Français du Canada – Français de France VII: Actes du septième Colloque international de Lyon, du 16 au 18 juin 2003 9783484970557, 9783484560222

Following in the footsteps of the previous six colloquia, the primary goal of this seventh colloquium (Lyon, June 16–18

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French Pages 286 [288] Year 2008

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Table of contents :
Frontmatter
Table des matières
Présentation
Le rôle de Mgr Gardette dans la naissance des études lexicologiques au Québec
Dictionnaires usuels du français et Banque de Données Textuelles de Sherbrooke (BDTS) : convergence et divergence des nomenclatures
Heurs et malheurs des dictionnaires au Québec : des débats révélateurs
Langue et idéologie : aspect du champ linguistique québécois
Quelques considérations sur le vocabulaire de la « terre cultivée » dans les parlers québécois et les parlers gallo-romans
Le rôle des Atlas régionaux dans la description du français au Manitoba
La coccinelle et ses désignations lexicales dans le Sud de la France
Variations graphiques et particularités dialectales dans les deux manuscrits du Roman du Mont Saint-Michel de Guillaume de Saint-Pair (vers 1155)
Analyse linguistique et stylistique des franco-canadianismes dans La Montagne secrète de Gabrielle Roy
Aperçu sur la formation et l’évolution de la prononciation du français au Québec, des origines à nos jours
Le mauvais usage dans le royaume de France au 17e siècle et ses survivances au Canada
Les compétences linguistiques des jeunes locuteurs franco-terre-neuviens
Aspects d'une comparaison sociolinguistique entre le Québec et les Antilles françaises
Le français standard acadien (à l’oral). Analyse des prépositions : procédés de variation
Pratiques de l'écrit et perception de la norme : une enquête en France au Canada en 2002
Bilan des rectifications de l'orthographe : une enquête dans la francophonie (France-Cananda 2002-2003)
Chansons en regard
Conclusions
Backmatter
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Français du Canada – Français de France VII: Actes du septième Colloque international de Lyon, du 16 au 18 juin 2003
 9783484970557, 9783484560222

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C A NA D I A NA RO M A N I C A

publis par Hans-Josef Niederehe et Lothar Wolf Volume 22

FRANAIS DU CANADA – FRANAIS DE FRANCE Actes du septime Colloque international de Lyon, du 16 au 18 juin 2003

dits par Brigitte Horiot avec la collaboration de Chiara Bignamini-Verhoeven

Max Niemeyer Verlag Tbingen 2008

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 la mmoire de Mgr Pierre Gardette (juin 1973 – juin 2003)

Bibliografische Information der Deutschen Bibliothek Die Deutsche Bibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet ber http://dnb.ddb.de abrufbar. ISBN 978-3-484-56022-2

ISSN 0933-2421

 Max Niemeyer Verlag, Tbingen 2008 Ein Imprint der Walter de Gruyter GmbH & Co. KG http://www.niemeyer.de Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschtzt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulssig und strafbar. Das gilt insbesondere fr Vervielfltigungen, bersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf alterungsbestndigem Papier Druck und Einband: AZ Druck und Datentechnik GmbH, Kempten

Table des matières

Brigitte Horiot, Présentation

1

I.

3

La recherche lexicographique

Brigitte Horiot, Le rôle de Mgr Gardette dans la naissance des études lexicologiques au Québec ………………………………………………………………………………... Hélène Cajolet-Laganière, Geneviève Labrecque, Pierre Martel, Chantal-Édith Masson, Louis Mercier et Michel Théoret, Dictionnaires usuels du français et Banque de Données Textuelles de Sherbrooke (BDTS) : convergence et divergence des nomenclatures ………………………………………………………………………... Annette Paquot, Heurs et malheurs des dictionnaires au Québec : des débats révélateurs

9 29

II.

Langue et idéologie………………………………………….…………………….

37

Lionel Meney, Langue et idéologie : aspect du champ linguistique québécois………….

39

III. L’apport des atlas linguistiques…………………………………………………..

49

5

Jean-Claude Bouvier, Quelques considérations sur le vocabulaire de la « terre cultivée » dans les parlers québécois et les parlers gallo-romans………………………………. 51 Liliane Rodriguez, Le rôle des Atlas régionaux dans la description du français au Manitoba……………………………………………………………………………… 57 Naomi Statkewich-Maharaj, La coccinelle et ses désignations lexicales dans le Sud de la France…………………………………………………………………………... 67 Catherine Bougy, Variations graphiques et particularités dialectales dans les deux manuscrits du Roman du Mont Saint-Michel de Guillaume de Saint-Pair (vers 1155).. 81 Chiara Bignamini-Verhoeven, Analyse linguistique et stylistique des franco-canadianismes dans La Montagne Secrète de Gabrielle Roy ………………………………… 105 IV. La langue dans l’histoire et dans l’espace ……………………………………….

135

Jean-Denis Gendron, Aperçu sur la formation et l’évolution de la prononciation du français au Québec, des origines à nos jours…………………………………………. 137 Lothar Wolf, Le mauvais usage dans le royaume de France au 17e siècle et ses survivances au Canada……………………………………………………………….. 151 V.

Les enquêtes sociolinguistiques ………………………………………………….

Patrice Brasseur, Les compétences linguistiques des jeunes locuteurs franco-terreneuviens ………………………………………………………………………………. Ursula Reutner, Aspects d'une comparaison sociolinguistique entre le Québec et les Antilles françaises …………………………………………………………………….

159

161 183

vi

Table des matières

Louise Péronnet et Sylvia Kasparian, Le français standard acadien (à l’oral). Analyse des prépositions : procédés de variation ……………………………………………... 199 Fabrice Jejcic, Pratiques de l’écrit et perception de la norme : une enquête en France et au Canada en 2002…………………………………………………………………. 209 Liselotte Biedermann-Pasques, Bilan des rectifications de l’orthographe : une enquête dans la francophonie (France-Canada 2002-2003)…………………………………… 233 VI. Chants folkloriques des deux côtés de l’Atlantique …………………………….

257

Michèle Gardré-Valière et Michel Valière, Chansons en regard …………….………….

