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Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle)
HAGIOLOGIA Études sur la Sainteté en Occident – Studies on Western Sainthood
Volume 9
Comité de Rédaction – Editorial Board HAGIOLOGIA Paul Bertrand Gordon Blennemann Jeroen Deploige Anne-Marie Helvétius Xavier Hermand
H AG
O GI A
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FHG 2014
Normes et hagiographie dans l’Occident (VIe-XVIe siècle) Actes du colloque international de Lyon 4-6 octobre 2010
édités par Marie-Céline Isaïa et Thomas Granier
FHG 2014
© FHG – Turnhout (Belgium) All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2014/0095/74 ISBN 978-2-503-54835-7
Remerciements Les médiévistes de l’Université – Jean-Moulin Lyon 3 ont fait des normes médiévales leur premier sujet de réflexion depuis 2002. Après l’étude de la transmission du droit romain dans le contexte des royaumes barbares1, celle des normes éthiques dans la société urbaine de la fin du Moyen Âge2, puis l’examen de la transgression des normes politiques et de sa répression3, ils ont décidé de réunir un colloque international Normes et hagiographie dans l’Occident latin (Ve-XVIe siècle) les 4, 5 et 6 octobre 2010. Grâce au soutien de l’UMR Archéologie, Terre, Histoire, Société (ArtEHIS, UMR 5594) et à l’accueil chaleureux qu’Eliana Magnani a réservé à notre projet, le colloque a été une grande réussite ; nous lui en sommes très reconnaissants. Avec les contributions financières du Conseil Général du Rhône et de l’Université Jean-Moulin, une subvention exceptionnelle du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche a permis de réunir le comité scientifique en janvier 2010, puis de rassembler près de quarante jeunes doctorants, docteurs, collègues français et étrangers pour trois journées de travail et d’échanges fructueux en octobre 2010. Michèle Gaillard et Alain Dierkens, Monique Goullet et Alain Dubreucq, Anne-Marie Helvétius et Christian Lauranson-Rosaz ont animé les débats avec une compétence bienveillante : qu’ils soient remerciés pour la qualité de leurs interventions et leur disponibilité. Par leur investissement dans le comité scientifique, Jacques Dalarun, Martin Heinzelmann, Dominique Iogna-Prat, Bernard Merdrignac, Jean-Michel Picard et Joseph-Claude Poulin nous ont beaucoup aidés à préciser notre projet. La parution de ce volume rend hommage à la pertinence de leurs conseils. L’édition de ce volume enfin a été menée à bien grâce à la bonne volonté et à la patience de chacun des participants. Nous sommes heureux de remercier 1 Traditio Juris. Permanence et/ou discontinuité du droit romain durant le haut Moyen Âge. Actes du colloque international des 9 et 10 octobre 2003, éd. A. DUBREUCQ, Lyon, 2005 (Cahiers du Centre d’Histoire médiévale, 3). 2 N. GONTHIER, « Sanglant coupaul, orde ribaude ! » Les injures au Moyen Âge, Rennes, 2007. 3 La trahison au Moyen Âge. De la monstruosité au crime politique (V e-XV esiècle), éd. M. BILLORÉ & M. SORIA, Rennes, 2009.
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REMERCIEMENTS
particulièrement le CIHAM (Histoire, Archéologie, Littérature des mondes chrétien et musulman médiévaux, UMR 5648) et ses deux directeurs Jacques Chiffoleau et Jean-Louis Gaulin, qui ont accueilli ensemble, avec une ouverture d’esprit remarquable, les chercheurs de Lyon 3 et leurs projets de publication : grâce à eux et à la création d’un axe « Recherches sur la normativité médiévale », les meilleures conditions de travail ont été réunies pour préparer la publication de ce volume, dont Paul Bertrand a accompagné la naissance dans la collection Hagiologia.
Liste des abréviations Acta sanctorum quotquot a toto urbe coluntur…, 1e éd., 67 vol., Anvers-Tongerloo-Bruxelles 1643-1940 ; 3e éd., Paris, 1863-1870. BHL Bibliotheca hagiographica latina antiquae et mediae aetatis, éd. Socii Bollandiani, Bruxelles 1898-1899 (Subsidia Hagiographica, 6) et Novum Supplementum, éd. H. Fros, Bruxelles, 1986 (Subsidia Hagiographica, 70). BR Bruxelles, Bibliothèque Royale de Belgique. BS Bibliotheca Sanctorum, éd. F. Caraffa et G. Morelli, 15 t., Rome, 19612000. CCCM Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis, Turnhout, 1966-. CCSL Corpus Christianorum, Series latina, Turnhout, 1954-. MGH Monumenta Germaniae Historica, Hanovre-Berlin-Leipzig, 1826-, dont : SS Scriptores. SRM Scriptores Rerum Merovingicarum. Paris, BnF Paris, Bibliothèque nationale de France. PL Patrologiae cursus completus…, éd. J.-P. Migne, Series latina, 221 vol., Paris 1844-1855. SC Sources chrétiennes, Paris, 1942-. AASS
Propos liminaires Marc Van Uytfanghe Gand Encore un colloque sur l’hagiographie. Les colloques et les publications sur l’hagiographie antique tardive et médiévale continuent à se succéder, en effet, depuis des décennies, suite à la « découverte » et surtout la réhabilitation de cette littérature par les historiens, les philologues, voire (pour ce qui est du haut Moyen Âge) par les linguistes, latinistes et romanistes. Je suis évidemment le premier à me réjouir de cet état de choses. Un jour, je pense, cet engouement pour l’hagiographie, surtout à partir des années 1960/1970, fera lui aussi l’objet d’une recherche d’histoire des idées scientifiques dans la seconde moitié du XXe et le début du XXIe siècle. J’étais membre du comité scientifique du colloque lyonnais d’octobre 2010, mais je n’étais pas parmi les organisateurs, nettement plus jeunes. Autrement dit, la relève est assurée. Je suis donc bien placé pour les féliciter de cette initiative, parce que l’angle de vue qu’ils ont choisi (« Normes et hagiographie ») est à la fois fondamental et original, et ce d’autant plus qu’il ratisse large. En effet, il ne s’agit pas uniquement de l’exemplarité en soi de la vie et de la geste des saints dans les sources narratives concernées (Passions, Vies, voire historiographie), mais autant de leur mise au service par exemple de doctrines orthodoxes, d’idéaux et de mouvements réformateurs ou plutôt conservateurs, d’intérêts particuliers, ecclésiastiques et mêmes politiques, et aussi de l’utilisation de données hagiographiques comme arguments d’autorité dans des documents historiques, juridiques et diplomatiques. Comme on me l’a demandé, je me limiterai à quelques réflexions préliminaires. 1. La première porte sur le fait même que l’hagiographie ait pu acquérir un tel statut normatif au Moyen Âge, que la simple mention d’un saint puisse accroître l’autorité d’un document. Comment est-on arrivé là ? La raison est évidemment à chercher dans le culte des saints qui, à la fin de l’Antiquité, s’est érigé lui-même en norme au sein du christianisme, ce qui n’allait pas de soi dans Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 9-16 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102179
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une religion monothéiste. Le phénomène n’est pas totalement inconnu dans le judaïsme et l’islam, mais il y est resté très en retrait par rapport à ce qu’il est devenu dans l’Église chrétienne ; dans ces deux autres religions abrahamiques, il n’a jamais fait partie d’une doctrine ou d’une pratique officielles, il était même quelque peu suspect. La chrétienté, par contre, disposait, disons au VIe siècle, d’une pléthore de médiateurs (autres que le Médiateur, le Christ), vénérés dans tout un réseau de sanctuaires, où l’on attribuait à leurs reliques (directes ou indirectes) une foule de miracles vantés par une littérature appropriée. Un véritable système a été mis en place que les apôtres et même les contemporains de saint Polycarpe, héros de notre premier marturion grec dans la seconde moitié du IIe siècle, n’auraient pas reconnu et n’auraient sans doute pas cautionné. Je ne disserterai pas ici sur les causes de tout ce cheminement, sur les facteurs et les cofacteurs (internes et externes) qui y ont joué, je l’ai fait ailleurs1. Il faut se garder, je crois, d’explications monocausales (du genre : les saints successeurs des dieux, ou répliques des patroni aristocratiques de l’Antiquité tardive2), mais de l’autre côté il faut bien reconnaître les mutations et les étapes nouvelles, nouvelles par rapport au christianisme du Nouveau Testament : par exemple l’admission des martyrs au paradis (sans devoir attendre la résurrection de leur corps), privilège étendu ensuite à des non-martyrs ; le passage du témoin (le premier sens du mot « martyr ») à l’intercesseur auquel on peut s’adresser (plutôt que de s’adresser directement à Dieu) ; les miracles post mortem, que saint Augustin a eu de la peine à accepter ; le culte des reliques, la notion de communio sanctorum reportée sur l’au-delà, etc. Le christianisme médiéval ne se réduit pas purement et simplement au culte des saints. Toutefois, dès le haut Moyen Âge, celui-ci a capté et drainé une part essentielle des énergies spirituelles et offrait à la quasi-totalité des fidèles une énorme échappatoire religieuse3. L’Église et ses hagiographes avaient beau affirmer que c’est Dieu qui nous exauce sur l’intercession des saints, le rappel incessant de cette vérité montre qu’elle était difficile à inculquer au peuple et que pour le commun des chrétiens, Dieu était loin et les saints étaient proches. D’ailleurs, l’Église n’avait-elle pas transformé l’autel, l’espace par excellence du sacrifice non sanglant du Christ, en reliquaire, c’est-à-dire en habitacle des saints, de préférence le plus possible ? Certes, l’Église se méfiait des faux saints, des fausses reliques, d’histoires trop fabuleuses. Mais, alors que l’Antiquité tardive avait encore connu quelques 1 M. VAN UYTFANGHE, « L’origine, l’essor et les fonctions du culte des saints. Quelques repères pour un débat rouvert », Cassiodorus. Rivista di studi sulla tarda antichità, 2 (1996), p. 143-196. 2 Cf. P. BROWN, The cult of the saints. Its rise and function in Latin Christianity, Chicago, 1981. 3 Voir J. CHÉLINI, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Paris, 1968, p. 77 ; G. VINAY, « Epilogo », dans La Bibbia nell’alto medioevo, Spolète, 1963 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 10), p. 763.
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détracteurs du culte des saints, celui-ci (en tant que tel) est resté quasiment incontesté au Moyen Âge (l’évêque Claude de Turin, m. 827, est plutôt une exception). C’est seulement au Moyen Âge tardif qu’on percevra des craquements préludant à l’âpre critique d’Érasme de Rotterdam et du protestantisme qui, lui, se débarrassera du culte des saints, le considérant comme non cautionné par la Bible. De toute façon, la manière dont le culte des saints s’est développé en Occident latin comme en Orient grec, une manière officielle et normative, est à mon avis un phénomène absolument remarquable et passionnant de l’histoire du christianisme. 2. Mais revenons à la littérature hagiographique pour ma deuxième réflexion, qui part d’une phrase, elle aussi remarquable, d’Isidore de Séville (m. 636). En effet, dans ses Sentences, écrites vers 612-615, l’archevêque n’hésite pas à déclarer : « Si les préceptes divins qui nous instruisent n’étaient pas là pour nous exhorter à faire le bien, les exemples des saints nous suffiraient comme norme » (norme, voilà le mot)4. Le Sévillan estime donc que l’Église de son temps dispose déjà de tant de modèles postbibliques de perfection chrétienne que, si par malheur elle n’avait plus les livres de l’Écriture sainte, les témoignages hagiographiques pourraient les suppléer. En d’autres termes, l’hagiographie tire sa portée normative aussi de ses rapports, à vrai dire quelque peu ambivalents, voire ambigus, avec la Bible, que les hagiographes citent et utilisent explicitement et implicitement. Or, vers 200 déjà, l’auteur de la Passion de Perpétue voyait dans les nova fidei exempla un prolongement de l’Écriture (les vetera exempla)5, et Sulpice Sévère (m. vers 420) réclamait pour sa Vie de Martin la même foi que celle que l’on doit aux Évangiles6. Toutefois, la mise en circulation de textes douteux (les Passions dites « épiques » notamment) incitait à la prudence. Saint Augustin savait que la Passio Perpetuae n’est pas un écrit canonique, mais il ne la qualifie pas pour autant d’apocryphe7… Cependant, un prologue mis en tête de plusieurs Passions romaines tardives, s’en prend précisément à ceux qui voulaient reléguer cette littérature parmi les apocryphes8. Mais c’est finalement la présence des Passions et des Vies de saints, à côté de la Bible canonique, dans les lectures de la messe du saint et dans les lectures conventuelles des monastères, qui a conféré un statut quasi scripturaire à l’hagiographie. L’église du pape à Rome a été la 4
Isidorus Hispalensis, Sententiae, II, 11, 6 : Si enim ad boni incitamentum divina, quibus admonemur, praecepta deessent, pro lege nobis sanctorum exempla sufficerent. 5 Passio Perpetuae, prol., 1. 6 Sulpicius Severus, Vita Martini, 27, 6 ; Dialogi, I, 26, 5. 7 Augustinus, Sermones, 315, 1 ; De natura et origine animae, I, 10, 2 ; III, 3, 13 ; IV, 18, 26. 8 B. DE GAIFFIER, « Un prologue hagiographique hostile au décret de Gélase ? », Analecta Bollandiana, 82 (1963), p. 341-353.
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dernière à se rallier à cette coutume (dans la seconde moitié du VIIIe siècle), mais en Afrique du Nord elle était attestée dès la fin du IVe siècle9. Je disais « statut quasi scripturaire », car on ne dira jamais explicitement qu’il y a équivalence. « La légende hagiographique n’était pas une alternative pour la Bible, c’était son principal antagoniste, nonobstant toutes les citations scripturaires dont elle se pare ». Ce propos de Gustavo Vinay10 exagère peut-être un peu, mais il n’est pas à côté de la plaque, me semble-t-il. 3. Ma troisième réflexion part aussi de la Bible. « Montrez-vous mes imitateurs comme je le suis moi-même du Christ », écrit saint Paul (I Cor. 11, 1). L’imitation du Christ (et subsidiairement d’autres figures bibliques) est au cœur même de l’hagiographie chrétienne, bien qu’elle projette souvent inconsciemment sur l’Écriture des infléchissements postbibliques (en matière d’ascétisme par exemple)11. Cette dynamique de l’imitation et cette (prétendue) actualisation de l’histoire du Salut entrait en synergie avec l’arrière-fond paradigmatique de la paideia antique (les paradeigmata des Grecs, les exempla des Romains, ces exempla qui, aux dires de Grégoire le Grand, servent plus efficacement l’édification chrétienne que les praedicamenta)12. Or, la plupart des hagiographes du haut Moyen Âge que j’ai moi-même étudiés, présentent leur saint en modèle pour tous les chrétiens. Je m’interroge cependant sur cette « imitabilité », car les types de saint proposés confinent étroitement la vie parfaite : prêtres et surtout évêques, abbés, abbesses, ermites, moines, moniales, presque tous célibataires. À part quelques vertus chrétiennes générales, comment la grande majorité des laïcs mariés pouvait-elle y trouver matière à modeler sa vie ? On a émis l’hypothèse que les saints, du moins ceux du haut Moyen Âge, auraient surtout été proposés à l’admiration populaire, de sorte qu’ils étaient aussi perçus comme des « boucs émissaires », des délégués du peuple chrétien dans les hautes sphères de la vie parfaite. La foule des fidèles se serait alors trouvée déchargée en quelque sorte du devoir de sainteté13. C’est une théorie intéressante, mais les hagiographes ne la confirment pas directement. Pourtant, certains d’entre eux font valoir, dans le sillage de Césaire M. VAN UYTFANGHE, « Les voies communicationnelles du message hagiographique au haut Moyen Âge », dans Comunicare e significare nell’alto medioevo, Spolète, 2005 (Settimane di studio della Fondazione Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 52, 2), p. 685-731. 10 G. VINAY, « Epilogo », ibid. 11 M. VAN UYTFANGHE, Stylisation biblique et condition humaine dans l’hagiographie mérovingienne (600-750), Bruxelles, 1987, p. 117-250 : « La base biblique et les inflexions postbibliques ». 12 Gregorius Magnus, Dialogi, I, prol., 9. 13 J.-C. POULIN, « Les saints dans la vie religieuse populaire au Moyen Âge », dans Les religions populaires. Actes du colloque international 1970, éd. B. L ACROIX et P. BOGLIONI, Québec, Univ. Laval, 1972, p. 65-74, ici p. 71. Sur une possible évolution ultérieure, voir A. VAUCHEZ, « Saints admirables et saints imitables : les fonctions de l’hagiographie ont-elles changé aux derniers siècles du Moyen Âge ? », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècles). 9
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d’Arles (m. 542), que les saints ne nous exaucent (par leur intercession) que dans la mesure où nous sommes prêts à les imiter. Venir implorer un saint et puis s’adonner au vice est totalement contre-productif selon eux14. De tels propos suggèrent déjà implicitement que les pèlerins venaient surtout demander des faveurs aux saints. Il arrive, par ailleurs, que des hagiographes se plient euxmêmes à cette réalité (ils ne sont pas nombreux, à vrai dire). Ainsi, Adalhelme, évêque de Sées (m. 910), dans sa Vie de sainte Opportune, désigne-t-il les clercs et les moniales comme les imitatores operum illius, tandis que les pèlerins laïcs (la plebs) venus assister à la fête de l’abbesse de Montreuil-au-Houlme doivent s’en aller gaudens cum sua iucunditate, après que les miracles de la sainte auront été dévoilés devant eux15. Au début du XIe siècle, Florentius, abbé de Saint-Josse-sur-Mer, dans sa Vie de saint Josse, salue directement la foule présente à la fête annuelle du saint patron (vobis itaque beatum Iudocum annuatim devote visitantibus) ; il résume à grands traits une biographie déjà existante, puis s’étend longuement et complaisamment sur les miracles attribués à son héros16. Il me semble, en effet, que le « modèle de vie » pour tout le monde était une illusion que nourrissait l’hagiographie, car en pratique cela ne concernait que l’élite cléricale et monastique, très rarement des aristocrates laïcs. Le peuple était avant tout intéressé par la protection surnaturelle que le saint était en mesure de lui assurer, autrement dit par sa thaumaturgie. Des Vitae sans miracles ou avec peu de miracles existaient, mais elles étaient minoritaires17. D’autre part, les recueils de miracles étaient légion. Les hagiographes évoquent régulièrement des doutes sur tel ou tel miracle concret, mais c’est pour les dissiper aussitôt de manière péremptoire. La croyance au miracle était donc la norme générale. Il faut y ajouter que des récits miraculeux peuvent à eux seuls revêtir une portée normative quand il s’agit de miracles punitifs, destinés surtout à faire respecter un commandement (par exemple le repos dominical)18. Chaque miracle prouve aussi la sainteté du protagoniste et (pour ce qui est des miracula Actes du colloque de Rome (27-29 octobre 1988), Rome, 1991 (Collection de l’École française de Rome, 149), p. 161-172. 14 Caesarius Arelatensis, Sermones, 44, 1 ; 214, 2 ; 215, 2 ; 225, 1, et par ex., du VIIIe siècle, la Vita Samsonis episcopi Dolensis, II, 4-5 et 16, éd. P. FLOBERT, Paris, 1997, p. 244-246 et 268. 15 Adalhelmus, Vita Opportunae abbatissae, prol., AASS OSB, III, 2, p. 222. 16 B. DE GAIFFIER, « L’hagiographie et son public au XIe siècle », dans ID., Études critiques d’hagiographie et d’iconologie, Bruxelles, 1967, p. 475-507, ici p. 493. 17 M. VAN UYTFANGHE, « La controverse biblique et patristique autour du miracle, et ses répercussions sur l’hagiographie dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge latin », dans Hagiographie. Cultures et sociétés, IV e-XIIe siècles. Actes du colloque de Nanterre et Paris 1979, Paris, 1981, p. 204-231 ; G. BARONE, « Une hagiographie sans miracles. Observations en marge de quelques Vies du Xe siècle », dans Les fonctions des saints, p. 435-446. 18 M. VAN UYTFANGHE, « Pertinence et statut du miracle dans l’hagiographie mérovingienne (600-750) », dans Miracle et karama, éd. D. A IGLE, Turnhout, 2000 (Hagiographies médiévales comparées, 2), p. 67-144, ici p. 98-101.
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post mortem) sa présence auprès de Dieu. La thaumaturgie, elle, ne doit pas être imitée par le commun des chrétiens. Jésus avait pourtant dit, selon le quatrième Évangile : « Celui qui croit en moi, fera lui aussi les œuvres que je fais, il en fera même de plus grandes » (Ioh. 14, 12). Mais l’Église a rétréci la portée de cette parole, en réservant la thaumaturgie aux croyants qui étaient aux avant-postes de la hiérarchie ecclésiale ou de la société monastique. Je conclus cette troisième réflexion en soulignant en passant que, du point de vue de l’efficacité ou de l’inefficacité du saint « modèle », peu de choses ont changé depuis le Moyen Âge. Le pape Jean-Paul II (m. 2005) a béatifié et canonisé plus de personnes que l’ensemble de ses prédécesseurs depuis quatre siècles, dans le but d’offrir au monde plus d’exemples de sainteté récents. Mais il s’agissait toujours, en grande majorité, d’évêques, de prêtres, de religieux et de religieuses, et donc de célibataires. Je pense que lui aussi s’est fait beaucoup d’illusions. Car ne nous méprenons pas : les Italiens par exemple qui se rendent en masse à San Giovanni Rotondo, au tombeau de Padre Pio (m. 1968), ne le font pas pour imiter ce capucin (prétendument) stigmatisé, mais pour obtenir ses faveurs… 4. Ma quatrième réflexion n’est pas sans rapport avec la précédente. Les organisateurs du colloque ont eu raison de ne pas négliger les aspects communicationnels de la thématique « Hagiographie et normes ». L’hagiographie était évidemment accessible aux clercs et moines qui savaient lire (vacare lectioni) ou au moins comprendre un texte en latin récité devant eux (durant la messe, l’office, au réfectoire du monastère, etc.). Toutefois, l’hagiographie devait aussi propager le culte d’un saint et de ses reliques auprès d’un public plus large, en lui faisant connaître la vie et surtout les miracles de l’intéressé. Comment cela se faisait-il ? Pour la Romania du haut Moyen Âge, et singulièrement dans la liturgie gallicane de l’époque mérovingienne, on a suffisamment de témoignages sur la lecture directe des Passions et des Vies, ou d’extraits de celles-ci, lors de la fête des saints, devant un auditoire également laïc. La « communication verticale » (comme l’appelle Michel Banniard), basée sur la compétence passive des auditeurs, fonctionnait encore plus ou moins. En Gaule carolingienne, elle a été fragilisée, puis ébranlée. En Italie et en Espagne, ce processus s’est déroulé beaucoup plus tard19. Dans les régions non romanes, par contre, le problème de la compréhension des textes par des illettrés s’est posé dès le début. Or, on constate deux choses. Premièrement, l’hagiographie vernaculaire est un phénomène très tardif, et elle est restée toujours minoritaire par rapport à la 19 M. VAN UYTFANGHE, « Les voies communicationnelles », art. cit. n. 9 ; ID., « La diachronie latino-romane : le conflit des chronologies et la diglossie », Zeitschrift für romanische Philologie, 128 (2012), p. 405-456.
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masse des textes latins. Deuxièmement, on sait qu’en beaucoup d’endroits, la foule se pressait dans les sanctuaires hébergeant les reliques d’un saint patron, pour célébrer sa fête. Souvent, ce jour-là devenait une espèce de kermesse locale. Est-ce qu’on traduisait ou paraphrasait oralement les récits latins dans le cadre d’un sermon ? On a quelques indices là-dessus20, mais des recherches méticuleuses restent à faire, notamment sur base des prologues hagiographiques. Un casuiste du XIIIe siècle atteste que les jongleurs chantaient gesta principum et vitas sanctorum21. Déjà dans la première moitié du XIIe siècle, Orderic Vital (m. v. 1142) avouait que, dans un premier temps, il n’avait connu saint Guillaume de Gellone que par une chanson de ces ioculatores22 . Cette coutume était peut-être encore plus ancienne, bien que la fameuse Cantilène de saint Faron de Meaux, évoquée par un hagiographe du IXe siècle et parfois citée comme un premier spécimen du genre, fût plutôt un carmen publicum chanté par le peuple23. Quoi qu’il en soit, Orderic Vital opposait à ces productions légères les graves documents de l’hagiographie autorisée et donc normative. Je crois, quant à moi, qu’il y avait aussi ce que le byzantiniste Gilbert Dagron a appelé une « hagiographie spontanée », en amont et en aval des textes proprement dits24, une narrativa orale « de bouche à oreille », car les hagiographes parlent souvent de la fama, de la divulgatio des hauts faits des saints (les miracles, mais aussi certaines actions caritatives retentissantes). Ils étaient racontés par les miraculés eux-mêmes, les témoins, le clergé, sous peine de déformation sans doute. Peut-être était-ce surtout cela qui faisait courir les gens du peuple vers les sanctuaires, où, le cas échéant, ils pouvaient également contempler l’hagiographie visuelle, des scènes peintes sur les murs des églises (au VIe siècle, il en est déjà question à Tours et à Marseille)25. 5. Un facteur de poids qui a pu contribuer à maintenir le fonctionnement, fûtil fragilisé, de la communication verticale d’un récit hagiographique latin dans la Romania, est sans doute la répétitivité du message, garante d’une certaine accoutumance langagière. C’est ce qui me suggère ma dernière réflexion. Tout le monde sait que l’hagiographie regorge de stéréotypes et de lieux communs, qui se transmettent d’un saint à l’autre, souvent même sous forme de pur plagiat, du moins à nos yeux à nous. Il suffit de penser aux catalogues de vertus, même B. DE GAIFFIER, « L’hagiographie et son public », p. 489-496. E. FARAL, Les Jongleurs, Paris, 1910, p. 44. 22 Ordericus Vitalis, Histoira ecclesiastica, I, 6, 3, cf. B. DE GAIFFIER, « L’hagiographie et son public », p. 497. 23 Sur ce carmen cité en 869 par Hildegaire dans sa Vita Faronis episcopi Meldensis, voir M. VAN UYTFANGHE, « Les voies communicationnelles », p. 728. 24 G. DAGRON, Vie et Miracles de sainte Thècle. Texte grec, traduction et commentaire, Bruxelles, 1978, p. 25, n. 3. 25 M. VAN UYTFANGHE, « Les voies communicationnelles », p. 729. 20 21
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s’ils sont rarement copiés de manière tout à fait servile (il y a presque toujours de petites retouches). Au niveau du macrotexte, les grands linéaments du bios d’un(e) famulus/famula Dei, tout comme la structure des différents types de récits miraculeux, sont fixés dès le départ. « Ce qui comptait dans le saint », disait Léopold Génicot, « n’était pas l’homme, mais Dieu présent et agissant dans l’homme ; or Dieu est un ; plus un saint était authentique, moins il était individualisé »26. Le poids de la tradition explique en même temps l’émergence difficile de formes de sainteté nouvelles, une sainteté laïque par exemple à la fin du IXe et au début du Xe siècle. Celle-ci est toujours restée minoritaire, on l’a déjà dit, mais elle a fini par exister tout de même. Par ailleurs, ceux qui étudient l’hagiographie de près, savent que, malgré tout, le corset général permet encore bien des différenciations et des implémentations (si on me permet cet anglicisme) variées, y compris dans les réécritures27. Certes, alors que nous cherchons de préférence à détecter ce qui est atypique ou tendenzneutral comme on dit en allemand (j’ai moi-même étudié avec plaisir un saint « dissident », à savoir Goar de Rhénanie)28, les médiévaux eux-mêmes jugeaient sans doute plus important ce qui était typique ou tendenzkonform. C’est finalement cela, pourrait-on dire, qui assurait à l’hagiographie son efficacité globale. Néanmoins, lorsqu’un auteur entendait mettre son texte au service de quelque chose de spécifique et de contemporain, il devait bien, explicitement ou implicitement, ajouter ou omettre, renforcer ou atténuer, infléchir aussi certains traits du discours hagiographique. Je laisse évidemment de côté, ici, le problème des rapports entre le substrat historique et la stylisation littéraire et narrative, laquelle va généralement dans le sens de la stéréotypisation (pensons par exemple au topique nobilis genere, qui finit par être appliqué aussi à des personnages qui n’étaient pas d’origine noble, le Adelsheilige du haut Moyen Âge). Une stylisation atypique peut provenir de l’histoire même du saint, mais elle peut tout aussi bien être commandée par un objectif propre à l’auteur. À voir les titres des communications, les participants au colloque, puis les lecteurs des actes, auront droit à bien des illustrations de ce principe.
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Propos cité par J.-C. POULIN, L’idéal de sainteté dans l’Aquitaine carolingienne d’après les sources hagiographiques (750-950), Québec, Univ. Laval, 1975, p. 99-100. 27 M. GOULLET, Écriture et réécriture hagiographiques. Essai sur les réécritures de Vies de saints dans l’Occident latin médiéval (VIIIe-XIIIe s.), Turnhout, 2005. 28 M. VAN UYTFANGHE, « Le remploi dans l’hagiographie : une ‘loi du genre’ qui étouffe l’originalité ? », dans Ideologie e pratiche del reimpiego nell’alto medioevo, Spolète, 1999, I (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 46), p. 359-411, ici p. 405-407.
L’hagiographie, source des normes médiévales. Pistes de recherche Marie-Céline ISAÏA Lyon
Que l’hagiographie soit exemplaire est une fausse évidence1, dont les sources médiévales s’ingénient à nous convaincre : elles répétent à l’envi que tout hagiographe a pour mission de garder en mémoire les exempla des saints, c’est-à-dire celles de leurs actions qui méritent d’être conservées pour servir d’exemples à la postérité2. L’écriture hagiographique se donne pour première justification cette dimension pédagogique et morale : savoir ce qu’ont fait les saints, c’est pouvoir suivre leur modèle3. D’où un glissement aisé de la Vie à sa glose édifiante, sous la forme de sermons destinés à mettre en valeur ce que la trame biographique renfermait d’exemples profitables, comme dans ce sermon édité en annexe de la Vie de saint Amand par Milon, dont on donne ici l’introduction et la conclusion : Mes frères bien aimés, puisque le pieux zèle de votre dévotion vous rappelle pour célébrer l’anniversaire et la très sainte sollennité du très bienheureux père Amand, je pense qu’il est à propos que l’exhortation de notre sermon vous fasse connaître les plus remarquables de ses œuvres, afin que, les connaissant, et les exemples de son mode de vie parfait vous revenant entièrement en mémoire, vous saisissiez quelque trait imitable de la sainteté de ses actions…
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Voir ici même la mise en garde des propos liminaires de M. Van Uytfanghe. M.-C. ISAÏA, « Normes, modèles, exemples dans les prologues hagiographiques latins (IV e -IXe s.) », Apprendre, produire, se conduire. Actes du congrès de la SHMESP de Nancy, à paraître en 2015. 3 Dans l’une des définitions du « discours hagiographique » qui a eu le plus d’écho, Marc Van Uytfanghe fait de son exemplarité la raison même de toute sa structure, voir « L’hagiographie, un ‘genre’ chrétien ou antique tardif ? », Analecta Bollandiana, 111 (1993) p. 135-188, ici p. 148, : le « discours hagiographique » serait celui qui a pour objet un personnage dont la réalité historique est stylisée ou altérée par le recours à des archétypes, dans le cadre d’un discours davantage performatif qu’informatif, dans le but d’une utilisation apologétique, pour l’instruction et l’édification. 2
Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 17-42 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102180
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nous devons imiter les exemples des saints, pour recevoir en partage la joie éternelle avec les justes plutôt que les tourments sans fin avec les impies4.
Tout le fonctionnement exemplaire de l’hagiographie est ici résumé : la connaissance de quelques passages biographiques est utile puisqu’ils sont les illustrations de vertus imitables, que la dévotion personnelle, la mémoire et une certaine émulation spirituelle doivent rendre communicatives5. Il faut donc dissiper dès l’abord un malentendu : ce n’est pas l’exemplarité de l’hagiographie qui est en jeu dans ce volume, mais les relations complexes que le discours hagiographique a entretenues avec les normes en Occident à l’époque médiévale. Les deux sujets peuvent parfois se rejoindre. Commençons par les distinguer en opposant à la norme le modèle : réfléchir aux « modèles de sainteté », c’est étudier un discours adressé à chaque individu, qui traduit une consigne générale d’ordre dogmatique ou moral en une incitation singulière à la conversion ; ces « modèles » peuvent être contenus par des textes hagiographiques (Vies, mais aussi Miracles), mais se trouvent plutôt véhiculés par d’autres intermédiaires qui en transmettent la matière sous des formes adaptées (prédication, exempla, images)6. Les études sur les modèles de sainteté se heurtent, et c’est normal, à l’énigme de leur réception : savoir quel bouleversement intime provoque la conversion, quelles émotions et décisions personnelles suscite le modèle hagiographique qu’un individu se propose de suivre, relève en effet davantage de la psychologie que de l’histoire7. Les témoignages personnels 4
Quia ad anniuersariam ac sacrosanctam sollemnitatem beatissimi patris Amandi, fratres dilectissimi, religioso deuotionis studio conuenisti, oportunum esse arbitror, ut exhortatione nostri sermonis operum illius insignia cognoscatis, quatenus, cognitis, immo ad memoriam reductis conuersationis ipsius exemplis, imitabile aliquid capiatis de actione sanctitatis… Proinde, carissime, fugientes haec et alia his similia, sanctorum imitemur exempla, ut non cum impiis perpetua tormenta sed cum iustis percipiamus gaudia sempiterna… Amen., éd. B. K RUSCH, MGH SRM 5, 1910, p. 459-470, ici p. 459, l. 27-31 et p. 470, l. 20-22. Sur la sainteté prêchée, voir en dernier lieu C. WOODS, « Immaculata, incorrupta, intacta : preaching Mary in the Carolingian Age », dans Sermo doctorum. Compilers, preachers and their audiences in the Early Medieval West, éd. M. DIESENBERGER, Y. HEN et M. POLLHEIMER, Turnhout, 2013, p. 299-262. 5 Appliqué à l’hagiographie mérovingienne par J. K REINER, The Social Life of Hagiography in the Merovingian Kingdom, Cambridge, 2014, p. 88-106. 6 Voir en ce sens J. OBERSTE, Zwischen Heilgkeit und Häresie. Religiosität und sozialer Aufstieg in der Stadt des hohen Mittelalters, Bd. 1 : Städtische Eliten in der Kirche des hohen Mittelalters, Cologne, 2003, sur le passage des traités théoriques, théologiques ou philosophiques à l’application pratique et à la réforme des comportements dans le cas des élites urbaines marchandes : le discours qui leur est adressé par l’Église à partir du XIIIe siècle par la prédication ad status et les exempla permet de suivre le passage de « l’ordonnancement du monde selon l’Église », c’est à dire « d’une norme religieuse vers une réalité sociale », p. 36 ; ce discours n’utilise pas de façon privilégiée l’hagiographie, mais des exempla tirés de la littérature profane : voir par exemple p. 163-168 sur Jacques de Vitry. 7 D. IOGNA-PRAT, « Évrard de Breteuil et son double. Morphologie de la conversion en milieu aristocratique (v. 1070-v. 1120) », dans Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval (IXe-XIIe siècle), éd. M. L AUWERS, Antibes, 2002 (Collection d’Études
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sont rares et ne peuvent jamais être pris comme les expressions sans retouches d’un intime bouleversement religieux8. Jean-Yves Tilliette, en introduction au grand colloque sur les fonctions des saints, l’a reconnu à regret : la fonction pastorale assignée aux Vies de saints, quand ils sont décrits comme des exemples à suivre, explique qu’une « élite ecclésiastique » trace les contours, moins de personnages réels que de représentants d’un modèle de sainteté. C’est la démarche que revendique Ambroise évêque de Milan quand il inaugure une méditation sur l’exemplarité de saint Joseph en promettant de trouver, sous les méandres de la vie (historia) du patriarche, un modèle de chasteté ; Ambroise justifie son exégèse par la déclaration suivante : « La vie des saints est une règle de vie pour tous les autres »9. Au-delà des déclarations d’intention de ce genre, il reste impossible de savoir si l’intention pastorale a été suivie d’effet : « leur réception par la communauté des fidèles, et, plus encore, par les consciences individuelles ? Il est bien difficile d’en mesurer la portée, les sources aptes à répondre à nos interrogations notamment dans le haut Moyen Âge faisant cruellement défaut »10. Les historiens peuvent en revanche travailler sur les stratégies des autorités qui sélectionnent et promeuvent un modèle plutôt qu’un autre11, ou sur les moyens médiévales de Nice, 4), p. 537-557. Parmi les rares témoignages possibles pour le haut Moyen Âge, l’un des mieux documentés est peut-être celui de l’évêque Boniface († 754) : sa correspondance atteste l’intérêt que lui-même et son entourage portent aux Passions des martyrs ; Bugga lui écrit : « Que ta charité sache en même temps que je n’ai pas du tout pu t’envoyer encore les Passions des martyrs que tu m’as demandées ; quand je pourrai le faire, je le ferai », Die Briefe des heiligen Bonifatius und Lullus, éd. M. TANGL, MGH, Epistolae selectae, 1, Berlin, 1916, p. 27. Faut-il en conclure que Boniface a nourri par ce genre de lectures son désir de martyre ? C. CUBITT, « Memory and Narrative in the Cult of early Anglo-Saxon saints », dans The Uses of the Past in the Early Middle Ages, éd. Y. HEN & M. INNES, Cambridge, 2000, p. 29-66, ici p. 37-38. 8 Dans la Vie de saint Alban de Mayence, Goswin raconte ainsi que le saint recherchait dans ses lectures des exemples à suivre : « Il veillait toute la nuit, participant de cœur et de bouche au ciel : soit il s’entretenait avec le Seigneur dans la prière, soit il méditait, s’adonnant aux saintes Écritures, sur les paroles que le Seigneur lui adressait. Car il puisait à ces saints entretiens les exemples des saints Pères et, si un personnage lui apparaissait mériter des éloges selon cette divine attestation, il cherchait à comprendre en son esprit délié par quels mérites il avait plu à Dieu, dans le but d’imiter son comportement, pour mériter de Dieu une attestation semblable », Gozechinus Leodiensis, Vita Albani martyris Moguntinensis, éd. O. HOLDER-EGGER, MGH SS 15-2, 1888, p. 985 ; c’est la Bible qui sert ici de Vitae patrum. 9 Ambrosius Mediolanensis, De Ioseph, I, 1, éd. C. SCHENKL, Vienne, 1897 (CSEL 32-2), p. 73122, ici p. 73 : Sanctorum vita ceteris norma vivendi est. C’est l’incipit du traité. Il faut remarquer chez Ambroise qu’il ne s’agit pas d’hagiographie stricto sensu mais encore d’histoire sainte – comme dans la Vie de saint Alban. Ambroise explique qu’il n’étudie pas tant Joseph comme personnage historique que Joseph comme speculum castitatis. 10 J.-Y. TILLIETTE, « Introduction », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècles). Actes du colloque de Rome (27-29 octobre 1988), Rome, 1991 (Collection de l’École française de Rome, 149), p. 1-11, ici p. 10-11. 11 Voir, par exemple, les réflexions sur l’apparition d’une « sainteté laïque » décrite comme le produit d’une pastorale consciente depuis les travaux d’A. VAUCHEZ, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1988 (Bibliothèque de l’École française d’Athènes et de Rome, Série romaine, 241).
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les plus efficaces pour diffuser le modèle choisi12. Il est trop tôt pour apprécier à sa juste valeur cette approche de l’hagiographie comme outil pastoral efficace, même si l’on reconnaît déjà les fruits plus ou moins directs des recherches sur la diffusion des exempla13 ou la prédication14. L’un des effets intéressants de cette approche est qu’elle prend le contre-pied du reproche adressé par l’historiographie positiviste à l’hagiographie : s’agit-il d’une littérature tissée de lieux communs ? Certes, mais ces lieux communs en eux-mêmes valent qu’on s’y arrête puisqu’ils sont, mieux que les notations les plus originales, les lieux où s’exprime l’exemplarité de l’hagiographie. Plutôt que de vouloir retrouver, derrière le saint construit par le discours et la légende, le « vrai saint » qui serait le saint de l’histoire, celui que l’on pourrait débarrasser des stéréotypes, la recherche des « modèles de sainteté » permet de faire des stéréotypes eux-mêmes un objet d’étude historique. C’est, formulé sous l’angle de l’histoire sociale, ce que Peter Brown avait dit du point de vue de la littérature tardo-antique15 : il y a une filiation profonde entre la fonction de la littérature dans la culture romaine classique et celle de l’hagiographie de l’Antiquité tardive puisque l’écrit littéraire, dans la perspective classique, n’a pour but que de construire des hommes ; sa fonction morale est non seulement assumée mais revendiquée ; seul un contresens moderne, « post-augustinien » selon les catégories de Peter Brown, s’émeut de cette contrainte propre à la « civilisation de la paideia » qui promeut le rôle de modélisation assigné à la littérature en général, puis à l’hagiographie en particulier. Le christianisme adopte ce point de vue avec d’autant plus de facilité que Dieu lui-même y est le modèle (exemplar) qui doit être reproduit en tout homme, selon l’idée du premier Adam, parfaite image de Dieu, que le nouvel Adam restaure.
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Un point de repère pourrait être le colloque Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XV e siècle, Rome, 1981 (Collection de l’École française de Rome, 51). 13 Pour ne citer qu’un seul titre après J. BERLIOZ & M.-A. POLO DE BEAULIEU, Les exempla médiévaux : nouvelles perspectives, Paris, 1998 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 47), voir Le Tonnerre des exemples. Exempla et médiation culturelle dans l’Occident médiéval, éd. M.-A. POLO DE BEAULIEU, P. COLLOMB & J. BERLIOZ, Rennes, 2010, avec en particulier E. PINTO-M ATHIEU, « Le conte du ‘jardinier’ de la Vie des Pères ou comment prêcher aux laïcs ? », p. 113-130, pour une adaptation en français, puis dans les exempla à prêcher, des Vitae patrum comme « contes » bons pour « l’édification et la conversion », ici p. 115. 14 Après les travaux de Nicole Bériou, voir en dernier lieu G. FERZOCO, « Preaching, Canonization and new Cults of Saints in the later Middle Ages », dans Prédication et liturgie au Moyen Âge, éd. N. BÉRIOU & F. MORENZONI, Turnhout, 2008 (Bibliothèque d’Histoire Culturelle du Moyen Âge, 5), p. 297-312, qui fait du sermon le vecteur principal de diffusion d’une réputation de sainteté, notamment dans une perspective de publicité antérieure au procès de canonisation. 15 P. BROWN, « The Saint as Exemplar in Late Antiquity », Representations, 1-2 (1983), p. 1-25.
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Loin du modèle hagiographique, notre projet a plutôt été de partir des normes médiévales pour évaluer dans quelle mesure l’hagiographie avait contribué à les élaborer16, éventuellement en les contredisant17. Ces « normes » ont été créées comme objets d’étude par les historiens du droit18, qui ont observé que le Moyen Âge connaissait des références contraignantes distinctes des lois et souvent plus importantes pour la régulation sociale : du point de vue de ces historiens, l’origine de la contrainte est déterminante et, tandis que la loi émanerait d’un pouvoir central, en particulier royal, les normes seraient ces règles communes qui n’ont pas une autorité politique clairement identifiée pour origine. Autour de cette opposition entre loi publique et normes communes, certains historiens du droit ont construit une scansion chronologique au sein du Moyen Âge occidental, qui n’est pas sans résonnance avec l’histoire de l’hagiographie : la période qui précède le XIIe siècle serait par excellence celle où s’affirme une dissociation entre le pouvoir central et la capacité normative19. L’entrée dans la modernité juridique au XIIIe siècle, que Paolo Grossi décrit comme la découverte conjointe du pouvoir du prince législateur et de la primauté de l’individu sur le groupe,
16 Pour la production des normes médiévales, on peut voir en dernier lieu La fabrique de la norme. Lieux et modes de production des normes au Moyen Âge et à l’époque moderne, éd. V. BEAULANDE-BARRAUD, J. CLAUSTRE et E. M ARMURSZTEJN, Rennes, 2012. Du fait d’une définition restreinte de la norme comme écrit à portée juridique, les études de ce beau volume ne peuvent pas prendre en compte l’hagiographie. 17 C’est l’une des faiblesses de l’idée des « modèles de sainteté », corollaire de la définition de l’hagiographie comme medium d’un encadrement religieux : elle reste impuissante à rendre compte de l’existence de ces figures proposées comme des modèles alors qu’elles sont horsnormes. Voir en ce sens l’étude de la Vie de saint Séverin par I. WOOD, « The monastic frontiers of the Vita Severini », dans Eugippius und Severin. Der Autor, der Text und der Heilige, éd. W. POHL & M. DIESENBERGER, Wien, 2001 (Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 2), p. 41-51 et V. ROSENBERG, « The Saint and the Bishop : Severinus of Noricum », dans Episcopal Elections in Late Antiquity, éd. J. LEEMANS, S. W. J. K EOUGH, C. NICOLAYE & P. VAN NUFFELEN, Berlin-Boston, 2011 (Arbeiten zur Kirchengeschichte, 119), p. 203-216. Pour une réflexion sur l’écart entre la norme canonique et l’hagiographie mérovingienne à propos des élections épiscopales, voir dans le même volume D. A LT, « …ut sancto sanctus succederet… oder : haben Heilige eine Wahl ? Ein Ausblick auf die frühmittelalterliche Bischofshebung in den Viten Heiliger Bischöfe », ibid., p. 315-330, ici p. 323-324. 18 Voir en dernier lieu Normes et normativités. Études d’histoire du droit rassemblée en l’honneur d’Albert Rigaudière. éd. C. LEVELEUX-TEIXEIRA, A. ROUSSELET-PIMONT, P. BONIN & F. GARNIER, Paris, 2009 et, pour les relations entre droit et hagiographie, la réflexion juridique pionnière de N. HERMMANN-M ASCARD, Les reliques des saints : formation coutumière d’un droit, Paris, 1975 (Société d’histoire du droit. Collection d’histoire institutionnelle et sociale, 6). 19 Sur cette dissociation fondatrice du droit médiéval, voir P. GROSSI, L’Europa del diritto, Roma, 2007, 5e éd. 2009, qui énonce trois principes aux origines du droit médiéval pré-grégorien : l’absence d’un État centralisé, d’où découle l’absence d’un monopole de l’État sur le pouvoir législatif ; la croyance en la supériorité morale et religieuse de la communauté sur l’individu, croyance forgée par la christianisation d’une société qui se pense comme une Église, ce qui rend l’imposition des normes sociales à chacun non seulement tolérée mais souhaitée (p. 1617) ; l’habitude de recourir à des solutions d’auto-régulation du groupe plutôt qu’à la stricte application de textes juridiques par une autorité extérieure.
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ainsi que l’époque du recours plus systématique aux procédures judiciaires20, verrait alors moins s’affaiblir le pouvoir de la norme elle-même que se tarir son jaillissement collectif et spontané : les normes demeurent, mais elles ressemblent de plus en plus à des lois, textes produits par une autorité dominante extérieure à la société qu’elle entend réguler21. Ce n’est pas le lieu de discuter ici cette hypothèse chronologique et, plus largement, cette interprétation de l’histoire du droit qui a déjà donné lieu à de nombreux débats22. Il faut observer en revanche comment elle pousse à préciser la définition de la norme à partir de son espace d’application : la norme dans cette perspective est ce qui est énoncé par un groupe pour lui-même, la loi ce qui est énoncé par un pouvoir pour autrui. C’est cette définition extensive des normes qui est utile pour notre étude, extensive car non limitée à l’étude de ces pratiques et « normes juridiques » qu’a minutieusement décrites l’anthropologie historique23. Dans cette distinction tirée du domaine juridique, le fait le plus important pour notre compréhension de l’hagiographie est que la norme médiévale se trouve définie à la fois comme une référence partagée et une pratique commune : la norme, avant de devenir parfois « norme juridique », est toujours, mais c’est une forme de pléonasme, une « norme sociale »24. Disons qu’il s’agit d’un 20
Ibid., surtout p. 104-110. C’est d’une façon assez remarquable le mouvement que décrit E. M ARMURSZTEJN, L’autorité des maîtres. Scolastique, normes et société au XIIIe siècle, Paris, 2007 : une petite communauté de maîtres parisiens énonce bien des normes, mais ce ne sont pas des normes pour le groupe des maîtres parisiens ; l’énoncé de normes est une fonction professionnelle qu’assument les maîtres au nom de leur qualification universitaire. 22 E. CONTE, « Droit médiéval », Annales. Histoire, Sciences sociales, 57 (2002), p. 1593-1613 ; dans le même volume, A. BOUREAU, « Droit naturel et abstraction judiciaire », p. 1463-1488, remarque ce que cette description d’une normativité médiévale commune avant le XIIIe siècle doit au concept de « droit naturel », voire d’« autochtonie de la norme », avec toutes les dérives que ces expressions autorisent, ici p. 1471. 23 Au milieu d’une bibliographie très abondante pour l’étude de ces normes juridiques désignant les pratiques et références utiles au règlement des conflits, on peut retenir, en français, B. LEMESLE, Conflits et justice au Moyen Âge. Normes, loi et résolution des conflits en Anjou aux XIe et XIIe siècles, Paris, 2008 (Le Nœud gordien) ; L. JÉGOU, L’évêque, juge de paix. L’autorité épiscopale et le règlement des conflits (VIIIe-XIe siècle), Turnhout, 2011 (Haut Moyen Âge, 11) et, pour un essai de dissociation entre l’approche historique et l’approche anthropologique de ces normes, voir l’appel à la prudence de J. CHIFFOLEAU et B. LEMESLE, « Normes et anthropologie. Approches historiographiques et champs actuels de la recherche », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, 14 (2010), p. 277-281. 24 Noter pour mémoire que la sociologie n’a pas construit d’emblée le concept de « norme sociale », sans doute trop redondant, mais qui semble englobé dans le concept de « fait social » qu’utilise Émile Durkheim quand il décrit « des manières d’agir, de penser et de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu’elles existent en dehors des consciences individuelles. Non seulement ces types de conduite ou de pensée sont extérieurs à l’individu, mais ils sont doués d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent à lui, qu’il le veuille ou non », Les Règles de la méthode sociologique, Paris, 1894, rééd. 1967, p. 17. De même, il n’est pas question des social norms chez George Caspar Homans dans son ouvrage le plus influent, Elementary Forms of Social Behaviour, 2e éd., New York, 1974. C’est cependant lui qui a contribué à élaborer l’idée d’un comportement social obéissant à des règles objec21
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consensus, émis ou tu, parfois formulé à mi-voix seulement, qui trouve dans la communauté son lieu d’apparition et son terrain d’application. La norme est par excellence une question d’histoire sociale ; pas de norme sans communauté, pas de communauté sans norme. On peut aller jusqu’à décrire alors la constitution d’un ensemble documentaire objectif et astreignant comme étant à l’origine d’une communauté donnée, dont les normes forment la base institutionnelle25. Ce processus de création a pour corollaire négatif la capacité des normes à exclure de la communauté qui les énonce : « l’anormal » peut et doit être éliminé, au nom de normes qui stigmatisent son comportement comme incompatible avec le groupe, et qui autorisent le groupe à sanctionner la déviance par l’exclusion26. Ces normes, on le voit, excèdent la première définition stricte des historiens du droit, celui d’un corpus réglementaire qui n’est pas d’origine publique. Les normes ne se réduisent pas en effet à l’addition des coutumiers, des codes de droit canonique, des décrétales et autres textes juridiques. Car si ces textes doivent être publiés, exprimés, connus, officiels pour être effectifs et efficaces, les normes n’ont pas toujours besoin d’être mises en forme pour être légitimes et contraignantes. Il existe des normes discrètes, des références communes qui n’ont pas besoin d’être énoncées comme des règles pour inspirer les conduites. C’est l’un des aspects importants des travaux du groupe de recherche créé par Gert Melville sur la vita religiosa : pour comprendre le développement de certains ordres monastiques, il faut se situer à la confluence d’une histoire de la spiritualité et d’une histoire des institutions, en cherchant à discerner quelles sont les normes communes au groupe concerné, à la fois dans ses textes nor-
tives, communes mais non rationnelles. C’est James Coleman qui appelle « norme sociale » « le droit de contrôler les comportements, quand il n’est pas détenu par celui qui agit mais par d’autres », dans Foundations of Social Theory, Harvard, 1990, p. 243, cité et commenté par J. ELSTER, « Coleman on Social Norms », Revue française de sociologie, 44-2 (2003), p. 297-304. Voir surtout, depuis, C. BICCHIERI, The Grammar of Society. The Nature and Dynamics of Social Norms, New York, 2006, en rupture (attendue) avec le fonctionnalisme (la norme sociale n’a en soi ni sens ni utilité), et qui cherche surtout à savoir comment les normes sociales sont créées, là où Émile Durkheim avait fait porter l’analyse sur leur conservation par la punition ou la satisfaction. 25 Comme le fait par exemple Jörg Oberste quand il montre que l’ordre des Prémontrés s’est donné, avec un arsenal normatif réglant le droit de visite, sa véritable structure institutionnelle, dans Visitation und Ordensorganisation. Formen sozialer Normierung, Kontrolle und Kommunikation bei Cisterziensern, Prämonstratensern und Cluniazensern (12.-frühes 14. Jahrhundert), Münster, 1996, p. 210-220. 26 En ce sens, voir par exemple en dernier lieu M. BASSANO, « Normativer l’anormal : l’esprit juridique des sommes anti-Vaudois de la fin du XIIe siècle », Revue de l’histoire des religions, 228-4 (2011), p. 541-566, pour la démonstration d’une concordance entre les sommes théologiques destinées à réfuter l’hérésie vaudoise et les écrits juridiques contemporains qui justifient en droit les poursuites de l’Église contre les hérétiques.
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matifs au sens strict (règles, coutumes) mais aussi dans les textes parénétiques dont il reconnaît la valeur27. L’hagiographie, de ce point de vue, devait prendre une large part dans une étude des normes médiévales, car elle ne peut pas être réduite au rôle exemplaire défini plus haut28. Comme l’Écriture sainte elle-même, qu’ils imitent puis prolongent, les textes hagiographiques forment en effet un corpus commun de références contraignantes pour les sociétés occidentales christianisées. D’une façon révélatrice, Agobard, évêque de Lyon, au moment où il cherche à rendre plus légitime sa position intransigeante sur les biens d’Église, qui n’a pas été reçue avec une grande faveur par l’empereur Louis le Pieux († 840), n’hésite pas à placer « les exemples des saints » sur le même pied que les canons ecclésiastiques, au rang des autorités qu’il faut collecter et respecter : Il t’a semblé, frère bien aimé, qu’en faisant le tour des arguments que contiennent les livres saints et les canons, et en mettant de la même façon sous les yeux de chacun les exemples des saints, nous pourrions nous garder des erreurs humaines qu’il faut soigneusement éviter et tenir fermement la vérité de Dieu, dont quiconque s’est éloigné reste nécessairement dans les ténèbres29.
Certes, Agobard par la suite ne cite pas des Vitae, mais seulement des exemples pris dans l’Écriture : les « saints » en question sont donc les patriarches, les juges ou les prophètes. Cette position est néanmoins décisive pour comprendre la fonction normative de l’hagiographie : Agobard désire en effet pouvoir tirer de comportements historiques particuliers des normes générales, y compris sur ce problème contemporain de la gestion des biens d’Église sur lequel les textes législatifs de l’Ancien Testament ne sont ni nombreux, ni clairs. Il donne donc toute sa place à l’argument historique dans le débat juridique, ce dont profite l’hagiographie. L’Écriture sainte en effet est la première norme commune, et la plus utile peut-être pour son inépuisable polysémie et son indiscutable autorité ;
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Voir par exemple le projet exposé en introduction dans De ordine vitae. Zu Normvorstellungen, Organisationsformen und Schriftgebrauch im mittelalterlichen Ordenswesen, éd. G. MELVILLE, Münster, 1996 (Vita Regularis, 1), p. 1-6. 28 L’hagiographie n’a pas encore profité de l’engouement pour les normes médiévales qui caractérise la recherche en langue française selon le bilan de C. GAUVARD, A. BOUREAU & R. JACOB, « Les normes. Normes, droit, rituels et pouvoirs », dans Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, éd. J.-C. SCHMITT & O. G. OEXLE, Paris, 2002 (Histoire Ancienne et Médiévale, 66), p. 461-482. 29 Tibi frater karissime, uisum est, ut de sacris libris et canonibus auctoritatem sumentes, pariter que exempla sanctorum ad medium deducentes, humanos errores, qui sumopere uitandi sunt, caueamus, et ueritatem Dei, a qua qui recesserit in tenebris maneat necese est, teneamus, Agobardus Lugdunensis, Opera omnia, éd. L. VAN ACKER, Turnhout, 1981 (CCCM, 52) ici De dispensatione ecclesiasticarum rerum, p. 121-142, c. 7, p. 126.
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de plus, on ne peut envisager de normes qui la contredisent, comme l’explique le chapitre 73 de la Règle de saint Benoît : Cette règle, nous l’avons mise par écrit pour montrer que, nous qui la suivons dans les monastères, nous menons, un petit peu du moins, une vie honnête et un début de vie religieuse. Mais celui qui a hâte d’atteindre la perfection de la vie religieuse dispose des enseignements des saints pères, dont la pratique conduit l’homme au sommet de la perfection. Quelle est en effet la page, quel est le précepte dont Dieu soit l’auteur, dans l’Ancien ou le Nouveau Testament, où l’on ne trouve la norme la plus droite pour la vie humaine ? Ou quel est le livre des saints Pères catholiques qui ne fasse pas entendre bien haut ce qu’il faut faire pour parvenir tout droit à notre Créateur ? Et il y a encore les Conférences des Pères, et les Institutions, et leurs Vies, sans oublier la Règle de notre saint père Basile : que sont-elles, sinon les outils d’une vie vertueuse, pour des moines obéissants et dont la vie est juste ? Pour nous, qui sommes sans courage, dont la vie est mauvaise et qui sommes négligents, cela nous fait rougir de confusion30.
Qu’il soit ou non l’œuvre de Benoît de Nursie lui-même, ce chapitre exprime deux importantes convictions du haut Moyen Âge : la norme est plurielle dans son expression écrite, ici plus juridique d’allure, là plus dogmatique, plus spirituelle, plus narrative ; mais cette norme plurielle doit être en profonde harmonie avec l’enseignement de Dieu lui-même, qui se révèle dans la diversité des genres littéraires bibliques, eux-mêmes tantôt historiographiques, tantôt prophétiques, tantôt poétiques ou règlementaires. Il n’y a donc pas de contradiction entre des Vies choisies et l’Écriture, ni même de différence radicale de statut, mais une diversité de moyens d’expression dont doit profiter l’homme qui veut progresser dans la vie spirituelle. Selon les moments en effet, la lecture de l’Écriture paraîtra trop ardue, alors que celle des Vies sera plus aisée, donc plus efficace : En tout temps, les moines doivent observer le silence ; mais c’est encore plus important pendant la nuit. C’est pourquoi, en tout temps – les jours de jeûne comme les jours sans – quand on aura pris le repas, on se lèvera bientôt de table ; qu’ils s’asseyent tous ensemble et qu’un frère lise les Conférences
30 Regulam autem hanc descripsimus, ut hanc obseruantes in monasteriis aliquatenus uel honestatem morum aut initium conuersationis nos demonstremus habere. Ceterum ad perfectionem conuersationis qui festinat, sunt doctrinae sanctorum Patrum, quarum obseruatio perducat hominem ad celsitudinem perfectionis. Quae enim pagina aut qui sermo diuinae auctoritatis ueteris ac noui testamenti non est rectissima norma uitae humanae ? Aut quis liber sanctorum catholicorum Patrum hoc non resonat ut recto cursu perueniamus ad creatorem nostrum ? Necnon et Collationes Patrum et Instituta et Vitas eorum, sed et Regula sancti Patris nostri Basilii, quid aliud sunt nisi bene uiuentium et oboedientium monachorum instrumenta uirtutum ? Nobis autem desidiosis et male uiuentibus atque neglegentibus rubor confusionis est, La Règle de saint Benoît, éd. A. DE VOGÜÉ & J. NEUFVILLE, 6 vol., Paris, 1971-1972 (SC, 181-186), ici 73, 1-7, vol. II, p. 672-674, traduction modifiée.
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ou les Vies des Pères ou tout autre chose qui édifie ceux qui l’écoutent, à l’exception de l’Heptateuche et des Rois, parce qu’à cette heure, pour ceux dont l’intelligence est moins vive, cela ne sera pas utile d’entendre cette partie de l’Écriture – qu’on les lise à un autre moment31.
La traduction la plus courante, et la plus justifiée, du latin norma par « règle » au sens du règlement monastique32 ne rend donc qu’imparfaitement justice à la polysémie du terme : la norma ne désigne pas uniquement l’énoncé de règles à appliquer, mais peut renvoyer à un comportement humain ; ces règles sont précisément des « normes » parce qu’un groupe estime qu’il s’agit de comportements qui traduisent en actes l’idéal commun. D’une façon significative, dans les actes du concile d’Orléans de 549 – bien éloignés par ailleurs des questions de norme hagiographique – l’idée de « norme » est aussitôt précisée par celle de « norme de vie », norma uiuendi, et complétée par ce qui semble être son synonyme le plus proche, le mot disciplina, qui désigne à la fois un savoir objectif qu’il faut maîtriser et une sagesse dans le comportement : C’est à la grâce de Dieu qu’on doit attribuer l’accord qui s’établit entre la volonté des princes et les résolutions des évêques quand, à l’occasion d’une assemblée épiscopale, c’est la norme pour vivre qui se trouve fondée sur la remémoration des canons ou, selon les circonstances, sur l’établissement à nouveaux frais de décisions qui dépendent des anciens articles. Or donc, alors que […] le roi Childebert […] avait réuni ensemble les évêques du Seigneur, désireux d’apprendre de la bouche des pères ce qui est saint et ce qui est encouragé par l’autorité des pasteurs pour l’ordre ecclésiastique, on a noté par ordre et distinctement en articles, avec l’aide de Dieu, ces décisions qu’il est bon que les temps présents conservent pour les temps futurs, afin qu’à ceux qui viendront une norme soit donnée, et aux temps présents une discipline33.
C’est donc bien autour de l’idée d’incarnation que se joue l’assimilation rapide dans le vocabulaire latin médiéval entre norma, discipline et règle. La nor31
Omni tempore silentium debent studere monachi, maxime tamen nocturnis horis. Et ideo omni tempore, siue ieiunii siue prandii : si tempus fuerit prandii, mox surrexerint a cena, sedeant omnes in unum et legat unus Collationes uel Vitas Patrum aut certe aliud quod aedificet audientes, non autem Eptaticum aut Regum, quia infirmis intellectibus non erit utile illa hora hanc scripturam audire, aliis uero horis legantur, ibid., 42, 1-4, p. 584. 32 Pour une clarification terminologique, G. MELVILLE, « Regeln – Consuetudines – Texte – Statuten. Positionen für eine Typologie des normativen Schrifttums religiöser Gemeinschaften im Mittelater », dans Regulae – Consuetudines – Statuta. Studi sulle fonti normative degli ordini religiosi nei secoli centrali del Medioevo, éd. C. A NDENNA & G. MELVILLE, Münster, 2005 (Vita regularis. Abhandlungen, 25), p. 5-38. 33 Ad diuinam gratiam referendum est, quando uota principum concordant animis sacerdotum, ut, dum fit pontificale concilium, normam uiuendi teneat recapitulatio antiqua canonum, uel, ut locus tempusque est, in quibuscumque titulis ueteribus adherens noua constitutio sanctionum. Igitur cum […] Childebertus rex […] congregasset in unum Domini sacerdotes, cupiens ex ore patrum audire quod sacrum est et quod pro ecclesiastico ordine auctoritate prometur pastorali ut uenientibus sit nor-
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ma, qui est la seule vraie « règle », est l’incarnation vécue de la Loi. Elle se compose aussi bien de textes règlementaires que de Vies selon le chapitre 73 de la Règle bénédictine. De prime abord, cette adoption en contexte chrétien d’une définition de la norme, entre autres, comme « comportement d’un saint » n’a rien pour surprendre : le christianisme, religion de l’Incarnation, a voulu que les biographies de Jésus constituent une « bonne nouvelle » et soient les vecteurs privilégiés de la prédication du Royaume. Dans l’agir d’un homme, qui est le Fils de Dieu, tout chrétien doit lire à livre ouvert la Loi nouvelle, dépouillée de son formalisme juridique, mais accomplie par l’Incarnation plus qu’abolie. Les Vies de saints affirment qu’une telle incarnation de la Loi se rejoue en chaque chrétien qui accomplit, à son tour, sa conformation au Christ34. La grande nouveauté médiévale alors ne peut pas résider dans le fait de prendre des figures historiques comme guides pour chacun, ce qui s’inscrit plutôt dans la continuité de la valeur encomiastique donc édifiante de la biographie antique35, mais vient de ce que ces saints du passé constituent des références communes. Cette évolution, du modèle à la norme, est tout entière résumée dans l’interprétation nouvelle que Defensor de Ligugé donne au VIIe siècle de la sentence d’Ambroise, sanctorum uita ceteris norma uiuendi est36. Chez Ambroise, on l’a vu, cette déclaration annonce une lecture de l’Ancien Testament orientée par la mise en valeur typologique de vertus incarnées, ici la chasteté, dans le but de trouver dans cette étude un aiguillon pour le progrès spirituel personnel ; mais chez Defensor, la même phrase s’inscrit dans une réflexion sociale, dans les limites qu’autorise le genre du florilège : c’est en effet dans le chapitre consacré à la question de « la vie commune avec les bons et les méchants » que la citation apparaît – De consortio bonorum et malorum. Defensor réfléchit au problème aigu d’une société médiévale réelle où le fidèle est entouré aussi bien par les bons que les méchants : pour son propre salut, le chrétien doit s’écarter des derniers, entrer dans une communion plus étroite avec les premiers, selon une pensée marquée par l’idée de contagion, car le saint déteint sur celui qui le fréquente37, mais le ma et praesentibus disciplina : quae conueniant a praesenti tempore in posterum custodiri, praestante Deo signanter est titulis praenotatum, Concilia Galliae, a. 314-a. 695, éd. C. DE CLERCQ, 2 vol., Turnhout, 1963 (CCCM, 148-148A), ici vol. 2 p. 148. 34 Pour l’importance d’une telle réflexion sur la forma et la conformation (plus importante que la pensée de l’exemple, du modèle et de l’imitation) dans la théorie occidentale de la représentation, voir en dernier lieu O. BOULNOIS, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge (V e-XVIe siècle), Paris, 2008. 35 Th. J. HEFFERNAN, « Christian Biography : Foundation to Maturity », dans Historiography in the Middle Ages, éd. D. M AUSKOPF DELIYANNIS, Leyde-Boston, 2003, p. 115-156. 36 Defensor Locogiacensis, Liber scintillarum, cap. 63, 10, éd. et trad. H.-M. ROCHAIS, 2 vol., Paris, 1961-1962 (SC, 77 & 86), ici vol. 2, p. 189. 37 Qui enim sancto uiro adherit, ex eius assiduitate, usu locucionis, exemplo operis, accepit, ut accendatur in amore ueritatis, Ibid., sentence 6.
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mauvais corrompt son compagnon38. Il n’est plus question ici de l’inspiration morale que chacun doit trouver dans la lecture des Écritures : Defensor donne à la déclaration d’Ambroise le sens d’un impératif social concret et littéral, « De même que de nombreux biens résultent d’une vie commune avec les saints, de même la vie des méchants provoque des maux nombreux 39 ». La vie des saints, et les mouvements de tri, d’exclusion ou d’agrégation qu’elle provoque, est le ciment constitutif de l’Église, ce qui permet la construction de l’Église véritable40. Partant du sens objectivement parénétique de l’expression d’Ambroise (IVe siècle), Defensor (VIIe siècle) donne à vita sanctorum est norma ceteris un sens ecclésiologique novateur qui révèle l’interprétation fondamentalement communautaire de la norma médiévale. À l’échelle de communautés restreintes donc, l’idée que la vie du fondateur est la référence par excellence de l’agir commun donne naissance à ce qui semble presque une maxime du monachisme latin, uita uel regula, « la Vie [du saint fondateur] c’est-à-dire la règle »41. Peut-être estce là outrepasser audacieusement les intentions des pères du monachisme occidental : Benoît, on l’a dit, promouvait une pluralité de textes normatifs plutôt que le recours à une Vie unique comme règle. Avant lui, Eugippe († avant 543) avait réuni pour ses frères de Lucullanum non seulement sa Vie de saint Séverin composée avec l’aide du diacre Paschase42, mais aussi une collection d’extraits augustiniens et une Règle proprement dite, comme trois œuvres complémentaires, enseignement théologique sur la grâce, règlement pour la vie commune, histoire et souvenir d’un patron enfin. En effet, la commémoration des actes de Séverin était, selon Eugippe, quotidienne dans le monastère napolitain, mais, 38
Periculosum est uita cum malis ducere, perniciosum est cum his qui praue uoluntatis sunt sociare, Ibid., sentence 13. Sicut multa bona habet communis uita sanctorum, sic plura mala adfert malorum, Ibid., sentence 17. 40 Sancta enim eclesia in carnalibus ampla est, in spiritalibus angusta, Ibid., sentence 10. 41 L’idée que la Vie du fondateur sert de règle pour une communauté monastique est une évidence dans le monachisme antérieur à la réforme carolingienne : voir en dernier lieu A. DIEM, « The Rule of an ‘iro-egyptian’ Monk in Gaul. Jonas’ Vita Iohannis and the Construction of a Monastic Identity », Revue Mabillon, n. s., 19 (= 80) (2008), p. 5-50 ; et surtout A. DIEM et H. MÜLLER, « Vita, Regula, Sermo : Eine unbekannte lateinische Vita Pacomii als Lehrtext für ungebildete Mönche und als Traktat über das Sprechen (mit dem Text der Vita Pacomii im Anhang) », Zwischen Niederschrift und Wiederschrift. Hagiographie und Historiographie im Spannungsfeld von Kompendienüberlieferung und Editionstechnik, éd. R. CORRADINI, M. DIESENBERGER, M. NIEDERKORN-BRUCK, Wien, 2010 (Österreichische Akademie der Wissenschaften, 405 ; Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 18), p. 223-272. Il est possible que l’incipit de la Vie de saint Romain fasse allusion à cette réalité, quand l’auteur anonyme annonce qu’il s’efforcera « de retransmettre tels que je les ai reçus de la tradition des anciens, ou vus de mes propres yeux à Condat, les actes et la vie et la règle des vénérables pères du Jura » : uenerabilium Iurensium patrum actus uitamque ac regulam, quantum inibi proprio intuitu uel seniorum traditione percepi […] nitar […] replicare, Vie des Pères du Jura, éd. et trad. F. M ARTINE (revue), Paris, 2004 (SC, 142), I, 1, 4, p. 242. 42 Eugippii opera : excerpta ex operibus s. Augustini, éd. P. K NOELL, Vienne, 1885, rééd. 1967 (CSEL, 9) ; Eugippii Regula, éd. F. VILLEGAS & A. DE VOGÜÉ, Vienne, 1976 (CSEL, 87) et Eugippius, Vie de saint Séverin, éd. et trad. Ph. R ÉGERAT, Paris, 1991 (SC, 374). 39
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avec la disparition de ses disciples directs, le risque existait d’un tarissement de cet enseignement vital43. L’écriture de la Vie répond donc, comme l’ont dit les Pères d’Orléans, à la nécessité de ne rien oublier des normes présentes pour pouvoir les léguer intactes aux générations futures. Si l’hagiographie a pu être, dans certaines circonstances, le lieu privilégié d’une sélection et d’une mise par écrit des normes communes, c’est parce qu’elle n’a pas la sécheresse des règlements mais dépeint la vie avec toutes ses nuances. Le pouvoir de persuasion de documents hagiographiques, naturellement émouvants, sur les individus est déjà évident ; c’est même un mécanisme dont les hagiographes usent consciemment, comme Conrad d’Eberbach l’analyse en conclusion de son histoire de Cîteaux, par un jeu très élaboré sur la norme, la règle et le droit chemin : C’est pourquoi je conjure par notre Seigneur Jésus-Christ ceux qui liront ces pages de bien vouloir ne pas les lire par seule curiosité, mais de mesurer par un examen attentif ce qui dans leurs habitudes dévie par rapport à la règle de justice qui brille d’une façon si extraordinaire dans nos saints pères : tout ce qu’ils auront découvert en eux-mêmes d’éloigné du chemin de la vraie religion, qu’ils se hâtent de le rectifier, dans le combat quotidien des vertus contre les vices, pour revenir à la norme de la vérité. Car, puisqu’on jugerait à bon droit comme le plus stupide de tous les hommes celui qui, s’approchant d’un arbre tout resplendissant de feuilles vertes et de fruits abondants, se remplirait le ventre des feuilles qui ne nourrissent pas et s’abstiendrait des fruits qui lui seraient utiles, selon la justesse du même raisonnement, on pensera qu’il est complètement idiot celui qui, lisant par le menu la très admirable et très profitable succession des vies généreusement données des saints pères, ne les parcourra que comme une chronique historique ou des annales royales, pour information, par simple curiosité, sans rien cueillir au passage dans ce qu’il lit, de la main de la sainte dévotion, pour allumer en lui le feu brûlant de la componction, pour purifier sa conscience de sa rouille et prendre la mesure de l’incohérence de sa conduite44. 43
« Il [parlant de l’auteur de la Vie de Bassus] m’a demandé de lui envoyer quelques faits relatifs à saint Séverin : ainsi instruit, il écrirait le petit libellus de sa Vie pour en garder mémoire pour la postérité et les générations futures. Je fus encouragé par cette proposition et j’ai composé sans attendre un aide-mémoire qui rapporte de nombreux événements, selon le récit bien connu et quotidien que les anciens nous font », Mandauit, ut aliqua sibi per me eiusdem sancti Seuerini mitterentur indicia, quibus instructus libellum uitae eius scriberet posterorum memoriae profuturum. Hac ergo protinus oblatione compulsus commemoratorium nonnullis refertum indiciis ex notissima nobis et cottidiana maiorum relatione composui, Vie de saint Séverin, lettre d’Eugippe à Paschase, c. 2, p. 148, pour le texte latin. 44 Obsecro itaque eos, qui ista lecturi sunt, per Dominum nostrum Iesum Christum, ne sola haec curiositate legisse uelint, sed diligenti consideratione pensent, quid in suis moribus a norma iustitiae, quae in sanctis patribus insigniter refulsit, exorbitet, et quidquid in se a tramite uerae religionis alienum repererint, totum hoc in cottidiano uitiorum uirtutumque conflictu ad lineam ueritatis corrigere
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Ce passage est fascinant en conclusion d’une œuvre éminemment historiographique, hagiographique et normative : Conrad n’écrit pas une Histoire de Cîteaux dans l’ordre chronologique – et fait d’ailleurs sentir au passage ce qu’il pense de toute littérature historique qui ne viserait que l’information du lecteur – mais compile des traditions hagiographiques sur les premiers abbés de l’ordre et leurs miracles dans le but de donner à ses contemporains les références qui leur manquent en matière de « mœurs » ou d’« habitudes », bref, une norma uiuendi en lieu et place d’une Règle cistercienne qui n’existe pas. Or, explique Conrad, cette utilisation normative de l’hagiographie est d’abord rendue possible parce que de tels épisodes vécus font appel à des émotions plus qu’à un savoir : connaître les exploits des saints pères doit susciter l’admiration, les louanges, la consolation, puis la componction, le réconfort, la conversion de cœur et de vie45. Néanmoins, le mécanisme le plus intéressant derrière cette utilisation du « saint admirable ou imitable », est celui de l’hagiographie comme lieu d’émotions partagées46. Dans l’hagiographie, une communauté peut commémorer non seulement des usages, mais encore des expériences émotionnelles structurantes pour le groupe : le compagnonnage avec un homme charismatique par exemple donne du sens à la hiérarchie interne entre anciens – qui ont connu le saint – et nouveaux – qui doivent apprendre à le connaître par le témoignage des anciens. Les miracles pour leur part sont par excellence des moments où les émotions sont poussées à leur paroxysme et la communauté créée dans le partage d’une même expérience. Il n’est pas indifférent que certains membres de la communauté en bénéficient, que d’autres en soient exclus, que certains en festinent. Nam sicut iure omnium hominum stolidissimus censeretur, qui ad arborem uiriditate foliorum atque ubertate fructus pulcherrimam ueniens foliorum inanitate uentrem farciret et ab utilitate fructus ieiunus remaneret, eadem rationis aequitate stultissimus reputatur, qui uenustissimam et fecundissimam seriem strenuae conuersationis sanctorum patrum relegens uelut chronica temporum uel annales regum ad solam curiosam notitiam rerum eam transcurrit et nihil ex hos, quae legit, ad accendendum in se compunctionis feruorem, ad detergendam conscientiae suae rubiginem et ad librandam morum suorum inaequalitatem manu sanctae deuotionis decerpit, Conradus Eberbacensis, Exordium magnum Cisterciense siue narratio de initio Cisterciensis ordinis, éd. B. GRIESSER, Turnhout, 1994 (CCCM, 138), VI, 10, l. 223-233. L’expression norma iustitiae est figée et topique : voir par exemple son utilisation dans la Vie d’Hugues de Marchiennes : H. P LATELLE & R. GODDING, « Vita Hugonis Marchianensis (m. 1158). Présentation, édition critique et traduction française », Analecta Bollandiana, 111 (1993), p. 301-384, ici p. 312 : Hugues a été exemplum bene vivendi, speculum sanctitatis, forma religionis, norma justitiae. 45 Selon la liste des émotions énumérées dans le passage qui suit immédiatement. 46 Une première approche de ce problème des émotions partagées se trouve, sans que l’expression soit utilisée, dans C. P EYROUX, « Gertrude’s Furor : Reading Anger in an Early Medieval Saint’s Life », dans Anger’s Past. The Social Uses of an Emotion in the Middle Ages, éd. B. ROSENWEIN, Ithaca-Londres, 1998, p. 36-55, qui envisage la manifestation de la colère de Gertrude dans la Vie en fonction de ce que l’on peut comprendre de la réception du texte : la colère n’est pas rappelée comme une émotion réelle, mais parce qu’elle revêt une signification pour le public de la Vie.
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soient témoins47 ; la mise par écrit des phénomènes surnaturels rappelle et perpétue cette structuration d’une « communauté émotionnelle »48. On peut très rarement mesurer la distance qui sépare la vie du saint ou son enseignement, qui laisse peu de place aux émotions, et sa Vie qui en fait au contraire l’élément moteur de toute la biographie : quand la mesure est possible néanmoins, c’est l’occasion de constater combien les émotions sont rappelées voire suscitées dans l’hagiographie au service de la communauté qui recevra la Vie en héritage comme règle de vie. Le phénomène a été récemment observé à propos des mulieres religiosae du XIIe siècle : le contraste entre leurs Vitae, qui font la part belle aux excès émotifs, et leurs enseignements très raisonnables prouve que ce sont les clercs hagiographes qui font des émotions le ciment des communautés féminines naissantes autour des saintes49. L’idée de lier les émotions et les normes a longtemps semblée suspecte à la sociologie ; elle ne nous est pas familière, peut-être parce que nous continuons à penser que la norme est raisonnable et l’émotion irrationnelle. En fait, il apparaît que les normes s’imposent d’autant mieux qu’elles sont portées par un consensus émotionnel ou qu’elles protègent le groupe contre des émotions bouleversantes50. La capacité de l’hagiographie à être le lieu d’une commémoration durable est l’une des premières raisons de son utilisation normative. L’hagiographie est en effet le sommet de l’historiographie pour une société chrétienne, le discours par excellence d’une communauté qui rappelle quels événements sont fondateurs pour son histoire51. Certes, cette histoire est troublante selon nos critères car elle est en partie cyclique, comme l’est la liturgie qui la rappelle à date régu47
Le phénomène est évoqué à propos des miracles d’odeurs suaves qui se répandent en présence de certains saints vivants ou de leurs reliques, en différents endroits de M. ROCH, L’intelligence d’un sens. Odeurs miraculeuses et odorat dans l’Occident du haut Moyen Âge (V e-VIIIe siècles), Turnhout, 2009 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 9), par exemple p. 620, p. 524-525 et surtout p. 276-305 à propos des inventions et translations. 48 L’expression est ici utilisée dans un sens qui n’est pas celui de B. ROSENWEIN, Emotional Communities in the Early Middle Ages, Ithaca, 2006 ou E AD., « Pouvoir et passion : communautés émotionnelles en Francie au VIIe siècle », Annales. Histoire, Sciences sociales, 58-6 (2003), p. 1271-1292 ; pour Barbara Rosenwein, c’est la façon dont des hommes expriment préférentiellement des émotions ou les hiérarchisent qui qualifie leur appartenance à une « communauté émotionnelle » ; les émotions ne sont donc pas à l’origine de la création de la communauté (émotions partagées, comme la mémoire peut être partagée) mais sont les symptômes d’un sentiment d’appartenance. 49 V. FRAETERS, « ‘Ô amour, sois tout à moi !’ Le désir comme agent de déification chez Hadewijch de Brabant », dans Le sujet des émotions au Moyen Âge, éd. P. NAGY et D. BOQUET, Paris, 2008 (Bibliothèque historique et littéraire), p. 353-372. 50 En ce sens, mais à propos de l’époque moderne, voir Sh. NICHOLS, « On the Genealogy of Norms : a Case for the Role of Emotion in Cultural Evolution », Philosophy of Science, 69-2 (2002), p. 234-255. 51 Sur l’inanité de l’opposition entre historiographie et hagiographie, F. LIFSHITZ, « Beyond Positivism and Genre : ‘Hagiographical’ Texts as Historical Narrative », Viator, 25 (1994), p. 304-314.
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lière ; en partie atemporelle, comme l’est toute évocation de l’action providente de Dieu ; en partie mythique, comme toute histoire qui s’intéresse au sens des événements plus qu’aux événements eux-mêmes parfois, à leur vérité plus qu’à leur véracité. L’articulation de cette hagiographie mémorielle avec la production de normes prend alors deux dimensions principales. Par l’hagiographie, premièrement, et surtout quand des Vies de saints se trouvent articulées à d’autres types de sources dans le cadre construit de cartulaires-chroniques ou du moins de manuscrits composites, une communauté sélectionne tous les repères partagés nécessaires à l’harmonie de la vie commune, usages recommandés, lieux signifiants, patrons temporels et spirituels, personnalités d’anciens dont la vie mérite d’être connue… Par le choix qui est opéré au sein du foisonnement de mille souvenirs possibles, la communauté se constitue en « communauté de mémoire »52. Cette formation d’une identité est d’abord un processus discontinu, une création permanente, appuyée sur le remodelage des souvenirs individuels par le crible de la mémoire de l’institution, où l’hagiographie n’est pas d’emblée en jeu ou ne joue qu’un rôle secondaire53. Mais il arrive aussi qu’elle constitue la base de toute la construction mémorielle. C’est le cas dans le monastère féminin Notre-Dame de Campesse ou Campsey (au diocèse de Norwich, Suffolk) : le manuscrit de la British Library, Additional 70513, qui contient les Vies des saintes Modwenna, Osith, Audrée et Catherine, peut être considéré comme la chronique monastique du prieuré et la justification de ses pratiques régulières54. Dans le cas de communautés traversées par des crises graves, la mise par écrit plus que la simple collection ordonnée de Vitae peut servir de véritable acte de réforme, voire de refondation55. C’est ce qui semble s’être produit par exemple à Saint-Maur-des-Fossés après la crise qui a vu en 1058 l’éviction de l’abbé, par la composition d’un manuscrit qui rassemble les Vies anciennes de saint Maur et de saint Babolein, et la Vie beaucoup plus récente du vénérable comte Bou-
Pour l’élaboration de l’expression, voir son usage par R. MCK ITTERICK, Histoire et mémoire dans le monde carolingien, Turnhout, 2009 (Culture et société médiévales, 16) [1e éd. anglaise, Cambridge, 2004], après J. FENTRESS et C. WICKHAM, Social Memory, Oxford, 1992 ; pour son application à une communauté monastique, voir surtout M. COSTAMBEYS, « The Transmission of Tradition : Gregorian Influence and Innovation in Eighth-Century Italian Monasticism », dans The Uses of the Past in the Early Middle Ages, p. 78-100. 53 Sur la fluidité de la mémoire comme créatrice d’identité commune, et l’importance des souvenirs oraux avant toute élaboration écrite, voir C. CUBITT, « Monastic Memory and Identity in Early Anglo-Saxon England », dans Social Identity in early medieval Britain, éd. W. O. FRAZER & A. TYRRELL, Leicester, 2000, p. 253-276. 54 S. GORMAN, « Anglo-Norman Hagiography as Institutional Historiography : Saints’ Lives in Late Medieval Campsey Ash Priory », The Journal of Medieval Religious Cultures, 37-2 (2011), p. 110-128. 55 Sur le sujet, voir en dernier lieu le numéro Réforme(s) et Hagiographe en Occdient du VIe au XIIIe siècles, Médiévales, 62 (2012). 52
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chard56. Cette Vie elle-même est en partie écrite à partir du chartrier de l’abbaye, dont les actes sont retouchés pour l’occasion. L’hagiographie joue son rôle dans la production d’une mémoire collective. Deuxièmement, dans cette activité par laquelle un auteur sélectionne parmi des souvenirs mêlés ceux qu’il faudra taire et ceux qu’il faudra garder, l’hagiographie renforce ou acquiert son autorité – donc sa force normative – selon la définition précise que Mary Carruthers a donné de ce processus : un hagiographe, comme tout auteur, sélectionne des « pièces mnésiques » qu’il agence à son gré dans un premier stade de fabrication d’une autorité ; mais, dans un deuxième stade, il faut que cette « activité auctoriale » soit reconnue, validée, « autorisée », ce qui relève d’une activité sociale et communautaire. « Dans le contexte mnésique, le premier relève du domaine de la mémoire individuelle, le second de ce que nous pourrions sans inconvénient concevoir comme la mémoire publique »57. L’hagiographie joue alors un rôle complémentaire de renforcement de l’autorité de l’histoire qu’elle a contribué à élaborer. Cette compétence normative de l’hagiographie par la création d’une mémoire commune n’est pas le fait de tout le Moyen Âge ; l’un des apports de la présente publication est sans doute de parvenir à préciser la chronologie du phénomène, pour désigner les XIe et XIIe siècles comme son apogée dans le monde latin. Dans les traités pédagogiques d’Hugues de Saint-Victor, de Guillaume de Saint-Thierry ou de Pierre de Celle, du XIe au XIIe siècle donc, les lectures hagiographiques sont non seulement recommandées comme substituts de l’Écriture sainte pour les novices qui apprennent, à l’exemple des saints, à être persévérants, humbles, courageux, etc., selon les circonstances extérieures de la vie – c’est l’usage dont parlait la Règle de saint Benoît – ; mais elles servent aussi pour les plus avancés d’exercice intellectuel et spirituel : c’est la lecture en tant qu’exercice de concentration et de maîtrise de soi qui est recommandée comme outil de formation intérieure favorisant l’introspection. Dans les Vies, le moine doit donc être désormais attentif aux motions intérieures des saints, et leurs miracles sont remplacés au profit de la description de leurs tentations et de combats spirituels58. Après cet apogée de l’identification de l’hagiographie 56
M. L AUWERS, « La ‘Vie du seigneur Bouchard, comte vénérable’. Conflits d’avouerie, traditions carolingiennes et modèles de sainteté à l’abbaye des Fossés au XIe siècle », dans Guerriers et moines, p. 371-418. 57 M. C ARRUTHERS, Le Livre de la mémoire. La mémoire dans la culture médiévale, Paris, 2002 [1e éd. anglaise, Cambridge, 1990], p. 277 ; voir, depuis, M. A. POLO DE BEAULIEU, « L’émergence de l’auteur et son rapport à l’autorité dans les recueils d’exempla (XIIe-XV e s.) », dans Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, éd. M. ZIMMERMANN, Paris 2001 (Mémoires et Documents de l’École des Chartes, 59), p. 175-200. 58 I. VAN ’T SPIJKER, « Model Reading : Saints’ Lives and Literature of Religious Formation in the Eleventh and Twelfth Centuries », dans « Scribere sanctorum gesta ». Recueil d’études d’hagiogra-
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comme outil pédagogique complet, Alain Boureau observe pour l’Angleterre que la fluidité qui préside à la rédaction des coutumes monastiques – « art de vivre spirituel » plus que code de loi59 – s’infléchit au XIIe siècle, avec la rédaction de coutumiers plus juridiques d’allure et moins concernés par la vie des moines (discipline et liturgie) que par leur statut. Ces coutumiers rejettent alors toute influence autre que juridique : les seules sources tolérées seront la Règle et les coutumes, triées sous l’autorité de l’abbé et l’effet de la raison – hagiographie exclue par conséquent. Ce constat en rejoint d’autres, sur la sécheresse des règlements monastiques après les années 1230 : alors qu’on appelait règle toute norme, y compris de spiritualité, ou de comportement, la règle devient alors stricte norme juridique, ce qui laisse l’hagiographie occuper – mais dans d’autres contextes documentaires – le champ de la définition de la norme spirituelle60. À travers ces exemples monastiques, on voit que l’utilisation normative de l’hagiographie ne peut pas être réduite à sa seule fonction éthique : l’hagiographie est peut-être par excellence la littérature de la formation spirituelle personnelle, mais, par le jeu de la mémoire et d’émotions réactualisées, elle acquiert un pouvoir de conviction et une autorité, qui en font aussi le vecteur privilégié de diffusion d’un savoir dogmatique. L’usage normatif de l’hagiographie se décline alors dans toutes les nuances de la pédagogie ou de la pastorale : elle apprend à se comporter comme il faut, mais aussi à croire d’une façon orthodoxe. Sans doute parce qu’elle prend la suite de l’Écriture sainte, et d’une façon qui tranche avec la méfiance dont nous entourons les « légendes hagiographiques », l’hagiographie peut parfois être considérée au Moyen Âge comme recelant un enseignement théologique crédible : c’est souvent le cas à propos de sujets qui n’ont été abordés en profondeur ni dans la Bible, ni par les conciles œcuméniques ou la littérature patristique, mais qui intéressent directement la société chrétienne, comme l’eschatologie61. Le discours hagiographique, parce qu’il entretient des phie médiévale offert à Guy Philippart, éd. É. R ENARD, M. TRIGALET, X. HERMAND & P. BERTRAND, Turnhout, 2005 (Hagiologia, 3), p. 135-156. 59 A. BOUREAU, « Prout moris est iure. Les moines et la question de la coutume (XIIe-XIIIe siècle) », Revue historique, 618 (2001), p. 363-402, surtout p. 363. 60 M. P. A LBERZONI, « Le idee guida della spiritualità », dans Mittelalterliche Orden und Klöster im Vergleich. Methodische Ansätze und Perspektiven, éd. G. MELVILLE & A. MÜLLER, Münster, 2007 (Vita Regularis, 34), p. 55-86 ; à la frontière entre direction spirituelle et hagiographie, voir aussi, à propos de l’œuvre épistolaire d’Hildebert de Lavardin, J. DALARUN, « Hagiographie et métaphore. Fonctionnalité des modèles féminins dans l’œuvre d’Hildebert de Lavardin », dans Le culte des saints aux IXe-XIIIe siècles, éd. R. FAVREAU, Poitiers, 1995 (Civilisation médiévale, 1), p. 37-51. 61 Voir par exemple l’insertion de la vision de Fursy dans la Vie de saint Fursy, étudiée par Cl. C AROZZI, Le Voyage de l’âme dans l’au-delà d’après la littérature latine (V e-XIIIe s.), Rome, 1994 (Collection de l’École française de Rome, 189), p. 115-138.
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liens de forte proximité avec la littérature apocalyptique et peut évoquer des visions et des révélations, vient alors se substituer à un enseignement défaillant dans les autres sources qui font autorité62. Selon Paolo Tomea, ce phénomène serait d’autant plus marqué que l’Occident serait en période de christianisation63 : c’est face aux barbares païens que l’hagiographie, littérature des simples et des grands débutants, est la plus utile pour transmettre une foi que la littérature patristique a recouvert d’une trop grande érudition et éloignée des angoisses immédiates des nouveaux croyants64. Pourtant, le recours à l’hagiographie comme référence de secours demeure continûment dans des œuvres de théologiens qui ne sont pas confrontés à des païens. Dans les œuvres théologiques de Guillaume d’Auvergne, Sur l’âme en particulier, les sources hagiographiques servent encore d’arguments décisifs à propos de la localisation du Purgatoire ou de la capacité des défunts à se manifester d’une façon tangible dans l’ici-bas : Loin d’être une simple lecture édifiante, récits hagiographiques et recueils de miracles sont promus au statut de sources théologiques ‘qui aident de plusieurs façons à acquérir la haute et sublime connaissance’ et dont ne cesse de conseiller la lecture à son disciple théologien car ‘ils sont utiles de bien des façons à atteindre la plus haute connaissance’ (ad philosophem nobilem et sublimem)65.
Chez Hincmar de Reims, dans un autre registre, la lecture de la Vie de saint Basile joue aussi un rôle d’argument décisif dans la somme que l’archevêque de Reims rédige autour du divorce de Lothaire II : elle prouve la capacité de certaines femmes, aidées du démon, à envoûter les hommes jusqu’à leur faire accomplir des actes qu’ils n’auraient pas souhaités66. Estce parce que l’autorité de l’hagiographie, non évidente, doit être prouvée dans ces matières ? On trouve parfois une mise en scène destinée à en renforcer la valeur normative, comme dans cette remarquable Vie byzantine de saint Grigentos où le saint évêque, nouveau Moïse, reçoit du ciel une Sur l’efficacité et la rhétorique de l’apocalypse, voir D. C. VAN METER, « Apocalyptic Moments and the Eschatologic Rhetoric of Reform in the Early Eleventh Century : the Case of the Visionary of Saint-Vaast », dans The Apocalyptic Year 1000. Religious Expectation and Social Change, 950-1050, éd. R. L ANDES, A. GOW & D. C. VAN METER, Oxford, 2003, p. 311-328. 63 P. TOMEA, « Agiografia come pastorale e pastorale nell’agiografia », dans La pastorale della Chiesa in Occidente dall’età ottoniana al concilio Lateranense IV. Atti della quindicesima settimana internazionale di studio, Mendola, 27-31 agosto 2001, Milan, 2004 (Storia, Ricerche), p. 363-428. 64 C’est l’interprétation de Cl. C AROZZI, Le Voyage de l’âme, qui voit dans la vision de Fursy la relecture savante de pratiques païennes désormais christianisées autour du feu purificateur. 65 P. BOGLIONI, « Saints, miracles et hagiographie chez Guillaume d’Auvergne », dans Autour de Guillaume d’Auvergne (m. 1249), éd. F. MORENZONI & J.-Y. TILLIETTE, Turnhout, 2005 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 2), p. 323-340, ici p. 335. 66 Hincmarus Remensis, De divortio Lotharii regis et Theutbergae reginae, éd. L. BÖHRINGER, MGH, Concilia, 4. Supplementum 1, Hanovre, 1992, Responsio 15, p. 211, l. 38-p. 212, l. 39. 62
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loi, « véritable code pénal », qu’il fait connaître aux nouveaux chrétiens… et que rapporte en détail sa Vie67. Puisque, de son fonctionnement normatif, on passe alors à la mise en œuvre d’une autorité de l’hagiographie, il n’est pas indifférent de se demander qui peut contrôler ou inspirer la composition de textes hagiographiques. Deux phénomènes devraient être distingués. D’une part, la part grandissante prise par l’Église romaine dans la reconnaissance de la sainteté d’un personnage conduit à une normalisation des procédures de reconnaissance de la sainteté ; ce n’est pas dire que l’Église influence plus consciemment la définition de la sainteté elle-même, encore moins la rédaction des textes qui la promeuvent. Avec les procès de canonisation, il est certes visible que la façon de raconter la vie d’un candidat à la sainteté se trouve modifiée : le texte hagiographique vise d’emblée à se conformer aux exigences juridiques qui seront celles du procès. Plus ou moins spontanément, les Vitae se mettent donc en conformité avec les attentes de l’Église romaine, adoptant le ton de l’enquête et alignant les preuves de sainteté68. Parfois, c’est l’enquête elle-même, réalisée selon l’ordre de la procédure romaine, qui donne les contours de la Vie, comme dans le cas spectaculaire de Nicolas de Tolentino (1245-1305) : alors que 371 dépositions de témoins ont été enregistrées, un scribe réalise une synthèse de leurs déclarations ou abbreviatio69. Cette réécriture a sans doute ses propres raisons, d’ordre communicationnel ou démonstratif : elle permet surtout de passer du foisonnement des témoignages au plan tout à fait attendu d’une Vita, en faisant se succéder vie terrestre de Nicolas jusqu’à sa mort, miracles ante mortem et miracles post mortem. Cette Vie abrégée est peut-être normative : elle est surtout dorénavant normée. Il ne faudrait donc pas trop rapidement conclure que l’écriture hagiographique, assurément modifiée dans sa forme juridique, est plus étroitement surveillée ou contrôlée dans son contenu au terme d’une longue réforme grégorienne qui coïncide avec l’acmé de la structuration hiérarchique de l’Église catholique70. D’autre 67
É. PATLAGEAN, « Byzance et son autre monde. Observation sur quelques récits », dans Faire croire, p. 201-221. M. GOODICH, « The judicial Foundations of Hagiography in the Central Middle Ages », dans Scribere sanctorum gesta, p. 627-644 ; pour la normalisation de la procédure, Th. WETZSTEIN, « Iura nouit curia. Zur Verfahrensnormierung der Kanonisationsprozesse des späten Mittelalters », dans Procès de canonisation au Moyen Âge. Aspects juridiques et religieux. Medieval Canonization Processes. Legal and Religious Aspects, éd. G. K LANICZAY, Rome, 2004 (Collection de l’École française de Rome, 340), p. 259-287, mais sans étude précise des effets de cette normalisation sur l’écriture hagiographique. 69 D. LETT, Un procès de canonisation au Moyen Âge. Essai d’histoire sociale : Nicolas de Tolentino, 1325, Paris, 2008 (Le Nœud Gordien), p. 176-183 sur l’abbreviatio. 70 Voir en ce sens A. K LEINBERG « Canonization without a Canon », dans Procès de canonisation au Moyen Âge, p. 7-18, très critique sur l’idée d’une diffusion accrue de « modèles de sainteté » à la faveur des procès romains.
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part, la naissance des ordres religieux semble accompagnée par la volonté de donner, en même temps qu’une structure juridique claire à ces nouvelles formations, un même corpus de références : l’hagiographie joue alors pleinement son rôle normatif, donc unificateur et uniformisateur71. Il n’y a pas de rupture manifeste avec les phénomènes plus fréquents dans le haut Moyen Âge de création d’une communauté de mémoire et de pratiques par l’hagiographie ; la nouveauté vient plutôt de la visibilité de l’effort normatif accompli par l’autorité institutionnelle qui administre l’ordre : à la fin du XIIIe siècle, c’est ainsi le chapitre général des Dominicains qui donne le contenu officiel du lectionnaire qui sera partout celui des frères. Les textes hagiographiques qui y sont répertoriés ont, éventuellement, été retouchés pour véhiculer une norme plus conforme à la politique contemporaine des Prêcheurs72. Le phénomène n’est pas général chez tous les Mendiants. Passé l’épisode de la réécriture surveillée de la première Vie de saint François d’Assise, qui est plutôt l’exception que la règle, il n’y a pas à notre connaissance de diffusion organisée d’un légendier franciscain défendant telle position contre telle autre, au milieu d’une production règlementaire très nourrie73. En revanche, c’est bien dans les multiples réécritures des Vies de saint François que se joue la légitimation de la Règle ou des Règles franciscaines : chaque réécriture de la Vie du fondateur, en rappelant à la fois les circonstances de création de la Règle (tirée de l’Évangile ouvert au hasard, ou approuvée par Rome, ou exprimée par la communauté des frères lors du chapitre des nattes, etc.) et le contenu essentiel de celle-ci, est l’occasion d’une progressive institutionnalisation de l’ordre. Dans les Vies rédigées par Thomas de Celano – « pour qui François indique les véritables ‘modèle, règle et enseignement’ de tous les nouveaux convertis et qui transpose les normes de la Règle sous forme narrative » – comme encore pour Julien de Spire, « la Règle est déjà contenue dans la vie, et elle n’a pas besoin d’être [souvent] mentionnée, parce qu’elle ne fait qu’un avec la vie ». La situation change avec Bonaventure, qui doit assurer la pérennité de l’intuition fondatrice en la traduisant en texte réglementaire. Dès lors, on distingue, dans l’hagiographie franciscaine, la vie de François d’un côté, les 71 Sur le rôle possible de l’hagiographie dans l’élaboration d’une identité communautaire, voir en général St. VANDERPUTTEN, Monastic Reform as Process : Realities and Representations in Medieval Flanders, 900-1100, Ithaca-London, 2013. 72 G. BARONE, « Les épitomés dominicains de la Vie de saint Wenceslas (BHL 8839 et 8840) », dans Faire croire, p. 167-187. 73 Sur l’absence d’un légendier franciscain uniforme, et même l’absence d’un sanctoral organisé au-delà de la diffusion universelle de la figure du fondateur, voir P. BERTRAND, « Une sociologie de l’édition hagiographique : la sainteté franciscaine du XIIIe au début du XVIe siècle », dans Le silence du cloître, l’exemple des saints, XIV e-XVIIe siècles. Identités franciscaines à l’âge des Réformes, II, éd. F. MEYER & L. VIALLET, Clermont-Ferrand, 2011, p. 233-256 ; à propos de la multiplication des écrits réglementaires, voir, dans le même volume, L. VIALLET, « Prière au cloître et refus du monde dans la législation franciscaine du XV e siècle », p. 91-104.
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circonstances détaillées dans lesquelles les règles ont été relues par l’Église de l’autre74. Dans ces derniers exemples, on voit que l’efficacité normative de l’hagiographie ne pourra être correctement perçue qu’à condition de se situer au point de rencontre entre le discours hagiographique lui-même et les autres genres documentaires porteurs d’autorité : hagiographie et règle donc, mais aussi hagiographie et normes juridiques, hagiographie et offices liturgiques, hagiographie et codes de loi, etc75. Il ne s’agit pas d’une simple confrontation ou comparaison, encore qu’elle ait du sens76. Il s’agit plutôt de rappeler que le discours hagiographique médiéval s’est lui-même souvent tenu à la frontière des genres, faisant preuve d’une porosité qui rend nos typologies des sources bien insignifiantes : l’inclusion de documents diplomatiques notamment dans les sources hagiographiques est un phénomène assez notable77. Cette porosité n’est pas, croyons-nous, le fait d’un discours mal défini ou de la maladresse des auteurs médiévaux qui mettraient tout un fouillis d’archives mal classées sous l’autorité d’un saint, comme pour les mettre à l’abri. Mais qui tire de cet enchâssement un surcroît d’autorité ? Les chartes, les testaments, les actes d’échange, tous ces documents qui visent une efficacité judiciaire voient-ils celle-ci renforcée par le contexte narratif où ils apparaissent ? Ou bien le texte hagiographique n’est-il qu’un décor et un trésor, un endroit où l’acte est à la fois mis en valeur et déposé pour être conservé, sans que l’acte qui est en inclus ne reçoive de ce traitement 74 Voir l’article fondamental de D. SOLVI, « La Regula et vita dei Frati Minori nell’agiografia », dans La Regola dei frati minori. Atti del XXXVII Congresso internazionale, Assisi, 8-10 ottobre 2009, Spoleto, 2010 (Atti dei Convegni della Società internazionale di studi francescani e del Centro interuniversitario di studi francescani. Nuova serie, 20), p. 117-152 ; les citations sont traduites à partir de la p. 149. 75 Pour des exemples de textes hagiographiques replacés dans le contexte d’une intense production écrite, historiographique et administative, à des fins de réforme d’une communauté monastique, voir les exemples étudiés par St. VANDERPUTTEN, « Crises of Cenobitism : Abbatial Leadership and Monastic Competition in Late Eleventh-Century Flanders », English Historical Review, 127 (2012), p. 259-284 et ID., « A Miracle of Jonatus in 1127 : the Translatio sancti Jonati in villa Saliacensi (BHL 4449) as Political Enterprise and Failed Hagiographical Project », Analecta Bollandiana, 126 (2008), p. 55-92. Ces deux articles ont été réédités dans St. VANDERPUTTEN, Reform, Conflict and the Shaping of Corporate Identities. Collected studies on Benedictine monasticism, 1050-1150, Berlin/Münster/Wien/Zürich/London, 2013, respectivement p. 3-30 et p. 215-246. Voir aussi A. R ABIN, « Holy bodies, legal matters : reaction and reform in Aelfric’s Eugenia and the Ely privilege », Studies in Philology, 110-2 (2013), p. 219-265. 76 Voir par exemple dans ce volume l’article de Kelly Lyn Gibson qui met en évidence un alignement de la Vie de saint Gall sur les prescriptions légales de la réforme d’Aniane. 77 Le phénomène inverse, c’est-à-dire l’intégration de sources hagiographiques dans un contexte juridique, semble beaucoup moins courant ; voir cependant dans ce volume, l’article de Jean-Michel Picard et un exemple développé dans M.-C. ISAÏA, « Hagiographie et pastorale : la collection canonique d’Hervé archevêque de Reims (m. 922) », dans Hagiographie et prédication = Mélanges de Science religieuse, 67 (2010), p. 27-48. Sur les frontières génériques, on lit avec intérêt Miracles d’un autre genre. Récritures médiévales en dehors de l’hagiographie, éd. O. BIAGGINI et B. MILLAND-BOVE, Madrid, 2012 (Collection de la Casa de Velázquez 132).
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original un surcroît d’auctoritas, tandis que le texte hagiographique lui-même se trouve habillé d’un formalisme juridique à la tonalité parfois archaïsante, qui le conforte78 ? La réponse n’est à l’évidence jamais univoque, comme le montre excellemment l’étude d’une annexe donnée dans la deuxième moitié du Xe siècle à la Vie de saint Colomban par Jonas79. Son auteur raconte comment les reliques du saint fondateur de Bobbio ont été portées jusqu’à Pavie pour servir, sous le regard bienveillant du roi Hugues de Provence (926-946), au règlement d’un différend opposant l’abbé Gerlan à des principes usurpateurs. L’utilisation de reliques pour imposer la présence physique et personnelle du saint dans une procédure, et pour exercer une contrainte surnaturelle sur les opposants aux moines, est une démarche désormais bien connue. Ce qui retient ici davantage l’attention est la composition complexe du texte hagiographique qui en résulte. À la suite des miracles attendus lors d’une translation, l’auteur anonyme rend compte de la conclusion juridique de l’affaire : Après quoi, tous ceux qui se trouvaient là voyant que les injures faites à l’homme de Dieu étaient vengées par la punition divine, bon nombre de princes vinrent auprès du corps très sacré : chacun lançait un bâton sur la besace du saint, bâton qui signifiait clairement à tous qu’étaient rendus au saint les biens qu’ils avaient auparavant envahis au mépris du droit. Puis le roi fit réciter devant lui des privilèges […]. Il nous a paru bon d’insérer dans notre ouvrage une partie de leur contenu pour que les transgresseurs entendent ce à quoi ils doivent prendre garde80.
L’auteur donne alors au discours indirect un contenu résumé desdits privilèges, puis des préceptes royaux (c. XXIV). Il ajoute un renvoi explicite à un précepte du roi Hugues, qui n’est pas reproduit81. L’hagiographe a donc tissé ensemble plusieurs niveaux de discours différents : un acte royal, traité par allusion mais dont l’autorité est indiscutable, sert davantage à montrer que la protection royale est acquise à Bobbio qu’il ne vaut pour son contenu répétitif ; des actes résumés en revanche sont soigneusement détaillés dans leur
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La différence entre les genres peut être brouillée à dessein, voir M. L. FELLOWS, « Aethelgifu’s will as hagiography », dans Writting Women Saints in Anglo-Saxon England, éd. P. E. SZARMACH, Toronto, 2013, p. 82-102. 79 F. BOUGARD, « La relique au procès : autour des miracles de saint Colomban », dans Le règlement des conflits au Moyen Âge. Actes du XXXIe Congrès de la la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public (Angers, juin 2000), Paris, 2001 (Série Histoire Ancienne et Médiévale, 62), p. 35-66. 80 Ibid., p. 63 (c. XXIII). 81 « Le roi trouva juste et équitable de concéder un précepte au saint lieu, au vénérable abbé Gerlan et à l’ensemble des frères […] Qui veut savoir ce qu’on peut y lire peut en prendre connaissance dans le texte de ce précepte », ibid., p. 66 (c. XXVI).
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contenu pour justifier une attaque directe par apostrophe contre l’ordinaire82 ; des miracles sont mis par écrit avant et après ces sources diplomatiques, qui montrent quels châtiments doivent craindre les puissants qui ne respectent pas Colomban et son monastère. Mais l’hagiographe ajoute encore un chapitre de réflexion d’allure plus théorique et normative, pour montrer que la dévolution des biens d’Église à des laïcs est interdite depuis les prescriptions du Lévitique (c. XXV). Il renvoie alors son lecteur ou ses adversaires, dans un jeu d’intertextualité très abouti, aux clauses finales que contiennent les donations accordées au monastère : puisqu’elles précisent que ceux qui s’opposeraient aux transferts de propriété subiraient le même sort que Judas, comment ne pas craindre cette malédiction ? Au chapitre XXV, l’hagiographe, partant de l’autorité normative des Écritures, leur ajoute donc l’efficacité perfomative des actes privés, pour défendre un point de vue traditionnel sur l’impossible aliénation des biens ecclésiastiques. La mise en évidence de ce que la porosité des sources hagiographiques leur confère de surcroît d’autorité normative montre qu’on ne peut pas faire ici l’économie d’une réflexion sur la forme de l’écriture hagiographique, sa langue, ses procédés littéraires. Une telle étude se place d’abord dans le vaste champ de la recherche sur la communication : l’hagiographie, adressée par un auteur à un public choisi, s’inscrit comme toute littérature dans le cadre d’un horizon d’attente qui en influence la réception, donc l’efficacité. Les lectrices friandes d’hagiographie du Siècle d’or espagnol se penchaient ainsi sur les Vies des saintes mystiques comme sur des miroirs capables de refléter leurs propres aventures spirituelles83. Elles avaient à ce point intériorisé les normes véhiculées par l’hagiographie qu’elles les imitaient à la fois dans leur comportement et dans leur propre écriture, et tiraient de leurs lectures des autobiographies répétitives, dans un constant va-et-vient entre assimilation des expériences d’autrui et écriture de soi. La mise en évidence de tels phénomènes sociaux démontre, s’il en était besoin, que l’efficacité de la norme hagiographique est indissociable des modalités littéraires, stylistiques et linguistiques, de son expression84. Pour revenir à des phénomènes plus médiévaux, l’adaptation de l’hagiographie au théâtre à la fin du Moyen Âge suscite ainsi une double transformation, formelle pour la transposition sur scène, mais aussi thématique pour assortir la représenta82
« J’aimerais savoir, évêque, toi qui cherches à casser les décrets des susdits prélats, ce que tu souhaites répondre à ce que tu viens d’entendre », ibid., p. 64 (c. XXIII). 83 I. POUTRIN, « La lecture hagiographique comme pratique religieuse féminine (Espagne XVIeXVIIe siècles) », dans Le temps des saints. Hagiographie au Siècle d’Or, éd. J. CROIZAT-VIALLET & M. VISTE = Mélanges de la Casa de Velázquez, 33-2 (2003), p. 79-96. 84 J. C. BLEDSOE, « Practical Hagiography. James of Voragine’s Sermones and Vita on St. Margaret of Antioche », Medieval Sermones Studies, 57-1 (2013), p. 29-48.
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tion aux nouvelles normes sociales85. Or, dans ce champ de la communication, l’hagiographie occupe une place tout à fait privilégiée, puisque c’est l’un des lieux privilégiés pour l’enregistrement des différences entre les compétences langagières de l’auteur et celles de son public86, donc pour l’étude des stratégies de communication que doit mettre en place celui qui espère une efficacité normative de son discours87. L’hagiographie contribue à l’élaboration et la diffusion de normes langagières, peut-être parce qu’il s’agit d’une forme brève qui se plie assez bien aux exercices scolaires88, peut-être aussi parce qu’il existe de très nombreuses occasions de lire des textes hagiographiques, qui réclament chacune un texte adapté89, peut-être enfin parce que les auteurs ont le souci constant d’être compris90. Les textes hagiographiques enregistrent avec une sensibilité extrême au fil de leurs réécritures l’évolution des normes langagières, certaines réécritures n’ayant que la correction de la langue comme motif avoué. À la lecture des articles qui suivent, l’importance d’une réflexion renouvelée sur les relations entre normes et hagiographie médiévales n’a plus à être justi85 Voir par exemple la réécriture de la Vie de sainte Madeleine, d’après Jacques de Voragine, pour la rendre compatible avec les normes économiques et commerciales du début du XVIe siècle, dans Th. COLETTA, « Paupertas est donum Dei : Hagiography, Lay religion and the Economics of Salvation in the Digby Mary Magdalene », Speculum, 76-2 (2001), p. 337-378 ; sur les stratégies de communication et les nécessaires médiations pour qu’un texte hagiographique reste intelligible, voir M. VAN UYTFANGHE, « Quelques observations sur la langue de la Vie de saint Eucher, évêque d’Orléans (VIIIe siècle) », dans Latin et langues romanes. Études de linguistique offertes à József Herman, éd. S. K ISS, L. MONDIN & G. SALVI, Tübingen, 2005, p. 369382. 86 Définition de cette structure de « communication verticale » à partir des sermons d’Augustin dans M. BANNIARD, « Prérequis de réceptibilité du latin tardif en période de transition », dans Latin et langues romanes, cit., p. 105-114 ; voir surtout, depuis, ID., « Les textes mérovingiens hagiographiques et la lingua romana rustica », dans L’hagiographie mérovingienne à travers ses réécritures, éd. M. GOULLET, M. HEINZELMANN & C. VEYRARD-COSME, Ostfildern, 2010 (Beihefte der Francia, 71), p. 83-102. 87 M. VAN ACKER, « Ut quisque rustici et inlitterati hec audierint intellegant ». Hagiographie et communication verticale au temps des Mérovingiens (VIIe-VIIIe siècles), Turnhout, 2007 (Corpus Christianorum, Lingua Patrum, 4) ; pour une réflexion sur la période carolingienne : K. HEENE, « Audire, legere, vulgo : an Attempt to Define Public Use and Comprehensibility of Carolingian Hagiography », dans Latin and the Romance Languages in the Early Middle Ages, éd. R. WRIGHT, University Park, 1996, p. 146-163 ; une première approche linguistique dans ID., « Merovingian and Carolingian Hagiography. Continuity or Change in Public and Aims ? », Analecta Bollandiana, 107 (1989), p. 415-428. 88 M. GOULLET, Écriture et réécriture hagiographiques. Essai sur les réécritures des Vies de saints dans l’Occident latin médiéval (VIIIe-XIIIe s.), Turnhout, 2005 (Hagiologia, 4). 89 Sur le gonflement structurel des dossiers hagiographiques par ajouts successifs de pièces qui ne sont pas concurrentes mais complémentaires, voir F. DOLBEAU, « Prose, rythme et mètre : réécritures dans le dossier de saint Ouen », dans La réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval. Transformations formelles et idéologiques, éd. M. GOULLET & M. HEINZELMANN, Ostfildern, 2003 (Beihefte der Francia, 58), p. 231-250. 90 W. VAN EGMOND, « The Audience of Early Medieval Hagiographical Texts : some Questions Revisited », dans New Approaches to Medieval Communication, éd. M. MOSTERT, Turnhout, 1999 (Utrecht Studies in Medieval Literacy, 1), p. 41-67.
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fiée : chacun des articles met en évidence l’adéquation de cet angle de vue avec les sources considérées et déploie sous nos yeux un champ de recherche qui s’ouvre, immense encore. Pour l’heure, les communications ont fait apparaître quatre orientations principales : 1. Hagiographie et expression des normes. Il est ici question de la production d’un discours normatif : l’intention de l’auteur ou du commanditaire prime, qui détermine les moyens utilisés, dont le recours à l’hagiographie, soit comme source d’un texte normatif, soit comme support pour la diffusion de normes nouvelles. 2. Hagiographie et régulation des communautés. Le recours à l’hagiographie comme discours des origines d’une communauté donnée est un trait que six communications ont mis en valeur. Le monde régulier est particulièrement touché par ce phénomène qui fait de l’hagiographie un élément-clé dans la naissance collective et institutionnelle d’un groupe social et religieux. 3. Hagiographie et normes : un problème générique. On connaît le caractère inadapté pour le Moyen Âge d’une classification en genres documentaires qui prétendrait isoler un genre hagiographique de tout autre registre d’expression. Les communicaitons rassemblées dans cette section démontrent, parfois de façon très novatrice, comment un texte normatif peut avoir des documents hagiographiques pour sources ou inclure des passages hagiographiques, avec une fluidité qui oblige à reconsidérer l’idée-même de genre documentaire. 4. Hagiographie, laboratoire normatif. Il y a une illusion à considérer ce qui est normatif comme une donnée statique et immuable : il peut y avoir plusieurs façons de dire une norme (première partie) ; on peut imposer une norme au détriment d’autres pour créer un consensus social fédérateur (deuxième partie) ; on peut enfin trouver des normes là où on ne les attendait pas (troisième partie). Rien d’étonnant en fait à ce qu’on se trouve confronté, pour finir, à des normes devenues divergentes avec le temps ; il s’avère alors indispensable de les adapter et de les renouveler pour ne pas laisser leurs contradictions apparentes détruire leur valeur impérative.
PREMIÈRE PARTIE HAGIOGRAPHIE ET EXPRESSION DES NORMES
Polémique doctrinale et hagiographie : établir et diffuser la norme. La Vita Caesarii, ultime étape de la controverse augustinienne en Gaule du sud ? Jérémy DELMULLE Paris
Associer polémique et hagiographie, qui constituent évidemment deux sphères d’ordre différent, n’a rien pour surprendre. On sait combien elles peuvent se retrouver liées de diverses manières ; et plusieurs études ont montré déjà comment, par exemple, la littérature hagiographique avait pu subir l’influence d’anciennes querelles, dont elle laisserait subsister encore certains vestiges1, ou comment telle œuvre hagiographique pouvait se faire polémique en s’adonnant à la réécriture orientée ou actualisée d’un récit antérieur2. Mais le cas offert par les longs et vifs débats, intéressant principalement la grâce et le libre arbitre, qui ont occupé, à partir des années 420, les milieux monastiques du midi de la Gaule pendant plus de cent ans, me semble présenter un intérêt tout particulier pour les rapports multiples que cette controverse accuse avec la littérature hagiographique en même temps que pour les considérations qu’elle permet de soulever au sujet de la norme, qui nous occupe en premier lieu. Résumons brièvement, pour commencer, en quoi consiste cette « controverse augustinienne », que l’on connaît encore habituellement sous la On en trouvera l’un des meilleurs exemples dans M. VAN UYTFANGHE, « La controverse biblique et patristique autour du miracle, et ses répercussions sur l’hagiographie dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge latin », dans Hagiographie, cultures et sociétés (IV e-XIIe siècles). Actes du colloque organisé à Nanterre et à Paris (2-5 mai 1979), Paris, 1981 (Études augustiniennes. Série Antiquité, 87), p. 205-233. 2 Pour une vue d’ensemble, voir les travaux de M. GOULLET, Écriture et réécriture hagiographiques. Essai sur les réécritures de Vies de saints dans l’Occident latin médiéval (VIIIe-XIIIe siècle), Turnhout, 2005 (Hagiologia, 4) ; et entre autres études de détail : E AD., « La Vie d’Adelphe de Metz par Werinharius : une réécriture polémique ? », dans « Scribere sanctorum gesta ». Recueil d’études d’hagiographie médiévale offert à Guy Philippart, éd. É. R ENARD, M. TRIGALET, X. HERMAND, P. BERTRAND, Turnhout, 2005 (Hagiologia, 3), p. 451-476 et S. GIOANNI, « La Vie de saint Virgile d’Arles : plagiat, réécriture ou remploi ? », dans L’hagiographie mérovingienne à travers ses réécritures, éd. M. GOULLET, M. HEINZELMANN, Ch. VEYRARD-COSME, Ostfildern, 2010 (Beihefte der Francia, 71), p. 125-159. 1
Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 45-63 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102181
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désignation controuvée de « querelle semipélagienne3 » : il s’agit du refus, de la part de doctores Gallicani (Jean Cassien et d’autres moines de Provence, qu’ils soient de Marseille ou de Lérins), de la doctrine augustinienne sur la grâce et la prédestination, telle que formulée dans les dernières œuvres de l’évêque d’Hippone contre les pélagiens4. Contrairement à Pélage et à ses disciples, qui niaient l’existence même du péché originel, les Provençaux, eux, veulent bien la reconnaître, mais sans toutefois accepter la nécessité de sa transmission à la totalité de l’espèce humaine ; il demeure en l’homme, prétendent-ils, quelque chose de sa perfection prélapsaire, qui le rend capable d’être lui-même à l’origine d’actions ou de pensées bonnes, n’ayant besoin de la grâce de Dieu que pour les mener à leur terme. Face à une telle doctrine, à leurs yeux parfaitement inconciliable avec la pensée de leur maître, les membres du « parti augustinien », Prosper d’Aquitaine, puis Fulgence de Ruspe en tête, objecteront qu’absolument rien ne peut se réaliser, ni même se concevoir, sans que Dieu en soit l’unique auteur et initiateur5. Quelques études ont pu déjà souligner l’empreinte marquée de ces ardentes interrogations dans la littérature hagiographique qui leur est contemporaine. Le Sermo de uita Honorati, en fait véritable biographie d’Honorat d’Arles rédigée par Hilaire d’Arles, puis la Vita de ce même Hilaire, due à un autre Honorat, Honorat de Marseille, en restent sans doute l’attestation la plus manifeste. De ces deux œuvres qui sont comme une exaltation de la sainteté lérinienne, on voit affleurer dans la première des opinions à peine voilées que les Dominicains du temps de Clément VIII n’auraient pas hésité à taxer de « semipélagiennes »6, tandis que la seconde, visiblement soucieuse d’échapper à tout reproche d’hé-
3 L’appellation « Augustinian controversy » (et celle de « doctores Gallicani » en remplacement de « semipélagiens »), proposée par A. Y. HWANG, Intrepid Lover of Perfect Grace. The Life and Thought of Prosper of Aquitaine, Washington, 2009, p. 2-6, semble devoir s’imposer pour sa plus grande commodité et sa plus parfaite impartialité. 4 C’est du moins de cette manière que ces Provençaux sont présentés par leurs adversaires. Doctores Gallicani est l’expression volontairement neutre de GENNAD., Vir. ill., 60 (éd. E. C. R ICHARDSON, Leipzig, 1896 (Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, 14), p. 81), qu’on préférera à la qualification exagérée de P ROSPER, Ep. ad Aug., inter AVG., Ep. 225, 7 : in istis Pelagianae reliquiis prauitatis. 5 Parmi les dernières publications relatives à cette controverse, on citera les monographies de R. H ARDEN WEAVER, Divine Grace and Human Agency. A Study of the Semi-Pelagian Controversy, Macon (GA), 1998 (Patristic Monograph Series, 15) et de D. OGLIARI, Gratia et certamen. The Relationship Between Grace and Free Will in the Discussion of Augustine with the So-Called Semipelagians, Louvain-Paris-Dudley (MA), 2003 (Bibliotheca Ephemeridum theologicarum Lovaniensium). 6 HILAIRE D’A RLES, Vie de saint Honorat, éd. M.-D. VALENTIN, Paris, 1977 (SC, 235). Sur les aspects théologiques qu’on peut y discerner, voir essentiellement J.-P. WEISS, « Honorat héros antique et saint chrétien. Étude du mot gratia dans la Vie de saint Honorat d’Hilaire d’Arles », dans XII Incontro di studiosi dell’antichità cristiana. L’agiografia latina nei secoli IV-VII = Augustinianum, 24 (1984), p. 265-280.
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térodoxie ou tout simplement de confusion, prend le parti de se conformer un peu davantage aux thèses qui semblent alors devoir l’emporter7. Mais le camp augustinien aussi a ses saints, et parmi les plus grandes figures, celles des évêques Fulgence de Ruspe et Césaire d’Arles. L’étude de la Vita sancti Fulgentii pourrait sans doute donner lieu à des conclusions assez semblables à celles qui se laissent formuler à propos de la Vita Caesarii8. Mais si j’ai choisi d’ancrer mon analyse dans cette seule Vita, c’est d’abord parce que, se plaçant dans la lignée des deux récits hagiographiques précédemment cités, et partageant avec eux la même aire géographique et culturelle, elle se prête on ne peut mieux à la comparaison, qui met davantage encore en évidence les écarts qu’elle présente9. Mais c’est aussi et surtout parce que Césaire est le seul protagoniste de la controverse à avoir également, en convoquant le second concile d’Orange en 529, donné à la question en débat une réponse prétendument définitive, puisque canonique ; son action réunit donc à elle seule deux des phases essentielles de la polémique : la phase controversiale à proprement parler et sa normatisation, qui en est la première conclusion. C’est donc ce rapport à la norme – en l’espèce, la norme conciliaire – que j’aimerais me proposer d’approfondir en m’appuyant sur le cas particulier de la Vita Caesarii, à laquelle les travaux de Marie-José Delage viennent tout récemment de donner une diffusion plus large10. Le double objet proposé par le colloque offre, en effet, à l’historien des idées et des controverses un angle d’appréhension assez inédit de la polémique en tant que partie d’un mécanisme plus durable et aisément décomposable qui dépend en tout point de l’existence, précisément, d’une norme. Ce postulat accepté, le lecteur parvient à HONORAT DE M ARSEILLE, La vie d’Hilaire d’Arles, éd. P.-A. JACOB, Paris, 1995 (SC, 404). Sur la place de la controverse sur la grâce dans cette œuvre, voir en particulier P.-A. JACOB, « Introduction », ibid., p. 36-42. 8 La Vita sancti Fulgentii, due à Ferrand de Carthage, est composée sensiblement à la même époque. En attendant la nouvelle édition projetée au Corpus Christianorum, il faut se reporter à celle qu’en a fournie G. G. L APEYRE (Vie de saint Fulgence de Ruspe, par Ferrand, diacre de Carthage, Paris, 1929) ou à l’édition allemande (Das Leben des hl. Fulgentius, von Diakon Ferrandus von Karthago. Des hl. Bischofs Fulgentius von Ruspe vom Glauben an Petrus. Ausgewählte Predigten, éd. L. KOZELKA, München, 1934 (Bibl. der Kirchenväter, 2, 9)), toutes deux accompagnées d’une traduction. Concernant l’impact lisible, dans l’hagiographie, de la controverse sur la grâce, il semblerait qu’il soit davantage atténué, au profit de l’autre pan de l’activité polémique de Fulgence : la lutte antiarienne (voir M. SIMONETTI, « Note sulla Vita Fulgentii », Analecta Bollandiana, 100 (1982), p. 277-289). 9 Ces trois œuvres avaient déjà servi de corpus de base aux études métriques et rythmiques de S. C AVALLIN, « Les clausules des hagiographes arlésiens », Eranos, 46 (1948), p. 133-157, qui va jusqu’à les considérer comme composant « une série hagiographique » (p. 134). 10 Dans une nouvelle édition révisée, traduite et richement introduite et annotée : Vie de Césaire d’Arles, texte critique de G. MORIN, intr., rév. du texte critique, trad. et notes par M.-J. DELAGE, Paris, 2010 (SC, 536). C’est à cette édition que j’emprunte quasiment toutes mes citations. 7
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découvrir que, au-delà de la fréquente référence attendue à la notion de grâce, dont la Vita, en tant même que texte hagiographique, ne peut se départir, la Vita Caesarii entretient à l’évidence – dans les faits racontés, naturellement, mais surtout dans la rédaction même de ces faits – d’étroits liens avec cette controverse augustinienne, et pourrait même y occuper une place à part entière. En prenant cette constatation comme point de départ, et à condition d’accepter de donner à ce cas de figure une portée paradigmatique, il pourrait être profitable de tenter de dépecer les étapes du processus qui nous sera apparu pour tenter de déterminer à quelle position – et selon quelles modalités – l’hagiographie peut prétendre au sein du processus en question. 1. Place et rôle de la grâce dans l’hagiographie Sous quelque nom qu’elle se manifeste, la grâce a toujours eu partie liée avec l’hagiographie. Et pareille généralisation ne doit pas sembler manquer de fondement. Car la uirtus du saint, sa potentia, sans cesse décrite dans les Vitae, n’est finalement pas autre chose que ce donum Dei, ce munus diuinum – c’est-à-dire l’inspiration divine, l’insufflation dans un être humain de l’Esprit de Dieu, qui fait du saint, « ami de Dieu », un uir Deo plenus, pour reprendre une expression célèbre de la Vita Martini11 –, bref cet octroi par Dieu d’une puissance dont l’homme seul ne saurait disposer naturellement, et que l’anthropologie théologique a pris l’habitude, dans l’Occident latin, et surtout à la suite d’Augustin, de nommer gratia, afin de pouvoir lui faire bénéficier de la richesse sémantique de la traduction latine des épîtres pauliniennes12. De fait, la caractéristique première de l’hagiographie – ce qui la distingue fondamentalement de la simple biographie – est que les actions du personnage narré sont censées la manifestation concrète, l’« objectivation »13 de la puissance de Dieu. C’est en cela, d’ailleurs, que le saint apparaît comme échappant à la condition de tous les autres hommes : lui-même réceptacle de la grâce divine, il prête ses mains et sa voix à l’action de Dieu. Or, la subtile ambivalence de ce statut n’est pas pour chacun d’une parfaite évidence : faut-il, à la vue ou à la lec-
11 C’est l’expression qui sert à caractériser Martin dans le fameux récit du partage de son manteau : Vit. Mart. 3, 1 (éd. J. FONTAINE, Paris, 20032 (SC, 133), p. 256-257) et le commentaire ad hoc (Paris, 1968 (SC, 134), p. 481-482). 12 Sur le choix de gratia comme traduction, à la fois fidèle et sémantiquement plus riche, du grec ȤȐȡȚȢ, voir C. MOUSSY, Gratia et sa famille, Paris, 1966, p. 446-453 (en particulier p. 451-453). 13 Pour reprendre l’expression d’A. VAUCHEZ, « Saints admirables et saints imitables : les fonctions de l’hagiographie ont-elles changé aux derniers siècles du Moyen Âge ? », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècles). Actes du colloque de Rome (27-29 octobre 1988), Rome, 1991 (Collection de l’École française de Rome, 149), p. 161-172 (p. 167).
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ture des miracles d’un saint, exalter la toute-puissance de Dieu, ou au contraire l’incroyable capacité de l’homme que Dieu s’est choisi ? Aussi certains auteurs ont-ils eu de la peine à tenir ce juste milieu et n’ont-ils pas manqué d’entrer dans un chemin glissant. C’était bien le danger, mais qui est, en fait, en partie imputable à l’héritage littéraire que doit assumer, en ses débuts, la littérature hagiographique. Celle-ci s’est donné, en effet, parmi plusieurs modèles, celui de la biographie antique14, et il n’a pas toujours été facile à certains écrivains de maîtriser leur admiration et de ne pas faire du simple instrument de Dieu qu’est le saint qu’ils voulaient chanter un véritable « super-héros »15. La lecture des Vies des saints Martin, Honorat et Hilaire – pour nous en tenir à la sphère de la sainteté gauloise et à ses témoins sans doute les plus célèbres – ne permet pas toujours, en particulier dans le récit d’actes préternaturels, de faire aisément le départ entre ce qui est attribuable à la puissance divine et ce qui n’est que le rôle propre de l’homme. Pour ne prendre qu’un exemple, l’exaltation du Martin thaumaturge dans la Vita Martini est peut-être ce qui a valu à Sulpice Sévère de passer a posteriori comme un partisan du pélagianisme16. De la même façon – et pour en venir à ce qui concerne plus directement la controverse qu’il nous faut considérer ici – la Vita Honorati et la Vita Hilarii ne font pas peu de cas de la grâce de Dieu, et les positions qu’elles traduisent, ou du moins présupposent, sont loin d’être innocentes. Une enquête de Jean-Pierre Weiss sur le mot gratia dans la Vita Honorati montre avec précision que ce mot n’apparaît que rarement, et qui plus est jamais pour désigner l’action divine, puisque toute initiative semble venir du saint lui-même et c’est à peine même si Dieu n’est pas à son service17. La Vita Hilarii, elle – Paul-André Jacob l’a bien mis en lumière18 –, apparaît en plusieurs endroits comme une réécriture de la première, destinée principalement à amender, à l’intérieur du récit de la vie d’Hilaire, la théologie de la grâce 14
La dette contractée par le premier hagiographe envers les biographes de l’Antiquité classique a été analysée par J. FONTAINE, « Introduction » à SULPICE SÉVÈRE, Vie de saint Martin, Paris, 20032 (SC, 133), p. 7-246 (p. 59-66). J.-P. WEISS, « Honorat héros antique et saint chrétien », cit., suit la même veine, en rapprochant l’hagiographie lérinienne du ȕĮıȚȜȚțઁȢȜȩȖȠȢ (p. 265). 15 Voir l’étude de V. SAROGLOU, « Saints et héros : vies parallèles et psychologies spécifiques », Revue théologique de Louvain, 37 (2006), p. 313-341. 16 Et ce moins d’un siècle après ; voir GENNAD., Vir. ill., 19 : Hic in senecta sua a Pelagianis deceptus et agnoscens loquacitatis culpam silentium usque ad mortem tenuit, ut peccatum quod loquendo contraxerat, tacendo penitus emendaret. (éd. E. C. R ICHARDSON, cit., p. 69). 17 J.-P. WEISS, « Honorat héros antique et saint chrétien », p. 274-279, montre à quel point l’aspect héroïque du saint efface presque toute action divine, y compris dans ce qu’on pourrait pourtant lire comme des allégations d’orthodoxie (Vit. Hon. 3, 2 et 7, 3). 18 P.-A. JACOB, « Le problème de la grâce dans les conversions de deux évêques d’Arles, Honorat et Hilaire, d’après la Vita Honorati et la Vita Hilarii », Provence historique, 55 (2005), p. 193-203.
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que ce même Hilaire, en qualité d’hagiographe, avait laissé apercevoir quelque temps plus tôt : il s’agit en réalité, à des fins de réhabilitation, de rendre cette théologie congruente avec la doctrine d’Augustin, qui à cette époque tend à s’imposer peu à peu19. Mais avec la Vita Caesarii, une étape supplémentaire est franchie. Et cela se conçoit sans peine : à l’époque de sa composition (cent cinquante ans après la Vita Martini, cent ans après la Vita Honorati), la donne n’est plus du tout la même. Entre ces dates, un long siècle de ferraillement virulent, et surtout la résolution, lors du second concile d’Orange, encore tout récent, de cette question si épineuse dans les discussions théologiques, et si déterminante dans ses incidences sur la morale pratique. Car, quelle qu’ait pu être, si tant est qu’elle existât, la doctrine véhiculée par ces premiers hagiographes gaulois, tenir, après 529, les propos de Sulpice, ou se prêter aux comparaisons insouciantes d’Hilaire, c’eût été tout bonnement, de l’avis de chacun, au moins dans le milieu monastique qui est bien celui qui accueille lesdites productions, faire profession délibérée de « semipélagianisme ». C’est donc naturellement que l’on trouvera dans la Vita Caesarii, comme du reste dans toute l’œuvre de Césaire, des mentions récurrentes du rôle essentiel, voire primordial, de la grâce de Dieu, et ce jusque dans le récit de la moindre action du saint. Ainsi, lorsque le jeune Césaire décide (au sens plein, pourtant) de servir Dieu, c’est « à l’instigation de la grâce divine qui l’enflamma »20 ; fait-il preuve d’une grande pénétration ou d’une grande mémoire, c’est « par le don du Christ »21 ou « sous l’inspiration du Seigneur »22. Autant de rappels, certes très ponctuels, mais qui, placés incidemment au détour d’une phrase, rétablissent l’équilibre dont il vient d’être question, mais vont, semble-t-il, bien au-delà du simple écho inconscient et inévitable à leur contexte doctrinal. Ils constituent pour notre propos le premier point de rapprochement entre le texte hagiographique et la controverse, considérée une fois révolue : leur présence, apparemment quasi-inévitable, donne acte du progrès de la définition du dogme ca-
19 Mais cet infléchissement n’a rien de définitif. On trouverait, jusqu’à un stade assez avancé de la controverse, les traces d’une tradition lérinienne, comme dans la Vita Antoni d’Ennode de Pavie. Voir à ce propos S. GIOANNI, « Une figure suspecte de la sainteté lérinienne : saint Antoine d’après la Vita Antoni d’Ennode de Pavie », Recherches augustiniennes et patristiques, 35 (2007), p. 133-187 (surtout p. 149-153). 20 Vit. Caes. 1, 4 : Cumque inibi biennis seu amplius sub hac inchoatione deseruisset, d iuin a e g rat i a e in st iga t i o n e s u c ce n s u s deliberat artius semet ipsum expeditiusque iuxta Euangelium diuino mancipare seruitio (éd. M.-J. DELAGE, p. 152-153). 21 Vit. Caes. 1, 9 : Quatinus tanta Dei gratia sanctus Caesarius refertus, tantaque memoria d o n o C hr i st i uideretur esse fulcitus (éd. M.-J. DELAGE, p. 158-159). Sur ce passage, voir infra. 22 Vit. Caes. 1, 18. : Hoc tamen in s p ira n t e D o m in o habuit proprium, ut dum singulis singula proferebat unicuique uitae suae cursum ante oculos praesentaret (éd. M.-J. DELAGE, p. 172-173).
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tholique, dont il apparaît alors clairement qu’on ne peut plus ne pas en tenir compte. Seulement, ce fait, qui pourrait passer pour un trait rhétorique ou stylistique, n’est pas isolé. Il ne se manifeste pas moins qu’une vingtaine de fois, dans une œuvre passablement brève23, ce qui peut bien mériter qu’on y prête attention et inviter aussi à ne pas sous-évaluer le poids des autres allusions touchant de près ou de loin à cette question : c’est la vue d’ensemble qui s’en dégagera qui en donnera la réelle mesure. 2. Le récit du concile de Valence (Vit. Caes. 1, 60), témoin de l’héritage d’un dossier scripturaire « augustinien » ? Si chacune de ces mentions de la grâce divine ne doit pas sembler anodine au lecteur, c’est non seulement parce que le contexte idéologique, encore récemment polémique et passionné, ne peut pas n’avoir laissé aucune séquelle, mais surtout parce que Césaire n’est pas uniquement un actor gratiae, comme est supposé l’être tout saint, il est aussi un doctor gratiae. C’est ainsi que l’auteur lui-même le désigne, au milieu d’une longue énumération : Défenseur de la foi, modèle pour les prêtres, ornement des églises, prédicateur de la grâce, pacificateur des querelles, source de charité, norme de régularité, règle des bonnes mœurs, mesure de prudence, protection des orphelins, rachat des captifs24.
À la fois, donc, « prédicateur de la grâce » et « pacificateur des querelles », Césaire apparaît comme le point de contact privilégié entre la polémique ellemême (dans laquelle, s’accorde-t-on à dire, il soutient fermement les positions
23 Outre les exemples cités, voir par exemple Vit. Caes. 1, 1 : Deo iuuante ; 1, 12 : Deo propitiante ; 1, 13 : Deo uolente ; 1, 20 : fideiussore Christo ; 1, 28 : diuinitatis instinctu ; 1, 30 : Dei nutu ; 1, 60 : Donante Christo ; 2, 1 : Deo propitio ; 2, 1 : Deo adiuuante ; 2, 12 : Deo inspirante ; 2, 15 : Domino tribuente ; 2, 26 : Deo dispensante ; 2, 39 : Domino annuente ; 2, 45 : Dei nutu ; 2, 49 : Deo praestante. P. LEJAY, « Le rôle théologique de Césaire d’Arles. II. Le péché originel et la grâce », Revue d’histoire et de littérature religieuses, 10 (1905), p. 217-266, écrivait déjà : « Les mots Deo auxiliante, cum Dei adiutorio, qui reviennent à satiété dans Césaire, ne sont pas de vides formules ; il faut leur donner toute la plénitude du sens qu’elles peuvent comporter. » (p. 237). Même remarque chez G. BARDY, « La prédication de saint Césaire d’Arles », Revue d’histoire de l’Église de France, 29 (1943), p. 201-236 (p. 232 et 235). 24 Vit. Caes. 1, 45 : Assertor fidei, forma sacerdotum, ornatus ecclesiarum, praedicator gratiae, extinctor iurgii, seminarium caritatis, norma disciplinae, morum ponderator, libra consilii, defensio pupillorum, captiuorum redemptio. (éd. M.-J. DELAGE, p. 210-211).
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augustiniennes) et la normatisation de cette doctrine, par la voie conciliaire (qui va plutôt dans le sens d’une conciliation des deux thèses adverses)25. Or, les liens entre la Vita Caesarii et la controverse augustinienne ne manquent pas. Et la preuve la plus évidente en est probablement à chercher dans le chapitre 60 du livre 1, tout entier consacré à ce problème. Je le cite dans son intégralité : Pourtant, beaucoup d’adversaires se dressèrent qui résistaient à la doctrine de la grâce qu’il prêchait. Mais ô bonheur digne d’envie ! En effet des murmures et une mauvaise interprétation de certains font naître sans raison dans les Gaules une malheureuse suspicion contre la prédication de l’homme de Dieu. À cause de cela, les évêques du Christ séjournant au-delà de l’Isère, rassemblés par amour de la charité, se réunissent dans la cité de Valence ; mais le bienheureux Césaire, victime de la maladie, ne put s’y rendre comme il l’avait prévu. Il envoya cependant des hommes éminents choisis parmi les évêques, avec des prêtres et des diacres. Parmi eux, saint Cyprien, le grand et illustre évêque de Toulon, se distingua, appuyant tout ce qu’il disait, sans exception, sur les Écritures divines et prouvant à partir des enseignements les plus anciens des Pères que nul ne pouvait en aucune façon commencer par lui-même à progresser spirituellement s’il n’avait pas été appelé tout d’abord par une grâce prévenante de Dieu. Mais cherchant à établir leur propre justice, ils n’étaient pas soumis à la justice de Dieu (Rom. 10, 3), oubliant ce que Dieu a dit : Sans moi vous ne pouvez rien faire (Ioh. 15, 5), et C’est moi qui vous ai choisis, non pas vous qui m’avez choisi (Ioh. 15, 16), et nul ne possède quoi que ce soit qui ne lui ait été donné d’en haut (Ioh. 3, 27), et l’Apôtre : C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis (I Cor. 15, 10), et un autre : Tout don excellent vient d’en haut (Iac. 1, 17), et le Prophète : Le Seigneur donnera la grâce et la gloire (Ps. 83, 12), et que l’homme ne recouvre vraiment son libre arbitre qu’une fois racheté par la rédemption du Christ, délivrance qui seule le rend capable de poursuivre efficacement la voie de la perfection26.
Ce passage est l’unique document qui nous soit parvenu au sujet du concile de Valence, auquel, est-il écrit, Césaire n’a pu participer. Ses opinions y sont cependant défendues par son principal représentant, Cyprien de Toulon, qui Témoin l’opuscule De gratia ; voir l’analyse qu’en font G. MORIN et U. BALTHUS, « Un opuscule inédit de saint Césaire d’Arles sur la grâce », Revue bénédictine, 13 (1896), p. 433-443. À cet égard, il n’est pas indifférent non plus que les hagiographes, dans le récit des derniers instants de Césaire (Vit. Caes. 2, 46 et 48), insistent sur la coïncidence qui le fait mourir la veille de la fête de saint Augustin, le rapprochant encore plus de celui dont il a « tant aimé le sens très catholique », propos rapportés au discours direct (Vit. Caes. 2, 48 ; éd. M.-J. DELAGE, p. 302-303). 26 Vit. Caes. 1, 60 (éd. M.-J. DELAGE, p. 232-235). Ce chapitre fait l’objet d’un commentaire particulièrement développé dans Vita sancti Caesarii episcopi Arelatensis (BHL 1508-1509), éd. E. BONA, Amsterdam, 2002 (Supplementi di Lexis, 16) p. 321-325. 25
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est précisément l’un des auteurs de la Vita. Peu importe ici que cette réunion conciliaire ait précédé ou suivi celle d’Orange27. La mention, au sein du récit hagiographique, d’un acte de normatisation (et non à proprement parler d’un texte normatif) suffit à en souligner l’intérêt. S’il y a lieu de s’y référer, c’est parce que l’hagiographe a pris soin d’insérer dans ce morceau une série de sept citations scripturaires (ce qui est proportionnellement important, puisqu’elles représentent à elles seules treize pour cent de l’ensemble des citations bibliques de l’œuvre, qu’on ne trouve nulle part ailleurs en aussi grande densité). On pourrait très bien supposer qu’il s’agisse là du dossier scripturaire dont s’est servi Cyprien pour étayer, au nom de Césaire et face à ses adversaires de Viennoise, sa défense de la théorie augustinienne sur la grâce28. Sans aucun moyen de vérification, il est impossible d’être davantage affirmatif. Mais l’important est de faire remarquer que ces références bibliques ne sont pas inconnues à l’historien des controverses doctrinales sur la grâce. Chacune de ces citations – qu’elle ait été alléguée par Cyprien à Valence ou convoquée par l’un de ses collègues lors de la rédaction – ne manque pas de renvoyer aux textes polémiques ou normatifs dans lesquels elle avait, lors de la controverse, étayé l’argumentation augustinienne. Un simple coup d’œil sur les parallela qu’il est possible d’établir entre ces citations de la Vita et celles des œuvres antérieures (voir le tableau en annexe) nous renseignera sur la très probable filiation qu’il faut reconnaître entre ce bref passage et la littérature conciliaire et, au-delà, polémique. Sans multiplier les remarques, on peut facilement observer, outre l’immanquable héritage augustinien, la récurrence de plusieurs orchestrations scripturaires, la plus notable étant sans doute Ioh. 15, 5 (accompagné ou non de Ioh. 15, 16) – I Cor. 15, 10 – Iac. 1, 17, déjà présente dans le Contra collatorem de Prosper et dans le Sermon 226 de Césaire. Autre fait essentiel : les citations de Ioh. 15, 16, Ioh. 3, 27 et Iac. 1, 17, qui reviendront trente fois chez les auteurs augustiniens, sont totalement absentes des œuvres d’Augustin sur la grâce avant le début des revendications « semipélagiennes ». En bref, l’examen de ce dossier scripturaire, en plus d’attester les liens qui unissent une œuvre narrative (la Vita) et la norme ecclésiastique officielle, place 27 La question a été longtemps débattue sans être résolue. Un exposé détaillé des thèses pro et contra est donné dans O. PONTAL, Histoire des conciles mérovingiens (511-714), Paris, 1989 (Histoire), p. 92-94. M.-J. DELAGE, « Introduction », p. 91, n. 1 (comme déjà dans son « Introduction » à CÉSAIRE D’A RLES, Sermons au peuple, t. I : Sermons 1-20, éd. M.-J. DELAGE, Paris, 1971 (SC, 175), p. 56, n. 3), suit l’avis plus logique de P. Lejay, M. Cappuyns et G. de Plinval, plaçant la réunion de Valence avant le concile d’Orange. 28 C’est ce que laisse supposer l’expression omnia quae dicebat de diuinis utique Scripturis adfirmans qui les précède de peu, quoique ces citations soient directement introduites dans la narration. M.-J. DELAGE (p. 94) considère cette hypothèse comme une évidence.
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bien aussi cette œuvre dans une tradition, ou du moins dans un continuum augustinien, en dépit de la différence générique des œuvres, qui en détermine aussi le statut et la portée. Autrement dit, le discours augustinien, dont le passage d’un écrit polémique à un texte normatif ne pose aucune difficulté, est également capable de se maintenir au sein d’un récit hagiographique, qui n’était pas initialement destiné à le recevoir. On pourra, au reste, s’étonner que le concile d’Orange, qui paraît, à nos yeux rétrospectifs, d’une bien plus ample importance que celui de Valence (puisqu’il est le premier – et le seul – concile mérovingien à avoir énoncé des décisions en matière dogmatique)29, soit absolument passé sous silence. Mais l’insertion, à la fin du chapitre, du nom du pape de Rome, Boniface30, suggère qu’il conviendrait plutôt de lire ce passage, non comme la relation fidèle d’un événement circonscrit, mais comme un résumé très libre qui en amalgamerait plusieurs. Il est écrit en effet, que Boniface, « ayant appris ce conflit, récusa l’objection des adversaires et confirma de son autorité apostolique la conclusion de saint Césaire » – et l’hagiographe d’ajouter qu’ainsi, et toujours donante Christo, les évêques adhérèrent à ce dont auparavant le diable les poussait à se méfier… Or, si le pape est bien intervenu, ce n’est qu’au moment de valider les canons arausicans, Boniface accédant à la requête que l’évêque d’Arles avait adressée à Félix IV, son prédécesseur mort dans l’intervalle31. Cette indistinction permet au passage d’élider l’échec qu’avait dû être pour Césaire et le siens la discussion de Valence. De fait, les auteurs n’ont guère à se soucier de rapporter par le menu de telles discussions, absconses pour leurs lecteurs ; l’important, dans ce cas précis, abstraction faite des détails et au mépris même de la réalité historique, est que le récit fasse bien valoir qu’on a légiféré sur cette question, et que les décisions conciliaires ont reçu la ratification papale, qui seule leur confère leur caractère œcuménique. Décisions conciliaires dont il ne faut pas oublier,
29 Pour une édition traduite et annotée des canons, voir Les canons des conciles mérovingiens (VIe-VIIe siècles), trad. J. GAUDEMET, B. BASDEVANT-GAUDEMET, Paris, 1989 (SC, 353), p. 152-173. Voir aussi B. BASDEVANT-GAUDEMET, « La Bible dans les canons des conciles mérovingiens », dans Bibel und Recht. Rechtshistorisches Kolloquium 9.-13. Juni 1992 an der Christian-AlbrechtsUniversität zu Kiel, éd. H. H ATTENHAUER, J. ECKERT, Frankfurt am Main, 1994 (Rechtshistorische Reihe, 121), p. 50-69 ; réimprimé dans E AD., Église et autorités. Études d’histoire de droit canonique médiéval, Limoges, 2006 (Cahiers de l’Institut d’anthropologie juridique, 14), p. 201212. Voir aussi O. PONTAL, Histoire des conciles mérovingiens, p. 89-99. 30 Nam et beatae memoriae Bonefacius Romanae ecclesiae papa, eandem conluctationem compertam, calcata intentione iurgantium, prosecutionem sancti Caesarii apostolica auctoritate firmauit. (éd. M.-J. DELAGE, p. 234). Il s’agit de Boniface II (élu après la mort de Félix, survenue en septembre 530). 31 Dans son rescrit Auctoritas sancti papae Bonifati, per quam infra scripta synodus confirmata est, édité dans Les canons des conciles mérovingiens, p. 176-185.
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d’ailleurs – rendons à Césaire ce qui est à Césaire –, d’attribuer la paternité au métropolitain d’Arles ; c’est bien le propos des hagiographes. Mais la Vita touche également cette controverse par la bande, en développant des thèmes apparemment annexes, mais qui avaient été constitutifs des premiers débats provençaux, à l’époque de Cassien et de Prosper. Un seul exemple suffira : celui, bien connu, du renoncement de Césaire à la culture profane. Lorsque, par excès d’ascèse, Césaire est contraint de quitter Lérins pour regagner le continent, il trouve refuge, une fois parvenu en Arles, chez le rhéteur Julien Pomère, afin d’y suivre son enseignement. Il s’y rend, précédé de sa réputation d’homme « si plein de la grâce de Dieu et, par le don du Christ, visiblement doué d’une si grande mémoire »32. Mais, lit-on au chapitre 9, il n’accueillit pas les inventions de l’érudition humaine, lui que la grâce divine s’était préparé pour l’instruire directement. C’est ainsi que, fatigué de veiller, il posa dans son lit sous son épaule le livre que le docteur lui avait donné à lire ; or, à peine avait-il commencé à s’endormir ainsi appuyé que, bientôt, Dieu le bouleverse par une terrible vision [c’est celle d’un affreux dragon]. […] Arraché ainsi au sommeil, terrifié par ce qu’il avait vu, il commença à s’accuser avec violence d’avoir voulu associer la vaine sagesse du monde à la lumière de la règle qui conduit au salut33.
Ou comment faire passer le fruit d’un raisonnement des plus complexes dans une saynète bien assez éloquente. Car la sagesse des anciens païens, ici présente à travers les figmenta de l’eruditio, a fait l’objet de longs débats au cours de la controverse provençale sur la grâce : les hommes qui ignorent les Évangiles sont-ils sauvés ? et qu’en est-il de ceux qui, l’ayant précédé, n’ont pas pu connaître le Christ ? C’est en des termes semblables que s’énonce, ici et là, la position des penseurs ecclésiastiques sur le sort des païens. Et sans doute n’estce pas un hasard si, dans cet épisode et ce milieu culturel très précis, Césaire est présenté comme le débiteur du Christ (dono Christi) plutôt que de Dieu, car la regula salutaris, la seule grâce salvatrice, qui doit être l’unique source d’espérance du croyant, c’est la gratia Christi et non la gratia Adami34. Et, si l’on veut bien continuer de sonder plus profond encore le texte hagiographique, ce sont en dernière analyse toutes les mentions évoquées plus haut qui 32 Vit. Caes. 1, 9 : quatinus t a n t a D e i g ra t i a sanctus Caesarius refertus, tantaque memoria d o n o C hr i st i uideretur esse fulcitus (éd. M.-J. DELAGE, p. 158-159). Le recours au même procédé d’écriture que celui qu’on a analysé plus haut prépare efficacement le lecteur à l’événement qui va ensuite être relaté. 33 Vit. Caes. 1, 9 (éd. M.-J. DELAGE, p. 481-482). 34 On pourra trouver un aperçu de l’importance de cette question dans la controverse dans « Gratia Adami, gratia Christi. La nature, la Loi et la grâce dans le premier augustinisme », dans les Actes de la journée d’étude « Élection, loi et communauté : de l’Alliance à la cité chrétienne » = Revue de l’histoire des religions, 229, 2 (2012), p. 193-214.
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transpirent les préoccupations dogmatiques des différents auteurs. La moindre incise, somme toute banale, qui vient expliciter le rôle de chacun des deux acteurs (Dieu et l’homme), se dote alors d’une dimension indiscernable et charrie tacitement nombre de développements antérieurs. Bien souvent, le seul fait de dire comme en passant « Deo adiuuante », c’est déjà se situer doctrinalement. Et les subtilités sémantiques étant nombreuses en telle matière, la méticulosité des auteurs leur fait parfois compliquer telle ou telle formulation. Ainsi, lorsque Césaire décide d’orner l’église d’Arles, l’individu s’efface derrière trois manifestations différentes de Dieu, qui viennent séparer ce qui est une nouvelle fois un verbe de volonté de son complément : Concepit igitur mente homo D ei, ut s emp er reg n a nte Dom i no, d iu i n it at i s i n st i nct u, non solum clericorum cateruis innumeris, sed etiam uirginum choris Arelatensium ornaretur ecclesia, et muniretur ciuitas35.
De même, enfin, pour décrire l’exaucement d’une prière du saint évêque, l’auteur a soin de préciser positivement : Fusa itaque prece more solito prostratus, ubi d iu i n a m u i r t utem | inuocationi suae | p er Spi r it u m s a nct u m | ade s s e persensit, abscessit. […] Sed beatus ille uir altioris ingenii respondit, eam illi potius debere referre gratias, cuius uirtus et pietas omnibus merentibus et lamentantibus adesse consueuit36.
Comme le reflète bien la formulation quelque peu contournée du début, le saint n’est plus du tout celui qui, tel Honorat, accomplissait de lui-même les prodiges, fût-ce au nom de Dieu. Césaire doit se contenter d’être le simple spectateur du miracle : son action n’est que perceptive (persensit), et tout au plus peut-il se prévaloir d’avoir « invoqué » le Seigneur. Mais cette dernière remarque n’est pas sans importance. Car il resterait à définir quelle est exactement la doctrine de la grâce ainsi remployée au sein du texte : correspond-elle à l’augustinisme plutôt rigoriste, qu’on pourrait qualifier de prospérien, tel que diffusé en Provence depuis un siècle et que l’on retrouve dans les œuvres de Césaire traitant de la grâce ? Ou se rapproche-t-elle plutôt de la doctrine, à bien des égards plus conciliante, adoptée par les Pères d’Orange ? 35
Vit. Caes. 1, 28 : « Par l’inspiration de la divinité, l’homme de Dieu conçut alors dans son esprit, sous le règne éternel du Seigneur, le projet d’orner l’église d’Arles et de protéger la cité non seulement par d’innombrables cohortes de clercs, mais aussi par des chœurs de vierges » (éd. M.-J. DELAGE, p. 184-185). 36 Vit. Caes. 1, 40 : « Et ainsi, après s’être prosterné selon son habitude dans une longue prière, il s’éloigna dès qu’il s’aperçut qu’à son invocation la puissance divine par l’action de l’Esprit-Saint se manifestait. […] Mais ce bienheureux, à l’esprit plus élevé, répondit qu’elle devait plutôt rendre grâces à celui dont la force et la bonté ont coutume d’assister tous ceux qui sont dans l’affliction et se lamentent » (éd. M.-J. DELAGE, p. 204-205).
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La mention de cette invocation qui est à l’initiative de l’homme, et plus encore la double occurrence du verbe adesse, au début et à la fin de ce même chapitre, à propos de la puissance de Dieu, tendrait à faire opter pour la seconde ; car, régulièrement employé par les doctores Gallicani, ce verbe n’était pas admis par leurs adversaires, qui voulaient ainsi marquer leur refus de toute conception coopérative, comme celle qu’exposait Cassien 37. Ce trop rapide aperçu des différentes manifestations de la grâce dans la Vita Caesarii, qui établissent du même coup autant de jonctions diversement serrées avec les dissertations dogmatiques qui avaient avivé la polémique au siècle précédent, permet déjà au moins d’apercevoir les bases principales de l’interprétation qu’on pourrait maintenant proposer. Quel qu’en soit le mode d’insertion – l’exposé pur et simple d’un discours doctrinal, la mise en scène (ou en action) de ce même discours dans un épisode de la vie du saint, et jusqu’à la simple allusion, dissimulée dans l’appareil rhétorique –, la controverse augustinienne se ménage donc dans la Vita une place qui est loin d’être négligeable pour qui adopte une échelle plus petite et cherche à analyser le processus logique inhérent à tout type de controverse. Et l’hagiographie se révèle alors très légitimement fondée à revendiquer dans ce processus, dont il reste à définir les étapes, une place privilégiée. 3. L’hagiographie comme vecteur de vulgarisation de la norme On serait naturellement tenté de ne pas faire trop de cas des éléments épars relevés jusqu’à présent. Vu le rôle assumé par Césaire, dans la controverse d’abord, dans sa résolution ensuite, la polémique semipélagienne pourrait sembler un passage obligé de sa biographie. Mais – et le dossier scripturaire en fournissait déjà un premier indice de poids – les références à cette controverse dépassent de toute évidence l’anecdote. Si elles ne sont pas pour autant précises (l’historien serait bien en peine d’exploiter la Vita comme il le ferait d’une autre source), elles sont du moins suffisamment appuyées pour trahir une intention des auteurs. Il ne faudrait pas, bien sûr, aller jusqu’à faire de l’objet d’étude que l’on s’est choisi le principal motif de la rédaction de la Vita. On a tenté d’en proposer d’autres38. Mais pourquoi, après tout, vouloir mettre en doute les propos mêmes 37 L’emploi par Cassien du verbe adesse, qui suppose que la grâce de Dieu ne fait que venir assister le libre arbitre de l’homme, est fortement critiqué par Prosper : comparer C ASSIAN., Conl. 13, 8, 3 (CSEL, 13, p. 371 ; SC, 54, p. 158) et P ROSP., C. coll., 2, 3 et 19, 1 (PL 51, col. 219B-220A et 266B-266C). 38 Comme W. E. K LINGSHIRN, « Caesarius’s Monastery for Women in Arles and the Composition and Function of the ‘Vita Caesarii’ », Revue bénédictine, 100 (1990), p. 441-481.
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des auteurs, lorsqu’ils affirment dans leur préface satisfaire à une commande39 ? Seulement, cette perspective est propre à faire apparaître certaines conséquences accessoires et à expliquer mieux comment ce type de littérature, dont la popularité a été et est encore largement discutée, peut se faire, à plus d’un titre, vecteur. L’exemple de la Vita Caesarii, mis en balance avec le dossier semipélagien et rapporté en tout à la norme du concile d’Orange, semble illustrer idéalement le rôle de « vulgarisation » qu’on prête souvent à l’hagiographie. Mais il faudrait d’abord connaître le public – auditoire ou lectorat – qu’est censée atteindre la Vita Caesarii. Les différents auteurs, cinq au total (trois évêques pour le premier livre, un prêtre et un diacre pour le second), tous des proches de Césaire, qui l’ont connu personnellement et écrivent au plus tard sept ans après sa mort40, présentent sans conteste leur œuvre comme destinée aux moniales arlésiennes, et au premier chef à leur abbesse, Césarie la Jeune, sans doute une nièce de Césaire, qui est à l’initiative de la composition de la Vita. Mais il est clair également qu’elle vise un public plus vaste, plus populaire aussi : s’adressant aux moniales, dont on sait par ailleurs le degré d’instruction, prévu pour elles dans la Règle, les hagiographes prennent la précaution, sans nul doute plus que rhétorique, de garantir leurs éventuels lecteurs lettrés contre la trop grande rusticitas de leur style41. Comment donc ces ecclésiastiques, très versés dans ces questions dogmatiques – en particulier les trois évêques –, ont-ils cherché à répandre, voire ont répandu presque par habitude et sans y réfléchir, une certaine idée de la grâce ? Il n’importe pas peu de s’arrêter à cet aspect de la question. Car il va de soi que l’enseignement ainsi promulgué ne peut avoir d’efficacité ou même de légitimité que s’il se rapporte à une connaissance établie et validée consensuellement. Autrement dit, il s’inscrit dans la lignée des précédentes batailles définitionnelles et de la longue et difficile constitution de la norme conciliaire, tout en se donnant pour propos de divulguer une conception suffisamment simple et claire, dépouillée de toutes les considérations à même d’y introduire la moindre incertitude ou le moindre doute. Certains traités polémiques composés lors de cette controverse au Ve siècle s’étaient déjà signalés par leur prétention normative. Ces œuvres, pourtant cen39 Vit. Caes. 1, 1 : Quia, reuerenda nobis uirgo Caesaria, cum choro sodalium monacharum tibi commisse petis a nobis, ut uitam et conuersationem, beatae memoriae sancti Caesarii institutoris uestri ab exordio repetentes comprehendere litteris debeamus (éd. M.-J. DELAGE, p. 146-147). 40 Cette question des auteurs et de l’époque de rédaction de l’œuvre fait l’objet d’une mise au point dans M.-J. DELAGE, « Introduction », p. 19-22. 41 Vit. Caes. 1, 2 : Vnum tamen hoc in praesenti opusculi deuotione a lectoribus postulamus, ut s i c a s u s c o l a st i c o r u m a ure s a t q u e i u d i c i a n os s im p li c e s c o n t i nge r it rel a t ore s a t t in ge re , non arguant quod stilus noster uidetur pompa uerborum et cautela artis grammaticae destitutus (éd. M.-J. DELAGE, p. 148-149).
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sées, vu leur nature, privilégier le débat d’idées, ne consistaient en fait non pas à confronter deux théories dans une recherche de la vérité, mais à imposer « la » vérité contre ce qui n’est pas elle et que donc elles définissent comme l’erreur, la peruersitas. Prenons pour point de comparaison l’exemple de Prosper. Soit mode littéraire, soit nécessité argumentative, la normatisation est ce qui caractérise le mieux son œuvre entière : chaque objection des adversaires est passée au crible de la pensée augustinienne, qu’il faut tenir pour la seule orthodoxie possible ; c’est pour ainsi dire elle qui constitue la regula ecclestiastica fidei, la norma42. Et pour que son lecteur puisse s’y reporter sans peine, il résume les différents points de son argumentation en des vademecum finals, dans lesquels, précisément, il « canonise » la doctrine qui doit seule être professée. De multiples efforts, pareils à ceux de Prosper, ayant logiquement abouti à un entérinement officiel, conféré par l’assemblée conciliaire en vertu de son pouvoir législatif, cette décision sanctionnée nécessite une application (dans le cas d’affaires disciplinaires) ou une adhésion (s’il s’agit, comme ici, de questions dogmatiques). Elle prescrit au moins certaines lois qui, sans être un carcan qui briderait toute liberté d’expression, s’imposent à chacun : il faut bien, désormais, composer avec les rigueurs d’une telle avancée doctrinale, en demeurant dans les limites d’un discours théologiquement correct qui ne souffre aucune nuance. Elle suppose, surtout, d’être portée à la connaissance des intéressés : les hommes qui ont tenu sur le sujet un discours erroné, tout prédicateur, et finalement toute personne susceptible d’émettre ou même d’avoir un avis sur la question, c’est-à-dire tout croyant. C’est ainsi que, parmi toutes les médiations capables de le diffuser, la littérature hagiographique peut occuper une place de choix, puisque, comme la prédication, elle a pour vocation d’atteindre le plus grand nombre. L’« éloquence du monde » ne sert de rien aux auteurs du second livre de la Vita, tout comme elle était rejetée par Césaire prédicateur43. Dans cette pédagogie, le tout consiste à réduire à leur essence même les discours les plus ardus des théologiens et à les faire accepter de l’auditeur, malgré lui et même à son insu. La mention, sans cesse répétée, de l’absolue nécessité de l’action de Dieu dans la moindre action ou pensée humaine, à travers les plus discrètes allusions, contribue donc à insinuer dans l’esprit du peuple chrétien une conception assurément orthodoxe et qui s’intériorise insensiblement, tout en ayant l’avantage de passer sous silence sa complexité, qui ne pourrait qu’échapper à un public non averti, et de la pré42 Suivant le vocabulaire sans cesse employé par Prosper ; voir en particulier les seules occurrences de norma, toutes deux en rapport avec Augustin, en C. coll. 1, 2 et 21, 3 (PL 51, col. 217A et 273A) ; et pour la regula ecclesiastica, C. coll. 8, 2 (PL 51, col. 233C-234C). 43 C. A. R APISARDA, « Lo stile umile nei Sermoni di s. Cesario d’Arles. Giustificazioni teoriche e posizioni polemiche », Orpheus, 17 (1970), p. 115-159.
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senter simplement comme la conception « normale », qui ne tienne pas compte de la possibilité même d’une alternative. Une lecture attentive de la Vita Caesarii nous y a donc fait découvrir, encore que sans réelle surprise, de multiples références au rapport entretenu entre Dieu et sa créature, le saint. Mais ce rapport, qui met en jeu les questions de la grâce et du libre arbitre, permet, par les moyens nombreux et variés qu’il a de se manifester, de mettre en évidence la dette que, dans le texte même, les rédacteurs se reconnaissent presque explicitement envers leurs prédécesseurs théologiens, des débuts de la controverse augustinienne aux décisions d’Orange. L’inscription de tels problèmes dans une œuvre de plus vaste portée, destinée à être largement lue pour contribuer à l’édification ou à l’évangélisation des fidèles, donne à la Vita un rôle décisif : elle se montre capable de devenir un constituant essentiel du processus d’officialisation du dogme, en diffusant, en vulgarisant à l’adresse de destinataires peu concernés ou concernés seulement de loin par ces problèmes de fond, la doctrine à laquelle on est finalement parvenu44. La Vita serait-elle alors la dernière étape de la controverse ? Pour dégager l’intérêt hypothétique de cette étude dans le cadre plus général de notre appréhension de la norme, on pourrait synthétiser ce propos à l’aide d’un schéma très simple, qui mette en avant le rôle qui lui revient (voir la figure en annexe). L’acte normatif, comme tout acte législatif, constitue à la fois un aboutissement et un commencement : il est la conclusion visée dès le début par les polémistes et qui met un terme aux débats en proclamant des décisions, en même temps qu’il a besoin pour exister et être réellement valide d’être connu, et donc enseigné. Plus précisément – et pour surajouter à la lecture horizontale et chronologique une lecture verticale –, la norme clôt l’affrontement de deux partis (on pourrait appeler cette première phase la phase agonistique), pour imposer plus linéairement un discours (dans une phase qui serait doctrinale, au sens étymologique). La norme, en ce sens, opère nécessairement une singularisation, qui ne peut être qu’une radicalisation, puisqu’elle n’unifie pas plusieurs points de vue, mais en choisit un qu’elle déclare unique. Dans le cas de la controverse augustinienne, par exemple, les canons conciliaires ont eu pour fonction de transformer des hypothèses (celles des Augustiniens) en axiomes. D’autre part, elle constitue également un point nodal en ce que, réduisant la pluralité des discours polémiques en un seul, elle se destine à une nouvelle pluralisation, mais biaisée, puisqu’il s’agit dé44 Sur les implications des débats doctrinaux sur le peuple chrétien, voir M.-Y. P ERRIN, Civitas confusionis. Recherches sur la participation des fidèles aux controverses doctrinales dans l’antiquité tardive (IIIe siècle - c. 430), à paraître ; et pour un premier aperçu : ID., « À propos de la participation du peuple fidèle aux controverses doctrinales dans l’antiquité tardive : considérations introductives », Antiquité tardive, 9 (2001), p. 179-199.
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sormais non pas de transformer un discours unique en plusieurs discours, mais d’imposer le discours unique de certains à tous. Ainsi apparaît bien un rapport spécifique unissant l’hagiographie et la norme. Il ne s’agit pas tant d’une utilisation de la norme dans un récit hagiographique, quoique cet aspect n’en soit pas absent. Il s’agit surtout de la conception de la littérature hagiographique comme propagateur possible, et même efficace, de la norme établie.
Actes d’Orange
Serm. 165, 1 Serm. 202, 3 Serm. 103, 4 Serm. 226, 6 (bis) Can. 7 Ep. Bonifatii 2
Trin. 1, 1 C. Fab. 31, 8
C. coll. 8, 2 ; 18, 2
Ioh. 15, 16 Grat. Lib. 18, 38 Corr. Grat. 12, 34 Praed. 17, 34 ; 19, 38
Césaire
Ep. 3, 33
Ioh. 15, 5 Ep. 157, 4, 29 ; Ep. 214, 3 Nat. Grat. 31, 35 ; 62, 73 Grat. Pecc. 29, 30 C. ep. Pel. 2, 8, 18 (bis) ; 2, 9, 20 ; 2, 9, 21 ; 2, 10, 23 ; 4, 6, 14 Grat. Lib. 8, 20 ; 6, 13 Corr. Grat. 1, 2 ; 12, 34 Praed. 21, 43 Ep. Ruf. 5 Ing. 799-800 C. coll. 8, 12 ; 14, 1
Ep. 3, 28 Prae. 2, 4 ; 2, 24
Rom. 10, 3 Ep. 157, 2, 4 ; 2, 6 Nat. Grat. 1, 1 ; 32, 36 ; 40, 47 Perf. Iust. 10, 22 Grat. Pecc. 42, 46 C. ep. Pel. 3, 2, 2 ; 3, 4, 9 ; 3, 4, 13 ; 3, 7, 20 (bis) ; 3, 7, 22 (bis) Grat. Lib. 12, 24
Fulgence
Prosper
Augustin
Serm. 226, 6
Ep. 3, 33
C. coll. 16, 1
Ioh. 3, 27 Grat. Lib. 6, 15
Can. 6
Serm. 226, 5 Serm. 232, 2
Definitio fidei Ep. Bonifatii 3
Ep. Ruf. 17 Resp. gen. praef. C. coll. 2, 2 ; 8, 3 ; 14, 2 Ep. 3, 1 ; 3, 5 Ep. 4, 6 Ep. 14, 7 Prae. 1, 45 ; 2, 13 ; 2, 30 ; 3, 37 Rem. 1, 13 Serm. 226, 6
C. coll. 8, 2
Prae. 3, 26 (ter)
Iac. 1, 17 Ep. 214, 3 Grat. Lib. 6, 15 Corr. Grat. 6, 10 Don. Pers. 17, 44 ; 22, 62
I Cor. 15, 10 Gest. Pel. 14, 36 (quater) ; 14, 37 ; 17, 40 ; 30, 54 C. ep. Pel. 3, 3, 4 ; 3, 8, 24
Rem. 1, 7, 2
Ps. 83, 12
62 JÉRÉMY DELMULLE TABLEAU
Les citations scripturaires de Vit. Caes. 1, 60 d’Augustin au second concile d’Orange
Sont présentées dans ce tableau les occurrences des passages bibliques rapportés par les hagiographes qu’on trouve dans les œuvres d’Augustin sur la grâce, dans les œuvres complètes de ses successeurs, Prosper, Fulgence et Césaire, et dans les actes du concile d’Orange.
POLÉMIQUE DOCTRINALE ET HAGIOGRAPHIE FIGURE
Le processus normatif phase agonistique
phase doctrinale acte normatif
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Les Dialogues de Grégoire le Grand et l’expression des normes Bruno JUDIC Tours
Les Dialogues de Grégoire le Grand jouissent d’une évidente célébrité en tant que recueil hagiographique1. Mais le cœur du recueil est bien-sûr constitué par la Vie de saint Benoît. On doit donc associer les Dialogues à l’ensemble de la tradition monastique2. Les récits hagiographiques relèvent toujours d’un genre plus facile que les traités de théologie, de spiritualité ou de morale. La littérature hagiographique est donc souvent associée à une culture populaire ou laïque et c’est particulièrement le cas des Dialogues, ouvrage de grande dimension fourmillant d’historiettes en apparence naïves. Comment des récits amusants peuvent-ils produire des normes, normes de piété, normes morales, normes doctrinales ? Comment associer la notion de norme, impérative, à la notion de récit, indicative ? Dans le cas des Dialogues, il est possible d’insister en premier lieu sur leur dimension savante, peut-être de manière paradoxale. Cette dimension savante rattache les Dialogues à toute une culture théologique et spirituelle de l’Antiquité tardive. Nous y examinerons ensuite le cas des saints mineurs, avant d’aborder la place de saint Benoît. Autour de Benoît on distingue clairement des modèles ou des normes monastiques, mais Benoît n’est pas le seul centre des Dialogues comme on le verra aussi pour terminer autour du thème de la mort et de l’Au-delà. Il faut avant tout rappeler une discussion, parfois très polémique, concernant l’auteur des Dialogues. En anglais, on peut jouer sur deux mots, authorship et authority, qui soulignent à la fois la distinction mais aussi le rapprochement Grégoire le Grand, Dialogues, éd. et notes A. DE VOGÜÉ, trad. P. A NTIN, t. I, Paris 1978 ; t. II (livres I-III), Paris 1979 ; t. III (livre IV), Paris, 1980 (SC, 251, 260 et 265). Cette source sera désormais abrégée en Dial. 2 Dans l’ensemble de la production de dom Adalbert de Vogüé sur les origines et les règles monastiques, rappelons la vaste synthèse Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité, 12 vol., Paris, 1991-2008. 1
Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 65-76 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102182
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BRUNO JUDIC
possible entre l’autorité d’un texte et la question de son auteur3. Or, quand il s’agit de produire des normes, il faut disposer de textes qui font autorité. Un texte patristique peut faire autorité à cause de son auteur. On comprend bien ainsi la composition de nombreux textes pseudo-augustiniens, par exemple des sermons. Or Grégoire le Grand fait partie du carré central des Pères latins : son nom seul fait autorité. S’il est l’auteur des Dialogues, alors on doit pouvoir y trouver des normes ou arguments normatifs. Inversement, il faut qu’il soit l’auteur des Dialogues pour que ce texte fasse autorité. Ce raisonnement autour de l’autorité du texte a conduit Francis Clark dans les années 1980 à rejeter la paternité grégorienne des Dialogues. Francis Clark exhume les doutes exprimés sur l’auteur des Dialogues par quelques érudits, surtout protestants, des XVIe et XVIIe siècles. Son ouvrage, The pseudo-gregorian Dialogues, apparaît comme une enquête très détaillée sur les travaux d’érudition de l’époque moderne. Mais sa conclusion est irrecevable. Adalbert de Vogüé, Pius Engelbert et surtout Paul Meyvaert ont pu rejeter l’idée que les Dialogues seraient un faux grégorien, un pseudo-Grégoire4. Le doute sur la paternité grégorienne provient du contraste apparent entre les Dialogues et les autres œuvres de Grégoire5. D’un côté des historiettes parfois bizarres, de l’autre une haute méditation morale et spirituelle. À ceci, Francis Clark ajoute des arguments d’érudition : telle ou telle mention des Dialogues dans un texte du VIIe siècle serait une interpolation – ce qui peut être effectivement le cas. Mais si l’on peut montrer qu’Isidore de Séville ne connaissait pas les Dialogues, on pourrait aussi montrer qu’il ne connaissait pas les Homélies de Grégoire, ni sur les Évangiles, ni sur Ézéchiel, ce qui n’enlève rien à l’authenticité grégorienne des Homélies. Paul Meyvaert a réfuté de fond en comble la thèse de F. Clark dans ses deux grands articles en montrant que nous avons de nombreuses références croisées entre les œuvres de Grégoire, Dialogues compris : Grégoire réutilise souvent ce qu’il a déjà écrit ailleurs et les Dialogues ne font pas exception. Sur ce point, F. Clark est obligé de construire une théorie des Inserted Gregorian Passages ou « passages grégoriens insérés », des fragments grégoriens qui auraient été conservés dans le scrinium du Latran d’où un faussaire, le « Dialoguiste », les aurait tirés pour les insérer dans son ouvrage. Paul Meyvaert montre en outre que tout dans les Dialogues correspond à la fin du VIe siècle, que ce soit la langue ou les realia, ce qui supposerait que 3 Voir M. ZIMMERMANN (éd.), Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, Paris, 2001. 4 F. CLARK, Pseudo-Gregorian Dialogues, Leyde, 1988 ; A. DE VOGÜÉ, P. ENGELBERT, P. MEYVAERT, « The Enigma of Gregory the Great’s Dialogues : A Response to Francis Clark », Journal of Ecclesiastical History 39-3 (1988), p. 335-381 et ID., « The Authentic Dialogues of Gregory the Great », Sacris erudiri, 43 (2004), p. 55-129. 5 Voir dom R. GILLET, « Grégoire le Grand », dans Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, éd. A. BAUDRILLART et al., t. 22, Paris, 1988, col. 1410.
LES DIALOGUES DE GRÉGOIRE LE GRAND ET L’EXPRESSION DES NORMES
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le faussaire ait agi comme un romancier du XXe siècle qui cherche à créer un effet de vérité en traquant les moindres détails. Or nous savons que les faussaires du Moyen Âge ne visaient pas un tel but, mais se situaient au contraire clairement dans un contexte où l’élaboration d’un faux était jugé nécessaire. D’ailleurs F. Clark lui-même est obligé de situer son « Dialoguiste » vers la fin du VIIe siècle sans pouvoir fournir un contexte contraignant pour justifier la fabrication d’un faux. Cette polémique sur l’authenticité des Dialogues a aussi un arrière-plan plus vaste et peut apparaître comme un prolongement de longs débats érudits, sur les origines de la Règle de saint Benoît et sur le personnage de saint Benoît. Rappelons en effet que le texte de Grégoire est le seul témoignage, la seule attestation de l’existence de saint Benoît. Or dans les années 1950, des travaux d’une très grande érudition ont pu montrer que la Règle de saint Benoît dérivait de la Règle du Maître alors que, jusque-là, cette dernière était considérée comme une expansion de la Règle bénédictine6. Dans ce débat, la question de la date d’apparition de la Règle de saint Benoît a été posée de manière plus aigüe. On sait que la première attestation externe de l’existence de cette Règle est située vers 620 au monastère d’Altaripa dans le diocèse d’Albi ; la démonstration de la dépendance de Benoît à l’égard du Maître n’empêche cependant pas Adalbert de Vogüé de maintenir pour la composition de sa Règle la date traditionnelle du milieu du VIe siècle. Il faut encore ajouter la question de l’historicité de Benoît luimême. A-t-il réellement existé ou est-il une pieuse fiction issue, soit de la plume de Grégoire le Grand, soit du mystérieux « Dialoguiste » ? L’érudition bénédictine s’est efforcée de prouver l’historicité de son existence, en soulignant en particulier l’existence d’un culte rendu à saint Benoît avant le IXe siècle, qui serait un indice indépendant du texte de Grégoire. On admettra ici que les Dialogues sont bien de Grégoire le Grand, qu’on peut les dater assez précisément de 594, que le personnage de Benoît n’est pas une pure fiction, même si Grégoire faisait œuvre d’hagiographe et pas de biographe ; enfin que la Règle de saint Benoît est bien un texte du milieu du VIe siècle dont la diffusion cependant n’a eu lieu qu’au début du VIIe siècle, en relation directe d’ailleurs avec l’autorité de Grégoire le Grand7. Adalbert de Vogüé a souligné, paradoxalement, la dimension savante des Dialogues. Des histoires de miracles et des exempla se trouvent aussi dans les 6
Depuis la démonstration de l’antériorité de la Règle du Maître sur celle de saint Benoît par dom Augustin Genestout en 1940, deux grandes éditions critiques accompagnées d’abondants commentaires ont été publiées : La Règle du Maître, éd. A. DE VOGÜÉ, Paris, 1964-1965 (SC, 105-107) et La Règle de Saint Benoît, éd. A. DE VOGÜÉ et J. NEUFVILLE, Paris, 1971-1972 (SC, 181-186). Voir aussi les articles réunis dans A. DE VOGÜÉ, Le Maître, Eugippe et saint Benoît, Hildesheim, 1984 (Regulae Benedicti Studia Supplementa, 17). 7 Voir J. WOLLASCH, « Benedictus abbas romensis. Das römische Element in der frühen benediktinischen Tradition », dans Tradition als historische Kraft. Interdisziplinäre Forschungen zur Geschichte des früheren Mittelalters, éd. N. K AMP, J. WOLLASCH, Berlin/New York, 1982, p. 119-
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Homélies et dans les lettres ; d’ailleurs deux exempla des Homélies sur l’Évangile sont repris dans les Dialogues. Inversement, un passage des Dialogues sur la componction est repris, trois ou quatre ans plus tard, dans une lettre pour la sœur de l’empereur à Constantinople8. En outre, A. de Vogüé rappelle que les personnages des Dialogues appartiennent souvent à l’élite sociale tant ecclésiastique que laïque et que ce qu’on peut supposer des destinataires de l’ouvrage va dans le même sens. Prenons deux passages où cette culture relevée est bien sensible. Au début du livre IV, Grégoire évoque le premier père du genre humain chassé du paradis en raison de sa faute. Désormais l’humanité vit donc en exil et ne peut qu’entendre parler de la céleste patrie sans en avoir l’expérience. Il raconte alors une sorte de fable : « Supposons une femme enceinte, jetée dans un cachot où elle enfante un garçon. Après sa naissance, l’enfant est nourri et grandit dans ce cachot. Si sa mère vient à lui parler du soleil, de la lune, des étoiles, des montagnes et des plaines, des oiseaux qui volent, des chevaux qui courent, lui qui est né et a été nourri au cachot ne connaît que ses ténèbres. Il entend dire que tout cela existe, mais comme il n’en a pas l’expérience, il doute que cela existe vraiment. Ainsi les hommes nés dans la cécité de leur exil, quand ils entendent dire qu’il existe des biens très hauts et invisibles, doutent de leur réalité, car ils ne connaissent que ces pauvres biens visibles parmi lesquels ils sont nés »9. On reconnaît dans ce récit un avatar du mythe platonicien de la caverne. Entre Platon et Grégoire, le mythe se retrouve chez Aristote dans un fragment connu seulement en latin dans le De natura deorum de Cicéron et chez Grégoire de Nysse, De mortuis. Le texte de Cicéron pouvait être connu de Grégoire mais les expressions en sont très éloignées. En revanche il y a plus de points communs avec Grégoire de Nysse mais aussi quelques différences fondamentales ; en outre le De mortuis de Grégoire de Nysse n’était pas traduit en latin au temps de Grégoire le Grand qui, ignorant le grec, ne pouvait pas le connaître par lui-même. Au total, il semblerait que Grégoire réinvente librement ce mythe, peut-être à partir d’un souvenir scolaire, et en lui donnant un sens chrétien : la femme au cachot, la mère de l’enfant, représente à la fois l’Église
137 et P. ENGELBERT, « Regeltext und Romverehrung. Zur Frage der Verbreitung der Regula Benedicti im Frühmittelalter », Römische Quartalschrift für christliche Altertumskunde und Kirchengeschichte 81 (1986), p. 39-60. 8 Grégoire le Grand, Registre des lettres, éd. et trad. P. MINARD, Paris, 1991 (SC, 370), Ep. 7, 23, de juin 597. Sur cette lettre, voir aussi B. JUDIC, « Grégoire le Grand et Theoctista », Rerum gestarum scriptor. Mélanges Michel Sot, éd. M. COUMERT, K. K RÖNERT, M.-C. ISAÏA, S. SHIMAHARA, Paris, 2012, p. 257-268. 9 Dial. IV, 1, 3, p. 21. Voir A. DE VOGÜÉ, « Un avatar du mythe de la caverne dans les Dialogues de Grégoire le Grand », dans Homenaje a fray Justo Perez de Urbel osb, t. 2, Burgos, 1977 (Studia Silensia, 4), p. 19-24.
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maternelle et la communion de tous les saints. Cette Église universelle espère, avec l’aide de l’Esprit saint, transmettre sa foi à une humanité incrédule. Le deuxième passage se trouve dans le livre II et concerne saint Benoît : « Le vénérable Benoît prit place dans la partie supérieure de sa tour (turris) et le diacre Servandus dans la partie inférieure. Un escalier montait et assurait une liaison continuelle entre le bas et le haut de la tour. Devant la tour était un large bâtiment où les disciples des deux abbés prenaient leur repos. L’homme du Seigneur, Benoît, tandis que les frères reposaient encore, avait devancé le temps de la prière, debout pour ses vigiles nocturnes. Il se tenait à la fenêtre, priant le Seigneur tout-puissant. Tout à coup, au cœur de la nuit, il vit une lumière épandue d’en haut refouler les ténèbres de la nuit. Elle éclairait d’une telle splendeur qu’elle surpassait la lumière du jour, elle qui cependant rayonnait entre les ténèbres. Une chose très merveilleuse suivit dans cette contemplation, car, comme il l’a raconté par la suite, le monde entier, comme ramassé sous un seul rayon de soleil, fut amené à ses yeux (omnis etiam mundus, velut sub uno solis radio collectus, ante oculos eius adductus est). Le vénérable Père, tandis qu’il enfonçait la pointe de son regard dans cette splendeur de lumière étincelante, vit l’âme de Germain, l’évêque de Capoue, portée au ciel par des anges dans une sphère de feu. Voulant se munir d’un témoin devant un tel miracle, il appela très fort le diacre Servandus à deux ou trois reprises. Bouleversé par ce cri, insolite chez un tel homme, Servandus monte, regarde et ne voit plus qu’un petit reste de lueur. Comme il est stupéfait d’un si beau miracle, l’homme de Dieu lui raconte tout au long ce qui vient de se passer. Sans attendre, il donne avis au pieux Theopropus, au bourg de Casinum, d’envoyer quelqu’un cette nuit même à la ville de Capoue prendre des nouvelles de l’évêque Germain et les rapporter. Le messager trouve l’évêque décédé, et en demandant des détails précis, il apprend que sa mort a eu lieu au moment même où l’homme du Seigneur a connu son ascension10 ». Servandus est l’abbé d’un monastère de Campanie. Il avait l’habitude de venir rendre visite à Benoît. C’est ainsi qu’ils sont l’un et l’autre présents en pleine nuit dans la tour du monastère de Benoît au Mont Cassin. Benoît est levé avant tous les frères et il prie devant la fenêtre. Alors il a cette vision du monde entier. Un peu plus loin, Grégoire précise : « Quand je dis que le monde était rassemblé devant ses yeux, cela ne signifie pas que le ciel et la terre s’étaient rétrécis, mais
10 Dial. II, 35, 2-3. Voir aussi Dial. IV, 8, qui résume la même histoire mais en inverse les éléments : « Au second livre de cet ouvrage, j’ai déjà dit que le vénérable Benoît – comme je l’ai appris de ses disciples dignes de foi –, se trouvant loin de Capoue, avait vu au milieu de la nuit l’âme de Germain, évêque de cette ville, portée au ciel par des anges dans un globe flamboyant. Tandis qu’il contemplait cette âme dans son ascension, le sein de son esprit s’élargit et il vit comme sous un seul rayon de soleil l’univers tout entier rassemblé à ses yeux », …mentis laxato sinu, quasi sub uno solis radio cunctum in suis oculis mundum collectum vidit.
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que l’âme du contemplatif s’était dilatée », videntis animus dilatatus. L’âme du « voyant » est élargie pour atteindre ce qui serait la vision de Dieu lui-même. Françoise Monfrin a montré comment cette expérience mystique se distingue des extases néo-platoniciennes relativement proches du point de vue chronologique (Porphyre, Jamblique) : la vision n’est pas le seul résultat de la purification de l’âme mais est le fruit de son illumination gracieuse11. Elle souligne aussi les nombreux échos avec les Moralia in Job, comme dans ce passage : « L’âme est élevée au-dessus de sa fonction d’animatrice du corps, l’intelligence au-dessus de ses modes habituels de connaître. L’âme sort d’elle-même ; l’intelligence, qui n’est qu’un de ses aspects, se transcende12 ». Cette illumination de l’âme a deux conséquences inextricablement mêlées dans la vision de Benoît : l’âme voit le monde comme création de Dieu et elle reconnaît Dieu par l’intermédiaire de sa création. Benoît est in Deo raptus et il voit ce qui est en-dessous de Dieu. Grégoire consacre encore un important développement à cette vision du monde par Benoît : Benoît a vu le monde dans la lumière de Dieu, in Dei lumine. Cette insistance amène Françoise Monfrin à s’interroger : cette vision est-elle une figure anticipatrice de la vision béatifique, qui ne peut survenir qu’après la mort, ou s’agit-il d’une vision de Dieu face à face, privilège accordé à de rares vivants, tels Paul et Moïse ? La réponse se situe dans le premier terme, une figure anticipatrice, mais le fait de poser la question montre une dérive possible de l’hagiographie par rapport à la norme enseignée, dérive qui ferait du saint un personnage totalement inimitable, au contraire de sa fonction avouée. De fait, la sainteté du haut Moyen Âge est une sainteté d’exception, concernant des personnages à l’écart de la société (moines) ou au sommet du pouvoir (évêques, souverains). Avant de revenir à la figure de Benoît, il convient de rappeler la structure des Dialogues : quatre livres se succèdent du plus court au plus long. Le livre I concerne douze figures de saints peu connus, le livre II est tout entier consacré à saint Benoît, le livre III concerne à nouveau plusieurs figures de saints peu connus – au moins trente-sept –, enfin le livre IV ne concerne pas des personnages mais un thème, la mort et l’au-delà, ou les fins dernières. Adalbert de Vogüé a souligné comment les livres I et III semblent conçus pour mettre en valeur le livre II, dans une sorte de triptyque. Il remarque aussi la présence de doublets entre le livre II et les autres livres, des doublets qui insistent sur certains aspects de la vie de Benoît. Il y a cependant dans les livres I et III quelques 11
F. MONFRIN, « La vision de saint Benoît », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècles). Actes du colloque de Rome (27-29 octobre 1988), Rome, 1991 (Collection de l’École française de Rome, 149), p. 37-49 ; P. COURCELLE, « La vision cosmique de saint Benoît », Revue des Études Augustiniennes 13 (1967), p. 97-117 souligne aussi l’héritage de Macrobe. 12 Grégoire le Grand, Moralia in Iob, lib. I-X, éd. M. A DRIAEN, Turnhout, 1979 (CCSL, 143), X, 8, 13.
