40, 44-50, 57, 67-77, 87, 93-96, 103, 119, 127-128, 142, 154, 174-191, 231, 240-243, 256-258, 279-282, 285-289, 292-293 potestas peccata remittendi : 214 potestas penitentiam dandi : 214 potestas predicandi : 214, 219 potestas regendi : 59 potestas regularitatis : 158, 164-165, 292 potestas sacra faciendi : 168-170, 174 potestas sacrificandi : 29, 92, 122, 131, 182 potestas utendi : 158, 164, 292 querelle des investitures : 34 réception du sacrement : 125, 148, 205, 209
331
réforme grégorienne : 30-35, 40, 52-53, 288 ré-ordination : 36-39, 63-64, 71-73, 87, 94, 105, 116, 121, 128, 160, 187-188, 193, 200, 223, 258, 282 res sacramenti : 56, 113, 140-142, 144, 147, 163, 180-184, 198, 201 sacrements de dignité / nécessité : 82-89, 103, 109-112, 116-117, 123-126, 134-135, 183, 185, 199, 204, 207, 268, 271, 282, 284, 290-291, 293 schisme, schismatique : passim simonie, simoniaque : passim suspension : 92, 144, 150-151, 165, 168-169, 174, 179, 184, 293 validité / licéité : 38-41, 43, 63-94, 98-104, 108, 111, 114-123, 126-128, 134-144, 151, 154-163, 179-194, 202-204, 211-212, 222-223, 227, 231-238, 247, 256, 258-259, 262-263, 266, 280-282, 286-288, 293 vis, virtus : 45-47, 78-79, 88, 90, 104, 110, 128, 134, 141, 148-153, 159, 161-162, 226, 238-239, 253-254, 270-271