259

VII. Conclusions du colloque..........................................................................................

273

Jean-Claude Bouvier, Conclusions………………………………….…………………… 275 Liste des participants…………………………………………………………………….. 279

BRIGITTE HORIOT Université Lyon III

Présentation Tout comme les colloques antérieurs, cette 7ème rencontre internationale a eu pour premier objectif de réunir les principaux chercheurs qui s’intéressent à la variation géographique du français, et plus particulièrement à la comparaison de ses variétés canadiennes et françaises. Elle a rassemblé une trentaine de spécialistes de la dialectologie, de la lexicologie et de la lexicographie françaises, originaires de France, d’Allemagne et du Canada, ainsi que des étudiants du 3ème cycle. Mis à part le premier colloque (Trèves, 1985), dont l’objectif était de faire un tour d’horizon de l’ensemble des problèmes qui touchent le Canada et la France, chaque colloque a été thématique et le 7ème colloque n’a pas échappé à cette tradition. Le 1er thème proposé (l’influence de Gardette dans les travaux lexicologiques du français du Canada) doit son origine au fait que, primitivement, le Centre d’Études Linguistiques avait l’intention de marquer le trentième anniversaire de la mort de Mgr Gardette (22 juillet 1973) par un colloque ou une journée d’étude qui aurait mis en relief le rôle joué par Gardette dans les études linguistiques. Les participants au colloque de Sherbrooke ont estimé qu’il était possible de regrouper dans un seul colloque la 7ème rencontre « français du Canada – français de France » et l’hommage à Mgr Gardette. Le comité scientifique, composé des organisateurs des six colloques précédents : Hans-Josef Niederehe, Université de Trèves (1er colloque, 1985) Lothar Wolf, Université d’Augsbourg (1er et 3ème colloques, 1985 et 1991) Brigitte Horiot, Université Lyon III (2ème colloque, 1988) Thomas Lavoie, Université de Chicoutimi (4ème colloque, 1994) Marie-Rose Simoni-Aurembou, CNRS (5ème colloque, 1997) Hélène Cajolet-Laganière, Université de Sherbrooke (6ème colloque, 2000) Pierre Martel, Université de Sherbrooke (6ème colloque, 2000) Louis Mercier, Université de Sherbrooke (6ème colloque, 2000) a proposé que les communications se rattachent aux deux thèmes suivants : L’influence de Gardette dans les travaux lexicologiques du français du Canada ; L’exploitation des atlas linguistiques régionaux. Placé sous la présidence du professeur Jean-Claude Bouvier, ancien président de l’Université de Provence (Aix-Marseille 2), le colloque de Lyon a donné lieu à dix-neuf communications qui se rattachent à six sous thèmes. Ces Actes regroupent dix-sept de ces communications ainsi que les conclusions du colloque présentées par Jean-Claude Bouvier. Par suite de circonstances douloureuses, Chantal-Edith Masson n’a pas pu nous donner sa communication (« La tâche dictionnairique : une tâche floue ») mais, à la demande de Pierre Martel, son nom a été joint aux auteurs de la communication « Dictionnaires usuels du français et Banque de Données Textuelles de Sherbrooke (BDTS) : convergence et divergence des nomenclatures ». Béatrice Bagola a jugé que sa communication - « La place

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Brigitte Horiot

des études franco-canadiennes en Allemagne au seuil du 21ème siècle » - ne pouvait pas être publiée en l’état. La tenue du colloque a été rendue possible grâce à l’appui financier de l’Université Lyon III, ce qui a permis au Centre d’Études Linguistiques de cette université d’organiser, en plus du banquet au château du Vivier à Ecully (Institut Paul Bocuse), une visite à la petite ville de Condrieu, située aux confins de trois provinces : Dauphiné, Forez, Lyonnais, à 45 km de Lyon. Il m’est agréable d’exprimer tous mes remerciements à Mme Chantal Caranzan, la secrétaire et bibliothécaire du Centre d’Études Linguistiques, aux doctorantes du CEL, tout particulièrement Incarnacion Perrier et Chiara Bignamini. C’est à cette dernière, devenue Mme Verhoeven, que nous devons la préparation de ces Actes. L’honnêteté aurait voulu que le nom de Chiara Bignamini-Verhoeven figure en premier, en qualité d’éditeur, sur la couverture du volume des Actes. Malheureusement, la tradition exige que le nom de l’éditeur renvoie à la personne chargée de la responsabilité scientifique et non à celle qui assure tout le travail de mise en pages des articles et de contact avec les divers auteurs. Que Chiara Bignamini-Verhoeven trouve dans ces quelques mots l’expression de ma profonde gratitude.

I. La recherche lexicographique

BRIGITTE HORIOT Université Lyon III

Le rôle de Mgr Gardette dans la naissance des études lexicologiques au Québec Il n’est pas dans les habitudes qu’un organisateur de colloque fasse une communication et je m’excuse de déroger à cette règle, d’ailleurs non écrite. Dans une lettre adressée le 11 janvier 2002 aux membres du comité scientifique, comité composé des organisateurs des six précédents colloques, je confirmais la tenue du 7ème colloque international « français du Canada – français de France » à Lyon, en juin 2003, et j’ajoutais : Nous serons alors à quelques semaines du 30ème anniversaire de la mort de Mgr Gardette ; j’avais l’intention de marquer cet anniversaire par un colloque mettant en relief le rôle joué par Gardette dans les études linguistiques. A Sherbrooke nous avons estimé qu’il était possible de regrouper dans un seul colloque la 7ème rencontre "français du Canada – français de France" et l’hommage à Mgr Gardette. Les thèmes qui se dégagent de ce regroupement sont clairs : 1. l’influence de Gardette dans les travaux lexicologiques du français du Canada ; 2. l’exploitation des atlas linguistiques régionaux.

Permettez-moi de vous décrire ou, pour certains, simplement de vous rappeler, le rôle tenu par Mgr Gardette dans la naissance des études lexicologiques au Québec. Pour cela il nous faut remonter à l’année 1952, à un coup de cœur du recteur des Facultés Catholiques de Lyon pour les Canadiens du Québec.

1.

Laval 1952-1953

En 1952 Mgr Gardette, alors recteur des Facultés Catholiques de Lyon, avait assisté aux fêtes du centenaire de la fondation de l’Université Laval. Dans son discours de rentrée solennelle, le 12 novembre 1952, devant les autorités civiles, militaires et religieuses de la région lyonnaise, il consacrait plus de trois pages à dire son admiration pour Québec et son université. Sait-on assez en France tout ce que Laval, et sa fille l’Université Catholique de Montréal, ont fait pour maintenir et développer dans ce petit peuple de quatre millions de Canadiens du Québec la culture française ?1

L’année suivante, Mgr Gardette retournait à Québec, mais à titre de dialectologue cette fois-ci, pour prononcer quelques conférences et, surtout, faire des enquêtes en compagnie de Mgr Félix-Antoine Savard et de Luc Lacourcière. Rentré en France, il rédigeait et publiait dans la 1

Bulletin des Facultés Catholiques de Lyon, 74ème année, nouvelle série n° 13, juillet-décembre 1952, p. 149.