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personnages connus, Paulin de Nole, Herménégilde fils du roi wisigoth Léovigild, Zénon évêque de Vérone, les papes Jean Ier et Agapit Ier, personnages qui, à chaque fois, posent un problème spécifique. Mais il y a aussi beaucoup d’inconnus. Certains de ces saints mineurs ont fait l’objet d’une Vita et d’un culte sans qu’on parvienne nettement à savoir s’ils manifestent l’existence d’une tradition indépendante des Dialogues ou si le texte de Grégoire est leur première source13. On peut ainsi penser à des évêques tels que Sabin de Canosa, Frigdianus de Lucques ou Floridus de Tifernum Tiberinum que connaît bien Pierluigi Licciardello14. Il y a des figures qui semblent purement littéraires, ainsi l’ermite Benoît, qui pourrait n’être qu’une sorte de rappel d’un aspect du principal Benoît15, ou encore l’ermite Martin, qui pourrait n’être qu’un rappel d’un autre Martin, Martin de Tours, le héros de Sulpice Sévère, une des sources littéraires et spirituelles de l’ouvrage de Grégoire16. On peut voir aussi des éléments communs entre les saints mineurs et Benoît dans certains miracles (miracles d’approvisionnement par exemple), dans la conception de la vie monastique et érémitique ou encore dans la figure du diable. Le diable apparaît dans la vie du prêtre Sévère qui pleure pour un homme qui vient de mourir – « des hommes affreux, épouvantables [le] conduisaient »17 –, dans l’histoire du Juif et de l’évêque André de Fondi – le Juif voit pendant la nuit une réunion démoniaque, « une troupe de mauvais esprits qui semblaient précéder un potentat pour lui faire la cour »18 –, dans la vie de Benoît enfin : « [Benoît] aperçut un petit moricaud (niger puerulus) tirant dehors par la frange de son vêtement le moine qui ne pouvait tenir en place durant la prière »19. Et ailleurs : « Comme le vénérable Père le disait à ses disciples, ce vieil adversaire apparaissait à ses yeux corporels sous un aspect très hideux et tout enflammé, et il faisait mine de se jeter sur lui avec une gueule lançant du feu et avec des yeux de braise »20. On trouve encore des esprits affreux dans le livre IV21. Tout
13 Voir H. DELEHAYE, « Les héros des Dialogues de Grégoire le Grand inscrits au nombre des saints », Analecta Bollandiana, 83 (1965), p. 53-74. 14 Sur Sabin de Canosa, voir J.-M. M ARTIN, La Pouille du VIe au XIIe siècle, Roma, 1993 (Collection de l’École française de Rome, 179) ; sur Floridus, voir P. LICCIARDELLO, « La Vita sancti Floridi di Arnolfo diacono (BHL 3062) », Bollettino della deputazione di storia patria per l’Umbria 101, Pérouse, 2004, p. 141-209. 15 Dial., III, 18. 16 Dial., III, 16. 17 Dial., I, 12, 2. 18 Dial., III, 7, 4. 19 Dial., II, 4, 2. 20 Dial., II, 8, 12. 21 Dial., IV, 40, 6-8 et IV, 55, 2-3.
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cela dessine une figure du diable qui inspire profondément les lecteurs de Grégoire. On citera particulièrement les descriptions du diable chez Raoul Glaber22. Mais toutes ces descriptions et tous ces personnages des Dialogues n’ont-ils pas joué le rôle de modèles plutôt que de normes ? Le caractère narratif des Dialogues, la nature même du récit hagiographique, invitent à rechercher des modèles, d’une part en amont, aux origines de la culture de Grégoire, d’autre part en aval dans les influences qu’il exerce pendant des siècles. Peut-on réellement parler de « norme » quand il s’agit de la figure du diable ou de la description d’un miracle, certes un peu stéréotypée, mais toujours avec quelques variations ? Cette question du rapport entre modèle et norme apparaît assez nettement dans le contraste entre deux phénomènes de grande ampleur. Le premier phénomène est celui du culte de saint Benoît, de sa diffusion en Occident et en particulier de la translation des reliques depuis le Mont-Cassin jusqu’au bord de la Loire à Fleury. Le monastère de Fleury fut fondé au début du VIIe siècle et, dès la fin du VIIe siècle, des moines de Fleury se rendirent en Italie centrale et, sur le site du Mont-Cassin alors abandonné, récupérèrent les dépouilles de sainte Scholastique et de saint Benoît et les apportèrent en Gaule. La translation est attestée précocement, en particulier par Paul Diacre, et donne lieu à Fleury à une abondante littérature de miracles de saint Benoît rédigés à plusieurs reprises à partir du IXe siècle. Il semble évident que les moines de Fleury du VIIe siècle étaient nourris des Dialogues de Grégoire et, par l’intermédiaire de ce texte, connaissaient le Mont-Cassin et savaient que le lieu était désormais à l’abandon. La translation fleurisienne serait une sorte de conséquence directe du texte de Grégoire23. Le deuxième phénomène de plus grande ampleur encore concerne la diffusion de la Règle de saint Benoît. Celle-ci devient très répandue dans la Gaule franque et en Angleterre au VIIIe siècle. À la fin du VIIIe siècle, Benoît d’Aniane s’attache à l’enseignement de cette Règle et à son observance dans les monastères qu’il fonde et qu’il dirige. Avec le soutien de Louis le Pieux, en 817, la Règle de saint Benoît, promue par Benoît d’Aniane, devient la Règle unique de tous les moines de l’empire franc et progressivement de tout le monachisme latin. Les conditions d’émergence et de développement de la Règle de saint Benoît au VIIe siècle ont été et sont étudiées avec le plus grand soin : on
22
Voir D. BARTHÉLEMY, L’an Mil et la Paix de Dieu, Paris, 1999, par exemple p. 175. Sur la translation des reliques de saint Benoît, voir Paul Diacre, Histoire des Lombards, VI, 2 ; J. L APORTE, « Vues sur l’histoire de l’abbaye de Fleury aux VIIe et VIIIe siècles », dans Le culte et les reliques de saint Benoît et de sainte Scholastique, éd. A. BEAU, J. M. BERLAND et al., Monserrat, 1979 (Studia Monastica, 21), p. 109-142 ; J. HOURLIER, « La translation d’après les sources narratives », ibid., p. 213-246 et A. GALDI, « S. Benedetto tra Montecassiono e Fleury (VII-XII secolo) », Mélanges de l’École Française de Rome, Moyen Âge, 126-2 (2014), mis en ligne le 6 août 1014, URL : http://mefrm.revues.org/2047. 23
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constate que l’éloge de Benoît par Grégoire dans les Dialogues et l’autorité de Grégoire lui-même ont joué un rôle essentiel dans son succès24. Benoît d’Aniane est lui-même profondément nourri des œuvres de Grégoire le Grand. Ces deux phénomènes, rapidement évoqués, pourraient nous donner un cadre pour distinguer ce qui relève du modèle de ce qui relève de la norme. Fleury, lisant les Dialogues, y trouve le modèle de la vie monastique et s’attache au culte du saint fondateur. Benoît d’Aniane, lisant la Règle, y voit la norme de la vie monastique. Dans les deux cas cependant les Dialogues ont joué un rôle. On pourrait penser que la diffusion des deux textes, Vie de saint Benoît et Règle de saint Benoît, s’est faite par les mêmes manuscrits. Ce n’est pas apparemment le cas. Adalbert de Vogüé fait allusion à quelques manuscrits qui transmettent à la fois la Règle et la Vie25. Mais en étudiant récemment plusieurs manuscrits des Dialogues ou de la Vie, transmise séparément dans des recueils hagiographiques à partir du XIIe siècle, je ne trouve jamais la Règle. Les deux textes se sont certainement soutenus l’un l’autre mais chacun dans son genre, les Dialogues du côté du modèle, la Règle du côté de la norme. Et pourtant les récits des Dialogues peuvent être aussi la source d’une norme comme le montre l’histoire du moine Justus. Quand Grégoire était encore moine dans son monastère du Caelius, il y avait un moine médecin du nom de Justus, qui soignait d’ailleurs régulièrement Grégoire lui-même. Justus avait en ville un frère du nom de Copiosus, médecin lui aussi. Justus tomba malade et, à l’approche de la mort, confia à Copiosus qu’il conservait en cachette trois sous d’or, ce qui était strictement interdit par la règle monastique. Les frères l’apprirent et découvrirent en effet les trois sous
24 Voir J. WOLLASCH, « Benedictus abbas romensis ». On peut examiner l’emploi de quelques termes fondamentaux dans les Dialogues. Ainsi le mot regula revient-il à plusieurs reprises. Dans un cas, en Dial., II, 36, il s’agit de la regula monachorum mise par écrit par Benoît (scripsit). Les autres emplois peuvent évoquer la vie monastique en général mais on trouve ce mot surtout en relation avec saint Benoît. Au début de sa carrière, à cause de la qualité de sa vie érémitique, des moines demandent à Benoît qu’il soit leur abbé. Mais très vite ces moines ne supportent pas la rigueur de Benoît, quorum tortitudo in norma eius rectitudinis offendebat. Benoît manifestait « la norme de la rectitude ». À côté de ce vocabulaire impératif, on trouve aussi la notion de mos, « coutume », par exemple en Dial., II, 12, 1 où le mos cellae interdit qu’on mange hors du monastère. Enfin l’emploi de exemplum est fréquent mais plutôt en dehors du livre II. 25 Les manuscrits contenant à la fois la Regula Benedicti et le livre II des Dialogues semblent en réalité peu nombreux ; on peut relever le manuscrit de Paris, BnF, lat. 15032, du XIe siècle, qui provient de Saint-Victor de Marseille, voir A. DE VOGÜÉ, « Introduction » en tête de l’édition de Grégoire le Grand, Dialogues, t. I, p. 143 et B. JUDIC, « Un texte fondateur : les Dialogues de Grégoire le Grand », dans Les formes dialoguées dans la littérature exemplaire, sous la direction d’A.-M. POLO DE BEAULIEU, Paris, 2012, p. 69-87, en part. p. 84. Voir aussi dans le même volume : C. CARDELLE DE HARTMANN, « Dialogue littéraire et récit exemplaire dans la littérature monastique de Sulpice Sévère à Grégoire le Grand », p. 55-68.
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d’or cachés dans une drogue. Grégoire, prévenu par le prieur, décida de la peine appliquer à Justus : aucun moine ne lui apporterait un mot de consolation jusqu’à sa mort et, à ce moment-là, on lui ferait savoir qu’il était ainsi traité pour avoir caché les trois sous. Il ne serait pas enterré dans le cimetière des moines mais dans une fosse, dans le fumier, avec ses pièces. Ce qui fut fait : Justus mourut dans la componction de sa faute, les frères furent rappelés à l’observance de la règle. Cependant, trente jours après, Grégoire eut pitié du défunt et demanda au prieur que, pendant trente jours, les frères célébrassent l’eucharistie à l’intention du défunt : Une nuit, le frère défunt apparut en songe à son frère Copiosus, qui lui demanda : « Eh bien ! frère, qu’en est-il de toi ? » Justus répondit : « Jusqu’à maintenant, j’étais mal, mais maintenant je suis bien, car aujourd’hui j’ai reçu la communion. » Copiosus alla vite le dire aux frères du monastère. Ceux-ci comptèrent les jours avec soin, et ce jour était le trentième où l’oblation avait été accomplie pour lui. Or Copiosus ignorait ce que les frères avaient fait pour Justus, et les frères ne savaient pas la vision de Copiosus au sujet de Justus. Au beau moment où Copiosus connut ce que les frères avaient fait et les frères connurent ce qu’il avait vu, à cette concordance de la vision et du sacrifice (concordante simul visione et sacrificio), il apparut clairement que le frère défunt avait échappé au supplice grâce à l’hostie salutaire26.
Jacques Le Goff avait souligné la place des Dialogues de Grégoire et de ce texte en particulier dans la « naissance du purgatoire »27. Claude Carozzi montre comment Grégoire développe un thème déjà présent chez saint Augustin dans la conception de l’au-delà. Grégoire permet d’imaginer de véritables voyages de l’âme dans l’au-delà comme dans les songes de Copiosus28. Jörg Sonntag évoque à propos de ce texte la fixation du principe des trente jours après la mort : ce chiffre trente devient la norme dans la commémoration des défunts, Normzahl des Totengedächtnisses29. Ce récit est la source d’importantes évolutions liturgiques évoquées par Cyrille Vogel, comme les moines-prêtres, les messes privées et la multiplication des autels30. C’est aussi 26
Dial., IV, 57, 8-16. J. LE GOFF, La naissance du purgatoire, Paris, 1981, p. 127-128. 28 C. C AROZZI, Le voyage de l’âme dans l’au-delà, Rome, 1994, p. 52 et suivantes. 29 J. SONNTAG, Klosterleben im Spiegel des Zeichenhaften, 2008, p. 514-515, et p. 436. L’histoire du moine Justus articule plusieurs dimensions normatives : une norme monastique, le vœu de pauvreté, une norme liturgique liée aux funérailles, le trentain grégorien, une norme doctrinale dans la formulation des réalités de l’au-delà et aussi une norme canonique dans la définition du lieu de sépulture. Voir M. L AUWERS, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005. 30 C. VOGEL, « Deux conséquences de l’eschatologie grégorienne : la multiplication des messes privées et les moines-prêtres », dans Grégoire le Grand, éd. J. FONTAINE, R. GILLET et S. P ELLISTRANDI, Paris, 1986, p. 267-276. 27
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la source du trentain grégorien qu’on retrouve dans les coutumiers monastiques, en particulier à Cluny. Dominique Iogna-Prat souligne l’existence de références à Grégoire chez les Clunisiens, en particulier chez Odilon31. Il faut rappeler, pour conclure, que les Dialogues ne sont pas dénués d’humour, un humour que Grégoire manifeste aussi ailleurs, en particulier dans les lettres. On citera spécialement dans les Dialogues cette apostrophe lancée par le diable à Benoît, Maledicte, non Benedicte ! Le jeu de mots a inspiré de nos jours le médiéviste américain Lester Little32. Mais on peut le rapprocher aussi de l’homélie 27 sur l’Évangile où Grégoire condamne l’usage de la prière pour maudire et provoquer la mort par malédiction. Il évoque ainsi ceux qui croient pouvoir utiliser « l’arme de la prière » : « Celui qui n’a point le droit de poursuivre son ennemi de son glaive, qu’il le poursuive de sa prière ». Dans ce cas, la sentence a pu être sortie de son contexte par Defensor de Ligugé. Particulièrement adaptée à des moines, elle est prise dans le sens contraire de celui que voulait lui donner Grégoire : les moines n’ont pas le droit de porter des armes, mais ils disposent de la prière qui, pour eux, doit être aussi efficace contre leurs ennemis33. Une telle conception de la prière et de la défense possible d’un monastère n’est sûrement pas exceptionnelle. Si les grands laïcs accordent leurs dons à des monastères pour obtenir la prière favorable des moines, c’est implicitement que les spoliateurs encourent le risque d’une prière défavorable de ces mêmes moines. Defensor est certainement cohérent avec une conception courante de la survie même des monastères, mais il inverse du coup totalement le sens de la phrase de Grégoire. Avec Sofia Boesch Gajano, qui a produit des travaux fondamentaux sur les Dialogues récemment traduits en français, on D. IOGNA-P RAT, Ordonner et exclure, Paris, 1998, p. 221 et 230-231. Dans le Liber tramitis, livre II, cap. XXX : De officialibus monasterii secundo, par. 184 : De camerario monasterii : « Et nulla habeat sub sua cura absconsa, tam iste quam secretarii uel cellararii, quae non sint praecognita priori seu decano ; similiter de omnibus obedientiis, quia, si ad iudicium uenerit et aliquid inuentum fuerit ab aliquibus ex ipsis fratribus, in proprium deputabitur et in pena mergitur sicut ex monasterio beati Gregorii pape contigit de Iusto monacho et ex multis aliis coenobiis iam experti sumus. », Liber tramitis aevi Odilonis abbatis, éd. P. DINTER, Siegburg, 1980 (Corpus consuetudinum monasticarum, 10), p. 256. Dominique Iogna-Prat relève aussi p. 241, qu’au chapitre des services funéraires, Odilon mentionne des défunts nécessiteux qui apparaissent après leur mort à leurs familiers, ceux des frères qui les ont connus ou leurs consanguins. Il s’agit clairement d’une allusion au récit du moine Justus qui apparaît à son frère Copiosus. 32 L. LITTLE, Benedictine Maledictions. Liturgical cursing in romanesque France, Ithaca (NY), 1993, p. XIII voit Grégoire et les Dialogues comme une source des « malédictions liturgiques » du Moyen Âge central, mais ne signale pas le passage de Defensor dont il est question ci-après. 33 Grégoire le grand, Homélies sur l’Évangile, 27, 7, trad. R. ÉTAIX, G. BLANC, B. JUDIC, vol. 2, Paris, 2008 (SC, 522) : « Qui enim inimicum gladio non potest persequi, persequitur oratione. » et Defensor Locogiacensis, Liber scintillarum, 64, 44, éd. H. M. ROCHAIS, Paris, 1962 (SC, 86), p. 209. Voir aussi P. HENRIET, La parole et la prière au Moyen Âge. Le Verbe efficace dans l’hagiographie monastique aux XIe et XIIe siècles, Bruxelles, 2000. 31
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rappellera que les différentes dimensions des œuvres de Grégoire, et particulièrement des Dialogues, ne sont pas forcément cohérentes de notre point de vue et qu’il faut laisser au texte sa part de jeu et d’imprévu34.
S. BOESCH-GAJANO, Grégoire le Grand hagiographe. Les « Dialogues », Paris, 2008, par exemple p. 163-165. Voir aussi E AD., Grégoire le Grand, Paris, 2007.
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Approche sociolinguistique de trois réécritures hagiographiques (VIIe-IXe siècles) : du compromis mérovingien à la norme carolingienne Rémy VERDO Paris
1. Préalables conceptuels a. Grammaire, linguistique et norme L’époque carolingienne est connue pour son goût des normes. Si celles-ci ont été précisément étudiées sur les plans juridique ou religieux, on devait bien admettre encore en 1975 que « les études approfondies, en particulier sur le latin carolingien ‘normal’, font défaut »1. Cette norme, pour les théoriciens antiques comme carolingiens, c’est la grammaire. Dans son traité sur la dialectique, Alcuin précise en effet : Si s’exprimer selon la norme est un bien pour l’homme, alors la grammaire est un bien. Or, aucun doute : s’exprimer selon la norme est un bien. Dans tous les cas, la grammaire est donc un bien, car une expression fidèle à la norme est impossible sans grammaire2.
Or, la norme imposée par la « grammaire », c’est-à-dire par la formalisation prescriptive d’une langue, se fonde sur un nécessaire tri des ressources énonF. BRUNHÖLZL, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, t. I, De Cassiodore à la fin de la Renaissance carolingienne, vol. 1, Turnhout, 1990, p. 19 ; c’est effectivement à la fin des années 1970 que sont apparues les premières publications approfondies sur la question (voir les notes des pages qui suivent et surtout la bibliographie complémentaire à la fin de cet article) ; celle de B. MÜNK OLSEN, « La réutilisation des classiques dans les écoles », dans Ideologie e pratiche del reimpiego nell’Alto Medioevo, Spolète, 1999 (CISAM, Settimane di Studio, 46), p. 227-252, est décevante car on y trouve bien plus les sources du remploi que les implications langagières de celui-ci. 2 La traduction que donne M. SOT (« La première renaissance carolingienne : échanges d’hommes, d’ouvrages et de savoirs », dans Les échanges culturels au Moyen Âge, XXIIe Congrès de la la Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public, Paris, 2002, p. 38) correspond au texte latin suivant (c. XII du De dialectica) : si omni homini recte loqui bonum est, 1
Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 77-100 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102183
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ciatives contenues dans cette même langue, établissant un dualisme entre structures grammaticalement correctes et structures incorrectes. Une approche non plus grammairienne, mais proprement linguistique, doit au contraire envisager la langue dans son tout (« diasystème »). Au sein de ce tout, la sociolinguistique a dégagé au moins trois niveaux de langage : à un extrême se trouve le basilecte, langage spontané directement soumis aux tendances évolutives à court ou long terme. À l’autre extrême, l’acrolecte, langue formelle dont l’évolution est retardée par la norme grammaticale et orthographique (principe de la langue écrite). Entre les deux, un niveau intermédiaire, nommé mésolecte, correspond à un niveau de langue « moyen » ou « médian » où s’exerce une tension entre spontanéité évolutive et contrainte normative. Ce mésolecte est-il digne de l’écrit ? L’analyse des niveaux de langue dans les textes latins d’époque très tardive ou protoromane (VIIe-début du IXe siècle), ainsi que les témoignages provenant de leurs auteurs, ont permis d’admettre le fait suivant : si les textes de cette époque ne permettent guère de saisir directement la langue parlée au quotidien par des millions de locuteurs latinophones, ils peuvent néanmoins largement contribuer à saisir en bloc des structures courantes de langue orale telles qu’elles se retrouvent dans les premiers textes en graphie romane. Le concept de la « scripturalité à destin oral »3 a ainsi dégagé un champ fertile4 où historiens et linguistes peuvent recouper leurs approches : c’est de cette rencontre que s’est constituée l’école sociolinguistique fermement positionnée depuis 1982, quand a été publié par Roger Wright le premier livre de référence5. b. Problématique et corpus Si le latin des Vitae composées à l’époque mérovingienne a retenu assez tôt l’attention des spécialistes, celui des Vitae carolingiennes, a priori coupé de l’évolution générale de la langue, attend encore une série d’études. Ces textes carolingiens ont reçu une attention particulière depuis qu’a été mené, il y a quelques années, une série de publications consacrées aux réécritures hagio-
tum grammatica bona est. Nulli dubium est, quin recte loqui bonum est ; utique grammatica bona est ; quia rectiloquium sine grammatica esse non potest. Item : si rusticitas mala est, utique grammaticam non legere malum est, quia omnis homo absque grammatica rusticus est. 3 Selon la formule de P. KOCH, « Pour une typologie conceptionnelle et médiale des plus anciens documents/monuments des langues romanes », dans Le passage à l’écrit des langues romanes, éd. B. FRANK, J. H ARTMANN, M. SELIG, Tübingen, 1993, p. 39-82, surtout à partir de la p. 49. 4 Voir par exemple le collectif New approaches to medieval communication, éd. M. MOSTERT, Turnhout, 1999, qui propose d’ailleurs une bibliographie exhaustive de la question (p. 193297, soit 1580 références). 5 R. WRIGHT, Late Latin and early Romance in Spain and Carolingian France, Liverpool, 1982.
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graphiques du Moyen Âge6. Une question cruciale pour l’historien de la langue et de la culture est de savoir si la reconfiguration de la langue latine a vraiment rompu les compromis jusque-là observables entre l’oral et l’écrit. Des approches pionnières en ce domaine ont proposé des réponses contradictoires. Pour Gabriel Sanders, « l’étude comparative d’une Vita déterminée, en l’occurrence la Vita sanctae Balthildis (BHL 905), ne confirme pas qu’un fossé se serait creusé entre le latin mérovingien et le latin carolingien »7. Onze ans plus tard, en 1993, Michel Banniard parvient à une conclusion tout autre concernant la Vita Richarii : « le remaniement a bouleversé les caractéristiques langagières du texte : l’élégant latin narratif alcuinien paraît loin tant du modeste latin mérovingien que, par voie de conséquence, du phrasé protoroman, pourtant désormais émergé en terre d’oïl au tournant des années 800 »8. Pourquoi la norme carolingienne n’aurait-elle pas eu le même effet dans les deux cas ? Parce que les principes normatifs n’étaient pas les mêmes d’une réécriture à l’autre ? Ou parce que les deux textes mérovingiens, pourtant à peu près contemporains (écrits aux alentours de l’an 700), présentaient entre eux des degrés d’incorrection sensiblement variables, pouvant dans un cas exiger un gros travail de la part du correcteur carolingien, dans l’autre de simples retouches ? Les deux paires textuelles que forment les Vitae mérovingiennes et carolingiennes de Bathilde et de Riquier seront comparées ici par extraits selon une même approche. Pour apporter un peu de comparaison, on ajoutera un court extrait du dossier hagiographique de saint Gall qui présente l’originalité de deux réécritures à une époque rapprochée9. Les éditions utilisées sont celles des MGH : Vita sanctae Balthildis, éd. B. Krusch, MGH SRM 2, Hanovre, 1888, p. 475-508. Vita Galli confessoris triplex, éd. B. Krusch, MGH SRM 4, Hanovre, 1902, p. 229-337. Vita Richarii confessoris Centulensis auctore Alcuino, éd. B. Krusch, ibid., p. 381401. Vita Richarii confessoris Centulensis primigenia, éd. B. Krusch et W. Levison, MGH SRM 7, Hanovre, 1920, p. 438-453.
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Pour citer la dernière en date, et non la moindre : L’hagiographie mérovingienne à travers ses réécritures. Actes du colloque tenu à Paris les 1er et 2 février 2007, éd. M. GOULLET, M. HEINZELMANN, C. VEYRARD-COSME, Ostfildern, 2010 (Beihefte der Francia, 71). 7 G. SANDERS, « Le remaniement carolingien de la ‘Vita Balthildis’ mérovingienne », Analecta Bollandiana, 100 (1982), p. 412-413. 8 M. BANNIARD, « Les deux vies de saint Riquier : du latin médiatique au latin hiératique », Médiévales, 25 (1993), p. 45-52, ici p. 49. 9 Les réflexions présentées ici synthétisent le chapitre que j’ai consacré à la langue hagiographique dans ma thèse de l’École des Chartes, La reconfiguration du latin mérovingien sous les Carolingiens : étude sociolinguistique des diplômes royaux et des réécritures hagiographiques (VIIeIX e siècle), Paris, 2010 (dactyl.), p. 288-391.
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c. Méthodologie L’observation de la langue portera sur deux aspects : 1° L’allure générale de l’énoncé : les phrases sont-elles longues ou courtes, complexes ou simples, les syntagmes y sont-ils groupés ou dissociés ? 2° Les structures de l’énoncé (vocabulaire, morphologie, syntaxe, ordre des mots et des syntagmes, etc.) sont-elles typiquement latines, d’apparence romane, ou bien communes aux systèmes roman et latin ? Dans quelles proportions ? Cet aspect qui combine approches qualitative et quantitative est fondamental dans les textes des VIe-VIIIe siècles, car il permet de situer un texte à sa place entre le pôle « traditionnel » et le pôle « dynamique » de la langue. Suivant la grille de datation proposée par Michel Banniard10, ces structures réparties en quatre catégories seront qualifiées ici : - d’« évanescentes » lorsque, disparues de l’oralité commune en Gaule du nord vers 650, elles ne laissent aucune trace en ancien français (exemple : l’imparfait du subjonctif comme dans rogaret) ; - de « métastables » lorsque, disparues de l’oralité commune en Gaule du nord vers 850, elles ne laissent que des traces résiduelles en ancien français (exemple : le plus-que-parfait « synthétique » de l’indicatif comme dans rogaverat > « roveret ») ; - de « permanentes » lorsqu’elles sont aussi fréquentes dans les textes latins traditionnels que dans les textes d’ancien français (exemple : l’imparfait de l’indicatif comme dans rogabat > « revout ») - d’« innovantes » lorsque, rares et/ou peu grammaticales en latin traditionnel, ou tout simplement d’apparition tardive, elles présentent la nouveauté d’être parfaitement grammaticalisées en ancien français (exemple : le plusque-parfait « analytique » de l’indicatif comme dans habebat rogatum, soit, mis en graphie française du XIe siècle, « aveit ruvet »)11. Le départ entre ces différents types de structures, forcément délicat, pourra parfois prêter à discussion. On ne pouvait cependant renoncer à le faire. Les cas les plus douteux seront mis à part, les autres recevront un minimum d’explications, notamment dans les cas où la structure est innovante mais pas le lexique employé, et inversement. 10 M. BANNIARD, « Changement de langue et changement de phase (VIIe /VIIIe siècles) en Occident Latin », dans De lingua Latina novae quaestiones. Actes du Xe congrès de linguistique latine, Paris-Sèvres, 19-23 avril 1999, éd. C. MOUSSY, Louvain-Paris, 2001, p. 1021-1031. 11 Il existe des exceptions, car certaines innovations constatées en protoroman ou en latin tardif ne se sont pas maintenues en AFC : le seul cas en question ici est celui des adverbes construits selon un schéma {adjectif + animo}, éliminés par une forme très proche {adjectif + mente}.
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d. Abréviations utilisées AFC COI
ancien français classique (XIe-XIIIe siècles). complément d’objet indirect.
2. Échantillons de trois dossiers hagiographique réécrits a. Les Vies de sainte Bathilde Ce court extrait (§ 2 de l’édition MGH) présente l’arrivée en Gaule de la jeune esclave et future reine. Vita mérovingienne (fin du VIIe siècle)
Vita carolingienne (ca. 800-833)
Quam de partibus transmarinis diuina prouidentia aduocans, et uili pretio uenundata, huc aduenit ipsa pretiosa et optima Dei margarita. Recepta est a principe Francorum uiroque inlustri Erchinoaldo quondam, in cuius ministerio ipsa adolescens honestissime conuersata est,
Que siquidem beata de partibus transmarinis diuina prouidentia depredata, et uili pretio, sed incomparabili commertio uenundata, huc aduenit ipsa pretiosa et optima Dei margarita atque a principe quodam Francorum uiroque clarissimo Herchinoaldo, qui tunc palatium gubernabat, constat esse recepta, in cuius ministerio ipsa adolescens ita decentissimĊ, conuersata est, ut honesta eius conuersatio et admirabilis conditio tam principi quam et omnibus eius ministris complaceret.
ita ut pia eius conuersatio et admirabilis conplaceret tam principi quam et omnibus eius ministris.
Les techniques de correction sont assez nettes. 1° Transformations stylistiques dans les passages repris : - effacement de l’anacoluthe : quam… diuina prouidentia aduocans, et uili pretio uenundata, où l’objet quam et le sujet uenundata sont mis sur le même plan, devient que… depredata, et… uenundata, … aduenit… margarita, où la construction est unifiée ; - ajout d’une disjonction : ita ut en topologie resserrée est disjoint par un syntagme verbal (conuersata est) dans le texte carolingien ; - postposition verbale : complaceret est en effet rejeté en fin de proposition ; on passe de l’ordre sujet-verbe-COI, fréquent en AFC dans tous les types de propositions, à l’ordre sujet-COI-verbe, rare et poétique en AFC12 ;
12
L. FOULET, Petite syntaxe de l’ancien français, 3e éd. rev., Paris, 1963, § 52 p. 38-39 et 462-467 p. 316-318.
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- lexique : * aduocans > depredata insiste sur la violence (ou file la métaphore de margarita) ; * quondam > quodam : une explication est proposée plus bas ; * inlustri > clarissimo : le changement de morphologie (la forme -issim- compte parmi les éléments morphologiques métastables de la langue naturelle) est probablement une conséquence du changement d’adjectif. On aurait d’abord voulu changer de mot en substituant à une titulature devenue caduque (inluster) une autre plus en usage traditionnellement usitée au superlatif (et permettant une assonance en -o ?), les épithètes honorifiques antiques étant uir inluster / uir clarissimus ; * honestissime > decentissime et * pia > honesta : ces changements sont difficiles à interpréter ; ils correspondent peut-être à une volonté de changer pour changer, un « syndrome du correcteur » ; - complexification et allongement des phrases : le texte carolingien unifie par atque en une seule les deux phrases mérovingiennes. 2° L’allongement des phrases va de pair avec l’ajout de segments : - sed incomparabili commertio est bien entendu une précision qui amplifie l’emphase utilisée pour décrire Bathilde, que l’ajout de l’épithète beata identifie encore plus nettement comme sainte ; - qui tunc palatium gubernabat : la réécriture, qui intervient entre cent et cent cinquante ans après, éclaircit des faits oubliés. C’est peut-être par cela qu’il faut interpréter l’indéterminé quodam (« un certain Herchinoald ») remplaçant quondam (« feu Erchinoald ») ; - l’ajout de conditio régularise ce qui est peut-être lié à une recherche de style (pia eius conuersatio et admirabilis pour pia et admirabilis eius conuersatio), vue comme une maladresse ou un oubli de mot dans le manuscrit lu par le correcteur. De même, le retrait du eis ministerium qui clôt l’extrait mérovingien est probablement lié à la redondance qu’il présentait avec hoc ; - enfin, l’introduction de quondam au sens de « feu », comme de siquidem et de constat esse (quoiqu’en emploi non impersonnel), montre l’influence de la langue diplomatique sur le texte carolingien. b. Les Vies de saint Riquier L’emballement du cheval de Riquier est le passage le plus marquant de la Vita Richarii. Dans l’édition des MGH, le § 5 de la Vita mérovingienne et le § 10 de la Vita carolingienne correspondent d’une manière assez étroite. L’article que Michel Banniard a consacré à cet extrait est abondamment utilisé dans cette ana-
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lyse, qui s’efforce d’insister sur les procédés linguistiques créant un contraste entre les deux textes.13 Les segments correspondants d’une colonne à l’autre qui ne sont pas placés dans le même paragraphe sont soulignés de même manière pour être repérables. Vita mérovingienne (ca. fin VIIe-milieu VIIIe siècle) Ipsa namque matrona obuium ei13 exiuit ;
Texte d’Alcuin (ca. 800-801) [1] et femina praedicta iuxta morem equitantis uestigia pariter secuta est,
pro salute poposcit. Benedictionem peracta, [2] habens in ulnis filiolum suum, ut paruulus ait : « Filio meo germano et legi lauacri ad quoque benedictione hominis Dei roborareosculandum me tribue ! » Atque ipsa femitur, quem ipse ante sacro baptismate Deo na exiliens cum gaudio in manu porrexit regenerauit. puerum ; eum super equo osculare coepit.
[3] Acceptoque infante eques uenerandus seu ad benedicendum seu ad osculandum,
Temptatio illico subita euenit ; cum infan- [4] sed antiquus hostis omnibus bonis inimicus tulo amplexaret, tanta ferocitas equi emiinmisit equo ferocitatem, qui scere coepit, ut capud cum pedibus
[5] huc illucque dentibus frendens, pedibus calcitrans et toto corpore insaniens
impetus nimis uelocis curreret,
[6] et inconsueto impetu per campum discurrere coepit.
et ipse seruus Dei una manu puero alte- [7] raque equo tenere, Christo ex ore clamare, huc illucque diuertere. Tunc mater qui puero dederat oculos suos [8] Quod pauida cernens mater oculos auertit, claudebat ; pectus manibus tundebat, puene morientem uideret filium, quem seruus rum primumgenitum suum ipsa hora morDei saeuiente equo manu tenebat. tuum uidere metuebat. Nam ipse seruus Dei Christum uelociter [9] Familia uero pro morte pueri uel casu uiri inuocans, puero de manu sua dimisit. Sic Dei strepere, plangere, heiulare non destiruentem et equo pauentem, quasi auicula tit. infans ad terram peruenit, ut teneritudo illius nequaquam conlideret.
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Il s’agit de Riquier.
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Vita mérovingienne Texte d’Alcuin (ca. 800-801) (ca. fin VIIe-milieu VIIIe siècle) Mater flens et eiulans ad puerum ca- [10] dentem cucurrit, ut uel semeuiuo in manu susciperet. [11] Sed dextera Christi, quae Petrum trepidantem leuauit, ne mergeretur in undis, puerum cadentem subleuabat, ne allideretur in terris. [12] Nam oratione a famulo Dei facta, puer incolomis quasi auicula peruenit ad terram et equus redditus est mansuetudini suae. Super mota terra, quam factum talpigini [13] Et mater quidem filium suum super teruocant, inlaesum infantem repperit ; qui ram sanum et ridentem suscepit in ulnas mortem proli pertimuit, ridentem in manu suas… suscepit, et nihil teneretudinem eius ferocitas equi conlisit.
1° Quelques remarques sur le texte mérovingien Que révèle l’emploi des prépositions ? - pro salute poposcit [§ 2] : l’emploi de pro à la place de ad ou in + acc. annonce la grande utilisation de la préposition « pour » en français14. De plus, le latin traditionnel aurait plutôt utilisé une proposition finale après poscere (par exemple ut salutem acciperet poposcit). Cette proposition finale aurait exigé, comme on le voit, un subjonctif imparfait, structure évanescente qui aurait pu gêner la communication. Une question se pose donc : le rédacteur de la Vita a-t-il renoncé à employer une telle structure, trop ancienne, aussi bien que ce qui sera la structure de substitution (accepisset), encore trop peu grammaticale ? Dans ce cas, il aurait opté pour le choix stylistiquement médian qui s’offrait ici à lui ; - super equo [§ 3] = cum in equo adhuc sederet (à la rigueur in equo adhuc sedens) : l’explication pourrait être la même. La tendance à multiplier les syntagmes prépositionnels pourrait donc être liée à la reconfiguration en cours des paradigmes verbaux ; - puero de manu sua dimisit [§ 9] : l’emploi d’une préposition n’est pas en soi particulièrement marquant (une telle construction après dimittere est usuelle dès l’époque classique), mais l’emploi de de à la place de ab ou ex va dans le sens 14 En dehors du passage central de cet extrait, on trouve aussi pro uisitatione matronae Deo deuota et in predicatione pro Christi. Comme on le constate aussi dans la langue des diplômes, la préposition pro entre d’une manière commode dans la composition de nombreux syntagmes latins tardifs ou protoromans.
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de l’évolution linguistique (ab et ex, disparus en ancien français, sont « évanescents » à l’époque où est rédigé le texte). Ici d’ailleurs, la proximité avec le protofrançais est d’autant plus grande qu’en AFC, dimisit a donné « demist », qui a encore gardé le sens de « laisser tomber ». L’on peut proposer comme transposition : « (le/cel) puel de sa main demist »15. - exiliens cum gaudio [§ 2] : là où le latin traditionnel aurait écrit exiliens gaudio. Mais il est vrai que, quelques siècles plus tard, en français, l’expression « sautant de joie » ne gardera que le mot gaudium (gaudia > « joie ») alors que ex(s)ilire et cum auront disparu, l’un étant remplacé par saltare et l’autre par de : dans ce syntagme à la syntaxe plutôt innovante, le lexique garde des attaches traditionnelles ; - ad terram peruenit [§ 9] : pervenire ad est déjà une tournure prépositionnelle courante dans les textes latins d’époque classique, elle se maintient encore en français aujourd’hui : c’est une structure parfaitement permanente. Le vocabulaire, sans recherche particulière, comme c’est l’usage pour ce genre de texte, comporte cependant quelques éléments directement issus du parler quotidien : - mota terra, « motte de terre » : on peut se demander s’il s’agit du mot probablement issu d’un radical prélatin, *mutt(a)16, ou plus simplement du participe passé de moueo qui s’accorde lui-même très bien avec l’idée de terre retournée qu’implique la taupinière ; - talpigini, « taupinière » ; - infans, qui a perdu son sens traditionnel de « nourrisson », concurrence le mot puer, disparu en AFC, dans le sens d’« enfant ». On n’est donc pas surpris de constater l’emploi d’un autre lexème, infantulo, pour désigner le nouveau-né ; - auicula, « oiseau », a certes été concurrencé par auicellu, mais il n’a probablement été évincé par lui que plus tard17. Leur morphologie de diminutifs les lie étroitement dans une appartenance commune à la langue familière18. Cependant, l’emploi d’asellus constaté à la fin de l’extrait, ne peut être redevable d’une telle analyse qu’avec précaution : si ce diminutif de asinus est effectivement passé dans la langue germanique (Esel attesté depuis le IXe siècle19) dont la frontière 15
M. BANNIARD, « Seuils et frontières langagières dans la Francia romane du VIIIe siècle », dans Karl Martell in seiner Zeit, éd. J. JARNUT, U. NONN, M. R ICHTER, Sigmaringen, 1994, n. 34 p. 176. 16 Cf. W. VON WARTBURG, Französisches etymologisches Wörterbuch, t. 6, Bâle, 1967-1969, p. 294300. 17 M. BANNIARD, « Seuils et frontières langagières », n. 45 p. 177. 18 Le développement des suffixes diminutifs dans la langue tardive est expliqué par P. STOTZ, Handbuch zur lateinischen Sprache des Mittelalters, vol. 2, Munich, 2000, chap. VI, § 88 p. 359372. 19 F. K LUGE, Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, 24e éd. corr. et augm., BerlinNew York, 2002, s. u. Esel.
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n’est pas loin de Saint-Riquier, il n’est pas le mot usuel en picard contemporain, qui emploie le mot « bodet »20. Le mot asellus, qui devait être encore répandu à l’époque, est emprunté à la Bible : c’est pour cette raison, très probablement, qu’on le retrouve chez Alcuin21. On peut même se demander, sans pouvoir en dire plus, si la réminiscence du texte de Luc chez l’auteur mérovingien n’est pas plus largement présente dans cet extrait, mais en filigrane : l’épisode des Rameaux correspond à l’entrée de Jésus dans Jérusalem sur un âne, comme nous l’avons vu, avec le peuple qui accourt joyeusement vers lui (processerunt obuiam ei, Ioh. 12, 13, cf. ici matrona obuium ei exiuit). À cela s’ajoute la thématique de la résurrection de Lazare récemment réalisée par Jésus, miracle qui pourrait avoir quelque correspondance avec la mort présumée puis évitée de l’enfant dans cet épisode. Du côté de la phonétique, le texte laisse passer des indices de prononciation évoluée : si la confusion -o/-um dans infantulo par exemple, ainsi que la confusion -e/-em dans Sic ruentem et equo pauentem sont déjà fréquentes à l’époque, en revanche, l’emploi de qui pour quae (mater, qui puero dederat, et un peu plus loin qui mortem proli pertimuit) est plus rare dans les textes. Dans les paroles du saint situées juste avant le cœur du passage, on remarque un me tribue (pour mihi tribue) à l’aspect plus français que latin. Le texte était très probablement lu dans la prononciation qui était naturelle aux alentours de l’an 700. La proportion d’éléments romans de l’extrait mérovingien présenté ici est un peu plus dense que dans d’autres passages du même texte : les phrases y sont toutes constituées de deux propositions relativement courtes, et les passages en phrasé non protoroman sont, comme ailleurs, en latin tardif d’époque 2 (VIe-VIIIe siècles). Une lexie comme ipsa hora passerait inaperçue si l’on ne rappelait pas qu’elle passe en ancien espagnol (essora)22. La présence de la forme évanescente conlideret ne saurait invalider ce qui a été remarqué, mais c’est cet élément qui fait osciller le passage entre un état de langue encore latin et un état protoroman. C’est-à-dire qu’au moment le plus tendu de la narration, la langue puise plus que jamais dans ses ressources pour maintenir le lien avec les auditeurs. On retrouve une situation comparable, mutatis mutandis, dans la poésie épique, ainsi dans Raoul de Cambrai (compo20 C’est ce que révèle l’Atlas linguistique de la France de J. GILLÉRON et E. EDMONT, Paris, 19021910, t. 1 (cartes 1 à 91), carte n° 41, s. u. « âne, ânesse ». 21 Peut-être en raison d’un parti-pris défavorable au texte mérovingien, B. Krusch signale la référence à Ioh. 12, 14 (et invenit Iesus asellum et sedit super eum) seulement pour le texte d’Alcuin : MGH SRM 4, p. 395. 22 W. VON WARTBURG, Französisches etymologisches Wörterbuch, t. 4, Bâle, 1947-1952, s. u. hora (p. 478).
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sé vers 1200), où Michel Banniard remarque par exemple : « À geste intense, syntaxe tendue »23. Les procédés y sont cependant inverses : chez Raoul, c’est l’archaïsme des structures du VIIIe siècle qui accompagne les passages « forts » du récit. L’explication est à rechercher dans le public, populaire pour la Vita mérovingienne, aristocratique dans le cas de la chanson de geste et de la Vita carolingienne. 2° Que trouve-t-on dans la réécriture ? La reconfiguration alcuinienne transforme profondément la langue. Si, grâce à confrontation segment par segment donnée plus haut, l’on compare ce passage avec les éléments mérovingiens correspondants (sans encore chercher à étudier les ajouts et les suppressions), on obtient le tableau suivant : §
Segments mérovingiens
Segments repris par Alcuin
2
pro salute poposcit
ut paruulus quoque benedictione hominis Dei roboraretur
6
impetus nimis uelocis
inconsueto impetu
8
Tunc mater, qui puero dederat, oculos suos claudebat… puerum primumgenitum suum ipsa hora mortuum uidere metuebat.
Quod pauida cernens mater oculos auertit, ne morientem uideret filium, quem seruus Dei saeuiente equo manu tenebat.
9
Nam ipse seruus Dei Christum uelociter inuocans, puero de manu sua dimisit. Sic ruentem et equo pauentem, quasi auicula infans ad terram peruenit ut teneritudo illius nequaquam conlideret
Nam oratione a famulo Dei facta, puer incolomis quasi auicula peruenit ad terram
13 Super mota terra… inlaesum infantem repperit
filium suum super terram sanum et ridentem suscepit in ulnas suas
ne allideretur in terris
L’ordre des remarques syntaxiques et morphologiques que voici suit celui des segments numérotés : § 2 : disparition du syntagme nominal prépositionnel introduit par pro au profit d’une proposition finale introduite par ut (la conjonction semble encore répandue dans la langue naturelle de l’époque) comportant un passif « synthétique » (roboraretur), forme évanescente qui sera remplacée à terme par une forme passive « analytique », roboratus sit. Dans un tel cas, cette forme ne signifie plus, « qu’il fût fortifié » (sens traditionnel), mais « qu’il soit fortifié » (sens 23
M. BANNIARD, « Blocs archaïques dans la syntaxe de Raoul de Cambrai », Champs du signe [Toulouse], 10 (1999) (dactyl.), p. 5.
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nouveau). § 6 : la tournure plutôt concrète et analytique (emploi de nimis) devient plus abstraite et surtout synthétique. De plus, le marquage graphique des cas est respecté. § 8 : Sont introduits deux éléments évanescents : un relatif de liaison (quod) et un imparfait du subjonctif (uideret), ce dernier étant lié à l’emploi d’une proposition consécutive. - Alcuin enlève le possessif dont l’usage semble se développer dans la parole commune, compte tenu de sa situation en AFC, mais le § 13 va dans le sens inverse. - Alcuin ajoute aussi un ablatif absolu. § 9 : La proposition participiale au présent, qu’un style plus littéraire aurait remplacée par une subordonnée, cède le pas à un participe passé à l’ablatif absolu. - Le ut subordonnant est transformé en son correspondant négatif ne, qui semble avoir disparu plus vite que ut de la langue orale. Le français « ne », que l’on trouve en AFC sous la forme « nen » à l’antévocalique, provient de non, et « ni » de nec. - Le cas de conlideret, remplacé chez Alcuin par allideretur, semble indiquer que le morphème suffixé -tur, quoique disparu de la prononciation et parfois même de la graphie, n’a pas été aussitôt remplacé par passif analytique, selon un schéma binaire conlideretur > conlisa fuisset, mais bien par une étape intermédiaire phonétiquement semblable à l’actif, qui a très bien pu précéder puis côtoyer la forme analytique avant d’être éliminée24. § 13 : Alcuin clarifie un énoncé mérovingien qui aurait dû, en latin de grammairien, comporter un syntagme verbal du type super mota terra . En effet, dans le texte mérovingien, le syntagme commun {verbe + sujet} ne porte pas de marque syntaxique d’articulation avec le complément circonstanciel : ces deux blocs s’articulent par le seul (bon) sens, grâce à leur juxtaposition (topologie resserrée). Autrement dit, une lecture strictement grammaticale hésiterait entre deux interprétations : soit la mère, juchée sur la taupinière, recueille l’enfant, soit la mère recueille l’enfant gisant sur la taupinière.
24 Cf., sur ce point précis, la discussion que je propose dans ma thèse (cit. n. 9), p. 309-310, de l’article de J. HERMAN, « La disparition du passif synthétique latin : nouvel essai sur l’écrit et le parlé en latin mérovingien », Estudis romanics, 24 (2002), p. 31-44.
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Le lexique présente lui aussi un certain intérêt : - Les répétitions mérovingiennes sont atténuées par la uariatio carolingienne : par exemple, puerum, répété six fois dans l’extrait mérovingien [§ 2, 7, 8 et 9] peut être maintenu dans la réécriture [§ 9] ou y devenir filium [§ 8], comme cette occurrence d’infantem [§ 13], qu’Alcuin a pu interpréter selon le sens, usuel déjà à l’époque mérovingienne, d’« enfant »25. La transformation de inlaesum en sanum et ridentem [§ 13], plus étoffé et plus insistant, introduit elle aussi de la variation en évitant le couple étymologique avec conlideret [§ 9]. - Par ailleurs, ipsa [§ 1] est transformé dans le premier cas en un praedicta à consonance plus juridique ou patristique, et éliminé dans le second [§ 2]. Comme pour les coordinations en et remarquées dans la première Vita Galli, la fréquence élevée d’ipse accompagne souvent une concentration d’éléments innovants de la langue. Alcuin utilise aussi le terme poétique de ulnae [§ 13] là où bracchia, commun au latin et au français, aurait pu suffire. - La présence chez Alcuin [§ 2] de habens in ulnis filiolum suum à la place de cum filiolo suo in ulnis constitue une « marque de style oral ou tardif »26. - Les autres substitutions lexicales sont moins aisées à interpréter : si matrona devient chez Alcuin femina [§ 1], c’est peut-être pour éviter un terme déjà connoté27. Quant à conlideret > allideretur [§ 9 du texte mérovingien et § 11 du texte carolingien] et repperit > suscepit [§ 13], ils semblent relever d’une sorte de « syndrome du correcteur » qui consisterait à apporter du changement sans motivation sémantique ou linguistique particulière. c. Les Vies de saint Gall Les moines de Luxeuil, à la mort de l’abbé Eustasius, viennent trouver saint Gall dans sa retraite pour en faire leur abbé. Après leur avoir opposé un refus catégorique, celui-ci les invite à se restaurer et à demeurer quelque temps avec lui :
25
Peut-être s’agit-il pour Alcuin de mieux faire ressortir les liens de parenté ? J. A MAT, « Le latin de la Passion de Perpétue et de Félicité », dans Latin vulgaire-latin tardif. Actes du IVe colloque international sur le latin vulgaire et tardif (Caen, 2-5 septembre 1994), éd. L. C ALLEBAT, Hildesheim-Zürich-New York, 1995, p. 450. 27 « Die Korpulenz, die würdigen, älteren Damen oft eigen ist, führte schon in spätern Lateinich gelegentlich zu einer ironische und pejorative Note », lit-on chez W. VON WARTBURG, Französisches etymologisches Wörterbuch, t. 61, Bâle, 1969, p. 504 col. 1, s. u. matrona. 26
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Vita anonyme28 Retenuit eos [u i r] D ei aliquantos dies propter caritatis causam [ET] repausauit eos ET narrauit eis omnia, quae de u i ro D ei Columbano gesta erant.
ET postea osculantes se in osculo sancto, ET dimisit eos u i r D ei, ET reuersi sunt ad propriam.
Texte de Wettinus (ca. 816-824) Aliquantos exinde dies ob fatigationem itineris, quietis temperamento iniuncto, secum illos retinuit, in quibus assidue inter diuersas inquisitiones legis diuinae gesta eis uenerandi Columbani recitauit.
Texte de Walafrid Strabon (ca. 830-837) Detinuit autem eos b e at u s G a l lu s aliquantis secum diebus ET caritatis intuitu omni humanitatis fouit obsequio. Narrauit quoque de com mu n i pat re, b e ato u idel ic et C olu mba no, quod certa relatione didicerat.
SED, haustis pleniter miraculorum eius insignibus AC inter cetera humanitatis genera utrisque in osculum sanctum ruentibus, dimissi sunt merentes et gaudentes
Deinde, osculo pacis oblato, dimisit eos, ET illi benedictione tanti patris armati, ad sua remearunt.
Un élément stylistique observable dans toutes les réécritures étudiées ici est l’attachement des auteurs carolingiens à réécrire en usant beaucoup plus largement de l’hypotaxe que de la coordination mérovingienne. Ce passage est significatif : les coordinations qui relient les propositions sont en capitales. D’ailleurs, dans le texte anonyme, les phrases coordonnées par et ne présentent qu’aléatoirement des structures proprement latines29 : ce n’est là probablement pas un hasard30. L’avant-dernière occurrence de et (et demisit eos) y semble d’ailleurs superflue pour un lecteur habitué à une langue plus traditionnelle : cette polysyndète est proche de ce que Peter Stotz nomme l’emploi « parasitaire » de et (ou « parahypotaxe »), que l’on observe plus haut dans ce même passage31. Sur 28
§ 3 de l’édition MGH pour le texte anonyme, § 28 pour les deux réécritures. L’ordre ascendant caritatis causam est certes plutôt archaïsant en soi, mais 1° il fait figure d’exception de détail dans le passage auquel il appartient ; 2° il existe encore en AFC, mais à titre d’artifice littéraire (du moins, à en croire les grammaires) et lorsque le déterminant est une personne (cf. « Paien esgardent le Carlon messagier », lit-on dans la Chanson d’Aspremont, v. 2384, cité par L. FOULET, Petite syntaxe, § 24 p. 18 ; 3° pour être recherché, il ne doit sans doute pas être ipso facto parfaitement incompréhensible, d’autant que le souvenir de causa comme préposition postposée à son régime expliquerait bien un tel ordre ; 4° enfin, si se souvenir devait s’effacer, l’emploi de propter lève toute ambiguïté sur la fonction d’objet de causa : propter caritatis causam (= caritatis causa) « pour cause de caritas ». 30 Dans quae de uiro Dei Columbano gesta erant, ne faut-il interpréter non pas « latinement » par « ce qui avait été fait par Colomban, homme de Dieu », mais bien plutôt « romanement » par « la geste de Colomban, homme de Dieu » ? 31 Cumque hec uerba… dixisset, et repressit animos eorum est d’ailleurs cité par P. STOTZ, Handbuch, vol. 4, c. X, § 21.2, n. 230 p. 470. 29
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cinq coordinations en et observables au départ, on passe à deux coordinations (sed et ac) chez Wettinus, et deux en et chez Walafrid. Des trois et supprimés par Wettinus, le premier disparaît par la transformation d’une proposition contenant un verbe conjugué en un ablatif absolu (et repausauit eos devient quietis temperamento iniuncto), ce qui, tout à la fois, allège, relève, complexifie et archaïse un propos simple, voire platement linéaire. La seconde coordination supprimée est remplacée par une relative (in quibus) ; la troisième (et dimisit) devient un passif (dimissi sunt) que sa position après un ablatif absolu permet, une fois de plus, de ne pas coordonner32. On remarque d’ailleurs trois ablatifs absolus (en italique) introduits par Wettinus : c’est peut-être là encore, comme le passif synthétique, un des traits caractéristiques des réécritures, que l’on retrouve chez Walafrid, où osculo pacis oblato permet de la même façon de supprimer une coordination. 3. Les principes normatifs carolingiens : essai de synthèse à partir des trois dossiers Les extraits étudiés ici ont été choisis pour leur représentativité. Sans répéter l’étude technique menée sur une centaine de pages qui a été nécessaire à l’obtention de conclusions plus fermes, il est utile de présenter ici ces dernières. a. Des degrés très variables de fidélité au texte source La réécriture qui suit de plus près la langue de sa source est la version carolingienne de la Vita Balthildis. Le niveau de la source, déjà élevé, ainsi que l’attachement manifesté par le correcteur à serrer le texte, expliquent cela. Ensuite, on peut estimer que c’est le texte de Walafrid Strabon qui se positionne en deuxième place : cette réécriture maintient les données factuelles et garde volontiers les éléments trouvés dans la source. Malgré la mise en œuvre de nouvelles normes formelles, certains traits de langue romane émergeante demeurent : ils expliquent la présence de passages relativement proches de la langue naturelle, puisque les passages correspondant à l’écriture spontanée de Walafrid sont composés en latin plus traditionnel. Vient en troisième position la version de Wettinus, extrêmement soucieuse de marquer une rupture avec le texte primitif, suivie de la Vita Richarii d’Alcuin, dont la seule comparaison en deux colonnes suffit à marquer l’ampleur du remaniement, qui efface complètement le caractère popularisant de la source.
32 De ce point de vue, les Carolingiens emploient eux aussi la parataxe, mais d’une manière différente (plus traditionnelle, tout simplement) que les Mérovingiens.
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b. Les procédés langagiers de réécriture L’on a pu dégager des axes communs aux procédés de réécriture, que l’on ne saurait limiter aux seuls aspects linguistiques, car, dans ce domaine, le style se confond très souvent avec la grammaire, tout comme la manière s’articule étroitement à la matière. Pour les aspects linguistiques auxquels on doit se limiter ici, des pourcentages statistiques étendus s’avéreraient précieux : les quelques données disponibles à ce jour suffiront à le démontrer. Le tableau ci-dessous reprend les quatre catégories énoncées en première partie en y ajoutant quelques critères supplémentaires. Il donne un ordre d’idée sur la fréquence d’emploi des structures envisagées : ++ : très fréquentes ; + : fréquentes ; +/- : assez fréquentes ; - : rares ; -- : très rares. Le numéro qui apparaît sous la Vita correspond à la date de composition (par exemple, Gall 2 désigne le texte de Wettinus, Gall 3 celui de Walafrid). Types Graphie Tendance à être phonétique Variable d’un lemme à l’autre, sans norme Hypercorrections Structures permanentes Passé synthétique (passé simple) Indicatif imparfait Subjonctif présent Subjonctif plus-que-parfait à valeur traditionnelle Subjonctif plus-que-parfait à valeur de plus-que-parfait de l’indicatif (valeur transitoire, VIIe-VIIIe siècles) Datif/génitif synthétique, pour les personnes Épidictiques Fréquence de ipse Fréquence cumulée de is, ille, hic Fréquence cumulée de idem, iamdictus, antefatus, predictus, memoratus, supra-/superscriptus… Structures innovantes Perfectum passif surcomposé Nouveau subjonctif imparfait (amavisset > « amast ») Passif analytique à l’imperfectum Passé anaytique (passé dit composé) Nouveau futur du présent en infinitif + habeo Nouveau futur de l’imparfait en infinitif + habebam (nouveau conditionnel) Nouveau futur du parfait (futur antérieur)
1
Gall 2
3
Riquier 1 2
Bathilde 1 2
+/-
---
---
++ +/+/-
---
+/-
+/-
++ ++ + ++
++ ++ + +
++ ++ + +
++ ++ + +
++ ++ + +
++ ++ + +
++ ++ + +
--
--
--
--
--
--
--
+
+
+
+/-
+
+
+
+ +
+/?
+/?
++ ?
+/?
++ ?
+ ?
+/-
+/-
+/-
+/-
+
+/-
+
+/+/--
+/+/---
+ ----
+/----
-+/----
-----
-----
-
--
--
--
--
--
--
--
--
--
--
--
--
--
APPROCHE SOCIOLINGUISTIQUE DE RÉÉCRITURES HAGIOGRAPHIQUES Types Relatifs synthétiques au cas régime ([ex]inde, unde) / [ex]inde pronominal Emploi modal de debeo (futur du passé et du présent) Id sunt Adverbes en adjectif + mente Adverbes en adjectif + animo, abandonnés en français Structures métastables Adverbes en -iter Imparfait du perfectum (plus-que-parfait) à l’indicatif Futur du perfectum (futur II), confondu avec le subjonctif du perfectum Génitifs synthétiques en -orum/-arum Superlatifs synthétiques en -issimComparatif synthétique en -iorDatif/génitif synthétique, pour les choses Structures évanescentes Génitifs singuliers en -i et -is, pluriels en -um Neutres pluriels en -a Formes en -ur (passif synthétique/déponent) Futur traditionnel (type mittam/amabo) Gérondif/adjectif verbal Imparfait du subjonctif Perfectum passif composé Proposition infinitive Participe futur Infinitif parfait Relatif de liaison Autres Ordre sujet-objet-verbe Fréquence de la coordination des propositions par et Syntagmes dissociés, cf. aussi ita ut/ita… ut Emploi de uidelicet/scilicet
93
1
Gall 2
3
Riquier 1 2
Bathilde 1 2
--
-
-
-
--
-
+/-
---
----
----
-----
-----
-+
--+
+
++ +
+ +
+/+/-
+ +/-
+ +/-
+ +
+ ou ++ ++ +/- +/+ +
+ +
++ +/+
- (?) +
+ +/+
++ +/+
+ + +/+ +/+ ++ +/--+
+ + ++ + ++ ++ ++ + +/++
+ + + + ++ ++ +/+ +/+/++
+ + +/+ + + +/+ -
+ + + + +/++ + + +/+ +
+ + + + + ++ + +/+/+
+ + + + + ++ + + +/+
++ --
+ +/+/--
+/+/++ +/-
+/++ + +/-
+ + ++ -
+/+ + --
+ + ++ +/-
D’après ce tableau, qui se veut assez large sans être exhaustif, on voit que la tendance à la normalisation de la graphie est générale, sauf pour la Vita Balthildis. Les modifications de la graphie latine, liées à la tradition manuscrite des textes les plus anciens, ne permettent pas de commenter cet aspect outre mesure. Concernant les épidictiques, la fréquence de ipse diminue dans toutes les réécritures, en particulier dans celle de Wettinus ; la Vita Balthildis IIa en garde des proportions importantes. Les épidictiques propres à la langue juridique sont assez fréquents : on remarque chez Riquier et Bathilde qu’ils le sont un
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peu plus à l’époque carolingienne. Les autres épidictiques comme is, ille et hic nécessiteraient une étude précise. En matière de morphologie, les remarques sont les suivantes : - Structures permanentes : comme cela est prévisible, elles se maintiennent en proportions peu variables à l’époque carolingienne. Les trois Vitae Galli se distinguent des autres par la fréquence élevée du surcomposé (type amatus fuit à la place de amatus est)33. - Structures neuves : elles sont globalement rares, voire très rares, même dans les textes mérovingiens, ce qui prouve que leur langue ne reflète que très partiellement les structures de la langue naturelle. Néanmoins, 1° deux Vitae y puisent un peu plus largement que les autres : la Vita mérovingienne de Gall et les deux Vitae de Bathilde ; 2° les relatifs synthétiques au cas régime, comme unde à la place de de quo/de quibus, représentent la structure neuve la mieux représentée : leurs proportions tendent à grossir à l’époque carolingienne (sauf dans le cas de la Vita Richarii) ; 3° les Vitae Balthildis montrent une tendance unique à employer des expressions adverbiales construites selon le schéma {adjectif + animo} : bono animo = bona mente, « avec bonté ». - Structures métastables : elles sont encore plus ou moins fréquentes dans les textes mérovingiens, mais les réécritures en augmentent sensiblement les proportions. Le cas du superlatif en -issim-, fréquent dans le latin insulaire dont s’est en partie nourrie la renaissance carolingienne, est le plus marquant. - Structures évanescentes : elles sont assez bien représentées dans les textes mérovingiens, et bien représentées dans les textes carolingiens. La Vita Galli Ia se distingue des autres Vitae mérovingiennes, en particulier par l’emploi du perfectum passif composé, qui n’a pas à pâtir de la concurrence du surcomposé. Comme on l’a déjà fait remarquer, l’emploi du passif chez Wettinus fait figure de tic de langage. La Vita Richarii Ia se distingue à l’inverse par un emploi très restreint de l’adjectif verbal ou du gérondif. Morphologiquement, le retour marqué à la norme grammaticale conduit à rejeter le polymorphisme mérovingien. Comme l’écrit Franz Brunhölzl, « le latin carolingien se caractérise plutôt par sa réserve dans l’usage des possibilités linguistiques que par leur emploi effréné ; on pourrait dire que cette attitude fondamentale est un trait de classicisme34 ».
P. STOTZ, Handbuch, vol. 4, c. IX, § 64.2, p. 329 remarque d’ailleurs que le surcomposé, fréquent dans l’hagiographie carolingienne et ultérieure, est un des quelques écarts à la norme classique qui ont fini par être largement consacrés par le latin médiéval. 34 F. BRUNHÖLZL, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, p. 20. Si cela se vérifie dans les réécritures hagiographiques, ce n’est pas le cas pour de nombreux textes « administratifs » linguistiquement très riches mais très peu étudiés sous cet angle, comme les chartes et les polyptyques. 33
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En matière de stylistique : - Le rejet du verbe en fin de proposition est une tendance pratiquée par toutes les réécritures, de même que l’ajout de termes employés beaucoup plus systématiquement par la langue diplomatique, comme uidelicet (sauf chez Alcuin pour la Vita Richarii IIa) ou id sunt. - La coordination par et, chère à la langue mérovingienne, et probablement imitée du style biblique, se raréfie dans les réécritures. En même temps, le relatif de liaison, en perte de vitesse dans la langue naturelle, est promu par la norme qui s’impose à partir de l’époque carolingienne. - La dissociation des syntagmes, là où le latin parlé tardif privilégiait les groupes de mots en un seul bloc, fait pleinement partie des usages stylistiques remis au goût du jour par les correcteurs carolingiens. Les proportions nettement distinctes que l’on observe entre la Vita Richarii Ia et la Vita Galli Ia, pourtant elle aussi d’aspect très mérovingien, tiennent peut-être au style personnel de l’auteur, qui privilégierait ainsi certains artifices propres pour maintenir son texte dans un niveau stylistique un tant soit peu élevé par rapport à la langue naturelle. Ces procédés stylistiques sont à peu près les mêmes qu’employait la réécriture du sacramentaire commandée par Grégoire le Grand35. Si l’on a prêté attention au lexique dans l’analyse de certains extraits, il manque encore une étude spécifique qui déterminerait, entre les textes mérovingiens et leur réécriture, la proportion de mots attestés ou non en ancien français. L’on ne peut donner qu’un modeste sondage pour quelques mots, comptés dans l’intégralité des sept textes étudiés ici :
Vita Richarii
Vita Balthildis
Vita Galli
35
Proportions comparées (avec la valeur en % du volume de la Vita) IIa Ia ipse 44 2,3% 21 0,5% -issim2 0,1% 23 0,5% ergo 1 0,05% 1 0,02% iuxta 0 2 0,04% ne 1 0,05% 12 0,25% pro 14 0,7% 18 0,4% ipse 72 2,3% 66 1,8% -issim28 0,9% 48 1,3% ergo 1 0,03% 4 0,1% iuxta 2 0,06% 2 0,05% ne 2 0,06% 8 0,2% pro 23 0,7% 26 0,7% ipse 37 1,9% 24 0,3% -issim2 0,1% 11 0,1% ergo 0 49 0,5% iuxta 0 5 0,05% ne 0 12 0,1% pro 8 0,4% 27 0,3%
IIIa
78 50 24 19 32 51
0,4% 0,3% 0,1% 0,1% 0,2% 0,3%
Cf. C. MOHRMANN, Liturgical Latin : its origins and character. Three Lectures, Londres, 1957, p. 57-61.
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On observe l’utilisation décroissante de ipse et de la préposition pro (proportions stagnantes dans la Vie de Bathilde seulement), servant à former quantité de syntagmes innovants en latin tardif. Inversement, outre les formes en -issim-, on remarque un goût carolingien pour l’emploi de ergo (sauf dans le texte d’Alcuin), de iuxta (moins net dans la Vie de Bathilde) et encore plus nettement pour le ne subordonnant. Ces éléments épars peuvent servir d’embryon à une étude lexicale qui contribuerait à caractériser, comme on l’a tenté plus nettement pour la morphologie, le contraste entre les tendances langagières mérovingiennes et carolingiennes. Il conviendrait de comprendre pour quels mots et dans quelles proportions les différences apparaissent. De ces observations, il apparaît que la langue hagiographique mérovingienne, observée en vue synoptique, appartient à un niveau de langue qui innove moins qu’on ne l’a dit. À l’époque où sont rédigées les Vitae, le phrasé protoroman ne fait qu’émerger. L’analyse quantitative démontre que les structures neuves sont moins nombreuses en proportion que les structures anciennes. Souvent, les structures permanentes qui font double emploi avec des structures évanescentes en prennent le relais, évitant ainsi une innovation morphologique – quitte à assouplir la syntaxe. Dans ce cas précis, si innovation il y a, elle est quantitative et non qualitative, c’est-à-dire qu’elle parvient de la sorte à assurer un continuum dans la chaîne langagière, mais jusqu’à quand ? Les textes mérovingiens étudiés ici ont été composés vers l’an 700 : qu’en était-il au moins cent ans après ? L’étude attentive des testimonia a laissé percevoir que le message délivré aux foules à la fin de l’époque mérovingienne devait être parfois ardu à interpréter, le brouillage devenant nettement palpable à partir de la moitié du VIIIe siècle36. L’étude plus récente du fonctionnement précis du langage hagiographique semble bien avoir confirmé cette tendance à un brouillage progressif, dont la nature a pu être précisée37. Pourquoi la langue quotidienne du VIIe siècle n’a-t-elle pas eu pleinement accès à l’écriture hagiographique (mais est-il quelque langue un tant soit peu littéraire qui autorise cet accès) ? C’est là, paraphrasé, le titre d’un article de Johannes Kramer38 qui propose, pour le siècle précédent, une interprétation M. BANNIARD, Viva voce : communication écrite et communication orale du IV e au IXe siècle en Occident latin, Paris, 1992, c. IX, p. 489-490. 37 M. VAN ACKER, Ut quique rustici et inlitterati hec audierint intellegant : hagiographie et communication verticale au temps des Mérovingiens (VIIe-VIIIe siècles), Turnhout, 2007, en particulier la troisième partie, « Viva voce », p. 439-532. 38 J. K RAMER, « Warum die Alltagssprache des 6. Jh. nicht zur Literatursprache wurde », dans La transizione dal latino alle lingue romanze. Atti della tavola rotonda di linguistica storica (Università Ca’Foscari di Venezia, 14-15 giugno 1996), éd. J. HERMAN, Tübingen, 1998, p. 27-40, ici p. 34. 36
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qui vaut encore pour les trois Vitae traitées ici : les scholastici qui ont écrit les textes ont cherché à marquer autant que possible leur langage d’une empreinte savante, dans la limite possible des compétences passives des auditeurs – c’està-dire des structures qu’ils n’emploieraient pas, mais qu’ils sont capables de comprendre. Pour garantir une forme de « sécurité langagière », des procédés stylistiques simples comme les réduplications, les redondances et les redites ont constitué autant de possibilités propres à maintenir un certain niveau savant. Les textes représentent donc un compromis langagier qui explique la présence en eux d’éléments savants et populaires, d’éléments anciens et innovants. Le choix d’une langue savante non parlée spontanément, mais encore comprise39, permettait aux rédacteurs et aux prédicateurs de rester dans une certaine tradition littéraire et de marquer leur appartenance à un milieu social spécifique. Il est exact de souligner la rupture souvent nette apportée par les réformes carolingiennes dans le domaine des textes hagiographiques. La Vita Balthildis représente un cas d’espèce, puisque, d’un côté, le texte mérovingien comporte des traits qui rappellent les usages patristiques. Or, Yitzhak Hen pense que l’abbaye de Chelles, fréquentée par la famille royale, en a retiré un prestige qui lui a valu l’affluence des fidèles de la région, curieux qui plus est d’apercevoir leurs souverains40. C’est cette présence supposée de la famille royale lors de la lecture du texte qui a probablement influencé l’effort littéraire constaté dans la première rédaction. De l’autre, le texte carolingien se dégage finalement assez peu des usages typiquement mérovingiens de sa source. À l’inverse, structurellement, la rupture est consommée pour l’ensemble des réécritures d’Alcuin et de Wettinus, et pour la grande majorité du texte de Walafrid. La prononciation restituée, qui ne serait donc qu’un facteur supplémentaire41, devait porter à son comble une telle rupture. Cependant, en arrière-plan, deux phénomènes apportent de minces nuances : la langue carolingienne, on l’a observé ponctuellement, maintient de manière aléatoire quelques éléments innovants fréquents en latin mérovingien. Mais, surtout, la langue carolingienne entérine l’usage d’éléments neufs encore rares en latin mérovingien : on a remarqué à ce sujet les adverbes (ex)inde et unde. Il ne semble guère y avoir d’autres exemples dans les textes hagiographiques. 39 Que l’on songe à l’emploi du passé simple en français, compris de tous mais si peu employé dans la langue spontanée (c’est un exemple choisi par Kramer, « Warum die Alltagssprache », p. 38). Que l’on songe même aux membres de la cour de France, qui ne parlaient pas non plus comme Bossuet dans ses oraisons ! 40 Y. HEN, Culture and religion in Merovingian Gaul, A.D. 481-751, Leyde-New York, 1995, p. 96. 41 Avec de solides arguments, R. Wright pense au contraire que, la normalisation de la prononcation constituant l’essentiel de la restauration du latin, « the old morphology and syntax still posed no serious hindrance to intelligibility » (A sociophilological study of Late Latin, Turnhout, 2002, p. 345).
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c. Reconfigurer la langue, reconfigurer les idées La reconfiguration de la langue semble bien s’articuler à celle du récit. La forme du discours, rompant, comme on l’a vu, tout compromis langagier, mettant parfois aussi en œuvre un jeu stylistique raffiné42, perd sa proximité avec le peuple. De même, le fond du discours, tout en se chargeant d’une coloration biblique plus nette, fait du saint un personnage plus distant, aux manières plus aristocratiques. Bien sûr, cette vaste question serait à traiter à partir d’un corpus plus large de réécritures. Chez Bathilde, l’origine aristocratique de la reine est forgée par le correcteur carolingien, visiblement soucieux de donner au texte un caractère exemplaire à l’usage de la noblesse. Les textes carolingiens, tant dans la manière que dans la matière, ne sont recevables que par un auditoire muni d’une instruction savante et à la foi nourrie. Compte tenu de la reconfiguration générale du message, il y a bien lieu de croire en un auditoire aristocratique, celui auquel s’adresseront bientôt les chansons de geste – peut-être dans la continuité du genre hagiographique43 ? Cette conclusion, établie à partir du fonctionnement des textes, rejoint directement celle que tirait Katrien Heene de l’étude des témoignages fournis par les hagiographes carolingiens concernant leur public et leur dessein44. Finalement, la réécriture ne consisterait-elle non pas à enterrer le texte mérovingien, mais à proposer un nouveau texte de référence ? Les prédicateurs carolingiens, rapidement confrontés à l’échec de la prédication ad populum en langue réformée, n’auraient-ils pas gardé pour leur public illettré les vieux textes finalement encore utiles ? Si les Vitae mérovingiennes ont été recopiées quelque temps après les réformes carolingiennes45, n’est-ce pas le signe que leur volume inférieur et leur teneur simple et terre-à-terre pouvaient faciliter le travail des prédicateurs, enjoints en 813 à transferre in rusticam Romanam linguam des Étudié par C. VEYRARD-COSME, L’œuvre hagiographique en prose d’Alcuin, Vitae Willibrordi, Vedasti, Richarii : édition, traduction, études narratologiques, Florence, 2003. 43 « Quand au VIIIe siècle la genèse du genre littéraire Vie de saint s’est terminée sur un triomphe culturel, la place est faite pour le genre épique dont ces textes, parfois fort modestes, ont joué les préludes en construisant quelques-unes des briques primordiales qu’un des premiers monuments romans comme le Poème de sant Léger réemploie en faisant cette fois entendre la respiration de la langue des chansons de geste », écrit M. BANNIARD, « Genèse du genre littéraire Vie de saint en Occident (IV e-Xe siècles) », dans Mélanges offerts à Xavier Ravier, éd. J.-C. BOUVIER, J. G OURC, F. P IC, Toulouse, 2002, p. 409 ; la piste comparative ouverte ici est aussi ardue que passionnante. 44 K. HEENE, « Merovingian and Carolingian hagiography : continuity or change in public and aims ? », Analecta Bollandiana, 107 (1989), p. 415-428 ; voir aussi Id., « Audire, legere, vulgo : an attempt to define public use and comprehensibility of Carolingian hagiography », dans Latin and the Romance languages in the Early Middle Ages, éd. R. Wright, Londres-New York, 1991 (Romance Linguistic Series), p. 146-163. 45 Une étude croisée des traditions manuscrites de Vitae mérovingiennes pourrait préciser la valeur de ces hypothèses. 42
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textes qui, tels quels, ne servaient plus qu’à l’instruction des lettrés, c’est-à-dire des aristocrates et des princes dont ils avaient vocation à constituer des miroirs, au sens littéraire ? 4. Bibliographie complémentaire Faute de place et sauf exception, les références qui suivent ne concernent pas le latin carolingien des textes administratifs ou diplomatiques. Éditions de textes du IXe siècle avec étude linguistique Milon de Saint-Amand, Vita Sancti Amandi Metrica, éd. C. BOTTIGLIERI, Florence, 2006 (Millennio Medievale, 65, Testi, 16). Wandalbert de Prüm, Vita et Miracula sancti Goaris, éd. H. E. STIENE, Francfort, 1981 (Lateinische Sprache und Literatur des Mittelalters, 11).
Ouvrages et articles M. BANNIARD, « Théorie et pratique du style chez Alcuin : rusticité feinte et rusticité masquée », Francia, 13 (1986), p. 579-601. ID., « Language and communication in Carolingian Europe », dans The new Cambridge medieval History. II. c. 700-c. 900, éd. R. MCKITTERICK, Cambridge, 1995, p. 695-708. ID., « Rhétorique, style et grammaire chez les médiateurs carolingiens », dans Sémantique et rhétorique. Actes du colloque d’Albi, 4-6 juillet 1995, éd. M. BALLABRIGA, Toulouse, 1998, p. 381-395. ID., « Niveaux de compétence langagière dans les élites carolingiennes : du latin quotidien au latin d’apparat », dans La culture du haut Moyen Âge : une question d’élites ? Actes du colloque de Cambridge, septembre 2007, éd. F. BOUGARD, R. LE JAN, R. MCKITTERICK, Turnhout, 2009 (Haut Moyen Âge, 7), p. 39-61. J. FONTAINE, « De la pluralité à l’unité dans le ‘latin carolingien’ ? », dans Nascità dell’Europa ed Europa carolingia : un’equazione da verificare, Spolète, 1981 (Settimane di studio del Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 27), t. 2, p. 765-805. J. MEYERS, « Le latin carolingien », Le Moyen Âge, 96 (1990), p. 395-410. ID., Le classicisme lexical dans la poésie de Sedulius Scottus : contribution à l’étude du latin carolingien, Genève, 1994 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 259). G. POLARA, « Problemi di ortografia e di interpunzione nei testi latini di età carolina », dans Grafia e interpunzione del latino nel Medioevo (Roma, sett. 1984), éd. A. M AIERU, Rome, 1987, p. 31-51. F. STELLA, « Poesia e comunicazione in età carolingia », dans Comunicare et significare nell’alto medioevo, Spolète, 2005 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’Alto Medioevo, 52), t. 2, p. 615-647. M. VAN UYTFANGHE, « De zogeheten Karolingische Renaissance : een breekpunt in de
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evolutie van de Latijnse taal ? », Handelingen der Koninklijke Zuidnederlandse Maatschappij voor Taal- en Letterkunde en Geschiedenis, 29 (1975), p. 267-286. ID., « Latin mérovingien, latin carolingien et rustica romana lingua : continuité ou discontinuité ? », Revue de l’Université de Bruxelles, 1 (1977), p. 65-88. ID., « The consciousness of a linguistic dichotomy (Latin-Romance) in Carolingian Gaul : the contradictions of the sources and of their interpretation », dans Latin and the Romance languages in the Early Middle Ages, éd. R. WRIGHT, Londres-New York, 1991 (Romance Linguistic Series), p. 114-129 ; réimpr, 1995.
…ut normam salutiferam cunctis ostenderet : représentations de l’autorité impériale dans la Vita Benedicti Anianensis et la Vita Adalhardi Rutger KRAMER Berlin / Vienne
1. Introduction Dans les cinq premières années qui suivent l’avènement au trône impérial franc de Louis le Pieux en 814, la cour impériale vit une période de changements extrêmement rapides et drastiques. Le nouvel empereur « purifie » le palais de ses sœurs, et se débarrasse aussi de certains anciens conseillers de son père Charlemagne, en les remplaçant par l’entourage qu’il avait rassemblé autour de lui quand il n’était encore que roi d’Aquitaine – position qu’il avait occupée depuis la création de ce royaume en 781, et qui serait transmise à son fils Pépin à partir de 8141. À l’occasion des nombreuses confirmations des chartes concédées par son père, Louis entame la consolidation de son pouvoir jusque dans les coins les plus reculés de l’empire2. En plus, il invite tous les grands des Francs à participer aux conciles organisés non seulement avec l’intention de régler sa succession – ce qui eut pour résultat l’Ordinatio imperii de 817 – ou de réaffirmer la justice prétendument perdue sous le règne de Charlemagne, mais aussi de continuer les réformes exhaustives de la vie monastique ou canonique déjà commencées avant que les Carolingiens ne prennent le pouvoir au début
1 Je tiens à remercier C. W. Veltman, G. Calvet et G. Vocino pour leur aide généreuse dans la rédaction de cet article. M. DE JONG, The Penitential State : Authority and atonement in the age of Louis the Pious, 814-840, Cambridge, 2009, p. 19-23 ; K.-F. WERNER, « Hludovicus Augustus : Gouverner l’empire chrétien – Idées et réalités », dans Charlemagne’s Heir : New perspectives on the Reign of Louis the Pious (814-840), éd. P. GODMAN, R. COLLINS, Oxford, 1991, p. 3-123, aux p. 28-55. 2 Th. KÖLZER, Kaiser Ludwig der Fromme (814-840) im Spiegel seiner Urkunden, Paderborn, 2005, p. 16. Voir Thégan, Gesta Hludowici Imperatoris, cap. 13, éd. E. TREMP, Hanovre, 1995 (MGH, Scriptores Rerum Germanicarum, 64), p. 194.
Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 101-118 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102184
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des années 7503. Pour finir de marquer les esprits, le palais lui-même s’effondra sur Louis le Pieux en 817, et l’empereur n’en réchappa qu’à grand’peine4. Tous les projets formulés par Louis pendant ces années ne se sont pas déroulés sans heurts. Par exemple, les mesures révolutionnaires exposées dans l’Ordinatio imperii ont eu pour premier effet la révolte en 818 du petit-fils de Charlemagne, Bernard d’Italie, qui se voyait frustré de son héritage ; la mort de Bernard, provoquée par un aveuglement miséricordieux et ses complications, ouvre une période de grandes difficultés, qui affectent profondement les années suivantes du règne de Louis le Pieux5. Quant aux réactions face aux réformes monastiques proposées, sans exagérer leur portée, elles furent au mieux mitigées. D’après la soi-disant Recensio Basilii abbatis du Commentaire de la Règle de Saint Benoît composée par le magister Hildemar de Corbie / Civate dans la première moitié du IXe siècle « une controverse fut provoquée entre Adalhard et Benoît » concernant la marche à suivre pour l’entrée des novices dans un monastère, ce qui signifie qu’il n’existait même pas d’accord sur la nature des réformes, sans parler de leur mise en œuvre6. Des questions comme celles-ci ne doivent pas être sous-estimées : entrer dans un monastère, prononcer ses vœux, équivalait à se sacrifier totalement au sein d’une communauté en principe isolée du monde, nourrie de ses propres traditions et suivant un mode de vie tout à fait particulier7. De plus, les communautés monastiques s’acquittaient d’une fonction vitale dans l’empire franc, puisque les moines disposaient au premier chef du « pouvoir de la prière » et partageaient ainsi avec intensité la responsabilité impériale du salut des
M. DE JONG, « Charlemagne’s church », dans Charlemagne. Empire and society, éd. J. STORY, Manchester, 2005, p. 103-135, ou, pour une vue plus générale, R. MCK ITTERICK, The Frankish Church and the Carolingian Reforms, 789-895, Londres, 1977. 4 P. R. MCK EON, « 817 : une année désastreuse et presque fatale pour les Carolingiens », Le Moyen Âge, 84 (1978), p. 5-12, propose d’une manière peu convaincante qu’il s’agissait d’une tentative de meurtre. Il a cependant raison de décrire cet événement comme « presque fatal ». 5 Sur l’Ordinatio imperii et son caractère révolutionnaire, voir S. K ASCHKE, Die Karolingischen Reichsteilungen bis 831 : Herrschaftspraxis und Normvorstellungen in zeitgenössisscher Sicht, Hambourg, 2006, p. 324-353. La révolte de Bernard d’Italie a été analysée dans T. F. X. NOBLE, « The revolt of king Bernard of Italy in 817 : its causes and consequences », Studi medievali, serie terza, 15 (1974), p. 315-326 ; J. JARNUT, « Kaiser Ludwig der Fromme und König Bernard von Italien : der Versuch einer Rehabilitierung », Studi medievali, serie terza, 30 (1989), p. 637648 ; P. DEPREUX, « Das Königtum Bernards und sein Verhältnis zum Kaisertum », Quellen und Forschungen aus Italienischen Archiven und Bibliotheken, 72 (1992), p. 1-25. 6 Hildemar de Civate, Expositio Regulae rec. Basilii, éd. W. H AFNER, Der Basilius-kommentar zur Regula s. Benedicti, Münster, 1959, p. 140 : « …contentio fuit inter Adalardum et Benedictum… ». Voir J. SEMMLER, « Die Beschlüsse des Aachener Konzils im Jahre 816 », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 74 (1963), p. 15-82. 7 M. DE JONG, « Growing up in a Carolingian monastery : magister Hildemar and his oblates », Journal of Medieval History, 9 (1983), p. 99-128. 3
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membres de l’ecclesia8. Bref, il était d’une importance capitale de s’assurer que toute réforme monastique soit accomplie selon les règles. Jusqu’ici, rien de bien surprenant. Comme en témoigne le grand nombre de regulae monastiques existant à l’époque, la discussion sur la manière correcte de mener une vie monastique avait déjà préoccupé d’innombrables moines et surtout leurs abbés depuis le début du mouvement monastique9. Ce qui rend la période carolingienne exceptionnelle, c’est la participation permanente de la cour et de l’empereur à ces réformes, dans le but de séparer radicalement la vie des moines de la vie des chanoines, de l’uniformiser partout et d’une manière systématique, de mettre en vigueur une unique interprétation de la Règle de saint Benoît, afin d’intensifier le sentiment d’appartenance des communautés monastiques à l’ecclesia carolingienne10. Ces tentatives culminent dans les grands conciles réformateurs organisés par Louis le Pieux à Aix-la-Chapelle entre 816 et 819. Incité à agir par les idéaux hérités de son très illustre père, et avec l’aide de son ami, l’abbé septimanien Benoît d’Aniane, Louis prend au sérieux sa position à la tête du monde chrétien et tente d’optimiser le pouvoir de la prière des monastères placés sous son égide11. Pourtant, comme la plupart du temps quand des réformes sont proposées, les réactions des différentes communautés de l’empire furent assez diverses. Bien qu’il y eût des monastères pour accepter les mesures sans les mettre en question, d’autres les considérèrent comme un effort flagrant de changer leurs consuetudines, leurs façons traditionnelles de vivre12. Dans la communauté de Fulda pour ne citer qu’un exemple, les interprétations divergentes des réformes impériales par les moines d’un côté et par l’abbé Ratgar de l’autre ont mené à
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O. GUILLOT, « L’exhortation au partage des responsabilités entre l’empereur, l’épiscopat et les autres sujets vers le milieu du règne de Louis le Pieux », dans Prédication et propagande au Moyen Âge : Islam, Byzance, Occident, éd. G. M AKDISI et al., Paris, 1983, p. 87-110 ; M. DE JONG, « Carolingian monasticism : the power of prayer », dans The New Cambridge Medieval History, vol. II : c. 700-900, éd. R. MCK ITTERICK, Cambridge, 1995, p. 622-653. 9 Voir A. DIEM, Keusch und rein : eine Untersuchung zu den Urspüngen des frühmittelalterlichen Klosterwesens und seinen Quellen, Utrecht, 2000 et A. DE VOGÜÉ, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’Antiquité, Paris, 1991-2008. La situation carolingienne a été décrite par R. KOTTJE, « Einheit und Vielfalt des kirchlichen Lebens in der Karolingerzeit », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 74 (1965), p. 323-342. 10 J. SEMMLER, « Benedictus II : Una Regula – Una Consuetudo », dans Benedictine Culture, 7501050, éd. W. LOURDAUX, D. VERHELST, Louvain, 1983, p. 1-49 ; le même auteur a démontré l’importance du nouveau type d’immunité introduit par Louis : ID., « Iussit… princeps renovare… praecepta : zur verfassungsrechtlichen Einordnung der Hochstifte und Abteien in die Karolingische Reichskirche », dans Consuetudines monasticae : eine Festgabe für Kassius Hallinger aus Anlass seines 70. Geburtstag, éd. J. F. A NGERER, J. LENZENWEGER, Rome, 1982, p. 97-124. 11 K.-F. WERNER, « Hludovicus Augustus : Gouverner l’empire chrétien », p. 56-57. 12 Voir J. SEMMLER, « Die Beschlüsse des Aachener Konzils », p. 59 et 72.
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la déposition et à l’exil de l’abbé par l’empereur13. Cependant, il faut bien remarquer que c’était l’abbé qui s’était efforcé d’instaurer les réformes et que les moines n’ont néanmoins pas hésité à faire appel à l’empereur : ils ne contestaient nullement en soi l’idée qu’il faille toujours améliorer le service de Dieu mais, depuis le règne de Charlemagne, manifestaient leur ressentiment face à l’influence de la cour sur le monde monastique et l’interprétation à donner à ses réformes14. En effet, les réformes monastiques entreprises par Louis le Pieux manifestent une tendance de plus en plus marquée à la centralisation, initiée par Pépin le Bref, développée par Charlemagne et continuée par Louis le Pieux15. Au cours de ce processus, le souverain lui-même s’affirme de plus en plus comme le responsable des réformes et de leurs résultats, ce qui soulève la question de la définition de la réforme monastique, à la fois question d’autorité et proposition de changements16. De ce fait, accepter les réformes impliquait d’accepter que la cour impériale puisse exercer son influence derrière les murs du cloître. Il va sans dire qu’il devait y avoir quelques monastères pour s’opposer à cette intrusion. Cet article porte donc sur la représentation de cette action de la cour sur le cloître dans les sources hagiographiques contemporaines, plutôt que sur les réformes elles-mêmes. Son but est de voir comment les sources présentent le rôle joué par Louis le Pieux, ou la cour impériale en général, dans le mouvement réformateur et, si possible, d’en tirer une conclusion sur la manière dont l’empereur utilisa son pouvoir et exerça ses responsabilités17. J’espère ainsi démontrer que, dans la décision de soutenir ou de contrarier les réformes monastiques qui ont caractérisé les débuts du règne de Louis le Pieux, la position idéalisée du souverain dans la vision du monde de chacun des monastères, pouvait être aussi décisive que sa position dans le monde réel. Les Vitae utilisées pour cette étude sont la Vita Benedicti Anianensis VBA (écrite un an après la mort de Benoît en 821 par Ardon, magister de l’abbaye Voir le Supplex Libellus monachorum Fuldensium Carolo imperatore porrectus, éd. J. SEMMLER, Siegburg, 1963 (Corpus Consuetudinum Monasticarum, 1), p. 319-327, aux p. 321-322. 14 J. R AAIJMAKERS, Sacred Time, Sacred Space : History and Identity at the Monastery of Fulda (744856), Amsterdam, 2003, p. 57-61 ; S. PATZOLD, « Konflikte im Kloster Fulda zur Zeit der Karolinger », Fuldaer Geschichtsblätter, 76 (2000), p. 69-162, aux p. 105-139 ; J. SEMMLER, « Studien zum Supplex Libellus und zur Anianischen Reform in Fulda », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 69 (1958), p. 269-298. 15 M. GAILLARD, D’une réforme à l’autre (816-934). Les communautés religieuses en Lorraine à l’époque carolingienne, Paris, 2006, p. 21-22. 16 A. A NGENENDT, « Kloster und Klosterverband zwischen Benedikt von Nursia und Benedikt von Aniane », dans Vom Kloster zum Klosterverband : das Werkzeug der Schriftlichkeit, éd. H. K ELLER, F. NEISKE, Munich, 1997, p. 7-35. 17 Pour une typologie des sources hagiographiques, voir M. SOT, Gesta episcoporum, gesta abbatum, Turnhout, 1981 ; G. P HILIPPART, Les légendiers latins et autres manuscrits hagiographiques, Turnhout, 1977 et 1985 ; G. P HILIPPART, M. TRIGALET, « Latin hagiography before the ninth century : a synoptic view », dans The long morning of medieval Europe. New directions in early medieval studies, éd. J. DAVIES, M. MCCORMICK, Aldershot, 2008, p. 111-129. 13
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d’Aniane18 et la Vita Adalhardi VA) composée vers 828 par Paschase Radbert, alors jeune moine de Corbie19. L’intérêt d’une telle comparaison réside d’une part dans le fait que les deux Vitae furent écrites au sein d’une communauté monastique par des moines qui avaient vécu les événements rapportés ; d’autre part dans l’opposition personnelle des protagonistes aux réformes en question20. Par ailleurs, les deux auteurs, écrivant des histoires relativement récentes, ont dû tenir compte du contexte social et politique autour des murs de leurs monastères. En ce qui concerne Ardon, ce sont des moines qui lui ont demandé d’écrire la Vita, moines de l’abbaye d’Inda, fondée en 816 par Louis lui-même afin de garder Benoît, le « moine de l’empereur », tout près du palais d’Aix-la-Chapelle21. Il est donc particulièrement important aux yeux d’Ardon de raconter la vie du fondateur d’Aniane et de décrire sa relation avec Louis le Pieux d’une façon acceptable à la fois pour ceux qui sont proches de la cour impériale et pour sa propre communauté – comme le montre le cartulaire d’Aniane, la prospérité du monastère dans cette phase de son existence dépendait fortement de la largesse de l’empereur22. Quant à Paschase, la cour ne lui a sans doute jamais suggéré d’écrire sa Vita – la Vita Adahardi fut écrite comme une élégie tout à fait personnelle – mais il était sans doute aussi conscient de l’importance de ne pas vexer l’empereur d’une façon ou d’une autre ; comme Ardon, il devait tenir compte de l’importance de la cour impériale pour sa communauté23. Cependant, Paschase envisageait également de réhabiliter Adalard, victime de la « purification » du 18 Ardo, Vita Benedicti Anianensis, éd. W. K ETTEMANN, Subsidia Anianensia : Überlieferungs- und textgeschichtliche Untersuchungen zur Geschichte Witiza-Benedikts, seines Klosters Aniane und zur sogenannten anianischen” Reform, Duisburg, 2000, p. 139-223 ; voir en français la Vie de Benoît d’Aniane, éd. P. BONNERUE, F. BAUMES et A. DE VOGÜÉ, Bégrolles-en-Mauges, 2001, p. 17-43. 19 Paschasius Radbertus, Vita Adalhardi, PL 120, col. 1507-1556 ; une édition partielle a été réalisée par G. P ERTZ, MGH SS 2, Hanovre, 1829, p. 524-532. Je n’ai pas pu utiliser C. VERRI, Edizione critica, traduzione e commento della Vita Adalhardi e dell’Egloga duarum sanctimonialum di Pascasio Radberto, Macerata, 2005. Une traduction assez libre en anglais est proposée par A. C ABANISS, Charlemagne’s cousins : Contemporary lives of Adalard and Wala, Syracuse, 1967, p. 25-78. 20 J. SEMMLER, « Die Beschlüsse des Aachener Konzils », décrit Adalard comme le gegenspieler de Benoît. Voir aussi D. GANZ, « The Epitaphium Arsenii and opposition to Louis the Pious », dans Charlemagne’s Heir, p. 537-550. 21 Voir la soi-disant Epistola Indensis, dans VBA 42, p. 214-216. La description de Benoît comme « moine de l’empereur » est celle d’A. Cabaniss dans sa traduction de la VBA, voir A. C ABANISS, Benedict of Anian, the emperor’s monk : Ardo’s Life, Kalamazoo (Michigan), 2008 (Cistercian Studies series, 220) 22 Cartulaire d’Aniane, éd. E. C ASSAN, E. MEYNIAL, Montpellier, 1900. 23 La position politique et économique de Corbie au temps de Paschase est décrite par D. GANZ, Corbie in de Carolingian Renaissance, Stuttgart, 1990 ; voir aussi A. G. ZOLA, Radbertus’s monastic voice : Ideas about monasticism at ninth-century Corbie, Chicago, 2008, p. 206-213. Voir aussi M. DE JONG, « Becoming Jeremiah : Paschasius Radbertus on Wala, himself and others », dans Ego Trouble : Authors and their identities in the Early Middle Ages, éd. R. Corradini, R. McKitterick, M. Gillis & I. Van Renswoude, Vienne, p. 185-196.
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palais et plusieurs fois exilé, et de prouver que la confiance que l’empereur avait en lui après son retour définitif était justifiée24. Par ailleurs, et cela est peut-être le plus important, son intérêt pour les affaires de l’empire se manifeste par sa contribution à la composition des Fausses Décrétales dites du pseudo-Isidore25. La date de composition des deux Vitae, au cours des années 820, permet enfin d’ignorer les bouleversements politiques du début de la décennie suivante qui ont produit de nouvelles façons de penser l’empire et son souverain26. 2. La Vita Benedicti Anianensis La Vita Benedicti Anianensis (VBA) a été écrite en même temps pour un public de potentes laïcs et pour une communauté monastique. En fait, on peut lire dans une lettre d’Inda, accompagnée du récit de la mort de l’abbé, comment Ardon fut prié de composer une Vita dédiée à Benoît, basée sur ses expériences personnelles, et dans le prologue de la VBA comment il s’est joyeusement attelé à la tâche27. Bien qu’Ardon ait connu les relations cordiales qui unissaient Louis et Benoît, son opinion sur la cour impériale n’en reste pas moins frappante. Au cours d’un passage dans lequel Ardon professe son humilitas, il écrit entre autres qu’il n’a rien à offrir aux moines d’Inda, parce qu’ils habitent « aux portes sacrées du palais », où ils peuvent puiser « avec soin à la source très pure et intarissable de la sagesse » au lieu de se désaltérer à ces « ruisseaux bourbeux » que leur offre le magister28. Loin de n’être qu’un topos littéraire, cette remarque montre que la communauté d’Inda a été la dernière à se trouver sous la profitable influence de Benoît, mais qu’elle est la première à profiter de la sagesse et de la science qui rayonnent du sacrum palatium29. Le palais garde une fonction semblable dans le reste de la VBA. La VBA en effet est constituée de trois grands arcs narratifs ; dans chacune, la cour carolingienne joue un rôle critique dans la vie de Benoît. Dans la première, 24 B. K ASTEN, Adalhard von Corbie. Die Biographie eines karolingischen Politikers und Klostervorstehers, Düsseldorf, 1986. 25 K. ZECHIEL-ECKES, « Auf Pseudoisidors Spur. Oder : Versuch, einen dichten Schleier zu lüften », dans Fortschritt durch Fälschungen ? Ursprung, Gestalt und Wirkungen der pseudoisidorischen Fälschungen, éd. W. H ARTMANN, G. SCHMITZ, Hanovre, 2002, p. 1-28 ; ID., « Ein Blick in Pseudoisidors Werkstatt : Studien zum Entstehungsprozeß der falschen Dekretalen », Francia, 28/1 (2001), p. 37-90. 26 C. M. BOOKER, Past convictions. The penance of Louis the Pious and the decline of the Carolingians, Philadelphia, 2009. 27 VBA, Praefatio, p. 140-143. Une analyse en profondeur de la lettre dans l’édition de W. K ETTEMANN, Subsidia Anianensia, p. 78-86. 28 VBA, Praefatio, p. 141, […] noverim vos sacre aule palacii adsistere foribus nec turbulentis riuulis sitire potum, quin pocius ab indeficienti uena purissimi fontis sedulo sapientie aurire fluenta. 29 M. DE JONG, « Sacrum palatium et ecclesia : l’autorité religieuse royale sous les Carolingiens (790-840) », Annales. Histoire, Sciences sociales, 58 (2003), p. 1243-1269.
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on apprend comment Benoît s’est adapté à la vie monastique et à la vie d’abbé. Dès le premier chapitre, les liens avec la famille carolingienne sont clarifiés : bien qu’il soit « de la tribu des Gètes », le père de Benoît, comte de Maguelone, « demeura toujours très fidèlement attaché à la nation des Francs » et défendit « les frontières du royaume des Francs » contre les Wascons30. C’est lui qui envoya Benoît, né Witiza vers l’an 750, « au palais du glorieux roi Pépin, où il le livra à la reine pour qu’il fût élevé parmi les enfants des nobles », afin que son fils puisse participer à la vie de cour31. Cependant, peu de temps après, le jeune Witiza perdait ses illusions sur ce mode de vie et décidait de « quitter le siècle » et ses « honneurs périssables »32. En 774, « l’année même où l’Italie fut soumise au glorieux roi Charles », après une expérience où il frôle la mort, il prend la décision d’entrer dans l’abbaye bourguignonne de Saint-Seine, où il se soumet à une formation monastique de presque six ans33. À la fin de cette période, Benoît revient dans son pays natal, et, avec l’aide de l’ermite Widmar ainsi que des hommes religieux Atilio, fondateur du monastère Saint-Thibéry, Nebridius, fondateur de Lagrasse et futur archevêque de Narbonne, et Anianus, fondateur de l’abbaye de Caunes, il fonde une cella et bâtit une simple église Sainte-Marie, autour de laquelle se développe rapidement une vraie communauté monastique, favorisée de miracles qui attestent que la grâce de Dieu repose sur l’abbé et ses moines34. Arrivé à ce point du récit, Ardon souligne
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VBA c. 1, p. 144, […] ex Getarum genere partibus gotie oriundus fuit, nobilibus natalibus ortus ; set eum superna pietas potiori uirtutum claritate nobilitauit. Pater siquidem eius commitatum magdalonensem quoudusque uiam tenuit et francorum genti fidelissimus totis uiribus extitit fortis et ingeniosus, hostibus enim ualde erat infestus. Hic nempe magna prostravit strage vvascones qui uastandi gratia fines regni Francorum fuerant ingressi […]. 31 VBA c. 1, p. 144, […] filium suum in aula gloriosi Pipini regis regine tradidit inter scolares nutriendum. Sur le concept de nutritio, voir D. GANZ, « Einhard’s Charlemagne : the characterisation of greatness », dans Charlemagne. Empire and society, éd. J. STORY, Manchester, 2005, p. 38-51, ici p. 42. 32 VBA c. 1, p. 144 : Interea illustrante diuina gratia superno cepit flagrare amore ; et ut seculum liqueret totis estuare nisibus periturumque fastidire honorem ad quem cum laborem adtingere posse cernebat set adeptum cito amittere. 33 VBA c. 2, p. 146-148 : Eo itamque anno quo Italia gloriosi Karoli regis ditione subiecta est […]. Sur ce monastère et la Vita Sequani qui y fut composée au début du IXe siècle, voir M. DIESENBERGER, « Bausteine der Erinnerung : Schrift und Überrest in der Vita Sequani », dans Vom Nutzen des Schreibens : Soziales Gedächtnis, Herrschaft und Besitz im Mittelalter, éd. W. POHL, P. HEROLD, Vienne, 2002, p. 39-66. 34 VBA c. 3, p. 149-152. Ces trois figures d’Atilio, Nebridius et Anianus sont relativement obscures ; une étude prosopographique des élites de Septimanie manque encore, bien qu’une vue d’ensemble ait été donnée dans É. M AGNOU-NORTIER, La société laïque et l’église dans la province ecclésiastique de Narbonne (zone cispyrénéenne) de la fin du VIIIe à la fin du XIe siècle, Toulouse, 1974. Une lettre de Benoît à Nebridius est jointe à la VBA, c. 44, p. 222-223.
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une nouvelle fois que c’est aussi grâce à l’appui des Carolingiens qu’Aniane fût « élevée », au sens le plus large possible : Au sujet de la vie d’un tel Père, qu’il suffise d’avoir dit comment par la divine clémence, il quitta le siècle, comment il gagna les contrées de la Gothie, et comment par un nouveau travail il éleva un monastère. Il me faut maintenant raconter plus en détail, avec l’aide du Christ, comment, sur l’ordre de Charles, il bâtit dans le même lieu un nouveau monastère35.
Que cette nouvelle phase ait bien été ouverte « sur l’ordre de Charles » ou non n’est pas clair : mais la volonté d’Ardon d’unir naissance d’Aniane et initiative impériale est évidente. Premièrement, il raconte comment « en l’année 782, la quatorzième du roi Charles le Grand, Benoît, avec l’aide des ducs et des comtes, fit construire en l’honneur de notre Seigneur et Sauveur une nouvelle église beaucoup plus vaste », ornée de colonnes de marbre et d’un toit de tuiles, et dotée de toutes les richesses d’une église carolingienne36. Tout ceci constitue une modification considérable du premier bâtiment plus modeste, pour lequel Benoît avait souhaité une absence totale de luxe, modification qui indique la transformation d’Aniane en capud coenobiorum (sic), ou, selon les mots d’Ardon, en « chef non seulement de [ces monastères] qui ont été construits dans ces contrées de la Gothie, mais aussi de ceux qui, dans d’autres régions, en ce temps-là ou dans la suite, furent bâtis sur son modèle, enrichis de ses trésors »37. Benoît est apparemment prêt à faire face à la puissance et à la gloire associées à une telle responsabilité. Charlemagne, lui, reconnaît les nombreuses qualités de l’abbé et de son abbaye, et, malgré l’apparente résistance de certains membres de la cour qui auraient voulu exiler Benoît, il confère une immunité à Aniane, immunité qui permet à la communauté et à l’abbé de consolider leur position dans la région38. Pour le roi franc, cela faisait peut-être partie d’un projet plus vaste, visant à accroître l’autorité carolingienne dans la région, mais 35 VBA c. 17, p. 165 : Actenus de uita tanti patris qualiter diuina illustrante clementia seculum reliquerit, qualiterque in Gotie partibus transmigraverit ac de novo opere monasterium construxerit dicta sufficiant. Nunc opitulante Christo ex precepto Karoli quibus modis aliud in eodem loco cenobium hedificaverit euidenti ratione pandamus. 36 VBA c. 17, p. 165-171 : Anno igitur DCCLXXII Karoli uero magni regis XIIII adiuuantibus eum ducibus comitibus aliam rursus in honore Domini et Saluatoris nostri ecclesiam pregrandem construere cepit set et claustra nouo opere alia cum columnis marmoreis quamplurimis que site sunt in porticibus ; non iam stramine domos set tegulis cooperuit. Voir H.-C. PICKER, « Der St. Galler Klosterplan als Konzept eines weltoffenen Mönchtums : ist Walahfrid Strabo der Verfasser ? », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 199 (2008), p. 1-29, ici p. 2-5 ; B. UNDE-STAHL, « Ein unveröffentlichter Plan des mittelalterlichen Klosters Aniane », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 43 (1980), p. 1-10. 37 VBA c. 17, p. 168 : Cognoscat quisquis ille est qui hanc cupit legere vel audire uitam, cunctorum hoc capud esse coenobiorum, non solum que Gotie in partibus constructa esse uidentur, verum etiam et illorum que aliis in regionibus ea tempestate et deincebs per huius exempla hedificata atque de thesaurus suis illius ditata sicut inantea narrature est scedula. 38 VBA c. 18, p. 172-175 et c. 29, p. 188-189.
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pour le monastère, ce diplôme représente une marque de faveur du souverain – raison suffisante pour qu’Ardon l’insère dans la Vita comme l’incarnation de la présence de Charlemagne à Aniane39. De fait, Benoît commença à exercer son influence en dehors des environs immédiats d’Aniane. Alcuin, abbé de Saint-Martin de Tours, comme les évêques Théodulphe d’Orléans et Leidrade de Lyon, lui demandèrent de les aider à la réforme de communautés monastiques placées sous leur autorité. Tous les trois sont d’importants personnages proches de la cour, dont les liens avec Benoît excèdent ce qu’on en dit dans la VBA40 : c’est avec l’aide de Benoît par exemple qu’Alcuin lutte contre l’hérésie du siècle, tandis que Théodulphe, probablement originaire de la même région, dédie l’un de ses poèmes aux moines d’Aniane41. En outre, à l’occasion de ses activités réformatrices, Benoît attira l’attention de Louis le Pieux, « alors roi d’Aquitaine, et maintenant [c’est à dire, au moment de l’écriture de la VBA] devenu par le secours de la grâce divine empereur auguste de toute l’Église d’Europe »42. C’est Louis qui chargea Benoît de traverser le royaume et d’enseigner les principes de la Regula Benedicti à tous les monastères d’Aquitaine. Naturellement, l’abbé obtempéra et devint un fidèle conseiller de Louis et de son épouse Ermengarde : des miracles sans cesse plus nombreux certifiaient la justesse de son interprétation personnelle de la Règle bénédictine. Ardon a veillé à tout instant à faire en sorte que cette poussée d’activité de la part de Benoît ne se produisît que sur la demande des prélats ou du roi Louis : après tout, selon l’esprit de la Regula Benedicti, ce n’était pas à un abbé de se mêler de la gestion d’une autre abbaye – tous les monastères devraient théoriquement être indépendants les uns des autres, et surtout rester éloignés des affaires du monde43. 39 Ph. WOLFF, « L’Aquitaine et ses marges sous le règne de Charlemagne », dans Regards sur le Midi médiéval, éd. Ph. WOLFF, Privat, 1978, p. 19-67, ici p. 25 ; R. MCK ITTERICK, Charlemagne. The formation of a European Identity, Cambridge, 2008, p. 296-298. 40 VBA c. 24, p. 184-186. Voir P. DEPREUX, Prosopographie de l’entourage de Louis le Pieux, Sigmaringen, 1997, p. 123-129. 41 Sur l’adoptiannisme et ses conséquences politiques, J. C. C AVADINI, The last christology of the West. Adoptionism in Spain and Gaul, 785-820, Philadelphia, 1993 ; C. J. CHANDLER, « The role of the adoptionist controversy in Charlemagne’s conquest of the Spanish March », The International History Review, 24-3 (2002), p. 505-527. P. R ICHÉ, « Les réfugiés wisigoths dans le monde carolingien », dans L’Europe héritière de l’Espagne wisigothique, éd. J. FONTAINE, C. PELLISTRANDI, Madrid, 1992, p. 177-183 ; Theodulphus Aurelianensis, Ad monachos Sancti Benedicti, éd. E. DÜMMLER, MGH, Poetae, 1, Berlin, 1881, p. 520-522, avec une traduction allemande commentée dans W. K ETTEMANN, Subsidia Anianensia, p. 380-400. 42 VBA c. 29, p. 188-189 : Gloriosissimus autem Ludoicus rex Aquitaniorum tunc, nunc autem divina providente gratia totius aecclesiae Europae degentis imperator augustus, sanctitatis eius viam compertam, permaxime diligebat eiusque consilium libenter obtemperabat ; quem etiam omnibus in suo regno monasteriis prefecit… 43 A. DE VOGÜÉ, « Persévérer au monastère jusqu’à la mort : la stabilité chez saint Benoît et autour de lui », Collectanea cisterciensia, 43 (1981), p. 337-365 ; M. DE JONG, « Internal cloisters :
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Cette idée reste intacte dans la troisième partie de la VBA, qui commence quand Louis le Pieux devient empereur après la mort de Charlemagne en 814, et demande à Benoît de l’accompagner à Aix-la-Chapelle où il a fondé la communauté d’Inda. N’oublions pas que c’est encore Louis qui prend ici l’initiative, Louis qui, d’après le témoignage idéalisé d’Ermold le Noir, voulut ce monastère pour pouvoir y prendre de temps en temps du repos et pour que Benoît eût un lieu proche de l’empereur, sans « prendre plaisir à la vie du palais »44. À Inda, Benoît aurait la possibilité de s’occuper de la formation des moines partout dans l’empire, une fois que Louis l’a placé « à la tête de tous les monastères de son royaume, pour qu’après avoir montré la règle du salut à l’Aquitaine et à la Gothie, il fournît aussi le même exemple salutaire à la Francie »45. Deux lettres, écrites vers 817 par deux membres de la communauté de Reichenau à leur abbé et leur bibliothécaire pendant une visite à Inda, montrent que non seulement le monastère joue son rôle d’institution éducative, mais aussi que l’empereur prend très au sérieux le programme des réformes qu’il avait initié. Outre une copie de la Regula Benedicti dite « originale », obtenue au Mont-Cassin sur l’ordre de Charlemagne, ces lettres mentionnent douze changements à faire dans les consuetudines avant que les missi n’arrivent pour contrôler s’ils ont vraiment adopté les réformes impériales46. Les moines bavarois donnent l’image d’un programme de réforme développé et enseigné par Benoît, mais appliqué sous l’ordre et la responsabilité de Louis le Pieux. Jusque dans le palais, c’est l’empereur qui veille à son application méticuleuse, comme le décrit Ardon : bien que Louis « voulût que Benoît se rendît souvent au palais » afin de pouvoir « prendre connaissance des diverses doléances » de ses sujets, « l’empereur avait pris l’habitude de chercher chaque fois ces suppliques en palpant les manches et les plis du vêtement de Benoît (c’est là, en effet, que de peur de les oublier il les mettait) »47. the case of Ekkehard’s Casus sancti Galli », dans Grenze und Differenz im frühen Mittelalter, éd. W. POHL, H. R EIMITZ, Vienne, 2000, p. 209-221. 44 Ermoldus Nigellus, Carmen in Honorem Hludowici, éd. E. FARAL, Paris, 1964, II, l. 12091233 ; E. STENGEL, « Die Immunitätsurkunde Ludwigs des Frommen für Kloster Inden (Cornelimünster) », Neues Archiv, 29-2 (1904), p. 375-393. 45 VBA c. 36, p. 200 : […] prefecit eum quoque imperator cunctis in regno suo cenobiis, ut sicut Aquitaniam Gotiamque norma salutis instruxerat, ita etiam Franciam salutifero imbueret exemplo. Voir la VBA, c. 29 : […] quem etiam omnibus in suo regno monasteriis prefecit, ut normam salutiferam cunctis ostenderet. 46 Grimaltus et Tatto monachi Augienses, Epistolae, éd. E. DÜMMLER, MGH, Epistolae, 5, Berlin, 1899, p. 301-303 et p. 305-307 ; Frothaire de Toul montre des soucis similaires, dans une perspective épiscopale. Voir M. PARISSE (éd.), La correspondance d’un évêque carolingien, Frothaire de Toul (ca 813-847), avec les lettres de Theudilde, abbesse de Remiremont, Paris, 1998. 47 VBA c. 35, p. 198-199 : Cepit autem post hec uir dei palatinas terere fores […] Omnes […] imperialia petebant suffragia […] eorumque querimonias in scedulis inpressas tempore opportuno offerebat imperatori, ex quibus adsuetus aliquoties serenissimus imperator mapulam manicasque
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Ceci résume la représentation dans la VBA des rapports entre l’empereur et son abbé : Benoît était un abbé presque parfait. Pourtant, pour se montrer à la hauteur de ses grandes espérances, pour améliorer toute l’ecclesia conformément à ses ambitions, il avait besoin du soutien de la cour impériale. On pourrait aller jusqu’à dire que Louis avait autant que Benoît l’initiative de ces réformes et que les moines acceptaient qu’il jouât ce rôle. De ce point de vue, le surnom de « monachus » qu’on lui donne dans la lettre d’Inda devrait être interprété comme un compliment plutôt que comme une réflexion désobligeante – pour les moines, Louis faisait partie du groupe48. Au cours de la narration, la carrière de Benoît suit un trajet semblable à celle de son empereur : quand Louis est couronné roi d’Aquitaine, Aniane devient un monastère royal et l’association avec le nouveau roi permet à Benoît de se lancer dans la réforme. Quand Louis parvient à Aix-la-Chapelle, Benoît le suit pour répandre sa vision du monachisme partout dans l’empire, à la requête de l’empereur qui, comme caesar et abba simul, a l’autorité nécessaire pour imposer les normes salutaires offertes par Benoît : sa grande autorité implique de grandes responsabilités49. 3. La Vita Adalhardi La Vita Adalhardi donne une autre vision du pouvoir de Louis le Pieux. Cela n’a rien d’étonnant, car ce récit hagiographique, écrit cinq ans après la VBA, a des origines tout à fait différentes, ne serait-ce que parce que le monastère de Corbie où travaillait Paschase Radbert, avait déjà au IXe siècle une histoire riche, et des traditions vénérables50. Fondée en 657 par la reine Bathilde et placé sous l’autorité d’un abbé luxovien, la communauté de Corbie avait déjà vécu sous une regula mixta pendant plus d’un siècle et demi, influencée aussi bien par la Règle de saint Benoît que par celle de Colomban – elle avait même développé sa propre écriture, reçue de Luxeuil en même temps que ses consuetudines51. Il dépasse le cadre de cette étude de reconstituer l’histoire de cette abbaye : on peut s’accorder à dire que Corbie possède une identité monastique tout à fait différente de celle d’Aniane, au moment où la Vita fut composée52. Ceci a des
eius palpans reperiebat, repertasque legebat ; atque ut utilius nouerat decernebat. Propter obiuionem quippe ; talibus in locis eas ferre solitus erat. 48 VBA c. 42, p. 215, […] unde et a quibusdam ‘monachus’ vocitatur. 49 Ermoldus Nigellus, Carmen, II, l. 1249. 50 D. GANZ, Corbie in de Carolingian Renaissance, op. cit. ; A. G. ZOLA, Radbertus’s monastic voice, p. 18-42. 51 D. GANZ, « Corbie and Neustrian monastic culture », dans La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de 650 à 850, vol. 2, éd. H. ATSMA, Sigmaringen, 1989, p. 339-347. 52 A. G. ZOLA, Radbertus’s monastic voice, p. 237-242.
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conséquences pour la Vita Adalhardi (VA) et les idées qu’elle expose à sujet de l’autorité impériale. En écrivant la VA, Paschase visait principalement à écrire une élégie pour son abbé et mentor récemment décédé et, de fait, le travail donne l’impression d’avoir été lu à haute voix pendant une commémoration. L’auteur est affligé, même si sa tristesse se calme quand il se réalise, comme il le dit dans un prologue élaboré, que la mort a mis un terme aux souffrances de son ami53. Comme Adalard a enduré des épreuves à cause de l’intervention royale dans sa vie, Paschase n’était sans doute pas enclin à se montrer aimable avec la cour54. En même temps, Paschase n’a pas voulu cacher que son héros était « de souche royale, neveu du grand roi Pépin, cousin germain de Charles auguste, et instruit parmi les autres jeunes recrues du palais, dans toute la prudence du monde55 ». Cette observation ne signifie pas seulement qu’il se pourrait bien qu’Adalard ait connu Benoît pendant ses années de formation : elle forme un contraste avec la décision de rompre avec la cour qu’Adalard a déjà formée56. Contrairement à Benoît, dont la vocation monastique se développa plus continûment, Adalard entre dans la vie monastique en signe de protestation contre la pratique matrimoniale de Charlemagne et l’annulation de son mariage avec la fille du roi des Lombards Didier en 77157. Adalard, « méprisant la richesse du royaume du pharaon », entre dans la communauté de Corbie58. Cette affaire donne le ton du reste de la VA : Paschase peint une cour qui essaie d’exercer son influence sur la vie des moines, et un monde où la recherche de l’honneur et du pouvoir inspire toutes les actions de ceux qui y vivent. Par exemple, Adalard, jeune moine « noble d’esprit », devient – c’est un ordre du roi ou presque – le jardinier du monastère : le roi ne pouvait pas comprendre qu’Adalard considérerait ce jardin monastique comme une représentation du Paradis et n’y verrait pas une humiliation59. Plus tard, une fois sa réputation de 53
VA cap. 5-6, col. 1510-1511. Voir P. DEPREUX, Prosopographie, p. 76-79. 55 VA c. 7, col. 1511, Qui cum esset regali prosapia, Pippini magni regis nepos, Caroli consobrinus Augusti, inter palatii tirocinia omni mundi prudentia eruditus… 56 VA c. 7, col. 1511, Unde factum est, cum idem imperator Carolus desideratam Desiderii regis Italorum filiam repudiaret […]. Quo nimio zelo succensus elegit plus saeculum relinquere, adhuc puer, quam talibus admisceri negotiis […] non se consentire fugiendo monstraret. 57 J. L. NELSON, « Making a difference in eighth-century politics : the daughters of Desiderius », dans After Rome’s fall : Narrators and sources of early medieval history, éd. A. C. MURRAY, Toronto, 1998, p. 171-190. 58 VA c. 7-8, col. 1512 : Unde et voluit magis cum Christo mente ingenuus crucis ignominiam ferre […] Despiciens itaque Pharaonis regni divitias, pervenit tandem ut monachus, velut Moyses in eremo, Dei frueretur alloquis. 59 VA c. 9, col. 1513 : Tunc ergo tuus, Christe, aetate puer, mente ingenuus […] effloruisset inter monasticam disciplinam […]. Nescio quo ducti patres affectu, quasi ex iussu regio, hortulanum eum constituunt. Voir B. MÜLLER, « The diabolical power of lettuce, or garden miracles in Gregory 54
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moine bien établie, Adalard s’efforça de fuir tous les « parents et amis » qui lui rendaient visite pour demander un conseil « à cause de l’élévation de sa naissance »60. « Alors il s’éclipsa comme un autre Élie, pas pour fuir Jézabel, mais les plaisirs de la chair » écrit Paschase. Cependant, le « soldat du Christ » fut arrêté par « des envoyés, qui le ramenèrent vers sa patrie »61. Pour Paschase, c’était un signe divin : le pays où réside Adalard est favorisé. Cependant, pour son protagoniste, c’était une expérience amère : comme pour Jean le Baptiste ou Élie, les autorités gênent ses efforts pour s’éloigner de sa famille et de sa patrie afin de mener la vie d’un vrai saint, en pèlerinage perpétuel en dehors de son propre pays – un vestige possible des idéaux insulaires en vigueur à Corbie62. En fin de compte, « nul n’est prophète en son pays », dure leçon que devait encore apprendre Adalard63. Il obéit, retourne à Corbie, poursuit son chemin vers l’abbatiat : malgré ses origines nobles et ses relations contraintes avec la cour, « les murs de son âme ne furent pas rompus par un poing en or »64. De plus en plus apprécié par Charlemagne qui en fait le tuteur de son fils Pépin, couronné roi d’Italie – Adalard doit pacifier toute la péninsule italienne et gagner le respect du pape – il reste néanmoins un moine qui « jamais n’abandonna les préceptes de la Règle »65. La vie d’Adalard prend un tour moins favorable après l’avènement de Louis le Pieux en 814 : « L’envie du diable dévora et la vérité finit par en souffrir ». L’abbé est exilé à Noirmoutier à cause des machinations de courtisans maléfiques « qui, inspirés par la fourberie et l’envie, supposaient qu’en enlevant Daniel de l’entourage du souverain, la justice perdrait son importance parce qu’elle ne serait plus défendue »66. La comparaison avec le prophète the Great’s Dialogues », dans Signs, wonders, miracles. Representations of divine power in the life of the Church, éd. K. COOPER, J. GREGORY, Woodbridge, 2005, p. 46-55. 60 VA c. 11, col. 1514 : Quia, licet pro dignitatis genere, saepius tamen eum invisendo propinqui et noti frequentarent, quam quieti viri animus poposcisset. 61 VA c. 11, col. 1514 : Quo factum est, ut illico alter Elias fuga laberetur, non Jezabel, sed carnis fugiens voluptatem. Quaerebat enim severus Christi miles effugere… ; c. 13, col. 1515 : Sed preoccupavit Deus mox eorum consilia ; et dum moras faciunt evolvendi, continuo praeoccupatur nuntiis, qui tenentes eum in patriam. 62 H. J. VOGT, « Zur Spiritualität des frühen irischen Mönchtums », dans Die Iren und Europa im früheren Mittelalter, vol. 1, éd. H. LÖWE, Stuttgart, 1982, p. 26-51 ; et A. A NGENENDT, « Die irische peregrinatio und ihre Auswirkungen auf dem Kontinent vor dem Jahre 800 », ibid., p. 52-79. 63 VA c. 13, col. 1515 : Recordabatur namque quod Jesus non sit signa operatus in patria : neque propheta sit sine honore, nisi in proprio solo. 64 VA c. 16, col. 1517 : neque juxta proverbium vulgi, aureo pugno sit murus ejus animi fractus. 65 VA c. 17, col. 1517-1518 ; c. 29, col. 1522-1523 ; c. 28, col. 1522 : Quod si inter mundi discrimina huc illucque pro Ecclesiae negotio occupatus esset, instituta tamen regulae minime deserebat… Voir B. K ASTEN, Adalhard von Corbie, p. 72-84 ; R. MCK ITTERICK, Charlemagne, p. 152. 66 VA c. 30, col. 1523 : Unde et factum est cum imperator Carolus dum vitae fecisset extremum, et Ludovicus proles ejus Augustus successisset in regnum, ut diaboli agent invidia in eo veritas pravorum rursus solitis agitaretur insidiis […]. Unde dolo accesni atque invidia, excogitaverunt quomodo ac si Danielem ex regis latere amoverent, ut iustitia ulterius non habendo defensorem statum amitteret.
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biblique est remarquable : on sait que c’est en tirant argument de la piété de Daniel que les intrigants ont forcé le roi Darius de le jeter dans la fosse aux lions67. Pour Paschase, cet exil est une erreur de Louis, une nouvelle preuve de son incompétence en matière monastique : Adalard partit sans protestations, parce qu’il cédait toujours « aux commandements du roi et de l’Église », mais aussi pour ajouter, aux sept béatitudes dont il jouissait déjà, celle qui récompense les martyrs68. L’échec de Louis fut complet : deux archevêques lui montrèrent que l’exil était injustifiable ; quant à Adalard, il ne le considérait pas comme une punition. « Et lorsque l’empereur apprit cela, il fut submergé de honte »69. Voici l’un des thèmes essentiels de la VA, le rôle pernicieux joué par Louis et surtout par son entourage, cause des épreuves auxquelles Adalard est confronté. Bien sûr, l’auteur demande à ses lecteurs d’« épargner (…) ce prince que Dieu nous a donné, car il ne dispose pas de son libre arbitre, mais (…) exerce la volonté du Seigneur contre qui nous avons péché » ; néanmoins, Louis se comporte dans la VA comme un vrai rex iniquus, ce « roi d’injustice » que le De duodecim abusivis saeculi définissait dès le VIIe siècle comme celui qui tyrannise ses sujets sans recourir à la justice70. Tout cela mènerait non seulement à la descente de l’âme du souverain en enfer, mais provoquerait aussi d’innombrables désastres pour ses sujets, qui seraient ainsi punis pour leurs transgressions. Cette idée d’une responsabilité personnelle du souverain dans les maux de son peuple est peut-être présente dans la VA71. Sans y insister, Paschase nous donne cependant l’image d’un souverain qui, selon les mots de son premier biographe Thégan, « se fia peut-être avec excès à ses conseillers72 ». Mais, tandis que Thégan a écrit ses Gesta à la suite de la crise du début des années 830, et surtout pour critiquer ceux qui avaient abusé de la confiance de l’empereur, Paschase écrivait à une époque où il était encore ac-
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Dan. 6, 7-18. VA c. 30, col. 1523-1524 : Noveras enim omnium animarum Deus inspector, qui hoc consilium illius cordi inseveras, ut regis et Ecclesiae cederet jussionibus […] ut qui tantus Deo victor in prosperis triumphabat, in adversis etiam triumpharet, ut quia jam gratia Dei septem Evangelii beatitudines vita et moribus sibi acquisierat, octavam quae supererat operibus adimpleret. 69 VA c. 36, col. 1528 : Quod audiens imperator, pudore suffusus, doluit se fecisse quod jam ruboris erat inhibere. 70 VA c. 37, col. 1528-1529 : Interim vero, quaeso, parcite a Deo collato nobis principi, quod non sua quodammodo, sed Domini nostri cui peccavimus, interdum utitur voluntate. Pseudo-Cyprianus, De Duodecim Abusivis Saeculi, éd. S. HELLMANN, Leipzig, 1909 (Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, 34-1), p. 1-61 ; H.-H. A NTON, « Pseudo-Cyprian », dans Die Iren und Europa im früheren Mittelalter, vol. 1, éd. H. LÖWE, Stuttgart, 1982, p. 568615. 71 Voir R. MEENS, « Politics, mirrors of princes and the Bible : sins, kings and the well-being of the realm », Early Medieval Europe, 7 (1998), p. 345-357. 72 Thégan, Gesta Hludowici, c. 20 : Omnia prudenter et caute agens, nihil indiscrete faciens praeter quod consiliariis suis magis credidit quam opus esset. 68
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ceptable, voire encouragé, d’admonester l’empereur si on le jugeait opportun73. De plus, Adalard était revenu en grâce et Louis essaya même de réparer ses torts. Faisant référence au concile d’Attigny de 822, Paschase décrit comment Louis « fit pénitence publique pour ses délits et devint le plus humble de tous ». Il voulut donner des terres pour aider à la fondation de l’abbaye de Corvey, « l’heureuse Corbie », par Adalard et son frère Wala74. Adalard, ayant vainement essayé de refuser la donation, accepte pour finir cette offrande de paix : c’est un retour à son point de départ, aux côtés d’un empereur qui a rectifié ses erreurs75. 4. Conclusion La VBA et la VA ne remettent pas radicalement en cause les idées de royauté ou d’empire développées dans le monde carolingien au début du IXe siècle. En théorie au moins, l’empereur franc est le rex et sacerdos décrit par Paulin d’Aquilée, placé à la tête de l’imperium christianum, comme l’explique Alcuin bien avant le couronnement impérial de 80076. C’est à lui de diriger l’ecclesia de la meilleure façon possible, de changer ce qui doit l’être, d’intervenir là où c’est nécessaire pour éviter le pire et garantir le salut de tous les habitants de l’empire. Ardon et Paschase semblent, en principe, accepter l’idée que le souverain porte cette responsabilité ; même le moine de Corbie, manifestement le plus hostile à l’égard de Louis, ne remet pas en question la position de l’empereur. Mais les deux hagiographes sont en désaccord en ce qui concerne les implications de cette position dominante.
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E. TREMP, « Thegan und Astronomus, die beiden Geschichtsschreiber Ludwigs des Frommen », dans Charlemagne’s Heir : New perspectives on the Reign of Louis the Pious (814-840), éd. P. GODMAN et R. COLLINS, Oxford, 1991, p. 691-700. 74 VA c. 51, col. 1534-1535 : Quid plura ? Ipse gloriosus imperator publicam ex nonnullis suis realibus peonitentiam suscipiens, factus est omnium humillimus, qui quasi regali elatione sibi pessimus persuasor fuerat. Voir B. K ASTEN, Adalhard von Corbie, p. 10 et 148-154 ; M. SUCHAN, « Kirchenpolitik des Königs oder Königspolitik der Kirche ? Zum Verhältnis Ludwigs des Frommen und des Episkopates während der Herrschaftskrisen um 830 », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 111 (2000), p. 1-27, aux p. 10-11. La fondation de Corvey est décrite en VA c. 65-67, col. 15401542. Voir aussi VA c. 86, col. 1551 ; Paschasius Radbertus, Epitaphium Arsenii, cap. 12-13 ; Translatio Sancti Viti Martyris, éd. I. SCHMALE-OTT, Münster, 1979, c. 2-3 ; K. H. K RÜGER, « Zur Nachfolgeregelung von 826 in den Klöstern Corbie und Corvey », dans Tradition als historische Kraft. Interdisziplinäre Forschungen zur Geschichte des früheren Mittelalters, éd. N. K AMP et J. WOLLASCH, Berlin, 1982, p. 181-196, 186. Il reste à voir dans quelle mesure la mort de Benoît d’Aniane joua un rôle dans le retour en grâce d’Adalard. 75 Voir B. H. ROSENWEIN, Negotiating Space. Power, restraint and privileges of immunity in early medieval Europe, Manchester, 1999, p. 97-134. 76 Paulinus Aquilensis, Libellus sacrosyllabus episcoporum Italiae, éd. A. WERMINGHOFF, MGH, Concilia, 2-1, Hanovre, 1906, p. 130-142 ; M. A LBERI, « The evolution of Alcuin’s concept of the Imperium christianum », dans The community, the family, and the saint : patterns of power in early medieval Europe, éd. J. HILL et M. SWAN, Turnhout, 1998, p. 3-17.
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Il serait trop facile de faire de la VA une critique générale de la vie de cour en général, et de la cour de Louis le Pieux et même de Charlemagne en particulier. L’insistance de Paschase sur l’ascendance d’Adalard, réitérée dans la description de sa fratrie et dans son épitaphe, montre qu’il n’envisageait pas l’appartenance à la famille des rois comme un problème a priori77. Seul l’épisode du début de la carrière monastique d’Adalard, quand il est dégradé comme jardinier, pourrait être lu comme une critique voilée sur une cour qui essaie d’influencer la vie des moines : est-ce la critique de ses efforts pour imposer de nouvelles normes ? C’est une interprétation attrayante : le souverain qui cherche à réformer les monastères prête le flanc à la critique monastique. Cependant, c’est la comparaison de la cour franque avec celle du pharaon qui est la plus importante : le rôle du pharaon dans l’Exode est de donner à Dieu la possibilité de faire une démonstration de son pouvoir. C’est la même situation dans l’histoire d’Adalard : sans ses conflits avec Charlemagne et Louis le Pieux, sans son exil, Adalard n’aurait jamais pu « illuminer » d’autres parties de l’Europe – et surtout l’ancien royaume de Louis, là où il avait rencontré Benoît d’Aniane78. Ici, une comparaison avec la VBA vaut la peine d’être menée. Pour Ardon, c’est le soutien de l’empereur qui fait croître l’influence de Benoît, via le sacrum palatium, et une présence bienveillante assortie d’une connaissance profonde de l’ecclesia, qui permettent à Louis de gouverner l’empire chrétien de la meilleure façon possible. Pour Ardon toujours, la cour semble se résumer à Louis le Pieux, tandis que Paschase, qui était peut-être plus au courant du fonctionnement du gouvernement, la présente comme une institution distincte. En fin de compte, ni Ardon ni Paschase ne décrivent la situation en utilisant seulement des topoi : Benoît par exemple n’est pas dépeint comme l’unique moteur de la réforme. Il est aussi dépendant de l’empereur que l’empereur l’est de lui – et peut-être même davantage. Paschase aurait pu présenter Louis le Pieux comme un vrai tyran, un roi who cannot rule others because he cannot rule himself – il en fait plutôt l’instrument du Seigneur dans l’histoire d’Adalard, le seul souverain légitime79. Il ne s’agit pas pour lui de décider si « un roi qui ne se comporte pas
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VA c. 32-34, col. 1523-1527 ; c. 87, col. 1552 : Regia prosapies, paradisi iure colonus. VA c. 39, col. 1529-1530 : […] alioquin non talis se tanta fuisset collata ventum est, ut qui pene omnibus Europa partibus jam clarus inerat, etiam Aquitaniae solum extremis finibus illustraret […]. À noter : une comparaison entre la cour impériale et la cour du pharaon, avec des implications similaires, est aussi faite dans les Gesta sanctorum Rotonensium, I.10, éd. C. BRETT, Woodbridge, 1989, p. 136-141. 79 J. M. H. SMITH, « Gender and ideology in the early Middle Ages » dans Gender and Christian Religion. Papers Read at the 1996 Summer Meeting and the 1997 Winter Meeting of the Ecclesiastical History Society, éd. R. N. SWANSON, Woodbridge, 1998, p. 51-73, ici p. 59. Paschase décrit les grands de la cour comme des tyrans en VA c. 30, col. 1523, videlicet ut libertas potentiorum tyrannide relevata propensius Domino militaret. 78
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comme un roi » peut régner selon les mots d’Isidore de Séville80 : cette question ne sera posée que dans la Relatio Compendiensis de 833, quand les évêques chercheront à justifier la déposition de Louis81. Pour Paschase, en cette fin des années 820, la légitimité de Louis est à la racine des aventures de son protagoniste. En dehors de ce que racontent les Vitae à première vue, il reste encore beaucoup à étudier avant que nous puissions vraiment les contextualiser et les comprendre. Il ne serait pas suffisant de prendre la remarque d’Hildemar, citée plus haut, au pied de la lettre, pour conclure que le conflit entre les deux saints abbés au sujet des réformes monastiques est encore visible dans leurs Vitae respectives ; ni de dire que « l’idéal monastique sert de modèle à l’empire »82. Il faut ajouter plutôt que Benoît avait senti l’importance de l’unité de l’Église franque au cours de sa lutte contre l’adoptianisme ; que les réformes prévues devaient aussi avoir des conséquences sur la gestion des terres monastiques, ce qui pourrait avoir influencé les intentions de Paschase83. On pourrait aussi mieux mesurer l’importance des liens familiaux entre Adalard et la famille carolingienne à partir des divergences d’interprétation contemporaines du règne de Louis le Pieux et de ses prédécesseurs84. Le pouvoir impérial remplit un rôle très différent dans les deux Vitae qu’on vient d’examiner. Rien de surprenant : le cas du Supplex libellus de Fulda prouve que plusieurs interprétations du rôle de l’empereur pouvaient coexister dans une seule communauté. La question s’était déjà posée : la reconstitution d’un autre conflit « producteur des normes » entre Alcuin et Théodulphe en 802, dans lequel Charlemagne fut largement impliqué85, montre qu’il y avait plusieurs façons de faire appel au souverain et qu’il existait des points de vue dif80 Isidorus Hispalensis, Etymologiarum sive Originum libri XX, éd. W. M. LINDSAY, Oxford, 1911, IX, 3, 1 : Regnum a regibus dictum et IX, 3, 4 : Reges a regendo vocati. 81 Episcoporum de poenitentia quam Hludowicus imperator professus est, Relatio Compendiensis, éd. A. WERMINGHOFF, MGH, Concilia, 2-2, Hanovre, 1908, p. 51-55. 82 T. F. X. NOBLE, « The monastic ideal as a model for empire : the case of Louis the Pious », Revue bénédictine, 86 (1976), p. 235-250. 83 On pourrait par exemple comparer les écrits de Paschase avec les Statuta d’Adalard, éd. L. LEVILLAIN, Paris, 1913 (Le Moyen Âge, 13), p. 333-386, voir G. CONSTABLE, Monastic tithes : from their origins to the twelfth century, Cambridge, 1964, p. 59-62 ; A. VERHULST, J. SEMMLER, « Les statuts d’Adlahard de Corbie de l’an 822 », Le Moyen Âge, 17 (1962), p. 91-123 et p. 233269 ; D. GANZ, « The ideology of sharing : apostolic community and ecclesiastical property in the early Middle Ages », dans Property and Power in the early Middle Ages, éd. W. DAVIES et P. FOURACRE, Cambridge, 1995, p. 17-30. 84 L’idée est accentuée par R. LE JAN dans « Aux frontières de l’idéel, le modèle familial en question : les factions et les ressorts de la haine », dans La productivité d’une crise : le règne de Louis le Pieux (814-840) et la transformation de l’Empire carolingien. Colloque de Limoges des 16-18 mars 2011, à paraître. 85 H. NOIZET, « Alcuin contre Théodulphe : un conflit producteur de normes », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 111-3 (2004), p. 113-129 ; R. MEENS, « Sanctuary, penance, and dispute settlement under Charlemagne : the conflict between Alcuin and Theodulf of Orléans over a sinful cleric », Speculum, 82 (2007), p. 277-300.
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férents sur la responsabilité de l’empereur vis-à-vis de l’ecclesia : pouvait-on ou non lui déléguer certaines responsabilités, comme celle de rendre la justice ? Même s’il semble à première vue que Théodulphe sortit vainqueur dans cette querelle, l’empereur tint compte des arguments des deux prélats lorsqu’un nouveau capitulaire fut promulgué, afin d’éviter que de tels conflits puissent se reproduire. Les évêques et les abbés étaient dépendants de l’autorité impériale autant que la cour était sous leur influence. En ce qui concerne les réformes monastiques entreprises au début du règne de Louis le Pieux – mais commencées auparavant – elles sont à peine visibles dans la VA, surtout par rapport à la VBA. Cependant, cette comparaison montre que les deux moines hagiographes devaient répondre à la question, non seulement de savoir quelles nouvelles normes devraient être acceptées dans leurs communautés, mais surtout au nom de quelle autorité ces nouvelles normes pouvaient être imposées.
Pratique politique de l’intertexte hagiographique chez Hincmar de Reims Clémentine BERNARD-VALETTE Lyon
En élaborant une nouvelle Vita Remigii, qui pût remplacer la Vita mérovingienne, Hincmar de Reims a parfaitement su utiliser tel ou tel épisode de la vie de l’évêque de Reims dans une double perspective politique : d’une part pour légitimer la dynastie carolingienne, en la replaçant dans la continuité du règne de Clovis ; pour asseoir d’autre part le rôle de l’évêque de Reims dans ce processus de légitimation. L’hagiographie s’intègre ainsi dans un discours proprement royal chez Hincmar1. Or, on peut être étonné de constater que la référence hagiographique, par renvoi implicite ou explicite à des textes hagiographiques, est fort peu présente dans son œuvre. On en dressera un aperçu succinct dans la première partie de cette communication. Cette faible représentation est d’autant plus étrange que Jean Devisse a identifié un certain nombre de manuscrits hagiographiques qui devaient être présents à Reims pendant son épiscopat, voire dont Hincmar a lui-même commandé la copie2. Hincmar n’est pourtant pas avare en citations d’autrui, lui qui répond à sa quête d’autorités par un grand nombre de citations bibliques, patristiques ou canoniques. On peut d’ailleurs 1 La référence à Remi, que ce soit par la mention des actions de cet évêque dans des lettres, ou par la rédaction de la Vie du saint, est très importante pour Hincmar : « [cet appel à Remi] sert à donner une cohérence dynastique, de Clovis à Louis, d’un roi chrétien à l’autre », M-C. ISAÏA, Remi de Reims, Mémoire d’un saint, Histoire d’une Église, Paris, 2010, p. 445. Marie-Céline Isaïa va plus loin en soulignant que « le baptême par saint Remi, baptême des Francs avant d’être un baptême de Clovis, a été l’occasion d’une alliance entre l’Église et le pouvoir royal », ibid., p. 442. 2 Jean Devisse, dans son appendice « Bibliothèques d’Hicmar », indique qu’un certain nombre de Vies de saints ont été copiées à Reims pendant l’archiépiscopat d’Hincmar ou bien étaient présentes sans qu’on connaisse l’origine de la copie. Il cite, mais la liste n’est sans doute pas exhaustive, les Vitae Theodosiae, Hucberti, Marcellini, Eugeniae, Juliani, Colombae, Brigidae, Adriani, et des textes qui concernent saint Remi et les saints Pionius et ses collègues martyrs, voir J. DEVISSE, Hincmar, archevêque de Reims, 845-882, Genève, 1976, p. 1509-1510.
Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 119-133 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102185
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rappeler les mots par lesquels Antoine Compagnon ouvre son étude consacrée à la citation : « Loin d’être un détail du livre, un trait périphérique de la lecture et de l’écriture, la citation représente un enjeu capital, un lieu stratégique et même politique dans toute pratique du langage, quand elle assure sa validité, garantit sa recevabilité, ou au contraire les réfute »3. Les auctoritates forment en effet l’essentiel des ressources argumentatives dans l’œuvre d’Hincmar. Le recours à la parole d’un prédécesseur jouissant d’un grand prestige permet à Hincmar de légitimer ses thèses4. L’usage de la citation hagiographique s’inscrit dans ce cadre, mais est dotée d’une efficacité argumentative particulière qu’il s’agira ici de définir. La rareté des citations de Vies de saints s’accompagne en outre d’une distribution singulière de celles-là dans l’œuvre d’Hincmar. En effet, la grande majorité des mentions de saints se situe dans les œuvres dites « royales », c’est-à-dire dont la rédaction est motivée par un événement relatif à la situation politique ou encore aux relations avec le pouvoir civil. Les Vies de saints sont donc présentes dans des textes dont les sujets, moins pastoraux que politiques, et les destinataires, rois, mais aussi et surtout, évêques, étonnent. On est donc à-même de se demander s’il y a une norme de l’utilisation de la référence hagiographique chez Hincmar. On cherchera à comprendre quel usage Hincmar fait de cet intertexte bien spécifique qu’est la référence hagiographique afin de dégager de manière plus large la conception hincmarienne de l’auctoritas, qu’il recherche en recourant aux textes d’autrui ou aux figures du passé. 1. Vers une pratique de l’intertexte hagiographique ? Si Hincmar a utilisé à plusieurs reprises tel ou tel épisode de la vie des saints, il faut néanmoins analyser le corpus de ces mentions de saints pour voir si une typologie s’en dégage. Pour ce faire, une recherche a été effectuée dans l’ensemble des œuvres d’Hincmar rassemblées dans les volumes PL 125 et 1265. La présence d’auteurs qualifiés par les adjectifs sanctus et beatus ne doit pas étonner : Hincmar s’appuie en effet sur les textes des Pères et des papes et 3
A. COMPAGNON, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, 1979, p. 12. Antoine Compagnon explique ainsi l’importance essentielle de la citation dans le discours théologique : « L’auctoritas est une citation nécessairement référée à un auteur ; sans cela sa valeur est nulle. C’est une relation entre le discours citant et le sanctus doctor cité ou, mieux encore, entre le scholasticus lector et le sanctus doctor, entre deux théologiens, l’un prétendant et l’autre consacré. C’est un rite d’initiation », A. COMPAGNON, La seconde main, p. 218. 5 On a ainsi recensé tous les emplois de sanctus X ou beatus Y dans les volumes indiqués. Le corpus de mentions hagiographiques apparaît aisément. Le saint ou le bienheureux est en effet convoqué par Hincmar dans deux cas de figure : soit comme père, comme autorité patristique dans ce cas, le nom propre vient authentifier une citation ou une réminiscence à telle ou telle œuvre ; soit comme personnage « historique », dont la vie présente un événement par4
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utilise de manière systématique ces adjectifs pour identifier ces personnages. Toutefois, le nombre de références à des saints comme personnages, comme acteurs dans une situation donnée, est bien moindre. Et, pour aller plus loin, on peut être surpris pour finir de la très faible proportion de mentions intertextuelles de saints, c’est-à-dire de références à des saints qui passent par l’intermédiaire d’un autre texte. D’un côté, l’usage de la citation est extrêmement courant chez Hincmar qui laisse beaucoup de place aux autorités qui l’ont précédé. D’un autre côté, la citation hagiographique demeure rare. Cela doit inviter le lecteur à analyser avec attention les cas peu fréquents et souvent regroupés de saints qui, au lieu d’être instances d’énonciation, deviennent objets du discours. Le tableau qui suit permettra de donner une idée des sancti ou beati qui sont cités par Hincmar. On proposera ensuite une typologie des mentions de saints. a. Références hagiographiques6
Ambroise
Basile
Eucher Martin
Remi
œuvres d’Hincmar où figure la mention De fide Carolo regi seruanda, PL 125, col. 973-978, cap. 21, 24, 32 De diuortio, PL 125, col. 7216 De fide Carolo regi seruanda, PL 125, col. 981, cap. 37 Epistula I, PL 126, col. 15-16 De fide Carolo regi seruanda, PL 125, col. 972-973, cap. 1920 Epistula I, PL 126, col. 16 De fide Carolo regi seruanda, PL 125, col. 971, cap. 17 De ordine palatii, PL 125, col. 999, cap. 14
Textes hagiographiques cités Paulin de Milan, Vita Ambrosii
Jérôme, De viris illustribus ? ? Sulpice Sévère, Vita Martini Sulpice Sévère, Gallus ou Dialogues sur les vertus de saint Martin ?
ticulièrement intéressant pour l’argumentation hincmarienne. On ne s’intéressera ici qu’aux mentions du saint ou du bienheureux en tant que personnage « historique ». 6 Les deux références à Basile ne se rapportent pas au même événement, puisque la longue citation présente dans le De diuortio est consacrée à un combat contre le diable, alors que c’est l’attitude de Basile face à l’empereur Julien qui intéresse Hincmar dans le De fide Carolo regi seruanda. Toutefois, la précision et la longueur de la première citation invitent à penser qu’Hincmar a lu de près la Vita de Basile et qu’il a pu ensuite se souvenir de ses lectures pour insérer, à nouveaux frais, une mention de Basile dans son texte.
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Hilaire de Poitiers, Paulin de Trêves, Denis de Milan, Eusèbe de Verceil, Jean de Constantinople Nicaise, Aignan, Loup7 7
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œuvres d’Hincmar Textes hagiographiques cités où figure la mention Adversus Hincmarum Laudu? nensem, PL 126, col. 516 sq. De fide Carolo regi seruanda, PL 125, col. 969, cap. 15
De fide Carolo regi seruanda, ? PL 125, col. 971, cap. 17
La première chose qu’il convient de noter est la répartition chronologique des mentions de saints : si les premières remontent aux années 850, c’est surtout dans la dernière partie de la vie d’Hincmar que les saints sont présents, à partir de 875 tout particulièrement. La seconde remarque concerne les phénomènes de regroupement des mentions : à ce titre, le De fide Carolo regi seruanda fait figure d’exception, puisqu’il contient des références à tous les saints cités par ailleurs chez Hincmar, à l’exception d’Eucher. Enfin, on peut déjà constater que les saints qui sont cités en tant que personnages par Hincmar sont la plupart du temps des hauts dignitaires de l’Église, des évêques tout particulièrement8 : c’est donc à une forme de sainteté bien particulière que s’intéresse l’archevêque de Reims. b. Typologie des références hagiographiques Après ces quelques remarques préliminaires, il convient de proposer une typologie des mentions de saints chez Hincmar. On peut distinguer deux modes de référence : d’une part la simple évocation d’une anecdote, d’un épisode, d’autre part le passage par l’intertextualité. Toutefois, ces deux modes de référence distincts correspondent à un même souci de nature argumentative : trouver des autorités pour donner du crédit au discours du prélat. Si le recours à l’anecdote demeure isolé – on n’en trouve qu’un seul exemple chez Hincmar – la référence intertextuelle est, elle, plus abondante et est introduite selon deux mo7 Si les listes de saints se ressemblent, elles ne se recouvrent pas exactement. En revanche, elles visent toutes à mettre en parallèle les attitudes des évêques qui sont cités. 8 Ambroise, évêque de Milan (IV e siècle) ; Basile, évêque de Césarée (IV e siècle) ; Eucher, évêque d’Orléans (VIIIe siècle) ; Martin, évêque de Tours (IV e siècle) ; Remi, évêque de Reims (VIe siècle) ; Hilaire, évêque de Potiers (IV e siècle) ; Paulin, évêque de Trèves (IV e siècle) ; Denis, évêque de Milan (IV e siècle) ; Eusèbe, évêque de Verceil (IV e siècle) ; Jean [Chrysostome], évêque de Constantinople (IV e siècle) ; Nicaise, évêque de Reims (V e siècle) ; Aignan, évêque d’Orléans (V e siècle) ; Loup, évêque de Troyes (V e siècle).
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dalités. Soit l’épisode de la vie du saint est accompagné de la mention du texte source où Hincmar a puisé, sous la forme d’une allusion ; soit le saint devient l’objet d’une citation en bonne et due forme, avec indication de l’auteur du texte. On est au cœur de la notion d’intertextualité, telle que définie par Gérard Genette9. L’auctoritas est donc recherchée de trois manières qui ne s’excluent pas, mais au contraire se complètent : grâce au saint lui-même, dont la personnalité confère de manière suffisante du crédit à l’argumentation ; grâce à l’ancienneté de la tradition du récit de l’épisode dans le cas de l’allusion ; grâce enfin à la vertu propre de l’auteur du texte hagiographique. L’auctorialité ne constitue donc pas l’élément nécessaire, mais le point d’aboutissement d’un processus intellectuel qui vise à mettre au jour les arguments d’autorité les plus efficaces possibles. Sine auctoritate Dans la lettre adressée à Louis le Germanique en 858, Hincmar présente un épisode de la vie de l’évêque d’Orléans Eucher : après que ce dernier a été témoin d’un miracle au monastère de Saint-Trond, le roi Pépin a été conduit à réformer sa politique, au premier chef en matière d’usage des biens ecclésiastiques : Nam sanctus Eucherius Aurelianensium episcopus, qui in monasterio sancti Trudonis requiescit, in oratione positus ad alterum est saeculum raptus et inter cetera, quae Domino sibi ostendente conspexit, uidit illum in inferno inferiori torqueri.[…] Qui in se reuersus sanctum Bonefacium et Fulradum abbatem monasterii sancti Dionysii et summum capellanum regis Pippini ad se uocauit, eisque talia dicens in signum dedit, ut ad sepulchrum illius irent et, si corpus eius ibidem non reperissent, ea, quae dicebat, uera esse concrederent. Ipsi autem pergentes ad praedictum monasterium, ubi corpus ipsius Karli humatum fuerat, sepulchrumque illius aperientes uisus est subito exisse draco, et totum illud sepulchrum interius inuentum est denigratum ac si fuisset exustum. Nos autem uidimus qui usque ad nostram aetatem durauerunt, qui huic rei interfuerunt, et nobis uiua uoce ueraciter sunt testati quae audierunt atque uiderunt. Quod cognoscens filius eius Pippinus synodum apud Liptinas congregari fecit, […] et quantumcunque de rebus ecclesiasticis, quas pater suus abstulerat, potuit, ecclesiis reddere procurauit10.
Cet épisode se retrouve dans les actes du synode de Quierzy qui se tient, lui aussi, en 858, certainement sous l’influence d’Hincmar. C’est un cas original 9
G. GENETTE, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, 1982, p. 8. Epistulae, I, 7, PL 126, col. 15 : « Car saint Eucher, évêque d’Orléans, alors qu’il prenait du repos au monastère Saint-Trond, fut emporté de ce monde dans l’autre alors qu’il était 10
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dans l’œuvre d’Hincmar, puisque le prélat rémois utilise l’anecdote sans donner de source textuelle. En réalité, la source est bien indiquée par Hincmar : il ne s’agit pas d’un texte, mais plutôt de témoignages oraux de la part de témoins oculaires. Si la référence n’est pas à proprement parler intertextuelle, elle n’en demeure pas moins une référence médiate, qui trouve son crédit dans la possibilité de vérifier les informations auprès de contemporains. Allusions Pour les autres références, la présence d’un texte source est toujours indiquée. On a souvent affaire au phénomène de l’allusion, c’est-à-dire à une adaptation, par réduction ou ellipse, d’un texte préexistant qui est plus ou moins singularisé par Hincmar. Si l’on ne peut pas nécessairement remonter jusqu’au texte d’origine, on peut en revanche savoir à quel type de sources Hincmar a puisé. Dans le catalogue des saints au chapitre 15 du De fide Carolo regi seruanda, les saints sont cités seulement par leur nom, aucun épisode n’est mis en avant ou souligné par Hincmar : Sic enim egerunt sancti praedecessores nostri, ut in ecclesiasticis historiis legimus, beatus Hilarius Pictauensis, Paulinus Treuerensis, Dionysius Mediolanensis, Eusebius Vercellensis, Ioannes Constantinopolitanus, et multi alii, quorum dicta et exempla usque hodie in sancta florent Ecclesia, quorum, iuxta Pauli uocem : « Intuentes exitum conuersationis imitari debemus fidem atque exempla »11.
Une référence assez vague est faite au genre de texte où l’on peut retrouver leurs hauts faits, ut in ecclesiasticis historiis legimus. Une source importante en prière : parmi toutes les choses que Dieu lui donna de contempler, il le [Charles Martel] vit tout en bas du gouffre infernal, en proie à la torture […] Revenu à lui, il appela auprès de lui saint Boniface et Fulrad, abbé du monastère Saint-Denis et archichapelain du roi Pépin ; il leur raconta ce qu’il avait vu, et leur donna pour preuve le tombeau de Charles : qu’ils s’y rendent ! S’ils ne pouvait y trouver son corps, ils sauraient qu’il leur avait dit vrai. Les deux hommes gagnent donc le monastère en question, où le corps de ce Charles avait été inhumé, ils ouvrent sa tombe et voient aussitôt un serpent en sortir – et tout l’intérieur de la tombe était noirci, comme brûlé. Nous avons en personne vu de nos yeux des hommes qui avaient vécu jusqu’à notre époque et qui avaient été présents lorsque ces événements se sont produits : ils nous ont attesté de vive voix en toute vérité qu’ils en ont été les témoins, par la vue et par l’ouïe. Lorsque le fils de Charles, Pépin, prit connaissance de cela, il fit assembler un synode à Lestines […], et il prit soin de rendre aux églises, autant que possible, tous les biens ecclésiastiques dont son père s’était emparé ». 11 De fide Carolo regi seruanda, 15, PL 125, col. 969 : « Ainsi agirent nos saints prédécesseurs, ainsi que nous le lisons dans les histoires de l’Église : les bienheureux Hilaire de Poitiers, Paulin de Trêves, Denis de Milan, Eusèbe de Verceil, Jean de Constantinople, et bien d’autres, dont les paroles et les exemples fleurissent jusqu’à aujourd’hui dans la sainte Église, dont, selon la parole de Paul, considérant l’issue de leur conduite, nous devons imiter la foi et l’exemple [Hebr. 13, 7]. ».
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d’Hincmar, on en a la preuve par ailleurs12, est l’Historia tripartita de Cassiodore13, qui a une très grande importance pour renvoyer aux événements des premiers temps de l’Église. La référence hagiographique est donc présente par le truchement des textes d’histoire sainte ou ecclésiastique. Le De fide Carolo regi seruanda contient un autre catalogue de saints, au chapitre 17, qui se distingue du premier car les épisodes sont un peu plus développés. En outre, les sources textuelles sont, par quelques-unes, citées, la plupart du temps grâce à une indication d’ordre générique : Sic enim fecit sanctus Nicasius Rhemorum episcopus, qui tempore Vandalorum in persecutione generali suam non deseruit ciuitatem, et intra parietes ecclesiae martyrio meruit coronari. Sic eodem tempore sanctus Anianus, sicut in sacris historiis legitur. Sic beatus Lupus, ut in eius hymno canitur : « dum bella cuncta perderent, orando Trecas muniit ». Sic sanctus Remigius Rhemorum episcopus, superuenientibus Francis paganis in Belgicam dioeceseos suae prouinciam, Ecclesiam suam non deseruit, sed orationibus, et sanctis exemplis ferocitatem gentis perdomuit, et in uerbis suis monstra placauit ; et non solum prouinciam suam a gladio gentili eripuit, uerum et gentem paganam ad fidem Christi, cooperante gratia, conuertit, et tria millia paganorum una cum rege in uigilia sancti Paschae ad gratiam baptismi perduxit, […]14.
Il y a deux manières de faire intervenir les saints dans le texte. Cela peut se faire à travers un épisode marquant de leur biographie. Dans le cas de Nicaise et de Remi, cela pourrait s’expliquer aisément : du fait de leur origine rémoise, Hincmar s’est particulièrement intéressé à eux et a parfaitement en tête les épisodes qu’il cite, sans que cela soit une citation exacte d’un quelconque texte ha12
Voir J. DEVISSE, Hincmar, archevêque de Reims, p. 1489. Cassiodore a eu le projet de proposer, en latin, une continuation de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée, traduite par Rufin, d’après les textes de Socrate de Constantinople, Sozomène de Constantinople et Théodoret de Cyr. Cassiodore procède à un choix et la traduction, assez médiocre, est assurée par Épiphane. « Cette œuvre-là précisément connut un succès inespéré : à partir de l’époque carolingienne, l’Historia tripartita fut diffusée sur tout le continent et devint le manuel d’histoire de l’Église le plus apprécié, utilisé par quantité d’historiographes tout au long du Moyen-Âge », F. BRUNHÖLZL, Histoire de la littérature latine du Moyen-Âge, Louvain, 1990, t. I, 1, p. 48. 14 De fide Carolo regi seruanda, 17, PL 125, col. 970-971 : « De fait, c’est ainsi qu’a agi saint Nicaise, évêque de Reims, qui, à l’époque des Vandales, au milieu d’une persécution générale, n’a pas laissé sa cité, et a mérité la couronne du martyre à l’intérieur des murs de son église. De même, à la même époque, saint Aignan, comme on le lit dans les histoires saintes. De même saint Loup, comme on le chante dans son hymne, ‘tandis que les guerres détruisaient tout, il protégea Troyes par ses prières’. De même saint Remi, évêque de Reims, alors que les Francs païens survenaient dans la province de Belgique dont il était métropolitain, n’abandonna pas son Église ; au contraire il dompta, grâce à ses prières et ses saints exemples, la férocité de ce peuple, et calma ces monstres par ses paroles ; et non seulement il arracha sa province à l’épée des gentils, mais il convertit même ce peuple païen à la foi dans le Christ, avec l’assistance de la grâce, et conduisit à la grâce du baptême trois mille païens et leur roi la veille de Pâques ». 13
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giographique15. Cela peut également passer par la mention du texte où l’on peut trouver le récit de la vie du saint, par exemple les sacris historiis qu’Hincmar cite à propos d’Aignan. Il semble que l’adjectif sacris puisse nous orienter vers un texte de nature hagiographique, ce qui ôterait sa dimension générique au terme historiis. Quant à l’évêque Loup, mention est faite d’une hymne composée, hymno, sorte de texte apparenté à l’hagiographie. Hincmar prend soin d’indiquer une origine textuelle aux épisodes qu’il rapporte, de la même façon qu’il prenait soin de renvoyer aux témoignages oculaires dont il avait pu bénéficier pour le miracle de saint Eucher ; son soin ne va toutefois pas jusqu’à la citation. L’allusion suffit pour créer un effet d’accumulation. Enfin, l’insertion de la référence à Basile au chapitre 37 du même De fide Carolo regi seruanda, grâce au verbe legimus, montre bien qu’Hincmar s’appuie sur un texte pour faire le récit d’un épisode de la vie du saint. Cependant, on reste dans l’allusion, on ne parvient pas à retrouver dans ces propositions infinitives la trace d’une citation exacte de la Vita : Legimus enim sanctum Basilium cum clero suo superuenientem etiam Julianum apostatam honorabiliter recepisse, et non ob id ab orthodoxae fidei regula deuiasse, sed quae sunt Caesaris Caesari, et Deo quae Dei sunt reddidisse16.
Les trois exemples précédents marquent une étape intermédiaire dans le recours hincmarien à l’hagiographie : si l’on se trouve bien alors dans une pratique intertextuelle, on va voir qu’Hincmar a aussi recours à la citation en bonne et due forme, forme d’intertextualité la plus transparente et la plus efficace puisqu’elle attire l’attention sur elle-même. Citations Plusieurs chapitres du De fide Carolo regi seruanda proposent des citations plus ou moins longues de deux textes hagiographiques majeurs, la Vita Martini de Sulpice Sévère et la Vita Ambrosii de Paulin de Milan17. Cet ensemble de citations constitue un cas original : les références hagiographiques se signalent par leur antiquité et leur classicisme. Lorsqu’Hincmar s’intéresse au comportement 15
Romano praeiuerat olim Beda, ut a nobis editus est tom. II Martii, ubi ad hunc diem sic habet : […] sicut in hymno eius cantitur : ‘Dum bella cuncta perderent, orando Trecas muniit.’ Idem fere habent Rabanus, Ado, Notkerus, AASS, Iul. VII, p. 62. Il y avait donc manifestement un texte en vers consacré à Loup de Troyes, connu des contemporains d’Hincmar, et déjà mentionné dans le Martyrologe de Bède. 16 De Fide Carolo Regi seruanda, 37, PL 125, col. 981 : « De fait nous lisons que saint Basile accompagné de son clerc, reçut convenablement même Julien l’Apostat : il ne s’écartait pas ce faisant de la règle d’une foi orthodoxe, mais rendait à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». 17 Identifié par erreur comme le futur évêque de Nole par Hincmar.
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de Martin et d’Ambroise, la citation devient explicite et le mode d’insertion est le même que pour les textes patristiques, puisque sont indiqués à la fois le nom de l’auteur et le titre de l’œuvre à laquelle Hincmar se réfère. Mais l’originalité du traitement textuel des saints Ambroise et Martin ne s’arrête pas là. Les deux saints interviennent tous deux dans une situation politique compliquée, en raison d’une usurpation du pouvoir par un général qui se déclare empereur. La crise dynastique met donc les évêques de Milan et de Tours face à des dirigeants qui cherchent à faire légitimer leur pouvoir et qui ont besoin de ressources pour l’asseoir. Les hagiographes de Martin et d’Ambroise décrivent leurs réactions et proposent des exemples pour leurs successeurs dans le ministère épiscopal. Ambroise est pris comme exemple à trois reprises dans le De fide Carolo regi seruanda, tandis que Martin est cité une fois dans le même texte : Verum, sicut in uita beati Ambrosii a sancto Paulino postea Nolano episcopo scripta legitur, « […] Eugenius tyrannice imperium usurpauit […] »18. Hoc ubi Ambrosius cognouit, relicta ciuitate Mediolanensi, ad quam Eugenius festinato ueniebat, ad Tusciam usque descendit, declinans magis aspectum sacrilegi uiri, quam formidans imperantis iniuriam19. Et in historia uitae beati Ambrosii a sancto Paulino conscripta legitur : « Profectus itaque sacerdos de Thusciae partibus Mediolanum reuertitur20, iam inde egresso Eugenio contra Theodosium imperatorem, ibique Christiani imperatoris praestolabatur aduentum, securus de Dei potentia […] »21. Verumtamen legimus in uita beati Ambrosii a beato Paulino scripta, eum a communionis consortio Maximum segregasse22, et admonuisse illum, ut effusi sanguinis domini sui, et quod est grauius, innocentis, ageret poenitentiam, si sibi apud Deum uellet esse consultum. Sed ille cum poenitentiam declinat superbo spiritu, non solum futuram, sed etiam praesentem salutem amisit, regnumque, quod male arripuerat, femineo quodam timore deposuit, ut procuratorem se reipublicae nomine praefuisse confiteretur23. Denique cum partem imperii contra Theodosium et Valentinianum Maximus usurpauit et cogeret episcopos uel contra fidem agere, uel ecclesias suas de18
Paulinus diaconus Mediolanensis, Vit. Ambr., 26. De fide Carolo regi seruanda, 21, PL 125, col. 973 : « En revanche, comme on le lit dans la Vie de saint Ambroise rédigée par saint Paulin, plus tard évêque de Nole, ‘Eugène usurpa l’empire d’une manière tyrannique […]’. Lorsque Ambroise apprit cela, il quitta sa cité de Milan, qu’Eugène gagnait en hâte, et descendit jusqu’en Toscane, se détournant de la présence de l’homme sacrilège, plutôt que craignant l’injustice du régent ». 20 Paulinus diaconus Mediolanensis, Vit. Ambr., 31. 21 De fide Carolo regi seruanda, 24, PL 125, col. 974-975 : « Et dans le récit de la vie de saint Ambroise rédigée par saint Paulin on lit : ‘C’est pourquoi, l’évêque ayant quitté la région de Toscane revient à Milan, qu’Eugenius avait déjà quitté pour marcher contre l’empereur Théodose, et il commença à attendre à cet endroit l’arrivée de l’empereur chrétien, sûr de la puissance divine’ ». 22 Voir Paulinus diaconus Mediolanensis, Vit. Ambr., 19. 23 De fide Carolo regi seruanda, 32, PL 125, col. 978. 19
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serere, aut alio quolibet modo persequi, sanctus Martinus eiusdem Maximi praesentiam et colloquium non declinauit, minime autem ecclesiam suam desuerit. Sed cum plures ex diuersis partibus episcopi ad Maximum ferocis ingenii uirum et bellorum ciuilium uictoria elatum conuenissent24, et foeda circa principem omnium adulatio notaretur, in solo Martino apostolica auctoritas permanebat25.
c. Contexte historique du recours à l’hagiographie Hincmar pratique le remploi de manière assez systématique dans son œuvre. Une fois qu’il a trouvé chez tel ou tel auteur un texte qui lui est utile pour traiter d’une question, il le garde en mémoire, dans des dossiers, et forme ainsi un fonds auquel il puise lorsque, mutatis mutandis, la situation l’exige. Toutefois, une circonstance politique particulière le pousse à faire un usage plus marqué de l’hagiographie, l’invasion du royaume de Charles. À deux reprises, le frère de Charles, Louis le Germanique, a tenté de prendre le contrôle du royaume des Francs de l’Ouest, en y étant invité par des grands. Hincmar réagit par écrit à ces invasions, en mettant en avant, en 858 d’abord, la Visio Eucherii, saint qui intervient dans l’affaire de la damnation de Charles Martel, puis en 875 avec les saints Ambroise et Martin. Le regroupement et l’accumulation des exemples de saints se situent à la frontière des auctoritates patristiques, surtout dans le troisième type d’emploi, avec le recours à la citation. Dans les Vitae des deux saints évêques du IVe siècle, plusieurs éléments entrent en écho avec la situation historique : Martin et Ambroise ont été tous les deux confrontés, à des degrés divers, aux usurpations de Maxime en 384 et d’Eugène en 39426. Ils ont dû composer avec un pouvoir civil troublé et se montrer dignes de leur ministère. L’assimilation faite par Hincmar entre les deux contextes historiques permet de donner une nouvelle signification à l’action répétée de Louis le Germanique : de souverain légitime appelé à rétablir l’ordre dans un royaume désorganisé par la politique désastreuse de son frère, il devient un tyran qui usurpe un trône occupé par un souverain légitime. L’intertexte hagiographique constitue le moyen d’opérer cette transposition. Mais surtout, la mise en place d’un véritable intertexte, par citation hagiographique, intervient dans une œuvre dont les destinataires appartiennent à l’ordre clérical, puisque ce sont les collègues évêques d’Hincmar27. Dès lors, le recours à l’hagiographie sert d’autres fins. 24
Sulpicius Severus, Mart., 20, 1. De fide Carolo regi seruanda, 19, PL 125, col. 972. 26 P. M ARAVAL, Théodose le Grand, le pouvoir et la foi, Paris, 2009, p. 150-163 et 265-272. 27 L’adresse du traité est en effet la suivante : dilectis fratribus et uenerabilibus episcopis Rhemorum dioeceseos. 25
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Loin d’être habituelles chez Hincmar, les références hagiographiques sont employées de façon discrète, et partant sont significatives. De plus, elles sont assez regroupées et elles interviennent en bloc pour faire argument d’autorité, par leur masse même. Enfin, la dimension intertextuelle de la référence hagiographique n’est pas anodine dans la perspective argumentative : il ne suffit manifestement pas pour Hincmar de prendre en exemple des saints, encore faut-il que les sources qui les mentionnent soient dignes de foi ; l’allusion et la citation portent une efficacité rhétorique dont il faut mesurer la portée. Dès lors il convient d’interroger la notion d’auctoritas, notion-clé de la pensée hincmarienne, qui s’éclaire sous un jour nouveau dans le contexte hagiographique. Qu’est-ce qui fait autorité dans l’intertexte hagiographique ? Le saint lui-même ? L’auteur du texte ? Le genre littéraire ? Le processus intertextuel qui aboutit aux longues citations des œuvres de Sulpice Sévère et de Paulin de Milan vise-t-il seulement à donner plus de force à la visée édifiante des exempla de saints en recourant à des auteurs dignes de foi ? 2. L’intertexte hagiographique : un outil pour la conquête de l’auctoritas Hincmar l’a prouvé à de nombreuses reprises, et de manière tout à fait éclatante en rédigeant la Vita Remigii, il avait une très haute idée du rôle que devait avoir l’évêque. Moins puissance (potestas) qu’autorité (auctoritas), l’évêque carolingien doit tenir son rang à toutes les échelles du territoire, diocèse, province ecclésiastique, royaume, « empire ». Or, il n’est pas toujours simple pour lui de faire respecter les droits de son Église, que ce soit pour les bénéfices ecclésiastiques, pour la libre disposition des terres d’Église, pour la récupération des biens confisqués par les rois. Dès lors, il faut rechercher les arguments les plus efficaces pour faire entendre raison à l’interlocuteur du moment. Il semble que l’intervention des saints dans le texte, et plus spécifiquement le recours à l’intertexte hagiographique, soit un des moyens retenus par Hincmar dans des périodes cruciales où l’évêque doit prendre parti entre les puissances civiles. On va voir maintenant comment les références hagiographiques permettent de définir l’auctoritas épiscopale. Elles offrent au surplus des moyens pour penser la pratique du pouvoir et des modèles d’action aux évêques du royaume de Charles le Chauve. a. L’hagiographie à l’usage des évêques La dimension parénétique des exempla hagiographiques convoqués par Hincmar ne fait aucun doute. D’une façon générale, les saints évêques sont des exemples à suivre pour Hincmar lui-même, mais aussi pour l’ensemble de
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l’épiscopat du royaume de Charles le Chauve. Cette valeur première d’exemplum qui provient déjà des exempla romains est bien évidemment utilisée par Hincmar. Les deux catalogues des saints des chapitres 15 et 17 du De fide sont des exemples probants de cette exemplarité de principe. Nul n’est besoin de développer tous les épisodes de la vie du saint, tant la mémoire des hauts faits de ses doit revenir à la simple évocation de son nom. C’est l’argument qu’Hincmar préfère et dont il use dans toutes ses œuvres, avec lequel, même, il construit sa pensée et son raisonnement : l’argument d’autorité. Si la référence hagiographique demeure rare dans son œuvre, il convient de la replacer dans la catégorie générique de l’argument d’autorité qui peut être fourni autant par les auteurs patristiques que par les textes canoniques. La recherche d’exemplarité pour Hincmar passe donc par le recours à cet argument d’autorité. Néanmoins, la construction de la valeur de l’argument d’autorité passe par différents moyens, et s’appuie sur différentes qualités de l’autorité citée. b. Exemplarité de l’auctoritas « Selon le Code de Justinien, au VIe siècle, l’auctoritas forme une opposition distinctive avec l’exemplum. Tous deux sont des raisonnements par induction, mais celui-là, à la différence de l’exemplum, renvoie à une énonciation particulière, c’est-à-dire à un sujet »28. L’auctoritas fournit, dans son premier sens, une légitimité littéraire, d’auctorialité, d’où l’importance par rapport aux autres références des deux ensembles de citations tirées de Paulin et de Sulpice Sévère. Dans le premier cas, l’erreur d’attribution donne davantage de poids à cette auctoritas, donc à l’exemple qui en est issu : Paulin de Nole est un nom plus prestigieux encore que le diacre Paulin de Milan. Quant à Sulpice Sévère, l’antiquité de cet auteur et surtout la diffusion de ses œuvres sont des garants suffisants de la valeur de son discours sur Martin. Il y a aussi une autorité qui provient de l’attitude même du saint évêque et qui rejaillit sur ses successeurs : une autorité morale serait alors à l’œuvre. L’infaillibilité morale, propre au saint, est soulignée en particulier pour Martin, par une énumération qui met en valeur ses pratiques ascétiques, prière, jeûne, abstinence. Il s’agit de fonder sur cette exemplarité morale une légitimité de l’action du saint évêque, de préparer le terrain pour une autre sorte d’exemplarité. On le voit, il est important de conférer aux exemples tirés de textes hagiographiques une forme de perfection qui découle soit de la perfection morale du saint évoqué, soit de la perfection littéraire de l’œuvre citée. Ainsi n’est-il sans doute pas anodin qu’Hincmar cite les sacrae historiae, c’est-à-dire Cassiodore ou 28
A. COMPAGNON, La seconde main, p. 218.
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les auteurs grecs (Théodoret et Socrate) ou l’hymnus plutôt qu’un autre genre littéraire… C’est déjà une façon de jouer de la référence hagiographique pour la rendre efficace dans l’argumentaire. Cependant, cette première strate d’établissement de l’autorité épiscopale ne suffit pas à asseoir l’évêque à la tête de la communauté de sa cité. Le recours à l’auctoritas, littéraire ou morale, permet d’assimiler les évêques du temps d’Hincmar à la catégorie des saints évêques au comportement irréprochable. Cependant, l’appartenance à un groupe moralement incontestable ne suffit pas à conférer le poids nécessaire pour peser sur les événements bien réels qui se produisent dans les royaumes issus du partage de Verdun. Or, on va le voir pour terminer, l’évêque doit exercer toute son auctoritas dans les situations périlleuses. c. Normatisation de l’auctoritas épiscopale. C’est particulièrement le cas lors des deux invasions du royaume de Charles le Chauve par son frère Louis le Germanique en 858 et 875, puisque les évêques se retrouvent alors en première ligne, en tant que défenseurs de leurs églises, mais aussi plus globalement du royaume, royaume que le roi lui-même n’est pas en mesure de défendre. Ils partagent bien évidemment cette tâche avec les autres grands du royaume, mais, ayant non seulement la potestas sur une portion du territoire, mais aussi, et surtout, une auctoritas toute morale à faire respecter, ils se doivent d’être spécialement prudents. Néanmoins, Hincmar propose une exemplarité qui peut paraître paradoxale puisqu’elle est tout sauf univoque. C’est ainsi qu’Ambroise choisit tantôt la fermeté en imposant, en 384, l’excommunication à Maxime29, tantôt la fuite, en 394, devant l’usurpateur Eugène30. À l’inverse, Martin choisit de fréquenter Maxime alors que ce dernier usurpe le pouvoir31, comme Basile avait choisi d’accueillir l’empereur Julien en son temps32. Face aux souverains, légitimes ou non, l’évêque peut choisir, en conscience, telle ou telle réaction. Si la fuite de l’évêque loin de sa communauté est envisagée par l’intermédiaire de la conduite d’Ambroise, bien des saints viennent appuyer l’attitude inverse qui consiste à rester à la tête de sa communauté, même dans les plus grandes difficultés. C’est le sens du catalogue de saints du chapitre 17 du De fide Carolo regi seruanda, dans lequel les saints Loup,
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Voir le De fide Carolo regi seruanda, 21. Ibid., 32. Ibid., 19-20. Ibid., 37.
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Aignan, Nicaise et Remi se comportent comme les protecteurs de leur cité et de leur communauté diocésaine. Les exemples qu’Hincmar tire des mentions de saints montrent tout un éventail d’attitudes que peut endosser l’évêque sans qu’une quelconque axiologie de la réaction épiscopale soit dressée. L’exemplarité réside donc moins dans la nature des actes, fuite, rejet ou conciliation avec l’usurpateur, que dans les intentions poursuivies par le saint mis en scène. Il en va ainsi d’Ambroise, lors de sa confrontation avec l’usurpateur Eugène. Quelle position adopter en tant que représentant de l’Église face à un pouvoir civil qui n’est pas légitime ? La fuite peut alors être justifiée33. Il est intéressant de voir qu’Hincmar utilise une figure aussi peu contestable qu’Ambroise pour proposer cette réponse pratique à l’invasion. Ambroise fuit dans la confiance en Dieu. Hincmar offre toutefois en contre-point l’attitude du même Ambroise, qui impose une séparation d’avec les fidèles à Maxime34. Ambroise est vraiment une figure complexe et en même temps inattaquable : ses actes, tels qu’ils sont rapportés par l’hagiographe puis sélectionnés par Hincmar, ne laissent pas place à la critique. Les citations des actions de Martin visent plutôt à mettre en valeur l’action de résistance à Maxime35. Cette attitude va d’ailleurs contre l’attitude générale de l’épiscopat franc de l’époque de Martin : il s’agit pour son hagiographe de mettre en valeur l’excellence individuelle contre le groupe, et en même temps, d’indiquer la voie à suivre pour les évêques. Les évêques ont donc devant les yeux le modèle en la personne de Martin et le contre-modèle incarné par d’autres évêques. Toutefois, Hincmar présente aussi Martin capable de fréquenter le même Maxime36. On le voit, Hincmar sélectionne les épisodes de la vie de Martin pour montrer toute la flexibilité du personnage. Quelle est la valeur axiologique de cette flexibilité ? Cela s’appelle pragmatisme, pratique de la prudentia, et non compromission. Martin, par exemple, ne cherche pas à éviter la présence et la conversation de Maxime ; pour autant, il ne déserte pas son église. L’exemple de Martin permet d’aller plus loin. L’humilité de l’évêque, qui tente d’obtenir l’écoute de l’empereur par la prière, offre la possibilité d’un retournement des dispositions de l’empereur. La figure du conseiller du prince réalisée dans l’évêque se précise ici. Hincmar indique à travers Martin l’impossibilité pour les évêques d’échapper au commerce avec le roi et pourtant offre une voie pour le faire sans se compromettre. De la sorte, Hincmar n’intègre pas les saints évêques à un plaidoyer, mais à un texte délibé-
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Ibid., 32. Ibid., 21. Ibid., 19-20. Ibid., 20.
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ratif. L’auctoritas telle qu’on peut la voir dans les exemples hagiographiques ne sert pas à imposer une norme, mais à la définir. L’hagiographie se trouve donc être au service d’une pragmatique politique. À rebours de l’édification d’un système qu’il faudrait imposer aux circonstances, Hinmcar s’appuie sur ces figures exemplaires pour appréhender les fluctuations de l’Histoire. Un ensemble de solutions, de pistes de réflexion est offert aux évêques qui sont à adopter ou à adapter en fonction des situations. Hincmar, qui, semble-t-il, ne craint pas d’édicter des normes, en matière canonique tout particulièrement, se montre beaucoup plus prudent quand il s’agit d’exercer son auctoritas d’évêque. Les quelques saints auxquels il fait référence lui permettent de penser le rapport au pouvoir civil dans toute sa complexité. S’il y a une norme de l’action de l’évêque, elle se situe surtout au niveau de la conscience, au plan moral : il faut toujours avoir à l’esprit le meilleur pour sa communauté, et non des principes d’action qui pourraient lui nuire. En conclusion, on insistera sur la rareté et l’homogénéité des références hagiographiques, qui trouvent place dans les œuvres royales avant tout. Les saints cités, tous évêques, sont des saints locaux ou « royaux », et appartiennent le plus souvent aux auctoritates patristiques. Cela conduit à l’assimilation des saints à un ensemble plus large d’autorités, à une forme de normatisation de la référence hagiographique comme argument d’autorité apparenté aux autres autorités, canoniques et patristiques. Enfin, les parallèles entre le saint et l’évêque sont nombreux : la figure centrale qui ressort du recours au saint est celle du conseiller du prince. La pratique politique de l’intertexte hagiographique concerne donc moins le roi lui-même que ses conseillers, qui se doivent d’agir aussi bien que leurs prédécesseurs dans l’intérêt de tous. La sainteté des évêques cités en exemple intervient à titre d’étai de l’argument d’autorité. La normatisation de l’action de l’évêque passe essentiellement par ces quelques exempla hagiographiques fondateurs. La norme se situe au plan de la conception du rôle de l’évêque, non au plan de la réalisation politique de cette action. L’hagiographie a un rôle déterminant pour la définir, mais non pour l’appliquer.
L’inceste entre anormalité et déviance dans les légendes de Judas et du pape Grégoire Anne L AFRAN Paris
La norme est au cœur même de la question de l’inceste. En effet, le substantif latin incestum, -i (ou incestus, -us) ainsi que l’adjectif viennent de castus, -us qui désigne un ensemble de règles, entre autres les rites concernant les interdits sexuels. Incestus renvoie donc à la méconnaissance et la violation d’une règle, d’une norme1. L’inceste est considéré comme un tabou universel, mais depuis plus d’un siècle l’anthropologie nous a montré que ses contours ainsi que ses interprétations variaient d’une civilisation à une autre2. Le Moyen Âge occidental a porté la prohibition de l’inceste à son plus haut niveau, plaçant l’interdit au septième degré de consanguinité et l’étendant au lien de parenté spirituelle au quatrième degré. Il n’est pas étonnant dans ces circonstances de trouver dans la littérature médiévale, sacrée comme profane, ce que nous appellerons une tension « incestuelle »3 : de fait, les exempla et récits hagiographiques qui racontent la conversion et le salut d’incestueux repentis ne sont pas rares au Moyen Âge. Si la fabrique de la sainteté n’exclut pas l’inceste, il est aussi la marque du péché comme nous le rappelle la Vita de Judas popularisée par la Légende dorée. Signe du dérèglement, l’inceste est « hors norme » et par là-même exceptionnel. Il entre donc parfaitement dans les topoï hagiographiques qui se veulent des récits extraordinaires à visée pastorale. Mais que révèle cette tension « incestuelle » sur le respect de l’interdit ? Condamnation, fantasme, tolérance, complaisance, ces récits témoignent des 1
Incestus dans Le grand Gaffiot, éd. P. FLOBERT, Paris, 2000, p. 801 ; P. MOREAU, Incestus et prohibitae nuptiae. L’inceste à Rome, Paris, 2002, p. 17-19. 2 E. A RCHIBALD, Incest and the medieval Imagination, Oxford, 2001, p. 9 ; L’inceste, un siècle d’interprétations, éd. J.-D. DE L ANNOY et P. FEYEREISEN, Lausanne, 1996. 3 Paul-Claude Racamier qualifie d’ « incestuel » ce qui dans la vie psychique individuelle ou d’un groupe porte l’empreinte de l’inceste, sans qu’en soient nécessairement accomplies les formes génitales. P.-C. R ACAMIER, L’inceste et l’incestuel, Paris, 2010. Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 135-146 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102186
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rapports ambigus de la culture médiévale avec le tabou. Je me propose d’étudier le thème de l’inceste à travers les légendes de Judas et celles du pape Grégoire en m’interrogeant sur le traitement particulier de la prohibition de l’inceste comme norme sociale dans ces récits, mais aussi sur la fonction narrative de ces épisodes incestueux. Peut-on toujours parler de transgression de la norme ? De déviance ? Peut-on parler pour l’inceste de topos hagiographique ? 1. L’inceste comme paradigme du dérèglement Comme l’a signalé Elisabeth Archibald dans son incontournable Incest and Medieval Imagination, le mot latin incestum n’est pas communément utilisé au Moyen Âge. L’inceste est classé dans les catégories de la fornication, de l’adultère ou de la luxure, comme une sorte de débauche sexuelle sans plus, parfois qualifiée de « contre nature ». Les termes les plus fréquemment utilisés pour le qualifier sont d’ailleurs fornicare ou stuprare4. L’inceste est sévèrement condamné dans la littérature ecclésiastique où il est défini davantage comme un péché que comme un crime. Les exempla insistent particulièrement sur les conséquences mortifères de l’inceste qui est souvent associé à l’homicide : par exemple, une femme abusée par son père finit par le tuer, ainsi que parfois sa propre mère et son enfant5. C’est un péché tellement honteux que certains n’y survivent pas6 ; un péché caché, que le diable s’empresse de révéler7 pour devancer toute confession8. Au Moyen Âge, l’inceste représente donc avant tout un dérèglement de l’institution familiale et de l’ordre social et une terrible hypothèque sur son Salut. Marque et symptôme du péché, ce crime est souvent associé à des personnages mauvais : Mordred dans la littérature profane ou Judas, dont la Vita œdipienne se développe à partir du XIIe siècle. Cette légende se diffusa sous des formes variées dans tout l’Occident9, particulièrement dans le Nord de la France et la région rhénane. La toute première version que nous connaissions est datée du XIIe siècle et conservée dans le manuscrit Paris, BnF, lat. 14489, fol. 109, mais la version la plus connue est celle
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E. A RCHIBALD, Incest, p. XIII. Les exempla sont tirés de l’index de Tubach : n° 2729, 2731, 2735, 2737 et 2739 (F. C. TUBACH, Index Exemplorum. A handbook of medieval religious tales, Helsinki, 1981). 6 Ibid, n° 2733. 7 Ibid., n° 2735-2736. 8 Ibid, n° 2729-2731, 2735 et 2737. 9 Paull Franklin Baum dénombra au moins quarante-deux versions latines de la légende, auxquelles s’ajoutent de nombreuses versions en langues vernaculaires. P. F. BAUM, « The medieval Legend of Judas Iscarioth », The modern Language Association of America, 21-3 (1916), p. 481-632, ici p. 485. 5
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de la Légende dorée. Jacques de Voragine introduit la Vita de Judas dans celle de saint Matthias qu’elle escamote en partie10 : À la suite d’un rêve prémonitoire néfaste, Judas est abandonné par ses parents, Ruben et Cyborée, qui le déposent dans une corbeille et l’abandonnent aux flots. Il est recueilli par la reine de l’île de Scarioth et élevé aux côtés d’un frère adoptif dont il devient jaloux et qu’il finit par tuer. De retour à Jérusalem et entré au service de Pilate, il entre dans un jardin afin d’y cueillir des fruits pour son maître, se dispute avec le propriétaire et le tue, sans savoir qu’il s’agit de son père. Pilate, par mesure de réparation, lui donne la veuve en mariage et Judas commet ainsi l’inceste, là encore sans le savoir. Mais la vérité finit par éclater et, pétri de remords, il entre au service de Jésus. Le récit rejoint alors celui des Évangiles, avec quelques variantes.
Les origines et les sources de cette légende restent assez obscures. Un apocryphe est mentionné avec beaucoup de circonspection par Jacques de Voragine11 ; l’historiographie allemande a longtemps avancé l’hypothèse d’une source orientale parvenue en Occident à l’occasion des croisades12 ; mais la plupart des spécialistes s’accordent à dire aujourd’hui que son origine est bien la légende d’Œdipe, rétro-sacralisée par l’exégèse et l’hagiographie13. On observe du reste ici un double processus de normalisation, par le recours à un apocryphe imaginaire renvoyant le récit à un passé proto-chrétien et son introduction dans une collection hagiographique. Par ailleurs, le succès de la légende est sans doute dû à la force mythique du récit qui s’appuie sur de nombreux stéréotypes scripturaires : la naissance de Judas, comme celle de Jésus, est annoncée à l’avance ; comme Moïse, il est abandonné dans une corbeille au fil de l’eau ; l’assassinat de son frère adoptif rappelle le meurtre d’Abel par Caïn ; le fruit défendu14 réitère le péché originel. 10 Jacques De Voragine, La légende dorée, éd. A. BOUREAU, Paris, 2004, p. XVII ; texte de la légende p. 221-228. 11 Legitur enim in quadam hystoria licet apocrypha quod…, Jacques de Voragine, Legenda aurea, éd. G. P. M AGGIONI, Firenze, 1998, p. 277. 12 P. LEHMANN, « Judas Ischarioth in der lateinischen Legendenüberlieferung des Mittelalters », Studi Medievali, 2 (1929), p. 289-346, ici p. 311 ; G. A. MEGAS, « O peri Oidiopodos mythos », Epeteris tou laographicou Archeiou, 3-4 (1941), p. 196-209 ; R. W. BREDNICH, Volkserzählungen und Volksglaube von den Schicksalsfraue, Helsinki, 1964, p. 47 ; B. DIECKERMANN, Judas als Sündenbock. Ein verhängnisvolle Geschichteb von Angst und Vergeltung, Munich, 1991, p. 32. 13 « Tout récit ancien, profane, folklorique ou moderne, rétro-sacralisé par l’exégèse, peut prendre place dans le légendaire chrétien. Ceci apparaît clairement au XIIe siècle qui voit l’application de la légende œdipienne à l’histoire de Judas : il suffit que la narration donne sens au motif erratique (Œdipe) en se conformant à l’histoire du Salut (évangélique, moral, eschatologique) par le biais du nom de Judas », A. BOUREAU, La légende dorée. Le système narratif de Jacques de Voragine, Paris, 1984, p. 26. 14 La nature du fruit n’est pas toujours précisée, mais dans la version française, il s’agit bien d’une pomme, considérée communément comme le fruit défendu (P. F. BAUM, « The medieval Legend », p. 539).