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Brigitte Horiot

Revue de Linguistique Romane qu’il dirigeait depuis un an, un article inspiré par ses enquêtes et intitulé : « Pour un dictionnaire de la langue canadienne » (Gardette 1954). C’était un véritable programme de recherche qu’il traçait à l’usage des chercheurs québécois, rappelant également aux dialectologues français qu’ils avaient eux aussi leur apport à fournir. Une enquête complète permettra de délimiter la place de chacun de ces mots paysans sur le sol canadien et cette localisation nous apprendra, sans doute, beaucoup de choses sur l’histoire de ces mots depuis leur arrivée au Canada. Mais le premier chapitre de leur histoire, leur départ de France, leur étymologie en somme, il faudra le chercher en France (art. cit : 88).

Pierre Gardette dégageait les caractères essentiels du québécois, à la fois conservateur par ses mots issus des patois de France et de l’ancienne langue et novateur par ses emprunts aux parlers indiens et à l’anglais. Il démontrait également, à l’aide d’exemples précis, recueillis au cours de ses enquêtes, que le français québécois n’était pas uniforme, mais qu’il existait, à l’intérieur du pays, des différences lexicales importantes, que seul un questionnaire approprié permettrait de dégager. Dans ce même article, Gardette traçait un programme complet des travaux à entreprendre en vue d’un grand dictionnaire historique du français canadien. Dans l’article nécrologique que lui ont consacré Kurt Baldinger et Georges Straka, ces derniers n’hésitent pas à écrire que « le Trésor de la langue française au Québec [...] lui devra [à ce programme] ses fondements méthodologiques et son orientation scientifique » (Hommage : XXIV), jugement repris par les rédacteurs du Dictionnaire historique du français québécois, dans l’avant-propos du volume (DHFQ : XII). Responsable de la coordination et de l’administration des atlas linguistiques de la France par régions, de 1962 jusqu'à sa mort en juillet 1973, Pierre Gardette avait hâte de voir s’établir les cartes des atlas linguistiques de l’Ouest (Normandie, Bretagne romane, PoitouSaintonge), car il attendait beaucoup de ces atlas pour la connaissance du français parlé au Canada. En 1969, il avait accepté que Marie-Rose Aurembou, chargée de l’atlas de l’Ile-deFrance-Orléanais, aille passer quelque temps à l’Université Laval pour travailler à l’élaboration d’un questionnaire destiné aux enquêtes de l’atlas linguistique de l’Est du Canada. A mon tour, en 1973, j’allais passer deux mois à Laval pour élaborer les premières cartes de cet atlas, travail, faut-il le préciser, qui n’eut pas de suite puisque, en dépit de son sous titre : Atlas linguistique de l’Est du Canada, Le parler populaire du Québec et de ses régions voisines n’a pas de cartes mais des articles « qui présentent d’une façon structurée les données compilées pour chaque question de l’enquête » (ALEC 1 : 32).

2.

Strasbourg, l’enseignement de Georges Straka

En 1957 Mgr Gardette rencontrait, tout à fait par hasard, un jeune Canadien, Jean-Denis Gendron, qui était venu poursuivre des études à Paris et qui s’y morfondait. Aussitôt Pierre Gardette l’envoyait à l’Université de Strasbourg, chez son ami Georges Straka, et commençait alors une étroite collaboration entre Québec et Strasbourg et, par l’intermédiaire de cette dernière ville, Québec et Lyon. A la suite de Jean-Denis Gendron, nombreux furent les jeunes chercheurs de l’Université Laval, ainsi que de celle de Montréal, qui vinrent se former dans le domaine de la linguistique et de la philologie au Centre de Philologie et de Littératures Romanes que dirigeait Straka tandis que de son côté, ce dernier, à partir de 1961,

Le rôle de Mgr Gardette dans la naissance des études lexicologiques au Québec

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allait enseigner chaque année quelques mois à Laval. De ces rapports constants, les universités québécoises ont tiré profit en accueillant, au titre d’enseignants, leurs anciens étudiants devenus docteurs de l’Université de Strasbourg. Rapidement, en effet, des thèses furent soutenues à Strasbourg avec, le plus souvent, Mgr Gardette parmi les membres du jury. Ce denier invitait souvent le candidat à venir passer quelques mois à Lyon pour préparer l’édition de sa thèse. A cet effet Straka avait créé, en 1966, à l’intérieur de la collection « Bibliothèque française et romane » fondée en 1960 par Paul Imbs, et publiée par le Centre de Philologie et de Littératures Romanes de l’Université de Strasbourg, une nouvelle série, la série E : Langue et Littérature françaises au Canada, destinée à accueillir les thèses, les travaux sur le français canadien et sur la littérature canadienne d’expression française. Voici ce qu’écrivait G. Straka dans la préface du premier volume : Le premier volume de la série Langue et Littérature françaises au Canada est une bibliographie, qui semble exhaustive, de tout ce qui a été écrit sur le français canadien. Avant de publier des travaux originaux, nous voulions d’abord offrir aux romanistes un manuel bibliographique précédé d’une mise au point des principaux résultats de recherches antérieures. L’ouvrage de M. Dulong, qui contient aussi l’ancienne bibliothèque de Geddes et Rivard et rendra, sans aucun doute, d’excellents services aux futurs chercheurs, pourra être ainsi un point de départ de nouvelles recherches sur le français parlé au Canada. Mais dès à présent, nous prévoyons la publication d’autres volumes, dont les manuscrits sont achevés : un ouvrage important de M. Jean-Denis Gendron, Tendances phonétiques du français parlé au Canada ; des thèses soutenues à l’Université de Strasbourg par M. l’abbé Marcel Boudreault sur le rythme et la mélodie de la phrase franco-canadienne, par M. Gilles Lavoie sur les aspects phono-stylistiques de l’œuvre littéraire de Mgr Savard, par M. l’abbé René Charbonneau sur les voyelles nasales dans la prononciation populaire de Montréal. Voilà, pour le moment, notre programme d’édition. Il est suffisamment riche et la qualité de ces travaux nous permet d’ouvrir la nouvelle série de notre collection avec confiance (Dulong 1966 : XVI).

Depuis, d’autres ouvrages importants ont été publiés, citons simplement les thèses de Normand Beauchemin (Recherches sur l’accent d’après des poèmes d’Alain Grandbois : étude acoustique et statistique, 1970), de Marcel Juneau (Contribution à l’histoire de la prononciation française au Québec : étude des graphies des documents d’archives, 1972) et de Micheline Massicotte (Le parler rural de l’Île-aux-Grues (Québec) : documents lexicaux, 1978).

3.

Les colloques

Et les Français ? Pendant que les Québécois se succédaient à Strasbourg puis, pour quelquesuns, à Lyon auprès de Pierre Gardette, pour préparer l’édition de leurs thèses, que faisaient les dialectologues français ? Leurs atlas, bien sûr, mais ils avaient aussi l’occasion de rencontrer à Strasbourg, lors de colloques organisés par Georges Straka et présidés par Pierre Gardette, les chercheurs québécois et des amitiés se nouaient. Pour ma part j’ai eu la chance, durant la préparation de ma thèse 3ème cycle, tout en travaillant au CNRS, dans l’équipe des atlas, et dans le cadre de l’institut de linguistique romane dirigé par Pierre Gardette dont j’avais été l’étudiante, de pouvoir passer chaque mois une semaine à Strasbourg.

Brigitte Horiot

8

4.

L’après Gardette

Une fois Pierre Gardette décédé en juillet 1973, puis Georges Straka à la retraite en 1979, l’élan insufflé par Gardette allait-il être stoppé ? Vous connaissez la réponse, le bilan est éloquent tant au niveau des publications que des rencontres scientifiques. x Des publications d’enquêtes sous forme d’articles : l’ALEC et le PFC ou de cartes : l’ALVMA ; x Un dictionnaire : le DHFQ ; x Un ouvrage d’ensemble : Français de France et français du Canada. Les parlers de l’Ouest de la France, du Québec et de l’Acadie ; x La création, en 1985, et l’institutionnalisation des colloques « français du Canada – français de France », sans parler des colloques « Dialectologie et littérature du domaine d’oïl occidental » pour lesquels, suivant le désir de leur créateur, le professeur René Lepelley de l’Université de Caen, en 1981, l’espace concerné, « c’était l’ouest de la France romane, avec son prolongement canadien. »2

Bibliographie ALEC : Dulong, Gaston et Gaston Bergeron (1980) : Le Parler populaire du Québec et de ses régions voisines. Atlas linguistique de l’Est du Canada. Québec : Office de la langue française (Etudes et dossiers), 10 volumes. ALVMA : Péronnet, Louise, Rose Mary Babitch [et alii] (1998) : Atlas linguistique du vocabulaire maritime acadien. Sainte-Foy : Presses de l’Université Laval. DHFQ : Poirier, Claude [éditeur scientifique] (1998) : Dictionnaire historique du français québécois. SainteFoy : Presses de l’Université Laval (Trésor de la langue française au Québec). Dulong, Gaston (1966) : Bibliographie linguistique du Canada français de James Geddes et Adjutor Rivard (1906) continuée par Gaston Dulong. Québec : Presses de l’Université Laval / Paris : Librairie C. Klincksieck (Bibliothèque française et romane, série E : 1). Français de France et français du Canada. Les parlers de l’Ouest de la France, du Québec et de l’Acadie (1995), sous la direction de Pierre Gauthier et Thomas Lavoie. Université Lyon III Jean Moulin : Centre d’études linguistiques (série dialectologie 3). Gardette, Pierre (1954) : « Pour un dictionnaire de la langue canadienne ». Revue de Linguistique Romane XVIII : 85-100. Article reproduit dans : Pierre Gardette, Etudes de géographie linguistique. Strasbourg : Société de Linguistique Romane, 1983, 787-802. Hommage à la mémoire de Pierre Gardette. Mélanges de Linguistique et de Philologie romanes (1975). Lyon – Strasbourg : Société de Linguistique Romane. PFC : Lavoie, Thomas, Gaston Bergeron et Michelle Côté (1985) : Les parlers français de Charlevoix, du Saguenay, du Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord. Québec : Gouvernement du Québec (Les Publications du Québec), 5 volumes.

2 Avant-propos des Actes publiés en 1983, à Caen, par René Lepelley, et qui forment le n° 15 des Cahiers des Annales de Normandie sous le titre : Dialectologie et littérature du domaine d’oïl occidental.

HÉLÈNE CAJOLET-LAGANIÈRE, GENEVIÈVE LABRECQUE, PIERRE MARTEL, CHANTAL-ÉDITH MASSON, LOUIS MERCIER et MICHEL THÉORET Université de Sherbrooke

Dictionnaires usuels du français et Banque de Données Textuelles de Sherbrooke (BDTS) : convergence et divergence des nomenclatures

Introduction La présente recherche s'inscrit dans le cadre des travaux du Centre d'analyse et de traitement informatique du français québécois, et plus particulièrement du groupe de recherche FRANQUS de l'Université de Sherbrooke, responsable du projet « Nomenclatures, description et application dans les technologies de l'information et de la communication ». Les responsables du projet prévoyaient, d’une part, la conception de tous les outils linguistiques et informatiques visant à l'élaboration d'une nomenclature originale du français en usage au Québec, essentiellement de son usage standard, et d’autre part, la rédaction des articles lexicographiques des mots retenus à la nomenclature. La méthodologie employée pour élaborer cette nomenclature originale est basée sur la linguistique de corpus ; la sélection des quelque 60 000 mots à traiter dans le dictionnaire a été précédée de l'indexation et de la lemmatisation d'une banque de données textuelles représentative du français en usage au Québec. La liste des vocables tirés de cette banque a par la suite été validée à partir des nomenclatures de douze dictionnaires usuels français et québécois et enrichie grâce à un certain nombre de vocabulaires dans les domaines notamment de l'éducation, des relations du travail, de la faune et de la flore, etc., domaines susceptibles de contenir un certain nombre de particularités québécoises. L’objectif de cette recherche est de livrer les résultats des différentes comparaisons entre les principaux dictionnaires usuels du français et la nomenclature extraite de la Banque de données textuelles de Sherbrooke (BDTS). Dans la première partie de l’article, nous cernerons le vocabulaire commun à tous les dictionnaires et à la BDTS. Puis nous examinerons le vocabulaire commun à l'un ou l'autre dictionnaire et à la BDTS. Par la suite, nous analyserons le vocabulaire spécifique de l'un ou l'autre dictionnaire de même que celui spécifique de la BDTS, donc absent des dictionnaires sélectionnés aux fins de notre étude. Dans la deuxième partie de l’article, nous analyserons plus en détail deux tranches de vocables particulièrement intéressantes dans la perspective québécoise, soit un sous-ensemble du vocabulaire de la flore et de la faune et la série des emprunts critiqués à l'anglais.