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L’épisode de l’inceste constitue dans toutes les versions de la légende le tournant du récit. Ce dernier est plus ou moins développé mais s’articule toujours autour de trois moments : la découverte de l’inceste, le remords voire le désespoir de Judas, suivis de la rencontre avec le Christ. Le mariage contre nature, à l’initiative de Pilate, est présenté comme le rachat du meurtre de Ruben ; il semble s’accomplir contre le gré de Cyborée et même de Judas. Responsables, mais non coupables, les deux époux ne commettent pas l’inceste délibérément. Sa découverte est d’ailleurs fortuite, mais intimement liée à l’acte sexuel. Ainsi dans la version la plus ancienne15 et la plus proche de la matrice œdipienne, Judas n’a pas été abandonné aux flots mais a été suspendu à un arbre. Ce sont les marques laissées par la corde et donc la nudité de son fils qui révèlent à sa mère son identité. Celle-ci se maudit ainsi que sa progéniture16, faisant écho à la terrible malédiction de Job17, mais aussi à celle du Christ : « Malheur à celui par qui le fils de l’Homme est livré»18. L’autorité scripturaire fonctionne alors comme un rappel à la règle mais aussi comme une normalisation chrétienne du récit. Dans la plupart des versions, en particulier celle de Jacques de Voragine, Judas s’afflige, se repent de tous ses crimes et, sur le conseil de sa mère, va trouver Jésus et finalement le suit. L’auteur de la version de Reims19 dramatise plus encore la scène de reconnaissance, faisant du remords de Judas à ce moment une répétition de son désespoir final (Matth. 27, 5). Fou de douleur et de honte, il cherche en effet à mettre fin à ses jours, mais sa mère le retient. Judas ira raconter « la tragédie de leurs malheurs » (suarum miserarum tragedias) à Jésus en versant des larmes, signes d’affliction et d’une vraie repentance. Jésus admet Judas en sa compagnie « pour lui éviter d’encourir un danger plus grave encore, par désespoir de Salut » (ne desperatione salutis cogeretur amplius periclitari), donc pour lui éviter le suicide. C’est la preuve que le récit chrétien, complètement libéré de sa matrice antique, dédramatise l’inceste : Cyborée, contrairement à Jocaste, ne se suicide pas ; Judas, au contraire du prince de Thèbes, ne se mutile pas. En effet, la conversion apparaît comme 15
Cf. supra. Infelix mei visio mariti que a filio completa est et insuper in me malignitatis et peccati redundat insania. Dies meae pereat nativitatis et caligo tenebrarum irruat in eum, Version A dans P. F. BAUM, « The medieval Legend », p. 491. 17 « Périsse le jour qui me vit naître / et la nuit qui a dit : « Un garçon a été conçu ! » / Ce jour-là, qu’il soit ténèbres. Pourquoi ne suis-je pas mort au sortir du sein, n’ai-je péri aussitôt enfanté ? / Pourquoi s’est-il trouvé deux genoux pour m’accueillir, deux mamelles pour m’allaiter ?… Ou bien, tel l’avorton caché, je n’aurais pas existé, / comme les petits qui ne voient pas le jour », Iob 3, 3-16. 18 Vae autem homini illi per quem Filius hominis traditur, Matth. 26, 24. 19 Le manuscrit Reims, Bibliothèque municipale, 1275 (fol. 2) propose l’une des versions les plus longues et les plus élaborées des légendes de Judas au XIIIe siècle. Le texte collationné avec d’autres manuscrits a été édité par Paull Franklin Baum sous le nom de version Hr (« The medieval Legend », p. 501-508). 16
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le moyen de racheter ce « retour aux sources20» et, d’ailleurs, le Christ absout Judas. Le motif du repentir comme norme narrative atténue la force subversive du récit : la transgression de la norme fonde la norme elle-même. Mais la séparation d’avec sa mère aurait dû permettre à Judas de sortir de l’enfance et d’être sauvé ; or, ce dernier ne parvient pas à se convertir… sans doute parce qu’« il fallait que l’écriture s’accomplisse » (Act. 1, 16). L’exclusion/damnation de Judas nécessite a posteriori que la transgression de la norme soit sans retour, car Judas ne peut être réintégré : son péché est alors irrémissible, en dehors de la norme. La fonction de ces récits est manifestement de noircir Judas, un Judas fratricide, parricide, incestueux et qui, comme le prince de Thèbes, ne peut échapper à son destin. Le mythe d’Œdipe a en effet cela de fondateur, comme le rappelait René Girard, qu’il rassemble toutes les accusations mythologiques et normatives : parricide, inceste, mise en danger de la communauté, gamme entière des signes victimaires, normes narratives en quelque sorte, qui désignent le bouc émissaire21. Sans doute aussi, avec le développement du culte marial, l’inceste de Judas dans la légende prend-il une résonance particulière, comparé à l’amour filial et mystique qui unit Jésus et Marie. Par ailleurs, l’ancrage de la malédiction dans les liens de sang, symbolisé par l’inceste et le rôle d’archétype du Juif médiéval qu’endosse petit à petit Judas prennent une dimension nouvelle à partir du XIIe et surtout du XIIIe siècle, incluant le problème juif dans une dynamique raciale, comme l’a fort bien montré Alain Boureau22. Enfin, si le roman œdipien de Judas ne date que du XIIe, le lien entre Judas et Œdipe est ancien23. Cela peut expliquer qu’à la même époque, d’autres anecdotes à caractère « incestuel » sont attribuées au personnage comme dans une ballade anglaise du XIIIe siècle, où il entretient des rapports pour le moins ambigus avec
20 In suos ortus monstrum revolvitur, version Hr dans P. F. BAUM, « The medieval Legend », p. 507. Repris de Stace : proprios monstrum revolutus in ortus, Thébaïde I, 235 dans Stace, Thébaïde, éd. et trad. R. LESUEUR, Paris, 1990 (Collection des Universités de France), p. 10. 21 R. GIRARD, Le bouc émissaire, Paris, 1982. 22 A. BOUREAU, « L’inceste de Judas. Essai sur la genèse de la haine antisémite au XIIe siècle », dans L’amour de la haine, éd. J.-B. PONTALIS, Paris, 1986, p. 51. 23 Origène associe par exemple les prophéties sur Judas et celles faites à Laïos, père d’Œdipe. Dans le Contre Celse, il utilise cet exemple pour démontrer en quoi la prescience divine n’implique pas le déterminisme. « Pour faire comprendre ce point », explique-t-il, « je citerai dans l’Écriture les prophéties qui concernent Judas et la prescience que notre Sauveur avait de la trahison, et dans l’histoire grecque, la réponse de l’oracle à Laïos ». Tout comme il était possible à Judas « d’exercer la miséricorde et de ne pas persécuter le pauvre et l’indigent », Laïos aurait pu « ne pas ensemencer le sillon générateur ». Mais parce que le roi de Thèbes n’a pas respecté l’oracle, « il souffrit les désastres d’Œdipe, de Jocaste et de leurs enfants », ORIGÈNE, Contre Celse II, 20, éd. et trad. M. BONET, Paris, 1967 (SC, 120), p. 239.
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sa sœur24. Judas à cette époque est donc devenu un nouvel Œdipe25, ce qui fait dire à Elisabeth Archibald que sa vita pourrait être une matrice des autres récits incestueux à partir du XIIe siècle, en particulier de la légende de Grégoire apparue à la même époque26. 2. L’inceste comme felix culpa, ou le pécheur repenti Cette légende du pape Grégoire, devenue célèbre grâce au Gregorius de Hartmann von Aue composé entre 1180 et 119027, se répandit aux siècles suivants trouvant sa consécration dans les Gesta romanorum au XIVe siècle. Mais qui est donc ce pape Grégoire ? Si le Moyen Âge connaît bien la vie de Grégoire le Grand par les récits hagiographiques de Paul Diacre et Jean Diacre, utilisés d’ailleurs par Jacques de Voragine, il n’y est nullement question d’inceste. La matière du Gregorius est en fait tirée d’un poème anonyme français, la Vie du pape Grégoire ou Vie de saint Grégoire, écrit vers le milieu du XIIe siècle28. Le pape de la Vita est parfois identifié comme Grégoire le Grand, saint Grégoire, parfois au contraire comme l’un des papes du même nom29. Quelle que soit l’identité du personnage, la structure du récit reste sensiblement la même dans le Gregorius et la Vita.
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Sur ordre de Jésus, Judas est parti le Jeudi Saint pour Jérusalem afin d’acheter de la nourriture pour le repas de la Pâque pour trente deniers. En cours de route, il rencontre des habitants ainsi que sa sœur, une femme diabolique, qui lui reproche de suivre un faux prophète et l’invite à dormir chez elle (« la tête sur son sein » précise le texte). À son réveil, on lui a volé les trente pièces qui devaient servir à acheter la nourriture. Errant désespéré dans la ville à la recherche de la somme égarée, il rencontre un riche Juif du nom de Pilate à qui il finit par vendre son maître pour trente deniers. Ainsi, le vin et le pain de l’Eucharistie seront payés avec ces trente deniers. Cette légende, conservée dans sa version originelle dans le manuscrit Cambridge, Trinity College B. 14. 39, a été publiée par Paull Franklin Baum dans « The english Ballad of Judas Iscarioth », Publications of the Modern Language Association, 31 (1916), p. 181-189. 25 E. A RCHIBALD, Incest, p. 107. 26 Elizabeth Archibald s’appuie notamment sur un autre épisode légendaire du destin de Judas tiré de la Navigatio sancti Brandani, où Judas se repose de ses tourments infernaux sur un rocher en pleine mer et qu’elle met en parallèle avec le rocher de la légende de Grégoire (Incest, p. 115, n. 3). 27 La légende nous est connue grâce à l’adaptation romanesque qu’en fit Thomas Mann dans L’Élu (T. M ANN, L’Élu, traduction de L. SERVICEN, Paris, 1951). 28 Elle est connue par six manuscrits qui proposent deux versions A et B (60 % d’unités narratives en commun) dont Brigitte Herlem-Prey pense qu’elles n’ont été ni l’une ni l’autre la source de Hartmann, mais plutôt un archétype antérieur : Hartmann von Aue, Gregorius. Traduction française – La vie de saint Grégoire. Édition du ms A2, éd. J.-M. PASTRÉ et B. HERLEM-P REY, Göppingen, 1986 (Göppinger Arbeiten zur Germanistik, 331), p. II. 29 Dans le ms A1 (milieu du XIIIe siècle), il est identifié comme Grégoire le Grand connu pour être l’« inventeur » du fameux chant grégorien (C’est uns de ceauz qui chant trova, v. 2721) ; en revanche le ms B1 (début du XIIIe siècle) dit clairement que Grégoire n’est pas Grégoire Ier mais un des cinq papes du même nom (B. HERLEM-P REY, La vie de saint Grégoire, p. XV).
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Le duc d’Aquitaine confie en mourant sa fille à son fils et successeur ; de leurs amours incestueuses va naître Grégoire. Le jeune duc part expier son péché en Orient et meurt, tandis que l’enfant est abandonné aux flots ; mais il est recueilli par un pêcheur et élevé au monastère. Après avoir découvert ses origines incestueuses, Grégoire décide de se faire chevalier pour aider les opprimés ; à cette occasion, il apprend que la duchesse d’Aquitaine (sa mère donc) est harcelée et attaquée par le duc de Bourgogne qui veut l’épouser contre son gré. Grégoire la sauve… et l’épouse ! Mais le double inceste finit par être découvert et, pour expier, Grégoire, devenu moine, se fait enchaîner pendant dix-sept ans sur un rocher. C’est alors qu’une révélation divine ordonne aux cardinaux romains de porter Grégoire sur le trône pontifical. Le pêcheur qui avait jeté les clefs du cadenas qui fermait la chaîne dix-sept ans auparavant les retrouve dans le ventre d’un poisson. Grégoire peut alors devenir pape. Sa mère, ayant fait le pèlerinage à Rome pour obtenir du nouveau pontife le pardon de ses péchés, retrouve son fils. Ils meurent bientôt pardonnés et gagnent la vie éternelle, ainsi que l’âme du père de Grégoire !
Contrairement à la légende de Judas, où le traître est livré à lui-même et semble souvent victime du destin, le diable intervient souvent dans la trame du récit et tout d’abord dans l’inceste adelphique : le diable « inspira donc au damoiseau un amour excessif pour sa sœur si bien que ce dernier changea sa loyale affection en un sentiment déshonnête » (Gregorius, v. 318-322). La jeune femme est innocente : en effet, « il parvint à ses fins sans que la bonne enfant l’eût voulu » (v. 394-395), mais… « l’attirance exercée par l’appât du diable se mit à les attirer tant qu’ils finirent par trouver plaisir à leur péché » (v. 400-403). C’est donc avec une certaine complaisance qu’Hartmann von Aue, qui s’éloigne de sa source en la circonstance, décrit l’amour incestueux du frère et de la sœur. L’arrivée de l’enfant leur fait prendre conscience du péché et met un terme à leur relation contre nature, mais pas à leur amour. En effet, dans le Gregorius, le frère meurt de chagrin30. Hartmann remarque à cette occasion que les hommes souffrent davantage d’amour que les femmes (la preuve, celle-ci a survécu). Dans la version française, c’est au contraire la sœur qui, à l’annonce de la mort de son frère, bouleversée, se pâme devant son corps et souhaite mourir (Lasse por coi ne puis morir, v. 603). Plus tard, c’est encore le diable qui manigance la rencontre entre Grégoire et sa mère pendant une messe. Ils se plurent, mais sans se reconnaître : « c’était là l’œuvre de celui qui aussi trompa Ève lorsqu’elle transgressa le commandement de Dieu » (Gregorius, v. 1960-1962). Pourtant, dans les deux versions, la duchesse reconnaît le tissu de son manteau fait avec le linge dont elle l’avait enve30
« Le chagrin l’avait tué » (v. 830) ; « Ainsi il fut assailli par le chagrin d’amour et mourut de la douleur de son cœur » (v. 851-852).
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loppé enfant ; même involontaire, l’inceste est donc inconsciemment désiré. Par la suite, Grégoire chasse le prétendant et la raison politique fait le reste : les seigneurs d’Aquitaine poussent leur suzeraine à se marier pour avoir un héritier. Elle choisit alors Grégoire et ainsi « s’accomplissait la volonté du diable » (Gregorius, v. 2246). Plus tard, l’inceste révélé, Hartmann commente le désespoir des époux en ces termes : « je suis sûr que Judas, quand il se pendit de douleur, ne fut pas plus affligé qu’à présent ces deux-là » (v. 2624-2626). Ce désespoir est à la fois lié à la conscience du péché, mais aussi à l’amour qu’ils se portent l’un l’autre. En effet, « leur âme redoutait les flammes de l’enfer ; leurs corps à tous deux étaient affligés à l’idée de la séparation » (v. 2652-2654). Cette double souffrance de l’âme et du corps participe de la contrition et du repentir, avant même l’épreuve de dix-sept ans que Grégoire va s’imposer. Hartmann, dans une veine sensiblement courtoise, ne condamne pas l’amour ; il rejette l’inceste charnel et le met au service de la sublimation. Par son châtiment volontaire, Grégoire va s’en remettre à un autre amour qui est l’amour divin. La découverte de l’inceste, qui fonctionne comme une scène de reconnaissance, connaît son contrepied et son dépassement dans la scène finale des retrouvailles à Rome. À la fin du récit les rôles sont en effet inversés : Grégoire devient le père spirituel de sa mère et obtient aussi le salut pour son père (v. 39553958). Le point commun entre Grégoire et Judas, c’est qu’ils sont des enfants abandonnés, séparés de leurs géniteurs, en quête d’identité et en quête d’une nouvelle naissance : la conversion de Grégoire, après la découverte de l’inceste, fonctionne comme un second baptême en ce sens, un rite de renaissance. L’originalité de la légende de Grégoire par rapport à celle de Judas dont elle reprend la matrice réside dans le thème du double inceste. Ce retour de l’inceste semble montrer l’impossibilité à surmonter ce drame, mais pose aussi la question du mal et de la faute, dont la perception varie au fil des réécritures. Pour l’auteur français de la Vie de saint Grégoire, la faute de Grégoire réside d’abord dans sa naissance incestueuse. S’ils peuvent espérer expier leur péché par la pénitence, explique plus tard Grégoire, c’est parce qu’ils ont commis le péché de l’inceste sans le savoir ; la transgression de la norme n’a pas été volontaire. Chez Hartmann, qui ne cesse de qualifier Grégoire de guote sündaere, l’explication est sensiblement différente et introduit la doctrine de la contritio cordis. Grégoire explique en effet à sa mère désespérée par son double inceste : « Ne perdez pas l’espoir en Dieu : vous serez certainement sauvée. J’ai lu en effet pour consolation que, pour Dieu, le vrai repentir permet d’expier tous les méfaits ». Dans la traduction latine d’Arnold de Lübeck au début du XIIIe siècle, il est même affirmé que le péché des parents ne peut être imputé au fils. L’hypertexte témoigne ici d’une intériorisation du mal qui s’accentuera dans les réécritures postérieures
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de la légende31. Peu importe l’écart pris par rapport à la norme, la déviance ; ce qui compte, c’est le retour à la règle. La transgression de la norme sociale est ici au service de la norme religieuse : celle du repentir. La figure de Grégoire l’éprouvé correspond en tout point à la figure du saint. Grégoire « rentre dans le moule » tout en prouvant que la Grâce divine et le pardon divin sont au-dessus des lois, des règles. La déviance par rapport à la norme, inspirée par Satan, est rachetée par l’amour hors norme de Dieu pour les croyants. Grégoire n’est ni le seul ni même le premier des saints incestueux. Outre la légende de Judas, un des modèles possibles de la vie de Grégoire pourrait être en effet celle de saint Métron, rapportée entre autres par Rathier de Vérone (890-974)32. D’après la légende, Métron se serait enchaîné lui-même à une pierre devant l’église Saint-Vital de Vérone pour racheter ses péchés, en particulier son inceste ; comme Grégoire, il jette lui aussi la clef de sa chaîne dans la rivière. Après sept années, on la retrouve dans le ventre d’un poisson et son péché lui est remis. Cette occurrence ancienne prouve que bien avant le XIIe siècle les motifs incestueux n’étaient pas absents du genre hagiographique et invite donc à s’interroger sur la datation des archétypes des légendes de Judas ou de Grégoire. À la suite des légendes du pape Grégoire, d’autres saints connaissent un parcours œdipien à partir du XIIIe siècle : saint André de Crète, saint Alban ou saint Brice, successeur de saint Martin de Tours33. Ce dernier a un parcours intéressant qui emprunte à la fois aux figures de Grégoire et de Judas, le modèle et le contre-modèle. Brice, enfant né de l’inceste et maudit, est sauvé par Martin d’une mort certaine et est élevé par lui. Or, c’est ce père adoptif qu’il méprise et persécute ; c’est la raison pour laquelle Martin dans sa grande clairvoyance choisit ce fils ingrat comme successeur. L’inceste semble ici, comme dans la légende de Judas, être la marque du « traître » ; mais, comme pour Grégoire, l’inceste, faute originelle, est rachetée au terme d’un récit initiatique marqué par les épreuves et l’exil : Brice, persécuté et rejeté comme évêque, se retire sept années à Rome où il mène une vie de pénitence, avant de pouvoir remonter sur le trône épiscopal34. Ce dossier des saints incestueux – qui mériterait une enquête beaucoup plus approfondie – nous amène à nous interroger sur la fonction de ces récits et sur la norme qu’ils promeuvent. B. HERLEM-P REY, La vie de saint Grégoire, p. XXI. U. MOLK, « Zur Vorgeschichte der Gregoriuslegende : Vita und Kult des hl. Metro von Verona », Nachrichten der Akademie der Wissenschaften in Göttingen, 1987, n° 4, p. 30-54. Les reliques de Métron furent volées à Vérone en 961 par le margrave Gero qui les rapporta dans sa patrie à Gernrode en Saxe, où un culte lui est voué. 33 E. A RCHIBALD, Incest, c. 3, Mothers and sons, p. 104-144. 34 J. VAN DER STRAETEN, « Saint Martin sauveteur de Brice », Analecta Bollandiana, 100 (1982), p. 237-241. 31
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3. L’hagiographie au service de la prohibition de l’inceste ? On peut se demander à juste titre les raisons de cette récurrence, voire de cette puissance du thème de l’inceste dans l’imaginaire médiéval35. Il est certes dénoncé dans l’Ancien36 et le Nouveau Testament37, mais sa condamnation est réactualisée et sa définition révisée à partir du XIe siècle et de la réforme grégorienne38. Après le concile de 1059, convoqué par le pape Nicolas II, le calcul des degrés de parenté se met en place avec une grande rigueur : « Quiconque aura pris femme dans son cousinage jusqu’au septième degré de parenté sera forcé de s’en séparer par son évêque » ; en cas contraire, il sera excommunié. Pierre Damien, suivi par Grégoire VII, durcit plus encore la législation dans son Parentela gradibus en choisissant le système germanique qui, contrairement au système romain, compte les degrés par génération et non par individu. Le concile de Latran IV ramènera du reste l’interdit au quatrième degré. Il existe donc au XIIe siècle, au moment où apparaissent les légendes de Judas et de Grégoire, une tension « incestuelle » à son comble. Pour Elisabeth Archibald, c’est d’ailleurs à partir de cette époque que les histoires d’inceste circulent en très grand nombre dans l’Occident chrétien39. Mais si l’interdit est fort, l’indulgence n’en reste pas moins grande. En effet, si le péché est confessé et le remords sincère, la pénitence infligée est minime40. De plus, il semble qu’il y ait eu dans la pratique des formes de tolérance quant au calcul des degrés de parenté, voire même quant aux situations d’inceste 35
Sur l’inceste et son interprétation, voir la pratique anthologie L’inceste, un siècle d’interprétation, éd. J. D. DE L ANNOY et P. FEYREISEN, Lausanne, 1996 ; le classique E. DURKHEIM, « La prohibition de l’inceste et ses origines » (1897), L’année sociologique, I, Paris, 1998 ; les travaux de Sigmund Freud, en particulier Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, 1987 ; Totem et tabou, Paris, 1965 ; Cl. LÉVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, 1967. 36 Cependant, l’héritage biblique est ambigu : s’il est condamné dans le Lévitique (Lev. 18, 6 ; sur l’explication et les implications de ce passage voir C. M. C ARMICHAEL, Law, Legend and Incest in the Bible, Leviticus 18-20, Ithaca-Londres, 1997), l’Écriture comporte de nombreuses histoires d’inceste : Lot, Abraham, Judah, Amon, Ruben et Adam et Ève… Augustin, dans la Cité de Dieu (15, 16), justifie ces écarts en expliquant qu’il s’agissait de l’ancien temps et que l’humanité n’était pas encore assez nombreuse et donc que les hommes n’avaient pas le choix : ils ont dû le faire compellente necessitate. 37 Jean Baptiste condamne l’union d’Hérode et Hérodiade (Marc. 6, 17-18) ; saint Paul condamne l’inceste (I Cor. 5), puis adoucit son discours (II Cor. 2, 5). 38 Jack Goody donne une explication économique à cet aspect de la réforme : en interdisant l’inceste, c’est-à-dire le mariage entre cousins jusqu’à sept générations, l’Église limite ainsi les voies de transmission héréditaire et recueille les dons de ceux à qui elle a promis le paradis en échange de leurs œuvres : J. GOODY, The Development of the Family and Marriage in Europe, Cambridge, 1990. 39 Les récits antiques christianisés et moralisés, notamment celui d’Œdipe, le récit très populaire d’Apollonius de Tyr, la légende italienne de Vergogna, la Manekine, ancêtre de Peau d’Âne, pour n’en citer que quelques-uns. Dans ce cadre se développent la névrose courtoise et la névrose virginale : la femme interdite parce que trop proche ou inaccessible parce que trop lointaine (thèse d’Henri Rey-Flaud dans La névrose courtoise, Paris, 1983). 40 J.-Cl. PAYEN, Le motif du repentir, Genève, 1968, p. 74-75.
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proche41. Les légendes de saints incestueux prouvent d’ailleurs une certaine compréhension vis-à-vis de cette faute et l’usage fréquent du thème chez les clercs tend aussi à prouver que l’inceste était considéré non comme une perversion rare et monstrueuse, mais comme un danger permanent pour tous42. Finalement, ce que servent ces récits incestueux – d’autant plus curieux quand ils appartiennent au genre hagiographique –, ce n’est pas tant la prohibition de l’inceste que l’exhortation au combat spirituel et la promotion de la doctrine de la contrition et de la repentance. Ils témoignent de l’importance grandissante dans les mentalités du débat de conscience et de la morale de l’intention43. L’inceste est donc ambivalent : il semble être devenu ce que Charles Payen appelle « le péché monstrueux »44, hors norme, mais aussi la felix culpa au sens augustinien, qui permet le Salut. Pour Judas, qui ne parvient pas au repentir et ne peut donc être régénéré, il est, si ce n’est le péché originel, le péché des origines ; il rappelle que les Juifs se situent en dehors de la norme, justifiant leur exclusion absolue45. Au contraire, le saint peut l’éprouver car il est l’épreuve ultime, le test ultime de la sainteté, mais aussi de l’efficience de la Grâce, car toutes ces histoires montrent que même le plus monstrueux des pécheurs peut être sauvé et même élu, s’il se repent vraiment. La leçon que nous donnent ces histoires à travers leur fatalité, c’est que l’humanité est profondément pécheresse au sens paulinien, mais que la Grâce et l’amour de Dieu sont incommensurables. Le saint, du fait de son parcours exceptionnel, peut se permettre des écarts par rapport à la norme, phénomène que Claude Levi-Strauss avait déjà observé chez les peuples premiers, où l’inceste est interdit sauf au niveau d’une aristocratie46. Mais ces saints incestueux témoignent aussi d’une nouvelle conception de la sainteté, une sainteté plus « imitable » qu’« admirable » pour reprendre les catégories d’André Vauchez.
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Elisabeth Archibald en donne pour exemple une lettre de remontrances de Pierre Damien datée de 1046, adressée à l’évêque de Cesena et à l’archidiacre de Ravenne, qui avaient autorisé le mariage avec quatre degrés de parenté (E. A RCHIBALD, Incest, p. 7). Paull Franklin Baum s’appuie quant à lui sur l’épigraphie funéraire qui présente des exemples étonnamment complaisants par rapport au phénomène du Moyen Âge jusqu’à la Renaissance (« The medieval legend of Judas Iscarioth », n. 70 p. 605-606). 42 E. A RCHIBALD, Incest, p. 7. 43 Dans son Éthique (26-27), Pierre Abélard prend l’exemple d’un inceste involontaire entre un frère et une sœur pour distinguer ce qui relève du péché ou non. 44 C. PAYEN, Le motif du repentir, p. 519. 45 G. BORGNET, « De la déviance à l’exclusion. À propos des personnages de Juifs dans le jeu de la Passion de l’Allemagne du Moyen Âge », dans Conformités et déviances au Moyen Âge. Actes du 2e Colloque international de Montpellier (Novembre 1993), Montpellier, 1995 (Les cahiers du CRISIMA, 2), p. 43-50, ici p. 49. 46 Cl. LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, 1958.
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Pour conclure, l’inceste, forme extrême du dérèglement, apparaît dans le cas de Judas comme le symptôme d’une propension au mal, d’un comportement anormal, en dehors de la norme ; chez le saint, il est au contraire une déviance que l’on cherche à redresser, la felix culpa qui permet le repentir et la conversion. Il n’apparaît jamais, même dans le cas du Traître, comme irrémissible. Il semble donc que ce que l’hagiographie sert ici, à travers des modèles et des contre-modèles, n’est pas tant une norme sociale et juridique, à savoir la prohibition de l’inceste, que la pastorale de la pénitence et une rhétorique du pardon propre à l’humanisme chrétien du Moyen Âge central, la puissance subversive du récit restant, dans les deux cas, au service de la norme elle-même.
Conclusion de la première partie Hagiographie et expression des normes Les contributions réunies dans cette première partie montrent combien l’hagiographie est un vecteur privilégié pour l’énoncé de normes. Le récit hagiographique peut véhiculer un discours normatif élaboré par ailleurs. Il peut aussi être le lieu même de l’élaboration de la norme, par la création et/ou la promotion de types, de figures, censés offrir une norme de vie et d’action à celles et ceux qui sont invités à les imiter. Il peut encore raconter que tel processus d’élaboration ou d’application de normes était en vérité un aspect important de l’expérience et de l’action du saint, selon le contexte où se déploie sa figure. L’hagiographie dispose ainsi d’un large éventail de façons de présenter les normes. Mais elle les coule dans un discours lissé, passant sous silence les complexités de leur création ou de leur application. Surtout, avec ses propres moyens d’expression, elle délivre un message décalé, distinct de la norme ellemême ; elle ne se contente pas de reproduire un discours normatif qui lui serait extérieur, mais fait passer la règle objective pour l’usage commun indiscutable, la norme pour le normal. Cependant l’hagiographie et les normes n’entretiennent pas des relations confuses. La portée considérable d’une œuvre comme les Dialogues de Grégoire le Grand ne peut pas être confondue avec l’influence de la Règle bénédictine, quelle que soit l’autorité de son auteur : le récit hagiographique propose le modèle d’une vie – pas forcément imitable – quand la Règle a son propre rythme d’élaboration, des contours identifiables seulement à partir du début du VIIe siècle et une circulation manuscrite autonome tardive (fin du VIIIe siècle) : le texte hagiographique n’énonce pas ici la norme, mais la promeut indirectement quand il construit l’autorité de Benoît comme Père des moines. Car l’hagiographie a sa propre langue et ses propres codes, qui s’adaptent aux contextes d’énonciation. Le processus de réécriture, fréquent dans le genre hagiographique, témoigne bien de l’adaptation du récit hagiographique à des normes langagières et culturelles ; mais peut-on dire de cette adaptation au public qu’elle visait aussi à améliorer la communication de normes ? La réécriture semble à première vue un obstacle à l’efficacité des normes : la coexistence, au
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CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE
moins un certain temps, de différentes versions d’une même Vie, adaptées à des publics différents – tout le monde n’étant pas capable de comprendre les versions récrites selon les nouvelles exigences classicisantes – pourrait limiter l’efficacité du discours normatif.
DEUXIÈME PARTIE HAGIOGRAPHIE ET RÉGULATION DES COMMUNAUTÉS
La fonction normative des textes hagiographiques dans la Chronique de Saint-Vincent du Vulturne (vers 1120) Thomas GRANIER Montpellier
Le manuscrit Vatican Barberini latin 2724 est le grand cartulaire-chronique commandé par l’abbé Gérard de Saint-Vincent du Vulturne (1076-1109) en même temps qu’il lance la construction d’une nouvelle abbatiale, cartulaire rédigé et copié dans les années 1119-1124 par l’équipe du moine Jean, futur abbé (1139-1144), probablement pour être dédié à l’abbé Amicus (après 1117-1139). La Chronique est conçue en sept livres, que le prologue général compare aux sept jours de la Création, mais le manuscrit reste inachevé, la rédaction s’interrompant dans le cours du Livre V1. La structure principale, classique pour les grandes entreprises de ce genre, est double, historique-chronologique et patrimoniale-juridique : la trame est une série de notices sur les abbés successifs, dans lesquelles sont insérés des documents (chartes, diplômes, bulles, jugements…) relatifs à chaque abbatiat. Mais le manuscrit 2724 comporte aussi, surtout au début, d’autres textes, de propos différent. L’ensemble se présente comme suit :
Chronicon Vulturnense, éd. V. FEDERICI, 4 vol., Rome, 1925-1940 (Istituto Storico Italiano. Fonti per la Storia d’Italia, 58-60) [désormais CV] ; H. HOFFMANN, « Das Chronicon Vulturnense und die Chronik von Montecassino », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 22-1 (1966), p. 179-196, p. 181 et 191 pour la datation ; A. PRATESI, « Il Chronicon Vulturnense del monaco Giovanni », dans Una grande abbazia altomedievale nel Molise. San Vincenzo al Volturno. Atti del I Convegno di Studi sul Medioevo meridionale (Venafro-San Vincenzo al Volturno, 19-22 maggio 1982), éd. F. AVAGLIANO, Mont-Cassin, 1985 (Miscellanea Cassinese, 51), p. 221231 ; R. HODGES, Light in the Dark Ages. The rise and fall of San Vincenzo al Volturno, Londres, 1997, c. 2, « The San Vincenzo Chronicles », p. 23-41 ; A. SENNIS, « Giovanni di San Vincenzo al Volturno », dans Dizionario Biografico degli Italiani, t. 56, Rome, 2001, p. 217-218. 1
Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 151-165 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102187
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fol. 1r-5v fol. 5v-6r
[B]
fol. 6v-7r
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fol. 7v-8r
fol. 8r
fol. 8r
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[D]
fol. 8v
fol. 15v-21v fol. 21r-21v
fol. 22r fol. 22v-29r [E]
fol. 30r-42r
Oratio domni Autperti abbatis pars divisa contra sepcies septena vicia que prodeunt de inventrice malorum superbia (CV I, p. 3-15). doc. 1, février 1070 : Berardo, fils de Jean, offre à Saint-Vincent le monastère Saint-Colomba et les églises Saint-Donat, Saint-Nicolas et Saint-Germain (CV I, p. 15-17). Pro inimicis ecclesiarum qui se corrigere vel emendare noluerunt : formules de malédiction et de clamor contre les ennemis (CV I, p. 17-20). doc. 2 (septembre-octobre 1115) : notice sur la consécration de la nouvelle abbatiale de Saint-Vincent par Pascal II, protection pontificale des patrimoines, indulgence, invitation des frères à la confession et formule de mea culpa (CV I, p. 20-22) [n’occupe que six lignes du fol. 8r]. [rajouté sur l’espace laissé libre] : doc. 3 (1153-1154) : Anastase IV soumet le monastère Saint-Déodat à Saint-Vincent (CV I, p. 2223). [rajouté sur l’espace laissé libre] : doc. 4 (1178-1179) : Alexandre III soumet le monastère Saint-Victorin de Bénévent à Saint-Vincent (CV I, p. 23-25). [en bas du folio, après le doc. 4] : formules de confiteor et de prière (CV I, p. 25). doc. 5 (vers 729-739) : règlement de l’abbé Taso sur la pénitence des moines pour des péchés commis avant ou après la profession (CV I, p. 25-27). [Début du Livre I] fol. 9r-15r : prologue du Livre I avec invocation, dédicace à l’abbé Benoît (1109-après 1117), liste de quinze privilèges pontificaux et explication de la division de l’œuvre en sept parties, le tout terminé par la formule Prima virtus requirere superius (CV I, p. 29-38). chronologie des six âges du monde, se terminant avec Alexis Comnène et la Première Croisade (CV I, p. 38-65). [second fol. numéroté 21, laissé en blanc, visiblement pour prolonger la série des empereurs, ensuite utilisé pour transcrire le doc. 6] : doc. 6 (1260) : les moines de Saint-Vincent jurent de ne jamais aliéner des biens du monastère sans profit et excommunient les contrevenants (CV I, p. 66-67). doc. 7 et 8 : lettres fictives de Damase et Jérôme, pseudo-envoi du Liber Pontificalis (CV I, p. 69). catalogue des papes, de Pierre à Honorius II (1124-1130) (CV I, p. 70-100). Vie de Paldo, Tato et Taso par Ambroise Autpert (CV I, p. 101123, soit BHL 6415).
LA CHRONIQUE DE SAINT-VINCENT DU VULTURNE
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fol. 42r-52v
Vie de Paldo, Tato et Taso par Pierre, qui comprend les doc. 9 (faux diplôme de Gisulf Ier de 689-706) et 10 (faux diplôme de Charlemagne de 715, sic) (CV I, p. 124-144, soit BHL 6416). fol. 52v-54v Qualiter Constantinus imperator primus construxit hic ecclesiam, puis court récit de la protection du duc Gisulf de Bénévent et de ses parents, puis du roi Aistulf (CV I, p. 145-148). fol. 54v-55r doc. 11 (749-758) : faux diplôme d’Aistulf (CV I, p. 149-150). fol. 55rDe monasterio s. Benedicti quod ab eis restauratum est : début du texte du cartulaire-chronique proprement dit (CV I, p. 150 sq.). (…) fol. 125rtout le Livre III de la Chronique est constitué par le prologue 139v de Jean, qualifié d’abbé par une main postérieure au bas du fol. 124v, et l’Ystoria decollatorum nungentorum monachorum huius monasterii (CV I, p. 343-376). (…)
Cette liste montre le caractère très composite des cinquante-cinq premiers folios sur les trois cent quarante et un que compte le manuscrit, avant que l’on n’entre dans la partie effectivement organisée en cartulaire-chronique. Tient une place toute particulière dans cet ensemble le récit de la vie des trois fondateurs, Paldo, Tato et Taso, copié dans trois versions différentes (textes E, F et G). Conçues comme partie intégrante du Livre I, ces Vies jouent le rôle de récits d’origine, de point de départ de l’histoire2. Mais elles conservent aussi leur genre hagiographique, et donc leur finalité propre ; elles apportent un enseignement spirituel, un modèle de comportement, la vie ascétique des fondateurs devant inspirer tous les moines de l’abbaye après eux. Outre ces trois Vies, sont aussi copiés dans le manuscrit une prière contre les vices (A), des formules d’excommunication et de pénitence (B, C et C’), un règlement de l’abbé Taso sur la pénitence (D) et le long récit du sac du monastère en 881, qui fait clairement des moines des martyrs (H). Par son volume et sa place dans l’œuvre, cette collection n’est pas un simple prélude, elle a un sens. Il s’agit ici de montrer comment elle révèle une partie de la logique d’ensemble de la Chronique. Pour cela, les caractères et propos de chacune des trois versions de la Vie des fondateurs (E-G) sont d’abord mis en évidence, et surtout les normes qu’elles posent. On peut ensuite montrer que ces normes ont toujours une actualité et un sens lors de la réalisation du manus-
2 Th. GRANIER, « Saints fondateurs, récits d’origine et légendes apostoliques dans l’Italie méridionale des VIIIe-XIIe siècles » dans Hagiographie, idéologie et pouvoir au Moyen Âge. Actes du colloque de Poitiers, 11-14 septembre 2008, éd. E. BOZÓKY, Turnhout, 2012 (Hagiologia, 8), p. 165183.
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crit 2724, déterminant en particulier la copie, en plus des Vies, des pièces A-D et H, le tout livrant des clefs de compréhension de l’ensemble de la Chronique. La première version de la Vie (E), aux fol. 30r-42r, est composée par le théologien vulturnien Ambroise Autpert dans le troisième quart du VIIIe siècle, avant qu’il ne soit élu abbé le 4 octobre 7773. Selon ce récit, trois aristocrates bénéventains, c’est-à-dire Paldo et ses deux cousins germains, les frères Taso et Tato, quittent leur famille, sans doute au tout début du VIIIe siècle, pour chercher la solitude ; ils sont formés par Thomas de Maurienne, abbé de Farfa, qui leur indique le site proche des sources du Vulturne, où ils mènent la vie évangélique et attirent des disciples ; Paldo, Tato puis Taso sont successivement élus premiers abbés de la communauté (respectivement en 707-720, 720-729 et 729-739 selon le manuscrit)4. Cette trame est celle suivie par les trois versions, mais Autpert détaille un épisode de conflit absent de F et G : Paldo mort, lui succède le cadet des deux frères, Tato, le plus ardent ; une partie des moines le trouve trop exigeant et élit Taso à sa place. Les deux camps cherchent l’arbitrage du pape Grégoire (probablement Grégoire II, 715-731), qui condamne ce changement, annule l’élection de Taso et impose une pénitence à l’abbaye. Malgré cela, la vengeance divine tue de nombreux moines, dont Tato. Taso lui succède alors, régulièrement cette fois5. La deuxième version de la Vie, attribuée à un moine Pierre (F), suit immédiatement la précédente, aux fol. 42v-52v ; elle peut dater du XIe siècle. L’auteur se place dans la continuité directe des fondateurs en déclarant écrire sur ordre de Taso6. Par rapport à celle d’Autpert, cette version présente trois originalités 3 Vita vel obitu sanctorum patrum Paldonis Tatonis et Tasonis sancti Vincentii abbatum (BHL 6415), CV I, p. 101-123, cité d’après Ambrosii Autperti Opera, éd. R. WEBER, 3 vol., Turnhout, 19751979 (CCCM, 27, 27A & 27B), ici vol. 3, p. 859-905 [Vie 1] ; J. WINANDY, « Les dates de l’abbatiat et de la mort d’Ambroise Autpert », Revue bénédictine, 59 (1949), p. 206-210 ; ID., « L’œuvre littéraire d’Ambroise Autpert », Ibid., 60 (1950), p. 93-119 ; A. M ANCONE, « Ambrogio Autperto », dans Dizionario Biografico degli Italiani, t. 2, Rome, 1960, p. 711-713 ; G. MONGELLI, « Paldone, Tasone e Tatone », dans BS, t. 10, Rome, 1968, col. 51-53 et Clavis scriptorum latinorum Medii Aevi. Auctores Italiae (700-1000), éd. B. VALTORTA, Florence, 2006 (Edizione Nazionale dei Testi Mediolatini, 17. Serie I, 10), p. 10-17. 4 R. HODGES, Light in the Dark Ages, p. 25-29 ; G. BRAGA, « Testimonianze di vita monastica italiana fra nord e sud nell’VIII secolo. Ambrogio Autperto e Paolo Diacono fra S. Vincenzo al Volturno e Montecassino », dans Il monachesimo italiano dall’età longobarda all’età ottoniana (secc. VIII-X). Atti del VII Convegno di studi storici sull’Italia benedettina. Nonantola (Modena), 1013 settembre 2003, éd. G. SPINELLI, Cesena, 2006 (Italia Benedettina. Studi e Documenti di Storia Monastica a cura del Centro Storico Benedettino Italiano, 27), p. 509-534 et le site web http://www.sanvincenzoalvolturno.it/ dont la direction scientifique est assurée par F. Marazzi. 5 Vie 1, c. 15-16, p. 902. 6 Vita vel obitu sanctorum patrum Paldonis, Tatonis et Tasonis (BHL 6416), CV I, p. 124-144 [Vie 2] ; H. ZIELINSKI, Codice diplomatico longobardo, éd. L. SCHIAPARELLI et C. BRÜHL, IV/2 : I diplomi dei duchi di Benevento, Rome, 2003 (Istituto Storico Italiano. Fonti per la Storia d’Italia, 65), n. 538, p. 107, renonce à une datation précise ; Hec que dicturus sum, omnia ex ordine retulit
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principales : elle raconte la refondation du Mont-Cassin à l’initiative de Paldo, Tato et Taso qui désignent l’abbé Petronax, d’où une étroite fraternité spirituelle entre les deux abbayes ; elle insiste sur l’excellence de la vie monastique à Saint-Vincent du temps des fondateurs et sur leur renommée auprès des princes qui en découle, le texte incorporant deux faux diplômes, du duc Gisulf Ier de Bénévent (689-706) et de Charlemagne empereur (en 715, sic) ; enfin, elle ne fait aucun récit des trois abbatiats successifs : les trois fondateurs reçoivent ensemble les deux diplômes, puis le texte se clôt sur une adresse invitant les frères à les imiter. Rien n’est donc dit des difficultés de l’abbatiat de Tato7. Dans le manuscrit, cette Vie est suivie du récit de la fondation constantinienne de l’oratoire Saint-Vincent et d’un diplôme du roi Aistulf (749-756)8, puis, à partir du fol. 55r, d’une troisième rédaction de la Vie des fondateurs, présentée comme un récit de la refondation du Mont-Cassin par Petronax à l’initiative et avec l’aide de Paldo, Tato et Taso (G). C’est en fait déjà le début de la série des notices abbatiales de Saint-Vincent : sans transition, le manuscrit passe à la récapitulation des années d’abbatiat de Paldo, de Tato, de Taso, puis des suivants. Il ne s’agit plus de la copie d’un texte antérieur, mais du texte original de la Chronique proprement dite, composé sous la direction de Jean. Comme la version de Pierre, elle ne dit rien des difficultés de l’abbatiat de Tato9. Ces trois Vies ont des propos fort différents. La finalité explicite de la version d’Autpert est la correction plus encore que l’édification : selon le prologue, la Passion montre le chemin pour retrouver le Paradis perdu, et, après les apôtres, les martyrs et les confesseurs, ce sont les moines qui montrent l’exemple de cette voie. Mais aujourd’hui, on ne trouve plus que des moines tièdes ; il faut donc suivre l’exemple de ces trois conversi récents. Au c. 13, Autpert écrit que Paldo a prophétisé que le monastère durerait jusqu’à la fin des siècles, puis commente : certains pourraient en déduire qu’il est inutile de respecter la rigueur monastique. Il n’en est rien, car cette prophétie ne concerne que ceux michi Petro presbytero et monacho benignissimus pater domnus abbas meus Taso et ut scriberem precepit, quatenus perfecte conversacionis exemplum maneat posteris et per annos singulos a fratribus eorum memoria dignissime celebretur, Vie 2, p. 125. 7 A. SENNIS, « Tradizione monastica e racconto delle origini in Italia centrale (secoli XI-XII) », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge, 115-1 (2003), p. 181-211, ici p. 199 ; ID., « Spazi culturali. Luoghi e discorsi nei monasteri altomedievali », Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, 108 (2006), p. 9-37, ici p. 29-34 ; Regesti dei documenti dell’Italia meridionale 570-899, éd. J.-M. M ARTIN, E. CUOZZO, St. GASPARRI et M. VILLANI, Rome, 2002 (Sources et documents d’histoire du Moyen Âge, publiés par l’École française de Rome, 5), n° 224†, p. 139 et 227†, p. 140-141 ; Nos autem, fratres, cum fide, spe et caritate, cum obediencia et humilitate imitemus sanctissimos patres nostros christifideles et nostros doctores, qui unanimiter pro inestimabili gaudio eterne promissionis usque in finem certantes viriliter sustinerunt labores. Quos sequentes in eterne beatitudinis leticia de illorum consorcio gaudere mereamur, Vie 2, p. 144. 8 Regesti, n° 330†, p. 186. 9 CV I, p. 150-162.
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qui observeront exactement la laudabilem paupertam de Paldo. Comptent plus que tout la caritas, la concordia unitatis, la compassio fraternitatis. Même si l’essor de Saint-Vincent éloigne les trois cousins de leur projet érémitique originel, il leur permet de créer les conditions du Salut pour ceux qui s’y font moines : c’est bien un modèle de perfection cénobitique qu’ils constituent10. Autpert déclare faire le récit du conflit entre Tato et les moines tièdes pour éviter, à l’avenir, toute dissension de ce genre. Il expose ses incertitudes, n’osant pas dire que ces moines doivent être condamnés, puisqu’ils avaient commencé leur pénitence ; ils ont été trop faibles, mais Tato, lui, trop exigeant ; il dit ignorer si leur pénitence terrestre sera suffisante ou s’ils finiront d’expier au Purgatoire. Après ces difficultés, Taso étant rempli de caritas, son abbatiat est une période heureuse : très exigeant envers lui-même, il est très doux envers les moines11. Autpert tire les enseignements de cette Vie : l’exemple des fondateurs devrait conduire à la paix de l’âme obtenue dans l’ascèse. Ce faisant, il dresse en fait un tableau très négatif de la tiédeur du monachisme de son temps, dont il ne s’exempte pas lui-même : nous recherchons, s’accuse-t-il, notre propre bien, non celui d’autrui, nous cédons à tous les vices, nous violons le propos monastique en tous points, bref, nous sommes des imposteurs, des moines par la tonsure et l’habit seulement, pas par notre vie. Autpert souligne donc l’urgence de renouer avec la paupertas et la caritas du temps des fondateurs, afin de pouvoir espérer à nouveau parvenir à la vie éternelle12. Cette première Vie est donc l’œuvre d’un rigoriste qui porte un regard très critique sur son époque et sa propre responsabilité, et qui fait de l’exemple des fondateurs le modèle à suivre pour s’arracher à la tiédeur du temps. Elle fait des trois fondateurs, chefs de la communauté, la norme de vie des moines de Saint-Vincent après eux, avec une conscience aiguë des écarts possibles avec cette norme. Entré très jeune à Saint-Vincent, Autpert y est ordonné prêtre au plus tard en 761. À la suite des dures critiques adressées par ses frères à son Commentaire de l’Apocalypse, il obtient la protection du pape Étienne III (768-772). Élu abbé le 4 octobre 777, les conflits internes au monastère le poussent à démissionner le 28 décembre 778. Il meurt alors qu’il est en voyage pour Rome, le 30 janvier 78413. Autpert compose la Vie avant d’être élu abbé : son interprétation de l’his10
Vie 1, c. 13-14, p. 900-901. Vie 1, c. 15-17, p. 902-903. 12 Vie 1, c. 18, p. 903-904 ; le passage omni enim ex parte sanctum a nobis propositum violatur et pene nichil nobis superest, nisi quod sanctus pater predixit Benedictus : per tonsuram et habitum nos Deo mentiri videmur renvoie textuellement à adhuc operibus servantes saeculo fidem, mentiri Deo per tonsuram noscuntur, La Règle de saint Benoît, éd. A. DE VOGÜÉ et J. NEUFVILLE, 7 t., Paris 1971-1977 (SC, 181-186bis), t. 1, 1 7, p. 438. 13 J. WINANDY, « Les dates de l’abbatiat » ; H. HOUBEN, « Carlo Magno e la deposizione dell’abate Potone di S. Vincenzo al Volturno », dans ID., Medioevo monastico meridionale, Naples, 1987 11
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toire des fondateurs ne découle donc pas des difficultés de sa propre expérience. Il est peut-être exagéré d’attribuer les tensions qui se font jour durant son abbatiat à un conflit entre Francs et Lombards parmi les moines ; néanmoins, la position de Saint-Vincent après la conquête franque de 774, qui tente d’être en bons termes à la fois avec le roi carolingien et le prince de Bénévent Arechis est, de fait, ambiguë. L’opposition très tranchée qu’Autpert esquisse entre le temps des fondateurs et le présent peut aussi s’expliquer par le regard critique qu’il jette sur le développement du monastère : même si Saint-Vincent n’est pas encore de son temps l’énorme complexe qu’il sera au IXe siècle, il possède déjà une relative importance économique et politique dans laquelle Autpert peut voir la source de possibles manquements à la rigueur14. Rien n’indique enfin que les concepteurs de la Chronique aient fait un rapprochement entre les difficultés rapportées par Autpert et son propre abbatiat. En effet, lui-même ne laisse guère de traces de ses difficultés ; elles ne sont pas mentionnées dans les prologues de ses œuvres, mais uniquement dans deux lettres du Codex Carolinus, dont rien ne prouve qu’elles soient connues à Saint-Vincent vers 1120. En conséquence, la longue notice consacrée à l’abbé Autpert ne dit rien de ses difficultés et de sa démission, et le fait mourir paisiblement après un an, deux mois et vingt-cinq jours. Il fait donc l’objet d’une profonde transformation du souvenir, qui élimine ces aspects conflictuels15. La version placée sous le nom de Pierre a, pour sa part, une portée essentiellement politique : elle établit la norme des bons rapports de Saint-Vincent avec les institutions, un modèle de bon comportement du prince – régional, comme le duc Gisulf, ou universel, comme Charlemagne – envers l’abbaye, qui passe par l’octroi et la reconduction de la protection et des privilèges, justifiés par l’excellence de la vie monastique. La troisième version enfin réduit la vie des fondateurs, et l’histoire des origines de Saint-Vincent, à la restauration du Mont-Cassin. Elle insiste avant tout sur le prestige et l’autorité de l’institution, qui a des origines constantiniennes, à l’égal des grandes cathédrales de la région (des légendes de fondation constantinienne existent alors pour Naples et Capoue), et entretient des relations privilégiées avec les rois et les empereurs16.
(Nuovo Medioevo, 32), p. 43-53 ; Codex Carolinus, éd. W. GUNDLACH, Berlin, 1892 (MGH, Epistolae, 3), n° 66 [= Regesti, n° S55] et 67, p. 593-597 ; W. Gundlach, les éditeurs des Regesti et H. Houben divergent sur certaines dates. 14 R. HODGES, Light in the Dark Ages, p. 27-28. 15 Notice d’Autpert dans la Chronique : CV I, p. 177-203 ; A. M ANCONE, « Ambrogio Autperto » ; A. SENNIS, « Tradizione monastica », p. 197-198. 16 A. SENNIS, « Tradizione monastica », p. 201.
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Trois versions très différentes de la Vie des fondateurs figurent donc dans le manuscrit 2724. Cela prouve la place importante accordée au modèle que les trois saints incarnent et à l’héritage qu’ils laissent. Mais ces trois Vies ont des propos différents, spirituel pour la première, politique pour la seconde, d’autorité et de prestige pour la troisième. Jean et son équipe ne cherchent ni à fondre ces divergences dans un récit unique et lissé, ni à les réduire au propos historique et juridique d’ensemble du cartulaire-chronique. Ceci prouve que la norme qu’incarnent Paldo, Tato et Taso n’est pas réductible à une seule interprétation : les concepteurs du cartulaire reconnaissent la valeur de diverses interprétations successives de normes qui ne sont ni uniques, ni figées17. Les trois différentes Vies des fondateurs sont clairement conçues comme définissant une norme : dans la longue notice qu’ils consacrent à Autpert, les concepteurs de la Chronique indiquent explicitement que sa version doit servir de « norme de vie » aux moines de Saint-Vincent, soulignent que les deux vertus-clefs sont la caritas et la paupertas qu’Autpert a mises en évidence dans l’enseignement des saints, qui servent de « modèles »18. Plus encore, cette importance de la norme spirituelle que propose la Vie par Autpert et de la norme politique que propose celle par Pierre, détermine pour les concepteurs de la Chronique la copie dans le manuscrit 2724 de textes supplémentaires ou complémentaires à leur côté, les uns (A, C, D et H) sur le comportement des moines, l’autre (B) sur celui des laïcs envers le monastère. Car si Autpert est le seul à exposer les difficultés rencontrées par Tato avec les moines, l’élection de Taso, son annulation par le pape, puis son abbatiat après la mort de Tato, ces difficultés ne sont pas pour autant ignorées lors de la conception de la Chronique : la Vie par
17 A. SENNIS, « Giovanni di San Vincenzo al Volturno », p. 217-218 et « Tradizione monastica », p. 210. 18 Vie 1, c. 2, p. 896 ; Vie 2, p. 125 et 144, voir supra n. 6 et 7 ; Vitam eciam beatorum patrum Paldonis, Tatonis et Tasonis, cum hystoria sui monasterii plena relacione describens, cunctis in exemplum monachis ita proponit, ut divine munere Trinitatis tam precipue caritatis, quam amice pro Christo paupertatis, tres illos fratres speculum ostendat esse normamque vivendi, CV I, p. 181. On est proche de l’idée vita vel regula exprimée par la Vie des Pères du Jura vers 520 [Vie des Pères du Jura, éd. F. M ARTINE, Paris, 1968 (SC, 142)] à laquelle l’auteur donne le titre général de Vita vel regula sanctorum patrum Romani Lupicini et Eugendi monasteriorum Iurensium abbatum ; dans la première phrase, il écrit praefatorum uenerabilium patrum actus uitamque ac regulam… nitar fideliter in Christi replicare, c. 4, p. 236 ; si l’auteur met en parallèle actus, vita et regula, il compte néanmoins copier la regula au sein de la vita : les deux sont plus complémentaires que véritablement assimilées dans son projet. Le motif de la succession des premiers abbés est à rapprocher surtout d’une source bien plus proche de la Chronique de Saint-Vincent, les Vies des quatre premiers abbés de Cava de’Tirreni du milieu du XIIe siècle (BHL 302, 4840, 6767 et 1926) : Vitae quatuor priorum abbatum Cavensium Alferii, Leonis, Petri et Constabilis auctore Hugone abbate Venusino, éd. L. M ATTEI CERASOLI, Bologne, 1941 (Rerum Italicarum Scriptores, Nuova edizione, 6, 5) ; J.-M. SANSTERRE, « Figures abbatiales et distribution des rôles dans les Vitae quattuor priorum abbatum Cavensium (milieu du XIIe siècle) », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge, 111-1 (1999), p. 61-104.
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Autpert est intégrée au nom de l’auctoritas locale de l’auteur, qui pousse à copier intégralement son texte et à l’illustrer de quatorze miniatures19, mais aussi du fait de l’actualité et de la validité de son interprétation de l’histoire des fondateurs ; la troisième version, vrai début de la série abbatiale, fait état de la copie du règlement de Taso sur la pénitence, qui découle visiblement de cet épisode de conflit. Lorsque Jean et son équipe conçoivent la Chronique, ils n’ignorent pas l’écart, avéré dans le passé et toujours possible à l’avenir, entre la norme originelle et son application réelle dans la vie quotidienne au Vulturne. De ce fait, ils insèrent dans le manuscrit d’autres textes liés à ce problème du respect ou non de la norme des fondateurs et des conséquences de celui-ci. Le premier de ceux-ci est l’Oratio d’Autpert sur les vices (A), le tout premier texte du manuscrit, aux fol. 1r-5v. C’est un dialogue dans lequel l’âme, à la première personne, demande à la Divinité, à la deuxième personne, de lui accorder l’amour de Dieu et la caritas envers le prochain ; or Dieu n’accorde cette vertu d’amour qu’à celui qui hait les vices et se tient éloigné du péché. Suit, tiré des Moralia in Iob de Grégoire le Grand, un catalogue des sept péchés qui tous découlent d’un premier, l’orgueil, ainsi que la prière à Dieu d’en délivrer l’âme qui s’adresse à lui20. L’Oratio a une portée spirituelle très générale ; rien ne concerne spécifiquement un monastère, et il n’y a aucune allusion à de quelconques faits circonstanciels. Au mieux on remarque que les premiers vices dénoncés, vaine gloire, envie et colère, sont ceux qui gênent la vie commune et que l’objet final, la caritas envers le prochain, réponse à la parole du Christ « aimez-vous », a aussi des conséquences directes sur la vie en communauté. Rien ne prouve qu’Autpert ait conçu cette prière à la suite de son difficile abbatiat ; on peut seulement estimer qu’il est spécialement attentif aux péchés qui peuvent troubler 19 F. R ICCIONI, « Un codice da rivalutare : il Chronicon Vulturnense », Miniatura, 3-4 (1993), p. 33-50, ici p. 38 ; B. R ESL, « Illustration and Persuasion in Southern Italian Cartularies (c. 1100) », dans Strategies of Writing. Studies on Text and Trust in the Middle Ages. Papers from « Trust in Writing in the Middle Ages » (Utrecht, 28-29 november 2002), éd. P. SCHULTE, M. MOSTERT et I. VAN R ENSWOUDE, Turnhout, 2008 (Utrecht Studies in Medieval Literacy, 13), p. 95-109 ; Ch. DI FRUSCIA, « Storiografia per immagini. Cronache-cartulario illustrate di area centro-meridionale (XII secolo) », Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, 110-1 (2008), p. 105-128. 20 Oratio domni Auperti abbatis pars divisa contra sepcies septena vicia que prodeunt de inventrice malorum superbia, CV I, p. 3-15 ; Ambrosii Autperti Opera, vol. 3, p. 879-881 et 945-959. Pour l’orgueil comme source de tous les péchés, par exemple Ecclésiastique 10, 15 : Quoniam initium omnis peccati est superbia ; la référence à Grégoire le Grand, Moralia in Iob 31, 88 [Morales sur Job. Sixième partie. Livres XXX-XXXII, éd. M. A DRIAEN et A. DE VOGÜÉ, Paris, 2009 (SC, 525), p. 340-341] est indiquée par R. WEBER, Ambrosii Autperti Opera, vol. 3, p. 880 : Autpert utilise la liste de Grégoire telle quelle dans une première version de l’œuvre (recension A), puis la corrige et l’affine dans une seconde version, celle copiée dans la Chronique (recension B) : chacun des sept péchés est lui-même décliné en sept manières (par exemple la colère : nec ipsa vero simplex vel septenaria consurgit, Oratio, p. 951), afin d’arriver à une classification organisée en sept fois sept, sepcies septena.
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la vie monastique et aux moyens d’y porter remède21. Au bas du fol. 15r, le prologue du Livre I, qui explique l’organisation prévue en sept livres, s’achève sur la formule Prima virtus requirere superius, apparemment une référence directe à l’Oratio : la première vertu est le refus de l’orgueil. Les concepteurs de la Chronique s’appuient donc sur les réflexions d’Autpert pour mettre en parallèle les sept jours de la Création, le combat contre les sept péchés et les sept livres prévus pour l’œuvre. Le règlement de Taso sur la pénitence (D), au fol. 8v du manuscrit, porte sur un sujet très proche. Taso s’y réclame de l’autorité pontificale de Grégoire, et Autpert indique en effet que les moines se sont adressés au pape lors de ce difficile abbatiat, qui leur a imposé une pénitence particulière. La version G affirme que ce règlement, approuvé par le pape, a été confié au moine Pierre pour qu’il « l’insère » – ce qui n’est pas fait – dans la deuxième Vie et qu’il a été copié dans la Chronique – c’est effectivement le cas – afin que tous les abbés successifs « suivent » le modèle des fondateurs et que sous leur conduite tous les moines puissent acquérir la vie éternelle22. Le texte date probablement du second abbatiat de Taso après la mort de son frère, époque qui est pour Autpert celle du rétablissement de la caritas, soit les années 729-739 selon la chronologie de la Chronique. Le pontife serait alors Grégoire II, pape au moment du conflit (vers 721 ?) et lors du second abbatiat de Taso (729 ?)23. Ce règlement est rédigé à la première personne par Taso (decrevi ego Taso) qui pose les bases de sa propre légitimité et de sa décision, l’autorité pontificale, la Règle de saint Benoît, son rang abbatial et l’unanimité de la communauté. L’objectif déclaré est le Salut des frères, individuel et collectif, ut salvi esse valeamus per graciam Christi24. Pour cela, il faut faire pénitence pour les péchés passés et les futures occasions de péché ou de manquement à la discipline. Que ces péchés soient commis avant ou après la profession monastique, ils seront expiés uniquement selon les indi21 Qui vere te timet nunquam ab unitatis concordia resilit… discordiamque omnimodis cavet, Oratio, 3, p. 949 ; la Clavis scriptorum latinorum ne propose pas de date pour l’Oratio. 22 CV I, p. 25-27 ; références au pape : ex auctoritate domini Gregorii et ut prediximus, a pontificali Sede tale consilium et auctoritatem accepimus et a pontificis auctoritate accepimus ; description du devenir du texte : Horum itaque beatorum patrum, ut per annos singulos commemoracio ageretur, iam quidem a sancto Tasone, venerabilis Petrus, qui eorum vitam scripserat, ut insereret, preceptum acceperat, quod et nos presentibus ac futuris quam maxime commendamus, ut quos in hoc loco duces ac principes nostri ordinis a Deo accepimus, illos fideliter sequendo, tam eorum meritis et precibus quam et omnium sanctorum a Deo protegi, et in celesti regno illi sociari mereamur, quos feliciter confidimus regnare cum Christo, CV I, p. 161-162. 23 V. Federici admet que le texte peut aussi avoir été rédigé lors du premier abbatiat de Taso : « 721, 729-739, décembre 11 », CV I, p. 25. 24 Taso évoque les regule nostre statuta (cf. La Règle de saint Benoît, c. 64, t. 2, p. 648-653 sur l’abbé) et ut sicut iusta regulam beati Benedicti, quamquam neglegenter contendimus vivere ; il se dit indignus abbas monasterii sancti Vincencii et évoque l’unanimité : simul cum collegio et consensu fratrum nostrorum et placuit omni congregacioni ut…, CV I, p. 25-27. Outre la Règle elle-même, nous ne connaissons pas de coutumier monastique du haut Moyen Âge pour le Vulturne.
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cations de la Règle (in observacione regule et per regule iudicium) et le jugement de l’abbé (ut ei ab abbate iudicatum fuerit), qui doit rendre compte à Dieu de ceux qui lui sont confiés. En plus de la correction des manquements individuels, toute la communauté s’impose des pénitences spéciales, le jeûne (un repas unique) les mercredi et vendredi, sans vin le vendredi25. Par ce texte, Taso organise donc les modalités d’une pénitence collective, pour faire expier la rébellion contre Tato par tous les moines, et non par les rebelles eux-mêmes dont Autpert écrit qu’ils sont morts. Le texte renvoie à plusieurs reprises à la Règle et à sa stricte application26. Or, celle-ci prévoit déjà, aux chapitres 24-25, 28 et 44, une série de sanctions graduées, jusqu’à l’exclusion. À ces dispositions, Taso ajoute donc des restrictions alimentaires, ajouts somme toute légers par rapport à ce que prévoit déjà la Règle. C’est donc plutôt l’intention générale et la fonction mémorielle de ce règlement qui sont significatives : il rappelle que l’on fait appel au pape, donc que l’affaire est grave ; que l’abbé est responsable de l’accès de tous au Salut, soit le sens même de la vie monastique, preuve qu’elle est gravement troublée ; enfin, que tous les moines subissent dans leur vie quotidienne une pénitence collective, légère mais permanente, en expiation de la rébellion de leurs frères contre Tato vers 720-721, interprétée comme grave faute collective. La copie de ce texte quatre cents ans plus tard dans le manuscrit non seulement rappelle la gravité de cet épisode, mais indique peut-être aussi que ce jeûne supplémentaire se pratique toujours. En contraste complet avec ce souvenir d’un moment difficile de l’histoire de Saint-Vincent, la Chronique conserve aussi celui d’un autre épisode, au cours duquel les moines se montrent tout à fait à la hauteur du modèle de leurs fondateurs : l’Ystoria decollatorum nungentorum monachorum huius monasterii (H) constitue tout le Livre III de la Chronique, aux fol. 124v-139v. Ce n’est pas l’œuvre de Jean, mais un texte antérieur, peut-être du Xe siècle27. Jean place avant cette Ystoria son prologue au Livre III, dans lequel il le relie au troisième jour, celui où le Christ est ressuscité : il passe ainsi de la Passion aux martyrs, les moines tués, reprenant une idée d’Autpert dans son prologue à la Vie des fondateurs : les moines, successeurs des apôtres et des martyrs, montrent le chemin du Paradis perdu. Le récit va rapidement de la conquête lombarde de l’Italie jusqu’aux rapports entre Sarrasins, princes lombards et Byzantins après 25
Sextam feriam omni tempore vite nostre extra vinum cum geiunio celebrare debeamus, CV I, p. 26. Le conseil des frères : 3 2-4, La Règle de saint Benoît, t. 1, p. 452-453, mais la Règle emploie consilium et non consensus ; l’abbé est responsable de ses moines devant Dieu : 2 6-7, 34 et 37-40, t. 1, p. 442-453 et 64 7, t. 2, p. 650-651 ; il doit châtier : 2 23-29, t. 1, p. 446-449 ; la Règle s’impose à tous : in omnibus igitur omnes magistram sequantur regulam… regulari disciplinae subiaceat : 3 7-10, t. 1, p. 454-455. 27 CV I, p. 343-376 ; A. P RATESI, « Il Chronicon Vulturnense del monaco Giovanni », p. 227-228 et H. ZIELINSKI, Codice diplomatico longobardo IV/2, p. 107. 26
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la prise de Bari par Louis II en 871, puis en vient à la destruction de SaintVincent par un raid sarrasin le mardi 10 octobre 881, interprétant le comportement des moines comme un martyre. L’auteur écrit que leurs corps sont ensuite retrouvés et inhumés dans l’église du monastère, et que le site reste inhabité trente-trois ans. Un commemoratorium est ensuite inséré, placé sous le nom du moine rescapé Sabbatinus, rapide liste des biens du monastère dans l’espoir d’une reconstruction28. Le texte se termine avec le récit de la mise en déroute d’un raid sarrasin par l’apparition d’une armée de moines devant Saint-Martin du Monte Massico, près du littoral, un peu au nord des bouches du Vulturne ; enfin par un miracle survenu sur la sépulture des martyrs, qui empêche d’ensevelir une défunte avec eux. Si le texte ne dit pas explicitement que ce sont les moines martyrs de Saint-Vincent qui apparaissent au Monte Massico, le qualificatif souvent répété de « martyrs » et surtout le miracle qui protège l’intégrité de leur sépulture prouvent que ce sont ces moines tués en 881 qui sont considérés comme des saints dans le récit de l’Ystoria. La copie de celle-ci dans la Chronique prouve qu’ils le sont encore au début du XIIe siècle. En septembre-octobre 1115, le pape Pascal II consacre la nouvelle abbatiale de Saint-Vincent. La Chronique comporte un court récit de l’épisode (C), qui fait aussi état de la confirmation pontificale des patrimoines, mais surtout appelle les frères à la prière, à la confession et à la pénitence : le récit s’achève sur une formule très générale de confession (mea culpa), qui répète peccavi et déroule une longue liste des péchés capitaux et des modalités du péché, en action, en pensée, en y consentant… ; suit enfin un Confiteor très général, appel à Dieu, à la Vierge et aux saints (mea culpa, orate pro me) (C’). La reconstruction du monastère et l’intervention pontificale sont donc interprétées comme des occasions de renouer avec la plus grande rigueur monastique plus que rappelées comme des titres de gloire, dans le droit-fil du règlement de Taso et de la lecture de la Vie des fondateurs faite par Autpert, selon la thématique de la nécessaire pénitence perpétuelle29. Au total, la lecture qu’Autpert fait à la fin du VIIIe siècle de l’expérience des fondateurs et de leur héritage, non seulement est intégrée à la Chronique par la copie de sa version de la Vie, mais sert aussi de fil directeur à l’interprétation spirituelle que Jean et son équipe proposent des rapports entre passé, présent
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Ego frater Sabbatinus sacerdos et monachus, qui olim a conspectu Saugdan regis Agarenorum aufugi… commemoratorium facio pauca de pluribus… in posterorum memoria, ut si tempus aliquando venerit, ut ipsum cenobium reconcilietur, sine omni ambiguitate credant, et perquirant primitus ipsas res beati Vincencii, quas habet in comitatu Hysernie, CV I, p. 372 ; Regesti, n° 1019, p. 485-486. 29 CV I, p. 20-22 et 25, fol. 7v-8r.
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et futur, interprétation qui justifie l’insertion des pièces A, C, C’, D et H dans le cartulaire-chronique. L’existence même de ce dernier prouve que, malgré l’interruption de la vie communautaire à la suite au raid de 881, le monastère du Vulturne porte vers 1120 sur son histoire un regard qui met en évidence la continuité dans le temps, le développement et l’accumulation de droits et de biens, processus que reflète la copie d’actes de la pratique dans la Chronique. Or, cette prospérité découle du rayonnement spirituel de l’institution, donc de la renommée de sa vie monastique. Lorsque les moines appliquent et respectent la norme établie par leurs fondateurs, leur abbaye perdure et s’enrichit. Le manuscrit 2724 témoigne donc, en lui-même, de ce qui se passe et doit se passer lorsqu’est observée la norme de bons rapports avec les puissants. Sur un point, le règlement de Taso (D) contribue à définir ce rapport. En effet, il évoque ce qui droit être un privilège pontifical dans la mesure où tous les crimes des moines, même graves, échappent à l’ordinaire et sont jugés à l’intérieur du monastère, non ecclesiastico sed regulari iudicio. La Règle ne prévoit l’intervention épiscopale que dans deux cas, dont la correction d’un frère ordonné (c. 62). Les moines-prêtres, rares au VIIIe siècle, mais plus nombreux au XIIe, se voient donc refuser cette possibilité ; c’est un moyen de défendre les privilèges du monachisme exempt au moment où ils sont de plus en plus attaqués par l’épiscopat et la Papauté réformés30. La Chronique prévoit aussi ce qui se passe lorsque les laïcs cessent de se conformer à l’impératif des bons rapports avec Saint-Vincent, sur le modèle de Gisulf et de Charlemagne établi par la deuxième version de la Vie. Au temps de la composition de la Chronique, même si la construction du nouveau monastère, couronnée par la consécration de 1115, montre que Saint-Vincent est encore riche, il éprouve néanmoins de réelles difficultés à défendre ses terres et ses droits face aux familles comtales locales31. C’est à de telles situations que 30 Saint-Vincent relève du diocèse d’Isernia, uni à celui de Venafro de 1032 à 1207, tous deux suffragants de Capoue. Le souci de défense des privilèges est l’un des grands moteurs de la réalisation des cartulaires et chroniques monastiques en Italie centroméridionale au XIIe siècle : A. SENNIS, « Potere centrale e forze locali in un territorio di frontiera : la Marsica tra i secoli VIII e XII », Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, 99-2 (1994), p. 1-77 ; ID., « Spazi culturali », p. 17 et « Tradizione monastica », p. 182 ; Ch. DI FRUSCIA, « Storiografia per immagini », p. 109. Les privilèges monastiques restent cependant importants au XIIe siècle, en particulier en matière d’encadrement pastoral, car les besoins sont énormes et les moyens des évêques insuffisants : J.-M. M ARTIN, « L’Italie du sud et la Sicile », dans Histoire du Christianisme, éd. J.-M. M AYEUR, t. 5, Apogée de la Papauté et expansion de la Chrétienté (1054-1274), éd. A. VAUCHEZ, Paris, 1993, p. 286-293, ici p. 289 et G. VITOLO, « Vescovi e diocesi », dans Storia del Mezzogiorno, éd. G. GALASSO et R. ROMEO, 15 vol., Rome, 1994, vol. 3, Alto Medioevo, p. 73151, ici p. 124-126. 31 M. DEL TREPPO, « La vita economica e sociale in una grande abbazia del Mezzogiorno : San Vincenzo al Volturno nell’Alto Medioevo », Archivio Storico per le Provincie Napoletane, 35 (1955), p. 1-82 ; N. CILENTO, « S. Vincenzo al Volturno e l’Italia meridionale longobarda e
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cherchent à répondre deux formules liturgiques ou paraliturgiques (B), copiées aux fol. 6v-8r, intitulées Pro inimicis ecclesiarum qui se corrigere vel emendare noluerunt, c’est-à-dire une formule générale pour l’excommunication d’un prédateur de biens monastiques et une clamor des moines contre des viri iniqui et superbi in suis viribus confisi qui, en pillant les biens du monastère, empêcheraient les moines de servir Dieu32. Ces textes donnent, tôt au début du manuscrit, des solutions spirituelles et liturgiques aux problèmes posés par un type d’écart à la norme, les entraves que les laïcs mettent au fonctionnement normal du monastère, tel que l’exemple des fondateurs l’a défini, selon leur Vie par Pierre. Le propos général de la Chronique du Vulturne reste majoritairement historique et juridique : il s’agit de justifier la propriété de biens et la continuité de leur jouissance. Mais cette justification constitue en même temps un avertissement : la communauté ne peut jouir légitimement et tranquillement de ces biens que quand elle est unanime et paisible. Elle peut connaître des écarts à la norme, danger que l’on peut vaincre en suivant l’exemple des fondateurs et en appliquant leurs règles. Leurs Vies exposent donc précisément la norme sur deux points au moins, directement liés à l’existence du cartulaire-chronique. Elles montrent comment la communauté peut et doit bien fonctionner ellemême : vers 1120 comme dans les années 770, l’exemple des fondateurs doit exhorter à vaincre la tiédeur présente. Le récit chronologique contextualise les enseignements spirituels des Vies, et le règlement de Taso permet la continuité de l’application des normes dont les Vies expliquent la genèse. Or, au moment de la rédaction de la Chronique, avec la construction de la nouvelle abbatiale à quelques centaines de mètres de la précédente, la communauté perd son lien direct avec son site premier, les tombes des fondateurs et des martyrs, le complexe du IXe siècle reconstruit au XIe33. D’où l’importance cruciale que revêt le fait de maintenir ce lien, et de prouver que la sainteté des fondateurs est toujours présente et actuelle. Elles montrent ensuite comment les puissants et les donateurs doivent se comporter envers le monastère. L’accumulation des chartes et des diplômes prouve le rayonnement et la puissance de l’abbaye lorsqu’elle est unanime dans l’observance des normes fixées par les fondateurs ; le cas échéant, on prévoit les formules de condamnation et de pénitence des spoliateurs. Ce normanna », dans Una grande abbazia, p. 43-53, ici p. 51-53 ; E. CUOZZO, « Il formarsi della feudalità normanna nel Molise », ibid., p. 179-203 ; F. R ICCIONI, « Un codice da rivalutare », n. 69, p. 48 ; R. HODGES, Light in the Dark Ages, p. 39 ; A. SENNIS, « Giovanni di San Vincenzo al Volturno », p. 217. 32 CV I, p. 17-20 : bona huius ecclesie diripuit vel invasit et vocatus ad penitenciam, redire noluit, correctus emendare contempsit et nostras etiam res unde vivere deberemus in tuo sancto servicio… diripiunt et auferunt. 33 R. HODGES, Light in the Dark Ages, p. 38 et 171-175.
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modèle de bons rapports est mis en valeur alors même qu’il est menacé, que privilèges et revenus du monastère sont rognés aussi bien par des autorités ecclésiastiques réformées, de plus en plus hostiles aux exemptions monastiques, que par une aristocratie territoriale laïque en train de se constituer, à la veille de la naissance du royaume normand. Paldo, Tato et Taso n’ayant pas laissé de règle propre, les lectures hagiographiques de leur vie aux VIIIe et XIe siècles jouent pleinement leur rôle normatif : ce sont elles dont se servent Jean et son équipe pour interpréter le monde dans lequel ils vivent, à l’intérieur (la communauté et sa discipline) comme à l’extérieur (ses rapports avec les laïcs et les institutions), et donc l’ensemble de leur propre histoire, passée, présente et future. Ce discours normatif façonne la conception du texte lui-même : les concepteurs du cartulaire-chronique ne copient pas seulement un récit et des documents patrimoniaux, mais sélectionnent dans les archives de leur abbaye un ensemble de pièces qui permettent d’appuyer cette interprétation de son histoire, et les organisent en une collection significative, dans laquelle l’alternance des exemples positifs (fondateurs, martyrs et généreux donateurs) et des contre-exemples (moines rétifs et laïcs spoliateurs) montre que la dialectique de la norme et de l’écart à celle-ci est l’une des clefs de cette interprétation. Les Vies des fondateurs ne sont donc en rien des prologues ou des introductions ; elle constituent une clef de lecture des autres documents et révèlent le sens général de la Chronique : le déroulement de l’histoire du monastère, puisque l’essentiel de la Chronique repose sur une trame chronologique, ne peut s’interpréter correctement qu’avec en tête cette dialectique entre la norme, posée principalement par les pièces hagiographiques, et son application ou sa non-application, avec leurs conséquences, mais aussi les outils du rétablissement et de la préservation de la norme et de l’ordre. Rien de tel au Mont-Cassin, où Benoît est certes extrêmement prestigieux, bien plus que les trois cousins du Vulturne, mais acquiert par sa dimension universelle une fonction qui se réduit au prestige et à l’autorité ; dans la Chronique cassinienne rédigée par Léon d’Ostie entre 1094 et 1102, récrite et prolongée par Pierre Diacre vers 1140, il n’a rien d’un saint modèle, parce que l’exemple de vie qu’il donne passe par d’autres voies, la Règle elle-même et surtout les Dialogues de Grégoire le Grand. Ces derniers, base de toute la tradition hagiographique bénédictine, et les réécritures successives de la vie de Benoît qui en sont tirées, sont bien connus au Mont-Cassin lorsqu’on y rédige la Chronique. Ils définissent certes des normes, encore que l’essentiel du legs normatif de Benoît passe par la Règle, mais, contrairement à ce que l’on observe dans le cas de Saint-Vincent, ce ne sont pas eux qui déterminent la lecture que font de l’histoire du monastère les versions successives de la Chronique.
La Passio de sainte Maxellende et la réforme d’une communauté féminine en Cambrésis Anne-Marie HELVÉTIUS Paris
Les Vies de saints produites en milieu monastique ou canonial sont fréquemment rédigées dans une perspective réformatrice : à l’exemple de la Vie des Pères du Jura, intitulée Vita vel regula1, un certain nombre de Vies de saints s’apparentent à des règles monastiques, au sens où elles contiennent des injonctions normatives destinées à promouvoir une réforme du mode de vie de la communauté à laquelle elles s’adressent. Ce mélange des genres – entre sources hagiographiques et règles monastiques – fait l’objet d’un projet de recherche en cours2. L’idée que la Vie écrite d’un père fondateur puisse servir de modèle à suivre pour les moines de sa communauté n’est certes pas nouvelle : dès le IVe siècle, Athanase d’Alexandrie, dans sa Vie d’Antoine, avait affirmé dans son prologue : « Pour des moines en effet, la Vie d’Antoine suffit comme modèle d’ascèse »3. Dans les siècles ultérieurs, de nombreux hagiographes, inspirés par la Vie d’Antoine, ont à leur tour émaillé le récit de la Vie de leur saint patron d’une série d’exempla concrets permettant d’illustrer l’observance d’une règle. Le fait que des Passions de martyrs soient rédigées dans le même objectif est plus inattendu. Par définition, c’est par leur mort, non par leur vie, que les martyrs sont censés s’illustrer ici-bas et obtenir leur récompense dans l’au-delà. C’est pourtant le cas, à mon sens, de la Passion de sainte Maxellende de Caudry,
1 Vita patrum Jurensium : Vitae Romani, Lupicini, Eugendi (BHL 7309, 5073 et 2665) : Vie des Pères du Jura, éd. F. M ARTINE, Paris, 1968 (SC, 142). Sur ce texte, voir en dernier lieu A. DUBREUCQ, « Les relations entre Condat et Agaune », dans Autour de saint Maurice. Actes du colloque « Politique, société et construction identitaire : autour de saint Maurice », Besançon (France)-SaintMaurice (Suisse), éd. N. BROCARD, F. VANNOTTI et A. WAGNER, Saint-Maurice, 2012, p. 133-145. 2 Ce projet coordonné par Albrecht Diem, Gordon Blennemann et moi-même, a donné lieu à l’organisation de sessions au Congrès international de Leeds en 2009 et en 2012 sur le thème : « Vita vel Regula : Norm and Conflict in Hagiographic texts ». 3 ATHANASE D’A LEXANDRIE, Vie d’Antoine, éd. G. J. M. BARTELINK, Paris, 1994 (SC, 400), prol., 3, p. 127.
Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 167-181 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102188
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dont la première version conservée a été rédigée à la fin du IXe ou au début du Xe siècle dans le diocèse de Cambrai. Ce texte pose un certain nombre de problèmes de critique ; son contexte de rédaction et les intentions de son auteur méritent un nouvel examen. L’histoire semble banale à première vue : Maxellende, jeune fille de bonne famille, refuse le mariage malgré les pressions de ses parents et finit assassinée par son prétendant. Toutefois, Maxellende n’est pas présentée par son hagiographe comme une martyre classique, mais plutôt comme une religieuse modèle dont l’exemple doit être imité. La présente contribution tentera de démontrer que ce texte a été rédigé dans le but de réformer le mode de vie d’une communauté de sanctimoniales jugées trop séculières par l’évêque et le clergé cambrésien. Cette tentative de réforme s’est d’ailleurs soldée par un échec : quelque temps après la rédaction de la Vie, la communauté de Caudry en Cambrésis fut définitivement supprimée. 1. Présentation du dossier hagiographique Le dossier hagiographique de Maxellende, étudié en son temps par Léon van der Essen4, a fait l’objet d’une thèse présentée il y a une trentaine d’années par Yvonne Scherf5. Ce travail étant malheureusement resté inédit à l’exception de quelques éléments publiés dans un article6, je me permettrai d’en résumer ici les principales conclusions7. La Passion de sainte Maxellende est conservée sous la forme de deux versions sensiblement différentes. La première (BHL 5794)8 nous a été transmise sous sa forme complète par deux manuscrits dont le plus ancien date du XIe siècle9. La deuxième (BHL 5795), connue par deux manuscrits du L. VAN DER ESSEN, Étude critique et littéraire sur les Vitae des saints mérovingiens de l’ancienne Belgique, Louvain-Paris, 1907, p. 277-281 ; voir aussi l’étude du Chanoine QUIÉVREUX, Vie de sainte Maxellende et de son culte, Caudry, 1924. 5 Y. SCHERF, De ontstaansgeschiedenis van de Passio Maxelendis en haar waarde als historische bron, Thèse de doctorat de l’Université d’Amsterdam, 1982. 6 Y. SCHERF, « Zij was mooi en goed en zij hield van Christus. Onderzoek naar de mogelijkheden van heiligenslevens als bron voor de geschiedenis van vrouwen van de zesde tot de twaalfde eeuw », Jaarboek voor vrouwengeschiedenis, 1 (1980), p. 161-182. Cet article a inspiré celui de H. P LATELLE, « Elle était belle et bonne, elle aimait le Christ. Que savons-nous au juste de sainte Waudru ? », dans Sainte Waudru devant l’histoire et devant la foi. Recueil d’études publié à l’occasion du treizième centenaire de sa mort, éd. J.-M. C AUCHIES, Mons, 1989, p. 19-46. 7 On trouvera aussi une brève présentation de ce dossier dans Ch. MÉRIAUX, Gallia irradiata. Saints et sanctuaires dans le nord de la Gaule du haut Moyen Âge, Stuttgart, 2006 (Beiträge zur Hagiographie, 4), p. 361-362. 8 Passio Maxellendis prima (BHL 5794), éd. H. BEVENOT, AASS Belgii selecta, III, Bruxelles, 1785, p. 580-587. L’éditeur n’ayant pas utilisé le manuscrit le plus ancien, Y. Scherf l’a collationné avec l’édition et en a signalé toutes les variantes dans sa thèse, p. 87-93. 9 Cambrai, Bibliothèque municipale 863, fol. 282-287 (provenance : Saint-Sépulcre), cf. D. MUZERELLE et al., Manuscrits datés des bibliothèques de France, I : Cambrai, Paris, 2001 (Catalogue des manuscrits datés, France, 1), p. 102-103 et Douai, Bibliothèque municipale 836, fol. 203v-206 (provenance : Marchiennes, XIIe siècle). Il en existe des fragments dans le lectionnaire 4
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siècle10, est un remaniement de la première contenant des précisions sur les translations successives des reliques de la sainte11. La date de la première version est difficile à préciser. Son terminus ad quem est le début du XIe siècle, compte tenu de la date du plus ancien manuscrit conservé mais aussi de celle des Gesta episcoporum Cameracensium rédigés en 1024-1025 sous l’épiscopat de Gérard Ier de Florennes : ce texte résume en effet l’histoire de Maxellende telle qu’elle figure dans la Passio prima12. Si l’on accepte un argument a silentio, l’absence de toute allusion à une translation de reliques effectuée sous l’épiscopat de Rothard (979-995) et mentionnée par la Passio secunda permettrait de situer la rédaction de la première version avant 99513. Quant au terminus a quo, Yvonne Scherf suggérait le deuxième quart voire la seconde moitié du IXe siècle en se fondant sur la dédicace de l’église de Caudry à « tous les saints » – une titulature qui, selon elle, ne peut être antérieure à l’instauration de la fête de la Toussaint et à sa diffusion dans le diocèse de Cambrai au début du IXe siècle14. Au sein de cette fourchette chronologique large (850-995), Yvonne Scherf tendait à privilégier une datation haute, compte tenu de la fidélité avec laquelle la Passion décrit la procédure du mariage franc, déjà soulignée par Léon van der Essen et d’autres commentateurs15. L’hypothèse d’une datation haute est encore renforcée aujourd’hui par ce que nous connaissons du rayonnement du culte de Maxellende, déjà attesté à Essen en Saxe dans les années 940-94516. de Cambrai (Bibliothèque municipale 806, fol. 312v-314), dans Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, Ser. n. 12807, fol. 178r-178v (XVe siècle) et dans une vingtaine de bréviaires. 10 Bruxelles, BR 7461 (3176), fol. 68-76 (provenance : Vaucelles, XIIIe siècle) et Saint-Omer, Bibliothèque municipale 716 (t. VIII), fol. 202r-206r (première moitié du XIIIe siècle). 11 Passio Maxellendis secunda (BHL 5795), éd. (partim) Catalogus codicum hagiographicorum latinorum Bibliothecae Regiae Bruxellensis, 2, Bruxelles, 1889, p. 19-27 et (partim) J. GUESQUIÈRE, AASS Belgii selecta, III, Bruxelles, 1785, p. 588-589, n. h, i, k. Cette version mériterait une réédition. 12 Gesta episcoporum Cameracensium, I, 24-25, éd. L. BETHMANN, MGH SS 7, Hanovre, 1846, p. 410. Sur cette source et sa date, voir É. VAN MINGROOT, « Kritisch onderzoek omtrent de datering van de Gesta episcoporum Cameracensium », Revue Belge de Philologie et d’Histoire, 53 (1975), p. 47-132. 13 Passio secunda, p. 588, n. k. Sur Rothard, voir A.-M. HELVÉTIUS, Abbayes, évêques et laïques. Une politique du pouvoir en Hainaut au Moyen Âge (VIIe-XIe siècle), Bruxelles, 1994 (Crédit Communal, Collection Histoire in-8°, 92), p. 285-286. 14 Y. SCHERF, De ontstaansgeschiedenis, p. 37-39. L’argument peut sembler léger compte tenu de l’existence de cette fête à Rome au moins dès le VIIe siècle ; voir en dernier lieu M. WALLRAFF, « Pantheon und Allerheiligen. Einheit und Vielfalt des Göttliches in der Spätantike », Jahrbuch für Antike und Christentum, 47 (2004), p. 128-143. 15 L. VAN DER ESSEN, Étude, p. 280, H. P LATELLE, « Maxellendis », dans BS, t. 9, Rome, 1967, col. 237-238 et ID., « Elle était belle », p. 32-34. 16 Elle est citée dans trois calendriers du Xe siècle en usage à Essen, et en particulier dans l’un d’eux sous la forme d’une addition datée des années 940-945 : K. BODARWÉ, Sanctimoniales litteratae. Schriftlichkeit und Bildung in den ottonischen Frauenkommunitäten Gandersheim, Essen und Quedlinburg, Münster, 2004 (Quellen und Studien. Veröffentlichungen des Instituts für kirchengeschichtliche Forschung des Bistums Essen, 10), n. 154 p. 114. Voir aussi H. RÖCKELEIN, « Der Kult des heiligen Florinus im Stift Essen », dans Essen und die sächsischen Frauenstifte
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Il est donc vraisemblable que la première Passion de Maxellende ait été rédigée vers la fin du IXe ou le début du Xe siècle. Quant à la deuxième version, assurément postérieure à l’épisode qui y est relaté de la consécration de l’église de Saint-André du Cateau en 102517, Léon van der Essen avait cru pouvoir la dater du milieu du XIIe siècle sur la base d’un argument réfuté depuis lors par Jean-Marie Duvosquel18. À l’heure actuelle, le contexte de rédaction des deux Passions demeure obscur et mérite donc un nouvel examen. 2. Le contenu des deux Passions La Passio prima de Maxellende se compose de dix-neuf chapitres, dont les douze premiers sont consacrés à sa vie et aux circonstances de sa mort, et les sept derniers à sa sépulture et au devenir de ses reliques. Après un prologue (c. 1) adressé aux « frères » qui écoutent lire à l’église les exempla des saints, l’auteur commence par présenter (c. 2) les nobles parents de Maxellende, Huntlinus et Amaltrude, qu’il situe sous le roi Thierry (III, 673-691) et les évêques Vindicien de Cambrai-Arras (v. 670-706) et Éloi de la cité des Vermandois (641660)19. Leur fille Maxellende se montre exemplaire dès l’enfance et décide de se vouer au Christ (c. 3), mais son père la fiance malgré elle à un noble jeune homme nommé Harduin (c. 4). Tandis que ses parents tentent de la persuader d’accepter ce fiancé (c. 5), elle reste ferme dans son vœu de virginité (c. 6-7). Amenée de force devant Harduin le jour des fiançailles, elle dénonce l’illégalité de la procédure au nom du fait qu’elle est déjà fiancée au Christ et ajoute : « Cet homme, même s’il menace de me trancher la nuque, ne m’aura pas pour épouse » (c. 8). À partir de ce jour, elle ne se livre plus qu’au jeûne, à la prière et aux bonnes œuvres (c. 9). Un jour, ayant refusé d’accompagner ses parents à un banquet, elle se trouve seule chez elle avec sa nourrice (c. 10) lorsque Harduin apparaît avec une troupe de cavaliers : pour leur échapper, elle prie im Frühmittelalter, éd. J. G ERCHOW et T. SCHILP, Essen, 2003, p. 59-86, ici p. 63 et 80-84 et P. BERTRAND et Ch. MÉRIAUX, « Cambrai-Magdebourg : les reliques des saints et l’intégration de la Lotharingie dans le royaume de Germanie au milieu du Xe siècle », Médiévales, 51 (2006), p. 85-96, ici p. 89-90 et 93-94. 17 Passio secunda, p. 588, n. k. 18 Selon L. VAN DER ESSEN, Étude, p. 281, la Passio secunda devait être postérieure au Chronicon sancti Andreae de 1133 compte tenu de la manière dont l’épisode de 1025 est raconté dans les deux sources. Or, l’argument de van der Essen repose sur une erreur commise par Humbert Bevenot dans sa transcription du Chronicon, comme l’a bien montré J.-M. DUVOSQUEL, « La « vita » de saint Humbert, premier abbé de Maroilles (première moitié du XIe siècle) », Le Moyen Âge, 78 (1972), p. 41-53, ici p. 47-48, qui en concluait à bon droit (n. 30) : « il faut revoir la datation de la vita Maxellendis ». 19 Si la chronologie de l’épiscopat de Vindicien reste incertaine, la véracité historique du récit est mise en défaut par l’incompatibilité des dates du règne de Thierry III et de l’épiscopat d’Éloi.
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sa nourrice de la cacher dans un coffre20, mais les jeunes gens fouillent la maison, la découvrent et l’amènent au lieu où se trouve maintenant la basilique dédiée jadis à saint Vaast et aujourd’hui à tous les saints et à sainte Maxellende (c. 11). Harduin la tue de son glaive, un 13 novembre, le jour de la Saint-Brice ; aussitôt, il devient aveugle et tous s’enfuient, terrifiés par le jugement de Dieu (c. 12). À la nouvelle de sa mort, ses parents accourent avec une foule de prêtres, clercs, laïcs et religieuses ; ils placent le corps sur un brancard et le portent à la basilique Saint-Sulpice à Pommereuil pour l’y enterrer (c. 13). Cette église avait été construite par une noble dame nommée Amaltrude (comme la mère de Maxellende) sur ses propres biens ; depuis lors, devenue veuve, elle s’était consacrée à Dieu et avait donné cette église avec une partie de ses biens à l’église Saint-Martin hors-les-murs de Cambrai, et l’autre partie à l’église Saint-Géry sur le mont près de Cambrai. Trois ans après le décès de la sainte, cette Amaltrude est avertie par une vision d’aller prévenir l’évêque Vindicien pour qu’il transfère le corps de Maxellende sur le lieu de son martyre (c. 14), ce qu’il fait (c. 15). Apprenant la chose, Harduin, toujours aveugle, se jette aux pieds des porteurs du brancard et demande pardon à la sainte. Aussitôt, il recouvre miraculeusement la vue et confesse son crime à l’évêque (c. 16). Tous se rendent alors à la basilique dédiée aujourd’hui à tous les saints mais jadis à saint Vaast, qui avait été édifiée par Harduin à Caudry. L’évêque Vindicien y place le corps de Maxellende et y institue une communauté double21 (c. 17). Harduin donne tous ses biens à cette basilique et à la communauté de Caudry, puis il cède le tout par charte à l’église Saint-Martin hors-les-murs. Beaucoup de miracles s’y produisent, qui n’ont jamais été mis par écrit ou l’ont été mais se sont perdus depuis « par l’incurie des custodes » (c. 18). Le récit s’achève par un épilogue où l’auteur demande l’intercession de la sainte et rappelle les dates de la fête, le 13 novembre, et de la translation, le 1er novembre (c. 19). La deuxième version de la Passio Maxellendis, composée de trente chapitres plus courts, se présente de manière assez différente quant à la forme22, mais similaire quant au fond, au moins jusqu’aux derniers chapitres. Elle commence par un très long prologue (c. 1-5) incluant un hymne à la sainte (c. 3). L’auteur 20 Cet épisode s’inspire sans doute de la Vie mérovingienne de sainte Bathilde de Chelles : Vita Balthildis prima (BHL 905), c. 3, éd. B. K RUSCH, MGH SRM 2, Hanovre, 1889, p. 484. 21 Plus précisément, un « ordre de ministres des deux sexes, à savoir des clercs et des femmes vouées à Dieu ». Passio prima, c. 17, p. 586 : constituit ordinem ministrorum ex utroque sexu, clericos scilicet ac fœminas Deo devotas. Au c. 18, p. 587, l’auteur les qualifie de clericis et fœminis Deo sacratis. 22 Comparer par exemple les paroles du père de Maxellende dans la Passio prima, c. 7, p. 583 : Ecce tempus adest, filia, quo promisisti nobis hesterna die voluntatem tuam te indicare. Dic modo quid hac nocte tecum inde perscrutata es ? Illic quid agere decrevisti ? et dans la Passio secunda, c. 13, p. 22 : Hora est, o filia, qua te nobis responsuram spopondisti. Quid ergo de sermone nostro tecum tractaveris, audire solliciti desideramus.
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s’adresse à un auditoire réuni pour célébrer la fête annuelle et se réfère explicitement à un récit antérieur, qui ne peut être que la Passio prima. Il raconte en effet les mêmes épisodes en des termes un peu différents, supprimant ou ajoutant ici et là des précisions, des commentaires ou des références bibliques sans modifier le sens général du récit jusqu’aux derniers chapitres23. La première modification significative consiste à supprimer l’allusion aux donations d’Amaltrude, qui est simplement présentée comme la fondatrice de l’église Saint-Sulpice de Pommereuil (c. 23). L’auteur remplace ensuite le donateur de l’église de Caudry, Harduin dans la Passio prima, par Hunlin, père de Maxellende, qui cède tous ses biens à l’église Saint-Martin de Cambrai située non loin de l’oratoire Sainte-Marie (c. 28). Enfin, l’auteur ajoute un long chapitre pour expliquer que, plus tard, à cause des guerres ou simplement pour mieux mettre en valeur le culte, le corps de Maxellende fut à nouveau transféré dans un premier temps à Saint-Martin où il demeura quelque temps et où des sanctimoniales célébraient le service. Mais ensuite, comme ce lieu semblait en danger en raison de fréquents incendies – dont l’auteur rejette la faute sur le comportement des habitants –, l’évêque Rothard (979-995) décida de le transférer dans l’oratoire Sainte-Marie, où il demeura jusqu’au temps de l’évêque Gérard Ier (1012-1051). Certains affirment que le glaive qui tua la sainte se trouve encore dans l’autel Sainte-Marie. Ensuite, l’évêque Gérard, digne de louange, auteur de la réparation de nombreuses églises, décida entre autres choses de fonder le monastère Saint-André du Cateau pour des moines et le dota généreusement. Il y fit transférer les corps de Maxellende et de Sarius24, qu’il fit conserver en partie dans une ancienne châsse et en partie dans un sarcophage de pierre fermé de plomb placé sous l’autel. La dédicace se fit en présence de nombreux autres corps de saints le 22 octobre 1025 (c. 30). Les précisions fournies par l’auteur laissent clairement entendre que lui-même est un moine de Saint-André du Cateau. 3. Le contexte de rédaction des deux Passions Les deux hagiographes successifs accordent beaucoup d’importance aux translations des reliques de Maxellende et, par extension, au statut et aux possessions des différents sanctuaires qui se sont vu confier la responsabilité du
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Par exemple, il supprime l’allusion à l’illégalité des fiançailles au c. 15, il rationalise la composition de la foule qui assiste à l’enterrement au c. 21 (plus d’allusion aux femmes religieuses ni aux pleurs), il ajoute une tentation diabolique au c. 9, une vision angélique au c. 12 et une comparaison entre Maxellende et Marthe et Marie au c. 16. 24 Il s’agit de saint Sarre, patron de Lambres-lès-Douai dans le diocèse d’Arras : B. DELMAIRE, Le diocèse d’Arras de 1093 au milieu du XIV e siècle. Recherches sur la vie religieuse dans le nord de la France au Moyen Âge, II, Arras, 1994, p. 511-512 et Ch. MÉRIAUX, Gallia, p. 289.
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culte. Si l’on rassemble les éléments d’information fournis par les deux récits, il est possible de récapituler les translations successives de la manière suivante : 1. Maxellende est enterrée dans une basilique dédiée aux saints Pierre et Paul et à saint Sulpice, située dans la villa de Pommeriolas, sous l’épiscopat de Vindicien de Cambrai (v. 670-706). Cette basilique peut être identifiée avec l’église paroissiale actuelle de Saint-Souplet, qui devait alors se trouver dans un grand domaine dont le centre était à Pommereuil25. 2. Trois ans plus tard, le corps est transféré à l’endroit du martyre, où l’assassin Harduin a fait construire une basilique Saint-Vaast et où l’évêque Vindicien établit une communauté double. Cette basilique correspond à l’église paroissiale actuelle de Caudry. Dès cette époque, les deux églises – Saint-Sulpice et Caudry avec sa communauté – sont données à Saint-Martin hors-les-murs de Cambrai26. Le chapitre Saint-Géry de Cambrai reçoit une partie des biens de Saint-Sulpice27. Ici s’achève le récit de la première Passion. 3. À une époque non précisée, le corps de Maxellende est transféré à l’église Saint-Martin, qui est alors desservie par des sanctimoniales. Le corps y demeure pendant quelque temps28. 4. Ensuite, comme ce lieu paraît en danger, l’évêque Rothard (979-995) transfère le corps dans un oratoire Sainte-Marie situé à Cambrai même, non loin de Saint-Martin29. 5. En 1025, l’évêque Gérard Ier le fait transporter de Cambrai à Saint-André-du-Cateau. En 1024-1025, l’auteur des Gesta episcoporum Cameracensium ne mentionne aucune communauté à Saint-Martin.
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Voir la carte infra, p. 181. Ce domaine, situé au croisement de deux voies romaines dans une zone de fiscs royaux, devait être bordé au nord par le fisc de Solesmes, à l’est par le domaine de l’abbaye de Maroilles, à l’ouest par Caudry et limité au sud par l’ancienne forêt d’Arrouaise. Sur cette géographie, voir aussi M. ROUCHE, « Cambrai, du comte mérovingien à l’évêque impérial », dans Histoire de Cambrai, éd. L. TRENARD, Lille, 1982, p. 22, fig. 1, à corriger par A.-M. HELVÉTIUS, Abbayes, p. 273 et n. 37. 26 Un acte de 1131 nous apprend que l’église de Caudry appartient alors au chapitre NotreDame de Cambrai : éd. C. DUVIVIER, Recherches sur le Hainaut ancien (pagus Hainoensis) du VIIe au XIIe siècle, Bruxelles, 1865, p. 638 (n° CXLVIII). 27 En 1180, le chapitre Saint-Géry possède quelques biens à Caudry, selon la confirmation d’Alexandre III : apud Caudri quoddam alodium et hospites et denarium, capones et avenam, éd. C. DUVIVIER, Recherches, p. 633 (n° CXLVII). Toutefois, ces biens ne figurent pas dans les énumérations antérieures ; par ailleurs, aucun bien n’est mentionné à Saint-Souplet ou Pommereuil. 28 Sur cette basilique Saint-Martin hors-les-murs, voir Ch. MÉRIAUX, Gallia, p. 263 et E. DABROWSKA, « Cambrai », dans Topographie chrétienne des cités de la Gaule, XIV : Province ecclésiastique de Reims, éd. L PIÉTRI, Paris, 2006, p. 105. 29 Il s’agit très probablement de l’oratoire adossé au mur septentrional de la cathédrale : E. DABROWSKA, « Cambrai », p. 103.
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Compte tenu des informations qu’elle contient, la seconde Passion de Maxellende paraît clairement destinée à la promotion du culte de la sainte au monastère de Saint-André-du-Cateau. Plusieurs indices invitent à situer sa rédaction peu après les événements de 102530 : tout d’abord, l’auteur parle de l’évêque Gérard comme s’il était toujours vivant et loue son action réformatrice. Lorsqu’il se réjouit de la protection assurée par les reliques de Maxellende au nouveau monastère, il évoque les ennemis intérieurs qui assiègent iter nostrum, ce qui confirme sa propre appartenance à la communauté31. Enfin, la manière dont il raconte la consécration de 1025 laisse entendre qu’il en a été le témoin oculaire32. Peu après 1025, l’hagiographe a donc écrit pour la communauté de SaintAndré-du-Cateau une nouvelle version, mise à jour, de la Passion de sainte Maxellende. Fidèle à sa source, il retrace l’historique des translations et des concessions de biens en faveur de Saint-Martin, en omettant toutefois de mentionner les biens cédés à Saint-Géry. Cette omission est compréhensible : vers 1024-1025, le chapitre Saint-Géry vient d’être réformé par l’évêque Gérard, qui a imposé la vie commune aux chanoines. Dans ce contexte, le silence de notre auteur témoigne de sa volonté d’établir de bonnes relations entre son monastère et le chapitre réformé. En revanche, l’énumération des biens cédés à Saint-Martin peut s’avérer utile pour Saint-André, puisque la communauté féminine qui desservait cette église n’existe plus. De fait, la charte de dotation de Saint-André concédée par l’évêque Gérard Ier en 1046 mentionne l’église Saint-Martin horsles-murs parmi les possessions du nouveau monastère33. Il est possible que la seconde Passio Maxellendis ait servi d’argument aux moines pour revendiquer cette église auprès de l’évêque. Le contexte de rédaction de la première Passion est plus difficile à déterminer, mais il est clair que son auteur défend les intérêts de l’église Saint-Martin. Les reliques de Maxellende y ont-elles déjà été transférées ? Le silence de l’hagiographe sur ce point suggèrerait plutôt une antériorité de la rédaction par rapport à la translation des reliques. De fait, l’auteur semble s’adresser à la communauté de Caudry, qu’il décrit en des termes soigneusement choisis :
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Dans le même sens, Ch. MÉRIAUX, Gallia, p. 362. Passio secunda, p. 588, n. k : quatinus locus iste… contra invisibiles latrunculos iter nostrum obsidentes, secure resistere posset. 32 Ibid. : à propos de tous ceux qui ont assisté à la cérémonie, il précise qu’ils sont ensuite rentrés chez eux en louant Dieu pour les choses qu’ils avaient vues. 33 Acte de 1046 : aecclesia Sancti Martini in suburbio Cameracensi, éd. É. VAN MINGROOT, Les chartes de Gérard Ier, Liébert et Gérard II, évêques de Cambrai et d’Arras, comtes du Cambrésis (10121092/93), Louvain, 2005, p. 66-67 (n° 1.03). L’autel de Saint-Martin est également concédé aux moines de Saint-André. 31
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selon lui, Vindicien y constitua « un ordre de ministres des deux sexes, à savoir des clercs et des femmes vouées à Dieu, afin qu’ils accomplissent en ce lieu l’office dû jusqu’à la fin des temps »34. L’auteur insiste sur le caractère public de ce lieu de culte, qu’il présente comme une « basilique édifiée avec l’autorisation et même sur l’ordre de ce même évêque » et dédiée originellement à saint Vaast, le premier évêque du diocèse, qui fut lui-même institué dans sa fonction par saint Rémi, « archevêque de Reims »35. Par cette insistance sur le respect de la hiérarchie ecclésiastique, l’auteur cherche à asseoir la légitimité institutionnelle de cette église et de sa communauté à une époque où celle-ci faisait peut-être l’objet de contestations. Son allusion au caractère pérenne de la communauté de Caudry laisse entendre qu’elle existe toujours de son temps. L’auteur précise en outre que cette basilique publique édifiée sur l’ordre de l’évêque avait été fondée sur les possessions propres de l’assassin, Harduin, sur les lieux du crime, ce qui correspond à un processus d’expiation et de réconciliation bien attesté à la fin du VIIe siècle36. Le même Harduin aurait cédé à cette basilique tous ses biens, ses mancipia et tout ce qu’il possédait dans le domaine de Caudry afin de subvenir à la nourriture et à l’entretien de la nouvelle communauté. À nouveau, l’auteur insiste sur le caractère « légal » de cette dotation qui se serait faite en présence de l’évêque Vindicien et de toute la congrégation. Il ajoute que ce premier transfert de propriétés fut immédiatement suivi d’un second, puisque Harduin donna ensuite le tout par charte à l’église Saint-Martin de Cambrai37. À l’époque de l’hagiographe, la communauté double de Caudry se trouve donc placée sous la dépendance d’une église Saint-Martin dont nous ignorons le statut précis38. L’auteur pourrait être lui-même un desservant de cette église Saint-Martin ; le contenu de son récit révèle au moins une partie de ses intentions.
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Passio prima, c. 17, p. 586 ; cf. supra n. 21. Ibid. : aedificata basilica per licentiam immo et jussionem ipsius episcopi in honore sancti Vedasti confessoris, qui a sancto Remigio archiepiscopo Remensi primus Cameracensis seu Atrebatensis sedis extitit rector atque praedicator. Notons que l’auteur de la seconde Passion n’a pas jugé utile de conserver cette précision. 36 P. FOURACRE, « Merovingian History and Merovingian Hagiography », Past and Present, 127 (1990), p. 3-38. Ce processus n’était sans doute plus compris vers 1025, ce qui amène le second hagiographe à remplacer le nom d’Harduin par celui du père de Maxellende, Hunlin. 37 Passio prima, c. 18, p. 587. 38 Son existence est également attestée par la deuxième Vie de saint Humbert de Maroilles, rédigée vers 1030-1035 : Vita Humberti secunda (BHL 4036), c. 23, éd. G. HENSCHEN, AASS, Mart., III, Paris-Rome, 1865, p. 559-565. Ce texte nous apprend que les moines de Maroilles, peu après la restauration monastique orchestrée par Gérard Ier, ont séjourné quelques jours avec les reliques de saint Humbert dans cette ecclesia beati Martini, quae sita est extra murum haud procul ab urbe. Qualifiée aussi de basilica, elle était associée à un hospice. 35
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4. L’originalité de la première Passion de Maxellende Contrairement aux Passions de martyrs traditionnelles, celle de Maxellende insiste bien davantage sur la vie que sur la mort de l’héroïne et ne contient pas de recueil de miracles post mortem39. Dès le prologue, l’auteur place Maxellende non pas au rang des martyrs dont seule l’intercession serait recherchée, mais bien au rang des saints pères et des saintes femmes dont les exempla doivent être imités40. Plus qu’une simple Passio, le récit se présente comme une Vita vel Passio répondant aux normes d’un genre hagiographique apparu au VIIe siècle41. La volonté de l’auteur de présenter Maxellende comme un modèle à imiter témoigne de son intérêt pour l’ancien débat sur les fonctions des saints, réactivé par Alcuin d’York à la fin du VIIIe siècle42 puis à nouveau au Xe siècle43. Cette controverse est bien attestée dans l’hagiographie du diocèse de Cambrai, notamment dans la célèbre Passion de saint Saulve de Valenciennes, écrite vers 800 : de toute évidence, notre auteur connaissait ce texte, qui défendait une position opposée à la sienne44. L’hagiographe s’adresse à des « frères », un terme certes générique mais qui désigne ici les membres d’une communauté plutôt que la foule des fidèles. En effet, ces « frères » – qui peuvent inclure des sœurs – se rendent régulièrement à l’église « pour la dévotion due », et y entendent lire à haute voix les Vies des
39 Le seul miracle raconté dans la Passio est la guérison de l’assassin Harduin, atteint de cécité après son crime. 40 Passio prima, c. 1, p. 580-581. 41 M. HEINZELMANN, « L’hagiographie mérovingienne. Panorama des documents potentiels », dans L’hagiographie mérovingienne à travers ses réécritures, éd. M. GOULLET, M. HEINZELMANN et C. VEYRARD-COSME, Ostfildern, 2010 (Beihefte der Francia, 71), p. 49-51. 42 Voir par exemple la lettre d’Alcuin à Aethelhard, archevêque de Canterbury, éd. E. DÜMMLER, Epistolae Karolini Aevi, 2 (MGH, Epistolae, 4), Berlin, 1895, p. 448 (n° 290), dans laquelle il dénigre le culte rendu aux ossements des saints, dont il vaut mieux imiter les exemples dans son cœur. Sur ce débat, voir M. VAN UYTFANGHE, « Le culte des saints et la prétendue “Aufklärung” carolingienne », dans Le culte des saints aux IXe-XIIIe siècles, éd. R. FAVREAU, Poitiers, 1995 (Civilisation Médiévale, 1), p. 151-166. 43 M. HEINZELMANN, « Sanctitas und “Tugendadel”. Zu Konzeptionen von “Heiligkeit” im 5. und 10. Jahrhundert », Francia, 5 (1977), p. 741-752 ; G. BARONE, « Une hagiographie sans miracles. Observations en marge de quelques vies du Xe siècle », Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècle), Rome, 1991 (Collection de l’ÉFR, 149), p. 435-446. 44 Passio Salvii (BHL 7472), éd. M. COENS, « La passion de saint Sauve, martyr à Valenciennes », Analecta Bollandiana, 87 (1969), p. 133-187, ici p. 164-187. Sans entrer dans les détails, quelques exemples suffisent à démontrer que la Passion de Maxellende se présente comme un récit concurrent de la Passion carolingienne de Saulve. Contrairement à ce dernier, Maxellende ne porte pas de vêtements précieux, refuse d’assister aux banquets et ne se comporte pas en domina avec ses servantes. Si l’assassin de Saulve, devenu aveugle, retrouve finalement un œil, celui de Maxellende retrouve les deux. Enfin, le corps de Maxellende est enterré dans une église dédiée à saint Vaast, que l’auteur vénère avec respect comme patron du diocèse, tandis que le corps de Saulve avait miraculeusement résisté à son transfert dans une église dédiée au même saint.
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saints45. Toujours dans le prologue, Maxellende est présentée comme une sainte vierge qui a su résister aux charmes de la vie mondaine et aux tentations du diable grâce à l’étude et à la prière, alors même qu’elle vivait dans le siècle 46. La sainte ne ressemble donc ni aux martyrs ordinaires, par définition inimitables, ni aux abbesses traditionnelles présentées comme les mères de leur communauté. Cette jeune laïque est néanmoins proposée par l’auteur comme un modèle de sainteté à imiter47. La première action « imitable » de Maxellende est son vœu de devenir la fiancée du Christ « pour toujours »48. Un tel vœu n’a rien d’original en soi ; il s’agit d’un topos omniprésent dans l’hagiographie des saintes femmes depuis l’époque mérovingienne49. Toutefois, cet engagement est ici présenté comme un vœu individuel prononcé par une jeune fille laïque qui vit encore chez ses parents, indépendamment de toute référence à l’idéal monastique. En outre, il constitue le fil conducteur de tout le récit, puisque c’est précisément la fidélité de Maxellende à son vœu qui la conduit au martyre. Sur les dix chapitres relatant la courte vie de la jeune fille, pas moins de six sont consacrés à son refus du mariage50. L’auteur offre ainsi un récit complet, émaillé de nombreux dialogues, des circonstances dans lesquelles les parents de Maxellende ont voulu la fiancer malgré elle et des arguments avancés par la sainte pour résister à ses parents, dénoncer le caractère illégal de ses fiançailles et justifier son refus du mariage terrestre au nom de son statut légal de fiancée du Christ. Les bonnes œuvres auxquelles se livre Maxellende correspondent bien à ce que l’Église attend d’une femme laïque, non d’une moniale. Elle fréquente les églises tous les jours, se livre aux jeûnes et aux prières, dispense des aumônes aux pauvres, visite les malades et s’occupe particulièrement des orphelins et des « veuves qui sont de vraies veuves »51 – celles qui, telle Amaltrude, restent elles aussi fidèles à leur vœu de viduité52. Par humilité, Maxellende refuse d’appa45 Passio prima, c. 1, p. 580. Au c. 17, p. 586, l’évêque Vindicien s’adresse au « peuple » en utilisant le même terme de fratres, qui inclut aussi les femmes. 46 Ibid. : per studia lectionum sive instantiam orationum. 47 Une idée exprimée à nouveau dans l’épilogue, où l’auteur implore la sainte de « nous aider à progresser dans l’imitation des actions qu’elle a accomplies de son vivant » : ibid., c. 19, p. 587 : ut ad ea imitanda quae vivendo in corpore gessit fideliter pia intercessione juvando nos provehat. 48 Ibid., c. 3, p. 581 : convertit se totam ad cultum religionis Christi eiusque se sponsam in sempiternum esse devovit. 49 I. R ÉAL, Vies de saints, vies de famille. Représentation et système de la parenté dans le royaume mérovingien (481-751) d’après les sources hagiographiques, Turnhout, 2001 (Hagiologia, 2), p. 184198. 50 Passio prima, c. 4-9. L’auteur insiste partout sur le vœu prononcé dans l’enfance par la sainte. 51 Ibid., c. 9, p. 583 : Visitabat infirmos : habebat quippe viscera pietatis, maxime circa advenas et pupillos et viduas quae vere viduae erant. 52 L’auteur présente sous les traits d’Amaltrude le portrait de la veuve idéale au c. 14, p. 585.
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raître comme une domina parmi ses servantes. Par pudeur, elle refuse de porter des vêtements précieux et des bijoux – et l’on peut noter ici la précision avec laquelle l’auteur décrit les ornements portés par les femmes aristocrates de son temps53. Elle évite de fréquenter des hommes, surtout les jeunes, et refuse tout entretien particulier avec eux, au grand dam des nombreux prétendants qui souhaitent l’épouser. Elle refuse de participer aux banquets avec sa famille pour éviter, nous dit l’auteur, d’avoir l’esprit troublé par les chansons d’amour ou les paroles frivoles que l’on y entend. Sachant que « les pires fables corrompent les bonnes mœurs »54, Maxellende craint par-dessus tout d’être perturbée dans ses prières par le souvenir de telles fantaisies. En fin de compte, ce n’est pas en cachette, mais devant tout le monde qu’elle entend se montrer au service du Christ55. La principale originalité de la Passion réside donc dans l’injonction morale qu’elle délivre à son public. Du modèle à imiter aux normes à observer, il n’y a qu’un pas que l’hagiographe n’hésite pas à franchir. Si l’on admet que l’histoire édifiante de Maxellende s’adresse plus particulièrement à la partie féminine de la communauté de Caudry, il paraît évident que ces femmes ne sont pas des moniales régulières56, mais ressemblent plutôt à ce que l’on appellera plus tard des chanoinesses nobles, autrement dit des femmes de haut rang, vierges ou veuves, qui vivent religieusement en communauté tout en demeurant dans le siècle et en conservant des liens étroits avec leur famille57. De fait, plusieurs détails de la Passion rappellent l’Institutio sanctimonialium promulguée au concile d’Aix de 816 pour les religieuses « canoniques », qui pouvaient conserver leur maison individuelle et leurs servantes et prenaient en charge l’éducation des jeunes filles et le soin des pauvres et des malades58. Mais le message réformateur délivré par notre auteur vise clairement à mettre fin à certains abus. D’une part, il s’agit de lutter contre une habitude bien ancrée dans ce genre d’institution, qui consistait à permettre aux jeunes filles de quitter la communauté pour se marier. Aux yeux de l’auteur, le vœu de chasteté doit être considéré comme 53
Voir A.-M. HELVÉTIUS, « Virgo et virago. Réflexions sur le pouvoir du voile consacré d’après les sources hagiographiques de la Gaule du Nord », dans Femmes et pouvoirs des femmes à Byzance et en Occident (VIe-XIe siècle), éd. S. L EBECQ, A. DIERKENS, R. LE JAN et J.-M. SANSTERRE, Lille, 1999, p. 196-197. 54 Corrumpunt mores bonos confabulationes pessimae (c. 10), d’après I Cor. 15, 33. 55 Toutes ces vertus sont énumérées dans la Passio prima, c. 3 et 9-10. 56 Le fait que Maxellende veuille servir le Christ non pas en cachette, mais devant tout le monde (c. 9) est sans doute une allusion à son refus de la vie régulière. 57 Synthèse commode : M. PARISSE, « Introduction », dans Les chapitres de dames nobles entre France et Empire, éd. M. PARISSE et P. HEILI, Paris, 1998, p. 9-20. 58 Voir T. SCHILP, Norm und Wirklichkeit religiöser Frauengemeinschaften im Frühmittelalter. Die Institutio sanctimonialium Aquisgranensis des Jahres 816 und die Problematik der Verfassung von Frauenkommunitäten, Göttingen, 1998.
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définitif et l’engagement au service de Dieu ne peut être rompu sous aucun prétexte – ni par un rapt59, ni au nom de l’obéissance aux parents. D’autre part, il faut que les religieuses se distinguent clairement des femmes laïques, tant par leur apparence que par leur comportement : elles doivent renoncer à porter des vêtements richement ornés, ne plus aller aux banquets ni fréquenter les hommes, ne plus apparaître comme des dames parmi leurs servantes, mais faire en sorte que leur engagement au service de Dieu soit visible aux yeux de tous. Qu’elles soient vierges ou veuves, elles sont encouragées à se comporter comme de « vraies » vierges ou de « vraies » veuves, fidèles à leur fiancé céleste jusqu’au dernier jour. À la différence des saintes abbesses célébrées par l’hagiographie traditionnelle, la jeune martyre Maxellende offre un modèle de sainteté adapté au mode de vie séculier des « femmes vouées à Dieu » qui desservent la basilique publique de Caudry. L’intérêt et l’originalité de ce récit pourrait expliquer le rayonnement du culte de la sainte jusqu’à Essen, en Saxe, où existait une communauté du même type qui entretenait peut-être avec Caudry des liens de confraternité60. Dans ce cas, l’époque de rédaction de la Passio pourrait être antérieure aux années 940-945. La période qui suivit l’annexion de la Lotharingie au royaume de Germanie en 925 offrait un contexte favorable au développement du culte de Maxellende jusqu’en Saxe en raison des relations étroites et complexes qui se nouèrent alors entre les détenteurs du pouvoir en Lotharingie et les souverains de la dynastie saxonne. Nous savons par ailleurs que le début du Xe siècle a été marqué par les conflits qui opposèrent les évêques de Cambrai Étienne (v. 911-933/934) puis Fulbert (933/934-956) au comte Isaac de Cambrai, détenteur de la moitié de la cité et des abbayes de Saint-Géry et de Maroilles61. Fulbert dut attendre la mort du duc Gislebert de Lotharingie (939), qui l’avait fait élire au siège cambrésien, pour bénéficier de l’appui du roi Otton Ier. Ce dernier étendit ses droits sur Cambrai au détriment du comte en 941, puis lui céda les abbayes de Saint-Géry et de Ma59
S. JOYE, La femme ravie : le mariage par rapt dans les sociétés occidentales du haut Moyen Âge (VIe-Xe siècle), Lille, 2006. Contrairement à P. BERTRAND et Ch. MÉRIAUX, « Cambrai-Magdebourg », je ne crois pas que l’inscription du nom de Maxellende aux calendriers d’Essen soit nécessairement liée à une translation de ses reliques en Saxe. La situation d’Essen ne peut être comparée à celle de Magdebourg, bien étudiée par ces auteurs. Comme l’a démontré H. RÖCKELEIN, « Der Kult », l’autre saint dont le nom est ajouté en même temps que celui de Maxellende dans les sources liturgiques d’Essen en 940-945, Florinus, est alors vénéré à Coblence dans une communauté liée à Essen par des liens de confraternité ; ce n’est que plus tard qu’Essen recevra des reliques de ce Florinus qui contribueront au développement de son culte, à la différence de celui de Maxellende qui semble disparaître des sources saxonnes après le Xe siècle. 61 S. PATZOLD, « …Inter pagensium nostrorum gladios vivimus. Zu den “Spiegelregeln” der Konfliktführung in Niederlothringen zur Zeit der Ottonen und früher Salier », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte. Germanistische Abteilung, 118 (2001), p. 58-99. 60
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roilles en 94862. L’allusion de la première Passio de Maxellende à la division des biens d’Amaltrude entre Saint-Martin et Saint-Géry, qui n’apparaît plus dans la seconde version, pourrait s’expliquer dans un contexte de concurrence entre ces deux établissements, dont l’un relevait de l’évêque et l’autre du comte avant 948. L’hypothèse d’une datation de la Passio prima dans ce contexte paraît donc possible, mais ne peut être étayée davantage à ce stade de la recherche. Seule une étude plus approfondie des deux Passions et de leurs liens avec les nombreuses autres sources hagiographiques produites dans le même contexte cambrésien pourraient permettre de préciser davantage leur datation respective63. 5. Conclusion : l’échec de la réforme En fin de compte, les informations livrées par la seconde Passion nous révèlent que la tentative de réforme de la communauté de Caudry s’est soldée, à terme, par un échec. La suppression définitive de la communauté féminine s’est opérée en deux temps : tout d’abord, un évêque de Cambrai prit l’initiative de transférer les reliques de Maxellende et leurs desservantes à la basilique Saint-Martin hors-les-murs. La cause de ce transfert demeure inconnue : faut-il le mettre en relation avec l’incursion des Hongrois en 955, ou l’attribuer plutôt à un évêque désireux d’exercer un contrôle plus étroit sur cette communauté de sanctimoniales dont le mode de vie faisait l’objet de critiques ? Finalement, la nouvelle translation des reliques opérée par l’évêque Rotard à la fin du Xe siècle correspond vraisemblablement à la fermeture définitive de la communauté féminine qui, de fait, n’est pas mentionnée dans la liste des institutions religieuses du diocèse fournie par les Gesta episcoporum Cameracensium en 1024-1025. Le souvenir de sainte Maxellende et son culte n’ont pu perdurer que grâce à l’ultime translation de ses reliques au nouveau monastère Saint-André-du-Cateau fondé par l’évêque Gérard Ier. Les deux récits hagiographiques conservés nous offrent un nouvel exemple des limites de la typologie des sources : entre Vita, Passio ou même Regula, les frontières demeurent souvent floues. Au-delà de ces distinctions, le caractère normatif de l’hagiographie ne se
62 Sur Fulbert, voir en dernier lieu Ch. MÉRIAUX, « Fulbert, évêque de Cambrai et d’Arras (933/934-† 956) », Revue du Nord, 86 (2004), p. 525-542. Sur Gislebert, voir en dernier lieu A. DIERKENS et M. M ARGUE, « Memoria ou damnatio memoriae ? L’image de Gislebert, duc de Lotharingie († 939) », dans Retour aux sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, 2004, p. 869-890. 63 J’espère pouvoir entreprendre une telle étude prochainement.
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dévoile qu’à la lumière du contexte de rédaction de chaque récit, du public visé et des intentions de l’auteur.
Les environs de la cité épiscopale de Cambrai aux VIIe-VIIIe siècles Carte tirée de Ch. MÉRIAUX, Gallia irradiata. Saints et sanctuaires dans le nord de la Gaule du haut Moyen Âge, Stuttgart, 2006 (Beiträge zur Hagiographie, 4), p. 144, reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Hagiographie et diplomatique dans le monachisme réformé en Bourgogne au miroir du manuscrit 1 de Semur-en-Auxois Eliana M AGNANI Paris
Le propos de cet article est, à partir de l’exemple du manuscrit 1 de la Bibliothèque municipale de Semur-en-Auxois1, de penser la question de la transtextualité, en empruntant cette notion à la théorie littéraire2, tout en la restituant non seulement en fonction du texte de l’énoncé, mais également en relation avec les signes visuels et matériels de la mise par écrit, « la raison graphique »3, sur la longue durée. Il s’agit aussi d’interroger le rôle des différents chantiers scripturaires propres à la renovatio monastique au tournant des Xe et XIe siècles
1
Ce travail est issu de la recherche collective réalisée dans le cadre des séminaires de Master 2 à l’Université de Bourgogne, sur le manuscrit 1 de la Bibliothèque municipale de Semuren-Auxois, en collaboration avec Daniel Russo et Eduardo H. Aubert, et avec le soutien de M. Jean-Claude Sosnowski, directeur de la bibliothèque de Semur-en-Auxois. En attendant la publication en cours de cette enquête, on peut se rapporter aux articles suivants : D. RUSSO, « Étude sur le manuscrit 1 de la Bibliothèque municipale de Semur-en-Auxois : enluminure de manuscrit et réforme monastique », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 10 (2006), [en ligne] http://cem.revues.org/document368.html ; D. RUSSO, E. M AGNANI, « Le manuscrit 1 de la Bibliothèque municipale de Semur-en-Auxois, provenant de l’abbaye de Saint-Jean de Réome (Moutiers-Saint-Jean) : programme pédagogique de recherche », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 12 (2008), [en ligne] http://cem.revues.org/document7212. html ; E. H. AUBERT, E. M AGNANI, D. RUSSO, « Histoire du manuscrit médiéval, transmission des textes, des chants, compositions peintes et décors », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, 13 (2009), [en ligne] http://cem.revues.org/index11055.html ; E. H. AUBERT, E. M AGNANI, D. RUSSO, « Le manuscrit 1 de Semur-en-Auxois », BUCEMA-Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, 14 (2010), p. 101-112, [en ligne] http://cem.revues.org/index11561.html. 2 En particulier, G. GENETTE, Palimpsestes, Paris, 1982. 3 Il s’agit ici, bien entendu, d’une référence aux travaux de Jack Goody sur la literacy (J. GOODY, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. et présentation de J. BAZIN et A. BENSA, Paris, 1979 [The Domestication of the Savage Mind, Cambridge, 1977]) ; pour la mise au point de la recherche dans ce domaine, en ce qui concerne le Moyen Âge, voir P. CHASTANG, « L’archéologie du texte médiéval. Autour de travaux récents sur l’écrit au Moyen Âge », Annales. Histoire, Sciences sociales, 63 (2008), p. 245-269. Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 183-195 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102189
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comme l’un des moyens de « mise en norme » dans le cadre d’une redéfinition plus large de la place occupée par les monastères dans la société seigneuriale. 1. Le manuscrit Tel qu’il se présente aujourd’hui, dans sa reliure du XIXe siècle, le manuscrit 1 de Semur, provenant de l’abbaye Saint-Jean de Réôme (Moutiers-SaintJean), en Côte-d’Or, contient des pièces allant des alentours de l’an mil jusqu’au XVe siècle, ainsi que des annotations des époques moderne et contemporaine. De taille moyenne (260 × 207 mm), comportant 78 feuillets, il est composé du livret hagio-liturgique de saint Jean de Réôme, fondateur et premier abbé de l’abbaye de Réôme (vers 470), réalisé vraisemblablement entre la fin du Xe et le début du XIe siècle [fol. 0r-69v], suivi de deux célèbres diplômes mérovingiens en faveur de l’abbaye, de Clovis Ier (481/82-511 ; diplôme de 498, le 29 décembre, à Reims) [fol. 71v-72v] et de Clotaire Ier (511-561 ; diplôme de 516, le 22 février, à Soissons) [fol. 73r], forgés respectivement, selon Theo Kölzer, leur plus récent éditeur, au début et dans la seconde moitié du XIe siècle4. Dans la page restée en blanc du bifeuillet du diplôme de Clovis [fol. 71v], une main probablement du XIIIe siècle a transcrit une liste de redevances (cruces) dues à l’abbaye de Réôme par ses églises dépendantes. Le verso du feuillet contenant le diplôme de Clotaire [fol. 73v], laissé également en blanc, porte des notes d’une main du XIVe siècle qui a écrit le catalogue des évêques de Langres [fol. 74r] et peut-être aussi la liste des abbés de Réôme [fol. 75v-76v]5. Cette main (ou l’une de ces mains du XIVe siècle) a probablement annoté les diplômes [fol. 72v et 73r] et le livret hagiographique [fol. 55v et 69r]. Les indices codicologiques indiquent que ces éléments – composition hagio-liturgique, diplômes royaux, catalogues – étaient réunis au plus tard au milieu du XIVe siècle, au moment de la réalisation de la liste des évêques et des abbés. En revanche, il n’est pas aisé de savoir si les diplômes royaux étaient matériellement reliés au livret hagiograDie Urkunden der Merowinger, éd. préparée par C. BRÜHL, publiée par T. KÖLZER avec le concours de M. H ARTMANN et A. STIELDORF, 2 vol., Hanovre, 2001 [MGH, Diplomata regum Francorum e stirpe merovingica], t. 1 (n° 3, p. 7-10 ; n° 15 p. 47-49). Voir aussi les hypothèses de C. BRÜHL, « Clovis chez les faussaires », Bibliothèque de l’École des Chartes, 154 (1996), p. 219240, en particulier p. 234-237 ; ID., Studien zu den merowingischen Königsurkunden, éd. T. KÖLZER, Cologne-Weimar-Vienne, 1998, p. 75 sq. et C. B. BOUCHARD, « High Medieval Monks contemplate their Merovingian Past », The Journal of Medieval Monastic Studies, 1 (2012), p. 4162, en particulier p. 44-47. 5 Sur le verso du feuillet 74 est mentionée une liste des officiers du monastère, datant peut-être du XIIIe siècle. Une charte-partie datant de 1182 à été ajoutée à l’ensemble lors de la nouvelle reliure réalisée après 1834 (fol. 77r). Le feuillet 70 disparaît à ce moment ; il est signalé dans le catalogue manuscrit de 1834 comme « garde tirée d’un vieux rituel ». Le manuscrit se termine par un feuillet (fol. 78) contenant des notes du XV e siècle, dont le blason de l’abbé Jean II de Cussigny (1476-1491) et l’inscription de la date « l’an mil quatre cents cinquante trois le jour de […] ». 4
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phique plus tôt, malgré l’intertextualité des deux productions. L’absence d’un feuillet à la fin du livret hagiographique, ainsi que les marques de dégradation des trois premiers feuillets (aujourd’hui restaurés) tendent cependant à indiquer qu’il a été conservé longtemps indépendamment et sans reliure6. 2. Le libellus de saint Jean de Réôme et les diplômes royaux Le livret hagio-liturgique de saint Jean de Réôme est le résultat d’un projet unitaire, exécuté peut-être en différentes campagnes proches dans le temps, de création textuelle, musicale et plastique. La première partie, proprement liturgique, est constituée des lectures pour l’office de matines de l’anniversaire du saint (28 janvier) (Vie BHL 4425, livre 1 ; Miracles BHL 4426) [fol. 0v-15r], suivies des lectures pour la fête de la translation (22 septembre) issues, pour la plupart de la Vie (BHL 4425, livre 1), des Miracles (BHL 4426), de la Passion de Maurice d’Agaune et de ses compagnons (BHL 5741) et des Translations de Jean (BHL 4429-4430) [fol. 15v-45v]. Chaque leçon est marquée par des initiales finement enluminées [23 lettrines entre les fol. 2r et 38r], tandis que des doubles pages monumentales marquent l’ouverture des deux fêtes [fol. 0v-1r et 15v-16r]. Les notes marginales contemporaines de révision du découpage du texte en leçons [entre les fol. 20v et 43v] indiquent que l’office de la translation était une nouveauté dont le manuscrit témoigne de la mise en place. Ensuite ont été transcrites des pièces chantées propres pour les offices de vêpres, laudes et matines, dont plusieurs portent des neumes [fol. 45v-50r]. Dans la deuxième partie du livret, la version BHL 4426 de la Vie de Jean de Réôme a été copiée. Les deux livres de BHL 4426 sont introduits par deux lettres monumentales [fol. 52v ; 63v], alors que chaque chapitre débute par une initiale et une rubrique en capitales rouges ou noires, à l’exception de la lettrine peinte du feuillet 69r7. Selon Bruno Krusch, éditeur de la Vie de Jean de Réôme écrite par Jonas de Bobbio (vers 659) (BHL 4424 ; « version A »), le premier livre de BHL 4425 (qu’il 6
Sur les caractéristiques codicologiques récurrentes des livrets hagiographiques et la bibliographie sur ce type de manuscrit, voir J.-Cl. POULIN, « Les libelli dans l’édition hagiographique avant le XIIe siècle », dans Livrets, collections et textes. Études sur la tradition hagiographique latine, éd. M. HEINZELMANN, Ostfildern, 2006 (Beihefte der Francia, 63), p. 15-193, ainsi que l’article précurseur de Francis Wormald sur les livrets hagiographiques enluminés (F. WORMALD, « Some illustrated manuscripts of the lives of the saints », Bulletin of The John Rylands Library (Manchester), 35 (1952-1953), p. 248-266). 7 Le livret est amputé d’au moins un feuillet à la fin. Il manque aussi un feuillet entre les fol. 5 et 6, et deux entre les fol. 17 et 18. Le livret est constitué de dix cahiers signés de A à K ; il s’agit de quaternions, sauf le cahier G, qui est un ternion. Les compositions versifiées des feuillets 0r et 15r (BHL 4428a et 4428b), ainsi que deux prières du fol. 50r, ont été insérées au XIIe siècle. Le contenu des feuillets manquants du livret hagiographique du manuscrit 1 de Semur-en-Auxois peut être restitué grâce au manuscrit de la Bibliothèque Apostolique Vaticane, Vat. Reg. lat. 493, fol. 105r-135v, pour lequel il a servi d’hypotexte.
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appelle « version B »)8 et BHL 4426 (« version C », en deux livres) auraient été composés au monastère de Réôme à l’époque carolingienne, respectivement à l’époque de Charlemagne et au IXe siècle (avant 888)9. Malgré la qualité de la réalisation du livret hagiographique, ce sont les deux diplômes royaux qui ont fait la notoriété du manuscrit, surtout depuis leur édition en 1637 par Pierre Rouvier10. En page d’ouverture, une main moderne a noté : « à la page 72 du présent livre sont les chartres de la fondation de nostre Abbaye par clovis premier, Roy chrétien, et confirmées par clotaire son fils en 516 ». Cependant, c’est le récit hagiographique qui semble être l’une des sources utilisées par les créateurs des diplômes qui puisent notamment à des formules carolingiennes11. Le choix même des deux rois, Clovis et Clotaire, paraît provenir de leur mention dans les versions carolingiennes de la Vie de Jean de Réôme, qui figurent dans le manuscrit 1 de Semur-en-Auxois. BHL 4425 et 4426 citent Clovis en début de récit, tandis que BHL 4426 est la seule à citer Clotaire, à la fin, au dernier chapitre du deuxième livre. Dans le cas de Clovis, les versions carolingiennes s’inspirent sans doute de la mention « furtive » du roi dans le chapitre 15 de la Vie de Jean de Réôme par Jonas de Bobbio pour situer un miracle à l’époque de la campagne en Italie de son petit-fils Théodebert (533547/48)12. Dans les versions carolingiennes, ce repère sert à localiser la durée 8 Selon les Bollandistes, BHL 4425 est composée en deux livres, le deuxième étant identique à celui de BHL 4426. Il s’agit, en fait, du montage donné par l’édition de Mabillon [AASS ordinis S. Benedicti in Saeculorum Classes distributa, Saeculum I, Paris, 1668, p. 632-636 (BHL 4425, livre 1), p. 637-639 (BHL 4426, livre 2), p. 639-642 (BHL 4429)]. 9 Jonas de Bobbio, Vita Ihoannis abbatis Reomaensis autore Ionas, éd. B. K RUSCH, Hanovre, 1896 (MGH SRM 3), p. 505-517 ; Ionae Vitae sanctorum Columbani, Vedastis, Iohannis, éd. ID., Hanovre, 1905 (MGH, Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum), p. 321-344 ; ID., « Zwei Heiligenleben des Jonas von Susa, I : Die Vita Johannis Reomaensis », Mitteilungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung, 14 (1893), p. 385-427. Voir à propos de la Vie de Jean de Réôme par Jonas de Bobbio (BHL 4424) : J. M ARILIER, « Le monastère de Moutier-Saint-Jean et ses attaches colombaniennes », dans Mélanges colombaniens. Actes du congrès international de Luxeuil, 20-23 juillet 1950, Paris, 1951, p. 383-384 ; ID., « Notes d’hagiographie lingone (Guillaume de Dijon ou de Volpiano, saint Jean de Réome) », Bulletin de la Société historique et archéologique de Langres, 16/224-225 (1971), p. 121-122 ; A. DUBREUCQ, « Lérins et la Burgondie dans le haut Moyen Âge », dans Lérins, une île sainte de l’Antiquité au Moyen Âge, éd. Y. CODOU, M. L AUWERS, Turnhout, 2009, p. 195-227 (en particulier p. 206-212) ; A. DIEM, « The Rule of an ‘Iro-Egyptian’ monk in Gaul. Jonas’ Vita Iohannis and the construction of a monastic identity », Revue Mabillon, n. s., 19 (= 80) (2008), p. 5-50. 10 P. ROUVIER (S. J., le P.), Reomaus, seu Historia monasterii S. Joannis Reomaensis, in tractu Lingonensi, primariae inter gallica coenobia antiquitatis, ab anno Christi 425, collecta et illustrata a P. Petro Roverio…, Paris, 1637, p. 28-30 et 71-72. Rouvier est également le premier éditeur de BHL 4426 (p. 1-23 et 70-71), BHL 4429 (p. 40-47 et extrait p. 73-74), BHL 4430 (p. 47-57) et BHL 4431 (p. 57-58). Sur les débats autour de l’authenticité des diplômes de Clovis et Clotaire, outre l’édition de Theo Kölzer, voir A. R AUWEL, « La fausse charte de Clovis pour Moutiers-Saint-Jean », Bulletin de l’Académie des Sciences et des Lettres de Semur (2005), p. 66-71. 11 Die Urkunden der Merowinger, t. 1, p. 8. 12 Jonas de Bobbio, Vita Iohannis abbatis, p. 513, p. 338 (Cumque iam Gallias Francorum regis sue dictione, sublato imperii iure, gubernacula ponerent et, postposita rei publice dominatione, pro-
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de vie de saint Jean dans la succession des empereurs romains et des rois des Francs : de Clovis à Théodebert, en passant par Théoderic (511-533)13, rois cités à nouveau dans le récit de miracle du deuxième livre de BHL 442614. Clotaire Ier, en revanche, ne figure pas dans le récit composé par Jonas de Bobbio. Il est une « nouveauté » apportée par le dernier chapitre de BHL 4426 qui rend compte de la succession de saint Jean et de la continuité de son œuvre, par l’abbé Silvestre. Sur celui-ci l’hagiographe note l’attachement que lui ont voué les rois des Francs Clotaire et Childebert (511-558) et rapporte un miracle connu par le récit de Venance Fortunat (v. 530-609) dans la Vie de saint Germain de Paris (496-576) (BHL 3468, chapitre 35)15. Bien que très allusives, il n’en reste pas moins que ces mentions placent clairement les deux premiers abbés de Réôme en parallèle avec le règne des premiers Mérovingiens en Gaule. Les « rois des Francs » sont aussi évoqués de manière générique au chapitre 10 du deuxième livre de BHL 4426. Mais ici ils sont signalés, avec d’autres nobles, comme ayant agi directement en faveur du monastère de Réôme, puisqu’on peut, dit-on, toujours relire les chartes conservées dans les archives par lesquelles ils ont concédé leurs bénéfices16. La façon dont pria fruerentur potestate, evenit, ut Theudebertus, filius Teuderici, Clodovei condam filii, bellum Italie inferret, transactis Alpibus, Italiam inquietaret). Voir M. HEINZELMANN, « Clovis dans le discours hagiographique du VIe au IXe siècle », Bibliothèque de l’École des Chartes, 154 (1996), p. 87-112 (ici, et pour l’expression « furtive », p. 102, n. 66). 13 [BHL 4425] : fol. 2r-v (lectio secunda) : Quo etiam tempore, Franci cum Chlodoueo rege post posta republica, militari manu terminos Romanorum irrumpentes, Galliam inuaserunt. Sicque usque in tempora Theoderici regis qui filius extitit prefati Chlodouei, et filii eius Theodeberti perdurauit. Nam quando sacris artius se mancipauit documentis, Gallias sub imperii iure, Iohannes consul regebat ; fol. 17v (lectio secunda) : Quo etiam tempore, Franci cum Chlodoueo rege, post posita republica, militari manu terminos Romanorum irrumpentes, Galliam inuaserunt. Sicque, usque in tempora Theoderici perdurauit. Nam quando sacris artius se mancipauit documentis, Gallias sub imperii iure, Iohannes consul regebat ; [BHL 4426] : fol. 51v (praefatio) : Quo etiam tempore, Franci cum Clodoueo rege, post posita republica, militari manu terminos Romanorum irrumpentes, Galliam inuaserunt. Sicque usque in tempora Theoderici regis, qui filius extitit prefati Clodouei, et filii eius Theodeberti perdurauit. His itaque omissis, ad ea que coepimus reuertamur. 14 [BHL 4426] : fol. 10r : Nam tempore quo Franci post posita republica, sublatoque imperii iure, propria dominabantur potestate, Theodebertus filius Theuderici, Chlodouei quondam filii, Italie claustris disruptis, bellum Ausoniis intulit ; fol. 65v : Nam tempore quo Franci post posita re publica, sublatoque imperii iure, propria dominabantur potestate, Theodebertus filius Theuderici, Clodouei quondam filii, Italiae claustris disruptis, bellum Ausoniis intulit. 15 Le passage ne figure plus dans le manuscrit 1 de Semur, qui a perdu ses derniers feuillets, mais le chapitre correspondant est cité dans la table des chapitres du deuxième livre (f. 60r – XII De praelatione abbatis SILVESTRI sicut ipsus beatus Iohannes adhuc uiuentis praecepit). Le texte du chapitre peut être reconstitué grâce au manuscrit Vat. Reg. lat. 493, f. 135v et l’édition de Pierre Rouvier, Reomaus, p. 70 : Post obitum gloriosissimi domini Iohannis, suffectus est in locum eius abbas Silvester nomine quem ipse antea uiuens fratrum coetui praesse praeceperat ; qui et religionis forma et regulae tenore per vestigia magistri gradiens longevo floruit tempore. Diligebatur autem a Chlotario atque Childberto christianissimis regibus francorum ob meritum eius sanctitatis. 16 Fol. 69r : QVANTO IAM HONORE AC VENERATIONE regum Francorum atque nobilium fulciretur uirorum, ambigit nemo, qui beneficia a predictis regibus prestita, per precepta chartarum que usque nunc in publicis arciuis predicti condita sunt monasterii, relegere cupit. Le rapprochement entre ce pas-
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ce passage de la Vie se présente aujourd’hui dans le feuillet 69r du manuscrit 1 de Semur-en-Auxois pourrait indiquer l’attention qu’on lui a depuis longtemps apportée. Ainsi, la note marginale d’une main du XIVe siècle qu’on lit partiellement, […] infra […] folio, marque sans doute le renvoi vers les actes de Clovis et Clotaire ajoutés à la suite du livret hagiographique de saint Jean. Plus encore, le passage est mis en relief par le traitement différencié donné à la lettre Q (Quantum) au début du chapitre 10 : contour noir appuyé, et intérieur du cercle partagé en quatre champs peints en rouge, bleu et jaune (fig. 1 dans le cahier couleur en fin de volume). Effectivement, à l’inverse des leçons de l’office qui dans le manuscrit commencent toutes par des lettrines finement enluminées (fig. 2 et 3), dans la transcription de BHL 4426 seul le début de chacun des deux livres porte une grande initiale décorée. Tous les chapitres sont marqués, quant à eux, par le traitement rubriqué de la première ligne, en rouge ou en noir : une première lettre majuscule grasse sur deux lignes suivie de capitales (fig. 4). Il n’est pas possible de déterminer avec certitude si l’initiale Q du feuillet 69r a été peinte au moment de la réalisation du livret hagiographique ou s’il s’agit d’une intervention postérieure, ce qui semble cependant une hypothèse assez plausible. Mais quelle que soit l’époque, l’ajout des couleurs dans une initiale à l’intérieur d’une partie du manuscrit où ce procédé n’est pas utilisé signale l’intention d’attirer le regard sur ce passage du texte en particulier. Qui plus est, le type de peinture choisie pour le Q, quatre triangles colorés, est le même que celui utilisé dans la première lettrine du livret hagiographique, le D (Denique) (fig. 2), qui introduit la lectio secunda de la fête de l’anniversaire de saint Jean, et où se trouve en l’occurrence la première mention de Clovis, de Théoderic et de Théodebert dans le manuscrit. Ces marquages visuels semblent indiquer la volonté de faire résonner les différentes parties du livret hagio-liturgique avec les chartes des rois des Francs ; ils indiquent la mise en relation volontaire de ces différentes réalisations. 3. Intertextualités Dans le diplôme de Clovis – qui prend le monastère de Réôme sous sa protection, lui confère des biens et l’immunité –, plusieurs éléments prolongent cette résonance du point de vue de l’intertextualité avec les récits hagiographiques et les différentes pièces liturgiques connues grâce au manuscrit 1 de Sesage de BHL 4426 et les diplômes de Clovis et Clotaire a été fait par B. Krusch (MGH SRM 3, p. 504 ; ID., « Zwei Heiligenleben… », p. 407 ; ID., « Studien zur fränkischen Diplomatik. Der Titel der fränkischen Könige », Abhandlungen der Preussischen Akademie der Wissenschaften, Philosophisch-historische Klasse, 1 (1937), p. 44), et discuté aussi par C. Bruhl et T. Kölzer (voir références supra n. 4).
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mur-en-Auxois. L’évocation, dans le diplôme, de l’année de la « soumission des Gaulois » par Clovis est probablement un rappel de « l’invasion de la Gaule » par Clovis dans la lectio secunda de BHL 4425 et dans la préface de BHL 4426, augmenté de sa conversion au christianisme17. La façon de désigner Jean, à cinq reprises, dans ce même diplôme, comme patronus – mot utilisé dans les actes diplomatiques pour désigner un saint patron, mais pas un abbé vivant18 – renvoie à l’usage du vocable dans les textes liturgiques chantés lors des offices consacrés à saint Jean. Dans le manuscrit 1, cette épithète est employée dans une homélie, dans une oraison, dans un répons, dans un hymne et dans un passage de BHL 4426 qui fait justement référence à la louange qui est due au saint19. Le diplôme de Clovis fait aussi référence à la règle de Macaire que Jean introduit dans son monastère20, donnée qui se trouve dans les différentes versions de la Vie de Jean21. Le diplôme dialogue aussi avec d’autres récits hagiographiques. La manière de délimiter le domaine que le roi octroie à Réôme, c’est-à-dire le circuit parcouru autour du monastère sur un âne au long d’une journée22, évoque un procédé qu’Hincmar de Reims (v. 806-882) raconte dans sa vie de saint Remi – le circuit que Remi parcourt pendant la sieste de Clovis –, et qui semble inspirer aussi l’hagiographe d’un disciple supposé du saint évêque, saint Léonard de Noblat 17 Fol. 71 (voir Die Urkunden der Merowinger, p. 9, l. 9-10) : primo nostre suscepte christianitatis atque subiugationis Gallorum anno nostre celsitudini tradidit et commendavit. Pour les passages dans les Vies carolingiennes, voir supra n. 13. 18 Fol. 71-72 (voir Die Urkunden der Merowinger, p. 9, l. 12 et 20-21 et p. 10, l. 3, 4 et 7) : peculiarem patronum nostrum ; litteras manu nostra firmatas ipsi nostro patrono domno Iohanni dedimus ; peculiarem nostro patrono domno Iohanni ; pro ipso patrono nostro ac pro ipso loco sancto ; ipsa congregatio per tempora tanti patroni eiusque successorum. La recherche des différentes formes présentes de patronus dans la base de données des chartes bourguignonnes CBMA (Chartae Burgundiae Medii Aevi : http://www.artehis-cbma.eu/), montre qu’il est peu usité, avec seulement 54 occurrences dans 10278 chartes datant d’entre 500 et 1300 [patroni (11 fois), patronibus (4), patronique (1), patronis (4), patrono (7), patronorum (1), patronos (6), patronum (7), patronus (8)]. À part une occurrence dans un testament du VIe siècle, le mot est employé seulement à partir du Xe siècle (4 occurrences), puis aux XIe (13 occurrences), pour désigner le saint patron d’un monastère. 19 Fol. 28r et 29r (nostrique singularis et summi patroni Iohannis iocundamur insigniis… Vnde nunciam ad summum nobis patronum Iohannem – homélie) ; fol. 45r (Tantum qui illi meruisti esse pedisecus, nobis digneris esse patronus – oraison) ; fol. 45v (R. O sacer Christi Iohannes tuorum patrone gloriosissime signorum in uirtuti dare audi uoces… – répons) ; fol. 46r (Plaudimus tanto quoties patrono debito certe releuamur omnis quin et offensis ueniam meremur presule Christo… – hymnum ad nocturnos) ; fol. 57r (prout sufficit tenuitas ingenii nostri proprii patroni disserere laudem – BHL 4426, livre 1, chapitre 6). 20 Fol. 71v (voir Die Urkunden der Merowinger, p. 9, l. 8-9) : …quia domnus Iohannes, clarus virtutibus, locellum suum in pago Tornotrinse sub regula Macharii ad habitationem monachorum constructum, quod Riomaus vocatur… 21 Fol. 5v et 58r : sub regulari tenore quam beatus Macharius Ægyptiorum indidit monachis ministrare. 22 Fol. 71v (voir Die Urkunden der Merowinger, p. 9, l. 13-14) : ut quantumcumque suo asino sedens una die circa locum suum nobis traditum et comendatum de nostris fiscis circuisset.
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(dans le Limousin), qui, comme dans le diplôme de Clovis pour Réôme, se fait confirmer par le roi l’aire qu’il sillonne sur le dos de son petit âne23. Le diplôme de Clovis pour Réôme, il faut le noter, est supposé avoir été promulgué à Reims (Actum Remis civitate). La figure du saint monté sur un âne pour délimiter le territoire de son monastère sera aussi associée à un autre saint abbé bourguignon, saint Seine, disciple de Jean de Réôme, fondateur de l’abbaye de Saint-Seine en Côte-d’Or, qu’on sculpte ainsi à la fin du XIIIe siècle sur les bornes séparant les terres de son abbaye de celles de l’abbaye de Fontenay24. Le diplôme de Clotaire est composé au regard de celui de Clovis : en souvenir et suivant l’exemple de son père (sicut dive memorie genitor noster Chlodoueus)25, Clotaire prend le monastère sous sa protection, lui accorde la libre élection de l’abbé ainsi que l’immunité ; il confirme la part du fisc que Clovis avait autrefois concédée en vue de l’entretien des moines. Comme dans le diplôme de Clovis, Jean est désigné dans son rôle de saint, patronus : il s’agit du monastère de saint Jean et du culte qu’on lui rend. Mais il s’adresse au disciple et successeur
Pour la bibliographie et une analyse fine du rapport entre ces deux Vies, voir M.-C. ISAÏA, Remi de Reims. Mémoire d’un saint, histoire d’une Église, Paris, 2010, p. 704-712. Hincmar de Reims, Vita Remigii episcopi Remensis, éd. B. K RUSCH, MGH SRM 3, p. 306-307, c. 17 : Unde, suadente religiosissima regina et petentibus locorum incolis, qui multiplicibus exeniis erant gravati, ut quod regi debebant aecclesiae Remensi persolverent, rex sancto Remigio concessit, ut, quantum circuiret, dum ipse meridie quiesceret, totum illi donaret. Sanctus autem Remigius per fines, quae manifestissime parent, pergens, signa sui itineris misit… Surgente interea rege a somno meridiano, reversus est ad eum sanctus Remigius, et omnia que ambitus circuitionis illius continuit ei precepto suae auctoritatis rex donavit [BHL 7152-7164 – avant 882]. Vita Leonardi Confessoris Nobiliacensis, éd. B. K RUSCH, ibid., p. 397-398, c. 5 : Ad haec denique beati viri verba catholicus rex respondit : ‘Sacratissimae voluntati tuae, homo Dei et amice religionis, habundanter satisfacere possum, quia sub cartulari praecepto tradam tibi istud nemus totum’. Cui beatus Leonardus : ‘Non totum’, inquid, ‘serenissime rex, accipiam, sed partem, postquam exinde tuam sentio largiendi voluntatem’ ; et adiecit : ‘Quantumcumque igitur ex hac silva cum meo asello peregrare potero, tantum et nom amplius a tua celsitudine mihi concedi exopto’. Quod rex sub regali decreto adimplevit, et quicquid ipse circuitione sui aselli comprehendisset, sicut idem vir sanctus expetierat, lapideis terminis concludi praecepit. Non expedit igitur litteris conscribere, quantum telluris ipse una nocte equitando valuit concludere ; satis quippe habetur adhuc in recordatione, quidquid comprehensum sit ex beati viri circuitione [BHL 4862 – premier tiers du XIe siècle]. 24 Saint Seine est cité dans le manuscrit 1, aux feuillets 11v, 12r, 68r (BHL 4426). Sur les « grandes bornes » du bornage de 1288, dont six de celles connues aujourd’hui portent la gravure de saint Seine sur un âne d’un côté et celle de saint Pierre tenant une clé de l’autre, voir A. COUTIER, M. M ANGIN, « Sur les pas de Saint-Seine, les bornages médiévaux autour des Sources de la Seine », Mémoires de la Commission des Antiquités de la Côte-d’Or, 40 (2002-2004), p. 97-132, en particulier p. 109-114 et fig. 28-37. Voir aussi Sculpture médiévale en Bourgogne : collection lapidaire du Musée archéologique de Dijon, M. JANNET-VALLAT et F. JOUBERT, Dijon, 2000, p. 78-79 (n° 12 « Borne délimitant les territoires des anciennes abbayes de Saint-Seine-l’Abbaye et de Flavigny ») ; A. FÉTU, « Rapport sur les bornes délimitant le territoire de l’ancienne terre abbatiale de Saint-Seine », Mémoires de la Commission des Antiquités de la Côte d’Or, 13 (1895-1900), p. 5-7. 25 Fol. 73r (voir Die Urkunden der Merowinger, p. 49, l. 6). 23
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de Jean, l’abbé Silvestre26. En insistant sur le terme de successor, utilisé à cinq reprises, pour indiquer aussi bien la succession des rois que la succession des abbés, le diplôme dresse une généalogie double et croisée, royale et abbatiale (Clovis/Jean, puis Clotaire/Silvestre), de père en fils (Clovis/Clotaire), de maître à disciple (Jean/Silvestre). Il précise ainsi la geste des origines en posant, et en choisissant délibérément, des jalons affirmés. Ce parti pris marque un changement important par rapport aux récits hagiographiques, y compris BHL 4426, qui laissent dans le vague la relation de Jean, puis de Silvestre, avec les rois des Francs. 4. Renovatio monastique et chantiers scripturaires Parmi les nombreuses hypothèses avancées sur l’époque et le contexte de la confection de ces actes, Theo Kölzer a sans doute raison de les placer au moment de la réforme monastique des alentours de l’an mil, sous l’abbatiat d’Heldric à Réôme (1003-1010). Disciple de Maïeul de Cluny, Heldric est un multi-abbé réformateur, ayant dirigé à la fois Flavigny, Saint-Germain d’Auxerre et Saint-Jean de Réôme. Dans un article de 1981, en développant une remarque de Robert-Henri Bautier sur le caractère suspect de deux diplômes de Charles le Chauve, Yves Sassier a montré l’entreprise de création de diplômes passant pour émaner des rois carolingiens à Saint-Germain et à Flavigny sous la direction d’Heldric27. Le même type d’entreprise à Réôme semble une hypothèse vraisemblable. On peut probablement placer dans ce contexte de renovatio monastique d’autres réalisations scripturaires des alentours de l’an mil et de la première moitié du XIe siècle, comme le manuscrit 1 de Semur-en-Auxois ou encore 26 Fol. 73r (voir Die Urkunden der Merowinger, p. 49, l. 6, 8-9) : monasterium domni patronis nostri Iohannis ; ita et nos venerabilem Siluestrum, abbatem ipsius et domni Iohannis, nostri generis peculiaris patroni et oratoris, discipulum ac successorem, sub nostra nostrarumque regum successorum emunitate et defensione recepimus et revocamus. 27 Y. SASSIER, « Quelques remarques sur les diplômes d’immunité octroyés par les Carolingiens à l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre », Bibliothèque de l’École des Chartes, 139 (1981), p. 37-54 (repris et remanié dans ID., « Exemption monastique et remaniements textuels : les diplômes d’immunité octroyés par les Carolingiens à l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre », dans Structures du pouvoir, royauté et res publica (France, IXe-XIIe siècle), Rouen, 2004, p. 93-109) ; R.-H. BAUTIER, Recueil des actes d’Eudes, roi de France (888-898), Paris, 1967 (Chartes et diplômes), n° 11, p. 53 et n. 1. Constance Bouchard, éditrice des plus anciens actes de Flavigny, réfute Yves Sassier en considérant le diplôme de Charles le Chauve pour Flavigny de 849 comme authentique, mais cette réfutation ne repose sur aucune discussion de sa démonstration ou de son hypothèse, et se base seulement sur un rapprochement qu’il aurait fait du diplôme avec l’acte de fondation de Cluny, chose très étonnante car il n’est jamais question de cet acte dans l’article. Peut-être confond-elle l’acte de fondation avec l’acte d’exemption de Cluny de 998999 ? [C. BRITTAIN BOUCHARD, The Cartulary of Flavigny, 717-1113, Cambridge (MA), 1991 (The Medieval Academy of America. Medieval Academy Books, 99), n° 19 (p. 63)]. Sur l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre et l’abbatiat d’Heldric, voir aussi N. DEFLOU-LECA, Saint-Germain d’Auxerre et ses dépendances (Ve-XIIIe siècle), Saint-Étienne, 2010, p. 218-227.
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le livret hagiographique, inséré dans le manuscrit Reginensis latinus 493 de la Bibliothèque Vaticane (fol. 80r-135v) provenant de Saint-Germain d’Auxerre28, contenant la Vie de Maïeul de Cluny et le dossier hagio-liturgique de Jean de Réôme inspiré du manuscrit de Semur29. Le mouvement qui revisite les diplômes royaux pour les créer ou les recréer est plus large que les entreprises liées au multi-abbatiat d’Heldric. Plusieurs études ont pu déceler la fabrication de diplômes ‘carolingiens’ dans les églises et communautés d’Autun entre le Xe et le XIe siècle. Selon l’hypothèse d’Olivier Bruand, le « mini-cartulaire » réuni vers la fin du Xe siècle pour l’abbaye féminine de Saint-Andoche, conservé aux Archives départementales de la Saône-etLoire (H 675), où est inséré un diplôme suspect de Charles le Simple30, ainsi que les pseudo-diplômes de Charles le Chauve pour la communauté canoniale de Saint-Symphorien réalisé peut-être autour de 99331, et de Charles le Gros pour le monastère de Saint-Martin à la fin du Xe siècle32, auraient été confectionnés sous l’épiscopat de l’évêque d’Autun, Gautier (976-v. 1018)33. Ce prélat proche 28 A. WILMART, Codices reginenses latini, Vatican, 1937-1945, 2 vol. (Bibliothecae apostolicae vaticanae codices manu scripti recensiti), t. 2, p. 692-702. 29 Le lien réalisé alors entre Maïeul et Jean de Réôme, et le rôle d’Heldric dans cette construction, ont été mis en avant par D. IOGNA-P RAT, Agni immaculati. Recherches sur les sources hagiographiques relatives à Saint-Maïeul de Cluny (954-994), Paris, 1988, p. 133-141 et 287-301 : Heldric serait l’instigateur probable de la rédaction de la Vita Maioli (BHL 5179) entre 999 et 1010 et du Sermo de beato Maiolo dont une grande partie (l. 64-94) est empruntée à l’Homelia in nativitate sancti Iohannis, présente dans le manuscrit 1 de Semur-en-Auxois aux fol. 13v-14v. Il faut noter, par ailleurs, que cette homélie est utilisée aussi pour saint Trophime d’Arles (BHL 8318d) (cf. E. M AGNANI, « Trophimus, Dionisus, Regulus, Felicissimus... Listes et vies des premiers évêques d’Arles (IXe-XIIe siècle) », à paraître dans les Actes du 57e Congrès de la Fédération historique de Provence, Marseille, octobre 2013, dir. Y. CODOU et Th. PÉCOUT, dans Provence historique. 30 O. BRUAND, Les origines de la société féodale. L’exemple de l’Autunois (France, Bourgogne), Dijon, 2009, p. 18-19 ; I. FEES, « Drei Urkunden des Bischofs Jonas von Autun und die (angebliche) Synode von Saint-Geosmes », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 51/2 (1995), p. 376-403 ; C. BRÜHL, « Die Urkunde Karls des Einfältigen und Rudolf von Westfranken für das Nonnenkloster Saint-Andoche zu Autun », dans ID., Aus Mittelalter und Diplomatik. Gesammelte Aufsätze 2, Hildesheim, Munich, Zurich, 1989, p. 838-850 (repris de « Eine Fälschung auf den Namen Karls des Einfältigen für Nonnenkloster Saint-Andoche zu Autun », Historisches Jahrbuch, 91 (1971), p. 384-393. L’expression « mini-cartulaire » est de Nathalie Verpeaux, que je remercie pour les informations transmises sur ce dossier (Saint-Andoche et Saint-Jean-le-Grand : des religieuses à Autun au Moyen Âge, Thèse de doctorat de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, 2009). 31 I. FEES, « Die Urkunde Karls des Kahlen für das Kloster Saint-Symphorien zu Autun : eine Fälschung », Francia, 24/1 (1997), p. 65-82 ; O. BRUAND, Les origines de la société féodale, p. 14 ; ID., « Autour des actes 2 et 4 du cartulaire de Saint-Symphorien d’Autun ou du bon usage de la falsification pour défendre un temporel monastique » dans André Déléage (1903-1944). Actes du colloque de Cluny, 3-5 septembre 2003, éd. A. GUERREAU, D. MÉHU, coll. I. VERNUS, Annales de Bourgogne, 83-1-3 (2011), p. 197-210 [je remercie l’auteur de m’avoir communiqué son article avant sa parution]. 32 O. BRUAND, Les origines de la société féodale, . 15-18. 33 O. BRUAND, « L’évêque Gautier d’Autun. Un prélat faussaire ? », dans La foi dans le siècle. Mélanges offerts à Brigitte Waché, éd. H. GUILLEMAIN, S. TISON et N. VIVIER, Rennes, 2009, p. 121-132.
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des milieux réformateurs clunisiens a, entre autres, confié la réforme de l’abbaye de Flavigny à l’abbé Heldric en 987/98934. Il faut aussi rappeler les rapports que l’abbaye de Réôme a entretenus avec l’abbaye Saint-Bénigne de Dijon, dont le réformateur, Guillaume de Volpiano, abbé entre 990 et 1031, a aussi dirigé Moutiers-Saint-Jean entre 992 et 100235. La Chronique de Saint-Bénigne, qui selon les dernières hypothèses de Karl Heidecker aurait été composée en 1053, après la réalisation du cartulaire entre 1032 et 105336, prend dans la Vie de Jean de Réôme les personnages sur lesquels elle établit le récit de l’invention du corps du martyr Bénigne et de la fondation du monastère dijonnais au VIe siècle. C’est ainsi qu’au temps et qu’à l’initiative de l’évêque de Langres, Grégoire (506-539), une communauté aurait été installée auprès de la sépulture de Bénigne. Dans la Vie de Jean de Réome, Grégoire est l’évêque qui oblige le saint à retourner à son monastère alors qu’il l’avait quitté pour séjourner incognito à Lérins37. Selon la Chronique, le premier abbé de Saint-Bénigne, Eustade, était, comme saint Seine, un disciple de Jean de Réôme, et il était enseveli auprès de Bénigne tout comme les parents de Jean, Hilaire et Quiète38. L’un des cinq autels de la crypte de Saint-Bénigne était dédié à saint Jean, à saint Seine et à saint Eustade ; l’abbaye conservait aussi la moitié du corps de saint Grégoire, l’évêque de Langres39. Les consonances entre les deux abbayes ne se limitent pas aux emprunts textuels et peuvent avoir joué aussi dans leur façon de concevoir la production de diplômes. En fait, à l’instar de Réôme, à Saint-Bénigne on a aussi fabriqué un
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N. BULST, Untersuchungen zu den Klosterreformen Wilhelms von Dijon (962-1031), Bonn, 1973 (Pariser Historische Studien, 11), p. 61 sq. Voir C. BRITTAIN BOUCHARD, The Cartulary of Flavigny, n° 28, p. 82-85 (mars 992). 35 N. BULST, Untersuchungen zu den Klosterreformen Wilhelms von Dijon, p. 27. 36 K. HEIDECKER, « Le cartulaire et la chronique de l’abbaye Saint-Bénigne de Dijon : le manuscrit 591 de la Bibliothèque municipale de Dijon » (à paraître dans Productions, remplois, mises en registre : la pratique sociale de l’écrit à travers la documentation médiévale bourguignonne, éd. E. M AGNANI, M.-J. GASSE-GRANDJEAN). Les actes de Saint-Bénigne de Dijon ont été édités dans Chartes et documents de Saint-Bénigne de Dijon, prieurés et dépendances, des origines à 1300, t. 1 : VIe-X e siècles, éd. R. FOLZ, J. M ARILIER, Dijon, 1986 (Analecta Burgundica) ; Chartes et documents de Saint-Bénigne de Dijon, prieurés et dépendances, des origines à 1300, t. 2 : 990-1124, éd. G. CHEVRIER et M. CHAUME, Dijon, 1943 (Analecta Burgundica). 37 Semur-en-Auxois, Bibliothèque municipale 1, fol. 5r, 56r. 38 Chronique de l’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon, éd. F. BOUGAUD et J. GARNIER, Paris, 1875 (Analecta Divionensia, 9), p. 10-15. Ces emprunts factuels à la Vie de Jean de Réôme ne sont pas signalés par C. DAHLMANN, « Untersuchungen zur Chronik von St. Bénigne in Dijon », Neues Archiv der Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde, 49 (1932), p. 281-331. 39 Chronique de l’abbaye de Saint-Bénigne, p. 142-143. On trouvera la bibliographie relative à l’abbaye Saint-Bénigne de Dijon dans C. M ARINO M ALONE, Saint-Bénigne et sa rotonde. Archéologie d’une église bourguignonne de l’an Mil, Dijon, 2008. Sur les abbés voir H. HELLERSTRÖM, ‘Historia huius loci’. Studien zum Bild von Abt und Mönch in der Chronik von Saint-Bénigne, Munich, 1977.
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pseudo-diplôme mérovingien, peu après 1031 selon Theo Kölzer40. Il est connu par sa transcription dans le cartulaire de Saint-Bénigne (entre 1032 et 1053) et mentionné dans la Chronique41. Il s’agit d’un plaid où le roi Clotaire (III) règle en faveur de l’abbé de Saint-Bénigne un différend au sujet de la villa de Larreysur-Ouche (664/665, 24 octobre [à Mâlay-le-Petit]). En fait, tout en mentionnant un (ou deux ?) diplôme antérieur (perdu) du roi Gontran (561-592)42, et, chose inhabituelle, sans nommer l’adversaire de l’abbaye, ce document est en grande partie conçu sous la forme d’une notice relatant un règlement de conflit caractéristique du XIe siècle. En acceptant la reconstitution du cartulaire proposée par Karl Heidecker, on observe qu’un rôle important est attribué à cette notice, car elle ouvre le cartulaire, placée en tête d’un quaternion réunissant neuf actes royaux en faveur de l’abbaye (aujourd’hui le cahier 11 du manuscrit 591 de la Bibliothèque municipale de Dijon)43. À l’inverse des copies figurées des diplômes carolingiens qui distinguent ce cartulaire, dans la transcription des actes mérovingiens ce sont seulement quelques « réminiscences »44, d’ordre graphique et performatif45, qui sont employées et émaillent ainsi le rendu visuel des copies. Dans l’acte de Clotaire III pour Saint-Bénigne, le chrismon, les litterae elongatae de la première ligne, les majuscules dans l’eschatocole où, entre la date et le signe de validation, l’espace laissé en blanc fait allusion à la place réservée pour le sceau, sont des procédés graphiques qui rappellent ceux utilisés dans les diplômes de Clovis et de Clotaire Ier pour Saint-Jean de Réôme dans le manuscrit 1 de Semur-en-Auxois. Ici, à part l’invocation en lettres allongées au début du diplôme de Clovis, l’accent est mis sur les protocoles finaux, parés de monogrammes royaux ainsi que de signes de recognition, des ruches inventées pour l’occasion (fig. 5 et 6).
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Die Urkunden der Merowinger, t. 1, n° 103, p. 264-268 (daté de 664/65). Dijon, Bibliothèque municipale 591, fol. 69v-70 ; Chronique de l’abbaye de Saint-Bénigne, p. 61-62. 42 Die Urkunden der Merowinger, t. 2, Dep. 67, p. 527-528. 43 Dans la Chronique de Saint Bénigne, la mention de cet acte précède la transcription d’une bulle du pape Serge Ier (687-701) garantissant le droit de sépulture au monastère ; cette bulle est aussi une création de la première moitié du XIe siècle rédigée sur l’envers du papyrus d’une lettre pontificale de la fin du Xe siècle (Chronique de l’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon, p. 6162, et voir aussi p. 15). Sur ce papyrus voir P. GRAS, « Une bulle de plomb du pape Jean XV (995) », Bibliothèque de l’École des Chartes, 122 (1964), p. 252-256 et H. A PPELT, « Die falschen Papsturkunden des Kloster St. Benigne de Dijon », Mitteilungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung, 51 (1937), p. 249-312. 44 L’expression est de Theo Kölzer, Die Urkunden der Merowinger, t. 1, n° 103, p. 265-266. Voir aussi K. HEIDECKER, « Le cartulaire et la chronique de Saint-Bénigne de Dijon ». 45 Sur le caractère performatif des cartulaires enluminés, doir R. A. M AXWELL, « Sealing Signs and the Art of Transcribing in the Vierzon Cartulary », The Art Bulletin, 81/4 (1999), p. 576597. 41
HAGIOGRAPHIE ET DIPLOMATIQUE EN BOURGOGNE
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Entre le Xe et le XIe siècle, la réforme des anciens monastères bourguignons est un moment de renouveau profond, qui n’affecte pas seulement la vie consacrée, liturgique, menée à l’intérieur des communautés, mais engage également une redéfinition de la place et de l’action des monastères et des moines dans la société seigneuriale. Les chantiers scripturaires de cette période, comme celui qu’on peut essayer de restituer autour du manuscrit 1 de Semur-en-Auxois, rendent compte, à leur manière, de ce double moteur. La création et l’invention passent à la fois par l’appréhension active de ce qui est connu et existe déjà, et par sa transformation à la suite d’un jeu subtil de déplacements et de renvois. Ces émaillages de textes, de signes, d’images, lancent une dynamique qui se prolonge et se prête, au besoin, à des nouvelles actualisations, en se servant (et en étant servis par) d’un support versatile, le codex, qui les rend possibles tout en les déterminant à son tour. Les concepteurs, réviseurs, et utilisateurs du livret hagio-liturgique de saint Jean de Réôme et des diplômes de Clovis et de Clotaire dialoguent, échangent, composent, avec des mots et des regards, comme une manière de peser sur l’insertion de leur communauté dans un monde en mouvement.
La fonction normative dans l’hagiographie monastique de l’Italie centrale (Xe-XIIe siècles) Pierluigi LICCIARDELLO Arezzo
Le monachisme est aux Xe-XIIe siècles au sommet de son développement historique. Les écoles monastiques, florissantes, commencent à subir la concurrence des écoles épiscopales et citadines, mais sont encore capables de produire les meilleures forces intellectuelles de la période. C’est à cette époque que les grands monastères d’Italie centrale (Farfa, Trisulti, Casauria, Monte Amiata, Fonte Avellana, Camaldoli, Vallombreuse) ont émis leur plus intéressante production littéraire1, et l’hagiographie est au centre de cette littérature. J’utiliserai ici non un seul texte, mais un corpus de textes homogènes par leur provenance et leur époque, ce qui impose de renoncer à l’analyse détaillée de chacun d’entre eux et de renvoyer à la bibliographie2, mais permet d’entrevoir les relations multiples entre les textes et d’observer la répétition d’un même phénomène dans plusieurs cas. Les textes que je prends en considération sont surtout des Vies de saints contemporains, moines et abbés, mais le discours hagiographique s’insère aussi dans des textes de types différents : historique (les chroniques), épistolaire et réglementaire (les coutumiers). Il faudra déconstruire les textes pour analyser quatre aspects de la fonction normative : comment le discours hagiographique franchit les barrières des genres littéraires traditionnels, en refusant leur caractère normatif (fonction anti-normative du point de vue littéraire) ; comment il construit des codes de
1 Je remercie vivement Thomas Granier pour la vérification de mon texte français. Voir, en général, pour l’Italie, G. P ENCO, Storia del monachesimo in Italia, Milan, 1995 (19831), p. 393470. Les monastères d’Italie centrale où sont composés les textes sont situés sur la carte infra p. 214, tirée de F. W. P UTZGER, Historischer Weltatlas, Berlin, 1974, p. 50, modifiée par l’auteur. 2 Voir P. LICCIARDELLO, Agiografia latina dell’Italia centrale, 950-1130, dans Hagiographies. Histoire internationale de la littérature hagiographique latine et vernaculaire en Occident des origines à 1550, éd. G. PHILIPPART, V, Turnhout, 2010, p. 447-729.
Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 197-214 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102190
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comportement en proposant des modèles à suivre (fonction normative du point de vue moral) ; comment il défend des droits, en fournissant aux institutions les moyens de leur légitimation juridique (fonction normative du point de vue juridique) ; comment il participe aux processus de construction de l’identité monastique, communautaire ou congrégationnelle (fonction normative du point de vue identitaire). 1. Le discours hagiographique au-delà des genres littéraires Il est difficile d’individualiser un système de genres, cohérent et complet, dans la littérature du Moyen Âge, que ce soit dans la conscience des contemporains, ou à travers des catégories modernes3. Une taxonomie trop rigide apparaît plutôt comme l’expression d’un rationalisme moderne, aristotélicien, qui voudrait encadrer chaque objet dans un système de familles, de genres et d’espèces. Les textes eux-mêmes, au contraire, échappent souvent à tout essai de catégorisation, et se situent à mi-chemin entre genres différents, au carrefour de plusieurs genres. On peut distinguer plusieurs possibilités de croisement de ces genres. La première possibilité est celle où le texte hagiographique appartient, selon son auteur, à une typologie différente. Par exemple, Pierre Damien, en 1042, regrette, dans le prologue à sa Vie de Romuald (BHL 7324), que personne n’ait encore rien écrit sur Romuald, mort quinze ans plus tôt ; rien saltim hystorico stilo ; il s’est donc senti obligé d’écrire une «histoire» (hystoriam), ou plutôt une espèce de bref mémoire écrit (quodammodo quasi breve commonitorium)4. Pierre Damien, jeune écrivain qui se charge là de sa première tâche littéraire, semble distinguer une hiérarchie de possibilités : la plus humble est le commonitorium, une espèce de sermon ou de mémoire5 ; vient ensuite l’histoire (historia), qui correspond à la vie ou à la légende du saint. Le même Pierre Damien, vingt ans plus tard, offre sa Vie des deux saints ermites de Fonte Avellana, Rodolphe de Gubbio et Dominique le Cuirassé (Loricatus), sous forme de lettre au pape Alexandre II (BHL 7282 et 2239), qui lui
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Pour l’Italie, la synthèse la plus complète sur les genres littéraires médiolatins reste les volumes de Lo spazio letterario del medioevo, 1 : Il medioevo latino, I-V, Rome, 1992-1998 ; voir aussi E. D’A NGELO, Storia della letteratura mediolatina, Montella (AV), 2006, p. 21-73. Pour un essai théorique sur le système des genres dans la littérature médiévale, voir H. R. JAUSS, Alterität und Modernität der mittelalterlichen Literatur : gesammelte Aufsatze 1956-1976, Munich, 1977. 4 Vita Romualdi, prologue : voir Petri Damiani Vita beati Romualdi, éd. G. TABACCO, Turin, 1957 (Istituto Storico Italiano, Fonti per la storia d’Italia, 94), p. 9-10. 5 J. LECLERCQ, Saint Pierre Damien ermite et homme d’Église, Rome, 1960 (Uomini e dottrine, 8), p. 24-25 : « Une exhortation, un “monitoire”, où les exemples édifiants, c’est-à-dire constructifs, auront plus de place que les miracles ».
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avait demandé de lui envoyer des lettres utiles à l’édification spirituelle6. Enfin, la construction, au VIIIe siècle, du monastère Saint-Sauveur au Monte Amiata (diocèse de Chiusi, Toscane) par le roi lombard Ratchis fait l’objet, entre la fin du XIe et le début du XIIe siècle, d’un bref récit commémoratif nommé breve recordationis7. Or, le breve est un type documentaire utilisé en milieu monastique à l’imitation des pratiques notariales8 ; il est ici étendu à une fonction historiographique, à la limite de ses possibilités d’origine. Une deuxième possibilité de croisement de genres se produit quand des pièces d’origine différente, lettres, poèmes et discours, viennent prendre place dans le texte hagiographique. Ce n’est plus seulement une simple citation ou une insertion, à la manière d’un camée, pour susciter l’admiration d’un lecteur cultivé, c’est un véritable mélange de textes, parfois longs, de toute façon hétérogènes et autosuffisants, qui deviennent partie intégrale du texte hagiographique : ce qui à l’origine était hétérogène devient homogène. Par exemple, dans l’Iter Gallicum de Pierre Damien, écrit par son disciple Jean de Lodi, sont insérés un poème contre l’antipape Cadalus, en vingt-trois hexamètres9, et le début (rhetoricae locutionis prohemium), contenant la captatio benevolentiae, du discours prononcé par le saint devant les pères réunis au synode de Souvigny-en-Bourbonnais (avril 1063)10. Il est tout à fait possible que l’hagiographe, qui fut le secrétaire du saint et son compagnon de voyage en Francie, ait noté le discours de verbo ad verbum et ait voulu en reproduire la partie qu’il trouvait la meilleure. Dans la Vie de Pierre Damien, écrite par le même Jean de Lodi quelques années plus tard (BHL 6706), est tout entier inséré un long discours prononcé par le saint devant le clergé de Milan ; Pierre Damien lui-même insère ce discours dans une de ses lettres, en le présentant à la première personne11. Dans la Vie du saint ermite Dominique de Sora, aussi, selon le récit de Jean de Trisulti (BHL 2241), sont insérées des pièces authentiques, 6 Ep. 109, prologue : voir Die Briefe des Petrus Damiani, éd. K. R EINDEL, III, Munich, 1989 (MGH, Epistolae. Die Briefe der deutschen Kaiserzeit, 4, 3), p. 201. 7 Éd. G. WAITZ, MGH, Scriptores Rerum Langobardicarum et Italicarum saec. VI-IX, Hanovre, 1878, p. 564-565. 8 Sur la typologie du breve dans le haut Moyen Âge, voir les réflexions de A. BARTOLI L ANGELI, « Sui ‘brevi’ italiani altomedievali », Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, 105 (2003), p. 1-23. Sur le breve dans le milieu monastique toscan voir M. M ARROCCHI, « “Abere non potuero neque carta neque breve” (CDA 242). Prime considerazioni sui brevia della cultura giuridica delle scritture amiatine », Bullettino senese di storia patria, 115 (2008), p. 9-42 et ID., « Scritture documentarie e librarie per la storia di S. Salvatore al Monte Amiata (secc. XI-XIII) », Quellen und Forschungen aus italienischen Archiven und Bibliotheken, 88 (2008), p. 34-60. 9 Iter Gallicum, éd. G. SCHWARTZ et A. HOFMEISTER, MGH SS 30, 2, Leipzig, 1934, p. 1038 ; le poème est aussi édité dans L’opera poetica di S. Pier Damiani, éd. M. LOKRANTZ, Uppsala 1964 (Studia Latina Stockholmiensia, 12), n. XXXVII, p. 58-59. 10 Éd. MGH SS 30, 2, p. 1045 ; cette pièce est très intéressante parce qu’elle obéit aux principes rhétoriques du De inventione de Cicéron. 11 Ep. 65, éd. K. R EINDEL, II, p. 231-246.
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une prière, des discours directs du saint, parmi lesquels une assez longue homélie prononcée par Dominique au peuple de Sora, l’une des rares attestations directes de prédication populaire de cette époque en Italie, malgré le processus de réélaboration auquel elle a été nécessairement soumise au passage de l’oral à l’écrit12. Comme à Fonte Avellana, si l’auteur peut insérer une pièce authentique dans la Vie de Dominique, c’est qu’il a été témoin oculaire des faits et des paroles, les a notés ou appris par cœur et les a fait passer dans le texte : à la fin de la Vie, il déclare avoir été compagnon du saint13. Dans la première Vie de saint Jean Gualbert (m. 1073), écrite par le vallombrosien André de Strumi (BHL 4397), sont insérées dans le texte trois lettres originales. La première, écrite par Jean Gualbert à l’évêque Hermann de Volterra (1064-1073), est consacrée aux devoirs épiscopaux et à la simonie14. La deuxième est un unicum dans la littérature de cette période : une longue lettre adressée par le clergé et les citoyens de Florence (clerus et populus Florentinus) au pape Alexandre II, pour lui raconter l’« épreuve du feu », l’ordalie subie par le moine Pierre contre l’évêque de Florence le 13 février 1068, et inviter le pontife à délivrer les florentins de la peste de l’« hérésie » simoniaque15. Cette lettre connaît aussi une transmission propre, isolée du reste de la Vie et cataloguée par les Bollandistes sous le numéro BHL 6714, dans cinq manuscrits médiévaux (XIIe-XIIIe siècles)16 ; de plus, selon le témoignage de Paul de Bernried, biographe du pape Grégoire VII, la lettre avait été copiée dans les registres officiels du pape Alexandre II17. La troisième lettre est le récit des paroles prononcées par le saint à l’article de la mort sur le thème de la charité fraternelle, que lui-même demande d’écrire (dictari et scribi), et qui après sa mort devront soutenir le pro-
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Vita Dominici, 27-30, éd. « S. Dominici Sorani Vita et Miracula a coævis conscripta et nunc primum edita », Analecta Bollandiana, 1 (1882), p. 279-322, ici p. 294-296. 13 Vita Dominici, 35, p. 298. Sur la question des moines nommés Jean qui se présentent comme témoins de la vie de saint Dominique et sur les autres questions hagiographiques liées à la Vita, voir A. LENTINI, « La “Vita S. Dominici” di Alberico Cassinese », Benedictina, 5 (1951), p. 57-77 ; désormais dans ID., Medioevo letterario cassinese. Scritti vari, éd. F. AVAGLIANO, Mont-Cassin, 1988 (Miscellanea Cassinese, 57), p. 140-165 ; F. DOLBEAU, « Le dossier de saint Dominique de Sora d’Albéric du Mont Cassin à Jacques de Voragine », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge, 102-1 (1990), p. 7-78 ; C. VIRCILLO FRANKLIN, « The restored Life and Miracles of Saint Dominic of Sora by Alberic of Montecassino », Mediaeval Studies, 55 (1993), p. 285-345. 14 Vita Iohannis Gualberti, 74-78, PL 146, col. 792-794. Dans ce cas, l’édition de la PL est préferable à celle des MGH SS 30, 2, éd. F. BAETGHEN, Leipzig, 1934, p. 1084-1104, qui coupe souvent le texte. 15 Vita Iohannis Gualberti, 89-106, col. 797-803. 16 Éd. G. MICCOLI, Pietro Igneo. Studi sull’età gregoriana, Rome, 1960 (Istituto Storico Italiano. Fonti per la Storia d’Italia, 40-41), p. 139-157. 17 Vita Gregorii papae, 6, PL 148, col. 64 : Petrus Albanensis, qui ad confirmandum contra Simoniacos veritatis testimonium, immanem rogum pertransiens nudis plantis, sicut in registro domini Alexandri II papae scriptum reperitur, illaesus exivit.