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H. Cajolet-Laganière, G. Labrecque, P. Martel, Ch.-É. Masson, L. Mercier et M. Théoret

I.

Première partie

1.

La composition de la BDTS

La BDTS est constituée de textes représentatifs des usages du français québécois. Il ne s'agit pas d'une représentativité au sens statistique du terme : la notion de représentativité de la BDTS doit plutôt être associée à la variété des textes qui la composent et qui reflètent la langue générale (orale et écrite, dans différentes situations de communication). La ventilation des pourcentages associés aux diverses catégories de textes correspond à l'objectif visé : donner accès aux différents registres de langue, notamment le niveau standard, actuellement en usage au Québec. Pour la notion de français québécois, nous faisons référence aux textes que nous stockons aux fins de diverses analyses et qui ont été rédigés dans l'espace géographique du Québec. Nous ne faisons nullement allusion à quelque caractère différentiel de ces textes par rapport à des textes rédigés en France, par exemple. Nous considérons ces textes pour eux-mêmes et dans leur totalité. La BDTS compte actuellement plus de 52 millions de mots tirés de quelque 15 000 textes contemporains couvrant les années 1960 à 2004. En voici la composition : Tableau I : Composition de la BDTS (2005) Langue spécialisée Langue littéraire Langue journalistique Langue didactique Langue orale Total

Occurrences 22 562 548 12 810 019 12 576 189 2 245 341 1 906 787 52 100 884

Formes --126 675 --49 918 34 889 255 213

Textes 2454 230 11 816 65 590 15 155

% d’occurr. 43,3 % 24,6 % 24,1 % 4,3 % 3,7 % 100 %

Au moment de la présentation de notre communication à Lyon, en juin 2003, la BDTS comptait 37 millions de mots tirés de quelque 10 000 textes représentatifs des cinq mêmes types de discours. Les données qui suivent sont tirées de ce noyau de base de la BDTS.

2.

La présentation des différentes nomenclatures

2.1.

La nomenclature de la BDTS

L'élaboration de la liste des vocables à partir des formes attestées dans le noyau de base de 37 millions d’occurrences de la BDTS s'est faite au moyen d'une lemmatisation par association, grâce au lemmatiseur de l’Association des bibliophiles universels (ABU). L’ABU a rassemblé 286 textes (romans, récits ou autres), en version intégrale, provenant de cent auteurs essentiellement français. Ces textes mis sur support informatique sont accessibles à partir du site de l’ABU. Cela nous a permis de lemmatiser une bonne partie des formes de la BDTS. Nous avons par ailleurs dû réviser cette lemmatisation automatique, car les textes de l’ABU ne permettent pas une lemmatisation fiable pour toutes les formes soumises.

Dictionnaires usuels du français et Banque de Données Textuelles de Sherbrooke (BDTS)

11

Nous avons en outre lemmatisé une à une toutes les formes non reconnues par les textes de l’ABU et celles spécifiques de la BDTS. Ce travail s'est fait manuellement à l'aide des divers outils dictionnairiques de manière à identifier précisément le lemme ou vocable et la catégorie grammaticale de ce dernier. Cette lemmatisation a donné précisément 57 323 vocables attestés dans la BDTS (corpus de 37 millions d’occurrences), excluant les noms propres, les sigles, les homonymes.

2.2.

Les dictionnaires sélectionnés

Aux fins de cette étude, nous avons comparé la nomenclature de la BDTS avec celles des 12 dictionnaires sélectionnés suivants : - Le Petit Robert, version électronique, 2001 (PRÉ) - Le Larousse illustré, version électronique, 2002 (PLI) - Le Dictionnaire du français Plus, version imprimée, 1988 (DFP) - Le Dictionnaire québécois d'aujourd'hui, version imprimée, 1993 (DQA) - Le Multidictionnaire de la langue française, version électronique, 2001 (Multi) ; notons qu'il s'agit d'un dictionnaire de difficultés, et 7 dictionnaires pour enfants : - Le Dictionnaire HRW et thésaurus, version imprimée, 2000 (HRW) - Le Dictionnaire CEC Intermédiaire, version électronique, correspondant à la version imprimée de 1999 (CECI) - Le Dictionnaire CEC Jeunesse, version imprimée, 1999 (CECJ) - Le Robert Junior illustré, version nord-américaine, version imprimée, 1994 (Rjun) - Mon premier dictionnaire français illustré, version imprimée, 1999 (MPD) - Le Larousse des débutants, version imprimée, 2000 (Ldéb) - Le Robert Benjamin, version imprimée, 1997 (Rbenj) Ces dernières nomenclatures proviennent toutes de dictionnaires destinés à des enfants ou à des jeunes et sont donc de taille réduite. Ces nomenclatures sont utiles pour connaître le vocabulaire « fondamental » ou restreint du français. Comme nous le verrons ci-dessous, les nomenclatures de ces sept dictionnaires scolaires ont été groupées en une seule.

3.

L'uniformisation des nomenclatures

Avant de procéder à la comparaison des nomenclatures, il nous a fallu les uniformiser pour ne pas doubler des entrées identiques. De fait, en examinant les diverses nomenclatures, nous avons observé une grande diversité dans l'adressage des entrées. Nous avons donc dû les « toiletter » de telle sorte que les mêmes unités lexicales constituant les entrées des dictionnaires soient identiques à des fins de comparaison et puissent ainsi être comptabilisées comme des unités lexicales uniques et non comme des unités différentes. Nous présentons ci-après les principales sortes de variantes trouvées lors de l'examen des entrées des dictionnaires lorsque nous les avons comparées les unes aux autres. Nous reprenons ici en partie une description déjà présentée dans les Mélanges offerts à M. Lothar Wolf (p. 479 et suivantes). Mentionnons en outre que dans l’article des Mélanges, comme il s’agissait d’analyser l’accroissement des nomenclatures de dictionnaires usuels, nous avions

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H. Cajolet-Laganière, G. Labrecque, P. Martel, Ch.-É. Masson, L. Mercier et M. Théoret

exclu le Multidictionnaire des difficultés de la langue française, ce qui peut faire varier les données présentées dans les tableaux ci-dessous. Les homonymes et les entrées redoublées ou même triplées Le traitement des homonymes varie beaucoup d'un dictionnaire à l'autre tant dans la version imprimée qu'électronique. Certains dictionnaires les multiplient, alors que d'autres, au contraire, les restreignent au minimum. Là où certains lexicographes font une entrée, d'autres doublent, et parfois même triplent leur nombre. De manière à uniformiser les nomenclatures, nous avons décidé, aux seules fins de comparaison de cette étude, de réduire tous les homonymes à une seule entrée. Ainsi, la liste suivante : 1. voile, 2. voile, 3. voile (3 entrées) devient après uniformisation : voile (une seule entrée). Certains verbes et leur rection Certains dictionnaires, contrairement à d'autres, précisent la rection du verbe en entrée. Par exemple, le CECJ donne en entrée : aboyer (à, contre, après) ; on trouve également dans d'autres dictionnaires accéder à, accoutumer à, convenir de, provenir de, etc. De manière systématique, la préposition a été supprimée afin de permettre la comparaison uniforme de ces mots : aboyer, accéder, accoutumer, convenir, provenir, etc. Les entrées qui renvoient à une autre entrée La variation morphologique donnée dans une entrée qui renvoie à une autre entrée a été préservée. Ainsi, l'entrée vice-roi, vice-reine a été divisée en deux entrées distinctes : vice-roi, vice-reine. De même s'il vous plaît (te), du verbe plaire, a été comptabilisé deux fois : s'il vous plaît et s'il te plaît. Cette norme a été suivie systématiquement pour tous les cas similaires. Les variantes orthographiques de toute nature Le DFP est le seul dictionnaire à présenter des mots avec les lettres a, o, i et u surmontées d'une barre horizontale : shogun (o surmonté d'un trait long), alors que le PRÉ écrit : shogun sans trait au-dessus du o. Nous avons supprimé le trait horizontal conformément à la graphie des autres dictionnaires. Nous avons noté de plus diverses variantes de type typographique ; par exemple, les points de suspension présents dans certains dictionnaires ont tous été supprimés : Made in… dans le DFP et archi…, extra…, hyper…, etc. dans le Rjun. Des centaines de cas similaires ont été relevés et uniformisés pour éviter de les considérer comme des formes spécifiques de certains dictionnaires. Également, le DFP contient plusieurs entrées se terminant par un point d'exclamation, contrairement aux autres dictionnaires : aïe !, bah !, basta !, chut !, hop !, oh !, ouf !, etc. ; c'est aussi le cas dans le Ldéb : ah !, bravo !, chut !, etc. De manière à uniformiser les nomenclatures, le point d'exclamation placé à la suite des entrées a été enlevé dans tous les cas. Quelques dictionnaires présentent de plus d'autres particularités graphiques. Le PLI, par exemple, inscrit les noms déposés avec des majuscules : Jardinerie, Bureautique, Martini, etc., alors que les autres dictionnaires ont choisi de les écrire avec des minuscules. D'autres cas sont également à souligner pour l'écriture des noms de fêtes : Pentecôte ou pentecôte ; Halloween ou halloween, etc. Nous avons systématiquement uniformisé l'adressage de ces entrées avec des minuscules.

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Par ailleurs, d'autres variantes orthographiques de type « lexical » ont été notées : alcootest ou alcotest, maffia ou mafia, base-ball ou baseball, acupuncture ou acuponcture, cédrière ou cèdrière, fiord ou fjord, etc. Pour des raisons pratiques de repérage, nous n'avons pas uniformisé ces variantes inscrites à la nomenclature de quelques dictionnaires. Nous avons fait de même pour certaines variantes en nombre : haillons ou haillon, broussailles ou broussaille, etc. Dans tous les cas, ces variantes ont été conservées dans la nomenclature. Les entrées cachées Enfin, la version imprimée du PRÉ renferme des milliers d'entrées cachées. Par exemple, les mots indestructibilité, indestructible et indestructiblement sont des entrées cachées placées à l'intérieur de l'article indestructible ; par contre, dans la version électronique du même dictionnaire, ces mots figurent à l'index. Nous avons reporté toutes les entrées cachées dans la nomenclature de ce dictionnaire de manière à les faire figurer à la nomenclature du PRÉ, conformément à la version électronique du même dictionnaire et à l'ensemble des autres nomenclatures.

4.

Les résultats : comparaison des nomenclatures générales1

Une fois cette opération terminée, nous avons procédé à la comparaison des nomenclatures ainsi uniformisées des dictionnaires retenus. Le résultat des comparaisons nous a fourni les données suivantes (le nombre des entrées pour chacun des dictionnaires) : Les dictionnaires pour enfants : Rbenj : Ldéb : MPD : Rjun : CECJ : CECI : HRW :

5 231 6 000 14 631 16 730 17 114 26 091 27 224

Ces nomenclatures ont été fusionnées aux fins de la comparaison et fournissent un total de 30 027 vocables différents. Le dictionnaire de difficultés : Multi :

28 239

Les dictionnaires usuels français et québécois : DQA : 31 215 DFP : 49 218 PLI : 55 032 PRÉ : 55 564 1 Geneviève Labrecque, dans sa thèse de doctorat, a étudié les apports et les limites de la BDTS au regard de la nomenclature et de la description lexicographique du français en usage au Québec. Une partie des résultats et des exemples de cette partie sont tirés de sa recherche.