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gramme d’unité entre les maisons du réseau monastique de Vallombreuse18. Or, si l’insertion de lettres originales dans un texte hagiographique est une pratique ancienne (on peut penser à un modèle qui fait autorité, la Vie du pape Grégoire le Grand écrite par Jean Diacre à la fin du IXe siècle, BHL 3641-3642), on ne la trouve, dans le corpus ici considéré, que dans cette Vie de Jean Gualbert. L’insertion de pièces documentaires dans le texte hagiographique répond à un souci d’authenticité qui rappelle les méthodes de l’historiographie, mais les lettres choisies par l’hagiographe André ne sont absolument pas anodines : ce sont, au contraire, des manifestes idéologiques qui doivent présenter à tout le monde les positions des Vallombrosiens face aux problèmes ecclésiologiques de leur époque, le gouvernement épiscopal et la réforme du monachisme, et renforcer ces positions par l’autorité morale du père fondateur. Là encore, l’hagiographie franchit les barrières des genres littéraires et envahit le champ de l’historiographie, de la chronique, de la coutume monastique. L’interpénétration entre hagiographie, documentation d’archives et historiographie monastique à Farfa, dans les œuvres de Grégoire de Catino (10621134), a fait l’objet de nombreuses études récentes19. L’hagiographie monastique se mêle aussi à l’histoire dans la Chronique de Saint-Clément de Casauria (Chronicon Casauriense), compilée à la fin du XIIe siècle par le moine Jean de Bérard. On y trouve le récit de la translation des reliques du pape Clément de Rome à Casauria, au temps de l’empereur Louis II (en 872), selon une version qui diffère de celle antérieure, romaine, de Léon d’Ostie (BHL 1851ab, 1851ad et 2073)20. Il faut signaler qu’une seconde version du même épisode (BHL 1851b) se lit dans un codex italien du XIIe siècle, conservé à la Bibliothèque Vaticane21. On y trouve 18
Vita Iohannis Gualberti, 112-114, col. 804-805. Voir T. LEGGIO, « I rapporti agiografici tra Farfa e il Piceno. Nuove prospettive di ricerca », dans Agiografia e culto dei santi nel Piceno. Atti del Convegno di studio svoltosi in occasione della undicesima edizione del « Premio internazionale Ascoli Piceno », Ascoli Piceno, 2-3 maggio 1997, éd. E. MENESTÒ, Spolète, 1998, p. 85-100 ; ID., « Rieti e la sua diocesi : le stratificazioni cultuali », dans Santi e culti del Lazio. Istituzioni, società, devozioni. Atti del convegno di studio, Roma, 2-4 maggio 1996, éd. S. BOESCH GAJANO et E. PETRUCCI, Rome, 2000, p. 127-159 ; U. LONGO, « Agiografia e identità monastica a Farfa tra XI e XII secolo », Cristianesimo nella Storia, 21 (2000), p. 311-341 ; ID., « Dialettiche agiografiche, influssi cultuali, pratiche liturgiche : Farfa, Sant’Eutizio e Cluny (secoli XI-XII) », dans Santi e culti del Lazio, p. 101-126 ; ID., « Gregorio da Catino », dans Dizionario Biografico degli Italiani, 59, Rome, 2002, p. 254-259 ; ID., « Farfa e l’agiografia », dans Farfa abbazia imperiale. Atti del convegno internazionale, Farfa-Santa Vittoria in Matenano, 25-29 agosto 2003, éd. R. DONDARINI, Negarine di S. Pietro in Cariano (VR), 2006, p. 233-253. 20 Sur cette question, voir L. FELLER, Les Abruzzes médiévales. Territoire, économie et société en Italie centrale du IXe au XIIe siècle, Rome, 1998 (Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome, 300), p. 71-72 ; M. SPÄTH, Verflechtung von Erinnerung : Bildproduktion und Geschichtsschreibung im Kloster San Clemente a Casauria während des 12. Jahrhunderts, Berlin, 2007 (Orbis mediaevalis, 8). 21 Bibliothèque Apostolique Vaticane, Vat. lat. 9668, fol. 8v-10r. Voir A. PONCELET, Catalogus codicum hagiographicorum Latinorum Bibliothecae Vaticanae, Bruxelles, 1910 (Subsidia Hagiographica, 11), p. 239-240 et 521-525 (Appendix VIII, avec édition du texte). 19
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aussi la vie du saint abbé Guy (m. 1045), ou plutôt, une section annalistique (1024-1045) dans laquelle s’insère, également, la vie de saint Adalbert, moine de Casauria qui quitte le monastère, se fait ermite et parcourt les Abruzzes (1036) ; la Chronique de Jean prouve que la mémoire hagiographique de ces deux saints était conservée, à son époque, dans deux Vies aujourd’hui perdues22. Exceptionnel est le cas d’insertion d’un texte hagiographique dans un coutumier monastique. Dans la réécriture des coutumes camaldules de 1158-1165, le Liber Eremitice Regule du prieur Rodolphe II, on lit un récit légendaire de la construction de l’ermitage par le fondateur, saint Romuald23. Mais, après cette digression hagiographique, l’auteur s’arrête et se justifie : il ne parlera ni du reste de la vie de Romuald, ni de ses miracles, parce que son but est celui de « recueillir les règles de la vie solitaire, non de conter des miracles ». Rodolphe est donc conscient d’avoir dépassé son but, d’être sorti des règles d’un genre ; son incursion dans un autre champ a été temporaire et exceptionnelle. Il y a enfin la possibilité que le langage de l’hagiographie se rapproche du langage de l’histoire. Le phénomène est assez bien connu après les études de Pierre-André Sigal et de François Dolbeau sur l’hagiographie de cette période24 et se produit aussi très souvent dans notre corpus. On y trouve, par exemple, dans les déclarations de méthode – donc surtout dans les prologues – une grande attention à l’utilité (utilitas), à la concision (brevitas) et à la vérité (veritas) du récit, principes littéraires et idéologiques appartenant aussi à l’historiographie médiévale25. Hagiographie et historiographie sont très proches parce que l’hagiographie n’est pas, au fond, autre chose que l’écriture d’une histoire, de cette histoire particulière qu’est la sainteté, un phénomène humain qui naît et se déroule, comme toutes les choses humaines, dans le temps. Pour l’homme pieux du Moyen Âge, histoire profane et histoire sacrée sont au fond la même chose. La naissance des normes littéraires et conceptuelles qui amèneront à la distinction entre hagiographie et historiographie est un processus à long terme, qui se développe 22
Éd. L. A. MURATORI, Rerum Italicarum Scriptores, II, 2, Milan, 1726, col. 843 et 850. Consuetudo Camaldulensis. Rodulphi Constitutiones. Liber Eremiticae Regulae, éd. P. LICCIARDELLO, Florence, 2004 (Edizione Nazionale dei Testi Mediolatini, 8), p. 34. Voir infra, p. 209. 24 P.-A. SIGAL, « Histoire et hagiographie : les Miracula aux XIe et XIIe siècles », dans L’historiographie en Occident du V e au XVIe siècle = Annales de Bretagne et des Pays de l’ouest, 87, 2 (1980), p. 237-257 ; ID., « Le travail des hagiographes aux XIe et XIIe siècles : sources d’information et méthodes de rédaction », Francia, 15 (1987), p. 149-182 ; F. DOLBEAU, « Les hagiographes au travail : collecte et traitement des documents écrits (IXe-XIIe siècle) », dans Manuscrits hagiographiques et travail des hagiographes. Éd. M. HEINZELMANN, Sigmaringen, 1992 (Beihefte der Francia, 24), p. 49-76. 25 Voir G. SIMON, « Untersuchungen zur Topik der Widmungsbriefe mittelalterlicher Geschichtsschreiber bis zum Ende des 12. Jahrhunderts, I et II », Archiv für Diplomatik, 4 (1958), p. 52-72 et 5-6 (1959-1960), p. 73-153 ; B. GUENÉE, Storia e cultura storica nell’Occidente medievale, Bologne, 1991 (Paris, 19801), p. 33-34 (utilitas), 341-342 (brevitas) et 424-429 (veritas). 23
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surtout à l’époque moderne, à travers le rationalisme et le perfectionnement de la méthode historique, et aussi à cause d’une vision laïque du monde, qui sépare de façon toujours plus nette histoire sacrée et histoire profane. 2. Les normes de comportement, leur imitation et leur contestation L’hagiographie monastique s’adresse généralement à un public particulier, celui des moines. C’est l’expression d’une culture unitaire et essentiellement autoréférentielle, qui naît, circule et est utilisée dans des milieux limités, auxquels elle propose des modèles normatifs de comportement. Le premier, et fondamental, dont les saints moines sont l’incarnation vivante, est la fuite du monde, la retraite dans la protection du cloître. De ce point de vue, la doctrine monastique reflète la continuité des modèles de comportement et de sainteté de l’Occident à travers tout le Moyen Âge. Mais d’autres modèles, cependant, mûrissent aussi dans le cadre de l’expérience monastique, des modèles qui correspondent aux exigences de l’histoire de leur époque, qui s’ajoutent à l’ascèse monastique traditionnelle et l’enrichissent. Un modèle original est élaboré dans le monastère Saints-Boniface-et-Alexis sur l’Aventin, à Rome, où se rencontrent moines grecs et latins, monastère fréquenté par la cour de l’empereur Otton III (983-1002), par son chapelain Brunon de Querfurt (974-1009) et par les saints Romuald de Ravenne (m. 1027) et Adalbert de Prague (m. 997)26. Le monastère est un centre d’hagiographie missionnaire27 : Adalbert, évêque chassé par ses ennemis, se fait missionnaire en Pologne, où il meurt martyr en 997 ; sa Passio est écrite au tournant du nouveau siècle sur l’Aventin par le moine romain Jean Canaparius (BHL 37) ; Brunon écrit la Passio des cinq frères missionnaires morts en Prusse en 1003 (Benoît de Bénévent, Jean et trois compagnons slaves, BHL 1147) et récrit la Passio de saint Adalbert (BHL 38-39), avant de mourir lui-même martyr en Prusse en 1008 ; saint Romuald part lui aussi, plein d’enthousiasme, pour une mission apostolique en Hongrie, mais une maladie soudaine l’arrête et Dieu lui révèle que là n’était pas son destin28. Adalbert de Prague est un évêque-moine qui vit dans ce monastère de l’Aventin, et toute sa spiritualité est nourrie d’ascèse monastique ; 26
Voir J.-M. SANSTERRE, « Otton III et les saints ascètes de son temps », Rivista di storia della Chiesa in Italia, 43 (1989) p. 377-412 ; ID., « Le monastère des Saints-Boniface-et-Alexis sur l’Aventin et l’expansion du christianisme dans le cadre de la ‘Renovatio Imperii Romanorum’ d’Otton III. Une révision », Revue bénédictine, 100 (1990), p. 493-506. 27 P. LICCIARDELLO, Agiografia latina, p. 583-593. 28 Vita beati Romualdi, 39, éd. G. TABACCO, p. 79-82. Sur le monachisme missionnaire romualdien, voir J. LECLERCQ, « Saint Romuald et le monachisme missionnaire », Revue bénédictine, 72 (1962), p. 307-323, désormais dans ID., Momenti e figure di storia monastica italiana, éd. V. C ATTANA, Cesena, 1993 (Italia Benedettina, 16), p. 259-274.
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son premier biographe, Jean Canaparius, est moine ; sont moines aussi les cinq frères décrits par Brunon de Querfurt (le seul à être clerc et non moine) et saint Romuald. Le monachisme de l’Aventin ne se limite donc pas à l’ascèse : il propose un idéal missionnaire qui rappelle les voyages apostoliques des grands saints irlandais et anglosaxons29, un idéal qui aboutit au martyre comme forme suprême de sacrifice pour le Christ, d’imitation du Christ dans sa Passion ; et, selon Brunon de Querfurt, l’échelle de la perfection compte trois degrés (triplex bonum) : le monastère (coenobium), l’ermitage (solitudo) et l’apostolat (evangelium paganorum)30. On ne peut nier les liens très étroits entre l’idéal missionnaire des moines de l’Aventin et l’idéologie d’expansion vers l’est de l’Empire allemand (Ostsiedlung), qui caractérise la politique des Ottoniens et des empereurs suivants31. Ce sont deux aspects complémentaires : la révélation de l’Évangile aux peuples slaves et leur entrée dans le monde chrétien ne peut être séparée, selon les souverains allemands, de l’hégémonie de l’Empire sur leurs régions. L’autre grande expérience religieuse ce ces siècles est la réforme de l’Église, qui trouve dans l’hagiographie l’un de ses champs d’expression privilégiés. L’hagiographie de Fonte Avellana est un terrain de recherche particulièrement intéressant pour observer comment l’idéal réformateur traverse l’histoire de l’une des expériences monastiques les plus originales de cette époque. Il faut rappeler que l’hagiographie de Fonte Avellana constitue une chaîne de maître à disciple, en partant de Pierre Damien (1007-1072), qui écrit la Vie de son maître Romuald (BHL 7324) en 1042 ; ensuite, son propre disciple, Jean de Lodi (m. 1106), écrit l’Iter Gallicum (BHL 6708, entre 1064 et 1072) et la Vie de Pierre Damien (BHL 6706, entre 1076 et 1082/1084) ; enfin, la Vie de Jean de Lodi (BHL 4409) est écrite au début du XIIe siècle par un ermite anonyme de Fonte Avellana32. Ces textes présentent la caractéristique de se citer, de se répéter les uns les autres. Se crée ainsi une circularité entre les textes, qui prouve qu’ils font partie d’un ensemble unitaire, d’une même culture. Le Romuald de Pierre Damien est un homme d’action, qui fonde et réforme plusieurs communautés monastiques entre Toscane, Marches et Romagne, im29 Voir La conversione al cristianesimo nell’Europa dell’alto medioevo, Spolète, 1967 (Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, Settimane, 14) ; A. ANGENENDT, Monachi peregrini. Studien zu Pirmin und den monastischen Vorstellungen des frühen Mittelalters, Munich, 1972 ; J. Y. PALMER, AngloSaxons in a Frankish World, 690-900, Turnhout, 2009 (Studies in the Early Middle Ages, 19). 30 Vita quinque fratrum, 2, éd. R. K ADE, MGH SS 15, Hanovre, 1888, p. 719 : Tripla commoda quaerentibus viam Domini, hoc est noviter venientibus de seculo desiderabile cenobium, maturis vero et Deum vivum sitientibus aurea solitudo, cupientibus dissolvi et esse cum Christo evangelium paganorum. 31 Voir J.-P. CUVILLIER, L’Allemagne médiévale, 1 : Naissance d’un État : VIIIe-XIIIe siècles, Paris, 1979. 32 Voir P. LICCIARDELLO, Agiografia latina, p. 455-502 et U. L ONGO, Come angeli in terra. Pier Damiani, la santità e la riforma del secolo XI, Rome, 2012 (Sacro/santo. Nuova serie, 19), p. 2380 sur la Vie de Romuald.
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posant partout le respect de la règle et une observance étroite, toujours inquiet et mobile, incapable de supporter l’inaction (sterilitatis impatiens)33. Il combat les vices de l’Église séculière : il est l’un des premiers à dénoncer la simonie comme hérésie, ce qui étonne ses contemporains. Il critique les autorités séculières, dénonçant les fautes et les faiblesses du pouvoir : il ne craint pas de jeter son bâton abbatial en face de l’empereur Otton. Le marquis Rainier de Toscane confesse le craindre plus que l’empereur en personne. Il se présente à la cour de l’empereur Henri II pour lui reprocher rudement la corruption et l’oppression des pauvres et des églises. On retrouve la même liberté de parole (parrhesia) contre les méfaits du pouvoir dans la Vie de l’abbé Pierre de Pérouse, qui attaque l’empereur Otton II avec des mots très violents34. Pierre Damien est l’un des plus grands réformateurs de l’Église de son temps, très lié au milieu grégorien. Il fonde ermitages, monastères et collégiales ; il livre un combat acharné (egregius bellator, écrit Jean de Lodi) contre simoniaques et nicolaïtes ; il va soutenir les moines de Cluny en Francie (Iter Gallicum) et défendre la liberté de l’église de Rome à Milan ; il est très lié à ses communautés, qu’il dirige soigneusement par sa vie, son exemple, ses homélies et ses lettres35. Mais cet élan reformeur ne lui survit pas et s’affaiblit au début du XIIe siècle : dans la Vie de Jean de Lodi, il n’y a plus d’espace pour la réforme36 ; les saints rentrent dans le cloître et reviennent à une ascèse sévère, mais, enfin, traditionnelle. Comme saint Romuald, saint Dominique de Sora, qui est, comme lui, à la fois ermite itinérant et fondateur de communautés régulières, alterne mouvement et stabilité. Il établit de nombreuses fondations monastiques dans les Appennins entre Latium et Abruzzes, une terre isolée et oubliée par l’Église, et se montre très attentif à la dimension matérielle, concrète, de la vie de ses communautés. Il prêche aussi contre les vices du clergé : avarice, luxure et autres37 ; il attaque surtout le clergé nicolaïte, marié – ou plutôt concubinaire38 – conformément au programme grégorien. Les critiques les plus virulentes envers l’Église sont formulées à Vallombreuse et à Florence, où agissent Jean Gualbert et son mouvement monastique, 33
Vita Romualdi, 22-23, 35, 40 et 65, éd. G. TABACCO, p. 47-49, 74, 82-83 et 106-108. Rex excelsus et caelestis, Imperator, terrenum tibi ad regendum, non destruendum, commisit regnum. Tu vero non gubernator, sed potius es eiusdem regni dissipator […] O miser, non vides quanta bona dissipari et devastari facis ?, AASS Ordinis Sancti Benedicti in saeculorum classes distributa, éd. J. M ABILLON et L. D’ACHERY, VI, 1, Paris, 1740, p. 647-648. 35 Vita Petri Damiani, 6-7, 15-16 et 18, éd. S. FREUND, Studien zur literarischen Wirksamkeit des Petrus Damiani, Hanovre, 1995 (MGH, Studien und Texte, 13), p. 177-265. 36 Voir P. LICCIARDELLO, Agiografia latina, p. 496-499. 37 Vita Dominici, 16, p. 288-289. 38 Voir P. TOUBERT, Les structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du IXe à la fin du XIIe siècle, Rome, 1973 (Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome, 221), p. 894-896. 34
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les Vallombrosiens. Leur histoire est très étroitement liée à la réforme de l’Église (lutte contre le clergé simoniaque et concubinaire) et le mouvement milanais de la Pataria, et de ce point de vue elle a été beaucoup étudiée dans les dernières décennies39. La conscience d’un renouvellement de l’éthique monastique n’échappe pas à André de Strumi, hagiographe de Jean : quand le saint voit ses moines de Saint-Salvi, près de Florence, blessés et sanglants à cause de sa propagande contre l’évêque de Florence, il s’exclame : « Maintenant, vous êtes vraiment des moines ! » ; l’hagiographe fait ici une variation sur le chapitre de la Règle de saint Benoît dans lequel est écrit que le moine ne l’est vraiment que s’il vit du travail de ses mains40. La Vie de saint Jean Gualbert codifie donc un nouveau modèle de comportement monastique : un monachisme réformateur, qui abandonne la montagne et entre en ville pour prêcher au peuple et lui désigner les hommes corrompus ; un monachisme engagé, combatif, voire violent et radical. Le sommet de ce modèle est le martyre au nom de la vérité : les moines sont prompts à donner leur vie, ils s’offrent volontairement aux épées des persécuteurs41. Les citoyens de Florence appellent le pape Alexandre II à intervenir, en évoquant la guerre sainte contre les ennemis de l’Église42. Révolte contre les institutions cléricales, appels au peuple, guerre sainte : dans les années chaudes de la réforme de l’Église, et surtout dans les années enflammées de la phase grégorienne, l’hagiographie italienne propose des modèles de comportement nouveaux. On pensera aussi à la Passion de saint Ariald, martyr de la Pataria à Milan (BHL 673), à la Vie de saint Anselme, évêque de Lucques (BHL 536540), à la biographie de Mathilde de Canossa écrite par le clerc Donizon, et on verra se dessiner une sainteté « indiscrète »43, un « modèle de confrontation
Voir G. MICCOLI, Pietro Igneo ; S. BOESCH GAJANO, « Storia e tradizione vallombrosane », Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo e Archivio Muratoriano, 76 (1964), p. 99-215 ; I Vallombrosani nella società italiana dei secoli XI e XII. Vallombrosa, 3-4 settembre 1993, éd. G. MONZIO COMPAGNONI, Vallombreuse, 1995 (Archivio Vallombrosano, 2) ; L’Ordo Vallisumbrosae tra XII e XIII secolo. Gli sviluppi istituzionali e culturali e l’espansione geografica (1101-1293). II. Colloquio vallombrosano, Vallombrosa 25-28 agosto 1996, éd. G. MONZIO COMPAGNONI, Vallombreuse, 1999 (Archivio Vallombrosano, 3-4) ; F. SALVESTRINI, Disciplina caritatis. Il monachesimo vallombrosano tra medioevo e prima età moderna, Rome, 2008 (I libri di Viella, 78). 40 Vita Iohannis Gualberti, 62, col. 692 : Nunc vere monachi estis ! ; cf. RB cap. 48, 8 : Tunc vere monachi sunt, si labore manuum suarum vivunt. 41 Vita Iohannis Gualberti, 81, col. 795 : Elegerunt itaque vitam mortalem potius perdere quam veritatem celare ; 86, col. 796 : Beatus autem Iohannes […] martyrii flagrans amore […] Ad hoc enim venit, quod se credebat teneri, flagellari, detuncari, quod etiam pro amore Dei et defensione catholicae fidei cupiebat, si posset, milies occidi ; 87, ibid. : Monachi vero tanto fortiores deinde sunt effecti, quanto securiores de corona, quam iam gustaverant, martyrii. 42 Vita Iohannis Gualberti, 105, col. 802 : Dignamini, precamur, arma contra hostes Petri apostoli movere, acies struere, sancta bella committere. 43 P. GOLINELLI, Indiscreta sanctitas. Studi sui rapporti tra culti, poteri e società nel pieno medioevo, Rome, 1988 (Istituto Storico Italiano. Nuovi Studi Storici, 197-198). 39
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polémique » et des « hommes de la haine » au lieu de saints ascètes isolés dans la fuite du monde44. Quelques normes proposées au monde monastique par les textes hagiographiques s’épanouissent hors du monastère et atteignent les laïcs. C’est le cas de Pierre Damien, qui entretient des rapports épistolaires étroits avec la cour des marquis de Toscane et avec d’autres nobles italiens, en proposant aux femmes des normes de comportement ascétique, imitées de la vie monastique45. Il obtient des succès : des laïcs adoptent le style de vie des saints ermites. Il exporte la pratique du jeûne du vendredi au Mont-Cassin, et une multitude de gens, des villes et des villages, décide de l’imiter, pour partager les souffrances de la Crucifixion46. La veuve d’un certain Thébald pratique, dans le monde, des formes d’athlétisme ascétique pareilles à celles du saint ermite Dominique le Cuirassé47. La flagellation volontaire – critiquée par quelques religieux et défendue par Pierre Damien soit dans ses Lettres, soit dans ses Vies – déborde les murs de l’ermitage et se répand aussi parmi les laïcs48. Mais, face aux modèles de comportement qui s’imposent aux religieux et à toute la société chrétienne, les textes hagiographiques nous présentent aussi des cas de contestation et de refus. Par exemple, saint Romuald rencontre beaucoup de difficultés49 : à Saint-Apollinaire in Classe, près de Ravenne, ses critiques continuelles amènent ses frères à projeter de le tuer ; à Saint-Michel de Verghereto, les moines le frappent et le chassent ; à Valdicastro, il entre en confit avec l’abbé du monastère ; à Sitria (Santa Maria di Sitria, près de Fonte Avellana, petite abbaye romualdine, aujourd’hui supprimée, dont il ne reste que l’église romane), il doit subir une accusation mensongère de sodomie avec un jeune moine, et est tenté d’abandonner la réforme. Ami d’Avellana parcourt les villages et les châteaux du Val de Sangre, région pauvre et oubliée, pour réconforter le peuple par sa prédication, bien qu’elle ne soit pas toujours acceptée 44
W. BERSCHIN, Biographie und Epochenstil im lateinischen Mittelalter, IV, 1-2 : Ottonische Biographie. Das hohe Mittelalter, 920-1220 n. Chr., II, Stuttgart, 2001 (Quellen und Untersuchungen zur lateinischen Philologie des Mittelalters, 12, 2), p. 447-449 : Das polemische Konfrontationsmodell […] Männer des Hasses hat es auch im Christentum immer wieder gegeben ; neu ist, jedenfalls im Abendland, daß sie jetzt Heilige werden. 45 Voir J. LECLERCQ, « S. Pierre Damien et les femmes », Studia monastica, 15 (1973), p. 43-55 ; J.-M. SANSTERRE, « Mère du roi, épouse du Christ et fille de saint Pierre : les dernières années de l’impératrice Agnès de Poitou entre image et réalité », dans Femmes et pouvoirs des femmes à Byzance et en Occident (VIe-XIe siècles), Villeneuve d’Ascq, 1999 (Centre de Recherche sur l’Histoire de l’Europe du Nord-Ouest, 19), p. 163-174 ; N. D’ACUNTO, I laici nella chiesa e nella società secondo Pier Damiani : ceti dominanti e riforma ecclesiastica nel secolo XI, Roma, 1999 (Istituto Storico Italiano. Nuovi Studi Storici, 50), p. 15-28 et 298-360. 46 Ep. 161, éd. K. R EINDEL, IV, p. 135-136. 47 Ep. 66, éd. K. R EINDEL, II, p. 109 ; voir N. D’ACUNTO, I laici nella Chiesa, p. 15. 48 Ep. 66, éd. K. R EINDEL, II, p. 276 = Ep. 109, éd. K. R EINDEL, III, p. 215. 49 Vita Romualdi, 3, 18, 45 et 49, éd. G. TABACCO, p. 19-20, 42-43, 86-87 et 91-92.
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(opportune importune)50. Dominique de Sora voudrait mettre fin au concubinat des clercs, mais un prêtre l’attaque à cheval, armé d’une lance ; d’autres le dénigrent, soutenant que sa sainteté est fausse, qu’il est vénéré par le peuple seulement parce que ses messes sont plus longues que les autres. Ce sont surtout les femmes des prêtres qui s’opposent à lui : l’une l’attaque à coups de pierres et avec un fouet ; une autre lui jette une pierre et lui lance sa malédiction51. À chaque fois, les ennemis du saint sont punis par Dieu, qui défend son héros, mais la résistance du peuple nous indique la volonté de préserver des pratiques considérées comme normales : la norme, pour ces hommes, c’est la tradition, et non les nouveautés prêchées par le saint. 3. Au service des institutions : légitimation et défense des droits L’autorité du passé est déterminante, au Moyen Âge, pour légitimer les institutions. L’écriture historique peut justifier la naissance et le développement, la propriété de biens et de droits, la physionomie institutionnelle d’un monastère ou d’un réseau monastique. Elle renvoie à un passé historique, voire mythique, dont l’autorité est reconnue par tout le monde est se reflète dans le présent52. L’historicité est garante du droit. L’hagiographie, en tant qu’écriture historique, ou tenue pour telle, est l’un des moyens de cette légitimation. Dans la Vie de saint Dominique de Sora on lit plusieurs récits « historiques » de fondation de monastères ; mais dans un cas, à Saint-Barthélemy de Trisulti, la puissance divine intervient : un ange, envoyé par Dieu, avertit en songe le saint de construire ce monastère53. Dans cette Vie, mémoire historique et mémoire hagiographique alternent au cours de la narration. À Saint-Sauveur au Monte Amiata, c’est la Trinité qui apparaît au roi lombard Ratchis, alors qu’il chasse dans les forêts du massif, pour lui indiquer le lieu où la divine volonté veut que soit édifié le monastère du Sauveur54.
50
Bernard du Mont Cassin, Vita prima sancti Amici, 10 (BHL 388), éd. AASS, Nov., II, A, p. 92-99 ; cf. II Tim. 4, 2 : Praedica verbum, insta oportune inportune, argue obsecra increpa in omni patientia et doctrina. 51 Vita Dominici, 8, 16 et 18 ; Miracula, 6 et 12, p. 288-290, 301-303 et 305. 52 Sur la mémoire monastique des origines voir J. K ASTNER, Historiae fundationum monasteriorum : Frühformen monastischer Institutionsgeschichtsschreibung im Mittelalter, Munich, 1974 ; A. R EMENSNYDER, Remembering kings past. Monastic foundation legends in medieval Southern France, Ithaca-Londres, 1995 ; « La mémoire des origines dans les institutions médiévales. Actes de la table ronde de Rome, 6, 7 et 8 juin 2002 », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge, 115-1 (2003), p. 133-479 ; L’autorité du passé dans les sociétés médiévales, éd. J.-M. SANSTERRE, Rome, 2004 (Collection de l’École Française de Rome, 333). 53 Vita Dominici, 8, p. 285. 54 Voir supra, n. 7.
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Le cas plus intéressant à ce propos est celui de l’ermitage de Camaldoli, dont la fondation est racontée dans la réécriture des coutumes (Liber Eremiticae Regulae, entre 1158 et 1165)55. Le fondateur, saint Romuald, reçoit le terrain par la donation d’un fidèle laïque, un comte nommé Maldulus (son terrain est le « champ de Maldulus », Campus Malduli, d’où la fausse étymologie du nom Camaldoli). Le comte avait déjà été averti en songe que son terrain avait été destiné par la volonté divine à la naissance de l’ermitage : il avait eu la vision d’une échelle céleste, pareille à celle du patriarche Jacob (Gen. 28, 12), sur laquelle montaient et descendaient des anges. On comparera ce récit avec les narrations précédentes du même épisode, contenue dans un privilège de l’évêque Tébald d’Arezzo (août 1027)56 et dans la première rédaction des coutumes camaldules (1080 environ)57 : ici il n’y a rien de merveilleux, la construction avait été décidée par le saint avec la prière (precatu) et le concours financier de l’évêque. On est donc devant l’interprétation hagiographique d’un récit historique, une véritable légende de fondation, où les choix des hommes sont guidés par l’intervention de Dieu et des anges. Il faut comprendre la genèse de cette réécriture hagiographique dans le contexte de l’évolution que connaît l’ermitage de Camaldoli au XIIe siècle : la transformation du réseau monastique primitif en une vaste congrégation approuvée par la Papauté (après 1113), sa diffusion dans toute l’Italie centro-septentrionale et la position centrale que détenait l’ermitage au sein de la congrégation avaient attisé les tendances autonomistes des Camaldules face à leur évêque. En récrivant l’histoire de ses origines, Camaldoli cherchait à légitimer ses tendances à l’exemption58. Les questions de la liberté juridique et de la propriété du terrain du monastère sont centrales aussi à Farfa, dans l’écriture (Regestum Farfense) et la réécriture (Chronicon Farfense) des origines59. C’est la liberté du monastère, la libertas Farfense, à une époque où le mot libertas Ecclesiae est encore un cri de bataille qui conserve la mémoire des luttes épiques de l’âge grégorien. Dans le Chronicon de Casauria, la Vie du saint abbé Gui est entièrement vouée à la défense des terres du monastère, accaparées par les nobles de la région. C’est un texte très original et caractéristique d’un modèle de comportement dé55
Voir supra, n. 23. Éd. G. VEDOVATO, Camaldoli e la sua congregazione dalle origini al 1184. Storia e documentazione, Cesena, 1994 (Italia Benedettina, 13), p. 126-128. 57 Éd. Consuetudo Camaldulensis, p. 2. 58 Voir C. C ABY, « Du monastère à la cité. Le culte de saint Romuald au Moyen Âge », Revue Mabillon, n. s., 6 (= 67) (1995), p. 137-158 ; E AD., De l’érémitisme rural au monachisme urbain. Les Camaldules en Italie à la fin du Moyen Âge, Rome, 1999 (Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome, 350), p. 180-183 ; P. LICCIARDELLO, « Lineamenti di agiografia camaldolese medievale (XI-XIV secolo) », Hagiographica, 11 (2004), p. 1-65. 59 Bibliographie : voir supra, n. 19. 56
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fensif : tous les abbés, saints ou non, luttent pour défendre des propriétés de leur monastère, constamment menacées et dévastées. Gui s’oppose aux nobles envahisseurs et se prépare à les combattre les armes à la main. Il est prêt au martyre, à verser son sang pour la cause de l’abbaye, et répond aux nobles par des mots durs et réalistes, que l’on s’étonne de lire dans un texte hagiographique : « Je ne suis pas, dit-il, l’un de ceux que l’on peut tromper par des mots flatteurs […] Je ne vous laisserai pas le moindre coin de cabane »60. Ici il n’y a aucune idéalisation, il y a un homme pragmatique qui connaît la politique et sait parler aux puissants dans leur propre langage. Dominique de Sora obtient pour ses monastères de Trisulti et de Sora des donations, et l’hagiographe prend bien soin d’écrire, dans sa Vie, les clauses juridiques de l’acte de donation et le privilège pontifical de confirmation qui suit61. À un donateur, Pierre Rainerii, le saint explique très clairement l’iter qui amène à l’écriture d’un acte de donation testamentaire, et conclut en évoquant un principe à l’exceptionnel réalisme : l’ordre monastique demande les plus grandes paix et sûreté62. « Sûreté » signifie, ici, richesse patrimoniale, c’est la base économique qui permet aux moines de se consacrer entièrement à la prière, de n’avoir besoin ni de travailler, ni de mendier et de ne pas craindre la pauvreté. Sa longue homélie adressée aux habitants des villages voisins se conclut par le rappel à l’amour de l’Église, ce qui signifie, concrètement, le respect de ses droits63. Enfin, les habitants des villages le reconnaissent leur « seigneur et défenseur »64, avec une terminologie féodale qui révèle des rapports de pouvoir, et pas seulement de paternité spirituelle. On voit donc émerger dans quelques Vies de saints abbés de cette période une grande attention à la dimension matérielle de la vie monastique, ce qui exprime la conscience d’une Église parfaitement insérée dans l’histoire, qui utilise les moyens et les logiques du pouvoir territorial pour poursuivre ses idéaux contemplatifs. C’est une Église grégorienne, pour laquelle le temporel et le spirituel ne sont pas séparables ; une Église qui regarde au-delà de l’histoire, mais qui sait vivre dans l’histoire et doit se confronter avec l’histoire.
60 Éd. L.-A. MURATORI, col. 846-847 : Paratus sum pro honore ecclesiae meum sanguinem fundere et pro nomine Salvatoris et Non ego sum ex illis, qui blando possint decipi verbo […] nec angulum alicuius domunculae vobis dimittam. 61 Vita Dominici, 14-15 et 22, p. 287-288 et 292. 62 Ibid., 22, p. 292 : Observatio nostri Ordinis summam deposcit quietem et securitatem. 63 Ibid., 30, p. 296 : Rogo et praecipio ut ecclesiam […] omnimode diligatis, timeatis, nec in aliquo modo illam offendatis. 64 Ibid., 17, p. 289 : Laudem Deo decantantes et deferentes, quod talem dominum ac defensorem in patria nostra habere meruerimus.
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4. Des vecteurs de l’identité communautaire À Fonte Avellana, la circularité des textes hagiographiques garantit la continuité d’un message, d’un code normatif érémitique chaque fois actualisé et répété. En écrivant la Vie de saint Romuald, Pierre Damien veut présenter à sa communauté un modèle de la vie qu’il décrira plus tard dans ses coutumes érémitiques (lettres 18 et 50)65. Le jeûne du samedi, par exemple, et les autres jeûnes rigoureux pratiqués par le saint, son alternance entre solitude et vie communautaire, son insistance sur la psalmodie, sa recherche du don des larmes, se retrouvent aussi bien dans la Vie que dans les coutumes. La Vie des saints Dominique et Rodolphe, elle aussi, « exprime la juste norme de vie et fournit la discipline pour corriger ses mœurs »66. Le code hagiographique devient code normatif, code actualisé, à son tour, par les saints disciples : le même Pierre Damien observe dans ses comportements ce qu’il avait écrit dans les coutumes avellanites67. Jean de Lodi, devenu prieur de Fonte Avellana, s’appuie sur l’enseignement de Pierre Damien sur les jeûnes et la discrétion pour répondre aux contestations de ses frères68. Ce dernier passage de la Vie de Jean de Lodi révèle un crise de la norme érémitique à Fonte Avellana et la résolution de cette crise : la sévérité de l’ermitage est mise en question par les frères, mais le rappel au père législateur la justifie par l’autorité de la tradition. Enfin, à Vallombreuse, l’hagiographie est le lieu de l’élaboration identitaire d’une congrégation monastique. Dans la Vie de saint Jean Gualbert, l’hagiographe André de Strumi nous présente déjà les premiers compagnons du saint avec la charge qu’ils auront ensuite dans la congrégation (abbé, prieur) : cette anticipation conjugue les débuts de l’expérience de Vallombreuse avec ses issues finales, à l’intérieur d’un dessein unitaire. On y lit les noms des monastères construits ou réformés par le saint, qui les visite continuellement et les corrige avec prudence (caute et provide) : Jean est le père commun (pater communis) du réseau monastique69. On y trouve plusieurs cas de normes dictées, par la voix ou par l’écrit, par le saint même : par exemple, l’institution des frères convers, 65
Voir U. LONGO, « La funzione della memoria nella definizione dell’identità religiosa in comunità monastiche dell’Italia centrale (secoli XI e XII) », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge, 115, 1 (2003), p. 213-233, ici p. 228-229 : l’hagiographie « ha una funzione normativa, interna, per la comunità e una funzione di propaganda, esterna, per affermare la perfezione di vita della comunità ». 66 Pierre Damien, Ep. 109, éd. K. R EINDEL, p. 203 : Valet enim et ad exprimendam recte vivendi formam, et ad adhibendam corrigendis moribus disciplinam et p. 209 : Tota quippe vita eius praedicatio et aedificatio, doctrina erat et disciplina. 67 Vita Petri Damiani, 5, éd. S. FREUND, p. 220-223. 68 Vita Iohannis Laudensis, 27, éd. AASS, Sept., III, p. 168 : Presertim cum ipse Petrus Damiani in eadem scripta reliquisset […] Sed sicut domnus Petrus in vita id fieri non toleravit sua, ita quoque ego fieri non assentiar in mea. 69 Vita Iohannis Gualberti, 16, 30-31, 37-38 et 118-119, col. 772-773, 778-780 et 806-807.
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typique de Vallombreuse70, ou la coutume de conserver une mémoire funéraire commune71. Les passages « institutionnels » les plus intéressants se trouvent à la fin du texte. La lettre dictée à la fin de sa vie par saint Jean aux frères est un éloge de la charité, appuyé sur un entrelacs de citations bibliques72. La conclusion de la lettre déplace l’attention envers l’unité, qui est l’un des fruits de la charité entre les frères (fraterna unitas). Mais cet idéal nécessite le gouvernement d’un seul chef, comme une rivière divisée en plusieurs bras, qui dérivent d’un même lit. Ce chef est choisi par le saint mourant, qui lui transmet son autorité : c’est l’abbé Rodolphe, qui devient abbé général des Vallombrosiens, successeur du fondateur. La structure congrégationelle est ainsi dessinée : c’est une structure fondée sur la charité, mais verticale, qui aboutit au gouvernement d’un seul homme. C’est la « coutume et congrégation de Vallombreuse »73. Après la mort de saint Jean – la Vie continue avec les miracles post mortem –, les abbés des monastères vallombrosiens commencent à se réunir annuellement (annuatim), pour rappeler les gestes et les enseignements de leur père74. On appelle cette réunion annuelle conventus abbatum et c’est une forme – l’une des plus anciennes – de chapitre général d’une congrégation monastique. Ici, le texte hagiographique choisit un langage institutionnel et prégnant : les abbés mettent à disposition de la congrégation leurs hommes et leurs propriétés, selon la volonté (imperium) de l’abbé général, et la Vie du saint transmet des institutions (instituta). Ces comportements expriment, encore une fois, les idéaux de la charité et de l’unité75 : c’est l’exemple de l’Église primitive, la communauté chrétienne de Jérusalem qui avait un seul cœur et une seule âme (Act. 4, 32). Sur ce langage spirituel se fonde l’identité institutionnelle. La mémoire du père commun des maisons vallombrosiennes devient le point d’ancrage, le pivot de cette identité. L’hagiographie atteint ici le sommet de sa force normative : elle exprime et consacre, par son autorité, des normes nouvelles, c’est le lieu d’une expérimentation normative, qui précède l’écriture coutumière et législative76. Cette dernière forme 70 Ibid., 26-27, col. 776-777 ; quelques convers sont concernés par des miracles : ibid., 48, col. 784 et 53, col. 785-786 ; sur les convers vallombrosiens voir F. SALVESTRINI, Disciplina caritatis, p. 245-302. 71 Ibid., 51-52, col. 785 ; les noms des défunts sont inscrits sur des billets (per apices) envoyés à toutes les maisons de la congrégation (per Vallimbrosanam cunctam congregationem). 72 Ibid., 112-114, col. 804-805 ; ce passage de la Vie a été très étudié : voir la bibliographie dans F. SALVESTRINI, Disciplina caritatis, p. 186-195 ; P. LICCIARDELLO, « L’amicizia nella tradizione camaldolese e vallombrosana », Reti Medievali Rivista, 11, 1 (2010), en ligne : http://www. rivista.retimedievali.it. 73 Ibid., 119, col. 807 : Vallis Imbrosae consuetudo et congregatio. 74 Ibid., 120, col. 807. 75 Et sunt in fide una, unum cor et animam habentes, potius parati mori, quam ab alterutro dividi ; Ibid. 76 Les premières coutumes vallombrosiennes, dérivées de celles de Cluny, sont mises par écrit au XIe siècle : voir Redactio Vallumbrosana, dans Corpus Consuetudinum Monasticarum,
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sera plus conforme à l’esprit du Moyen Âge tardif et à la culture juridique et canonique alors dominante dans le gouvernement de l’Église.
éd. K. H ALLINGER, VII, 2, Siegburg, 1983, p. 309-380. Dès 1095 sont conservés les actes des chapitres généraux : Acta capitulorum generalium Congregationis Vallis Umbrosae, I : Institutiones abbatum (1095-1310), éd. N. R. VASATURO, Rome, 1958 (Thesaurus ecclesiarum Italiae, VII, 25).
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Carte de localisation des lieux et institutions cités dans l’article (Italie centrale, xe-XIIe siècles)
Culte des saints et construction identitaire à Cîteaux : les images de Jérôme dans les manuscrits réalisés sous l’abbatiat d’Étienne Harding Alessia TRIVELLONE Montpellier
Les nombreuses miniatures de saints contenues dans les manuscrits réalisés dans le scriptorium de Cîteaux sous l’abbatiat d’Étienne Harding (1108-1133) offrent une ample matière à réflexion pour l’étude de l’hagiographie dans l’abbaye bourguignonne, un terrain de recherche qui demeure à présent à peine défriché. Cet article se propose d’examiner la perception de Jérôme au sein de la première communauté monastique, guidée par l’abbé anglais, à travers ses représentations dans différents manuscrits du scriptorium : l’analyse de ces miniatures permettra de mieux cerner les raisons de l’importance de ce Père de l’Église dans l’abbaye bourguignonne1. Figuré à cinq reprises, Jérôme est le saint le plus représenté dans les manuscrits de Cîteaux réalisés au cours du premier tiers du XIIe siècle. Parmi les autres Pères de l’Église, Grégoire est représenté deux fois (Dijon, Bibliothèque municipale 168, fol. 5 ; Dijon, Bibliothèque municipale 180, fol. 1), Augustin une seule fois (Dijon, Bibliothèque municipale 641, fol. 31v) et Ambroise n’est pas représenté du tout2. L’image de Jérôme dans le légendier de Cîteaux (Dijon, Biblio1
N. L AFOND, « L’iconographie de saint Grégoire le Grand et de saint Jérôme dans les manuscrits de l’Abbaye Notre-Dame de Cîteaux au XIIe siècle », Le Bulletin du C.E.R.C.O.R, SaintEtienne, Janvier 2008, p. 117-125, fait une description des représentations de Grégoire le Grand et de Jérôme dans ces manuscrits, mais se limite à une analyse formelle. D’intéressantes remarques sur l’iconographie de Jérôme, vouées à saisir l’importance de ce père de l’Église dans l’abbaye se trouvent en revanche dans le mémoire de maîtrise de M. GOURBEIX, Les représentations iconographiques des Pères de l’Église dans les manuscrits cisterciens conservés à la bibliothèque municipale de Dijon, Mémoire de maîtrise soutenu à l’Université de Bourgogne (2001), sous la direction de Daniel Russo. 2 Toutes les miniatures des manuscrits conservés à la Bibliothèque municipale de Dijon sont reproduites dans la base d’images en ligne Enluminures (www.enluminures.culture. fr). Sur l’iconographie de Jérôme, voir R. MIEHE, « Hieronymus », dans Lexikon der christlichen Ikonographie, t. VI, 1974, col. 519-529 ; D. RUSSO, Saint Jérôme en Italie. Étude d’iconographie et de spiritualité (XIIIe-XIV e siècles), Paris-Rome, 1987. Du même auteur, voir aussi « La figure de saint Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 215-234 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102191
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thèque municipale 641, fol. 66, fig. 1 dans le cahier couleur en fin de volume) le représente habillé en moine et assis avec les instruments de l’écriture. Nous ne nous attarderons pas sur cette image, qui le représente selon les canons « classiques » du portrait d’auteur. Quatre autres images, plus particulières, seront en revanche au cœur de notre étude. Ainsi, après avoir considéré les manuscrits contenant les œuvres de Jérôme dans la copie des œuvres patristiques dans le scriptorium de Cîteaux, nous examinerons l’image de Jérôme et du pape Damase dans la Bible d’Étienne Harding, ainsi que trois miniatures qui représentent le Père de l’Église avec des femmes. Ces miniatures nous permettront de cerner les raisons et les modalités du culte de ce saint dans l’abbaye de Cîteaux. 1. Les œuvres de Jérôme copiées dans le scriptorium de Cîteaux Jean Baptiste Auberger a étudié la perception de Jérôme dans la première communauté de Cîteaux. Selon lui, les écrits de ce Père de l’Église, ainsi que ceux de Grégoire le Grand, jouirent dans l’abbaye d’une grande considération. La preuve en serait que ses œuvres furent copiées avant celles d’Augustin et d’Ambroise3. Les observations de Jean-Baptiste Auberger ne concernent toutefois que les exemplaires décorés ; elles ne sauraient être confirmées si l’on élargit l’enquête à tous les manuscrits de Cîteaux. Le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France atteste en effet la présence dans l’abbaye de nombreux manuscrits contenant les œuvres d’Augustin datés des XIe et XIIe siècles4. L’indice de l’importance de Jérôme au sein du monastère ne réside donc pas dans le nombre, mais plutôt dans la richesse de la décoration dans les manuscrits qui contiennent ses œuvres et qui comptent parmi les plus luxueux du scriptorium. Le manuscrit des Lettres et Sermons (Dijon, Bibliothèque municipale 135), dont la copie daterait, selon Yolanta Załuska, d’environ 11205, avec son texte copié sur trois colonnes, son frontispice et ses cent quarante-deux initiales, historiées et ornées, n’est comparable, pour ce qui est de la quantité et de la qualité des miniatures, qu’à la Bible (Dijon, Bibliothèque municipale
Jérôme et les genres de vie dans la peinture florentine au début du XV e siècle », dans Vie active, Vie contemplative au Moyen Âge, éd. Chr. TROTTMANN, Rome, 2009, p. 473-481. 3 J.-B. AUBERGER, L’unanimité cistercienne primitive : mythe ou réalité ?, Cîteaux, 1986 (Studia et documenta, 3), p. 187-204. 4 Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France. Départements, t. 58. Selon ce catalogue, des œuvres d’Augustin se trouvent dans les manuscrits 125, 126, 127, 133, 138, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 151, 154, 156, 157, 158, 159, 162 et 163, tous datés des XIe et XIIe siècles. 5 Y. Z AŁUSKA, L’enluminure et le scriptorium de Cîteaux au XIIe siècle, Cîteaux, 1990 (Studia et documenta, 4), n. 6, p. 207-209.
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12-15), aux Moralia in Iob de Grégoire le Grand (Dijon, Bibliothèque municipale 168-170 et 173) et au premier légendier de Cîteaux (Dijon, Bibliothèque municipale 641 et 642). Les Commentaires sur Daniel, sur les petits prophètes et sur l’Ecclésiaste (Dijon, Bibliothèque municipale 132, premier tiers du XIIe siècle)6, le Commentaire sur Isaïe (Dijon, Bibliothèque municipale 129, vers 1120-1133)7, et le Commentaire sur Ézéchiel (Dijon, Bibliothèque municipale 131, deux scribes, l’un du deuxième quart du XIIe siècle et l’autre du milieu du siècle)8, contiennent également des miniatures. À ces manuscrits, copiés à Cîteaux, il faut ajouter le Commentaire sur Jérémie, qu’Étienne Harding commandita à Oisbertus, moine à l’abbaye de Saint-Vaast en 1125 (Dijon, Bibliothèque municipale 130) et qui contient une image de dédicace9. Ni les œuvres d’Augustin (De Trinitate, Dijon, Bibliothèque municipale 141 ; Enarrationes in Psalmos, Dijon, Bibliothèque municipale 145, 146 [fol. 10-141] et 147), ni les Lettres de Grégoire le Grand (Dijon, Bibliothèque municipale 180) ne reçurent de décoration comparable10. Ces données montrent clairement que Jérôme faisait l’objet d’une vénération plus grande que celles des autres Pères de l’Église. Cela contraste avec ce que l’on sait de la dévotion portée à Augustin et Grégoire le Grand dans les monastères médiévaux11. Cet intérêt particulièrement marqué pour Jérôme est donc propre à Cîteaux. On remarquera que les manuscrits enluminés contiennent pour la plupart les commentaires bibliques du Père de l’Église : cela semble indiquer qu’il était surtout apprécié pour son activité de commentateur biblique. Ses écrits polémiques et ses traités de morale, par ailleurs peu nombreux dans le scriptorium, ne reçurent pas d’enluminures12. Quant aux Lettres de Jérôme, Jean-Baptiste Auberger a expliqué l’intérêt spécifique qu’elles suscitent à l’abbaye de Cîteaux, en partant de l’analyse des 6
Ibid., n. 12, p. 215-217. Ibid., n. 13, p. 217-219. 8 Ibid., n. 16, p. 222-223. 9 Ibid., n. 94, p. 271-272. 10 Les Dialogues de Grégoire le Grand (Dijon, Bibliothèque municipale 179), contenant la biographie de Benoît, et donc susceptibles de susciter un grand intérêt au Nouveau Monastère, ainsi que les Homélies sur l’Évangile du même auteur (Dijon, Bibliothèque municipale 177), contiennent uniquement des initiales ornées : ils font partie des livres que les fondateurs avaient emmenés de Molesme. Leur style permet de les considérer comme réalisés dans le Nord de la France, probablement à Saint-Vaast d’Arras à la fin du XIe siècle. Cf. Z AŁUSKA, L’enluminure, dans l’ordre n. 93 (Dialogues), p. 270-271, et n. 92 (Homélies), p. 269-270. 11 J. LECLERCQ, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, Paris, 1983, p. 96-97. Une autre donnée qui contraste en principe avec ce que l’on sait des bibliothèques monastiques médiévales (Ibid., p. 94-96) est la totale absence d’Origène parmi les ouvrages copiés et conservés à Cîteaux au XIIe siècle. La dévotion à Jérôme aurait-elle poussé à négliger celui qu’il avait violemment attaqué dans ses écrits ? L’absence des œuvres d’Origène dans la bibliothèque de Cîteaux a été remarquée par M. GOURBEIX, Les représentations iconographiques des Pères de l’Église. 12 C’est le cas du manuscrit 134, daté du début du XIIe siècle, et contenant le Contra Iovinianum. 7
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épîtres copiées dans le manuscrit 135. Ce manuscrit ne présente pas les lettres selon l’ordre le plus fréquent : les épîtres qui donnent un enseignement sur la vie monastique et traitent des idéaux particulièrement ressentis à Cîteaux sont toutes regroupées au début du manuscrit. Cet ordre nouveau, qui fut par ailleurs repris dans deux autres manuscrits postérieurs, en usage à Clairvaux (Troyes, Bibliothèque municipale 190) et à Fontenay (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal 293) indiquerait, selon Jean-Baptiste Auberger, que les lettres de Jérôme avaient une valeur pratique pour des orientations concrètes de la vie monastique à Cîteaux13. 2. Jérôme traducteur de la Bible, exemple et figure d’Étienne Harding a. Jérôme et la Bible : un modèle pour Étienne Harding Étienne Harding est connu pour un remarquable travail d’édition du texte biblique : les fruits de son labeur sont encore visibles dans sa Bible (Dijon, Bibliothèque municipale 12-15), copiée et enluminée au début de son abbatiat, entre 1108 et 1111. Jean-Baptiste Auberger a remarqué que son approche, telle que l’abbé nous la décrit dans le Monitum, un « avertissement » transcrit dans la Bible même (Dijon, Bibliothèque municipale 13, fol. 150v), est très similaire à celle de Jérôme. Après avoir constaté que le texte biblique variait dans les divers manuscrits qu’il s’était procuré auprès d’autres monastères, il se proposa de rétablir un texte le plus proche possible de la Vulgate de Jérôme, n’hésitant pas à aller voir, à cette fin, des Juifs « experts dans leurs Écritures ». Comme le Père de l’Église, Étienne remonta au texte hébreu pour reconstituer le texte original de la Bible et n’hésita pas à expurger tout ce qui ne s’y trouvait pas14. La miniature de Jérôme en train de donner la Vulgate au pape Damase (Dijon, Bibliothèque municipale 15, fol. 2v, fig. 2) dans la Bible permet de mieux préciser la nature des relations qui lient l’abbé à son modèle. L’image apparaît au début des Évangiles et montre un échange entre un évêque (ou pape) et un moine. L’image est traditionnellement interprétée comme Jérôme remettant au 13 J.-B. AUBERGER, « Importance de saint Jérôme dans le choix des premiers Pères de Cîteaux », Collectanea cistercensia, 60 (1998), p. 295-322, ici p. 304-311. Magdalena Aust est aussi récemment revenue sur le sujet, en 2008, montrant de quelle manière les écrits de Jérôme ont inspiré la vie monastique : M. AUST, « Was uns die Bibliothek von Cîteaux erzählen kann (1) : Der Einfluss des heiligen Hieronymus auf die ersten Zisterzienser », Cistercienser Chronik, 115 (2008), p. 153-166. 14 J.-B. AUBERGER, « Importance », p. 297-304. Pour la révision biblique par Étienne Harding voir M. C AUWE, « La Bible d’Étienne Harding. Principes de critique textuelle mis en œuvre aux livres de Samuel », Revue bénédictine, 103 (1993), p. 414-444 : p. 416-417 ; G. DAHAN, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval. XIIe-XIV e siècle, Paris, 1999, p. 168-171.
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pape Damase la Vulgate, traduction qu’il lui avait commandée. L’identification des deux personnages est appuyée par l’incipit du prologue à côté : Hieronimus Damaso pape. L’image est très particulière pour différentes raisons. Tout d’abord, remarquons qu’en dépit du nombre important de Bibles enluminées au Moyen Âge, la représentation de l’offrande de la Vulgate est extrêmement rare au Moyen Âge. Il suffira de remarquer que, selon les bases de données Enluminures, Liber Floridus et Mandragore, seules quatre autres images représentent Jérôme à côté de Damase, sur les 320 images de ce Père de l’Église conservées dans des manuscrits réalisés entre le XIe et le XVe siècle et conservés en France (voir le tableau en annexe). Une image précoce apparaît dans un évangéliaire provenant d’Italie du Nord de la deuxième moitié du XIe siècle (Paris, BnF, lat. 325, fol. 14, fig. 3) : Jérôme y est assis à gauche, écrivant le début des Évangiles, alors que Damase est debout en face de lui15. Jérôme est ensuite représenté à côté de Damase à l’incipit de la préface du Pentateuque dans la deuxième Bible de Saint-Martial de Limoges (Paris, BnF, lat. 8 (1), fol. 416, fig. 4) : le Père de l’Église et le pape sont représentés l’un à côté de l’autre sans que la remise de la Vulgate ne soit figurée. Un manuscrit provenant de l’abbaye Saint-Evroult-sur-Ouche, en Normandie, du début du XIIe siècle (Rouen, Bibliothèque municipale 31 [fol. 9-48v], fol. 9, fig. 5) et contenant les Évangiles et les épîtres de Paul, présente Jérôme et Damase dans deux panses de la lettre B (Beato papae). Dans la panse supérieure, Jérôme remet ses écrits à un messager (Ieronimus fido sua tradit scripta ministro) alors que, dans la panse inférieure, Damase reçoit les écrits (sumit ouans Damasus dilecti papa precatus). Enfin, le manuscrit de Bourges (Bourges, Bibliothèque municipale 3, fol. 307, fig. 6), enluminé dans le centre de la France et daté du dernier quart du XIIe siècle, présente les deux personnages dans une initiale N au début des Évangiles : Jérôme y apparaît, en bas, écrivant ; Damase est dans la partie droite et haute, vêtu d’une tunique et d’une vaste chasuble. Ce ne sont sans doute pas là les seules images médiévales de Jérôme remettant la Vulgate à Damase, mais le nombre réduit de ces scènes par rapport au nombre total d’images recensées sur l’échantillon des bibliothèques françaises 15 Jérôme écrit, sur la page de gauche, Beato pape Damaso Hieronimus et, sur la page de droite, Liber generationis Jhesu Christi fili David fili Abraam (incipit de l’Évangile de Mathieu). 16 Une reproduction de l’image se trouve dans M. SCHAPIRO, The Parma Ildefonsus. A Romanesque Illuminated Manuscript from Cluny and Related Works, New York, 1964, fig. 52. Dans le Lexikon der christlichen Ikonographie (« Damasus », t. VI, 1974, col. 28-29, notice de K. ZIMMERMANNS), l’image est considérée de manière erronée comme issue d’un manuscrit du Mont-Cassin. Sur l’enluminure à Saint-Martial de Limoges, voir D. GABORIT-CHOPIN, La décoration des manuscrits à Saint-Martial de Limoges et en Limousin du IXe au XIIe siècle, Paris, 1969 ; Saint-Martial de Limoges, Ambition politique et production culturelle (Xe-XIIIe siècles), éd. C. A NDRAULT-SCHMITT, Limoges, 2006.
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permet en tout cas de conclure que ce thème iconographique est très rare. De plus, on remarquera que les images sont toutes différentes entre elles. Aucune « tradition iconographique » de ce thème n’est décelable : il rentre plus généralement dans le type de la dédicace ou de l’offrande d’ouvrage. La scène de remise de la Vulgate à Damase par Jérôme dans la Bible d’Étienne Harding n’est donc pas anodine : sa présence réclame une explication. Dès lors que ce thème met Jérôme à l’honneur en tant que traducteur de la Bible, sa représentation découle sans doute de la grande considération que lui portait Étienne Harding. La manière dont Jérôme est représenté permet toutefois de mieux préciser la relation qui lie l’abbé Étienne Harding au Père de l’Église. On remarquera en effet que, dans la miniature de la Bible d’Étienne Harding, Jérôme est vêtu en moine, ce qui n’est pas un choix obligé dans l’iconographie de ce saint17 : quelles sont donc les raisons motivant le choix de cette formule iconographique ? b. Jérôme et la coule non teinte : une figure d’Étienne Harding ? Dans le manuscrit de Cîteaux, la coule de saint Jérôme est de couleur claire : l’enlumineur a laissé intact le parchemin qu’il a rehaussé exclusivement d’ombres beiges. Peut-il s’agir là d’un procédé évoquant la coule monastique cistercienne, qui n’était pas teinte ? La question de la couleur des vêtements des moines de Cîteaux et des premiers Cisterciens a été très débattue par l’historiographie. La question est plus compliquée qu’elle ne le semble de prime abord18. La Charte de charité, dont la rédaction remonte probablement à Étienne Harding, dans les années 1110, ne précise rien quant aux vêtements des moines19. Le cinquième des Statuts, promulgué probablement sous son abbatiat, ne précise pas la couleur, mais prescrit que l’habit soit simple et pauvre, conformément à la description de la Règle bé-
17 Remarquons que dans les quatre représentations de la remise de la Vulgate à Damase que nous avons sélectionnées, Jérôme est représenté en tant que moine uniquement dans le manuscrit italien du XIe siècle (Paris, BnF, lat. 325, fol. 14, fig. 3). 18 Beaucoup d’inexactitudes ont été écrites sur la pratique vestimentaire des moines de Cîteaux. Des propos sérieux et documentés ont été exprimés par D. J. OTHON, « Les origines cisterciennes. VI. Les premiers statuts », Revue Mabillon, 23 (1933), p. 100-111 : 103-111. Pour le monachisme clunisien, voir aussi G. DE VALOUS, Le monachisme clunisien des origines au XV e siècle, 2 vol., Paris, 1970, I, p. 229-249, et C. H ALLINGER, Gorze-Kluny, Studien zu den monastischen Lebensformen und Gegensätzen im Hochmittelalter, Rome, 1951, p. 661-734. 19 Contrairement à ce qu’affirme M. PASTOUREAU, « Les cisterciens et la couleur au XIIe siècle », dans L’ordre cistercien et le Berry. Actes du colloque organisé à Bourges les 15-16 mai 1998, éd. P.-G. GIRAULT et V. M AROTEAUX, Bourges, 1998 (Cahiers d’archéologie et d’histoire du Berry, 136), p. 21-30, ici p. 22, n. 6.
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nédictine20. Cette dernière n’imposait pas non plus la couleur des habits. Benoît de Nursie avait prescrit : « Quant à la couleur ou à l’épaisseur de tous ces effets [les pièces du vêtement], les moines ne s’en plaindront pas, mais ils les prendront tels qu’on peut les trouver dans la province où ils demeurent, ou ce qui peut s’acheter meilleur marché » (De quarum rerum omnium colore aut grossitudine non causentur monachi, sed quale inveniri possunt in provincia qua degunt aut quod vilius comparari possit)21. Malgré cette carence normative, il semble évident que les premiers Cisterciens décidèrent de porter des vêtements non teints : les critiques de leurs contemporains sont le témoignage le plus sûr de cet usage. Dans les sources écrites, la première mention des Cisterciens en tant que « moines blancs » apparaît déjà en 1124 : Pierre le Vénérable s’adresse à Bernard de Clairvaux en critiquant le choix vestimentaire de ses moines, en leur reprochant leur choix « singulier » dicté, selon lui, par l’orgueil22. À cette date le choix de la couleur « blanche » était parfaitement assumé : Bernard de Clairvaux justifie l’adoption de la couleur blanche comme celle « de la pureté, de l’innocence et de toutes les vertus ». Un autre témoignage que la coule était « blanche » vient d’Orderic Vital. Dans un chapitre de son Histoire ecclésiastique, rédigé vers 1134/1135, il parle des Cisterciens, évoquant à plusieurs reprises leur coule blanche. Celleci les distinguait nettement des autres moines : « Dans leur habit, ils utilisent principalement la blancheur, qui les fait sembler différents et remarquables par rapport aux autres » (Albedine in habitu suo precipue utuntur, qua singulares ab aliis
20 Vestitus simplex et vilis, absque pelliciis, camisiis, staminiis, qualem denique regula describit ; cf. Le origini cisterciensi : documenti, éd. C. STERCAL et M. FIORONI, Milan, 2004, p. 170-171. 21 Règle Bénédictine, LV, 7 ; éd. dans La règle de Saint Benoît, trad. A. DE VOGÜÉ, Paris, 1972, vol. 2 p. 618-621 (SC, 182). 22 At vos sancti, vos singulares, vos in universo orbe vere monachi, aliis omnibus falsis et perditis, secundum nominis intepretationem solos vos inter omnes contituitis, unde et habitum insoliti coloris praetenditis, et ad distinctionem cunctorum totius fere mundi monachorum, inter nigros vos candidos ostentatis. Et certe haec vestium nigredo antiquitus humilitatis causa a patribus inventa cum a vobis reiicitur, meliores vos ipsis candorem inusitatum praeferendo iudicatis. De magno tamen illo et admirabili vereque monacho Martino non legitur quod albo et curto, sed quod nigro et pendulo pallio processerit. […] Cuius manifestissimi praevaricatores esse convincimini, qui colorem humilitati et abiectioni magis competentem abicitis, et illum quo etiam in scripturis gaudium et sollempnitatis figuratur album scilicet cointra iam dicta mandata assumitis ? Cumque in valle lacrimarum positos quibus praecipitur ut semper luctui nunquam laetitiae intendant deceant vestimenta luctum et paenitentiam designantia, vos econtra in miseriis felicitatem, in merore gaudium, in luctu laetitiam vestium candore mostratis ; G. CONSTABLE, The Letters of Peter the Venerable, Cambridge (Mass.), 1967, t. 1, n° 28, p. 52-101 : p. 57. Les mêmes propos, exprimés avec un ton plus conciliateur, se retrouvent dans une lettre de 1144 (n° 111), ibid., p. 285-290.
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notabilesque videantur)23. Plus loin, le même auteur affirme qu’ils n’utilisent pas d’habits teints (Fucatis vestibus non utuntur)24. Michel Pastoureau a mis en évidence que cette absence de teinture ne pouvait pas donner une couleur parfaitement blanche : selon lui, il fut longtemps techniquement impossible de réaliser et stabiliser un blanc parfait, ainsi que de réaliser un noir qui fût réellement noir. Ce furent ainsi des couleurs claires ou brunes qui furent assimilées et qualifiées, dans les sources, de blanc et de noir : l’opposition des couleurs, souvent évoquée dans la querelle entre Clunisiens et Cisterciens, relevait d’un horizon symbolique plus que d’une réelle perception physique25. Il faut donc en déduire que ce que les sources qualifient de blanc était plutôt « blanchâtre »26. Par ailleurs, des laines non teintes pouvaient avoir des nuances différentes selon la couleur d’origine des moutons : il est logique de penser que, dans certaines régions, le gris, le roux ou le brun auraient pu apparaître sur les coules cisterciennes27. Or, certains spécialistes, dont Michel Pastoureau, doutent toutefois que les moines de Cîteaux aient porté une coule non teinte dès la fondation du Nouveau Monastère. Le doute a surgi en observant que de nombreux moines représentés dans les manuscrits de Cîteaux, notamment dans celui des Moralia in Job, réalisé en 1111, ont des coules foncées (figures 7-11). Cela a fait penser qu’en 1111 la coule blanche n’avait pas encore été adoptée28. Une analyse globale de l’ensemble des images de moines dans les manuscrits de Cîteaux démontre toutefois que les images ne sont pas une fidèle reproduction de la réalité vestimentaire des moines de Cîteaux. Dans la Bible d’Étienne Harding, on compte trois moines. Après Jérôme dans l’image de dédicace, le deuxième (fig. 13) figure à l’incipit de l’Évangile de Jean29. Le troisième (fig. 14) apparaît enfin sous les pieds de Jacques le Mineur, à l’incipit de sa lettre,
23 Orderic Vital, Historia ecclestiastica, VIII, 26, The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis. IV. Books VII and VIII, éd. et trad. M. CHIBNALL, Oxford, 1973, p. 310. Au contraire, Michel Pastoureau (« Les cisterciens et la couleur », p. 22, n. 6), sans en donner les références, affirme qu’Orderic Vital qualifierait les cisterciens de « moines gris ». Nous n’avons pu trouver aucune occurrence de ce type dans l’œuvre d’Orderic Vital. 24 Orderic Vital, Historia ecclestiastica, VIII, 26, p. 324. 25 Cécile Caby a aussi abordé quelques aspects de la portée symbolique de l’habit monastique dans les différents ordres religieux lors de la conférence « Identità e differenza : l’abito monastico e la diversitas religionum », tenue à Fonte Avellana, les 30-31 septembre 2008. Je remercie l’auteure de m’avoir fait lire son texte. 26 M. PASTOUREAU, « Les cisterciens et la couleur ». 27 Cela semble confirmé par des mentions dans les textes écrits cités par D. J. OTHON, « Les origines cisterciennes », p. 105, n. 7. 28 Par exemple, M. PASTOUREAU, « Les cisterciens et la couleur », légende de l’image à la p. 23. 29 Sur cette image je me permets de renvoyer à A. TRIVELLONE, L’hérétique imaginé : hétérodoxie et iconographie dans l’Occident médiéval de l’époque carolingienne à l’Inquisition, Turnhout, 2009 (Collection d’études médiévales de Nice, 10), notamment p. 174-188.
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dans une image qui semblerait de prosternation. Les trois moines de la Bible d’Étienne Harding portent tous une coule blanche. Six miniatures représentent des moines dans le manuscrit des Moralia in Iob (Dijon, Bibliothèque municipale 168-170 et 173), réalisé en 1111. Une miniature représente un moine blanc en prière (Dijon, Bibliothèque municipale 170, fol. 6v, fig. 12). Quatre autres miniatures montrent des moines avec des habits très différents (fig. 7-10). Les marges inférieures de leurs tuniques sont effilées, comme si elles étaient usées. Les moines portent des scapulaires, que la règle bénédictine recommandait pour les activités manuelles, attachés par des ceintures de corde dont pendent des couffins pour le couteau, autre élément de la dotation des moines30. De grosses chaussettes complètent cette tenue. Enfin, une dernière image montre deux moines avec des coules, d’une forme identique à celle des autres coules blanches, mais grise et marron foncé (fig. 11)31. Une observation attentive et globale révèle que, dans les Moralia, la forme et la couleur des vêtements ne font que s’adapter aux activités des moines : si le moine en prière a une coule blanche, les moines habillés en marron sont occupés par des travaux manuels, que ce soit l’abattage d’un arbre (fig. 9), la coupe du bois (fig. 7), la moisson (fig. 8). Deux moines avec des habits de travail apparaissent en revanche à côté d’un feu (fig. 10) : leurs visages ont été grattés, tout comme ceux d’autres personnages négatifs dans d’autres manuscrits de Cîteaux32. Il est en effet possible qu’ils aient été considérés comme deux moines paresseux ou acédieux : d’autres miniatures des Moralia évoquent par ailleurs les péchés capitaux33. Quant aux coules grises et marron foncé des moines apparaissant au chapitre 12 des Moralia, elles ne sont manifestement pas des coules de travail34 : il est plus probable que, comme le suggère Conrad Rudolph, ils soient en deuil. Le 30
Conformément à la prescription de la règle bénédictine, LV : La règle de Saint Benoît, vol. 2, p. 618-623. Souvent, notamment dans des ouvrages de vulgarisation, les moines au travail sont identifiés comme étant des convers. Cependant, si cette identification « résout » le problème des vêtements qui ne sont pas blancs, elle en soulève d’autres : il faudrait expliquer pourquoi ces convers ne porteraient pas de barbe et seraient tonsurés ! 32 C’est le cas de la personnification de la Synagogue (Dijon, Bibliothèque municipale 15, fol. 60) et des flagellateurs du Christ (Dijon, Bibliothèque municipale 30, fol. 8v). 33 C. Rudolph interprète la miniature comme le triomphe des moines aristocratiques sur les épreuves matérielles et l’orgueil, et une mise en image de l’opposition entre pauvreté d’esprit et orgueil : C. RUDOLPH, Violence and daily life : reading, art, and polemics in the Cîteaux Moralia in Job, Princeton, 1997, p. 72-73. L’orgueil (Dijon, Bibliothèque municipale 173, fol. 47) est représenté selon la formule iconographique courante du chevalier désarçonné ; l’image n’est pas analysée par C. Rudolph, mais est en revanche identifiée comme une représentation de l’orgueil par F. GARNIER, Le langage de l’image au Moyen Âge. 2. Grammaire des gestes, Paris, 1989, fig. 30 et p. 86, et par Z AŁUSKA, L’enluminure, pl. LV, ill. 101. 34 Yolanta Załuska émet l’hypothèse que cette miniature aurait été repeinte, car les vêtements gris sont « inusités ailleurs » : Y. Z AŁUSKA, L’enluminure, p. 201. Aucun autre argument ne vient 31
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chapitre 12 qu’ils introduisent contient en effet de nombreuses réflexions sur la fugacité de la vie et sur la mort ; des versets du livre 12 de Job étaient d’ailleurs lus pendant l’office des morts35. En ce sens, la couleur des coules n’a en principe rien de surprenant : la couleur noire, ou foncée, était normalement associée au deuil dans les sources de l’époque36. Loin d’être contradictoire, le choix des couleurs des coules dans les images de moines dans la Bible d’Étienne Harding et dans les Moralia répond donc à une logique qui n’est pas forcément celle de la vraisemblance. Comme toute image médiévale, ces miniatures ne visent pas à représenter la réalité perceptible : elles sont des interprétations visuelles, accordant une grande part à la symbolique des formes et des couleurs. Tout comme certaines sources écrites assimilent les couleurs foncées au noir et les claires au blanc, faisant abstraction des couleurs perçues, les sources figurées privilégient une représentation symbolique, afin d’exprimer un message qui va au-delà de la perception physique. Des représentations postérieures de moines cisterciens fournissent des preuves supplémentaires de cet usage symbolique des couleurs pour les vêtements monastiques. Dans la miniature réalisée par le moine Oisbertus d’Arras vers 1125 (Dijon, Bibliothèque municipale 130, fol. 104, fig. 15), Étienne Harding a une coule rehaussée de bleu avec quelques traits de beige. Elle sert probablement à distinguer l’abbé de Cîteaux de l’abbé de Saint-Vaast d’Arras et de l’enlumineur arrageois, en bas de la scène, tous deux représentés avec des coules marron37. Cependant, dans la miniature d’un manuscrit réalisé à Cologne ou en Basse-Saxe entre 1270 et 1275 (Cambridge, University Library, Mm. 5. 31, fol. 113r, fig. 16) et contenant le Commentaire de l’Apocalypse d’Alexandre (vers
toutefois appuyer son hypothèse : au contraire, dans cette miniature la couleur est mise en aplat exactement comme dans les autres miniatures du manuscrit. 35 L’objet tenu par les deux moines a été identifié par Yolanta Załuska comme étant un linge replié (L’enluminure, p. 201) et par Conrad Rudolph comme une banderole funéraire (Violence, p. 69-70). 36 Ainsi Pierre le Vénérable : Nam ut quod sentio fatear, visum est michi videtur magnis patribus illis nigrum hunc de quo agitur colorem magis humilitati, magis penitentiae, magis luctui convenire ; lettre Ad Bernardum, G. CONSTABLE, The Letters, n° 111, p. 274-299 : p. 289. Rappelons encore une fois que le noir dont il s’agit (niger) est plutôt le teint naturel obtenu de la laine des agneaux foncés qui semble roussir avec l’âge et par l’exposition au soleil une fois tondue ; ce n’est pas le noir artificiel (ater : noir de fumée). Cf. à ce propos DE VALOUS, Le monachisme, p. 238. Observons aussi que la couleur noire est absente des miniatures de Cîteaux. 37 Y. Załuska a consacré une notice à cette image dans La représentation de l’invisible : trésors de l’enluminure romane en Nord-Pas-de-Calais, catalogue de l’exposition (Bibliothèque multimédia de Valenciennes, 15 octobre-31 décembre 2007), Valenciennes, 2007, p. 76-77. La spécialiste ne remarque pas la différence dans les couleurs des coules. Nous ne saurons pas suivre ses affirmations sur les abbés : « Bien que l’un soit bénédictin et l’autre cistercien, leurs coules ne permettent pas encore de les différencier. La distinction nette entre les “moines noirs” et les “moines blancs” viendra plus tard ».
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le milieu du XIIIe siècle)38, Étienne Harding, à gauche, est représenté en coule blanche, alors que les abbés de Clairvaux, La Ferté, Pontigny et Morimond, sont représentés avec quatre couleurs différentes : blanc, gris foncé, jaune et marron. À cette époque tardive, la coule blanche était adoptée depuis longtemps par l’ordre, mais la volonté de distinguer les quatre filiations a sans doute poussé l’enlumineur à représenter les moines avec quatre couleurs différentes. Pour résumer, toutes les miniatures de la Bible d’Étienne Harding et des Moralia représentent donc des moines, très vraisemblablement des moines de Cîteaux, engagés dans différentes activités. Ces miniatures ne constituent pas la preuve qu’ils aient changé de couleur d’habit : à l’époque de la réalisation des manuscrits, ils avaient sans doute déjà adopté une coule non teinte, et donc blanchâtre, comme l’indiquent les sources. Leur choix n’était par ailleurs pas unique dans le panorama du monachisme réformé : les Camaldules et les moines de Fonte Avellana au cours de la première moitié du XIe siècle portaient des habits de laine « de couleur naturelle »39. Si nous revenons maintenant à l’image de Jérôme remettant la Bible à Damase, on peut considérer que le choix insolite de le représenter en coule monastique, non teinte, comme un moine de Cîteaux, introduit pour le moins une ambiguïté dans l’image : cela pourrait en effet indiquer non seulement qu’Étienne Harding considérait Jérôme comme son illustre modèle, mais aussi qu’il s’est très probablement identifié à lui40. La formule de dédicace rappellerait ainsi à la fois la paternité de la traduction biblique du Père de l’Église et le travail « philologique » accompli par l’abbé dans le manuscrit même. Tant de « fierté » ne contraste pas avec ce que l’on sait d’Étienne Harding. Il n’avait pas hésité à confier la mémoire de son travail dans le Monitum écrit à la fin du premier volume de cette Bible. Lui-même n’était par ailleurs pas non plus réticent à se faire représenter dans des manuscrits. C’est probablement lui-même qui se fait représenter de son vivant par Oisbertus dans le manuscrit qu’il a commandité à Arras : dans l’image, il offre, nimbé, son abbaye à la Vierge (fig. 15). 38
L’image se trouve en marge d’un développement sur l’ordre cistercien. Elle a été reproduite et décrite par J. LECLERCQ, « Textes et manuscrits cisterciens dans diverses bibliothèques », Analecta Sacri Ordinis Cisterciensis, 12 (1956) p. 289-310 : p. 305-306 et voir A. TRIVELLONE, « Cîteaux et la fondation de ses quatre premières filles par l’image », dans Bernard de Clairvaux, éd. G. L OBRICHON = Religions & Histoire, hors-série (automne 2011), p. 28-29 ; sur le manuscrit, voir la notice de N. MORGAN, dans The Cambridge Illuminations : Ten Centuries of Book Production in the Medieval West, éd. P. BINSKI et S. PANAYOTOVA, Londres-Turnhout, 2005, p. 116-117 (avec bibliographie supplémentaire). 39 D. J. OTHON, « Les origines cisterciennes », p. 106. 40 Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que les miniatures de la Bible et des Moralia sont l’œuvre d’un enlumineur anglais : il pourrait s’agir soit d’un moine particulièrement proche de l’abbé, voire de l’abbé lui-même ; cf. à ce propos A. TRIVELLONE, « ‘Styles’ ou enlumineurs dans le scriptorium de Cîteaux ? », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 43 (2012), p. 83-93.
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Jérôme est donc, dans l’image, une figure de l’abbé Étienne Harding, qui édita le texte biblique pour qu’il se rapproche le plus possible de la Vulgate. Cette identification avait peut-être également comme effet de légitimer et de donner plus de poids au travail de révision entrepris par l’abbé41. 3. Jérôme, Étienne Harding et le monachisme féminin Dans les manuscrits de Cîteaux, Jérôme apparaît également dans le manuscrit de ses Lettres et dans deux de ses commentaires bibliques. Dans ces trois représentations, il est accompagné par des femmes, et notamment par ses disciples Eustochium, Marcella et Principia. Le manuscrit des Lettres a été réalisé à une date indéterminée de l’abbatiat d’Étienne Harding, peut-être vers 112042. L’enlumineur a un style très proche de celui de la Bible : on ne peut pas complètement exclure qu’il s’agisse du même artiste43. La miniature avec Jérôme (Dijon, Bibliothèque municipale 135, fol. 163r, fig. 17) est une initiale A : trois médaillons se disposent aux extrémités des deux hampes diagonales. Dans le médaillon sommital, le Christ bénit et tient dans sa main gauche un livre ouvert sur lequel sont inscrits les mots Audi filia (« écoute ma fille ») : il s’agit de l’incipit de la lettre de Jérôme introduite par l’initiale. Jérôme apparaît dans le médaillon en bas à droite. Observons au passage que, dans ce cas également, la coule de Jérôme n’est pas marron, comme on pourrait s’y attendre, mais de couleur claire, rehaussée de vert, avec des traits beiges à l’intérieur du capuchon. Sur un livre ouvert, il écrit les mêmes mots : Audi filia. Les inscriptions sur le livre du Christ et sur celui de Jérôme s’adressent à la femme représentée dans le médaillon en bas à gauche : dans les deux cas, on a fait pivoter l’écriture de quatre-vingt-dix degrés, comme pour permettre à la femme de lire. Celle-ci est donc probablement Eustochium, la 41
Les efforts philologiques de l’abbé n’eurent pourtant aucune suite : le texte de la Bible d’Étienne Harding ne semble pas avoir été copié dans d’autres manuscrits. M. C AUWE, « La Bible d’Étienne Harding », p. 416-417 ; G. DAHAN, L’exégèse chrétienne, p. 171. Au sein du réseau d’abbayes cisterciennes, les différences de la Bible concernent aussi les formats et le nombre des tomes qui composent les manuscrits ; cf. à ce propos W. C AHN, « The Structure of Cistercian Bibles », dans Studies in Cistercian Art and Architecture, vol. 3, éd. M. PARSONS LILLICH, Kalamazoo, 1987, p. 81-96. 42 Cf. Y. Z AŁUSKA, L’enluminure, n. 6, p. 207-209. 43 Selon Yolanta Załuska, il s’agirait d’un enlumineur différent que celui de la Bible et des Moralia (L’enluminure, p. 82-84), mais qui reprendrait le style du premier enlumineur. Il est vrai que, comme la spécialiste le dit, des différences dans la composition des miniatures existent. Toutefois, à notre avis, ces différences ne sont pas forcément dues à une diversité de main. Il est clair par ailleurs que le scriptorium de Cîteaux n’imposait aucune uniformité stylistique : dans des manuscrits, comme la Bible ou le Légendier, différents enlumineurs, au style très différent, collaborent côté à côté. De plus, le style et les techniques du maître du « premier style » évoluent de manière remarquable déjà à travers la Bible et les Moralia. Il n’est pas impossible qu’il ait encore évolué par la suite ; cf. encore A. TRIVELLONE, « ‘Styles’ ».
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vierge romaine morte en 420 à Bethléem où elle dirigeait trois monastères, et à laquelle la lettre de Jérôme est adressée44. Dans l’image, Eustochium porte une torche, probable allusion à la virginité sur la base de la parabole biblique des vierges sages et des vierges folles (Matth. 25, 1-13). Elle porte aussi une palme, attribut habituel des martyrs. Eustochium est également représentée à l’incipit du prologue des Commentaires sur Ézéchiel (Dijon, Bibliothèque municipale 131, fol. 3, fig. 18). L’enluminure est l’œuvre d’un autre enlumineur, dont le style est radicalement différent45. Jérôme, debout, habillé en moine avec une tunique et une coule marron, remet son ouvrage à la vierge, qui l’accueille les mains voilées et les genoux pliés, en signe de révérence. Enfin, au début du prologue au Commentaire sur le livre de Daniel (Dijon, Bibliothèque municipale 132, fol. 1, fig. 19), le même enlumineur représente Jérôme, assis sous une arcade et béni par la main de Dieu, en train d’offrir son traité à deux femmes debout. Celles-ci sont couramment identifiées avec Marcella et Principia. Marcella est une veuve romaine qui transforma son palais sur l’Aventin en monastère féminin, tandis que Principia est une vierge qui fut sa disciple. Il est toutefois intéressant de remarquer que le prologue de Jérôme ne nomme pas Principia, mais s’adresse à Pammachius, défini comme ijȚȜȠȝĮșȑıIJĮIJİ (amoureux de l’apprentissage) et à la seule Marcella46. Dans l’enluminure, le personnage masculin, cousin de Marcella, est donc remplacé par une femme, qu’il est raisonnable d’identifier avec Principia. Le remplacement de la figure masculine souligne la volonté de mettre en exergue le rapport de Jérôme avec des femmes. Or, ces miniatures représentant Jérôme avec des femmes constituent des cas très rares. Dans les préfaces de ses commentaires bibliques, Jérôme s’adresse souvent à des femmes et, parmi ses lettres, au moins un tiers est adressées à des femmes47. Et pourtant, elles ne sont représentées que très rarement. Pour s’en rendre compte, on peut à nouveau avoir recours aux bases de données qui recensent les manuscrits conservés en France (voir le tableau en annexe). Jusqu’au 44 Pour les représentations d’Eustochium à l’époque moderne, voir J. BOBERG, « Eustochium », dans Lexikon der christlichen Ikonographie, t. VI, 1974, col. 199-200. 45 Il a réalisé les miniatures des manuscrits appartenant au « Deuxième style de Cîteaux ». Pour la description de ce style, voir Z AŁUSKA, L’enluminure, p. 113-134. 46 Cette remarque a été faite par M. GOURBEIX, Les représentations iconographiques, p. 7677. Pour l’édition du prologue, cf. Saint Jérôme, Commentariorum in Danieles Libri III , Turnhout, 1964 (CCSL, 75A), p. 772. Le texte copié à côté sur le fol. 1 du manuscrit, à côté de l’image, nomme aussi Marcella et Pammachium et ne fait aucune mention de Principia. Pour d’autres images de Marcella à l’époque moderne, voir S. K IMPEL, « Marcella von Rom », Lexikon der christlichen Ikonographie, t. VII, 1974, col. 487. 47 Sur ces données, voir P. L AURENCE, Jérôme et le nouveau modèle féminin : la conversion à la « vie parfaite », Paris, 1997, p. 5-8.
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XVe siècle,
sur trois cent vingt images médiévales de Jérôme, seules deux autres miniatures le représentent avec des femmes. La première est une scène narrative de la Bible de Vivien où Jérôme parle avec un groupe de femmes non identifiées (Paris, BnF, lat. 1, fol. 3v) ; la deuxième, contenue dans un manuscrit provenant de Corbie et datant du XIIe siècle (Paris, BnF, lat. 13350, fol. Bv, fig. 20), montre Jérôme écrivant flanqué par les deux Romaines Eustochium et Paula. Au registre inférieur, le corps de Blesilla, une autre disciple, est déposé dans un sarcophage48. Le choix de représenter Jérôme avec des femmes est donc particulier et il est clair que la triple récurrence de ce thème dans les manuscrits de Cîteaux a nécessairement un sens qui mérite d’être expliqué. Pourquoi cet intérêt pour les femmes ? Dans les années antérieures à 1125, Étienne Harding fonde l’abbaye féminine de Tart49. Cette fondation, ainsi que l’histoire du monachisme féminin cistercien du XIIe siècle, compte parmi les aspects les plus débattus par les historiens. La charte de fondation du monastère n’est pas conservée, mais une pancarte de 1132 témoigne que la fondation de Tart fut faite per manum d’Étienne Harding. La pancarte témoigne également de la désignation d’une abbesse50 : il s’agissait d’Élisabeth, qui avait été la femme de Thierry III de Mailly-Fauverney. Du mariage entre les deux était né Hervé, qui fut chanoine régulier puis abbé de Saint-Étienne de Dijon de 1170 à 1178. Or, l’obituaire de Saint-Étienne (Arch. Dép. Côte-d’Or, G 167) atteste la mort d’Elisabeth sanctimonialis de Tart, mater domni Arveii abbatis en 116451. Elle serait entrée au monastère après avoir quitté son mari52. Aucune charte n’atteste qu’Élisabeth est la fille d’Élisabeth de Vergy, 48
La miniature est reproduite en couleur sur le site Mandragore (http://mandragore.bnf.fr). En 1125, Josserand de Brancion, évêque de Langres, démissionne : c’est sous son épiscopat que le monastère fut fondé. Sur Tart, voir surtout J. DE L A CROIX BOUTON, « L’établissement des moniales cisterciennes », Mémoires de la société pour l’histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, 15 (1953), p. 83-116 ; B. DEGLER-SPENGLER, « La filiation de Tart. L’organisation des premiers monastères de cisterciennes », dans Naissance et fonctionnement des réseaux monastiques et canoniaux. Actes du 1er Colloque International du C.E.R.C.O.R., Saint-Étienne, 16-18 septembre 1985, Saint-Étienne, 1991, p. 53-60. 50 Archives départementales, Côte-d’Or, 78 H 1042. L’acte de la pancarte est reproduit dans L. VEYSSIÈRE, « Cîteaux et Tart, fondations parallèles », dans Cîteaux et les femmes, éd. B. BARRIÈRE et M.-É. HENNEAU, Paris, 2001, p. 179-191, fig. p. 184. Le texte de l’acte est édité dans PL 185, col. 1409-1411, et dans B. HENE, « Einiges über die Cistercienserinnen», Cistercienser Chronik, 9 (1897), p. 88-89, n. 6 ; un résumé se trouve dans J. DE L A CROIX BOUTON, « L’établissement des moniales cisterciennes », p. 90-92. 51 Sur la famille des Mailly-Fauverney, voir M. CHAUME, « Les Mailly-Fauverney. Esquisse généalogique », Mémoires de la Commission des Antiquités du Département de la Côte-d’Or, 20 (1935), p. 422-455. Sur Thierry III, voir les p. 441-442 (la citation de l’obituaire est prise de la p. 441, n. 5). 52 Contrairement à ce qu’affirme Maurice Chaume (« Les Mailly-Fauverney », p. 441). Thierry est en effet encore vivant entre 1132 et 1140, quand il donne la terre de Saint-Usage aux religieuses de Tart (M. CHAUME, « Les Mailly-Fauverney », p. 441, acte transcrit dans E. P ETIT, 49
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mariée à Savari de Donzy, comte de Chalon, qui fit d’importantes donations au Nouveau Monastère53. On remarque toutefois une similitude dans l’onomastique : un des fils de la plus jeune Élisabeth se prénomme Savari, peut-être en mémoire de son grand-père, alors qu’un autre s’appelle Hervé, comme un des enfants d’Élisabeth de Vergy. Une charte de 1171 atteste qu’Hervé de Vergy est l’oncle d’Hervé abbé de Saint-Étienne de Dijon54 : il s’agit là d’un précieux indice pour établir qu’Élisabeth de Vergy est bien la mère de la première abbesse de Tart. Un large débat historiographique a concerné le statut de Tart et des autres abbayes féminines de la première moitié du XIIe siècle. Le monastère de Tart est en effet doté d’une abbesse, se distinguant en cela de tout priorat bénédictin féminin, et semble copier l’organisation de Cîteaux. Peut-on le considérer comme une abbaye cistercienne ? Les cadres juridiques de l’ordre cistercien évoluent tout au long du XIIe siècle pour se fixer seulement au XIIIe : on se heurte donc, pour le début du XIIe siècle, au problème de l’absence de normes55. Pour notre propos, la question doit être abordée d’un autre point de vue : Tart est-elle une création consciemment voulue et conçue par Étienne Harding ? Quelles étaient les intentions réelles de l’abbé en fondant cette abbaye ? Ces enluminures permettent, à mes yeux, de répondre de manière claire et nouvelle à ces questions. Elles soulignent l’implication de Jérôme dans la conversion des femmes et dans le monachisme féminin56. Ses disciples furent Histoire des ducs de Bourgogne de la race capétienne, I, Paris, 1885, n. 197). La donation faite à Tart par Thierry, ainsi que la donation d’un serf à la même abbaye par ses fils Étienne IV, Guiard et Savari en 1142 (M. CHAUME, « Les Mailly-Fauverney », p. 442 ; E. P ETIT, Histoire des ducs de Bourgogne, II, n. 273), démontre que l’entrée à Tart s’était faite avec l’accord de toutes les parties et que les rapports d’Élisabeth avec sa famille d’origine étaient bons. 53 J. M ARILIER, « Quelques précisions sur les commencements de Cîteaux. Les donations d’Élisabeth de Vergy », Annales de Bourgogne, 26 (1944), p. 28-35. 54 A. DU CHESNE, Histoire généalogique de la maison de Vergy. Preuves, Paris, 1625, p. 163-164. 55 Cette question a été posée par B. DEGLER-SPENCER, « Die Zisterzienserinnen in der Schweiz. Einleitung », dans Helvetia Sacra, III/3 : Die Zisterzienser und Zisterzienserinnen, die reformierten Bernhardinerinnen, die Trappisten und Trappistinnen und die Wilhelmiten in der Schweiz, Berne, 1982, p. 507-574 : 510-519 (version française réduite : « La filiation de Tart »), et, de manière plus radicale, par C. H. BERMAN, « Were There Twelfth-Century Cistercian Nuns ? », Church History, 68 (1999), p. 824-864 (l’auteur rattache cette problématique à son idée d’un développement de l’ordre cistercien à partir de la deuxième moitié du XIIe siècle seulement). Sur le complexe panorama historiographique concernant le monachisme cistercien féminin, et dans une perspective d’histoire des institutions, voir G. C ARIBONI, « Il monachesimo femminile cistercense. Ipotesi per la lettura di una complessa realtà istituzionale », dans Il monachesimo femminile tra Puglia e Basilicata. Atti del Convegno di studi promosso dall’Abbazia benedettina barese di Santa Scolastica, Bari, 3-5 dicembre 2005, éd. C. D. FONSECA, Bari, 2008, p. 61-74. 56 Sur l’implication de Jérôme dans la conversion des femmes et dans la propagation du monachisme féminin, voir P. L AURENCE, Jérôme et le nouveau modèle féminin. En général, sur le monachisme féminin occidental, voir les essais dans Les religieuses dans le cloître et dans le monde des origines à nos jours. Actes du deuxième Colloque international du C.E.R.C.O.R., Poitiers,
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en effet impliquées dans le monachisme de l’époque : Eustochium dirigea ellemême une abbaye à Jérusalem, où elle mourut ; Marcella accueillit des vierges et des ascètes dans son palais à Rome, avant de s’établir dans une maison de campagne avec la vierge Principia qu’elle traita comme une fille57. Il est donc possible que ces miniatures naissent d’un réel intérêt d’Étienne Harding pour le monachisme féminin. En s’inspirant de Jérôme, qui en fut un grand promoteur, l’abbé anglais pourrait bien avoir conçu l’institution d’une branche cistercienne féminine. En ce sens, il est tentant de voir dans les deux hampes de l’initiale A, dans la miniature des Lettres (fig. 17), les deux branches cisterciennes, féminine et masculine, descendant directement du Christ. La répétition des mots Audi filia, rappelant l’incipit de la règle bénédictine, Obsculta, o fili, pourrait également souligner et célébrer la naissance de la branche féminine58. Dans l’autre miniature, l’aristocrate romaine Marcella et la jeune Principia (fig. 19), qui, comme nous l’avons montré, n’avait en principe aucune raison de figurer dans l’image de dédicace, pourraient également faire allusion à la noble Élisabeth de Vergy, qui donna à Cîteaux les terres où Tart fut fondée, et à sa fille Élisabeth, qui devint la première abbesse de Tart59. Ces images montrent ainsi qu’Étienne Harding s’est fait consciemment promoteur du monachisme féminin, suivant en cela l’exemple de Jérôme60. Les études les plus récentes mettent en évidence que la fondation de Tart semble 29 septembre – 2 octobre 1988, Poitiers, 1994, et surtout la thèse d’A. GRELOIS, « Hommes et femmes Il les créa » : l’ordre cistercien et ses religieuses des origines au milieu du XIV e siècle, sous la direction de Jacques Verger, Université Paris-IV, 2003. 57 Sur la vie d’Eustochium, voir F. W. BAUTZ, « Eustochium, Julia », dans BiographischBibliographisches Kirchenlexikon, vol. 1, Hamm, 1990, col. 1572. 58 Il serait également tentant de voir un jeu de mots dans la répétition du mot filia, répété à trois reprises dans cet incipit de lettre : peut-on penser que Tart, fondée par Cîteaux, fut appelée « fille » de Cîteaux ? L’Exorde de Cîteaux emploie ce vocabulaire de mère et fille pour la fondation des nouveaux monastères : les abbés des fondations de Cîteaux sont appelés « fils » (cf. par ex. Exorde de Cîteaux, II, 11 ; Le origini cisterciensi, p. 28-29). Dans l’acte de 1132 le mot filia n’apparaît pas. En revanche, dans la bulle Desiderium quod, émanée en 1147 pour la confirmation de quelques possessions de Cîteaux, le pape Eugène s’adresse aux moniales de Tart en les appelant filiae in Christo, ce qui montre un parallèle frappant avec l’image qui établit la filiation d’Eustochium du Christ et Jérôme, fils aussi du Christ, qui s’adresse à elle de la même manière ; cf. PL 180, col. 1199-1200. L’abbé Guy II de Cîteaux (11941200) appellera enfin l’abbaye de Tart propria filia cisterciensis : cf. B. HENE, « Einiges über die Cistersienerinnen», p. 89-90, n. 7. 59 À la différence de Principia, Élisabeth n’était toutefois pas vierge : elle avait été mariée et avait eu des enfants. 60 Ce constat permet de préciser certaines hypothèses émises par voie inductive par Eleanor Campion : selon elle, Étienne Harding aurait fortement voulu la fondation de Tart, mais se serait inspiré de l’exemple de sainte Scolastique. Aucun élément ne permet pourtant d’appuyer cette hypothèse : Eleanor Campion même admet que la fête de sainte Scolastique était parmi les plus importantes à Molesmes, mais que son importance avait été considérablement réduite à Cîteaux ; cf. E. C AMPION, « Cîteaux our Mother ? Early Cistercian Women’s History Revisited », Cistercian Studies Quarterly, 34 (1999), p. 484-499 : 488-490.
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relever de la seule initiative de l’abbé anglais, alors que Bernard de Clairvaux et les autres abbés cisterciens apparaissent plutôt impliqués dans les affaires de l’abbaye de Jully-les-Nonnains, abbaye bénédictine dépendante de Molesmes61. Étienne Harding se serait donc retrouvé isolé dans la création de ce monastère. De plus, comme Herbert Edward Cowdrey l’a souligné, son initiative fut très probablement « tolérée plutôt qu’appréciée par les autres abbés »62. En ce sens, ce n’est peut-être pas un hasard si le statut 29, émanant du chapitre général cistercien probablement en 1134, juste après la mort d’Étienne Harding, établit qu’aucun moine ne peut recevoir la profession de foi d’une moniale63. La question s’était posée lors de la fondation de Tart : la démarche d’Étienne Harding avait alors dû susciter des réserves parmi les abbés réunis en chapitre64. Son initiative passa longtemps sous silence : le Grand Exorde, écrit à Clairvaux au début du XIIIe siècle par Conrad d’Eberbach, consacre beaucoup de pages élogieuses à l’œuvre d’Étienne Harding, mais ne mentionne ni la fondation de Tart, ni la présence de femmes dans l’ordre, bien qu’elle ait été approuvée par Guy II, abbé de Cîteaux, entre 1194 et 120065. Dans ce contexte, les miniatures visant à établir un parallèle entre l’exemple de Jérôme et les actes d’Étienne Harding pourraient aussi chercher à justifier l’abbé face aux critiques qu’il a peut-être endurées, dès son vivant, dans l’initiative de la fondation de Tart. Ces différences d’opinion entre les abbés de Cîteaux et ceux des abbayes filles, ainsi qu’entre Étienne Harding et Bernard de Clairvaux, ne surprendront pas. L’historiographie de ces dernières années à bien mis en évidence les nombreuses divergences qui existent notamment entre les positions de Bernard de Clairvaux et celles d’Étienne Harding. En 1993, Adriaan Bredero a tracé un tableau général des rapports entre Bernard et Cîteaux mettant en avant les nombreuses divergences66. Des historiens ont en revanche souligné les divergences
61 En cela, l’œuvre d’Étienne apparaît dissociée de celle de Bernard de Clairvaux, protecteur plutôt de l’abbaye de Jully. Dans cette perspective, voir L. VEYSSIÈRE, « Les différences de vue et de réalisation chez Étienne Harding et Saint Bernard à propos des premières moniales cisterciennes » dans Unanimité et diversité cisterciennes. Filiations, réseaux, relectures, du XIIe au XVIIe siècle. Actes du 4e Colloque International du CERCOR (Dijon, Septembre 1998), Saint-Étienne, 2000, p. 133-147. 62 H. E. J. COWDREY, « Peter, Monk of Molesme and Prior of Jully », dans Cross Cultural Convergences in the Crusader Period : Essays Presented to Aryeh Grabois on His Sixty-Fifth Birthday, New York, 1995, p. 59-73 : p. 65-68 (rééd. dans H. E. J. COWDREY, The Crusades and Latin Monasticism, 11th-12th centuries, Brookfield, 1999, XV). 63 Tous les historiens ne sont pas d’accord : Eleanor Campion pense plutôt qu’il s’agirait d’un simple rappel des fonctions liturgiques des moines, « Cîteaux our Mother ? », p. 492-493. 64 Sur ce statut, cf. Le origini cisterciensi, p. 192-193 et n. 138. 65 L’acte de Guy est transcrit par B. HENE, « Einiges über die Cistersienerinnen », p. 89-90, n. 7. 66 A. BREDERO, Bernard de Clairvaux (1091-1153). Culte et histoire. De l’impénétrabilité d’une biographie hagiographique, Turnhout, 1998 (1e édition néerlandaise en 1993), p. 198-214.
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dans des domaines précis : Chrysogonus Waddell a ainsi étudié l’intervention de Bernard sur les chants dans les abbayes, qui efface de fait la réforme des hymnes voulue par Étienne Harding67 ; la réécriture claravallienne des sources narratives et législatives a fait pour sa part l’objet de l’étude de Jean-Baptiste Auberger68. Ces études et d’autres ont ouvert la voie à une relecture de l’histoire primitive de Cîteaux marquée par de profondes différences parmi les abbayes, différences ensuite nuancées, voire nivelées sous le signe bernardin69. Conclusions L’ensemble des images de Jérôme que l’on vient d’analyser, toutes très originales, aide à comprendre la manière dont Jérôme, Père de l’Église et saint, est appréhendé dans l’abbaye de Cîteaux. Le Père de l’Église était une figure de référence dans l’abbaye. Cette considération particulière pour Jérôme semble être le fait de Cîteaux et d’Étienne Harding et contraste avec ce que nous connaissons en général de la perception des Pères de l’Église dans les autres établissements monastiques, où Augustin et Grégoire le Grand jouissaient notamment d’une plus grande considération. Jérôme était particulièrement apprécié en tant que traducteur de la Vulgate et comme promoteur du monachisme féminin : Étienne Harding fait de Jérôme son modèle, allant probablement jusqu’à s’identifier avec lui. Les actions du Père de l’Église (traduction de la Bible, promotion du monachisme féminin) sont célébrées et rappelées par les images ; la mémoire de Jérôme participe ainsi à la construction identitaire de la communauté monastique de Cîteaux, récemment formée. Les images de Jérôme ont pu enfin avoir comme but de donner davantage de poids à certains choix délicats d’Étienne Harding, susceptibles de soulever des critiques : sa révision du texte biblique et la fondation d’une abbaye de moniales dépendantes de Cîteaux ne semblent pas avoir rencontré la faveur unanime des autres abbés cisterciens. D’un point de vue méthodologique, cette étude montre, me semble-t-il, le caractère crucial de l’étude des images pour donner accès à différents aspects de la spiritualité et du propositum de Cîteaux, que les sources écrites contem67 Chr. WADDELL, « Chant cistercien et liturgie », dans Bernard de Clairvaux. Histoire, mentalités, spiritualité. Actes du colloque de Lyon-Cîteaux-Dijon, Paris, 1992 (SC, 380), p. 287-306. 68 J.-B. AUBERGER, « La législation cistercienne primitive et sa relecture claravallienne », dans Bernard de Clairvaux. Histoire, mentalités, spiritualité, p. 181-208. Voir également, à ce sujet, les introductions aux éditions des textes primitifs de Cîteaux : Narrative and Legislative Texts from Early Cîteaux, éd. Chr. WADDELL, Pontigny-Cîteaux, 1999. 69 Sur ces questions, je me permets de renvoyer à mon article « Une circulation de la pensée entre Cîteaux et Clairvaux ? Les rapports entre Étienne Harding et Bernard à travers les miniatures de Cîteaux », Cîteaux, 63 (2012), p. 219-243.
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poraines ne traitent pas. J’ai pu, dans des travaux récents, mettre en évidence l’intérêt de l’analyse de certaines images bibliques pour la compréhension de la vision ecclésiologique et des relations politiques propres à la jeune communauté de Cîteaux70. L’analyse de domaines aussi stratégiques que l’hagiographie à Cîteaux pourrait de la même manière être considérablement enrichie par l’analyse iconographique des nombreuses images de saints conservées dans le légendier de Cîteaux (Dijon, Bibliothèque municipale 641 et 642)71. De même, la connaissance et la mesure du culte marial dans la première communauté de Cîteaux, avant ses développements bien mieux connus de l’époque bernardine, pourraient être enrichies par l’analyse de deux images de l’arbre de Jessé incluant deux représentations mariales selon une iconographie inhabituelle (Dijon, Bibliothèque municipale 129, fol. 4v-5r, et 641, fol. 40v)72. Faute d’œuvres venant d’Étienne Harding lui-même, ces miniatures restent l’expression des idéaux, des projets et des rêves de l’abbé anglais.
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« Triomphe d’Esther, ambiguïté d’Assuérus. Église et royauté à Cîteaux, sous l’abbatiat d’Étienne Harding », Revue Mabillon, n. s., 21 (= 82) (2010), p. 77-104 ; « Cîteaux et l’Église assiégée : ecclésiologie et altérité à travers les enluminures des manuscrits réalisés sous Étienne Harding (1108-1133) », Revue Historique, 660 (2011), p. 713-744. Quelques lignes méthodologiques qui sous-tendent à ces études se trouvent dans A. TRIVELLONE, « La Bible d’Étienne Harding et les origines de Cîteaux : perspectives de recherche », Bulletin du Centre d’Études Médiévales d’Auxerre, 13 (2009), p. 303-313 (consultable en ligne : http://cem.revues. org/index11101.html). 71 Du légendier de Cîteaux (Dijon, Bibliothèque municipale 641-642) on ne conserve que deux des cinq volumes originels. Contenant le sanctoral le plus vaste du XIIe siècle, ces manuscrits sont de dimensions exceptionnelles : ils forment le plus grand légendier au nord des Alpes pour le XIIe siècle et présentent de nombreuses images de saints. Sur ce manuscrit, voir Z AŁUSKA, L’enluminure, p. 126-131, n. 14, 219-221, n. 17, p. 223-225, n. 18, p. 225. Plus généralement, sur les légendiers médiévaux, voir G. P HILIPPART, Les légendiers latins et autres manuscrits hagiographiques, Turnhout, 1977. 72 Pour une analyse iconographique des deux images, cf. Y. Z AŁUSKA, L’enluminure, p. 134142 et EAD., « L’enluminure cistercienne au XIIe siècle », dans Bernard de Clairvaux. Histoire, mentalités, spiritualité, p. 271-285. Rien ne permet de supposer une influence quelconque de Bernard sur l’activité du scriptorium de Cîteaux ; l’abbé n’a promu par ailleurs aucune réalisation iconographique à Clairvaux. Une dévotion particulière à la Vierge est par ailleurs attestée dans des images certainement commanditée par Étienne Harding, comme celle du manuscrit 130, fol. 104 (fig. 15). Dans celle-ci aussi la Vierge est représentée selon une formule iconographique insolite : elle ne porte pas d’enfant, mais un livre.
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Images de Jérôme dans les manuscrits médiévaux (jusqu’au XVe siècle) conservés en France73
Paris, BnF : http://mandragore.bnf.fr Bibliothèques municipales françaises : www.enluminures.culture.fr Paris, Bibliothèques Mazarine et Sainte-Geneviève : liberfloridus.cines.fr Total
73
Nombre total d’images de Jérôme 164
Images de Jérôme avec Damase
98
3 (dont une de Cîteaux) 0
3 (toutes de Cîteaux)
5 (dont une de Cîteaux)
5 (dont trois de Cîteaux)
66
328
2
Images de Jérôme avec des femmes 2
0
L’identification des sujets indexés a été vérifiée uniquement pour les miniatures reproduites en ligne ; sites consultés le 13 septembre 2010.
F.R.A.N.C.I.S.C.U.S. L’hagiographie de saint François vue par Nicolas de Lyre Sophie DELMAS Paris
Le franciscain Nicolas de Lyre suscite aujourd’hui un regain d’attention1. Novice au couvent de Verneuil en Normandie, il a gravi tous les échelons de la carrière universitaire à Paris : bachelier en 1307, puis maître à partir de 1308 ou 1309, il est connu pour son travail exégétique, mené sur toute la Bible dans le cadre de sa Postille. Il remplit ensuite à deux reprises la charge de ministre provincial de la province de France (en 1319, puis à une date inconnue) et de la province de Bourgogne (1325). Nicolas de Lyre a aussi participé à plusieurs affaires, notamment à l’aveu public des Templiers (octobre 1307) ou à l’examen de l’œuvre de Marguerite Porète (11 avril 1309). Jusqu’en 2009, il était communément admis, selon les études menées au début du siècle dernier par Henri Labrosse, que Nicolas de Lyre avait signé le « manifeste de Pérouse » de 1322 et qu’il se rangeait du côté des dissidents de l’Ordre, c’est-à-dire des Spirituels2. Il n’en est rien, comme le prouve la relecture des sources que j’ai menée à l’occasion du colloque de Troyes3. Cette découverte conduit à une appréhension tout à fait nouvelle de ce franciscain dans l’histoire de sa fraternité. Au sein de son œuvre se trouve un opuscule qui permet d’apporter quelques réponses sur le caractère plus ou moins normatif de l’hagiographie dans son Ordre, la Contemplatio ou Oratio ad honorem sancti Francisci. Cette œuvre, éditée à plusieurs reprises aux XVIe et XVIIe siècles, reste encore introuvable dans les manuscrits4. 1
Voir Nicolas de Lyre, franciscain du XIV e siècle, exégète et théologien, éd. G. DAHAN, Paris, 2011 ; Ph. K REY, L. SMITH, Nicholas of Lyra. The Senses of Scripture, Leyde-Boston-Cologne, 2000. 2 H. L ABROSSE, « Sources de la biographie de Nicolas de Lyre », Études Franciscaines, 16 (1906), p. 383-404 ; H. L ABROSSE, « Biographie de Nicolas de Lyre », Études Franciscaines, 17 (1907), p. 593-608. 3 S. DELMAS, « Nicolas de Lyre franciscain », dans Nicolas de Lyre, franciscain du XIV e siècle, p. 1728. 4 Nicolas de Lyre, Oratio ad honorem sancti Francisci dans les Firmamenta trium ordinem S. Francisci, Paris, Jean Petit, Fr. Regnault et J. Frellon, 1512 ; Opera S. Francisci, éd. L. WADDING, Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 235-247 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102192
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Selon Henri Labrosse, cela ne remet pas en question son authenticité, en raison de renvois explicites de l’auteur au reste de son œuvre, notamment à la Postilla litteralis et au commentaire des Psaumes. Quel est l’enjeu du « François prié » – pour reprendre l’expression de Timothy Johnson, the prayed Francis – chez Nicolas de Lyre5 ? 1. La structure de l’Oratio Le titre de l’opuscule est difficile à établir. L’édition propose le titre de contemplatio pour l’ensemble, le terme d’oratio n’intervenant que dans le titre des différentes parties de l’œuvre. Le terme de contemplatio s’inscrit à côté de l’oratio, notamment chez Hugues de Saint-Victor ou chez Bonaventure6, dans les étapes de la vie spirituelle dont elle constitue le couronnement. Cette prière doit être « secrète », donc sans témoin : Nicolas de Lyre évoque dans le prologue une oraison « dans le secret d’une prière recueillie » (in secreto devotae orationis) qu’il oppose à son travail sur la Bible « qui doit être récitée publiquement dans les écoles » (publice recitanda in scholis)7. L’expression oratio privata n’apparaît pas ici : Michel Lauwers a du reste souligné que l’opposition entre prière privée et prière publique ne se rencontrait guère dans les documents médiévaux, les prières collectives s’inspirant d’oraisons individuelles et inversement8. Ce qui compte, c’est plutôt la situation d’énonciation, solitaire ou communautaire. Ici, le texte correspond à un acte de dévotion privée. L’ouvrage comprend trois parties, une préface (prefatio), la prière elle-même (oratio) et son commentaire (orationis expositio) (voir annexe 1). Ce n’est pas seulement un plan logique : c’est aussi une adaptation aux capacités des fidèles. Nicolas de Lyre explique en effet dans le prologue que la préface et le commentaire « conviendront aux hommes instruits qui non seulement doivent prier, mais aussi comprendre le sens de leur prière, pour qu’elle soit prononcée de
t. IV, Anvers, 1623 ; Sancti Francisci opera omnia, éd. I. DE LA H AYE, Paris, Rouillard, 1641. C’est cette dernière édition sans numéro de pages qui est citée dans les notes, à partir du numéro du chapitre. 5 L’expression apparaît dans T. JOHNSON, « Toward a Resolution of the Franciscan Question : From the Perspective of Franciscan Liturgical Practice », Franciscan Studies, 66 (2008), p. 491495, notamment p. 495. 6 C’est notamment le thème du De triplici via de Bonaventure, dans Opera omnia, t. VIII, Quaracchi, 1898, col. 3-18. Voir aussi Hugo de Sancto Victore, Eruditiones didascalicae, PL 176, col. 772 et De modo dicendi et meditandi, PL 176, col. 878. 7 Oratio, prologue. 8 M. L AUWERS, « La prière comme fonction sociale dans l’Occident médiéval (V e-XIIIe siècle) », dans La prière en latin de l’Antiquité au XVIe siècle. Formes, évolutions, significations, éd. J.-F. COTTIER, Turnhout, 2006, p. 209-227.
L’HAGIOGRAPHIE DE SAINT FRANÇOIS VUE PAR NICOLAS DE LYRE
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façon plus dévote »9. C’est dire que l’oratio proprement dite s’adresse à tous, même aux hommes peu instruits. Dans la préface, Nicolas annonce qu’il va louer saint François au moyen de dix antiennes, selon le nombre de lettres contenues dans son nom. Chacune d’entre elles correspond à un thème, d’où l’annonce de dix sujets : la vie de saint François dans le siècle, sa conversion parfaite, l’approbation de la Règle, l’efficacité de sa prédication, la ferveur de sa charité et de son désir de martyre, ses nombreuses prières et son esprit de prophétie, l’obéissance des créatures, les stigmates, la translation de son corps, les signes après sa mort et sa canonisation. Le choix de ces titres s’inspire tantôt de la Legenda minor de Bonaventure, tantôt de sa Legenda maior. Rappelons qu’en 1260, Bonaventure a reçu mission du chapitre général de Narbonne d’écrire une Vie de saint François : sa Légende majeure a alors remplacé la Vie du bienheureux saint François rédigée par Thomas de Celano. La Legenda minor, elle, a été composée pour l’Office des lectures. Elle se compose de sept séries de neuf lectures, pour le jour de la fête et pour chacun des jours de l’octave10. La seconde partie correspond à l’oratio elle-même : elle comporte dix antiennes (antiphona) et psaumes, qui devaient être chantés, selon l’alternance habituelle, l’antienne en entier, puis le psaume, et enfin la reprise de l’antienne. Ainsi, chacun des dix psaumes est précédé et suivi d’une antienne relatant un épisode de la vie de saint François. De plus, la lettre initiale de chaque antienne forme le prénom Franciscus, composant ainsi un acrostiche. Ce procédé littéraire n’est pas sans rappeler la Bible dans laquelle certains psaumes sont alphabétiques : c’est le cas du Psaume 111 composé de versets commençant par chacune des lettres de l’alphabet ou du Psaume 118, dont les huit premiers versets commencent par aleph, les huit suivants par beth et ainsi de suite. Pour le Moyen Âge, l’acrostiche est fréquent dans la poésie profane, par exemple chez François Villon, plus rare dans les prières. Il existe néanmoins des hymnes acrostiches, formant par exemple le mot Amen11. Le dominicain Martialis Auribelli a également écrit des hymnes acrostiches en l’honneur de saint Vincent Ferrier12. Le but de ce procédé est sans doute mnémotechnique.
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Prima vero et tertia magis convenient hominibus literatis qui non solum debent orare, sed etiam orationis sue sensus intelligere, ut devotius proferatur, Oratio, prologue. 10 Bonaventura, Legenda major, dans Opera omnia, t. VIII, Quaracchi, 1898, col. 504-549 et Legenda minor, dans Opera omnia, t. VIII, Quaracchi, 1898, col. 565-579. 11 G. GROS, Ave Vierge Marie. Études sur les prières mariales en vers français (XIIe-XV e siècles), Lyon, 2004. 12 B. ROY, « Les sources de l’office de saint Vincent Ferrier », Sciences ecclésiastiques, 18 (1966), p. 283-304.
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Enfin, la dernière partie de l’œuvre consiste en un commentaire de la prière (orationis expositio). Ce commentaire est divisé en dix chapitres correspondant aux dix titres annoncés dans la préface. Chaque chapitre comprend deux paragraphes : un court qui se rapporte à un épisode de la Vie de saint François emprunté à Bonaventure, et un long commentant le psaume. Lorsque l’on étudie en détail le choix des passages de Bonaventure placés en exergue de chaque chapitre, on s’aperçoit que Nicolas de Lyre a construit un véritable patchwork à partir des deux légendes bonaventuriennes. Les sept chapitres de la Legenda minor sont cités par Nicolas de Lyre ; dans la Legenda major, il a surtout puisé dans les deux derniers chapitres qui concernent la mort de François et sa canonisation. Dans la mesure où des importants recoupements existent entre les deux légendes, il est compréhensible que Nicolas de Lyre n’ait pas multiplié les références. Il est cependant évident qu’il a omis les chapitres 7 et 8 de la Legenda maior, consacrés respectivement à « son amour de la pauvreté » et « l’affection de sa piété » (voir annexe 2). Quant au commentaire des psaumes, il ne s’agit pas d’un commentaire littéral comme Nicolas l’explique lui-même en introduction de cette dernière partie : « Quant à l’interprétation des psaumes, ses paroles [celles de Bonaventure] ne peuvent pas être adaptées littéralement aux psaumes, en raison des moyens d’expression variés des prophètes qui, sous la touche de l’Esprit Saint, passent d’une matière à une autre13 ». Nicolas de Lyre propose donc une exégèse spirituelle des psaumes, méthode qu’il applique aussi à la Vie de saint François. Nicolas fournit alors un commentaire continu dans lequel se rencontrent des procédés de l’exégèse universitaire. Dans le chapitre 1, il fait d’ailleurs allusion à sa propre Postille sur les psaumes concernant l’interprétation du nom biblique Rahab : il rappelle qu’il ne faut pas l’entendre comme le nom propre de la femme qui a accueilli les ambassadeurs hébreux, mais comme un nom commun signifiant « orgueilleux » ou « orgueil »14. On trouve à d’autres reprises ce recours à l’interprétation des noms bibliques, comme Babylone « digne de confusion » ou Jérusalem « la pacifique » (chapitre 10)15. À plusieurs endroits, le vocabulaire exégétique apparaît. Par exemple, dans le commentaire du chapitre 6, Nicolas propose une interprétation qu’il qualifie de « tropologique » de l’épître aux Galates 4, 26 (« Mais la Jérusalem d’en haut est libre ») : l’âme est 13 In expositione vero Psalmorum non sic possunt eius verba littere Psalmorum adaptari, propter varium modum loquendi propheticum qui secundum tactum spiritus sancti, de una materia transit ad aliam, introduction du commentaire de l’Oratio. 14 Sicut dixi diffusius super librum Psalmorum, Rahab non est hic proprium nomen mulieris, que recepit exploratores Hebreorum, sed est nomen commune, significans superbium vel superbiam, Oratio, c. 1. 15 Per Ierusalem qui interpretatur ‘pacifica’ […] filia Babylonis, id est digna confusione, Oratio, c. 10.
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libre en s’élevant par la connaissance et l’amour de Dieu16. Dans le commentaire du chapitre 8, il rappelle la préfiguration du Nouveau Testament par l’Ancien17. Dans le chapitre 10, il qualifie le passage « Que ma langue s’attache à mon palais » de « formule métaphorique »18. Les sources patristiques sont aussi bien représentées, notamment Jérôme, Augustin et Grégoire19. Nicolas de Lyre puise aussi dans des sources hagiographiques. Parmi les saints cités en exemple, on trouve l’abbé Jean, évoqué dans les Collationes Patrum de Jean Cassien, qui s’était livré à un jeûne excessif et se trouvait empêché de tout espèce de progrès20. Le diable lui apparut alors pour lui expliquer qu’il l’avait lui-même incité à ce jeûne21. L’autre saint utilisé dans l’argumentation est saint Martin, non pour le partage de son manteau, mais à propos de sa mort. Comme saint François, saint Martin mourant fut guetté par le démon, mais lui dit : « Que cherches-tu ici bête cruelle ? Tu ne trouveras chez moi rien de mauvais »22. 2. Un glissement par rapport à la norme initiale La trame hagiographique principale suivie par Nicolas de Lyre est sans conteste celle des Légendes de saint Bonaventure, aussi bien dans les titres des chapitres que dans les extraits placés en tête du commentaire de chaque psaume. De plus, des passages de la Legenda major sont cités à l’intérieur des commentaires eux-mêmes. L’œuvre de Nicolas de Lyre a donc plusieurs points communs avec Bonaventure, l’exaltation des vertus de saint François, notamment sa chasteté, son humilité, son esprit de prophétie, son mépris des choses temporelles et son goût de la contemplation. L’Oratio insiste également sur le modèle christologique : le Christ a « fondé l’ordre franciscain en posant François comme première pierre »23 ; il est surtout le modèle permanent de saint François, qui témoigne de sa compassion pour le Christ souffrant, est atteint comme lui de douleurs à la fin de sa vie, et manifeste son désir de martyre. Par
16 De quo tropologice potest dici illud Apostoli : ‘illa que sursum est Ierusalem, libera est’. Nam fidelis anima sursum elevata per Dei cognitionem et amorem, est vere libera, Oratio, c. 6. 17 Vetus autem Testamentum fuit figura Novi, Oratio, c. 8. 18 ‘Adherat lingua mea faucibus meis’. Metaphorica est locutio, Oratio, c. 10. 19 Oratio, c. 1 et 8 (Augustin), c. 2 et 10 (Jérôme), c. 9 et 10 (Grégoire). 20 Iohannes Cassianus, Collationes patrum, éd. E. PICHERY, Paris, 1955 (SC, 42), p. 104-105. 21 Angeli enim satanae acrius nituntur bonos ad malum impingere, vel saltem a melioribus impedire, sicut in Collationibus Patrum scribitur de abbate Ioanne, quod semel immoderato ieiunio fuit nimis afflictus et per hoc a melioribus impeditus ; propter quod diabolus ad ipsum deridendum apparuit dicens : ‘Ignosce mihi, pater, quia procuravit tibi istud ieiunium’, Oratio, c. 2. 22 Sicut de beato Martino legitur, quod moriens, constanter diabolus increpavit, dicens : ‘Quid hic astas cruenta bestia ? Nihil in me funesti reperies’, Oratio, c. 4. 23 Christus fundavit hanc religionem ponens beatum Franciscum primarium lapidem, Oratio, c. 1.
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les stigmates, il est conforme au Christ intérieurement et extérieurement (chapitre 8 et 9)24. Cette ressemblance garantit aussi une intercession plus puissante. Malgré cette importante inspiration bonaventurienne, l’œuvre de Nicolas de Lyre surprend par ses omissions et par ses prises de position contre la papauté. En ce début de XIVe siècle, son silence le plus retentissant concerne la pauvreté. Au moment où l’ordre franciscain est déchiré par la querelle des Spirituels, on ne trouve dans l’Oratio quasiment aucune référence à l’amour de la pauvreté de saint François. Comme cela a déjà été relevé, le chapitre de la Legenda major sur l’amour de la pauvreté n’est pas mentionné, ni dans les titres des chapitres, ni dans le commentaire de la prière. Le champ lexical de la pauvreté est aussi étrangement absent. On y trouve seulement une allusion à propos de « clercs qui vivent dans les délices et les honneurs, et estiment que les frères pauvres sont à plaindre de manquer de telles choses »25. Dans le commentaire du dernier psaume (136, 1-9), Nicolas de Lyre poursuit en revanche l’histoire de l’Ordre après la mort de saint François et évoque les tensions survenues entre les franciscains et les séculiers sous Boniface VIII : Si je ne mets Jérusalem au plus haut de ma joie, conduisant à nouveau cet Ordre à sa première prospérité, cette prospérité qu’il eut à l’époque de la canonisation de saint François, comme cela a été dit au début de ce psaume. Et moi qui viens d’écrire tout cela, l’année de mon noviciat, j’ai entendu dire par un vieux frère qui était entré dans l’ordre du temps de saint François, que saint François disait de son vivant : « Mes frères seront d’abord des fruits doux, puis insipides, puis amers et enfin ils retourneront à leur première douceur ». Les trois premières étapes ont été accomplies. En effet, à partir de la canonisation de saint François, pendant plusieurs années, les frères furent en faveur auprès des prélats, des princes, des clercs et des laïcs. Puis cette faveur diminua et par la suite, au temps de Boniface VIII, elle se retourna chez nombre d’entre eux, surtout dans le clergé qui, de mille manières, dans différentes parties du monde, persécuta et affligea les frères, qu’il tenait pour haïssables. Cela, nous devons l’imputer non seulement à la malice humaine, mais aussi à nos péchés. Et puisque, comme le dit saint Grégoire « le spectacle du passé est la garantie du futur », nous devons espérer à partir de l’accomplissement des trois premières étapes que la quatrième s’accomplira, si Dieu le veut26. 24
Par exemple Ideo beatus Franciscus Christo interius et exterius conformatus, Oratio, c. 8. Ad quam clerici viventes in deliciis et honoribus, putant fratres pauperes esse miseros, eo quod carent talibus, Oratio, c. 4. 26 ‘Si non proposuero Ierusalem in principio laetitie mee’, reducendo religionem istam ad prosperitatem pristinam, quam habuit temporibus propinquis canonizationis beati Francisci, ut dictum est in principio huius psalmi. Et ego, qui superiora descripsi, anno mei novitiatus audivi a quodam fratre antiquo, qui ordinem intraverat pro tempore beati Francisci, quod beatus Franciscus adhuc vivens dixerat : ‘Fratres mei erunt primo poma dulcia, et postea insipida et postea acerba et ultimo ad pristinam dulcedinem revertentur’. Tria autem videntur iam esse impleta. Nam, a 25
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Nicolas distingue donc quatre étapes dans l’histoire de son ordre : l’époque douce à partir de la canonisation de saint François (« En effet, à partir de la canonisation de saint François, pendant plusieurs années, les frères furent en faveur auprès des prélats, des princes, des clercs et des laïcs »), l’époque insipide où l’Ordre n’est plus en faveur, et l’époque amère, qui commence explicitement avec le pontificat de Boniface VIII (1294-1303)27. Un autre passage permet de mieux comprendre la nature de ces difficultés : Mais ensuite, à l’époque de Boniface VIII, nos privilèges ont été à plusieurs égards restreints et certains supprimés. Le clergé même en grande partie a cessé de participer à l’offrande d’aumônes et, ce qui est plus grave, il nous a accablés de bien des manières, exigeant une quatrième part de plus de ce qui lui est dû et le percevant à certains endroits28.
Il s’agit incontestablement d’une allusion à la bulle Super cathedram du 18 février 1300 qui ressuscite d’anciens droits du clergé séculier. La « quatrième portion », plus connue sous le nom de « quarte funéraire », dont il est question ici, concerne les sépultures : les Franciscains peuvent accueillir n’importe quelle personne pour sa dernière demeure, à condition que le curé de la paroisse du défunt reçoive le quart des donations, legs et offrandes faits à cette occasion. De plus, selon cette bulle, pour prêcher dans les paroisses, en dehors de leurs propres églises et des lieux publics les frères doivent demander l’autorisation du curé. Enfin, les frères ont besoin de la permission des évêques pour confesser. Ces décisions sont réitérées lors du concile de Vienne (1311-1312). Pourquoi, dans cette prière privée, alors qu’il ne manque pas de critiquer Boniface VIII, Nicolas de Lyre passe-t-il sous silence la question de la pauvreté ? Pour le comprendre, il convient de s’intéresser à ses motivations.
canonizatione sancti Francisci, per pluros annos, fratres fuerunt prelatis, principibus, clericis et laicis gratiosi. Postea vero gratiositas hec fuit diminuta, et postea, a tempore Bonifacii VIII, videtur quantum ad multos, in contrarium versa, maxime quantum ad clerum, qui multipliciter in diversis partibus orbis, fratres tanquam odibiles persequitur et affligit. Quod nos debemus non solum humane malicie, sed etiam nostris demeritis imputare. Et quoniam, sicut dicit beatus Gregorius, ‘preteritarum rerum exhibitio, certitudo est futurorum’, ideo ex tribus iam impletis sperare debemus quod quartum adimplebitur, Domino concedente, Oratio, c. 10. 27 M. PIA A LBERZONI, « Bonifacio VIII e gli Ordini mendicanti » dans Boniface VIII. Atti del XXXIX convegno storico internazionale, Todi 13-16 ottobre 2002, Spolète, 2003, p. 365-412. 28 Postea vero, a tempore Bonifacii VIII, nostra privilegia in plurimis sunt restricta et aliqua revocata. Clerus etiam pro parte magna ab elemosynarum collatione manum retraxit et, quod gravius est, quartam proportionem ultra modum debitum exigendo et alicubi recipiendo, multipliciter nos affligit, Oratio, c. 10.
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3. Les motivations de Nicolas de Lyre Dans le chapitre 1, Nicolas de Lyre commente le verset 6 du psaume 86 en expliquant que « ‘Le Seigneur racontera’, c’est-à-dire fera raconter, ‘dans les œuvres des peuples’, c’est-à-dire dans les images qui sont les livres des laïcs . Car dans de nombreuses églises et dans de nombreux lieux, les actions de saint François ont été représentées pour inciter les fidèles à la dévotion »29. Des images, Nicolas de Lyre passe ensuite aux œuvres, en expliquant que c’est le Seigneur qui a inspiré à beaucoup d’hommes de louer saint François. Il fait alors référence à toute l’hymnodie italienne inspirée par le culte de saint François d’Assise ou de sainte Claire. Il cite ainsi le pape Grégoire IX (1170-1241), auquel sont attribués une hymne, Proles de caelo prodiit, un antiphone, Plange turba paupercula, et une prose, Caput draconis. Il évoque également Thomas de Capoue (mort en 1239 ou 1243 à Anagni) auteur d’une hymne In caeslesti collegio et d’un antiphone, Salve sancte pater. Enfin, son dernier exemple est le cardinal Raynerius de Viterbe, qui a composé une hymne, Plaude turba paupercula et l’antiphone Caelorum candor splendius30. De façon remarquable, Nicolas de Lyre s’abstient de citer Julien de Spire : ce Franciscain, qui a étudié à Paris, a pourtant été maître de la chapelle et premier chantre de la cour du roi Louis VIII ; il a composé vers 1230-1232 un Officium rythmicum sancti Francisci. Dans cet office, Julien de Spire s’inspire beaucoup de la biographie de Thomas de Celano, mais insiste encore davantage sur la vie mondaine de saint François dans sa jeunesse et sur le conflit qui l’opposa à ses parents31. L’omission de Julien de Spire par Nicolas de Lyre est tout à fait cohérente avec son choix de privilégier les Vies bonaventuriennes par rapport à la biographie de Thomas de Celano. Comme le montrent l’absence d’évocation de la pauvreté et celle du problème posé par les Spirituels, Nicolas de Lyre témoigne dans cette œuvre d’une volonté d’apaisement en se rangeant derrière la tradition bonaventurienne. Trois autres indices confirment encore ce parti pris. Le premier est le rappel du devoir d’obéissance envers l’Église romaine. Nicolas de Lyre propose une 29 Dominus narrabit, id est narrari faciet, in Scripturis populorum, id est in picturis que sunt libri laicorum. In multis enim ecclesiis et locis facta beati Francisci ad excitationem devotionis fidelium depinguntur, Oratio, c. 1. 30 Et plures de istis principibus ad laudem beati Francisci plurima concripserunt. Dominus enim Gregorius papa nonus fecit hymnum Proles de celo prodiit et antiphonam Plange turba paupercula et prosam Caput draconis, etc. Dominus Thomas Presbyter Cardinalis de Capua fecit hymnum In celesti collegio et antiphonam Salve sancte Pater, etc. Dominus autem Raynerius de Viterbio Cardinalis fecit hymnus Plaude turba paupercula et antiphonam Celorum candor splenduit, Oratio, c. 1. 31 Iulianus de Spira, « Office et Vie de saint François », dans François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, éd. J. DALARUN, Paris, 2010, vol. 1, p. 703-841.
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version glosée du verset 16 du psaume 115, « Je suis ton serviteur, le fils de ta servante, c’est-à-dire de l’Église romaine à qui j’ai promis d’obéir comme cela apparaît au commencement de ta Règle »32. Le second est le positionnement de Nicolas de Lyre par rapport à l’époque primitive de l’Ordre. Même s’il s’agissait d’une « époque douce », il ne s’agissait pas d’un âge d’or comme le prétendent alors les Spirituels : certains frères avaient des défauts. Nicolas explique même que certains frères dans l’Ordre étaient « mauvais » (defectuosi) et que François et ses compagnons priaient pour eux33. Enfin, la prière s’achève par un appel à la paix. Les frères sont invités à prier non seulement pour leurs bienfaiteurs, mais aussi pour leurs persécuteurs, car il faut espérer que l’Ordre retrouve sa douceur de jadis34. Sans que Nicolas de Lyre ne le dise clairement, son Oratio, tout en développant la dévotion à saint François, lui permet de prendre le parti des Conventuels. S’il s’en prend à la politique de Boniface VIII, ce n’est que pour mieux fédérer les frères face aux séculiers. S’il omet d’évoquer François comme époux de Dame Pauvreté, c’est dans une volonté d’apaisement et de concorde entre les frères mineurs. Mais où en est alors la question de la discorde entre les frères ? L’ultime problème qu’il convient de soulever est celui de la datation de l’Oratio. Celle-ci repose essentiellement sur le prologue dans lequel Nicolas de Lyre explique avoir « écrit certaines œuvres (quedam opera) sur les deux Testaments, destinées à être publiquement récitées dans les écoles35 ». Selon Henri Labrosse, il s’agit d’une référence directe à la Postille morale, ce qui permet de situer l’Oratio après 133936. Cependant, il faudrait d’abord être sûr que l’expression quedam opera désigne bien les différentes Postilles. Certes, l’indication selon laquelle ces œuvres sont destinées à être récitées dans les écoles semble bien correspondre à la Postille littérale, puisque les lecteurs de l’Écriture sainte s’en servaient comme base de leur cours. Néanmoins, rien ne prouve que toutes les Postilles soient terminées : Nicolas de Lyre peut avoir composé les commentaires de certains livres de l’Ancien ou du Nouveau Testament, sans avoir achevé l’ensemble des 32 Ego servus tuus et filius ancillae tuae, id est Ecclesie Romane, cui promisi obedire, ut patet in principio regulae tuae, Oratio, c. 5. 33 Et quoniam a tempore beati Francisci fuerunt in ordine aliqui fratres defectuosi et per consequens in captivitate predicta detenti, ideo pro liberatione talium orabant beatus Franciscus et eius socii, Oratio, c. 6. 34 Fratres non solum debent orare pro suis benefactoribus, sed etiam pro suis persecutoribus, Oratio, c. 10. 35 Postquam, auxiliante Domino, scripsi quaedam opera super utrumque Testamentum, publice recitanda in scholis, Oratio, préface. 36 H. L ABROSSE, « Œuvres de Nicolas de Lyre », Études franciscaines, 19 (1908), p. 153-175, notamment p. 163. M. MORARD, « Entre mode et tradition : les commentaires des Psaumes de 1160 à 1350 », dans La Bibbia del XIII secolo. Storia del testo, storia dell’esegesi, éd. G. CREMASCOLI, F. SANTI, Florence, 2004, p. 323-352.
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commentaires de tous les livres bibliques. Dans ce cas, il faudrait simplement situer l’écriture de l’Oratio avant 1339. On peut seulement affirmer avec certitude que Nicolas a écrit l’Oratio après la Postille sur les psaumes qui y est citée : l’Oratio est donc rédigée après 1322, date de la première édition de la Postille sur les psaumes, la seconde datant de 1326. Cette œuvre a donc pu être écrite sous le pontificat de Jean XXII (1316-1334). Dans cette prière dédiée à saint François, Nicolas de Lyre contribue à la diffusion des normes bonaventuriennes et au remplacement de la Légende de Celano. Dans le contexte troublé de la controverse avec les Spirituels, il tente de fédérer les Franciscains et est en quête d’apaisement.
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ANNEXE 1 Plan de l’Oratio
Préface But et plan de l’opuscule Prière ou Oratio Série de 10 psaumes précédés chacun d’une antienne relatant un épisode de la vie de saint François et dont la lettre initiale compose le prénom Franciscus. (1) « Sur la conversion de saint François », De conversione beati Francisci. Franciscus cum iuienibus lasciviam non sequitur. Munera dat pauperibus, ad maiora disponitur ; Ps 86, 1-7. (2) « Sur sa parfaite conversion à Dieu et la réparation de trois églises », De perfecta eius conversione ad Deum et reparatione trium ecclesiarum. Relicto foris strepitu querit Christi vias. Crucifixique monitu tres reparat ecclesias ; Ps 118, 17-24. (3) « Sur l’approbation de la Règle », De approbatione regulae. Antistes Innocentius videns crescentem plantulam, templum cadens, attentius fratrum approbat regulam ; Ps 122, 1-4. (4) « Sur l’efficace de sa prédication », De efficacia predicandi. Nobilis predicatio Francisci, quam preambula, dirigit revelatio et confirmant miracula ; Ps 126, 1-5. (5) « Sur le don des miracles », De prerogativa virtutum. Caritatis incendium cum ceteris virtutibus, incitat ad martyrium, quod querit totis viribus ; Ps 115, 10-19. (6) « Sur sa prière très fervente et son esprit de prophétie », De excessu orationis et spiritu prophetie. In Deum hunc oratio sursum elevat ecstatica, quem Dei radiatio luce replet prophetica ; Ps 125, 1-6. (7) « Sur l’obéissance que les créatures lui témoignaient », De obedentia creaturarum ad ipsum. Servo sui creatoris creature deserviunt ; eius tamquam preceptoris, demones verbo fugiunt ; Ps 128, 1-8. (8) « Sur les saints stigmates », De stigmatibus sacris. Christo, iam charismatibus conformatus interius, passionis stigmatibus consignatur exterius ; Ps 137, 1-8.
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(9) « Sur son saint trépas », De sacro transitu ipsius. Uisio stelle fulgide stolam primam certificat, in morte carnis livide candor secundam indicat ; Ps 141, 2-8. (10) « Sur sa canonisation », De canonizatione ipsius. Signis mortem sequentibus panditur sancti gloria, adscriptus celi civibus colitur in ecclesia ; Ps 136, 1-9. Commentaire de la prière ou Orationis expositio Elle est divisée en 10 chapitres. Chaque chapitre comprend deux paragraphes : un court qui correspond à un épisode de la Vie de saint François emprunté à Bonaventure, et un long commentant le psaume.
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ANNEXE 2 Le choix des textes bonaventuriens dans les chapitres de l’Oratio
Nicolas de Lyre, Oratio
Bonaventure, Legenda minor, dans Opera omnia, t. VIII, Quaracchi, 1898, col. 565-579. 1, 1
1. De conversione beati Francisci 1, 3 et 1, 9 2. De perfecta eius conversione ad Deum et reparatione trium ecclesiarum 3. De approbatione regulae 2, 2-3
4. De efficacia predicandi 5. De prerogativa virtutum 6. De excessu orationis et spiritu prophetie 7. De obedentia creaturarum ad ipsum 8. De stigmatibus sacris 9. De sacro transitu ipsius 10. De canonizatione ipsius
Bonaventure, Legenda major, dans Opera omnia, t. VIII, Quaracchi, 1898, col. 504-549.
3, 9 (avec l’addition de Jérôme d’Ascoli vers 12741279) et 3, 10
2, 5 3, 9 4, 3
10, 1-2 et 4
5, 9 et 4, 2
6, 9
6, 1-3 7, 3 et 7, 5
14, 5-6 et 15, 2 15, 6-7
Conclusion de la deuxième partie Hagiographie et régulation des communautés La notion de norme est au cœur de la vie commune, et particulièrement de la vie régulière. La norme est le facteur agrégatif par excellence autour duquel la communauté se soude : c’est la clef, la source de la pratique commune et donc de l’identité commune. La Vita est rarement l’unique regula. Mais tel épisode de la vie d’un fondateur ou d’un prédécesseur important, épisode traumatique en particulier, peut fournir l’occasion de réflexions sur l’histoire et l’identité de la communauté, éventuellement sur son besoin de se réformer. Ainsi, dans sa prière à François, Nicolas de Lyre participe-t-il à la substitution d’une norme à une autre, de la vision bonaventurienne du fondateur à celle de Thomas de Celano, dans l’espoir de rendre sa cohésion à un ordre divisé. La coexistence de normes hagiographiques et de règles trouve ici toute son utilité. La Règle définit un objectif commun, attribue des places à l’intérieur de la communauté et précise un rôle social – elle prend volontiers les allures d’une loi immanente, donc immuable. Mais la Vie complète ce que la règle ne dit pas, les indispensables interprétations, les adaptations pratiques. Or, cette norme-là, la norme hagiographique, est évolutive : objectivement nouvelle, ou réactivation d’une norme ancienne, elle permet la réforme sans retoucher la Règle. Il n’est pas indifférent que quasiment tous les articles réunis dans cette deuxième partie portent sur le tournant des Xe-XIIe siècles, c’est-à-dire sur la période où les réguliers redéfinissent leur place dans la société chrétienne, redéfinition qui peut être douloureuse, voire violente. Que cette redéfinition passe par le biais d’une modification des textes hagiographiques et des figures saintes qu’ils représentent confirme que l’hagiographie, parce qu’elle transmet des normes et non une règle, est un véhicule privilégié du discours réformateur. Cette observation apporte un heureux contrepoint au constat sur lequel s’était conclue la première partie : les réécritures hagiographiques, quand elles sont motivées par la recherche d’une perfection formelle, peuvent limiter l’utilité normative des Vitae. Portées par des convictions idéologiques, elles retrouvent tout leur pouvoir de conviction. Dans le cas du renouveau monastique (pas uniquement spirituel) de l’Italie centrale, plus ouvert sur la société (économie, pastorale, intervention parfois
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CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE
conflictuelle en direction des clercs et des laïcs…), ce sont bien les textes hagiographiques, avec toute leur variété formelle, qui fournissent l’interprétation globale du processus réformateur : ils posent les bases et exposent les résultats du mouvement, ils montrent en même temps les normes de référence, les nouveaux modèles, et leur application concrète et réelle, que ce soit à l’intéreur, à l’extérieur du monastère, ou les deux. Le cas des premiers manuscits cisterciens offre l’occasion unique d’observer l’avant et l’après du même processus de réforme. Ces manuscrits montrent ce qui n’est pas devenu une norme, une première façon d’être Cistercien, une première interprétation de la spiritualité et de l’abbatiat d’Étienne Harding, proche des femmes et dévoué à l’Écriture. Or, ce premier programme cistercien a été remplacé par une norme hagiographique, la vie et l’action de saint Bernard, plus prestigieuses, mais aussi bien plus classiques, consensuelles, et strictement masculines.
TROISIÈME PARTIE HAGIOGRAPHIE ET NORMES : LE PROBLÈME GÉNÉRIQUE
Martyre et prédication : adaptations d’un modèle hagiographique dans les sermons de Césaire d’Arles Gordon BLENNEMANN Montréal
La vénération et le respect pour les martyrs des premiers temps chrétiens venaient de leur mort cruelle, perçue comme un acte d’héroïsme et l’expression d’un libre choix1. En cela, la perception des martyrs dépendait du culte de héros païens2. La prédisposition du martyr à la souffrance pour la foi était une marque de virtus et de nobilitas. La mort du martyr représentait l’exemple sublime de la bonne mort, une idée que suivent sans hésitation Origène ou Prudence3. La situation n’a changé qu’avec la Paix de l’Église introduite par 1
De la bibliographie abondante sur l’histoire du martyre et des martyrs des premiers temps chrétiens, je retiens H. VON C AMPENHAUSEN, Die Idee des Martyriums in der alten Kirche, 2e éd., Göttingen, 1964 ; W. H. C. FREND, Martyrdom and Persecution in the Early Church, Oxford, 1965 ; T. BAUMEISTER, Die Anfänge der Theologie des Martyriums, Münster, 1980 (Münsterische Beiträge zur Theologie, 45) ; G. W. BOWERSOCK, Martyrdom and Rome, Cambridge, 1995 ; T. BAUMEISTER, Martyrium, Hagiographie und Heiligenverehrung im Christlichen Altertum, Rome, 2009 ; H. R. SEELIGER, « ‘Das Geheimnis der Einfachheit’. Bild und Rolle des Märtyrers in den Konflikten zwischen Christentum und römischer Staatsgewalt », dans Die Anfänge des Christentums, éd. F. W. GRAF et K. WIEGANDT, Francfort/M., 2009, p. 339-372 ; C. MOSS, The Other Christs. Imitating Jesus in Ancient Christian Ideologies of Martyrdom, Oxford, 2011 ; E AD., Ancient Christian Martyrdom, New Haven, 2012 ; Christian Martyrdom in Late Antiquity (300450 AD). History and Discourse, Tradition and Religious Identity, éd. P. GEMEINHARDT et J. LEEMANS, Berlin-Boston, 2012 (Arbeiten zur Kirchengeschichte, 116) ; sur le culte et la memoria des martyrs dans l’Antiquité tardive : L. GRIG, Making Martyrs in Late Antiquity, Londres, 2004 ; S. DIEFENBACH, Römische Erinnerungsräume : Heiligenmemoria und kollektive Identitäten im Rom des 3. bis 5. Jahrhunderts n. Chr., Berlin, 2007 (Millenium-Studien, 11) et les travaux classiques de Peter Brown, dont The Cult of the Saints, Chicago, 1981 et « Enjoying the Saints in Late Antiquity », Early Medieval Europe, 9 (2000), p. 1-24. 2 Voir C. STRAW, « ‘A Very Special Death’ : Christian Martyrdom in Its Classical Context », dans Sacrificing the Self. Perspectives on Martyrdom and Religion, éd. M. CORMACK, Oxford, 2002, p. 39-57. 3 Voir le résumé de ces positions chez C. STRAW, « Martyrdom and Christian Identity : Gregory the Great, Augustine and Tradition », dans The Limits of Ancient Christianity. Essays on Late Antique Thought and Culture in Honor of R. A. Markus, éd. W. E. K LINGSHIRN et M. VESSEY, Ann Arbor, 1999, p. 250-266, ici p. 250-251. Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 253-273 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102193
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Constantin4. Augustin fut le premier à rompre avec l’idéal héroïque. Chez lui, l’explicite volonté de souffrir physiquement est remplacée par l’idée que c’est la charité qui doit être la cause de l’acceptation de la mort pour la foi5. Cet attachement d’Augustin au thème du martyre est à replacer dans le contexte de sa réflexion sur la grâce divine et sur la question de l’accessibilité de tous au martyre. Il a jeté les bases d’une démocratisation du concept, en définissant le martyre comme un sacrifice sans effusion de sang, idée basée sur la christologie des Évangiles, elle-même dépendante des conceptions grecque et hébraïque du sacrifice spirituel6. En mettant à nouveau l’accent sur la charité dans sa théologie du martyre, Augustin passait d’un idéal hérité d’héroïsme individuel à une vision collective du sacrifice. Ce passage est important dans la perspective d’une réflexion sur le potentiel normatif de références hagiographiques au martyre : car c’est par ce retour à la conception néo-testamentaire du sacrifice – accompli dans la mort du Christ en croix, mais réalisé au niveau spirituel dans ses œuvres quotidiennes de charité – que le martyre, acte d’imitation de cette charité, a pu être conçu lui aussi comme imitable7. Pour bien saisir la dynamique inhérente à cette idée, Leo Spitzer a employé l’image d’une ronde vers les cieux qui lierait le Christ, les saints martyrs, les croyants et, en dernier lieu, les non-croyants eux-mêmes : « Toute l’humanité est tirée le long de l’échelle céleste par la chaine de l’imitatio »8. Le sujet de cet 4
Sur la transformation du martyre à la fin de l’Antiquité cf. le résumé chez P. GEMEINHARDT, « Märtyrer und Martyriumsdeutungen von der Antike bis zur Reformation », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 120 (2009), p. 289-322, ici 305-308. 5 Sur la conception augustinienne du martyre, J. DEN BOEFT, « ‘Martyres sunt, sed homines fuerunt’. Augustine on Martyrdom », dans Fructus centesimus. Mélanges Bartelink, éd. A. A. R. BASTIAENSEN, A. HILHORST et C. H. K NEEPKENS, Dordrecht-Steenbrugge, 1989, p. 115-124 ; pour les sermons d’Augustin consacrés au martyre, voir C. L AMBOT, « Les sermons de saint Augustin pour les fêtes des martyrs », Analecta Bollandiana, 67, 1949, p. 249-266 ; P.-A. FÉVRIER, « Martyre et sainteté », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècle), Rome, 1991 (Collection de l’ÉFR, 149), p. 51-80, surtout p. 52-55 et en dernier lieu A. DUPONT, « Augustine’s Homiletic Definition of Martyrdom. The Centrality of the Martyr’s Grace in his Anti-Donatist and Anti-Pelagian Sermones ad Populum », dans Christian Martyrdom in Late Antiquity, p. 155-178. 6 A. A NGENENDT, Die Revolution des geistigen Opfers : Blut – Sündenbock – Eucharistie, Fribourg/ Brisgau, 2011, en particulier p. 27-60. 7 Sur l’identification, voir B. A LAND, « Märtyrer als christliche Identifikationsfiguren. Stilisierung, Funktion, Wirkung », dans Literarische Konstituierung von Identifikationsfiguren in der Antike, éd. E AD., Tübingen, 2003 (Studien un Texte zu Antike und Christentum, 16), p. 51-70. 8 L. SPITZER, « Erhellung des ‘Polyeucte’ durch das Alexiuslied », Archivum Romanicum, 16/4 (1932), p. 473-500, ici p. 484 : « Die imitatio Christi wird selbst als imitable dargestellt. Wir haben also an einen von der Erde zu Gott aufsteigenden Reigen zu denken, bei dem selbst Christus gewissermaßen nachahmt, die Märtyrer wiederum Christum, die Gläubigen die Märtyrer, Ungläubige die Gläubigen usw. – die ganze Menschheit wird an der Kette der imitatio auf der Himmelsleiter emporgerissen » ; sur Leo Spitzer, voir H. U. GUMBRECHT, « Methode ist Erlebnis. Leo Spitzers Stil », dans ID., Vom Leben und Sterben der großen Romanisten, MunichVienne, 2002, p. 72-151.
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article sera, fidèle à l’image de Leo Spitzer, la création et le fonctionnement d’un maillon particulier de cette chaîne d’imitation, celui qui relie les croyants aux martyrs. La dimension philosophique et éthique de la notion d’imitation semble ici essentielle9. L’imitatio est un leitmotiv de l’hagiographie10, au point que l’on peut se demander si elle ne relève pas simplement du topos. Cependant, il s’agit bien d’un idéal paulinien, qui fait entrer la notion philosophique de mimèsis dans la tradition chrétienne11. Paul dit aux Corinthiens (I Cor. 11, 1) : Imitatores mei estote sicut et ego Christi. Cet appel, avec ses nuances graduelles, fait apparaître la hiérarchie à laquelle renvoie la « chaîne d’imitation » : les apôtres et par extension les martyrs peuvent revendiquer l’imitation du Christ ; les simples croyants peuvent aspirer à l’imitation des saints. Dans l’ordre de la narration, c’est une importante variante de la définition du saint comme intermédiaire entre le croyant et Dieu. Elle explique pourquoi il n’est pas étonnant que les hagiographes du haut Moyen Âge énoncent rarement l’idée d’une imitation directe du Christ, si ce n’est à propos de ses vertus et des œuvres charitables12. La chaîne d’imitation recèle cependant un paradoxe13 : il est évident que les saints ne peuvent pas arriver à une imitation parfaite du Christ, mais aussi que les croyants ne peuvent pas arriver à une imitation parfaite des saints, a fortiori des martyrs dont la sainteté est étroitement liée au contexte des persécutions. Les hommes du Moyen Âge parlent d’ailleurs parfois de saints qui ne sont pas imitables14. Pourtant le saint, en l’occurrence le martyr, est un modèle. Ce paradoxe imprègne la production hagiographique et les formes de sa réception. Les récits hagiographiques renferment un appel immédiat, séduisant voire 9
Sur le saint comme modèle, voir Saints and Role Models in Judaism and Christianity, éd. M. POORTHUIS et J. SCHWARTZ, Leiden-Boston 2004 ; pour le domaine de la prédication, Models of Holiness in Medieval Sermons. Proceedings of the International Symposium (Kalamazoo, 4-7 May 1995), éd. B. M. K IENZLE, Louvain-La-Neuve, 1996 ainsi que les travaux de Peter von Moos, dont Geschichte als Topik. Das rhetorische Exemplum von der Antike zur Neuzeit und historiae im ‘Policraticus’ Johanns von Salisbury, Hildesheim-Zurich-New York, 1988 (Ordo. Studien zur Literatur und Gesellschaft des Mittelalters und der frühen Neuzeit, 2). 10 Pour ce qui suit : W. BERSCHIN, Biographie und Epochenstil im lateinischen Mittelalter, V, Stuttgart, 2004, p. 69-71. 11 H. D. BETZ, Nachfolge und Nachahmung Jesu Christi im Neuen Testament, Tübingen 1967 (Beiträge zur Historischen Theologie, 37) ; à la place de la longue liste des philosophes qui se sont penchés sur la notion de la mimèsis, voir l’étude classique d’E. AUERBACH, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Berne, 1946 ; sur Erich Auerbach, voir H. U. GUMBRECHT, « Pathos des irdischen Verlaufs. Erich Auerbachs Alltag », dans ID., Vom Leben, p. 152-174. 12 W. BERSCHIN, Biographie, p. 70. 13 L. SPITZER, « Erhellung », p. 483 : « Den Heiligen als Nachfolger Christi sollen die Gläubigen selbst nachfolgen : sie werden ihnen kaum gleichkommen (sonst wären sie ja selbst Heilige), so wenig die Heiligen-Märtyrer Christi Martyrium dulden werden. Die imitatio Christi auf Erden (die, indem sie angestrebt werden soll, nie erreicht werden kann), ist eine Paradoxie, wie das Sein in der Welt, als ob man nicht in ihr wäre, eine christliche Paradoxie bedeutet ». 14 W. BERSCHIN, Biographie, p. 70.
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provocateur, qui invite celui qui en prend connaissance à établir un lien avec sa propre vie. En même temps, l’hagiographie, plus particulièrement les Passions des martyrs, établissent une distance qui peut être d’ordre historique, culturel ou hiérarchique. Joachim Duyndam a analysé cette tension entre appel et distance, pour en tirer des clés d’analyse de l’hagiographie. Il propose de définir l’imitation avant tout comme un principe herméneutique, qui permet de donner au récit hagiographique un sens transcendant, et par-delà d’appeler à une appropriation du modèle qu’elle déploie15. L’imitation, en ce sens, n’est jamais une reproduction du modèle. Elle découle plutôt d’une expérience d’identification des valeurs, dont le modèle de sainteté est l’exemple, puis d’inspiration. Ces valeurs doivent, jusqu’à un certain degré, être familières à l’imitateur potentiel. L’aspect topique de l’exemple hagiographique possède donc un sens fonctionnel : il renforce cet effet d’identification, ce qui est vital dans le contexte d’une culture partiellement orale comme celle du haut Moyen Âge16. En même temps, les valeurs montrées en exemple ne sont pas accessibles facilement, mais étranges, éloignées, d’où l’effet de distance. L’imitation correspond donc à un double effort : l’imitateur essaie de s’approcher du modèle et de ses valeurs ; il s’approprie en même temps le modèle lui-même, se le rend proche. Cependant les effets de cette herméneutique d’action, hermeneutics-by-doing, sont nécessairement ambigus : les valeurs restent liées au contexte réel du modèle, à ses actions, ses paroles et ses gestes tels qu’ils sont représentés dans le récit hagiographique. L’appropriation de ces valeurs par un effort d’abstraction reste une action créative soumise au libre choix de l’imitateur17. Dans le contexte gaulois des Ve et VIe siècles18, cette capacité à exercer un libre choix dans l’imitation présente des risques. Le modèle hagiographique a besoin d’être expliqué et interprété. Les voies de l’imitation doivent être contrôlées. La prédication à propos des saints est l’un des moyens importants de cette interprétation et de ce contrôle19. Dans un contexte de grande complexité dog15 J. DUYNDAM, « Hermeneutics of Imitation : a Philosophical Approach to Sainthood and Exemplariness » dans Saints and Role Models, p. 7-21. 16 Voir l’excellente synthèse sur l’état de la recherche par S. GLAUCH et J. GREEN, « Lesen im Mittelalter. Forschungsergebnisse und Forschungsdesiderate », dans Buchwissenschaft in Deutschland. Ein Handbuch, t. 1, éd. U. R AUTENBACH, Berlin-New York, 2010, p. 361-410. 17 J. DUYNDAM, « Hermeneutics », p. 15 : « Whereas hermeneutics in the usual sens of the word refers to a theoretical or academic activity acquiring meanings out of texts, imitation is hermeneutics-by-doing ». 18 Pour le contexte précis de la Gaule méridionale, voir U. HEIL, Avitus von Vienne und die homöische Kirche der Burgunder, Berlin-Boston, 2011 (Patristische Texte und Studien, 66) et I. WOOD, Avitus of Vienne. Religion and Culture in the Auvergne and the Rhône Valley, 470-530 [Thèse de doctorat, Oxford, 1979]. 19 Sur la prédication dans le haut Moyen Âge, voir l’excellente synthèse de T. H. H ALL, « The Early Medieval Sermon », dans The sermon, éd. B. M. K IENZLE, Turnhout, 2000 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 81-83), p. 203-269 ; T. L. A MOS, The Origin and Nature of the
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matique, les évêques prédicateurs comme Valérien de Cimiez, Hilaire d’Arles, Fauste de Riez, Césaire d’Arles et Avit de Vienne, comme les prédicateurs anonymes de la Collection pseudo-eusébienne, ont pris la responsabilité d’une normalisation de l’imitatio des saints, et en particulier des martyrs. C’est ce processus de normalisation que nous étudierons à travers les sermons à thématique hagiographique de Césaire d’Arles. 1. Textes et contextes Encore une étude sur les sermons de Césaire d’Arles ? Leur éditeur Germain Morin20 ainsi que Carl Franklin Arnold21 et Henry G. J. Beck22 avaient déjà bien saisi toute leur importance. William E. Klingshirn leur a réservé une analyse approfondie, qui reste une référence23. Ils considèrent, avec d’autres, ces sermons comme les représentants primordiaux de la prédication gauloise autour de 50024. En contrepoint néanmoins, l’analyse exemplaire que Lisa Kaaren BaiCarolingian Sermon [Thèse de doctorat, Michigan State University, 1983] et R. E. MCL AUGHLIN, « The Word Eclipsed ? Preaching in the Early Middle Ages », Traditio, 46 (1991), p. 77-122. 20 Caesarius Arelatensis, Sermones, 2 vol., éd. G. MORIN, Turnhout, 1953 (CCSL, 103 et 104 : Caesarii Arelatensis Opera, I et II), désormais abrégé en Sermo/Sermones. Morin a publié des articles préparatoires, dont « Mes principes et ma méthode pour la future édition de saint Césaire », Revue bénédictine, 10 (1893), p. 62-78 ; « Les éditions des sermons de s. Césaire d’Arles du XVIe siècle jusqu’à nos jours », Revue bénédictine, 43 (1931), p. 23-37 et « Comment j’ai fait mon édition des œuvres de saint Césaire d’Arles », Nouvelle Revue de Hongrie, 58 (1938), p. 225-232 ; pour une étude plus analytique ID., « The Homilies of St. Caesarius of Arles : Their Influence on the Christian Civilisation of Europe », Orate Fratres, 14 (1940), p. 481-486 ; pour être complet, noter l’édition et traduction limitée aux sermons dits au peuple dans les SC : Césaire d’Arles, Sermons au peuple, 3 vol., éd. et trad. M.-J. DELAGE, Paris, 1971-1986 (SC, 175, 243 et 330). À quelques exceptions près, ce ne sont pas les sermons considérés ici ; pour des raisons de focalisation thématique, nous avons également écarté les éditions isolées parues depuis le travail fondateur de Morin. 21 C. F. A RNOLD, Caesarius von Arelate und die gallische Kirche seiner Zeit, Leipzig, 1894, surtout p. 121-131. 22 H. G. J. BECK, The Pastoral Care of the Souls in South-East France during the Sixth Century, Rome, 1950, surtout p. 259-314. 23 W. E. K LINGSHIRN, Caesarius of Arles. The Making of a Christian Community in Late Antique Gaul, Cambridge, 1994, surtout p. 146-151 et 171-200. 24 Sans prétendre à l’exhaustivité : H. MILLEMAN, « Caesarius von Arles und die frühmittelalterliche Missionspredigt », Zeitschrift für Missionswissenschaft und Religionswissenschaft, 23 (1933), p. 12-27 ; G. BARDY, « La prédication de saint Césaire d’Arles », Revue de l’histoire de l’Église de France, 29 (1943), p. 201-236 ; W. M. DALY, « Caesarius of Arles, a Precursor of Medieval Christendom », Traditio, 26 (1970), p. 1-28 ; T. L. A MOS, « Caesarius of Arles, the Medieval Sermon and Orthodoy », Indiana Social Studies Quarterly, 35 (1982), p. 11-20 ; A. FERREIRO, « Job in the Sermons of Caesarius of Arles », Recherches de théologie ancienne et médievale, 54 (1987), p. 13-25 ; ID., « Early Medieval Missionary Tactics : The Example of Martin and Caesarius », Studia Historica-Historia Antiqua, 6 (1988), p. 225-238 ; ID., « ‘Frequenter legere’ : The Propagation of Literacy, Education and Divine Wisdom in Caesarius of Arles », Journal of Ecclesiastical History, 43 (1992), p. 5-15 ; Y. HEN, Culture and religion in Merovingian Gaul A.D. 481-751, Leiden-Boston, 1995 ; B. DUMÉZIL, Les racines chrétiennes de l’Europe, Paris, 2005 et D. KÖNIG, Bekehrungsmotive. Untersuchungen zum Christianisierungsprozess im römischen West-
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ley a proposée de la Collection pseudo-eusébienne montre combien il faut porter plus d’attention aux prédicateurs de deuxième rang, que la personnalité de Césaire d’Arles et sa prolixité ont comme éclipsés25 : elle analyse les stratégies argumentatives des prédicateurs pour développer le sens de la communauté chrétienne où transmettre dogmes et catéchèse26. Ces prédicateurs se servaient des saints comme références et moyens d’identification pour des communautés urbaines, à Lyon, Arles et Riez27. Les modèles proposés aux laïcs viennent bien du monde monastique, comme l’a dit Robert A. Markus28. Mais là où Markus insiste sur la prédominance du modèle ascétique de Lérins, imposé aux laïcs par les évêques qui y ont été formés, tant dans la Vita de Césaire29 que in actu dans ses sermons30, Bailey montre que les prédicateurs de la Collection pseudo-Eusébienne promouvaient un modèle toujours ascétique, mais plus consensuel : les laïcs et les moines sont membres d’une seule communauté chrétienne. L’évêque-moine Césaire d’Arles est un cas-limite : son charisme, son intelligence et sa position politique lui permettent de défendre un modèle ascético-monastique, axé sur la hiérarchie et le contrôle moral et social des croyants, sans risquer la rupture entre la sphère monastique et la sphère laïque31. La complexité des formes d’intégration du modèle ascétique dans la prédication des Ve et VIe siècles32 invite donc à revenir sur l’apport de la pastorale de Césaire d’Arles, d’autant que Markus a lui-même concédé qu’il n’est point aisé d’y
reich und seinen romanisch-germanischen Nachfolgern (4.-8. Jahrhundert), Husum, 2008 (Historische Studien, 493). 25 L. K. BAILEY, Christianity’s Quiet Success. The Eusebius Gallicanus Sermon Collection and the Power of the Church in Late Antique Gaul, Notre Dame, 2010 ; E AD., « ’No Use Crying over Spilt Milk’: The Challenge of Preaching God’s Justice in Fith- and Sixth-Century Gaul », Journal of the Australian Early Medieval Association, 4 (2008), p. 19-31 et E AD., « ’Our Own Most Severe Judges’: The Power of Penance in the Eusebius Gallicanus Sermons », dans The Power of Religion in Late Antiquity, éd. A. C AIN et N. LENSKI, Rome, 2009, p. 201-211. 26 L. K. BAILEY, Christianity’s Quiet Success, p. 39-104. 27 Ibid., p. 41-46 ; voir aussi E AD., « Building Urban Christian Communities : Sermons on Local Saints in the Eusebius Gallicanus collection », Early Medieval Europe, 12 (2003), p. 1-24. 28 R. A. M ARKUS, The End of Ancient Christianity, Cambridge, 1994, p. 199-211 ; l’analyse de Markus témoigne de sa grande compétence, même si le vocabulaire hostile, chargé de références militaires et médicales, pour décrire l’influence du monde monastique sur le monde laïc est saisissant : à côté du terme invasion (p. 199), il parle également d’un ascetic take-over (p. 17) ou encore d’une infection : the model for the life of the Christian community came, naturally, to be infected by the model for the monastic life (p. 202). 29 BHL 1508-1509 et CPL 1018 ; voir la présentation du dossier par M. VAN UYTFANGHE, « Biographie II (spirituelle) », dans Reallexikon für Antike und Christentum, Supplement-Band I, Stuttgart, 2001, col. 1313-1317. 30 L. K. BAILEY, Christianity’s Quiet Success, p. 203-208. 31 Ibid., p. 124-126. 32 Voir aussi L. K. BAILEY, « Monks and Lay Communities in Late Antique Gaul : The Evidence of the Eusebius Gallicanus Collection », Journal of Medieval History, 32 (2006), p. 315-332.
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discerner des valeurs ascétiques33. Notons d’ailleurs que l’ascèse n’est pas synonyme de vie monastique. Le terme regroupe des idées et des pratiques variées, qui visent la discipline et le perfectionnement du chrétien. Le monde monastique a offert à l’ascèse un cadre d’application idéal voire radical, avec l’assimilation du martyre blanc au martyre traditionnel, mais ce n’était là qu’une voie d’application possible34. Le lien entre prédication et imitation d’un saint modèle est évident, bien que la majorité des auteurs qui s’intéressent aux valeurs proposées par Césaire d’Arles laissent de côté ses sermons sur des saints ou négligent leurs références hagiographiques35. L’intérêt de Césaire d’Arles pour les saints martyrs aurait pourtant fourni un argument important en faveur de sa promotion des valeurs ascético-monastiques ; l’interprétation de la vie monastique comme martyre blanc est déjà bien établie à son époque. Les sermons à thématique hagiographique de Césaire présentent des traits et des références propres au genre homilétique, mais renforcés et accentués par le lien explicite des textes avec des saints, des époques ou des lieux36. Le contexte liturgique leur confère en effet une forte dimension spatiale et temporelle37 : le sermon est ainsi étroitement lié à l’édifice, alors même que les églises pouvaient être décorées d’images de ces saints cités en exemples par le prédicateur38. Certes, les saints y sont aussi présents par leurs reliques, mais Césaire accorde davantage d’importance à l’exemplarité du saint qu’à leur présence39. 33
R. A. M ARKUS, The End of Ancient Christianity, p. 202 ; cette réserve a déjà été faite par L. K. BAILEY, Christianity’s Quiet Success, p. 210, n. 154 ; voir aussi les remarques de B. JUSSEN, « Über ‘Bischofsherrschaften’ und die Prozeduren politisch-sozialer Umordnung in Gallien zwischen ‘Antike’ und ‘Mittelalter’ », Historische Zeitschrift, 260 (1995), p. 673-718, ici p. 682-684. 34 O. K AMPERT, Das Sterben der Heiligen. Sterbeberichte unblutiger Märtyrer in der lateinischen Hagiographie des vierten bis sechsten Jahrhunderts, Altenberge, 1998 et A. DE VOGÜÉ, « ‘Martyrium in occulto’. Le martyre du temps de paix chez Grégoire le Grand, Isidore de Séville et Valerio de Bierzo », dans Fructus centesismus, p. 125-140 ; dans le contexte irlandais, C. STANCLIFFE, « Red, White and Blue Martyrdom », dans Ireland in Early Medieval Europe. Studies in Memory of Kathleen Hughes, éd. D. DUMVILLE, R. MCKITTERICK et D. WHITELOCK, Cambridge, 1982, p. 21-46. 35 À l’exception par exemple de H. G. J. BECK, Pastoral Care, p. 309-310 et B. BEAUJARD, Le culte des saints en Gaule, Paris, 2000 (Histoire religieuse de la France, 15), p. 156-159. 36 Pour ce qui suit, voir l’excellente synthèse de L. K. BAILEY, Christianity’s Quiet Success, p. 16-28. 37 R. VAN DAM, Leadership and Community in Late Antique Gaul, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1985, p. 230-255 et 277-300 ; sur les implications culturelles de la liturgie, voir Y. HEN, Culture, p. 43-60. Sur les édifices de culte, voir la série de la Topographie chrétienne des cités de la Gaule, éd. N. GAUTHIER et al., 15 vol., Paris, 1986-2007. 38 La femme de l’évêque Namatius de Clermont (446-462) avait fait peindre la vie du protomartyr Étienne dans l’église Saint-Étienne de Clermont. Grégoire de Tours raconte qu’elle disposait d’une Vie à partir de laquelle elle donnait des indications sur l’iconographie du saint aux peintres : M. WEIDEMANN, Kulturgeschichte der Merowingerzeit nach den Werken Gregors von Tours, 2 vol., Mayence, 1982 (Römisch-Germanisches Zentralmuseum. Forschungsinstitut für Vor- und Frühgeschichte. Monographien, 3/1-2), ici vol. II, p. 138 avec la citation du passage de Grégoire de Tours, Decem Libri Historiarum, II, 17. 39 W. K LINGSHIRN, Caesarius of Arles, p. 153-155 et 166-167 et A. DIEM, Das monastische Experiment. Die Rolle der Keuschheit bei der Entstehung des westlichen Klosterwesens, Münster,
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La signification temporelle de ces sermons vient de leur lien avec le sanctoral : tous les sermons considérés ici ont été prononcés à l’occasion de la fête des saints concernés. À la dimension spatiale et temporelle s’ajoute la dimension rituelle et performative de la liturgie40. Elle met l’accent sur l’unité du clergé célébrant et des croyants en tant que communauté de culte41. Le sermon, partie essentielle de la liturgie de la parole, joue un rôle important dans la constitution et la dynamique de cette communauté rituelle puisqu’il s’agit du seul moment où le célébrant s’adresse directement aux fidèles42. Éric Rebillard insiste sur le sermon comme situation de dialogue43. Si ce dialogue était hiérarchisé en raison de l’appartenance du prédicateur à l’élite ecclésiastique, il était en même temps régulé par les exigences du public, exigences qui touchent à la fois à la forme et au contenu du sermon. Partant de la réflexion et de la pratique homilétique d’Augustin, Césaire a lui-même participé au développement du sermo simplex ou sermo humilis44 : les sermons sont d’une langue et d’une structure simples, ce qui leur confère leur force persuasive45. La compréhension immédiate et surtout l’organisation formelle de la langue qui le véhiculait, fondaient l’autorité du discours homilétique46. Dans ce sens, le prédicateur était placé au centre de ce que Brian Stock appelait une communauté textuelle47. Pour convaincre sur le plan rationnel ou toucher son public, et défendre ainsi sa place centrale, le prédica2005 (Vita regularis, 24), p. 180 pour le contexte monastique ; sur l’importance croissante de la sacralisation de l’espace, R. A. M ARKUS, The End of Ancient Christianity, p. 130-155. 40 P. BUC, The Dangers of Ritual. Between Early Medieval Texts and Social Scientific Theory, Princeton-Oxford, 2001 et plus généralement C. BELL, Ritual Theory, Ritual Practice, Oxford, 2009. 41 R. VAN DAM, Leadership, p. 281-282 et B. BEAUJARD, Le Culte des saints, p. 158. 42 L. K. BAILEY, Christianity’s Quiet Success, p. 19. 43 É. R EBILLARD, « Interaction between the Preacher and the Audience », Studia Patristica, 31 (1997), p. 86-96, ici en particulier p. 96 ; ID., In hora mortis. Évolution de la pastorale chrétienne de la mort aux IV e et V e siècles dans l’Occident latin, Rome, 1994 (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, Série romaine, 283) et T. S. DE BRUYN, « Ambivalence within a ‘Totalizing Discourse’: Augustine’s Sermons on the Sack of Rome », Journal of Early Christian Studies, 1 (1993), p. 405-421. 44 C. A. R APISARDA, « Lo stile umile nei sermoni di Cesario d’Arles », Orpheus, 17 (1970), p. 115159 ; E. CLERICI, « Il sermo humilis di Cesario d’Arles », Rendiconti. Classe di lettere, scienze morali e storiche, 105 (1971), p. 339-364 et W. K LINGSHIRN, Caesarius of Arles, p. 148-149. 45 Voir M. BANNIARD, Viva voce. Communication écrite et communication orale du VIe au IXe siècle en Occident latin, Paris, 1992, p. 35-39 ; R. WRIGHT, Late Latin and the Early Romance in Spain and Carolingian France, Liverpool, 1982 ; R. MCK ITTERICK, The Carolingians and the Written Word, Cambridge, 1989, p. 8-22 ; M. BANNIARD, « Les textes mérovingiens hagiographiques et la lingua romana rustica », dans L’hagiographie mérovingienne à travers ses réécritures, éd. M. GOULLET, M. HEINZELMANN et C. VEYRARD-COSME, Ostfildern, 2010 (Beihefte der Francia, 71), p. 83-102. 46 Sur le rapport entre formalisme langagier et autorité dans le contexte rituel : C. BELL, Ritual Theory, p. 120-121. 47 B. STOCK, The Implications of Literacy. Written Language and Models of Interpretation in the Eleventh and Twelfth Centuries, Princeton, 1983, p. 88-92.
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teur devait se plier dans une certaine mesure à ses attentes et manifester qu’il formait avec les fidèles une seule communauté intellectuelle – il devait donc minimiser son autorité interprétative, justifiée par sa compétence théologique48. Le sermon était donc un discours nécessairement ouvert, qui laissait la place à l’appropriation aussi bien qu’au rejet des valeurs et modèles proposés, bien que le cadre rituel de la liturgie ait suggéré l’idéal du consensus communautaire49. 2. Modes d’interprétation et d’adaptation Le martyr est un témoin Césaire d’Arles était conscient de cette nécessaire interaction entre le prédicateur et son public, et de l’ouverture du discours : les croyants souhaitaient apporter leur contribution à l’interprétation des modèles de sainteté. Il ressent régulièrement le besoin de définir ce que pourrait être le martyre et les martyrs dans le contexte de son époque. Ce faisant, il donne une réponse immédiate à des questions et des doutes formulés par les fidèles. À plusieurs reprises, il s’exclame qu’ils ne doivent pas penser ou dire qu’il ne peut plus y avoir de martyrs de leur temps50. Si l’on ne veut pas y voir une formule rhétorique, cette exclamation sous-entend que les fidèles ressentaient une distance réelle avec la figure historique du martyr, dont la signification comme référence, au-delà de l’époque des persécutions, n’était plus une évidence. L’héroïsme du martyr face à la souffrance et à la mort devait fasciner, mais l’établissement d’un lien direct avec les temps présents posait problème. Césaire d’Arles répond à cet intérêt pour le martyr-héros, mais aussi à ce moment d’hésitation. D’un côté, il ne manque pas de rappeler l’arrière-plan historique. En recourant partiellement à l’épître de Paul aux Hébreux (Hebr. 11, 36-38), il offre au début du sermon 184 une liste détaillée des supplices subis et acceptés par les « serviteurs et amis de Dieu », les incarcérations, les lapidations, la mort par le glaive et les flammes ainsi que les crucifixions51. De l’autre côté, Césaire aborde la définition du terme « martyr » à travers l’étymologie et la sémantique. De façon explicitement didactique, il insiste sur l’origine grecque du mot et son passage 48
L. K. BAILEY, Christianity’s Quiet Success, p. 27-28. P. BUC, The Dangers of Ritual, p. 251-255 et C. BELL, Ritual Theory, p. 210-217. Sermo 52, p. 230 : Sicut frequenter ammonui […] iterum suggero, ut nemo ex vobis credat temporibus nostris martyres esse non posse ; ibid. 41, p. 180 ; 47, p. 212 ; 225, p. 889 ; B. BEAUJARD, Le culte des saints, p. 157. 51 Sermo 184, p. 749 : Audivimus per apostolicam lectionem servos et amicos Dei, quibus dignus non erat mundus, indigna quidem, sed gloriosa mala fidei virtute tolerasse. […] Legimus ergo alios carceribus cruciatos, alios invalescente persecutione turbine impiae tempestatis confectos et duris saxorum imbribus grandinatos, alios hostili ferro a sacrilegis consecrato capite diminutos, sed in regno aeterni capitis sublimatos. 49 50
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en langue latine52. Il retient principalement de cette réflexion philologique le sens classique du mot « martyr », c’est-à-dire « témoin » de la vérité de la foi53, mais passe de la logique sémantique au sens large de « celui qui témoigne de la justice du Christ »54. Cette définition bipartite montre que Césaire était sensible à la fascination que les souffrances héroïques des martyrs provoquaient chez ses contemporains. S’il se limite en l’occurrence à des références bibliques, ses fidèles devaient connaître aussi les Passions qui circulaient, dans lesquelles les descriptions des violences et des souffrances infligées sont souvent bien plus explicites. Ainsi, faire référence aux maux cruels endurés permettait d’établir un lien émotif entre les croyants et les martyrs. En même temps, ce lien par les émotions avait besoin de bases rationnelles. La structure dialoguée du sermon 184 montre que Césaire s’est attaché à y intégrer des réponses précises sur la possibilité d’une compréhension du sort des martyrs et d’un lien avec leur époque : des réponses, surtout, à la question de la possibilité d’avoir quelque chose en commun avec les martyrs s’il n’y a pas d’ennemi ou de persécuteur à affronter ?55 Si nous faisons confiance à Césaire pour formuler les interrogations de ses contemporains, la question des interactions entre l’Église passée et l’Église présente devait toucher un public qui dépassait largement le milieu monastique et clérical. Un pas essentiel vers une relativisation de cette distance historique réside dans la définition étymologique du martyr comme témoin de la justice du Christ. À plusieurs reprises, Césaire explique que la lutte du croyant contre des péchés capitaux, avarice, colère (iracundia), impureté (luxuria et libido) et orgueil, aussi bien que son engagement pour la chasteté, la vérité et la justice du Christ, sont des éléments importants du martyre56. Césaire fait donc du martyre un engagement en faveur des valeurs évangéliques incarnées par le Christ, que chaque croyant a l’obligation de poursuivre. Tout fidèle, comme
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Ibid. 52, p. 230 : Martyr graecus sermo est, et latine dicitur testis. Voir aussi 47, p. 212 et B. BEAUJARD, Le culte des saints, p. 157. 53 Sermo 225, p. 889 : Et quia martyr latine testis interpretatur, qui testimonium pro veritate dederit, Christi sine dubio, qui et veritas, martyr erit. 54 Ibid. 47, p. 212 : Sicut enim iam saepe diximus, quicumque testimonium pro iustitia dederit Christo, sine dubio martyr erit ; 52, p. 230 : Quicumque ergo pro veritate testimonium dederit, et omnes causas cum iustitia iudicaverit, quicquid pro testimonio veritatis vel iustitiae pertulerit, totum ei Deus pro martyrio computabit. 55 Ibid. 184, p. 749-750 : Sed forte aliquis se cum cogitat, et dicit : quid est quod boni et sancti viri in manibus impiorum traduntur ? […] Sed forte dicis : deest religionis insectator, nullus pietatis inminet persecutor ; quomodo sine hoste partem possim habere cum martyre ? 56 Ibid. 41, p. 180 et 182 : Nam […] iracundiam mitigare, libidinem fugere, iustitiam custodire, avaritiam contemnere, superbiam humiliare, pars magna martyrii est. […] Si enim castitas et veritas et iustitia Christus est, sicut ille qui eis insidiatur persecutor est, ita et ille qui haec et in aliis defensare et in se custodire voluerit, martyr erit ; ibid., 214 p. 854 ; 215 p. 856 ; 225 p. 889 ; 52 p. 230 : Et quicumque defensoribus luxuriae et persecutoribus castitatis pro Dei amore restiterit, martyrii coronam accipiet.
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les martyrs historiques, témoigne de ces valeurs par sa vie de chrétien et peut ainsi être appelé, selon la logique étymologique de Césaire, un martyr Christi57. Le lien avec les martyrs du passé devient plus clair : si le temptator publicus, le « persécuteur officiel », n’existe plus, il reste en revanche le temptator occultus, le diable et ses forces séductrices qui font de l’existence terrestre une vie de tentation permanente (Job 7, 1). Il ne faut pas oublier que, dans la logique des Passions, les bourreaux agissaient souvent à l’instigation du diable, spiritus rector du mal. Celui qui, comme les martyrs, résiste pour l’amour de Dieu à ceux qui menacent sa chasteté, recevra leur couronne58. Partant de la tradition augustinienne, Césaire développe ainsi une sémantique du martyre qui distingue entre les valeurs pour lesquelles il faut encore porter témoignage, et le passé ; le contexte change, mais les valeurs persistent et peuvent être partagées. Le nouvel idéal du martyre le dissocie définitivement de l’obligation de mourir pour la foi, même si cette mort n’est pas explicitement exclue. Césaire illustre cette disjonction à l’aide de saints de son diocèse qui ne pouvaient entrer dans la catégorie des martyrs au sens historique du terme. C’est le cas de saint Honorat qu’il exalte dans les sermons 214 et 215. Honorat n’est pas mort en confesseur de la foi, mais ses bonnes œuvres et ses vertus, qui fondent sa fama de patron d’Arles, font de lui un martyr, sans effusion de sang ni souffrance dans les flammes59. À la place de l’héroïsme public, Césaire propose un martyre spirituel basé sur l’intériorisation des valeurs chrétiennes pour lesquelles les martyrs historiques avaient donné leur vie. Il relativise la distance historique en faisant des martyrs les exempla historiques d’enjeux moraux intemporels60. Dans ce sens, les sermons participent à une herméneutique chrétienne du passé. Un mode liturgique de rapprochement Cette historicisation morale des martyrs implique en outre que les valeurs vantées par Césaire n’aient pas été nécessairement ou exclusivement celles du modèle ascético-monastique. Une dimension bien plus universelle s’annonce 57 Voir n. 54 et Sermones 52, p. 230 et 218, p. 866 : Si enim veritas Christus est, qui pro illa testimonium dederit, Christi sine dubio martyr erit. 58 Ibid., 184, p. 749-750 : Utinam fides adsit : nam etsi deest temptator publicus, non deest temptator occultus. […] Huic persecutori si consenseris, diabolo sacrificasti ; si contempseris martyrii gloriam acquisisti. 59 Sermones 214, p. 853-854 et 215, p. 855-856 : Cuius dum recolimus inexpugnabilem in operibus fidem, mirabilem in contemptu mundi rigorem, singularem in misericordia caritatem, indubitanter credimus eum implesse etiam non inpleta passione martyrium. Non enim martyrium sola sanguinis consummat effusio, nec sola dat palmam exustio illa flammarum : pervenitur, non solum occasu, sed etiam contemptu corporis ad coronam. Absque iniuria sanctorum in persecutionibus defunctorum dicere liceat : carnem adflixisse, libidinem superasse, avaritiae restitisse, de mundo triumphasse, pars magna martyrii est. 60 Ibid. 223, p. 882 : Ab ipsis enim sanctorum martyrum in veritate festivitatum gaudia celebrantur, qui ipsorum martyrum exempla sequuntur.
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dans l’organisation de la réflexion césarienne sous la forme normative et traditionnelle de la dichotomie vertus contre péchés61. Césaire met en évidence le lien de chaque fidèle avec les martyrs historiques, sous l’angle de la possible utilisation du saint comme modèle normatif, par l’intériorisation. Il propose un certain nombre de modes de rapprochement entre les martyrs et les croyants. Le premier de ces modes est la vénération des martyrs, à l’occasion des fêtes de saints. Le sermon, toujours prononcé dans ce cadre, est au centre d’une commémoration qui rapproche les croyants du saint vénéré, et explicite la portée théologique de ce rapprochement. Il ne s’agit donc jamais d’un texte qui se contenterait de la simple évocation du saint. Pour Césaire, la fête liturgique, acte de commémoration, est l’exhortation qui invite les croyants à imiter celui qui est fêté et vénéré62. Elle exige une préparation, tant de l’apparence que de la conscience individuelle : Césaire incite les fidèles à adopter un comportement adapté, par l’abstinence et les aumônes63. Les vêtements et les bijoux précieux sont dénoncés comme des signes de vanité, qu’il vaudrait mieux remplacer par la pureté de l’âme, parée de bonnes œuvres64. Il est évident qu’il faut voir derrière ces exhortations des invitations à ressembler au martyr vénéré. Césaire souhaite que les fidèles soient revêtus des signes qui permettront aux martyrs de les reconnaître comme leurs égaux65. Il reste cependant toujours une distance entre le martyr et le croyant, car ce dernier ne peut pas prétendre être orné de vertus exemplaires, comme l’est le martyr, sans faire preuve d’orgeuil66. La préparation intérieure et extérieure et son contrôle social montrent que les fêtes des martyrs avaient une dimension publique. Les sermons de Césaire rappellent que le lien des croyants avec les saints est permanent, que ce lien soit
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À titre d’exemple, ibid. 225, p. 888. Ibid. 223, p. 882 : Sollemnitates enim martyrum exhortationes sunt martyriorum ; ut imitari non pigeat, quod celebrare delectat. 63 Ibid. 225, p. 891 : Ante plures dies de sollemnitatibus martyrum ad servandam castitatem vos invicem admonete ; et quoscumque inter se odia vel scandala habere cognoscitis, ad concordiam revocate. […] Haec ergo, fratres carissimi, si Deo inspirante, quomodo consuestis, libenter auditis, et fideliter implere contenditis, sollemnitates sanctorum martyrum, non solum corporaliter, sed etiam spiritaliter cum gaudio et exultatione suscipietis […]. 64 Ibid. 224, p. 886-887 : Omnis enim qui in sanctorum martyrum sollemnitatibus pro vanitate saeculi huius pretiosis vestimentis ornatur, gemmis et auro conponitur, si intus in corde vitiorum sordibus fuerit inquinatus atque corruptus, corpore celebrat gaudium, in animo sibi praeparat luctum. […] si voluptatem vel pompam saeculi huius non potes vincere, vel hoc age, ut, quomodo ornatur pretiosis vestibus caro tua, sic ornetur bonis operibus anima tua. 65 Ibid. 225, p. 888 : Et ideo, quotiens natalicia sanctorum martyrum cupimus celebrare, debent in nobis beati martyres aliquid de suis virtutibus recognoscere, ut illos delectet pro nobis Dei misericordiam subplicare ; 215, p. 856. 66 Cette distance est entre autres mentionnée à propos de ceux qui prétendent s’approprier les mérites des saints sans s’efforcer d’imiter leurs œuvres, ibid., 224, p. 885-886 : Indigne enim usurpant inprobi ornamenta sanctorum, nec certe praesumunt eius rei meritum, cuius non imitantur officium. 62
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local quand il s’agit de saints patrons, ou plus universel, si bien que les sermons montrent aussi que la frontière entre ces deux catégories était perméable67. Le prédicateur participait ainsi à la constitution d’un espace social68, selon l’image de Victrice de Rouen qui voit les croyants vivre en permanence avec les saints69. Un mode spirituel et eschatologique de rapprochement Par la commémoration, les fêtes des martyrs se réfèrent à l’histoire des saints martyrisés. C’est le deuxième mode de rapprochement. Il faut revenir à la notion de « témoin de la foi » pour l’expliquer. Dans les deux sermons consacrés à saint Honorat, Césaire déploie la hiérarchie de ceux qui se sont distingués par leur engagement pour la vérité de la foi, les patriarches, les prophètes, les apôtres puis tous les prêtres70. Or saint Honorat a mérité d’être compté parmi eux par son office d’évêque et les œuvres qu’il a accomplies dans l’exercice de cette fonction. Ce n’est donc pas sa qualité de martyr blanc, pourtant invoquée par Césaire lui-même, qui lui a apporté cet honneur. Pourtant, toujours pour Césaire, être « témoin de la foi » est une partie essentielle de la définition du martyr. Deux observations permettent de résoudre cette incohérence apparente. D’une part, les patriarches, les prophètes et les apôtres représentent une hiérarchie clairement désignée comme ecclésiastique, à l’exclusion donc des simples laïcs. D’autre part les patriarches, les prophètes et les apôtres correspondent à des étapes de l’histoire sainte71. Dans ce sens, le temps des martyrs 67 L. K. BAILEY, Christianity’s Quiet Success, p. 42-46 et surtout E AD., « Building urban Christian communities », p. 8-9 : « …local, urban identity is explicitly counterposed to a broader conception of the Christian community, drawing on ‘universal’ saints and the centre of Rome ». L’auteur a observé pour les sermons hagiographiques de la Collection pseudoeusébienne une tendance à la régionalisation, voire un esprit de clocher révélant une position anti-romaine voire anti-pontificale ; dans le cas des sermons de Césaire au moins, cette observation est relativisée par le fait qu’aux deux sermons consacrés à saint Honorat d’Arles (214 et 215) s’oppose le nombre plus grand de sermons consacrés à des saints et surtout martyrs universels, dont le nom n’est pas toujours précisé (225 : In sollemnitatibus sanctorum martyrum) ; ceci est en accord avec les formulaires de messe in natale martyris ou martyrum. 68 Comparer avec la Bavière carolingienne selon M. DIESENBERGER, « Der Prediger als Konstituent des sozialen Raumes », dans Heilige – Liturgie – Raum, éd. D. R. BAUER, K. HERBERS, H. RÖCKELEIN et F. SCHMIEDER, Stuttgart, 2010 (Beiträge zur Hagiographie, 8), p. 27-48. 69 Victrice de Rouen, De laude sanctorum, I, éd. R. HERVAL, Origines chrétiennes de la IIe Lyonaise gallo-romaine à la Normandie ducale (IV e-XIe siècles), Rouen-Paris, 1966, p. 109 : Ecce maxima pars caelestis militiae nostram dignatur visere civitatem ut iam nobis habitandum inter turbas sanctorum et inclitas caelitum potestates. Voir B. BEAUJARD, Le culte des saints, p. 61-72. Sur le lien entre Césaire d’Arles et Victrice de Rouen, voir aussi H. G. J. BECK, The Pastoral Care, p. 309, n. 87. 70 Sermo 214, p. 853 et 215, p. 855 : Quae autem sunt istae lucernae […] ? Primum patriarchas, deinde prophetas, postea apostolos, postremum omnium ecclesiarum sacerdotes. 71 Voir G. P HILIPPART, « L’hagiographie, histoire sainte des ‘amis de Dieu’ », dans Hagiographies, IV, éd. ID., Turnhout, 2006, p. 13-40 ; sur la conception de l’histoire et la perception du passé, H.-W. GOETZ, Geschichtsschreibung und Geschichtsbewusstsein im hohen Mittelalter, 2e éd., Berlin, 2008 (Orbis mediævalis. Vorstellungswelten des Mittelalters, 1) et ID., « Vergangenheit und Gegenwart. Mittelalterliche Wahrnehmungs- und Deutungsmuster am Beispiel der Vorstel-
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représente pour Césaire une période à part entière, voire une dimension inachevée encore de l’histoire sainte, ce qui nécessite l’adaptation du modèle du martyre à la vie quotidienne des chrétiens et une définition plus large de l’imitatio. Césaire fait de l’assimilation ou de l’appropriation du martyre au quotidien une démarche communautaire, ce qui rappelle l’image de la chaîne d’imitation. L’unité communautaire par l’imitatio est fondée sur l’apprentissage de deux vertus par tous les croyants : ils doivent être mites et humiles corde (Matth. 11, 29)72. La préparation aux fêtes des martyrs culmine dans cet idéal de patience et d’humilité, exigences permanentes et signes de dévouement envers les saints et surtout envers le Christ. Si le croyant ne peut pas faire face aux mêmes souffrances qu’avaient affrontées les martyrs et le Christ73 – pour des raisons de contexte, mais surtout en raison de son imperfection – il doit aspirer à un partage imitatif des tribulations du monde et s’attacher à cette même patience dont les martyrs et surtout le Christ ont fait preuve. Césaire fait référence ici à l’image du corps mystique : dans l’Église, les croyants peuvent être les socii passionum (II Cor. 1, 7) et affronter l’odium du monde (Jn. 15, 18) qu’ils partagent avec leur caput, le Christ74. La pureté de conscience du croyant devient donc imitation actuelle des martyrs et, par l’intermédiaire de ceux-ci, du Christ. Les limites de l’existence terrestre peuvent excuser les imperfections de cette imitation. Tout manque d’engagement pose en revanche problème. Si le croyant souhaite la vie éternelle, il doit persévérer dans l’imitation pour que les martyrs puissent reconnaître en lui les valeurs dont ils sont les exemples et intervenir en sa faveur75. L’idée de la lungen der Zeiten in der früh- und hochmittelalterlichen Historiographie », dans Zwischen Wort und Bild : Wahrnehmungen und Deutungen im Mittelalter, éd. H. BLEUMER, H.-W. GOETZ, S. PATZOLD et B. REUDENBACH, Cologne, 2010, p. 157-202, ici p. 162-165 ; pour le haut Moyen Âge, R. MCKITTERICK, History and Memory in the Carolingian World, Cambridge, 2004 ; sur la conception chrétienne de la société de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge, M. HEINZELMANN, « ‘Adel’ und ‘Societas sanctorum’ : Soziale Ordnungen und christliches Weltbild von Augustinus bis zu Gregor von Tours », dans Nobilitas. Funktion und Repräsentation des Adels in Alteuropa, éd. O. G. OEXLE et W. PARAVICINI, Göttingen, 1997 (Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 133), p. 216-256. 72 Sermo 223, p. 883 : Et licet sint alia multa, in quibus debeamus et Deum et beatos martyres imitari, ista tamen duo praecipua sunt, id est, ut mites sumus et humiles corde, et inimicos nostros toto corde et totis viribus diligamus. 73 Ibid. 215, p. 856 : Si enim tormenta, quae sancti martyres pertulerunt, sufferre non possumus, vel contra malas concupiscentias ipsis intercedentibus repugnemus. 74 Ibid. 223, p. 882 : Qui enim sanctos martyres, vel in quantum potuerit, noluerit imitari, ad eorum beatitudinem non poterit pervenire, sicut apostolus Paulus praedicat, dicens : ‘Si fuerimus socii passionum, erimus et consolationum’ ; et Dominus in evangelio : ‘Si mundus vos odit, scitote quia me priorem vobis odio habuit’. Recusat esse in corpore, qui odium non vult sustinere cum capite. Sed dicit aliquis : ‘Et quis est qui possit beatorum martyrum vestigia sequi ?’. Huic ego respondeo, quia non solum martyres, sed etiam ipsum Dominum cum ipsius adiutorio, si volumus, possumus imitari. Audi, non me, sed ipsum Dominum generi humano clamantem : ‘Discedite a me, quia mitis sum et humilis corde’. 75 Voir n. 78 et Sermo 44, p. 195-196 : Si haec ergo Christo auxiliante fideliter agimus, beatos martyres in his […] praecipuis et praeclaris operibus imitantes, partem cum illis in aeterna beatitudine habere poterimus ; et tunc pro nobis absque ulla dubitatione sancti martyres intercedunt, quando in
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reconnaissance par les martyrs, déjà rencontrée, reçoit ici une dimension eschatologique. Une communauté parfaite entre les saints martyrs et les croyants peut seulement exister auprès de Dieu : la ressemblance avec ces martyrs par la fidélité aux valeurs qu’ils incarnent en est l’acompte. L’importance de cette communauté est amplifiée par le recours à l’image de la parenté spirituelle : les martyrs comme les patriarches, les prophètes, les apôtres, les confesseurs et les vierges sont les parents du chrétien auprès de Dieu le Père et du Christ son Fils76. En ce sens, la distance entre les fidèles imitateurs et les martyrs modèles devient l’essence de la vie terrestre. Césaire d’Arles la décrit comme un pèlerinage d’exilés en quête de la vraie patrie, lieu céleste d’une communauté éternelle77. Cette image traditionnelle se réfère bien sûr à l’état de l’homme chassé du paradis, mais elle ouvre aussi une piste complémentaire de comparaison typologique entre les croyants et les martyrs historiques : l’exil terrestre du chrétien peut être mis en parallèle avec le sort des martyrs, traités comme des étrangers persécutés dans le monde romain. Un mode moral de rapprochement Césaire laisse entendre que le cadre idéal pour imiter les martyrs est la vie monastique, même s’il admet que cette voie n’est pas accessible à tous. Il appelle seulement tous les chrétiens à la poursuite de la charité et d’une chasteté qui n’a rien de l’abstinence monastique78. La chasteté est le contemptus corporis79, la lutte contre les excès charnels, dont le concubinage ou l’adultère, la vertu nécessaire
nobis aliquid de suis virtutibus recognoscunt. Sermo 225, p. 888 : Debent in nobis beati martyres aliquid de suis virtutibus recognoscere, ut illos delectet pro nobis Dei misericordiam subplicare. Omnis enim anima diligit similem sibi. Si ergo similis simili sociatur, dissimilis longe disiungitur. 76 Ibid. 151, p. 618 : Sic […] laborare conemur […] et peccata repudiantes bonis nos operibus exornemus, ut nos rex noster Christus, cives nostri angeli, parentes nostri patriarchae, prophetae, apostoli, martyres, confessores et virgines, qui nos iam in civitatem nostram Hierusalem illam caelestem feliciter praecesserunt, cum gaudio et exultatione suscipiant. Voir aussi Sermo 7, p. 38. 77 Ibid. 215, p. 856-857 : Beatitudo hic praeparari potest, possideri non potest. […] In hoc itaque mundo […] quasi in exilio missi sumus ; ac sic in hoc saeculo patriam non habemus, sicut et apostolus dicit : ‘Dum sumus in hoc corpore, peregrinamur a Domino’. […] Ita ergo Deo donante agere debemus, ut ad principalem patriam redire feliciter mereamur, ubi nos parentes nostri, patriarchae prophetae et apostoli, suscipere vel videre desiderant, ubi etiam cives nostri angeli, et civitas illa caelestis Hierusalem, et rex civitatis ipsius Christus, expansis nos brachiis caritatis expectant, ut ad ipsos […] feliciter redeamus. 78 Ibid. 223, p. 882-883 : Iuste et caste vivere, et caritatem cum omnibus custodire, cum Dei adiutorio omnibus promptum est. […] Potest mihi aliquis dicere, non possum ieiunare, non possum vigilare ; numquid potest dicere, non possum amare ? Potest dicere, non possum res meas totas pauperibus dare, et in monasterio Deo servire ; numquid potest dicere, non possum diligere ? Si dixeris quia non possis a vino vel a carnibus abstinere, credimus tibi ; si autem dixeris quod non possis in te peccantibus indulgere, omnino non credimus ; sur la réflexion césarienne sur la chasteté, W. K LINGSHIRN, Caesarius of Arles, p. 189-196. 79 Sermones 20, p. 854 et 215, p. 856.
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pour qui veut être associé au martyr80. Il est frappant de constater que, dans les sermons qu’on considère ici du moins, les modalités concrètes d’exercice de ces vertus restent imprécises, exception faite pour la charité. C’est une indication de son importance. Césaire d’Arles rejoint ici la tradition initiée par Augustin, dont il répète les sermons, à moins qu’il ne les adapte à ses propres fins81. Césaire d’Arles place la charité au cœur de sa définition de l’imitation des martyrs. La communauté fraternelle des chrétiens est impensable sans cet effort de chacun pour imiter la charité des martyrs. C’est elle qui établit un lien essentiel entre la communauté terrestre et celle des bienheureux. Dans cette construction, le péché du fidèle, qui nuit au Salut individuel, a surtout une portée collective : il menace ce lien d’attente eschatologique entre la communauté terrestre et la communauté céleste82. La définition pratique de la charité et de ses fonctions découle de cette vision d’une communauté chrétienne basée sur l’imitation. Césaire d’Arles décrit la charité comme aumône du cœur83, complément des dons aux pauvres et des offrandes eucharistiques. Il reprend ainsi l’idée d’un équilibre entre les actions extérieures pour le bien commun et la prédisposition de l’âme nécessaire à la rédemption du croyant. Puisque Césaire a établi un parallèle entre la souffrance passée des martyrs et la patience bienveillante actuelle des fidèles, l’amour envers les ennemis devient la plus grande preuve de charité. Le protomartyr Étienne est la figure qui sert ici de référence suprême. Dans le sermon 219, qui circule sous le nom de Césaire bien que celui-ci ne soit sûrement l’auteur que des paragraphes 2 et 3, Étienne est présenté comme le maître qui par son comportement enseigne la foi et la charité, puisque, même menacé de mort, il a prié pour ses persécuteurs84. Puisque l’amour fraternel inconditionnel est le fondement de l’Église, Césaire doit déplorer que les fidèles de son temps ne soient plus capables d’aimer leurs amis eux-mêmes, a fortiori leurs ennemis. La suite de la méditation sur Étienne suit la forme dialoguée. Césaire donne la parole à un croyant fictif, qui affirme l’impossibilité d’aimer ses ennemis au quotidien, puis met en parallèle l’amour envers le prochain et 80 Ibid. 225, p. 888-889 : Beatus martyr sine dubio castus fuit : quomodo ei adulter poterit sociari ? Et cum gloriosi martyres, fratres carissimi, pauperibus etiam propria erogaverint, quomodo cum illis amici esse poterunt, qui diripiunt aliena ? 81 Par exemple Sermo 226, p. 892-897, complété par Césaire d’Arles (§ 6 et 7) ; sur la place de la charité dans la pastorale césarienne, W. K LINGSHIRN, Caesarius of Arles, p. 189. 82 Sermo 214, p. 854 : Si vero […] malis nos actibus inplicare voluerimus, illos quidem contristamus, sed nobis perpetuam perditionem adquirimus : quo modo enim de uno peccatore paenitentiam agente gaudium in caelo legimus fieri, sic quotiens Christiani aliquod crimen capitale commiserint, omnes de illorum perditione credimus contristari. 83 Ibid. 223, p. 883 : Et quia nulla nobis remanet excusatio, […] non solum amicos, sed etiam inimicos diligamus. 84 Ibid. 219, p. 868 : Imitemur ergo in aliquo […] tanti magistri fidem, tam praeclari martyris caritatem ; diligamus hoc animo in ecclesia fratres nostros, quo ille tunc dilexit inimicos ; sur la figure du protomartyr chez Césaire, H. G. J. BECK, The Pastoral Care, p. 310.
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l’amour envers Dieu, dans un développement classique dont les mots-clés sont la rédemption et la patience. Si le chrétien se sent dans l’incapacité d’aimer son prochain, il doit considérer tout le mal qu’il inflige à Dieu par ses péchés. S’il attend de Dieu amour et rédemption, il doit perdre toute haine – autre nom du meurtre pour Césaire – et faire preuve de patience envers son prochain85. Cet amour inconditionnel, aussi bien que la patience et le pardon qui en découlent, forment le noyau de la conception césarienne de la charité. C’est par leurs exigences que la charité de chaque croyant est mise à l’épreuve. La persistance dans la charité, donc dans la patience, prouvent les qualités intérieures de chaque chrétien, dons qui résident en lui par la grâce divine, autre référence évidente à Augustin86. En ce sens, Césaire place la disposition intérieure à la charité audessus des bonnes œuvres ou de l’effort ascétique, car sans la charité, l’engagement du chrétien dans la virginitas – terme générique pour désigner l’ascèse, l’aumône et la prière – reste sans valeur salvifique87. Il n’y a pas là une référence monastique, mais bien insistance sur la pureté comme condition préalable à la vie commune avec les martyrs. La suite du sermon 219 est de nouveau présentée sous forme de dialogue avec un public. Césaire concède que l’amour pour les ennemis n’est pas une tâche facile. Toutefois, toute réticence pèse peu en face de la récompense divine. S’il persiste dans l’amour charitable, le croyant sera l’ami de Dieu et sera digne d’être appelé « fils de Dieu » (Matth. 5, 44-45), titre que Césaire attribuait aux martyrs historiques88. La valeur sociale de l’imitation des martyrs Césaire explique ce lien de parenté par des comparaisons avec les réalités quotidiennes de son public. Quels sont les rapports entre un homme riche et puissant et un fils adoptif potentiel ? Césaire oppose la disposition, jugée opportuniste, du candidat à l’adoption à supporter injures et injustices pour le père adoptif dans le but d’obtenir ses richesses, à notre refus d’endurer les mêmes injures pour Dieu. Césaire déplore cette attitude de refus, répandue parmi les 85
Sermo 20, p. 868-869 : Sed, quod peius est, aliquotiens non solum inimicos non diligimus, sed nec amicis quidem fidem integram custodimus. Sed dicit aliquis : non possum diligere inimicum meum, quem cotidie velud hostem patior crudelissimum. O quicumque ille es, adtendis quid tibi fecerit homo, et non consideras quid tu feceris Deo ; […] beatus Iohannes confirmat dicens : omnis qui non diligit fratrem suum, manet in morte et iterum : qui fratrem suum odit, homicida est. 86 Ibid. 223, p. 884 : In potestate nostra posuit, qualiter in die iudicii iudicemur. […] Dimitte inimico tuo, et dimittitur tibi ; indulge, et indulgetur tibi ; da, et dabitur tibi. 87 Ibid. 219, p. 869 : Nemo itaque sine caritate de virginitate praesumat ; nemo de elemosinis, nemo de ieiuniis, nemo de orationibus confidat : qui quamdiu inimicitiam in corde tenuerit, neque istis neque aliis quibuslibet bonis operibus placare sibi Deum poterit. 88 Ibid., p. 869-870 : Sed dicit aliquis : grandis labor est, inimicos diligere, pro persecutoribus subplicare. Nec nos negamus, fratres : non parvus quidem labor est in hoc saeculo, sed grande erit praemium in futuro. Per amorem enim hominis inimici efficeris amicus Dei ; immo non solum amicus, sed etiam filius.
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croyants, alors qu’ils devraient savoir qu’elle met en jeu le Salut de leur âme89. Dans une deuxième image, Césaire compare l’habitude de ses contemporains de se taire quand ils sont insultés par des personnes d’un rang supérieur, mais de se venger d’insultes que leur infligent des personnes de rang égal ou inférieur. Pour Césaire, c’est placer le respect de l’ordre social au-dessus du respect de Dieu90. Il propose plutôt un modèle de responsabilité mutuelle entre les boni homines et les mali homines, qui revient implicitement à l’exemple d’Étienne : comme Étienne, les boni homines doivent faire preuve de charité envers les mali homines, dont les méfaits seuls doivent être contredits. Comme lui, les boni homines doivent être les docteurs de ceux qui ont besoin de corriger leur vie. Le sermon finit sur un appel à la prière pour la perfection des boni homines et la pénitence des mali homines qui peut être mise en parallèle avec la prière d’Étienne pour ses ennemis91. Césaire ne propose pas un renversement de l’ordre social, mais distingue entre réalité imparfaite des structures sociales établies et système normatif de portée universelle. Les conséquences de ce système sont expliquées plus en détail dans les sermons 223 et 225 : le chrétien doit tendre la main au pécheur pour le tirer de sa misère. Pour la cohésion commune, il doit lui pardonner le mal qu’il lui aurait infligé et l’inciter à la pénitence. Faire preuve de dureté ou négliger les péchés d’autrui, c’est encore pécher, manquer à la responsabilité mutuelle, donc à la charité, et le croyant en répondra au jour du jugement92. Pour Césaire comme pour d’autres prédicateurs de son époque, une responsabilité particulière incombe aux évêques et plus généralement aux prêtres93 : le chrétien doit se tourner vers eux si son travail pour la conversion d’un pécheur reste sans succès94. L’admonition et la correction du pécheur n’est pas une tâche épiscopale exclusive, mais le devoir de tout clerc, et de l’ensemble 89
Ibid., p. 870 : Si te aliquis potens homo et dives in hoc saeculo vellet adoptivum filium facere, quomodo servires, quas indignitates etiam servorum eius, quae servitia durissima et aliquotiens etiam turpissima sustineres, ut ad caducam et fragilem hereditatem illius pervenires ? 90 Ibid., p. 870 : […] Si ergo potens persona contra nos saeviat, tacemus, te nihil dicere ausi sumus ; si vero aut aequalis aut forte inferior vel levem nobis contumeliam fecerit, quasi ferae bestiae sine ulla patientia ac sine aliqua Dei contemplatione consurgimus […]. Quid est hoc, quod quando potens persona nobis iniuriam intulit, patienter accipimus ; quando inferior, nimio furore succendimur ? Quia ibi timuimus hominem, hic Deum timere nolumus. 91 Ibid., p. 870 : Unde rogo vos, fratres, quantum possumus cum Dei adiutorio cor nostrum ad patientiam praeparemus […]. Pro bonis oremus, ut semper ad meliora conscendant ; pro malis, ut cito ad emendationem vitae per paenitentiae medicamenta confugiant. 92 Ibid., n. 223, p. 884 : Diligenter adtendite, fratres, et scitote aliud esse in Deo peccare, aliud in homine : quando enim in nobis peccant homines, si petentibus veniam non indulgemus, peccatum incurrimus ; quando autem aliquis in Deum peccaverit, si sine grandi districtione indulgere voluerimus, participes nos peccatis eius efficimus. 93 W. E. K LINGSHIRN, Caesarius of Arles, p. 158-159 et, en comparaison avec la Collection pseudo-eusébienne, L. K. BAILEY, Christianity’s Quiet Success, p. 56. 94 Sermo 225, p. 890 : Si te audire contempserit, sacerdoti secretius suggeras, ut vel ille auctoritate sua impleat, quod tu humiliter admonendo obtinere non potuisti.
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des laïcs95. Pour répondre au tableau d’un modèle d’autorité centré sur le clergé, ou au portrait de Césaire en évêque soucieux surtout de l’obéissance des fidèles, les sermons étudiés témoignent de la conscience qu’a Césaire que l’application des normes chrétiennes au quotidien devait être placée aussi entre les mains des simples croyants, dans le contexte d’un engagement collectif. Par l’interprétation des traditions de l’histoire sainte et son application au vécu de son public, Césaire contribue à la mise en évidence d’un canon normatif chrétien. Le rapprochement avec des saints, et en l’occurrence les martyrs, est un moyen herméneutique pour insister sur l’importance des normes à transmettre. Mais la transmission des normes par la pratique de l’imitation des martyrs regarde tous les fidèles, en vue du Salut éternel comme de la paix et de l’ordre social. Notre perception de la pratique homilétique du haut Moyen Âge est hautement influencée par sa tradition manuscrite. Le regroupement voire la systématisation des sermons dans les recueils et homéliaires, dont les origines remontent au VIe siècle, peuvent créer l’illusion d’un discours homogène. Or il ne faut pas oublier que, même dans le cas de textes attribuables à un seul auteur comme c’est le cas ici, chacun de ces sermons était le fruit d’un contexte très précis. La mise par écrit d’un discours prononcé lors de la célébration liturgique d’un saint, par exemple, représentait déjà un éloignement important par rapport à la réflexion circonstancielle d’origine – mais elle permet sa conservation et sa mise à disposition96. Césaire d’Arles a lui-même participé à cette diffusion par la distribution de ses sermons sous forme de recueil97 : si chaque texte témoigne individuellement d’un moment de la pratique pastorale de Césaire, l’évêque a aussi voulu l’insérer dans un ensemble qui prétend à la cohérence. La juxtaposition analytique des sermons consacrés aux martyrs le prouve : ce noyau hagiographique de la production homilétique de Césaire témoigne bien d’une réflexion cohérente plus large sur la valeur exemplaire du martyr. Césaire d’Arles devait réagir au sentiment de ses contemporains, conscients de l’importance du passé martyrial, mais remplis d’hésitation quant aux perspectives normatives ouvertes par ce modèle de sainteté – était-il révolu ? L’in95
Ibid., p. 890 : Non enim soli sacerdotes, id est, episcopi, presbyteri vel ministri reddituri sunt rationem, si praedicare noluerint, sed et omnes inferiores clerici, vel laici, quibus Deus intellectum dare dignatus est, si neglegentes […] admonere vel castigare dissimulant, causas se pro illis in die iudicii dicturos esse non dubitent. 96 Sur la diffusion du sermon du haut Moyen Âge, T. N. H ALL, The Early Medieval Sermon, p. 217-227 ; sur la tradition des sermons dans l’église mérovingienne, T. L. A MOS, The Origin and Nature of the Carolingian Sermon, p. 16-89 ; R. GRÉGOIRE, Les homéliaires du Moyen Âge, Rome, 1966 ; ID., « Les homéliaires mérovingiens du VIIe-VIIIe siècle », Studi medievali, Ser. 3, 13 (1972), p. 901-917 ; ID., Homéliaires liturgiques médiévaux. Analyse de manuscrits, Spolète, 1980 ; R. ÉTAIX, Homéliaires patristiques latins, Paris, 1994. 97 W. K LINGSHIRN, Caesarius of Arles, p. 231-232.
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terrogation en elle-même atteste du succès des Passions et de l’histoire apologétique ; l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe, dans sa traduction latine par Rufin, fixait les origines de l’histoire de l’Église en Gaule au martyre des chrétiens de Lyon et de Vienne en 17798. Mais l’histoire semblait bien lointaine. La réponse de Césaire à ce sentiment de distance n’est pas imposée au nom de son autorité : certes, en vertu de sa fonction d’évêque, il revendique une position d’enseignant, mais il s’attache aussi à proposer des définitions et des explications capables de servir de bases à un échange intellectuel qui prenait les attentes et les hésitations des fidèles au sérieux. Pour relativiser la distance ressentie par les croyants, il développe des modes d’appropriation du modèle du martyr, qui devaient être accessibles à tous les croyants. L’accentuation de la place des martyrs dans une conception chrétienne de l’histoire était d’importance primordiale. Pour Césaire d’Arles et bien d’autres, le temps des martyrs était une période de l’histoire sainte non achevée et qui pouvait inclure les croyants de leur temps. La seule condition pour être compté parmi les martyrs historiques était d’imiter leur exemple, c’est-à-dire de s’attacher aux vertus chrétiennes de charité et de patience envers le prochain. Il y a là chez Césaire une référence évidente à la réflexion de saint Augustin. Césaire transformait ainsi la distance entre les martyrs historiques et ses contemporains en tension productive pour l’instillation de valeurs chrétiennes. Cela nuance la représentation courante de la pastorale de Césaire comme axée sur la hiérarchie, l’obéissance et l’application d’un modèle ascético-monastique à la société entière. Les fonctions sociales de l’imitatio présentées par Césaire d’Arles montrent bien qu’il ne s’agissait pas seulement d’une action salutaire en vue d’une rédemption individuelle. Par l’attachement à l’imitation de la charité des martyrs, imitant eux-mêmes la patience du Christ, le croyant faisait preuve d’une volonté d’intégration et de participation à la société qui l’entourait. L’imitation des martyrs pouvait participer à la cohésion sociale99. Sur le plan historique, il s’agit là si l’on veut d’une différence avec les hommes et femmes martyrs des premiers temps chrétiens qui, par leur foi, se trouvaient par définition à l’extérieur de la société romaine qui les méprisait. Dans la perspective d’une histoire sainte, l’attachement commun à la charité faisait, dans l’idée de notre auteur, des chrétiens de l’époque de la persécution et des chrétiens du temps de la Paix de l’Église un seul groupe cohérent, uni, qui attendait sa réunion définitive auprès de Dieu. Indépendamment de la question de la persécution et de la
98 M. HEINZELMANN, « L’hagiographie mérovingienne : panorama des documents potentiels », dans L’hagiographie mérovingienne, p. 27-82, ici p. 36-37. 99 Sermo 24, p. 110 ; W. K LINGSHIRN, Caesarius of Arles, p. 189.
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mort cruelle ou non, les deux parties de ce groupe représentaient pour Césaire des martyrs, c’est-à-dire, au sens propre du terme, des témoins de la foi. L’écriture homilétique de Césaire constitue par conséquent un moment important dans la formation d’une normativité médiévale basée sur l’application typologique de l’histoire sainte aux temps présents100. Par une réflexion herméneutique, Césaire s’est efforcé d’expliquer et d’encadrer le fonctionnement du reflet normatif – il serait intéressant d’étudier dans quelle mesure on retrouve chez lui l’influence de la tradition de la rhétorique et de la philosophie anciennes – par exemple sa compréhension de la mimèsis et de l’impact esthétique du théâtre grec. Comparable à celui-ci, le cadre performatif de la liturgie pouvait renforcer la fonction normative du sermon, dans le contexte d’une démocratisation de la réflexion théologique par la prédication101, si l’on veut bien croire que les fidèles s’appropriaient les valeurs et les dogmes évoqués dans les sermons. Le contrôle par les clercs de cette mise en pratique laïque et le jeu d’une certaine liberté intellectuelle, qui y était liée, avaient forcément des limites. Dans ce sens, le sermon participait à un processus continu de négociation normative entre les clercs et les laïcs, qui pouvait mener à l’affrontement aussi bien qu’à l’échange intellectuel.
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Sur les références aux modèles bibliques, A. FERREIRO, « Modèles laïcs de sainteté dans les sermons de Césaire d’Arles », dans Clovis : histoire et mémoire, 2 vol., éd. M. ROUCHE, Paris, 1997, ici I, p. 97-113 et plus généralement M. VAN UYTFANGHE, « La Bible et l’instruction des laїcs en Gaule mérovingienne : des témoignages textuels à une approche langagière de la question », Sacris erudiri, 34 (1994), p. 67-123. 101 J. L. M AXWELL, Christianization and Communication in Late Antiquity. John Chrysostom and His Congregation in Antioch, Cambridge, 2009, p. 170-171.
Hagiographie et législation en Irlande médiévale (VIIe-IXe siècle) Jean-Michel PICARD Dublin
Les premiers textes hagiographiques irlandais qui nous ont été transmis datent du VIIe siècle. C’est aussi l’époque où commence la rédaction d’un corpus croissant de traités juridiques écrits en langue vernaculaire. Alors que chez les peuples germaniques, le passage à l’écrit de l’ancien droit oral se fait par le latin, les classes savantes irlandaises, garantes de la mémoire et de l’intégrité des traditions juridiques de leurs royaumes, choisissent de les codifier en langue gaélique. Le latin reste la langue de l’Église et sera utilisé pour la rédaction d’une importante législation ecclésiastique, qui trouve son aboutissement dans une compilation terminée avant 725 et qui circulera en Europe sous le nom de Collectio Canonum Hibernensis1. Jadis étudié pour son contenu archaïque, souvent dans le but d’en faire ressortir un particularisme celte, le corpus des lois irlandaises en langue vernaculaire fait désormais l’objet de recherches plus holistiques, qui soulignent la part non négligeable de l’élément chrétien dans les textes juridiques rédigés aux VIIe et VIIIe siècles2. L’influence dominante est celle 1
Ce texte, édité par H. WASSERSCHLEBEN, Die irische Kanonensammlung, Leipzig, 1885, a fait l’objet de nouvelles recherches depuis une dizaine d’années : R. MEENS, « The oldest manuscript witness of Collectio canonum Hibernensis », Peritia, 14 (2000), p. 1-19 ; R. E. R EYNOLDS, « The transmission of the Hibernensis in Italy : tenth to the twelfth century », Peritia, 14 (2000), p. 20-50 ; B. JASKI, « Cú Chuimne, Ruben and the compilation of the Collectio canonum Hibernensis », Peritia, 14 (2000), p. 70-84 ; R. FLECHNER, A study and edition of the Collectio canonum Hibernensis, Thèse de Doctorat, Oxford, 2006 ; R. FLECHNER, « Libelli et commentarii aliorum : The Hibernensis and the Breton Bishops » dans Approaches to religion and mythology in Celtic studies, éd. K. R ITARI et A. BERGHOLM, Newcastle, 2008, p. 100-121. 2 D. Ó CORRÁIN, L. BREATNACH, A. BREEN, « The laws of the Irish », Peritia, 3 (1984), p. 382-438 ; L. BREATNACH, « Canon law and secular law in early Ireland : the significance of Bretha Nemed », Peritia, 3 (1984), p. 439-459 ; G. M ACNIOCAILL, « Christian influence in early Irish law », dans Irland und Europa. Die Kirche im Fruhmittelalter, éd. P. NÍ CHATHÁIN et M. R ICHTER, Stuttgart, 1984, p. 151-156 ; D. Ó CORRÁIN, « Irish law and canon law », dans Ibid., p. 157-166 ; K. MCCONE, « Dubtach maccu Lugair and a matter of life and death in the pseudo-historical prologue to the Senchas Már », Peritia, 5 (1986), p. 1-35 ; L. BREATNACH, « The ecclesiastical element in the Old-Irish legal tract Cáin Fhuithirbe », Peritia, 5 (1986), p. 36-52 ; D. Ó CORRÁIN, « Irish Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 275-292 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102194
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de la Bible et en particulier de l’Ancien Testament. Les études des trente dernières années ont clairement montré que la période du passage de l’oral à l’écrit va de pair avec la transition d’un monde païen vers une société irlandaise de plus en plus christianisée. C’est dans ce contexte que les juristes irlandais entreprennent une fusion du droit archaïque indigène avec les principes juridiques de l’Ancien Testament. La législation ecclésiastique connaît une démarche semblable, avec l’introduction de canons qui font clairement référence au droit indigène3. Si l’élément biblique dans le droit irlandais a bien été identifié et a fait l’objet de maints commentaires, on s’est moins intéressé à la place, certes moins importante, de l’hagiographie dans le corpus des textes juridiques. Le ton est donné dans le prologue du Senchas már, « La grande tradition », une vaste collection de textes juridiques indigènes compilée au VIIIe siècle4.5 Ní didiu nád tudchaid fri bréthir nDé i recht litre 7 núfiadnaise 7 fri cuibse na crésion, conairged i n-ord brethemnachta la Pátraic 7 ecailsi 7 flaithi Érenn do neoch. Roba dír recht aicnid uile inge cretem 7 a cóir 7 a comuaim n-eclaise frí tuaith. Conid é Senchus Már in sin5.
Tout ce qui ne s’opposait pas à la parole de Dieu dans la loi de l’Écriture et dans le Nouveau Testament et à la conscience des croyants, fut fixé respectivement par Patrice et les Églises et les nobles d’Irlande. Toute la loi de la nature était convenable, sauf en matière de foi, de règlements propres et de pactes entre l’Église et le royaume. Et c’est ainsi que fut fait le Senchas Már.
L’auteur justifie l’entreprise des compilateurs en montrant que le droit irlandais, qu’il associe au droit naturel, recht n-aicnid, ne contredit pas essentiellement l’enseignement des Saintes Écritures et doit être appliqué partout en vernacular law and the Old Testament », dans Irland und die Christenheit, éd. P. NÍ CHATHÁIN et M. R ICHTER, Stuttgart, 1987, p. 284-307 ; D. BRACKEN, « Immortality and capital punishment : patristic concepts in Irish law », Peritia, 9 (1995), p. 167-186 ; ID., « Latin passages in Irish vernacular law », Peritia, 9 (1995), p. 187-196 ; R. MEENS, « The uses of the Old Testament in early medieval canon law : the Collectio Vetus Gallica and the Collectio Hibernensis », dans The Uses of the Past in the Early Middle Ages, éd. Y. HEN et M. INNES, Cambridge, 2000, p. 6777 ; D. BRACKEN, « The Fall and the law in early Ireland », dans Ireland and Europe in the early middle ages. Text and transmission, éd. P. NÍ CHATHÁIN et M. R ICHTER, Dublin, 2002, p. 147-169 ; T. M. CHARLES-EDWARDS, « Early Irish Law » dans A New History of Ireland : Prehistoric and Early Ireland, vol. 1, éd. D. Ó CRÓINÍN, Oxford, 2005, p. 331-370. 3 M. P. SHEEHY, « Influences of ancient Irish law on the Collectio Hibernensis », dans Proceedings of the Third International Congress of Medieval Canon Law, éd. S. KUTTNER, Vatican, 1971, p. 31-42. 4 Sur ce texte important, voir L. BREATNACH, « On the Original Extent of the Senchas Már » Ériu 47 (1996), p. 1-43 ; L. BREATNACH, A Companion to the Corpus Iuris Hibernici, Dublin, 2005, p. 268-314. 5 Senchas Már, éd. J. CAREY, « An Edition of the Pseudo-Historical Prologue to the Senchas Már », Ériu 45 (1994) p. 1-32, ici Prologue, § 7.
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Irlande, sauf en matière de foi et de règlements propres à l’Église. Les sources utilisées pour ce prologue sont bien l’Ancien et le Nouveau Testament comme le montrent, dans le passage suivant, les citations latines tirées du Livre de Jonas et de l’Évangile selon saint Matthieu, mais l’auteur utilise aussi la Vita Patricii de Muirchú, écrite vers 690. Il va même jusqu’à reproduire les mêmes redondances que celles de l’hagiographe d’Armagh, dans ce même passage, où les termes irlandais crith « tremblement » et talamchumscugud « tremblement de terre » reprennent les termes latins de commotio et terraemotus. La sin ro gab crith 7 talamchumscugud mar insi nErenn 7 a firu, 7 ro la in sluag boi isin dail tara cenn. Et timuerunt timore magno 7 facti sunt uelut mortui6.
Alors l’île d’Irlande se convulsa et un grand tremblement de terre s’abattit sur ses hommes. L’armée qui se trouvait assemblée fut renversée par-dessus tête. Et ils furent saisis d’une grande crainte7 et ils devinrent comme morts8.
à comparer avec la Vie de saint Patrice de Muirchú :6789 Et statim inruerunt tenebrae et commotio quaedam horribilis et expugnauerunt impii semet ipsos alter aduersus alterum insurgens et terraemotus magnus factus est9…
Et aussitôt s’abattirent des ténèbres ainsi qu’une secousse terrifiante, et les impies se mirent à se battre entre eux, s’attaquant les uns les autres, et il y eut un grand tremblement de terre…
Pour mieux comprendre le processus d’intégration de l’hagiographie à la législation écrite, il faut en observer l’usage dans la Collectio Canonum Hibernensis, composée dans la génération qui précède le Senchas Már. Il s’agit d’une entreprise similaire, où légistes du nord et du sud de l’Irlande, dont Cú Chuimne d’Iona et Ruben de Dair-Inis, collaborent pour créer un recueil qui fasse autorité pour l’ensemble de l’île. La Collectio Canonum Hibernensis réunit la somme des connaissances des canonistes irlandais à l’aube du VIIIe siècle et offre à ses lecteurs une impressionnante liste de décrets et de précédents tirés non seulement des conciles ecclésiastiques du monde romain et byzantin, mais surtout de la Bible et des Pères de l’Église. L’autorité de ces derniers est invoquée nommément et leurs opinions sont précédées de la formule rituelle : Isidorus ait, Origines ait, Gregorius dicit, Augustinus, Hieronimus. Les noms de ces autorités font d’ailleurs l’objet de rubriques dans les manuscrits carolingiens10. Aussi est-il étonnant 6
Senchas Már, Prologue, § 3. Cf. Ion. 1, 10. 8 Cf. Matth. 28, 4. 9 Muirchú, Vita Patricii, I, 18, éd. L. BIELEr, The Patrician Texts in the Book of Armagh, Dublin, 1979, p. 62-122, ici p. 90. 10 Voir par exemple les rubriques à couleurs encore très vives du manuscrit de Saint-Gall 243 (début du IXe siècle), accessible en ligne sur http://www.e-codices.unifr.ch/en/list/one/ csg/0243. 7
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de trouver au chapitre 24 du livre II, qui porte sur les normes concernant les prêtres, un canon invoquant l’autorité de saint Martin pour autoriser le prêtre à accepter tout financement quel que soit son origine, dans la mesure où cet argent sera utilisé pour des œuvres charitables et non pour son usage personnel :11 De eo quod dona iniquorum a sacerdote reci- De ce que le prêtre peut accepter les dons pienda sint, ut tamen pauperibus erogentur des méchants, pour les distribuer toutefois et captiuis aux pauvres et aux captifs Martinus dicit : Mox ad eum Liguntius diuina expertus beneficia peruolauit, centum etiam argenti libras obtulit, quas uir beatus nec respuit nec recepit, sed priusquam pondus illud monasterii limen attingeret, redimendis id captiuis deputauit ; et cum ei suggereretur, ut aliquid ab eo in sumtum monasterii seruaret, omnibus angustum esse uictum, multis deesse uestimentum : « Nos, inquit, ecclesia pascat et uestiat »11.
Martin dit : Aussitôt que Lycontius eut perçu ces divins bienfaits, il accourut d’un trait à lui et il lui offrit aussi cent livres d’argent, que l’homme bienheureux ne refusa ni n’accepta, mais, avant que cette somme n’atteignît le seuil du monastère, il l’affecta au rachat des captifs. Et, comme on lui suggérait d’en préserver une part pour les besoins du monastère, vu que la nourriture était réduite pour tous et que beaucoup manquaient de vêtements, il déclara : « Que l’Église nous nourrisse et nous habille ».
Le même passage se retrouve au folio 219 du Livre d’Armagh, au troisième livre de ce que les Irlandais connaissaient comme la Vita Martini. En effet la tradition irlandaise ne sépare pas les œuvres de Sulpice Sévère entre la Vie de saint Martin d’une part et les Dialogues d’autre part, mais présente une Vita Martini en trois livres12. Identifiant Martin comme autorité juridique par la formule traditionnelle Martinus dicit, le législateur irlandais utilise en fait un épisode des Dialogues de Sulpice Sévère où Martin accepte sans les accepter les cent livres d’argent du viguier Lycontius, car il s’en sert pour libérer des captifs et non pour les besoins de son monastère :
Collectio Canonum Hibernensis, 2, 24, éd. H. WASSERSCHLEBEN, Die Irische Kanonensammlung, Leipzig, 1885, p. 19. Le Livre d’Armagh est le manuscrit 52 de la Bibliothèque du Trinity College, Dublin. Il a été publié en facsimilé par J. GWYNN, Liber Ardmachanus : the Book of Armagh, Dublin, 1913. Sur l’ancienne division en trois livres rapportée par la Chronica Gallica, voir J. FONTAINE, Sulpice Sévère. Gallus, Dialogues sur les « Vertus » de Saint Martin, Paris, 2006, p. 19-20. 11
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Mox ad eum Lycontius, diuina expertus beneficia peruolauit, nuntians – simul et agens gratias – domum suam omni periculo liberatam. Centum etiam argenti libras obtulit, quas uir beatus nec respuit nec recepit, sed priusquam pondus illud monasterii limen adtingeret, redimendis id captiuis continuo deputauit. Et cum ei suggereretur a fratribus, ut aliquid ex eo in sumptum monasterii reseruaret – omnibus in angusto esse uictum, multis deesse uestitum : « Nos, inquit, Ecclesia et pascat et uestiat, dum nihil nostris usibus quaesisse uideamur. »
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Ensuite, aussitôt que Lycontius eut perçu ces divins bienfaits, il accourut d’un trait jusqu’à lui, à la fois pour apporter la nouvelle que sa maison avait été libérée de tout danger, et pour en rendre grâce. Il fit même une offrande de cent livres d’argent que le bienheureux ne refusa ni n’accepta, mais avant que cette somme n’atteignît le seuil du monastère, il l’affecta séance tenante au rachat de captifs. Et comme il lui était suggéré par les frères d’en réserver une part aux dépenses du monastère – la nourriture était chiche pour tous et beaucoup manquaient de vêtements – il dit : « Que l’Église nous nourrisse et nous vête, pourvu qu’on voie que nous n’avons rien demandé à notre usage »13. 3
Si Sulpice relate cet épisode pour montrer la permanence de la puissance thaumaturgique de Martin, qui sauve toute la familia de Lycontius d’une grave épidémie, le législateur irlandais l’utilise dans un tout autre but. Ici, la fonction du texte hagiographique n’est pas périphérique, mais fait partie intégrante du processus législatif. Il ne s’agit pas d’illustrer un décret par un exemplum tiré de la Vie des Pères, mais bien de justifier par un précédent légalement valable, non seulement l’autorisation d’accepter toute sorte de financement, mais aussi l’obligation pour la communauté des fidèles de subvenir aux besoins matériels de son clergé. C’est l’autorité du texte hagiographique qui donne tout son poids à ce canon. Il faut rapprocher cet emploi de celui que nos canonistes font de Gildas et d’Isidore de Séville, les auctores par excellence de l’érudition irlandaise du haut moyen âge14. Dans ce cas précis, l’appel à l’auctoritas de l’hagiographe, et, par-delà, au pouvoir du saint, est d’autant plus important que la démarche pragmatique de ce canon va à l’encontre d’autres dispositions canoniques semblables, telles que le canon de la Collectio Hispana Gallica qui interdit à l’évêque d’accepter les dons de personnes « qui ne communient pas »15. 13
Sulpicius Severus, Dialogi, 3, 14, ibid., p. 346-347. Sur l’utilisation de Gildas dans la Collectio Canonum Hibernensis, voir R. SHARPE, « Gildas as a Father of the Church » dans Gildas : New Approaches, éd. M. L APIDGE et D. DUMVILLE, Woodbridge, 1984, p. 193-205. 15 L’origine de ce canon est le Concile d’Elvire (début IV e siècle), canon 28 : « Episcopum placuit ab eo, qui non communicat, munus accipere non debere. », éd. J. VIVES et al., Concilios Visigóticos e Hispano-Romanos, Madrid, 1963, p. 1-15. Ce canon est encore utilisé à l’époque carolingienne, voir J. NELSON, « Munera », dans Les élites et la richesse au Haut Moyen Âge, éd. J.-P. DEVROEY, L. FELLER, R. LE JAN, Turnhout, 2010, p. 383-402. 14
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La Collectio Canonum Hibernensis contient de multiples exemples similaires, tirés pour la plupart des Vies des Pères égyptiens et des Dialogues de Grégoire le Grand. Les citations des Dialogues sont les plus nombreuses et sont surtout tirées du livre IV. Elles sont tantôt attribuées nommément à Grégoire, tantôt citées anonymement sous le titre de Vita Patrum16. L’article de Bruno Judic dans le présent volume illustre bien comment les Dialogues ont pu constituer un matériau idéal pour les juristes chrétiens17. Écrivant à la fin du VIIe et au début du VIIIe siècle, les canonistes irlandais sont parmi les premiers à en avoir utilisé les possibilités. Si la référence à l’auctoritas de Grégoire est bien présente, dans la Collectio Canonum Hibernensis, les buts de la rédaction ne sont pas nécessairement les mêmes. Par exemple, au livre XV de la Collectio, qui porte sur les soins à apporter aux morts, le canoniste irlandais utilise le chapitre 23 de la Vita Benedicti, dont il donne une contraction de texte poussée à l’extrême. 18 De sacrificando pro mortuis Gregorius in Vita Patrum dicit : Duas feminas a Benedicto excommunicatas et in ecclesia humatas, quae foras ibant, quando dicebat oeconomus : « Qui non communicat, det locum ». Et nemo eas nisi earum nutrix uidebat, quae indicauit Benedicto, quique dixit offerre pro eis, et cessauerunt ire foras18.
De l’obligation de faire célébrer des messes pour les morts Grégoire dans la Vie des Pères déclare que deux femmes, excommuniées par Benoît et enterrées dans l’église, sortaient de ce lieu quand l’économe disait : « Que celui qui ne communie pas se retire ». Et personne ne les voyait sortir, sauf leur nourrice, qui le fit savoir à Benoît. Celui-ci ordonna qu’on célèbre la messe à leur intention et elles cessèrent de sortir hors de l’église.
Ce passage ne peut être compris que si l’on connaît bien la Vie de saint Benoît. Il s’agit du long épisode des deux moniales excommuniées par le saint et dont les fantômes doivent quitter leurs tombeaux au sein de l’église à chaque fois qu’on y célèbre la messe et qu’on y donne la communion. Ces âmes en peine obtiendront le repos grâce à l’intervention de Benoît, qui leur accorde un pardon posthume :
16 Sur l’utilisation de Grégoire par les auteurs de la Collectio, voir L. M. DAVIES, « The ‘mouth of gold’: Gregorian texts in the Collectio Canonum Hibernensis », dans Ireland and Europe in the Early Middle Ages : texts and transmission, éd. P. Í CHATHÁIN et M. R ICHTER, Dublin, 2002, p. 249-267. À la liste des emprunts aux Dialogues donnée en appendice, il faut aussi ajouter les passages tirés du livre IV, ch. 40 et 51. 17 B. JUDIC, « Grégoire le Grand et l’expression des normes : le cas des Dialogues », supra, p. 6576. 18 Collectio Canonum Hibernensis, XV, 3, éd. WASSERSCHLEBEN, p. 43.
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Nam non longe ab eius monasterio duae quaedam sanctimoniales feminae nobiliori genere exortae, in loco proprio conuersabantur ; quibus quidam religiosus uir ad exterioris uitae usum praebebat obsequium. Sed sicut nonnullis solet nobilitas generis parere ignobilitatem mentis, ut minus se in hoc mundo despiciant, qui plus se caeteris aliquid fuisse meminerunt ; necdum praedictae sanctimoniales feminae perfecte linguam suam sub habitus sui freno restrinxerant, et eumdem religiosum uirum qui ad exteriora necessaria eis obsequium praebebat, incautis saepe sermonibus ad iracundiam prouocabant. Qui dum diu ista toleraret, perrexit ad Dei hominem, quantasque pateretur uerborum contumelias, enarrauit. Uir autem Dei haec de illis audiens, eis protinus mandauit, dicens : « Corrigite linguam uestram ; quia si non emendaueritis, excommunico uos ». Quam uidelicet excommunicationis sententiam non proferendo intulit, sed minando. Illae autem a pristinis moribus nihil mutatae, intra paucos dies defunctae sunt, atque in ecclesia sepultae. Cumque in eadem ecclesia missarum solemnia celebrarentur, atque ex more diaconus clamaret : Si quis non communicat, de locum, nutrix earum quae pro eis oblationem Domino offerre consueuerat, eas de sepulcris suis progredi et exire de ecclesia uidebat. Quod dum saepius cerneret, quia ad uocem diaconi clamantis exibant foras, atque intra ecclesiam permanere non poterant, ad memoriam reduxit quae uir Dei illis adhuc uiuentibus mandauit. Eas quippe se communione priuare dixerat, nisi mores suos et uerba corrigerent. Tunc seruo Dei cum graui moerore indicatum est, qui manu sua protinus oblationem dedit, dicens : Ite et hanc oblationem pro eis offerri Domino facite, et ulterius excommunicatae non erunt. Quae dum oblatio pro eis fuisset immolata, et a diacono iuxta morem clamatum est, ut non communicantes ab ecclesia
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En effet, non loin de son monastère, vivaient en un lieu séparé deux moniales, issues de famille noble. Un homme religieux leur fournissait ses services pour les nécessités de la vie extérieure. Mais, il arrive que la noblesse de race engendre parfois la bassesse d’esprit et ceux qui se rappellent avoir été supérieurs aux autres sont moins enclins à l’humilité en ce monde. C’est ainsi que nos deux moniales ne contrôlaient pas encore parfaitement leur langue en dépit du frein de leur habit, et bien souvent, par des paroles inconsidérées, elles provoquaient la colère de l’homme religieux qui fournissait ses services pour leurs nécessités matérielles. Après avoir longtemps supporté leurs réflexions, il se rendit chez l’homme de Dieu et lui rapporta toutes les paroles outrageantes dont il avait souffert. Apprenant tout cela à leur sujet, l’homme de Dieu leur envoya dire aussitôt : « Corrigez votre langue ! Car si vous ne vous améliorez pas, je vous excommunie ». À vrai dire, cette sentence d’excommunication n’avait pas été prononcée comme exécutoire, mais comme menace. Cependant, elles moururent après quelques jours sans avoir rien changé à leurs habitudes antérieures et elles furent enterrées dans l’église. Et, à chaque fois qu’on célébrait la messe rituelle dans cette église et que le diacre faisait la proclamation habituelle : « Si quelqu’un ne communie pas, qu’il se retire ! », leur nourrice, qui faisait habituellement pour elles une offrande au Seigneur, les voyait sortir de leur tombe et quitter l’église. Et, après avoir souvent observé qu’elles sortaient à l’annonce que faisait le diacre et qu’elles ne pouvaient alors demeurer dans l’église, elle finit par se souvenir de ce que l’homme de Dieu leur avait fait dire de
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exirent, illae exire ab ecclesia ulterius uisae non sunt. Qua ex re indubitanter patuit quia dum inter eos qui communione priuati sunt, minime recederent, communionem a Domino per seruum Domini recepissent19.
son vivant, à savoir qu’il les exclurait de la communion si elles ne corrigeaient pas leurs mœurs et leurs paroles. Alors, en grande affliction, on le fit savoir à l’homme de Dieu, qui donna aussitôt une offrande de sa propre main, en disant : « Allez et faites offrir cette oblation au Seigneur à leur intention et elles ne seront plus excommuniées ensuite ». Et, alors que ce sacrifice était offert pour elles et que le diacre proclamait comme de coutume que ceux qui ne communiaient pas devaient sortir de l’église, on ne les vit plus jamais sortir de l’église. De ce fait, il fut patent et indubitable que, comme elles ne se retiraient plus du tout avec le groupe de ceux qui étaient exclus de la communion, elles avaient reçu cette communion de la part du Seigneur par l’intervention du serviteur de Dieu.
La comparaison entre le long texte de la Vita Benedicti et le canon irlandais nous permet d’observer une technique commune chez les compilateurs de la Collectio Canonum Hibernensis : l’utilisation de textes hagiographiques uniquement pour leur valeur d’autorité et sans nécessairement respecter l’intégrité ou le sens du texte original. Chez Grégoire, le récit s’articule pour montrer le pouvoir de la parole du saint, dont la puissance s’exerce même au-delà de la mort. En revanche, dans le texte juridique, le récit sert de support pour justifier l’obligation qu’ont les fidèles de faire des offrandes pour le repos des âmes de leurs défunts, contribuant ainsi à la richesse et au statut du lieu saint où ils sont enterrés.19 Les hagiographes irlandais qui écrivent dans le dernier quart du VIIe siècle étaient conscients du statut donné à l’autorité du texte hagiographique. Certains ont des responsabilités importantes dans leur communauté et connaissent bien les enjeux politiques et sociaux d’un pays animé par les rivalités, non seulement entre royaumes, mais entre communautés chrétiennes20. Par exemple, dans la Vie de saint Patrice, qu’il écrit dans les années 680, Tírechán s’applique 19
Gregorius Magnus, Dialogi, II, 23, éd. A. DE VOGÜE, Paris, 1978 (SC, 260). Sur les rivalités, y compris conflits militaires, entre communautés ecclésiastiques en Irlande médiévale, voir A. T. LUCAS, « The Plundering and Burning of Churches in Ireland, 7th to 16th century » dans North Munster Studies, éd. E. RYNNE, Limerick, 1967, p. 172-229. 20
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à faire la liste de toutes les Églises qui doivent allégeance aux successeurs de Patrice et fait remarquer que certaines d’entre elles font désormais partie des réseaux d’Iona et de Clonmacnoise, alors que de droit elles devraient dépendre d’Armagh :21 Patricius uero uenit de fonte Alo Find ad Dumecham nepotum Ailello et fundauit in illo loco aeclessiam quae sic uocatur Senella Cella Dumiche usque hunc diem, in quo reliquit uiros sanctos Macet et Cetgen et Rodanum praespiterum. Et uenit apud se filia felix in perigrinationem nomine Mathona soror Benigni successoris Patricii, quae tenuit pallium apud Patricium et Rodanum ; monacha fuit illis. Et exiit per montem filiorum Ailello et plantauit aeclessiam liberam hi Tamnuch et honorata fuerat a Deo et hominibus et ipsa fecit amicitiam ad reliquias sancti Rodani et successores illius epulabantur ad inuicem. Post haec autem posuerunt episcopos iuxta sanctam eclessiam hi Tamnuch, quos ordinauerunt episcopi Patricii, id est Bronus et Bitheus ; non quaerebant aliquid a familia Dumiche nissi amicitiam tantummodo, sed quaerit familia Clono, qui per uim tenent locos Patricii multos post mortalitates nouissimas21.
Patrice vint de la Fontaine d’Ail Find [= le Roc blanc] à Dumech Uí Ailello [= le Tertre des descendants d’Ailil] et il fonda là une église encore appelée jusqu’à ce jour Senchell Dumiche [= l’ancienne église du Tertre], qu’il laissa aux saints hommes Macet et Cetgen ainsi qu’au prêtre Rodán. Et c’est là que vint s’exiler auprès de lui une bienheureuse fille nommée Mathona, qui était la sœur de Benignus le successeur de Patrice et qui prit le voile des mains de Patrice et de Rodán, et devint leur moniale. Puis elle quitta Dumech Uí Ailello et fonda une communauté ecclésiastique libre à Tamnach. Elle était honorée par Dieu et les hommes et établit un pacte d’amitié [avec la communauté de Dumech] sur les reliques de saint Rodán et des banquets mutuels eurent lieu entre elle et les successeurs du saint. Après cela on installa des évêques dans la sainte communauté de Tamnach, qui furent consacrés par les évêques de Patrice, c’est-à-dire Brón et Bíthe. Tamnach ne demandait rien de la communauté de Dumech si ce n’est son amitié, mais la communauté de Clonmacnoise la revendique, tout comme elle a pris possession de nombreux sites ecclésiastiques du réseau de Patrice depuis les récentes épidémies.
La prose de Tírechán nous rappelle non seulement l’existence de Mathona, aujourd’hui oubliée, fondatrice de monastère, mais elle confirme aussi l’existence de traités d’amitié entre communautés ecclésiastiques au moins dès le VIIe siècle, époque de la rédaction des Collectanea. Ces traités d’amitié – que l’on connaît par les textes des VIIIe et IXe siècles, tant latins que gaéliques, où les 21 Tírechán, Collectanea de S. Patricio, § 23-25, éd. L. BIELER, The Patrician Texts in the Book of Armagh, Dublin, 1979, p. 122-162.
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termes amicitia et foedus correspondent aux termes cairde et cotach – étaient à la fois des unions de prière et des contrats d’alliance politique et économique, impliquant soutien financier et échange de terres. On a souvent fait remarquer l’absence de chartes en Irlande avant le XIe siècle. Pendant longtemps a prévalu l’opinion de l’historien J. F. Kenney, selon lequel les Irlandais du haut Moyen Âge n’avaient pas produit de chartes, du fait du manque de complexité de leur société et de la continuation des pratiques des classes juridiques indigènes, dont les connaissances en matière de droit, de généalogie, d’histoire du royaume étaient acquises par mémorisation et transmises oralement22. Ce point de vue a radicalement changé à partir de 1982 avec l’important article de Wendy Davies sur les chartes des pays celtiques au Moyen Âge23. Les historiens sont désormais d’accord sur une production de chartes, ou tout du moins de notitiae, en Irlande dès le VIIe siècle24. Or, ces documents aujourd’hui disparus nous sont connus en grande partie à travers des textes hagiographiques25. Les Addimenta ajoutés au texte de Tírechán dans le livre d’Armagh (fol. 16r-18v), les Notulae (fol. 18v-19r) et le Liber Angueli (fol. 20v-22r) contiennent les éléments disparates d’accords anciens d’Armagh avec d’autres communautés ecclésiastiques ou avec des membres de l’élite guerrière. Au milieu d’épisodes concernant la vie de saint Patrice, on trouve aussi des éléments de règlements et coutumes de la cité d’Armagh, tels que la répartition spatiale des différents groupes sociaux26. Présente au VIIe siècle, la tradition chez les hagiographes irlandais d’inclure dans le récit hagiographique un contenu de type diplomatique continue au cours des siècles suivants. La Vie de saint Máedóc, écrite vers le milieu du XIe siècle et transmise dans des versions latines et gaéliques27, comprend les détails d’un accord entre la communauté de Ferns dans la province de Leinster et la communauté de Devenish dans la province d’Ulster. L’amitié entre saint Máedóc (m. 625) et saint Molaise (m. 571) justifie le transfert de terres et de bâtiments ainsi que la gestion de l’impôt annuel dû à la communauté de Ferns :
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J. F. K ENNEY, The Sources for the Early History of Ireland, New York, 1929, p. 2-6. W. DAVIES, « The Latin charter-tradition in western Britain, Brittany and Ireland in the
early medieval period », dans Ireland in Early Medieval Europe : Studies in Memory of Kathleen Hughes, éd. D. WHITELOCK, R. MCK ITTERICK, D. DUMVILLE, Cambridge, 1982, p. 258-281. 24 Voir historiographie du débat dans M. A. VALANTE, « Notitiae in the Irish Annals », Eolas, 1 (2006), p. 71-96. 25 Voir Ch. DOHERTY, « Some Aspects of Hagiography as a Source for Irish Economic History » Peritia, 1 (1982), p. 300-328. 26 Voir J.-M. PICARD, « Les complexes monastiques dans le monde irlandais », dans Monachisme et espace social. Topographie, circulation et hiérarchie dans les ensembles monastiques de l’Occident médiéval, éd. M. L AUWERS, Turnhout (à paraître). 27 Voir Ch. DOHERTY, « The transmission of the cult of St Máedhóg » dans Ireland and Europe in the early Middle Ages : texts and transmission, éd. P. NÍ CHATHÁIN et M. R ICHTER, Dublin, 2002, p. 268-283.
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Fechtus da n-deachaid M’Aodhócc go h-airm i m-bói Mo-Laisi Daiminsi, do chengal a ccadaigh 7 a c-comháonta le ceile i n-nimh 7 ar talmain, amhail do-rinnettar roimhe, an tan tucc an Coimdhe comartha a sccartana re ‘roile doiph ‘ar t-tuitim na c-crand fo bhun i r-rabhattar i c-crich Muighe Slecht go sonnradhach fecht ele, amhail ro innisemar cena ; ro cenglattar tra cadach 7 comhaonta cuirp 7 anma a n-aoin-fecht annsin .i. gibe do thuillfedh éccnach nó oirbhire o dhuine díbh, a mhallacht 7 a móir-easccaine a naoin-fecht ar an tí do tuillfed ; a m-bennacht 7 a m-buan-guide ag gach nech do dénadh a ríar 7 a ro-buidhechus búdéin, 7 riar 7 robhuidhechus gach duine do lucht a n-ionaid dia n-éis. Ocus do ordaighettar ettorra féin in uair-sin tús onóra 7 airmittne cáich ga ceile dibh do commalairt imoseach eter a sruithibh 7 a sámhaibh, .i. tosach guide 7 gér-ataigh acc M’Aodhócc a mainches 7 a moir-thermann Mo-Laisi ; 7 tosach ag Mo-Laisi ‘na mainces san ; uair ni dual atach ná iomrádh M’Áodog gan Mo-Laisi, na Mo-Laisi gan M’Aodhóg ; amhail ata ‘san rann-so : Ionann rún, ionann aonta Don da naomh-sa go maisi ; Ni bí Mo-Laisi gan M’Aodocc, Ni bí M’Aodhócc gan Mo-Laisi. Ro chengail 7 ro comdaingnigh Mo-Laisi cíos 7 cánachus M’Áodhocc for Mhanchachaibh don mór-cuairt-sin .i. cuairt cascc gacha tres bliadna ; screpall for gach cathraigh 7 for gach dúnadh dia n-duintibh, 7 marcc for an righ an lá ríoghfaither é, 7 brat for gach taoisech. Leth-bonn ar gach en-tech do Tuaith Ratha .i. for shliocht Cairpre meic Neill i n-aoin-fecht. Pinginn ar gach n-dethaig eter Manchachuibh uile ; tús gach cuirn comhóla, guala gach righ 7 gach ro-flatha, tús aithiscc 7 uradhaill d’ fior a ionaid dia eis ; 7 fos gan righ na taoisech tuaithe do denamh isin tír gan luach lesa do mhuintir M’Aodhóg.
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Máedóc s’en alla un jour au lieu où habitait Molaise de Devenish pour sceller leur alliance et leur union mutuelle au ciel et sur la terre comme ils l’avaient fait auparavant quand le Seigneur leur avait donné le signe de leur séparation l’un de l’autre en faisant tomber l’arbre sous lequel ils étaient, dans le territoire de Mag Slecht pour être précis, comme nous l’avons relaté ailleurs. Ils conclurent alors un traité d’amitié et une alliance de corps et d’âme, à savoir que quiconque encourrait le reproche ou la réprimande de l’un d’entre eux serait maudit et excommunié par tous les deux et que leur bénédiction et constante intercession seraient pour tous ceux qui feraient leur volonté et bon plaisir ainsi que la volonté et le bon plaisir des successeurs qui viendraient après eux. Et, en même temps, ils ordonnèrent entre eux qu’eux-mêmes, leurs anciens et leurs communautés se rendraient mutuellement honneur suprême et respect, c’est-à-dire que Máedóc serait mentionné en premier dans les prières et les supplications intenses faites dans le domaine monastique et sur tout le territoire de Molaise et que Molaise serait le premier dans le domaine monastique de Máedóc. Car il n’est pas correct de supplier ou de mentionner Máedóc sans Molaise ou Molaise sans Máedóc, comme le dit le poème : Le même esprit, la même union pour les deux saints qui sont si beaux Molaise ne sera pas sans Máedóc Ni Máedóc sans Molaise Molaise scella et confirma l’impôt et le tribut de Máedóc imposés aux hommes de Fermanagh lors de son grand circuit, c’est-à-dire le circuit de Pâques tous les trois ans : un grain d’argent de la part de chaque village et de chacun de leurs forts, un cheval de la part du roi au jour de son couronnement, et un manteau de la part
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Tech 7 garrda i m-baile Mo-Laisi ag M’Aodhócc .i. Daimhinis. Eirghe do muinntir Mo-Laisi re muinntir M’Aodhócc gach uair do-chifitt ; 7 maran c-cedna ag muinntir M’Aodhócc re muinntir Mo-Laisi. Ro faccaibh immorro Mo-Laisi lén 7 laicce, diommbúaidh cuimhne 7 comhairle for Mhancachuibh, acht go c-cluinit an cíos-so aga iarraidh ; acht muna íocait go h-umhal orramach fri maoraibh M’Áodog. Ro órdaigh M’Aodhócc feisin do Bhreifneachaib rea m-bethad riar 7 ro-bhuidhechus muinntire Mo-Laisi maran c-cedna, 7 gan a leiccen fo éra. Tucc Mo-Laisi fós leth-cethramha d’ ferann gan cion easpuicc na airdrigh uirre do M’Aodhócc, le cois gach comadh 7 gach coimhthiodlacaidh da tucc dó, d’ áit urdhalta fri tobhach 7 fri tionól a chiosa 7 a chanachais for crich Manchach guna mórthúathaibh, 7 dia breith asséin dia aird-cheallaibh buddéin d’ éis a tionóil go h-en-lathair ar cionn a máor 7 a mór-comharbadh28.
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de chaque chef. Un demi-gros de la part de chaque maison des Túath Rátha, c’està-dire de la race de Cairpre fils de Néill en général. Un denier de la part de chaque foyer dans tout le Fermanagh, le premier trait de chaque corne à boire, un siège auprès de chaque roi et prince, la première place en assemblée pour son successeur après lui. Et en outre, qu’aucun roi ou chef de tribu ne soit installé sans que des honoraires de bail ne soient payés à la communauté de Máedóc. Une maison et un jardin pour Máedóc dans le lieu de séjour de Molaise, c’est à dire Devenish. Que la communauté de Molaise se lève devant la communauté de Máedóc où qu’elle la voie et qu’à son tour la communauté de Máedóc se lève devant celle de Molaise. En outre, Molaise légua aux hommes de Fermanagh tristesse et maladie, perte de mémoire et de bon conseil s’ils entendaient qu’on leur demandait ce tribut mais qu’ils déclinassent de le payer humblement et respectueusement aux intendants de Máedóc. Quant à Máedóc, il ordonna aux hommes de Breifne de faire à leur tour la volonté et le bon plaisir de la communauté de Molaise pour toujours et de ne pas leur opposer de refus. En outre, en plus de tous les dons et cadeaux qu’il lui avait faits, Molaise donna à Máedóc un demi-quart de domaine exempt des taxes épiscopales et royales, en tant que base fixe pour le prélèvement et la collecte de son impôt et de son tribut sur le territoire de Fermanagh et ses principales tribus et pour qu’il puisse à partir de là les transporter vers ses églises mères, après qu’ils aient été réunis en un seul lieu par ses intendants et ses successeurs.
Betha Máedóc Ferna II, § 209-211, éd. Ch. PLUMMER, Bethada Náem nÉrenn. Lives of Irish Saints, Oxford, 1922, vol. 1, p. 191-290.
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Tout comme les Collectanea de Tírechán, la Vie de Máedóc a certainement une valeur de revendication et la rhétorique utilisée par les hagiographes pour prouver l’authenticité des us et coutumes, ainsi que des traditions concernant les revendications territoriales de leurs communautés, laisse supposer que ces Vitae pouvaient aussi avoir une valeur probatoire. Cette démarche n’est pas particulière à l’Irlande et la question a été discutée par Patrick Geary dans le cadre des textes carolingiens29. C’est chez Adomnán, qui écrit sa Vita Columbae peu avant 700, que les rapports entre hagiographie et législation sont les plus évidents. Nous examinerons plus particulièrement deux domaines, la législation matrimoniale et la royauté. L’un des livres les plus longs de la Collectio Canonum Hibernensis porte sur le droit matrimonial (Livre 46 De ratione matrimonii, en 38 chapitres). Les rapports entre hommes et femmes sont un domaine qui a toujours causé de grandes difficultés à l’Église. Il est vrai que tenter de faire accepter comme norme les principes de monogamie et de chasteté avant le mariage ne saurait être aisé. En Irlande la tâche était d’autant plus difficile que le droit indigène reconnaissait différent types d’unions (lánamnas), comprenant, outre l’union avec son épouse légitime, les rapports d’un homme libre avec ses esclaves, ses concubines ou les contrats de mariage à durée limitée30. Contrairement au droit canonique qui n’envisage la séparation des époux qu’en termes de répudiation de la femme par l’homme, les codes de loi indigène donnent à la femme le droit de se séparer de son mari. Sur les quatorze motifs possibles de divorce pour des époux irlandais, les Heptades (Sechtae) du Senchas Már donnent une liste de sept motifs pour les femmes, y compris la stérilité ou l’impuissance du mari, le fait que son obésité ou son goût pour les hommes l’empêche de faire correctement l’amour à sa femme ou, plus généralement, son incapacité à lui donner ce dont elle a besoin31. C’est dans le contexte d’une société qui admet la séparation des époux qu’il faut comprendre le chapitre 41 du livre II de la Vita Columbae : P. GEARY, « Entre gestion et gesta » dans Les Cartulaires, éd. O. GUYOTJEANNIN, L. MORELLE, M. PARISSE, Paris, 1993, p. 13-26. Pour la période du Xe au XIIe siècles, le même volume offre une réflexion similaire sur la relation entre texte hagiographique et texte diplomatique dans les articles de D. IOGNA-PRAT, « La confection des cartulaires et l’historiographie à Cluny (XIe-XIIe siècles) », p. 27-44 ; B.-M. TOCK, « Les textes non diplomatiques dans les cartulaires de la province de Reims », p. 45-58 et J.-L. LEMAÎTRE, « Les actes transcrits dans les livres liturgiques », p. 59-78. On comparera mes remarques à celles de Sylvie JOYE et Paul BERTRAND et de Claire GARAULT dans leurs contributions au présent volume. 30 Sur la juridiction matrimoniale en Irlande médiévale, voir D. Ó CORRÁIN, « Marriage in early Ireland », dans Marriage in Ireland, éd. A. COSGROVE, Dublin, 1985, p. 5-24 ; D. Ó CORRÁIN, « Women and the law in early Ireland » dans Chattel, servant or citizen : women’s status in Church, state and society, éd. M. O’DOWD et S. WICHERT, Belfast, 1995, p. 45-57 ; B. JASKI, « Marriage laws in Ireland and the continent in the early middle ages », dans The Fragility of her sex ? : Medieval Irishwomen in their European Context, éd. C. MEEK et K. SIMMS, Dublin, 1996, p. 16-42. 31 Senchas Már, Sechtae, § 52, éd. D. A. BINCHY, Corpus Iuris Hibernici, 6 vol., Dublin, 1978, vol. 1, p. 1-64, ici p. 48. Le septième motif résume les précédents : …Bean nad eta a toiscid a comaig lanamnais, « …la femme qui n’est pas à même de recevoir son désir au sein de l’union. » 29
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De quodam Lugneo, guberneta cognomento Tudicla, quem sua coiux odio habuerat ualde deformem, qui in Rechrea commorabatur insula
D’un certain Lugne, surnommé Tudicla, un timonier qui vivait sur l’île de Rathlin et que son épouse avait pris en haine à cause de sa grande laideur
Alio in tempore cum uir sanctus in Rechrea hospitaretur insula quidam plebeus ad eum ueniens de sua querebatur uxore, quae ut ipse dicebat odio habens eum ad maritalem nullo modo ammitebat concubitum accedere. Quibus auditis sanctus maritam aduocans in quantum potuit eam hac de causa corripere coepit inquiens : « Quare mulier tuam a te carnem abdicare conaris Domino dicente : ‘Erunt duo in carne una’. Itaque caro tui coiugis tua caro est ». Quae respondens : « Omnia, inquit, quaecumque mihi praeciperis sum parata quamlibet sint ualde laboriosa adinplere, excepto uno, ut me nullo conpellas modo in uno lecto dormire cum Lugneo. Omnem domus curam exercere non recusso, aut si iubeas etiam maria transire, et in aliquo puellarum monasterio permanere. » Sanctus tum ait : « Non potest recte fieri quod dicis. Nam adhuc uiro uiuente alligata es a lege uiri. Quod enim Deus licite coniunxit nefas est separari. » Et his dictis consequenter intulit : « Hac in die tres, hoc est ego et maritus cum coiuge, ieiunantes Dominum precemur. » Illa dehinc : « Scio, ait, quia tibi inpossibile non erit, ut ea quae uel dificilia uel etiam inpossibilia uidentur a Deo inpetrata donentur. » Quid plura, marita eadem die cum sancto ieiunare consentit, et maritus similiter. Nocteque subsequente sanctus in somnis pro eis deprecatus est. Posteraque die sanctus maritam praesente sic conpellat marito : « O femina, si ut hesterna dicebas die parata hodie es ad feminarum emigrare monasteriolum ? » Illa : « Nunc, inquit, cognoui quia tua a Deo de me est audita oratio. Nam quem heri oderam hodie amo. Cor enim meum hac nocte praeterita quomodo ignoro in me inmotatum est de odio in amorem. » Quid mora-
Une autre fois, alors que l’homme saint séjournait dans l’île de Rathlin, un laïc vint à lui pour se plaindre de sa femme qui, disait-il, l’avait pris en haine et lui interdisait l’accès au lit conjugal. Ayant entendu ceci, le saint manda l’épouse et se mit à l’invectiver aussi fort que possible à ce sujet, disant : « Pourquoi, femme, essaies-tu de rejeter ta propre chair ? Car le Seigneur a dit : ‘Les deux deviendront une seule chair’ et c’est pourquoi la chair de ton mari est ta chair ». Celle-ci répondit : « Je suis prête à faire tout ce que tu me commanderas, même les choses les plus pénibles, sauf une seule : que tu n’obliges pas à coucher dans un même lit avec Lugne. Je ne refuse pas la tâche de tenir toute la maison ou, si tu l’ordonnes, de traverser les mers et de vivre pour toujours dans un couvent de moniales ». Le saint dit alors : « Ce que tu proposes est moralement impossible. En effet, tant que ton mari est vivant tu es liée par la loi du mari. Car il est sacrilège de séparer ce que Dieu a légitimement uni ». Et, ceci dit, il continua : « Aujourd’hui, nous allons jeûner tous les trois – mari, femme et moimême – et nous prierons le Seigneur ». Elle répliqua alors : « Je sais qu’il ne te sera pas impossible d’obtenir que Dieu t’accorde des choses qui paraissent difficiles ou même impossibles ». Que dire de plus ? Ce jour même, la femme consentit à jeûner avec le saint, tout comme son mari. Et la nuit suivante, le saint pria pour eux en songe. Le lendemain, le saint s’adressa à l’épouse, en présence de son mari : « Femme, es-tu prête, comme tu le disais hier, à t’exiler dans un couvent de moni-
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mur ? Ab eadem die usque ad diem obitus anima eiusdem maritae indesociabiliter in amore conglutinata est mariti, ut illa maritalis concubitus debita quae prius reddere remuebat nullo modo deinceps recussaret32.
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ales ? ». Celle-ci répondit : « Je sais maintenant que Dieu a écouté ta prière à mon sujet. En effet, celui que je haïssais hier, je l’aime aujourd’hui. Car, la nuit passée, je ne sais pas comment, mon cœur s’est transformé en moi, passant de la haine à l’amour ». Bref, de ce jour-là jusqu’au jour de sa mort, cette femme fut indissolublement attachée de toute son âme à son mari, de sorte qu’elle ne s’opposa plus jamais aux obligations du lit conjugal, auxquelles elle avait refusé de satisfaire auparavant.
Ce chapitre combine parfaitement les fonctions d’édification religieuse et normative qui sous-tendent le texte de la Vita Columbae. D’une part le pouvoir de la prière est célébré, car c’est grâce aux prières du saint que l’épouse redeviendra amoureuse de son mari. D’autre part, la leçon normative, clairement exprimée et réitérée par Adomnán, est que les époux ne sont qu’une seule chair et ne peuvent en aucun cas être séparés. Même quand l’épouse propose de s’exiler dans une communauté de moniales, plutôt que de coucher avec son mari, le saint reste ferme sur le principe de l’union indissoluble et utilise le pouvoir de la prière pour résoudre le problème. Dans l’important domaine de la législation matrimoniale, le texte hagiographique joue un rôle capital pour montrer au public laïc, en particulier aux élites, que la loi chrétienne est supérieure à la loi indigène, car elle n’est pas fondée uniquement sur l’autorité des hommes mais bien sur le pouvoir divin. L’autre domaine important sur lequel les hagiographes interviennent pour changer les normes de la société est celui de la royauté. Au VIIe siècle l’Irlande est divisée en une multitude de petits royaumes, qui peuvent s’organiser en confédérations, mais il n’existe pas de roi de toute l’Irlande. Les textes juridiques sont très clairs à ce sujet : le rang royal le plus haut en termes de statut et de compensation financière est celui de roi de province33. C’est sous la plume des hagiographes du dernier quart du VIIe siècle qu’apparaît pour la première fois le concept de roi d’Irlande. En outre, la Vita Columbae introduit la notion de royauté de droit divin (totius Scotiae regnatorem Deo auctore ordinatum), qui est tout à
Adomnán, Vita Columbae, II, 41, éd. A. O. et M. O. A NDERSON, Adomnan’s life of Columba, 2e éd., Oxford, 1991, p. 164-166. 33 D. A. BINCHY, Celtic and Anglo-Saxon Kingship, Oxford, 1970, p. 32-33. 32
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fait étrangère aux normes indigènes34. Le texte hagiographique s’inclut dans une stratégie plus large où la nouvelle norme est réitérée au travers d’autres media. Adomnán, auteur de la Vita Columbae, fait aussi rédiger à la même époque la Chronique d’Iona, qui va servir de base aux Annales d’Ulster. Les moines d’Iona récrivent l’histoire de l’Irlande pour les siècles antérieurs, mais contribuent surtout à la rédaction d’annales contemporaines35. C’est à cette époque-là qu’apparaissent les premières mentions de « roi d’Irlande », rex Hiberniae. Le cas le plus clair est celui de Loingsech, roi de la province centrale (Míde), siégeant sur la colline sacrée de Tara, et parent d’Adomnán. Les Annales d’Ulster, où sa mort est mentionnée en 704, lui donnent le titre de Rex Hiberniae. Bellum Corainn in quo ceciderunt Loingsech m. Oengusa, rex Hibernie, mc. Domnaill mc. Aedha mc. Ainmirech, cum tribus filiis suis & duo filii Colgen & Dub Dibergg m. Dungaile & Fergus Forcraith & Congal Gabhra & ceteri multi duces. .iiii. id Iulii, .ui. hora diei Sabbati hoc bellum confectum est36. 36
Bataille de Corann dans laquelle furent tués le roi d’Irlande, Loingsech, fils d’Óengus, fils de Domnall, fils d’Áed, fils d’Ainmere, ainsi que ses trois fils, et les deux fils de Colgu, et Dub Díberg, fils de Dúngal et Fergus Forcraid et Congal de Gabar, et beaucoup d’autres chefs de guerre. Cette bataille eut lieu samedi 12 juillet, à la sixième heure.
Adomnán est aussi l’autorité responsable de la rédaction du Cáin Adomnáin ou Lex Adomnani, texte juridique vernaculaire portant sur la protection des femmes, des enfants et du clergé. Cette loi est promulguée en 697 au synode de Birr, qui réunit les abbés et évêques des grandes communautés ecclésiastiques du monde irlandais, mais aussi les rois des principaux royaumes irlandais et pictes37. Loingsech préside cette manifestation et son nom apparaît dans la liste des signataires du texte de loi en tant que Rí Erenn, roi d’Irlande. Le cas d’Adomnán nous invite à considérer les paramètres de la personnalité de l’auteur ainsi que le milieu et les circonstances de la rédaction du texte hagiographique. Dans les années où il rédige la Vita Columbae, Adomnán coordonne non seulement une campagne active pour le maintien du statut de la communauté d’Iona sur l’ensemble du territoire irlandais dans les domaines politiques
Adomnán, Vita Columbae, I, 36. Sur cet aspect de la Vita Columbae, voir J.-M. PICARD, « Les hagiographes irlandais et le concept d’une nouvelle royauté en Irlande au VIIe siècle » dans Hagiographie, idéologie et pouvoir au Moyen Âge. Actes du colloque de Poitiers, 11-14 septembre 2008, éd. E. BOZÓKY, Turnhout, 2012 (Hagiologia, 8), p. 81-92. 35 A. P. SMYTH, « The Earliest Irish Annals : their first contemporary entries and the earliest centres of recording », Proceedings of the Royal Irish Academy, 72 (1972), p. 1-48. 36 Annales d’Ulster, AD 704. 37 Sur la liste des signataires du Cáin Adomnáin et sur son authenticité, voir M. NÍ DHONNCHADHA, « The guarantor list of Cáin Adomnáin », Peritia, 1 (1982), p. 178-215. 34
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et religieux (contre les visées d’Armagh)38, mais contribue aussi à la vaine tentative de faire établir sa propre famille, les Cenél Conaill, comme dynastie royale de droit divin, régnant sur toute l’Irlande. Si la Vita Columbae contient neuf chapitres concernant les prophéties de Columba sur divers rois irlandais, ce n’est pas dans un but d’édification, mais bien dans le but didactique de diffuser la nouvelle idéologie en matière de royauté chrétienne et centralisée et pour lui donner l’autorité du texte hagiographique. Ce nouveau type de royauté ne deviendra pas une norme permanente, mais au cours des siècles suivants, à chaque fois qu’un roi acquerra suffisamment de puissance militaire et politique pour s’assurer un soutien substantiel de la part des royaumes de l’île, il aspirera à la royauté de toute l’Irlande, au nom du droit divin. Quand les annalistes de Saint-Bertin mentionnent le passage du roi d’Irlande à la cour de Charles39, ils ne se doutent pas que ce type de royauté n’est toujours pas établi en Irlande et représente l’expression des efforts répétés, mais vains, de l’Église irlandaise en matière de transformation des normes sociales. Pour reprendre les schémas proposés dans la problématique de ce colloque, l’intention normative des hagiographes est claire et s’inscrit dans un mouvement plus large qui inclut textes législatifs et Annales – sans parler des textes exégétiques et homilétiques. La communication est effective, utilisant la ressource de la langue vernaculaire. Pourtant, au niveau de la réalisation, le résultat est négatif. Comme l’attestent les textes des mouvements réformateurs, qui émergent à plusieurs reprises en Irlande entre les VIIIe et XIIe siècles, les problèmes en matière de mariage, de criminalité, d’organisation ecclésiastique et même de royauté restent constants pendant toute cette période. À tel point que, quand saint Bernard écrit la Vie de son ami Malachy d’Armagh en 1152, il s’étonne de ce qu’un homme aussi saint ait pu naître dans un pays habité par de tels sauvages40. Néanmoins, le germe avait été semé et la facilité avec laquelle 38 J.-M. PICARD, « The purpose of the Vita Columbae », Peritia, 1 (1982), p. 160-177 ; ID., « Adomnán and the writing of History », Peritia, 3 (1984), p. 50-70. 39 Annales Bertiani, AD 848, éd. G. H. P ERTZ, MGH SS 1, Hanovre, 1826, p. 445 : Scotti super Nortmannos irruentes, auxilio Domini nostri Iesu Christi uictores eos a suis finibus propellunt ; unde et rex Scottorum ad Carolum pacis et amicitiae gratia legatos cum muneribus mittit, uiam sibi petendi Romam concedi deposcens, « Les Irlandais, s’étant rué sur les Scandinaves et les ayant vaincus par le secours de Notre Seigneur Jésus Christ, les repoussèrent de leurs frontières. Après quoi, le roi des Irlandais envoya à Charles des ambassadeurs avec des présents en vue d’obtenir paix et amitié, et pour lui demander de lui accorder le passage pour aller à Rome ». 40 Bernardus Claraevallensis Vita Sancti Malachiae, 8, 16, éd. J. LECLERCQ et H. ROCHAIS, Sancti Bernardi Opera, 8 vol., Rome, 1966, vol. 3, p. 295-378 : Cum autem coepisset pro officio suo agere, tunc intellexit homo Dei, non ad homines se, sed ad bestias destinatum. Nusquam adhuc tales expertus fuerat in quantacumque barbarie, nusquam repererat sic proteruos ad mores, sic ferales ad ritus, sic ad fidem impios, ad leges barbaros, cervicosos ad disciplinam, spurcos ad uitam : christiani nomine, re pagani. « Dès qu’il commença à exercer son ministère, l’homme de Dieu comprit qu’il avait été envoyé non à des hommes, mais à des bêtes. Jamais il n’avait connu d’hommes
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les Normands qui s’installent en Irlande après 1170 imposent une norme européenne chrétienne nous laisse supposer que le long travail des ecclésiastiques irlandais avait eu une influence sur les mentalités. La situation nouvelle qui permet le changement est l’apport d’un élément essentiel qui a toujours manqué aux grands ecclésiastiques irlandais et aux rois qu’ils soutiennent, à savoir la puissance militaire et économique qui donne les moyens de faire imposer la loi et de fixer de nouvelles normes.
qui atteignissent un tel degré de barbarie, jamais il n’en avait trouvé qui eussent des mœurs aussi corrompues, des rites aussi sauvages, une semblable impiété, des lois aussi barbares, des caractères aussi indisciplinés, des habitudes aussi répugnantes : ils étaient chrétiens de nom, en fait c’étaient des païens ».
Les « testaments de saints » en Chrétienté occidentale* Sylvie JOYE Paul BERTRAND Paris
Les sources hagiographiques latines occidentales forment une masse documentaire relativement structurée, au moins d’un point de vue typologique1, répartissant le genre en des sous-catégories très nourries, comme les Vies de saints ou Vitae, les Passions des martyrs2, les translations de reliques3, les miracles… Au sein de cette masse, on trouve quelques îlots documentaires, sorte d’objets textuels non identifiés, comme celui auquel nous consacrons ces quelques lignes. Il s’agit ici d’une dizaine de textes très particuliers qui se présentent comme des actes par lesquels un saint ou sainte donne ou a donné tout ou partie de ses biens à son diocèse ou à son monastère. Sa particularité est d’osciller entre hagiographie et diplomatique, entre norme et sainteté. L’appellation « testament de saints » est souvent accolée à ces documents dont les origines comme l’utilisation restent méconnues. Mais cette dénomination *Ce sont ici les premières lignes issues d’un travail entrepris depuis longtemps. Beaucoup de collègues nous ont aidé à y voir plus clair : François De Vriendt, Anne-Marie Helvétius, Nathalie Verpeaux ; qu’ils soient remerciés. Nous tenons également à remercier Maximilian Diesenberger et Gerda Heydemann de l’Institut für Mittelalterforschung de Vienne, généreux organisateurs de la session Death and Distinction in Merovingian Texts au Congrès de Leeds de 2008, ainsi que Marie-Céline Isaïa et Thomas Granier, pour leur patience ! 1 Une masse tellement ample que le genre n’a pu être coulé dans un fascicule de la vieille Typologie des sources du Moyen Âge occidental, mais a dû être exposé dans une série de synthèses spécialisées, sous la direction de G. P HILIPPART (M. GOULLET à partir du t. VI), Hagiographies : Histoire internationale de la littérature hagiographique latine et vernaculaire en Occident des origines à 1550. International History of the Latin and Vernacular Hagiographical Literature in the West from its Origins to 1550, Turnhout, Brepols, 1994-2014 (Corpus Christianorum, Hagiographies, 1-6). 2 Les études sur les Passions des martyrs sont en plein renouvellement, cf. l’article de G. BLENNEMAN, dans ce même volume. 3 Voir le point récent fait par E. BOZÓKY, « Les reliques de saints dans les pratiques sociales : espace, échanges et représentations (IXe-XIIe siècles) », Bulletin du Centre d’Études Médiévales d’Auxerre [En ligne], 8 (2004), mis en ligne le 14 mars 2007, consulté le 26 novembre 2012. URL : http://cem.revues.org/913 ; voir aussi sa synthèse, E. BOZÓKY, La Politique des reliques, de Constantin à Saint Louis, Paris, 2006. Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 293-307 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102195
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est sujette à caution : il s’agit moins de testaments que de donations « entre vifs », donations pour le salut de l’âme et donations à cause de mort. Ce testament à proprement parler, testament « à la romaine », est un acte révocable jusqu’à la mort, sur volonté exclusive du testateur et qui a pour but d’organiser sa succession en désignant un héritier qui prendra la place du défunt. Le testament se maintient assez longuement, pour disparaître au cours du VIIIe siècle : la donation le remplace alors très nettement, avec des formes intermédiaires mises en place entre le VIe et le VIIIe siècle, comme l’a montré dernièrement Josiane Barbier4. Le choix de la donation s’explique aisément : elle permet de contourner certaines règles du genre testamentaire, relatives notamment à l’héritage, en autorisant qu’un quart des biens seulement soit légué à la famille. Elle permet donc de prendre certaines libertés avec les relations familiales. Ensuite, la donation est irrévocable, contrairement au testament, qui peut aussi sembler fragile sur bien des points. Enfin, à partir du VIIe siècle, la pastorale insiste sur le fait qu’il vaut mieux abandonner ses biens de son vivant plutôt que sur son lit de mort. Ces donations coulées en forme dans les textes hagiographiques sont pour un grand nombre décrites comme des réécritures ou des interpolations ; beaucoup sont qualifiées de faux, comme le « faux testament d’Aldegonde ». Autant de dénominations proposées par l’érudition des XVIIIe ou XIXe siècles, qui a très vite cloué au pilori ces quelques textes, les dévalorisant fortement : non seulement ce sont des textes hagiographiques, donc peu utilisables selon les historiens de l’événementiel, mais ce sont aussi des documents attribués faussement à des saints. Double peine donc pour ces faux documents diplomatiques en contexte hagiographique. Cette relégation est-elle justifiée ? Nombre de questions doivent être posées. S’agit-il d’un genre documentaire particulier ? Peut-être pas, vu le petit nombre de pièces retrouvées, même si elles ont pour elles l’unité chronologique, nettement haut-médiévale. Quand, comment, pourquoi a-t-on utilisé ces documents ? Est-ce un genre purement ecclésiastique ? A-t-on affaire à des documents hagiographiques, conçus comme tels, ou à des actes qui sont utilisés comme des faux diplomatiques à l’instar de tant d’autres, destinés à renforcer la possession de ses biens par le monastère ? Les études menées ces dernières décennies ont remis en contexte l’écriture des Vies de saints, de façon à montrer comment certains de leurs épisodes visent à renforcer le pouvoir ou les droits de possession d’une institution ecclésiastique : une des fonctions essentielles de ces textes 4 J. BARBIER, « Testaments et pratique testamentaire dans le royaume franc (VIe-VIIIe siècle) », dans Sauver son âme et se perpétuer, Rome, éd F. BOUGARD, C. L A ROCCA et R. LE JAN, 2005, p. 7-79 à la suite de U. NONN, « Merowingische Testamente Studien zum Fortleben einer römischen Urkundenform im Frankreich », Archiv für Diplomatik, 18 (1972), p. 58-110.
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hagiographiques est de soutenir l’institution qui se trouve sous le patronage, l’aire d’influence sacrée du saint ou qui en conserve les reliques5. Partant de cette constatation, les « testaments de saints » constituent-ils un lien entre le chartrier ou le cartulaire de l’institution d’une part, ces Vies d’autre part, puisqu’ils partagent en partie le même but de défense des droits de l’institution ? Les pseudo-testaments sont-ils des hybrides, entre diplomatique dévoyée et hagiographie pragmatique ? L’étude de la tradition manuscrite de ces documents serait significative : leur fonction apparaîtrait plus nettement selon que le texte est placé dans un cartulaire ou dans un légendier. Audelà de leur place dans un manuscrit, le problème de la rédaction des textes s’avère très complexe. Ceux qui ont déjà fait l’objet d’une étude historique approfondie ont donné lieu à des propositions contradictoires quant à leur contexte de rédaction ou leur datation. L’objectif de ce travail est de reprendre certains de ces dossiers, afin de structurer une problématique qui devra être reprise plus amplement dans des recherches ultérieures. 1. Un des premiers exemples, le « testament » de Radegonde transmis par Grégoire de Tours Le « testament de Radegonde » est contenu et mis en valeur dans un ouvrage qui n’est pas spécifiquement hagiographique, même si certaines de ses composantes s’en rapprochent. Le « testament » de Radegonde6 est en effet cité par Grégoire de Tours (Decem Libri Historiarum, IX, 42) comme une « lettre » de la fondatrice de Sainte-Croix de Poitiers. Il ne s’agit en fait ni d’un testament ni même d’une donation à proprement parler, mais plutôt d’une sorte de testament moral sur le mode épistolaire. Radegonde enjoint aux évêques de protéger le monastère, de faire respecter l’autorité de l’abbesse, de faire régner la justice ; elle énonce ses volontés concernant ses propres funérailles. Grégoire place le texte de cette lettre au moment où l’abbesse de Sainte-Croix est confrontée, plusieurs années après la mort de Radegonde, à la célèbre révolte des moniales de Poitiers7. Elle fait alors parvenir aux évêques, écrit Grégoire, des copies d’une 5
Voir les travaux nombreux autour de cette thématique, comme par exemple Hagiographie, idéologie et politique au Moyen Âge en Occident. Actes du colloque international du Centre d’Études supérieures de Civilisation médiévale de Poitiers, 11-14 septembre 2008, éd. E. BOZÓKY, Turnhout, 2012 (Hagiologia, 8). 6 P. DE MONSABERT, « Le testament de sainte Radegonde », Bulletin philologique et historique du CTHS, 1926/1927, p. 129-134. Sur Radegonde et sa tradition hagiographique, voir la notice de S. JOYE, « Radegundis-Radegonde », Haghis, 2011, en ligne, consulté le 10 décembre 2012 : http://haghis.blogspot.fr/2008/03/radegonde_02.html. 7 G. SCHEIBELREITER, « Königstöchter im Kloster. Radegunde und die Nonnenaufstand von Poitiers », Mitteilungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung, 87 (1979), p. 1-37 et S. JOYE, « Les monastères féminins du haut Moyen Âge : rempart ou prison ? », Enfermements.
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lettre que Radegonde « avait voulu adresser » à son évêque Marovée. Cette pièce, qui a été conservée au monastère et connaît un nouvel envoi, a clairement pour but de soutenir l’abbesse, notamment face aux éventuelles pressions de l’évêque de Poitiers. Elle apparaît dans le livre de Grégoire comme un document qui s’ajoute au dossier de cette affaire, puisqu’elle suit la lettre des évêques chargés de réprimander les nonnes révoltées. Le texte attribué à Radegonde se termine par une supplique pour que la lettre soit « conservée dans les archives de l’Église universelle », Radegonde se comparant plus ou moins explicitement au Christ qui confie Marie à Jean au moment de sa mort. De même, Radegonde confie ses moniales aux évêques, qui sont comparés à Jean. Le texte est censé avoir été copié in extenso, avec son adresse et la mention de la souscription de la main de la sainte. Il en a sembe-t-il existé une tradition endehors des Histoires de Grégoire : il s’agit d’une copie du XIIe siècle, aux archives de Sainte-Radegonde de Poitiers, et d’une copie du XIIIe siècle, dans un rouleau de Sainte-Croix. On ne sait pas si ces copies ont été faites à partir du texte de Grégoire, mais on peut le supposer. Elles n’ont pas été conservées, et sont dites « perdues » par les éditeurs en 1870. La supplique était donc intégrée aux documents du monastère, qui doivent servir à assurer les droits des moniales et de l’abbesse. Ce premier témoignage du concept de « testament de saint » contient déjà, sous la plume de Grégoire, toutes les caractéristiques du genre tel qu’on le retrouve au fil du premier Moyen Âge : il s’agit d’un document de type épistolaire, écrit en style subjectif, authentique ou forgé, destiné à soutenir les droits d’une institution et/ou à mettre en valeur un héritage spirituel, au soir de la vie du saint qui le laisse à ses héritiers en religion. Plutôt que d’un testament, il s’agit d’une dévolution de biens, on parlera à juste titre de donation entre vifs. 2. De la donation entre vifs… Il y a d’autres textes similaires à celui attribué à Radegonde, et certains sont considérés comme authentiques et vrais. Bon nombre de ces documents sont des donations entre vifs. On peut citer la charte de donation entre vifs, datée du 18 mars 674, d’Humbert, abbé de Maroilles et futur saint Humbert, qui donne à son abbaye la plus grande partie de ses biens situés dans sa villa de Mézièressur-Oise, dans le pagus de Laon8 ; ou encore des documents émanant de fondateurs – non sanctifiés cependant – comme la charte de Léodebode, abbé de Le cloître et la prison (VIe-XVIIIe siècle), éd. I. HEULLANT-DONAT, J. CLAUSTRE et É. LUSSET, Paris, 2011, p. 233-247, ici p. 245-247 (Homme et société, 38). 8 J.-M. DUVOSQUEL, « La charte de donation de saint Humbert pour l’abbaye de Maroilles en Hainaut (18 mars 674) » dans Bulletin de la Commission royale d’histoire de Belgique, 136 (1970), p. 143-177.
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Saint-Aignan d’Orléans, datée de 6509. L’exemple du soi-disant testament de saint Willibrord est plus problématique, même si les Bollandistes avaient en leur temps milité pour sa probable authenticité : il s’agit de la donation-epistola entre vifs, par saint Willibrord lui-même, d’une partie de ses biens à l’abbaye d’Echternach. Transmise dans un cartulaire d’Echternach du XIIIe siècle, le Liber aureus, et peut-être par des « originaux » aujourd’hui disparus, cette donation datée du début du VIIIe siècle pourrait ne pas être un faux. Elle a dû marquer les esprits. Le « testament » dit de saint Léger, étudié par Nathalie Verpeaux, pose des problèmes similaires à celui de Willibrord : il n’est certes pas authentique ; au mieux, il s’agit d’un document fortement remanié, au pire d’une forgerie. Sa tradition manuscrite est tardive : une copie figure au XIIe siècle, dans le cartulaire, perdu, du chapitre cathédral d’Autun dont Baluze a repris les actes inédits, puis d’autres copies ont été utilisées en 1377 par le chapitre lors d’un procès contre les religieux de Saint-Léonard de Corbigny et en 1469 lors d’un procès contre la ville d’Auxonne10. Des soupçons pèsent donc depuis longtemps sur l’authenticité de ce texte. De nombreuses incohérences, notamment liées à sa datation, ont été soulignées11. Robert-Henri Bautier a prouvé que ce « testament » de saint Léger a été au moins fortement remanié dans le cadre de forgeries destinées à renforcer les prétentions du chapitre sur le domaine de Tillenay. Il n’est pas mentionné dans un diplôme de Charles le Chauve restituant ce domaine à l’église d’Autun en 859 ; il l’est en revanche dans deux documents un peu plus tardifs, une bulle de Jean VIII (877) et un diplôme rédigé à l’occasion du synode de Ravenne12. Ces deux documents sont eux-mêmes vraisemblablement des faux J. BARBIER, « Testaments et pratique testamentaire » ; E AD., « La reine fait le roi. Une révision de la date du ‘testament’ de Leodebodus », dans Retour aux sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, 2004, p. 31-42. 10 Les éditions sont fondées sur deux traditions manuscrites différentes : Henri Rochais, dans son édition de Defensor de Ligugé, Liber scintillarum, Turnhout, 1957 (CCSL, 117), p. 513516, suit une version éditée par É. Pérard et J.-B. Pitra (É. P ÉRARD, Recueil des pièces servant à l’histoire de la Bourgogne, Paris, 1669, p. 3-4, et J-B. PITRA, Histoire de saint Léger, évêque d’Autun et martyr, et de l’église des Francs au septième siècle, Paris, 1846, p. 453-457) tandis qu’Anatole de Charmasse (Cartulaire de l’église d’Autun, éd. A. DE CHARMASSE, Paris, Autun, 1865, t. 1, c. L) a préféré la version d’Aubert Le Mire (A. LE MIRE, Donationum Belgicarum libri II, Anvers, 1629, c. 3, p. 5-7). 11 La septième année de l’épiscopat de Léger (668/671), mentionnée dans le protocole initial, ne peut pas correspondre à la troisième année du règne de Thierry (677 ou 681), mentionnée dans le protocole final. Si Clotaire peut être décédé lors de la rédaction de l’acte, si celle-ci a eu lieu après 673, Bathilde semble avoir survécu à Léger, ce qui est contradictoire avec la formule pro pia recordatione domni Clotarii et Badehildis reginae. 12 R-H. BAUTIER, Recueil des actes d’Eudes, roi de France (888-898), Paris, 1967, p. CXLI-CLIII. La bulle de Jean VIII a été composée à partir d’une bulle authentique de ce pape pour l’église d’Autun (877), conservée dans le chartrier de l’abbaye de Flavigny, et d’un diplôme authentique de Charles le Chauve de 859 ; le privilège synodal de Ravenne, lui, a été composé à partir de cette même bulle et d’une liste des évêques réunis à Ravenne en 877 ou à Rome 9
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réalisés à Autun, dans l’entourage épiscopal si ce n’est par l’évêque lui-même, dans les dernières années du IXe siècle ou les premières du Xe, pour appuyer les revendications de l’église d’Autun sur le domaine de Tillenay. Le « testament de saint Léger » est donc, dans le meilleur des cas, une donation. Il n’a pas été rédigé par le saint évêque dans sa forme actuelle, qui doit dater de la seconde moitié du IXe ou du début du Xe siècle. Si le testament de Léger est un faux, l’authenticité de la donation dite « testament » de Burgundofara est, pour sa part, généralement admise, du moins pour la majeure partie du texte13. Sa tradition est encore disputée cependant : un acte du chartrier de Faremoutiers, portant le texte de cette donation en partie incomplet ou effacé mais revêtu des signes de validation (un sceau), existait encore en 1711 à l’occasion de l’inventaire fait par Le Moine, mais a disparu au moment de la Révolution française. Certains y ont vu l’original de la donation de la sainte mais Le Moine, chargé de l’inventaire, note que le document est copié sur parchemin et que l’écriture semble dater du XIe siècle. Jean Guérout pense qu’il a été muni d’un sceau pendant vers 1130, quand un faux privilège de l’évêque Faron, frère de Burgundofara, a été forgé à l’occasion d’un conflit entre l’évêque de Meaux et plusieurs abbayes de la région, dont Faremoutiers. L’acte original aurait, lui, été rédigé en 633/634. Burgundofara fait « confirmer sous testament » les biens donnés au monastère et ceux réservés à ses frères et sœur. Elle suit l’exemple paternel, puisque l’acte évoque le testament de son père. Le document est une charte rédigée dans les règles, au monastère, par le notaire Waldo. Le choix par la fondatrice de cette forme insolite entre donation et testament peut s’expliquer de plusieurs façons : Burgundofara laisse apparemment moins du quart de ses biens à sa famille ; le modèle du testament se relâche à cette époque dans le nord de la Gaule, les conciles comme celui de Lyon II reconnaissent les testaments de religieux qui ont des formes abâtardies, et surtout, comme nous l’avons dit, la donation est davantage irrévocable que le testament. On a dit que la pastorale du VIIe siècle encourage les donations faites du vivant du donateur. L’existence de ce document est donc plus ou moins logique si on la remet dans le contexte régional et familial de Burgundofara, comme l’a fait récemment remarquer Josiane Barbier. Des femmes comme la en 878. Nous remercions Nathalie Verpeaux pour toutes ces précieuses indications, qu’elle développe dans la traduction commentée du dossier hagiographique de saint Léger réalisée par le groupe de recherche HagHis (sous presse). 13 Voir déjà la réponse de Léon LEVILLAIN à l’article publié par Maurice Lecomte dans le Bulletin de la Conférence d’histoire et d’archéologie du diocèse de Meaux de 1898 : Bibliothèque de l’école des chartes, 60 (1899), p. 95-100 ; puis surtout B. MEYER, « Das Testament der Burgundofara », Mitteilungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung, Ergänzungsband, 14 (1939), p. 1-12 ; J. GUEROUT, « Le testament de sainte Fare. Matériaux pour l’étude et l’édition critique de ce document », Revue d’histoire ecclésiastique, 60 (1965), p. 761-821.
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veuve Erminetrude14 ou la materfamilias Théodetrudis ont aussi choisi de faire un testament ou une donation. Si les documents produits pour ces femmes nous ont été conservés plus ou moins par hasard – le papyrus du testament d’Erminetrude a servi à forger un faux à Saint-Denis – le testament de Burgundofara connut un autre destin, parce qu’il était le fait d’une fondatrice, et d’une sainte. Hors la copie figurée, ou plutôt le pseudo-original, détruit à la fin du XVIIIe siècle, sans doute réalisé pour pouvoir exhiber le document perdu ou détérioré, on connaît le testament de la sainte par ses copies dans des cartulaires de Faremoutiers, dont un cartulaire du XIIIe siècle et un autre qui contient deux copies de l’acte, réalisées au XVIe et au XVIIIe siècle15. Burgundofara avait fait rédiger l’acte pour la gestion d’un patrimoine quasiment familial, pour assurer les biens de son monastère et, elle le répète à plusieurs reprises, pour sauver son âme. Les copies dans le cartulaire jouent donc un rôle mémoriel, rappelant l’origine de la fondation et garantissant ses droits. L’hagiographe de la sainte, Jonas de Suse, note qu’elle aurait été extrêmement malade, et on imagine que cette maladie fut l’occasion de la rédaction du texte. Cependant, il ne mentionne à aucun moment la donation. Ceci est sans doute dû au fait que Jonas n’écrit pas dans un contexte local, mais insère son récit concernant Burgundofara, du vivant de celle-ci, dans l’ensemble plus vaste des Vies liées à Colomban. Jonas tend dans chacun de ces récits à montrer que le respect de la règle de Colomban assure le paradis, car elle est orthodoxe. Les Colombaniens sont en butte à une opposition sur la règle, et c’est sur ce point plus que sur la possession de biens que se concentre donc l’hagiographe. 3. …aux testaments spirituels et politiques Quelques années plus tard, la teneur des testaments change : ils prennent une coloration plus spirituelle, voire politique. Le testament de Remi de Reims en offre un bel exemple ; il est présenté sous une forme courte dans la Vita rédigée par Hincmar vers 880, et sous une forme dite longue dans l’Histoire de l’Église de Reims de Flodoard – cette dernière version est probablement forgée au Xe ou au début du XIe siècle16. Dans les deux cas le testament apparaît comme 14
J. BARBIER, « Le testament d’Ermentrude, un acte de la fin du VIe siècle ? », Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, année 2003 (2009), p. 130-144. 15 J. LE BRAZ-TRÉMENBERT, « Les cartulaires de Faremoutiers », dans Sainte Fare et Faremoutiers. Treize siècles de vie monastique, Faremoutiers, 1956, p. 175-213, ici p. 176-179. 16 BHL 7160, éd. MGH SRM 3, p. 250-253. Voir A. H. M. JONES, P. GRIERSON et J. A. CROOK, « The Authenticiy of the ‘Testamentum S. Remigii’ », Revue belge de philologie et d’histoire, 35 (1957), p. 356-373. ; M. SOT, Un historien et son église au Xe siècle : Flodoard de Reims, Paris, 1993, p. 751-753 ; J. LUSSE, « Á propos du testament de saint Remi », dans Clovis, histoire et mémoire, éd. M. ROUCHE, Paris, 1997, t. 1, p. 451-466 ; dernièrement M.-C. ISAÏA, Remi de Reims. Mémoire
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un document important dans le cadre de la glorification du lien entre le saint évêque et sa cité, sur le terrain des droits et des biens, et les retouches faites au texte étendent les droits de l’évêque. Elles justifient la réutilisation du document et permettent finalement sa conservation, même si l’existence de ces différentes versions divise les historiens sur l’aspect originel du testament de Remi. Cette fois, bien que nous ayons affaire à un saint au rayonnement a priori plus important, l’aspect local de la production de son hagiographie explique que son « testament » ait été utilisé directement dans un contexte hagiographique où la défense des pouvoirs et des possessions de l’évêque était un thème majeur, et par ailleurs particulièrement cher à Hincmar. D’autres testaments de saints, attachés dès le départ à leurs Vitae, ont un faciès encore plus affirmé : ils insistent davantage sur les héritages spirituels, puis l’élection de sépulture du saint, le sort de sa dépouille, comme on le trouve à propos de saint Amand. Une petitio seu coniuratio rédigée sous forme d’une epistola dotée de souscriptions multiples et glorieuses, attribuée faussement à son premier biographe Baudemond mais datant probablement du milieu du IXe siècle, a été ajoutée à la seconde Vie de saint Amand rédigée par Milon. Ce texte considéré comme authentique par les historiens aurait cependant une fin interpolée – on ne sait quand – afin de garantir l’abbaye d’Elnone contre toute espèce de furtum sacrum, tout vol du saint corps d’Amand17. On lui associera le soi-disant « testament » de Gennade, de 919-920, inspiré par Gennade même s’il n’a pas dû le rédiger : l’évêque d’Astorga y rappelle « les grandes étapes de sa vie religieuse, marquée par l’accession à l’épiscopat et par la restauration ou fondation, dans les monts Aquilianos du Bierzo, d’une série d’établissements religieux ; le testament avait pour objet leur substantielle dotation »18. Autre dossier troublant, celui du testamentum d’Aridius/Aredius, ou saint Yrieix, abbé d’Attane. Né à Limoges dans le premier quart du VIe siècle, de Pélagie et Jocunfus, Aredius a été envoyé à Trèves à la cour de Théodebert pour y faire une carrière séculière : mais attiré vers les sciences sacrées par l’évêque Nicetius de Trèves, il devint clerc et prêtre. Rappelé à Limoges par la mort de son père, Aredius y donne la tonsure à une série de serviteurs et les installe dans sa fondation monastique d’Attane. Pélagie, d’après la Vita, s’occupe du temporel du monastère. Aredius ne reste cependant pas à Attane, comme les grands d’un saint, histoire d’une Église, Paris, 2010, p. 52-57 pour le testament court, p. 685-686 pour le testament long , et E. ROBERTS, « Flodoard, the will of St Remigius and the See of Reims in the tenth century », Early Medieval Europe, 22 (2014), p. 201-230. 17 MGH SRM, 5, p. 483s. ; voir Ch. MÉRIAUX, Gallia Irradiata. Saints et sanctuaires dans le nord de la Gaule du haut Moyen Âge, Stuttgart, 2006, p. 24, 83, 347-348 (Beiträge zur Hagiographie, 4). 18 Voir le bel article de F. GALLON, « Monachisme, pouvoirs et société dans la Péninsule ibérique du haut Moyen Âge : autour de Gennade d’Astorga (855-865 ?-936 ?) », Revue Mabillon, n. s., 21 (= 82) (2010), p. 37-76.
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fondateurs : il accomplit mille pèlerinages, prêches, fondations19. Venance Fortunat, ami d’Aredius, le salue en son nom et au nom de ses amies Radegonde et Agnès, qui se disent « filles d’Aredius »20. Il aurait eu pour disciple le stylite Vulfilaïc21. Aredius va une dernière fois au tombeau de saint Martin puis revient à Attane, fait son testament en nommant comme héritiers saint Hilaire et saint Martin, puis meurt le 25 août 59122. Or, on conserve un testament, rédigé sous les noms d’Aredius et de Pélagie, daté, suivant les manuscrits, de la onzième ou dix-septième année du règne de Sigebert, soit vraisemblablement de 572, bien avant le testament dont parle Grégoire de Tours ; dans ce document, il n’est pas question d’Hilaire mais seulement d’objets de culte ornant les autels, comme celui de saint Maximin à Trèves, et d’une messe fondée à l’oratoire où Aredius avait demandé à être enterré23. On y décrit aussi des biens cédés par Aredius24. Le manuscrit de base proviendrait de Saint-Martin de Tours. Le testament aurait été produit pour la première fois au concile de Tuzey en 860 par Hilduin, abbé de Saint-Martin de Tours, pour appuyer la revendication de la basilique sur Attane : on s’est demandé si le document, miraculeusement et opportunément sorti de l’ombre après les raids normands, ne serait pas un faux pour la circonstance, un faux sincère destiné à appuyer les droits de propriété de la communauté en les associant à une donation du fondateur. Ici aussi, une pancarte met en évidence ce que l’on appelle dès lors le « privilège », renouvelé en 860, la pancarte noire de Saint-Martin de Tours. Des versions remaniées de ce testament apparaissent aux IXe, XIe et XIIe siècles25. 4. Les faux « testaments » d’Aldegonde de Maubeuge, modèles du genre Dans certains cas, on a affaire à des actes de donation attribués à une sainte auxquels on donne le formulaire de véritables actes, et qui sont copiés sur des 19 M. AUBRUN, L’ancien diocèse de Limoges des origines au milieu du XIe siècle, 2007, p. 113-114 (reprint de l’édition de 1981). 20 Venance Fortunat, Carmina, V, 19 (Poèmes, t. 2, éd. trad. M. R EYDELLET, Paris, 2003, p. 41-42). 21 Grégoire de Tours, Decem Libri Historiarum, VIII, 15. 22 La vie d’Aredius est largement contée par Grégoire de Tours qui a été un proche : Grégoire de Tours, Decem Libri Historiarum, X, 29. Voir entre autres : Y. HEN, Culture and Religion in Merovingian Gaul : A.D. 481-751, Leyde, 1995, p. 191-192. Sur l’évolution de la figure de Pélagie dans les différentes textes évoquant Aredius (de la veuve administratrice des domaines de la famille à la moniale) : E. SANTINELLI, Des femmes éplorées ?, 2003, Villeneuve d’Ascq, p. 150, 152, 165. 23 MGH SRM 3, Hanovre, 1896, p. 581-612 et PL 71, col. 1143-1150. 24 Ch. WICKHAM, Framing the Middle Ages. Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford, 2005, p. 284-286. 25 W. M. SHERRILL, The Gradual of St. Yrieix in eleventh-century Aquitaine, thèse inédite soutenue à la University of Texas d’Austin en 2011, p. 13-16 (http://hdl.handle.net/2152/ETDUT-2011-05-2991).
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supports qui mêlent hagiographie et documents diplomatiques, voire économiques. Les faux « testaments » d’Aldegonde de Maubeuge constituent le cas le plus emblématique26. Le premier testament est ainsi copié sur un rouleau du XIe siècle. La sainte est censée y donner la propriété d’une volée de biens conventuels aux moniales, assortie d’une mise en garde vis-à-vis des abbesses-rectrices. Les auteurs de ce testament ont eu des modèles, évidemment, mais c’est bien une forgerie, datant au plus tard du XIe siècle, date du rouleau sur lequel elle se trouve copiée. Plusieurs chercheurs ont abordé le dossier, en mettant en évidence l’existence de documents similaires, nés après ce premier testament et se fondant sur lui. On note aussi la présence, sur le même rouleau, mais au verso, d’un faux acte royal de confirmation des propriétés et de droits pour la communauté masculine de Maubeuge, consacrée à Saint-Quentin, et desservant l’abbaye féminine, évoquant un Hildéric qui aurait pu être Childéric II. Ce faux devrait remonter au XIe siècle, voire au Xe selon Anne-Marie Helvétius, mais est clairement postérieur au testament lui-même. Sur ce même rouleau, on trouve en effet d’autres textes, une Vita Aldegundis qu’A.-M. Helvétius date de la seconde moitié du Xe siècle27 et un fragment de polyptyque daté du XIe, qui permettraient de mieux cerner datation et circonstances de production de l’œuvre – une étude codicologique sera nécessaire pour en savoir plus28. Le premier faux testament d’Aldegonde apparaît donc très localement, à haute époque, et n’est guère diffusé. D’après A.-M. Helvétius, il daterait de la seconde moitié du IXe siècle, puisqu’il est utilisé par la seconde Vie d’Aldegonde – mais l’inverse est tout aussi possible : la seconde Vie d’Aldegonde, qui la décrit comme une fondatrice et qui a été rédigée pour soutenir son culte naissant, peut parfaitement avoir été utilisée pour réaliser le faux testament – peut-être au XIe siècle, à l’époque du rouleau29 ? Le contenu du faux testament montre que son objectif 26
Les travaux les plus récents sur le sujet sont les meilleurs : A.-M. HELVÉTIUS, Abbayes, évêques et laïques. Une politique du pouvoir en Hainaut au Moyen Âge (VIIe-XIe siècle), Bruxelles, 1994, p. 6768 et 161-168 (Crédit Communal, collection Histoire, série in-8°, 92) ; J. NAZET, Les chapitres de chanoines séculiers en Hainaut du XIIe au début du XV e siècle, Bruxelles, 1993, p. 147-149 (Académie royale de Belgique. Classe des lettres, mémoires in-8°, 3e série, 7) ; voir aussi les remarques de P. BERTRAND, « La Vie de sainte Madelberte de Maubeuge. Édition du texte (BHL 5129) et traduction française », Analecta Bollandiana, 115 (1997), p. 39-76 et Fr. DE VRIENDT, « Le dossier hagiographique de sainte Waudru, abbesse de Mons (IXe-XIIe siècles) », Mémoires et publications de la Société des sciences, arts et lettres du Hainaut, 98 (1996), p. 1-37. 27 C’est la troisième Vie d’Aldegonde, centon hagiographique fort particulier, voir A.-M. HELVÉTIUS, Abbayes, évêques et laïques, p. 330-331. 28 A.-M. HELVÉTIUS, Abbayes, évêques et laïques, p. 161-162. 29 A.-M. HELVÉTIUS, Abbayes, évêques et laïques, p. 163. Se servant des mentions de notitiae dans la seconde Vie, les auteurs du faux testament pourraient avoir eu l’intention de forger ainsi un faux sincère… Sur la seconde Vie d’Aldegonde, voir A.-M. HELVÉTIUS, Abbayes, évêques et laïques, p. 318-320.
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est de soutenir les droits de propriété d’une forme de mense conventuelle par les religieuses, confiée aux moniales elles-mêmes, contre les éventuelles exigences de l’abbé ou abbesse laïques. Il témoigne d’une crise, une fois de plus, aux IXe et Xe siècles, entre la sécularisation des abbayes, l’apparition des abbés laïques imposés par le roi ou par un grand, recevant en bénéfice leur abbatiat, et l’exigence des membres des communautés religieuses à la merci de ces abbés pilleurs, pour sauver de quoi survivre et obtenir la création d’une mense conventuelle, d’un ensemble de biens dont l’usage sera réservé à la vie de la communauté. Ce faux pourrait donc constituer l’énumération des biens réclamés par les sorores, contre les prétentions d’une abbesse laïque. Aldegonde y donne elle-même aux dites sœurs les biens réclamés – y a-t-il meilleure justification ? ..les sœurs dudit monastère doivent posséder les domaines en question avec toutes leurs dépendances et en jouir comme de leur propriétés particulières – qu’elles en fassent ce qu’elles voudront –, qu’elles disposent d’une pleine liberté d’action à leur égard, de sorte qu’aucune des abesses ou des personnes qui gouvernent ce monastère n’ait l’audace d’échanger ou bouleverser l’un de ces biens, ou de le vendre à partir du jour de cette disposition que j’ai prise pour l’amour du Christ, mais que tout, en tout temps, demeure immuable 30.
Le but est clair, l’adresse aux abbatissae ou rectrices l’est aussi – on vise l’abbesse laïque. Le testament est là pour s’appuyer sur l’aura de la fondatrice, pour en remontrer aux abbesses laïques et garantir une mense aux moniales. Au XIe siècle, on rédige une nouvelle Vie d’Aldegonde, centon hagiographique rédigé dans le seul but de revendiquer la possession de certains biens. L’auteur, probablement un religieux du cru, avait notamment pour but d’intégrer dans sa Vie d’Aldegonde une version de la fausse donation. Tout le reste est tiré mot à mot de la Vita Aldegundis secunda et d’autres Vies de saintes abbesses de Maubeuge. On y insiste cependant lourdement sur le caractère canonial des religieuses : celles-ci ont bien sauté le pas et choisi de vivre selon la règle des chanoines. Mais ne pourrait-on y voir aussi ou plutôt une tentative de reprendre et d’éradiquer tous les textes antérieurs relatifs à Aldegonde et à celles qui lui ont succédé ? L’auteur reprendrait bon nombre d’informations à ces textes antérieurs, en un pot-pourri où l’idéal canonial se mêlerait subtilement à l’idéal monastique jusqu’à l’effacer. Ce texte est donc un autre instrument créé au service d’une 30
J. DARIS, « Vie de sainte Aldegonde ; charte de dotation de l’abbaye de Maubeuge ; revenus de ses terres » dans Analectes pour servir à l’histoire ecclésiastique de Belgique, 2 (1865), p. 36-47, ici p. 43 : ut sorores in predicto monasterio degentes iam dictas villas cum omnibus ad illas pertinentibus ad suas speciales usus habere debeant vel quidquid exinde facere voluerint, liberam in omnibus habeant potestatem faciendi, ut neque aliquis neque ex abbatissis et rectricibus ejusdem monasterii ulla aliquo in tempore quippiam inmutare et convellere atque a presenti ordinatione, quam pro amore Christi feci, alienare praesumat, sed ita omni tempore inviolatamque permaneat.
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cause, d’un groupe de religieux et de religieuses. En supprimant la nécessité liturgique et spirituelle de retourner aux textes hagiographiques antérieurs par leur reprise « améliorée » en une anthologie savamment construite au sein de la Vita Aldegundis tertia, les chanoines et chanoinesses de Maubeuge tentent d’éradiquer les derniers et les plus puissants arguments des partisans de la règle monastique – les arguments d’autorité. Refaire l’histoire permet de mieux contrôler le présent et de faire accepter la nouvelle donne politique et religieuse. En ce sens, la présence d’une grande partie de la fameuse donation d’Aldegonde dans cette troisième Vie de sainte Aldegonde s’explique. Elle n’est peut-être pas nécessairement liée à des réclamations foncières. Mais, comme c’est une autre de ces traces importantes attribuées à sainte Aldegonde elle-même, il est logique de la voir reprise ici, mise à la « sauce canoniale ». C’est dans ce contexte que fut rédigé, au Xe siècle, un autre faux important, la fausse confirmation royale de la donation d’Aldegonde, à l’instigation des chanoines de Saint-Pierre qui ont adopté la titulature de saint Quentin : dans ce faux, les dons semblent faits en faveur des chanoines de l’église de Maubeuge, dite de Saint-Quentin. Comme le dit A.-M. Helvétius, ce faux dut être réalisé pour donner au chapitre de chanoines un titre de propriété remontant à l’époque d’Aldegonde et justifier, contre toute critique venue de l’extérieur, le titre de Saint-Quentin bien que l’église soit dite de Saint-Pierre31. Cette grande construction canoniale se trouverait rassemblée en une sorte de pancarte, le rouleau du XIe siècle qui contient, d’un seul tenant, le premier faux testament, la Vita Aldegundis Tertia (répétant la donation), la fausse confirmation et un fragment de polyptyque. C’est plus que probablement le grand monument mémoriel de l’abbaye à cette époque. Un second faux testament serait ensuite apparu au XIIe siècle. Il reprend le premier testament et la fausse confirmation, pour doter le chapitre de Saint-Quentin de Maubeuge d’un titre de propriété remontant à Aldegonde et émanant d’elle-même. La fausse confirmation ne devait plus suffire ; le train de production hagiographique local ne pouvait que donner naissance à ce nouveau faux testament32. 5. Une vraie complexité documentaire Hagiographie, donations, confirmations, nous avons là une multiplicité de types documentaires. D’un côté, des documents qui sont créés, récupérés dans une logique hagiographique, qu’ils n’ont jamais quittée ; de l’autre des docuA.-M. HELVÉTIUS, Abbayes, évêques et laïques, p. 250-252. J. NAZET, Les chapitres de chanoines séculiers en Hainaut du XIIe au début du XV e siècle, p. 194196. 31
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ments qui participent de tous les genres et qui très vite trouvent une justification dans l’inscription comme archive : ce n’est pas dans les manuscrits qui contiennent la Vie de Césaire qu’on retrouve son testament, authentique, mais dans les archives du monastère Saint-Jean d’Arles – le texte est inséré dans une charte de confirmation des privilèges de l’abbaye par le comte Guillaume de Provence en 992 – et dans celles de l’église d’Arles l’acte est transcrit dans des cartulaires de l’évêché. Ce document considéré comme authentique traitait de la succession de Césaire et de l’organisation des biens et revenus du monastère33. Au-delà des types génériques, une multiplicité de supports est mise en œuvre : du légendier au cartulaire, jusqu’à des genres hybrides comme les pancartes, supports qui affirment le bon droit de l’institution, sur rouleau, mais parfois aussi dans la pierre. On trouve ainsi gravée dans la cathédrale d’Arezzo une fausse donation faite par un certain Zenobius. Zenobius n’est pas un saint, mais la donation commence par le récit du baptême de ce personnage par saint Donat, le saint patron d’Arezzo, vers 37034. Ce texte, inspiré de la Passion de Donat35 emprunte largement à la tradition hagiographique, et se présente comme un récit des temps de la fondation. François Bougard a montré qu’il a été produit dans les années 1120, puis a été ajouté au rouleau rassemblant les documents qui avaient servi au XIe siècle à revendiquer l’autorité de Sienne sur plusieurs paroisses. Si la tradition savante s’était déjà largement penchée sur les différentes pièces composant le rouleau 3 d’Arezzo, cette étude a le grand mérite de l’envisager comme un tout et de s’intéresser aux raisons qui ont présidé à sa fabrication36. La donation n’a pas été produite à l’époque des procès au sujet des paroisses, mais après coup, lorsqu’il s’est agi de prouver à tous la légitimité de ce qui avait été acquis au cours d’une longue bataille juridique. C’est à ce moment que le document est également gravé dans le marbre et acquiert véritablement son statut de preuve37. Ce genre de texte a bien une valeur probatoire, en effet, en plus de son aspect mémoriel, même s’il est utilisé devant les habitants de la région et non face aux spécialistes de droit. En revanche, l’addition de la dona33 W. E. K LINGSHIRN, Caesarius of Arles : Life, Testament, Letters, Liverpool, 1994, p. 67-76 et notamment p. 67-70 pour l’introduction (Translated Texts for Historians, 19) ; ID., Caesarius of Arles : The Making of a Christian Community in Late Antique Gaul, Cambridge, 1994 ainsi que Cesarius Arelatensis, Œuvres pour les moniales, éd. A. DE VOGÜÉ et J. COURREAU, Paris, 1988, p. 360-397 (SC, 345). 34 P. LICCIARDELLO, Agiografia aretina altomedievale. Testi agiografici e contesti socio-culturali ad Arezzo tra VI e XI secolo, Florence, 2005, p. 85-86, 229, 344. 35 Passio Sancti Donati III, BHL 2294, c. 7, éd. P. LICCIARDELLO, Studi medievali, 3e sér., 45 (2004), p. 1009-1010. La donation de Zenobius est éditée par François Bougard dans son article « A vetustissimis thomis. Le rouleau 3 d’Arezzo, du primicier Gérard au tribun Zenobius », dans Secoli XI e XII : l’invenzione della memoria. Atti del seminario internazionale, Montepulciano 27-29 aprile 2006, éd. S. A LLEGRI, F. CENNI, Montepulciano, 2006, p. 113-150, aux p. 144-150. 36 Ibid., p. 133-140. 37 Ibid., p. 136.
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tion dans le rouleau à la suite des confirmations et des privilèges vrais et faux, transforme l’instrument juridique longtemps inefficace qu’il avait été en un témoin de la victoire de l’église d’Arezzo sur celle de Sienne, qui ne parvient pas à récupérer les paroisses en jeu. Ce document est, on le voit, en même temps juridique et mémoriel, mais il n’est totalement ni simplement l’un ou l’autre. Multiplicité des types documentaires, des supports, intrication des fonctions… Sur ce dernier terrain, les choses sont très complexes. Dès le départ, les fondateurs envisagent d’assurer leur fondation, parfois par écrit. Quand ce n’est pas le cas ou que l’on a perdu le document, on construit un faux sincère et on le place sous l’autorité du saint fondateur. Parfois on a des documents qui sont de vrais testaments spirituels comme celui, plus tardif, de Brunon de Cologne38. Parfois les motivations sont plus prosaïques encore, moins « sincères », plus pragmatiques (réforme canoniale, lutte contre les abbés laïcs, lutte contre les furta sacra, insistance sur les droits épiscopaux…). Mais l’ancrage de ces documents est toujours local, comme le montre la tradition manuscrite, qui considère quasi systématiquement le document comme diplomatique (pancarte, cartulaires…) mais parfois l’associe avec des documents hagiographiques. Ce sont des donations ici et non des testaments, mais l’aura du fondateur donne au document un poids supplémentaire, qui semble faire passer le goût du faux. La valeur mémorielle du document sert surtout à donner un poids particulier aux possessions et aux droits accordés par l’antique évêque ou le saint fondateur. Ce sont finalement les copies dans des contextes diplomatiques (copies figurés, pseudo-originaux, pancartes, cartulaires) qui l’emportent dans la transmission de nombre de ces documents. Leur copie dans certains de ces documents semble finalement servir de lien, ou de justification, à l’introduction de textes proprement hagiographiques dans des ensembles diplomatiques, comme c’est le cas pour Aredius, et plus nettement encore pour Aldegonde. Si les textes hagiographiques pouvaient servir d’expression à des revendications touchant la propriété ou l’autorité, il semble qu’à partir surtout des Xe et XIe siècles, ce sont des documents qui prennent une forme diplomatique, que l’on peut exhiber en justice, que l’on préfère produire, quitte à donner de nouveaux signes de validation à certaines copies (ce semble être le cas pour Burgundofara) ou à rédiger des textes à partir de la simple mention dans une chronique ou une Vita de l’existence d’une donation faite par le saint. Ce procédé, qui amène un type documentaire ancien lié aux saints à revêtir une forme plus juridique, n’est
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Lebensbeschreibung des heiligen Erzbischofs Bruno von Köln, éd. I. OTT, Münster, 1954 (MGH, Scriptores Rerum Germanicarum, N.S. 10): p. XXIIIss : le testament est transmis par tous les manuscrits de la Vie.
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pas isolé : il a été mis en lumière à peu près pour la même période, au XIIe siècle, pour les authentiques de reliques39. La double autorité dont jouissent ces textes, pourvus d’une autorité juridique et de l’aura du saint, sont en tout cas destinés à un succès durable. Le genre « testament » appliqué à tous ces documents « à cause de mort » datés vraiment ou faussement de l’époque mérovingienne et raccrochés à ces saints fondateurs apparaît alors comme une caractéristique de la production documentaire de cette période. En réalité – mais c’est à confirmer, par des recherches ultérieures – cette caractéristique semble bien plus proche des usages des documents liés à la sainteté à partir des XIe-XIIe siècles, entre normes et hagiographie.
P. BERTRAND, « Authentiques de reliques : authentiques ou reliques ? », Le Moyen Âge, 112 (2006), p. 363-374.
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Les rapports entre récits hagiographiques et matériel diplomatique à travers le dossier hagiographique de saint Malo (IXe-XIIe siècle) Claire GARAULT Rennes
Dans les récits hagiographiques, les donations faites au saint et, plus généralement, les transactions juridiques peuvent servir de point de départ pour une étude des rapports entre normes et hagiographie à plusieurs titres1. D’abord, la donation apparaît comme un topos présent dans bien des récits : l’épisode de la fondation d’un monastère ou d’un évêché, ou l’accession à l’épiscopat du saint, constitue un moment privilégié souvent associé à la constitution du temporel du monastère ou de l’évêché. En second lieu, la multiplication des travaux sur la memoria et sur les pratiques de l’écrit a ouvert de nouvelles perspectives autour de la notion de copie et plus largement de la tradition des actes ; les transactions juridiques ne sont plus considérées comme un matériau diplomatique brut mais comme les éléments d’un discours narratif plus vaste, à analyser. En effet, si les études sur la mise en œuvre des actes de la pratique dans la production historiographique médiévale sont longtemps restées peu nombreuses2, l’étude pionnière de Patrick Geary, publiée en 1996 en France, a largement contribué à ouvrir ce champ d’étude en mettant en évidence le choix par des établissements de sélectionner les actes susceptibles de passer à la postérité et la création d’un contexte documentaire adapté3. Tandis que les grandes abbayes comme Saint-Gall, Fulda ou Reichenau ont sauvegardé leurs actes en originaux, « les copies de chartes anciennes ne sont pas toutes conservées dans des car-
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Je tiens à remercier Alain Dierkens, Marie-Céline Isaïa et Bernard Merdrignac pour leur relecture très stimulante et leurs judicieux conseils. 2 B. GUÉNÉE, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, 1980, en particulier p. 91-100, s’est seulement intéressé d’une manière générale à l’utilisation des archives par les historiens médiévaux, notamment dans les grands monastères. 3 P. GEARY, La mémoire et l’oubli à la fin du premier millénaire, Paris, 1996 (trad.) [1re éd. 1994], en particulier le chapitre 3. Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 309-327 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102196
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tulaires ou des Traditionsbücher » ; certaines ne nous sont parvenues que parce qu’elles ont été transcrites dans des textes narratifs, comme les Gesta abbatum ou episcoporum4. C’est donc d’abord dans le cadre du renouveau des recherches concernant les cartulaires que les relations entre actes de la pratique et récits hagiographiques ont commencé à être étudiées5 – les cartulaires comportent en effet parfois des récits hagiographiques ou d’autres documents narratifs comme des chroniques – puis dans le cadre des études sur les Gesta. En définissant le genre des Gesta abbatum et des Gesta episcoporum, Michel Sot a montré que ces Gesta étaient parfois une histoire du patrimoine foncier dans lesquels « les documents d’archives, les actes précisant les droits et les possessions sont soit analysés dans le texte, soit publiés tels quels, à l’intérieur ou à la fin de la notice de chaque évêque ou abbé »6. Depuis, les travaux autour de ces thématiques se sont multipliés7. Laurent Morelle notamment a esquissé une typologie de l’utilisation et de la mise en œuvre des actes de la pratique dans les récits narratifs, pour « regarder ce que l’auctor retenait de l’acte et comment il accueillait cet élément chargé d’auctoritas », à partir d’un corpus de textes historiographiques de la France septentrionale composés entre le IXe et le XIe siècle8. Selon les auteurs, la façon de traiter l’acte n’est pas la même. Ils peuvent combiner plusieurs techniques qui vont de l’insertion d’une copie à une réécriture, qui passe souvent par une mise en scène de l’acte dans la bouche du donateur. Certains auteurs se focalisent plus que d’autres sur les éléments qui valident habituellement l’acte, 4
P. GEARY, La mémoire et l’oubli, p. 132. Les cartulaires. Actes de la Table ronde organisée par l’École nationale des chartes et le GDR 121 du CNRS, Paris, 5-7 décembre 1991, éd. O. GUYOTJEANNIN, L. MORELLE, M. PARISSE, Paris, 1993. Voir aussi dans cette perspective la thèse de P. CHASTANG, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc, Paris, 2001. 6 M. SOT, Gesta episcoporum, gesta abbatum, Turnhout, 1981 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 37), p. 20 pour la citation, et p. 21 : « Mais tous les gesta intègrent la préoccupation de justifier la possession des biens par des actes, actes qui sont eux-mêmes précisément référés à tel évêque ou tel abbé situé dans la trame chronologique de l’histoire sainte de l’institution. Ainsi l’acte juridique voit-il son efficacité renforcée par son insertion dans l’histoire de l’Église. Lui aussi participe de cette ‘aura’ de sainteté qui entoure tout ce qui touche à la lignée épiscopale ou abbatiale. Par ce biais, les biens sont intégrés à l’espace sacré que les gesta organisent autour de la cité ou du monastère ». 7 Pour un aperçu rapide et synthétique de la bibliographie, voir O. GUYOTJEANNIN et L. MORELLE, « Tradition et réception de l’acte médiéval : Jalons pour un bilan des recherches », Archiv für Diplomatik, Schriftgeschichte, Siegel- und Wappenkunde, 53 (2007), p. 367-403, en particulier p. 388-398. 8 L. MORELLE, « La mise en ‘œuvre’ des actes diplomatiques. L’auctoritas des chartes chez quelques historiographes monastiques (IXe-XIe siècle) », dans Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale. Actes du colloque tenu à l’université de Versailles-SaintQuentin-en-Yvelines (14-19 juin), éd. M. ZIMMERMANN, Paris, 2001, p. 73-96, ici p. 74. Voir aussi N. M AZEURE, ‘Ut ipsius privilegii testatur Karta, quam etiam hic inscribere curavimus, uti tunc factam accepimus’. Oorkondingspraktijk, archiefbeheer en benedictijnse abdijhistoriografie in de Zuidelijke Nederlanden (10de-12de eeuw), Thèse dact., Université d’Anvers, 2008. Je remercie l’auteur d’avoir mis à ma disposition son travail. 5
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comme le sceau ou encore la souscription. Comparativement, la question plus précise de l’utilisation de la documentation diplomatique par les hagiographes a peu retenu l’attention. Pierre-André Sigal s’est interrogé sur la manière de travailler des hagiographes, donc sur leurs sources orales et écrites, mais sans analyser leur usage des sources diplomatiques9. François Dolbeau constate chez les hagiographes une utilisation de plus en plus importante à partir du XIe siècle des actes de la pratique résumés ou insérés in extenso dans leurs récits10. La mise en œuvre des actes de la pratique dans les récits hagiographiques n’a pas été étudiée en tant que telle pour la production hagiographique bretonne. Certains hagiographes prétendent s’être servis de chartes. C’est le cas à la fin du IXe siècle de Wrmonoc dans sa Vie de saint Paul-Aurélien11. Plus tard, l’hagiographe de la deuxième Vie de Saint Tugdual, l’évêque de Tréguier Martin (10491052/1054)12, renvoie ses lecteurs et auditeurs à une « vieille charte » (ueteri carta)13. Ces hagiographes manipulent les légendes d’origine pour écrire au service d’une cause bien précise et, dans le cas du dossier hagiographique de saint Tugdual, pour prouver l’existence ancienne de l’évêché de Tréguier qui n’est en fait fondé qu’au Xe siècle14. L’écriture hagiographique sert une cause ponctuelle15. D’une façon plus structurelle, les rapports entre hagiographie et diplomatique ont été mis en évidence dans la production écrite de l’abbaye de Landévennec. Le cartulaire de cette abbaye, composé dans la première moitié du XIe siècle, contient non seulement deux Vies de saints, mais renferme aussi des actes de la pratique que l’on pourrait qualifier de « matériel hagiographique ». C’est en tout cas ce que suggère Yves Morice, qui parle des vingt-six premiers actes du cartulaire comme de « chartes hagiographiques », cette expression désignant « tout document diplomatique qui tire une partie de son contenu de sources hagiographiques, ou bien y fait simplement référence par les personnages qu’il P.-A. SIGAL, « Le travail des hagiographes aux XIe et XIIe siècles : sources d’informations et méthodes de rédaction », Francia, 15 (1987), p. 149-182. 10 F. DOLBEAU, « Les hagiographes au travail : collecte et traitement des documents écrits (IXeXIIe siècle) », dans Manuscrits hagiographiques et travail des hagiographes, éd. M. H EINZELMANN, Sigmaringen, 1992, p. 49-76, en particulier p. 52-53. 11 Vita prima sancti Pauli Aureliani (BHL 6585), II, 19, éd. C. CUISSARD, « ‘Vie de saint Paul de Léon’ par Uurmonoc », Revue celtique, 5 (1883), p. 413-459, ici p. 452. 12 Sur cette question, voir H. GUILLOTEL, « Le dossier hagiographique de l’érection du siège de Tréguier », dans Mélanges offerts à la mémoire de Léon Fleuriot, éd. G. LE MEN et J.-Y. LEMOING, Saint-Brieuc/Rennes, 1992, p. 214-226. 13 Vita secunda sancti Tutguali (BHL 8351-5152), cap. 14, éd. A. L A BORDERIE, Les trois Vies anciennes de saint Tugdual. Texte latin et commentaire historique, Paris, 1887, p. 20. 14 H. GUILLOTEL, « Les origines du ressort de l’évêché de Dol », Mémoire de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 54 (1977), p. 31-68, aux p. 65-66 et B. TANGUY, « De l’origine des évêchés bretons », dans Les débuts de l’organisation religieuse de la Bretagne armoricaine, Landévennec, 1994 (Britannia Monastica, 3), p. 6-33, en particulier p. 22-28. 15 Sur cet aspect, voir en particulier M. GOULLET, Écriture et réécriture hagiographiques. Essai sur les réécritures de Vies de saints dans l’Occident latin médiéval (VIIIe-XIIIe s.), Turnhout, 2005. 9
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met en scène ou par son contexte »16. Dans leur étude d’une des Vitae de saint Lunaire (BHL 4880), André Carrée et Bernard Merdrignac mettent en relief son vocabulaire juridique, et le jugent tout à fait comparable à celui que l’on trouve dans le Livre de Llandaff, dans le cartulaire de Redon ou encore dans celui de Landévennec17. Quant à Wendy Davies18, elle a cru voir la présence de fragments de « chartes celtiques » dans la Vita sancti Pauli Aureliani composée par Wrmonoc, moine de Landévennec, en 88419 et dans la Vita longior sancti Machutis20. Cependant, la perspective de ces trois derniers chercheurs – Alain Carrée, Bernard Merdrignac et Wendy Davies – n’est pas de travailler sur la mémoire des origines des communautés qui mettent par écrit la légende de leur saint fondateur, et tentent ainsi de façonner une identité à leur communauté, mais d’essayer de déchiffrer dans ces récits hagiographiques les différentes strates d’écriture et de détecter des éléments anciens. En Bretagne, peu de sources diplomatiques ont été conservées avant le XIe siècle, exception faite de la masse documentaire du IXe siècle contenue dans le cartulaire de Redon21. C’est dire l’intérêt des récits hagiographiques : nous disposons pour la Bretagne d’un peu plus d’une soixantaine de récits en comptant les réécritures, écrits entre le VIIe et le XIIIe siècle22. Nous avons choisi de focaliser ici notre étude sur le dossier hagiographique de saint Malo, composé d’au moins cinq Vitae et d’une Translatio écrites entre le IXe et le XIIe siècle. Quatre de ces Vitae ont assurément été composées à Alet/Saint-Malo. Les débats sur leur datation ont été nombreux ; voici ce qu’on peut retenir aujourd’hui :
16 Y. MORICE, L’abbaye de Landévennec des origines au XIe siècle à travers la production hagiographique de son scriptorium. Culture monastique et idéologies dans la Bretagne du Haut Moyen Âge, thèse dact., Université Rennes-II, 2007, p. 307. 17 B. MERDRIGNAC et A. C ARRÉE, La Vie latine de saint Lunaire. Textes, traduction, commentaires, Landévennec, 1991 (Britannia Monastica), p. 109-121. Pour le Livre de Llandaff, voir W. DAVIES, The Llandaff Charters, Aberystwyth, 1979, en particulier p. 139. 18 Voir W. DAVIES, « La charte celtique », Bulletin de la Société Archéologique du Finistère, 109 (1981), p. 195-207 et EAD., « The latin charter-tradition in Western Britain and Ireland in the Early Medieval Period », dans Ireland in Early mediaeval Europe. Studies in memory of Kathleen Hughes, éd. D. WITHELOCK, R. MCKITTERICK et D. DUMVILLE, Cambridge, 1982, p. 258-280. 19 Vita prima sancti Pauli Aureliani (BHL 6585). Pour le contexte de production, voir Y. MORICE, L’abbaye de Landévennec, p. 90-95. 20 W. DAVIES, « The latin charter-tradition in Western Britain and Ireland in the Early Medieaval Period », p. 276-277, en particulier la n. 70. 21 Cartulaire de l’abbaye bénédictine de Redon en Bretagne, éd. A. DE COURSON, Paris, 1863. 22 Pour un panorama complet, voir B. MERDRIGNAC, Recherches sur l’hagiographie médiévale du VIIe au XV e siècle ; t. 1 : Les saints bretons, témoins de Dieu ou témoins des hommes ?, Alet, 1985, en particulier les p. 27-71 ; réactualisation dans B. MERDRIGNAC, Les saints bretons entre légende et histoire. Le glaive à deux tranchants, Rennes, 2008, dans l’introduction p. 13-44. Pour la tradition manuscrite des textes et leur datation, voir J.-C. POULIN, L’hagiographie bretonne du haut Moyen Âge. Répertoire raisonné, Ostfildern, 2009.
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la plus ancienne des Vitae conservées est celle de Bili23, diacre qui prend soin de dédier son œuvre dans les premières lignes de son prologue à l’évêque d’Alet/Saint-Malo, Ratvili. Celui-ci apparaît comme témoin dans quelques actes du cartulaire de Redon dans les années 87024. Cette Vie a donc assurément été composée à cette période25. Les deux Vitae anonymes26 ont fait l’objet de nombreux débats. Il a fallu attendre le début du XXIe siècle pour arriver à un certain consensus27 : la Vita anonyma longior est une amplification de la Vita breuior ; elles sont postérieures à la Vita écrite par Bili. Elles ont été rédigées à la fin du IXe siècle, voire au tout début du Xe siècle, en tout cas avant la fuite du clergé breton devant les Normands28. Le quatrième récit hagiographique est composé beaucoup plus tardivement, vraisemblablement au milieu du XIIe siècle. C’est une production épiscopale que l’on a très tôt attribuée à l’évêque de Saint-Malo, Jean de Châtillon29. Cette réécriture suit globalement la Vita breuior mais elle présente aussi quelques particularités.
Le dossier hagiographique carolingien de saint Malo est donc composé dans un triple contexte. Les conséquences de la réorganisation des cadres ecclésiastiques bretons par les souverains carolingiens entre la fin du VIIIe siècle et le milieu du IXe siècle inspirent Bili : l’intérêt qu’il porte aux enjeux spatiaux confirme que le diocèse de Dol a bien été réorganisé si ce n’est créé aux dépens de celui d’Alet. De plus, depuis le milieu du IXe siècle, le clergé breton s’oppose au clergé franc de la métropole de Tours. À la mort de Louis le Pieux (840), Nominoé (m. 851) commence à prendre ses distances avec le pouvoir carolingien et, en affirmant son pouvoir à la tête du missaticum de Bretagne, agit comme la plupart des princes en voulant contrôler les sièges épiscopaux. Ses agressions militaires contre Charles le Chauve se doublent d’une rupture avec le clergé franc, et plus précisément avec la métropole de Tours : Nominoé décide, sans l’aval de celle-ci, 23 Vita sancti Machutis (BHL 5116a et b), éd. G. LE DUC, Vie de saint Malo, évêque d’Alet. Version écrite par le diacre Bili (fin du IXe siècle). Texte latin et anglo-saxon avec traductions françaises, SaintMalo, 1979, p. 2-256. 24 H. GUILLOTEL, « Les évêques d’Alet du IXe au milieu du XIIe siècle », Annales de la Société d’Histoire et d’Archéologie de l’Arrondissement de Saint-Malo, 1979, p. 256-257. 25 Voir en dernier lieu J.-C. POULIN, L’hagiographie bretonne, p. 147-170. 26 Vita anonyma brevior sancti Machutis (BHL 5117), éd. et trad. J.-P. GURY, Vie de saint Malo, évêque et confesseur (édition, traduction, commentaires de la version du Ms lat. 12404 de la BN), Mémoire de maîtrise, dir. J. Amat, Université de Bretagne occidentale, Brest, 1994, p. 6287 pour le texte latin et p. 88-105 pour la traduction ; Vita anonyma longior sancti Machutis (BHL 5118 a/b), éd. F. LOT, Mélanges d’histoire bretonne (VIe-XIe siècle), Paris, 1907, p. 294-329. 27 Voir en dernier lieu B. MERDRIGNAC, Les saints bretons entre légendes et histoire, p. 95-114 et J.-C. POULIN, L’hagiographie bretonne, p. 170-188. 28 H. GUILLOTEL, « L’exode du clergé breton devant les invasions scandinaves », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 59 (1982), p. 269-315. 29 F. LOT, Mélanges d’histoire bretonne, p. 106-110.
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d’épurer l’épiscopat breton touché par la simonie. Le conflit se poursuit sous ses successeurs, Erispoé (m. 857) et Salomon (m. 874), qui reçoivent des mains de Charles le Chauve les insignes royaux et de nouveaux territoires à contrôler. Dans les années 860, Salomon et l’évêque Festien de Dol sont à l’initiative d’un projet audacieux : afin de résoudre la crise avec la métropole de Tours et sans doute de faire correspondre regnum breton et province ecclésiastique, ils désirent ériger Dol en métropole. Il semble que cette querelle métropolitaine entre Dol et Tours soit à l’origine du projet des deux hagiographes anonymes d’Alet, qui prennent position en faveur de Dol, contrairement à Bili qui valorisait l’évêché d’Alet. Dans le courant du XIIe siècle enfin, les revendications métropolitaines de Dol sont toujours d’actualité mais les relations entre Alet et Dol semblent s’être apaisées. À l’échelle du diocèse, une modification importante se produit : l’évêque Jean transfère le siège épiscopal d’Alet à Saint-Malo, île où se situe le monastère de Malo, dans lequel l’évêque installe une communauté de chanoines30. Il est impossible d’affirmer que les hagiographes ont utilisé dans leurs œuvres des actes de la pratique dans la mesure où il n’existe plus de chartriers de l’époque médiévale. Cependant, soit ces auteurs avaient effectivement sous les yeux les actes, perdus depuis, qu’ils prétendent rapporter ; soit ils n’avaient pas accès à ces documents mais étaient familiers de leur vocabulaire technique et, suivant les normes diplomatiques et hagiographiques, ont inséré dans leurs Vitae des récits de donations. À ce titre, peut-on considérer ces sources hagiographiques comme les lieux de la conservation écrite des donations faites au saint, que ces dernières soient réelles ou inventées ? Nous analyserons les modalités de consignation ou de création des récits de donation dans le dossier hagiographique de saint Malo. 1. Les transactions juridiques dans les Vies de saint Malo composées à l’époque carolingienne a. La Vita sancti Machutis composée par Bili Dans la Vita sancti Machutis composée par Bili, on comptabilise au total dix donations ; six dans le premier livre (chapitres 34, 35, 43, 44 et 84), quatre dans le second (chapitres 5, 9, 10 et 11)31. Les six premières donations sont faites du Nous nous permettons de renvoyer à C. GARAULT, Écriture, histoire et identité. La production écrite monastique et épiscopale à Saint-Sauveur de Redon, Saint-Magloire de Léhon, Dol et Alet/SaintMalo (milieu du IXe-milieu du XIIe siècle), thèse dact., Université Rennes-II, 2011, en particulier p. 511-643. 31 Voir annexe 1 : Les donations dans la Vita sancti Machutis par Bili. 30
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vivant de saint Malo alors que les quatre autres ont lieu après sa mort puisque la sainteté de Malo se manifeste par des miracles post mortem qui donnent lieu à des concessions. Les six donations rapportées dans le premier livre ont lieu à des moments qui apparaissent décisifs dans la structure du récit. Les premières s’effectuent lors de l’installation de Malo en Petite Bretagne ; les secondes juste après son ordination épiscopale. Le roi Judicaël tient une place importante : c’est en partie grâce à lui que Malo se fait ordonner et c’est lui qui confirme les biens reçus par le saint. C’est la seule confirmation par le pouvoir laïc local en place. Enfin, les dernières donations du premier livre se font sur la route du retour de Malo vers son diocèse après son séjour en Saintonge. La lecture de cette Vita et l’attention accordée aux récits de donation permettent de dégager plusieurs éléments. En premier lieu, l’hagiographe de la Vita sancti Machutis, Bili, ne focalise pas son attention sur un donateur en particulier. Ensuite, dans la quasi-totalité des cas, les termes de la donation sont très généraux et l’hagiographe n’associe pas particulièrement un toponyme à une donation, excepté dans le chapitre 84 du premier livre. Enfin, certaines expressions de Bili reprennent le vocabulaire utilisé dans les actes de la pratique. Trois mots sont utilisés pour préciser la nature de la donation, hereditas, dicumbitio et uilla. Les mots hereditas et uilla ne sont pas propres à l’écriture diplomatique : on les retrouve dans un grand nombre de récits hagiographiques. L’hagiographe fait cinq fois usage du mot hereditas (I, 34, 35 et 84, et II, 9 et 10). À chaque fois, il peut être traduit par « bien propre » ou « domaine » avec l’idée qu’on le possède en pleine propriété32. Nous avons effectué une rapide comparaison avec les actes du cartulaire de Redon du IXe siècle : hereditas est très souvent employé dans le même sens33. Le mot uilla apparaît également trois fois dans les passages relevés. Il désigne la plupart du temps une propriété foncière mais il renvoie à des réalités diverses et variées qu’il est difficile de saisir34. Le troisième mot, dicumbitio, est rare à l’échelle de l’Occident, mais ici fréquemment utilisé (I, 34, 43 et 44, et II, 9 et 11). Il est issu de la latinisation d’un ancien mot
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J.-F. NIERMEYER, Mediae latinitatis lexicon minus, Leiden, 1976, p. 486. Cartulaire de l’abbaye bénédictine de Redon. Voir par exemple les actes n° 2, 14, 19, 21, 28, 29, 61, 63, 76, 79, 85, 97, 103, 105, 108, 109, 118, 122, 127, 128, 129, 162, 164, 165, 166, 179, 180, 185, 188, 201, 205, 214, 223, 224, 236, 237, 244, 246, 247, 249, 250, 254, etc. La liste n’est pas exhaustive, l’usage d’hereditas se poursuit aux siècles suivants. Notons en outre la richesse sémantique du mot : s’il signifie « bien propre », « domaine », il est aussi très souvent utilisé dans ce cartulaire dans un autre sens, comme dans les expressions pro hereditate sempiterna, pro anima et pro hereditate. Voir les travaux de W. DAVIES, Small worlds. The Village Community in Medieval Brittany, Londres, Duckworth, 1988, en particulier p. 95-97. 34 J.-F. NIERMEYER, Mediae latinitatis lexicon minus, p. 1101-1103, art. uilla. Pour la Bretagne, voir D. PICHOT, Le village éclaté. Habitat et société dans les campagnes de l’Ouest au Moyen Âge, Rennes, 2002, p. 63-68. 33
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breton, dicombit/dicomit, qui désigne l’« appropriation exclusive d’une chose »35. Le terme n’apparaît que dans l’espace breton et semble être propre au langage diplomatique. Il a une signification juridique car, à chaque fois qu’il est utilisé, c’est à propos d’un transfert de bien dans un but patrimonial. On le retrouve sous différente formes, dicumbitio, dicambitio, decumbitio, discumbitio36, etc. dans la Vita secunda sancti Samsonis (BHL 7481 et 7483), dans la Vita sancti Sansonis par Baudri (BHL 7486) et dans quelques actes des cartulaires de Landévennec et de Redon37. Dans la première Vie de saint Malo, la donation est faite dans quatre cas sur dix pour l’éternité (pro uita eterna, uite eterna, etc. ; I, 34, 84 et II, 9 et 10). Les verbes liés à l’action de donner, do, trado et confirmo, sont eux aussi bien souvent employés dans les actes de la pratique. Le verbe trado renvoie peutêtre à l’idée de la tradition, c’est-à-dire à la matérialité de l’acte38. De manière plus générale, ces verbes sont directement issus du droit romain. Jean-François Lemarignier montre par exemple que leur utilisation dans des actes de SaintBertin à l’époque mérovingienne en découle directement. Deux caractéristiques juridiques majeures apparaissent nettement à partir de ce corpus mérovingien : dans un premier temps les biens sont donnés par écrit (le verbe do est employé) puis les actes portent « une clause de tradition ayant pour effet de transférer la propriété ». Peu à peu, cette dernière se mue « en une simple déclaration de transfert »39. On trouve ces caractéristiques juridiques dans une constitution de Constantin datant de 316 et réglementant les formes de la donation40. Les mots utilisés par Bili, s’ils semblent soigneusement choisis, ne donnent pas d’indices suffisants pour déduire que cet hagiographe ait pu faire usage d’une documentation diplomatique ; mais les formules employées rappellent celles des donations qui sont aussi consignées, parfois sous une forme assez
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M. P LANIOL, Histoire des institutions de la Bretagne, Rennes, 1953, vol. 2, p. 169-170. Ch. DU C ANGE et al., Glossarium mediae et infimae latinitatis, Graz, 1954 (réimp.), col. 032b, 102a et 103b. 37 Cartulaire de Landévennec, éd. A. DE L A BORDERIE, Rennes, 1888, actes n° 3 à 18, 20, 21, 24 à 27, 36, 40 à 45, 47, 49 et 57 ; Cartulaire de l’abbaye bénédictine de Redon, actes n° 64 et 78. 38 O. GUYOTJEANNIN, « Le vocabulaire de la diplomatique en latin médiéval (noms de l’acte, mise par écrit, tradition, critique, conservation) », dans Vocabulaire du livre et de l’écriture au Moyen Âge, éd. O. WEIJERS, Turnhout, 1989, p. 120-134, et p. 124 pour cette idée. 39 J.-F. LEMARIGNIER, « Les actes de droit privé de Saint-Bertin au haut Moyen Âge. Survivance et déclin du droit romain dans la pratique franque », Revue internationale des droits de l’Antiquité, 5 (1950), p. 36-72, aux p. 38-39. 40 Ibid., p. 38 : Constantin décide que la donation devra être faite par un écrit et il précise ce que cet écrit devra contenir ; il ajoute que « une corporalis traditio devra suivre. » Ce document a largement été diffusé en Occident et que les termes qu’il développe se retrouvent dans les actes de la pratique à l’époque mérovingienne puis, de manière quelque peu atténuée, à l’époque carolingienne. Pour l’époque mérovingienne, se reporter aux p. 37-53 de l’article et, pour l’époque carolingienne, aux p. 53-71. 36
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brève mais avec des mots choisis, dans les libri traditionum41 ainsi que dans des calendriers liturgiques ou dans des documents nécrologiques42. Le mot dicumbitio en particulier interpelle car il est rare et uniquement présent dans les sources produites dans la Bretagne armoricaine. Sur le plan formel cependant, on ne trouve ici aucune des composantes de la charte ni même de la notice. Faut-il en déduire que cet hagiographe avait simplement l’habitude de manier ce genre de vocabulaire ? Un seul passage relevé présente une sanction. Dans le premier livre, le chapitre 34 se termine sur ces mots : […] et quiconque y aura changé quelque chose avant toi et avant ton autorisation, qu’à ta prière il soit maudit43.
Il s’agit d’une simple malédiction44 qui écarte le coupable de la communauté des fidèles et qui fait figure d’exception dans le dossier hagiographique de saint Malo45 ; mais ce passage fait aussi penser aux clauses de sanction présentes dans les chartes de donation46. Que penser de l’insertion de cette malédiction par Bili dans son récit hagiographique ? L’hagiographe semble montrer que le monastère passe sous la protection du saint en introduisant la malédiction, c’est-à-dire la sanction, immédiatement à la suite de la donation faite par un aristocrate local, le prince Méliau. Dans les faits, on sait que le monastère de Saint-Malo dépend entièrement de l’évêque d’Alet au IXe siècle comme le rapporte le diplôme de Louis le Pieux conférant l’immunité à l’abbaye de Saint-Méen-de-Gaël daté
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Les libri traditionum peuvent être confectionnés pour enregistrer diverses actions juridiques. Ils sont constitués majoritairement de copies d’actes « effectuées sans grand respect pour leur aspect formel », O. GUYOTJEANNIN, J. P YCKE et B.-M. TOCK, Diplomatique médiévale, Turnhout, 2006 (1re éd. 1993), p. 273. 42 N. HUYGHEBAERT, Les documents nécrologiques, Turnhout, 1972, en particulier les p. 53-54. 43 Vita sancti Machutis, auctore Bili (BHL 5116 a et b), I, 34, p. 113 : […] Et quicumque ante te et ante tuam commendationem mutauerit, oratione tua maledictus sit. La traduction proposée par G. Le Duc a été légèrement modifiée par nous. 44 Sur la malédiction, voir les travaux de L. K. LITTLE, « Formules de malédictions aux IXe et X e siècles », Revue Mabillon, 34 (1979), p. 377-399 ; ID., « La morphologie des malédictions monastiques », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 34/1 (1979), p. 43-60 et ID., Benedictine maledictions. Liturgical cursing in Romanesque France, Londres, 1993. 45 Notons tout de même que Malo jette une malédiction sur les habitants et les terres de son diocèse. Dans la Vita breuior, c’est parce que les Bretons sont indisposés par ses richesses foncières qu’ils le persécutent. Malo s’enfuit les maudissant ; Vita anonyma brevior sancti Machutis (BHL 5117), 21, p. 81-82. 46 A. GIRY, Manuel de diplomatique, Paris, 1894, p. 562-567 et spécialement p. 567. L’auteur a remarqué que ces clauses comminatoires se développent à partir du VIIIe siècle et jusqu’au XIe siècle. Selon lui, leur multiplication dans les actes de la pratique au X e siècle coïncide avec le moment où les institutions carolingiennes déclinent. L’étude de Michel Zimmermann sur la Catalogne témoigne également de l’importance des sanctions spirituelles présentes dans les actes de la pratique et en particulier les malédictions, voir M. ZIMMERMANN, Écrire et lire en Catalogne (IXe-XIIe siècle), Madrid, 2003, t. 1, p. 378-423.
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de 81647. L’insertion de cette malédiction dans le récit pourrait alors combler une lacune documentaire. b. Les Vitae anonymes Les hagiographes des Vitae anonymes récrivent complètement le récit de Bili. Non seulement les donations ne sont qu’au nombre de cinq mais leur récit ne correspond plus du tout à ce qui avait été proposé par Bili : les donateurs sont différents ; il n’y a aucun toponyme et quatre donations sur cinq sont faites après un miracle de guérison effectué par Malo. En revanche, ces deux Vitae anonymes présentent toutes les deux les mêmes donations, aux chapitres 17, 18, 19 et 2548. Dans la Vita breuior, les trois premières coïncident avec l’arrivée de Malo sur le continent. Sa sainteté se manifeste par des miracles, qui sont suivis par des donations. Le départ de Malo pour la Saintonge marque un tournant dans sa vie. Arrivé dans cette région, l’hagiographe rapporte à nouveau deux donations. La Vita longior présente des épisodes identiques. Toutefois, l’hagiographe de la Vita longior se livre à un véritable travail de réécriture : il amplifie considérablement son modèle, utilisant un style plus recherché et ne reprenant que très rarement des expressions de la Vita breuior. Pour la Vita longior, l’impression générale qui se dégage a priori est celle d’un hagiographe qui a voulu se différencier de son modèle en changeant le vocabulaire lié aux donations et en introduisant des expressions nouvelles, plus élaborées, voire plus techniques49. Dans la Vita breuior, l’hagiographe n’utilise pas un vocabulaire très varié pour rapporter les donations faites au saint. Il fait deux fois usage de la même expression que Bili, à savoir in hereditatem pour qualifier les biens donnés (chapitres 17 et 19), mais n’emploie jamais le mot dicumbitio. Les tournures sont assez simples, tout comme le vocabulaire. Ainsi pour désigner l’objet donné, l’hagiographe emploie-t-il les termes uilla, terra ou praedium et pour les verbes, do et concedo. On relève une construction plus recherchée au chapitre 18 avec le verbe honoro. On ne peut, encore une fois, rien en déduire de décisif quant à l’usage ou non d’actes de la pratique, néanmoins, il apparaît peu probable, au regard de la simplicité du récit, que l’hagiographe ait travaillé à partir de textes documentaires. En revanche, la Vita longior est beaucoup plus juridique, ce qui a sans doute conduit Wendy Davies à penser que la Vita longior sancti Machutis comporterait trois fragments de « chartes cel47
H. MORICE, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, Paris, 1742-1746, t. 1, col. 225-227. 48 Voir annexe 2 : Les donations dans la Vita breuior et la Vita longior. 49 Elles ont été relevées par W. DAVIES, « The latin charter-tradition in Western Britain and Ireland in the Early Medieval Period », p. 274.
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tiques »50. L’hagiographe prend tout particulièrement soin de préciser les modalités de la donation : aux chapitres 17 et 23, la uilla est donnée ex integro. Cette expression n’apparaît que deux fois dans le cartulaire de Redon, et dans des actes datant du début du XIe siècle. En revanche, la base de données ARTEM des chartes conservées en France antérieures à 112151 recense la formule ex integro dans plus de soixante chartes et dans une quinzaine de diplômes datés entre le début du IXe siècle et le début du XIIe siècle. Lorsqu’elle est utilisée dans les actes de la pratique, l’expression sert à préciser les modalités de la donation, « en intégralité »52. Mais là encore c’est une expression trop fréquemment employée pour qu’on puisse en déduire l’existence d’un document diplomatique stricto sensu sous le texte hagiographique. c. Bilan pour les récits carolingiens Au terme de ce parcours, on ne voit pas très bien ce qui serait « celtique » dans les expressions utilisées par l’hagiographe de la version longue. Dans les trois Vitae carolingiennes, les hagiographes utilisent des mots issus du vocabulaire juridique lié à la donation. La Vita breuior est sur ce point la moins originale des trois. En tous cas, les trois auteurs consacrent une part non négligeable de leur Vita au récit des donations faites successivement à Malo. L’écriture des scènes de donations semble être une des normes adoptées par ces trois hagiographes. Ils font entrer dans leur récit hagiographique des termes techniques, souvent utilisés dans la documentation de la pratique mais pas uniquement. Il est difficile de penser que l’œuvre de Bili puis celle de ces successeurs pallieraient l’absence d’actes. Cependant, l’écriture des donations dans ces trois 50
W. DAVIES, « La charte celtique », p. 205. Ces trois fragments correspondent aux passages des chapitres 17, 18 et 19, lorsque le saint est encore en Bretagne. On ne voit par ailleurs pas pourquoi W. Davies n’a pas également relevé les deux autres chapitres 23 et 25 (qui comportent la même expression – ex integro – que le chapitre 17). Rappelons brièvement qu’elle met en évidence quelques traits distinctifs communs à plus de deux cents actes composés dans la majorité des cas en latin dans le nord et l’ouest de la Grande-Bretagne, en Irlande et en Bretagne. Ces actes ressemblent de loin au reste de la production de l’Europe occidentale mais un certain nombre de traits qui leur sont propres permettent à Wendy Davies de les caractériser comme « chartes celtiques », principalement la structure et le temps employé. Les chartes « celtiques » sont toujours constituées du dispositif, de la liste des témoins et d’une sanction – ce qui les distinguent selon elle des notices. Ce modèle a largement été critiqué. Pour une synthèse de ces critiques, nous nous permettons de renvoyer en dernier lieu à C. GARAULT, Écriture, histoire et identité, p. 49-53. 51 Base consultable à l’adresse http://www.cn-telma.fr/originaux/index/ [consultée le 30 août 2010]. 52 Ex integro apparaît aussi tel quel dans de nombreuses autres sources narratives. Nous avons interrogé les AASS : soit cette expression est employée dans les récits hagiographiques sans arrière-plan juridique ; soit on la retrouve associée à une action juridique, et notamment à une donation, mais ce n’est pas l’utilisation la plus fréquente.
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récits montre que, pour construire le récit des origines du saint et construire la mémoire du passé de leur siège épiscopal, les hagiographes prennent un soin tout particulier à choisir les mots adéquats de la donation qui sont alors revêtus d’un sens technique, quasi-juridique, et qui confèrent à leur propos un effet de réel, légitimant l’œuvre de Malo dans des temps plus lointains. 2. La Vita sancti Maclouii (BHL 5120) : une composition du milieu du XIIe siècle Malgré les apparentes ressemblances qu’elle entretient avec la Vita anonyma breuior, la Vita sancti Maclouii (BHL 5120) du milieu du XIIe siècle offre à ses lecteurs et auditeurs quelques changements qui ne passent pas inaperçus. L’hagiographe se livre en effet à un réel travail de réécriture qui touche à la fois la forme et le fond. La première impression qui se dégage à la lecture de cette Vita est son apparente rationalité53. Elle semble être écrite de manière plus condensée. Tout se passe comme si l’hagiographe avait gommé les détails qu’il aurait jugés trop encombrants. Le récit est simplifié, bien des détails qui n’ont sans doute plus lieu d’être sont ôtés. C’est le cas de toutes les donations : l’hagiographe, qui reprend exactement les mêmes miracles de guérison54, ne prend pas la peine d’écrire les scènes de donation correspondantes ; il n’y fait même pas allusion. Ce qui apparaissait comme une norme chez les hagiographes de saint Malo du IXe siècle ne l’est plus pour l’hagiographe du milieu du XIIe siècle. À notre connaissance, c’est même la seule Vie composée dans l’espace breton qui ne comporte pas de donation faite au saint. En outre, l’hagiographe invente une tradition55. En effet, il écrit au chapitre 16 quelques lignes dont le contenu est inédit : il s’agit de l’installation par Malo d’une communauté de soixante-dix chanoines. Cette décision épiscopale se double d’une affirmation de l’autorité de Malo sur le monastère d’Aaron, c’est-à-dire l’île de Saint-Malo : Ensuite, le très sage homme entreprit d’enrichir l’église épiscopale des biens qui lui avaient été remis et décida que la desserviraient soixante-dix frères menant une vie canoniale. Comme son ami Aaron était monté au ciel, il prit la direction de son monastère et y augmenta le nombre des moines dans les mêmes proportions. Abbé et évêque des deux communautés, il les dirigeait sans difficulté l’une et l’autre et leur fournissait ce dont elles avaient besoin sur ces biens56.
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F. LOT, Mélanges d’histoire bretonne, p. 106. Il inverse parfois l’ordre proposé par son modèle. 55 Selon l’expression inventée par Eric Hobsbawm et Terence Ranger, voir E. HOBSBAWM et T. R ANGER (éd.), The Invention of Tradition, Cambridge, 1983. 56 Vita sancti Maclouii (BHL 5021), 16, p. 220 : Coepit deinde uir prudentissimus de collatis sibi praediis episcopalem Ecclesiam amplificare, atque septuaginta fratres canonicam uitam tenentes ibidem statuit deseruire. Aaron uero amico suo ad caelica translato coenobium illius regendum 54
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L’hagiographe invente ici des origines nouvelles. Sa réécriture dévoile des motivations liées au contexte du XIIe siècle : avant d’être évêque de Saint-Malo, Jean de Châtillon57 a été abbé de Sainte-Croix de Guingamp, communauté de chanoines augustins58. Sans doute consacré par l’archevêque de Tours, il accède probablement au siège épiscopal d’Alet/Saint-Malo en 1142 ou 1143. Jean est connu pour avoir déplacé le siège épiscopal d’Alet à Saint-Malo entre 1144 et 1146, et repris aux moines de Marmoutier l’église Saint-Malo de l’Île en 1146 après deux ans de lutte59. Ce prélat, tourné vers la réforme, installe dans cette église une communauté de chanoines réguliers suivant la règle de Saint-Victor de Paris. Durant son épiscopat, l’évêque Jean est l’auteur de cinq chartes, dont une qui fait part de l’installation de la communauté de chanoines, qui ont toutes vraisemblablement été instrumentées par ses propres services60. À ce stade de l’étude, il semble légitime de rapprocher le récit hagiographique produit au XIIe siècle et l’action de l’évêque Jean. Étant donné le contenu du chapitre 16, on aurait de bonnes raisons de penser que l’hagiographe n’est autre que Jean. Néanmoins, la comparaison de l’acte de Jean avec la Vie s’avère décevante. Le récit hagiographique ne reprend aucun des termes présents dans l’acte épiscopal. Le seul mot commun aux deux textes, le verbe statuere61, est quelconque. En outre, le nombre des frères n’est pas mentionné dans l’acte ni dans la bulle pontificale d’Eugène III d’avril 1157 qui confirme la création du chapitre régulier62. À l’inverse, l’hagiographe ne précise pas que les chanoines devront suivre la règle de Saint-Victor de Paris. Il s’agit de deux types de sources complètement différents. Mais l’hagiographe apporte un détail : il précise que Malo assure son autorité sur le monastère d’Aaron, son ami désormais décédé. On serait tenté de voir ici une des premières suscepit, totidemque monachos ibi auxit. Quarum congregationum abbas et episcopus utramque sine difficultate regebat, et de acquisitis sufficientia ministrabat. 57 F. LOT, Mélanges d’histoire bretonne, p. 106-110. 58 H. GUILLOTEL, « Les évêques d’Alet », p. 251-266, ici p. 265-266 ; H. GUILLOTEL, « Les origines de Guingamp. Sa place dans la géographie bretonne », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 56 (1979), p. 93-100, ici p. 91-92. 59 H. GUILLOTEL, « Les évêques d’Alet », p. 265. 60 C. HENRY, Les actes des évêques bretons (début du XIe siècle-milieu du XIIe siècle). Étude diplomatique et édition critique, Thèse de l’École des Chartes dact., 4. vol., 2010, ici, vol. 1, p. 229. 61 C. HENRY, Les actes des évêques bretons, vol. 3, p. 968-970, n° A37 : […] Quoniam ad nostrum spectat officium ut in ecclesiis nobis a Deo concessis sacram studeamus propagare religionem et in nostra fedali [sic pour feudali ou fideli ?] ecclesia Beati Maclouii de Inusla, auctoritate et consilio sanctissimi patris nostri Eugenii papae, uos filios charissimos nostros regulares canonicos ponendo st a t uim u s , diuinis ibidem nosmetipsos mancipans obsquiis iuxta formam et institutionem in uictu caeterisque observantiis dictae Sancti Victoris Parisiensis. À comparer avec le passage cité supra, Vita sancti Maclouii (BHL 5120), 16, p. 220 : […] canonicam uitam tenentes ibidem st a t uit deseruire. 62 J. VON R AMACKERS, Papsturkunden in Frankreich, vol. 5, Touraine, Anjou, Maine und Bretagne, Göttingen, 1956, p. 194-195, n. 105.
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actions épiscopales de Jean, qui récupère le monastère aux mains de Marmoutier. Celui-ci avait en effet été concédé aux moines tourangeaux sous un de ses prédécesseurs, l’évêque Benoît63. Il semble qu’il faille relier entre elles ces deux indications livrées par l’hagiographe, à savoir la création d’une communauté de soixante-dix chanoines et l’affirmation de l’autorité épiscopale de Malo sur l’île de Saint-Malo. L’hypothèse que nous avançons est la suivante : la Vita a bien été composée par Jean de Châtillon ou par son entourage, pour relayer son action réformatrice en inventant un nouveau discours sur les origines du diocèse64. Cette Vita révèle des éléments tout à fait singuliers : aucune donation n’est mise en scène mais on assiste à l’installation de soixante-dix chanoines et Malo qui impose son autorité sur le monastère. Nous savons que c’est à partir du début du XIe siècle, assurément sous Jean, sans doute sous Donoald, que se développe une chancellerie épiscopale65. Faut-il alors mettre en rapport l’absence de donation dans la nouvelle Vita sancti Maclouii et la multiplication des actes épiscopaux ? Cette idée correspondrait à la tendance à la rationalisation observée dans la réécriture. L’évêque-hagiographe distinguerait dès lors l’écrit diplomatique de l’écrit hagiographique. Reste que dans cette première moitié du XIIe siècle, l’écriture des origines ne passe plus par un discours sur l’accumulation des biens offerts au saint dans les premiers temps de l’Église. Ces transactions, présentes dans les Vitae carolingiennes n’ont plus de signification dans le contexte de la production écrite de la première moitié du XIIe siècle, celui de la réforme de l’Église. 3. Conclusion Cette étude portant sur le dossier hagiographique de saint Malo, production épiscopale qui s’échelonne entre la seconde moitié du IXe et la première moitié du XIIe siècle, a tenté de montrer les rapports étroits qui unissent écriture hagiographique et écriture diplomatique. Même si les transactions juridiques apparaissent en grande nombre dans les Vitae carolingiennes étudiées, il n’y aucune ambivalence quant à la nature même du texte : on est bien en présence de récits hagiographiques qui n’entendent pas remplacer un chartrier par exemple. La 63
H. GUILLOTEL, « Les évêques d’Alet », p. 263. Nous nous permettons de renvoyer à C. GARAULT, Écriture, histoire et identit, p. 633-640. André-Yves Bourgès a avancé une autre hypothèse : il croit voir ici une œuvre de l’évêque Donoald, prédécesseur de Jean, voir A.-Y. BOURGÈS, « La production hagiographique et l’atmosphère religieuse en Bretagne aux XIe et XIIe siècles », consultable sur le site : http:// andreyvesbourges.blogspot.com/2006/06/la-production-hagiographique-et.html [consulté le 30 août 2010]. En l’absence d’une argumentation solide en faveur de Donoald, nous pensons qu’il s’agit ici d’un récit produit par Jean ou par son entourage. 65 C. HENRY, Les actes des évêques bretons. 64
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norme, dans le cas présent l’écriture des donations comme partie intégrante des récits hagiographiques, est au service de l’écriture des origines de l’église d’Alet dans la seconde moitié du IXe siècle. À travers la Vita sancti Maclouii du milieu du XIIe siècle, on constate une remise aux normes qui évacue du récit toutes les donations et fonde une tradition. Pour s’avérer efficace, le discours sur les origines doit être réévalué et les hagiographes sont convoqués pour justifier des réformes, des changements, une position particulière au sein d’un conflit, etc. Les stratégies discursives hagiographiques doivent être mises en rapport avec l’institutionnalisation du siège épiscopal.
Donateur
Le serviteur de Dieu Domnech
Le roi Judicaël
Les serviteurs de Dieu
I, 35, p. 113-115
I, 43, p. 125
I, 44, p. 127
I, 34, Meliau (princeps p. 111 et 113 qui tunc regnabat in pago Alet)
Vita par Bili
Pour tous les miracles effectués par Malo
Salut
Motifs de la donation Charité (Domnech ne possède rien)
Malo
Malo
Malo
Malédiction : Et quicumque ante te et ante tuam commendationem mutauerit, oratione tua maledictus sit. Aucune garantie
Garantie
« O electe Dei, hodie mecum requiescere debes, et hanc hereditatem, quam Deus per seruum suum mihi donauit, pro uita eterna anime mee tibi tribuam ». Et ille quod reliquum erat diei unaque nocte cum illo fuit, et quod ille promisit iste accepit, et crastina die ad suam habitationem perrexit. Confirmation de Et cum rex Iudicael, hec suis seruis Aucune garantie nombreux biens mirabilia narrantibus, que Deus et donations de omnipotens illi homini mundum terres despectui habenti dederat, audisset, licet iam longo tempore in mente preparasset, benedictionem sancti Machutis accipiens donaque multa ac multas d i c u m b i t i o n e s ei reddens atque confirmans, se ad penitentiam, mundum despectui habens, tradidit. Nombreux biens In qua insula dum habitabat Aucune garantie multas d i c u m b i t i o n e s Deo per seruos suos donante accepit…
Une terre
Objet de la dona- Termes de la donation tion Un serviteur de Une terre (terra) In hereditate uite eterne in Malo, Domnech ; d i c u m b i t i o n e do tibi. Malo est présent parce qu’il faisait le tour de ses monastères.
Bénéficiaire(s)
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ANNEXE 1 Les donations dans la Vita sancti Machutis par Bili
Bili
I, 84, p. 213-214
Un noble souffrant
Une femme infirme nommée Borea ?
II, 9, p. 236-238
II, 10, p. 239
II, 11, p. 239-240
Le roi Philibert (Childebert)
II, 5, p. 227-229
?
Donateur
Vita par Bili
Salut
Renommée de Malo
Un miracle
Motifs de la donation Bili entend Malo prêcher
Les hommes qui ramènent la dépouille de Malo
Malo
Malo
Les prêtres du diocèse d’Alet/ Saint-Malo
Malo
Malo
Bénéficiaire(s)
Nombreuses possessions
Tous ses biens
Une villa
Nombreux biens
…ita ut multis donis ac muneribus possessionibusque ditati, a rege et ab omnibus pene aliis christianis in parrochia Santoniae ciuitatis habitantibus per uirtutem sancti Machutis honorarentur. Et ille totam illam uillam dedit sancto Machuti in d i c um b it i o n e , cum tota sua hereditate pro uita Ċterna sine fine. …totam suam hereditatem sancto Machuti pro uita eterne sperans salutem tradidit. Et inde uenientes m u lt a s d i c um b it i o n e s inuenerunt…
Aucune garantie
Aucune garantie
Aucune garantie
Objet de la dona- Termes de la donation Garantie tion Villa nommée …in qua erat uir bonus, Bili Aucune garantie Bili nomine, eum predicantem audiens demoniaque a multis inerguminibus eicientem, uillam que eius nomine Bili uocatur usque hodie in hereditate eterna dedit illi. Villa de Ledien, Atque inde procedens aliam, in Aucune garantie dans la plebs de plebe que uocatur Meniac uillam Miniac. nomine Ledien Deo donante inuenit.
LES RAPPORTS ENTRE RÉCITS HAGIOGRAPHIQUES ET MATÉRIEL DIPLOMATIQUE
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Le père de la jeune fille
Le duc de Bretagne, Hailoc
Vita breuior, 18, p. 79 Vita longior, 18, p. 318
Vita breuior, 19, p. 80 Vita longior, 19, p. 319
Vita breuior, 17, p. 78 Vita longior, 17, p. 316
Il recouvre la vue
Délivrance de sa fille
Motifs de la donation Le maître Résurrecdu porcher tion de la truie par Malo
Donateur
Malo
Malo
Malo
Bénéficiaire
Une terre et un généreux présent d’or et d’argent
Des terres, de l’or et de l’argent et de nombreux autres dons. Quam ob rem dux Ailoc, magno grauisus gaudio, obtulit beato uiro o p t im a m t e r ra m in hereditatem a c c o p i osa m in a ure o e t arge n t o benedictionem.
Unde genitor oppido letus honorauit eum multis nempe m un er i b u s , t e r ra utique obtima, a uro e t arge n t o, aliisque qampluribus exeniis.
Objet de la Termes de la donation dans la donation Vita breuior Un domaine Proinde igitur dominus, ascenso equo, uenit ad presulem, d o n a n s ei ui ll a m in hereditatem.
Termes de la donation dans la Vita longior Quae res apud eundem in tantum conualuit ut quantocius, ascenso equo, per semetipsum adiret pontificem, reuerenter se illi conquiniscendo humilians opemque suae gratiae efflagitans, eamque ui ll a m , iure dominii de reliquo possidendam, sancto Machuti ex integro d o n a uit. Unde genitor eius, ut consequens erat, oppido laetificatus, m un era uit sanctum Machutem dapsiliter multis a ur i arge n t i q u e donariis, t e r ra m que delegauit optimam eius iure perpetim possidendam. Qui tantae gratiae beneficio perualde congaudens, optimam et frugiferam t e r ra e possessionem beato episcopo donando subegit, c o p i os a m q u e a ur i e t arge n t i locupletationem libens contulit miroque deinceps affectu excoluit
326 CLAIRE GARAULT
ANNEXE 2 Les donations dans la Vita breuior et la Vita longior
L’évêque Léonce et les habitants
Un comte de Saintonge
Vita breuior, 23, p. 83 Vita longior, 23, p. 323
Vita breuior, 25, p. 84 Vita longior, 25, p. 325
Donateur
Guérison de sa fille, mordue par un serpent Malo
Motifs de la Bénéficiaire donation Malo expose Malo les raisons de sa pérégrination.
Un immense domaine
Objet de la donation Une terre par l’évêque Léonce et de nombreux présents par les habitants.
Termes de la donation dans la Vita longior Quibus auditis honorus et spectabilis uir Leontius episcopus spiritali admodum laetitia et gaudio affectus et collustratus est, beatumque Machutem cum multa excepit ueneratione, eique mox ui ll a m quandam, non parui redditus et taxationis, ad metatum et commanendum ex integro delegauit usibusque eius atque obsequiis deservituram deputauit. Cui aliquandiu illic manenti commanentes uel pagenses contulerunt ei ex rebus suis multa donaria. Ideoque gauisus pater c o n ce s s it Unde, admodum gauisus pater, sancto a m p li s s im um in terc o n ce s s it ipsi sancto a m p lum ram suam pre d ium . iuris sui et compendiosum pra ed ium .
Termes de la donation dans la Vita breuior His itaque auditis, Leontius episcopus beatum Machlouum cum multa ueneratione suscepit, eique mox quam inhabitaret ui ll a m dedit. Illic autem autem conuersando, conciues obtulerunt ei multa exenia.
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La vie monastique dans les Vies de saint Gall récrites au IXe siècle* Kelly GIBSON
University of Dallas, Texas Dans sa réécriture de la Vie de saint Gall, composée à la demande de l’abbé de Saint-Gall Gozbert entre 816 et sa mort en 824, Wetti, moine du monastère de Reichenau, explique que les hommes entraient dans la fondation de saint Colomban à Luxeuil « sous l’effet de leur désir du royaume éternel » si bien que cette « source de la vie régulière croissait de façon miraculeuse »1. En 833-834, Walafrid Strabon, élève de Wetti, révise à son tour la Vie de saint Gall sur la demande du même Gozbert2. Il présente, lui, l’abbaye de Colomban comme le lieu privilégié de la vie monastique : des hommes d’origines diverses « pleins d’amour pour cette vie digne d’éloge, affluèrent à eux, et, édifiés par des admonestations spirituelles, reçurent sur leur parole de telles grâces de componction que certains donnèrent tous leurs biens à cette fondation, furent tonsurés et adoptèrent, avec l’habit de la vie monastique, la pauvreté volontaire »3. En com*
Je voudrais remercier Marie-Céline Isaïa de m’avoir invitée à présenter mon travail, pour ses suggestions concernant le contenu de l’article et pour sa relecture attentive. J’aimerais aussi remercier pour ses commentaires le public présent lors de la communication, en particulier Alain Dierkens, Alain Dubreucq, Thomas Granier et Rutger Kramer, et Thomas Greene pour une discussion féconde avant et après le colloque et son commentaire sur une ébauche de l’article. Je suis très reconnaissante envers Michael McCormick pour son commentaire sur le chapitre de ma thèse dont est issue la matière de cet article, envers Shane Bobrycki pour sa lecture d’une première version et les détails importants qu’il m’a fait noter, enfin envers Stefanie Goyette pour la traduction française. 1 W. BERSCHIN, Biographie und Epochenstil im lateinischen Mittelalter, 3 : Karolingische Biographie 750-920 n. Chr., Stuttgart, 1991, p. 286 ; Wetti, Vita Galli [ou VG] (BHL 3246), éd. B. K RUSCH, MGH SRM 4, Hanovre, 1902, p. 258, l. 33-34 : veniebant ad eos propter desiderium aeterni regni, ibique mirum in modum crescebat regularis vitae origo. 2 W. BERSCHIN, Biographie, p. 286 ; D. A. TRAILL, Walahfrid Strabo’s ‘Visio Wettini’. Text, Translation, and Commentary, Berne-Francfort, 1974 (Lateinische Sprache und Literatur des Mittelalters, 2), p. 9 ; M. BROOKE, « The Prose and Verse Hagiography of Walahfrid Strabo », dans Charlemagne’s Heir : New Perspectives on the Reign of Louis the Pious (814-840), éd. P. GODMAN, R. COLLINS, Oxford, 1990, p. 551-564, ici p. 552. 3 Walafrid Strabon, Vita Galli [ou VG] (BHL 3247-3251), éd. B. K RUSCH, MGH SRM 4, Hanovre, 1902, p. 286, l. 21-25 : amore vitae laudabilis ad ipsos confluxerunt, et monitis spiritalibus instituti, Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 329-343 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102197
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parant ces deux descriptions, nous constatons que Wetti et Walafrid, bien que presque contemporains, peignent des images différentes de la vie monastique4. Walafrid construit le monde de saint Gall aux VIe et VIIe siècles d’après le modèle de vie monastique vanté par les capitulaires carolingiens. Ces capitulaires, à partir des années 740, recommandèrent aux moines de vivre selon la Règle de Saint Benoît [RB]5. En vérité, l’abbaye de Saint-Gall ne commença à suivre exclusivement la RB qu’en 7476 : les moines suivaient auparavant une regula mixta, composée d’éléments empruntés en partie à la règle de saint Columban et à la RB7. Puis Charlemagne commanda aux abbayes de suivre la RB et leur fit obli-
tantam compunctionis gratiam ex verbis eorum adepti sunt, ut omnia sua ad ipsum locum nonnulli contraderent, et coma capitis deposita, monasticae vitae habitum voluntaria paupertate susciperent. 4 L’un et l’autre dependent d’une Vie dont la partie la plus ancienne a été écrite vers 680, voir W. BERSCHIN, « Gallas Abbas Vindicatus », Historisches Jahrbuch, 95 (1975), p. 257-277, ici p. 274 ; ID., Biographie, p. 272 ; T. K LÜPPEL, « Die Germania (750-950) », dans Hagiographies : Histoire internationale de la littérature hagiographique latine et vernaculaire en Occident des origines à 1550 2, éd. G. P HILIPPART, Turnhout, 1996, p. 161-209, ici p. 164 ; C. ROHR, « Columban-Vita versus Gallus-Viten ?: Überlegungen zu Entstehung, Funktion und Historizität hagiographischer Literatur des Frühmittelalters », dans Tradition und Wandel : Beiträge zur Kirchen-, Gesellschaftsund Kulturgeschichte : Festschrift für Heinz Dopsch, éd. G. A MMERER, C. ROHR, A. S. WEISS, Vienne, 2001, p. 27-45, ici p. 30-31. La Vie ancienne de Saint Gall (BHL 3245) ou Vita vetustissima [désormais VV)], éd. I. MÜLLER, « Die älteste Gallus-Vita », Zeitschrift für schweizerische Kirchengeschichte, 66 (1972), p. 209-249, ici p. 212-221, des VIIe-VIIIe siècles, n’existe plus aujourd’hui qu’à l’état fragmentaire. Parfois, Walafrid suit VV plus étroitement que ne le fait Wetti, voir W. BERSCHIN, Biographie, p. 293 et C. ROHR, « Columban-Vita versus GallusViten ? », p. 32-33. M. BROOKE, « The Prose and Verse Hagiography », p. 552 prétend que Walafrid n’utilise pas la version de Wetti. M. GOULLET, Écriture et réécriture hagiographiques : Essai sur les réécritures de Vies de saints dans l’Occident latin médiéval (VIIIe-XIIIe s.), Turnhout, 2005 (Hagiologia, 4), p. 36-37 et p. 105 constate au contraire que Walafrid utilise Wetti et la VV : étant donné que la VV ne survit qu’à l’état de fragments, il est difficile de savoir dans quelles proportions. T. M. HUBER, « Sprachliche und inhaltliche Reminiszenzen an Wettis Vita sancti Galli bei Walahfrid Strabo : Vorläufige Beobachtungen an der Schilderung des Todes des heiligen Gallus », dans Variorum munera florum. Latinität als prägende Kraft mittelalterlicher Kultur. Festschrift für H. F. Haefele zu seinem sechzigsten Geburtstag, éd. A. R EINLE, L. SCHMUGGE, P. STOTZ, Sigmaringen, 1985, p. 37-44, ici p. 37, souligne que l’on manque d’une étude de la révision de Wetti. 5 Karlmanni principis capitulare (742), éd. A. BORETIUS, MGH, Leges, 3, Capitularia, 1, Hanovre, 1883, rééd. 1984 [désormais Capit.] p. 26, cap. 8. 6 W. VOGLER, « St. Martin in Tours und St. Gallen : europäische Beziehungen zwischen zwei karolingischen Klöstern », dans Codices Sangallenses : Festschrift für Johannes Duft zum 80. Geburtstag, éd. P. OCHSENBEIN, E. ZIEGLER, Sigmaringen, 1995, p. 117-136, ici p. 117 ; F. P RINZ, Frühes Mönchtum im Frankenreich : Kultur und Gesellschaft in Gallien, den Rheinlanden und Bayern am Beispiel der monastichen Entwicklung (4. bis 8. Jahrhundert), Munich, 1988, p. 228-229, situe l’introduction de la RB encore plus tard, sous le successeur d’Ottmer, Jean, abbé après 759. 7 R. MCK ITTERICK, The Frankish Kingdoms under the Carolingians, 751-987, Londres, 1983, p. 109-111. Parmi une large bibliographie au sujet de la Règle de saint Colomban, voir A. DIEM, « Monks, Kings, and the Transformation of Sanctity : Jonas of Bobbio and the End of the Holy Man », Speculum, 82 (2007), p. 521-559 ; D. Ó CRÓINÍN, « A Tale of Two Rules : Benedict and Columbanus », dans The Irish Benedictines : A History, éd. M. BROWNE, C. N. Ó CLABAIGH, Blackrock, 2005, p. 11-24 ; A. DE VOGÜÉ, « L’idéal monastique de saint Columban », Studia Monastica, 46 (2004), p. 253-268 ; T. M. CHARLES-EDWARDS, Early Christian Ireland, Cambridge,
LA VIE MONASTIQUE DANS LES VIES DE SAINT GALL
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gation d’en posséder une copie8. L’empereur rendit aussi obligatoire la lecture quotidienne de certains chapitres de la RB9. Les capitulaires de Charlemagne continuèrent à circuler et à avoir force de loi pendant le règne de son successeur, Louis le Pieux10. Louis, avec l’aide de Benoît d’Aniane, fit de la réforme monastique sa priorité en 816-819 et mit encore l’accent sur l’usage de la RB dans des capitulaires entrés en vigueur au cours des années suivantes11. Wetti choisit donc d’utiliser le terme « vie régulière » pour décrire la vie dans la fondation de Colomban, tandis que Walafrid préfère l’expression « vie monastique ». Cette différence sémantique signale la divergence entre leurs Vitae et leur rapport particulier aux idées réformatrices des Carolingiens. Alors que les Carolingiens cherchaient à différencier les moines, soumis à la RB, des chanoines12, l’expression « vie régulière » ne précise pas le statut des disciples de Colomban, moines ou chanoines, tandis que la « vie monastique » de Walafrid indique qu’ils étaient moines. Certes, l’explication que donne Wetti pour l’afflux de fidèles autour de Colomban semble inspirée par la définition des moines
2000, p. 288 et les articles parus dans Columbanus : Studies on the Latin Writings, éd. M. L APIDGE, Woodbridge, 1997 (Studies in Celtic History, 17). 8 Brevium exempla ad describendas ecclesias et fiscales (vers 810), Capit., cap. 5, p. 251. 9 Capitula ad lectionem canonum et regulae S. Benedicti pertinentia (802), Capit., cap. 23, p. 108. Concernant la législation de Charlemagne (surtout en 789, 794, 802, 811, et 813), voir en particulier J. SEMMLER, « Karl der Grosse und das fränkische Mönchtum », dans Karl der Grosse. Lebenswerk und Nachleben, 2 : Das geistige Leben, éd. B. BISCHOFF, Düsseldorf, 1965, p. 255-289, réimp. dans Mönchtum und Gesellschaft im Frühmittelalter, éd. F. P RINZ, Darmstadt, 1976 (Wege der Forschung, 312), p. 204-264, ici p. 206-207, p. 216-226 et p. 262 ; ID., « Benedictus II : una regula-una consuetudo », dans Benedictine Culture, 750-1050, éd. W. LOURDAUX, D. VERHELST, Louvain, 1983 (Mediaevalia Lovaniensia, ser. 1, 11), p. 1-49, ici p. 3-5 ; A. A. H ÄUSSLING, Eucharistiefeier : eine Studie über die Messe in der abendländischen Klosterliturgie des frühen Mittelalters und zur Geschichte der Messhäufigkeit, Münster, 1973 (Liturgiewissenschaftliche Quellen und Forschungen, 58), p. 164-165 ; T. M. BUCK, « Capitularia imperatoria : Zur Kaisergesetzgebung Karls des Grossen von 802 », Historisches Jahrbuch, 122 (2002), p. 3-26, ici p. 17. Sur les capitulaires, voir par exemple H. MORDEK, « Karolingische Kapitularien », dans Überlieferung und Geltung normativer Texte des frühen und hohen Mittelalters, éd. H. MORDEK, Sigmaringen, 1986 (Quellen und Forschungen zum Recht im Mittelalter, 4), p. 25-50 ; C. PÖSSEL, « Authors and Recipients of Carolingian Capitularies, 779-829 », dans Texts and Identities in the Early Middle Ages, éd. R. CORRADINI, R. MEENS, C. PÖSSEL, P. SHAW, Vienne, 2006, p. 253-274. 10 Anségise, Collectio capitularium, éd. G. SCHMITZ, MGH, Capitularia nova series, 1, Munich, 1996, p. 4, élabore notamment en 827 une collection de capitulaires de Charlemagne et Louis le Pieux. Voir la liste de ces capitulaires p. 763-767. 11 J. SEMMLER, « Benedictus II », p. 29, et, sur le contenu de cette législation réformatrice, p. 2947 ; R. MCK ITTERICK, Frankish Kingdoms, p. 112-113, note que le succès du concile vient de sa promulgation de la RB. Au sujet des textes de cette réforme, voir J. SEMMLER, « Zur Überlieferung der monastischen Gesetzgebung Ludwig des Frommen », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 16 (1960), p. 309-388 ; Concilium Aquisgrananse (836 ?), éd. A. WERMINGHOFF, MGH, Concilia, 2, Hanovre, 1906, p. 713. 12 Admonitio generalis (789), MGH, Capit., cap. 77, p. 60 ; Capitulare missorum (792 ou 786), ibid., cap. 3, p. 67 ; Capitula e canonibus excerpta (813), ibid., cap. 4, p. 173 ; Capitula originis incertae (813 ou après), ibid., cap. 3, p. 175.