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Nous avons fusionné dans une seule liste toutes ces nomenclatures et nous avons obtenu 69 251 vocables différents présents dans au moins un dictionnaire. Dans le but de comparer la nomenclature de la BDTS avec celles des dictionnaires, nous avons comparé la liste de ces vocables à la liste des 57 323 vocables (noms communs) de la BDTS (corpus de 37 millions de mots). La comparaison de la nomenclature de la BDTS avec celles des dictionnaires retenus a révélé 40 978 mots présents à la fois dans la BDTS et dans l’une ou l’autre des nomenclatures des dictionnaires. Ces quelque 41 000 mots constituent le noyau lexical commun aux dictionnaires et aux textes de la BDTS et représentent le vocabulaire partagé par l'ensemble des francophones, en tout état de cause entre Québécois et Français (selon le reflet de l'usage que donnent les dictionnaires usuels du français de France). En revanche, quelque 16 345 mots sont spécifiques de la BDTS. Tableau II : Comparaison des nomenclatures des dictionnaires avec celle de la BDTS

Nombre de vocables présents dans la BDTS et dans au moins un dictionnaire Nombre de vocables propres à la BDTS Nombre de vocables propres aux dictionnaires

Nombre de vocables 40 978

% dans la BDTS 71,5 %

16 345 28 273

28,5 %

% dans les dictionnaires 59 %

41 %

Il ressort que 71,5 % des vocables de la BDTS sont présents dans au moins un dictionnaire. Le reste, soit 28,5 % des vocables de la BDTS, est spécifique de la BDTS. Par ailleurs, 59 % des vocables des dictionnaires sont attestés dans la BDTS ; 41 % des vocables des dictionnaires sont donc absents de la BDTS.

4.1.

Les vocables communs à la BDTS et aux dictionnaires

Parmi les 40 978 vocables communs à la BDTS et à au moins un dictionnaire sélectionné, 20 196 sont communs à la BDTS et aux six dictionnaires ; ils sont donc présents dans toutes les nomenclatures. Par contre, de ce nombre, quelque 3098 sont communs à la BDTS et à un seul dictionnaire. Tableau III : Répartition des vocables communs à la BDTS et à au moins un dictionnaire Vocables présents dans 6 dict. + BDTS Vocables présents dans 5 dict. + BDTS Vocables présents dans 4 dict. +BDTS Vocables présents dans 3 dict. + BDTS Vocables présents dans 2 dict. + BDTS Vocables présents dans 1 dict. + BDTS Vocables communs PRÉ + BDTS Vocables communs PLI + BDTS Vocables communs DFP + BDTS Vocables communs DQA + BDTS Vocables communs Multi + BDTS Vocables communs ENF + BDTS

Nombre de vocables 20 196 4819 4188 5610 3067 3098 974 1156 336 471 72 89

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Nous observons que sur les 40 978 vocables communs à la BDTS et à au moins un dictionnaire, plus de la moitié (20 196) sont en outre communs à tous les dictionnaires et à la BDTS. Cette portion importante du vocabulaire commun à tous les dictionnaires et à la BDTS représente sans doute l’essentiel du vocabulaire de base commun à tous les francophones. Les résultats montrent qu’environ 3100 vocables sont communs à la BDTS et à un seul dictionnaire ; la répartition de ces vocables se distribue grosso modo selon la taille des dictionnaires. Nous notons par ailleurs que les vocables communs à la BDTS et au PLI sont plus nombreux que ceux partagés entre le PRÉ uniquement et la BDTS, malgré la taille légèrement plus grande de ce dernier. Le vocabulaire spécialisé (notamment technique), commun au PLI et à la BDTS, explique sans doute, du moins en partie, ce constat. Nous présentons ci-dessous des exemples de vocables communs à la BDTS et à un seul dictionnaire. Vocables communs entre PRÉ et BDTS : algicide, antiparasitaire, connotatif, ethnicité, harder, microgramme, polymérase, transdisciplinaire, tuyauteur, vermiculite, etc. Vocables communs entre PLI et BDTS : agissement, baudelairien, biotechnologique, cognitiviste, contextualiser, évaluatif, flamboyance, métacognition, motomarine, réfutabilité, etc. Vocables communs entre DFP et BDTS : concréter, criminalisation, débusquage, francisme, gestalt, hydraulicité, intrusif, nébulaire, perceptuel, phtalate, etc. Vocables communs entre DQA et BDTS : amancher, avironneur, baboune, barachois, défoliateur, labradorien, marchette, renchausser, subventionnaire, vitement, etc. Vocables communs entre Multi et BDTS : antibuée, contre-offre, compétitionner, déréglage, mégajoule, odonyme, porte-panier, stylicien, ultimement, vidéoscope, etc. Vocables communs entre ENF et BDTS : cacasser, cupidon, folacine, hyperlien, incomestible, indispensablement, lessiveur, niacine, partagiciel, vélociraptor, etc.

Si quelques termes communs à un dictionnaire et à la BDTS sont carrément spécialisés ou techniques (algicide, polymérase, cognitiviste, etc.), la plupart sont des mots de la langue générale qu'il peut être surprenant de ne pas voir partager par l'ensemble des dictionnaires (connotatif, agissement, évaluatif, etc.). Il n’est par ailleurs pas étonnant de constater que les dictionnaires québécois ajoutent des mots typiquement québécois, de registres différents (hydraulicité, amancher, barachois, marchette, etc.).

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4.2.

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Les vocables propres aux dictionnaires

Parmi les 28 273 vocables spécifiques des dictionnaires, mais absents de la BDTS, 588 sont décrits dans les six dictionnaires et 11 714 ne sont décrits que dans un seul dictionnaire. Tableau IV : Répartition des vocables propres aux dictionnaires et absents de la BDTS Vocables présents dans 6 dictionnaires Vocables présents dans 5 dictionnaires Vocables présents dans 4 dictionnaires Vocables présents dans 3 dictionnaires Vocables présents dans 2 dictionnaires Vocables présents dans 1 dictionnaire Vocables spécifiques du PRÉ Vocables spécifiques du PLI Vocables spécifiques du DFP Vocables spécifiques du DQA Vocables spécifiques du Multi Vocables spécifiques des ENF

Nombre de vocables 588 847 1985 6362 6777 11 714 3747 3754 2316 921 520 454

Voici quelques exemples de vocables présents dans six dictionnaires et absents de la BDTS : daurade, garde-boue, laverie, pentathlon, pince-nez, rhumatologue, unijambiste, vibromasseur, etc. Ces exemples montrent que toute banque de textes, même de grande taille, ne saurait jamais comprendre l'ensemble du vocabulaire d'une langue. D'où la nécessité de valider la nomenclature de la BDTS grâce aux dictionnaires existants de manière à combler ses lacunes vocabulairiques. Il faut toutefois noter que, parmi les 588 mots considérés comme étant présents dans les six dictionnaires mais absents de la BDTS, certains sont bel et bien attestés dans le corpus. Leur présence dans la liste de mots absents de la BDTS résulte de la méthodologie employée lors du processus de lemmatisation automatique des formes de la BDTS. En effet, la lemmatisation automatique n’a pas distingué toutes les formes homographes. Par exemple, les formes panique et plainte ont été lemmatisées uniquement sous le verbe (paniquer et plaindre) et non sous le nom (panique et plainte). Également, les formes douillette et nouvelle ont été lemmatisées uniquement sous l’adjectif et non sous le nom. Il importe donc de tenir compte des limites de la lemmatisation automatique des formes de la BDTS lors de l’analyse des résultats statistiques du tableau ci-dessus. Ce chiffre relativement élevé de 588 mots absents de la BDTS et présents dans tous les dictionnaires doit donc être pris avec réserve.