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KELLY GIBSON
que donne la RB comme « ceux que l’amour presse à vivre pour toujours avec Dieu »13 ; mais c’est Walafrid qui décrit les fondations de Colomban et de Gall comme des monastères carolingiens, remplis de moines vivant selon la RB et se conformant au genre de vie exigé par les capitulaires. Sa présentation de l’entrée de Gall dans le monastère après son instruction ressemble à la prescription de Louis que « les novices ne soient pas tonsurées et ne changent pas d’habit avant d’avoir promis de suivre la règle » et que « leurs biens ne soient pas acceptés avant une année [passée au monastère] »14. Charlemagne a donné l’ordre que les novices ne soient pas reçus sans avoir été « examinés à fond conformément à la Règle », ce qui renvoie à l’exigence bénédictine qu’un postulant soit examiné afin de savoir s’il est « empressé pour accomplir l’œuvre de Dieu, obéir et supporter les reproches »15. Après cette épreuve préalable, et une fois engagé par ses premiers vœux selon la RB, « s’il a des biens », il doit « les avoir donnés aux pauvres » ou « les offrir… au monastère, ne gardant rien pour lui » avant « d’être dans l’oratoire dépouillé de ce qu’il a sur lui et d’être vêtu de vêtements qui viennent du monastère »16. Walafrid met précisément l’accent sur le fait que ceux qui rejoignent Colomban abandonnent « tous leurs biens »17. En réécrivant la procédure selon laquelle on entre dans le monastère, Walafrid représente donc la RB et les prescriptions carolingiennes comme étant déjà en vigueur à l’époque héroïque de la fondation. Une comparaison de l’image des moines dans les deux Vies révisées et de celle que donnent les documents administratifs pourrait même indiquer comment le programme impérial de réforme s’est modifié et étendu au cours du premier tiers du IXe siècle. Durant cette période, la cour impériale, Reichenau
13
Benedicti Regula, éd. R. H ANSLIK, Vienne, 1977 (CSEL, 75) [désormais cité RB], cap. 5, p. 39, l. 9-10 : Quibus ad uitam aeternam gradiendi amor incumbit… 14 Synodi primae Aquisgranensis acta praeliminaria (816), éd. J. SEMMLER, Siegburg, 1963 (Corpus Consuetudinum Monasticarum, 1), cap. 24, p. 436 ; Synodi primae Aquisgranensis decreta authentica (816), ibid., cap. 33, p. 466-467. Voir aussi H. LUTTERBACH, Monachus factus est : die Mönchwerdung im frühen Mittelalter, Münster, 1995 (Beiträge zur Geschichte des alten Mönchtums und des Benediktinertums, 44), p. 298-310 ; R. MCK ITTERICK, Frankish Kingdoms, p. 115-116. 15 Statuta Rhispacensia Frisingensia Salisburgensia (799-800), MGH, Capit., p. 228 et MGH, Concilia, 2, éd. A. WERMINGHOFF, Hanovre, 1906, cap. 19, p. 201 ; RB, cap. 58, p. 147-149, l. 6-10 et 15-16 : …si sollicitus est ad opus Dei, ad oboedientiam, ad opprobria, commenté dans M. DE JONG, In Samuel’s Image : Child Oblation in the Early Medieval West, Leyde, 1996, p. 25. Pour la comparaison entre ce chapitre et la liturgie d’entrée dans le monastère de Reichenau, voir H. LUTTERBACH, Monachus factus est, p. 276-278 et J. SEMMLER, « Karl der Grosse », p. 211. 16 RB, cap. 58, p. 150-151, l. 24-28. 17 Walafrid, VG, p. 286, l. 24-25 : monasticae vitae habitum voluntaria paupertate susciperent, cf. RB, cap. 33, p. 98-99, l. 1-4 ; Synodi secundae Aquisgranensis decreta authentica (817), cap. 15, p. 476, a recommandé que l’habit nécessaire soit donné aux moines. Les décrets conciliaires rappellent que les moines n’avaient nul besoin d’argent. Voir Duplex legationis edictum (789), Capit., cap. 15, p. 73 ; Synodus Francofurtensis (794), ibid., cap. 16, p. 76.
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et Saint-Gall étaient très proches et s’intéressaient à une réforme qui semble avoir atteint son apogée pendant les années même où Walafrid écrivait sa révision. Heito, précepteur de Wetti, fréquentait et la cour de Louis et l’abbaye de Benoît d’Aniane près d’Aix-la-Chapelle18. En 817, alors que Walafrid était enfant à Reichenau et que Wetti y révisait la Vie de saint Gall, les moines Grimald et Tatto, issus eux aussi de Reichenau, allèrent à Aix copier le texte de référence de la RB ; ils y retournèrent en 821-822 pour prendre copie des textes réformateurs qui devaient être lus au chapitre19. Une copie de la RB sur l’exemplaire de Tatto et Grimald a été faite à Reichenau et donnée à Saint-Gall après 835-84220. Pendant les années 820, Reichenau semble aussi avoir produit, peut-être à l’aide de Walafrid, le Plan de Saint-Gall, un outil voulu par Gozbert pour faire connaître son projet de construction21. En 827, trois ans après la mort de Wetti, Walafrid a enfin mis en vers la vision que Wetti avait eue sur son lit de mort et l’a envoyée à Louis le Pieux. L’empereur n’a pu qu’approuver son message réformateur et son style22 : il a invité Walafrid à sa cour, comme maître de son fils, Charles23. Au moment où Walafrid a révisé la Vie de saint Gall (833-834), il était à la cour 18
H. HOUBEN, « Heito, Bf. v. Basel », dans Lexikon des Mittelalters 4, Stuttgart, 1989, col. 2113 ; J. P RELOG, « Wetti », dans Lexikon des Mittelalters 9, Stuttgart, 1999, col. 49-50 : Wetti était l’élève de Heito, qui était entré à Reichenau à cinq ans en 767-768 et fut abbé entre 806 et 823 ; F. LIFSHITZ, The Name of the Saint : The Martyrology of Jerome and Access to the Sacred in Francia, 627-827, Notre Dame, 2006, p. 123-124. 19 F. LIFSHITZ The Name of the Saint, p. 124. Les réunions de chapitre étaient devenues si importantes qu’elles eurent une influence sur l’organisation de l’espace à Reichenau dans les années 830. Sur la bibliothèque, voir J. HERRIN, The Formation of Christendom, Princeton, 1989, p. 482-485. 20 F. LIFSHITZ, The Name of the Saint, p. 124 et p. 185 : c’est le manuscrit Sankt Gallen Stiftsbibliothek 914, voir http://www.e-codices.unifr.ch/de/preview/csg/0914. 21 A. A. H ÄUSSLING, « Liturgie in der Karolingerzeit und der St. Galler Klosterplan », dans Studien zum St. Galler Klosterplan 2, éd. P. OCHSENBEIN, K. SCHMUKI, Saint-Gall, 2002, p. 150183, ici p. 180-183 et H.-C. PICKER, « Der St. Galler Klosterplan als Konzept eines weltoffenen Mönchtums : ist Walahfrid Strabo der Verfasser ? », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 119 (2008), p. 1-29, ici p. 26-29, suggèrent que Walafrid est le concepteur du plan ; G. SCHMITZ, « Nouvelles recherches sur le IXe siècle et ses sources », Annuaire de l’ÉPHE, Section des sciences historiques et philologiques, 141 (2010), p. 187-191, résume les avis sur la datation du Plan (vers 820 ou peu avant 830), souligne son rapport avec les conciles réformateurs mais minimise le rôle de Walafrid. Voir aussi St. Gall Monastery Plan. Codex Sangallensis 1092 : Content and Context sur http://www.stgallplan.org. 22 D. A. TRAILL, Walahfrid Strabo’s ‘Visio Wettini’, p. 2-3. Sur ce texte, voir P. E. DUTTON, The Politics of Dreaming in the Carolingian Empire, Lincoln, 1994, p. 63-67 ; M. DE JONG, The Penitential State : Authority and Atonement in the Age of Louis the Pious, 814-840, Cambridge, 2009, p. 113. 23 I. FEES, « War Walahfrid Strabo der Lehrer und Erzieher Karls des Kahlen ? », dans Studien zur Geschichte des Mittelalters : Jürgen Petersohn zum 65. Geburtstag, éd. M. THUMSER, A. WENZH AUBFLEISCH, P. WIEGAND, Stuttgart, 2000, p. 42-61, ici p. 54-61, pour une mise en question de son rôle de précepteur. W. E. WAGNER, « Walahfrid Strabo und der Chronograph von 354, oder : Wie Karl der Kahle darauf kam, Anniversarien für seinen Geburtstag zu stiften », dans Gestiftete Zukunft im mittelalterlichen Europa : Festschrift für Michael Borgolte zum 60. Geburtstag, éd. W. HUSCHNER, F. R EXROTH, Berlin, 2008, p. 193-213, ici p. 210, adopte une position médiane et soutient que Walafrid a eu de l’influence sur la formation scolaire et religieuse de Charles le Chauve, même sans avoir le titre de précepteur.
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depuis quatre ou cinq ans24 : il ne partageait donc pas seulement les idées de ses confrères de Reichenau sur la vie monastique, il était parfaitement informé des intentions réformatrices de Louis. Bien que Wetti et Walafrid écrivissent pour le même public monastique de Saint-Gall, la version de Walafrid transmet une image de la conduite monastique qui correspond mieux aux prescriptions des capitulaires, des conciles et de la RB. Ses moines de Saint-Gall suivent la RB explicitement et avec soin. Les changements qu’il apporte par rapport à la révision de Wetti, bien que légers, éliminent toutes les ambiguïtés que contenait encore cette dernière. Walafrid semble montrer une confiance plus profonde dans la capacité de l’hagiographie à enseigner et renforcer les nouvelles normes. En examinant la façon dont Walafrid représente l’instruction monastique, le rapport entre moine et abbé, la structure concrète et le temporel de l’abbaye, les moines itinérants et l’attitude du moine vis-à-vis de la nourriture, nous verrons comment la RB forme et informe la version de Walafrid encore plus que les critiques ne l’ont signalé jusqu’à présent. Walter Berschin a noté que Wetti décrit le monastère de Gall comme un organisme réglé selon la RB : Wetti mentionne la psalmodie lors d’une messe célébrée pour l’abbé défunt, Colomban. Walafrid donne plus d’importance à cette spécialité carolingiene et bénédictine en plaçant ce détail au premier plan25. Mayke de Jong a déjà souligné que l’évocation par Walafrid du rite d’oblatio – demandé par la RB et par le concile d’Aix de 817 – témoigne des « importantes conséquences pratiques » des conciles d’Aix26. Selon Wetti, « comme depuis son enfance Gall s’était voué à Dieu et s’était adonné à l’étude des arts libéraux, ses parents ont voulu qu’il se commandât au vénérable Colomban, qui, fidèle à la règle de vie selon les exemples des pères, montrait à tous le chemin de l’humilité et transmit d’une manière appropriée à ceux qui marchèrent à sa suite une sagesse pleine de suavité »27. Walafrid explique quant à lui que les parents de Gall « ont offert au Seigneur, avec leur offrande, M. DE JONG, Penitential State, p. 113. W. BERSCHIN, Biographie, p. 302-303. 26 RB, cap. 59, p. 152, l. 1-2, analysé dans M. DE JONG, In Samuel’s Image, p. 26-30. Voir les Synodi secundae Aquisgranensis decreta authentica, cap. 17, p. 477. Sur la législation carolingienne concernant l’oblation, voir M. DE JONG, In Samuel’s Image, p. 60-67, et p. 193-196 sur la commendatio et l’oblatio dans les deux Vies révisées de saint Gall ; E AD., « Carolingian Monasticism : The Power of Prayer », dans New Cambridge Medieval History 2, éd. R. MCK ITTERICK, Cambridge, 1995, p. 641, offre une présentation plus générale de la commendatio. 27 Wetti, VG, p. 257, l. 25-28 : cum ab ipsa pueritia sua Deo adhesisset studiisque liberalium artium mancipasset, parentum nutu commendabatur viro venerando Columbano ; qui vitae normam exemplis patrum tenens vestigiumque humilitatis cunctis praetendens, mellifluam doctrinam secum degentibus oportune tradidit. 24
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leur fils dans la fleur de sa prime jeunesse et l’ont recommandé à l’instruction de ce maître [Colomban] pour qu’il progresse dans la discipline de la vie régulière et, entouré d’autres nombreux zélateurs de la milice céleste, qu’il imite les exemples d’obéissance et de recherche de l’excellence »28. Bien que Wetti décrive la tradition antérieure de la commendatio, il met comme Walafrid l’accent sur la volonté des parents de Gall que leur fils devienne moine : les capitulaires carolingiens s’inquiétaient que des enfants fussent offerts contre la volonté de leurs parents29. Les motifs que Wetti et Walafrid donnent pour ce choix parental soulignent des aspects différents de la formation monastique. Wetti insiste sur le désir des parents d’améliorer l’instruction de leur fils ; c’est préparer son portrait de l’abbé en professeur d’arts libéraux, qui menait ses élèves « à la source matricielle de la philosophie » et à la « loi divine »30. C’est ce qu’attend la RB de l’abbé idéal, « instruit dans la loi divine »31. Partout, Wetti présente l’instruction comme le but de la formation monastique. Pour lui, l’intelligence et l’éloquence sont les plus hautes vertus : il loue Gall comme un « disciple très doué », car bilingue et éloquent 32. De son côté, Walafrid présente Gall comme un professeur d’exégèse. Si Wetti avait déjà noté que Jean, élève de Gall, travaillait sur « l’interprétation des livres saints », il n’avait pas précisé s’il en donnait une interprétation correcte ou non 33. Walafrid insiste : Gall a dévoilé à Jean « la signification des Saintes Écritures » au point que l’élève peut égaler le maître34 et « résoudre les questions les plus difficiles des Saintes 28
Walafrid, VG, p. 285, l. 15-18 : filium suum primo aetatis flore nitentem cum oblatione Domino offerentes, illius magisterio commendaverunt, ut in regularis vitae proficeret disciplina et inter plurimos spiritalis militiae sectatores oboedientiae et artioris propositi imitaretur exempla. 29 Duplex legationis edictum, cap. 12, p. 63 ; Capitula ecclesiastica ad Salz data (803-804), Capit., cap. 6, p. 119 ; Capitulare ecclesiasticum (818-819), ibid., cap. 20, p. 278 ; Capitula legibus addenda (818-819), ibid., cap. 21, p. 285. 30 Wetti, VG, p. 267, l. 21-24 : ‘incipe mecum intentionem dare divinae legi, quam secretis cordis colligens, eris forsan plurioribus adiuvans’. Quod levita audiens, genibus provolvitur, gratias agens, et agiliter comites remisit eiusque se magisterio tradidit, cum quo fontem matris philosophiae adiebat, cum enucleatim cognitionem divinae legis carpebat. 31 RB, cap. 64, p. 164, l. 9 : Oportet ergo eum esse doctum lege diuina, ut sciat et sit, unde proferat noua et uetera. 32 Wetti, VG, p. 260, l. 20 : Nam vir Dei Columbanus una cum Gallo aptissimo discipulo ; p. 260, l. 26 : ille inter alios eminebat lepore Latinitatis nec non et idioma illius gentis ; p. 272, l. 11 : His aliisque dulcifluis verbis ; transformation de ces expressions chez Walafrid, VG : p. 289, l. 2 : Venerabilis autem abba comitibus Gallo ; p. 289, l. 13-14 : ut non solum Latinae, sed etiam barbaricae locutionis cognitionem non parvam haberet ; p. 306, l. 11-12 : His et similibus verbis. 33 Wetti, VG, p. 269, l. 8-10 : Iohannes igitur praefatus alumnus viri Dei cum eo perseveravit atque prudentiam multifariam didicit, interpretationes divinorum librorum et opera manuum a viro Dei usitata. 34 Walafrid, VG, p. 299, l. 22-29 : ‘Ergo, fili, adquiesce consiliis meis ; esto mecum et lege divinae libros scientiae, et docebo te, cooperante gratia Dei, intellegentiam scripturarum…’ ; ipse vero remansit apud virum venerabilem, et ille coepit eum introducere in cellaria scripturarum, ostendens
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Écritures » grâce à « la logique d’une foi rationnelle »35. Jean a appris de Gall à déterminer la signification orthodoxe des Écritures. Cette insistance de Walafrid pourrait refléter les intérêts intellectuels personnels d’un homme qui a étudié avec Hraban Maur et produit des commentaires bibliques ; c’est aussi le reflet des tendances intellectuelles du règne de Louis le Pieux, une période où le commentaire biblique est devenu un forum politique36. Pour Walafrid, savoir comment vivre en moine et obéir à l’abbé reste néanmoins plus important que les compétences exégétiques. Là où Wetti met l’accent sur le rôle de l’abbé comme maître intellectuel, Walafrid souligne son rôle comme chef du monastère enseignant l’obéissance37. Certes, Wetti fait un devoir à Colomban de s’assurer que ses disciples vivent selon la règle, mais il ne dit pas que l’abbé doit servir d’exemple38 ; Walafrid fait au contraire de Colomban « un cultivateur excellent de vertus » qui, « par l’enseignement et par l’exemple avait encouragé douze frères… à désirer les biens éternels »39. Or, dans la RB, l’abbé « doit mener ses disciples par un enseignement double, c’est-à-dire qu’il
ei novi et veteris occulta thesauri [cf. RB, cap. 64, cité supra]. Superna itaque illustratus clementia, tanti magisterii profecit instantia, adeo ut in omni scripturae divinae latitudine nobiliter eruditus, laboris paterni fructus ostenderit. 35 Walafrid, VG, p. 301, l. 30-33 : Per idem tempus Iohannes diaconus, perseverans apud venerandum patrem, prudentiam, quae in eo caelitus abundabat, studio sitienti potavit, in absolutione dumtaxat difficilium scripturae divinae quaestionum et intemeratae fidei ratione. 36 B. VAN NAME EDWARDS, « Deuteronomy in the Ninth Century : The Unpublished Commentaries of Walahfrid Strabo and Haimo of Auxerre », dans The Study of the Bible in the Carolingian Era, éd. C. CHAZELLE, B. VAN NAME EDWARDS, Turnhout, 2003 (Medieval Church Studies, 3), p. 97-113, ici p. 102-103 ; L. L. COON, Dark Age Bodies : Gender and Monastic Practice in the Early Medieval West, Philadelphie, 2011, p. 32. Sur Raban exégète, voir M. DE JONG, « Monastic Writing and Carolingian Court Audiences : Some Evidence from Biblical Commentary », dans Le scritture dai monasteri. Atti del secundo seminario internazionale di studio ‘I monasteri nell’alto medioevo’, éd. F. DE RUBEIS, W. POHL, Rome, 2003 (Acta Instituti Romani Finlandiae, 29), p. 179-195, ici p. 184-195 ; E AD., « Exegesis for an Empress », dans Medieval Transformations : Texts, Power, and Gifts in Context, éd. E. COHEN & M. DE JONG, Leyde, 2001 (Cultures, Beliefs and Traditions. Medieval and Early Modern Peoples, 11), p. 69-100 ; C. CHEVALIER-ROYET, « Le commentaire de Raban Maur sur les livres des Rois : manuel scolaire à l’usage des moines et guide pratique à l’usage des rois », dans Raban Maur et son temps, éd. P. DEPREUX, S. LEBECQ, M. P ERRIN, O. SZERWINIACK, Turnhout, 2010 (Haut Moyen Âge, 9), p. 293-303. 37 Voir la différence entre Wetti, VG, p. 267, l. 20 : sed tu, fili, capax consilii mei et p. 271-272, l. 38-1 : Sed fraternalis societas prioris conversationis non inmemor ob adquirendum magisterium electi Dei Galli tractabat et Walafrid, VG, p. 299, l. 22 : Ergo, fili, adquiesce consiliis meis et p. 305, l. 28-30 : Fratres ergo in eodem coenobio constituti consilium inierunt, ut venerabilem Gallum revocarent et eius regimini se subdendo contraderent. Voir aussi RB, prologue, p. 1, l. 1-2 : Obsculta, o fili, praecepta magistri, et inclina aurem cordis tui, et admonitionem pii patris libenter excipe et efficaciter comple, ut ad eum per oboedientiae laborem redeas, a quo per inoboedientiae desidiam recesseras. 38 Wetti, VG, p. 270, l. 33-34 : Ergo bis senis tantum sodalibus secum habitantibus contentus erat, quibus aliquid extra regulae tramitem deviare omnimodo indignum fuerat. 39 Walafrid, VG, p. 304, l. 7-10 : Tempore subsequenti coepit virtutum cultor eximius oratorium construere, mansiunculis per girum dispositis ad commanendum fratribus, quorum iam duodecim monastici sanctitate propositi roboratos doctrina et exemplis ad aeternorum desideria concitavit.
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doit leur montrer tout ce qui est bon et saint par ses actions plutôt que par ses paroles »40. Inspiré sans doute par la RB, le concile de Paris en 829 a insisté sur ce point de l’exemplarité de l’abbé41. L’insistance sur l’autorité de l’abbé et la nécessité de lui obéir qui traversent la révision de Walafrid mettent en évidence cet objectif de la réforme bénédictine, renforcer la hiérarchie et assurer la prééminence de l’abbé dans tout ce qui concerne le gouvernement du monastère. Une simple comparaison des mots utilisés par les deux auteurs pour décrire l’abbé souligne les différences entre leurs représentations du rôle abbatial. Wetti l’appelle « homme de Dieu », « maître » ou « enseignant » et Walafrid « abbé », « seigneur et père », ou « père vénérable »42. Alors que l’obéissance complète à l’abbé joue un rôle fondamental dans le monachisme irlandais43, la version de Walafrid est plus conforme à la RB, qui affirme que l’on doit appeler l’abbé « seigneur et abbé »44. Par ailleurs, l’usage du titre de « père » suggère que l’école monastique est une famille45. Gall obéit toujours à son abbé dans les deux révisions carolingiennes, mais le langage de Walafrid renforce le pouvoir abbatial d’exiger et le devoir monastique d’obéir. Dans la version de Wetti, Gall prêche de sa propre initiative46 ; il prêche « par ordre de l’abbé vénérable » dans la version de Walafrid47. En décrivant la consécration d’une église par Colomban, Wetti note qu’il a béni l’eau48 ; Walafrid ajoute qu’il « a exigé qu’on apportât de l’eau »49. Wetti dit de Gall qu’il « obéissait volontiers », Walafrid qu’il « recherchait les œuvres d’hu-
40 RB, cap. 2, p. 23, l. 11-12 : …duplici debet doctrina suis praeesse discipulis, id est omnia bona et sancta factis amplius quam verbis ostendat. 41 Concilium Parisiense (829), éd. A. WERMINGHOFF, MGH, Concilia, 2, cap. 85 (18), p. 676. Voir aussi cap. 37, p. 636, à propos de l’exemple donné par les abbés aux chanoines. 42 Wetti, VG, p. 271, l. 15 : praeceptor noster, comme en p. 266, l. 35 et p. 271, l. 3-4 à propos de Colomban et p. 260, l. 20, p. 269, l. 8 et p. 271, l. 36 : vir Dei (Colomban puis Eustase) ; Walafrid, VG, p. 305, l. 1 : sanctum abbatem ; p. 289, l. 2 : Venerabilis… abba ; p. 305, l. 26-27 : abba monasterii… nomine Eustasius ; p. 298, l. 27 (comme p. 304, l. 15) : Vivente domino et patre meo Columbano ; p. 301, l. 30-31 : apud venerandum patrem. 43 Voir C. ROHR, « Columban-Vita versus Gallus-Viten ? », p. 39. C’est ce qu’illustrent la première vertu dans la Règle de Colomban et la plupart des miracles de la Vita Columbani de Jonas de Bobbio, voir I. WOOD, « The Vita Columbani and Merovingian Hagiography », Peritia, 1 (1982), p. 63-80, ici p. 66-67 ; A. DIEM, « Monks, Kings, and the Transformation of Sanctity », p. 547-548. 44 RB, cap. 63, p. 161, l. 13 : Abbas autem, quia uices Christi creditur agere, dominus et abbas uocetur. 45 W. BERSCHIN, Biographie, p. 302. 46 Wetti, VG, p. 260, l. 28-29 : Quibus congregatis, electus Dei Gallus rigabat corda eorum mellifluis verbis. 47 Walafrid, VG, p. 289, l. 18 : iussu venerandi abbatis Gallus coepit viam veritatis ostendere populo. 48 Wetti, VG, p. 260, l. 34 : Nam et vir Dei Columbanus aquam benedixit. 49 Walafrid, VG, p. 289, l. 25-26 : Beatus autem Columbanus iussit aquam afferri, et benedicens illam.
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milité et d’abaissement »50. Walafrid exprime d’une manière plus efficace que Gall n’a jamais pris de décision mais a plutôt toujours suivi la volonté de son abbé, ce qui reflète le commandement de la RB – une exigence répétée dans les actes des conciles – qu’« aucun des moines ne suive la volonté de son propre cœur »51. Walafrid attribue le même niveau d’obéissance aux disciples de Gall, à qui l’abbé a défendu d’ouvrir la boîte qu’il apporte avec lui. Pour Wetti, la boîte est finalement ouverte parce que son évêque et ses étudiants veulent connaître son contenu52. Mais Walafrid écrit uniquement que « la boîte a été ouverte après la mort de l’abbé », éludant ainsi la désobéissance des moines suggérée dans son texte de base53. Walafrid fait encore correspondre la structure administrative et topographique du monastère à ce que prescrivent la RB et les capitulaires. Wetti appelle en effet les moines « une société fraternelle », mais Walafrid spécifie qu’ils étaient « frères dans le même monastère »54. C’est la forme que saint Benoît assimile au meilleur type de moine55. Or ce n’est qu’après 720 et la construction de Saint-Gall par l’abbé Otmar qu’on a commencé à l’appeler « monastère »56. La description de Walafrid est donc anachronique. Dans sa présentation de la construction, Walafrid suggère en outre que le monastère a été planifié par Gall – « on construisit les bâtiments selon le dessein de l’homme de Dieu »57 – en veillant à placer les habitations à côté de l’oratoire, comme l’a recommandé l’empereur Louis58. À la différence de Wetti, Walafrid écrit nettement que la
50 Wetti, VG, p. 272, l. 9-10 : Iam, dicione regiminis vestri moderante, libens obtemperabam ; Walafrid, VG, p. 306, l. 8-9 : Scitis ipsi, me inter vos positum humilitati semper dedisse operam et subiectioni. 51 RB, cap. 3, p. 30, l. 8-9 ; Capitula ad lectionem canonum et regulae Sancti Benedicti pertinentia, Capit., cap. 24, p. 108-109. Smaragde, Expositio in Regulam Sancti Benedicti, cap. 3, 8, éd. A. SPANNAGEL et P. ENGELBERT, Siegburg, 1974 (Corpus Consuetudinum Monasticarum, 8), p. 83, l. 21-24, explique le rôle de l’abbé d’une façon qui ressemble à la description narrative de Walafrid : Omnis enim qui conpunctus et a Domino missus venit ad monasterium, non proprii cordis arbitrio sed abbatis sui et Domini vult vivere consilio, et non sui cordis facere voluntatem sed Domini et abbatis sui vult obtemperare mandatis. Sur la date du commentaire de Smaragde, voir p. 29-30. 52 Wetti, VG, p. 276, l. 4-6 : Post transitum ergo electi Dei praesul cum alumnis eam aperuit, scire cupiens secretum, quod in ea tam diu latuit. Ubi repertum est parvum cilicium et aenea catena infusa sanguine. 53 Walafrid, VG, p. 309, l. 18-20 : At ubi de hac vita migravit, sumpta clave, aperuerunt capsellam et invenerunt in ea cilicium modicum et catenam aeream sanguine aspersam. 54 Wetti, VG, p. 271, l. 38 : fraternalis societas ; Walafrid, VG, p. 305, l. 28-29 : Fratres… in eodem coenobio constituti. 55 RB, cap. 1, p. 18-20, l. 3-13 ; Capitulare missorum in Theodonis villa datum primum, mere ecclesiasticum (805), Capit., cap. 10, p. 122. 56 F. P RINZ, Frühes Mönchtum, p. 229 ; I. MÜLLER, « Die älteste Gallus-Vita », p. 242. 57 Walafrid, VG, p. 299, l. 2-3 : aedificia iuxta viri Dei dispositionem construeret. 58 Walafrid, VG, p. 289, l. 7 : Deinde, oratione praemissa, circa oratorium mansiunculas sibi fecerunt. Sur l’emplacement du dortoir, voir Synodi secundae decreta authentica, cap. 21, p. 478.
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messe était célébrée dans l’oratoire, suivant ainsi la loi qui oblige à célébrer la messe dans un lieu convenable59. Walafrid va encore plus loin que Wetti en structurant la journée monastique selon la RB : les activités des moines s’effectuent à l’heure appropriée. Gall demande le menu à un élève dans la version de Wetti, tandis qu’il demande au même frère ce qu’ils prendraient « à l’heure du repas » dans la version de Walafrid60. Walafrid a apporté un autre changement important à cet extrait, son usage de « frère » au lieu d’« élève » : les disciples de Colomban sont ses élèves, donc des moines, selon le commandement de Louis le Pieux que les moines soient instruits dans des monastères61. Pour le reste, Walafrid adopte les termes de la RB pour des activités liturgiques : ce que Wetti appelle les « prières matinales », Walafrid l’appelle « le travail de l’office matinal »62. Wetti appelle l’office de nuit nocturna, tandis que Walafrid l’appelle « vigiles », selon le terme utilisé dans la RB63. L’expression qu’emploie Walafrid pour la messe, « le devoir de l’autel », vient aussi de la RB64. Dans la version la plus ancienne de la Vie de saint Gall et dans la révision de Walafrid, la réception des invités suit les prescriptions de la RB et la norme exigée par Charlemagne : l’invité doit être annoncé, accueilli par l’abbé ou les frères, puis doit prier avec eux et échanger le baiser de paix65. Wetti ne men-
En discutant de la réception des invités, aucun des biographes de saint Gall ne mentionne de lieu pour héberger les moines en visite. 59 Wetti, VG, p. 271, l. 4-6 : fratribusque congregatis, oratio multiplicabatur, cum pro anima Columbani agenda missarum celebrabatur ; Walafrid, VG, p. 304, l. 17-18 : oratorium ingressi, prostraverunt se in orationem et coeperunt missas agere et praecibus insistere. Voir le Concilium Parisiense, cap. 47, p. 641 et cap. 73 (6), p. 672. 60 Wetti, VG, p. 272, l. 12-13 : vocavit ad se alumnum, a quo inquisivit, quid habuissent ad reficiendum ; Walafrid, VG, p. 306, l. 12-14 : Vocavit deinde unum e fratribus et eum interrogavit, quid essent tempore refectionis sumpturi. 61 Synodi secundae Aquisgranensis decreta authentica, cap. 5, p. 474. Voir M. DE JONG, « Imitatio morum : The Cloister and Clerical Purity in the Carolingian World », dans Medieval Purity and Piety : Essays on Medieval Clerical Celibacy and Religious Reform, éd. M. FRASSETTO, New York, 1998, p. 49-80, ici p. 63 ; R. MCK ITTERICK, Frankish Kingdoms, p. 146 ; J. SEMMLER, « Die Reform geistlicher Gemeinschaften in der ersten Hälfte des 9. Jh. und der Klosterplan von St. Gallen », dans Studien zum St. Galler Klosterplan, 2, éd. P. OCHSENBEIN, K. SCHMUKI, Saint-Gall, 2002, p. 87-105, ici p. 101-102. 62 Wetti, VG, p. 270, l. 35 : finitis matutinalibus orationibus ; Walafrid, VG, p. 304, l. 10 : post laborem matutinalis officii. 63 Wetti, VG, p. 271, l. 2-3 : Post nocturnam huius noctis ; Walafrid, VG, p. 304, l. 14 : Post huius vigilias noctis ; RB, cap. 18, p. 80, l. 20 : aequaliter diuidantur in septem noctium vigilias, comme en cap. 18, l. 6, p. 76. Voir aussi l’expression mixte « les vigiles nocturnes », RB, cap. 10, p. 62, l. 3 et cap. 9, p. 61, l. 11. 64 Wetti, VG, p. 266, l. 35-36 : ‘… ego missam non celebrabo’ ; Walafrid, VG, p. 298, l. 28 : ‘… altaris officium non usurpabo… ‘, voir RB, cap. 62, p. 158, l. 6 : praeter officium altaris. 65 RB, cap. 53, p. 135-136, l. 3-4 : Ut ergo nuntiatus fuerit hospes, occurratur ei a priore vel a fratribus cum omni officio caritatis, et primitus orent pariter, et sic sibi socientur in pace ; Duplex legationis edictum, cap. 9, p. 63.
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tionne ni annonce, ni prière66. Dans chacune des trois versions, un miracle se produit afin de nourrir les invités. Walafrid raconte l’histoire d’une façon qui souligne la modération des moines. Gall dit en substance : « Voyons si Dieu voudra nous accorder quelques petits poissons » – c’est déjà la version du VIIe siècle67. De façon significative, Walafrid ajoute « pour nos besoins » pour montrer que Gall ne voulait que le nécessaire, et qu’il partage la nourriture des frères, ce qui correspond exactement à l’exigence du Concile d’Aix de 81668. Wetti note quant à lui qu’un unique poisson minuscule avait été pris avant le miracle, qu’on retrouve gigantesque au moment de le manger, mais sans dire ce que Gall a demandé en particulier69. Les correspondances entre la révision de Walafrid, la RB et les prescriptions carolingiennes prouvent que l’hagiographie pouvait véhiculer des normes et même être mise à jour afin de communiquer les normes requises par une époque particulière. Sa fonction d’édification en fait bien sûr un véhicule efficace pour l’instruction des abbés et de leurs moines, quant au style de vie qui convient70, mais c’est aussi le support par excellence à la confluence de la tradition orale et de l’écrit71. En présentant la RB et la loi carolingienne sous forme descriptive et narrative plutôt que prescriptive, l’hagiographie normative montre non seulement quelles sont les actions appropriées, mais aussi les attitudes intérieures convenables, par exemple vis-à-vis de la nourriture. Les 66
Wetti, VG, p. 272, l. 3-5. VV, p. 215 : uideamus, si Dominus nobis uoluerit donare aliquos pisciculos ; Walafrid, VG, p. 306, l. 17-19 : Videamus, utrum misericors Dominus aliquos nostris velit necessitatibus largiri pisciculos. 68 Synodi primae Aquisgranensis decreta authentica, cap. 23, p. 464, voir R. MCK ITTERICK, Frankish Kingdoms, p. 115 ; J. SEMMLER, « Reform geistlicher Gemeinschaften », p. 97-99. 69 Wetti, VG, p. 272, l. 20-22 : Mirum in modum longitudo eius XII palmarum et latitudo IIII inventa est, cum ibi nisi brevis pisciculus antea umquam captus est. 70 Sur la fonction édifiante de l’hagiographie, voir par exemple H. DELEHAYE, The Legends of the Saints, trad. D. ATTWATER, Dublin, 1998, p. 54 ; L. RYDÉN, « Communicating Holiness », dans East and West : Modes of Communication. Proceedings of the First Plenary Conference at Merida, éd. E. CHRYSOS, I. WOOD, Leyde, 1999 (Transformation of the Roman World, 5), p. 71-91, ici p. 83 ; I. WOOD, « Forgery in Merovingian Hagiography », dans Fälschungen im Mittelalter : Internationaler Kongress der Monumenta Germaniae Historica, München, 16.-19. September 1986, Hanovre, 1988 (Schriften der MGH, 33.5), p. 369-384, ici p. 378-379 et p. 382-384 ; J.-C. POULIN, L’idéal de sainteté dans l’Aquitaine carolingienne d’après les sources hagiographiques (750950), Québec, 1975 (Travaux du laboratoire d’histoire religieuse de l’Université Laval, 1), p. 28 ; A.-M. HELVÉTIUS, « Les modèles de sainteté dans les monastères de l’espace belge du VIIIe au Xe siècle », Revue bénédictine, 103 (1993), p. 51-67, ici p. 53 ; I. WOOD, « The Vita Columbani », p. 68, décrit la Vita Columbani comme « the Rule in action » et A. DIEM, « Monks, Kings, and the Transformation of Sanctity », p. 528 comme « a written version of the Regula Columbani ». 71 L. L. COON, Dark Age Bodies, p. 55, écrit que : « part of the political motivation behind the Aachen 816 and 817 synods… was to exercise control over the intangible oral component of monastic practice and to submit its improvisational nature to the seemingly stable authority of the written word ». La révision hagiographique peut peut-être être considérée comme un autre effort pour réaliser cet objectif. 67
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abbés pouvaient imiter cette attitude même s’ils ne pouvaient pas obtenir de miracles comme le faisait Gall. De la même façon qu’Alcuin révise la Vie de saint Riquier pour mettre l’accent sur la prédication du saint plutôt que sur ses miracles72, Walafrid insiste sur l’autorité de Gall et sa façon de gouverner, imitée des normes carolingiennes. Alors qu’on demande souvent « si » et « comment » les politiques impériales s’étendaient à travers l’Empire, pour analyser l’écart entre l’ambition carolingienne et sa réussite73, cette étude commence à donner une réponse. Walafrid, qui a grandi dans un monastère qui s’intéressait à la réforme et qui a noué des liens intimes avec la cour impériale, a calqué sur ce qu’il y a appris des projets de réforme son image de la vie monastique : cela souligne le pouvoir déterminant de la cour dans la diffusion d’une culture religieuse commune et confirme notre conception traditionnelle du mouvement réformateur74. La révision de Walafrid présente au monastère de Saint-Gall la vision impériale du monachisme. Il est possible que Walafrid ait écrit en pensant que l’empereur serait son premier public, et pour démontrer sa loyauté envers lui : les deux années pendant lesquelles Walafrid a composé sa révision en effet sont les plus agitées du règne. En 833, Louis a été abandonné par ses fidèles et soumis à la pénitence publique75 ; il a regagné son trône en 83476. Walafrid met l’accent sur l’autorité de l’abbé, la hiérarchie monastique et la nécessité que les institutions légitimes se comportent selon la volonté royale : c’est présenter le monde ordonné tel qu’on en a besoin, tel que la restauration de Louis pourrait le rétablir. De fait, Walafrid a gagné sa position à la cour par son poème sur la vision de Wetti : il est possible qu’il ait continué, avec la révision de la Vie de saint Gall, à montrer
72 I. WOOD, The Missionary Life. Saints and the Evangelisation of Europe, 400-1050, New York, 2001, p. 82. 73 R. E. SULLIVAN, « What was Carolingian Monasticism ? The Plan of St Gall and the History of Monasticism », dans After Rome’s Fall : Narrators and Sources of Early Medieval History, éd. A. C. MURRAY, Toronto, 1998, p. 251-287, ici p. 258-261, où est évalué l’état de la question du monachisme carolingien. Pour une étude plus récente, voir L. L. COON, Dark Age Bodies, p. 51-52, « recent work on Carolingian monasticism has underscored vital, local ascetic and liturgical practices in the face of centralizing and Romanizing programs, even documenting instances of resistance to such imperial initiatives ». 74 P. DEPREUX, « Ambitions et limites des réformes culturelles à l’époque carolingienne », Revue historique, 307 (2002), p. 721-753, ici p. 722-723, R. MCK ITTERICK, Frankish Kingdoms, p. 164166 ; E AD., « The Carolingian Renaissance of Culture and Learning », dans Charlemagne : Empire and Society, éd. J. STORY, Manchester, 2005, p. 151-166, ici p. 164-165. 75 Annales Bertiniani, éd. F. GRAT, J. VIELLIARD, S. CLÉMENCET, Paris, 1964, p. 9-10 ; B. SIMSON, Jahrbücher des Fränkischen Reichs unter Ludwig dem Frommen 2, Berlin, 1969 [1876], p. 48-53, 62-75. Au sujet des opinions contemporaines et postérieures de l’abandon de Louis le Pieux et sa pénitence publique, voir C. M. BOOKER, Past Convictions : The Penance of Louis the Pious and the Decline of the Carolingians, Philadelphie, 2009. 76 Annales Bertiniani, p. 12 ; SIMSON, Jahrbücher, p. 90, donne d’autres sources qui traitent de cet événement.
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à Louis sa connaissance des caractéristiques et des devoirs que la réforme exigeait de la part des abbés. Si Walafrid travaillait avec l’intention de gagner un abbatiat, il y a réussi en devenant abbé de Reichenau en 83877. Si Louis faisait partie du public possible de Walafrid, Gozbert est son public le plus vraisemblable. Avec ou grâce à Walafrid, il se peut qu’il ait cherché lui aussi à démontrer ses qualités d’abbé et sa loyauté envers Louis : à ses yeux, la version de Wetti manque finalement peut-être plus de contenu que de style. La révision de Walafrid donne à la réforme bénédictine à Saint-Gall une histoire plus longue qu’en réalité. C’est peut-être à travers cette réécriture de l’histoire de Saint-Gall, cette « invention d’une tradition », que la réforme a pu s’y enraciner78 puis se répandre ailleurs. Les Vies, en effet, font peut-être l’objet de révisions subtiles ; elles sont surtout plus diffusées, ce qui en fait des sources plus importantes pour la réforme carolingienne que les capitulaires et les conciles79, avec lesquels elles pouvaient contribuer à la même réforme monastique. Si la révision de Wetti ne survit que dans un unique manuscrit, celle de Walafrid apparaît dans plus de soixante-quinze manuscrits médiévaux80. Les moines de Saint-Gall pouvaient lire les deux versions ; à l’extérieur du monastère seule celle de Walafrid était copiée et préservée. Entre le modèle idéal de Wetti et celui de Walafrid, les divergences, par exemple sur l’instruction monastique, peuvent provenir simplement d’une différence de génération et de leurs expériences personnelles : le portrait de Gall en enseignant par Wetti sent le vécu81. Or, à la fin du VIIIe siècle, la réforme carolin-
G. BERNT, « Walahfrid Strabo », dans Lexikon des Mittelalters 8, Stuttgart, 1997, col. 19371938, ici col. 1937. 78 Pour l’oblation comme un exemple d’« invention de tradition » dans la culture carolingienne, voir M. DE JONG, In Samuel’s Image, p. 196 : « Hrabanus’ passionate defence of the oblatio puerorum has an undeniable element of ‘invention of tradition’, the thrust of his argument being that this was a divine institution with a historical pedigree reaching back all the way to the days of the patriarchs ». 79 En dernier lieu sur ce thème, voir R. MCK ITTERICK, Charlemagne. The Formation of a European Identity, Cambridge, 2008, p. 233-237 ; et sur la proximité des processus de communication entre capitulaires et conciles, L. JÉGOU, L’évêque, juge de paix. L’autorité épiscopale et le règlement des conflits entre Loire et Elbe (milieu VIIIe-milieu XIe siècle), Turnhout, 2011 (Haut Moyen Âge, 11) p. 54. 80 W. BERSCHIN, Biographie, p. 286 ; C. ROHR, « Columban-Vita versus Gallus-Viten ? », p. 32 ; T. K LÜPPEL, « Die Germania (750-950) », p. 183. Le manuscrit de la VG de Wetti est le Sankt Gallen Stiftsbibliothek 553, voir http://www.e-codices.unifr.ch/de/preview/csg/0553. 81 D. A. BULLOUGH, « Aula Renovata : The Carolingian Court before the Aachen Palace », Proceedings of the British Academy, 71 (1985), p. 267-301, réimp. dans Carolingian Renewal : Sources and Heritage, Manchester, 1991, p. 123-160, ici p. 138-141 : dans les années 780, « works that are in any sense ‘theological’, whether exegetic, apologetic, or dogmatic, are notably invisible ». ID., « The Career of Columbanus », dans Columbanus : Studies on the Latin Writings, éd. M. L APIDGE, Woodbridge, 1997, p. 1-28, ici p. 8, n. 29 : « Wettinus may have been following the corresponding (lost) portion of the VV : but equally, as the teacher in the monastic school at Reichenau, he could well have ‘glossed’ his sources in this sense ». 77
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gienne mettait l’accent sur les arts libéraux, la grammaire et le langage82. Ces savoirs et ces objectifs, que Wetti a appris à connaître pendant son enfance à Reichenau, ont marqué sa révision. Comme membre de la génération intellectuelle suivante, Walafrid améliore encore le style, mais change surtout le fond, pour aller dans le sens des nouvelles normes de la vie monastique : dans l’éducation, l’accent s’est déplacé vers l’exégèse et l’obéissance, rempart contre l’hérésie, d’où l’insistance de Walafrid sur l’interprétation biblique correcte et les compétences exégétiques83. La comparaison de la révision de Wetti à celle de Walafrid peut ainsi mettre en évidence comment les objectifs de la réforme se transformaient de décennie en décennie et indiquer la vitesse avec laquelle la réforme impériale était apprise, assimilée et transmise par les intellectuels. Le fait qu’il semble falloir quinze ans pour que les valeurs réformatrices apparaissent dans l’hagiographie pourrait même suggérer que l’effet de conviction de l’hagiographie n’était pas un objectif explicite de la réforme mais un résultat inattendu de la réécriture du passé, selon une perspective formée par les idéaux contemporains appris pendant l’enfance. Bien que plusieurs motivations se cachent derrière une révision hagiographique, motivations dont les hagiographes n’avouent qu’une partie84, nous pouvons commencer à déchiffrer la culture carolingienne en étudiant les différences entre les deux versions de la même histoire. En explorant comment des intellectuels différents ont représenté la vie monastique, nous avons accès à leurs idées et leur compréhension du rôle de l’histoire. Avec leur capacité à révéler l’étendue, la chronologie et la transmission de la réforme carolingienne, les sources hagiographiques étudiées dans le contexte des sources normatives peuvent nous aider à évaluer les réussites et l’héritage des Carolingiens.
P. DEPREUX, « Ambitions et limites », p. 721, p. 737-740 et 745-746 ; R. MCK ITTERICK, Frankish Kingdoms, p. 148-149 ; E AD., « Carolingian Renaissance », p. 156. 83 D. GANZ, « Theology and the Organisation of Thought », dans The New Cambridge Medieval History, 2, éd. R. MCK ITTERICK, Cambridge, 1995, p. 758-785, ici p. 758 ; W. OTTEN, « Carolingian Theology », dans The Medieval Theologians, éd. G. R. EVANS, Oxford, 2000, p. 6582, ici p. 66 ; C. CHAZELLE & B. VAN NAME EDWARDS, « Introduction : The Study of the Bible and Carolingian Culture », dans The Study of the Bible in the Carolingian Era, éd. C. CHAZELLE & B. VAN NAME EDWARDS, Turnhout, 2003 (Medieval Church Studies, 3), p. 1-16, ici p. 11. 84 Walafrid, VG, p. 281, l. 5-8 : Vitam igitur sancti confessoris Christi Galli, patroni nostri, cuius corporis thesaurum fidelibus servatis excubiis, sensu nobilem, scripto degenerem vultis a me lumine rectae locutionis ornari et seriem confusam capitulorum distingui limitibus. M. GOULLET, Écriture et réécriture, p. 33-40, expose les causes alléguées des réécritures dans les prologues des révisions carolingiennes. 82
« Saint » Richard de Normandie et le sacristain noyé dans le Roman de Rou de Wace et l’Histoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure Françoise L AURENT Clermont-Ferrand
La définition de l’hagiographie comme « discours » sur les saints proposée par Marc Van Uytfanghe, où sont dégagées les normes stylistiques et narratives qui régissent le récit hagiographique1, laisse ouverte, suivant les réserves mêmes de l’auteur, « la difficile question des formes littéraires qui véhiculent [ce] discours ». Il peut en effet épouser diverses formes stylistiques et s’incarner dans des genres littéraires différents qui ne relèvent pas directement de l’hagiographie, mais avec lesquels il devient possible d’établir des comparaisons, comme la biographie, le roman, la nouvelle, l’apophtegme, l’éloge, ou encore les textes historiographiques dont elle tend, dans une conception chrétienne du monde, à se rapprocher2. L’historiographie ayant pour objet de dévoiler les desseins divins en embrassant la totalité de l’histoire de l’Église et du Christ, les récits hagiographiques, qui traitent d’une partie de cette histoire à travers les vies et les passions des saints, remplissent en effet une fonction historiographique – Michel Sot présente d’ailleurs ceux qui furent écrits aux alentours de l’An Mil comme « un genre historiographique de ce temps »3. Bien que « dans ce rapport 1
Il est reconnaissable au héros qu’il met en scène, à l’« infléchissement ‘kérygmatique’ de la réalité historique », à la visée apologétique et pastorale, enfin, à l’utilisation de lieux communs et de thèmes typiques. Voir M. VAN UYTFANGHE, « L’hagiographie : un ‘genre’ chrétien ou antique tardif ? », Analecta Bollandiana, 111 (1993), p. 135-188. Voir aussi G. PHILIPPART DE FOY, « L’hagiographie comme littérature : concept récent et nouveaux programmes ? », Hagiographie, RSH, 251 (juillet-septembre 1998), p. 11-39. 2 M. VAN UYTFANGHE, « L’hagiographie : un ‘genre’ », p. 149. 3 M. SOT, « L’historiographie latine dans l’Europe de l’An Mil », dans Hommes et sociétés dans l’Europe de l’An Mil, éd. P. BONNASSIE et P. TOUBERT, Toulouse, 2004, p. 389-405, ici p. 399. « Les Vies de saints, textes hagiographiques dans nos catégories modernes, écrit Michel Sot, n’auraient pas relevé de l’historiographie il y a vingt ou trente ans. La Vie de Charlemagne par Éginhard (v. 829), la Vie de Robert le Pieux par Helgaud de Fleury (1033, complétée en 1041) ou la Vie de Conrad II par Wipon (v. 1040-1046) en auraient relevé parce qu’il s’agit de biographies ‘laïques’ et non de Vies de saints. On mesure aujourd’hui ce que la distinction a de fragile et Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 345-357 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102198
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dialectique, l’hagiographie, souligne Patrick Henriet, ait tendance à l’emporter sur l’écriture de l’histoire »4, l’inverse se vérifie aussi, puisque les œuvres données pour historiographiques peuvent intégrer des épisodes qui empruntent au discours hagiographique sa matière et ses schémas idéologiques. Le phénomène a déjà été relevé et analysé dans les textes en latin, moins souvent dans les textes en langue vernaculaire. Aussi prendra-t-on l’exemple de deux récits composés successivement dans les années 1160-1170 à la demande, sans doute, d’Henri II Plantagenêt : le Roman de Rou du clerc normand Wace et l’Histoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure, connue sous le titre exogène de Chronique des ducs de Normandie5. Inspirées du De moribus et actis primorum Normanniae ducum de Dudon de Saint-Quentin et des Gesta Normannorum ducum commencés vers 1070 par Guillaume de Jumièges, puis successivement interpolés par Orderic Vital, moine de Saint-Évroult, et par Robert de Torigni, moine de l’abbaye du Bec6, ces deux « mises en roman » offrent une généalogie des ducs de Normandie depuis Rollon, le chef viking fondateur de la lignée, jusqu’à Henri Ier sur qui elles s’achèvent. Or, à propos du duc Richard Ier, Wace introduit un épisode que ne mentionnent pas ses sources ecclésiastiques, mais qui sera repris par Benoît de Sainte-Maure. Il est connu sous le titre de « miracle du sacristain noyé ». Wace l’a sans doute emprunté à des traditions orales qui l’avaient elles-mêmes vraisemblablement détourné de la littérature mariale, à laquelle il se rattachait à l’origine, pour enrichir la mémoire du troisième duc de Normandie. En dépit de l’absence de textes sources, la mise en parallèle du miracle de la Vierge et de l’histoire racontée dans l’épisode de la vie de Richard Ier offre un terrain d’étude privilégié pour mettre au jour la permanence et la validité des codes et des schémas hagiographiques, et, parallèlement, pour analyser leur sta-
il n’est plus pensable d’omettre les Vies de saints dans une étude de l’historiographie », ibid., p. 397. 4 P. HENRIET, « Hagiographie et historiographie en Péninsule ibérique (XIe-XIIIe siècles). Quelques remarques », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 23 (2000), p. 53-85, ici p. 54. 5 Les citations renvoient aux édition suivantes : Wace, Le Roman de Rou, éd. A. J. HOLDEN, 3 vol., Paris, 1970-1973 ; Benoît de Sainte-Maure, La Chronique des ducs de Normandie par Benoît, éd. C. FAHLIN, t. I et II, Uppsala, 1951-1954 (Bibliotheca Ekmaniana, 56 et 60) ; t. III. Glossaire, entièrement revu et complété par les soins d’O. SÖDERGARD, Uppsala, 1967 (Bibliotheca Ekmaniana, 64) ; t. IV. Notes, par S. SANDQVIST, Stockholm, 1979 (Acta Universitatis Lundensis, I, 29). 6 Dudon de Saint-Quentin, De moribus et actis primorum Normanniæ ducum auctore Dudone sancti Quintini decano, éd. J. L AIR, Caen, 1865 (Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, 23) ; pour la traduction, voir Dudo of St Quentin’s History of the Normans, trad. E. CHRISTIANSEN, Woodbridge, 1998 ; Guillaume de Jumièges, The Gesta Normannorum Ducum of William of Jumièges, Orderic Vitalis and Robert of Torigni, éd. et trad. E. M. C. VAN HOUTS, Oxford, 1998.
« SAINT » RICHARD DE NORMANDIE ET LE SACRISTAIN NOYÉ
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tut dans des textes destinés à exhausser la lignée ducale de Normandie et, avec elle, la figure d’Henri II Plantagenêt. Or leur statut est problématique. Si le remploi et le transfert du matériau marial et de ses normes participent d’une entreprise fondée non sur l’édification religieuse, mais sur la propagande politique, l’histoire du sacristain ne subit pas le même traitement chez les deux historiens, les différences entre leurs rédactions s’articulant précisément sur l’application stricte ou le rejet des conventions normatives de l’hagiographie. 1. La tradition mariale Dans la tradition des Miracles de la Vierge, l’histoire raconte l’aventure d’un moine luxurieux qui, en revenant de chez sa maîtresse, se noie en passant sur un fleuve pour regagner son monastère. Des démons accourent alors pour prendre possession de son âme, mais en sont empêchés par des anges qui la leur disputent en alléguant la foi fervente du pécheur qui n’a jamais manqué d’adresser à Marie une prière en passant devant son autel. Pour mettre fin au débat, les deux partis demandent l’arbitrage de la Vierge qui ordonne de donner au moine une seconde chance afin qu’il s’amende, puis le ressuscite. Après que ses frères ont transporté sa dépouille au monastère et pendant qu’ils la veillent, le sacristain revient à la vie, conte son aventure et se repent de son péché. Ce miracle a joui au Moyen Âge d’une grande popularité, dont témoigne une riche tradition manuscrite. Dans sa thèse intitulée la Légende du sacristain noyé, Franz Ritter ne compte pas moins de soixante-trois rédactions en latin7 et, le thème se prêtant aisément à la prédication, l’histoire est aussi exploitée dans un nombre considérable d’exempla et de sermons, en particulier le Sermo de conceptione beatae Mariae attribué à tort à Anselme8. Son succès ne s’est pas démenti dans les traductions vernaculaires. Pour ne s’en tenir qu’au domaine linguistique français, un contemporain de Wace et de Benoît, l’hagiographe anglo-normand Adgar, en offre très tôt une adaptation, inspirée vraisemblablement d’un miracle du De laudibus et miraculis sanctae Mariae de Guillaume de Malmesbury9. Cette version, sans doute la première en français, est contenue dans ce que l’hagiographe nomme son Gracial, qui est aussi le premier recueil
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F. R ITTER, Die Legende vom « Ertrunkenen Glökner », Carspach, 1913, p. 25-39. Voir H. KJELLMAN, La deuxième collection anglo-normande des Miracles de la Sainte Vierge et son original latin, avec les miracles correspondants des manuscrits français 375 et 818 de la Bibliothèque Nationale, Paris-Uppsala, 1922. 9 Adgar, Le Gracial, éd. P. KUNSTMANN, Ottawa, 1982, et Guillaume de Malmesbury, De Laudibus et miraculis Sanctae Mariae, éd. J.-M. CANAL, Rome, 1968, p. 98-99. 8
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connu de miracles de la Vierge. Au début du XIIIe siècle, Gautier de Coinci en a à son tour livré une adaptation, elle aussi fidèle à la tradition latine antérieure10. Les écarts individuels entre les récits en latin et en français sont insignifiants, en effet, tant en matière de contenu que de forme. L’histoire du sacristain appartient au fonds commun des légendes, sa normalisation est inscrite dans le genre même des miracles où d’un récit à l’autre on a l’impression de lire la même histoire développée suivant une même axiologie. Aussi la narration concentre-telle et cristallise-t-elle de façon plus nette encore que les biographies saintes ou les récits de martyre les normes narratives et stylistiques du « discours hagiographique » : une narrativité faible reposant sur l’emploi de lieux communs et de thèmes typiques, un traitement spécifique de la donnée historique, une visée apologétique et pastorale affichée. Quelle que soit la version, quelle que soit la langue de celle-ci, les auteurs se montrent indifférents à l’action humaine et au cadre historique. Leur récit dépeint des lieux vides de tout référent, ou plus exactement, la représentation spatiale n’est qu’une materia au service de leur dessein pastoral et didactique. Aussi ignore-t-on et le nom du moine sacristain et celui de son monastère, et ne sait-on rien de la manière dont il passe le fleuve pour se rendre chez sa belle. Le personnage s’inscrit dans le schéma narratif dénué de toute individuation propre, et sa personnalité s’efface derrière les traits topiques du pécheur tenté par le diable. Le moine est le jouet d’un jeu de pouvoir entre les forces du Mal et celles du Bien que le même schématisme caractérise. Conformément à l’imaginaire marial et à la structure actantielle des miracles, les diables ne jouissent en effet que de pouvoirs limités, confrontés qu’ils sont à la volonté et la toute-puissance de la Vierge dont le concours contrevient à la validité de tous les critères de la justice humaine, et dont l’invocation suffit à tout. La norme dramatique qui régit le canevas narratif désamorce l’action ; l’histoire n’a jamais qu’une fonction de vérification dont le miracle du sacristain offre une expression, une fois encore, exemplaire : avant de le ressusciter, Marie ouvre la bouche du noyé pour constater qu’elle a bien été, au moment de sa mort, l’unique objet de ses pensées. L’histoire tout entière est tendue vers cette démonstration qui vise à l’édification, à l’action de grâce et à la prière. Plus qu’un instrument de célébration, le miracle est un discours propre à canaliser l’énergie spirituelle des
10 Voir Deux miracles de la Sainte Vierge par Gautier de Coinci : Les 150 Ave du chevalier amoureux et Le sacristain noyé, éd. E. R ANKKA, Uppsala, 1955 (Thèse de la Faculté des Lettres d’Upsal).
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membres de la communauté cléricale et de la communauté laïque, leur permettant de conformer leur existence sur le modèle qu’il leur offre11. 2. Wace et la mise à distance des normes hagiographiques Dans le Roman de Rou, la forme et l’écriture du récit épousent les normes de la tradition mariale, dominées, conventionnellement, par un assèchement du sillon narratif et une neutralisation de l’action. Plus exactement, ces conventions sont apparemment au service de desseins politiques si l’on considère que, entre autres modestes modifications dont on prendra ultérieurement la mesure, le rôle que joue la Vierge dans les miracles est transféré et attribué à la personne de Richard Ier de Normandie, choisi comme arbitre par les anges et les démons dans le différend qui les oppose. Si le pouvoir dont le duc normand est doté peut ressortir à une conception lignagère de la sainteté où la fonction royale ou princière permet souvent de faire le lien entre l’hagiographie et l’historiographie, le rôle qu’il est amené à jouer n’a, à ma connaissance, pas d’équivalent dans les textes hagiographiques. La rupture avec la culture ecclésiastique et sa doxa ne peut s’expliquer que par l’influence que Richard a exercée sur l’imagination populaire12. Car le troisième des ducs de Normandie s’est introduit très tôt dans l’épopée où son nom figure dans de nombreuses chansons de geste13, et il est par ailleurs le héros d’un grand nombre de récits où le merveilleux profane le dispute au miraculeux et au sacré. Néanmoins, par-delà le poids des facteurs culturels d’origine populaire et folklorique qui ont pu s’exercer sur la reconnaissance de la « sainteté » de Richard Ier, sa figure a été très tôt façonnée par les modèles hagiographiques : déjà, dans le De moribus et actis primorum Normanniae ducum de Dudon de Saint-Quentin14, premier historiographe de la famille ducale normande, il est doté de toutes les vertus évangéliques, et, de son 11 Aussi n’est-il pas surprenant que, bien que le discours hagiographique fonctionne sous sa forme minimale, certaines versions du miracle prennent la liberté d’enrichir leur matière en développant les discours directs qui, par la bouche des personnages, sont pour eux des occasions renouvelées de confesser leur foi en Marie et d’édicter des règles de conduite. 12 Elle peut s’expliquer aussi pour des raisons politiques. Dans la continuité d’une narration où le temps chronique se fond dans le récit des biographies de chacun des ducs normands, le principat de Richard Ier, petit-fils de Rollon et fils de Guillaume Longue-Épée, apparaît comme un moment charnière. Couronnant, suivant l’analyse d’Emmanuèle Baumgartner, « l’accession des Danois barbares à la maîtrise du discours politique et à la juste compréhension des rapports à établir entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel ». Avec Richard, l’édification d’une nation normande prend désormais le pas sur la culture danoise originelle. Voir E. BAUMGARTNER, « Les Danois dans l’Histoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure », Le Moyen Âge, 108 (2002), p. 481-495. 13 Voir J. BÉDIER, Les Légendes épiques. Recherches sur la formation des chansons de geste, 2e éd., t. IV, Paris, 1921, p. 6. 14 C’est aussi dans cet esprit qu’a travaillé Guillaume de Jumièges.
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vivant comme après sa mort, son nom, on y reviendra, est attaché à la fameuse relique du Saint Sang, vénérée dans l’abbatiale de la Sainte-Trinité de Fécamp, l’une des nécropoles des ducs de Normandie15. Aussi n’est-il pas surprenant que Wace mette à contribution une partie de cette riche tradition légendaire dans les épisodes qui concluent la « vie » de Richard Ier, suivant un mode d’insertion qui confirme lui aussi le lien entre l’écriture hagiographique et l’écriture de l’histoire. Conformément en effet au modèle narratif conventionnel des vies de saints où la biographie du héros de la foi est prolongée par un surplus de miracles posthumes qui, associés au corps et au tombeau, disent ses pouvoirs thaumaturgiques et confirment sa mission d’intermédiaire entre les hommes et Dieu, cinq anecdotes, énumérées sur un mode paratactique, sans que soit ménagé de lien significatif entre elles ni avec le récit précédent, n’ont d’autre justification que de témoigner des belles vertus du duc normand. La configuration narrative s’ajoutant au contenu édifiant de l’histoire, tout concourt à indiquer qu’en substituant Richard Ier à la Vierge dans son rôle rédempteur, Wace aurait collaboré à la tradition hagiographique « qui visait à donner à ce duc les caractéristiques d’un saint »16. L’hypothèse a été avancée et fort bien exposée par Jean-Guy Gouttebroze, qui rappelle que cette dimension sacrée s’est trouvée ranimée au début du XIIe siècle, au moment « où les rois d’Angleterre voulurent que leur soient reconnues des prérogatives de droit divin analogues à celles que le roi de France avait acquises par l’onction du sacre »17. Mais était-ce bien là l’intention de Wace ? Les transformations que l’historien normand apporte à la tradition mariale tendraient à prouver qu’il poursuit d’autres buts car, aussi modestes qu’elles soient, toutes concourent à peser les normes de l’écriture hagiographique à l’aune de questions qui ne re-
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Le Précieux Sang de Fécamp aurait été recueilli dans une fiole directement remplie par Nicodème aux plaies du Christ au moment de sa mise au sépulcre. La légende est rapportée par Francisque Michel dans son édition de la Chronique des ducs de Normandie, Paris, 3 t., 18361844 (Collection de Documents inédits sur l’Histoire de France), t. 3, p. 336-341. Voir aussi J. BÉDIER, Les Légendes épiques, p. 11-12, et surtout l’article qu’a consacré J.-G. GOUTTEBROZE à son culte, « À l’origine du culte du Précieux Sang de Fécamp, le Saint Voult de Lucques », Tabularia. « Études », 22 (2002), p. 1-8. 16 J.-G. GOUTTEBROZE, « Le diable dans le Roman de Rou », dans Le Diable au Moyen Âge (Doctrine, Problèmes moraux, représentations), Aix-en-Provence, 1979 (Senefiance, 6), p. 213236, ici p. 226. 17 « Ils aspirèrent à devenir des rois thaumaturges et tout ce qui, dans leur ascendance, put prouver l’existence de la vocation sacrée de leur dynastie prit une importance considérable. L’hagiographie anglo-normande s’emploiera dès lors à mettre en valeur deux figures de princes remarquables par leur piété : Richard Ier, ancêtre normand et continental d’Henri II, le protecteur de Wace, et Édouard le Confesseur, souverain anglais, dont Henri Ier avait épousé une descendante », ibid., p. 226-227.
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lèvent précisément ni de la sainteté ni de la politique, voire à reléguer la figure ducale au second plan. La première retouche porte sur les circonstances de l’histoire et sur la figure du moine qui n’est pas, comme dans la tradition mariale, un pécheur endurci. Le sacristain n’a jamais été luxurieux et, s’il se montre sensible à la beauté d’une dame, allant pour la conquérir jusqu’à quitter son monastère, il se noie avant de se rendre chez elle et non après. Cette modification transforme profondément le contenu et le sens des échanges entre les anges et les démons. Dans la tradition mariale, quelles que soient les versions du miracle, l’affrontement entre les deux parties ne prend pas la forme d’un débat – dans les récits les plus brefs il est même simplement narrativisé : les démons soutiennent que l’immoralité du moine constitue une preuve suffisante pour le faire condamner ; les anges prétendent le contraire et, à court d’arguments, font appel à la Vierge dont l’argumentaire est lui aussi bien faible. Celle-ci prend la défense du sacristain en rappelant les prières qu’il n’a jamais cessé de lui adresser en dépit de ses vices, et détourne la situation en dénonçant la malice des démons. Il en va tout autrement chez Wace où la querelle entre les forces du Bien et les forces du Mal est transformée en dispute scolastique à laquelle ne participe qu’un seul représentant de chaque partie. Comme l’a déjà signalé Jean-Guy Gouttebroze, le péché de chair n’ayant pas été consommé, le diable ne peut avancer des arguments doctrinaux solides, et l’ange peut dès lors engager avec lui un débat « dont l’esprit, signalet-il, n’est pas sans rappeler celui du Sic et non » d’Abélard et les « enseignements des théologiens de la liberté » qui proclament le primat de l’intention dans les bonnes actions comme dans les péchés18. Suivant le modèle et la pratique de la controverse, les deux adversaires s’affrontent en effet sur la quaestio posée par le sort du moine qui les oblige à choisir entre deux solutions données a priori pour incompatibles, et leur échange est régi par une succession d’affirmations et d’objections, appuyées sur la confrontation d’autorités : alors que le diable veut emporter l’âme du moine en enfer parce qu’il l’a pris « en male voie », l’ange lui en conteste le droit en alléguant les actions qu’il a accomplies durant une vie tout entière orientée par une volonté profonde de faire le bien, et surtout en soulignant la capacité de revirement accordée à l’homme. Dans son discours est en germe une science psychologique du sujet où les facteurs personnels de l’action humaine vont à l’encontre du simple déterminisme prôné par son adversaire : À une doctrine qui juge avant tout sur l’intention avant la faute et qui ne tient pas compte du pouvoir de discernement de l’homme s’oppose une attitude
18
Ibid., p. 224-225.
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plus humaniste qui fait fond sur l’exercice du libre arbitre et sur la possibilité qui est donnée à l’homme de s’orienter vers le bien19.
Pour prolonger l’analyse de J.-G. Gouttebroze, il convient de souligner que la théorie des « droits du démon »20 est d’autant plus mise à mal que d’autres éléments narratifs confirment l’existence de cette « anthropologie théologique ». Ainsi des circonstances de la résurrection du moine qui ne revient pas à la vie au monastère où ses frères ont transporté son corps, comme dans le miracle de la Vierge, mais qui est replacé sur la « planche », c’est-à-dire sur le pont qu’il avait emprunté pour aller chez la dame et d’où il s’était noyé en tombant dans le fleuve. Dans le cadre d’une morale où c’est à l’individu que revient la responsabilité de sa faute, cet espace entre deux lieux opposés, le monastère et la chambre de la dame, cette fragile « planche » jetée sur l’eau, est autant une figuration de la « voie fourchée » des textes évangéliques à laquelle est confronté le chrétien, que l’illustration de la liberté de l’homme à construire et parfaire son évolution au-delà de la seule observation de ses faits et de ses actes, et à se repentir. Dans son récit, Wace met moins sa plume au service de la propagande royale qu’il ne se fait, suivant J.-G. Gouttebroze, « le propagandiste d’une morale et d’une foi centrées sur l’homme et sur ses capacités personnelles d’évolution morale »21. Car ce n’est ni le discours religieux mis au service de la contrition, ni la construction d’une hagiographie « anglo-normande » qui l’intéresse. L’historien profite de l’opportunité offerte par l’héritage marial et par la tradition légendaire attachée à Richard Ier pour poser, par le truchement de l’anecdote du sacristain noyé, une question d’école emblématique de la théologie et de la philosophie qui émergent au début du XIIe siècle et dont son texte se fait le relais. La religion y est ramenée à la morale et à l’humanité, le dualisme conservateur à une philosophie de la transcendance et à « une éthique de l’intériorité »22 : son récit révèle sa foi en l’homme et le crédit qu’il lui accorde pour gagner son Salut. 3. Benoît de Sainte-Maure et le retour de la norme L’hypothèse me semble confirmée par la comparaison de l’épisode du Roman de Rou à celui de l’Histoire des ducs de Normandie composée à sa suite par Benoît de Sainte-Maure. Car cette seconde version de l’histoire du sacristain, bien qu’elle décalque le mode d’insertion de la première et qu’elle en repro19
Ibid., p. 225. L’expression est empruntée à J.-C. PAYEN, « Pour en finir avec le diable médiéval ou pourquoi les poètes et théologiens du Moyen Âge ont-ils scrupule à croire au démon ? », dans Le Diable au Moyen Âge, p. 403-425, ici p. 406. 21 J.-G. GoUTTEBROZE, « Le diable dans le Roman de Rou », p. 225. 22 J.-C. PAYEN, « Pour en finir avec le diable médiéval », p. 403. 20
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duise le canevas, est d’une inspiration totalement différente. Benoît s’est montré plus conservateur que Wace : son récit baigne dans une culture ecclésiastique et exploite des normes clairement inspirées de l’hagiographie où toute conduite humaine repose sur une dichotomie et où le jeu des oppositions binaires relève moins de la morale que de l’eschatologie. Au seul plan stylistique, toutefois, le développement qu’il donne aux faits retracés pourrait laisser croire que l’histoire a été « laïcisée », tant l’exploitation de la veine romanesque crée une nette rupture avec le modèle hagiographique traditionnel, à l’écriture sèche et abstraite. Quantitativement, son texte est dix fois plus long que celui de Wace et, outre le cadre normand où vient s’ancrer, comme dans le Roman de Rou, la narration23, le sillon narratif s’est beaucoup enrichi. Des descriptions ponctuent les moments-clés du récit, celle de la rencontre du sacristain et de la dame dont l’évocation des attraits justifie le déroulement de l’action, ou encore celle du corps gonflé d’eau du noyé une fois sorti de l’eau de la rivière. Suivant la même inspiration, les dialogues ont été allongés et travaillés dans le sens du pathétique, et, surtout, les actions ont été circonstanciées, les faits justifiés et rationalisés comme pour suppléer aux lacunes du texte-source et lui conférer une force d’évocation plus grande et un certain pittoresque. Il en est ainsi du départ du moine que favorise l’obscurité de la nuit, sa capacité à se déplacer dans le monastère en raison de ses fonctions au sein de la communauté, et son souci d’emprunter un chemin peu fréquenté. Il en est ainsi encore de son retour au monastère, où il feint d’être malade afin de ne pas comparaître devant son abbé, honteux de se montrer avec des habits encore mouillés et fumants. On pourrait ajouter bien des exemples du tour romanesque pris par la réécriture du miracle, ainsi que des nombreuses amplifications de la matière originelle qui pourraient signaler le souci de Benoît de rivaliser avec son devancier afin d’offrir à son mécène un texte qui n’aurait rien à envier, en matière de composition et de style, aux productions romanesques du temps. Cet aspect littéraire est cependant bien secondaire eu égard à la teneur de l’épisode travaillé par les motifs et les conventions de la narration hagiographique. Qu’il s’agisse du cadre de l’action ou de son contenu, Benoît a systématiquement corrigé chez Wace tout ce qui contrevient à la norme tant leurs versions de l’histoire et le discours qu’ils tiennent respectivement sur les événements racontés et les personnages s’opposent. La différence est sensible dès l’ouverture de l’épisode. Dans son prologue, Wace rappelle l’origine orale de ce qu’il nomme une « aventure » et confirme sa célébrité, sans pour autant s’associer à la « gent » qui la tient « a merveile », et 23 Il est fait mention de la ville de Rouen où se situe l’histoire, du monastère Saint-Ouen où vit le moine sacristain et du nom de la rivière qu’il traverse et où il se noie.
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dont il ne partage ni l’exaltation ni la foi quant à la véridicité d’une histoire « ki a peine fu creüe / se ele ne fust de tanz seüe » (v. 339-340). Rien de tel dans le texte de Benoît, où se développe un long discours de justification et de preuve garantissant la vérité des faits et, avec elle, la confirmation du pouvoir surnaturel d’un prince choisi par Dieu. Le passage suivant semble même former une réponse à la méfiance de Wace : S’est maite genz qui pas neu creient, Mais c’est folie en ce doter Que Dex vect en chascun ovrer. Maites granz ovres sunt oïes E a lor morz e a lor vies De ceus que Dex vect essaucier E qui lui aiment e unt cher. Ce fu li dus qui moct l’ama, E Dex por ce tant l’essauca C’unques en son tens, ce lison, Ne fu prince de si grant non. Por ce li avindrent tex faiz Qui unques ne furent retraiz D’autre que j’en seie recorz. Ne vuil que miens en seit li torz De laissier en ne d’oublier Chose digne de reconter, Seüe e dite e afichee E por verté autorizee (v. 27612-27630).
Aussi l’action tout entière de son récit est-elle dominée par les canevas les plus prégnants de l’hagiographie auxquels collabore la nature des actants mis en scène. Benoît épaissit les traits du personnage du moine en soulignant sa piété et en retournant cette vertu en motif aggravant suivant le lieu commun des récits de tentation qui veut que le diable ne tente que les meilleurs, comme le rappelle cet extrait du commentaire métanarratif dont le contenu et le style ne dépareraient ni un sermon ni une vie de saint : Mais ce est chose tot’aprise Que deiable ceus plus travaille E a ceus tient major bataille Qui plus sunt vers Deu ententif, Desirant e volenterif De faire ses commandemenz E d’estre a lui obedienz. Sovent unt cil tentation En qui plus a religion (v. 27642-27650).
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La suite de l’épisode valide ce postulat : le moine est séduit par une dame dont la beauté extrême a tous les caractères diaboliques et sa chute dans le fleuve est encore l’œuvre du Malin qui le « met a la veie » et qui « Moct li a tost fait le jambet » (v. 27553-27556). Une fois encore, l’interprétation de la noyade répond aux interrogations de Wace qui, lui, confessait en la matière sa totale ignorance : A la planche vint, sus monta, ne sai dire se il abuissa ou escrilla u meschauça, mais il chaï, si se neia (v. 375-378).
Pour ce qui est du débat entre le diable et l’ange, Benoît reprend à Wace la répartition équilibrée qui gouverne leurs échanges sur le modèle de la quaestio. Néanmoins, il déplace la question de la liberté et du libre arbitre du cadre moral qui était le sien chez Wace au cadre eschatologique. Pas de hauteur de vue visà-vis de la situation posée, mais la dénonciation, de la part du démon, du péché d’adultère, et, de la part de l’ange, un sermon sur la nécessité de se repentir de ses fautes. Ce que nous avons présenté comme un « cas d’école » cède devant un dessein édifiant que Benoît ne perd jamais de vue : il met brutalement un terme aux échanges entre les deux adversaires en signalant la longueur de leur dispute : « Moct fu granz la desputeison, E tant dura lor contençon / Que li angres li dist… » (v. 27861-27863), pour mieux s’attacher à l’arbitrage du duc Richard qui donne lieu à une longue scène, traitée une fois encore dans le plus pur respect des critères hagiographiques. Quand, chez Wace, Richard Ier accédait immédiatement à la demande de l’ange et du démon et énonçait sans attendre sa sentence, dans la seconde version, le duc normand s’adresse d’abord à Dieu, il lui rend hommage et lui prête allégeance en « sers verais » (v. 27945) : « Sire, fait il, graces te rent, Qui par ton saint commandement M’as otreié que tel ovre oie. Moct par en sent mis cuer grant joie, Qui a un povre pecheor, Sire, de petite valor, Voussis qu’angre venist a mei. Des or m’umili e souplei A estre plus tis sers verais Que ge ne soi estre unques mais. Beneeit seit, Dex, li tuens nons E li tuens biens e li tuens dons ! » (v. 27937-27948).
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Conformément à la fonction essentielle du saint, instrument entre les mains de Dieu, le duc Richard n’est qu’un conducteur de la virtus divine ; son action salvatrice ne lui appartient pas en propre, elle procède de sa foi et de la grâce, et la volonté divine seule lui permet de jouir de la maîtrise thaumaturgique. Dans la réécriture de l’épisode, le prince est devenu un véritable agent de la conversion et rien ne contrevient à ce que l’adjectif « saint » le qualifie dans l’épilogue : Cist faiz e autres mouz plusors Que ne reconte li autors Fist saveir tot apertement Deu duc au pople e a la gent Que deu fiz Deu esteit amez Si que il esteit sainz apelez (v. 28129-28134).
Comme dans la tradition mariale, l’histoire du sacristain noyé participe d’un discours de preuve et de célébration : la sainteté du duc normand est reconnue et proclamée et, avec elle, la grandeur de Dieu et en l’occurrence, celle de la Vierge qui, curieusement, est restée dans la marge du texte. Benoît rectifie en effet une fois de plus le récit de son prédécesseur en imaginant que le sacristain ressuscité adresse une prière à la Vierge pour la remercier de l’avoir sauvé de l’enfer. Le recadrage de l’histoire dans son contexte marial d’origine est l’indice le plus net de la présence dans son adaptation du miracle de normes hagiographiques qui non seulement n’ont jamais cessé de percer sous la surface de l’écriture, mais qui tissent le texte tout entier. Ce climat édifiant contraste une fois de plus avec le final, bien profane et un peu irrévérencieux, de Wace qui met l’accent non sur le personnage de Richard, mais sur celui du sacristain dont la terrible aventure est tournée en « gaberie » : Lungues fu puis par Normandie retraite ceste gaberie : « Sire muine, süef alez, al passer planche vus gardez ! » (v. 507-510).
La plaisanterie porte sur le moine, mais la désinvolture de son auteur affecte évidemment le contenu édifiant de l’histoire et « égratigne » la figure du duc normand. S’ajoutant aux réserves émises dans le prologue, ce final laisse dès lors planer une suspicion sur l’existence des pouvoirs miraculeux que lui prête la tradition. Cette forme de scepticisme qui se manifeste à d’autres moments dans le Roman de Rou, précisément à propos d’autres phénomènes merveilleux24, pourrait expliquer que le roi Henri II ait retiré à Wace le projet de composer la 24
Le même doute porte sur les vertus de la fameuse fontaine de Barenton, dont Wace n’a pu apprécier les « merveilles » : « La alai jo merveille querre, / vi la forest e vi la terre, / merveilles quis, mais nes trovai, / fol m’en revinc, fol i alai ; / fol i alai, fol m’en revinc, / folie quis, por
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généalogie de ses ancêtres maternels pour le confier à Benoît de Sainte-Maure. Selon Martin Aurell, le premier historiographe aurait refusé de rendre positive l’image de l’Angevin en rehaussant le prestige de ses ancêtres25 ; quant à Benoît, il aurait répondu à l’attente et aux desseins de son mécène, alors même que, dans les années 1160-1170, les rouages de la machine hagiographique fonctionnent parfaitement. C’est en effet à cette période, contemporaine de la composition des œuvres et a fortiori de l’aventure du sacristain, que l’histoire de la dynastie anglo-normande tente de conquérir un espace de souveraineté sacrée en la personne du duc Richard Ier. En 1162, en présence du roi Henri II, sa dépouille et celle de son fils Richard II sont élevées de leurs anciens tombeaux et placées ensemble derrière l’autel principal du sanctuaire de Fécamp où est adoré le Saint Sang arrivé miraculeusement en Normandie dans deux étuis de plomb dissimulés à l’intérieur d’un tronc de figuier. Et, quelques années plus tard, le 19 juillet 1171, le duc qui, de son vivant, avait ordonné de cacher les étuis contenant la relique dans le sol et dans l’une des colonnes de l’abbaye, redevient l’un des protagonistes du miracle lors d’une nouvelle invention du Précieux Sang26. La confrontation des deux versions de l’histoire alimente et confirme donc l’hypothèse avancée par Martin Aurell. Les corrections que Benoît apporte au texte de Wace et son attachement à authentifier, par le recours à la topique hagiographique, les pouvoirs surnaturels de Richard Ier et son élection divine, entrent parfaitement dans le moule hagiographique dans lequel le roi, suivant le programme de valorisation dynastique qui était le sien, voulait couler l’histoire de son glorieux ancêtre.
fol me tinc » (v. 6393-6398). Pour l’épisode de la fontaine, voir les v. 6377-6398 du Roman de Rou, vol. II p. 122. 25 M. AURELL, L’Empire des Plantagenêt. 1154-1224, 2e éd., Paris, 2004 (1e éd. 2003) (Collection Tempus), p. 148-154, « La fabrique de la légende ». 26 La légende veut qu’à la mort de son père Guillaume Longue-Épée, le duc Richard ait découvert un rouleau sur lequel figurait l’histoire du Saint Sang transporté de Palestine en Normandie grâce au neveu de Nicodème, Isaac, qui, voulant protéger la relique de l’invasion romaine, la plaça dans deux étuis de plomb à l’intérieur d’un tronc de figuier qu’il jeta à la mer. Arrivé dans la vallée de Fécamp, le bois fut transporté à l’intérieur des terres où il demeura caché pendant plusieurs siècles. Richard aurait découvert le tronc sous l’un des autels de l’abbaye de Fécamp, l’aurait coupé en deux, enterrant une partie dans le sol du saint lieu, murant l’autre dans l’une des colonnes. Voir J.-G. GOUTTEBROZE, « À l’origine du culte du Précieux Sang de Fécamp, le Saint Voult de Lucques ».
Conclusion de la troisième partie Hagiographie et normes : le problème générique Cette troisième partie montre que l’extrême porosité générique de l’hagiographie est l’une des explications de sa capacité à dire, renouveler et imposer des normes. L’anecdote hagiographique peut se transformer en norme canonique. Des concepts nés de l’hagiographie se trouvent diffusés comme normes, ou du moins propositions de normes, dans les codes de loi irlandais. Des matériaux diplomatiques, actes de fondation, de constitution du patrimoine d’une communauté, se trouvent enchâssés dans le récit. Mais des documents peuvent aussi être forgés à partir de traditions hagiographiques, leur donnant un semblant d’authenticité, dans un échange de création continu : on connaît par exemple la réécriture des actes de fondation de Gellone (Saint-Guilhem-le-Désert) pour y inclure des détails venus du cycle de Guillaume d’Orange. À l’occasion d’un tel passage, d’un genre à un autre, le rapport entre norme et hagiographie peut être bouleversé par le déplacement du discours, le changement de sa portée. L’épisode hagiographique se trouve adapté à des intérêts, un propos, qui ne sont pas forcément ceux de l’hagiographie : ainsi les deux formes prises par l’anecdote du sacristain noyé sont-elles, chez Wace, prétexte à discuter la notion de liberté de l’homme, mais, chez Benoît de Sainte-Maure, occasion de promouvoir le culte de Richard Ier. Ces exemples de porosité ne doivent pas pour autant entretenir l’illusion qu’il y aurait un genre hagiographique, même sous ses diverses déclinaisons typologiques (Vies, Miracles, Translations, etc.) : dans les textes hagiographiques eux-mêmes, le degré de contextualisation, la part du factuel vérifiable (ou l’« effet de réel »), le rapport à la vérité rationnelle, les modalités du traitement de l’information, l’organisation de la narration, la part d’initiative de l’auteur… peuvent être en proportion extrêmement variable. Ainsi chaque texte hagiographique présente-t-il un cas unique de rapport aux autres genres, de degré de proximité avec tel ou tel. Car l’hagiographie n’est pas définie par des formes, mais par un propos, la démonstration et l’exposé d’une expérience spirituelle. Chacune de ces productions à la croisée des genres trouve son sens dans un contexte précis ; les chantiers documentaires dans lesquels l’hagiographie oc-
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CONCLUSION DE LA TROISIÈME PARTIE
cupe une place à côté des genres proprement normatifs (règle, coutumes), de la liturgie, de l’histoire, du rassemblement d’actes diplomatiques, etc., coïncident souvent avec des étapes de renovatio. Le mélange des genres peut alors se faire source de norme, comme le montrent les cas de l’insertion dans un récit hagiographique de trois lettres de Jean Gualbert ou d’un discours de Pierre Damien. L’hagiographie joue alors le rôle d’une histoire des origines chargée de donner le contexte où le propos archivistique général – conserver la trace de tout ce qui est ancien – se trouve porteur de sens. L’élaboration ou le rappel normatifs sont alors matérialisés dans la réunion de textes différents, de genres différents, dans des manuscrits uniques (le manuscrit 1 de la Bibliothèque municipale de Semur, le Barberini latin 2724…) comme dans des corpus matériellement plus éclatés. Interpréter correctement la portée exacte de ces discours, et donc le sens que peut prendre la norme hagiographique, suppose donc aussi de prendre en compte autant que faire se peut l’ensemble du corpus alors réalisé et disponible, non ses seules épaves aujourd’hui subsistantes et dispersées.
QUATRIÈME PARTIE L’HAGIOGRAPHIE, LABORATOIRE NORMATIF
Vitae presbyterorum Remarques sur quelques Vies de prêtres ruraux du haut Moyen Âge Charles MÉRIAUX Hazebrouck
Si l’Église séculière de l’Antiquité tardive était dominée par la figure de l’évêque, à partir du VIe siècle émerge progressivement au sein des institutions ecclésiales la figure du prêtre rural dont les attributions sont alors petit à petit définies et précisées. En 529, à l’instigation de Césaire d’Arles, le concile de Vaison lui permet de prêcher ou, du moins, de donner lecture des homélies des Pères. Il dispose aussi de la possibilité d’administrer l’ensemble des sacrements à l’exception de la confirmation, de l’ordination des clercs et de la consécration des églises. C’est également au VIe siècle que les églises rurales disposent de fait d’une autonomie de gestion de leurs biens1. Les canons des conciles mérovingiens se montrent déjà soucieux d’encadrer le comportement des prêtres, mais c’est surtout aux VIIIe-IXe siècles que se multiplient les prescriptions normatives de l’épiscopat réuni en conciles ou de la royauté2. En 789, un bon tiers des dispositions de l’Admonitio generalis, le premier grand capitulaire de réforme de Charlemagne, concerne les prêtres. Chacun connaît également la précision des injonctions contenues dans les « capitulaires épiscopaux » du IXe siècle, étudiés récemment par Carine Van Rhijn3. Ces textes participent d’un mouvement général de valorisation de la mission des prêtres que l’on peut lire également dans
1
R. GODDING, Prêtres en Gaule mérovingienne, Bruxelles, 2001 (Subsidia hagiographica, 82) ; L. PIETRI, « Les prêtres de parochiae et leur ministère. L’exemple de la Gaule de l’Antiquité tardive (fin IV e-fin VIe siècle) », dans Les Pères de l’Église et les ministères. Évolutions, idéal et réalités, éd. P.-G. DELAGE, La Rochelle, 2008, p. 341-364. 2 Pour les conciles, voir toujours W. H ARTMANN, Die Synoden der Karolingerzeit im Frankenreich und in Italien, Paderborn, 1989. 3 MGH, Capitula episcoporum, Hanovre, 1984-2005, 4 vol. ; C. VAN R HIJN, Shepherds of the Lord. Priests and Episcopal Statutes in the Carolingian Period, Turnhout, 2007 ; E AD., « Priests and the Carolingian reforms : the bottlenecks of local correctio », dans Texts and identities in the Early Middle Ages, éd. R. CORRADINI, R. MEENS, C. POSSEL et Ph. SHAW, Vienne, 2006, p. 219-238. Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 363-378 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102199
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les grands traités et specula composés par les évêques carolingiens4. Leur ministère prend une importance nouvelle, de même que celui de certaines figures intermédiaires comme le doyen qu’Hincmar de Reims compare volontiers au Christ siégeant au milieu de ses disciples5. En somme, le clergé rural acquiert une dignité propre. La célèbre Admonitio synodalis diffusée dans le monde lotharingien et germanique au Xe siècle s’ouvre ainsi : « Prêtres du seigneur, mes frères, vous êtes les coopérateurs de notre ordre. Nous, quoiqu’indignes, tenons la place d’Aaron, vous celle d’Éléazar et Ithamar. Nous tenons le rôle des douze apôtres, vous êtes semblables aux soixante-douze disciples. Nous sommes vos pasteurs, vous êtes les pasteurs des âmes qui vous ont été remises. Au grand pasteur, notre seigneur Jésus Christ, nous devons rendre compte de vous ; vous des paroissiens qui vous ont été confiés. Pour tout cela, très chers frères, voyez le danger qui vous menace. C’est pourquoi, nous admonestons et conjurons votre fraternité : retenez bien nos avis et efforcezvous de les mettre en pratique »6. On ne saurait trouver meilleure illustration d’un véritable mouvement d’« offensive normative » à l’égard des prêtres ruraux avant que la Réforme grégorienne n’en vînt à diffuser ses propres modèles7. Si les textes normatifs furent nombreux à définir une « éthique du ministère pastoral » au IXe siècle8, et s’ils continuèrent à être abondamment copiés et adaptés au siècle suivant, qu’en est-il de l’hagiographie ? On connaît la part écrasante toujours réservée aux types traditionnels de sainteté hérités de l’Antiquité tardive : martyrs, vierges et continents, évêques et moines, mais ne peut-on pas aussi déceler l’apparition de nouveaux modèles reflétant ou accompagnant cette réalité nouvelle ? En d’autres termes, je voudrais me demander si l’on peut observer le développement d’une hagiographie que l’on pourrait qualifier de « sacerdotale », cette expression ne s’appliquant en réalité qu’au groupe plus restreint des clercs ruraux. Seront présentés ici les premiers résultats d’une enquête en cours dont les dépouillements sont loin d’être achevés à l’heure actuelle. Bien des questions resteront donc sans réponse tant l’attribution des Vitae que je présenterai reste incertaine. J’évoquerai dans un premier temps les mentions indirectes attestant de l’usage que pouvaient faire les prêtres ruraux de l’hagiographie. Seront ensuite présentées quelques réflexions sur un petit 4 R. SAVIGNI, « La communitas christiana dans l’ecclésiologie carolingienne », dans Hiérarchie et stratification sociale dans l’Occident médiéval (400-1100), éd. F. BOUGARD, D. IOGNA-PRAT et R. LE JAN, Turnhout, 2008 (Haut Moyen Âge, 6), p. 83-104. 5 C. MÉRIAUX, « Ordre et hiérarchie au sein du clergé rural pendant le haut Moyen Âge », dans Hiérarchie et stratification sociale dans l’Occident médiéval, p. 117-136. 6 Je cite la traduction donnée par O. GUYOTJEANNIN, Archives de l’Occident, I, Le Moyen Âge (Ve-XVe siècle), Paris, 1992, p. 206. 7 J. L AUDAGE, Priesterbild und Reformpapsttum im 11. Jahrhundert, Köln/Wien, 1984. 8 O. GUYOTJEANNIN, Archives de l’Occident, p. 203.
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corpus de Vies de saints prêtres du haut Moyen Âge dont on cherchera enfin à discuter les principaux thèmes. 1. Usages de l’hagiographie en contexte rural Avant de partir à la rechercher de Vies de prêtres du haut Moyen Âge, encore faut-il se demander, de manière plus générale, quel rôle pouvait jouer l’hagiographie au sein des églises rurales. Il s’agirait de voir rapidement dans quelle mesure certains prêtres ont pu faire usage de textes hagiographiques pour les fidèles ou pour eux-mêmes, comme lectures personnelles. L’usage de l’hagiographie dans l’Antiquité tardive et pendant l’époque mérovingienne est beaucoup mieux connu que pour la période suivante, en particulier grâce aux travaux de Marc Van Uytfanghe9. Dans la Gaule du VIe siècle, la lecture de textes hagiographiques pouvait remplacer l’une des deux lectures pendant la messe et ces textes étaient ensuite susceptibles d’inspirer l’homélie du jour10. On sait de surcroît que l’encadrement des fidèles était en grande partie assuré par le clergé des basiliques martyriales et que les grandes fêtes fournissaient un excellent prétexte à la lecture de textes hagiographiques. Si l’on connaît bien l’implication des évêques – qui composèrent un grand nombre de sermons en ces occasions –, tout indique que des basilicae sanctorum, plus modestes, édifiées dans les campagnes et pas seulement dans le suburbium des grandes cités, étaient, elles aussi, le lieu de lectures de textes hagiographiques, d’autant plus que, comme on l’a dit, la prédication cessa d’être réservée aux seuls évêques à partir du milieu du VIe siècle. Quelques indices suggèrent l’utilisation de l’hagiographie au sein de ces basiliques rurales. Diacre à Issoire, Prix (Praeiectus) composa ainsi un livret contenant les actes des saints locaux ainsi que la Passion de saint Austremoine11. Des circonstances exceptionnelles ont parfois permis la conservation de ces textes. C’est le cas de cette Passion de saint Just, lue au VIIe siècle devant les fidèles rassemblés sur le lieu de la tombe de ce martyr, à Saint-Just-en-Chaussée en Beauvaisis, le jour de sa fête. Ce texte, d’une très grande simplicité, a été exceptionnellement préservé. Copié en Northumbrie au début du VIIIe siècle, le manuscrit qui le contenait a été rapporté sur
9 M. VAN UYTFANGHE, « L’audience de l’hagiographie au VIe siècle en Gaule », dans « Scribere sanctorum gesta ». Recueil d’études d’hagiographie médiévale offert à Guy Philippart, éd. É. R ENARD, M. TRIGALET, X. HERMAND et P. BERTRAND, Turnhout, 2005 (Hagiologia, 3), p. 157-177. 10 Ph. BERNARD, Transitions liturgiques en Gaule carolingienne. Une traduction commentée des deux « lettres » faussement attribuées à l’évêque Germain de Paris, Paris, 2008, p. 95-100. 11 M. HEINZELMANN, « L’hagiographie mérovingienne : panorama des documents potentiels », dans L’hagiographie mérovingienne à travers ses réécritures, éd. M. GOULLET, M. HEINZELMANN et C. VEYRARD-COSME, Ostfildern, 2010 (Beihefte der Francia, 71), p. 27-82, à la p. 52.
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le continent, au monastère de Werden, à la fin du VIIIe siècle, puis utilisé pour relier des manuscrits plus tardifs dans le scriptorium de cet établissement12. La documentation carolingienne ne reflète pas le même intérêt pour les livrets hagiographiques dans les églises rurales. Dans les années 810/820, l’évêque Haito de Bâle – c’est un exemple parmi tant d’autres – énumère les livres indispensables au prêtre : « le sacramentaire, le lectionnaire, l’antiphonaire, le rituel du baptême, le comput, le canon, le pénitentiel, le psautier, les homélies convenant aux dimanches et à toutes les fêtes durant le cycle de l’année »13. Il n’est pas question de recueils de Vies de saints. De même pour la formation des prêtres. Dans ses instructions pastorales, Hincmar de Reims exige surtout la connaissance des Homélies sur l’Évangile de Grégoire le Grand14. De textes hagiographiques, il n’est à nouveau pas question. Sur l’ensemble des petits livrets composites que l’on considère aujourd’hui volontiers comme des vademecum de prêtres ruraux et dont Susan Keefe a dressé une liste déjà riche d’une soixantaine de références, seuls deux proposent des pièces à caractère hagiographique15. Mais ce tableau demande à être nuancé. Si les capitulaires épiscopaux rappellent surtout la nécessité de célébrer les grandes fêtes commémorant l’existence terrestre du Christ, ils ne se montrent pas hostiles aux manifestations organisées en l’honneur des saints. Celles-ci, comme le dit toujours Haito, « ne doivent pas être obligatoirement fêtées, mais ne doivent pas non plus être interdites si les paroissiens désirent les célébrer honnêtement et avec zèle envers Dieu »16, surtout s’il s’agit de la fête du saint en l’honneur duquel l’église a été consacrée. Dans le deuxième tiers du Xe siècle, Atton de Verceil rappelle d’ailleurs explicitement la possibilité – offerte par l’Église de Carthage dès le début du Ve siècle – de lire en ces occasions les Passions des martyrs17. D’autre part, les inventaires des livres des églises rurales montrent que certains desservants avaient le souci de disposer d’une collection hagiographique, le plus souvent nommée « passionnaire », mais dont le contenu devait assurément être plus éclectique. C’est le cas à Ville-en-Selve au diocèse de Reims dans les
M. COENS, « Aux origines de la céphalophorie. Un fragment retrouvé d’une ancienne Passion de s. Just, martyr de Beauvais », Analecta Bollandiana, 74 (1956), p. 86-114 ; K. ZECHIELECKES, « Unbekannte Bruchstücke der merowingischen Passio sancti Iusti pueri (BHL 4590c) », Francia, 30-1 (2003), p. 1-8 ; ID., « Vom ‘armarium’ in York in den Düsseldorfer Tresor. Zur Rekonstruktion einer Liudger-Handschrift aus dem mittleren 8. Jahrhundert », Deutsches Archiv, 58-1 (2002), p. 193-203. 13 MGH, Capitula episcoporum, I, c. 6, p. 211. 14 Ibid., I, c. 8, p. 38. 15 S. A. K EEFE, Water and the word. Baptism and the education of the clergy in the Carolingian Empire, Notre Dame (Indiana), 2002, I, p. 147. 16 MGH, Capitula episcoporum, I, c. 6, p. 212. 17 Ibid., III, c. 78, p. 285 : Licet etiam legi passiones martyrum, cum anniversaria eorum caelebrantur. 12
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années 840 ainsi qu’à Ponts et à Salinoves en Catalogne un siècle plus tard18. Dans les années 863/885, le clerc bavarois Baldericus possédait lui aussi un « passionnaire » dont il fit don au chapitre de Freising19. Bien que peu nombreuses, les indications d’une circulation des textes hagiographiques en contexte rural ne sont pas inexistantes. Elles invitent donc à partir à la recherche de textes plus spécifiques concernant les prêtres ruraux et, éventuellement, écrits à leur intention. 2. Une hagiographie sacerdotale ? a. Chez Grégoire de Tours Le dépouillement de la BHL permet de dresser une première liste d’environ 150 saints honorés comme simples prêtres. De ce corpus, ont cependant été exclus les martyrs de l’Antiquité tardive qui n’intéressent pas directement notre propos car leurs Passiones ne reflètent pas la situation des prêtres ruraux du haut Moyen Âge. De la même manière, n’ont pas été prises en compte des légendes tardives visant uniquement à justifier un culte incertain. Le titre de prêtre donné à un saint permettait en effet de donner une certaine authenticité, surtout s’il était présenté dans l’entourage d’un évêque prestigieux. Pour autant, il n’entrait aucunement dans les intentions des auteurs de rédiger une sorte de miroir sacerdotal. C’est le cas, par exemple, du long récit commandé par l’évêque Notger de Liège à Hériger de Lobbes au sujet d’un archiprêtre nommé Landoald, présenté comme un disciple de saint Amand, dont les reliques furent envoyées au monastère Saint-Bavon de Gand en 98020. Dans un même ordre d’idées, n’ont pas systématiquement été retenus un bon nombre de dossiers hagiographiques que l’on peut assimiler à des légendes tardives de fondations de monastères ou de chapitres21. Concernant les prêtres que la tradition puis l’historiographie ont considérés comme des ermites, ils n’ont pas été nécessairement écartés. Dans plusieurs cas, si les auteurs développent en effet le thème de la fuite du monde, ils ne manquent cependant pas de mettre les saints dans 18 Le polyptyque et les listes de cens de l’abbaye de Saint-Remi de Reims (IXe-XIe siècles), éd. J.-P. DEVROEY, Reims, 1984, p. 14 (Ville-en-Selve) ; Les actes de consagracions d’esglésies de l’antic bisbat d’Urgell (segles IX-XII), éd. C. BARAUT, La Seu d’Urgell, 1986, p. 92 (Ponts) et 95 (Salinoves). 19 C. I. H AMMER, « Country churches, clerical inventories and the Carolingian Renaissance in Bavaria », Church History, 19 (1980), p. 5-17, à la p. 16. 20 Herigerus Lobiensis, Translatio Landoaldi (BHL 4700), éd. O. HOLDER-EGGER, MGH SS 15-2, Hanovre, 1888, p. 601-607. Voir J.-L. KUPPER, « Les voies de la création hagiographique. Lettre d’envoi par l’évêque Notger de Liège de la Vita sancti Landoaldi » dans Autour de Gerbert d’Aurillac, le pape de l’an mil. Album de documents commentés, éd. O. GUYOTJEANNIN et E. POULLE, Paris, 1996, p. 301-305. 21 Un cas de ce type est étudié par M. H AMON, « La Vie de saint Florent et les origines de l’abbaye du Mont-Glonne », Bibliothèque de l’École des chartes, 129 (1971), p. 215-238.
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des situations qui s’apparentent à celles que pouvaient vivre des clercs séculiers, en contact avec les fidèles. Naturellement, la datation de tous ces textes est extrêmement imprécise. J’ai donc, dans un premier temps, seulement pris en compte les textes dont la diffusion est attestée pendant le haut Moyen Âge, c’est-à-dire contenus dans des manuscrits antérieurs à l’an mil22. Il faut à ce propos rappeler les conditions, très défavorables pour ce type de Vitae, de la transmission des textes pendant le haut Moyen Âge et le rôle presque exclusif des collections des grandes communautés régulières qui, en raison du thème et de la qualité littéraire médiocres de ces Vitae, étaient peu susceptibles de les conserver. Au total, une vingtaine de dossiers hagiographiques de prêtres du haut Moyen Âge, explicitement présentés comme tels, ont pu être retenus dont seul un petit échantillon sera présenté ici. Comme l’a rappelé le père Godding, si les figures de prêtres abondent dans l’œuvre de Grégoire de Tours (m. 594), elles n’apparaissent que furtivement, au détour d’épisodes dont les évêques et les abbés sont les acteurs principaux23. Dans le recueil rassemblant les Vitae Patrum, l’historien tourangeau s’intéresse surtout à ces modèles, laissant toutefois une place à trois reclus, Friardus (c. 10), Caluppa (c. 11) et Lupicinus (c. 13)24. Rien n’indique qu’ils aient été ordonnés prêtres et leur sainteté n’a rien à voir avec une activité dans le siècle. L’absence d’une figure bien identifiée de prêtre dans une œuvre qui, pourtant, « se veut ostensiblement un miroir de la société contemporaine de Grégoire » rappelle que ce ministère était alors encore très subordonné à celui de l’évêque25. Néanmoins, dans le Liber in gloria confessorum26 – dont le propos n’est pas tant de présenter les actions des saints au cours de leur existence que de relever les miracles qu’ils ont opérés après leur mort, principalement au lieu de leur sépulture – où le même auteur dresse une liste d’une bonne centaine de notices concernant à nouveau essentiellement des saints évêques et des saints moines, on distingue cette fois quelques figures de simples prêtres : ils trouvent donc bien leur place, même modeste, dans le projet général de Grégoire dont le but, comme l’a mon-
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Je ne me suis pas interrogé sur la valeur proprement historique de ces Vitae, sans doute très légendaires, puisque la recherche porte avant tout sur les modèles proposés par les hagiographes. 23 R. GODDING, Prêtres en Gaule mérovingienne, p. IX. 24 Gregorius Turonensis, Liber Vitae Patrum, éd. B. K RUSCH, MGH SRM 1-2, Hanovre, 1885, p. 211-294 ; présentation et traduction par E. JAMES, Gregory of Tours. Life of the Fathers, Liverpool, 2e éd. 1991. 25 M. HEINZELMANN, « L’hagiographie de Grégoire de Tours », dans Les saints et l’histoire. Sources hagiographiques du haut Moyen Âge, éd. A. WAGNER, Rosny-sous-Bois, 2004, p. 43-50, à la p. 49. 26 Gregorius Turonensis, Liber in gloria confessorum, éd. B. K RUSCH, MGH SRM 1-2, Hanovre, 1885, p. 294-370. Voir aussi la présentation et la traduction données par R. VAN DAM, Gregory of Tours. Glory of the Confessors, Liverpool, 1988.
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tré Martin Heinzelmann, est de contribuer à l’édification de toute la société et non de promouvoir l’intérêt particulier de différentes communautés27. À nouveau, certains d’entre eux doivent leur sainteté à une vie de reclus. C’est le cas de Jean à Chinon (c. 23) et de Desideratus à Chalon (c. 85). Dans d’autres cas, Grégoire n’est pas précis, mais l’emplacement de la tombe des saints suggère des personnages qui assuraient l’administration religieuse d’un bourg rural ou d’un domaine, ainsi Amabilis, prêtre du vicus de Riom, « d’une admirable sainteté » (c. 32) ; Romanus au castellum de Blaye en Gironde (c. 45) ; deux prêtres anonymes inhumés dans l’église de Bouliac au diocèse de Bordeaux, dont le chant accompagne toujours miraculeusement les offices (c. 46) ; Justinus et Similinus respectivement prêtres au vicus Sexciacensis et à Tarbes (c. 48) ; ainsi que trois prêtres inconnus enterrés à Aire-sur-l’Adour (c. 51). L’éloge le plus explicite est celui du prêtre Severus (c. 49-50) confondu parfois, à tort, avec le célèbre Sulpice Sévère. D’origine noble, il avait été ordonné prêtre. Il avait fait édifier sur ses domaines deux églises dans lesquelles il avait déposé des reliques et où il célébrait successivement la messe le dimanche. Sa vie durant, il desservit les deux sanctuaires et mit ses biens au service des pauvres. « Faisant de ses maisons des églises », Severus incarne le modèle d’une sainteté aristocratique et sacerdotale ; et l’exercice de cette charge est explicitement lié par Grégoire au patrimoine du desservant. Les informations elliptiques que consacre Grégoire à ces figures de sainteté n’ont pas permis une réelle diffusion de leur culte, à l’exception de saint Romain de Blaye dont l’évêque de Tours précise qu’il fut inhumé par saint Martin luimême à la fin du Ve siècle. C’est ce qui explique les réécritures successives, pendant le haut Moyen Âge, d’une Vie primitive – à laquelle Grégoire de Tours avait d’ailleurs déjà accès – et l’introduction de son nom dans les grands martyrologes historiques de l’époque carolingienne à partir d’Usuard. L’étude de ce dossier a été entreprise par Christophe Baillet28. L’introduction de la première Vita (BHL 7305g) dans un légendier commandé vers 800 par l’archevêque Arn de Salzbourg au scriptorium de l’abbaye de Saint-Amand, dont Arn était aussi l’abbé, au moment où celui-ci (ré)organisait sa province ecclésiastique, montre que Romanus apparaissait alors comme le modèle de prêtre – le seul du légendier, à côté de saints évêques et de saints abbés – susceptible d’inspirer le clergé
Sur l’œuvre de Grégoire, voir dernièrement M. HEINZELMANN, « L’hagiographie mérovingienne », p. 64-66. Ces quelques observations se fondent sur la présentation que Christophe Baillet (Université Bordeaux 3) a donnée de ses recherches dans Hagiographie, idéologie et pouvoir au Moyen Âge. Actes du colloque de Poitiers, 11-14 septembre 2008, éd. E. BOZÓKY, Turnhout, 2012 (Hagiologia, 8), p. 139-164. 27
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bavarois29. Quelques années plus tard, Romanus fut aussi présenté dans une nouvelle Vita (BHL 7306-7307) comme le parfait exemple des mérites d’une vie régulière au sein du clergé séculier et semble donc avoir accompagné la promotion de la vie canoniale dans le diocèse de Bordeaux. b. Saint Eptade Attesté dès la fin du VIe siècle dans le martyrologe hiéronymien, saint Eptade a pour sa part suscité une biographie aujourd’hui conservée dans deux manuscrits, dont le plus ancien est un légendier de l’abbaye de Moissac copié à la fin du Xe siècle ou au début du siècle suivant (Paris, BnF, lat. 17002). Son dernier éditeur, Bruno Krusch, datait la composition du texte du VIIIe siècle, mais les recherches récentes ne s’opposent pas à une datation mérovingienne, peut-être dès la seconde moitié du VIe siècle30. Né dans la cité d’Autun, d’origine sociale plutôt élevée, il fut instruit dans les lettres sacrées contre l’avis de ses parents. Il refusa le mariage puis fit preuve d’une piété et d’un ascétisme tels que l’évêque Flavianus d’Autun pensa l’élever au sacerdoce, ce qui fut fait de toute évidence. Le biographe met ensuite en avant l’activité d’Eptade convertissant les païens et les ariens, guérissant les malades et, surtout, libérant les captifs des guerres entre Francs, Wisigoths et Burgondes. Il finit par refuser la charge d’évêque d’Auxerre que lui avait pourtant promise le roi franc Clovis. Bien que la Vie fasse mention d’une brève retraite dans le Morvan pour échapper à cette nomination et que la tradition se soit ensuite emparée de ce passage pour faire d’Eptade le fondateur du monastère de Cevron, le texte reste très discret sur le rassemblement d’une communauté de type monastique à cet endroit. C’est d’ailleurs avec le titre de prêtre et non d’abbé qu’il est cité dans le martyrologe hiéronymien. L’ascétisme et la recherche d’une vie régulière ne signifient pas ici le retrait du monde. Par son réseau de relations – il est question de l’archiprêtre et d’autres clercs – et sa visite annuelle à la cité épiscopale à l’occasion de la fête de saint Symphorien, Eptade incarne aussi, d’une certaine manière, le modèle d’un pieux prêtre séculier à la tête d’une basilique rurale dont le statut réel est cependant soigneusement passé sous silence dans la Vie.
M. DIESENBERGER, « Der Cvp 420 – die Gemeinschaft der Heiligen und ihre Gestaltung im frühmittelalterlichen Bayern », dans L’hagiographie mérovingienne à travers ses réécritures, p. 219-248, à la p. 245. 30 Vita Eptadii (BHL 2576), éd. B. K RUSCH, MGH SRM 3, Hanovre, 1896, p. 186-194 ; R. GODDING, Prêtres en Gaule mérovingienne, p. XXVIII ; M. HEINZELMANN, « Clovis dans le discours hagiographique du VIe au IXe siècle », Bibliothèque de l’École des chartes, 154-1 (1996), p. 87-112, aux p. 94-95 ; ID., « L’hagiographie mérovingienne », p. 59-60, n. 145. Voir aussi G. BARDY, « Eptade », dans Catholicisme, éd. G. JACQUEMET, t. 4, Paris, 1956, col. 354-355. 29
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c. Saint Gamalbert La Vie de saint Gamalbert a été éditée par Wilhelm Levison à partir de cinq manuscrits dont le plus ancien est un légendier de Saint-Emmeran de Ratisbonne copié à la fin du XIe siècle (Clm 14031)31. Le culte de ce Gamalbert est attesté dès le Xe siècle, mais les raisons qui motivèrent la rédaction de sa Vita en prose rimée n’apparaissent pas clairement. Il semble que l’on ait assez tôt associé son souvenir et surtout celui de son filleul Utto à l’histoire de l’abbaye bavaroise de Metten dont, précisément, un abbé du nom de Utto est inscrit en tête de la liste des moines insérée vers 830 dans le Livre de confraternité de l’abbaye de Reichenau. La date à laquelle aurait vécu Gamalbert est tout aussi incertaine : la Vita se contente de renvoyer au temps « où la foi catholique fleurissait dans le regnum Teutonicum » ce qui semble bien désigner le VIIIe siècle. Il est difficile de se montre plus précis, mais peu nous importe ici : il suffit de constater que le texte donne l’image d’un prêtre rural telle qu’on la concevait en Bavière aux environs de l’an mil. Gamalbert était issu d’une famille aristocratique d’une richesse sans excès, possessionnée à la confluence du Danube et de l’Isar, dans un lieu que l’on identifie avec l’actuelle ville de Michaelsbuch, située non loin de Metten. Son père le destinait au métier des armes, mais il préféra se préparer à devenir prêtre et fut élevé à cette fonction. À la mort du père, l’héritage de Gamalbert comprit l’église familiale dont il eut alors la charge, mais, précise l’hagiographe, « selon le droit du prêtre et le patronage spirituel », iure sacerdotii et spiritali patrocinio. La Vie ne cache pas qu’il était médiocrement instruit, mais que cela était compensé par son zèle au service du Seigneur et de ses parrochiani. Il exerça sa charge consciencieusement tout en se réservant des moments de solitude dans une cellule qu’il avait édifiée pour ne pas vivre dans la demeure familiale trop somptueuse. Il prépara de longue date sa succession en appelant à ses côtés son filleul nommé Utto qu’il avait lui-même baptisé au retour d’un voyage à Rome. Sur son lit de mort, Gamalbert fit officiellement de Utto son héritier. d. Saint Lonoghylius La Vie de saint Lonoghylius est conservée dans deux anciens légendiers de l’abbaye de Saint-Gall de la fin du IXe siècle (Saint-Gall Stiftsbibliothek 567 et 577)32. C’est la raison pour laquelle, en plus de considérations proprement stylistiques, on peut supposer une rédaction mérovingienne de ce texte relative31 Vita Gamalberti (BHL 3260), éd. W. LEVISON, MGH SRM 7, Hanovre, 1919, p. 185-191. Voir H. BECKER, « Gamalbert (saint) », dans Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, éd. A. BAUDRILLART et al., t. 19, Paris, 1981, col. 956-957. 32 Vita Lonoghylii (BHL 4966), éd. W. LEVISON, MGH SSRM 7, Hanovre, 1919, p. 432-437 ; voir aussi infra note 48.
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ment bref33. D’origine alémanique, né de parents aisés mais païens, Lonoghylius gagna la Gaule au début du VIIe siècle – il est ensuite question des rois Clotaire [II] et de son fils Dagobert – et fut baptisé à Clermont. Quelques temps plus tard, l’évêque du lieu l’ordonna prêtre. Il reprit ensuite son voyage et parvint dans le diocèse du Mans ; il s’installa dans un petit oratoire à Buxiago (auj. Saint-Longis, près de Mamers). Les fidèles ne cessaient de lui rendre visite. Après un voyage à Rome, il aurait transformé cet oratoire en monasterium. Néanmoins la Vie ne donne jamais à Lonoghylius le titre d’abbé et ne mentionne jamais de moines autour de lui. La fin de la Vita est d’ailleurs entièrement consacrée à un tout autre problème. Le prêtre répondit en effet au souhait d’une jeune fille, nommée Agnofleda, qui voulait échapper au mariage et recevoir le voile sacré. Son fiancé fit appel au roi Clotaire en calomniant « l’étranger » (peregrinus), accusé de lui avoir enlevé sa fiancée « par un artifice magique » (per artem ma[g]icam). Le roi donna raison à Lonoghylius et dota généreusement le monastère. Agnofleda mourut plus tard au vicus publicus de Vair. Il semble donc que la Vie donne surtout à imiter la sainte fréquentation d’un prêtre et d’une femme consacrée vivant non loin l’un de l’autre. Le texte est d’ailleurs aussi désigné sous le double titre de Vita sancti Lonoghylii sacerdotis et sanctae Agnofledae virginis. e. Saint Rigomer Il n’existe aucune attestation ancienne du culte de saint Rigomer ; sa Vita est néanmoins conservée dans un manuscrit de la première moitié du Xe siècle (Bruxelles BR 8550-8551)34. Son dossier – ainsi que ceux d’autres prêtres à la tradition manuscrite moins ancienne35 – devrait à l’avenir être considéré dans le cadre plus large de cet ensemble de documents que les historiens ont l’habitude de désigner sous le nom de « corpus carolingien du Mans », comprenant en particulier les célèbres Actus des évêques de la cité. Il est assurément d’un grand intérêt pour comprendre l’image que projetait le IXe siècle sur les prêtres mérovingiens. Rigomer aurait vécu au temps de Childebert [Ier] (511-568) et de son épouse Ultrogothe. Il se voit attribuer par son biographe tous les caractères d’un prêtre rural : originaire de la région, formé par un autre prêtre puis élevé à son tour au sacerdoce, il se fait remarquer par sa prédication, ses appels à la pénitence, sa charité, la lutte qu’il mène contre les superstitions et la guérison des malades. Rigomer fut aussi accusé de fréquenter une certaine Tenestina qui 33
M. HEINZELMANN, « L’hagiographie mérovingienne », p. 76 et 82. Vita Rigomeri (BHL 7256), éd. J. PIEN, AASS, Aug., IV, Anvers, 1739, p. 786-788. Voir Ph. ROUILLARD, « Rigomero e Tenestina », dans BS, t. 11, Rome, 1968, col. 187-188. 35 On en trouvera par exemple la liste dans Ph. LE M AÎTRE, « Évêques et moines dans le Maine (IV e-VIIIe siècle) », dans La christianisation des pays entre Loire et Rhin (IV e-VIIe siècle), éd. P. R ICHÉ, 2e éd., Paris, 1993, p. 91-101. 34
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refusait le mariage et voulait recevoir le voile sacré. Il se justifia avec succès au palais et Tenestina put alors s’installer au Mans et y recevoir le voile de l’évêque. Sur ce point, la Vita semble bien suivre le récit de la Vie de saint Lonoghylius. Les reliques de Rigomer ont été transférées en 1014 à l’abbaye vendéenne de Maillezais, ce qui provoqua la rédaction d’une nouvelle Vie par le moine Pierre (BHL 7257). Mais, en raison de la datation du manuscrit de Bruxelles, il ne fait pas de doute que la première Vie est indépendante du récit de la fondation de Maillezais. f. Saint Valentinus Le dossier de saint Valentin est assez similaire au précédent. La diffusion restreinte du culte n’a pas fait apparaître son nom dans les grands martyrologes historiques du IXe siècle. Il n’empêche qu’un manuscrit du dernier quart du IXe siècle (Chartres, Bibliothèque municipale 63, connu par sa description avant l’incendie de 1944) et un autre du Xe siècle (Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 318) contiennent le texte d’une brève Vita qui constitue le seul document narratif concernant Valentin36. D’origine noble, Valentin est né dans une famille possessionnée dans le diocèse de Langres, au Mont-Lassois. Éduqué à la cour du roi Théodebert (534-548), il refusa les fiançailles imposées par ses parents – l’occasion est alors donnée à l’auteur de développer un éloge de la chasteté – pour fonder une « petite basilique » sur une hauteur du domaine familial et être ordonné prêtre par l’évêque de Langres. Quelques épisodes évoquent ses déplacements et le soin qu’il prenait des malheureux. À sa mort, il fut enterré dans son église que l’on peut identifier avec celle de Griselles. En 1018 en effet, abritant toujours les reliques de Valentin, elle devint le siège d’un monastère fondé par la comtesse Ermengarde de Vermandois, puis, avant 1107, un prieuré de Saint-Germain d’Auxerre37. Des sondages récents ont mis au jour des sépultures du VIe siècle à proximité de l’église, donnant ainsi une certaine consistance au récit de la Vie et à l’hypothèse d’une fondation précoce d’une église patrimoniale et funéraire.
36 Vita Valentini (BHL 8457), éd. J.-B. DU SOLLIER, AASS, Iul., II, Anvers, 1721, p. 41-42 (ex ms. codice S. Benigni Divionensis collata cum alio ms. Reginae Sueciae dont on peut penser qu’il s’agit de l’actuel Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 318). Voir J. M ARILIER, « Valentino », dans BS, t. 12, Rome, 1969, col. 890. 37 N. DEFLOU-LECA, Saint-Germain d’Auxerre et ses dépendances (V e-XIIIe siècle), Saint-Étienne, 2010, p. 248-254 et p. 546-547.
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3. Le prêtre rural au miroir de son hagiographie Les Vitae que nous avons choisi de présenter plus en détail ont toutes comme point commun d’avoir été rédigées et diffusées avant la Réforme grégorienne. À l’exception des chapitres des œuvres de Grégoire de Tours, un écrivain bien connu, il reste pour le moment difficile de déceler les intentions, en particulier normatives, de leurs auteurs anonymes. On ne saurait donc dire si ces textes renvoient à une réalité stylisée par l’hagiographe, où s’ils dressent, à travers un personnage particulier projeté dans un passé plus ou moins lointain, un portrait idéal proposé à l’imitation des clercs. Il reste toutefois intéressant de se pencher brièvement – cette enquête demande à être approfondie – sur certains thèmes communs, reflétant ce qui a constitué une norme dans l’esprit des auteurs, et de les confronter à ce que d’autres sources disent du prêtre dans le haut Moyen Âge. Les historiens qui se sont penchés sur le clergé rural du haut Moyen Âge ont longtemps insisté sur l’origine sociale extrêmement médiocre des clercs et la sujétion dans laquelle les tenaient les élites laïques locales38. Cette conception est en effet tributaire de documents célèbres, à commencer par la lettre du pape Zacharie adressée en 748 à des aristocrates bavarois pour leur défendre d’avoir des clercs « à leur service » (in suum obsequium) ou encore celle qu’Agobard de Lyon envoya à Bernard, archevêque de Vienne, dans les années 820 pour dénoncer le recours à un « prêtre domestique » (sacerdos domesticus) recruté par les puissants parmi leurs dépendants et auquel incombait un grand nombre de tâches profanes et subalternes39. Bien qu’elle cherche à minimiser les relations que ses modèles conservaient avec le monde laïc, l’hagiographie renvoie une image bien différente de l’origine sociale des prêtres. Les familles dont les prêtres sont issus sont présentées comme « moyennes », ni pauvres, ni excessivement riches, mais bien enracinées localement. Se dessine ainsi l’existence de prêtres appartenant au groupe de la petite ou moyenne aristocratie foncière dominant l’horizon local. Le topos des fiançailles rompues contre la volonté de la famille cherche certes à montrer que le futur prêtre s’est dégagé de ce déterminisme social, il n’empêche que la plupart des Vies, à l’exception de celle de Lonoghylius, ne cachent pas que les saints passèrent ensuite toute leur vie dans leur région d’origine. La rupture provoquée par l’admission au sacerdoce est donc tout relative. Il en va de même du topos du clerc itinérant vendant ses 38
Voir encore dans ce sens M. AUBRUN, « Le clergé rural dans le royaume franc du VIe au XIIIe siècle », dans Le clergé rural dans l’Europe médiévale et moderne, éd. P. BONNASSIE, Toulouse, 1995 (Flaran, 13), p. 15-27. 39 Pour la lettre de Zacharie, voir Die Briefe des heiligen Bonifatius und Lullus, éd. M. TANGL, MGH, Epistolae selectae, 1, Berlin, 1916, n° 83, p. 186-187 ; pour celle d’Agobard, MGH, Epistolae Karolini aevi, 3, éd. E. DÜMMLER, Berlin, 1899, n° 11, p. 203-206.
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services aux puissants. Ces observations rejoignent assurément un constat que l’on peut dresser à la lecture des actes de la pratique. Un bon nombre d’études récentes ont montré que la condition sociale et économique des prêtres du haut Moyen Âge était très diversifiée, qu’au vu de leur patrimoine un grand nombre d’entre eux appartenait sans aucun doute à l’élite locale et que leurs ressources ne se réduisaient donc pas au seul stipendium prévu par la législation ecclésiastique40. Plus précisément, les Vitae n’éludent pas complètement le statut singulier des églises rurales du haut Moyen Âge qui fit, à partir de la seconde moitié du XIe siècle, l’objet de si vives critiques de la part des réformateurs grégoriens. En développant à son propos le concept d’Eigenkirche, les historiens du droit de la fin du XIXe siècle ont opéré une distinction assez factice entre des églises « privées », majoritaires, contrôlées par des propriétaires laïcs et des églises « publiques », de moins en moins nombreuses, sous l’autorité directe de l’évêque41. En réalité, il n’existait au haut Moyen Âge qu’un seul statut où coexistaient les droits d’un grand nombre de personnes et d’institutions. Dans son petit traité « sur les églises et les chapelles », un évêque comme Hincmar de Reims en appelle d’ailleurs au respect mutuel des différents acteurs, l’essentiel étant, comme le rappelèrent les évêques réunis dès 813 au concile de Chalon, que le service spirituel ne fût pas lui aussi partagé42. L’hagiographie rend compte à sa manière de cet équilibre. Dans le cas de Severus, Gamalbert, Rigomer et Valentin, elle ne cache pas le caractère patrimonial des oratoires, desservis de surcroît par un membre de la famille propriétaire, ce qui rejoint un phénomène bien observé en Occident avant la Réforme grégorienne43. C’est évidemment avec Gamalbert que l’on approche avec le plus de précision le fonctionnement de ce type d’église, située ici à proximité du centre domanial et de la résidence seigneuriale, dont la transmission est aussi contrôlée par le desservant/ 40 W. DAVIES, « Priest and rural communities in east Brittanny in the ninth century », Études celtiques, 20 (1983), p. 177-197 ; C. VAN R HIJN, Shepherds of the Lord, p. 182-200 ; S. WOOD, The proprietary Church in the medieval West, Oxford, 2006, passim. 41 R. SCHIEFFER, « Eigenkirche, Eigenkirchenwesen », dans Lexikon des Mittelalters, éd. Gl. AVELLA-WIDHALM, L. LUTZ, R. M ATTEJIET et al., t. 3, Stuttgart/Weimar, 1999, col. 17051707 ; et, toujours, W. H ARTMANN, « Der rechtliche Zustand der Kirchen auf dem Lande : die Eigenkirche in der fränkischen Gesetzgebung des 7. bis 9. Jahrhunderts », dans Cristianizzazione ed organizzazione ecclesiastica delle campagna nell’alto Medioevo : espansione e resistenze, Spolète, 1982 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’Alto Medioevo, 28), I, p. 397-441. 42 Collectio de ecclesiis et capellis, éd. M. STRATMANN, MGH, Leges, Hanovre, 1990 (Fontes iuris germanici antiqui, 14) ; sur ce dernier traité voir Ph. DEPREUX et C. TREFFORT, « La paroisse dans le De ecclesiis et capellis d’Hincmar de Reims. L’énonciation d’une norme à partir de la pratique ? », Médiévales, 48 (printemps 2005), p. 141-148 ; MGH, Concilia, 2-1, éd. A. WERMINGHOFF, Hanovre/Leipzig, 1906, p. 278 pour le canon du concile de Chalon. 43 S. WOOD, The proprietary Church, p. 659-680.
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propriétaire. Les riches libri traditionum bavarois se font l’écho de cette pratique. Wilhelm Störmer a ainsi calculé que sur 160 églises entrées dans le patrimoine du chapitre cathédral de Freising aux VIIIe-IXe siècles, 64 avaient été cédées par un ou plusieurs prêtres44. Bien que la Vie de Gamalbert ne le dise pas, il est probable que son filleul Utto ait été un parent. Il serait intéressant de savoir si cette situation constitue une singularité bavaroise, ici reflétée par l’hagiographie, ou si ce modèle peut être généralisé à l’ensemble du monde franc, étant entendu qu’il s’observe aussi sur d’autres marges, en Bretagne et en Catalogne. À propos des tres presbiteri consepulti de l’église d’Aire, Grégoire de Tours croit utile de préciser que ces derniers n’appartenaient pas à la même famille, ce qui pourrait suggérer que le contraire était chose habituelle. On notera enfin que les hagiographes ne présentent pas ce contrôle familial comme contradictoire. Bien que les conciles commencent alors à opérer une distinction très nette entre les oratoires contigus aux demeures aristocratiques et les églises, il n’est pas encore dans l’intention des hagiographes de passer complètement sous silence l’origine et le fonctionnement domestique des églises rurales45. Si Gamalbertus dessert son église, c’est bien, nous dit son hagiographe, en vertu du ius sacerdotii. Le contrôle familial de l’église conduit à considérer un autre problème, celui de la chasteté et du célibat du prêtre : dès l’époque mérovingienne, les conciles multiplient les interdictions, en particulier celle de voir des « femmes étrangères », c’est-à-dire hors de la parenté proche, vivre dans l’intimité du prêtre46. Dans la pratique, cette exigence ne compromettait pas le contrôle familial puisqu’il était possible, et assurément fréquent, d’envisager une transmission d’oncle à neveu. Reste que tous les hagiographes insistent longuement sur la conversion du saint à l’ascétisme et à la continence, particulièrement dans la Vie de saint Eptade. Les Vies de Lonoghylius et de Rigomer (la seconde s’inspirant sans doute de la première) mettent même en scène la manière convenable d’envisager la fréquentation de certaines femmes : celles qui, pour des raisons spirituelles, avaient des raisons de se tourner vers leur prêtre. L’épisode de la calomnie qui touche injustement le prêtre et une sainte femme demandant le voile sacré – central dans les deux Vitae – fonctionne comme un parfait exemplum illustrant a contrario l’interdiction faite au prêtre de fréquenter des femmes extérieures, tout en mettant en garde les clercs contre les inévitables consé44 W. STÖRMER, « Adelige Eigenkirchen und Adelsgräber. Denkmalpflegerische Aufgaben », Zeitschrift für bayerische Landesgeschichte, 38 (1975), p. 1142-1158. 45 Voir par exemple le canon 47 du concile de Paris intitulé Quod missarum celebratione in locis incongruentibus fieri non debeant, éd. A. WERMINGHOFF, MGH, Concilia, 2-2, Hanovre/Leipzig, 1908, p. 641. Voir D. IOGNA-PRAT, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800-v. 1200), Paris, 2006, spécialement le chapitre IV. 46 R. GODDING, Prêtres en Gaule mérovingienne, p. 138-154 qui emprunte l’expression femina extranea aux canons du concile d’Angers (453).
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quences que cette sainte fréquentation pouvait avoir. Il illustre les ambiguïtés de la rumeur et de la calomnie, dont on doit dire qu’elles étaient aussi parfois provoquées ou entretenues par les autorités pour tenir le prêtre à l’écart de possibles concubines. On pourra enfin se demander si, dans le cas de la Vie de Lonoghylius, de rédaction sans doute mérovingienne, l’épisode ne vise pas en réalité une autre situation, évoquée par le concile de Tours en 567, celle des sanctimoniales que les prêtres laissaient entrer chez eux, pro conversatione rerum in domum suam, autrement dit pour l’entretien de la maison47. De toute évidence, l’auteur de la Vie de Lonoghylius et d’Agnofleda s’adresse à des clercs séculiers et non à des moines cloîtrés qui avaient peu de raisons de se sentir concernés par les malheurs des deux saints. C’est pourtant exclusivement dans deux manuscrits conservés au monastère de Saint-Gall, que leur Vie a été copiée. En réalité, le plus ancien témoin (Saint-Gall Stiftsbibliothek 567) n’est pas un légendier homogène, mais contient un ensemble de livrets reliés. La Vita occupe seule le quatrième de ces libelli, « copié d’une écriture négligée non sangalloise [et qui] porte les marques d’un usage intensif »48. Quel intérêt pouvait-on avoir à Saint-Gall au IXe siècle pour un tel texte, de composition médiocre et intéressant de surcroît une région bien éloignée de l’Alémanie ? Je me demande s’il ne faudrait pas ici rappeler le rôle que jouait Saint-Gall dans l’administration de nombreuses églises rurales des environs, récemment étudiées par Paul Oberholzer et Harro Julius49. Ce dernier a bien montré les liens étroits qui unissaient les prêtres de ces églises et le monastère. Bien que l’on manque d’indications précises, il est difficile d’imaginer que les moines ne participaient pas, d’une manière ou d’une autre, à la formation et à l’instruction de ces clercs. C’est en tout cas un point explicitement recommandé vers 813 par Théodulfe d’Orléans qui autorisait les prêtres de son diocèse à envoyer un neveu ou tout autre parent aux écoles de la cathédrale et des monastères voisins50. Dans ces conditions, il ne serait pas incongru d’imaginer que le libellus 47
Ibid., p. 140. J.-Cl. POULIN, « Les libelli dans l’édition hagiographique avant le XIIe siècle », dans Livrets, collections et textes. Études sur la tradition hagiographique latine, éd. M. HEINZELMANN, Ostfildern, 2006 (Beihefte der Francia, 63), p. 15-193 à la p. 115 ; le manuscrit est décrit de manière exhaustive par B. M. VON SCARPATTETI, Die Handschriften der Stiftsbibliothek St. Gallen, I-4, Wiesbaden, 2003, p. 65-69. Il peut être consulté en ligne via http://www.e-codices.unifr.ch/ fr/list/one/csg/0567. 49 P. OBERHOLZER, Vom Eigenkirchenwesen zum Patronatsrecht. Leutkirchen des Klosters St. Gallen im Früh- und Hochmittelalter, Saint-Gall, 2002 ; H. JULIUS, Landkirchen und Landklerus im Bistum Konstanz während des frühen und hohen Mittelalters. Eine begriffsgeschichtliche Untersuchung, thèse de doctorat inédite, Université de Constance, 2003. 50 MGH, Capitula episcoporum, 1, c. 19, p. 115-116 ; un grand nombre d’indices suggérant une instruction convenable des prêtres ruraux au IXe siècle ont été récemment présentés par S. PATZOLD, « Bildung und Wissen einer lokalen Elite des Frühmittelalters : das Beispiel der Landpfarrer im Frankenreich des 9. Jahrhunderts », dans La culture du haut Moyen Âge : une 48
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soit surtout passé entre les mains de clercs ruraux des environs de Saint-Gall. La tradition exceptionnelle de la Vie de Lonoghylius souligne en tout cas les difficultés de la transmission des biographies de prêtres ruraux de ce genre, peu susceptibles de retenir l’attention d’un public monastique, exigeant sur le fond aussi bien que sur la forme. Cette présentation devra être approfondie. Il semble toutefois que l’on puisse observer l’émergence, à partir du VIe siècle, de Vitae exclusivement centrées sur la personnalité de prêtres ruraux. Le phénomène est resté modeste, mais je serais tenté de le rapprocher de la multiplication des prescriptions normatives de l’épiscopat concernant le clergé rural dès l’époque mérovingienne. Pour en être assuré, il faudrait se pencher de manière plus précise sur les commanditaires de ces textes. C’est une question à laquelle certains dossiers, comme les Vitae du diocèse du Mans, éclairées par les Actus épiscopaux, devraient pouvoir rapidement apporter des éléments de réponse.
question d’élites ?, éd. F. BOUGARD, R. LE JAN et R. MCK ITTERICK, Turnhout, 2009 (Haut Moyen Âge, 7), p. 377-391.
Un cas de norme laïque transmise par une source hagiographique : relecture des chapitres 7 et 8 du livre I de la Vita Geraldi Sébastien FRAY Le Puy-en-Velay
Dans un contexte intellectuel identifiant trop rapidement la norme au droit écrit, les historiens ont longtemps considéré qu’au Moyen Âge seule l’Église – de par son quasi-monopole sur la scripturalité – était en en mesure de produire des normes, qu’elle imposait aux laïcs. Mais l’apport de l’anthropologie, qui révèle l’existence de prescriptions normatives y compris dans des sociétés sans écrit, a conduit les médiévistes à réviser leur conception des normes, et à en étendre le champ d’application au-delà du seul droit écrit : elles sont désormais conçues comme tout ce qui codifie les comportements1. Dès lors, on constate l’existence d’une pluralité des niveaux de normes, de leur degré de formalisation, de leur contenu et de leurs sources. De surcroît, cette pluralité les rend parfois contradictoires entre elles. Ainsi, on admet volontiers aujourd’hui que l’aristocratie laïque était capable de produire ses propres codes de comportement et d’en jouer, même si leur expression reste souvent assez implicite2, sans que l’on sache bien si c’est parce que ces prescriptions restaient informelles ou du fait même de la nature de la documentation qui nous les révèle3. Car il est vrai qu’il est souvent difficile pour les historiens du haut Moyen Âge d’avoir accès à ces normes laïques, dans la mesure où les textes où nous les recherchons sont
1 C. GAUVARD, A. BOUREAU et R. JACOB, « Normes, droit, rituels et pouvoir » dans Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, éd. J.-C. SCHMITT et O. G. OEXLE, Paris, 2003, p. 461-492. 2 F. M AZEL, Féodalités, Paris, 2010, p. 142. 3 La recherche sur la culture des aristocrates laïcs, leur rapport à l’écrit au haut Moyen Âge et la question de leur éventuelle autonomie par rapport à la culture des clercs est relativement récente et encore largement en débat. Voir Lay Intellectuals in the Carolingian World, éd. P. WORMALD et J. L. NELSON, Cambridge, 2007 ; La culture du haut Moyen Âge, une question d’élites ? éd. F. BOUGARD, R. LE JAN et R. MCK ITTERICK, Turnhout, 2009. Tous nos remerciements à Thomas Granier pour ces précieuses orientations bibliographiques.
Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 379-389 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102200
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généralement composés par des clercs baignant dans un univers normatif qui leur est propre. Toutefois, certains de ces textes d’origine cléricale s’adressent aux laïcs, dont ils cherchent à modifier les comportements : il leur faut alors se confronter aux normes de leur public, afin d’essayer de lui imposer celles que les clercs ont élaborées à l’égard des laïcs. Par conséquent, il demeure possible que certains de ces textes dévoilent par un effet de miroir l’existence de normes laïques, justement parce qu’ils les condamnent et tentent de leur substituer d’autres codes de comportement4. C’est cette démarche que nous avons souhaité tester ici à partir de deux chapitres de la Vita Geraldi (BHL 3411), rédigée vers 930 par Odon5. Cet ouvrage hagiographique bien connu et qui bénéficie d’une excellente édition critique se présente lui-même comme partiellement destiné aux laïcs6, à qui Géraud est donné en exemple7. Il est susceptible de refléter certaines de leurs conceptions, au moins pour les combattre, et ce d’autant plus qu’Odon fait justement partie de ces clercs qui, ayant développé une ecclésiologie très complète, ne négligent pas dans leur réflexion le rôle du monde laïc : Odon considère qu’il doit être soumis au magistère de l’Église, laquelle doit donc s’adresser à lui8. Or, partant du principe que le port des armes est un des marqueurs forts de l’identité de l’aristocratie laïque – ce qui n’a rien de très original –, l’hagiographe de Géraud pose le problème de l’usage qui doit être fait de ces armes au cours des chapitres 7 et 8 du livre I de son ouvrage. Nous avons souhaité vérifier si, au passage, Odon ne dévoilait pas à son corps défendant et de façon critique la façon dont l’aristocratie laïque envisageait elle-même son rapport à la violence armée. En effet, nous verrons que l’hagiographe commence par rapporter au chapitre 7 une conception du recours aux armes qu’il prête à l’entourage du saint. Nous montrerons ensuite à partir du chapitre 8 qu’Odon lui-même réprouve ce discours, et tente de proposer à travers la figure de Géraud un autre modèle de comportement. Dès lors, nous devrons nous 4 R. SAVIGNI, « Les laïcs dans l’ecclésiologie carolingienne : normes statutaires et idéal de ‘conversion’ », dans Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval, éd. M. L AUWERS, Antibes, 2002, p. 41-92, à la p. 78, en donne une belle illustration à propos de Jonas d’Orléans. 5 L’ensemble du dossier hagiographique géraldien a été étudié par A.-M. BULTOT-VERLEYSEN, « Le dossier hagiographique de saint Géraud d’Aurillac », Francia, 22/1 (1995), p. 173-206. 6 Odon de Cluny, Vita sancti Geraldi Auriliacensis, éd. et trad. A.-M. BULTOT-VERLEYSEN, Bruxelles, 2009, désormais cité comme VG. Telle qu’elle est connue aujourd’hui, la Vita Geraldi s’organise en quatre livres, I et II, Transitum (abrégé en T) et Liber miraculorum (désormais LM). 7 La bibliographie sur la Vita Geraldi étant pléthorique, on se permet de renvoyer le lecteur aux indications données dans son édition par A.-M. Bultot-Verleysen, p. IX-XVIII, auxquelles on nous pardonnera peut-être d’ajouter notre récent travail, S. FRAY, L’aristocratie laïque au miroir des récits hagiographiques des pays d’Olt et de Dordogne (Xe-XIe siècles), thèse dactyl, dir. D. Barthélemy, Université Paris-Sorbonne, 2011, 1367 p. 8 C’est le sujet de la thèse d’I. ROSÉ, Construire une société seigneuriale. Itinéraire et ecclésiologie de l’abbé Odon de Cluny (fin du IXe-milieu du xe siècle), Turnhout, 2008.
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attacher à tenter d’identifier le milieu dont pouvait provenir le discours normatif rejeté par l’hagiographe, ce qui nous conduira à envisager qu’il émanait bien de l’aristocratie laïque. 1. Ce que dit le chapitre 7 Il faut pour commencer présenter le discours que l’hagiographe prête à l’entourage de Géraud au chapitre 7 : En effet, les siens s’adressaient à lui de façon acrimonieuse, demandant pourquoi un homme puissant supportait les violences de gens de la plus basse condition, qui dévastaient ses biens ; ils ajoutaient que, comme ces gens avaient constaté qu’il refusait de se venger, ils ravageaient avec encore plus d’acharnement ce qui lui appartenait de plein droit ; qu’il serait plus légitime et plus honnête, ainsi que l’autorise le droit de la milice guerrière, qu’il tire le fer contre ces ennemis, qu’il réfrène l’audace de ces hommes violents ; qu’il vaudrait mieux réprimer les criminels par la force des armes que les laisser opprimer injustement les hommes libres locaux et les désarmés9.
Le passage pagenses et inermes pose des problèmes d’interprétation qui méritent que l’on s’y attarde quelque peu. Le premier problème est celui du sens à donner à la conjonction et10. Comme en français11, le et latin peut en effet prendre le sens d’une coordination soit cumulative – auquel cas il serait ici question de ceux qui sont à la fois des pagenses et des inermes – soit distributive, ce qui ici reviendrait ici à additionner des éléments existant chacun en soi, les pagenses d’un côté, les inermes de l’autre. Rien dans le texte ne permet de trancher ; les deux traducteurs de la Vita Geraldi ont d’ailleurs choisi sur cette question une position opposée, cumulative pour Géraud Venzac, qui traduit par « les paysans désarmés »12, distributive pour Anne-Marie Bultot-Verleysen, qui préfère « les paysans et les gens sans armes »13. Il faut dès lors s’interroger
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VG I 7, l. 2-8 : Causabantur enim sui querelosa uoce, dicentes cur potens uir ab infimis personis, que res suas populabantur, uiolentias pateretur, addentes quia, dum explorarent quod ille se nollet ulcisci, quicquid illius iuris esset mordacius deuastarent ; sanctius et honestius esse ut ius armate milicie recognosceret, in hostes ferrum stringeret, uiolentorum audaciam frenaret ; sacius esse temerarios ui bellica premi quam pagenses et inermes ab eisdem injuste obprimi. 10 Notre attention sur ce problème a été attirée par les remarques contradictoires d’Alain Dubreucq et Jean-Michel Picard à propos de la valeur de et dans ce passage à l’issue de notre communication. Nous devons en outre remercier Marie-Céline Isaïa de nous avoir encouragé à explorer plus avant la question et d’avoir accepté d’examiner une première ébauche du raisonnement présenté ici. 11 L. DE SAUSSURE et B. STHIOUL, « Interprétations cumulative et distributive du connecteur et : temps, argumentation, séquencement », Cahiers de linguistique française, 24 (2002), p. 293-314. 12 G. VENZAC, « Vie de Géraud d’Aurillac », Revue de la Haute Auvergne, 43 (1972), p. 233. 13 Odo Cluniacensis, Vita sancti Geraldi Auriliacensis, p. 145.
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sur le reste du texte de la Vita, pour voir si Odon n’y use pas de façon privilégiée de l’une ou l’autre des valeurs de et14, en limitant la recherche aux cas où et coordonne des éléments de même statut grammatical, au même cas que pagenses et inermes, c’est-à-dire des noms communs comptables15 à l’accusatif. Le résultat est sans appel : dans les onze cas repérés dans le texte, et n’est jamais employé avec une valeur cumulative, toujours avec une valeur distributive16. Comme il n’y a aucune raison de penser qu’Odon aurait fait une unique exception à un usage auquel il recourt tout au long de son ouvrage, il faut en conclure que et a également une valeur distributive dans l’expression pagenses et inermes. Par conséquent, il faut donner raison à Anne-Marie Bultot-Verleysen et considérer que les deux termes renvoient ici à deux réalités distinctes, liées de façon conjoncturelle. Reste encore à éclairer le sens de pagenses, plus délicat que ne l’ont pensé Géraud Venzac et Anne-Marie Bultot-Verleysen, qui y voient tous deux des « paysans ». Ce sens n’est pas évident chez Odon : pour désigner des paysans, Odon recourt à des dérivés de rusticus17. Le terme pagenses est au contraire rarement employé dans la Vita Geraldi, quatre fois en tout, et jamais dans un contexte suggérant explicitement la paysannerie : outre notre passage, on trouve le même mot à propos des dons de cire que ses clercs et ses pagensis font à Géraud, ainsi que dans les deux chapitres qui décrivent les foules affligées par la nouvelle de la mort prochaine du saint18. D’un point de vue étymologique, le terme pourrait concerner l’ensemble des habitants du pays (pagus). En ce cas cependant, Odon emploie plutôt incola19. Pagenses doit donc désigner une certaine catégorie d’habitants. Les deux dernières occurrences que nous avons relevées le confirment : sont pagenses tous ceux qui ne sont ni des clercs ni des moines, et pas non plus 14 Nous remercions Alexis Charansonnet et Marie-Céline Isaïa de nous avoir chacun de leur côté suggéré cette piste de recherche. 15 Les noms communs comptables peuvent se rencontrer aussi bien au singulier qu’au pluriel, au contraire des noms massifs, dont on n’use qu’au singulier. Voir J. DAVID et G. K LEIBER (éd.), Termes massifs et termes comptables, Paris, 1989. La distinction est importante, car les noms massifs ont des propriétés sémantiques spécifiques : voir D. NICOLAS, La distinction entre noms massifs et noms comptables. Aspects linguistiques et conceptuels, Louvain, 2002. 16 VG I, 4, l. 11 : capos et accipitres ; I, 7, l. 10-11 : pupillos et uiduas (citation biblique) ; I, 11, l. 5-6 : honestiores uiros […] et clericos melioris fame ; I, 15, l. 23-24 : cytharam et liram ; I, 18, l. 10 rapinas et cedes ; I, 20, l. 7 : cibum et potum ; I, 29, l. 16 : flascones et utres ; II, Prefatio, l. 13 : manducones uero et bibaces ; II, 4, l. 10 : lapidicinos et macciones ; II, 21, l. 20 : crucem et capsellas ; LM, 12, l. 2 : parentes uero et milites. 17 rusticanus en VG I, 18, l. 12 ; I, 22, l. 1-2 ; I, 23, l. 4 ; II, 10, l. 10 ; rusticana mulier en I, 21, l. 6 et II, 26, l. 7 ; ruricolis obuios en I, 24, l. 6. 18 VG I, 25, l. 1. T, 6, l. 18-19 : clericorum ac monachorum turbe, nobilibus uiris ammixte, caterue pauperum et pagensium plebes ; T, 11, l. 3-5 : examina nobilium uirorum innumera, caterue pagensium atque egenorum, plures monachi, agmina sacerdotum. 19 VG I, 33, l. 5-6 : totam regionem depopulabatur. Qua causa incole sibi timentes ; LM 8, l. 8-9 : incole autem regionis ; LM 10, l. 4 : incolis.
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des nobles, des faibles (pauperum) ou des indigents (egenorum). Pagenses ne vise bien qu’une partie des habitants du pagus. On est dès lors en mesure de dessiner un profil sociologique assez précis des pagenses. Ils se distinguent des pauvres, ici équivalents aux indigents20, ce qui signifie qu’ils ont des ressources. Comme on ne peut les confondre avec les « désarmés » (inermes), c’est qu’ils possèdent des armes, ce qui les place automatiquement parmi les libres, dont la marque au haut Moyen Âge était le droit – souvent assimilé à un fardeau – de participer au plaid et à l’ost21. Ils peuvent toutefois entrer dans la dépendance d’un grand, comme ces pagenses qui offrent de la cire à Géraud, et comme ceux dont nous parlons, puisqu’il est question à ce moment de la défense des droits du saint, ce qui oblige à penser qu’ils sont en relation avec lui : soit parce qu’ils louent des terres auprès de lui, ou bien au contraire parce qu’il les a pris, avec leur biens, sous sa protection. Une phrase du chapitre suivant22, indiquant que Géraud guerroyait « pour protéger les droits des siens », pousse à privilégier le second terme de l’alternative, tout comme le fait que les pagenses reconnaissants sont en compagnie de clercs, qui peuvent difficilement être des locataires et doivent donc être des protégés du seigneur : il faut probablement comprendre que ces pagenses sont des petits propriétaires qui se sont mis sous la protection du saint, ce que l’on désigne dans nos régions comme commenda23. Reconnaissons donc en eux les simples hommes libres, généralement propriétaires d’une partie au moins des terres qu’ils exploitent. On rencontre d’ailleurs le terme pagenses employé en ce sens dans des textes allant du VIIe au IXe siècle24, y compris dans nos régions25. Que la plupart de ces pagenses aient effectivement été des paysans ne change rien à l’affaire, ce n’est pas en tant que tels mais en tant qu’hommes libres
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Sur les différents sens de pauper chez Odon, voir I. ROSÉ, « Exprimer la distinction et la supériorité sociale au Xe siècle. Potentes et pauperes dans les écrits d’Odon de Cluny († 942) » dans Distinction et supériorité sociale (Moyen Âge et époque moderne), éd. J.-M. L AURENCE et C. M ANEUVRIER, Caen, 2010, p. 9-10. La mise en parallèle de Vita Geraldi T 6 et T 11 prouve que pauper et egenus sont synonymes dans ce cas de figure. 21 J.-P. DEVROEY, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (VIe-IXe siècles), Bruxelles, 2006, p. 267. E. R ENARD, « Une élite paysanne en crise ? Le poids des charges militaires pour les petits alleutiers entre Loire et Rhin au IXe siècle » dans Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, éd. F. BOUGARD, L. FELLER et R. LE JAN, Turnhout, 2006, p. 315-336. 22 VG I, 8, l. 36-37 : suorum iura tuendo confligebat. 23 S. FRAY, « Une pratique révélatrice des évolutions sociales, la commenda (VIIe-XIe s.) », dans Brioude aux temps carolingiens, éd. A. DUBREUCQ, C. L AURANSON-ROSAZ et B. SANIAL, Le Puy-enVelay, 2010, p. 237-246. 24 J.-F. NIERMEYER, Mediae latinitatis lexicon minus, Leyde-Boston-Cologne, 2001, p. 751, n° 2 : la plupart des exemples donnés sont liés à la convocation au plaid, marque des hommes libres. 25 P.-E. POBLE, Les entités spatiales politiques en Gaule centrale (Auvergne, Limousin, Gévaudan, Velay) du VIe siècle au milieu du XIe siècle : du « territorium » aux territoires, thèse dactyl, dir. Y. SASSIER, Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 132-133 : les pagenses de l’époque mérovingienne forment l’armée du pagus.
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qu’ils sont mentionnés ici. L’expression doit donc être traduite par « les hommes libres locaux et les désarmés »26. Nous sommes dès lors en mesure de revenir sur le contenu idéologique du discours prêté par l’hagiographe à l’entourage de Géraud au chapitre 7. Il consiste d’abord en une légitimation du recours à la vengeance armée. L’entourage de Géraud lui fait remarquer « que, comme ces gens avaient constaté qu’il refusait de se venger, ils ravageaient avec encore plus d’acharnement ce qui lui appartenait de plein droit ». Cette vengeance passe bien par le recours concret aux armes, puisque l’on recommande à Géraud qu’il « tire le fer contre ces ennemis ». Il y a là une réflexion éthique sur le recours aux armes, prescrivant un moyen précis (« qu’il tire le fer contre ces ennemis ») au service d’une fin proportionnée (« qu’il réfrène l’audace de ces hommes violents »). Toutefois, cette harangue ne se contente pas de justifier le recours aux armes pour se défendre. Le discours se poursuit en effet en franchissant une nouvelle étape, qui insiste sur le devoir qu’a l’armata militia de recourir à la violence armée afin de protéger des tiers, incapables de le faire par eux-mêmes : « qu’il vaudrait mieux réprimer les criminels par la force des armes que les laisser opprimer injustement les hommes libres locaux et les désarmés »27. On assiste à une gradation dans l’argumentation, passant de la légitime défense à la nécessité de protéger ceux qui ne peuvent pas le faire eux-mêmes. En ce sens, la harangue que l’hagiographe prête à l’entourage de Géraud au chapitre 7 revient à énoncer une norme, au sens où elle prétend obliger le saint à suivre un comportement codifié, lui imposant de se venger contre les agresseurs au nom de son devoir de protection envers ceux qui ne peuvent se défendre eux-mêmes. Il faut dès lors se demander quelle est la position de l’hagiographe envers cette norme qu’il rapporte. 2. Une norme désapprouvée par Odon Il ne faut pas partir du principe que le discours prêté à l’entourage de Géraud reflète la pensée d’Odon sur la question. Un autre passage de la Vita Geraldi prouve d’ailleurs qu’Odon n’hésite pas à mettre dans la bouche de certains de ses personnages des idées qui sont contraires aux siennes : il y rapporte d’abord les critiques de l’entourage du saint contre les moines, se servant ensuite de Géraud comme porte-parole de ses propres conceptions28. Sa réflexion propre sur le bon usage des 26
Nous remercions Christian Lauranson-Rosaz d’avoir eu la gentillesse de nous proposer de parler de « paysans alleutiers » : l’idée y est bien, et nous aurions volontiers suivi cette suggestion, si elle n’était pas fortement connotée dans l’historiographie d’un bouleversement social brutal autour de l’an Mil, auquel nous ne croyons pas. 27 VG I, 7, l. 7-8 : sacius esse temerarios ui bellica premi quam pagenses et inermes ab eisdem injuste obprimi. 28 VG II, 8.
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armes, Odon la livre au chapitre 8, où il s’adresse aux laïcs pour leur faire la leçon : « il fut donc permis à un laïc placé dans l’ordre des combattants de porter l’épée, afin de défendre le peuple sans armes, comme on défend le troupeau inoffensif contre les loups du soir, ainsi que le dit l’Écriture ; afin aussi de réprimer par le droit de la guerre ou par la contrainte de la justice ceux que la sentence de l’Église ne peut soumettre »29. Ce discours odonien sur les armes est désormais bien cerné après les analyses qu’en ont données Dominique Barthélemy et Isabelle Rosé30 : l’hagiographe y développe une vision essentiellement dissuasive du recours aux armes, faites pour être arborées – y compris de façon menaçante – plus qu’utilisées. Toutefois, on n’a pas assez prêté attention au fait que ce chapitre 8 vient justement en réponse au chapitre 7, avec lequel il est fortement articulé par l’emploi de la copule logique igitur. De surcroît, igitur revient encore trois fois au sein du chapitre 8, son emploi structurant l’armature logique de ce passage : au terme de la présentation des efforts faits par Géraud pour régler pacifiquement les conflits, igitur introduit les cas où il a néanmoins dû recourir au combat ; un second signale que l’on passe à l’énoncé de la théorie proposée par Odon luimême quant à l’usage du glaive ; le troisième marque le retour au cas de Géraud, désormais présenté comme un modèle à suivre31. Il faut en conclure que le chapitre 8 est bien construit pour permettre à Odon de répondre au discours rapporté au chapitre 7, en exprimant sa position propre sur le bon usage des armes. D’ailleurs, les deux éthiques proposées aux chapitres 7 et 8 sont tout à fait contradictoires entre elles, comme le montre le tableau suivant : conception de « l’entourage » de Géraud (I 7) sanctius et honestius esse armate milicie ferrum stringeret ui bellica
conception d’Odon (I 8) licuit ordine pugnatorum gladium portare aut bellico iure, aut ui iudiciaria
Ce sont bien deux façons de penser radicalement opposées qui s’affrontent. À l’enthousiasme presque exalté de l’entourage de Géraud, souligné par le jeu des allitérations rythmant le texte32, s’oppose la retenue très sèche du licuit 29
VG I, 8, l. 40-43 : Licuit igitur laico homini in ordine pugnatorum posito gladium portare, ut inerme uulgus, uelut inocuum pecus a lupis, ut scriptum est, uespertinis defensaret, et quos ecclesiastica censura subigere nequit aut bellico iure aut ui iudiciaria compesceret (traduction de l’éditrice). 30 D. BARTHÉLEMY, Chevaliers et miracles, Paris, 2004, p. 65-67 ; I. ROSÉ, Construire une société seigneuriale, p. 481-485. 31 VG I 8, l. 13, 40 et 43. 32 Allitérations finales en -ius (illius, mordacius, sanctius, honestius, ius, sacius), en -es (dicentes, res, addentes, hostes, pagenses, inermes) et en -et (nollet, recognosceret, stringeret, frenaret). Nous remercions Thomas Granier d’avoir attiré notre attention sur ce point.
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d’Odon : d’un côté l’expression d’une impérieuse nécessité de se conformer à la norme, de l’autre une permission accordée presque à contrecœur. De plus, une action véritable (ferrum stringeret) est opposée à une simple ostentation (gladium portare), tandis que la force guerrière (ui bellica) est transmuée par Odon en un chiasme (aut bellico iure, aut ui iudiciaria), la liant à la justice33 : une éthique de la dissuasion répond à une éthique de l’action. S’il existe une « éthique du combat » formulée dans la Vita Geraldi34, elle se trouve bien plus dans le chapitre 7 que dans le chapitre 8. Toutefois, elle n’est mentionnée par Odon que pour mieux la réprouver et lui substituer l’éthique purement dissuasive qu’il a élaborée. Il y a bien expression de deux éthiques distinctes concernant le recours aux armes dans la Vita Geraldi35 : l’une est celle présentée comme relevant de la norme au chapitre 7, tandis que l’autre est celle que l’hagiographe propose en modèle à l’aristocratie au chapitre suivant. Par conséquent, il faut se demander d’où vient le contenu du discours exposé par l’hagiographe au chapitre 7, puisque ce ne sont pas ses propres idées. 3. Une norme d’origine laïque Il est vain de se demander si l’entourage de Géraud a tenu le discours qu’Odon lui prête. En effet, ces propos sont relatés à travers un triple filtre, linguistique, puisque le texte est en latin alors que les laïcs parlaient en occitan, idéologique, car la harangue est rapportée par un moine qui lui est hostile, un filtre savant enfin, puisqu’Odon s’exprime avec sa culture de lettré, par des phrases tirées de ses lectures36 : ainsi, les deux chapitres 7 et 8 s’inspirent de la Vita Martini de Sulpice Sévère, pour le fond37 comme pour la forme38. Il s’agit d’un discours reconstitué dans la tradition de la rhétorique antique et médiévale, où 33
Ce fait a été mis en évidence et commenté par D. BARTHÉLEMY, La mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ?, Paris, 1997, p. 243. 34 L’expression est d’I. ROSÉ, Construire une société seigneuriale, p. 483. 35 Il vaudrait mieux ne pas les confondre. À cet égard, nous sommes en désaccord avec la version française de R. LE JAN, « Frankish giving of arms and ritual of power : continuity and change in the Carolingian period », dans Rituals of power from Late Antiquity to the Early Middle Ages, éd. F. THEUWS, J. L. NELSON, Leyde, 2011, p. 281-320, publiée dans Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Âge, Paris, 2001, chapitre 11, ici p. 197 : Régine Le Jan a perçu tout l’intérêt de l’emploi d’armata militia dans la Vita Geraldi, mais décrit les idées d’Odon à partir d’un montage de références aux deux chapitres 7 et 8. 36 Sur l’utilisation de sources bibliques et littéraires dans la Vita Geraldi, voir Odo Cluniacensis, Vita sancti Geraldi Auriliacensis, p. 32-40. 37 B. H. ROSENWEIN, « St Odo’s St Martin : the uses of a model », Journal of medieval history, 4 (1978), p. 317-331. Sur l’importance de la figure martinienne dans la pensée d’Odon, voir I. ROSÉ, Construire une société seigneuriale, p. 80-86. 38 L’expression armata militia provient de la Vita Martini, voir Sulpicius Severus, Vie de saint Martin, éd. et trad. J. FONTAINE, 3 vol., Paris, 1967-1969, t. I, 2, 1. En outre, le licuit… ordine pugnatorum d’Odon est un écho inversé du non mihi licet pugnare prêté par son hagiographe à Martin.
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l’on respecte davantage l’esprit du propos que sa lettre. Ce qui compte, c’est que l’hagiographe puisse prêter cette harangue à l’entourage de Géraud, ce qui constitue une piste pour chercher à identifier le milieu où les idées qu’il présente avaient cours. Cet entourage, Odon le désigne de façon floue par sui puis, dans le chapitre suivant, établit l’équivalence entre sui et milites39. Ceux qui ont admonesté le saint sont donc ses hommes d’armes, exerçant de façon acerbe leur rôle de conseillers. C’est dans la bouche de laïcs, membres de l’aristocratie40, qu’Odon met ce discours concernant l’armata militia et les responsabilités qu’elle revendique. C’est donc que l’hagiographe, comme ses destinataires, devaient considérer comme plausible que des aristocrates tiennent ce type de propos. Qu’il s’agisse d’idées de l’aristocratie laïque peut être confirmé par l’étude des stratégies de justification utilisées dans la harangue. De fait, le propos est scandé par l’invocation de différentes sources de la norme : les deux premières se trouvent dans le couple sanctius et honestius. Ici, sanctius ne doit pas être pris dans un sens religieux, mais comme un comparatif dont le champ s’étend à toute prescription ou interdit, y compris légal41. Quant à honestius, il tire la phrase vers l’idée de respectabilité sociale, de ce qui est convenable, comme le prouve l’emploi d’autres dérivés de l’honestas dans le livre I de la Vita Geraldi42. C’est pour cette raison que nous avons rendu sanctius et honestius par « plus légitime et plus honnête ». Les conseillers de Géraud invoquent aussi une source d’allure juridique avec le « droit de la milice guerrière ». Il faut ici insister sur la logique démonstrative plus que sur la construction grammaticale du passage et remarquer que les deux propositions in hostes ferrum stringeret et uiolentorum audaciam frenaret dépendent autant de ut ius armate milicie recognosceret que de sanctius et honestius esse : la nécessité d’agir n’est pas seulement imposée par le regard de la société, elle semble également fondée en droit. Enfin, l’ensemble de ces justifications est repris dans le comparatif sacius, qui introduit le passage de l’autodéfense à la nécessité de défendre aussi « les hommes libres locaux et les désarmés ». La norme exposée dans ce passage se justifie par le recours à
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Voir S. FRAY, « Les milites en pays d’Auvergne et sur ses marges dans la première moitié du d’après la Vita Geraldi », n. 13, à paraître dans l’édition électronique de la journée d’étude tenue le 6 mai 2010 à l’Université de Clermont-Ferrand, Châteaux, églises et seigneurs en Auvergne au Xe siècle : lieux de pouvoir et formes d’encadrement, parution à suivre sur http:// www.msh-clermont.fr/rubrique3.html. 40 Ibid. 41 F. GAFFIOT, Dictionnaire latin-français, Paris, 1934, p. 1388. Nous remercions Alain Dubreucq de nous avoir orienté en ce sens. 42 VG I, 11, l. 1-2 : uitam satis honestam ducebat ; l. 4-5 : honestiores uiros sibi familiaribus adiungebat ; I, 15, l. 2-3 : honesti sermones […] dicebantur ; l. 8 : morum honestas ; I, 38, l. 5-6 : quibusdam honestis uiris ses ob illius facinoris causam obiurgantibus. X e siècle
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plusieurs sources qui sont toutes profanes : elle est juste d’abord et avant tout aux yeux des hommes. Odon insiste au contraire au chapitre 8 sur la permission (licuit) accordée à un ordo pugnatorum par une autorité extérieure et supérieure : ordo renvoie d’ailleurs chez Odon à l’ordonnancement divin du monde43, ce que confirme l’emploi d’une tournure passive (laico homine in ordine pugnatorum […] posito). À l’inverse, l’entourage de Géraud se réclame d’un droit spécifique, le ius armate milicie, avec un génitif qui insiste sur l’origine sui generis de ce droit. Au chapitre 8, Odon insiste sur la façon dont l’ordre social est subordonné à la volonté et au dessin divin, en contradiction avec la vision plus profane développée au chapitre 7, d’origine laïque. En outre, la harangue prêtée à l’entourage de Géraud insiste sur la nécessité de se venger pour éviter que l’ennemi ne redouble ses méfaits. Cette idée correspond à ce que l’on connaît de la pratique de la guerre seigneuriale au Xe siècle, faite d’une succession d’expéditions de pillage, toutes présentées comme des ripostes légitimes à une agression antérieure, et assurant l’assujettissement de la paysannerie par l’aristocratie qui prétend la défendre : l’idée d’une réplique ou riposte vindicative dans l’usage de la violence – qui vise davantage les dépendants de l’adversaire que celui-ci – y est telle qu’on a pu proposer d’appeler une telle guerre « faide chevaleresque »44. L’impression que l’on en retire est que le discours rapporté par Odon au chapitre 7 formalise explicitement une norme de comportement guerrier dont les historiens découvrent la trace implicite dans les pratiques aristocratiques connues par d’autres sources. Enfin, l’existence au sein de l’aristocratie laïque d’une norme légitimant le recours à la vengeance armée est de nature à expliquer le faible écho que semble avoir eu la théorie odonienne du bon usage des armes, formulée au chapitre 8 : l’idéal projeté par Odon sur Géraud d’un recours seulement dissuasif aux armes n’a en effet été appliqué par personne, pour autant qu’on puisse en juger45. En ce domaine, l’hagiographe paraît bien avoir échoué à substituer une norme élaborée par ses soins à celle ayant déjà cours chez les laïcs. Conclusion Si Odon a intégré à son ouvrage hagiographique une réflexion sur la façon dont on devait employer les armes, c’est pour la substituer à une norme déjà existante, qu’il désapprouvait. Cette norme d’origine laïque, qui justifiait la 43 Voir sur ce point l’analyse convaincante d’I. ROSÉ, Construire une société seigneuriale, p. 493495. 44 D. BARTHÉLEMY, Chevaliers et miracles, p. 9-44, à partir de Flodoard et Richer. 45 Ibid., p. 63-64.
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vengeance armée comme seul moyen efficace de défendre à la fois l’aristocrate et ceux qui dépendent de lui, était largement répandue, mais rarement écrite. Paradoxalement, c’est donc un clerc, prétendant codifier les comportements des laïcs, qui se trouve révéler par écrit l’existence même d’une norme en émanant, ne serait-ce que parce qu’il la réprouve et la dénonce. De plus, cette étude permet de souligner que les intentions normatives d’un hagiographe – même aussi accompli qu’Odon – ne se heurtaient pas seulement à des difficultés de communication, l’auteur s’adressant en latin à une aristocratie laïque de langue romane ; plus profondément, on constate que les laïcs disposaient déjà de leurs propres codes de comportement et n’étaient pas forcément prêts à y renoncer. Conscient de la difficulté, Odon a tenté de proposer à la fois une norme explicite de remplacement, et un modèle de comportement séduisant en la personne de Géraud : il ne suffisait pas de prescrire aux laïcs un changement de conduite pour en être obéi, il fallait encore que la norme proposée soit suffisamment proche de leurs propres conceptions pour pouvoir être reçue, sous peine de rester lettre morte, ce qui semble avoir été le cas ici.
Norme et écarts à la norme dans l’hagiographie de l’Empire aux Xe-XIe siècles : l’exemple de Mayence Anne WAGNER Besançon
Dans la Vie de Bruno, archevêque de Cologne et duc de Lotharingie, Ruotger théorise les fonctions de l’évêque engagé aux côtés du pouvoir. Ce texte programmatique1 et défensif se heurte à une idéologie opposée à l’utilisation politique des prélats qui résiste au modèle de l’évêque d’Empire2. Mayence, principal siège de l’Empire3, est un exemple de ces résistances. La cité manque de référence de fondation apostolique. Aussi le modèle de sainteté est-il Boniface (m. 754), moine, archevêque et martyr, véritable fondateur, envoyé du pape, évangélisateur et réformateur de l’église. Sa Vita Ia est dédiée à Lull, son successeur, auquel est confiée l’abbaye de Fulda ; la Vita IIIa est écrite peu après la mort de Willigis4, et, à la fin du siècle, Otloh de Saint-Emmeran écrit la Vita IVa durant son séjour à Fulda5 ; Lambert de Hersfeld écrit une Vie de Lull6, fondateur de son abbaye. Outre ce poids de la référence aux origines, marquée aussi par une Passion de saint Alban7 et de son compagnon Théonest, deux Vies de
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O. KÖHLER, Das Bild des geistlichen Fürsten in den Viten des 10., 11., 12. Jahrhunderts, Berlin, 1935. P. CORBET, « Les modèles hagiographiques de l’an mil », in Hommes et sociétés dans l’Europe de l’An Mil. Actes du colloque international, Conques, 19-21 mai 2000, éd. P. BONNASSIE, P. TOUBERT, Toulouse, 2004, p. 379-388. 2 T. REUTER, « The Imperial Church System of the Ottonian and Salian Rulers : a reconsideration », Journal of ecclesiastic History, 33 (1982), p. 347-374. E.-D. HEHL, « Der widerspenstige Bischof. Bischöfliche Zustimmung und bischöflicher Protest in der ottonischen Reichskirche », dans Herrschaftsrepräsentation im ottonischen Sachsen, éd. G. A LTHOFF, E. SCHUBERT, Sigmaringen, 1998, p. 295-344. 3 F. STAAB, Das Erzstift Mainz im 10. und 11. Jahrhundert : Grundlegung einer Geschichte der Mainzer Erzbischöfe, von Hatto I. (891-913) bis Ruthard (1089-1109), Bingen am Rhein, 2008. 4 MGH, Scriptores Rerum Germanicarum, 57, Hanovre-Leipzig, 1905, p. 90-106. 5 Ibid., p. 111-217. 6 MGH, Scriptores Rerum Germanicarum, 38, Hanovre-Leipzig, 1894, p. 305-340. 7 AASS, Jun., IV, Anvers, 1707, p. 88-91. Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 391-402 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102201
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l’archevêque Bardo (m. 1051) sont écrites dans les années 1050-708. L’archevêque a donc les moyens idéologiques de revendiquer pour son siège un rôle de premier plan auprès du souverain mais aussi, dans son désir d’indépendance, de contrôle de son diocèse, de défense de ses intérêts, la possibilité de constituer un contre-pouvoir. L’archevêque Frédéric est présenté comme pieux, d’une grande austérité, généreux et éloquent ; sa conception très élevée du rôle de l’évêque est inspirée du modèle carolingien et monastique et il désire promouvoir son siège et, avec l’appui du pape, obtenir une certaine indépendance envers le roi9. Nommé vicaire et légat pontifical en raison de l’héritage bonifacien10, il fonde la collégiale Saint-Pierre à Mayence et participe à plusieurs synodes11. Eberhard12, duc de Franconie, s’étant soulevé en 938, Frédéric l’engage à se soumettre – ce qu’il fait, mais il recommence la guerre en 939 aux côtés du duc Gislebert et d’Henri, frère d’Otton. Envoyé traiter avec Eberhard, Frédéric conclut une paix13, dont les conditions sont rejetées par Otton. Ne voulant pas se rétracter, l’archevêque passe dans le parti des révoltés. Otton, victorieux en 939, le fait emprisonner à Fulda. Il se réconcilie avec lui dès 94014. À Noël 951, Frédéric participe, avec le duc Conrad de Lorraine, au festin donné à Saalfeld par le fils d’Otton, Liudolf, duc de Franconie depuis 949. Liudolf est mécontent du mariage de son père avec Adélaïde ; Conrad, qui a épousé la sœur de Liudolf, est 8
S. COUÉ, Hagiographie im Kontext, Berlin-New York, 1997, p. 100 sq. : la Vie de Bardo par Vulkuld est un éloge de Mayence (MGH SS 11, Hanovre, 1854, p. 318-321), la Vita maior est une production de Fulda (ibid., p. 322-342) ; F. L OTTER, « Die hagiographische Literatur im deutschen Sprachraum unter den Ottonen und Saliern (ca. 960-1130) », dans Hagiographies. Histoire internationale de la littérature hagiographique latine et vernaculaire en Occident des origines à 1550, IV, éd. G. PHILIPPART, Turnhout, 2006, p. 308-311, 375-386 et 414-419 ; F. STAAB, « Die Mainzer Kirche », dans Die Salier und das Reich, 2, Sigmaringen, 1991, p. 31-78. 9 Cf. F. L OTTER, Der Brief des Priesters Gerhard an den Erzbischof Friedrich von Mainz, Sigmaringen, 1975 ; les idées exprimées s’inspirent de la correspondance entre Boniface et Grégoire II. 10 H. BÜTTNER, « Die Mainzer Erzbischöfe Friederich und Wilhelm und das Papsttum des 10. Jhs. » dans ID., Zur frühmittelalterlichen Reichsgeschichte am Rhein, Main und Neckar, éd. A. G ERLICH, Darmstadt, 1975, p. 275-300. 11 Annalista Saxo, MGH SS 6, Hanovre, 1844, p. 602 : Ingelheim (948, sous la présidence du légat) et Augsbourg (952, sous sa présidence, concerne la discipline de l’Église et les dîmes), Mayence (entre 950 et 954). 12 Conrad, sans enfants, demande en 918 à son frère Eberhard de soutenir Henri de Saxe, ce qu’il fait. Eberhard, duc de Franconie, reste fidèle à Henri. Mais quand Otton devient roi, il se révolte avec Arnulf de Bavière et Thankmar, fils d’un premier mariage d’Henri ; il meurt à Andernach en 939 et sa famille perd le duché. 13 Widukind, II 25, trad. dans Rois, reines et évêques. L’Allemagne aux Xe et XIe siècles. Recueil de textes traduits, éd. C. GIRAUD, B.-M. TOCK, Turnhout, 2009, p. 40 ; cf. S. GILSDORF, « Bishops in the Middle : Mediatory Politics and the Episcopacy », dans The Bishop : Power and Piety at the First Millenium, éd. S. GILSDORF, Münster, 2004 p. 60-67. 14 Réginon de Prüm raconte qu’en 941, soupçonné d’avoir trempé dans la conspiration d’Henri visant à assassiner son frère Otton, Frédéric, pour se disculper, communie corporis et sanguinis Domini coram populo in ecclesia.
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vexé de l’accueil qu’Otton a réservé à Bérenger d’Italie, venu faire sa soumission sur l’intercession de Conrad. Liudolf et Conrad se soulèvent en 953. Otton va à Mayence à Pâques ; Frédéric est absent, « menant la vie austère des ermites », et doit être rappelé. Cette absence est déjà un affront : l’entrée du roi dans une ville étant l’un des principaux rituels, une pieuse retraite n’est pas une excuse pour le négliger. Les portes fermées de la ville inspirent de la méfiance à Otton ; le prélat parvient à le convaincre de sa fidélité, mais sa loyauté est suspectée15, d’autant qu’Henri, frère du roi, accuse l’archevêque. Liudolf est à Mayence et en juillet 953 Otton assiège la ville. Frédéric abandonne Mayence aux rebelles et s’enfuit passer l’été dans le recueillement religieux16. Liudolf fuit à Ratisbonne ou Otton le poursuit. L’archevêque est soumis à une pression considérable, car les chefs de la rébellion sont ducs de Franconie. Frédéric proteste de son innocence, offre de la prouver par serment ou par l’ordalie. « Je n’exige point de serment de vous, dit le roi, mais je vous exhorte à contribuer, par vos conseils, au rétablissement de la paix »17. Frédéric meurt à Mayence en 954. Ruotger oppose Bruno à Frédéric, qui ne lui apparaît que superficiellement pieux18. Il fait dire à Otton s’adressant à son frère : « Certains hommes pervers vont peut-être dire que… nos batailles ne sont pas tes affaires et ne conviennent pas à la dignité de ton ministère. Avec ses mensonges flagrants, l’archevêque a séduit et attiré la folie de la guerre civile. S’il voulait fuir le danger des batailles, préférant prétendre passer son temps dans les loisirs religieux, il aurait été préférable pour nous et le bien de notre respublica de nous remettre à nous, plutôt qu’à nos ennemis, ce que notre munificence lui avait conféré »19. Ruotger a une conception de l’épiscopat qui intègre le pouvoir politique et militaire. Frédéric, 15 Widukind, III 15, p. 54 : « le roi rendit caduc l’accord qu’il avait accepté malgré lui. Il fut ordonné à son fils et son gendre de livrer les auteurs de ce crime pour les punir, sous peine d’être déclarés ennemis publics. L’archevêque intervint en faveur des accords passés, comme pour assurer la paix et la concorde. Il devint pour cette raison suspect au roi et méprisable pour tous les amis et conseillers du roi. Quant à nous, nous pensons qu’il ne faut pas le juger témérairement et estimons ne pas devoir taire ce que nous savons de lui : il priait beaucoup nuit et jour, était très généreux en aumônes et remarquable par sa prédication ». 16 Widukind, III 18 et 27, p. 55 et 58. 17 Widukind, III 32, p. 59-60. 18 H. MAYR-H ARTING, Church and Cosmos in early Ottonian Germany : the view from Cologne, Oxford-New York-Auckland, 2007, p. 28-29 ; ID., « Ruotger, the life of Bruno and Cologne cathedral library », dans Intellectual life in the Middle Age : essays presented to Margaret Gibson, éd. L. SMITH, B. WARD, Londres, 1992, p. 33-60. 19 Vie de Bruno (BHL 1468), MGH SS 4, Hanovre, 1841, § 20 p. 261 : Dicent fortasse, bellis haec sedanda esse, quae ad te non pertineant, quae tui ministerii dignitatem non deceant. Hujusmodi fraudulenta verborum jactantia istius metropolis praesul, vides, quantos seduxit, quantos ad civilis cladis rabiem illexit ; qui si subducere se vellet a dissensione, quemadmodum fingit, et bellorum periculo, ut religioso degere posset in otio, nobis profecto et nostrae reipublicae melius id, quod ei regali munificentia contulimus, reddidisset quam hostibus. Hostes dico, ut fere omnes sentiunt, nefarios civium praedones, patriae proditores, regni vastatores, militiae desertores, qui me ipsum utique sacrilega audacia suis, credo, manibus necatum, aut quovis quam acerbissimo mortis genere
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« pontife suprême du royaume » (Widukind), qui choisit au pire moment de rester à l’écart, est le contre-type de Bruno. Adalbert, moine lorrain, notaire de la chancellerie royale sous Bruno puis archevêque de Magdeburg, représente le point de vue de la cour et dit de Frédéric que « c’était un homme zélé pour la religion et extrêmement louable, et le seul reproche à lui faire est que partout où un ennemi du roi a émergé, il l’a aussitôt secondé »20. Guillaume de Mayence21 ne souscrit pas non plus à cet idéal de l’évêque d’Empire et critique son oncle Bruno en 955 : Otton a confié un duché à un archevêque22, il se plaint au pape Agapet des obligations laïques imposées aux prélats, et du fait que le pape ait accordé le pallium à Bruno, perturbant sa propre autorité comme primat de Germanie. Il fait enterrer son demi-frère Liudolf (m. 957) à Saint-Alban23. Afin de défendre les intérêts de son siège, notamment l’évangélisation des Slaves24, il s’oppose à la fondation de Magdeburg qui n’a lieu qu’après sa mort et celle de Bernward d’Hildesheim en 96825. En 975, Willigis est élu par le chapitre de Mayence26 ; fils d’un homme libre mais roturier, cas exceptionnel que Thietmar fait accepter en disant que sa naissance s’accompagne de prodiges, il est introduit à la cour par l’évêque de Meissen et est chancelier en 971. Willigis obtient la primauté du pape Benoît VII en 975. En 983, il participe à la diète de Vérone, où Otton II attribue de vastes régions au diocèse de Mayence. En 991, à la mort d’Otton II, Théophano et Willigis exercent la régence, jusqu’à ce qu’Otton III soit majeur en 994. Willigis l’accompagne en 996 à Rome. Or, Otton III et Grégoire V cherchent à saper la prééminence de Mayence et, en 997, Otton obtient un privilège du pape interdisant à l’archevêque de Mayence de célébrer la messe à Aix-la-Chapelle, ce qui ôte à Willigis le droit de sacre. C’est sans doute pour contrer cette interdiction que l’archevêque décide la construction d’une cathédrale, qui reflèterait sa place au sein de l’Empire et de la chrétienté – ainsi les portes de bronze qui sont inspirées de celles d’Aix. Rappelons qu’en 911 les princes avaient choisi Conrad de Franconie, soutenu par l’épiscopat et sacré – pour la première fois en Francie orientale. Si Henri ne se fait perisse vellent ; cui filium sustulerunt, fratrem regno, liberis, ipsaque dulci conjuge, vita denique ipsa privare contendunt. 20 Continuatio Reginonis, MGH, Scriptores Rerum Germanicarum, 50, Hanovre, 1890, p. 168. 21 Guillaume, fils d’Otton Ier et d’une concubine slave, archevêque dès décembre 954, reçoit le titre d’archichapelain ; J. FLECKENSTEIN, Die Hofkapelle der deutschen Könige, 2, Stuttgart, 1966, p. 58, voit en Frédéric et Guillaume des pasteurs qui se méfient de la politique. 22 Ph. JAFFÉ, Bibliotheca rerum germanicarum. 3. Monumenta Moguntina, Berlin, 1866, lettre 8, p. 347-350. 23 Continuatio Reginonis, p. 169. 24 Le rôle de l’archevêque dans l’évangélisation est aussi un héritage bonifacien. 25 G. TELLENBACH, The Church in Western Europe from the tenth to the early twelfth Century, Cambridge, 1993, p. 52-54, 58 et 72. 26 H. BÜTTNER, « Erzbischof Willigis von Mainz (975-1011) », dans ID., Zur frühmittelalterlichen Reichsgeschichte, p. 301-313.
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pas sacrer, Otton est couronné et sacré à Aix en 936 par Hildebert de Mayence (927-937). Le pontifical romano-germanique, comprenant l’ordo du couronnement, compilé à Saint-Alban de Mayence, souligne le rôle de l’épiscopat27. Dans le sacramentaire de Ratisbonne, deux saints évêques soutiennent les bras d’Henri, couronné par Dieu28. À la mort d’Otton III, Henri II est proclamé roi le 24 janvier 1002 par l’entremise de Willigis qui le couronne à Mayence le 6 juin 100229. Les dons du souverain font de Mayence l’un des plus riches diocèses d’Occident. Henri II place Willigis au sommet de l’Église d’Empire, il « tient la plus haute place et peut demander n’importe quoi au roi »30, ce qui lui permet d’obtenir la grâce d’Ernst, frère du margrave Henri de Bavière, soulevé en 100331. La cathédrale de Willigis brûle en 1009 le jour de sa consécration, il la remet aussitôt en chantier. Il meurt à Mayence en 1011. L’ambition de Willigis de donner à son siège une autorité étendue à la Germanie ne lui survécut pas32. Lui succèdent Erkanbald, abbé de Fulda, partisan d’Henri, puis en 1021 Aribon33, parent d’Henri II. L’alliance d’Aribon avec Thierry de Metz et Henri de Bavière, frères de l’impératrice Cunégonde, facilite la prise de pouvoir de Conrad II, couronné en 1024 à Mayence. Mais Aribon refuse de couronner l’impératrice Gisèle, ce que fait Pilgrim de Cologne. Commence pour Mayence la perte du statut de ville du sacre. Conrad nomme Aribon archichancelier d’Italie, mais choisit le nouvel évêque de Worms sans demander l’avis d’Aribon, ce qui scandalise ce dernier. L’archevêque est violent et intransigeant ; partisan de l’indépendance des évêques, il soutient, au synode de 1023, qu’il ne doit pas être possible d’en appeler au pape contre une peine prononcée par un évêque et, dans l’affaire des noces de Hammerstein34, il soutient la tradition ecclésiastique 27
R. FOLZ, « Couronnement royal en Allemagne », dans Le temps des Saliens en Lotharingie (1024-1125), éd. M.-C. FLORANI, A. JORIS, Malmédy, 1993, p. 7 sq. 28 J. W. BERNHARDT, « King Henry II of Germany. Royal Self Representation and Historical Memory », dans Medieval Concepts of the Past. Ritual, Memory, Historiography, éd. G. A LTHOFF, J. FRIED, P. J. GEARY, Cambridge, 2002, p. 39-69. 29 S. WEINFURTER, « Authority and Legitimation of Royal Policy and Action », dans Medieval Concepts of the Past, p. 19-37 ; E.-D. HEHL, « Herrscher, Kirche und Kirchenrecht im spätottonischen Reich », dans Otto III. Heinrich II. Eine Wende ?, éd. B. SCHNEIDMÜLLER, S. WEINFURTER, Sigmaringen, 1997, p. 169-203. 30 Adalbold d’Utrecht, Vie d’Henri II, dans Rois, reines et évêques, c. 26 p. 192 : il propose une compensation financière qu’Henri II accepte. 31 Thietmar, Chronicon, MGH, Scriptores Rerum Germanicarum, 9, Berlin, 1935, V 34, p. 260 ; S. GILSDORF, « Bishops in the Middle », p. 67. 32 E.-D. HEHL, « Willigis von Mainz. Päpstlicher Vikar, Metropolit und Reichspolitiker », dans Bischof Burchard von Worms, 1000-1025, éd. W. H ARTMANN, Mayence, 2000, p. 51-77. 33 Vers 1004/1010, Aribon prend part à la fondation par ses parents de l’abbaye de Göss en Styrie, sur des biens patrimoniaux, dont la première abbesse est sa sœur Cunégonde ; Göss accueillit les chanoinesses de Gandersheim opposées à l’évêque d’Hildesheim. 34 Otton de Hammerstein est excommunié par Aribon pour son mariage avec Irmengarde mais son appel à Rome est écouté ; P. CORBET, Autour de Burchard de Worms : l’Église allemande et les interdits de parenté (IXe-XIIe siècle), Francfort, 2001, p. 123 sq.
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contre le pape, ce qui lui coûte le pallium. Cependant, Aribon participe à un concile à Rome en 1027. En 1030, il annonce son désir de partir en pèlerinage et peut-être sa démission, part à Rome en 1031 et meurt en route. Après ce prélat difficile, le choix de Bardo reflète peut-être un désir de Conrad de trouver un archevêque plus souple. Bardo, parent de la reine Gisèle, formé à Fulda, sous-prieur en 1018, lit le Liber pastoralis et dit « en riant » que c’est pour se préparer à ses futures responsabilités et fait effectivement sa cour. En 1029, Conrad visite l’abbaye, Bardo lui donne un trône pliant qu’il a fait faire avec l’accord de l’abbé Richard. Peu après, Bardo devient abbé de Werden. Il est réputé pour la discipline de ses moines, son hospitalité et sa charité. Par l’entremise de l’impératrice, il devient en 1031 abbé de Hersfeld en remplacement du noble et trop sévère Arnold (successeur de Gothard). Bardo est fastueux : Aribon lui confisque sa crosse abbatiale « qui conviendrait mieux à un évêque ». Il la récupère en 1031, étant choisi pour succéder à Aribon par l’empereur Conrad et intronisé à Goslar. Le sermon qu’il fait devant l’empereur est court et faible : Conrad regrette de l’avoir choisi ; on lui dit qu’il n’aurait pas dû nommer à un siège si prestigieux tantae rusticitatis homunculum – « il était difforme mais son âme était belle ». Le souverain, vexé, ne mange rien au banquet et reproche à son épouse de l’avoir incité à cette nomination, d’autant que le lendemain Thierry de Metz fait un sermon remarqué. Mais, à la Saint-Jean, Bardo se rattrape brillamment et les assistants pleurent d’émotion : il mérite le surnom de Chrysostome35. Bardo termine la cathédrale consacrée en novembre 1036, en présence de Conrad II, de Gisèle, de leur fils le roi Henri, sa première épouse Gunhild et de dix-sept évêques. Il y couronne Agnès, la seconde épouse d’Henri en 1043, mais en 1054 c’est l’archevêque de Cologne qui « à cause de la noblesse de sa naissance » couronne Henri III. Conrad le fait chancelier d’Empire, mais Bardo ne semble pas intervenir dans les diplômes. En 1041, il participe à une campagne militaire contre la Bohême36 et peut-être contre les Hongrois en 1043. Mais sa Vie par Vulkuld fondée sur l’humilité et les Béatitudes n’en fait pas état, ce n’est guère une Vie d’évêque d’Empire, il est présenté comme n’étant pas fait pour de telles responsabilités, en raison de sa sainteté même. Chaque nuit, il va prier à l’église ;
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Vie de Gotthard (BHL 3582), AASS, Maii, I, Anvers, 1680, § 32 p. 518 : Aribo… obiit… in omni ecclesiastica religione erat vere laudabilis. Cui vir simplex et rectus, Bardo Herveldiae abbas, successit ; qui, Deo manifeste provehente, brevi ad culmen summae perfectionis feliciter processit… ut aequivocato cum beato Ioanne episcopo cognomine, propter dulcisonam praedicandi melodiam, Bardo Chrysostomus diceretur. 36 Annalista Saxo, p. 684 ; S. WEINFURTER, The Salian Century : Main Currents in an Age of Transition, Philadelphie, 1999.
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un jour, un sacristain le prend pour un vagabond et le rosse. Le lendemain, distribuant des aumônes aux pauvres, il reconnaît parmi eux le sacristain, lui donne un denier comme aux autres et un second en paiement des coups de bâton. L’avoué Erkenbald le calomnie auprès de Conrad et opprime citoyens et ministériaux lesquels, comme les milites, abandonnent l’archevêque, qui paraît un faible seigneur, au profit du roi. Dieu punit toutefois l’avoué, qui meurt. En 1049, Léon IX préside un concile réformateur à Mayence, donne à Bardo le titre de légat apostolique et lui recommande d’alléger son ascèse ; après sa mort, il loue son caractère aimable, sa compassion et sa charité37. Cette sollicitude est l’occasion de souligner des rapports entre les deux prélats, rapports destinés à compenser symboliquement la perte de pouvoir de Mayence. Bardo meurt en 1051, il est inhumé dans la cathédrale. Sa réputation de sainteté s’étend de la Lorraine à la Bavière : elle pousse Frédéric de Lorraine à lui demander en 1047 reliques et livres liturgiques pour Namur38 et Sigebert de Gembloux dit dans sa Chronique que la sainteté de Bardo lui vaut de faire de nombreux miracles ; la Geste des évêques d’Eichstätt39 lui prête le don de prophétie : l’empereur demande son avis à Bardo, qui « à son habitude se tenait recueilli en silence sous la coule monastique », sur la nomination du nouvel évêque Gebhard, il répond : « vous pouvez lui donner ce pouvoir, un jour vous lui en donnerez un plus grand… je le dis en prophétie » ; Gebhard devient le pape Victor II (1055-1057). Vulkuld construit sa Vie de Bardo sur le modèle des Béatitudes et insiste sur les vertus d’un prélat charitable, pieux et humble, ce qui constitue les véritables fondements de la puissance de Mayence. Siegfried, abbé de Fulda en 1058, devient archevêque en 1060. Il fait composer une Passion de saint Alban40, texte à la gloire de l’aurea felix Maguntiae qui peut se prévaloir d’un tel martyr. « Capitale du royaume des Francs orientaux »
37 Vita maior de Bardo (BHL 977), AASS, Jun., II, Anvers, 1698, § 69 p. 315 : Semper hilaris et laetus, semper pacificus et quietus, comitantes et advenientes semper hilares reddidit et laetantes… Quod etiam in exemplum sumens sanctus papa Leo. Quis, inquit, unquam hujus sancti viri patientiam adscriberet misericordiae, et non potius socordiae ? Cumque populi multitudinem ad ejus sepulcrum cum votis et oblationibus concurrentem vidisset : Nunc, inquit, Bardo aedificat, si ante neglexerat. Erat enim proverbium populo, quoniam Bardonis aedificium fornax esset, quam cum ceciderit tribus lapidibus re aedificasset ; cela permet de faire un parallèle avec le Christ. 38 Fondation du chapitre et de la collégiale Saint-Aubain à Namur, MGH SS 15-2, Hanovre, 1888, p. 962-964, § 5 : « Comme l’esprit religieux croissait et comme la communauté des chanoines progressait, le seigneur Frédéric, persuadé par le très pieux comte Albert, gagna Mayence au milieu de l’enthousiasme du clergé et nous ramena, au comble de l’allégresse, des reliques du corps du très précieux martyr Aubain, qu’il avait reçues du saint archevêque Bardo », trad. G. Philippart. 39 Trad. dans Rois, reines et évêques, p. 275. 40 MGH SS 15-2, cit., p. 984-990 ; H. THOMAS, « Erzbischof Siegfried I. von Mainz und die Tradition seiner Kirche. Ein Beitrag zur Wahl Rudolfs von Rheinfelden », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 26 (1970), p. 368-399, part. p. 384-388.
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dès Dagobert, son plus grand titre de gloire est l’épiscopat de Boniface qui sacre Pépin, fonde des évêchés, choisit des évêques, dépose ceux qui sont indignes, car il a reçu du pape une délégation d’autorité qui s’étend à ses successeurs. La reine Fastrade, épouse de Charlemagne, est enterrée à Saint-Alban. Le portrait de l’évêque Théonest, compagnon d’Alban, est un miroir tendu à Siegfried. L’archevêque s’oppose au pape sur le droit d’appel de ses suffragants et sur la question des dîmes que, comme ses prédécesseurs, il veut récupérer afin d’organiser plus fermement les églises de son diocèse autour de lui. Soucieux de l’indépendance de son siège, il en vient, après avoir soutenu le roi, à participer en 1076 à l’élection de l’anti-roi Rudolf de Rheinfelden, qu’il couronne à Mayence en 1077. Les habitants, favorables à Henri, les chassent. En 1081, Siegfried couronne Hermann de Salm. Il meurt en 1084 à Hasungen, où il est enterré41. Henri choisit un successeur irréprochable en la personne de Wezilo (m. 1088), qui soutient sa politique. En 1096, Ruothard ne parvient pas à empêcher le massacre des Juifs de la cité et Henri IV l’accuse non seulement de ne pas les avoir protégés, mais d’avoir en outre confisqué leurs biens ; il est déposé. Henri IV est alors très présent à Mayence, prenant notamment en charge la restauration de la cathédrale après l’incendie de 109142. En 1105, Henri IV ayant abdiqué, Ruothard revient et couronne Henri V. Il meurt en 1109. Adalbert de Sarrebruck, archevêque en 1111, soutient Henri V contre son père, et est son chancelier. Mais en 1112, pour se constituer une base de pouvoir, s’approprier terres et forteresses impériales, il s’allie au chef de l’opposition, Lothaire de Supplimbourg. Henri V l’emprisonne mais, après trois ans, un soulèvement des habitants de Mayence contraint l’empereur à relâcher l’archevêque, qui l’excommunie en 1115. Adalbert accorde des droits civiques, qu’il fait graver sur les portes de bronze de la cathédrale ; jusque-là, seul l’empereur avait accordé de tels droits. En 1125, Adalbert s’oppose à l’élection de Frédéric de Souabe, neveu d’Henri V, et assure celle de Lothaire. L’archevêque meurt en 1137, il est inhumé dans la chapelle Saint-Gotthard, près de la cathédrale. La politique monastique des archevêques est caractérisée par leurs efforts pour dominer les monastères du diocèse. Ainsi, une crise oppose Willigis à Bernward d’Hildesheim à propos de Gandersheim, quand Sophie, la sœur du roi, refuse de recevoir l’habit de moniale des mains de l’évêque d’Hildesheim, lui préférant Willigis. La menace d’un scandale en présence d’Otton III et de 41 J. EDELVIK, « Driving the chariot of the Lord : Siegfried I of Mainz (1060-1084) and Episcopal Identity in an Age of Transition », dans The Bishop reformed. Studies of Episcopal Power and Culture in the central Middle Ages, éd. J. OTT, A. JONES, Aldershot-Burlington, 2007, p. 161-188. 42 Vita Henrici IV imperatoris, MGH, Scriptores Rerum Germanicarum, 58, Hanovre-Leipzig, 1899, p. 12 : sa mort, survenue avant l’achèvement des travaux, est sujet de lamentations.
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Théophano est évitée par un compromis : les deux évêques remettent l’habit à la princesse. La consécration d’une nouvelle église à Gandersheim oblige à choisir entre les deux évêchés. Bernward fait valoir sa cause à Rome devant Otton III ; deux synodes, l’un à Gandersheim, l’autre à Rome, se réunissent en vain pour trancher l’affaire. En 1025, Aribon empêche l’évêque d’Hildesheim de dire la messe à Gandersheim, s’emporte contre l’abbesse Sophie, au point que Conrad lui reproche son comportement. Il doit renoncer à Gandersheim en 1030. L’archevêque Luitpold (m. 1059) fonde le monastère de femmes de Lippoldsberg dans le nord de la Hesse, que Siegfried favorise, une collégiale dans l’Eichsfeld et le monastère Saint-Jacques qui domine la cité (l’actuelle citadelle), où il est enterré. Il commande à Vulkuld une Vie de Bardo, qualifié de Dei servus et monachus, où l’insistance sur les vertus monastiques et les abbatiats est un moyen de revendiquer une mainmise de l’archevêque sur les principales abbayes du diocèse, qui sont impériales : Fulda et Hersfeld. Hadamar de Fulda (927-956), ferme partisan du roi, reconstruit l’abbatiale consacrée en 948. Il va à Rome chercher le pallium et se vante d’en ramener autant que l’on veut moyennant finances43. Selon Widukind44, Frédéric n’oublie pas la sévérité de l’abbé durant sa détention et persécute les moines. De fait, il cherche à réformer Fulda. L’abbé Hatton, organisateur du couronnement impérial à Rome, devient archevêque de Mayence en 968 ; à la demande d’Otton, Jean XIII donne à l’abbé de Fulda la primatie sur tous les abbés. En 999, Sylvestre II déclare que la consécration de l’abbé de Fulda sera faite par le seul pape. En 1013, Henri II nomme Poppon de Lorsch, qui réforme difficilement l’abbaye et, en 1018, Richard d’Amorbach (m. 1039) ; il donne à Fulda des droits économiques importants45. En 1063, à Goslar, en présence d’Henri IV, une 43
Vie de Bruno, § 27 p. 265 : Ruotger souligne que Bruno ne doit le pallium qu’à ses mérites. Widukind, II 37-38 p. 46-47 : « une grave persécution se déclencha contre les moines : certains évêques affirmaient qu’il valait mieux qu’un petit nombre d’hommes à la vie renommée habitât les monastères plutôt qu’une multitude de négligents. Sauf erreur de ma part, ils oubliaient l’avis du père de famille qui interdit à ses serviteurs de ramasser l’ivraie, alors qu’il faut que le bon grain et l’ivraie croissent tous les deux jusqu’au temps de la moisson. Il se trouva que plusieurs moines, convaincus de leur propre faiblesse, abandonnèrent leur habit et, quittant leur monastère, évitèrent le lourd fardeau des prêtres. Certains estimèrent que l’archevêque Frédéric ne fit pas cela en toute bonne foi, mais par feinte, afin de déshonorer par tous les moyens possibles l’abbé Hadumar, homme vénérable et très fidèle au roi… Cependant, l’évêque une fois libéré, car les lois ne peuvent rien contre un tel homme, chercha à se venger, en gagnant à son autorité de petits monastères pour en obtenir de la même façon de plus remarquables. Il déploya pourtant ces ruses en vain. En effet l’abbé conserva la grâce et l’amitié du roi » ; cf. aussi Annalista Saxo, p. 600-610. 45 Lorsch, Eigenkloster fondé à l’époque de Chrodegang, devint abbaye impériale en 772 et ne fut rattachée à Mayence qu’en 1229 ; elle est réformée par Gorze en 1001-1002 : Annales Quedlinburgenses, MGH SS 3, Hanovre, 1839, a. 1013, p. 82 ; Thietmar, Chronicon, a. 1013, p. 384 ; vers 1010-1018, le moine Thierry avait apporté les coutumes de Fleury à Amorbach ; Fulda reçut la frappe de la monnaie, le marché et les taxes. 44
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querelle de préséance entre l’évêque Hezilo d’Hildesheim et l’abbé Widerad de Fulda dégénère en affrontement sanglant. L’abbé, jugé coupable, paye une forte amende qui pèse lourdement sur les finances de Fulda et entraîne certains moines à se révolter. Widerad s’enfuit ; rétabli par l’intervention du roi, il punit sévèrement les moines rebelles, non suivant leur culpabilité, mais selon leur statut social46. Financièrement, l’établissement ne s’en remet pas. Son successeur soutient Henri IV. Hersfeld est fondé au VIIIe siècle par Lull de Mayence puis devient une abbaye d’Empire. En 1005, Henri II nomme abbé Gotthard, auquel succède en 1012 Arnold, autre moine de Niederaltaich, qui enrichit le monastère, mais qui, encore plus strict que son prédécesseur, a des difficultés croissantes jusqu’à ce qu’il perde l’abbatiat en 1031 : « Arnold, élevé avant [Conrad], accusé d’un crime quelconque, a été dépouillé de son honneur d’une manière regrettable ». Conrad le bannit dans une dépendance de Hersfeld et le remplace par Bardo, puis nomme Rodolphe, également parent de Gisèle, disciple de Poppon de Stavelot, qui devient évêque de Paderborn. Conrad chasse donc l’abbé nommé par Henri et installe son candidat ; Hersfeld est tiraillé entre différentes tendances réformatrices47. Attiré par l’imitatio Christi, Siegfried part en pèlerinage à Jérusalem en 1064/65 ; en 1070, il va à Rome demander à Alexandre II le droit d’abdiquer, ce qui lui est refusé et, en 1072, va à Cluny et demande à l’abbé Hughes de devenir moine ; mais ses ouailles le réclament. Siegfried veut contrôler les monastères de son diocèse, il en exige le paiement des dîmes. Il se préoccupe de réforme, et en 1071, fonde avec Anno de Cologne le monastère de Saalfeld peuplé de moines de Siegburg, qu’il appelle aussi pour transformer en monastère la collégiale Saint-Pierre d’Erfurt. En 1074, il nomme le moine Gottschalk de Gorze abbé de Saint-Alban48 et fonde les monastères de Ravengiersburg49 et Hasungen. L’origine de ce dernier établissement est l’ermite itinérant Haimrad, mort en 1019, dont la Vie, rédigée un demi-siècle après sa mort, reflète les idéaux des années 1074-1080, notamment l’imitatio Christi – comme le Christ, Haimrad 46 Lambert, Annales, p. 87 ; T. HEIKKILA, Das Kloster Fulda und der Goslarer Rangstreit, Helsinki, 1998, pense que ce scandale s’inscrit dans une tentative de Siegfried (qui était un parent de Widerad) de marquer son indépendance envers le régent Anno de Cologne (dont Hezilo était partisan) ; l’humiliation de Widerad dissuade l’archevêque de ses projets politiques et il se contente par la suite de soutenir Anno. 47 H. WOLFRAM, Conrad II, 990-1039 : Emperor of Three Kingdoms, University Park, PA, 2006 ; Th. VOGTHERR, « Die Reichsklöster Corvey, Fulda und Hersfeld », dans Die Salier und das Reich, 2, p. 429-464 ; l’abbé donne des reliques des apôtres Simon et Jude pour Goslar à Henri III qui favorise le monastère. 48 Déposé en 1085 pour ses opinions anti-impériales : Annales Wirziburgenses, MGH SS 2, Hanovre, 1839, p. 245. 49 Doté en 1074 par le comte Berthold et Hedwig de Ravengiersburg, sans enfant.
NORME ET ÉCARTS À LA NORME DANS L’HAGIOGRAPHIE DE L’EMPIRE
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est persécuté50. Né en Souabe de parents serfs, il devient prêtre et dessert une paroisse rurale. Ayant eu l’autorisation de partir en pèlerinage, il va à Rome puis à Jérusalem. Haimrad lave les pieds du Christ avec ses larmes, porte la croix et accompagne les femmes au tombeau ; il a une expérience mystique sur le Golgotha. De retour vers 1015, il mène une vie errante, puis séjourne au monastère de Memleben, lieu de mémoire ottonien51. Ce petit établissement est donné à Hersfeld par Henri II en 1015, à la demande de l’abbé Arnold, qui invite Haimrad à Hersfeld. Ce dernier y suit quelque temps la vie bénédictine et acquiert une certaine culture. Mal à l’aise dans ce riche monastère dont les moines sont liés à l’élite, il déclare au chapitre qu’il ne pourra y faire son Salut. Chassé, il déclare devant la porte du monastère qu’il n’est pas traité selon son rang : l’empereur est son frère (en Dieu, sans doute) : l’abbé, furieux, le fait fouetter. Il participe ainsi à la Passion du Christ. Haimrad arrive à Ditmold où il obtient d’un prêtre une chapelle abandonnée. Sa vie austère et ses allures excentriques attirent de nombreux paroissiens. Le prêtre, dépité de voir ses revenus diminués, outré qu’Haimrad reproche à sa concubine l’immoralité de sa vie, le chasse en lançant ses chiens à ses trousses. Haimrad arrive à Paderborn ; comme il est pâle, dépenaillé et sale, Meinwerk le traite de « diable ». Ayant appris que cet individu étrange est prêtre, l’évêque demande à voir ses livres liturgiques. Les trouvant bâclés et sans valeur et horrifié de leur délabrement, il ordonne de les jeter au feu. Haimrad est fouetté par ordre de l’impératrice Cunégonde qui sympathise avec Meinwerk. Il est recueilli par le comte de Warburg ; celui-ci ayant invité Meinwerk, l’évêque, furieux de retrouver cet énergumène, fait des reproches au comte et impose une épreuve à Haimrad : chanter l’Alleluia à la messe du lendemain, sous peine d’être fouetté. Or, il scande si agréablement que tous, étonnés, déclarent n’avoir jamais entendu chant si doux. La messe dite, l’évêque le prend à part, tombe à ses pieds et lui demande pardon, l’obtient et devient son ami. Cet épisode est repris dans la Vie de Meinwerk, écrite au milieu du XIIe siècle. Arnold et Meinwerk, nommés par Henri II, représentants éminents de l’Église d’Empire, considèrent cet ermite errant comme une menace. La Vie d’Haimrad reflétant les positions des opposants d’Henri IV, l’image de Hersfeld, où ce roi séjourne souvent, et qui prend son parti après 1073, ne peut être positive. Meinwerk, ami de l’empereur, est aussi dépeint de façon assez négative ; comme beaucoup d’évêques, il est pris entre le mépris pour ce vagabond et le 50
H. K ELLER, « Ekkebert’s vita Haimeradi », Archiv für Kulturgeschichte, 54 (1972), p. 29-63 ; T. STRUVE, « Hersfeld, Hasungen und die Vita Haimeradi », Archiv für Kulturgeschichte, 51 (1969), p. 210-233 ; P. G. JESTICE, Wayward monks and the religious revolution of the eleventh century, Leyde, 1992, p. 146-151. 51 Henri Ier et Otton Ier y meurent ; J. W. BERNHARD, Itinerant Kingship and royal monasteries in early medieval Germany, c. 936-1075, Cambridge, 1993, p. 215-216.
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respect pour le disciple du Christ. Cependant, son repentir le sauve, ce qui n’est pas le cas d’Arnold de Hersfeld : « entêté dans l’erreur », il est déposé et, signe de la réprobation divine, l’église qu’il a construite brûle ; Dieu a vengé Haimrad. L’âge venant, Haimrad se sédentarise ; il a une extase à Hasungen, s’y établit et dessert la chapelle Saint-Michel. Sa réputation de sainteté se répand et, après sa mort en 1019, des miracles se produisent. En 1021, Aribon construit une église dont les clercs prennent en charge le pèlerinage. En 107452, Siegfried, qui admire dans Haimrad un modèle de vie évangélique, y établit un chapitre de chanoines, transformé sept ans plus tard en monastère. Le premier abbé, Lambert de Hersfeld53, charge Ekkebert de rédiger la Vie d’Haimrad. Hasungen est ouvert à la réforme d’Hirsau, abbaye favorable à Grégoire VII. Ruothard soutient cette réforme et confie en 1108 Disibodenberg à Saint-Jacques de Mayence54. Nous avons vu en introduction qu’il fallait relativiser la notion d’évêque d’Empire, et l’exemple de Mayence montre donc des prélats qui en sont particulièrement éloignés en dépit de leur proximité avec le pouvoir impérial. L’idéal des archevêques de Mayence, fait de piété et d’austérité, dérive d’un modèle monastique, traditionaliste, bonifacien – plusieurs archevêques sont issus de Fulda. La proximité de l’archevêque, qui joue un rôle important dans le sacre, avec le souverain est nette sous Willigis, mais on note souvent des affrontements, débouchant à la fin de la période sur une violente opposition due à l’indépendantisme des archevêques. Le monachisme, représenté par Fulda et Hersfeld, est très proche du roi qui impose abbés et réformes. Mais, à la fin du XIe siècle, la réforme d’Hirsau, qui prône l’indépendance de l’Église, prend de l’importance et la Vie d’Haimrad condamne, au nom de l’Imitatio Christi, évêques et abbés d’Empire.
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Mainzer Urkundenbuch, I : Die Urkunden bis zum Tode Erzbischof Adalberts I. (1137), éd. M. STIMMING, Darmstadt, 1932, n° 358 p. 253-258. L’acte de fondation par Siegfried, un faux, rappelle la renommée de sainteté d’Haimrad et ses nombreux miracles. 53 En 1058/59, Lambert va en pèlerinage à Jérusalem ; opposé à Henri IV, il quitte en 1077 Hersfeld pour Hasungen, en devient abbé en 1081 et meurt peu après. 54 Willigis reconstruit l’église, fait des dons et installe douze chanoines sur la tombe de l’ermite évangélisateur irlandais Disibod (VIIe siècle) dont il élève les reliques. Ruothard en fait un monastère, rendu célèbre par Hildegarde de Bingen : H. JAKOBS, Die Hisauer, ihre Ausbreitung und Rechtsstellung im Zeitalter des Investiturstreites, Cologne-Graz, 1961, p. 140-145.
Vivat de labore manuum ejus. L’idéal de travail contre l’idée de mendicité : deux normes contradictoires Nikoletta GIANTSI Athènes
1. Introduction En 1273, un an avant le deuxième Concile de Lyon, le pape Grégoire X avait demandé aux évêques des plus grandes provinces ecclésiastiques et aux représentants des plus grands ordres religieux de préparer et de lui soumettre des rapports sur les problèmes de leurs régions. Parmi ces rapports, certains mentionnent les béguines ou les femmes religieuses, et s’intéressent tout particulièrement à la question de la mendicité : il s’agit de ceux de Gilbert de Tournai, représentant des Franciscains de Belgique, d’Humbert de Romans, représentant des Dominicains de France du Sud et de Bruno d’Olmütz, évêque d’Allemagne orientale. Le rapport de Gilbert de Tournai s’intitule Collectio de scandalis Ecclesiae. Il est constitué de vingt-cinq chapitres, dont chacun concerne un groupe social, professionnel ou religieux. Bien que l’auteur traite surtout de questions doctrinales et n’utilise pas de mots précis pour exprimer l’oisiveté, sa manière plus ou moins affirmée de développer ses arguments laisse néanmoins penser qu’il adopte une présentation hiérarchisée intégrée dans une échelle d’évaluation ; il fait mention des béguines en les distinguant du reste de la population vivant de son travail1. Humbert de Romans tente d’analyser plus précisément la question : dans son exposé, il présente les risques que les béguines pourraient provoquer, en insistant particulièrement sur la question des aumônes. À son avis, l’Église devait reconnaître seulement les communautés religieuses qui disposaient des
1 GIBERTUS TORNACENSIS, Collectio de scandalis ecclesiae, éd. A. STROICK, Archivum Franciscanum Historicum, 24 (1931), p. 33-62, particulièrement p. 61-62.
Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 403-417 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102202
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moyens de leur entretien sans recourir à la mendicité2. Enfin, Bruno d’Olmütz faisait remarquer que ces femmes, bien que jeunes et bien portantes, recherchaient les soins qui convenaient seulement à des personnes incapables3. Ces idées évoluent dans le même esprit que celui, une vingtaine d’années plus tôt, de la critique sévère de Guillaume de Saint-Amour (1200/1210-1272), clerc séculier et maître de l’université de Paris, qui accusait les béguines de mendier à cause de leur oisiveté, alors qu’elles auraient dû, si elles étaient jeunes et bien portantes, vivre de leur travail et non d’aumônes4, parce qu’elles privaient ainsi ceux qui avaient réellement besoin d’aumônes de leur seule possibilité de survie5. On peut donc constater que durant le XIIIe siècle s’esquisse une tendance qui deviendra progressivement une norme : les femmes religieuses sont désignées par un vocabulaire mettant l’accent sur leur oisiveté et la pratique de la mendicité. La raison principale de cette assimilation était le rapprochement avec les mouvements hérétiques de l’époque, à savoir les Cathares et les partisans du Libre Esprit, de sorte que l’on ajoutait une caractéristique dominante de la vie quotidienne à l’image de l’hérétique à éviter et à rejeter. En revanche, afin de corroborer et renforcer la foi orthodoxe, une grande partie de l’hagiographie prêtait à ces femmes des caractéristiques tout à fait contraires et essayait d’imposer une norme, selon laquelle elles obéissaient par excellence à un idéal de travail. 2. Quelques Vies de mulieres religiosae C’est du Moyen Âge tardif que date une grande partie des Vies des saintes de l’ancien diocèse de Liège, parmi lesquelles un groupe de femmes désignées HUMBERTUS DE ROMANIS, Opus tripartitum, éd. E. BROWN, Londres, 1690, II, p. 224 : Iterum sunt mulieres religiose pauperes, que occasione querendi necessaria discurrunt per villas et castra, quod est valde indecens […] nulla religio mulierum fieret nisi haberet unde quoquo modo posset sustentari in domo sine huismodi discursu. 3 BRUNO EPISCOPI OLOMUCENSIS, Relatio de statu ecclesiae in regno Alemanniae (1273), éd. J. SCHWALM, MGH, Leges, 4, 3, Hanovre-Leipzig, 1904-1906, p. 592 : femine juvenes in statu viduitatis se ponunt, illecte forsitan ab aliquibus, per quos nubere prohibentur […] iste enim sunt, que solent circuire domos non solum otiose, sed verbose. 4 M AGISTER GUILLELMUS DE SANCTO A MORE, Opera omnia, quae reperiri potuerunt, Constantiae, 1632, p. 91 ; cf. J. L. MOSHEIM, De Begardis et beguinabus commentrius, Leipzig, 1790, p. 26 et H. GRUNDMANN, Religiöse Bewegungen im Mittelalter. Untersuchungen über die geschichtlichen Zusammenhänge zwischen der Ketzerei, den Bettelorden und der religiösen Frauenbewegungen im 12. und 13. Jahrhundert und über die geschichtlichen Grundlagen der deutschen Mystik, Berlin, 1935, p. 323, n. 8. 5 M AGISTER GUILLELMUS DE SANCTO A MORE, p. 268 ; cf. J.-Cl. SCHMITT, Mort d’une hérésie. L’Église et les clercs face aux béguines et aux béghards du Rhin supérieur du XIV e au XV e siècle, Paris, 1978, p. 57, n. 11 : Vel saltem sub praetextu sanctitatis ipsarum, licet sint juvenes et validae ad operandum corporaliter, unde vivant. Nihilominus tamen per eorum procurationem pascuntur de eleemosynis fidelium, quae potius deberent pauperibus et laborare impotentibus tam viris quam foeminis erogari. 2
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dans les sources comme mulieres religiosae6. La première du point de vue chronologique est la Vie de Marie d’Oignies (1177-1213) rédigée en 1215, peu après sa mort, par Jacques de Vitry, chanoine régulier de Saint-Augustin du prieuré d’Oignies au diocèse de Liège, qui fut aussi un prédicateur actif de la Croisade aux Lieux Saints de 1211 à 1216. Douze Vies ont suivi la rédaction de celle de Marie d’Oignies7. Parmi cellesci, quatre (les Vies de Lutgarde, de Christine l’Admirable, de Marguerite d’Ypres et de Catherine de Louvain) rédigées par Thomas de Cantimpré (1200-1270), d’abord chanoine régulier puis Dominicain, qui avait aussi rédigé un supplément à la Vie de Marie d’Oignies ; et six (Vies d’Ide de Nivelles, par Gossuin de Bossut, moine de Villers8, de Béatrice de Nazareth9, d’Élisabeth, par Philippe de Clairvaux, d’Ide de Léau10, d’Ide de Louvain11 et d’Alice de Schaerbeek) rédigées par des moines cisterciens. La Vie de Julienne de Cornillon a été rédigée par un chanoine de Saint-Martin de Liège12 et celle de Juette de Huy par Hugues de Floreffe, chanoine prémontré13. Il est difficile de définir ces femmes par une appartenance religieuse stricte. Parmi elles, certaines étaient cisterciennes, d’autres béguines, d’autres sim6 M. L AUWERS, « Expérience béguinale et récit hagiographique. À propos de la ‘Vita Mariae Oigniacencis’ de Jacques de Vitry (vers 1215) », Journal des Savants, 1/1-2 (1989), p. 61-103, ici p. 61 ; A. VAUCHEZ, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1981, p. 427-446 ; ID., Les laïcs au Moyen Âge. Pratiques et expériences religieuses, Paris, 1987, p. 251 sq. ; S. ROISIN, « L’efflorescence cistercienne et le courant féminin de piété au XIIIe siècle », Revue d’Histoire ecclésiastique, 39 (1943), p. 342-378. 7 Dans ce catalogue j’ai seulement considéré les saintes mystiques relevées par Michel Lauwers, « Expérience béguinale », p. 63 ; V. LOGORIO, « The medieval continental Women Mystics », dans An Introduction to Medieval Mystics of Europe, éd. P. E. SZARMACH, New York, 1984, p. 161-194, ici p. 175, ajoute à cette liste Hadewich d’Anvers, Ève de Saint-Martin et Christine de Sommeln. 8 S. ROISIN, L’hagiographie cistercienne dans le diocèse de Liège au XIIIe siècle, Louvain-Bruxelles, 1947, p. 55. 9 S. ROISIN, L’hagiographie cistercienne, p. 61. 10 S. ROISIN, L’hagiographie cistercienne, p. 60, suppose que la Vie d’Ide « par sa mentalié et son genre de style semble plutôt appartenir au milieu cistercien » ; E. MIKKERS, art. « Ida », dans Dictionnaire de Spiritualité, t. VII, Paris, 1969, col 1239-1241, ici col. 1241, admet avec certitude que « l’auteur est certainement un Cistercien, peut-être moine de Villers ». 11 Selon E. MIKKERS, « Ida », col. 1241 « l’auteur de cette Vita était moine-prêtre, confesseur de Cisterciennes et probablement cistercien lui-même » ; S. ROISIN, L’hagiographie cistercienne, p. 69. 12 C’est l’opinion de J. DELVILLE, Fête-Dieu. Vie de sainte Julienne de Cornillon. Édition critique, Louvain-La-Neuve, 1999, p. XII-XIII. 13 Vie de Marie d’Oignies, AASS, Jun., V, Paris, 1867, p. 542-572 et le Supplément de Thomas de Cantimpré, Ibid., p. 572-581 ; Vie de Christine de Saint-Trond, dite l’Admirable, AASS, Jul., V, Paris, 1868, p. 637-660 ; Vie de Lutgarde d’Aywières, AASS, Jun., IV, Paris, 1867, p. 187-210, Catalogus codicum hagiographicorum Bibl. reg. Bruxellensis, Bruxelles, 1886-1889, t. II, p. 220 et G. HENDRIX, Primitive versions of Thomas of Cantimpre’s Vita Lutgardis, Cîteaux, 29 (1978), p. 162-174 ; Vie d’Alice de Schaerbeek, AASS, Jun., II, Paris, 1867, p. 471-477 ; Vie d’Ide de Léau, AASS, Oct., 13, Paris, 1883, p. 100-135 ; Vie de Julienne de Cornillon, AASS, Apr., I, Paris, 1865, p. 442-475 ; Vie d’Ide de Louvain, AASS, Apr., II, Paris, 1866, p. 158-189 ; Vie de
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plement des mulieres religiosae. Marie d’Oignies, par exemple, est considérée comme la première Béguine de la région. Lutgarde fut au début bénédictine à l’abbaye Sainte-Catherine de Tongres ; elle y quitta ce couvent en 1206 et se retira ensuite à Aywières, où elle demeura jusqu’en 124614. Le rattachement de Christine l’Admirable à un groupe est équivoque : bien que « les Bénédictins, les Cisterciens et les Prémontrés se la disputent, en réalité elle ne se rattache à aucun ordre religieux, ni même un groupement béguinal »15. Marguerite d’Ypres était au début tertiaire et est ensuite devenue dominicaine. Béatrice de Nazareth avait été confiée à des Béguines avant d’entrer dans un couvent cistercien. Ide de Nivelles fut d’abord membre d’une communauté béguinale, et fut ensuite rattachée aux Cisterciens. Ide de Léau fut cistercienne : elle entra au couvent de La Ramée à l’âge de treize ans. Ide de Louvain est pour sa part entrée dans un couvent cistercien à l’âge de vingt-deux ans, après avoir vécu comme anachorète dans une cellule. Alice de Scharebeek, cistercienne par excellence, a été rattachée à un couvent cistercien dès l’âge de sept ans. Julienne, qui est entrée à l’âge de cinq ans au couvent des Prémontrés du Mont-Cornillon, avait incontestablement des relations avec les Béguines de sa région ; elle était prieure de la léproserie de Cornillon à Liège et a terminé sa vie comme Béguine. Juette de Huy, pour sa part, se maria, fut ensuite pendant dix ans au service d’une léproserie, et se fit enfin recluse. Élisabeth, comme Catherine, fut d’abord rattachée aux Béguines, puis aux Cisterciens. On admet que toutes ces saintes femmes ont suivi un chemin qui avait comme point de départ un choix personnel (par exemple celui de l’isolement ou de la coexistence avec les Béguines), mais comme destination finale l’insertion dans un ordre religieux. Cela ne doit pas nous étonner, si l’on considère le fait que l’Église, afin de contrôler la religiosité des femmes et de prendre position face à la grande recrudescence du monachisme féminin, a essayé de répondre soit par l’interdiction de l’insertion des femmes dans les ordres reconnus, soit par un effort persévérant pour les guider du point de vue spirituel en chargeant de Catherine de Louvain (compilation de la fin du XV e siècle des récits de Césaire de Heisterbach et de Thomas de Cantimpré), AASS, Mai., I, Paris, 1866, p. 537-539 ; Vie de Juette de Huy, AASS, Jan., II, p. 863-887 ; Vie de Béatrice de Nazareth, éd. L. R EYPENS, Vita Beatricis. De autobiografie von de Z. Beatrijs van Tienen O.Cist., Anvers, 1964 ; Vie d’Ide de Nivelles, éd. Chr. HENRIQUEZ, Quinque prudentes virgines, Anvers, 1630, p. 199-297 et Catal. cod. Brux., II, p. 222-226 ; Vie de Marguerite d’Ypres, éd. G. MEERSSEMAN, « Frères Prêcheurs et mouvement dévot en Flandre au XIIIe siècle », Archivum Fratrum Praedicatorum, 18 (1948), p. 106-130 ; Vie d’Élisabeth d’Erkenrode, Catal. cod. Brux., I, p. 362-379. 14 H. W. J. VEKEMAN, « La dévotion mariale des Cisterciennes du XIIe et du XIIIe siècle aux Pays-Bas et au Pays de Liège », dans La Vierge dans la tradition cistercienne. Communications présentées à la 54e Session de la Société française d’études mariales, Abbaye Notre-Dame d’Orval, [15-17 septembre] 1998, éd. B.-J. SAMAIN, Paris, 1999, p. 159-173, ici p. 163. 15 S. ROISIN, « La méthode hagiographique de Thomas de Cantimpré », dans Miscellanea historica in honorem Alberti de Meyer, Louvain, 1946, p. 546-557, ici p. 552.
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cette mission les Mendiants, Franciscains et Dominicains, qui venaient de faire leur apparition. 3. La perception du travail dans les Vies Bien que le travail ne constitue pas l’axe central autour duquel ces Vies se développent, des références plus ou moins importantes y sont faites dans la majorité de celles-ci. Pour décrire la notion de travail, des termes liés à laboro, laborans et labor sont utilisés. Ces mots sont souvent accompagnés de la description du travail, soit par un seul mot, soit par une circonlocution. Du point de vue du travail, on peut classer les Vies de ces treize femmes en deux catégories distinctes : (a) celle du travail manuel, qui se répartit en deux sous-divisions : soit la production (par exemple agricole), soit l’activité charitable envers les pauvres et les malades ; il faut souligner ici que la mendicité faisait partie intégrante du même genre ; (b) celle du travail intellectuel, qui comprend la prestation de conseils, le soutien intellectuel offert à ceux qui en avaient vraiment besoin16 et, enfin, la prédication. Deux principales questions vont nous préoccuper dans la présente étude : (a) quelles sont les caractéristiques liées au travail que l’on pourrait mettre en évidence dans les Vies de ces saintes femmes ? (b) parmi ces caractéristiques, quelles sont celles qui revêtent un caractère normatif ? Avant d’aborder ces questions, nous devons relever les points suivants : (a) dans sept de ces treize Vies, on observe une présentation vraiment détaillée du travail qui peut constituer une norme : ce sont celles de Marie d’Oignies, de Julienne de Cornillon, de Lutgarde, de Juette de Huy, d’Ide de Nivelles, d’Ide de Louvain et d’Ide de Léau. (b) parmi ces Vies, les exemples les plus riches et les plus détaillés sont ceux de Marie d’Oignies et de Julienne de Cornillon. (c) des références au travail principalement spirituel, sans que des références indirectes au travail manuel soient absentes, se trouvent dans les Vies de Béatrice de Nazareth, d’Alice de Schaerbeek et de Marguerite d’Ypres. (d) dans les Vies d’Élizabeth, de Christine l’Admirable et de Catherine de Louvain on trouve une présentation détaillée du seul travail intellectuel, sans aucune référence au travail manuel.
16 W. SIMONS, Cities of Ladies. Beguine Communities in the Medieval Low Countries, Philadelphie, 2001, p. 85, cite parmi leurs diverses activités les services qu’elles offraient aux hôpitaux ou aux malades, les travaux ruraux, le soin des animaux ou des volailles, la culture de légumes destinés au marché urbain. Néanmoins, lui-même et les autres érudits considèrent que l’activité par excellence des Béguines était le tissage.
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La Vie de Marie d’Oignies a été écrite afin de servir à proposer des modèles de comportement ; dans ce cadre, Jacques de Vitry, pionnier des exempla17, annonce dans le prologue son but de rappeler à la mémoire les exemples des saints après leur mort […] afin d’affermir la foi des faibles, d’instruire les ignorants, de stimuler les paresseux, d’inciter les dévots à imiter ces glorieux exemples, de confondre les rebelles et les infidèles18.
En outre, sa décision de rédiger la Vie, suscitée par l’évêque Foulques de Toulouse, servait à la formation d’une norme de piété féminine, propre à être opposée aux femmes hérétiques, surtout cathares19. La proposition de Foulques était plus étendue : il demandait à Jacques de rédiger non seulement la Vie de sainte Marie d’Oignies, mais aussi celles d’autres saintes femmes20. Ce projet ne fut jamais réalisé parce que toutes ces saintes femmes – comme il est précisé dans la préface – étaient encore en vie et « ne le supporteraient jamais »21. C’est pour cette raison que l’auteur fait dans la préface de son livre d’abondantes références à ces femmes sans pour autant citer ni leurs noms ni plusieurs détails qui pourraient éventuellement les gêner. Néanmoins, certaines caractéristiques ne laissent aucun doute sur l’identification, de certaines d’entre elles au moins. Dans la Vie de Marie d’Oignies, ce qui est décrit de façon détaillée, c’est le travail manuel et son intention. Ceci est expliqué dans un chapitre du premier livre, intitulé De labore manuum ejus. Dès la préface, il est précisé que Marie ne constituait guère un exemple unique, mais qu’elle faisait partie d’un groupe de femmes qui travaillaient bien qu’elles provinssent de familles aisées et auraient eu la possibilité de mener une vie aisée sans être obligées de travailler : [Elles] gagnaient chichement leur vie par le travail de leurs mains (labore manuum), alors que leurs parents disposaient de grosses fortunes. […] Il y
17 La définition de l’exemplum comme « un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire » est de Jacques Le Goff : voir J. BERLIOZ, s. v. « exemplum » dans Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen Âge, Paris, 1994, p. 437-438, ici p. 437. 18 J. MINIAC, Jacques de Vitry. Vie de Marie d’Oignies, Paris, 1997, p. 19-20. 19 La rédaction de la Vie de Julienne de Cornillon avait le même propos : « imiter ceux dont ils regardent fréquemment l’œuvre, bonne ou mauvaise […] écrire les actes des saints et des saintes et ainsi rappeler au présent […] les exemples de ceux qui ont été déjà emportés de ce monde. […] plus les exemples des saints de notre temps sont récents, plus ils sont motivants. […] Il s’agit de Julienne […] digne d’être rappelée à la mémoire pour l’édification des fidèles », J. DELVILLE, Fête-Dieu. Vie de sainte Julienne, p. 3-5. 20 J. MINIAC, Jacques de Vitry. Vie de Marie d’Oignies, p. 30-31. 21 Ibid., p. 31.
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avait aussi des veuves qui, servant le Seigneur par […] le travail des mains (labore manuum), les larmes et les supplications…22.
Dans la Vie, l’auteur complète cette information en l’interprétant : la fortune familiale constituait une sorte d’obligation, un poids, tant pour Marie ellemême que pour les femmes qui l’entouraient, et ce qu’elles souhaitaient, c’était se dégager de cette obligation : Elles préféraient supporter la gêne et la pauvreté plutôt que d’être riches de bien mal acquis et de rester, au péril de leur âme, au milieu des pompes du siècle23.
L’auteur, tout en utilisant les références nécessaires tirées de la Bible, interprète le travail comme une obligation dérivant du péché originel, léguée aux descendants d’Adam et Ève. Il attribue au travail un caractère matériel et en même temps pratique, puisqu’à travers le travail on peut se procurer de quoi vivre, c’est-à-dire la nourriture et le vêtement : les nécessiteux, aussi, tirent bénéfice du travail afin d’assurer leur subsistance. Néanmoins, l’auteur n’ignore pas la dimension sprituelle du travail ; il reconnaît que la chair est soumise à l’esprit justement à travers le travail : Cette femme avisée savait qu’après avoir péché, nos premiers parents – et à cause d’eux leurs enfants – s’étaient vu infliger par le Seigneur cette pénitence : « À la sueur de ton visage tu mangeras ton pain ». Aussi travailla-t-elle de ses mains aussi longtemps qu’elle le put : pour faire pénitence dans sa chair ; pour fournir le nécessaire aux indigents ; pour se procurer de quoi manger et se vêtir, car elle s’était dépouillée de tout pour le Christ. Le Seigneur lui avait prodigué une telle puissance de travail qu’elle surclassait – et de beaucoup – ses compagnes, et qu’elle n’était pas loin de pourvoir à son entretien et à celui d’une autre par le fruit de son labeur, toute pénétrée qu’elle était du précepte apostolique – « celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas » – et de la conviction que l’activité laborieuse sous toutes ses formes est la chose la plus douce qui soit. Elle ne perdait pas de vue que le fils unique du Roi suprême – qui ouvre sa main et remplit tout être vivant dans la bénédiction – a été nourri grâce au labeur d’un couple de nécessiteux, Joseph et la Vierge. C’est donc en travaillant (manibus operando) dans le calme et le silence, conformément à la parole de l’Apôtre, qu’elle mangeait son pain24.
La Vie de Marie d’Oignies est divisée en deux parties distinctes : la première traite de la vie que menait Marie pendant son séjour à la léproserie de Willam-
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Ibid., p. 22. Ibid., p. 22. Ibid., p. 23.
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broux. Elle a travaillé de ses mains pendant cette période, et s’est ensuite consacrée à la contemplation25. Dans la première partie de sa vie, elle avait également tenté d’adopter la mendicité comme mode de vie, mais son entourage l’en avait dissuadée. La description de sa préparation à un tel but rappelle fort l’exemple équivalent d’Ide de Nivelles, qui s’est différenciée – comme on le verra par la suite – en suivant la difficile voie de la mendicité26. Dans la Vie de sainte Julienne de Cornillon, les références au travail sont particulièrement étendues. Le dur travail est attribué ici à l’assiduité. La sainte femme refuse d’être paresseuse et désire se procurer de quoi manger quotidiennement en travaillant de façon assidue : Ne voulant pas, en effet, manger son pain dans l’oisiveté et désirant plutôt servir qu’être servie, elle choisit une charge, humble et emprise, dont le fruit profiterait à la communauté […] Elle demanda ainsi aux supérieurs de la maison […] que lorsque le bétail rentrerait de son lieu de pâture, les mamelles pleines, elle en trairait elle-même le lait. Julienne faisait ce travail d’autant plus pieusement qu’elle savait que beaucoup se nourriraient du lait extrait par ses mains. […] Mais il arrivait souvent, lorsqu’elle trayait le lait du bétail, qu’elle fût gravement frappée par un coup de sabot de la vache et jetée à terre […]. Sa sœur Agnès […] lui disait tristement : « Ô ma pauvre […] Je sais, malheureuse sœur, je sais que tu vas mourir sur ce fumier ! ». Mais, en entendant la voix de sa sœur, elle était plus attristée pour le lait répandu que pour sa blessure corporelle27.
Son travail est modeste et son intention consiste à servir le bien commun28. Outre le passage qui vient d’être cité, l’utilité du travail est toujours mentionnée dans la Vie29. Le dévouement dont elle faisait preuve l’amenait jusqu’à l’épuisement, jusqu’à mépriser son propre corps et à le torturer par des travaux qui l’exténuaient et l’exposaient à divers dangers : Elle mettait sans arrêt sa santé en péril par des jeûnes et des veilles multiples, de fréquentes prières et surtout des travaux assidus (laboribus assiduis) […] Elle n’arrêta pas l’exercice corporel, jusqu’au jour où les travaux extérieurs, tout comme les mouvements intérieurs, eurent complètement épuisé les prin-
25 A. VAUCHEZ, « La sainteté féminine dans le mouvement franciscain », dans ID., Les laïcs au Moyen Âge, p. 195-197. 26 J. MINIAC, Jacques de Vitry. Vie de Marie d’Oignies, p. 92. 27 J. DELVILLE, Fête-Dieu. Vie de Sainte Julienne, p. 20-21. 28 Jacques Le Goff avait remarqué un tel changement dans la conception du travail dès le XIIe siècle, changement qui révélait la création d’une nouvelle société, d’un nouveau monde : J. L E G OFF, Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident, Paris, 1977 (Bibliothèque des Histoires), p. 174. 29 J. DELVILLE, Fête-Dieu. Vie de sainte Julienne, p. 21.
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cipales forces de son corps, et où l’infirme animal de chair tomba au point de ne même plus essayer de se relever30.
Le cas de Julienne montre que le surmenage corporel était la résultante d’une activité excessive. Chez elle, les activités intellectuelles de Marie et le travail de Marthe s’entrecroisaient sans se contredire, ce qui justement exténuait ses forces : Elle se montrait à la fois Marthe et Marie en une unique personne. Depuis son adolescence, elle s’adonnait à tous les travaux, répondant à toute demande et prenant le rôle de Marthe ; et après les œuvres d’obéissance et de pitié, portant son attention sur elle-même et vaquant à Dieu seul, elle se montrait une vraie Marie […]31.
Dans la Vie de Lutgarde, le verbe laboro, bien qu’il apparaisse très souvent, ne désigne qu’une seule fois le travail manuel proprement dit : Si je considère la voie de pauvreté, il faut comprendre que Lutgarde était si pauvre qu’elle ne pensait pas à la nourriture du pain quotidien, en travaillant néanmoins tous les jours de ses mains32.
Dans un autre passage, le labeur devient le moyen par lequel l’homme expie ses péchés tout en gagnant le Salut, et le moyen pour gagner la vie éternelle : dans une vision, le Christ apparaît à Lutgarde, prise de terreur ; inondé du sang de la Crucifixion, il lui montre la manière par laquelle elle-même pourrait participer à son sacrifice33. Juette de Huy, pour sa part, travailla de ses mains pendant dix ans, afin de contribuer à la construction et au fonctionnement d’une léproserie, et se fit ensuite recluse. Son biographe, Hugues, expose de façon détaillée tous les travaux qu’elle effectua à la léproserie : accompagner les malades à la table, les conduire au lit, laver leurs mains et leurs pieds, ainsi que leurs vêtements34. Tout au long de sa vie, les deux comportements, celui de Marthe et celui de Marie, alternaient et se valorisaient réciproquement car cette sainte femme observait ces deux modèles avec sérieux et gravité : Si in officio Marthae eam videres, semper Martham aestimares, si vero Mariam, alteram quam Mariam semper equidem esse minime dubitares35.
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Ibid., p. 21. Ibid., p. 40-41. 32 Vie de Lutgarde d’Aywières, livre I, c. II, § 18 ; trad. A. WANKENNE, Vie de sainte Lutgarde par Thomas de Cantimpré, Namur, 1991, p. 13. 33 A. WANKENNE, Vie de sainte Lutgarde, p. 22 34 Vie de Juette de Huy, p. 870. 35 Ibid., p. 870. 31
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La comparaison avec le mode de vie de Marthe peut être expliquée par la mendicité : Ide de Nivelles travaillait soit en offrant des actes charitables aux divers hôpitaux, soit en s’identifiant à Marthe en mendiant et en distribuant aux nécessiteux des habits et des aliments. Dans sa Vie, plusieurs passages donnent des détails sur la manière de mendier des Béguines : Nunc vestes, nunc calceamenta, nunc panem, nunc carnes et cetera esui necessaria36.
Il semble qu’ensuite, pendant son séjour au couvent cistercien, elle ait participé aux travaux ruraux avec les autres saintes femmes : cum conventus monialium colligendis in agro fructibus operam daret37 ; elle se dévouait aussi à ses sœurs malades (verbe ministrare) : studebat praeterea sororibus suis libens et devota ministrare38. Dans la Vie d’Ide de Louvain, rédigée vers la fin du XIIIe siècle, il est souvent question de travail manuel. Ide apparaît comme une femme qui, bien qu’issue d’une famille aisée, n’avait rien hérité de la fortune paternelle (de paternis itaque facultatibus nihil). Au contraire, elle travaillait quotidiennement de ses propres mains pour se procurer de quoi vivre et couvrir, en même temps, les frais d’entretien des pauvres (manuali labore satagebat acquirere, quibus et propriam indigentiam et pauperum)39. Par conséquent, elle appartenait à la catégorie de ces femmes aisées qui pourtant travaillaient pour se procurer de quoi vivre ; la fortune paternelle n’était pour elle que « choses empoisonnées, germes de mort »40. En outre, le travail manuel ne l’empêchait pas d’avoir également une activité intellectuelle ; le modèle bipolaire de Marthe et de Marie est ici présent : Ejusque mendicitati propensa devotione compatiens, ad praeparanda sibi vitae necessaria suae devotionis obsequium applicare coepisset ; alteram in hoc facto se Martham exhibens […]41.
Dans le cas d’Ide de Léau, le travail apparaît comme une activité étroitement
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Vie d’Ide de Nivelles, p. 203 ; trad. anglaise : M. C AWLEY, Send me God. The Lives of Ida the Compassionate of Nivelles, Nun of La Ramée, Arnulf, Lay Brothers of Villers, and Abundus, Monk of Villers by Goswin of Bossut, University Park, PA, 2006, p. 32-33. 37 Vie d’Ide de Nivelles, p. 213 ; trad. anglaise : M. C AWLEY, Send me God, p. 38-39 : « when the nuns were all out in the fields, engaged together in harvesting the crops (RB, cap. 48, 7) » ; RB = Regula Benedicti, éd. A. DE VOGÜÉ et J. NEUFVILLE, Paris, 1972 (SC, 181-182), t. II, p. 600601. 38 Vie d’Ide de Nivelles, p. 279 ; trad. anglaise : M. C AWLEY, Send me God, p. 84-85 : « to her sisters she eagerly ministered out of charity, always willingly and devotedly ». 39 Vie d’Ide de Louvain, p. 161. 40 Ibid., p. 159 ; S. ROISIN, L’hagiographie cistercienne, p. 95. 41 Vie d’Ide de Louvain, p. 163.
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liée à l’écriture ou à la correction des livres liturgiques42 et fonctionne comme exemple à imiter, comme les autres caractéristiques qui composent sa sainteté. L’auteur de la Vie fait la remarque suivante : dans son entourage, toutes les femmes travaillaient, et Ide, ne supportant pas de s’abstenir de toute activité et d’avoir du temps libre, travaillait davantage encore que les autres (quidquam spatii temporis abire vacuum non permittens, laboris tempore laborabat plus caeteris)43. L’importance du travail est accentuée dans la Vie de Béatrice de Nazareth, basée sur son journal intime. Dès le début, quand l’auteur parle du père de la sainte, il présente ses activités manuelles et les compare au comportement de Marthe : Qui a jamais trouvé cet homme oisif ? Qui l’a surpris dans la tiédeur ou le relâchement ? De jour, s’adonnant au travail manuel, il faisait extérieurement l’office de Marthe. La nuit, se tenant avec Marie aux pieds du Seigneur, il s’appliquait à la prière et à la méditation dans de longues veilles et obtenait ainsi la meilleure part, qui ne lui sera pas enlevée44.
Nous n’avons pas de renseignements précis sur le travail manuel de Béatrice. Sa participation à la reconstruction du prieuré du monastère de Nazareth, œuvre tant de son père que de ses frères, est indirectement attestée. En revanche, sa participation à la copie des textes destinés au nouveau couvent est directement indiquée. Elle s’est aussi occupée de l’éducation des jeunes moines45. Dans la Vie d’Alice de Schaerbeek, on rencontre souvent le verbe opero, mais il y a aussi des occurences des termes labor et laboro. Alice reconnaissait que l’oisiveté était un ennemi de l’âme : novit enim quoniam otiositas inimica est animae46. C’est pourquoi elle travaillait, bien qu’elle fût lépreuse, sans jamais rester oisive. Le vocabulaire utilisé est caractéristique : in labore strenua, fortis et procincta, numquam vacans otio47. Marguerite d’Ypres n’avait pour sa part aucun intérêt particulier pour le travail manuel. Son entourage était un monde de travailleurs qui s’inquiétaient de son comportement et essayaient de la pousser à participer à des travaux quotidiens. Sa mère se disputait souvent avec elle, car, contrairement à ses sœurs (non cum suis sororibus laboraret), elle s’abstenait du travail et se dévouait à la prière (vacaret oracioni). Son implication dans les choses temporelles résultait de
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Vie d’Ide de Léau, p. 113. Ibid., p. 113. B. STANDAERT, La vie de Béatrice de Nazareth, Abbaye Notre-Dame du Lac, 2009, p. 11. Ibid., p. 178-179. Vie d’Alice de Schaerbeek, p. 473. Ibid., p. 478.
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la pression de la désapprobation envers son incapacité à se consacrer à des travaux simples et quotidiens : « Quid fecisti, o recte fatua et stultissima omnium ? »48. Dans la Vie d’Élizabeth d’Erkenrode, le biographe, Philippe de Clairvaux, en suivant le modèle de Jacques de Vitry49, dévoile les raisons qui l’ont motivé à rédiger son œuvre : Ut [Deus] incredulos ad fidei firmitatem, peccatores ad poenitentiam, ingrates ad gratiam, duros et obstinatos ad pietatis et devotionis affectum accersat et invitet, immo quasi, cogat invitos50.
Élizabeth d’Erkenrode a surtout suscité l’intérêt des érudits comme porteuse de stigmates ou exemple de comportement extatique51. Dans sa Vie, on mentionne le travail spirituel et sa capacité à conseiller les hommes. Quant aux Vies de sainte Catherine de Louvain et de Christine de Saint-Trond, dite l’Admirable, elles ne comprennent guère de références au travail manuel ; on y trouve seulement un cadre qui sous-entend le travail spirituel. 4. Conclusion À la fin du XIIIe siècle, d’une part, les femmes religieuses, Béguines ou non Béguines, ont intégré le travail parmi les activités qui pouvaient leur assurer d’autres moyens de survie que la mendicité ; d’autre part, grâce à ces activités, elles ont cessé d’être marginalisées et préparaient une forme de légalisation ultérieure de leur présence dans la société. Une normalisation est ainsi en train de se dégager. Le poète satirique Nicolaus de Bibera a décrit ce processus de normalisation : les Béguines qui allaient à l’église, qui vivaient en tant que moniales (tamquam claustrales), qui priaient et qui ne s’occupaient pas de ce qui arrivait hors de leurs propres maisons étaient les bonnes Béguines… Elles travaillaient jour et nuit (nocte dieque laborant), en filant la laine. Elles mendiaient, mais en respectant les règles de la mendicité religieuse. Au contraire, G. MEERSSEMAN, « Frères Prêcheurs et mouvement dévot », p. 113-114. Voir supra n. 18 et texte correspondant. Vie d’Élisabeth d’Erkenrode, Catal. cod. Brux., I, p. 362-379, ici p. 363. Selon H. W. J. VEKEMAN, « La dévotion mariale des Cisterciennes », p. 163, cette Vie « n’est pas une véritable hagiographie, mais plutôt le compte rendu d’une enquête que l’abbé Philippe de Clairvaux a menée en 1261 ou en 1269/70 sur le comportement d’une stigmatisée ». 51 N. C ACIOLA, Discerning Spirits : divine and demonic possession in the Middle Ages, Ithaca, New York-Londres, 2003, p. 113 sq. ; W. SIMONS & J. ZIEGLER, « Phenomenal Religion in the Thirteenth Century and its Image : Elizabeth of Spalbeek and the Passion Cult », dans Women in the Church, éd. W. SHEILS & D. WOOD, Oxford, 1990, p. 117-126 ; J. ZIEGLER & S. RODGERS, « Elisabeth of Spalbeek’s Trance Dance of Faith : A Performance Theory Interpretation from Anthropological and Art Historical Perspectives », dans Performance and Transformation : New Approaches to Late Medieval Spirituality, éd. M. SUYDAM & J. ZIEGLER, New York, 1999, p. 299355. 48
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les mauvaises Béguines, hors-norme, étaient paresseuses, erraient ici et là (per loca vagantur) et avaient des mœurs légères52. La nouvelle norme indispensable pour leur acceptation et leur légitimité se formait, donc, d’après les critères de diligence et d’oisiveté. Si l’on examine ces Vies du point de vue du contenu et de celui de l’interprétation que les écrivains donnent de la nécessité du travail, on observe tout d’abord que le travail s’oppose à l’oisiveté et qu’il est sanctifié comme une vertu. Le travail répond à l’obligation de l’homme de se procurer de quoi vivre. Souvent sont mentionnées les paroles de saint Paul, « celui qui ne travaille pas ne doit pas non plus manger », ou une autre citation renvoyant au fait que le Christ a été élevé par des parents travailleurs. Le schéma fondamental que l’on retrouve dans la plupart des Vies est la combinaison du travail intellectuel et manuel à travers le modèle bipolaire de Marthe et Marie. Ce modèle tiré de l’Évangile de Luc décrit le dialogue entre le Christ et Marthe, la sœur de Lazare, qui se plaignait au Christ de la répugnance de sa sœur à l’aider dans les travaux de la vie quotidienne. La réponse du Christ était la suivante : elle ne devait pas s’adonner à tant de tâches, vu qu’« une seule est nécessaire. C’est bien Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée » (Luc. 10, 38-41). Quand ce modèle est employé dans les Vies, la prépondérance de la vie de prière ou de contemplation sur la vie active est toujours sous-jacente. À la fin du XIIIe siècle, toutefois, Maître Eckhart soutenait qu’entre les deux modèles, celui de Marie et celui de Marthe, le plus proche de Dieu ne serait pas le modèle de Marie, comme on le pensait jusqu’alors, mais bien celui de Marthe. Dans son Sermon 86, Intravit Iesus in quoddam castellum, etc., Eckhart considérait que Marie pensait qu’il fallait être près du Christ en toute circonstance, quelles que soient les conditions. La réponse du Christ, d’après laquelle Marie avait choisi la meilleure part, c’est-à-dire la vie contemplative, ne s’oppose pas à la vie active que Marthe avait choisie – d’après Eckhart – mais joue un rôle de consolation pour Marthe, qui se préoccupait de sa sœur. Le Christ la rassure en lui disant d’espérer que Marie « deviendrait telle qu’elle le désirait »53. Eckhart a valorisé le comportement de Marthe en soutenant que non seulement « l’œuvre temporelle est aussi noble que n’importe quelle façon de s’accommoder à Dieu »54, mais aussi que « Marthe était tellement ramenée à l’essentiel que N. BIBERA, Carmen satiricum, Erfürter Denkmäler, éd. T. FISCHER, Geschichtsquellen der Provinz Sachsen, Halle, 1870, I. 2. 92, vers 1605-1654 : cf. H. GRUNDMANN, Religiöse Bewegungen im Mittelalter, p. 343, n. 42. 53 G. JARCZYK & P.-J. L ABARRIÈRE, Maître Eckhart. Les sermons, traduits et présentés, Paris, 2009, p. 647. 54 Ibid., p. 652. 52
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ce qu’elle entreprenait ne l’entravait pas ; œuvre et entreprise la menaient vers la béatitude éternelle »55. Une affirmation qui revient constamment dans les Vies et contribue à la formation de la norme est que le travail – manuel aussi bien que spirituel – est lié à la peine, selon les mots de l’Écriture « à la sueur de ton front ». Quelquefois, il donne l’impression d’être épuisant au point d’anéantir et de punir le corps humain. Isabelle Cochelin a, à juste titre, observé que la majorité de ces femmes ont été amenées à un comportement assez austère qui atteignait même les plus hautes limites de l’anéantissement à la fois social et personnel, appelé « l’aspect paroxystique de la sainteté féminine » ; en expliquant que la majorité de ces saintes femmes provenaient d’un milieu urbain, elle a offert un schéma interprétatif particulièrement pertinent de leur comportement : « un sentiment diffus de culpabilité planait sur le bourg en son entier. Il est remarquable que les femmes, épouses ou filles, soient devenues plus aisément les dépositaires de cette honte latente et se soient infligé des pénitences extrêmes, dont une totale pauvreté, pour expier les fautes familiales »56. Anne E. Lester adopte partiellement ce point de vue en soutenant que la conception du profit pécheur s’est répandue en ville, où une activité commerciale s’était développée, et que c’est pour cette raison que Juette s’en était écartée pour s’installer aux environs de la ville57. Il est vrai que le milieu urbain avec ses habitudes et pratiques économiques propres pourrait aussi constituer un cadre interprétatif pour la nouvelle conception du travail et des femmes. Étant donné que les bourgeois pratiquaient l’usure et des activités qui contribuaient à la multiplication de l’argent, ils étaient en conflit avec la conception traditionnelle de l’Église. Simone Roisin avait observé dès 1947 que le fait que ces saintes femmes aient choisi la pauvreté était inextricablement lié à leur effort pour se démarquer des choix faits par leurs parents, devenus riches par le commerce et l’usure. Ce schéma aurait néanmoins besoin d’explications supplémentaires, étant donné qu’il faudrait expliquer aussi le cas des femmes qui, comme Julienne 55
Ibid., p. 655. I. COCHELIN, « Sainteté laïque : l’exemple de Juette de Huy (1158-1228) », Le Moyen Âge, 95 (1989), p. 397-418, ici p. 406-407. 57 A. E. LESTER, « Making the Margins in the Thirteenth Century : Suburban Space and Religious Reform Between the Low Countries and the County of Champagne », Parergon, 27/2 (2010), p. 59-87, ici n. 25 p. 68 : « Yvette, like many of her contemporaries, was haunted by the moral ambiguity of market place and business transactions. Indeed, it was the investment of money with ‘public businessmen’ to provide for her young sons that sent Yvette into a cycle of shame and fear, which led to her final conversion. Similarly, it was upon returning from a successful business venture that St Francis first noticed San Damiano and its ruined state and was moved to give his money to the priest there to rebuild the edifice. Suburban space was a clear remove from the market centre ». 56
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de Cornillon, s’étaient adonnées à des activités épuisantes sans pourtant avoir vécu dans un environnement urbain ou sans le poids d’une fortune paternelle obtenue par des activités indignes. Ces femmes, entrées au couvent dès leur enfance ou leur adolescence, ne pouvaient concevoir le travail comme une activité conduisant le corps humain à l’épuisement total. D’une façon générale, il faudrait peut-être prendre en considération le fait que le travail, et surtout le travail manuel, comprend par sa nature même un élément de fatigue physique. Bien sûr, au Moyen Âge, se rapprocher de Dieu par l’épuisement de la chair était une conception dominante. La fatigue restait néanmoins partie intégrante de la société médiévale, étant donné les conditions de l’époque : « le prince ou le prélat voyagent sans arrêt, le guerrier ne lâche pas pied, le prédicateur est intarissable, et les paysans ou ‘mécaniques’ sont debout dès l’aurore »58. Dans ce cadre, les mulieres religiosae et les boeginae de la fin du XIIIe siècle donnaient l’impression qu’elles comprenaient la façon dont elles devaient déterminer le travail comme une caractéristique essentielle de leur identité, avec les éléments de la norme que nous avons constatés ci-dessus : nous en voulons comme preuve la si remarquable perception du travail dans la Règle du béguinage de Bruges (1290) : les Béguines devaient travailler, « elles seront constantes en leur travail et fidèles, car c’est par ce travail qu’elles gagnent leur pain ; par lui elles font pénitence ; grâce à lui elles perdent les tentations mauvaises et la faiblesse du corps qui fourvoie l’âme ; par lui enfin elles plaisent [à Dieu et acquièrent] grâce ici-bas et gloire en l’autre vie »59.
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R. FOSSIER, Le travail au Moyen Âge, Paris, 2000 (La Vie quotidienne), p. 18. R. HOORNAERT, « La plus ancienne Règle du Béguinage de Bruges », Annales de la Société d’Émulation de Bruges, 72 (1929), p. 75, n. 5. 59
Traductio(n) et conversio(n): l’exemple de la Vie de Lehire Nancy Vine DURLING Berkeley
Saint Lehire, second évêque de Tournai, élu en 484 et martyrisé en 531, est surtout connu pour ses efforts pour promouvoir la foi chrétienne en Gaule pendant une période de persécutions. De sa Vie, il existe encore quatre versions latines ainsi qu’une version française rédigée vers la fin du XIIIe siècle1. Cette dernière n’existe que dans un unique manuscrit composé à Tournai vers 1300, le manuscrit fr. 24430 de la Bibliothèque nationale de France. À la lecture du texte, il semble que le traducteur n’a connu que deux des versions latines qui nous sont parvenues : l’une, écrite en 1141, raconte les merveilleuses manifestations du saint auprès d’un jeune chanoine auquel il offre accès au « livre de sa vie »2. Cette version, soigneusement transcrite par Hériman, abbé de SaintMartin de Tournai et témoin oculaire des événements, a été utilisée à des fins de propagande, pour justifier l’établissement de Tournai comme diocèse indépendant3. C’est cependant la version écrite par Guibert de Tournai en 1262, 1
Lehire est une forme populaire du nom Eleuthère ; l’auteur de la version française de la Vie se sert indifféremment des deux. Les quatre versions de la Vita de s. Eleutherii sont publiées dans les AASS, Feb., III, p. 183-210. Le rapport entre la version française et ses sources latines est discuté par Julia Bastin dans son introduction à l’editio princeps du texte, voir J. BASTIN, « La Vie de saint Eleuthère, évêque de Tournai, Poème anonyme du XIIIe siècle », Revue des langues romanes, 62 (1924), p. 306-358. Une nouvelle édition de la version française, accompagnée d’une traduction en français moderne, vient de paraître : voir O. DELSAUX, « La Vie de saint Lehire, traduction en vers du dernier tiers du 13e siècle. Édition et traduction moderne », dans Archives et Manuscrits précieux tournaisiens, 4, éd. J. P YCKE, Tournai-Louvain, 2011 (Tournai. Instruments de travail, 15), p. 93-152. Je remercie M. Delsaux de m’avoir fourni une copie de son texte avant publication. 2 …deinde librum vitae suae, quem in manu sua gestabat, ei ostendit, et coram se legere praecepit, AASS, Feb., III, p. 198, col. 2. 3 Tournai dépendait depuis deux siècles du diocèse de Noyon. L’usage à des fins de propagande des visions du jeune chanoine Henri est discuté en détail par P. ROLLAND, « Les origines légendaires de Tournai », Revue belge de philosophie et d’histoire, 25 (1947), p. 555581, et par G. SMALL, « Les origines de la ville de Tournai dans les chroniques légendaires du bas Moyen Âge », dans Les Grands siècles de Tournai, Tournai-Louvain-la-Neuve, 1993 Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 419-433 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102203
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qui semble avoir été la source principale de la version française. En comparant la version vernaculaire à celle de l’éminent théologien, on voit que le traducteur suit de près les éléments biographiques adoptés par son devancier, à savoir un parcours classique gouvernant les Vies des saints martyrs4 : fils unique de parents âgés, riches et nobles, Lehire est non seulement beau, mais doux et sage, voué dès son plus jeune âge à une vie pieuse. Sa piété trouve sa plus haute expression dans la conversion de la population indigène de la région, un effort d’évangélisation soutenu par de nombreux miracles mais qui le mène inexorablement à son martyre. Cependant, l’auteur de la Vie de Lehire, tout en respectant les normes biographiques suivies par Guibert, modifie certains détails de la version latine afin de rendre la légende plus intéressante et plus accessible au public ciblé, en l’occurrence la noblesse tournaisienne, fortement intéressée par le rôle joué par sa ville dans la politique de son temps. Un examen des principales modifications effectuées par rapport au texte latin peut donc approfondir notre compréhension du rôle joué par l’hagiographie en langue vernaculaire pendant une période particulièrement perturbée de l’histoire tournaisienne. Un résumé de la version vernaculaire permet pour commencer d’identifier les techniques d’adaptation privilégiées par le traducteur, pour explorer ensuite leur rôle dans l’élaboration et la célébration d’une identité régionale ancrée sur la gloire du saint évêque. Saint Piat, qui a converti de nombreux païens à Rome, est chassé de la capitale avec le groupe de ses fidèles et s’installe à Tournai. Le père de Lehire, membre de cette communauté de chrétiens, y épouse Blanda, qui « en ses viouls jours » donne naissance à Lehire. Le jeune homme est si doué que son ami saint Médard prophétise qu’il sera un jour évêque de Tournai. Après le martyre de Piat, les chrétiens sont exilés de Tournai, et se réfugient à Blandain où ils désignent le jeune Lehire pour occuper le siège épiscopal de Tournai. Or la beauté et la douceur de Lehire avaient attiré l’attention de la fille du tribun du pays d’Escaut, fort commodément nommée « Païenne ». Amoureuse de Lehire depuis son enfance, elle tente de le séduire, mais Lehire s’enfuit et Païenne, le cœur brisé, tombe morte, le manteau du jeune évêque
(Tournai. Art et Histoire, 7), p. 81-113. Les légendes de saints évêques servaient presque toujours une fonction politique ; pour une discussion de cette tradition dans le Hainaut, voir A.-M. HELVÉTIUS, Abbayes, évêques et laïques. Une politique du pouvoir en Hainaut au Moyen Âge (VIIe-XIe siècle), Bruxelles, 1994. 4 Voir à ce sujet J. W. B. Z AAL, « A Lei Francesca » (Sainte Foy, v. 20). Étude sur les chansons de saints gallo-romanes du XIe siècle, Leiden, 1962, p. 20 : « …les Vies de saint sont peu variées. Il suffit à leurs auteurs de disposer d’un certain nombre de motifs qui puissent s’adapter à la plupart des situations… schémas-types utilisables pour les diverses catégories de saints. Dès le Prologue, le schéma fixe le développement des motifs et des idées consécutifs… L’élément historique d’une Vie de saint est tout à fait secondaire ».
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dans les mains. Le tribun jure de se convertir au christianisme si Lehire réussit à ressusciter sa fille : c’est le premier miracle attribué au saint. Lehire convertit ensuite de nombreux païens et accomplit d’autres miracles. Sa renommée attire l’attention du roi Clovis qui vient dans la région pour le rencontrer. Souffrant d’un péché qu’il n’ose avouer, le roi ne peut pas recevoir l’absolution. Lehire « lit dans le cœur du roi » et prie pour que Dieu l’absolve. Un ange descend pendant la messe et confie à Lehire un « escrit » assurant que Dieu a pardonné au roi. Suit une série d’épreuves semées par le diable, l’hérésie du clergé, puis le renouvellement des persécutions de la communauté chrétienne de la part des païens. Lehire se rend à Rome pour demander le soutien du pape et pour se procurer des reliques de saints mais, à son retour, les païens de l’Escaut se montrent implacables : ils décident de tuer l’évêque, l’attaquent et le blessent mortellement. Lehire agonise pendant des semaines, mais patiemment, en continuant de prêcher ; il voit par avance le paradis. Après sa mort, Médard décide de rapporter le corps de son ami à Blandain car il est d’avis que les Tournaisiens, qui ont chassé Lehire, sont indignes de l’honneur d’héberger sa dépouille. Mais comme les miracles ne cessent pas, les Tournaisiens, jaloux de la gloire attribuée à la ville de Blandain, enlèvent le corps du saint et l’installent à Notre-Dame de Tournai où les miracles continuent à se multiplier. Pour mieux comprendre la signification du texte français dans son nouveau contexte laïc, nous nous proposons de l’examiner selon deux axes : l’un portera sur les modifications opérées à l’intérieur du texte, tout d’abord au niveau lexical et, ensuite, au niveau de la disposition rhétorique ; l’autre s’intéressera au contexte manuscrit du texte en s’attachant à l’organisation du manuscrit, et en s’interrogeant plus particulièrement sur le rôle joué par la mise en recueil, seul témoignage de sa réception contemporaine : en examinant la situation de la Vie dans le manuscrit, il faut se demander si sa juxtaposition avec d’autres textes relève d’une planification, d’un programme cohérent. Cet examen du contexte codicologique soutient notre interprétation des modifications apportées au texte latin ; en même temps, l’analyse du contexte matériel de transmission de la Vie fournit aussi des aperçus plus larges sur la mise en recueil des œuvres hagiographiques, au moment où la conceptualisation de cette mise en recueil évolue5.
Voir à ce sujet les mises au point d’O. COLLET, « ‘Du manuscrit de jongleur’ au ‘recueil aristocratique’, réflexions sur les premières anthologies françaises », Le Moyen Âge, 113, fasc. 3-4 (2007), p. 481-499, et de G. H ASENOHR, « Les recueils littéraires français du XIIIe siècle. Public et finalité », dans Codices miscellanearum. Colloque Van Hulthem, éd. R. JANSEN-SIEBEN, H. VAN DIJK, Bruxelles, 1999 (Archives et bibliothèques de Belgique, 60), p. 37-50. La question de la signification de la mise en recueil a suscité beaucoup de discussions ; pour une bibliographie 5
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1. Modifications des sources latines Nous commencerons notre analyse en indiquant les modifications stratégiques apportées par l’auteur de la version française par rapport aux versions latines. L’auteur et traducteur pratique d’abord l’auto-référentialité : il utilise une captatio benevolentiae pour montrer la sympathie que lui inspire son public « non-lettré » (c’est-à-dire, ne sachant pas le latin) ; par la suite, il présente comme essentiel son rôle de traducteur dans la transmission de l’histoire. L’auteur exploite ensuite toutes les ressources des jeux rhétoriques, surtout les possibilités offertes par la rime, riche source de jeux lexicaux. Enfin, il apporte des modifications thématiques, surtout à l’élaboration de la légende concernant Clovis : le roi franc est étroitement lié à la ville de Tournai qui rivalise, dans le contexte de cette légende, non seulement avec Rome, siège du pouvoir pontifical, mais aussi avec Reims, associée au pouvoir royal français6. Nous verrons que le portrait de Clovis sert à souligner le rôle privilégié de la ville dans l’établissement du royaume français, élément essentiel de l’identité régionale promue par le compilateur du manuscrit7. a. Narrateur, traducteur Le traducteur commence son texte, composé de 1566 vers alexandrins, en assurant que sa traduction est exacte (« Veul sa vie arimer et de latin fors maitre / Au plus priès ke porai, si con le dist la laitre », v. 9-10) et justifie sa traduction par le fait que le texte latin est inaccessible au public tournaisien. Le traducteur a donc pour but de dévoiler la geste du saint, restée longtemps cachée aux fidèles incapables de lire le texte dans la version originale :
des études principales, voir N. V. DURLING, « British Library Harley 2253. A new reading of the Passion lyrics », Viator, 40-1 (2009), p. 271-307, n. 3, et E AD., « The Destruction d’Acre and its epistolary prologue (BNF fr. 24430) », Viator, 42-1 (2011), p. 139-178, n. 10. On peut ajouter à cette liste, Le recueil au Moyen Âge. Le Moyen Âge central, éd. O. COLLET et Y. FOEHR-JANSSENS, Turnhout, 2010. 6 Guibert de Tournai souligne le lien entre Tournai et Rome dans sa Vita ; la comparaison est également présente dans le Liber de antiquitate, une Chronique tournaisienne étudiée cidessous. William Hammer a noté à cet égard que « The appellative Roma nova or Roma secunda was generally applied to cities that were rivals of Rome. This designation, except when referring to Rome itself, is rare and restricted to Constantinople, Aix-la-Chapelle, Treves, Milan, Rheims, Tournai, and Pavia » dans W. H AMMER, « The concept of the new or second Rome in the Middle Ages », Speculum, 19 (1944), p. 50-62, à la p. 51. 7 Comme Julia Bastin l’a noté, le traducteur a ajouté des « morceaux qui sont tout entiers de son invention […] d’ordre purement moral et didactique décèlent le désir de se mettre à la portée d’un auditoire assez simple », voir J. BASTIN, « La Vie de saint Eleuthère », p. 315. Mon analyse montrera que ces ajouts – le prologue et les vers 351-360, 405-430 et 714-734 – sont plus parlants que ne le croyait J. Bastin.
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…ge l’escris pour çou c’on boin exenple i prenge, Cil ki sont del païs dont il fu veske et sire, Qui le latin n’en sevent ne entendre ne lire (v. 418-420).
Le latin est présenté comme une couche de terre qui cache l’histoire ; pour la découvrir, il faut d’abord la déterrer : Moult ont esté lontans seveli et teü Or ierent, se Dieu plest, descouviert et seü (v. 421-422).
La « découverte » du texte, c’est-à-dire la traduction de celui-ci, est donc intimement liée à la métaphore de l’enterrement, le texte latin devenant dans ce sens une sorte de « nécropole » à fouiller, la légende elle-même un « corps » à ressusciter8. Cette analogie entre corps et texte trouvera une expression explicite à la fin de la Vie, quand le saint mort, « gisant en tiere couvierte » (v. 1217), est déterré, exposé sur l’autel de l’église à Blandain, où il accomplit de nombreux miracles, et finalement transféré à Tournai. Le transfert du texte devient donc pour le traducteur l’expression métaphorique de la translatio du corps du saint, l’acte de traduire une « geste » miraculeuse, semblable au premier miracle accompli par le saint lui-même, la résurrection de la jeune Païenne. Cette idée de l’inaccessibilité du texte, qui sera « découvert » par le traducteur, est renforcée par le rapprochement des mots couvierte et descouvierte, une juxtaposition utilisée pour la première fois dans le récit de ce premier miracle : « …ne puet rester couvierte / Cose faite lontans ke 8
Gautier de Coinci se sert d’une image analogue dans le prologue à ses Miracles : « Si douz myracle enseveli Dedens la letre ont trop esté ; Mais, se vivre puis un esté, Des plus biaus en volrai fors metre Tout mot a mot, si com la letre En l’escriture le tesmoigne », Les Miracles de Nostre Dame, éd. V. F. KOENIG, 4 vol., Genève, 1955-1970, t. 1, I, v. 32-37. Françoise Laurent a très justement cité ce passage pour souligner le rôle de Gautier de Coinci en tant qu’« archéologue d’un savoir enfoui » des miracles mariaux latins, voir Fr. L AURENT, « ‘Si douz miracle enseveli dedens la letre ont trop esté’, le Livre des Miracles de Gautier de Coinci », dans Seuils de l’œuvre dans le texte médiéval, 2 vol., éd. E. BAUMGARTNER et L. HARF-L ANCNER, Paris, 2002, t. 1, p. 219-234, ici p. 224. Se servant d’une métaphore reliée, Jean de Meun parle de sa propre traduction du De consolatione Philosophiae de Boèce, en faisant allusion aux « …sentences qui la gisent », voir Jean de Meun, Le Roman de la Rose, t. 1, éd. F. LECOY. Paris, 1974, v. 5007 ; c’est moi qui souligne. David F. Hult, qui cite ce passage au cours d’une riche discussion sur Jean de Meun en tant que traducteur, n’aborde pas la question du vocabulaire d’enterrement qui sous-tend ce passage, voir D. F. HULT, « Poetry and the translation of knowledge in Jean de Meun », dans Poetry, knowledge and community in late medieval France, éd. R. DIXON et F. E. SINCLAIR, Cambridge, 2008, p. 19-41, ici p. 20. La métaphore semble pourtant une expression de prédilection chez Jean de Meun ; elle revient aux vers 19049-19052 et 19157 du Roman de la Rose. Une étude approfondie de cette métaphore pour la traduction dans la littérature vernaculaire du Moyen Âge apporterait certainement des résultats importants.
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ne soit descouvierte » (v. 213-214)9. De cette façon, « ressusciter » et « découvrir » renvoient à une même réalité, la « résurrection » de la légende du saint pour un public qui ignore la gloire qu’elle apportera à leur ville et à leur région. Le rapprochement des mots descouvrir / couvrir, liés au miraculeux dévoilement des gestes du saint gisant sous la couche d’un texte inaccessible, est également mis en jeu dans la scène qui décrit le péché de Clovis qui « ses peciés n’osoit dire ne descouvrir ; / Pour çou k’il iert si grans, le veut encor couvrir » (v. 507-508). C’est par le biais d’un « escrit » divin que Lehire découvre la vérité cachée, ce qui lui permet d’accorder au roi l’absolution tant désirée, écrit dissimulé à tous, sauf à Lehire qui, seul, est autorisé à le voir et à le lire10. Le traducteur revient de façon insistante sur l’idée de l’inaccessibilité de ses sources, notant, à l’occasion d’un autre miracle de résurrection, le lien entre miracle, connaissance et diffusion de la légende de Lehire : un jeune enfant mort, qui « gist… en biere », est mené par sa mère au tombeau du saint. Quand l’enfant « ressuscité » se lève de son cercueil, il raconte aux fidèles « le grant doucour dou Saint, le grant misericorde, / Le grant voloir k’il a d’aidier ciaus ki l’ouneurent » (v. 1266-1267). La traduction est donc la résurrection qui redonne vie non seulement à l’enfant mort, mais également à la mémoire du saint, résurrection renforcée par l’acte de divulguer le miracle. Dans un deuxième miracle, un prévôt, tué par les ennemis de Lehire, est mis en contact avec les reliques du saint. Il se lève du cercueil où il « gisoit », et prononce une prophétie : Puis k’il resusita, contoit il a la fie Que toute la memore, toute la counisance Del saint veske Lehire seroit en oubliance Et par lontans seroit de la gent pau counus ; Et si est il sans doute, c’a painnes counoist nus Hors de Tournai sa vie, sa sainté ne son iestre (v. 1412-1417).
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Ces vers correspondent à la phrase « ces crimes, le temps qui passe ne put les oblitérer, ni l’oubli enterrer ce forfait », nec scelera temporibus obruuntur, nec oblivione facinus sepelitur de la version de Guibert (AASS, Feb., III, p. 201, col. A), où l’association de « couverture » et d’« enterrement » est explicite. La citation, attribuée à Sénèque par le traducteur, n’est pas identifiée par Guibert. L’association d’idées représentée par descouviert/couviert, et sa fonction stratégique dans l’interprétation du texte, ressemble à la juxtaposition des adjectifs overt et covert dans le Roman de la rose ; voir R. BLUMENFELD-KOSINSKI, « Overt and covert : amorous and interpretive strategies in the Roman de la rose », Romania, 111 (1990), p. 432-453. Dans la Vie de Lehire, la stratégie est plutôt reliée à la traduction et au transfert (ainsi qu’à la transformation) de signification entre l’original et la version vernaculaire. 10 Il n’est nullement surprenant qu’une deuxième élaboration de la métaphore de la « découverte » se situe dans les références aux miracles concernant la vue : le deuxième miracle de Lehire, longuement développé (v. 337-404), est la guérison de l’aveugle Mantolius. Le traducteur décrit explicitement la cécité comme la couverture des yeux, « …si eul, ki avoient lonc tans esté couviert », v. 396. Le saint guérit la cécité plusieurs fois par la suite, aux v. 914, 1272 (« doi aveules ») et v. 1510-1511 (sept aveugles).
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Cette observation permet au traducteur de souligner l’importance de son rôle : il est celui qui donne une nouvelle vie à la légende ; il en profite pour insister sur la lourdeur de sa tâche : Ki les miracles tous voroit en escrit mettre Monsegneur Saint Lehire, moult i aroit de laitre ; Se poroit hon la gent a anui esciter Qui les voroit trestous un et un esciter (v. 1425-1428).
Ne voulant pas ennuyer son public, il ne racontera donc qu’un miracle supplémentaire, qui dépasse les confins de la ville : Pour çou m’en veul briement paser et rimoiier Car ne veul, se ge puis, à la gent anoiier ; Si n’en veul mès ke un k’il fist hors de Tournai Raconter seulement… (v. 1429-1432).
Ce dernier miracle, absent de la version de Guibert, permet au traducteur de généraliser le pouvoir du saint tout en maintenant la primauté de Tournai comme site privilégié de son culte. Le miracle, la guérison d’une femme muette et aveugle, confirme la « découverte » de la Vie, qui sera non seulement vue, mais lue par les croyants. C’est à ce moment que le traducteur revient à sa source pour décrire la translatio du corps du saint, description qui occupe les soixante-quinze derniers vers du poème. b. Rhétorique Le rapprochement des mots couviert et découviert, dans le but de faire du poème un lieu de signification et de mémoire, est une forme de paronomase ou annomination, jeu rhétorique particulièrement privilégié par le traducteur qui en use aussi volontiers dans des jeux lexicaux autour du nom « Tournai ». Tournai est l’endroit où l’on est « tourné » vers Dieu, c’est-à-dire, l’endroit par excellence de la « con-version ». Or saint Lehire est célébré avant tout pour son rôle dans la conversion du peuple tournaisien. Le traducteur établit ce lien dans les tout premiers vers de son œuvre : En l’ouneur de Celui ki fist le firmament… En l’ouneur de Celi ki le Fil Dieu porta, En cui honour porter hounour et deport a, Et del Saint ensement ki Tournai convierti, Monsegneur Saint Lehire, ki tout ierent vierti A siervir l’anemi… (v. 1-7).
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La juxtaposition des mots « Tournai » et « convierti » – ce deuxième mot mis en position de rime avec « vierti » – rappelle l’étymon latin convertere, « tourner », préparant ainsi la voie pour des jeux d’annomination à venir, où l’homonyme verbal « tourner » est exploité pour souligner le lien entre le site, « Tournai », et sa fonction religieuse11. Ces jeux de mots et de sens se développent de façon naturelle, grâce aux possibilités de jeu inhérentes au verbe « tourner », verbe couramment utilisé pour dénoter l’acte de traduire12. Le traducteur conçoit son propre rôle d’interprète sur le principe du même jeu ; traduire, c’est se « tourner » vers la tâche de l’écriture : Si n’en veul mès ke un k’il fist hors de Tournai Raconter seulement, car puis ke m’atournay A escrire sa vie, tant i ai fait demeure Que del finer or mès est biens et tans et eure (v. 1431-1434).
La paronomase, ici sous forme d’une traductio, c’est-à-dire, par l’ajout d’une syllabe à la syllabe de base, sert à déclencher la mémoire : les mentions multiples de la syllabe tour vont accompagner non seulement le retour de l’évêque
11
Le jeu, bien sûr, ne peut pas exister dans l’original, quoique l’on constate dans la Vita de Guibert un certain goût pour la paronomasie, par exemple, dans un renvoi au Cant. 2, 2 : Spina est inter spinas, inter inquietos inquietus, lilium inter lilia, inter disciplinatos pacificus ; spina inter lilia, Saul inter Prophetas, AASS, Feb., III, p. 201, col. A. On peut également noter que le verbe convertere, le substantif conversio et le verbe revertere reviennent souvent dans les chapitres 3 et 4 de sa Vita. La richesse de l’étymon est évidente ; le traducteur a peut-être trouvé l’inspiration dans Les Confessions de saint Augustin, texte prototypique de la conversion. La façon dont Augustin exploite des jeux étymologiques basés sur le verbe vertere est explorée par K. BURKE, The rhetoric of religion. Studies in logology, Boston, 1961, p. 62-65. La thèse de Kenneth Burke et son rapport avec l’acte de traduire sont discutées par D. ROBINSON, The translator’s turn, Baltimore, 1991, p. 197-258. Comme le dit Douglas Robinson, « Conversion is the aim of language conceived as rhetoric, the art of persuasion », ibid., p. 212. 12 L’usage de torner/trestourner pour signifier traduire est assez précoce dans les textes vernaculaires. Herman de Valenciennes, par exemple, dit de sa Bible qu’elle « est toute veraie… Estraite est d’evangile et en romanz tornee », Herman de Valenciennes, Li Romanz de Dieu et de Sa Mère, éd. I. SPIELE, Leyde, 1975 (Publications romanes de l’Université de Leyde, 21), v. 4582-4583. Dans le Roman de Troie, on lit que : « Lonc tens fus sis livres perduz, Qu’il ne fu trovez ne veüz ; Cornelius, quil translata : De greu le torna en latin Par son sen e par son engin. », Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. L. CONSTANS, Paris, 1904-1908, 4 vol., t. 1, v. 117-120. On peut citer également Aliscans : « Le quens respont, s’a sa langue tornee, / Grezois parole, s’a sa reson müee », Aliscans, éd. C. R ÉGNIER, Paris, 1990, 2 vol., t. 1, v. 24602461. Il est à souligner que les verbes convertere et vertere sont utilisés couramment dans les traités de rhétorique classique pour signifier la traduction ; voir, entre autres, Cicéron, De Finibus bonorum et malorum, I, 2, 5 et I, 3, 7 ; Sénèque l’Ancien, Suasoriae 7, 12 ; Suétone, De Grammaticus et Rhetoribus 25, 4 ; et la Rhetorica ad Herennium 4, 19.
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à Tournai, mais aussi le retour de l’attention du lecteur au lieu principal de l’action, retour effectué par la traduction elle-même13. Ces jeux verbaux, basés sur le nom de la ville, se manifestent souvent dans notre texte, mais de façon assez discrète, en s’intensifiant considérablement aux moments où le saint quitte (ou revient à) Tournai. Ainsi, quand Lehire cherche l’aide du pape à Rome, il explique les errements du peuple tournaisien en juxtaposant les adjectifs « bestournés » / « tournés » (v. 623-624), une juxtaposition qui souligne la différence entre la foi et l’hérésie : …li conte coument li anemis deçoit Son peule et son païs, et a ga bestournés Les pluisours de la foi, et en esrour tournés, Qui couvierti14 a Dieu ierent et fors d’esrour U avoient esré par l’anemi maint gour (v. 622-626).
Le retour de Lehire dans son propre pays suscite un usage plus intensif du jeu lexical : Quant venus est de Romme li Sains et retornés, De Tournai est isus li clergiés atournés Et li peules ausi de maint grant rice atour. Liet sont de lor segnor k’il voient el retour (v. 653-656)15. 13 Le traducteur se sert explicitement de cette terminologie aux v. 648-649 pour faire allusion à son rôle d’écrivain. Après un deuxième séjour à Rome, le pape comble Lehire de reliques saintes, y compris la tête de sainte Marie l’Égyptienne. Le traducteur en est tellement impressionné qu’il s’annonce tenté de sortir « de sa matière pour décrire vie », un projet qu’il réserve pour un temps ultérieur : « En aucun tans apriès, s’il plest au creatour, De rimoiier sa vie ferai aucun atour : C’est la vallans Marie, la boine Egiptiiene, Qui pour l’amour de Dieu, soufri tant de grief painne », v. 649-652. Sur l’importance de cette référence pour la datation du poème, voir O. DELSAUX, « La Vie de saint Lehire », p. 102-103. 14 Les n et les u sont souvent difficiles à distinguer dans certaines graphies ; la leçon du manuscrit est cependant très clairement « couvierti », non « convierti ». Peut-on y voir un léger glissement de sens ? Dans le Miserere, exploration personnelle du péché, le Reclus de Molliens souligne le lien entre descovert, covert, et convers : « Orgieus toutes vertus desniche Et espant par tout sen maliche Quant il ose estre descovers ; Et par maintes fois est covers En ches moines, en ches convers… », Le Reclus de Molliens, éd. A. G. VAN H AMEL, Paris, 1885 (Bibliothèque de l’École des Hautes Études. Sciences religieuses, 62), strophe 95, v. 4-8. 15 Pour J. BASTIN, p. 315, « es amusements étaient dans le goût de l’époque », mais n’ajoutent rien d’important au récit. Dans des études complémentaires, T. Hunt, G. Gros, R. L. A. Clark, et P. Kunstmann ont démontré au contraire que ce genre de jeu verbal, jusqu’à très récemment jugé « puéril » par la critique, sert en fait de stratégie-clé dans les textes pieux du XIIIe siècle. L’œuvre de Gautier de Coinci en est particulièrement riche ; voir T. HUNT, Miraculous rhymes. The writing of Gautier de Coinci, Cambridge, 2007 ; G. GROS, « ’Por ses myracles biau rimer…’.
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La décision des Tournaisiens de récupérer le corps de Lehire et de le rapporter à Tournai est élaborée de la même façon : Par ban coumun ont fait les citains atourner Cascuns selonc son iestre et viers Blandaing tourner ; Le saint cors en voront porter en la cité Car de li hounourer sont forment encité (v. 1483-1486).
Pendant l’invasion, les citoyens tournaisiens sont presque refoulés : Les citains envaisens saiaites leur envoient, Car ce lor vaut petit, car sour aus retournoient (v. 1493-1494),
mais leurs efforts sont finalement couronnés de succès : …Li citoiien a goie En portent leur eveske ; a Tournai sont venu (v. 1500-1501).
Le jeu verbal sert donc à déclencher la mémoire, la syllabe « tour » servant à rappeler non seulement l’association du saint avec le lieu de son futur culte, mais aussi à attirer l’attention sur le site où se passe l’action principale. Ce jeu insistant rappelle encore le rôle du traducteur qui, en « tournant » le texte en français, le retourne au peuple tournaisien. Ce genre de jeu lexical est répertorié dans les traités de rhétorique sous la rubrique de la conversio16. Le jeu pratiqué par le traducteur de la Vie de Lehire semble donc destiné à susciter la complicité d’un éventuel lecteur, instruit sinon érudit, qui comprendrait le lien entre la matière (la conversion du peuple tournaisien) et la forme (la conversio pratiquée au niveau de la rhétorique). Cet effet trouve un développement remarquable dans l’introduction d’une scène clé de
Étude sur le projet hagiographique de Gautier de Coinci », Revue des sciences humaines, 251 (1998), p. 73-87, et ID., Le poète marial et l’art graphique. Étude sur les jeux de lettres dans les poèmes pieux du Moyen Âge, Caen, 1993 ; R. L. A. CLARK, « Gautier’s wordplay as devotional ecstasy », dans Gautier de Coinci. Miracles, music, and manuscripts, éd. K. M. K RAUSE et A. STONES, Turnhout, 2006, p. 113-125, avec un répertoire en appendice de l’« Annominatio in Book I of Gautier de Coinci’s Miracles de Nostre Dame » ; et P. KUNSTMANN, « L’annominatio chez Gautier. Vocabulaire et syntaxe », ibid., p. 101-112. En effet, Gautier exploite le verbe « tourner » de façon systématique, comme en Miracles I, 25, v. 197-208 ; Miracles I, 26, v. 193-198 ; et pour « tourner /bestourner », Miracles I, 11, v. 807-824 ; I, 31, v. 253-260, selon les relevés de Robert L. A. CLARK, p. 123-124. 16 Une « théorie des conversions » est élaboré par Geoffrey de Vinsauf dans sa Poetria nova, IV, 3. La formulation de Geoffrey et son importance pour les textes hagiographiques sont étudiées en détail par Fr. L AURENT, « Conversion et art poétique: les réécritures du Miracle de Théophile au XIIe et au XIIIe siècles », dans Dynamiques de conversions, modèles et résistances. Approches interdisciplinaires, éd. B. BAKHOUCHE, I. FABRE, V. FORTIER, Turnhout, 2012, p. 139-149. Je remercie vivement Françoise Laurent d’avoir bien voulu me fournir une copie de son texte avant publication.
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la Vie, et nous mène au troisième et dernier but poursuivi par le traducteur, renforcer le lien entre Tournai et la royauté française. c. Politique royale, politique régionale Cette scène, décrite dans les v. 490-556, raconte le pardon miraculeux obtenu par Clovis, ici nommé Loeïs17. En préparant le public à la présentation du miracle, le traducteur se sert d’un feu d’artifice d’annominatio sous forme de rimes équivoques et de traductio, exploitant au maximum les multiples possibilités de jeux inhérents dans la syllabe tour : Loëis, ki de France iert adont rois clamés (Cui Sains Remis avoit en fons regeneré Et osté de l’esrour u il avoit esré), Quant del saint ot oï retraire l’airement, Pour tourner a Tournai, se tourna esraument. Quant il fu atournés a Tournai s’en tourna Entour le saint ; tel tour i fist k’il destourna S’arme del tour d’infier, car il avoit tourné Son affaire en tel lieu u il avoit tourné Arme et cors des grans tours et des grans manandie Qui atournees sont et a droit tour taillies As boins ; car icil rois un mesfait fait avoit Puis k’il fut batisiés, ke nus hom ne savoit, Si orible et si grant c’on ne le doit nes dire (v. 490-503).
Le jeu sous forme de traductio lie l’évènement de façon insistante à l’histoire de la ville, mettant en valeur l’idée que Tournai, comme le saint, comme le roi, sont élus par Dieu18. Ces événements, racontés par le traducteur en quelques soixante-six vers, sont révélateurs de son vif intérêt pour la légende qui n’est 17 C. Beaune a noté que « Clovis est le modèle de tous les Louis : en général on sait que Louis et Clovis sont un seul et même nom, et l’on s’imagine que Louis est l’équivalent chrétien de Clovis… Clovis est ainsi le premier des Louis. », C. BEAUNE, Naissance de la nation France, Paris, 1985, p. 62. 18 Un aspect curieux de cette scène est sa situation juste après le v. 484, un chiffre cité dans le texte comme la date de l’élection de Lehire comme évêque de Tournai, « en l’an de grase. IV. cens witante quatre », v. 133. Voici la phrase qui se termine avec ce vers : « Mesires Sains Maars, ki fu veskes curés De Tournai, pour la mort Monsegneur Saint Lehire, Tant trouva celui ferme en foi de grant martire, Que de Tournai en fist le premerain abé, Voiant ciaus ki de lui avoient ains gabé », v. 480-484. Suivent quatre vers qui orientent l’attention du lecteur vers le miracle de Blanda (nom chrétien conféré à Païenne après sa conversion), grâce auquel la renommée de Lehire s’étend dans le Berri (explicitement) et « en France » (v. 485-488). De tels jeux subtils sont un deuxième témoignage de l’esprit ludique du traducteur.
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présentée que de façon sommaire par Guibert19. On peut voir dans l’usage des références géographiques – références multipliées implicitement par la répétition de l’étymon « tour » – une insistance sur le rôle historique de Tournai dans l’établissement de la lignée mérovingienne. La légende sert donc à souligner la longue histoire d’alliance entre Tournai et le trône français, une alliance mise en valeur par le compilateur ou créateur du manuscrit qui, en juxtaposant la Vie avec d’autres textes liés à l’histoire de la région, manifeste combien il apprécie l’image de la ville que le traducteur a créée. 2. Contexte codicologique de la Vie Le manuscrit qui contient la Vie française de saint Lehire, Paris, BnF, fr. 24430, modeste codex composé de 181 folios (340 × 260 mm), est un recueil qui semble au premier abord hétérogène. Il contient des œuvres romanesques, des chroniques et des œuvres pieuses, certaines en prose, d’autres en vers20 : fol. 1-58vb, Cléomadès, d’Adenet le Roi fol. 59-80, Récits d’un ménestrel de Reims 19 La version présentée par Guibert est assez fruste : Cujus fama compulit Ludovicum Regem, ut intraret Praesulis civitatem. Ipse etiam est Francorum Rex Ludovicus primus a B. Remigio baptizatus. Delectabat eum mirabiliter audire praedicantem Eleutherium : et memoriter retinebat sermonem sapientiae sale conditum. Hic peccatum post lavacrum baptismi commiserat, quod confiteri verecundia prohibebat. Quod Sanctus videns in spiritu Regi detulit. Rex pudore suffusus et lacrymis, illice reatum cognovit, et obsecrans Rex ut inter Missae solennia Sanctus ejus fieret advocatus, pro ipso veniam impetravit, sicut rei probavit eventus. Nam mane consecrans Dominici Corporis et Sanguinis sacramentum, lucis in ecclesia claritas fulsit per unius horae spatium, ubi per ministerium Angelicum Sanctus accepit qualitatis culpae notitiam, et quantum ad veniam, certitudinis argumentum. Certificatus ergo Rex per scriptum ab Angelo revelatum tam de culpa quam de venia, Deo gratias agens, et ad propria remeans, Sancto Dei contulit gratuito multa dona. Sic ergo lucerna super candelabrum posita, fulsit miraculis, qui postmodum diffulsit amplius secularibus documentis, AASS, Feb., III, p. 203, col. a. La légende de la rencontre bénéfique de Lehire et Clovis est également présente dans des chroniques en langue vulgaire, mais ici aussi sous forme abrégée. Par exemple, dans les Chroniques de Philippe Mouskés, écrites vers 1240, le « détail » du miracle de la lettre divine est omis (Recueil des Chroniques de Flandres. Corpus Chronicorum Flandriae, éd. J. DE SMET, Bruxelles, t. 3, p. 21, v. 496-507). Le motif de la lettre divine s’intègre dans la légende au cours des siècles ; une anthologie de Vies de saints en français conservée à la Bibliothèque municipale de Lille (Bibliothèque municipale 795), datée de la fin du XV e siècle, contient une illustration de l’arrivée de l’ange avec la lettre (fol. 308r ; image disponible en ligne http://numerique.bibliotheque.bm-lille.fr/sdx/num/manuscrit_795/MS452_795_308rA?p=5). La question plus générale de la présence de Clovis dans la littérature hagiographique est étudiée par M. HEINZELMANN, « Clovis dans le discours hagiographique du VIe au IXe siècle », Bibliothèque de l’École des Chartes, 154 (1996), p. 87-112. Le miracle dont bénéficie Clovis ressemble fortement à celui dont profite Charlemagne dans La Vie de saint Gilles. Voir à ce propos Guillaume de Berneville, La vie de saint Gilles, éd. G. PARIS et A. BOS, Paris, 1881, p. LXVII-LXIX. Le texte a été réédité et traduit récemment par Fr. L AURENT, La Vie de saint Gilles, Paris, 2003. 20 Pour une étude plus détaillée du manuscrit voir N. V. DURLING « The Destruction d’Acre and its epistolary prologue (BNF fr. 24430) », Viator, 42-1 (2011), p. 139-178. Cette publication offre la première édition intégrale des fol. 145-150, avec la lettre de Jean de Villers et la « Destruction d’Acre ».
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fol. 81-82vb, table des matières de l’œuvre suivante fol. 83-112, Vies des pères du désert fol. 113-116r, Chronique tournaisienne fol. 117r-124rb, Vie de saint Lehire fol. 124rb-144v, Le Roman d’Éracle, de Gautier d’Arras ; fol. 145-150v, une lettre de Jean de Villers sur la perte de Saint-Jean d’Acre suivie d’une traduction française de l’Excidium Aconis fol. 151-169, les « Vraies cronikes » fol. 170-175v, Li Contes dou roi Flore et de la bielle Jehane fol. 176-178ra, Li Contes dou roi Constant l’empereur fol. 178ra-181v, Li estoire dou roi Labiel
Les historiens du Tournaisis ont récemment porté une attention renouvelée à ce codex, y discernant un certain nombre de thèmes communs qui gouvernent le choix des textes : ils ont tous pour but de mettre en valeur l’importance de la région à l’époque où le codex a été composé. Plusieurs textes par exemple, sont situés au temps « de Dioclétien », c’est-à-dire à un moment de forte persécution contre les chrétiens ; une majorité partage le thème du pouvoir royal ; d’autres témoignent d’un intérêt prononcé pour les Croisades21. Sans entrer dans une description codicologique détaillée, on peut isoler la partie du manuscrit qui contient la Vie de Lehire afin de montrer la façon dont le compilateur semble avoir envisagé le rôle de la Vie dans l’ensemble du codex. On ne sera peut-être pas surpris d’apprendre que cette partie, aux fol. 113-169, est organisée de façon à souligner l’importance de la ville de Tournai non seulement dans la conversion chrétienne de la région hennuyère mais aussi dans le fonctionnement plus large de la politique régionale : elle consiste en une chronique tournaisienne divisée en deux parties, entre lesquelles trois textes ont été insérés, notre Vie, le Roman d’Éracle, et une traduction de l’Excidium Aconis, une longue description de la chute de Saint-Jean d’Acre en 1291. Les Chroniques de Tournai qui servent à encadrer ces trois textes méritent une attention particulière22. Leur première partie (fol. 113-116) est une traduction du soi-disant Liber de antiquitate urbis Tornacensis ex revelatione Heinrici ; la deu21 On peut noter également que plusieurs textes font allusion à la famille comtale d’Avesnes, ou ont été écrits sous le patronage de cette famille, comme Cléomadès ou les Récits d’un ménestrel de Reims. Sur le thème du pouvoir royal, voir l’étude de K. K RAUSE, « Codicologie et Les Chroniques de Tournai », Archives et manuscrits précieux tournaisiens, 3 (2009), p. 85-94 ; celle de G. SMALL, « Les origines de la ville de Tournai », et de N. V. DURLING « The Destruction d’Acre ». 22 Le texte est édité par Y. COUTANT, « Buscalus (Chronique tournaisienne du treizième siècle) », Louvain, Université catholique de Louvain, Mémoire de licence en philologie romane (section flamande), 1968 ; ce mémoire est resté inédit. Le titre Roman de Buscalus a été abandonné récemment et remplacé par celui de Vraies cronikes ; voir G. SMALL, « Les origines de la ville de Tournai », p. 92.
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xième partie (fol. 151-169) est une synthèse de plusieurs textes latins et vernaculaires, y compris la partie du Liber de antiquitate consacrée aux manifestations de Lehire au jeune chanoine Henri23. Ces chroniques, étroitement reliées à la Vita Eleutherii, racontent les multiples destructions et reconstructions de la ville de Tournai ; notre manuscrit en conserve les versions vernaculaires les plus anciennes24. La première des deux chroniques s’arrête au moment où Lehire, ayant ressuscité Païenne, baptise de nombreux païens qui portent le saint « en le cité de Tournai a grant ouneur ». Le texte s’interrompt au milieu de la colonne b du fol. 116v ; la Vie en vers commence au fol. 117, reprenant l’histoire de Lehire da capo. L’insertion de la Vie en vers immédiatement après le récit en prose du miracle de la résurrection de Païenne sert à souligner l’analogie élaborée au début du texte entre le pouvoir du saint et le pouvoir du traducteur, pouvoir étroitement lié à la versification de la Vie et aux jeux rhétoriques25. La deuxième chronique, aujourd’hui connue sous le titre Les Vraies cronikes de Tournai, reprend l’histoire au fol. 151, redoublant le rappel aux multiples destructions de la ville de Tournai ainsi que son inévitable renaissance et reconstruction. C’est une perspective sur la ville destinée à souligner avant tout son lien avec la royauté française. Comme l’a montré Graeme Small, l’auteur y intercale un passage concernant la généalogie royale qui unit l’histoire légendaire de Tournai et la royauté française, généalogie qui résume « une des versions les plus connues des origines légendaires de la monarchie française »26. L’insertion au cœur des Chroniques des trois textes – la Vie, l’Éracle et la Destruction – crée une sorte de mini-cycle destiné à mettre en valeur le thème de la perte et de la récupération territoriale à Tournai, en Perse et à Acre, une progression historique qui sert à valoriser le rôle de Tournai dans le projet chrétien d’évangélisation et de conversion qui aboutira aux Croisades27. Cette analogie entre les efforts de conversion dans le Tournaisis aux Ve et VIe siècles et ceux 23
Voir supra n. 3 et 6. Voir L.-F. FLUTRE, « Roman d’Abladane », Romania, 92 (1971), p. 458-506 et Li fait des Romains dans les littératures française et italienne du XIIIe au XVIe siècle, Paris, 1932, p. 60-80 ; M.-A. A RNOULD, « La bataille du Sabis », Revue belge de philologie et d’histoire, 20 (1941), p. 29106, aux p. 69-70, et P. ROLLAND, « Les origines légendaires de Tournai ». 25 Voir supra en 1, a : Narrateur, traducteur. La façon dont le compilateur organise ces textes est pourtant curieuse, même dans le contexte hétérogène qui caractérise les recueils de cette époque. La Vie de Lehire est le seul texte à ne pas se terminer par un feuillet indépendant : le roman hagiographique Éracle la suit immédiatement dans la seconde moitié de la colonne b du fol. 124. Au verso, le scribe change de format, se servant d’une disposition en trois colonnes. Il semble évident que ces deux textes étaient consciemment juxtaposés par le scribe. Le fol. 124 est reproduit dans N. V. DURLING « The Destruction d’Acre », p. 175-176, ainsi que le fol. 117, début de la Vie de Lehire, p. 174. 26 G. SMALL, « Les origines de la ville de Tournai », p. 94. 27 La traduction de la Vie parle parfois des « païens » de l’Escaut comme des « Sarrasins ». Sur la signification de ce glissement de sens dans le contexte de la mise en recueil, voir N. V. DURLING « The Destruction d’Acre »,p. 144-145 et n. 19. 24
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accomplis en Terre sainte, tout à fait flatteuse pour Tournai, démontre le rôle central joué non seulement par le clergé, mais aussi par la noblesse tournaisienne pendant une période d’énorme instabilité dans la région et Outremer28. La juxtaposition de la Vie de Lehire avec les autres textes, et l’encadrement des trois par les chroniques de Tournai, confirment que le compilateur du manuscrit avait pleinement compris la fonction des références à la ville prodiguées dans la version vernaculaire de la Vie, souvent sous forme de conversio : il en a profité pour orienter la lecture du codex dans sa totalité. Cet examen, même rapide, de son contexte codicologique, nous autorise à dire que la Vie de Lehire offrait une ressource importante dans la construction d’une anthologie d’orientation thématique : le compilateur n’a pas hésité à saisir les possibilités offertes par la glorification du saint dans la Vie afin de servir son propre projet de créer une image de la région conforme aux goûts de la noblesse tournaisienne pour laquelle ce codex a très probablement été confectionné29. Autrement dit, la mise en œuvre des normes hagiographiques contemporaines par le traducteur, surtout des jeux de rhétorique sous forme de traductio et de conversio, servaient à souligner l’importance de la ville dans la politique française, et à célébrer son lien sacré avec le trône français ; ces modifications apportées à l’occasion de la traduction, furent pleinement comprises et appréciées par la suite par le compilateur du manuscrit. La Vie devient en ce sens la préfiguration de l’histoire de la région, la première étape dans un continuum qui mène inexorablement Tournai à son statut privilégié de « chambre » royale30. Qu’un compilateur ait exploité la Vie à des fins politiques aussi précises démontre l’existence d’une relation étroite entre texte et contexte manuscrit, encore peu étudiée par les spécialistes d’hagiographie vernaculaire, qui peut mener à une connaissance beaucoup plus approfondie du rôle politique joué par les Vies de saints à la fin du XIIIe siècle31.
P. ROLLAND, « Les Croisades et les Tournaisiens », Revue du Nord, 24 (1938), p. 161-181. Il faut souligner que Tournai elle-même avait subi un siège de 47 jours en 1303 ; cet assaut, à la différence de celui – catastrophique – d’Acre, n’a pas abouti. Voir N. V. DURLING « The Destruction d’Acre », p. 144, n. 16 et p. 149. 29 La question de savoir à quel point une Vie vernaculaire a pu être modifiée pour correspondre à l’orientation thématique d’un codex a été à peine étudiée. L’examen d’un cas particulier est entamé par A. V. OGDEN, Hagiography, romance and the Vie de Sainte Eufrosine, Princeton, 2003. 30 Étroitement liée au roi français, Tournai avait acquis le sobriquet de « chambre du roy », voir la Chronique des Pays-Bas, de France, d’Angleterre et de Tournai d’après un MS. de la Bibliothèque de Bourgogne, Corpus chronicorum Flandriae, t. 3, p. 128, n. 8. 31 G. PHILIPPART, dans un article important sur le contexte codicologique des Vitae latines, souligne l’extraordinaire utilité de l’apport matériel des manuscrits, voir « Le manuscrit hagiographique latin comme gisement documentaire », dans Manuscrits hagiographiques et travail des hagiographes, éd. M. HEINZELMANN, Sigmaringen, 1992, p. 17-48. 28
La transformation du prologue de la Vita tripartita de Gertrude de Nivelles dans l’un des prologues de recueils de Jean Gielemans Véronique SOUCHE-H AZEBROUCK Versailles
Non nova, sed nove1, rappelait Monique Goullet dans son Écriture et réécriture hagiographiques. Dans les mentalités médiévales, l’ancien2 est de fait une nécessité pour justifier le nouveau, lui donner sa marque d’authenticité, le cautionner3. En matière de remploi, Jean Gielemans († 1487) est un hagiographe expérimenté où le collector se fait ouvertement auctor dans ses prologues de légendiers. On doit en effet à ce chanoine brabançon de Saint-Augustin, prieur de RougeCloître près de Bruxelles au cœur du Brabant, quatre volumineux légendiers qui constituent la plus grande compilation hagiographique de la fin du Moyen Âge. Or, pour chacun des six volumes, il composa de sa plume des prologues qui donnent à la compilation une tournure plus personnelle. Son premier recueil, le Sanctilogium4, à orientation encyclopédique, est une énorme compilation de Vies abrégées ; les deux volumes du légendier intitulé Agyologus Brabantinorum5 sont ensuite respectivement consacrés aux saints carolingiens (de genere Karoli Magni) et aux saints non carolingiens ayant vécu en Brabant (qui aliunde sunt 1 Proverbe cité par M. GOULLET, Écriture et réécriture hagiographiques. Essai sur les Vies de saints dans l’Occident médiéval, Turnhout, 2005. Voir également M. GOULLET, « Reutilización, actualización : quelques réflexions préliminaires », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 29 (2006), p. 11-21. 2 Remploi, citation, plagiat. Conduites et pratiques médiévales (Xe-XIIe siècles), éd. P. TOUBERT et P. MORET, Madrid, 2009 (Casa de Velazquez, 112), p. 54. Pierre Toubert y évoque en introduction la subtile dialectique entre l’ancien, le nouveau et l’ancien rénové… 3 Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale. Actes du colloque tenu à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 14-16 juin 1999, éd. M. ZIMMERMANN, Paris, 2001 (Mémoires et documents de l’École des Chartes, 59) ; Remploi, citation, plagiat, p. 54. 4 Sanctilogium, Vienne, ÖNB, S.n. 12811-12814, 1471-1482, 4 vol., abrégés S. 5 Agyologus Brabantinorum, Vienne, ÖNB, S.n. 12706-12707, 1476-1483, 2 vol. abrégés respectivement Ag I et Ag II.
Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 435-457 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102204
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VÉRONIQUE SOUCHE-HAZEBROUCK
propagati), en s’étendant en réalité jusqu’aux saints du XIIIe siècle6. Ensuite, le chanoine dédia le Novale Sanctorum7 à la sainteté et à l’Église de son époque. Enfin, l’Hystoriologus Brabantinorum8 est un Mélange où il illustra l’idée que rien n’a été fait « de plus merveilleux » que les actions des ducs de Brabant depuis Godefroid de Bouillon jusqu’à Maximilien, tout en relatant nouvelles fêtes et principaux événements de l’Église jusqu’en 14869. Soit l’apologie d’une histoire sacrée du Brabant qu’il place en proue de l’Histoire de la Chrétienté dans une œuvre qui combine hagiographie, historie dynastique et géographie sacrée, avec priorité à la sainteté. Hagiographe et historiographe à la fois, Gielemans a ainsi composé une louange patriotique via l’hagiographie, celle de la terra beata Brabancia10. Son objectif, dit-il, est l’edificationem Brabantinorum11 grâce à des exemples proches dans le temps et dans l’espace12. Ce principe est l’objet du prologue de l’Agyologus qui commence par le remploi du prologue de la Vita tripartita de Gertrude de Nivelles (BHL 3493). En effet, parmi les exemples de sainteté brabançonne évoqués par Jean Gielemans, la figure de Gertrude de Nivelles13 (v. 626-659) se détache nettement. Cette jeune fille de la noblesse austrasienne, fille du maire du palais Pépin II, avait refusé d’épouser les prétendants qui s’étaient présentés à la cour, pour se consacrer à Dieu. Sous l’influence de saint Amand et avec l’aide des moines irlandais, sa mère Itte avait fondé l’abbaye de Nivelles, et Gertrude lui succéda comme abbesse. Après une vie exemplaire, elle rendit l’âme sereinement. Sa Vie fut aussitôt relatée avec déférence par un moine de l’abbaye. L’abbesse, vierge et noble, fut alors bientôt portée sur les autels, à la date du 17 mars. Avec un culte permanent dès le VIIe siècle, la sainte patronne de Nivelles fut particulièrement honorée dans les milieux proches du pouvoir14. Célébrée également par les gildes, les processions, et même au théâtre, Gertrude faisait l’objet d’un culte
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Ag I, fol. Irb. Novale Sanctorum, Vienne, ÖNB, S.n. 12708-12709, 1483-1485, 2 vol. abrégés respectivement NS I et NS II. 8 Hystoriologus Brabantinorum, Vienne, ÖNB, S.n. 12710, 1485-1487, 1 vol., abrégé Hy. 9 Hy, fol. Ira : Sed post creationem mundi, quid mirabilius factum est, preter salutifere crucis misterium, quam quod modernis temporibus actum est, maxime per principes Brabantinos ? 10 Ag II, fol. Irb : « Letare, inquam, ô terra beata Brabancia, qua ab initio omnigenos sanctos procreare non destitisti… ». 11 Ag I, fol. I : ad edificationem Brabantinorum. 12 Gielemans défend ce choix d’une sainteté de proximité dans le NS II, fol. III : Verum quoniam intentio nostra fuit in hoc opusculo congregare illa solum que circa nostra tempora, citra annum Domini Millesimum trecentesinum, virtuose gesta sunt, que quanto de propinquo sonant, tanto animos ardentius ad imitandum incitant. 13 L. VAN DER ESSEN, Étude critique et littéraire sur les Vitae des saints mérovingiens de l’ancienne Belgique, Louvain, 1906. 14 Son culte fut promu notamment par les Carolingiens puis par les ducs de la Maison de Louvain au XIIIe siècle. 7
LA TRANSFORMATION DU PROLOGUE DE LA VITA TRIPARTITA DE GERTRUDE DE NIVELLES
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particulièrement vivant au XVe siècle, comme en témoigne la fabrication d’un reliquaire en 1485 pour la collégiale Sainte-Gertrude de Louvain. Idéal de sainteté féminine du haut Moyen Âge et pilier du cycle hagiographique carolingien15, elle demeura un modèle de sainteté jusqu’à une époque récente, en particulier chez les hagiographes brabançons du Moyen Âge comme Jean Gielemans. Ainsi, dans le corpus des légendiers de la Bibliothèque Royale de Belgique, sur les 22 à 25 légendiers que l’on peut qualifier de régionaux16, seuls six d’entre eux omettent Gertrude de Nivelles17. Au XVe siècle, son culte avait même supplanté celui de sainte Gudule si l’on en croit les sources narratives, sans qu’elle fût pour autant consacrée « sainte patronne du Brabant ». Cette sainte vierge tient aussi une place prépondérante dans l’œuvre de Jean Gielemans, tant par la quantité de documents, que par la place des passages dans l’économie de l’œuvre. Outre un épitomé dans le Sanctilogium18, la figure de Gertrude de Nivelles ouvre l’Agyologus Brabantinorum à travers des documents narratifs et iconographiques variés : tout d’abord une louange sous forme d’échiquier, le scacarium19 ; puis une miniature la place parmi les saints carolingiens sous le manteau de l’empereur Charlemagne, où elle apparaît la plus proche du saint roi, à sa gauche20 ; Gertrude réapparaît en filigrane sous le remploi de sa Vita dans le prologue de l’Agyologus Brabantinorum I21 ; puis explicitement à travers la Vita qui lui est consacrée, selon la version de la Vita tripartita22. Vient ensuite un sermon sur les vertus de Gertrude23 et enfin l’examen de ses reliques24. La figure de l’abbesse de Nivelles reste ensuite très prégnante dans
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Elle était présentée dans les manuscrits mixtes hagiographiques et historiographiques comme la clef de voûte (culmen) du cycle carolingien, celle par laquelle la lignée carolingienne fut sanctifiée. Voir V. H AZEBROUCK-SOUCHE, « Terra Beata Brabancia – Genèse du concept dans la littérature historiographique et hagiographique brabançonne. Bilan et perspectives », dans Expériences religieuses et chemins de perfection dans l’Occident médiéval. Études offertes à André Vauchez par ses élèves, éd. D. R IGAUX, D. Russo, C. VINCENT, Paris, 2012, p. 105-119. 16 On y rencontre notamment Élisabeth de Hongrie, Waudru ou Aldegonde. 17 Ce sont les BR 1770-77 (XIV e s., Bruges ?), BR 3391-99 (1480, Louvain), BR 4459-70 (1320, Villers puis Louvain), BR 8552 (XV e s., Courtrai), BR 7808 (XIV e, Mons) et un manuscrit du XII e siècle de Saint-Bertin. 18 Sanctilogium I, fol. 281v-284 : Vita S. Gerdrudis. Il s’agit d’un épitomé de la Vita Gertrudis associé à une sélection de miracles (les 11e et 12e Virtutes). L’explicit reprend des idées de celui des Virtutes, et l’ensemble ne semble pas tenir compte de la Continuatio. Sur le dossier hagiographique, voir supra. 19 Le scacarium est reproduit deux fois de façon similaire à quelques folios d’intervalle sans aucune explication. Ag I, fol. IIIr et fol. Vv. 20 Ag I, fol. IIIv. 21 Ag I, fol. 1r. Inc. : Cum diversorum sanctorum. 22 Ag I, fol. 1v-19 : Inc. : Inter preclaros summa sanctitate. 23 Ag I, fol. 34v-38, AASS, Mart., 2, p. 308, num. 5. 24 De Examinatione reliquiarum S Ghertrudis virginis et quibusdam miraculis, Ag I, fol. 38-39, AASS, Mart., 2, p. 599-600, append II. Inc Noverint universi quod anno dominice 1292 (BHL 3504).
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le reste de l’Agyologus Brabantinorum I comme référence dans les Vitae carolingiennes et dans la généalogie carolingienne issue de Carloman25. Nous nous sommes intéressés ici au remploi du prologue de la Vita tripartita dans le prologue du légendier que Jean Gielemans composa entre 1476 et 1483, l’Agyologus Brabantinorum. Ce faisant, nous avons découvert que ce remploi en cachait un second, les deux remplois encadrant la novitas. A partir de l’analyse comparative des variances, nous tenterons de déceler les objectifs de l’hagiographe : quelle fonction remplissent ces remplois ? Qu’apportent-t-ils au discours de l’auctor ? Après un rapide panorama du dossier hagiographique et philologique de Gertrude de Nivelles, l’analyse des variances apportées par Jean Gielemans dans les remplois de ce prologue nous permettra de mettre en perspective les idées novatrices introduites par l’auctor dans ce prologue, de mettre en évidence l’instrumentalisation de l’ancien comme auctoritas pour cautionner des idées polémiques. 1. Tradition philologique de la Vita tripartita Pour introduire le premier volume de l’Agyologus Brabantinorum, Jean Gielemans commence son prologue par le remploi de l’incipit du prologue de la Vita tripartita de Gertrude de Nivelles. Cette Vita est l’une des principales sources sur Gertrude de Nivelles, qui s’illustre par un dossier narratif fourni et varié dont nous proposons ici un résumé. Par commodité, nous nous réfèrerons à la classification de Bruno Krusch dans les MGH26. Succinctement, les deux principales pièces du vaste dossier hagiographique de sainte Gertrude de Nivelles sont la Vita prima et la Vita tripartita. La Vie primitive ou Vita prima27 (BHL 3490-1) fut écrite par un moine anonyme contemporain de Nivelles vers 670. Elle était généralement suivie des Virtutes S. Gertrudis, recueil de miracles composé vers 700, et poursuivie par un autre auteur anonyme vers 783. Dans les MGH, Bruno Krusch classe dans la catégorie « A » les manuscrits qui associent la Vita Prima et les Virtutes, et dans la catégorie « B » celle qui produit uniquement la Vita Prima. Quant à la Vita tripartita (BHL 349328), elle constitue le remaniement et l’amplification en trois livres de l’œuvre primitive par un anonyme de Nivelles à la fin du XIe siècle. Cette 25
Ag I, fol. 192v. MGH, Scriptores Rerum Germanicarum, 2, Hanovre, 1889, p. 448-464. 27 Inc. prologus : Sancta et inseparabili caritate. Inc. : Igitur cum esset in domo parentum s. Dei puella Gertrudis Des. : in cisterna sua, quam olim sibi praeparaverat… corpus bb. virginis Christi Gertrudis honorificae traditur sepulturae ; ubi cottidie orationum praestantur beneficia…, AASS, Mart., 2, p. 594 et MGH SRM 2, p. 447. 28 Inc. Prologus : Cum sanctorum vita, Inc. liber I : Notissimum est ac celebri fama pervulgatum ; Liber III (= BHL 3497). Des. lib. II : Sepulta est in basilica b. Petri… ubi devote supplicantium fidei. 26
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tradition, que Bruno Krusch nomme « C. », rassemble donc la Vita Prima, les Virtutes avec leur Continuatio29 ; elle y ajoute encore des extraits d’autres Vies, notamment celles de Pépin, Itte et Begge. En outre, cette tradition substitue au prologue de la Vita prima un nouveau prologue commençant par Cum sanctorum. La seule édition connue en est celle de Gédolf de Ryckel, abbé de SainteGertrude de Louvain, publiée à Louvain en 1632. Mais l’édition de l’abbé omet précisément le prologue qui nous intéresse, présente des remaniements et quelques erreurs30. Outre ces deux Vitae et les Virtutes, le dossier hagiographique de Gertrude compte le Sermo de laudibus Sanctae Gertrudis Virginis31 et le De examinatione reliquiarum S. Ghertrudis virginis et quibusdam miraculis. Il existe aussi de nombreuses variances, qui furent fonctions de sélections ou d’associations variées de ces textes. La BHL a répertorié pas moins de 21 traditions et sous-traditions, auxquelles il convient d’ajouter toutes les variances non encore répertoriées ! Or, la plupart de ces pièces sont reproduites par Jean Gielemans, qui offre le dossier hagiographique le plus complet que nous ayons rencontré sur Gertrude de Nivelles dans les trésors de la Bibliothèque Nationale d’Autriche et de la Bibliothèque Royale de Belgique. En outre, nous avons vu que le chanoine associait les documents narratifs à des documents iconographiques assez originaux, notamment le scacarium que nous n’avons trouvé nulle part ailleurs32. Dans certains autres recueils cependant, les documents narratifs sont associés à des généalogies sur les Carolingiens, que Gielemans n’a pas reproduites, du moins sous cette forme. En reproduisant la Vita tripartita ainsi que de courts extraits de la Vita Prima, Jean Gielemans reflète l’évolution de l’hagiographie brabançonne. En effet, les deux documents narratifs les plus répandus sur Gertrude de Nivelles dans les légendiers des Pays-Bas méridionaux à la fin du Moyen Âge demeuraient à la fin du XVe siècle la Vita Prima (BHL 3490) et la Vita tripartita (BHL 3493), et plus particulièrement cette dernière en ce qui concerne le Brabant. En effet, sur la centaine de légendiers médio-latins (universels et régionaux) répertoriés dans
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Dans les MGH, Bruno Krusch a nommé cet assemblage « A3 ». Les AASS et les MGH éditent la Vita Prima, tout en renvoyant le lecteur à Gédolf de Ryckel pour la Vita tripartita, quoique l’édition de l’abbé compte un certain nombre de remaniements par rapport aux versions du Moyen Âge. Dans le Catalogus codicum hagiographicorum bibliothecae Regiae Bruxellensis, I : Codices latini membranei, 1, Bruxelles, 1886, p. 595, l’auteur écarte l’édition de Ryckel, alléguant que ce dernier s’est trompé en distinguant les Livres II et III, et a omis le prologue. 31 Les bibliothèques de Rouge-Cloître et Corsendonck en détenaient également des exemplaires. 32 Nous ne l’avons retrouvé dans aucun manuscrit, ni dans la littérature secondaire évoquant le dossier iconographique de la sainte. Voir M. M ADOU, De hl. Gertrudis van Nijvel, I : Bijdrage tot een iconografische studie ; II : Inventaris van de Gertrudisvoorstellingen, Bruxelles, 1975. 30
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le Catalogus codicum hagiographicorum bibliothecae Regiae Bruxellensis33, 16 proposent la Vita Gertrudis : 9 suivent la Vita tripartita et 5 la Vita Prima34. Au delà des nombreuses variantes au sein de ces deux traditions35, et dans les limites de notre corpus et des informations disponibles sur la provenance des manuscrits, nous notons une évolution du ratio dans le temps et des nuances régionales. Tout d’abord, la Vita Prima est surtout présente dans les légendiers antérieurs au XIIIe siècle, tandis que la seconde est majoritaire dans les recueils de la fin du Moyen Âge. La proportion de Vita tripartita se révèle encore bien plus élevée si l’on exclut les Passionnaires, les légendiers universels classiques d’avant le XIIIe siècle et les légendiers très spécialisés dans lesquels elle n’a aucune chance de figurer. On relève d’autre part des nuances régionales : aucun des manuscrits de la fin du Moyen Âge qui suivent la Vita Prima ne provient du Brabant36. Inversement, on sait qu’il existait au moins deux exemplaires de la Vita tripartita dans la libraria de Rouge-Cloître à l’époque de Jean Gielemans37. On connaît ainsi au moins un témoin en provenance de ce prieuré : le BR 8751-6038 daté de 144239 et intitulé « Vita sancte Ghertrudis cum diversis aliis ». Reste que les hagiographes et prédicateurs pouvaient aussi prendre leur source dans les anciens manuscrits, passionnaires et légendiers universels, et Gielemans a ainsi probablement disposé dans la libraria de Rouge-Cloître des deux versions, la Vita tripartita et la Vita Prima. S’il paraît illusoire de connaître précisément le degré de diffusion de la Vita Gertrudis en Brabant, nous pouvons du moins conclure à l’aune de l’exemple de Rouge-Cloître que la Vita Prima et la Vita tripartita Gertrudis étaient des textes connus en Brabant. Le début du prologue de l’Agyologus Brabantinorum I devait donc sembler familier aux contemporains brabançons de Gielemans. La suite sans doute un peu moins…
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Catalogus codicum hagiographicorum bibliothecae Regiae Bruxellensis, I. L’une est inclassable tant elle est composite ; la dernière, celle de Jean Back († 1472), un frère de Gielemans à Rouge-Cloître, qui a composé vers 1465 un Passionale sanctorum et sanctarum en deux volumes suivant l’ordre liturgique, n’apporte guère de variance déterminante. Le manuscrit 409 contient les Vies des saints de décembre à avril. 35 En particulier dans la sélection des miracles. 36 Ils proviennent de Trèves, de Liège ou de Saint-Ghislain en Hainaut (BR Phillipps 375). 37 AASS, Mart., II, p. 591B. Le répertoire de la bibliothèque de Rouge-Cloître, le BR 152, au folio 160, à la lettre L, n° 14, indique bien une Vita sancte Girtrudis ou Gertrudis tout en renvoyant le lecteur à la cote 387. Mais il nous a été impossible de reconnaître « Vita Prima » ou « Vita tripartita » sous les pattes de mouche qui suivent… 38 VdG 3217. J. VAN DEN GHEYN, Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque royale de Bruxelles, t. V, Histoire et Hagiographie, Bruxelles, 1905. 39 Adolphe-François Stock le date par erreur du XIIe siècle. 34
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2. Analyse comparative des variances En effet, dans le prologue de l’Agyologus Brabantinorum I, quatre séquences se distinguent nettement : deux au moins relèvent du remploi, l’une de la novitas, et la quatrième (apparemment) du topos du prologue. Le principal remploi est celui de la Vita tripartita, tant par sa place en ouverture du prologue que par la longueur du remploi (environ la moitié du prologue). Mais quelle version de la Vita tripartita ? Bien que le texte semble relativement stable, son étude philologique relève des variances, et à travers leurs récurrences, plusieurs traditions40. Il nous faut donc établir un référentiel. Selon Léon van der Essen, le BR 5649-67 (XIe-XIIe siècles, Gembloux ?) et le MS 1 du Grand séminaire de Malines (XVe siècle, non identifié dans les répertoires actuels) fourniraient les meilleurs témoins de l’« archétype » de la Vita tripartita41. Proches de l’archétype également, le BR 7487-91 (fin XIIIe siècle, provenance inconnue42) et le BR 7917 (XIVe siècle, Trêves43) lui ont servi à élaborer une sorte d’archétype de synthèse ; mais ce dernier n’offrant pas de variances particulières et provenant d’une aire géographique trop éloignée, nous lui avons préféré d’autres manuscrits pour servir de référents. Ainsi, le BR 8751-6044 (1442, Rouge-Cloître) a retenu notre attention pour sa provenance. Et enfin, le BR 10953-5545 (première moitié du XVe, Nivelles ?), outre sa parenté avec le codex de Malines, présente d’importantes concordances avec le BR 8751-6046 et l’Agyologus Brabantinorum I, quoique ce dernier s’en démarque par l’absence ou le refus de promotion de la maison de Louvain47. Les structures, générale et interne, des BR 10953-55, BR 8751-60 et 40 Certaines versions se démarquent aussi par l’intégration d’un autre miracle BR 7917 (VdG 3189), XIV e siècle, Trèves, fol. 79r, éd. AASS, Feb., 1, p. 379, num. 3-8. 41 Le Catalogus codicum hagiographicorum bibliothecae Regiae Bruxellensis, I, p. 595 et s., propose un archétype reconstitué à partir de la synthèse du BR 5649-67, complété du BR 7487-91 et du BR 7917. 42 VdG 3182. Bruno Krusch écrit que le manuscrit du Grand Séminaire de Malines pourrait être le BR 7487-91 (MGH, p. 451, n. 1). Mais cela s’avère impossible car le premier présente une écriture du XV e siècle, et le second est daté par les Bollandistes dans le Catalogus (p. 70) de la fin du XIIIe siècle. 43 VdG 3189. 44 VdG 3217. 45 VdG 3232. 46 Au folio 2, le BR 8751-60 reprend (en moins soigné) la généalogie carolingienne du BR 10953-55, puis en folio 2v un extrait du speculum historiale que Gielemans a utilisé également plus loin dans l’Hystoriologus. Les deux manuscrits sont également centrés sur Gertrude de Nivelles. Suivent pourtant des documents que l’on ne retrouve pas chez Gielemans dans le même ordre. Dans le BR 8751-60 suivent les Vies d’Othger et d’autres saints plus universels ainsi que des saintes du cycle pippinide (Aldegonde, Raynelde, Amelberge, Waudru) ou de saints sans relation avec le Brabant, ainsi qu’un sermon sur la virginité en rapport avec la Vie de sainte Amelberge. 47 Gielemans diffère principalement du BR 10953-55 par l’absence des généalogies et autres formes de promotion de la Maison de Louvain, voir V. H AZEBROUCK-SOUCHE, Spiritualité, sainteté et patriotisme, Turnhout, 2007 (Hagiologia, 6). Il diffère aussi par certaines sélections. Par
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de l’Agyologus Brabantinorum I présentent suffisamment d’analogies pour qu’on y voie des parentés. Inversement, nous avons exclu de notre corpus référentiel d’autres manuscrits qui présentaient des divergences trop importantes quant au reste de la Vita que Gielemans a copiée à la suite sur Gertrude de Nivelles48. En effet, il est fort peu probable, même dans un contexte non cartésien, que Gielemans se soit donné la peine de rechercher des modèles différents pour son prologue de recueil et pour la Vita de Gertrude. Nous analyserons donc les remplois faits par Jean Gielemans dans l’Agyologus Brabantinorum I (fol. I) à la lumière de quatre témoins privilégiés ou hyparchétypes49 : le BR 5649-67 (fol. 10v-11), qui est, sinon l’archétype, du moins le principal texte de référence50, le BR 7487-91 (fol. 134v-135), le BR 8751-60 (fol. 3-4) et le BR 10953-55 (fol. 4r). L’analyse comparative, que nous présentons sous la forme d’un tableau en annexe, permet d’abord de constater que le remploi fait par Jean Gielemans est presque littéral. Comme tous les hagiographes médiévaux, Jean Gielemans joue parfois de la réécriture stylistique51, mais ces remaniements sont rares dans le présent remploi. Quelques choix formels nous permettront cependant de le situer au moins dans un environnement codicologique, voire de tenter une ébauche de stemme codicologique. Le premier contact avec le texte n’est pas concluant : les titres rubriqués de ce prologue varient tellement qu’on y trouve guère de parenté. Ainsi, nous noterons simplement que Gielemans ne reprend dans le titre de la Vita ni « Gertrudis eximiae » (BR 7487-91) ni « Gertrudis virginis et abbatissae » (BR 7917) mais « beate virginis Christi sancte Gertrudis », ce que nous n’avons repéré chez aucun autre témoin… Ces variances ne nous paraissent donc pas significatives dans le cas présent. Ensuite, en revanche, nous observons dans l’incipit une variance essentielle pour situer la version de Gielemans par rapport à deux lignes princi-
exemple, Gielemans ne reproduit que le second sermon sur Gertrude du BR 10953-55 : le Sermo pulcherrimus de laude filiae ipsius, Gertrudis virginis (Ag I, fol. 34v-38, éd. AASS, Mart., 2, p. 308, num. 5. Inc : Mundam servavi animam meam ab omni concupiscentia (Thobie tertio). Secretum gregis celare) correspond au second sermon du BR 10953-55, avec quelques variances mineures. Gielemans place ainsi la citation de Tobie au début, intervertit certains mots (par exemple : divina silentio en AG I, fol. 34v, au lieu de silentio divino en BR 10953-55, fol. 128). 48 Nous en avons exclu le BR 409 (VdG 3135). En effet, bien que composé à Rouge-Cloître à l’époque de Gielemans, vers 1465, par Jean Back († 1472), le Passionale Sanctorum (2 volumes, dont le BR 409 pour les vies des saints de décembre à avril) suit la BHL 3493 seulement à partir du livre II. 49 Catalogus, p. 595-596. 50 Sur les choix en matière d’ecdotique, voir M. GOULLET, p. 236-239. En l’occurrence, le BR 5649 sert de référence dans le Catalogus des Bollandistes et chez Léon van der Essen, p. 5-6, n. 6. 51 P. BERTRAND, « La Vie de sainte Madelberte de Maubeuge », Analecta Bollandiana, 115 (1997), p. 46-47.
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pales du stemme : une dichotomie formelle Cum52 /Dum. En effet, l’option Dum n’apparaît que dans le BR 5649-67, ce qui permet de démarquer Gielemans, mais aussi les autres référents, de l’archétype ; d’autres divergences confirment cette conclusion53. Inversement, l’usage du verbe excitatur un peu plus loin dans le même paragraphe (& 1) ne se trouve que chez Gielemans et dans l’archétype. Il nous faut donc envisager l’hypothèse assez naturelle d’une source intermédiaire et sans doute renoncer à une parenté directe entre l’Agyologus Brabantinorum I et l’un des manuscrits de notre corpus référentiel. Quelques autres variances formelles – l’insertion de diversorum54 (& 1), la substitution de audire à imitari (& 4), l’omission chez Gielemans de suis (& 4) – ne nous avancent guère car elles sont isolées, semblant propres à Gielemans. Peut-être la variance accepit/acceperit à la fin du remploi proprement dit (& 4) pourrait démarquer le BR 7487-91 puisqu’il est le seul à proposer acceperit. Mais une variance aussi isolée et mineure ne peut motiver une conclusion définitive. Dans l’ensemble, les témoins que nous avons pu comparer sont assez concordants et les rares variances ne permettent en tout cas pas d’établir une parenté directe avec l’Agyologus Brabantinorum I. Gielemans s’est probablement inspiré d’une version intermédiaire et lui-même constitua un maillon dans la chaîne philologique. De même, le seul remaniement sémantique que nous ayons relevé dans le remploi de la Vita Tripartita dans ce prologue, l’insertion de et sanctarum au début du prologue, semble propre à Gielemans. Or, ce thème revient dans la seconde partie du prologue. Cette seconde partie, qui correspond à la novitas, est très vraisemblablement l’œuvre de l’auctor Jean Gielemans. En effet, à partir du quatrième paragraphe, la version de Gielemans diverge presque totalement de l’archétype. Seule l’expression « Que cum ita sint, opere pretium existimo ad edificationem » au début du cinquième paragraphe renouera avec le modèle de la Vita Tripartita, avant que Gielemans ne bifurque à nouveau dans sa direction propre. Notons d’emblée que cette novitas ne concerne pas ici une anecdote ou un trait spirituel sur un saint en particulier ; elle introduit des concepts sur la sainteté. Nous avons en effet dégagé deux topiques principales dans les paragraphes ajoutés. Tout d’abord, dans le premier paragraphe de ce prologue, nous avions 52
Cette tradition commençant par Cum se poursuit sur plusieurs siècles, puisqu’on la retrouve encore au moins dans la version française du BR 2088 vers 1490. 53 Si l’on compare les Virtutes incluses dans la Vita tripartita, on note tout d’abord une généreuse amplification des récits de miracles dans la version de Gielemans. On note aussi un léger décalage dans l’ordre des chapitres. Par exemple, le chapitre 4 des Virtutes selon l’édition de Krusch (p. 466) correspond au chapitre 3 de la Vita tripartita dans le manuscrit BR 564967 (éd. Catalogus, p. 597) mais au chapitre 5 chez Gielemans (AG I, fol. 14-14v). On relève surtout des omissions et des sélections différentes. 54 Première ligne de l’Ag I, fol. I.
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relevé l’ajout de et sanctarum dans l’incipit stable Cum sanctorum vita, sacris recondita. De même un peu plus loin, au paragraphe 5, Gielemans poursuit seul avec l’édification des Brabançons par l’exemple des gesta sanctorum et sanctarum, mettant clairement les saints et les saintes sur le même plan. Ces incises reflètent sans nul doute la féminisation du sanctoral que l’on observe assez fréquemment dans l’hagiographie à partir du XIIIe siècle. Cependant, ce topos prend chez Gielemans une ampleur exceptionnelle si l’on considère l’ensemble de son œuvre : les sanctoraux du Novale Sanctorum et de l’Agyologus Brabantinorum comptent plus de 40% de femmes, ce qui était tout à fait exceptionnel pour l’époque, y compris pour la sainteté populaire55. En outre, certains passages de son œuvre prennent un ton assez polémique pour défendre l’importance des femmes dans le sanctoral56. Enfin, Gielemans précise au début du Novale Sanctorum I : « La Divine Clémence a envoyé les plus grands saints des deux sexes57 ». D’autres hagiographes brabançons de la même époque ont d’ailleurs renchéri : « femmes et hommes saints font, à égalité, la fertilité du Brabant58 ». Cette topique polémique n’est donc pas isolée. Toutefois, il convient de relativiser l’importance de la première incise « et sanctarum » : d’autres témoins du prologue de la Vita tripartita la reproduisent également sans pour autant suivre la même version que Gielemans pour le reste du prologue59. On peut donc penser que le premier ajout n’est pas forcément de son fait et qu’il témoigne peut-être d’une tradition intermédiaire ; tandis que le second est davantage de son fait, reflétant une position particulièrement engagée quant à la promotion de la sainteté féminine.
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Rappelons que la féminisation du sanctoral devient sensible seulement au cours des XIV e et siècles, passant de « 16,3 % au XIIIe siècle à 27,3 % pour l’époque suivante (1305-1431) ». R. VAN LOENEN, « Johannes GIELEMANS (1427-1487) en de heiligen van de Brabanders », dans Gouden Legenden. Heiligenlevens en heiligenverering in de Nederlanden, éd. A. B. MULDER-BAKKER, M. C AROSSO-KOK, Hilversum, 1997, p. 143. Mais la canonisation restait « une prérogative masculine » pour l’essentiel. A. VAUCHEZ, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1981 (Bibliothèques des École Française d’Athènes et de Rome, 241), p. 318. 56 Gielemans reproduit plusieurs plaidoyers en faveur des saintes femmes et plus particulièrement des mulieres religiosae. Voir V. H AZEBROUCK-SOUCHE, Spiritualité, sainteté et patriotisme. 57 NS I, fol. 1va : Inter quos, hiis in quos fines seculorum devenerunt, qui sumus utique nos, summos divina clementia utriusque sexus delegavit sanctos qui, circa nostra tempora, in virtutibus et miraculis venustissime floruerunt. 58 Tractatulus, UB Amsterdam I H 25, fol. 144v : Brabancia fertilis fuisse dinoscitur virorum pariter et mulierum. Le Tractatulus de laude Terre Brabancie est un mélange anonyme daté de 1462 ou 1467. Voir J. TIGELAAR, Brabants historie ontvouwd. Die alder excellenste cronyke van Brabant en het Brabantse geschiedbeeld anno 1500, Hilversum, 2006. 59 C’est le cas dans une version française de 1490 (BR 2088) qui ne reprend pas le reste du discours de Gielemans et qui présente la Vita Gertrudis parmi des documents très variés. XV e
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La seconde topique insérée dans ce remploi introduit le concept de regio seu patria. Après l’évocation de l’édification des citoyens (civibus), Gielemans poursuit en effet avec l’échelle de la regio seu patria : Sic unaqueque civitas artius amplecti ac promptius audire consuevit, si quas virtutes, si qua sanctitatis opera de civibus accepit, sed et quelibet regio seu patria, convicaneorum ac compatriotarum, si qua proba seu virtuosa gesta perceperit, carius nimirum acceptat atque imitari studiosius ambit.
Le principe énoncé au premier paragraphe que « chaque église est incitée à l’émulation de la sainteté principalement lorsqu’elle est instruite à bien œuvrer par les exemples familiers de ses propres saints » fait écho au topos de la défense de l’édification de proximité. Ce thème existait déjà au XIe siècle ; il fut ensuite largement diffusé par les prédicateurs comme Thomas de Cantimpré ; il devint une topique assez commune dans les légendiers de la fin du Moyen Âge. Mais la possibilité de solenniser la fête de saints par un culte public et non pas seulement privé demeurait néanmoins un thème assez polémique à la fin du Moyen Âge60. La nouveauté chez Gielemans est son application à une région donnée, le Brabant, et l’élévation de cette regio au rang de patria. Le concept de patrie et de compatriotes est introduit ici à un niveau supérieur à la cité : l’hagiographe brabançon étend à une dimension géographique supérieure le thème de l’édification de proximité, passant de l’échelle de la civitas à celle de la regio-patria. Il y revient d’ailleurs, après un second et dernier remploi à la Vita Tripartita61, remplaçant ad edificationem sanctarum virginum par ad edificationem Brabantinorum62. De fait, la Vita tripartita du XIe siècle s’adressait sans doute avant tout aux moniales de Nivelles, tandis que Gielemans adresse l’Agyologe des Brabançons à l’ensemble de ses compatriotes. Enfin, dans la partie d’auteur du prologue (&5), Gielemans compare le Brabant au Paradis spirituel du fait du grand nombre de saints que cette terre a enfantés : « Brabantinorum gesta sanctorum et sanctarum, ab initio in ipsa terra Brabantie tanquam in paradyso Dei germinantium ». Par cette louange, Gielemans introduit le concept de terre de sainteté, une autre topique de la littérature brabançonne qui est apparue au cours du XVe siècle et
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Le prologue de la Vie de Nicolas de Linköping († 1391) préconise ainsi : « Bien que nous ne puissions solenniser la fête de tous les saints, il est juste cependant que chaque région ou même chaque cité ou paroisse vénère avec des honneurs particuliers son propre patron », cité par H. SCHÜCK, « De vita Sancti Nicolai »,p. 313 : Et licet de singulis sanctis solempnizare non possumus, tamen justum est, ut quelibet regio aut eciam civitas vel parochia suum, patronum speciali honore veneretur. 61 Tableau en annexe, & 5 : Que cum ita sint, opere pretium existimo ad edificationem. 62 Brabantinorum est associé à edificationem car il y a un point de ponctuation juste après et parce que l’idée des saints du Brabant est reprise après (« des saints qui germent en cette terre de Brabant »).
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VÉRONIQUE SOUCHE-HAZEBROUCK
qui s’est diffusée à la fin de ce siècle63. En outre, il s’agit pour lui de justifier le choix d’un légendier régional et l’idée d’hagiographie patriotique, comme il le souligne dans le prologue du second volume de l’Agyologus Brabantinorum : « Letare, inquam, ô terra beata Brabancia, qua ab initio omnigenos sanctos procreare non destitisti… »64. Nous voyons donc ici deux remaniements sémantiques insérés parmi des remplois de la Vita tripartita qui introduisent deux concepts polémiques sur l’hagiographie : modernité et patriotisme. Mais, avant de passer à la présentation matérielle de son œuvre, dans le sixième paragraphe, Gielemans remploie quelques lignes du deuxième texte connu sur Gertrude de Nivelles, la Vita Prima (BHL 3490, Inc. Sancta enim atque inseparabili caritate Dei largiente credimus). Ce passage est, contrairement au premier remploi, fortement remanié sur le plan formel : ajout de mots de liaison pour articuler l’ajout au remploi (enim itaque), inversions, omissions, substitutions ne modifient guère le sens de ce paragraphe. On peut même se demander si ce topos sur l’utilité de l’exemple des saints apporte réellement quelque chose au reste du prologue sur le plan sémantique. À moins que sa fonction ne soit plutôt didactique… Enfin, Gielemans ajoute à la fin du prologue un dernier lieu commun : une sorte de mode d’emploi à l’usage du lecteur65 associé à la causa compositionis. Il annonce en effet que les saints brabançons sont tellement innombrables qu’ils ne pourront être rassemblés en un volume et que l’Agyologus Brabantinorum comptera donc deux volumes66. Au-delà du topos didactique, nous retrouvons aussi un éloge de la patrie brabançonne qui s’illustre par une sainteté hors du commun du fait du nombre infini de ses saints : « Nec me quisquam putet omnium sanctorum Brabantinorum gesta in uno volumine posse coartare, cum sint pene innumerabiles ». Reste que l’essentiel du prologue relève du remploi. En réalité non pas d’un remploi, mais de deux. On pourrait même voir dans ce prologue un véritable centon de prologues organisés méthodiquement sur la base de l’alternance du remploi presque littéral et de la novitas. Or les passages insérés dans l’ancien, 63 Le thème de « terre de sainteté » appliqué au Brabant apparaît dans des sources narratives hagiographiques ou historiographiques, latines ou thioises. V. H AZEBROUCK-SOUCHE, « Terra Beata Brabancia ». 64 Ag II, fol. Irb. 65 F. DOLBEAU, « Les prologues des légendiers latins », dans Les prologues médiévaux, éd. J. H AMESSE, Turnhout, 2000 (Textes et études du Moyen Âge, 15), p. 345-393. 66 Ag I, fol. Irb : Nec me quisquam putet omnium sanctorum Brabantinorum gesta in uno volumine posse coartare, cum sint pene innumerabiles, sed per duo volumina ita distinguentur ut in primo ponantur illi, qui de genere Karoli Magni sunt nati, in secundo vero illi, qui aliunde sunt propagati, ratione predicta.
LA TRANSFORMATION DU PROLOGUE DE LA VITA TRIPARTITA DE GERTRUDE DE NIVELLES
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encadrés par l’ancien, rappellent des sujets polémiques. Pourquoi Jean Gielemans les aborde-t-il dans un prologue entre les remplois des deux principales sources connues sur Gertrude de Nivelles ? Quelle est leur fonction ? En fait, le remploi à visée idéologique67 nécessite un « emballage » acceptable. 3. L’instrumentalisation de l’ancien comme auctoritas Le remploi en soi n’est pas un procédé original. Les remplois sont même choses très communes dans les Passions68 et dans les Vies69 du Moyen Âge ; les unes puis les autres purent se révéler de véritables centons hagiographiques. Les remplois de prologue à prologue y sont également assez fréquents, au point que certains d’entre eux sont considérés comme des prologues passe-partout70. Ce sont alors le plus souvent des remplois de Passions. Ainsi le omnia que a sanctis gesta sunt71, qui s’oppose au décret de Gélase sur les apocryphes, figure en tête des Passions de sainte Anastasie et saint Chrysogone (BHL 1795), mais aussi des saints Cantius, Cantianus et Cantianilla (BHL 1545-1547), de sainte Prudentienne (BHL 6991) et des saints Fidèle, Exanthe, Carpophore, de saint Secundus (BHL 7558), de la Vie de saint Sébald, mais aussi à deux reprises dans l’œuvre de Gielemans : en tête de la Vie de Clovis72 et en tête du Novale Sanctorum II73. Les historiens modernes ont identifié plusieurs de ces prologues passe-partout. En revanche, il est encore rare de les trouver en tête d’un recueil complet, du simple fait de la relative rareté des prologues de légendiers74… Jean Gielemans 67
Voir M. GOULLET, p. 12. G. P HILIPPART, « Les Passions des martyrs d’Aquilée et d’Istrie. Une contribution majeure à leur étude », Sanctorum. Rivista dell’Associazione per lo studio della santità, dei culti e dell’agiografia, 6 (2009), p. 203-225. 69 Pour ne citer qu’un exemple, la Vita Prima Gertrudis a servi à d’autres Vies comme celle de l’impératrice Mathilde, composée au Xe siècle, voir L. VAN DER ESSEN, p. 4. 70 Le prologue de la Vita Audoeni (BHL 750) n’est ainsi qu’une adaptation de celui de la Vita Sereni. Voir F. DOLBEAU, « Un nouveau prologue ‘passe-partout’ », Analecta Bollandiana, 97 (1979), p. 353-354, cité par I. CRÉTÉ-PROTIN, Église et vie chrétienne dans le diocèse de Troyes du IV e au IX e siècle, 2002, p. 263. 71 Ce prologue fut édité par A. DUFOURCQ, Étude sur les Gesta romains, t. II : le mouvement lérinien, Paris, 1907, p. 212 et 218n. Il fut traduit par H. DELEHAYE, Étude sur le légendier romain. Les saints de novembre et décembre, Bruxelles, 1936, p. 221-222. Voir F. DOLBEAU, « Les prologues des légendiers latins », B. DE GAIFFIER, « Un prologue hagiographique hostile au décret de Gélase ? », Analecta Bollandiana, 82 (1964), p. 348 et « Nouveau témoin d’un prologue passepartout », Analecta Bollandiana, 92 (1974), p. 352. 72 Ag I, fol. 49ra-49rb. 73 NS II, fol. IIIva. 74 Les prologues de recueils hagiographiques étaient encore rares ou se résumaient à un mode d’emploi dans les légendiers traditionnels. Ils se sont certes multipliés dans le sillage des légendiers abrégés à partir des XIIe et XIIIe siècles, mais ils se limitent souvent à la topique de la brevitas, quand il ne s’agit pas de quelque hommage. F. DOLBEAU, « Les prologues des légendiers latins », F. MORA, « Remploi et sens du jeu dans quelques textes médio-latins et français des XIIe et XIIIe siècles », p. 219 et M. GOULLET, « Reutilización, actualización », p. 18. 68
448
VÉRONIQUE SOUCHE-HAZEBROUCK
est l’un des plus prolixes en la matière, avec la composition de six prologues de légendiers, à raison d’un prologue par volume. Naturellement, il n’est pas plus étranger à l’usage du remploi dans ses prologues de recueils que dans ses prologues de Vies et Passions. Nous avons ainsi mentionné le remploi du omnia que a sanctis gesta sunt en tête du Novale Sanctorum II75. Mais l’on peut penser qu’il n’a pas davantage « inventé » l’intégralité des autres prologues, en particulier le long passage sur les dix persécutions de l’Eglise en ouverture du Sanctilogium76. Du reste, le remploi d’un texte dans un prologue n’exclut en rien le remaniement de l’extrait considéré : ainsi, tandis que l’hagiographe de saint Sébald adapte la fin du prologue à l’état canonique du confesseur, Gielemans transpose l’évocation des martyrs aux saints pour introduire le Novale Sanctorum II. Si le procédé n’a donc rien d’original, les manuscrits brabançons et la littérature secondaire laissent en revanche penser que le choix de transposer le prologue de la Vita tripartita Gertrudis et le début de celui de la Vita Prima dans le prologue d’un légendier l’est davantage. Certes, nous avons bien trouvé un remploi du prologue de la Vita Tripartita dans la Vita Mariae (BHL 5347)77, mais nous n’avons reconnu le Cum sanctorum Vita sacris recondita voluminibus de la Vita Tripartita et le Sancta enim atque inseparabili caritate Dei largiente credimus de la Vita Prima dans aucun autre prologue de recueil hagiographique. Cependant, la large diffusion de la Vita Prima et de la Vita tripartita via les légendiers brabançons avait suffi à assurer celle de leur prologue. Nul doute que leurs Incipit, Cum sanctorum Vita, sacris recondita voluminibus et le Sancta enim atque inseparabili caritate Dei largiente credimus, constituaient des références communes à tous les contemporains de Gielemans. En particulier auprès des prédicateurs, premiers destinataires de ces légendiers. L’art de la prédication reposant en bonne part sur l’art du remploi, ils y reconnaissaient aisément les remplois comme des citations implicites, d’autant que le prologue est traditionnellement le lieu de tous les topoi. Et si l’un des prologues échappait à leur souvenir, nul doute qu’ils connaissaient l’autre ! En outre, ces deux incipit suscitaient forcément chez les uns et les autres quelques réminiscences, tout brabançon ayant forcément entendu plusieurs fois dans sa vie la Vita Gertrudis sous une forme ou sous une autre : à l’occasion de sa fête chaque 17 mars, lors d’un passage au monastère Sainte-Gertrude de Louvain ou à la collégiale de Nivelles, ou enfin V. H AZEBROUCK-SOUCHE, Spiritualité, sainteté et patriotisme, p. 506-507. Nous ne sommes pas parvenus à identifier ce passage pourtant proche de nombreuses versions sur les persécutions de l’Église et restons ouverts à toute suggestion… V. H AZEBROUCKSOUCHE, Spiritualité, sainteté et patriotisme, p. 476. 77 Mayence, Wissenschaftliche Stadtbibliothek, HS I 420, fol. 8, Vita beate virginis Marie et salvatoris rhythmica cum glossis vita Marie (BHL 5347 et 5347a). Ce manuscrit du XIV e siècle juxtapose deux prologues : le prologue de la glose (inc. : Dum diversorum sanctorum gesta…) et le prologue de la Vita elle-même (inc. : Iohannis in vitam…). 75 76
LA TRANSFORMATION DU PROLOGUE DE LA VITA TRIPARTITA DE GERTRUDE DE NIVELLES
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lors du Tour de sainte Gertrude, lors duquel la châsse contenant les reliques de la sainte était portée en procession, comme chaque année78. De nombreux indices témoignent du succès du culte de Gertrude de Nivelles en Brabant à la fin du XVe siècle. Concomitamment, la diffusion des Vies de la sainte était telle que l’hagiographe a pu les utiliser comme références implicites, à la manière d’un prologue passe-partout. Leur notoriété – à elles deux ou indépendamment l’une de l’autre – en fit une autorité de fait. Le Cum sanctorum Vita, sacris recondita voluminibus et le Sancta enim atque inseparabili caritate Dei largiente credimus constituent chacun, ou à eux deux, une auctoritas. Et c’est bien comme auctoritates que Gielemans les utilise si l’on en juge à la structure de son prologue : chaque idée polémique ou novitas est systématiquement encadrée par l’incipit ou un extrait d’un des prologues de la Vie de sainte Gertrude. Autre procédé : Gielemans place le premier remploi en début de prologue. Ainsi l’hagiographe situe-t-il d’emblée la suite de son discours dans un registre « autorisé », la couvre du grand manteau de l’auctoritas. Pour plus d’efficacité, Gielemans a, comme nous l’avons vu, doublé la référence en faisant appel aux deux textes connus sur Gertrude de Nivelles ! De cette manière, le Cum sanctorum Vita, sacris recondita voluminibus, puis le Sancta enim atque inseparabili caritate Dei largiente credimus remplissent la même fonction authentificatoire qu’une citation biblique, ou que les quatre « autorités » – évêque et docteurs en théologie – que Gielemans cite dans le prologue du Sanctilogium79. Ici, le texte ancien vaut pour la même confirmatione atque authentizatione80 qu’une autorité universellement reconnue comme Jean Gerson au sujet d’Ermine de Reims, ou Raimond de Capoue au sujet de Catherine de Sienne, toutes deux des saintes récentes nécessitant une accréditation81… C’est un message convenu. L’autorité de l’ancien, qu’il s’agisse d’une personne ou d’un texte, permet à l’hagiographe de justifier et cautionner l’ensemble de ses choix (causa compositionis) sur la nature de son ouvrage, ses idées (Materia)82. En somme, la transformation sémantique du Cum sanctorum Vita, sacris recondita voluminibus et du Sancta enim atque inseparabili caritate Dei largiente credimus 78 La vitalité du culte de sainte Gertrude à la fin du XV e siècle est aussi illustrée par la commande d’un nouveau reliquaire en 1485. 79 S I, fol. VIr : Ut autem tollatur omnis scrupulus dubietatis, notum sit universis consuluisse me de hac materia notabiles valde ac discretos et circumspectos viros quatuor, videlicet unum venerabilem ac religiosum episcopum et alium incomparabilis pene prudentie virum de quo communis fama referebat quod suo tempore Brabancia meliorem non habuit in omni sapientia perfectum dum advixit, cit. dans V. H AZEBROUCK-SOUCHE, Spiritualité, sainteté et patriotisme, p. 108. 80 NS I, fol. 114ra. 81 Sur la hiérarchie des autorités dans l’écriture médiévale, voir M. PAULMIER-FOUCART, « L’actor et les auctores. Vincent de Beauvais et l’écriture du Speculum majus », dans Auctor et auctoritas, p. 145-160, ici p. 150. 82 Ibid.
450
VÉRONIQUE SOUCHE-HAZEBROUCK
a pour fonction de vieillir83 la novitas. De l’art d’insérer du vieux dans du neuf84, et plus précisément du vieux en introduction du neuf. De manière très convenue, la patine de l’ancien donne autorité pour développer, augmenter par du neuf. Comme l’indique Jacques Dalarun, « le remploi est le procédé médiéval par excellence d’une innovation et d’une légitimation conjointe qui consistent à faire du neuf avec du vieux85 ». L’hypertextualité a donc ici naturellement fonction justificatrice, normative. Elle est sciemment et systématiquement instrumentalisée par l’hagiographe. Conclusion Le remploi du prologue de la Vita tripartita (BHL 3493) mais aussi celui de la Vita Prima (BHL 3490 remanié) détourne ainsi un prologue orienté sur la virginité à l’adresse de moniales vers un prologue de légendier féminisé, modernisé et régional, qui introduit le concept de patriotisme hagiographique à l’adresse des Brabançons. Il s’agit donc d’un double remploi à visée idéologique. Pour faire accepter cette série de novitates dans une société médiévale où seul l’ancien fait autorité, Jean Gielemans instrumentalise deux textes familiers à ses contemporains brabançons en les plaçant de part et d’autre de l’idée neuve qu’il cherche à vieillir. La référence est convenue, servant de caution à l’idée nouvelle. En somme, au Moyen Âge, pour créer86, pour faire du neuf, il faut de l’ancien. Pour devenir auctor, il faut l’auctoritas. Sous l’apparente humilité du compilateur qui se réfugie derrière l’adage « à eux l’autorité, à moi seulement l’organisation du discours87 », le compilateur augmente la collection, le collector ose devenir auctor. En l’occurrence, ce prologue, construit par emboitement de remplois annonce et prépare le terrain pour les recueils suivants, le Novale Sanctorum et l’Hystoriologus Brabantinorum, qui développent partiellement les idées de modernisation du sanctoral et de patriotisme hagiographique, de terra beata Brabancia. Ce double remploi constitue peut-être
83
Ibid., p. 24. Ibid., p. 23. 85 J. DALARUN, « Renovata sunt per eum antiqua miracula », dans Remploi, citation, plagiat, p. 54. 86 M. VAN UYTFANGHE, « Le remploi dans l’hagiographie : une loi du genre qui étouffe l’originalité ? », dans Ideologie e pratiche del reimpiego nell’alto medioevo, Spolète, 1999 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 46), p. 359-411. Voir également cette communication pour mesurer l’ancienneté du procédé et ses nombreuses facettes au haut Moyen Âge. Je remercie Marc van Uytfanghe pour son aide dans ma recherche bibliographique. 87 M. PAULMIER-FOUCART, « Vincent de Beauvais », p. 147. 84
LA TRANSFORMATION DU PROLOGUE DE LA VITA TRIPARTITA DE GERTRUDE DE NIVELLES
451
un point de départ pour une œuvre d’ensemble, une œuvre monumentale qui recèle d’ailleurs sans doute de nombreux autres remplois. Reste que ce double remploi ne connut guère de succès en tant que matière à remploi et que l’Agyologus Brabantinorum connut une diffusion limitée. En revanche, l’instrumentalisation et le détournement de la Vie de sainte Gertrude dans un prologue de légendier eut une certaine portée. Ainsi, même si Gédolf de Ryckel a réutilisé en 1632 la Vita tripartita plutôt que le prologue de Gielemans, c’était peut-être pour tenter – en vain – de consacrer Gertrude de Nivelles comme sainte patronne sous le titre Vitae S. Gertrudis, abbatissae Nivellensis Brabantiae tutelaris historicae narrationes tres ! On reconnaît plutôt l’efficacité du dispositif du remploi de Jean Gielemans à la postérité du concept d’hagiographie patriotique à l’époque moderne sous la forme d’un genre littéraire : on y voit alors en effet se multiplier des recueils hagiographiques nationaux, dans les anciens Pays-Bas et dans certaines régions d’Europe88. De la portée de cette technique du remploi : non antiqua, sed antique ?
88
Europa Sacra : Raccolte agiografiche e identità politiche in Europa fra Medioevo ed Età moderna, éd. S. BOESCH GAJANO et R. MICHETTI, Rome, 2002.
Rouge-Cloître I ra
1476-1483
ÖNB, S.n. 12706 (Ag I, I ra)
4r
Nivelles ?
première moitié du XV e siècle
BR 10953-55 3232
Fin du XIIIe siècle
1442
3182
Folio 10v-11
Cum
Cum
Agyologus Brabantinorum I
Vita sancte Ghertrudis cum diversis aliis Gens Sancta (Titre sur la tranche)
Vitae Sanctorum
Suite Incipit Particularités Dum Archétype ?
Cum Incipit prologus in libro primo de carnali generositate sanctae Gertrudis uirginis. Cum Incipit prologus in librum qui intitulatur Agyologus Brabantinorum.
Incipit In nomine domini nostri Iesu Christi incipit uita sanctae Geretrudis uirginis. ? 134v-135 Incipit prologus in uita sanctae Gertrudis eximae uirginis. Rouge-Cloître 3-4 aucun
Datation Provenance siècles Gembloux (manuscrit « mosan »)
XIe-XIIe
BR 8751-60 3217
BR 7487-91
Manuscrits VdG BR 5649-67 Non répertorié
452 VÉRONIQUE SOUCHE-HAZEBROUCK ANNEXE 1 Tableau codicologique
BR : Bibliothèque Royale de Belgique, Bruxelles.
ÖNB : Bibliothèque Nationale d’Autriche (Österreichische Nationalbibliothek), Vienne.
VdG : J. VAN DEN GHEYN, Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque royale de Bruxelles, t. V, Histoire et Hagiographie, Bruxelles, 1905.
3
2
1
1
Agyologus Brabantinorum Ag I, fol. Ira
Cum sanctorum
uita, sacris recondita uoluminibus, omnibus ecclesiis edificationem pariat, maxime tamen unaquaeque ecclesia in emulationem sanctitatis e x c i t a t u r, cum ad opus bonum domesticis suorum sanctorum exemplis instruitur. Siquidem plus Rome Siquidem plus Rome Siquidem plus Rome contulit, in confessione contulit, in confessione contulit, in confessione Christi, ueneranda corona Christi, ueneranda coChristi, ueneranda apostolorum Petri et Pauli rona apostolorum Petri corona apostolorum propriorumque pontificum et Pauli propriorumque Petri et Pauli proprioseu civium nobilissima pontificum seu ciuium rumque pontificum martyria, quam extraneo- nobilissima martyria, seu ciuium nobilissima rum confessorum infinita quam extraneorum martyria, quam extra2 3 milia . confessorum infinita neorum confessorum milia. infinita milia. Item pugna inuicti ac per Item pugna inuicti ac per Item pugna inuicti omnia sanum et diuinum omnia sanum et diuiac per omnia sanum sapientis Athanasii fornum sapientis Athanasii et diuinum sapientis tius ad defensionem fidei fortius ad defensionem Athanasii fortius ad deerudiuit Alexandriam, fidei erudiuit Alexandri- fensionem fidei erudiuit quam aliis facta in locis am, quam aliis facta in Alexandriam, quam densissima orthodoxorum locis densissima ortho- aliis facta in locis denconuenticula. doxorum conuenticula. sissima orthodoxorum conuenticula.
Vita tripartita Gertrudis BR 7487-91 BR 8751-60 BR 10953-55 Cu m sanctorum D u m sanctorum uita, sacris recondita uolumini- uita sacris recondita bus, omnibus ecclesiis edi- uoluminibus, omnibus ficationem pariat, maxime ecclesiis edificationem tamen unaquaeque ecclesia pariat, maxime tamen unaquaeque ecclesia in in emulationem e x c i t a emulationem sanctitatis t u r 1 sanctitatis i n c i t a t u r, cum ad opus bonum i n c i t a t u r, cum ad opus domesticis suorum sancto- bonum domesticis suorum exemplis instruitur. rum sanctorum exemplis instruitur.
Vita tripartita Gertrudis BR 5649-67
On note ici la trace d’une correction sur grattage. Le Catalogus note par erreur millia. Omission du mot confessorum dans le BR 7487.
3
2
1
&
Vita Gertrudis Niuialensis (Vita prima) éd. ASS Quoique la Vie des divers saints et des saintes, enfouie dans des ouvrages sacrés, engendre une édification de toutes les églises, cependant chaque église est incitée à l’émulation de la sainteté principalement lorsqu’elle est instruite à bien œuvrer par les exemples familiers de ses propres saints. De même, la vénérable couronne des apôtres Pierre et Paul ainsi que les plus nobles martyrs de ses propres prélats ou citoyens a plus apporté à Rome dans la foi au Christ que les innombrables milliers de confesseurs étrangers. De même, la lutte d’Athanase, invaincu et sachant en toute chose ce qui est saint et divin, a préparé plus fermement Alexandrie pour la défense de la Foi que les petits conciles des orthodoxes, tenus en grand nombre en d’autres lieux.
Traduction française d’après Ag I, fol. Ira
LA TRANSFORMATION DU PROLOGUE DE LA VITA TRIPARTITA DE GERTRUDE DE NIVELLES
453
ANNEXE 2 Tableau comparatif des variances autour du prologue de la Vita tripartita Gertrudis (BHL 3493)
4
4
&
Vita tripartita Gertrudis BR 7487-91 BR 8751-60 BR 10953-55 Sic unaquaeque ciuitas Sic unaquaeque ciuiartius amplecti ac promp- tas artius amplecti ac tius i m i t a r i consueuit, promptius i m i t a r i si quas uirtutes, si qua consueuit, si quas uirsanctitatis opera de ciuibus tutes, si qua sanctitatis s u i s accepit. opera de ciuibus s u i s accepit4.
Vita tripartita Gertrudis BR 5649-67
Le manuscrit BR 7487 a inscrit acceperit.
1
Vita Gertrudis Niuialensis (Vita prima) éd. ASS Sic unaquaeque ciuitas artius amplecti ac promptius a u d i r e consueuit, si quas uirtutes, si qua sanctitatis opera de ciuibus (5…) accepit, < s e d e t q u e l i b e t r e g io s e u p a t r i a , c o nu ic a n e or u m a c c omp a t r io t a r u m , s i q u a pr ob a s e u u i r t uo s a gesta perceper it, c a r iu s n i m i r u m acceptat atque i m i t a r i s t u d io s iu s a m b i t >.
Agyologus Brabantinorum Ag I, fol. Ira D’ordinaire, chaque cité – si elle en a connaissance – entoure plus étroitement et entend plus promptement les vertus, les œuvres de sainteté concernant [ses] citoyens, m a i s a u s s i c h a q u e r é g io n ou p a t r i e, a c c u e i l l e é v id e m m e n t a v e c plus de sy mpathie et c h e r c h e pl u s a rdemment à imiter les actes honnêtes ou ver tueu x de ses habitant s ou comp a t r io t e s , s i e l l e l e s appr e n d .
Traduction française d’après Ag I, fol. Ira
454 VÉRONIQUE SOUCHE-HAZEBROUCK
5
1
Omission de suis.
5
&
Vita Gertrudis Niuialensis (Vita prima) éd. ASS
Quae cum ita sint, opere pretium existimo ad edificationem s a n c t a r u m u i r g i nu m , s p e c i a l i t e r n o s t r a e e c c l e s i a e, quae Deus deder it (fo n s o m n i s s ap i e n t i a e e t to t iu s or ig o c o n s i l i i) d e u i t a b e a tissimae uirginis G e r t r ud i s e x pl ic a r e, u t , l ic e t i n m a n i b u s habeant Ag netis et A g a t h a e…
Vita tripartita Gertrudis BR 5649-67
Vita tripartita Gertrudis BR 7487-91 BR 8751-60 BR 10953-55 Quae cum ita sint, opere pretium existimo ad edificationem s a n c t a r u m u i r g i nu m , s p e c i a liter nostrae eccles i a e, q u a e D e u s d e d e r i t (fo n s o m n i s s ap i e n t i a e e t t o t iu s or i go c o n s i l i i) d e uita beatissimae uirg inis G er tr udis e x pl ic a r e, ut , l i c e t in manibus habeant Ag netis et Agat h a e… Que cum ita sint, opere pretium existimo ad edificationem .
Agyologus Brabantinorum Ag I, fol. Ira Dans ces conditions, je pense qu’il vaut la peine, pour l’édification des Brabançons, de rassembler en une œuvre et de leur donner à lire les actes des saints et saintes qui, depuis l’origine, germent en cette terre de Brabant comme au Paradis de Dieu, (et) produisent en abondance les fruits d’œuvres bonnes et vraiment louables, et qui ont pu parvenir à ma connaissance, pour que ceux qui ont la vie de ceux-ci devant les yeux et qui veillent eux-mêmes à les imiter comme modèle, obtiennent à la fois d’une part d’être dans cette vie libérés par leurs mérites de toutes les adversités et, d’autre part, d’être dans la vie future, élevés avec eux [les saints] à la Joie Eternelle.
Traduction française d’après Ag I, fol. Ira
LA TRANSFORMATION DU PROLOGUE DE LA VITA TRIPARTITA DE GERTRUDE DE NIVELLES
455
6
Vita tripartita Gertrudis BR 5649-67
Vita tripartita Gertrudis BR 7487-91 BR 8751-60 BR 10953-55 Traduction française d’après Ag I, fol. Ira En effet, grâce à la générosité de l’amour saint et indivisible de Dieu, nous croyons et nous affirmons avec une foi inviolable et inébranlable, que ceux qui désirent embrasser la voie de la patrie céleste pour obtenir les récompenses éternelles et renoncer définitivement aux biens terrestres, peuvent être soutenus par la Foi, la Vie et les mœurs des saints.
Agyologus Brabantinorum Ag I, fol. Ira Sancta < e n i m a t q u e > inseparabili caritate D e i largiente credimus, atque inviolata e t stabili fide tenemus, quod desiderante s celesti s patrie uiam ad obtinenda eterna premia < appr e h e n d e r e a c > lucra terrena funditus relinquere, adiuuari vale a n t f id e, vita et conuersatione sanctorum23.
Cette phrase est reprise quelques folios plus loin, dans le prologue de Gielemans pour la Vie de sainte Gertrude de Nivelles (Ag I, fol. Iva).
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Vita Gertrudis Niuialensis (Vita prima) éd. ASS Sancta e t inseparabili caritate largiente credimus atque inuiolata a c stabili fide tenemus quod desideranti b u s celeste patria uiam t e n e r e e t terrena lucra funditus relinquere ad aeterna praemia obtinenda ualet adiuuare si de uita u e l de conuersatione sanctorum s a nct ar umque Ch r i st i uirg i num ad edif ic at ionem uel profectum prox imor um ueraciter a liqua licet pauc a scr ibendo aut praedic a ndo studeo com monere quatenus s a nctor um s a nct a r um que uirg i num praecedent ium e xempl a cordi s nostr i tenebra s f l a m me c ar it at i s et ardore s a nct ae conpunct ion i s u a le a nt i n lum i n are.
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Dixerimus pauca que de Gestis Francorum excerpsimus
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Certains passages sont effacés.
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Vita Gertrudis Niuialensis (Vita prima) éd. ASS Vita tripartita Gertrudis BR 7487-91 BR 8751-60 BR 10953-55 Dixerimus pauca que de Gestis Francorum excerpsimus .
Agyologus Brabantinorum Ag I, fol. Ira Que personne n’imagine que je sois en mesure de condenser les actes de tous les saints brabançons en un seul volume puisqu’ils sont quasiment innombrables ; ils seront plutôt répartis en deux volumes : dans le premier sont présentés ceux qui sont de la lignée de Charlemagne ; et dans le second ceux qui s’[y] sont greffés pour la raison susdite.
Traduction française d’après Ag I, fol. Ira
LA TRANSFORMATION DU PROLOGUE DE LA VITA TRIPARTITA DE GERTRUDE DE NIVELLES
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Le De Imitatione Sanctorum (1528) de Guillaume Pépin (o.p.) : prêcher la vie des saints au Beau Seizième siècle Nicolas TROTIN Caen En 1528 paraissait chez l’imprimeur parisien Claude Chevallon un important recueil de sermons, intitulé De Imitatione Sanctorum. Son auteur, le Dominicain Guillaume Pépin, n’en était pas à son coup d’essai, lui dont le sermonnaire quadragésimal, Destructio Ninive, était déjà sorti des presses de l’imprimeur parisien Jean Petit en 1526 et 1527. Ce Frère Prêcheur, quelque peu oublié de nos jours, eut pourtant son heure de gloire au seizième siècle1. Celui qui engendra l’adage populaire, fameux à la Renaissance, selon lequel Nescit pepinare, nescit prædicare (« qui ne sait pépiner, ne sait prêcher ») appartenait alors à la célèbre branche réformée de l’ordre dominicain : la congrégation de Hollande. Né sans doute vers 1465 dans les environs de la cité épiscopale d’Évreux en Normandie, Guillaume Pépin avait pris l’habit au couvent des Prêcheurs de ladite ville. Ce couvent royal fut la première maison normande à avoir adhéré aux idéaux réformateurs et rigoristes de la Congrégation de Hollande en 14972. Ce fut dans ce creuset où l’exigence spirituelle le disputait aux travaux intellectuels3 que Guil1
F. R ABELAIS, Catalogue de la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Victor au seizième siècle rédigé par François Rabelais, commenté par le bibliophile Jacob et suivi d’un essai sur les bibliothèques imaginaires par Gustave Brunet, Paris, 1862, p. 56 sq. ; J.-M. LE GALL, Les moines au temps des réformes. France (1480-1560), Seyssel, 2001, p. 170. 2 N. TROTIN, « D’une congrégation à une autre, le couvent royal Saint-Louis d’Évreux et la Congrégation de Hollande à la Renaissance », Connaissance de l’Eure, 152 (2009), p. 21-31. 3 Preuve du rayonnement de l’esprit de la réforme monastique qui marquait alors le couvent ébroïcien, le célèbre dominicain Jean Clérée, prieur du couvent de la rue Saint-Jacques, lui avait été affilié, suite à son agrégation à la Congrégation de Hollande (D.-A. MORTIER, Histoire des Maîtres Généraux de l’Ordre des Frères Prêcheurs, tome cinquième, 1487-1589, Paris, 1911, p. 128). En outre, la mémoire locale conserva la renommée de plusieurs frères de la maison d’Évreux, célèbres pour leur prédication au cours de la Renaissance : Guillaume Petit, futur évêque de Troyes, Nicolas Gonor, qui comptait parmi les proches du roi Charles VIII, Marin Cuyrot, prieur de la Congrégation de Hollande de 1514 à 1516, Jean du Feynier, futur régent du couvent royal de Bordeaux et quarante-deuxième maître général de l’Ordre dominicain en Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 459-475 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102205
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laume Pépin reçut sa prime formation religieuse. Chargé des Parvis scholis du couvent parisien de la rue Saint-Jacques en 1491, il fut reçu au grade de docteur en théologie à l’âge de 35 ans puis, outre une brillante carrière de prédicateur, assuma la charge priorale d’Évreux de 1504 à 1506. Il devait s’y éteindre le 18 janvier 1533. Parmi une œuvre très abondante de plusieurs centaines de sermons, le De Imitatione Sanctorum occupe une place singulière4. S’il a été mis sous presse en 1528, il n’a pas été rédigé ad hoc mais est, en fait, un recueil factice, une collection de sermons prononcés pour certains au début de la carrière de Pépin5, permettant a posteriori de repérer les inflexions de l’écriture de la sainteté à la fin du quinzième siècle, face aux nouvelles aspirations spirituelles et pastorales de la première modernité. L’ampleur du recueil interdit d’envisager en quelques pages une analyse exhaustive. Je m’en tiendrai donc ici à quelques axes qui montrent les aspects de l’écriture hagiographique au regard de son caractère normé alors que le Moyen Âge religieux s’éteignait dans les premières lueurs de la spiritualité de la Renaissance. Ainsi envisagera-t-on tout d’abord ce qui constitue une preuve de sainteté, c’est-à-dire le miracle, avant d’en venir à l’analyse de l’exaltation de l’ordre dominicain et de l’esprit de la nécessaire réforme, puis nous en viendrons, grâce à l’exemple du trinubium de sainte Anne, à la prédication d’une sainteté controversée, avant de conclure sur l’aspect politique que revêtait cette écriture. 1. Une perception renouvelée du miracle La preuve de l’élection à la sainteté tient assurément au miracle. L’hagiographie médiévale a, de ce point de vue, engendré bon nombre de recueils de miracula dont les sources ne sont jamais citées, ce qui, d’une part, rend les
1532, Valentin Lieuvin et Thomas Laurent, inquisiteurs généraux pour le royaume de France, fameux pour avoir approuvé les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola (N. TROTIN, « D’une congrégation à une autre », p. 25-28). 4 G. PÉPIN, De Imitatione Sanctorum, Reverendi Patris Fratris Guillelmi Pepin, sacre theologie professoris Parisiensis, reformati conventus sancti Ludovici Ebroycensis, ordinis fratrum Predicatorum alumni & incole perpulcher tractatus, novissime recognitus, Paris, apud Ioannem Roigny ad Divum Jacobum sub quatuor elementis, 1541 ; cette édition reprend celles de 1528 et de 1536. 5 En effet, dans le sermon consacré à saint Antoine de Padoue, le pape Sixte IV apparaît demum nostrae aetate Sixtus IV. Or, Sixte IV régna de 1471 à 1478 ; autant dire qu’il n’est plus « précisément de notre temps » en 1528. De même, Pépin cite le cardinal Cajétan paulo ante haec tempora generali magistro eiusdem ordinis ; mais Thomas de Vio était demeuré maître général de l’Ordre des Frères Prêcheurs de 1508 à 1517, date de son élévation au cardinalat, soit onze ans avant la publication du De Imitatione Sanctorum. De nouveau, l’écart chronologique est flagrant. Enfin, quand on saura que les sermons consacrés à saint Louis entrent en résonance avec la propagande de Louis XII mort en 1515, on en pourra conclure que Pépin donna au public une véritable compilation de sermons prononcés tout au long de sa carrière.
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miracles invérifiables et, d’autre part, jette sur cette littérature un légitime soupçon de manipulation ; mais il ne faut pas croire qu’il ait fallu attendre la Réforme catholique pour que l’hagiographie cherchât à donner des gages de vérité. Ainsi, l’idéal de réforme qui animait un homme comme Pépin lui imposait une rigueur jusque dans les récits qu’il rapportait. Loin de toujours recopier les lieux communs des miracula médiévaux, et tout en respectant les principes hérités du Moyen Âge, Pépin fait œuvre singulière, citant ses sources et ancrant son écriture hagiographique dans le quotidien de ses auditeurs et de ses lecteurs. Pépin insiste sur l’exemple qu’il relate comme un fait avéré, quasiment historique, et qui lui sert d’argument d’autorité légitimé par le procès-verbal du miracle. C’est le prédicateur que l’on devine là, qui prend soin de donner à la foule des exemples précis qu’elle peut vérifier dans son environnement plus ou moins proche – ici, la province de Normandie. Comment, lorsqu’il prêchait à Évreux, son auditoire ne pouvait-il pas connaître la mésaventure d’un enfant ressuscité par la prière des Dominicains qui avaient imploré l’intercession de saint Louis : Le sixième [miracle] concerne un autre enfant, de la cité d’Évreux. Ce dernier, en effet, selon l’habitude des enfants de jouer au-dessus du petit fleuve qui traverse la même cité, étant tombé dans le fleuve, fut submergé de sorte que le corps fut transporté sous la roue du moulin qui est situé à proximité de la porte qui est communément appelée [Porte] Peinte6. Enfin, ledit corps fut tiré des eaux, et apporté à l’église des frères prêcheurs que l’on dit de Saint-Louis. Et, l’ayant déposé devant l’image de saint Louis, & l’aide du saint homme ayant été implorée par les frères, soudain il ressuscita, lui qui auparavant était mort. Ce qu’ayant vu, ceux qui y assistaient commencèrent de glorifier Dieu qui est toujours admirable dans ses saints7.
On objectera que le miracle n’est pas daté, qu’il est rapporté avec complaisance dans le cadre d’une rédaction hagiographique et que l’on peut ainsi douter de la véracité de tels dires. Certes, mais l’intérêt d’un tel témoignage ne réside pas tant dans la vérité que dans la narratologie elle-même, employée à des fins apologétiques dont il faut envisager les nombreuses incidences. Inutile de se référer, même en partie, aux affirmations d’Étienne Gilson quand il soutenait que, le Moyen Âge avançant, les religieux se détournèrent peu à peu de la démonstration rationnelle et argumentée en théologie tandis que les laïcs tom6
La Porte Peinte se situait, au nord-est de la cité, à proximité immédiate du château, à l’extrémité d’une sorte de châtelet. Cantonnée par deux tours de plan circulaire, elle s’ouvrait sur les fossés et faisait face au moulin que regardait la grosse Tour du Châtel. Le couvent des Prêcheurs en était donc fort peu éloigné : A. P LAISSE, Évreux et les Ébroïciens au temps de Louis XI, Évreux, 1986, p. 78 et 113. 7 G. P ÉPIN, De Imitatione, fol. 280 r.
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baient dans une sorte de superstition8. On sait, au contraire, depuis les travaux pionniers de Marc Bloch9, quelle place occupait le merveilleux dans l’imaginaire médiéval ; dans cette perspective féconde, nous ne chercherons donc pas à considérer l’objectivité du récit mais bien plutôt à en comprendre les diverses implications. Comme le remarquait Jacques Le Goff, l’hagiographie traditionnelle avait commencé de lasser car « à partir du moment où un saint apparaît, on sait ce qu’il va faire »10. Or, à bien examiner le récit rapporté par Guillaume Pépin, il n’est pas tant question d’une apparition de saint Louis que de l’efficacité de son intercession : l’enfant est amené à l’église, les Dominicains prient leur fondateur et « soudain » le petit cadavre reprend vie. Dès lors, force est de constater la tentative joliment menée pour concilier le surnaturel, dont relève le retour à la vie de cet enfant, avec le « processus d’évacuation du merveilleux »11 dont témoigne l’évolution de l’hagiographie au cours des derniers siècles médiévaux. Au-delà de cette inscription dans un déterminisme littéraire qu’imposerait l’esprit du temps, il faut noter la portée d’un tel récit : ce n’est plus le saint qui apparaît au fidèle ; la description se fait plus hiérarchique, quasiment dionysienne : il y a un objet (l’enfant mort), amené au couvent où l’efficacité de la prière des Prêcheurs est habilement mise en exergue : ils s’adressent au saint pour qu’il intercède, c’est-à-dire qu’il appelle la Providence à recevoir leur requête spirituelle. Et le miracle se produit. Un tel processus n’est pas neutre car il érige les Dominicains en maîtres de la prière efficace et exalte de ce fait leurs vertus spirituelles. De la même manière, le couvent ébroïcien devient un centre reconnu pour son activité miraculeuse et son efficacité spirituelle. Ainsi, Pépin inscrivait la cité ébroïcienne et son couvent dans l’Église universelle. Et c’est à Évreux encore qu’il situe un autre miracle advenu grâce à l’intercession de saint Pierre Martyr dont le culte se développait alors, en l’église des Dominicains d’Évreux : un habitant nommé Matthieu était paralysé et ne pouvait donc jouir de l’usage d’aucun de ses membres. Mais ayant entendu que les Frères Prêcheurs s’apprêtaient à célébrer la fête du saint inquisiteur, le malheureux estropié se rendit à l’église dès les premières vêpres du jour de la fête et en sortit guéri12. É. GILSON, History of Christian Philosophy, cité par S. OZMENT, The Age of Reformation. 12501550. An intellectual and religious History of late medieval and Reformation Europe, New HavenLondres, 1980, p. 14. 9 Voir là l’analyse historiographique d’André Vauchez dans les conclusions qu’il signe dans le volume des actes du Congrès Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Âge. XXVe Congrès de la la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public (Orléans, 3-5 juin 1994), Paris, 1995, p. 317-325. 10 J. LE GOFF, L’imaginaire médiéval. Essais, Paris, 1985 (Bibliothèque des Histoires), p. 23. 11 Ibid., p. 23. 12 G. P ÉPIN, De Imitatione, fol. 138r. 8
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Que conclure de la perception que Pépin avait de la sainteté ? Son discours ne peut se comprendre sur le mode simplex mais bien au contraire comme une tentative de conciliation des deux grands modes médiévaux d’appréciation de la sainteté. Depuis les hautes périodes, le saint était chargé d’une force surnaturelle, la virtus, dont l’efficience miraculeuse se manifestait par des guérisons. La mission prophylactique et thérapeutique des saints était partagée par tous les hommes du quinzième siècle finissant – et qui ne cesse de se poursuivre avec ceux qui y naquirent et ne moururent qu’aux premières heures de la Réforme protestante – comme l’atteste la littérature hagiographique diffusée alors et à laquelle les sermons de Pépin participent pleinement. Ce serait donc un premier stade du De Imitatione Sanctorum : offrir à la population tant cléricale que laïque une somme de récits édifiants où le saint valorisé est présenté comme un thaumaturge dont la présence surnaturelle est une assurance pour les mortels, une garantie de bienveillance et un appel à une foi sincère en l’immanence du divin qui se manifeste grâce à la médiation des élus de Dieu. Le second degré de la prédication hagiographique de Pépin rejoint une tendance du Moyen Âge tardif, apparue sous l’égide des Ordres mendiants, selon laquelle « le rôle principal des serviteurs de Dieu était de fournir des exemples de vertus que ceux-ci [les fidèles] puissent imiter »13. Cette version était destinée aux autres Dominicains et à leurs fidèles, pour qu’ils atteignent la perfectio vitae. Il était donc indispensable que Pépin citât ses sources, ce qu’il faisait en signalant par exemple que certains des miracles, qu’il rapportait au sujet de l’intercession efficace de saint Dominique, étaient tirés d’un registre de procèsverbaux conservés au couvent de Rouen14. 2. L’exaltation de la sainteté dominicaine : quand l’hagiographie sert l’idéal de la réforme ecclésiale Guillaume Pépin a consacré plusieurs de ses sermons aux grands saints de la famille dominicaine, à commencer bien sûr par Dominique de Guzmán. Le suivent Thomas d’Aquin, Pierre Martyr et Catherine de Sienne. Là où le premier sermon pour la fête du saint fondateur de l’Ordre des Frères Prêcheurs n’est jamais qu’une simple collatio, le second est une véritable harangue, un sermon général, dans le grand genre universitaire. Il y brosse un portrait majestueux de l’Ordre dominicain qu’il compare dès le début de son A. VAUCHEZ, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1988 (Bibliothèque de l’École française d’Athènes et de Rome, Série romaine, 241), p. 508. 14 G. P ÉPIN, De Imitatione, fol. 238v ; signalons que les miracles rapportés par Guillaume Pépin diffèrent des miracles rouennais que rapportent les AASS, Aug., I, Anvers, 1733, p. 648-656. 13
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sermon à un arbre, selon la parole des Constitutions, arbre dont la racine n’est autre que saint Dominique et dont les branches sont les supérieurs et les saints hommes que l’ordre vit fleurir en son sein15. Autour de cette image, Pépin développe un discours ontologique qui replace l’Ordre dans les desseins de la Providence depuis les temps vétérotestamentaires, puisqu’il compare l’arbre déjà évoqué à celui que Daniel aperçut dans une vision (Dan., 4, 7). La métaphore de l’arbre, véritable comparaison apologétique en faveur de l’Ordre, se double d’un glissement analogique entre la lumière du soleil et la personnalité de Dominique, à la faveur d’un verset de la collecte que les Prêcheurs pouvaient lire dans l’office célébré en l’honneur de leur fondateur et qui proclamait que Dieu avait illuminé son Église par les mérites et la doctrine du bienheureux Dominique16. Pour illuminer l’Église, les Dominicains sont présentés comme des combattants contre les hérétiques, à l’instar de Dominique et de Pierre Martyr qui combattirent les Albigeois, et de Thomas d’Aquin qui s’opposa aux païens. Ce haut patronage permit à Pépin de justifier l’activité des inquisiteurs. Mais si les Prêcheurs sont, depuis leur origine, les remparts de la rectitude dogmatique – du moins était-ce ainsi qu’ils se présentaient –, Pépin rappelle que l’Ordre est également tourné vers la contemplation et il cite ceux des frères qui connurent des extases mystiques : saint Dominique bien sûr, mais aussi, de manière plus étonnante, Thomas d’Aquin et, évidemment, Catherine de Sienne17. Enfin, pour convertir, il faut étudier ; partant, l’insistance de Pépin sur les fruits de l’arbre, par lesquels il désigne la totalité des sciences qui fleurissent dans l’Ordre18. Là encore, Pépin doit convoquer un personnage célèbre pour ses travaux universitaires mais, curieusement, plutôt que de citer Thomas d’Aquin, il préfère nommer un de ses contemporains, le cardinal Cajétan dont il salue le commentaire de la Summa Theologiae19. En comparant la Religio Praedicatorum à un arbre, Guillaume Pépin réinvestit, à l’usage de son Ordre, un thème iconographique qui connut une vogue extraordinaire, en Normandie notamment : celui de l’Arbre de Jessé, qui pouvait servir de schéma mental sur lequel il ne restait plus qu’à plaquer le stemma dominicain. En outre, d’autres images de ce type, montrant une sorte de généalogie dominicaine au sein de l’Église militante, doivent être convoquées, à l’instar de cette image fameuse de l’Ordo Fratrum Praedicatorum qui figure au verso de la première édition vénitienne du Processionarium qu’imprima Joannes Emericus
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G. P ÉPIN, De Imitatione, fol. 233r. Ibid., fol. 233v. Ibid., fol. 233r. Ibid., fol. 233v. Ibid., fol. 234v.
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de Spira pour le libraire Giunta, le 9 octobre 149420. Ce n’est certes pas un arbre que le graveur a représenté, mais l’on y retrouve une disposition peu ou prou identique, saint Dominique étant à la base d’un édifice qui s’élève vers les cieux, sous les auspices de la Vierge Marie et des saints Pierre et Paul, et l’on reconnaît, en buste, les portraits de Thomas d’Aquin associé à la Scientia, de Pierre Martyr dans le chef duquel est toujours fichée la serpe de son martyre, de Vincent Ferrier avec sa bannière flammée, et de sainte Catherine de Sienne accostée du symbole de la caritas, le cœur. Dès lors, il est possible de mieux contextualiser cette allusion à l’iconographie qui procède et s’enrichit de la rencontre d’une tradition locale et de la représentation dominicaine de soi. L’arbre est en fait, une « béquille de la représentation graphique »21 qui permet de représenter schématiquement l’espace conceptuel dans lequel se déploie un réseau de notions liées les unes aux autres et dont les rapports complexes peuvent être figurés sous forme de système. L’iconographie scientifique médiévale raffola de ce procédé, notamment parce qu’il se situait dans une tentative d’explication globale de la Création universelle et qu’une arborescence était encore le mode d’énoncé le plus synthétique qui fût. On connaît de cet expédient mnémotechnique une multitude d’adaptations dont la référence paroxystique tient à la manière dont on conceptualisa le système lullien où l’image apparaît « comme un étai sans lequel la combinatoire ne peut se développer »22. Ainsi, d’un arbre à l’autre, de Jessé à Dominique de Guzmán, ce motif montre comment la pensée de Pépin avait été modelée par la formalisation artienne et comment l’axiomatisation intellectuelle était commune aux hommes de ce temps23, au point qu’ils n’hésitaient pas à employer ce motif pour représenter leur ordre au confluent des multiples concepts théologiques et philosophiques qui en avaient usé avant eux. De plus, on sait que le recours aux images, notamment à de petites xylographies coloriées au pochoir et distribuées pendant les missions, était une pratique courante chez les Dominicains, notamment pour étendre la dévotion envers leurs propres saints24. On ne s’étonnera donc pas de l’usage que Pépin fait de l’image dans ce sermon. Le discours hagiographique permettait aussi de légitimer les usages de la réforme observante de la Congrégation de Hollande au sein de l’Ordre des Prê20 H. D. SAFFREY, « Les images populaires de saints dominicains à Venise au XV e siècle et l’édition par Alde Manuce des Epistole de sainte Catherine de Sienne », dans Humanisme et imagerie aux et XVIe siècles. Études iconologiques et bibliographiques, Paris, 2003, p. 9-75. 21 L. BRAUN, Iconographie et philosophie, Strasbourg, 1996, t. II, p. 201. 22 Ibid., p. 150. 23 N’oublions pas que Lefèvre d’Étaples lui-même créa une chaire de lullisme au collège de la Sorbonne. 24 H. D. SAFFREY, « Les images populaires », p. 9-75.
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cheurs. Pépin nous livre une description de certains usages propres aux maisons réformées selon la volonté des Pères Boucher et Den Hove, en insistant tout particulièrement, à travers la figure de Dominique de Guzmán, sur le dévot à Marie qu’un Prêcheur doit être. En fait, la harangue consacrée à saint Dominique fait figure de véritable programme. En effet, Pépin exhorte les Dominicains, et plus particulièrement les observants, à s’ériger en rempart contre l’hérésie. Pour ce faire, il leur donne l’exemple de Pierre Martyr qui entretint un rapport intrinsèque avec l’hérésie puisqu’il était né dans une famille d’hérésiarques manichéens et qu’il mourut sacrifié au nom de l’orthodoxie doctrinale de l’Église. Pépin l’érige alors comme un modèle, sorte d’exemplum Praedicatoris, et il invite ses frères à copier la perfection de la vie de l’inquisiteur italien. La légende de Pierre Martyr offrait encore à Pépin une matière de premier choix pour mettre en garde ses frères devant la faiblesse et la concupiscence de la chair, puisque l’inquisiteur avait été victime d’accusations flétrissant sa moralité : pour tenir la chair dans la sujétion de l’esprit, il faut la mortifier grâce à la corporalis afflictio, c’est-à-dire le jeûne régulier, les macérations et l’abandon des viandes. Et, peut-être plus important si l’on pense que Pépin avait à convaincre religieux et clercs du bien-fondé de la réforme des mœurs cléricales, il fallait particulièrement aux prêtres et aux religieux s’adonner à l’étude des Écritures, tant le jour que la nuit, afin d’en tirer l’essence d’une prédication efficace face aux hérétiques de toute nature25. Ainsi préparé au combat spirituel et dogmatique, le Dominicain de la Congrégation de Hollande devait remplir sa mission : prêcher. Le modèle dominicain de la prédication efficace, Pépin le trouve dans la personne de Vincent Ferrier. Le comparant au prophète Élie, Pépin brosse l’attitude du prédicateur dominicain, ardent à prêcher la vérité, intrépide à combattre le mal et attentif à ne pas engendrer de scandale dans le peuple. C’est également l’occasion de critiquer l’incapacité des clercs à prendre en charge cette mission, avec la complicité coupable de prélats laxistes26. Ainsi exhortés à la perfection, les frères dominicains devaient, dans le plan comparatif qu’établit Pépin, pouvoir engendrer des fils à l’Église par leur prédication, comme les prélats par l’administration des sacrements27. Enfin, Pépin donne un dernier modèle pour compléter ce qui fait la perfection de la vie d’un Dominicain : la prière. Ici, c’est Catherine de Sienne qui apparaît comme la plus indiquée puisqu’elle était supergressa in divitiis spiritualibus28. Il
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G. PÉPIN, De Imitatione, fol. 137r. Ibid., fol. 122v. Ibid., fol. 136v. Ibid., fol. 141v.
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la compare à Esther et à Ruth afin d’exalter l’abandon total de toute possession matérielle, qui permet de s’abîmer dans la contemplation, et il achève sur un parallèle hardi entre la sainte dominicaine et Judith29. Le Prêcheur devait donc être aussi fort que l’héroïne vétérotestamentaire pour combattre l’Ennemi qui parlait par la bouche des hérétiques. Si cette brève démonstration est construite sur plusieurs sermons, il n’était certes pas possible à un auditeur de Pépin d’en tirer le même parti que celui d’un lecteur mais le résultat, au long d’une année ponctuée de fêtes et de sermons, devait être bien meilleur car, à la forme fixe et figée d’un sermon imprimé, Pépin pouvait substituer la vivacité de la parole immédiate, réagissant en fonction des auditeurs. A n’en pas douter, l’enseignement devait porter ses fruits et chaque frère pouvait ainsi chercher dans ses illustres aînés un modèle pour telle ou telle vertu à perfectionner dans sa vocation et sa mission. Outre ces thèmes, le De Imitatione Sanctorum contient également d’intéressants développements sur les dévotions de son temps. 3. Le trinubium de sainte Anne et la question des trois Marie Au lendemain de la reprise en main de la Normandie par le roi Charles VII, le personnel administratif et ecclésiastique fut profondément renouvelé, à Évreux notamment, et le pouvoir royal plaça ses partisans aux postes-clefs. Des manifestations évergétiques des nouveaux maîtres étaient indispensables, tant au point de vue politique que religieux. C’est pourquoi l’évêque d’Évreux, Guillaume de Floques, soutenu par le chapitre cathédral, sollicita un don exceptionnel auprès de René d’Anjou30 qui lui accorda, en 1449, deux portions de côte des saintes Marie Cléophas et Marie Salomé31. Pierre de Brézé, grand sénéchal de Normandie et, à ce titre, incarnation du pouvoir royal dans la province, participa également, en offrant la châsse en argent « sur laquelle étaient représentées ces deux saintes femmes »32, ne manquant pas d’y faire graver son nom et celui de son épouse. Le succès du culte qui se développa se mesure à l’aune des leçons du bréviaire d’Évreux33. 29
Ibid., fol. 144v. J. FAVIER, Le roi René, Paris, 2008, p. 574 sq. 31 Il faut, selon toute vraisemblance, privilégier la chronique ébroïcienne de Le Batelier d’Aviron qui donne la date de 1452 : J. LE BATELIER D’AVIRON, « Mémorial historique des évêques, ville et comte d’Évreux », Annuaire administratif, statistique et historique du département de l’Eure, Évreux, 1865, p. 118. 32 Témoignage du chanoine Delanoë, recueilli par l’Abbé R. DELAMARE, Le calendrier spirituel de la ville d’Évreux au XVIIIe siècle. Coutumier de la cathédrale, des abbayes, des paroisses, des confréries et des corporations d’arts et métiers de la ville d’Évreux à la veille de la Révolution, Paris, 1928, p. 343. 33 Hodie Marie Iacobi et Marie Salome solennitas celebratur, quarum societate celum gloriatur, quarum patroniciis terra letatur, quarum gloriosarum meritis ecclesia coronatur, Breviarium 30
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Le culte des trois Marie avait partie liée avec celui de sainte Anne qui n’avait été fixé officiellement que très tardivement, puisque ce fut le pape franciscain Sixte IV qui, pour accéder aux requêtes des partisans de l’Immaculée Conception, fulmina en 1481 une bulle qui fixait la fête de la mère de la Vierge au 26 juillet. Or, rapidement, la tradition hagiographique s’avéra inconciliable avec le discours théologique visant à proclamer la conception de la Vierge Marie hors du péché originel : ceci n’eût pu se faire si Anne avait été mariée trois fois ; le soupçon libidineux n’était pas acceptable. Voilà pourquoi « vers 1500, son triple mariage avec trois frères devint scandaleux pour bon nombre de théologiens »34. Et, comme tout culte non attesté par les Écritures, deux partis se dessinèrent, les uns défendant la tradition, les autres la fustigeant. Gerson fut l’un des défenseurs de ce triple mariage, ce trinubium que d’autres déclaraient infâme. Fort de son indiscutable autorité spirituelle, devant les pères du concile de Constance, il prononça un sermon pour la fête de la nativité de la Vierge ; il y déclara, comme une vérité de foi, que sainte Anne n’avait pas été stérile et qu’elle n’était pas âgée lorsqu’elle conçut la Vierge, renvoyant ainsi les partisans pourtant nombreux d’une assimilation avec le personnage vétérotestamentaire de Sara. S’appuyant sur les « histoires » et le témoignage de saint Jérôme lui-même, le chancelier de l’Université de Paris affirmait qu’Anne avait eu deux autres époux après la mort de Joseph, et qu’elle en conçut deux autres filles distinguées grâce aux patronymes de leurs pères35. Sa position fut bientôt celle de la faculté de théologie parisienne36. Cela posé, transportons-nous à Évreux. Dans la cathédrale, un autel avait été consacré aux sœurs de la Vierge, en 1491, par le chanoine Jean de Quicarnon37 ;
Ebroicense (pars estivalis), s.l.n.d. (non paginé). Le volume est conservé à la Réserve de la BnF (cote B-27834). 34 J. WIRTH, Sainte Anne est une sorcière et autres essais, Genève, 2003, p. 78. 35 J. GERSON, Joannis Gersonii Doctoris Theologi & Cancellarii Parisiensis Opera Omnia. Tomus Tertius, continens opera moralia. Pars prima, ea complectens quae ad morum doctrinam pertinent, Anvers, 1706, col. 1348. 36 D’autres auteurs de moindre envergure avaient consacré aux trois filles de sainte Anne de petits traités spirituels comme Jean de Vennette, carme picard, qui écrivit La vie des troys Maries, de leurs pères, et de leur mère, et de leurs maries et de leurs enfans, que l’Amiénois Jehan Drouyn traduisit et augmenta, et qui fit florès grâce à l’imprimerie (J. de VENNETTE, J. DROUYN, La vie des troys Maries, de leurs pères, et de leur mère, de leurs maris, et de leurs enfans, Rouen, Jehan Bruges libraire, 1511). On y trouvait, mêlés ensemble, des passages de l’Ancien Testament, des Évangiles et des textes apocryphes, formant ainsi un ouvrage propre à édifier les dévots. 37 Abbé F. BLANQUART, Ancien coutumier de l’église cathédrale d’Évreux vulgairement appelé « Hunaud » publié d’après une copie du XVIIe siècle, Rouen, 1906, n. 1, p. 134. Notons que cet autel était toujours desservi au XVIIe siècle, grâce à l’obit de Madeleine de Montenay, abbesse de Saint-Sauveur (N. TROTIN, « Obits et vie liturgique : la cathédrale d’Évreux à la fin du Grand Siècle », Annales de Normandie, 59-2 (2009), p. 63-84).
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une verrière les représentait ; la liturgie diocésaine les célébrait38. Tout concourait à leur rayonnement auquel les prédicateurs prenaient part mais, de toutes les harangues qui purent les concerner, seule demeure l’œuvre de Guillaume Pépin. Inutile toutefois de chercher dans le De Imitatione Sanctorum quelque sermon explicitement consacré aux sœurs de la Vierge ; Pépin les cite plutôt en prêchant les vies de sainte Anne ou des enfants de Marie Cléophas et Marie Salomé. Ainsi, il rapporte sans sourciller la légende selon laquelle Anne « de la maison de David » eut trois époux39, selon le stemma vulgarisé par la Vie du Christ de Ludolphe le Chartreux et que l’on croisait dans les traités contemporains, comme dans celui du cardinal Johann Von Eck40. À cette généalogie traditionnelle, Guillaume Pépin ajoutait des considérations révélatrices de sa conception très scolastique de la théologie au sujet de l’ascendance du Christ, discutant de l’écart fondamental qui séparait la Vierge de ses sœurs41. Enfin, aux éventuelles accusations de stupre à l’encontre de sainte Anne, Pépin opposait les vertus de la mère de la Vierge qui, par ses mariages, avait, en quelque sorte, fait œuvre de mission puisqu’elle avait cherché à augmenter le nombre des témoins de la prédication du Christ et, par là même, celui de ses fidèles42. Toutefois, Pépin ne céda jamais à la narration des miracles des sœurs de la Vierge, s’en tenant avec un respect particulier à cette généalogie qu’il rappela à maintes occasions43. Contrairement aux prières liturgiques qui faisaient des deux sœurs de puissants intercesseurs pour le Salut des pécheurs, Pépin omit de signaler cette qualité supposée des deux sœurs. Il les défendit au nom de l’enseignement communément admis au sein de l’Église, passant respectueu-
38 Le succès est certain : ainsi, l’église de Guichainville, près d’Évreux, fut dès lors placée sous la double titulature de Notre-Dame et des Trois-Marie dont on trouve, dans l’actuel département de l’Eure (dans les zones qui relevaient avant la révolution des anciens diocèses d’Évreux et de Lisieux), des représentations sculptées de la première moitié du XVIe siècle dans les églises des Jonquerets-de-Livet, du Plessis-Sainte-Opportune et d’Hondouville, tandis que des verrières exploitent ce thème à Louviers, à Serquigny ou à Bernay. 39 G. PÉPIN, De Imitatione, fol. 38v. 40 J. VON ECK, Der Drit Thail Christenlicher Predigen an den hohen festen und Hochzeytlichen tagen der Hayligen durch das ganntz jar nach gebrauch Christenlicher Kirchen zu gut und nutz den frommen alten Christen, Ingolstadt, Jorg Krapffen und Jacob Dog, 1531, fol. CXCI-CXCII (sermon de la fête de sainte Anne). 41 G. PÉPIN, De Imitatione, fol. 45r. 42 Ibid., fol. 220r. 43 Ainsi, dans le vingt-sixième sermon quadragésimal au cours duquel Pépin comparait la Vierge Marie à Amon, le roi de l’Ancien Testament, il rappelait que Marie Cléophas et Marie Salomé naquirent de sainte Anne naturaliter mais que seule la Mère du Sauveur avait été conçue sans la tache du péché originel (G. PÉPIN, R.P.F. Guillelmi Pepini Theologi Parisiensis eximii, Ordinis Praedicatorum, Pars altera continens Conciones de Adventu Domini, Cologne, 1610, p. 173).
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sement sous silence ce que d’autres se faisaient un devoir de proclamer44 et qui pouvait être matière à dispute ou, pire, à scandale. Une telle retenue illustre la difficulté pour un prédicateur de soutenir une nouvelle dévotion, surtout quand celle-ci est si peu solide et ne repose guère que sur des extrapolations patristiques, comme avait tenté de le démontrer, en 1519, Jacques Lefèvre d’Étaples, grand dévot à sainte Anne, qui était choqué par cette grand-mère du Sauveur trinuba et tripara, et qui publia pour l’occasion un traité qui déchaîna les foudres de la censure ecclésiastique45. Il fallut alors tout l’entêtement d’un Noël Béda46, le syndic de la faculté de théologie de Paris, pour attaquer violemment Lefèvre d’Étaples, l’accusant d’avoir manipulé les sources de l’histoire chrétienne47, et pour faire condamner sa démonstration48. Par sa prudence, Guillaume Pépin se faisait le miroir sélectif, auprès des foules, des débats passionnés « qui déchiraient les universités »49. 4. Le parangon du bon roi chrétien, saint Louis Le discours politique de Guillaume Pépin se développe dans l’ensemble de son œuvre, mais l’hagiographie est un moyen très efficace pour affirmer un Citons, par exemple, l’ouvrage du chartreux Pierre CORDONNIER, De triplici connubio divae Annae disceptatio, Paris, in aedibus Joannis Parvi, 1523, qui défendit avec âpreté la question. 45 Jacques LEFÈVRE D’ÉTAPLES, De Maria Magdalena, triduo Christi, et ex tribus una Maria, disceptatio, ad clarissimum D. Franciscum Molinum, Christianissimi Francorum Regis Francisci Primi Magistrum. Secunda emissio, Paris, ex officina Henrici Stephani, 1518. 46 P. CARON, Noël Béda précédé de Le diabolique docteur et les saints érudits par Arnaud Laimé, Paris, 2005, p. 91. 47 N. BÉDA, Apologia pro filiabus et nepotibus beatae Annae, per Natalem Bedam… contra Magistri Iacobi Fabri scriptum : pro communi sanctorum & doctorum sententia. Anno a Christo incarnato secundum Parrhisiorum supputationem MD.XIX Februarii mensis die XV, Paris, in officina Iodoci Badii, 1519, fol. XXIV. 48 W. HEUBI, François Ier et le mouvement intellectuel en France (1515-1547), Lausanne, 1913, p. 17. 49 H. MARTIN, « Prédication et mentalités », dans Annoncer l’Évangile (XV e-XVIe siècle). Permanences et mutations de la prédication. Actes du Colloque international de Strasbourg (20-22 novembre 2003), Paris, 2006, p. 417-449, ici p. 432. Notons encore que de tels questionnements ne semblent pas avoir eu de conséquences sur l’exercice du culte des sœurs de la Vierge et de leurs reliques à Évreux puisque leur fête, le 22 octobre, figurait toujours, dans le calendrier du Rituel publié par l’autorité de Mgr François de Péricard, au calendrier de l’église ébroïcienne, comme une fête double que l’on célébrait en même temps que la mémoire de saint Mellon (Rituale Ebroicense ad Romani formam Pauli V Pont. Max. jussu, et D.D. Francisci de Pericard felicis recordationis Ebroic. Episcopi opera olim redactum ; nunc autem Reverendissimi in Christo Patris, & D.D. Jacobi Potier de Novion Ebroicensis pariter Episcopi auctoritate recognitum, ac denuo editum, Évreux, 1706). Il fallut attendre la refonte complète de la liturgie, sous l’épiscopat de Pierre-Jules-César de Rochechouart pour que disparût officiellement ce culte du calendrier des fêtes d’obligation et, à sa place, la liturgie promulguée en 1740 dans le nouveau missel diocésain, porta la mémoire de saint Mellon à la classe semi-double et lui joignit la mémoire de saint Romain (Missale Ebroicense, Illustrissimi et Reverendissimi in Christo Patris D.D. PetriJulii-Caesaris de Rochechouart, Ebroicensis Episcopi, auctoritate, Paris, 1740, fol. 8v). 44
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point de vue et l’avaliser au nom des décrets divins. C’est ainsi que la prédication participait de la propagande du pouvoir royal, comme on le constate dans l’un des sermons consacrés à la commémoraison de saint Louis. Si la stirps regia est, par essence, douée des vertus du bon gouvernement, elle est dotée d’une autre qualité qui la place hors du commun des mortels : elle est consacrée par l’onction. Or, Pépin l’affirme : pour dompter, réfréner, et châtier l’orgueil humain et les péchés du peuple, l’onction divine est indispensable50, c’est la prime condition du bon gouvernement. Mais si l’onction est la manifestation de l’intronisation d’un homme dans ses fonctions régaliennes, il faut qu’auparavant cet homme soit élu par Dieu à cette éminente fonction51. Dès lors, il était aisé d’affirmer que saint Louis, par une ordination spéciale, avait été choisi par la prescience divine pour être le souverain du royaume très chrétien de France. Notons ici le glissement du superlatif très chrétien du roi au royaume ; la distinction est de taille : ce n’est pas la personne royale qui est exaltée dans sa foi, c’est son royaume tout entier. De cette manière, Pépin peut faire du roi le pourfendeur des pécheurs et des ennemis de la foi chrétienne intrinsèquement liée au royaume de France52. Néanmoins, il ne s’agit pas de voir dans cette expression de Pépin un trait des plus singuliers : il utilise en fait une typologie argumentative qui n’a pas encore substitué à la dignité de la fonction royale la personne du roi lui-même, même si notre Prêcheur a assisté de son vivant à l’évolution de l’identification entre roi régnant et monarchie, et au déplacement de la sacralité de la fonction royale vers son titulaire53. Considéré comme la racine de cette royauté très chrétienne, par Gerson notamment54, le saint roi de la maison capétienne est assimilé, chez Pépin, à une somme de vertus : sagesse, humilité, libéralité, charité, longanimité, religiosité (entendue comme synonyme de piété)55. Pépin en fait une incarnation de la sagesse divine aux yeux des hommes par son élection et son onction56. Et parce que la sagesse divine donne au souverain le don de la justice impartiale, Pépin exalte cette fonction régalienne en se réfugiant derrière une lecture typologique du prophète Jérémie prédisant que le bon roi rendra la justice en G. P ÉPIN, De Imitatione, fol. 265r. Ibid., fol. 265r. 52 Ibid., fol. 265r. 53 Ph. H AMON & L. BOURQUIN, « Dieu, les hommes et le roi dans la France du XVIe siècle », dans La monarchie entre renaissance et révolution, 1515-1792, Paris, 2000, p. 19 sq. Postérieurement, dans le courant du XVIe siècle, le titre de roi très-chrétien tendra à supplanter l’expression de royaume très-chrétien (J. K RYNEN, Idéal du prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Âge (1380-1440). Étude de la littérature politique du temps, Paris, 1981, p. 209-210 ; A. TALLON, Conscience nationale et sentiment religieux en France au XVIe siècle, Paris, 2002, p. 81). 54 J. K RYNEN, Idéal du prince, p. 215. 55 G. P ÉPIN, De Imitatione, fol. 265v. 56 Ibid., fol. 266r. 50 51
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toute discrétion, discernant les bons des mauvais57. Derrière de telles assertions qui paraissent aussi générales qu’intemporelles et sans consistance réelle, Pépin trace tout de même le portrait du bon roi ; or, comment son auditoire n’aurait-il pas fait la comparaison entre la figure sanctifiée de Louis IX et les rois régnants, Louis XII ou François Ier, quand par ailleurs, Claude de Seyssel, le célèbre évêque de Marseille, rendait au Père du Peuple un vibrant hommage apologétique58 ? Comment l’analogie ne serait-elle pas advenue en leurs esprits quand, allusif, Pépin poursuivait par une exaltation du choix éclairé avec lequel saint Louis avait nommé « de bons officiers et de bons recteurs de la chose publique »59 ? Notre Mendiant renoue alors avec un discours théocentrique, rappelant que l’usage de la justice sur terre concerne les biens qui passent : l’exercice de la justice n’est que temporel car, si le roi rend la justice sur terre, au ciel ou en enfer, c’est la prérogative de Dieu seul, « qui jeta Lucifer hors du ciel, l’envoyant dans les profondeurs de l’enfer »60. Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour comprendre que rendre une mauvaise justice sur terre peut coûter au roi son Salut éternel si, d’aventure, Dieu le rejetait hors de la parousie à l’instar de Lucifer. C’est tout un programme politique que Pépin établit en faisant de la personne royale le garant des institutions du royaume. En énumérant avec insistance les vertus de saint Louis, il appelle le roi régnant à s’y conformer. Ainsi, le monarque doit s’opposer à l’usure que saint Louis avait abolie61, et au blasphème pourchassé par son aïeul qui condamna les blasphémateurs parisiens à avoir les lèvres cautérisées au fer rouge62, appel à peine voilé à sévir contre les hérétiques de son temps puisque le blasphème ne pouvait être toléré dans le royaume très chrétien63. Ayant exalté l’humilité et la simplicité de saint Louis, Pépin insiste encore sur ses œuvres ; ce roi munificent est également glorifié pour sa piété, lui qui « se réjouit dans la vertu de piété envers le roi des rois, Jésus Christ »64
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Ibid., fol. 266r. « Et premierement je dys lors aussi estoit il vray que les ambassadeurs des bonnes villes du Royaulme de France avoyent dit et racompté plusieurs grans merites et bienffaitz dudit Roy Louys envers son dit Royaulme et sa grant Clemence, Benignité, Pitié et Liberalité envers ses subjectz par lesquelles il avoit acquis raisonnablement tiltre de Treschrestien prince et nom de Père du Peuple », C. DE SEYSSEL, Les louenges du roy Louis XIIe de ce nom nouvellement composées en latin par maistre Claude de Seyssel, docteur en tous droitz et maistre de requestes ordinaires de l’hostel du Roy. Et translatées par luy de latin en françois, Paris, Antoine Vérard, 1508 (ouvrage non paginé). 59 G. P ÉPIN, De Imitatione, fol. 266v. 60 Ibid., fol. 266r. 61 Ibid., fol. 266v. 62 Ibid., fol. 266v. 63 Ibid., fol. 266v. 64 Ibid., fol. 269v. 58
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et ramena à Paris les arma Christi « et bien d’autres choses dignes de toute vénération »65. Pépin analyse les vertus indispensables à l’exercice de la fonction royale, sur le mode élégant de la description métaphorique – d’ailleurs non exempt d’une certaine poésie – de la couronne, la plus signifiante des regalia66 ; les quatre gemmes précieuses de cette couronne, posée sur la tête du saint roi par Dieu lui-même, représentent les quatre vertus cardinales : la prudence qui illuminait sa façon d’agir tant privée que politique ; la justice, qui éclairait sa manière de juger les malfaiteurs et de rendre ses sentences ; la tempérance, grâce à laquelle il dominait sa chair et ne la laissait pas s’insurger contre sa raison ; enfin, la force qui le poussait à se défendre contre ses adversaires67. Mais alors, face à une telle exigence de perfection chrétienne du souverain temporel, il est bien difficile de ne pas sous-entendre sa sainteté personnelle ; une fois encore, cela n’est pas propre à Guillaume Pépin qui s’inscrit dans une longue tradition politico-religieuse inaugurée par Gilles de Rome puis par les divers chantres de la fonction royale, Pierre de Salmon, Philippe de Mézières et alii68. Les liturgies qui chantaient les louanges du saint roi entretinrent également son image de sainteté tout au long du Moyen Âge, et bien au-delà69. D’ailleurs, la prégnance de la récitation de l’office explique sans aucun doute que l’on retrouve les mêmes vertus attribuées au roi chez les liturgistes et chez Pépin, tous projetant ainsi un voile pudique, une « lumière tamisée sur le gouvernement du roi »70. Ce sermon hagiographique de Pépin participe pleinement de ces « débuts des temps modernes [qui] furent ainsi témoins de l’accroissement du prestige sacré du souverain, constituant l’aboutissement d’un long développement amorcé au Moyen Âge »71. Il est aussi contemporain de l’avènement d’une symbolique royale renouvelée pendant le règne de Louis XII : la personne du roi incarnait l’État et sa matérialisation était nécessaire par la mise en scène de la majesté royale, apparue à la fin du Moyen Âge, quand le prince dut « faire rayonner son image »72. Parmi ces tentatives de matérialisation, l’aspect religieux exprimant la sacralité du souverain connut, dans la province normande, une expression 65
Ibid., fol. 268r. P.-M. AUZAS, « Essai d’un répertoire iconographique de saint Louis », dans Septième centenaire de la mort de saint Louis. Actes du Colloque de Royaumont et de Paris (21-27 mai 1970), Paris, 1976, p. 3-56, ici p. 4. 67 G. P ÉPIN, De Imitatione, fol. 272v. 68 J. K RYNEN, Idéal du prince, p. 128. 69 R. FOLZ, « La sainteté de Louis IX d’après les textes liturgiques de sa fête », Revue d’histoire de l’Église de France, 57 (1971), p. 31-45. 70 Ibid., p. 41. 71 A. Y. H ARAN, Le lys et le globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France à l’aube des temps modernes, Seyssel, 2000, p. 14. 72 J. K RYNEN, Idéal du prince, p. 129. 66
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particulière73, notamment autour d’Évreux où l’on croise encore de grandes statues représentant saint Louis en costume de sacre74. Or, ces statues furent exécutées sous le règne de Louis XII selon un programme iconographique précis. Ce n’était certes pas une innovation propre au Père du Peuple car Charles VII avant lui s’était déjà fait représenter sous les traits du saint roi dans le retable du Parlement de Paris. Mais ces statues normandes ont la particularité de montrer le roi en costume de sacre, une paire de gants en main. Ce n’est pas là une vétille iconographique car les gants étaient remis au roi après que celui avait été oint75 ; or, Pépin lui-même le reconnaît, c’est par l’onction que « le roi est poussé du côté du prêtre »76. La sacralisation du roi par l’onction nécessitait que ses mains fussent protégées du contact des objets vulgaires. C’était donc à un « sur-chrétien » que l’on assimilait le roi de France et le rapprochement avec l’ancien roi canonisé devait encore être signifiant lorsque le souverain nouvellement sacré allait toucher les écrouelles, « témoignage visuel accessible au plus grand nombre et surtout facilement diffusé comme tout acte miraculeux par la ferveur populaire »77. Parler ici de portrait au sens de reproduction fidèle des singularités physiques d’un personnage est quelque peu exagéré ; en fait, ces statues normandes sont évoquées ici parce qu’elles présentent une coïncidence manifeste avec ce que Pépin put voir dans les églises du doyenné d’Évreux. Peu importe, in fine, qu’elles soient des portraits ressemblants ; elles assument une autre tâche : en montrant saint Louis sous les traits du roi régnant au moment où il était investi de la sacralité propre à sa dignité, elles créaient une habile confusion qui exhaussait le souverain à l’éminence d’un saint. Or, l’image de Louis XII avait été brouillée par le conciliabule de Pise78 ; les historiographes durent alors diffuser une nouvelle image du roi fondée sur le retour à la figure humble et très chré-
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N’oublions pas que le célèbre saint Louis de Manneville, exécuté à l’époque du Gothique international, est conservé non loin des anciennes possessions d’Enguerran de Marigny à Écouis, en Normandie : L’art au temps des rois maudits. Philippe le Bel et ses fils. 1285-1328. Catalogue de l’exposition tenue aux Galeries nationales du Grand Palais, 17 mars-29 juin 1998, Paris, 1998, p. 101 sq. 74 Citons celles qui sont conservées dans les églises paroissiales de Roman-Blandey et Caugé (Eure). 75 R. A. JACKSON, Vivat Rex. Histoire des sacres et couronnements en France, Paris, 1984, p. 26. 76 A. GUÉRY, « Le roi est Dieu. Le roi et Dieu », dans L’État ou le roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (XIV e-XVIIe siècles), éd. N. BULST, R. DESCIMON et A. GUERREAU, Paris, 1996, p. 27-47, ici p. 32. 77 P. THIBAULT, « Louis XII, de l’imperator au Père du peuple : iconographie du règne et de sa mémoire », Nouvelle Revue du Seizième Siècle, 13/1 (1995), p. 29-56, ici p. 31. 78 N. HOCHNER, Louis XII. Les dérèglements de l’image royale (1498-1515), Seyssel, 2006, p. 127.
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tienne, parangon de vertu et de perfection, ce qui rejoint le portrait idéal tracé, d’après le souvenir du bon roi saint Louis, par Pépin. Ainsi, entre quinzième et seizième siècles, sous la plume d’un Dominicain observant, les règles normatives de l’hagiographie médiévale trouvent une sorte d’aboutissement, un usage communément admis. Toutefois, la sainteté admirable a vécu ; la première modernité lui préférera la sainteté imitable dans la veine de l’Imitation de Jésus-Christ. La prédication de la sainteté poursuivait plusieurs objectifs : faire connaître aux fidèles les vies exemplaires des intercesseurs auxquels ils s’adressaient, mais encore verser dans le poncif de l’exemplarité et de la moralisation de la vie monastique et, plus généralement, chrétienne et, enfin, servir un discours politique et, par là, inscrire le royaume de France et ses rois au cœur des desseins de Dieu, ce qui revenait, en quelque manière, à encourager la construction monarchique.
Conclusion de la quatrième partie L’hagiographie, laboratoire normatif La norme, expression d’un contexte social et historique, n’est ni figée ni perpétuelle. Dans son énoncé hagiographique comme ailleurs, elle se trouve confrontée au changement et/ou à la nouveauté de trois façons possibles. La norme nouvelle d’abord, celle qui est en cours d’élaboration, précède sa traduction hagiographique. Pour les prêtres ruraux du haut Moyen Âge par exemple, l’hagiographie vient épauler les normes promulguées par les canons conciliaires et les capitula episcoporum lors d’une véritable offensive normative qui caractérise les VIIIe et IXe siècles : elle ne définit pas elle-même des normes, mais se fait canal de diffusion de normes extérieures en cours de promulgation. Le cas des mulieres religiosae et Béguines est sensiblement différent : nous saisissons cette forme de vie religieuse dans les Vies alors qu’elle est à peine en train d’apparaître, par tâtonnements d’expériences d’abord ; ce n’est qu’ensuite que la norme se dessine, sur les critères du travail et de la réclusion, qui définissent la vie religieuse qu’accepteraient autorités ecclésiastiques et société urbaine de la part de femmes seules non cloîtrées. L’hagiographie contribue à l’élaboration progressive de la norme, parce qu’il faut bien normer la nouveauté : la norme reste en retard sur la pratique, et vient la réguler dans un second temps. La référence récurrente à Marthe et Marie dans le cas des Béguines montre que la norme nouvelle n’est toutefois pas créée ex nihilo : elle reprend et remodèle des héritages antérieurs, leur donnant une pertinence nouvelle dans la réalité du présent. La norme changeante pose un autre problème, quand elle signifie exploitation d’un texte ancien dans un contexte nouveau, avec les modifications qui l’adaptent aux nouvelles normes qu’on veut lui faire exprimer. Deux articles tirent ainsi les conséquences de l’exploitation de textes hagiographiques dans l’expression de l’identité locale ; pour la Vie de Lehire de Tournai, la mise en roman est une transformation, et la mise en recueil, l’insertion dans un codex au contenu résultant de choix particuliers, lui donne un sens précis. Or, il n’y a pas forcément un processus clair et univoque d’évolution et de transformation des normes : telle tentative pour substituer une norme à une autre peut échouer ;
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CONCLUSION DE LA QUATRIÈME PARTIE
dans l’ensemble, les normes issues de l’hagiographie ou véhiculées par celle-ci sont plutôt des normes ecclésiastiques, savantes et complexes ; elles peuvent s’avérer inadaptées aux laïcs et aux évolutions propres des sociétés : ce n’est pas parce qu’une norme émane de l’Église et est soutenue par l’auctoritas qu’elle est forcément acceptable et acceptée, applicable, efficace et durable. Paradoxal est enfin le cas des normes contradictoires : un passage de la Vie de saint Géraud montre que plusieurs normes peuvent coexister, et se contredire, l’une dénoncer l’autre, au XIe siècle encore. Plus tard, ce ne serait plus possible : au seuil de l’époque moderne, on prêche sur les saints aux laïcs selon la norme des Dominicains, sans faire davantage de distinction entre norme laïque et norme des clercs. Les normes illustrées ou promues par l’hagiographie entretiennent des rapports très variables avec celles en vigueur dans la société du temps. Elles peuvent les conforter, comme elles peuvent s’en éloigner, voire s’y opposer : modèle de la virginité contre intérêt social du mariage, idée de la violence légitime selon Odon de Cluny contre conception aristocratique de la guerre, modèle de l’ascèse laborieuse béguine contre éthique de la richesse bourgeoise et marchande... Enfin, les normes généralement diffusées par l’hagiographie ne sont pas forcément observées par les saints eux-mêmes. Quoiqu’on dise du caractère répétitif et standardisé des récits hagiographiques, ou de l’existence de modèles (le saint évêque, la sainte abbesse...) les différents textes ne promeuvent jamais des types identiques. Il est donc possible de tenir pour saint un personnage qui ne se conforme pas aux grands types préexistants, et d’écrire par conséquent à son sujet une Vie atypique, originale, hors-norme.
Quelques réflexions en guise de conclusion* Alain DIERKENS Bruxelles
L’équilibre du programme du colloque « Normes et hagiographie dans l’Occident médiéval, Ve-XVIe siècles » – et donc du livre qui en reprend les Actes1 – repose en grande partie sur l’existence d’un argumentaire détaillé, dont la première version était déjà d’une belle solidité. Cet argumentaire a été relu, complété par un comité scientifique qui, pour une fois, n’était pas de simple convenance2. « Normes et hagiographie ». Par « norme », les organisateurs du colloque ont précisé d’emblée qu’ils entendaient une règle exprimée autrement que sous la forme explicite d’une loi. Marie Isaïa a parlé de la norme incarnée par le saint comme étant le « Bien en action » ou le « Bien vécu ». Je comprendrais ici ce concept d’une manière un peu plus large, en le définissant comme un exemple * Quand il s’agit de tirer les conclusions d’un grand et beau colloque, faut-il remercier les organisateurs de l’honneur qu’ils vous font ou les maudire de vous obliger à être attentif jusqu’au bout ? Devenue topos, la question n’est cependant pas de pure rhétorique… Le texte qui suit est basé sur les réflexions quasiment improvisées le 6 octobre 2010 ; il convient de les prendre pour ce qu’elles sont et de les accueillir avec indulgence, cum grano salis. Pour l’accueil à Lyon et l’organisation impeccable du colloque, je remercie chaleureusement Éliane Chanut. 1 Ces rapides « Conclusions » ont été conçues sur la base des exposés au Colloque et des discussions qui les ont suivis, et non sur celle des Actes réunis ici. On y trouvera donc quelques allusions à des communications non publiées (A. CHARANSONNET, « La Curie romaine entre norme et pastorale : les sermons de canonisation donnés en consistoire par le cardinal Eudes de Châteauroux » ; C. DELACROIX-BESNIER, « Le pape athleta fidei : l’hagiographie au service de la primauté romaine dans un traité de 1358 contre les Grecs » ; F. DE RUBEIS, « Les Vies des saints abbés dans les chroniques monastiques de l’Italie du Sud : mythes de fondation et vies exemplaires » ; A. LESTREMEAU, « Pratiques anthroponymiques et exemplarités dans l’hagiographie anglo-saxonne du Xe siècle » et M. VAN ACKER, « Communication et oralité dans l’hagiographie mérovingienne »). Par ailleurs, un article publié dans les Actes n’avait pas fait l’objet d’une présentation à Lyon : les excellentes réflexions de Véronique SoucheHazebrouck sur la Vita tripartita de sainte Gertrude de Nivelles et l’œuvre hagiographique de Jean Gielemans. Voir aussi, infra, n. 5. 2 On y trouve la patte d’Alain Dubreucq et de Thomas Granier, mais surtout celle de Marie Isaïa, qui signe d’ailleurs, ici-même, en « Introduction », une version remaniée et très aboutie de ces réflexions. Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 479-486 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.1.102206
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ou un modèle contraignant, que cette contrainte soit implicite ou explicite. Quant à l’hagiographie, elle renvoie obligatoirement – et par définition – à un saint, à un être (voire un lieu) idéal, un peu déconnecté de la réalité d’ici-bas, à un modèle sur lequel chacun, au Moyen Âge, projette des comportements exemplaires que l’on espère pouvoir imiter, souvent contre toute vraisemblance. Normes et hagiographie impliquent, par ce fait même, une tension vers une « inaccessible Étoile » et peuvent susciter le désespoir, voire la culpabilité, de ne pas pouvoir l’atteindre. Dans ce cadre, l’hagiographie apparaît comme le medium idoine pour faire connaître un modèle : un homme (le Christ ou un saint), une règle de vie, un comportement. D’emblée, dans une introduction thématique dont il a le secret, Marc van Uytfanghe a clairement posé les prémisses de toutes les articulations entre normes et hagiographie, en rappelant la singularité et la spécificité du culte des saints, de ces hommes et de ces femmes qui, déjà élu(e)s en raison de leur vie – ou de leur mort –, participent par anticipation à la gloire divine avant même le Jugement dernier. Ce culte des saints, qui ne doit pas grand-chose à d’hypothétiques restes de paganisme, ne s’inscrit pas dans un christianisme « populaire » comme on le dit parfois encore. Partie intégrante du christianisme catholique, il est partagé par tous, rustici comme literati. Ce qui implique non seulement que la vie du saint est, en elle-même, un bon modèle à suivre et, si possible, à imiter, mais encore que les acta sanctorum – le « Bien en action » – deviennent inévitablement des normes de vie. On en revient dès lors à la question de l’imitabilité. On prône, plus ou moins explicitement, l’imitatio Christi, même si chacun sait qu’il est impossible de s’approcher valablement de la conduite du Christ. Comme le saint a lui aussi imité le Christ, que ce soit par sa vie, par la prédication ou l’enseignement ou que ce soit par sa mort, il est lui-même un modèle alternatif, moins absolu, d’imitation. Il apparaît ainsi comme un peu plus accessible, intermédiaire entre le Christ dont il réitère les miracles et le fidèle qui peut espérer en faire autant. Dans les quatre livres des Dialogues, Grégoire le Grand s’est senti obligé d’expliquer à ceux que la difficulté aurait rebutés, que la sainteté n’était pas un phénomène ancien, révolu, devenu un peu abstrait, mais qu’au VIe siècle encore, il existait de vrais modèles et de vrais saints. Dans une démarche comparable, il convient en permanence d’actualiser la Bible, et surtout le Nouveau Testament. Inévitablement le saint répète, ou tente de réitérer, les miracles du Christ. Cette répétition normative a aussi quelque chose de rassurant dans la mesure où elle renvoie au Christ lui-même. Actualisation du modèle christique et, parallèlement, certitude que le saint montre le Bien. Telle est, bien sûr, une des fonctions du miracle, du sur-naturel,
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de l’a-normal, de cette irruption du numineux dans la vie des hommes3. Tel est aussi le sens de nombre de discours, de sermons, de prédications. L’hagiographie en acquiert un statut quasi-scripturaire. Copier, imiter, reproduire, suivre la norme sous le regard de ceux qui prétendent l’incarner ou la surveiller. La sainteté possède donc nécessairement un caractère répétitif ; le plagiat et la réécriture ne sont en rien mal jugés. La vraie question est plutôt celle de la conformité au modèle et de la difficulté à introduire de nouvelles formes de Salut. Réfléchir sur ces questions demande un plan logique. Celui qui a été choisi pour ce colloque est simple et efficace, examinant successivement les « intentions normatives », c’est-à-dire le projet et l’utilisation pastorale lato sensu de l’hagiographie ; les rapports réciproques de l’hagiographie et de textes investis d’un autre type d’autorité (surtout diplomatique et juridique) ; enfin, la communication, le public et la réception4. Dès la première communication de ce colloque (celle de Bruno Judic), bien des questions de base sont posées. En étudiant les Dialogues, Bruno Judic a rappelé – et ce point me semble fondamental – qu’on ne peut distinguer de façon nette un public « populaire » d’un lectorat « savant et/ou lettré ». Il a aussi posé d’emblée la question de l’auctoritas de l’auteur d’un texte, quel qu’il soit (Clémentine Bernard-Valette). Le nom de Grégoire le Grand suffit-il à accréditer la valeur des renseignements consignés dans les Dialogues ? Est-il concevable que ce soit sur la seule base d’une mention dans les Dialogues, et sans recoupement quelconque de l’information, que des Francs aient entrepris l’expédition qui devait les mener au Mont-Cassin pour y emporter les reliques de Benoît et Scholastique ? Et, s’il semble indéniable que le succès de la Règle de saint Benoît doit beaucoup aux dernières lignes du livre II des Dialogues (la Règle, citée en exemple et en modèle de vie, y est qualifiée de discretione praecipua et de sermone luculenta5), cette seule mention ne peut suffire à tout expliquer ; comment un lecteur des Dialogues désireux de découvrir cette norma rectitudinis fait-il pour
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Pour cette définition, je me permets de renvoyer à Apparitions et miracles, éd. A. DIERKENS, Bruxelles, 1991 (Problèmes d’Histoire des Religions, 2) et ID., « Réflexions sur le miracle au Haut Moyen Âge », dans Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Âge. Actes du XXVe Congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public (Orléans, 3-5 juin 1994), Paris, 1995, p. 9-30. 4 Les Actes du colloque ont ordonné les communications selon une autre logique, qui tient compte de l’évolution des réflexions des organisateurs sur la question de la norme en hagiographie (cf. l’Introduction de Marie Isaïa) : hagiographie et expression des normes, hagiographie et régulation des communautés, hagiographie et normes au point de vue des genres textuels, hagiographie comme laboratoire normatif. 5 Gregorius Magnus, Dialogues, II, 36, éd. A. DE VOGÜÉ, trad. P. A NTIN, Paris, 1979 (SC, 260), p. 242-243.
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passer à la pratique et à qui s’adresse-t-il pour trouver le texte de la Règle dont on lui vante les qualités ? La piste d’une diffusion conjointe des Dialogues et de la Règle est séduisante, mais on n’a pas conservé de tels manuscrits et la tradition manuscrite ne révèle pas d’éléments concrets en ce sens. Autre question méthodologique importante : un texte hagiographique suffit-il à véhiculer une norme ou apparaît-il comme un éléments parmi d’autres d’une telle action ? Jérémy Delmulle a posé le problème à partir des allusions, dans la Vita de Césaire d’Arles, aux positions augustiniennes et aux conflits relatifs aux idées semi-pélagiennes. Une Vita farcie d’éléments polémiques sur la Grâce peut-elle emporter l’adhésion seulement parce qu’elle est censée refléter l’opinion d’une autorité morale comme Césaire ? En matière de norme, se pose aussi la question de savoir comment compléter les données hagiographiques tout en leur restant fidèle. Tout le monde reconnaît que les vertus sont utiles, mais qu’elles ne suffisent pas. Et quand le martyre devient impossible, où trouver un martyre de substitution ? Ainsi, à côté des martyres traditionnellement qualifiés de « rouge » et de « blanc », il existe une troisième voie satisfaisante (Gordon Blennemann). Il est évident que ni la mortification individuelle, ni l’imitatio Christi, ni, a fortiori, l’exercice de vertus comme la patience ou la charité ne peuvent équivaloir au martyre « rouge ». Mais qu’en est-il de cette variante neuve, basée sur les Évangiles, de la peregrinatio pro Deo, de l’exil sans espoir de retour ? Il y a là parfois une recherche quelque peu pathétique, parce que vaine, de l’imitation à tout prix du Christ et des saints martyrs. À côté de la norme définie explicitement, on peut aussi distinguer des lignes de conduite plus subtilement suggérées comme ce fut le cas de la vie modèle du prêtre carolingien. Poursuivant la voie définie par Robert Godding6 et utilisant les pistes offertes par la publication récente des Capitula episcoporum7 ainsi que du De ecclesiis et capellis d’Hincmar8, Charles Mériaux a enrichi les réflexions en évoquant aussi la circulation des textes, les échanges de manuscrits et le partage de modèles. Quant aux normes imposées sous la forme de modèles nettement présentés à un public ciblé, Anne-Marie Helvétius en a donné un exemple éloquent avec les 6
R. GODDING, Prêtres en Gaule mérovingienne, Bruxelles, 2001 (Subsidia hagiographica, 82). Les capitulaires épiscopaux carolingiens ont été édités par Peter Brommer, Martina Stratmann et Rudolf Pokorny dans les MGH, dont ils constituent une section à part au sein des Leges : Capitula episcoporum, t. I (P. Br., 1984), II (R. B. et M. Str., 1995), III (R. P., 1995) et IV (Annexes, tables, addenda et corrigenda ; R. P., 2005). 8 Hincmarus Remensis, Collectio de ecclesiis et capellis, éd. M. STRATMANN, Hanovre, 1990 (MGH, Fontes iuris Germanici antiqui in usum scholarum separatim editi, 14). Voir aussi Ph. DEPREUX & C. TREFFORT, « La paroisse dans le De ecclesiis et capellis d’Hincmar de Reims : l’énonciation d’une norme à partir de la pratique ? », Médiévales, 48 (2005), p. 141-148. 7
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deux versions conservées de la Passio de sainte Maxellende, qu’elle explique par une volonté de réforme spirituelle et institutionnelle. Elle a souligné que, dans le cas de Maxellende, les comportements normatifs suggérés, notamment grâce à l’identification avec la sainte montrée en modèle, sont, dans l’ensemble, réalisables et possibles à suivre par les moniales : injonctions relatives au refus de tout mariage terrestre, rejet des richesses temporelles, incitation aux aumônes, à la charité et au jeûne, etc. Avec Flavia De Rubeis et Pierluigi Licciardello, la Vita s’insère dans un cadre de référence plus vaste, celui de la chronique monastique ou des Gesta. Les buts de ces écrits « historiques », qui englobent inévitablement un certain nombre de Vitae abrégées, sont nombreux, mais ils sont souvent sous-tendus par des motivations idéologiques et politiques9 : sauvegarder le temporel de l’institution, préserver une mémoire orale et/ou conserver le contenu de documents jugés importants, glorifier l’institution, ses fondateurs ou les détenteurs du pouvoir, valoriser l’ancienneté, voire l’antiquité, d’une institution en s’appuyant sur des documents ou des biographies garantes de véracité. Le modèle du Liber pontificalis est certainement déterminant (Claudine Delacroix-Besnier). Le deuxième volet des communications concerne les liens – et les interactions – entre hagiographie et sources diplomatiques, juridiques et narratives. Les exposés qui se sont succédé pour montrer le renforcement mutuel de l’hagiographie et d’autres genres de textes, ont, en fait, abordé la quasi-totalité des situations possibles : la Vita intégrée dans un code de droit, dont elle contribue à remplir les lacunes ou à lever les imprécisions (Jean-Michel Picard), la Vita normée qui illustre des discussions conciliaires et/ou les justifie (Nikoletta Giantsi), la Vita accompagnant d’autres écrits pour répondre aux besoins d’un procès de canonisation (Alexis Charansonnet), l’instrumentalisation d’un personnage de référence, saint ou empereur (comme Louis le Pieux dans la communication de Rutger Kramer), présentée de manière très différente suivant les contextes particuliers, la mise en vers pour des raisons politiques et civiques d’une Vita, autorisant ainsi l’apparition de jeux de mots ou d’assonances à connotation idéologique ; ici, l’insistance sur Tournai dans la Vita versifiée d’Éleuthère/Lehire (Nancy Vine Durling),
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Voir depuis Hagiographie, idéologie et politique au Moyen Âge en Occident. Actes du colloque international du Centre d’Études supérieures de Civilisation médiévale de Poitiers, éd. E. BOZÓKY, Turnhout, 2012 (Hagiologia, 8).
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l’insertion dans une chronique de textes hagiographiques éventuellement contradictoires (Sébastien Fray) ou la conservation des copies successives de différentes versions d’une Vita, dans le but de mieux établir la mémoire des fondateurs et donc le modèle de vie à conserver pieusement (Thomas Granier pour San Vincenzo al Volturno), l’insertion et la conservation de textes normatifs (Claire Garault), juridiques – en l’occurrence des « testaments » – ou plutôt des donations entre vifs d’un genre assez particulier, voire des imprécations relatives à la sépulture – dans des textes hagiographiques (Paul Bertrand et Sylvie Joye), la constitution de recueils complets, formant de véritables dossiers, dans lesquels la Vita côtoie des actes, éventuellement faux, censés renforcer la pertinence du texte hagiographique (Eliana Magnani), la reprise, dans un texte hagiographique, d’un vocabulaire juridique ou diplomatique précis, révélant ainsi une des sources du travail hagiographique (Claire Garault, Kelly Gibson).
Après cette énumération prometteuse, je voudrais insister ici, et de façon très subjective, sur deux directions de recherche, importantes et originales. La première est suggérée par ces dossiers multiformes italiens – chroniques qui sont aussi des recueils hagiographiques et des cartulaires, qui insèrent l’hagiographie au milieu d’autres sources (Flavia De Rubeis, Pierluigi Licciardello et Thomas Granier) – qui devraient être analysées en série comme un genre très particulier de Gesta. L’hagiographie y est une source déterminante qui vise ici à rendre l’ensemble des pièces plus crédibles, dans une optique d’efficacité politico-idéologique, mais avec les manipulations que cela impose, la Vie pouvant être conservée, amputée, glosée, augmentée, réorientée, etc. La seconde concerne le jeu complexe de relations entre le texte hagiographique et le dossier dans lequel il doit s’insérer. La question a été posée avec netteté par Alexis Charansonnet quand il s’est demandé dans quelle mesure la rédaction d’une Vita peut être infléchie pour la rendre plus efficace dans le cadre d’un procès de canonisation. Autrement dit, la Vita donne sens à un dossier qui, lui-même, imprime des normes à la forme de la Vie, du sermon ou de l’homélie publiée. On est ici devant la quête d’efficacité. La situation offerte par les « testaments » étudiés par Sylvie Joye et Paul Bertrand est du même ordre. La présence d’un document diplomatique dans une Vita donne au récit hagiographique narratif un caractère supplémentaire de sérieux en l’ancrant dans une réalité indiscutable (cf. aussi Claire Garault). Réciproquement, la reprise d’éléments hagiographiques dans un texte diplomatique lui confère un statut de sainteté indiscutable. Le renforcement est réciproque et mutuel. Lors des discussions consécutives à l’exposé de Sylvie Joye et de Paul Bertrand, Marie Isaïa a insisté sur un aspect extrêmement intéressant du travail de
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l’hagiographe : celui de la constitution du dossier textuel qui, rapproché de la tradition orale, lui a permis de se renseigner sur le saint dont il voulait écrire la vie. L’hagiographe a ainsi pu insérer dans son récit le texte intégral d’un testament ou d’une charte, dans un but proche de la démarche de l’historien d’aujourd’hui quand il cite ses sources. La Vita, au même titre que les Gesta, peut alors apparaître comme un précieux conservatoire de documents écrits : comment ne pas penser ici au superbe dossier constitué par Milon d’Elnone, l’écolâtre de l’abbaye de Saint-Amand dans la seconde moitié du IXe siècle ? Après avoir rédigé une Vita metrica d’Amand basée sur la Vita traditionnellement considérée comme prima, il s’est mieux renseigné sur Amand, il publie le « testament » du saint et une lettre pontificale de Martin Ier ; il tente une réflexion chronologique ; il redécouvre une Vita antiqua précédant la Vita prima seule connue à Elnone. Ce dossier apparaît comme le rassemblement des « preuves » qui donnent une valeur et une pertinence nouvelle à la Vita du père fondateur de l’abbaye10. On est ici à la confluence des différentes sections prévues par les organisateurs du colloque : hagiographie et droit, hagiographie et histoire, hagiographie et actes de la pratique. Marie Isaïa a évoqué la possibilité, assurément bienvenue, d’organiser un nouveau colloque autour du travail historique de l’hagiographe et de sa pratique « historienne »11. Ce faisant, on retourne à un autre type de recherche : l’étude du manuscrit en soi, comme représentatif d’un état de la réflexion ou comme corpus de documents appelés à jouer, ensemble, un rôle normatif. Ont ainsi été cités les manuscrits Paris, BnF, fr. 24430 (Tournai), Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Barb. lat. 2724 (San Vincenzo al Volturno) et Semur-en-Auxois, Bibliothèque municipale 1 (libellus de Saint-Jean de Réome). Dans ce type de manuscrit rassemblant des textes de natures parfois très différentes, le plus littéraire côtoie le narratif hagiographique et le texte de spiritualité accompagne le document diplomatique, éventuellement un faux ou un acte vrai interpolé. Reste le troisième volet, capital, consacré à la communication, étroitement liée à la question du public. Il s’agit ici de communication avec une intention normative et/ou exemplaire : Vie, sermon, prédication, homélie, mais aussi 10 C’est ce dossier qui introduit les belles conclusions générales de Marie Isaïa et Thomas Granier, ci-après ; Ch. MÉRIAUX, « Hagiographie et histoire à Saint-Amand : la collection de Milon († 872) », dans « Rerum gestarum scriptor ». Histoire et historiographie au Moyen Âge. Mélanges Michel Sot, éd. M. COUMERT, M.-C. ISAÏA, K. K RÖNERT, S. SHIMAHARA, Paris, 2012, p. 8798 ; A. DIERKENS, « Notes biographiques sur saint Amand, abbé d’Elnone et éphémère évêque de Maastricht († peu après 676) », dans Saints d’Aquitaine. Missionnaires et pèlerins du Haut Moyen Âge, éd. E. BOZÓKY, Rennes, 2010, p. 63-80. 11 Voir déjà Manuscrits hagiographiques et travail des hagiographes, éd. M. HEINZELMANN, Sigmaringen, 1992 (Beihefte der Francia, 24) et, dans ce volume, surtout Fr. DOLBEAU, « Les hagiographes au travail. Collecte et traitement des documents écrits (IXe-XIIe siècles) », p. 49-76.
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images lato sensu, sans parler de la tradition orale, des récits, des chansons, voire de la fama en général. Quelle langue utiliser (Marieke van Acker12) ? Une langue compréhensible directement ? Une langue dont certains éléments et la structure peuvent être compris aisément (c’est, par exemple, le cas du latin pour des populations romanophones13) ? Une langue largement incomprise, voire incompréhensible par les auditeurs (on pense au latin pour des populations germanophones non instruites) ? Ce qui renforce l’intérêt de l’hagiographie en langue vernaculaire, assez peu traitée durant ce colloque à l’exception de l’étude de Françoise Laurent. Ce qui permet d’évoquer la question, récemment revalorisée, de la réécriture hagiographique14. Il peut s’agir d’une question essentiellement formelle (une Vita en latin mérovingien récrite en « bon » latin carolingien classicisant15), avec le risque que la réécriture, touchant à l’aspect linguistique et requérant une plus grande précision ou un usage plus correct du vocabulaire, conduise à une moins grande accessibilité du texte pour un vaste public (Rémy Verdo)16. Mais la réécriture peut aussi, évidemment, offrir une excellente occasion d’adapter le fond du récit, notamment en l’actualisant (Kelly Gibson). La communication, pour être efficace, doit mettre en place des moyens pédagogiques adaptés, par exemple en multipliant les assonances et les jeux de mots (le nom de « Tournai » dans le manuscrit de Paris, BnF, fr 24430, déjà mentionné plus haut), en jalonnant et modélisant la narration par l’apparition signifiante de noms – anthroponymes (Arnaud Lestremeau) ou toponymes (Nancy Vine Durling) – qui accrochent le récit à un cadre géographique connu, en utilisant au mieux les possibilités oratoires offertes par le langage parlé (Marieke van Acker). Du point de vue de la communication, comment ne pas insister particulièrement sur l’exposé, original et prometteur, d’Alessia Trivellone relatif à l’iconographie comme source à part entière de l’hagiographie et de la normalité (indi12 Voir aussi sa thèse, M. VAN ACKER, Ut quique rustici et inlitterati hec audierint intellegant. Hagiographie et communication verticale au temps des Mérovingiens (VIIe-VIIIe siècles), Turnhout, 2007 (Corpus christianorum, Lingua Patrum, 4). 13 Voir par exemple, le livre classique de M. BANNIARD, Viva voce. Communication écrite et communication orale du IV e au IXe siècle en Occident latin, Paris, 1992 (Collection des Études Augustiniennes. Série Moyen Âge et Temps Modernes, 25). 14 Voir diverses études de Monique Goullet, surtout La réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval : transformations formelles et idéologiques, éd. M. GOULLET et M. HEINZELMANN, Ostfildern, 2003 (Beihefte der Francia, 58) ; E AD., Écriture et réécriture hagiographiques. Essai sur les Vies de saints dans l’Occident médiéval, Turnhout, 2005 (Hagiologia, 4). 15 Voir par exemple K. HEENE, « Merovingian and Carolingian Hagiography : Continuity or Change in Public Aims ? », Analecta Bollandiana, 107 (1989), p. 415-428. 16 K. HEENE, « Audire, legere, vulgo. An Attempt to Define Public Use and Comprehensibility of Carolingian Hagiography », dans Latin and the Romance Languages in the Early Middle Ages, éd. R. WRIGHT, London, 1992, p. 146-163.
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recte) ? Elle a montré en effet que, du point de vue historique, l’iconographie pouvait évoquer, en les illustrant, des faits historiques dont tout souvenir écrit avait disparu. Ici, il s’agit de la question passionnante des « vraies » origines de l’abbaye de Cîteaux, totalement occultées par la politique de réécriture destinée à faire oublier les idées non conformes à la vision bernardienne de l’Ordre. On découvre, par l’iconographie de manuscrits surtout conservés à la Bibliothèque municipale de Dijon (dont la célèbre Bible d’Étienne Harding), la spiritualité de Cîteaux dans le premier quart du XIIe siècle, une orientation mariale exacerbée, avec des modèles monastiques inattendus (comme saint Jérôme) et avec des personnalités-clés dont le rôle a ultérieurement été délibérément minoré (Étienne Harding). Ces manuscrits antérieurs à l’omniprésence de Bernard continuent à constituer des sources d’inspiration, des modèles de comportement et des normes d’une vie bénédictine réformée. Dans sa communication liminaire, Marc van Uytfanghe avait mentionné, en passant, que l’iconographie était un élément essentiel de la communication verticale. On en a ici un parfait exemple. Il ne fait, en effet, aucun doute qu’avec les Vitae figurées (peintures murales, sculptures, enluminures, etc.), nous nous trouvons devant une entreprise hyper-normative, mais discrète tout en restant lisible17. Le colloque s’est enrichi de deux exposés montrant l’importance « en creux » de la normativité et qui ont ouvert des pistes à poursuivre : l’un traitait des normes proposées mais peu, voire non suivies (Anne Wagner)18 ; l’autre, des normes refusées, mais pour lesquelles la transgression délibérée fait partie du discours normatif (Anne Lafran et l’inceste). En permanence, dans ce beau colloque, l’attention a été portée sur des points de méthode. Pour clôturer ces réflexions conclusives, comment ne pas insister une fois encore sur le danger de la surinterprétation des seules données textuelles, en oubliant l’argument du bon sens, la force de la tradition orale et la possibilité de transmission non écrite, notamment figurée ? Et comment ne pas fustiger la pesanteur de concepts périmés et inopérants, voire fallacieux, en matière d’hagiographie, comme l’idée, absurde et anachronique, que le culte des saints serait de nature populaire et étranger à une culture savante ?
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Dans le même sens, A. D IERKENS, « L’essor du culte de saint Walhère à Onhaye : fin du ou fin du XV e siècle ? », Revue d’histoire ecclésiastique, 82 (1987), p. 28-43. Dans le même sens, voir, par exemple, les idées, rapidement abandonnées, de saint Augustin en matière de pratiques funéraires, d’inhumations ad sanctos, de reliques : Y. DUVAL, Auprès des saints, corps et âme. L’inhumation ad sanctos dans la chrétienté d’Orient et d’Occident du IIIe au VIIe siècle, Paris, 1988. XII e 18
Normes et hagiographie. Bilan et perspectives Marie-Céline ISAÏA Thomas GRANIER Le 6 octobre 2010, en conclusion du colloque dont les actes sont ici édités et qu’il avait si gentiment accepté de clore, Alain Dierkens attirait l’attention sur l’extrême intérêt que présentent pour notre propos les suppléments apportés par Milon d’Elnone à la tradition hagiographique de saint Amand dans la deuxième moitié du IXe siècle1. Milon ajoute au noyau primitif des textes supplémentaires, dont un document précédé d’une introduction qui mérite d’être lue in extenso : Martin, comme on le lit dans les gestes des papes, fit venir et réunit dans la ville de Rome cent cinq évêques pour tenir un concile… Ils condamnèrent… ceux qui avaient osé s’opposer aux définitions des Pères… et les frappèrent d’anathème. En outre, le très-saint pape Martin fit recopier les décisions de ce concile, les envoya dans tous les territoires d’Orient et d’Occident et les propagea par l’intermédiaire des croyants orthodoxes. C’est l’une de ces copies authentiques des actes sur des feuilles de papyrus, qu’il adressa à notre père l’évêque Amand qu’il chérissait particulièrement, puisque c’était par le zèle sans faille d’Amand que la proclamation de cette même foi très sainte et sans altération avait été annoncée aux Églises des Gaules. En outre, à la fin de ce volume – qui se présente assurément comme un unique corpus mais qui est partagé en cinq livres ou parties – ce Martin dont il est question, évêque du saint siège apostolique, adressa encore à l’intention de l’homme de Dieu une lettre particulière pour lui exposer les décisions conciliaires en même temps que l’affection bienveillante qu’il lui portait, pour l’avertir de ne pas renoncer, oppressé par les angoisses et les tourments, au pieux dessein de son esprit 1
Voir les réflexions conclusives d’Alain Dierkens supra, qui renvoie en notes à la meilleure bibliographie récente sur Milon et Amand, soit Ch. MÉRIAUX, « Hagiographie et histoire à SaintAmand », dans Mélanges Michel Sot, Paris, 2012, p. 87-98 et A. DIERKENS, « Notes biographiques sur saint Amand, abbé d’Elnone », dans Saints d’Aquitaine, Rennes, 2010, p. 63-80. Nous parlons ici de « tradition hagiographique » pour ne pas entrer dans le détail des textes relatifs à Amand qui préexistent à l’écriture de Milon. Ce qu’on continue à appeler la Vita Amandi Ia (BHL 332) en effet a été précédée d’une Vie plus ancienne, qu’étudient A. VERHULST et G. DECLERCQ, « L’action et le souvenir de saint Amand en Europe centrale. À propos de la découverte d’une Vita Amandi antiqua », dans Aevum inter utrumque. Mélanges offerts à Gabriel Sanders, éd. M. VAN UYTFANGHE et R. DEMEULENAERE, Den Haag, 1991, p. 503-526. Milon pour sa part n’écrit pas à proprement parler une autre Vie d’Amand en prose mais des compléments historiques (BHL 339-341) appelés un peu vite Vita IIa, un récit de translation (BHL 342) et des sermons (BHL 341, 343a et b), qui ont été édités ensemble par B. K RUSCH, MGH SRM 5, p. 450-483. Normes et hagiographie dans l’Occident latin (VIe-XVIe siècle), éd. par Marie Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Turnhout, 2014 (Hagiologia, 9), p. 489-499 © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.HAG-EB.5.105099
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et surtout pour prendre soin de l’exhorter, par des paroles encourageantes, à supporter les pénibles tribulations que des prêtres, diacres et autres ministres de l’office sacerdotal lui infligeaient en ennemis de la divine religion. Devant les actes et les crimes de ces hommes, incurables débordements qui ne firent par la suite que croître et s’aggraver, comme le comprennent clairement ceux qui lisent sa Vie, Amand alla jusqu’à quitter la chaire épiscopale qui lui avait été confiée et partit pour d’autres lieux, après avoir secoué la poussière de ses pieds pour dénoncer ceux qui avait méprisé ses avertissements, selon le précepte du Seigneur dans l’évangile… Mais pour que notre affirmation au sujet de cet échange soit confirmée, le nuage du doute dispersé, il est bon d’adjoindre à notre discours la susdite lettre du pape lui-même adressée à saint Amand – ceci pour preuve2.
Et Milon de joindre à la Vie la lettre pontificale dont il vient de donner l’analyse. Deux remarques s’imposent. La première est que la lettre n’apporte pas seulement à la Vie l’appui rassurant d’une autorité prestigieuse : ce n’est pas un argument d’autorité dont le lecteur trop curieux découvrirait bien vite l’inanité en se reportant à l’original. Au contraire, dans la lettre, Martin s’explique longuement sur les points qui ont seulement été résumés, mais non déformés par Milon : l’importance de la prédication d’Amand, l’hostilité du clergé gaulois, le soutien reçu du roi mérovingien Sigebert. La démonstration logique de Milon se conforme donc à ce que sont aujourd’hui nos exigences scientifiques en matière de discours historique : la synthèse du moine d’Elnone est fondée sur des documents fiables, que l’auteur peut citer comme des annexes justificatives. Dans ce même ordre d’idées, on peut noter que Milon fait attention à situer le document dans le contexte historique très bien délimité du pontificat de Martin Ier 2
…supranominatus Martinus… sicut in gestis pontificalibus legitur, misit et congregavit in urbe Roma episcopos centum et quinque et fecit synodum…Et condemnaverunt… qui…praesumpserunt paternis definitionibus contraire… anathematis ultione perculsi sunt. Praeterea Martinus papa beatissimus faciens exemplaria praedicti voluminis synodalis, per omnes tractus Orientis et Occidentis direxit eaque per manus ortodoxorum fidelium disseminavit. Cuius etiam exemplar in papireis scedis editum patri nostro, sibi dilectissimo pontifici direxit Amando, quatenus ipsius industriosa sollicitudine eiusdem sacrosanctae et intemeratae fidei promulgationes Galliarum ecclesiis vulgarentur. In huius insuper fine voluminis, quod uno quidem corpore, sed quinque incisionibus librorum divisum est, saepedictus Martinus episcopus sanctae sedis apostolicae etiam specialem epistolam viro Dei transmisit Amando, per quam decreta synodalia suamque erga ipsum benignam dilectionem satis abundeque monstravit, ac ne adflictionum angoribus coartatus a pio mentis suae proposito recederet, admonuit et sermonibus insuper exhortatoriis ad tolerantiam tribulationum, quibus a contrariis divinae religioni presbiteris seu diaconibus aliisque sacerdotalis officii ministris gravabatur, animare studuit. Pro quorum postea augescentibus in deterius sceleratorum actuum incorrigibilibus excessibus, sicut librum vitae eius legentibus liquet, etiam cathedram episcopii sibi commissi deseruit, pulveremque pedum suorum super contemtores suae praedicationis iuxta euangelicum Domini praeceptum in testimonium illis excutiens, ad loca alia demigravit… Ut vero praedictae locutionis nostrae adsertio, deterso dubietatis nubilo, confirmetur, praefatam epistolam eiusdem papae ad beatum Amandum directam huic nostro sermoni subiungere placuit, cuius iste modus est. Milo Elnonensis, Vita IIa Amandi, BHL 399, MGH SRM 5, p. 451-452.
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(m. v. 655) et de ses démêlés avec les hétérodoxes de Constantinople ; il ajoute une série de détails proprement diplomatiques sur le support de la lettre, « des feuilles de papyrus », et son inclusion à la fin d’un ensemble documentaire cohérent qu’il semble avoir sous les yeux, la copie authentique des actes originels du concile du Latran (649). Là encore, Milon n’agit pas différemment des historiens, qui n’ont pas attendu Mabillon pour savoir que le contexte diplomatique en dit long sur la fiabilité des sources consultées. Le document, c’est la deuxième remarque, n’est pas inclus dans la Vita proprement dite : peut-être parce qu’elle suit le modèle antérieur de la Vita Ia que Milon ne veut pas bouleverser, peut-être pour préserver une unité de ton. Hincmar de Reims, contemporain de l’hagiographe de Saint-Amand, croit par exemple nécessaire d’excuser les ruptures de style qu’un lecteur attentif observerait dans sa Vie de saint Remi : elles sont dues, plaide-t-il, à la copie ne varietur de documents d’époques et d’auteurs différents3. L’excuse est difficile à comprendre dans toutes ses implications retorses, parce qu’elle sert surtout à Hincmar d’occasion pour insister sur son honnêteté intellectuelle : oui, il a eu recours à des sources que tous ignorent sauf lui, mais il ne les a jamais modifiées… Pour ce qui nous importe, la rhétorique controuvée d’Hincmar montre surtout qu’il est anormal d’insérer des documents dans une Vita, alors qu’il est possible de les mettre en pièces jointes – ce que fait le même Hincmar avec le testament de son saint Remi4. Pour autant, les éléments ajoutés ne sont pas isolés du noyau hagiographique initial : l’auteur prend soin de tisser entre son texte et les pièces annexes les liens de renvois explicites. Il envisage et espère une circulation du centre hagio-biographique vers les pièces justificatives et retour. Milon ne fait rien d’autre quand il signale que les archives d’Elnone conservent encore le testament de saint Amand, qui confirme ce que l’hagiographe veut que l’on sache de ses dernières volontés : « Donc Amand s’établit dans ce lieu… et son corps y reçut sa sépulture du fait de l’obéissance de ses disciples : Amand en avait décidé ainsi, selon les termes du testament vénérable, écrit à cette fin,
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« [J’ai écrit cette Vie à partir] des informations que j’ai trouvées à son sujet dans les histoires que les anciens ont publiées, des éléments disparates que j’ai relevés sur des feuilles éparses, mais aussi de ces faits dont j’ai pris connaissance par la tradition orale et que j’ai remis en ordre. Dans tous ces passages, que la variété du style ne gêne pas le lecteur, puisque j’énumérerai comme je les aurai trouvés ce que je tiens des histoires de nos ancêtres comme ce que j’ai trouvé dans les pages anciennes. » …et sic tam ea quae in historiis a maioribus editis de illo inueni, quam et illa que in diuersis scedulis dispersa repperi, uerum et illa in serie digerens quae uulgata relatione percepi… In quibus omnibus lectorem stili diuersitas non perturbet, quoniam ea que de historiis maiorum assumam et ea quae in antiquis scedulis repperiam ita, ut inuenta fuerint, ponam. Hincmarus Remensis, Vita s. Remigii, éd. B. K RUSCH, MGH SRM 3, p. 252. 4 Voir l’article de Sylvie Joye et Paul Bertrand, p. 293-307.
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qui a jusqu’à présent été conservé dans les archives de notre monastère »5. Il faut naviguer d’un texte à l’autre puisqu’ils s’éclairent mutuellement, comme la lettre du pape Martin ne se comprend bien que pour ceux « qui ont lu la Vie d’Amand ». Or, la transformation d’une simple Vie en un dossier documentaire complet, avec des renvois internes, n’est pas seulement l’œuvre d’un hagiographe, peut-être scrupuleux, mais bien seul. À Elnone, elle se traduit au contraire par la création collective d’au moins trois objets exceptionnels, trois manuscrits qui rassemblent les principales pièces relatives à saint Amand et qui sont aujourd’hui conservés et mis en valeur par la Bibliothèque municipale de Valenciennes6. Le plus récent est un manuscrit composite qui unit la Passio de saint Étienne et le dossier de saint Amand à des pièces plus brèves, essentiellement des sermons. Parmi les pièces jugées indispensables alors figurent le testament de saint Amand auquel Milon fait référence (fol. 114-115v) et qu’annonce une table des matières assez détaillée (Petitio seu adjuratio sancti Amandi de corpore suo, fol. 76v), ainsi que la lettre du pape Martin (fol. 100v-104). Ces pièces se trouvaient dans un manuscrit plus ancien, le n° 502 des années 1066-1107, qui contient après la Vita prima le même dossier réuni par Milon, dont la lettre de Martin aux fol. 34r-37v et le testament d’Amand (fol. 124v-125v). Les manuscrits 501 et 502 se distinguent du manuscrit 500 par leur volonté de s’en tenir au seul sujet d’Amand. Le résultat de cette focalisation est que la matière hagiographique qu’ils contiennent devient matière à histoire : les manuscrits constituent une somme résumant les conditions de la création d’Elnone pour le situer dans une histoire précise. Le lecteur qui les parcourt connaît la biographie du fondateur de Saint-Amand, mais aussi la qualité des relations que le monastère entretient avec les rois francs, Dagobert d’abord, puis Charles le Chauve qui reçoit la dédicace de la Vie en vers de Milon, dans une scène soigneusement figurée7. Or si l’histoire est révolue, on peut en tirer des leçons actuelles. Milon avait commencé son Supplément par l’énoncé de cette vérité générale : Amand était tenu en si haute estime par ses contemporains qu’il recevait sans cesse les dons de leur largesse ; le copiste du XIIe siècle qui reprend cet éloge le met en
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Praedicto igitur in loco, quia amplius ipsum ceteris a se constructis diligendo excoluit, etiam corpusculum ipsius discipulorum suorum obsequio tumulum sumpsit, sicut etiam testamento terribili scripto pro hac re, quod in archivo nostri monasterii hactenus servatur, decrevit. Milo Elnonensis, Vita IIa Amandi, p. 471. 6 Valenciennes, Bibliothèque municipale 500, 501 et 502, les deux premiers du XIIe, le dernier de la fin du XIe siècle, voir A. F. LIÈVRE et A. MOLINIER, Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, t. 25, Paris, 1894, p. 400-405. Les manuscrits sont lisibles en ligne sur http://bibebook.valenciennes.fr/ 7 Valenciennes, Bibliothèque municipale 502, fol. 73.
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valeur par des initiales ornées8, qui signalent sans doute l’incipit, mais aussi la pertinence permanente de cet appel à la générosité des grands : « Car les rois, les reines et de nombreux hommes illustres eurent soin de lui témoigner largement la grâce de la vénération et l’enrichirent de leurs biens avec largesse alors qu’il vivait encore en son corps. Ils se réjouissaient de lui donner avec une révérence très fidèle leurs domaines comme leurs propriétés et leurs biens patrimoniaux, conscients qu’il était le serviteur du Seigneur9. » Le lecteur apprend de même en tournant les pages l’intérêt précoce que les papes ont porté à Elnone, la présence au monastère de reliques souverainement efficaces, le dynamisme des abbés commanditaires des manuscrits. L’hagiographie serait-elle devenue une simple référence historique et historiographique ? Le même dossier relatif à saint Amand montre qu’il n’en est rien. Milon, toujours lui, réfléchit à ce que l’exemple du saint peut représenter comme incitation aux vertus pour ses confrères : il leur prêche l’imitation d’Amand, lui-même imitateur du Christ, quand il relate son triomphe au ciel. Il [Amand] a mérité de parvenir à la joie de son maître, pour laquelle ce même Seigneur l’avait prédestiné avant la création du monde et inscrit au Livre de vie. Dieu l’a en outre accueilli, après avoir envoyé à sa rencontre les troupes angéliques, et a placé sur sa tête la couronne… Et lui, Amand, a été fait cohéritier du royaume des cieux et il a été uni aux troupes de tous les saints dans la cité admirable. [Suit une méditation sur la Jérusalem céleste sur le modèle de l’Apocalypse.] C’est là que Marie brille parée de pierres sans égales, dans la modestie sans tâche de la virginité et l’enfantement sans faute de son Créateur, environnée de toute part du chœur des vierges ; là que sont Abraham et les autres patriarches avec tous les apôtres, Abel le juste avec les martyrs du monde entier, Moïse et Aaron avec les prêtres, Samuel avec tous ceux qui invoquent le nom du Seigneur, David et les autres prophètes avec tous ceux qui psalmodient : ils exultent de la joie d’avoir revêtu l’immortalité, il brillent de l’éclat resplendissant de leurs couronnes et de leurs vêtements, ils chantent les louanges melliflues du dispensateur de tout bien, ce peuple saint dont le Seigneur est Dieu. Saint Amand, uni à ces grands aristocrates du ciel, revêtu des ornements épiscopaux, reconnu aux palmes victorieuses est dans sa gloire, la tête ceinte de diadèmes d’or et de pierres précieuses ; il repose dans des sièges moelleux aux montants profonds et, le sol de ce monde sous les pieds, il exulte aujourd’hui dans des lits que nul ne saurait décrire. Pour que nous méritions de devenir membres de ce royaume, nous devons le demander en priant, par8
Valenciennes, Bibliothèque municipale 502, fol. 31. Nam reges et reginae pluresque illustres uiri ei uenerationis gratiam plurimum impendere studuerunt et de facultatibus suis uiuo adhuc illum in corpore manentem non modice ditauerunt. Villas quoque et praedia ac proprias hereditates cognoscentes eum seruum esse Domini fidelissima deuotione ei se conferre gaudebant. Milo Elnonensis, Vita IIa, p. 450.
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venir sur son seuil en menant une vie juste, pousser sa porte en persévérant dans les œuvres bonnes et réclamer le patronage d’un tel père, pour mériter de le rejoindre. Ne doutons pas qu’il répondra favorablement aux pieux désirs de ses fils, si nous ne devenons pas des dégénérés et que nous ne refusons pas de suivre ses traces10.
Dans les mêmes manuscrits qui constituent des dossiers complets sur le passé d’Elnone, les sermons de Milon donnent au souvenir d’Amand toute sa force exemplaire : il faut, dit Milon, suivre les pas d’Amand, sans s’arrêter à la distance des temps ou des lieux, pour entrer avec lui dans une relation filiale spiritualisée. Entre le père et ses fils en effet, ce n’est pas le passage du temps que matérialise l’expression de la différence de générations, mais l’affection de l’un et l’obéissance attendue des autres, c’est-à-dire une attitude morale et non temporelle. La description du royaume des cieux repose en effet tout entière sur la mise en scène d’un présent d’éternité où tous les saints coexistent, selon un ordre de dignité qui ne doit plus rien à la chronologie. Comme eux, Amand « fleurit » (vernat) dans un printemps sans été que résume le mot hodie, « aujourd’hui ». Autant la ou les Vies d’Amand mettent en scène un jadis daté, dont Milon s’efforce de préciser la chronologie11, autant ses sermons incitent à l’imitation actuelle : la morale n’a pas d’époque et la récompense de la vie vertueuse est l’éternité elle-même. Or, cette prédication actuelle n’utilise pas Amand comme une figure connue, qui n’aurait plus besoin d’être présentée, mais renvoie directement aux épisodes que contient sa Vie, dans un va-et-vient qui suppose une circulation intellectuelle et spirituelle entre textes hagiographiques et textes bibliques. Milon tou10 Pro tantis ergo et talibus servitutis obsequiis ad Domini sui gaudia pervenire meruit, ad quae ante mundi constitutionem eum idem Dominus praedestinavit et in libro vitae adscripsit. Praeterea, missis obviam coetibus angelicis, excepit atque eius capiti coronam inposuit… Quem insuper caelestis regni consortem effecit sanctorumque omnium coetibus in illa mirabili civitate coadunavit… Fulget ibi Maria geminis ornata privilegiis, pudore intemeratae virginitatis et creatoris sui partu honorabilis, omni ex parte choris stipata virgineis. Hic Abraham et reliqui patriarchae cum apostolis omnibus, Abel iustus cum universis martyribus, Moyses et Aaron cum sacerdotibus, Samuhel cum reliquis nomen eius invocantibus, David et ceteri prophetae cum cantoribus, ovantes adeptae inmortalitatis gaudiis, fulgentes coronis atque stolis candidissimis, tantorum largitori bonorum laudibus canunt mellifluis, beatus populus, cuius dominus Deus eius. Quibus caeli senatoribus beatus Amandus copulatus, ornamentis infulatus pontificalibus, palmis fultus vernat victricibus, redimitus auratis gemmatisque diadematibus, in mollibus fulcris celsisque recubat sedilibus, atque ipsum mundi huius solem habens sub pedibus, in tam ineffabilibus hodie laetatur cubilibus. Huius regni consortium ut percipere mereamur, orando petamus introitumque ipsius bene vivendo quaeramus ianuamque illius in bonis operibus perseverando pulsemus atque, ut illud adipisci mereamur, patrocinia tanti patris requiramus. Nec dubium, quia favebit piis filiorum suorum desideriis, si non degeneres effecti eius sequi vestigia neglegamus. Milo Elnonensis, Sermo in transitu sive depositione, BHL 341b, p. 467468. 11 En BHL 341, remarquable effort de mise en concordance des différents calendriers que maîtrise Milon.
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jours, après avoir comparé Amand à Adam, à Abraham, etc. le compare au jeune homme riche de l’évangile, puis élargit son propos à d’autres personnes ou types, connus par l’hagiographie : En effet, il n’y a pas un seul des saints dont nous lisons les Vies qui se soit défait des nœuds des liens et des chaînes, selon ce précepte, avec plus de courage que lui : car il ne mit aucun retard à la vente et à la distribution [de ses biens], comme s’il s’agissait d’éviter un désastre imminent ; il s’enfuit loin des biens paternels et, jetant au monde ce qui lui appartenait, il se rendit lui-même à son Créateur. Aussi est-il l’imitateur de ces généraux en chef des chrétiens, de ces colonnes de l’Église, de ces portiers du Ciel, de Pierre, dis-je, d’André, de Jacques et de Jean, à qui il ne l’a cédé en rien12.
Au début de son sermon, Milon théorise le recours à des modèles incarnés plutôt qu’à des principes généraux pour progresser dans la vie chrétienne : Sur la terre des vivants, ce n’est pas par Moïse le législateur qu’on est introduit – car la Loi, comme le dit l’Apôtre, ne mène personne à la perfection – mais par Jésus le guide du peuple chrétien… Si donc, frères, nous souhaitons parvenir aux joies du ciel, qu’a atteintes avant nous saint Amand, mettons-nous en marche sur les traces de ses actions, sur le chemin qu’il aura tracé, et dans ses pas suivons ce chemin très étroit dont il nous aura démontré qu’il est praticable13.
Dans cette introduction de méthode, Milon semble expliquer que la vie d’Amand va lui servir de référence pour un enseignement moral. En vérité, il justifie plutôt le rapprochement qu’il opère tout au long de son discours entre la Vie et les Écritures : il est légitime de comparer Amand aux saints de l’Ancien et du Nouveau Testament qui l’ont précédé selon les habitudes de l’exégèse typologique puisque Dieu n’a jamais enseigné son peuple autrement que dans une histoire humaine vécue. L’exemple du dossier d’Amand n’a pas pour but de résumer à lui tout seul les enseignements des travaux présentés dans ce volume. Il montre plutôt le point
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Nemo enim sanctorum, quorum vitas legimus, illius praecepti vinculum ligaminum nodis fortius quam iste absolvit, quippe qui moras distrahendi ac distribuendi non ferens, quasi inmane praecipitium vitaret, a rebus paternis aufugit, reiciens mundo, quae sua sunt, se ipsum auctori suo restituit. Ipsos etiam primipelares christianorum et ecclesiae columnas ac caeli ianitores, Petrum dico et Andream, Iacobum et Iohannem, nec in dextram nec in sinistram declinans, imitatus est. Sermo in transitu sive depositione, BHL 341b, p. 465. 13 In quam non a Moyse legis latore intromittitur, – neminem enim lex, ut ait apostolus, ad perfectum adduxit, – sed a Iesu vero christiani populi ductore… Si igitur, fratres, cupimus ad gaudia pervenire caelestia, ad quae beatus Amandus antecessit, attendamus, quibus actionum gressibus viam illo ducentem incesserit, quibusque passibus illam semitam nimis artam nobis meabilem monstraverit. Ibid., p. 463.
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auquel nous sommes parvenus au terme de ce long travail de conception puis d’écriture partagées : en posant la question simple de la part prise par l’hagiographie dans la création de normes en Occident au Moyen Âge, nous sommes en fait renvoyés à ses liens consubstantiels avec l’histoire. Comme l’histoire sainte d’abord, l’hagiographie offre des normes de comportement : la dimension exemplaire de ces textes, que nous avions voulu tenir à l’écart de notre étude, est néanmoins revenue avec force dans de nombreuses communications. L’un de leurs mérites principaux est de démontrer que le fonctionnement exemplaire des sources hagiographiques ne vient pas de leur composition d’après des modèles de sainteté prédéfinis : il repose plutôt sur la pratique des techniques exégétiques par les auteurs de sermons, qui prennent l’habitude de définir des vertus par la mise en parallèle de plusieurs types qui les incarnent. De ce fait, le pouvoir normatif de l’hagiographie s’exprime avec d’autant plus de force dans le domaine de l’éthique qu’elle est moulée sur les méthodes d’écriture bibliques puis qu’elle est intégrée dans des œuvres d’édification, des sermons à lire et à méditer autant que des enseignements réellement prêchés. De plus, les sources hagiographiques expriment ce que pourraient être des normes communautaires parfaites en recourant à un passé idéalisé. L’hagiographie est par excellence le genre littéraire qui convient pour écrire une histoire des origines, dès lors qu’on veut que cette histoire joue pleinement un rôle de mythe. Les normes s’appellent alors « usages primitifs ». Elles s’expriment au présent comme des incitations à un retour en arrière, une reformatio qui dit la nostalgie d’un passé révolu où tout était plus beau et plus parfait. L’histoire n’est pas à proprement parler ce regard plein de regret vers le passé, mais elle partage avec l’hagiographie l’idée que les pratiques anciennes peuvent inspirer des usages actuels. L’histoire modèle le présent, qu’elle compare implicitement aux faits qu’elle évoque. Pouvant parfois partager avec la norme et le droit l’expression d’un message atemporel ou intemporel, l’hagiographie peut donc se faire terrain privilégié pour exprimer et produire une norme, c’est-à-dire porter un regard anhistorique sur ce que doit ou devrait être la société des chrétiens. Comme l’écriture historique, l’hagiographie est encore confrontée à une exigence de fiabilité et de véracité. Elle cite ses sources, produit des documents, les agence en dossiers. On ne peut manquer de remarquer l’éclosion quasi-simultanée des grandes entreprises de justification multiple (historique, juridique, diplomatique) dans lesquelles les saints et le discours hagiographique jouent un rôle central dans l’élaboration normative, qu’il s’agisse des manuscrits sur Amand conservés à Valenciennes ou des grands cartulaires-chroniques italiens – le manuscrit 1 de Semur-en-Auxois, à la constitution plus largement étalée dans le temps, est en partie contemporain. L’association de pièces ordinairement classées dans des genres tenus pour distincts révèle l’importance
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du critère de vérité dans le discours normatif : pour poser une norme, il faut d’abord dégager une vérité incontestable. Dans les dossiers hagiographiques, cette dernière repose le plus souvent sur le critère de l’authenticité démontrable – authenticité par conséquent forgée si besoin est. Écritures hagiographique et historique recourent donc largement aux mêmes techniques. Ce recours aux mêmes méthodes cependant, et sensiblement dans les mêmes années, ne doit pas masquer un écart constant : les actes que reproduisent les cartulaires-chroniques sont à la fois des jalons historiques et des preuves juridiques. Les actes qui apparaissent en annexes des Vitae ressemblent parfois davantage à des témoins de moralité, des arguments de vraisemblance ou des monuments antiques qui confèrent prestige et autorité. Car le texte hagiographique flirte avec le sacré de plus près que les sources historiques : les testaments des saints qu’il produit sont peut-être des arguments dans des querelles de voisinage – ce sont surtout des talismans et des reliques, dont l’efficacité normative repose davantage sur l’autorité du saint toujours vivant que sur l’authenticité de sa signature passée. Ce détour par l’autorité des saints, autorité dont l’écriture historique peine à se parer, explique en définitive pourquoi il est possible que des sources hagiographiques servent parfois à créer des normes juridiques, au sens le plus strict que cette expression peut prendre. Quand l’histoire d’un saint légitime littéralement un usage, le transforme en loi, ce n’est pas parce que le saint a montré l’exemple de cette bonne pratique, qu’on chercherait à généraliser : c’est parce que le saint a le pouvoir et l’autorité nécessaires pour métamorphoser ce qui n’est qu’une convention humaine en une véritable loi, par définition divine. Tous les auteurs de ce volume restent bien conscients que les saints et les discours hagiographiques ne contribuent que dans une proportion souvent minime à l’élaboration des normes qui régissent les sociétés médiévales. Mais, au cours des travaux préparatoires au colloque, des réflexions communes et discussions et de l’achèvement des versions écrites enfin réunies, nous avons mis en évidence certains processus d’élaboration des normes par l’hagiographie, processus forts, réussis, dont certains ont eu un héritage durable ; nous avons surtout, ce qui était moins attendu, relevé nombre de processus fragiles, incomplets, interrompus, modifiés, renouvelés, parfois entièrement renversés lorsqu’une nouvelle norme vient se substituer à une autre. Si ce volume, par ce détour, n’avait servi qu’à contester l’idée reçue selon laquelle l’hagiographie est rétive aux changements, discours tissé de lieux communs immuables et de traditions répétitives, s’il avait pu contribuer à la faire apparaître comme l’un des laboratoires médiévaux les plus féconds, celui où s’essaient mille solutions de régulation sociale, nous n’aurions pas entièrement perdu notre temps.
Résumés – Summaries
Clémentine BERNARD-VALETTE, Pratiques politiques de l’intertexte hagiographique chez Hincmar de Reims, p. 119-133. L’article étudie les emprunts d’Hincmar de Reims (845-882) au corpus hagiographique, dans le contexte spécifique de ses écrits sur la royauté. La liste des citations hagiographiques est analysée, tant du point de vue de l’insertion dans le contexte d’accueil que du point de vue de la source à laquelle puise l’archevêque. L’intertexte hagiographique entre ainsi en écho avec d’autres genres littéraires, ce qui permet d’interroger à nouveaux frais la notion de norme chez Hincmar de Reims. This paper analyses the references to hagiographical texts in Archbishop Hincmar of Rheims’ (845-882) writings about kingship. The quotations from hagiographical writings show that there are specific uses of hagiography in political context. The hagiographical intertext and other litteral sources offer a new definition of the norm in Hincmar’s thought.
Gordon BLENNEMANN, Martyre et prédication : adaptations d’un modèle hagiographique dans les sermons de Césaire d’Arles, p. 253-273. Au VIe siècle, le thème hagiographique de l’imitation des martyrs pose le problème de l’éloignement dans l’espace et le temps : l’époque des martyrs est-elle irrémédiablement révolue ? Pour les grands évêques prédicateurs, parmi lesquels Césaire d’Arles ici étudié, la réponse se trouve dans une explication pédagogique de la signification spirituelle du martyre par le moyen des sermons. La valeur du martyre réside tout autant dans les œuvres quotidiennes de charité que dans l’acceptation d’une spectaculaire mise à mort ; tout chrétien, de ce fait, a sa place dans la « chaîne d’imitation ». L’exemple des martyrs prend donc un sens concret dans la vie chrétienne contemporaine, contribuant au processus de construction d’une société chrétienne. In the sixth century, the imitation of the martyrs became a serious problem: was the time of martyrdom definitely gone? For bishops as Caesarius of Arles, who were, above all, great preachers, the answer lay in a pedagogical explanation of the spiritual meaning of martyrdom by the special means of predication: its true value depends on daily charity more than on the acceptance of a spectacular death; every Christian, therefore, can take his place in the “chain of imitation”. Thus the example of the martyrs takes a specific meaning in contemporary Christian life, contributing to the process of building a Christian society.
Sophie DELMAS, F.R.A.N.C.I.S.C.U.S. L’hagiographie de saint François vue par Nicolas de Lyre, p. 235-247. Le Franciscain Nicolas de Lyre a écrit vers 1320 l’Oratio ad honorem sancti Francisci ou Contemplatio. Celle-ci comprend une préface, une prière et un commentaire. Nicolas de Lyre suit la norme hagiographique établie par Bonaventure. Cependant, il n’évoque pas la pauvreté et critique Boniface VIII. Il recherche ainsi l’apaisement au moment des tensions avec les Spirituels.
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The Franciscan Nicholas of Lyra wrote his Oratio ad honorem sancti Francisci or Contemplatio in the 1320s. This work includes a preface, a prayer and a commentary. Nicholas of Lyra follows the hagiographical norm set by Bonaventura. However, he does not refer to poverty and criticizes Bonifatius VIII. By so doing, he tries to quieten things down in a context of strong tension with the Spirituals.
Jérémy DELMULLE, Polémique doctrinale et hagiographie : établir et diffuser la norme. La Vita Caesarii, ultime étape de la controverse augustinienne en Gaule du sud ?, p. 45-63. La Vita Caesarii permet d’étudier les rapports qu’entretient la littérature hagiographique avec cette norme particulière qu’est la norme doctrinale. L’évêque d’Arles est resté dans la mémoire de tous comme celui qui, en convoquant le concile d’Orange de 529, a mis un terme à la controverse « semipélagienne » sur la grâce. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant de trouver çà et là dans sa Vie, à propos de son activité pastorale et doctrinale, plusieurs mentions de cette vive polémique. Mais la question de la grâce occupe une bien plus grande place : présente à tout moment dans la description des bienfaits de Césaire, elle rappelle combien le saint n’est finalement que l’exécutant de la puissance supérieure et de l’initiative de Dieu et invite à voir dans le texte hagiographique un véritable outil de vulgarisation d’une norme désormais reçue, que la polémique a cherché à établir. The Vita Caesarii allows a study of the relationship between hagiographical literature and the particular norm that is the doctrinal one. The bishop of Arles is best remembered as the one who, calling to the Council of Orange in 529, put an end to the “Semi-Pelagian” controversy about grace. In such a context, it is not surprising to find several mentions of this lively polemic here and there in his Life, about his doctrinal and pastoral activity. But the theme of grace occupies a larger place: ever-present in the description of the good deeds of Cesarius, it recalls how the saint is, all in all, only a channel for God’s higher power and initiative, and invites us to see in the hagiographical text a tool for making known a received norm that the controversy sought to establish.
Sébastien FRAY, Un cas de norme laïque transmise par une source hagiographique : relecture des chapitres 7 et 8 du livre I de la Vita Geraldi, p. 379-389. Mentionnant l’ordo pugnatorum, le chapitre 8 du livre I de la Vita Geraldi est fort célèbre parmi les historiens médiévistes. Il a souvent été privilégié aux dépens du chapitre précédent, auquel il répond pourtant. En effet, dans le chapitre 7, Odon prête à l’entourage de Géraud un discours sur la nécessité du recours aux armes par les laïcs, que l’hagiographe réprouve. La mise en parallèle des deux chapitres 7 et 8 confirme qu’ils sont construits pour s’opposer point par point. Contrairement à ce qu’on a parfois prétendu, ce n’est donc pas Odon qui s’exprime au chapitre 7. Le fait que l’hagiographe prête ce discours à l’entourage de Géraud suggère qu’il s’agit d’une position qui se rencontrait chez les laïcs eux-mêmes. Son étude doit cependant tenir compte de son expression à travers un triple codage : elle est rapportée par un détracteur, elle est formulée en latin et non en langue vulgaire, enfin ce latin est nourri par les lectures d’Odon. Elle permet toutefois d’entrevoir le rapport qu’entretenait l’aristocratie laïque avec le fait de recourir aux armes dans le premier tiers du Xe siècle. Because it mentions the ordo pugnatorum, chapter 8 of Book I of the Vita Geraldi is very famous among Medievalists. It has often been favored at the expense of the previous chapter, although it is indeed a reply to it. In chapter 7, people close to Gerald are credited with a speech about the necessity for the laity to use arms; while indeed writing it, Odo condemns
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this statement. A parallel between chapters 7 and 8 confirms that they are conceived in complete opposition. Unlike what has sometimes been claimed, chapter 7 does not give access to Odo’s thought. The fact that the hagiographer put this speech in the mouths of people close to Gerald suggests that it expresses what was usual belief among the laity. But one must scrutinize the way it is expressed, through a triple filter: the speech is reported by a detractor; it is written in latin and not in vernacular; finally, this latin is influenced by Odo’s readings. This episode, however, gives an insight of the relationships between laity and its use of arms in the first third of the tenth century.
Claire GARAULT, Les rapports entre récits hagiographiques et matériel diplomatique à travers le dossier hagiographique de saint Malo (IXe-XIIe siècle), p. 309-327. Les travaux récents portant sur l’utilisation et la mise en œuvre des actes de la pratique dans les textes narratifs ont ouvert de nouvelles perspectives de recherches : les transactions juridiques ne peuvent plus être considérées uniquement comme un matériau diplomatique brut mais comme des éléments d’un discours narratif plus vaste. C’est dans cette perspective que le rapport entre récits hagiographiques et matériel diplomatique peut être analysé à travers l’exemple du dossier de saint Malo, composé entre le IXe et le XIIe siècle. Il est impossible aujourd’hui d’affirmer que les hagiographes ont utilisé dans leurs œuvres des actes de la pratique dans la mesure où il n’existe plus de chartriers de l’époque médiévale. Cependant, l’étude des Vitae carolingiennes montre que la norme, dans le cas présent l’écriture des donations comme partie intégrante des récits hagiographiques, est au service de l’écriture des origines de l’église d’Alet : les hagiographes utilisent des mots issus du vocabulaire juridique lié à la donation en faisant entrer des termes techniques souvent utilisés dans la documentation de la pratique. Ces mots revêtent dès lors un sens technique, quasi-juridique, et confèrent à leur propos un effet de réel. Plus tard, au milieu du XIIe siècle, on constate une remise aux normes qui évacue du récit toutes les donations et fonde une nouvelle tradition. Recent works about the use and implementation of diplomatic sources in narrative texts have opened up new research perspectives: the legal transactions cannot be any longer considered as raw diplomatic material, for they are parts of a larger narrative discourse. It is in this context that the relationships between hagiographical narratives and diplomatic material can be analyzed through the case of Saint Malo. The lack of medieval charter collections makes it impossible to prove that hagiographers used diplomatic sources in their works. However, they mention donations inside their Vitae, often using technical terms that can also be found in diplomatic sources, to create a history of the origins for the church of Alet. These terms take on a technical meaning, nearly a legal one, and they bring a sense of reality. Later, in the middle of the twelfth century, a new norm puts an end to the writing of all donations and starts a new tradition.
Nikoletta GIANTSI, Vivat de labore manuum ejus. L’idéal de travail contre l’idée de mendicité : deux normes contradictoires, p. 403-417. Cet article examine les objectifs assignés à un groupe de textes hagiographiques rapportant la vie de femmes religieuses essentiellement définies par leur relation au travail. Le travail (spirituel ou manuel) y apparaît comme leur caractéristique commune et tend parallèlement à constituer une norme fondamentale qui met en avant leurs traits qualitatifs positifs. Cette norme a une dimension morale et sociale, étant d’un côté un modèle (exemplum) et de l’autre un moyen de promotion visant à faire sortir ces femmes de la marge sociale et religieuse dans laquelle les plaçait une norme sociale non moins rigide, fondée sur l’accusation de compor-
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tement hérétique et de paresse à cause de la mendicité, qui était souvent un moyen typique d’expression de leur identité sociale et religieuse. This article studies the objectives allocated to a group of hagiographical texts about religious women, mainly defined through their relationship with work. Labour (spiritual or manual) appears as their common feature while at the same time tending to function as a norm highlighting their positive qualitative traits. This norm has a moral and social dimension being on the one hand a model (exemplum) and on the other a means to promotion aiming at getting these women out of the social and religious margin in which they were placed by a social norm, not less rigid, based on the accusation of heretical behavior and begging laziness, which was often a typical means of expression of their identity.
Kelly GIBSON, La vie monastique dans les Vies de saint Gall récrites au IXe siècle, p. 329343. Wetti, moine du monastère de Reichenau, récrit la Vie de saint Gall entre 816 et 824. En 833834, Walafrid Strabon, élève de Wetti, révisa à son tour la Vie de saint Gall. Bien que Wetti et Walafrid écrivissent pour le même public monastique de Saint-Gall, la version de Walafrid transmet une image de la conduite monastique qui correspond mieux aux prescriptions des capitulaires, des conciles et de la Règle de saint Benoît (RB). Ces correspondances prouvent que l’hagiographie pouvait véhiculer des normes et même être mise à jour afin de communiquer les normes requises par une époque particulière. En examinant la façon dont Walafrid représente l’instruction monastique, le rapport entre moine et abbé, la structure concrète et le temporel de l’abbaye, les moines itinérants et l’attitude du moine vis-à-vis de la nourriture, nous voyons comment la RB forme et informe la version de Walafrid encore plus que les critiques ne l’ont signalé jusqu’à présent. La comparaison de la révision de Wetti à celle de Walafrid peut mettre en évidence comment les objectifs de la réforme se transformaient de décennie en décennie et indiquer la vitesse avec laquelle la réforme impériale était apprise, assimilée et transmise par les intellectuels. À la fin du VIIIe siècle, la réforme carolingienne mettait l’accent sur les arts libéraux, la grammaire et le langage. Ces savoirs et ces objectifs, que Wetti a appris à connaître pendant son enfance, ont marqué sa révision. Comme membre de la génération intellectuelle suivante, Walafrid améliore encore le style de la Vie, mais change surtout le fond, pour aller dans le sens des nouvelles normes de la vie monastique : dans l’éducation, l’accent s’est déplacé vers l’exégèse et l’obéissance, rempart contre l’hérésie, d’où l’insistance de Walafrid sur l’interprétation biblique correcte et les compétences exégétiques. Les Vies sont surtout plus diffusées, ce qui en fait des sources plus importantes pour la réforme carolingienne que les capitulaires et les conciles, avec lesquels elles pouvaient contribuer à la même réforme monastique. Wetti, a monk at the monastery of Reichenau, rewrote the Life of Saint Gall between 816 and 824. In 833-834, his student Walafrid Strabo revised the Life of Saint Gall. Although Wetti and Walafrid wrote for the same monastic audience at Saint-Gall, Walafrid’s version presents an image of monastic behavior more in accordance with the rules issued in capitularies, councils, and the Rule of Saint Benedict (RB). These similarities prove that hagiography can convey standards and even be updated to communicate the standards demanded at a certain time. By examining how Walafrid presents monastic education, the relationship between monk and abbot, the physical and temporal structure of the monastery, travelling monks, and the attitude of monks towards food, we can see that the RB influences Walafrid’s version more than has been previously acknowledged. The comparison of Wetti’s revision with Walafrid’s can reveal how reform objectives change from decade to decade and indicate the speed with
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which intellectuals learned, internalized, and transmitted imperial reforms. At the end of the 8th century, Carolingian reform stressed the liberal arts, grammar, and language. These objectives, which Wetti had learned as a child, influenced his revision. As a member of the next generation of intellectuals, Walafrid again improved the style of the Life, but, above all, changed the content to reflect new standards of monastic life: in education, he stressed correct biblical interpretation, exegetical skill, and obedience, which were defenses against heresy. Saints’ lives, with a wider audience than the capitularies and council proceedings with which they interacted, are an even more important source for Carolingian reform.
Thomas GRANIER, La fonction normative des textes hagiographiques dans la Chronique de Saint-Vincent du Vulturne (vers 1120), p. 151-165. Le manuscrit Vat. Barb. lat. 2724 renferme, outre le texte du cartulaire-chronique du monastère proprement dit, les copies de plusieurs documents des VIIIe-XIe siècles, dont différentes versions préexistantes de la Vie des trois fondateurs, Paldo, Tato et Taso, et un récit du martyre des moines lors de la destruction de 881. Le thème du respect de la norme posée par les fondateurs ou, au contraire, de l’écart à celle-ci, façonne en grande partie l’idée que se font les responsables du cartulaire de l’histoire de leur communauté, influençant ainsi la conception générale de l’entreprise. The Vatican manuscript Barb. lat. 2724 not only contains San Vincenzo’s cartulary, but also several texts from the eighth to the eleventh century, among which different versions of the Life of Paldo, Tato and Taso, the three founders, and a narrative about the martyrdom of the monks during the sack of 881. The article argues that it is the theme of the founders’ norm – a norm observed or distorted – that informs the authors’ understanding of the history of their community, thus shaping their whole design and the very writing of the cartulary.
Anne-Marie HELVÉTIUS, La Passio de sainte Maxellende et la réforme d’une communauté féminine en Cambrésis, p. 167-181. Les Vies de saints produites en milieu monastique ou canonial sont fréquemment liées à une réforme du mode de vie d’une communauté. Il est plus rare que des Passions de martyrs soient rédigées avec le même objectif. C’est pourtant le cas de la Passion de sainte Maxellende de Caudry, dont la première version conservée (BHL 5794) a été rédigée à la fin du IXe ou au début du Xe siècle dans le diocèse de Cambrai. L’histoire semble banale à première vue : Maxellende, jeune fille de bonne famille, refuse le mariage malgré les pressions de ses parents et finit assassinée par son prétendant. Toutefois, elle n’est pas présentée comme une martyre classique, mais plutôt comme une religieuse modèle dont l’exemple doit être imité. Cet article tente de démontrer que ce texte a été rédigé dans le but de réformer le mode de vie d’une communauté de sanctimoniales jugées trop séculières par l’évêque et le clergé cambrésien. Saints’ Lives produced in monastic or canon circles are often related to the reform of a community’s way of life. Such an intent is less frequent when martyrs’ Passions are concerned. This is however the case with the first Passion of St. Maxellendis of Caudry (BHL 5794), written in late-ninth or early-tenth century in the diocese of Cambrai. The narrative seems ordinary at first sight: Maxellendis was a young lady refusing marriage despite her parents’ pressure, and eventually murdered by the man she was to marry. She is however not presented as a classical martyr figure, but rather as an exemplary religious woman, a model to be followed. This article argues that the writing aimed at reforming a female community deemed too secular by the bishop and clergy of Cambrai.
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Marie-Céline ISAÏA, L’hagiographie, source des normes médiévales. Pistes de recherche, p. 17-42. L’hagiographie propose des modèles de comportement. Cependant, cette exemplarité revendiquée n’épuise pas son action normative. Car l’hagiographie, quand elle sert de première règle à des communautés, en assure aussi la cohésion dans la sélection de références communes. Tantôt elle joue sur les ressorts de la mémoire et des émotions partagées, tantôt elle contribue à la définition de ce qui est juste ou vrai par des textes ayant autorité (canons, jugements, etc.), comme s’il s’agissait d’une source objective de nature historique. Il est donc légitime d’examiner son insertion dans des contextes documentaires autres que liturgiques pour voir quand et comment elle a servi à l’élaboration de normes médiévales, et au prix de quelles transformations formelles. Hagiography tends to offer models of behaviour. But even if it chiefly claims to be exemplary, it is also a very effective source of norms. It can be the first regula for communities, comforting their unity as they select their shared values. Sometimes it plays the tune of memory, common emotions and feelings, as history does ; sometimes it helps defining what is fair and what is true in authoritative texts – once again a function shared with historical narratives, both used as evidence. It is then necessary to scrutinize how and when it has been inserted in unexpected textual contexts to become a source for medieval norms, and at what expense for its literary and linguistic form.
Sylvie JOYE et Paul BERTRAND, Les « testaments de saints » en Chrétienté occidentale, p. 293-307. Nous connaissons une dizaine de textes, attribués à un saint ou à une sainte et destinés à une institution religieuse qui lui est étroitement liée : lettres, donations qui prendront effet post mortem, conseils spirituels ou politiques, ils relèvent de genres différents et ne constituent pas des testaments au sens que le droit romain donne à ce terme. Certains sont des documents authentiques des VIe-VIIe siècles, d’autres des forgeries ; certains sont des pièces d’archives indépendantes, d’autres sont transmis à l’intérieur de textes narratifs, historiographiques ou hagiographiques. L’étude s’efforce de problématiser le sens de ces documents pour les institutions qui les produisent et les conservent, s’intéressant en particulier à la signification et à la portée de l’articulation entre genres narratif et documentaire. This paper considers about ten texts, written on behalf of a holy man or woman for his or her religious institution (monastery, bishopric...), and regarded as wills: in fact, these texts belong to various genres (letters, donations post mortem, spiritual or political advice) and cannot be confounded with what Roman Law calls “wills”. Some are genuine documents of the sixth and seventh centuries, others are forgeries; some are transmitted as independant pieces in the archives, others are enclosed in historiographical or hagiographical narratives. This study tries to open new perspectives about the meaning of these documents for the institutions that created and preserved them, with special attention to the significance and scope of the connections between the narrative and the documentary genre.
Bruno JUDIC, Les Dialogues de Grégoire le Grand et l’expression des normes, p. 65-76. Les Dialogues de Grégoire le Grand soulignent particulièrement la figure de saint Benoît dans un contexte hagiographique souvent considéré comme « populaire ». Pourtant certains récits des Dialogues sont clairement liés à une haute culture. En outre, les récits de Grégoire fondent la renommée de Benoît et son succès ultérieur, par exemple à Fleury dans le monde franc.
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Enfin il ne s’agit pas seulement de modèles, mais aussi de normes dans le cas de l’application concrète de la pauvreté monastique. Gregory the Great’s Dialogues specially underline Saint Benedict’s character in a hagiographical context often considered as pertaining to a “popular” culture. However, some narratives in the Dialogues obviously belong to a higher and scholar culture. Moreover, Gregory’s narratives establish Benedict’s fame and his subsequent success, for instance in Fleury in the Frankish kingdom. At last, the Dialogues are not only a source of monastic models but also of standards in the case of the practical application of monastic poverty.
Rutger K RAMER, …ut normam salutiferam cunctis ostenderet : représentations de l’autorité impériale dans la Vita Benedicti Anianensis et la Vita Adalhardi, p. 101-118. Le règne de Louis le Pieux fut marqué par une série de réformes monastiques et ecclésiastiques dirigées par la cour impériale. Comme l’initiative en fut prise par la cour, et non pas par les monastères concernés, le débat n’a pas porté seulement sur les réformes en elles-mêmes, mais aussi sur la question de savoir qui avait le droit d’intervenir dans la vie des monastères et de quelle façon. L’article présente ici deux sources qui apportent deux réponses différentes sur le même sujet : la Vita s. Benedicti Anianensis explique que l’intervention impériale dans la vie monastique est le développement logique de l’autorité impériale ; la Vita s. Adalhardi préfère imaginer un monde où les responsabilités de la cour impériale seraient limitées au maintien de l’autonomie du cloître, sans empiéter sur la vie monastique. The reign of Louis the Pious was marked by a series of ecclesiastical and monastic reforms, directed by the Imperial Court. Given that the initiative for these reforms came from the court and not necessarily from the very communities involved, the debate about them also touched upon the question of who would have the right to intervene in monastic life, and in what way. In this article, two sources are analysed, each one proposing a different answer to this question. On the one hand, in the Vita Benedicti Anianensis, Imperial influence is explained as an obvious feature of Imperial authority. The Vita Adalhardi, on the other hand, seems to favour a world in which the responsibilities of the Imperial Court are limited to the preservation of monastic autonomy, without at the same time breaching it.
Anne L AFRAN, L’inceste entre normalité et déviance dans les légendes de Judas et du pape Grégoire, p. 135-146. Les récits hagiographiques qui racontent la conversion et le Salut d’incestueux repentis ne sont pas rares au Moyen Âge, comme en témoigne par exemple la légende de saint Grégoire. Si la fabrique de la sainteté n’exclut pas l’inceste, il est aussi la marque du péché comme nous le rappelle la Vie de Judas popularisée par la Légende dorée. Signe du dérèglement, l’inceste est « hors norme » et par là-même exceptionnel : il entre donc parfaitement dans les topoi hagiographiques. Mais que révèle cette tension « incestuelle » sur le respect de l’interdit, fortement réactualisé depuis la Réforme Grégorienne ? Condamnation, fantasme, tolérance, complaisance, ces récits témoignent des rapports ambigus de la culture médiévale avec le tabou, la transgression de la norme, qu’elle soit le fait de saints ou de pécheurs, restant néanmoins au service de la norme elle-même. Hagiographical narratives of conversion and Salvation of penitent incestuous are not uncommon in the Middle Ages, as the legend of Saint Gregory for instance. If the making of sanctity does not exclude incest, the latter is also the mark of sin, as the Life of Judas, made popular by the Golden Legend, reminds us. Inasmuch as a sign of disruption, incest is “extraordinary”
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and thus exceptional: it therefore fits the hagiographical topoi perfectly. But what does this “incestual” tension reveal about abiding by a constraint strongly renewed since the Gregorian Reform? Condemnation, fantasy, tolerance, indulgence, these narratives account for the ambigiuous relationships between medieval culture and taboo, transgression of norms, be it by saints or sinners, remaining nonetheless subordinate to the norm itself.
Françoise L AURENT, « Saint » Richard de Normandie et le sacristain noyé dans le Roman de Rou de Wace et l’Histoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure, p. 345-357. La comparaison du miracle de la Vierge, connu sous le titre de « miracle du sacristain noyé », et d’un épisode de la vie du duc Richard Ier tel qu’il est raconté dans le Roman de Rou de Wace puis dans l’Histoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure, met au jour la permanence et la validité des codes et des schémas hagiographiques, et permet d’analyser leur statut dans des textes commandités vraisemblablement par Henri II Plantagenêt et destinés à exhausser la lignée ducale normande. Or, si le remploi et le transfert du matériau marial participent d’une entreprise de propagande politique, l’histoire ne subit pas le même traitement dans les deux versions à vocation historique, les différences s’articulant précisément sur l’application stricte ou le rejet des conventions normatives de l’écriture hagiographique et de la longue tradition dont relève le miracle du sacristain noyé. The comparison between a miracle of the Virgin known as the “Miracle of the Drowned Sacristan”, and one episode of duke Richard I’s life, as accounted for by Wace, then by Benedict of Sainte-Maure, reveals the permanency and validity of hagiographical schemes and codes, and allows us to analyse their status in texts probably commissioned by Henri II Plantagenêt to enhance the Norman ducal lineage. The reuse and transfer of the Marian content are part of a political propaganda, yet the story does not follow the same pattern in the two historiographical narratives, the differences lying in the respect or rejection of hagiographical normative conventions of writing and of the long tradition to which the “Miracle of the Drowned Sacristan” belongs.
Pierluigi LICCIARDELLO, La fonction normative dans l’hagiographie monastique de l’Italie centrale (Xe-XIIe siècles), p. 197-214. Les textes hagiographiques écrits dans les monastères de l’Italie centrale aux Xe-XIIe siècles se prêtent souvent à des fonctions normatives ou anti-normatives. Le discours hagiographique est anti-normatif du point de vue des genres littéraires traditionnels, parce qu’il les dépasse souvent, en les croisant, avec l’insertion dans le texte de lettres, de pièces documentaires, etc. Il est normatif du point de vue de la proposition – et de la contestation – de normes de comportement adressées aux communautés monastiques mais qui peuvent aussi concerner la société laïque. Il est normatif du point de vue des institutions, en les légitimant et en défendant leurs droits par la construction de véritables « mythes de fondation ». Il est normatif, enfin, du point de vue identitaire, en participant de la construction d’une identité monastique personnelle, communautaire, congrégationelle (surtout à Camaldoli et Vallombreuse). Hagiographical texts written in tenth to twelfth-century Central Italian monasteries often take on normative or anti-normative functions. The hagiographic discourse is anti-normative in terms of traditional literary genres, because it often goes beyond them, mixing them with the inclusion of letters or other documents, and son on. It is normative when it comes to the proposal – or challenging – of standards of behavior to monastic communities, but also some-
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times to lay society. It is normative when pertaining to institutions, since it legitimates them and supports their rights by creating “myths of foundation”. It is normative, finally, from the identitarian point of view, as it is part of the shaping of a personal, communal and congregational monastic identity (particularly at Camaldoli and Vallombrosa).
Eliana M AGNANI, Hagiographie et diplomatique dans le monachisme réformé en Bourgogne au miroir du manuscrit 1 de Semur-en-Auxois, p. 183-195. Le contenu textuel et graphique du manuscrit 1 de Semur-en-Auxois, réalisé à l’abbaye SaintJean de Réôme (Moutiers-Saint-Jean, Côte d’Or) dans le contexte de la renovatio monastique du tournant des Xe et XIe siècles, est analysé dans cet article du point de vue de sa transtextualité et des marquages visuels de la mise par écrit. Les maillages textuels et graphiques entre le livret hagio-liturgique enluminé de saint Jean de Réôme et les pseudo-diplômes mérovingiens de Clovis Ier et Clotaire Ier rendent compte des actualisations qui s’engagent alors que se redéfinissent la place et l’action des moines dans la société seigneuriale. This paper analyses the transtextuality and visual display of the texts included in the manuscript 1 from Semur-en-Auxois, written at Saint-Jean de Réôme (Moutiers-Saint-Jean, Côte d’Or) within the context of monastic renovatio at the turn of the tenth and eleventh centuries. The written and graphic interplay between Saint John of Réôme’s hagiographical and liturgical illuminated book and the forged Merovingian charters of Clovis I and Chlothar I shows a rewriting of the past is at work while the monks’ place and role in a lordship-organised society are redefined.
Charles MÉRIAUX, Vitae presbyterorum. Remarques sur quelques Vies de prêtres ruraux du haut Moyen Âge, p. 363-378. Dès le VIe siècle, l’Église franque entreprit d’encadrer plus étroitement la société rurale. Cet encadrement a reposé sur des prêtres installés dans les campagnes, auxquels furent déléguées des fonctions liturgiques de plus en plus larges. Les capitulaires épiscopaux des IXe et Xe siècles se font l’écho de cet intérêt des autorités pour les clercs ruraux. Il s’agit d’examiner ici les conséquences de ce mouvement dans le domaine de l’hagiographie. Bien que la transmission des textes hagiographiques du haut Moyen Âge ait reposé principalement sur les grandes communautés régulières, monastiques et canoniales, plus enclines à mettre en valeur leurs propres modèles de sainteté, il semble toutefois que l’on puise repérer dès avant l’an mille la promotion de quelques figures de saints prêtres : déjà chez Grégoire de Tours, puis avec les Vies des saints Eptade (BHL 2576), Gamalbert (BHL 3260), Lonoghylius (BHL 4966), Rigomer (BHL 7256) et Valentin (BHL 8457). Ces textes dessinent souvent des prêtres d’origine aisée, desservant leurs églises patrimoniales. Since the sixth century, the Frankish Church tried to keep the rural society under close monitoring, based on priests settled in the countryside. The ninth- and tenth-century capitula episcoporum reflect this authorities’ interest in the rural clergy. This paper points out the consequences of this in the field of hagiography. Although the transmission of hagiographical texts during the Early Middle Ages was mainly an affair of monastic and canon communities, which developed their own models of holiness, it seems that some figures of holy priests were promoted, first by Gregory of Tours, and later by the Vitae of Eptadius (BHL 2576), Gamalbertus (BHL 3260), Lonoghylius (BHL 4966), Rigomerus (BHL 7256) and Valentinus (BHL 8457). These texts often portray rich priests serving their own churches.
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Jean-Michel PICARD, Hagiographie et législation en Irlande médiévale (VIIe-IXe siècle), p. 275-292. Rédigeant la nouvelle législation à l’usage des communautés chrétiennes au VIIe et VIIIe siècles, les juristes irlandais invoquent non seulement l’autorité de la Bible et des conciles ecclésiastiques des siècles précédents, mais aussi celle des Vies de saints. Aussi, conscients du statut des textes hagiographiques en droit, les hagiographes irlandais vont inclure dans les Vies de leurs saints patrons, à la fois les revendications de leur communauté et la vision normative de la nouvelle société qu’ils veulent créer. In nine and eigth-century Ireland, when writing the Law codes for the new Christian communities, lawyers did invoke the authority of Saints’ Lives on a par with the Bible and the texts of the Councils of the early Christian Church. Irish hagiographers were aware of the status of Saints’ Lives in the lawmaking process and they did include in their Lives, not only the various political and territorial claims of their community, but also their normative vision for the new society they wanted to create.
Véronique SOUCHE-H AZEBROUCK, La transformation du prologue de la Vita tripartita de Gertrude de Nivelles dans l’un des prologues de recueils de Jean Gielemans († 1487), p. 435-457. La Vita tripartita s. Gertrudis († 659), vierge et abbesse de Nivelles, fut l’un des piliers de la littérature hagiographique et historiographique brabançonne. À travers l’analyse de ses remplois et remaniements dans le prologue de l’Agyologus Brabantinorum, légendier régional composé par Jean Gielemans († 1487), chanoine régulier de Rouge-Cloître en Brabant, nous voyons comment ceux-ci contribuent à justifier un patriotisme hagiographique brabançon. The Vita tripartita S. Gertrudis († 659), virgin and abbess of Nivelles, was a founding piece in Brabant’s regional hagiographical and historiographical literature. Our analysis of reuses and rewritings of this Life in the prologue of the Agyologus Brabantinorum, a regional legendary written by Jan Gielemans († 1487), a regular canon in the priory of Red Cloister in Brabant, shows how they are used to justify a hagiographical patriotism for Brabant.
Alessia TRIVELLONE, Culte des saints et construction identitaire à Cîteaux : les images de Jérôme dans les manuscrits réalisés sous l’abbatiat d’Étienne Harding, p. 215-234. L’étude des miniatures représentant saint Jérôme réalisées sous l’abbatiat d’Étienne Harding (1108-1133/34) a permis de saisir la réception de ce Père de l’Église à Cîteaux. Jérôme s’avère être une figure de référence dans l’abbaye. Sa traduction de la Bible, ainsi que sa promotion du monachisme féminin, sont célébrées et rappelées par les images : sa mémoire participe ainsi à la construction identitaire de la communauté monastique de Cîteaux, récemment formée. Pour l’abbé Étienne Harding, ce Père de l’Église est un modèle, avec qui il semble s’identifier pleinement. Cette mise en exergue de Jérôme par les miniatures a pu ainsi avoir comme finalité de donner davantage de légitimité à certaines initiatives d’Étienne Harding susceptibles de soulever des critiques, comme sa révision du texte biblique et la fondation de l’abbaye féminine de Tart. The analysis of the miniatures depicting St. Jerome, made under Abbot Stephen Harding (1108-1133/34), allows to understand the reception of this Father of the Church in Cîteaux. Jerome appears to be a point of reference in the abbey. His translation of the Bible, as well as his promotion of female monasticism, are celebrated and remembered in pictures: his memo-
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ry participates in the identitarian of the recently formed Cistercian monastic community. For abbot Stephen Harding, the Father of the Church is a model, with whom he identifies. The Jerome miniatures may have had the purpose of legitimating Stephen Harding’s undertakings which might have raised criticism, as his revision of the Biblical text and the foundation of the female Abbey of Tart.
Nicolas TROTIN, Le De Imitatione Sanctorum (1528) de Guillaume Pépin (o.p.) : prêcher la vie des saints au Beau Seizième Siècle, p. 459-475. En 1528 paraissait le De Imitatione Sanctorum, imposant sermonnaire composé par le Dominicain Guillaume Pépin († 1533) qui avait adhéré à la Congrégation de Hollande grâce à laquelle l’Ordre des Prêcheurs fut réformé dans le duché bourguignon et plus largement en France du Nord. À travers la vie des saints, l’auteur analyse la société et l’Église de son temps, annonçant également une nouvelle perception du culte qui leur était rendu. In 1528, French Dominican Guillaume Pépin († 1533) published his massive sermon collection, titled De Imitatione Sanctorum; he was a member of the Congregation of Holland, which reformed the Preacher Friars in the Burgundian Duchy and in Northern France as a whole. The life of the saints is a lens through which the author analyses society and the Church of his time, also heralding new approaches to the cult of saints.
Marc Van Uytfanghe, Propos liminaires, p. 9-16. Ces quelques réflexions préliminaires abordent la normativité de l’hagiographie sous l’angle (1) du culte des saints lui-même (peu évident dans une religion monothéiste) ; (2) du caractère quasi « scripturaire » de l’hagiographie (et des ambiguïtés qui en découlent) ; (3) de l’imitation des saints (laquelle va moins de soi que la quête de leurs faveurs) ; (4) des voies communicationnelles (autorisées ou moins autorisées) qui font connaître la matière hagiographique ; (5) de la stylisation typique ou atypique des récits concernés. These preliminary thoughts touch upon the normativity of hagiography as approached from the angle (1) of the cult of the saints itself (far from being evident in a monotheistic religion); (2) of the quasi “scriptural” nature of hagiography (and of its inherent ambiguity in this respect); (3) of the imitation of the saints (which is less obvious than one’s desire for their favours); (4) of the communication channels (authorized or less authorized) that allow access to our knowledge of hagiography; (5) of the typical or non-typical stylization of the concerned narratives.
Rémy VERDO, Approche sociolinguistique de trois réécritures hagiographiques (VIIIe-IXe siècles) : du compromis mérovingien à la norme carolingienne, p. 77-100. Le renouvellement apporté par la méthode sociolinguistique à l’étude des textes du haut Moyen Âge confère une dimension tout autre aux questions posées jusque-là. Il s’agit en effet de réfléchir en termes de compétence linguistique : qui comprend quoi à ces textes ? À l’étude socioculturelle du public qu’ils visent s’est désormais articulée l’étude du langage de ce même public. Une comparaison avec les structures de l’ancien français permet de classer les éléments de la langue en fonction de leur persistance dans la langue naturelle et ses différents registres. Dès lors, à partir du tout début du IXe siècle, l’on constate, dans les textes hagiographiques comme dans les diplômes royaux, une tendance à refuser tout compromis langagier. Les Vitae carolingiennes sont linguistiquement mises à distance du grand public, contrairement à ce que l’on observe pour l’époque mérovingienne. Le présent article parvient
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à cette conclusion en confrontant à leurs réécritures carolingiennes les plus anciens textes des dossiers hagiographiques de sainte Bathilde, saint Riquier et saint Gall. The renewal brought by sociolinguistic methods to the study of Early Medieval texts enables new approaches of previous themes, the point being thinking in terms of linguistic competence: who could understand what when reading these texts? From now on, the study of linguistic structures has been closely connected with that of the sociocultural background of their purposed readers. A comparison with the structures of Old French enables one to classify the features of language according to their survival within natural language. One can then see, in hagiographical texts as well as in royal charters after Charlemagne, a trend that rejects the merest linguistic compromise. As opposed to Merovingian ones, Carolingian Vitae are linguistically distantiated from the wider audience. This article leads to this conclusion after comparing the oldest Lives of Bathild, Riquier and Gall with their Carolingian rewritings.
Nancy VINE DURLING, Traductio(n) et conversio(n) : l’exemple de la Vie de Lehire, p. 419433. De la Vie de saint Eleuthère/Lehire, évêque de Tournai de 456 à 531, nous sont parvenues quatre versions latines, ainsi qu’une version française en vers. Le manuscrit qui contient la version française, Paris, BnF fr. 24430, produit à Tournai vers 1300, est un recueil à première vue hétérogène, contenant des romans, des chroniques et des œuvres de dévotion. Les historiens du Tournaisis ont récemment porté une attention renouvelée à ce codex de qualité modeste, y discernant un certain nombre de thèmes communs gouvernant le choix des textes, qui ont pour but de mettre en valeur l’histoire contemporaine de la région. L’insertion dans ce recueil de la Vie de saint Lehire occupe une place particulière dans ce contexte, servant à souligner le rôle primordial joué par Tournai dans la conversion au christianisme du peuple indigène, thème étroitement lié à celui, plus global dans ce codex, du projet chrétien d’évangélisation et de conversion qui aboutira aux Croisades en Terre Sainte. The Life of st. Éleuthère /Lehire, bishop of Tournai (456-531), has survived in four Latin versions, as well as one in French verse. The manuscript in which the French text has been transcribed, Paris BnF fr. 24430, is a seemingly heterogeneous collection of romances, chronicles and devotional works produced in Tournai sometime around 1300. Historians of the Tournaisis have recently focused renewed attention on this codex, discerning in it a number of common themes governing the choice of texts, all of which offer insights into the history of the region. The French version of the Life of Lehire is of special note in this context, underscoring the essential role of Tournai in the Christian conversion of the indigenous population, a theme closely related to the wider one governing the organization of the codex: the role of Tournai in the project of evangelization and conversion leading to the Crusades.
Anne WAGNER, Norme et écarts à la norme dans l’hagiographie de l’Empire aux Xe-XIe siècles : l’exemple de Mayence, p. 391-402. L’idéal de l’évêque d’Empire proposé par la Vie de Brunon de Cologne est contesté, en particulier par les archevêques de Mayence de la fin du Xe siècle, de Frédéric, qui soutient des opposants à Otton, à Guillaume, qui critique l’implication politique de son oncle Brunon. Si Willigis puis Aribon ont un impact politique au début du XIe siècle, Mayence, après eux, perd sa prééminence, notamment pour le sacre. L’archevêque Bardo semble, lui, n’avoir aucun rôle politique et c’est en partie sur cet aspect qu’est construit le modèle de sainteté qui sous-tend sa Vie. Ses successeurs cherchent à retrouver un rôle politique, parfois en soutenant des anti-
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rois. Les abbayes, proches du souverain, sont remises en cause par le renouveau monastique lié à l’indépendance de l’Église. The ideal of holy Imperial bishop as depicted in the Life of Bruno of Cologne is challenged especially by the late-tenth-century archbishops of Mainz, when Frederic supports opponents to Otto, or when William criticizes his uncle Bruno’s political involvement. If Willigis or Aribo have a political influence in the early eleventh century, Mainz then loses its prominence, particularly as far as the coronation is concerned. Archbishop Bardo seems to have no political role, which partly shapes the model of holiness underlying his Life. His successors seek to regain some political influence, even sometimes supporting anti-kings. Monasteries, often submitted to the crown, are challenged by the monastic revival linked to the new independence of the Church.
Index*
*
Les trois index répertorient les manuscrits, noms de personnes et noms de lieux, qu’ils soient mentionnés dans le texte ou en note seulement.
Index codicum
BOURGES, Bibliothèque municipale, 3 : 219 BRUXELLES, Bibliothèque royale, 152 : 440 — — 409 : 440, 442 — — 1770-77 : 437 — — 3391-99 : 437 — — 4459-70 : 437 — — 5649-67 : 441-458 — — 7461 (3176) : 169 — — 7487-91 : 441-458 — — 7808 : 437 — — 7917 : 441-442 — — 8550-8551 : 372 — — 8552 : 437 — — 8751-60 : 440-458 — — 10953-55 : 441-458 — — Phillipps 375 : 440 C AMBRAI, Bibliothèque municipale, 806 : 169 — — 863 : 168 C AMBRIDGE, Trinity College, B.14.39 : 140 —University Library, Mm. 5.31 : 224 CITTÀ DEL VATICANO, Biblioteca Apostolica Vaticana, Barb. Lat. 2724 : 151-166, 360, 485 — — Reg. lat. 318 : 373 — — Reg. lat. 493 : 185, 187, 192 — — Vat. lat. 9668 : 201 CHARTRES, Bibliothèque municipale, 63 : 373 DIJON, Bibliothèque municipale, 12-15 : 216-218 — — 129 : 217, 233 — — 130 : 217, 224 — — 131 : 217, 227 — — 132 : 217, 227 — — 134 : 217
— — 135 : 216, 218, 226 — — 141 : 217 — — 145-147 : 217 — — 168-170 et 173 : 215, 217, 223 — — 177 : 217 — — 179 : 217 — — 180 : 215, 217 — — 591 : 193, 194 — — 641-642 : 215-217, 233 DOUAI, Bibliothèque municipale, 836 : 168 DUBLIN, Trinity College Library, 52 : 278 LILLE, Bibliothèque municipale, 795 : 430 LONDON, British Library, Additional 70513 : 32 M AINZ, Wissenschaftliche Stadtbibliothek, HS.I.420 : 448 M ALINES, Bibliothèque du Grand séminaire, 1 : 441 MÜNCHEN, Bayerische Staatsbibliothek Clm 14031 : 371 PARIS, Bibliothèque de l’Arsenal, 293 : 218 —, Bibliothèque nationale de France, fr. 24430 : 419-433, 485-486 —, Bibliothèque nationale de France, lat. 1 : 228 — — lat. 8 (1) : 219 — — lat. 325 : 219, 220 — — lat. 13350 : 228 — — lat. 14489 : 136 — — lat. 15032 : 73 — — lat. 17002 : 370 R EIMS, Bibliothèque municipale, 1275 : 138
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INDEX
ROUEN, Bibliothèque municipale, 31 : 219
TROYES, Bibliothèque municipale, 190 : 218
SANKT -GALLEN, Stiftsbibliothek 243 : 277 — — 553 : 342 — — 567 : 377 — — 914 : 333 SAINT-OMER, Bibliothèque municipale, 716 : 169 SEMUR-EN-AUXOIS, Bibliothèque municipale, 1 : 183-191, 194-195, 360, 485 496
VALENCIENNES, Bibliothèque municipale, 500 : 492-494 — — 501 : 492-494 — — 502 : 492-494 WIEN, Österreichische Nationalbibliothek, Ser. n. 12807 :169
Index nominum
Aaron, frère de Moïse : 364, 493 Aaron, abbé de Saint-Malo : 320-321 Abel, fils d’Adam : 137, 493 Abraham, patriarche : 144, 493-495 Adalard, abbé de Corbie : 101-118 Adalbert, moine de Casauria : 202 Adalbert, notaire de la chancellerie ottonienne puis archevêque de Magdebourg : 394 Adalbert, évêque de Prague : 203 Adalbert de Sarrebruck, archevêque de Mayence : 398 Adalhelme, évêque de Sées : 13 Adam, premier homme : 21, 144, 409, 495 Adélaïde, épouse d’Otton Ier : 392 Adenet le Roi : 430 Adgar, hagiographe anglo-normand : 347 Adomnán : 287, 289-290 Adon, archevêque de Vienne : 126 Áed : 290 Aethelhard, archevêque de Cantorbéry : 176 Agapit Ier, pape : 71 Agapit II, pape : 394 Agnès, abbesse de Sainte-Croix : 301 Agnès, épouse d’Henri III : 396 Agnès, sœur de Julienne de Cornillon : 410 Agnofleda : 372, 377 Agobard, archevêque de Lyon : 24, 374 Aignan, évêque d’Orléans : 122, 125, 132 Ainmere : 290 Aistulf, roi des Lombards : 153, 155 Alban : 143 Alban et Théonest, martyrs de Mayence : 19, 391, 397-398
Albéric du Mont-Cassin : 200 Alcuin : 77, 83-84, 86-89, 91, 95, 98, 109, 115, 117, 176, 341 Aldegonde de Maubeuge : 294, 301-305, 437, 441 Alexandre II, pape : 198, 200, 206, 400 Alexandre III, pape : 152 Alexis Comnène : 152 Alice de Schaerbeek, mulier religiosa : 405-407, 413 Amabilis : 369 Amalberge : 441 Amaltrude, mère de Maxellende : 170 Amaltrude, fondatrice de l’église de Pommereuil : 171-172, 177, 180 Amand, évêque de Tongres et fondateur d’Elnone : 17, 300, 367, 436, 485, 489-496 Ambroise Autpert : 152-156, 158-162 Ambroise, archevêque de Milan : 19, 2728, 121, 126-128, 131-132, 215-216 Ami, moine de Fonte Avellana : 207 Amicus, abbé de Saint-Vincent du Vulturne : 151 Amon, roi de Juda : 144 Anastase IV, pape : 152 Anastasie : 447 André, apôtre : 495 André de Crète : 143 André, évêque de Fondi : 71 André de Strumi, hagiographe de Jean Gualbert : 200-201, 206, 211 Anianus : 107 Anne, mère de Marie : 467-470 Anno, archevêque de Cologne : 400 Anselme du Bec, archevêque de Canterbury : 347
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INDEX
Anselme, archevêque de Lucques : 206 Antoine d’Égypte ou le Grand : 167 Antoine de Padoue : 460 Apollonius de Tyr : 144 Ardon d’Aniane : 105-106, 109, 115-116 Arechis, prince de Bénévent : 157 Aredius : voir Yrieix Ariald, chef des Patarins milanais : 206 Aribon, archevêque de Mayence : 395396, 399, 402 Aridius : voir Yrieix Aristote : 68 Arn, archevêque de Salzbourg : 369 Arnold de Niederaltaich, abbé de Hersfeld : 396, 400-402 Arnold de Lübeck : 142 Athanase, patriarche d’Alexandrie : 167 Atilio : 107 Atton, évêque de Verceil : 366 Audrée : 32 Augustin, évêque d’Hippone : 11, 48, 50, 74, 144, 216-217, 232, 239, 254, 260, 268-269, 277, 426, 487 Austremoine : 365 Avit, évêque de Vienne : 257 Babolein : 32 Baldericus : 367 Bardo, archevêque de Mayence et abbé de Hersfeld : 391, 396-397, 399-400 Basile, évêque de Césarée : 25, 121, 126, 132 Bassus : 29 Bathilde, reine des Francs et abbesse de Chelles : 79, 81-82, 94, 96, 98, 111 Baudemond : 300 Baudri, auteur de la Vie de Samson : 316 Béatrice de Nazareth, mulier religiosa : 405-407, 413 Bède le Vénérable : 126 Begga : 126 Bénigne de Dijon : 193 Benignus : 283
Benoît, ermite : 71 Benoît VII, pape : 394 Benoît, évêque d’Alet : 322 Benoît d’Aniane : 72, 101-118, 331, 333 Benoît de Bénévent, missionnaire en Prusse : 203 Benoît de Nursie : 25, 33, 65-76, 103, 147, 160, 165, 221, 280-282, 330, 338, 481 Benoît de Sainte-Maure : 345-347, 352357, 359 Benoît, abbé de Saint-Vincent du Vulturne : 152 Berardo, fils de Jean : 152 Bérenger II, roi d’Italie : 392 Bernard, abbé de Clairvaux : 221, 231232, 250, 291, 487 Bernard, roi d’Italie : 102 Bernard, archevêque de Vienne : 374 Bernward, évêque d’Hildesheim : 394, 398-399 Bili : 313-315, 317-319, 324-327 Bíthe : 283 Blanda, mère de Lehire : 420 Blanda, nom chrétien de Païenne : 429 Blesilla, disciple de Jérôme : 228 Boèce : 423 Bonaventure : 37, 236-247 Boniface II, pape : 54 Boniface VIII, pape : 240-241, 243 Boniface, missionnaire et archevêque de Mayence : 18, 123, 391, 397 Borea : 325 Bouchard : 33 Brice, évêque de Tours : 143 Brón : 283 Bruno, archevêque de Cologne : 305, 391, 393-394 Bruno, évêque d’Olmütz : 403-404 Brunon de Querfurt : 203-204 Burgondofara : 298-299, 305 Cadalus, antipape : 199
INDEX
Caïn : 137 Caipre : 286 Caluppa : 368 Cantius, Cantianus et Cantianilla : 447 Carloman : 438 Carpophore : 447 Cassiodore : 125, 131 Catherine d’Alexandrie : 32 Catherine de Louvain, mulier religiosa : 405-407, 414 Catherine de Sienne : 449, 463-466 Cenél Conaill, famille royale : 291 Césaire, archevêque d’Arles : 13, 47, 5059, 253-273, 305, 363, 482 Césaire de Heisterbach : 406 Césarie la Jeune : 58 Cetgen : 283 Charlemagne, empereur : 101, 104, 107110, 112, 116, 153, 155, 157, 163, 186, 330-332, 339, 345, 363, 398, 437, 446 Charles le Chauve, empereur : 121, 128, 130, 131, 191-192, 291, 297, 313, 333, 492 Charles le Gros, empereur : 192 Charles Martel, maire du palais franc : 123, 128 Charles le Simple : 192 Charles VII, roi de France : 467, 474 Childebert Ier, roi des Francs: 26, 187, 372 et voir Philibert Childéric II, roi des Francs : 302 Christine de Saint-Trond, dite l’Admirable, mulier religiosa : 405-407, 414 Christine de Sommeln : 405 Chrodegang, évêque de Metz : 399 Chrysogone : 447 Cicéron : 68, 199 Claire d’Assise : 242 Claude de Seyssel, évêque de Marseille : 472 Claude, évêque de Turin : 11 Clément Ier, pape : 201 Clément VIII, pape : 46
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Cléomadès : 430 Clotaire Ier, roi des Francs : 184, 186188, 190-191, 194-195 Clotaire II, roi des Francs : 372 Clotaire III, roi des Francs : 194 Clovis Ier, roi des Francs : 119, 184, 186191, 194-195, 370, 421-422, 424, 429430, 447 et voir Loeïs Colgu : 290 Colomban : 39, 90, 111, 299, 329-332, 334-336, 339 Columba : 287, 289-291 Congal de Gabar : 290 Conrad Ier, duc de Franconie puis roi de Germanie : 394 Conrad II, empereur : 345, 395-397, 400 Conrad d’Eberbach : 29-30, 231 Conrad, duc de Lorraine : 392-393 Constantin Ier, empereur : 153, 254, 316, 431 Copiosus : 73-74 Cú Chuimne : 277 Cunégonde, épouse d’Henri II : 395, 401 Cyborée, mère légendaire de Judas : 137-138 Cyprien, évêque de Toulon : 52-53 Dagobert, roi des Francs : 372, 397, 492 Damase, pape : 152, 216, 218-220, 225 Daniel, prophète : 114, 464 Darius, roi de Perse : 114 David, roi d’Israël : 469, 493 Defensor de Ligugé : 27-28, 75 Denis, évêque de Milan : 122, 124 Desideratus : 369 Didier, roi des Lombards : 112 Dioclétien, empereur : 431 Disibod, ermite évangélisateur en Germanie : 402 Dominique de Guzmán ou de Caleruega, fondateur de l’Ordre dominicain : 463-466 Dominique Loricatus, ermite de Fonte
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INDEX
Avellana : 198, 207 Dominique de Sora, ermite : 199-200, 205, 208, 210-211 Domnall : 290 Domnech : 324 Donat, évêque d’Arezzo : 305 Donizon, biographe de Mathilde de Canossa : 206 Donoald, évêque d’Alet : 322 Dub Díberg : 290 Dudon de Saint-Quentin : 346, 349 Dúngal : 290 Eberhard, duc de Franconie : 392 Édouard le Confesseur, roi d’Angleterre : 350 Éginhard : 345 Ekkebert, hagiographe de l’ermite Haim-rad : 402 Éléazar, frère d’Aron et prêtre d’Israël : 364 Éleuthère, évêque de Tournai : voir Lehire Élie, prophète : 113, 466 Élisabeth d’Erkenrode ou de Spalbeek, mulier religiosa : 405-407, 414 Élisabeth de Hongrie : 437 Élisabeth, abbesse de Tart : 228-230 Élisabeth de Vergy : 228-230 Éloi, évêque de Vermand : 170 Ennode, évêque de Pavie : 50 Eptade de Cervon : 370, 376 Érasme de Rotterdam : 11 Érispoé : 314 Erkanbald, archevêque de Mayence : 395 Erkenbald, avoué de l’église de Mayence : 397 Ermengarde, comtesse de Vermandois : 373 Ermengarde, épouse de Louis le Pieux : 109 Ermine de Reims : 449 Erminetrude : 299 Ermold le Noir : 110
Ernst, frère d’Henri, margrave de Bavière : 395 Esther : 467 Étienne, le Protomartyr : 259, 268, 270, 492 Étienne III, pape : 156 Étienne, évêque de Cambrai : 179 Étienne Harding, abbé de Cîteaux : 215218, 220, 222-226, 228-233, 250, 487 Eucher, évêque d’Orléans : 121, 123, 126, 128 Eufrosine : 433 Eugène, empereur : 127-128, 131-132 Eugène III, pape : 321 Eugippe : 28-29 Eusèbe, évêque de Césarée : 272 Eusèbe, évêque de Verceil : 122, 124 Eustade de Saint-Bénigne : 193 Eustasius de Luxeuil : 89 Eustochium, disciple de Jérôme : 226228, 230 Ève : 144, 409 Ève de Saint-Martin : 405 Exanthe : 447 Faron, évêque de Meaux : 15, 298 Fastrade, épouse de Charlemagne : 398 Fauste de Riez : 257 Félix IV, pape : 54 Fergus Forcraid : 290 Ferrand, diacre de Carthage : 47 Festien, évêque de Dol : 314 Fidèle : 447 Flavianus, évêque d’Autun : 370 Florentius, abbé de Saint-Josse-sur-Mer : 13 Floridus, évêque de Tifernum Tiberinum : 71 Florinus : 179 Fortunat : voir Venance Fortunat Foulques, évêque de Toulouse : 408 François d’Assise : 37, 235-247, 249 François Ier, roi de France : 472 François Villon : 237
INDEX
Frédéric de Lorraine, futur pape Étienne IX : 397 Frédéric, archevêque de Mayence : 392394, 399 Frédéric, duc de Souabe, neveu d’Henri V : 398 Friardus : 368 Frigdianus, évêque de Lucques : 71 Frothaire, évêque de Toul : 110 Fulbert, évêque de Cambrai : 179, 180 Fulgence, évêque de Ruspe : 46-47 Fulrad, abbé de Saint-Denis : 123 Fursy : 34 Gall : 79, 89, 94, 329-343 Gamalbert : 371, 375-376 Gautier d’Arras : 431 Gautier d’Autun : 192 Gautier de Coinci : 348, 427 Gebhard, évêque d’Eichstätt : voir Victor II, pape Gédolf de Ryckel : 439, 451 Gélase Ier, pape : 447 Gennade, évêque d’Astorga : 300 Gérard Ier, évêque de Cambrai : 169, 172-175, 180 Gérard, abbé de Saint-Vincent du Vulturne : 151 Géraud d’Aurillac : 379-389, 478 Gerlan : 39 Germain, évêque de Capoue : 69 Germain, évêque de Paris : 187 Géro de Saxe : 143 Gertrude, abbesse de Nivelles : 30, 436442, 446-451 Gilbert de Tournai, franciscain de Belgique : 403 Gildas : 279 Gilles de Rome : 473 Gisèle, épouse de Conrad II : 395-396, 400 Gislebert, duc de Lotharingie : 179-180, 392
521
Gisulf Ier, duc de Bénévent : 153, 155, 157, 163 Goar : 16 Godefroid de Bouillon : 436 Gontran, roi des Francs : 194 Gossuin de Bossut, hagiographe d’Ide de Nivelles : 405 Goswin : 19 Gothard, abbé de Hersfeld : 396 Gotthard, abbé de Fulda : 400 Gottschalk, moine de Gorze et abbé de Saint-Alban de Mayence : 400 Gozbert, abbé de Saint-Gall : 329, 333, 342 Grégoire le Grand, pape : 12, 65-76, 95, 136, 140-144, 147, 159, 165, 201, 215-217, 232, 239-240, 277, 280, 366, 480-481 Grégoire II, pape : 154, 160 Grégoire V, pape : 394 Grégoire VII, pape : 144, 200, 402 Grégoire IX, pape : 242 Grégoire X, pape : 403 Grégoire de Catino : 201 Grégoire, évêque de Langres : 193 Grégoire, évêque de Nysse : 68 Grégoire, évêque de Tours : 259, 295296, 368-369, 373, 376 Grigentos : 35 Grimald : 333 Gudule : 437 Gui, abbé de Casauria : 202, 209-210 Guibert de Tournai : 419-420, 422, 429 Guillaume, comte d’Auvergne : 35 Guillaume de Berneville : 430 Guillaume de Floques, évêque d’Évreux : 467 Guillaume de Gellone ou d’Orange (saint Guilhem) : 15, 359 Guillaume de Jumièges : 346 Guillaume Longue-Épée, duc de Normandie : 349, 357 Guillaume de Malmesbury : 347
522
INDEX
Guillaume, archevêque de Mayence : 394 Guillaume Pépin, prédicateur dominicain : 459-475 Guillaume, comte de Provence : 305 Guillaume de Saint-Amour, maître parisien : 404 Guillaume de Saint-Thierry : 33 Guillaume de Volpiano : 186, 193 Gunhild de Danemark, épouse d’Henri III : 396 Guy II, abbé de Cîteaux : 230-231 Hadamar, abbé de Fulda : 399 Hadewich d’Anvers : 405 Hailoc, duc de Bretagne : 326 Haimrad, ermite itinérant, fondateur de Hasungen : 400-402 Haito, évêque de Bâle : 366 Harduin, époux prévu de Maxellende : 170-173, 175-176 Hatton, abbé de Fulda puis archevêque de Mayence : 399 Hartmann von Aue : 140-142 Heito : 333 Heldric, abbé de Saint-Germain d’Auxerre et de Réôme : 191-193 Helgaud de Fleury : 345 Henri Ier, roi de Germanie : 394-395 Henri II, empereur : 205, 395, 399-401 Henri III, empereur : 396 Henri IV, empereur : 398-401 Henri V, empereur : 398 Henri, frère d’Otton Ier : 392 Henri, margrave de Bavière : 395 Henri Ier, duc de Normandie et roi d’Angleterre : 346, 350 Henri II Plantagenêt, comte d’Anjou et roi d’Angleterre : 346-347, 350, 356-357 Henri, chanoine de Tournai : 431-432 Hériger, abbé de Lobbes : 367 Hériman, abbé de Saint-Martin de Tournai : 419
Herman de Valenciennes : 426 Hermann de Salm, concurrent d’Henri IV : 398 Hermann, évêque de Volterra : 200 Herménégilde, roi wisigoth : 71 Hérode : 144 Hérodiade : 144 Hervé, abbé de Saint-Étienne de Dijon : 228-229 Hezilo, évêque d’Hildesheim : 399 Hilaire, évêque d’Arles : 46, 49-50, 256257 Hilaire, père de Jean de Réôme : 193 Hilaire, évêque de Poitiers : 122, 124, 301 Hildebert de Lavardin : 34 Hildebert, archevêque de Mayence : 395 Hildegaire, évêque de Meaux : 15 Hildegarde de Bingen : 402 Hildemar de Civate ou de Corbie : 102, 117 Hildéric : voir Childéric II Hilduin : 301 Hincmar, archevêque de Reims : 35, 119-133, 189, 300, 364, 366, 375, 482, 491 Honorat, évêque d’Arles : 46, 49, 263, 265 Honorat, évêque de Marseille : 46 Honorius III, pape : 152 Hraban Maur : 126, 336 Hugues de Floreffe, chanoine prémontré et hagiographe de Juette de Huy : 405, 411 Hugues de Marchiennes : 30 Hugues, roi de Provence : 39 Hugues de Saint-Victor : 33, 236 Hugues de Semur, abbé de Cluny : 400 Humbert, abbé de Maroilles : 296 Humbert de Romans, dominicain français : 403 Hunlin : 170, 172, 175 Ide de Léau, mulier religiosa : 405-407, 412-413
INDEX
Ide de Louvain, mulier religiosa : 405407, 412 Ide de Nivelles, mulier religiosa : 405407, 410-412 Innocent III, pape : 245 Isaac, comte de Cambrai : 179 Isidore, évêque de Séville : 11, 117, 277, 279 Ithamar : 364 Itte, abbesse de Nivelles : 436, 439 Jacob, patriarche : 209 Jacques Lefèvre d’Étaples : 470 Jacques, apôtre : 495 Jacques le Mineur : 222 Jacques de Voragine : 137-138, 140, 200 Jacques de Vitry : 18, 405, 408, 414 Jamblique : 70 Jean, abbé : 239 Jean, disciple de Gall : 335-336 Jean, missionnaire en Prusse : 203 Jean Ier, pape : 71 Jean VIII, pape : 297 Jean XIII, pape : 399 Jean XXII, pape : 244 Jean Back : 440, 442 Jean Baptiste : 113, 144 Jean de Bérard, moine de Casauria : 201-202 Jean Canaparius, moine romain, hagiographe d’Adalbert : 203-204 Jean Cassien : 46, 55, 57, 239 Jean de Châtillon, évêque de Saint-Malo : 313, 321-322 Jean, reclus de Chinon : 369 Jean Chrysostome : 122, 124 Jean II de Cussigny, abbé de Réôme : 184 Jean Diacre de Rome, hagiographe de Grégoire le Grand : 140, 201 Jean l’Évangéliste : 222, 296, 495 Jean Gerson : 449, 468, 471 Jean Gielemans : 435-451
523
Jean Gualbert, fondateur de Vallombreuse : 200-201, 205-206, 211-212, 360 Jean de Lodi, disciple de Pierre Damien : 199, 204-205, 211 Jean de Meun : 423 Jean de Quicarnon, chanoine d’Évreux : 468 Jean de Réôme : 184-193, 195 Jean, abbé de Saint-Vincent du Vulturne : 151, 153, 155, 158, 161, 163 Jean de Trisulti : 199 Jean de Villers : 431 Jean-Paul II, pape : 14 Jérôme, père de l’Église : 152, 215-220, 225-232, 239, 277, 468, 487 Jessé, patriarche : 464-465 Jésus : 86, 137-140, 411, 415, 469-470, 480, 493, 495 Jézabel : 113 Job : 138, 224 Jocaste : 138-139 Jocunfus : 300 Johann Von Eck, théologien catholique : 469 Jonas de Bobbio : 39, 185-187, 299 Joseph, époux de Marie : 19, 409, 415 Joseph, père de Marie : 468 Josse : 13 Josserand de Brancion, évêque de Langres : 228 Judah : 144 Judas : 135-146 Judicaël, roi de Bretagne : 315, 324 Judith : 467 Juette de Huy, mulier religiosa : 405-407, 411 Julien l’Apostat, empereur : 126, 132 Julien Pomère : 55 Julien de Spire : 37, 242 Julienne de Cornillon, mulier religiosa : 405-408, 410-411, 416-417 Just, martyr : 365 Justinien, empereur : 130
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INDEX
Justinus : 369 Justus, moine : 73-74 Labiel, roi : 431 Laïos, père d’Œdipe : 139 Lambert, abbé de Hersfeld : 391, 402 Landoald : 367 Lazare : 415 Léger, évêque d’Autun : 297-298 Lehire, évêque de Tournai : 419-433, 477, 483 Leidrade, évêque de Lyon : 109 Léodebode, abbé de Saint-Aignan : 297 Léon IX, pape : 397 Léon d’Ostie : 165, 201 Léonard de Noblat : 189-190 Léonce, évêque de Saintes : 327 Léovigild, roi wisigoth : 71 Liudolf, fils d’Otton Ier, duc de Franconie : 392-394 Liutpold, évêque de Mayence : 399 Loeïs, pour Clovis : 429 Loingsech : 290 Lonoghylius : 371-378 Lot : 144 Lothaire II, roi des Francs : 35 Lothaire de Supplimbourg, duc de Saxe puis empereur : 398 Louis le Germanique, roi des Francs : 123, 128, 131 Louis le Pieux, empereur : 24, 72-73, 101-105, 109-111, 113-119, 313-314, 317, 331-332, 334, 336, 339, 341-342 Louis II, empereur : 162, 201 Louis VIII, roi de France : 242 Louis IX, roi de France (Saint Louis) : 460-461, 471-475 Louis XII, roi de France : 460, 472-474 Loup, évêque de Troyes : 122, 125, 132 Luc, évangéliste : 86, 415 Lucifer : 472 Ludolphe le Charteux, auteur d’une Vie du Christ : 469
Lugne : 288 Lull, disciple de Boniface, abbé de Fulda et archevêque de Mayence : 391, 400 Lunaire : 312 Lupicinus : 368 Lutgarde d’Aywières : 405-407, 411 Lycontius : 278 Macaire : 189 Macet : 283 Madelberte de Maubeuge : 302, 442 Máedóc (Máedhóg) : 284-286 Maïeul, abbé de Cluny : 191-192 Maître Eckhart : 415 Malachie d’Armagh : 291 Maldulus, comte, bienfaiteur de Camaldoli : 208 Malo : 309, 312, 314-327 Mantolius : 424 Marcella, disciple de Jérôme : 226-227, 230 Marguerite Porète : 235 Marguerite d’Ypres, mulier religiosa : 405-407, 413 Marie, mère de Jésus : 139, 225, 233, 296, 346-352, 356, 409, 415, 448, 465-466, 468-469, 493 Marie Cléophas : 467-469 Marie l’Égyptienne : 427 Marie d’Oignies, mulier religiosa : 405-409 Marie Salomé : 467-469 Marovée, évêque de Poitiers : 296 Marthe et Marie : 172, 411-413, 415, 477 Martialis Auribelli : 237 Martin, ermite : 71 Martin Ier, pape : 485-492 Martin, évêque de Tours : 11, 48-49, 71, 121, 126-128, 131, 143, 239, 278, 301, 369, 386 Martin, évêque de Tréguier : 311 Mathilde, épouse d’Henri Ier : 447 Mathilde, marquise de Canossa : 206 Mathona : 283 Matthias : 137
INDEX
Maur : 32 Maxellende de Caudry : 167-180, 483 Maxime, empereur : 128, 131-132 Maximilien, duc de Brabant : 436 Maximin : 301 Médard, évêque de Noyon : 420-421 Meinwerk, évêque de Paderborn : 401 Méliau : 317 Métron de Vérone : 143 Milon d’Elnone ou de Saint-Amand : 17, 300, 485, 489-495 Modwenna : 32 Moïse, patriarche : 35, 70, 137, 493, 495 Molaise : 284-286 Mordred : 136 Muirchú : 277 Namatius, évêque de Clermont : 259 Nebridius, archevêque de Narbonne : 107 Nicaise, évêque de Reims : 122, 125, 132 Nicetius : voir Nizier Nicodème : 350, 357 Nicolas II, pape : 144 Nicolas de Linköping : 445 Nicolas de Lyre : 235-247, 249 Nicolas de Tolentino : 36 Nicolaus de Bibera, poète satirique : 414 Nizier, évêque de Trèves : 300 Noël Béda, théologien parisien : 470 Nominoé, prince breton : 313 Notger, évêque de Liège : 367 Odilon, abbé de Cluny : 75 Odon, abbé de Cluny : 380-389, 478 Œdipe : 137, 139-140, 144 Óengus : 290 Oisbertus, moine de Saint-Vaast : 217, 224-225 Opportune : 13 Orderic Vital : 15, 221, 346 Origène : 139, 253, 277 Osith : 32 Othger : 441
525
Otloh de Saint-Emmeram de Ratisbonne : 391 Otmar, abbé de Saint-Gall : 338 Otton Ier, empereur : 179, 392-395, 399 Otton II, empereur : 205, 394 Otton III, empereur : 203, 205, 394-395, 398-399 Otton et Irmengarde de Hammerstein : 395 Padre Pio (Francesco Forgione) : 14 Païenne : 420, 423, 429, 432 et voir Blanda Paldo de Saint-Vincent du Vulturne : 152-156, 158, 165 Pammachius, ami de Jérôme : 227 Pascal II, pape : 152, 162 Paschase, correspondant d’Eugippe : 29 Paschase Radbert : 105, 111-116 Patrice (saint Patrick) : 276-277, 282-284 Paul Aurélien : 311-312 Paul de Bernried : 200 Paul Diacre : 72, 140 Paul de Tarse : 12, 70, 124, 144, 255, 261, 415, 465, 495 Paula, disciple de Jérôme : 228 Paulin, évêque d’Aquilée : 115 Paulin de Milan : 121, 126-127, 129-130 Paulin, évêque de Nole : 71, 127, 130 Paulin, évêque de Trèves : 122, 124 Pélage : 46 Pélagie, mère d’Yrieix : 300-310 Pépin, roi d’Italie : 113 Pépin Ier, roi d’Aquitaine : 101 Pépin II de Herstal, maire du palais franc : 436 Pépin III le Bref, roi des Francs : 104, 112, 123, 398 Perpétue : 11 Petronax, abbé du Mont-Cassin : 155 Philibert, pour Childebert, roi des Francs : 325 Philippe de Clairvaux, hagiographe d’Élisabeth d’Erkenrode : 405, 414
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INDEX
Philippe de Mézières : 473 Philippe Mouskès : 430 Piat de Tournai : 420 Pierre, apôtre : 152, 465, 495 Pierre, moine de Florence : 200 Pierre Abélard : 145, 351 Pierre de Brézé, sénéchal de Normandie : 467 Pierre de Celle : 33, 110 Pierre Damien : 144-145, 198-199, 204205, 207, 211, 360 Pierre Diacre : 165 Pierre, moine de Maillezais : 373 Pierre Martyr : 462-466 Pierre, abbé de Pérouse : 205 Pierre Rainerii, bienfaiteur de Dominique de Sora : 210 Pierre de Salmon : 473 Pierre le Vénérable, abbé de Cluny : 221 Pierre, moine du Vulturne, hagiographe de Paldo, Tato et Taso : 153-155, 157158, 164 Pilgrim, archevêque de Cologne : 395 Pionius : 119 Platon : 68 Ponce Pilate : 137, 140 Poppon, abbé de Lorsch et de Fulda : 399 Poppon de Stavelot : 400 Porphyre : 70 Praeiectus : voir Prix Principia, disciple de Jérôme : 226-227, 230 Prix, évêque de Clermont : 365 Prosper d’Aquitaine : 46, 55, 59 Prudence, poète chrétien antique : 253 Prudentienne : 447 Quiète, mère de Jean de Réôme : 193 Radegonde : 295-296, 301 Rahab : 238 Raimond de Capoue : 449 Rainier, marquis de Toscane : 205
Raoul Glaber : 72 Ratchis, roi des Lombards : 199, 208 Ratgar, abbé de Fulda : 103 Rathier de Lobbes, évêque de Vérone : 143 Ratvili, évêque d’Alet : 313 Raynelde : 441 Raynerius de Viterbe : 242 Remi, évêque de Reims : 119, 125, 131132, 175, 189, 299-300, 429, 491 René d’Anjou, le Roi René : 467 Richard Ier, duc de Normandie : 345346, 349-350, 352, 355-357, 359 Richard II, duc de Normandie : 357 Richard d’Amorbach, abbé de Fulda : 396, 399 Rigomer : 372-373, 375-376 Riquier : 79, 82-83, 94, 341 Robert le Pieux, roi de Francie : 345 Robert de Torigni, moine et historien normand : 346 Rodán : 283 Rodolphe II, prieur de Camaldoli : 202 Rodolphe de Gubbio, ermite de Fonte Avellana : 198, 211 Rodolphe, abbé de Hersfeld et évêque de Paderborn : 400 Rodolphe, abbé de Vallombreuse : 212 Rollon, premier duc de Normandie : 346, 349 Romanus, prêtre : 369-370 Romanus, abbé de Condat : 28 Romuald de Ravenne, fondateur de Camaldoli : 198, 202-205, 207, 209, 211 Rothard de Cambrai : 169, 172-173, 180 Ruben, père légendaire de Judas : 137138, 144 Ruben de Dai-Inis : 277 Rudolf de Rheifelden, concurent d’Henri IV : 398 Rufin d’Aquilée : 272 Ruotger, hagiographe de Bruno de Cologne : 391, 393
INDEX
Ruothard, archevêque de Mayence : 398, 402 Ruth : 467 Sabbatinus : 162 Sabin, évêque de Canosa : 71 Salomon, roi de Bretagne : 314 Samson, évêque de Dol : 13, 316 Samuel, prophète : 493 Sarius ou Sarre, saint du diocèse d’Arras : 172 Saulve de Valenciennes : 176 Savari de Donzy, comte de Chalon : 229 Scolastique, sœur de Benoît de Nursie : 72, 230, 481 Sébald : 447-448 Secundus, prêtre : 447 Seine, disciple de Jean de Réôme : 190, 193 Sénèque : 424 Serge Ier, pape : 194 Servandus, diacre : 69 Sévère, prêtre : 71 Séverin du Norique : 21, 28 Severus, prêtre : 369, 375 Sigebert Ier, roi des Francs : 301, 490 Sigebert de Gembloux : 397 Sigfried, abbé de Fulda puis archevêque de Mayence : 397-400, 402 Silvestre de Réôme : 187, 191 Similinus, prêtre à Tarbes : 369 Sixte IV, pape : 460, 468 Smaragde de Saint-Mihiel : 338 Socrate, historien : 131 Sophie, abbesse de Gandersheim : 398399 Sulpice Sévère : 11, 49-50, 71, 121, 126, 129-130, 278, 369, 386 Sylvestre II, pape : 399 Symphorien : 370 Taso de Saint-Vincent du Vulturne : 152-155, 158-162, 164-165
527
Tato de Saint-Vincent du Vulturne : 152155, 158-159, 161, 165 Tatto, moine de la Reichenau : 333 Tébald, évêque d’Arezzo : 209 Tenestina : 372-373 Thébald : 207 Thècle : 15 Thégan : 114 Théodebert Ier, roi des Francs : 186-188, 300, 373 Théoderic Ier, roi des Francs : 187-188 Theodetrudis : 299 Théodoret : 131 Théodose, empereur : 127-128 Théodulfe, évêque d’Orléans : 109, 117118, 377 Théophano, épouse d’Otton II : 394, 398 Theopromus : 69 Thierry III, roi des Francs : 170 Thierry III de Mailly-Fauverney : 228 Thierry, évêque de Metz : 395-396 Thietmar de Merseburg : 394 Thomas d’Aquin : 463-465 Thomas de Cantimpré : 405-406, 445 Thomas de Capoue : 242 Thomas de Celano, hagiographe de François d’Assise : 37, 237, 242-243, 249 Thomas de Maurienne, abbé de Farfa : 154 Tírechán : 282-284, 287 Trophime d’Arles : 192 Tudicla : 288 Tugdual : 311 Ultrogothe, épouse de Childebert Ier : 372 Usuard : 369 Utto : 371, 376 Valentinien, empereur : 128 Valérien, évêque de Cimiez : 256 Vaast, évêque de Cambrai-Arras : 171, 175
528
INDEX
Venance Fortunat : 187, 301 Victor II, pape (Gebhard, évêque d’Eichstätt) : 397 Victrice de Rouen : 265 Vincent Ferrier, prédicateur dominicain : 237, 466 Vindicien de Cambrai-Arras : 170-171, 173-175, 177 Vulfilaïc : 301 Vulkuld, hagiographe de Bardo de Mayence : 396-397, 399 Wace : 345-347, 349-357, 359 Wala : 115 Walafrid Strabon : 90-91, 98, 329-342 Waldo : 298 Waudru : 168, 437, 441
Wetti ou Wettinus de la Reichenau, hagiographe de Gall : 90-91, 93-94, 98, 329-331, 333-340, 342 Wezilo, archevêque de Mayence : 398 Widerad, abbé de Fulda : 399-400 Widmar, ermite : 107 Widukind de Corvey : 392-394, 399 Willibrord, missionnaire : 297 Willigis, archevêque de Mayence : 391, 394-395, 398, 402 Wipon, historien de Conrad II : 345 Witiza : voir Benoît d’Aniane Wrmonoc : 311 Yrieix, abbé d’Attane : 300-301, 305 Zacharie, pape : 374 Zenobius : 305 Zénon, évêque de Vérone : 71
Index locorum
Abruzzes : 202, 205 Acre : 432 Afrique du nord : 12 Ail Find : 283 Aire-sur-l’Adour : 369, 376 Aix-la-Chapelle : 103, 105, 110-111, 333, 340, 394 Albi : 67 Alémanie : 377 Alet, voir Saint-Malo Altaripa : 67 Anagni : 242 Angers : 376 Angleterre : 72 Aniane : 105, 107-108, 111 Appennins : 205 Aquitaine : 101, 109-111, 141-142 Arezzo : 209, 305 Arles : 46-47, 54-56, 192, 258, 263 Armagh : 277, 283-284, 291 Arras : 224-225 Attane : 300-301 Attigny : 115 Autriche : 439 Autun : 297-298, 370 Auxerre : 191-192, 370 Auxonne : 297 Avesnes : 431 Aywières : 406 Babylone : 238 Bari : 162 Bavière : 371, 376, 397 Belgique : 125, 439 Berry : 429 Bierzo : 300 Bili (villa) : 325 Birr : 290 Blandain : 420-421, 423, 428 Blaye : 369 Bobbio : 39 Bohême : 396 Bordeaux : 369-370
Bouliac : 369 Bourgogne : 141 Brabant : 435-437, 438-440, 444-445, 449 Breifne : 286 Bretagne : 313, 317, 376 Bruges : 417 Bruxelles : 435 Buxiago : 372 Caelius : 73 Camaldoli : 197, 209 Cambrai : 168-169, 171-173, 175-176, 179-180 Campanie : 69 Campsey : 32 Capoue : 69, 158, 163 Carthage : 366 Casauria : 197, 201, 209 Casinum : 69 Catalogne : 367, 376 Caudry-en-Cambrésis : 167-169, 171175, 178-180 Caunes : 107 Cava de’Tirreni : 158 Chalon : 369, 375 Chelles : 97 Chinon : 369 Cîteaux : 29, 30, 215-218, 220, 222-223, 225, 228-233, 487 Clairvaux : 218, 224, 231 Clermont : 365, 372 Clonmacnoise : 283 Cluny : 75, 205, 213, 400 Coblence : 179 Cologne : 224, 395-396 Condat : 28 Constance : 468 Constantinople : 68, 491 Corann : 290 Corbie : 105, 111-112, 228 Cornelimünster : 333 Corsendonck : 439 Corvey : 115
530
INDEX
Danube : 371 Devenish : 284-286 Dijon : 193-194 Disibodenberg : 402 Ditmold : 401 Dol : 313-314 Dumech Uí Ailello : 283 Echternach : 297 Eichstätt : 397 Elnone : voir Saint-Amand Elvire : 279 Erfurt : 400 Erren (Irlande) : 290 Escaut : 421 Espagne : 14 Essen (Saxe) : 169, 179 Europe : 109 Évreux : 459-461, 467-468, 474 Faremoutiers : 298 Farfa : 197, 201, 209 Fécamp : 350, 357 Fermanagh : 285-286 Ferns : 284 Flavigny : 191, 193 Fleury : 72-73, 400 Florence : 200, 205-206 Fonte Avellana : 197, 200, 204, 207, 211, 225 Fontenay : 190, 218 France : 471 Freising : 367 Fulda : 103, 117, 309, 391-392, 395-397, 399-400, 402 Gandersheim : 398-399 Gaule : 14, 487 Gellone (Saint-Guilhem-le-Désert) : 359 Gembloux : 441 Golgotha : 401 Goslar : 396, 399 Göss : 395 Gothie : 107-110 Griselles : 373 Hasungen : 398, 400, 402 Hersfeld : 396, 399-402 Hibernia (Irlande) : 290 Hirsau : 402
Inda ou Inden : 105-106, 110, 333 Iona : 277, 283, 290 Irlande : 275-277, 289-291 Isar : 371 Isernia : 163 Italie : 14, 107 Jérusalem : 86, 137, 140, 230, 238-239, 400-401 Jully-les-Nonnains, abbaye bénédictine, dépendante de Molesmes : 231 La Ferté : 225 Lagrasse : 107 Landévennec : 312, 316 Langres : 184, 373 Laon : 296 La Ramée, couvent cistercien féminin : 406 Larrey-sur-Ouche : 194 Latium : 205 Latran : 144, 491 Le Bec, abbaye normande : 346 Le Cateau-Cambrésis : 170, 172-174, 180 Ledien (villa) : 325 Leinster : 284 Le Mans : 372-373, 378 Lérins : 46, 55, 186, 193, 258 Liège : 404-406, 440 Limoges : 219, 300 Lippoldsberg : 399 Llandaff : 312 Lorraine : 397 Lotharingie : 179, 391 Louvain : 437, 439 Luxeuil : 89, 111, 329 Lyon : 258, 272, 403 Magdebourg : 179, 394 Mag Slecht : 285 Maguelone : 107 Maillezais : 373 Mâlay-le-Petit : 194 Malines : 441 Mamers : 372 Marches (Marsi, région d’Italie) : 204 Marchiennes : 168 Marmoutier : 321-322 Maroilles : 179 Marseille : 46
INDEX
Maubeuge : 302-304 Mayence : 391-402 Meaux : 298 Memleben : 401 Meissen : 394 Metten : 371 Mézières-sur-Oise : 296 Michaelsbuch : 371 Míde : 290 Milan : 127, 199, 205 Miniac (plebs) : 325 Moissac : 370 Molesmes : 230, 231 Monte Amiata : 197, 199, 208 Mont-Cassin : 72, 110, 155, 157, 165, 207, 481 Mont-Cornillon, couvent prémontré féminin : 406 Mont-Lassois : 373 Montreuil-au-Houlme : 13 Morimond : 225 Morvan : 370 Moutiers-Saint-Jean : voir Saint-Jean de Réôme Namur : 397 Naples : 158 Narbonne : 237 Niederaltaich : 400 Nivelles : 436, 438, 440-441 Noirmoutier : 113 Normandie : 461, 464, 466 Norwich : 32 Notre-Dame de Tournai : 421 Oignies : 405 Orange : 47, 50, 53-54, 57-58, 60 Orléans : 26 Paderborn : 401 Paris : 235, 337, 376, 474 Pavie : 39 Pays-Bas : 451 Pérouse : 235 Perse : 432 Pise : 474 Poitiers : 295 Pommereuil : 171-173 Pontigny : 225 Ponts : 367
531
Provence : 46 Rathlin (île) : 288 Ratisbonne : 393, 395 Ravengiesburg : 400 Ravenne : 207, 297 Redon : 312-314, 316 (La) Reichenau : 110, 309, 329, 332, 342343, 371 Reims : 138, 175, 190, 422, 430 Riez : 258 Riom : 369 Romagne : 204 Rome : 11, 54, 141-143, 156, 169, 201, 203, 205, 230, 291, 371-372, 394, 396, 399-401, 421-422, 427 Rouge-Cloître : 435, 439-441 Saalfeld : 392, 400 Saint-Aignan d’Orléans : 297 Saint-Alban de Mayence : 398 Saint-Amand d’Elnone : 300, 369, 485, 490-493 Saint-Andoche d’Autun : 192 Saint-André du Cateau : 170, 172-174 Saint-Barthélémy de Trisulti : 208 Saint-Bavon de Gand : 367 Saint-Bénigne de Dijon : 193-194 Saint-Benoît sur Loire : voir Fleury Saint-Bertin : 291, 316 Saints-Boniface-et-Alexis sur l’Aventin : 203 Saint-Clément de Casauria : voir Casauria Saint-Colomba (église du Vulturne) : 152 Sainte-Croix de Guinguamp : 321 Sainte-Croix de Poitiers : 295 Saint-Denis : 299 Saint-Déodat (église du Vulturne) : 152 Saint-Donat (église du Vulturne) : 152 Saint-Emmeram de Ratisbonne : 371 Saint-Étienne de Clermont : 259 Saint-Évroult-sur-Ouche : 219, 346 Saint-Gall : 309, 329-343, 371, 377 Saint-Germain d’Auxerre : 191-192, 373 Saint-Germain (église du Vulturne) : 152 Sainte-Gertrude de Louvain : 437, 439, 449 Saint-Géry de Cambrai : 171-174, 179-180 Saint-Ghislain en Hainaut : 440 Saint-Gotthard de Mayence : 398 Saint-Guilhem-le-Désert : voir Gellone
532
INDEX
Saint-Jacques de Mayence : 402 Saint-Jean d’Acre : 431 Saint-Jean d’Arles : 305 Saint-Jean de Réôme (Moutiers-SaintJean) : 184, 186-191, 193-194 Saint-Josse sur Mer : 13 Saint-Just-en-Chaussée : 365 Saint-Léonard de Corbigny : 297 Saint-Longis : 372 Saint-Malo (Alet) : 312-314, 317, 320-323 Sainte-Marie de Cambrai : 172-173 Sainte-Marie de Tournai : voir NotreDame de Tournai Saint-Martin d’Autun : 192 Saint-Martin de Cambrai : 171, 173-175, 180 Saint-Martin de Monte Massico : 162 Saint-Martin de Tournai : 419 Saint-Martin de Tours : 109, 301 Saint-Maur-des-Fossés : 32 Sainte-Maxellende de Caudry : 171 Saint-Mée-de-Gaël : 317 Saint-Michel de Hasungen : 402 Saint-Michel de Verghereto : 207 Saint-Nicolas (église du Vulturne) : 152 Saint-Pierre de Maubeuge : 304 Saint-Pierre de Mayence : 392 Saint-Quentin de Maubeuge : 302 Sainte-Radegonde de Poitiers : 296 Saint-Sauveur au Monte Amiata : voir Monte Amiata Saint-Seine-l’Abbaye : 107, 190 Saint-Sulpice (Saint-Souplet) de Pommereuil : 171-173 Saint-Symphorien d’Autun : 192 Saint-Thibéry : 107 Sainte-Trinité de Fécamp : 350 Saint-Trond : 123 Saint-Vaast d’Arras : 224 Saint-Vaast de Caudry : 171, 173 Saint-Victor de Paris : 321 Saint-Victorin de Bénévent : 152 Saint-Vincent du Vulturne : 151-166, 484 Saintonge : 315, 327 Salinoves : 367 San Giovanni Rotondo : 14 Saxe : 143, 224 Scarioth, île fictive : 137 Scotia (Irlande) : 289
Semur-en-Auxois : 183 Senchel Dumiche : 283 Sexciacensis (vicus) : 369 Siegburg : 400 Sienne : 305 Sitria : 207 Sora : 210 Souvigny-en-Bourbonnais : 199 Tamnach : 283 Tara : 290 Tarbes : 369 Tart, abbaye cistercienne féminine : 228231 Thèbes : 138-139 Tillenay : 297-298 Tongres : 406 Toscane : 127, 204, 207 Toulon : 52 Tournai : 419-433, 483 Tours : 313-314, 317 Tréguier : 311 Trèves : 300, 440 Trisulti : 197, 208, 210 Tuzey : 301 Ulster : 284, 290 Vair : 372 Vaison : 363 Val de Sangre : 207 Valdicastro : 207 Valence : 51-54 Vallombreuse : 197, 201, 205, 211-212 Vaucelles : 169 Venafro : 163 Verghereto : 207 Verneuil : 235 Vérone : 143, 394 Vienne (France) : 241, 272 Viennoise : 53 Ville-en-Selve : 366 Villers : 405 Warburg : 401 Werden : 366, 396 Willambroux : 409-410 Worms : 395
Table des matières
Remerciements
.........................................................................
Liste des abréviations
..................................................................
Marc VAN UYTFANGHE, Propos liminaires
5 7
...........................................
9
Marie-Céline ISAÏA, L’hagiographie, source des normes médiévales. Pistes de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
17
PREMIÈRE PARTIE
HAGIOGRAPHIE ET EXPRESSION DES NORMES Jérémy DELMULLE, Polémique doctrinale et hagiographie : établir et diffuser la norme. La Vita Caesarii, ultime étape de la controverse augustinienne en Gaule du sud ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
45
Bruno JUDIC, Les Dialogues de Grégoire le Grand et l’expression des normes . . . . .
65
Rémy VERDO, Approche sociolinguistique de trois réécritures hagiographiques (VIIIe-IXe siècles) : du compromis mérovingien à la norme carolingienne . . . . . . . . .
77
Rutger KRAMER, …ut normam salutiferam cunctis ostenderet : représentations de l’autorité impériale dans la Vita Benedicti Anianensis et la Vita Adalhardi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
101
Clémentine BERNARD-VALETTE, Pratique politique de l’intertexte hagiographique chez Hincmar de Reims . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
119
Anne L AFRAN, L’inceste entre anormalité et déviance dans les légendes de Judas et du pape Grégoire ………………………………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . .
135
Conclusion de la première partie ………………………………………………… . . . . . . . . . . . . .
147
DEUXIÈME PARTIE
HAGIOGRAPHIE ET RÉGULATION DES COMMUNAUTÉS Thomas GRANIER, La fonction normative des textes hagiographiques dans la Chronique de Saint-Vincent du Vulturne (vers 1120) ………………………… . . . . . 151
534
TABLE DES MATIÈRES
Anne-Marie HELVÉTIUS, La Passio de sainte Maxellende et la réforme d’une communauté féminine en Cambrésis ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . .
167
Eliana MAGNANI, Hagiographie et diplomatique dans le monachisme réformé en Bourgogne au miroir du manuscrit 1 de Semur-en-Auxois …
183
.......
Pierluigi LICCIARDELLO, La fonction normative dans l’hagiographie monastique de l’Italie centrale (Xe-XIIe siècles) ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197 Alessia TRIVELLONE, Culte des saints et construction identitaire à Cîteaux : les images de Jérôme dans les manuscrits réalisés sous l’abbatiat d’Étienne Harding…………………………. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215 Sophie DELMAS, F.R.A.N.C.I.S.C.U.S. L’hagiographie de saint François vue par Nicolas de Lyre ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235 Conclusion de la deuxième partie ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249 TROISIÈME PARTIE
HAGIOGRAPHIE ET NORMES : LE PROBLÈME GÉNÉRIQUE Gordon BLENNEMANN, Martyre et prédication: adaptations d’un modèle hagiographique dans les sermons de Césaire d’Arles ………………………… . . . . . . . 253 Jean-Michel PICARD, Hagiographie et législation en Irlande médiévale (VIIe-IXe siècle) ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
275
Sylvie JOYE et Paul BERTRAND, Les « testaments de saints » en Chrétienté occidentale ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293 Claire GARAULT, Les rapports entre récits hagiographiques et matériel diplomatique à travers le dossier hagiographique de saint Malo (IXe-XIIe siècle) ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309 Kelly GIBSON, La vie monastique dans les Vies de saint Gall récrites au IXe siècle………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329 Françoise L AURENT, « Saint » Richard de Normandie et le sacristain noyé dans le Roman de Rou de Wace et l’Histoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 345 Conclusion de la troisième partie …………………………. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 359
535
TABLE DES MATIÈRES QUATRIÈME PARTIE
L’HAGIOGRAPHIE, LABORATOIRE NORMATIF Charles MÉRIAUX, Vitae presbyterorum. Remarques sur quelques Vies de prêtres ruraux du haut Moyen Âge ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 363 Sébastien FRAY, Un cas de norme laïque transmise par une source hagiographique : relecture des chapitres 7 et 8 du livre I de la Vita Geraldi …………
.....
379
Anne WAGNER, Norme et écarts à la norme dans l’hagiographie de l’Empire aux Xe-XIe siècles : l’exemple de Mayence ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
391
Nikoletta GIANTSI, Vivat de labore manuum ejus. L’idéal de travail contre l’idée de mendicité : deux normes contradictoires …………………………. . . . . . . . . . . 403 Nancy Vine DURLING, Traductio(n) et conversio(n) : l’exemple de la Vie de Lehire ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
419
Véronique SOUCHE-HAZEBROUCK, La transformation du prologue de la Vita tripartita de Gertrude de Nivelles dans l’un des prologues de recueils de Jean Gielemans ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
435
Nicolas TROTIN, Le De Imitatione Sanctorum (1528) de Guillaume Pépin (o.p.) : prêcher la vie des saints au Beau Seizième siècle ………………………… . . . . 459 Conclusion de la quatrième partie ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 477 Alain DIERKENS, Quelques réflexions en guise de conclusion …………………………
.
479
Marie-Céline ISAÏA et Thomas GRANIER, Normes et hagiographie : bilan et perspectives ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 487 Résumés ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 499 INDEX Index codium ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 515 Index nominum ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
517
Index locorum ………………………… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 529
Eliana MAGNANI, Hagiographie et diplomatique dans le monachisme réformé en Bourgogne au miroir du manuscrit 1 de Semur-en-Auxois
Fig. 1 : Semur-en-Auxois, Bibliothèque municipale 1, fol. 69r
Fig. 2 et 3 : Semur-en-Auxois, Bibliothèque municipale 1, fol. 2r et 17r
Fig. 4 : Semur-en-Auxois, Bibliothèque municipale 1, fol. 58v
Fig. 5 : Semur-en-Auxois, Bibliothèque municipale 1, fol. 72v (protocole final du pseudo-diplôme de Clovis Ier pour Saint-Jean de Réôme)
Fig. 6 : Semur-en-Auxois, Bibliothèque municipale 1, fol. 73r (protocole final du pseudo-diplôme de Clotaire Ier pour Saint-Jean de Réôme)
Alessia TRIVELLONE, Culte des saints et construction identitaire à Cîteaux : les images de Jérôme dans les manuscrits réalisés sous l’abbatiat d’Étienne Harding
Fig. 1 : Jérôme, Dijon, Bibliothèque municipale 641, fol. 66
Fig. 2 : Jérôme et Damase, Dijon, Bibliothèque municipale 15, fol. 2v
Fig. 3 : Jérôme et Damase, Paris, BnF lat. 325, fol. 14
Fig. 4 : Jérôme et Damase, Paris, BnF lat. 8 (1), fol. 4v
Fig. 5 : Jérôme et Damase, Rouen, Bibliothèque municipale 31, fol. 9
Fig. 6 : Jérôme et Damase, Bourges, Bibliothèque municipale 3, fol. 307
Fig. 7 : Moines bûcherons, Dijon, Bibliothèque municipale 170, fol. 59r
Fig. 8 : Moine moissonneur, Dijon, Bibliothèque municipale 170, fol. 75r
Fig. 9 : Moine bûcheron, Dijon, Bibliothèque municipale 173, fol. 41
Fig. 10 : Moines à côté du feu, Dijon, Bibliothèque municipale 173, fol. 167v
Fig. 11 : Moines tenant un linge (?), Dijon, Bibliothèque municipale 170, fol. 20r
Fig. 12 : Moine prosterné aux pieds d’un ange, Dijon, Bibliothèque municipale 170, fol. 6v
Fig. 13 : Arius/mauvais moine et le symbole de Jean Dijon, Bibliothèque municipale 15, fol. 56v
Fig. 14 : Moine prosterné aux pieds de Jacques le Mineur Dijon, Bibliothèque municipale 15, fol. 83v
Fig. 15 : L’abbé d’Arras et Étienne Harding offrant leurs monastères à la Vierge Dijon, Bibliothèque municipale 130, fol. 104
Fig. 16 : Cîteaux et ses filiations Cambridge, University Library, MS. Mm. 5. 31, fol. 113r
Fig. 17 : Le Christ, Jérôme et Eustochium Dijon, Bibliothèque municipale 135, fol. 163r
Fig. 18 : Jérôme offrant son ouvrage à Eustochium Dijon, Bibliothèque municipale 131, fol. 3
Fig. 19 : Jérôme offrant son ouvrage à Marcella et Principia Dijon, Bibliothèque municipale 132, fol. 1
Fig. 20 : Yves prosterné devant Jérôme flanqué par Marcella et Paula. En bas : funérailles de Blesilla, Paris, BnF, lat. 13350, fol. Bv
Fig. 21 : Arbre de Jessé Dijon, Bibliothèque municipale 129, fol. 4v-5r
Fig. 22 : Arbre de Jessé Dijon, Bibliothèque municipale 641, fol. 40v