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Voici cette fois quelques exemples de vocables propres à chacun des dictionnaires et absents de la BDTS. Vocables spécifiques du PRÉ : adultisme, échographique, mercatique, précognition, repose-bras, rétrochargeuse, stop-over, tortellini, téléopérateur, etc. Vocables spécifiques du PLI : aérogel, astigmatique, bruxisme, chouchoutage, discompte, labéliser, néorural, sky-surfing, surinformer, zoothèque, etc. Vocables spécifiques du DFP : abréviativement, actomyosine, blennorhagique, causaliser, coriacité, jardiniste, nativement, pigeonnage, tocographie, transaméricain, etc. Vocables spécifiques du DQA : atocatier, autoneigiste, badmintonneur, carnavaler, couvre-matelas, débossage, épinettière, gogosse, richelain, work-out, etc. Vocables spécifiques du Multi : antiéblouissant, archimillionnaire, colophon, disgression, émondement, oncologiste, pelable, porte-nom, stylique, trentièmement, etc. Vocables spécifiques des ENF : audiocassette, butterscotch, clipvidéo, congédiable, cyberspatial, déneigeuse, gratuiciel, houspilleur, ornithoptère, etc.

Nous constatons la présence de termes techniques et rares dans la langue générale (bruxisme, actomyosine, tocographie, etc.). D'autres appartiennent véritablement à la langue générale et devraient faire partie, croyons-nous, de la nomenclature d'un dictionnaire général et normatif du français au Québec (astigmatique, jardiniste, zoothèque, etc.). Il est naturel que certains soient caractéristiques du français au Québec : transaméricain, autoneigiste, épinettière, déneigeuse, etc. Il peut être étonnant à première vue de constater que la nomenclature des dictionnaires pour enfants, de taille réduite comme nous l'avons vu, apporte quand même des vocables laissés pour compte à la fois dans les autres dictionnaires de grande nomenclature et dans la BDTS : audiocassette, cyberspatial, ornithoptère, etc. Il y a donc une certaine liberté exercée par les lexicographes, laquelle fait varier une part de la nomenclature (voir p. 496 des Mélanges).

4.3.

Les vocables propres à la BDTS

Enfin, parmi les 16 345 vocables spécifiques de la BDTS, mais absents des dictionnaires, seuls 130 ont une fréquence supérieure à 100. Tableau V : Répartition des vocables spécifiques de la BDTS et absents des dictionnaires Fréquence 100 et + Fréquence 10 à 99 Fréquence 2 à 9 Fréquence 1

Nombre de vocables 130 1308 6074 8833

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Nous présentons ci-dessous des exemples de mots spécifiques de la BDTS classés par fréquence. Fréquence 100 et + : contaminant, diplomation, ethnoculturel, fraie, homogénat, itinérance, pessière, racinaire, radiodiffuseur, supplantation, térawattheure, unilinguisme, etc. Fréquence 10 à 99 : bascophone, écotourisme, laquaiche, mentorat, méthicilline, museur, particulaire, plaza, résinique, topolectal, visionnement, etc. Fréquence 2 à 9 : acétaminophène, allomorphe, aquaforme, climatogramme, désoxycholique, gaminet, hétérosexiste, podiatre, praxéologie, etc. Fréquence 1 : achrétien, électroactif, filmathèque, filmeuse, francitude, monocyclette, radiothon, télédélestage, zooarchéologie, etc.

Notons au passage que ces derniers mots, à l'exception de contaminant, fraie et supplantation, sont soulignés en rouge dans le logiciel de traitement de textes Word, ce qui signifie que le dictionnaire machine que comprend ce logiciel ne prend pas en compte ces vocables, dont certains sont propres au français en usage au Québec. On peut être étonné de voir que quelques mots, fréquents dans la BDTS, sont absents des dictionnaires existants du français : diplomation, racinaire, radiodiffuseur, etc. L'apport de la BDTS est essentiel pour une description adéquate et complète du français en usage au Québec. D'autres apports, de mots moins fréquents, ne sont pas moins intéressants : écotourisme, allomorphe, télédélestage, etc. Il faut ici encore apporter certaines réserves quant à l’interprétation du nombre de mots propres à la BDTS. De fait, en examinant la liste des quelque 16 000 vocables propres à la BDTS, nous avons constaté que certains mots sont en réalité consignés dans les dictionnaires, mais en tant que sous-entrées. Seules les nomenclatures des dictionnaires (et non leur sousnomenclature) ont été comparées avec la nomenclature de la BDTS. Par exemple, le mot composé auteur-compositeur-interprète ne devrait pas être considéré comme étant propre à la BDTS, puisqu’il se trouve en sous-entrée dans le Petit Robert sous auteur. Il nous faut donc tenir compte de ces observations afin d’évaluer le nombre de vocables réellement spécifiques de la BDTS. Ici encore, ce nombre doit être pris avec prudence. Pour conclure cette partie, mentionnons que la BDTS montre l’utilisation, en contextes de près de 41 000 mots déjà consignés dans un ou plusieurs dictionnaires. La BDTS sert également à dégager le noyau de base du vocabulaire. En revanche, parmi toutes les nomenclatures des dictionnaires à l’étude, plus de 28 000 mots répertoriés dans un ou plusieurs dictionnaires sont absents de la BDTS, d’où l’importance de valider la nomenclature de cette banque avec les vocables retenus par les lexicographes, afin de combler les lacunes inévitables de toutes banques de textes. Enfin, plus de 16 000 noms communs sont présents dans la BDTS, mais absents des nomenclatures des dictionnaires. Ces dernières données, nous l’avons précisé précédemment, doivent par ailleurs être interprétées avec prudence et nuancées en fonction de la méthodologie utilisée. La fréquence des vocables dans la BDTS de même que leur dispersion dans les types de discours sont en outre très variées et doivent par conséquent être prises en compte pour déterminer l’importance à accorder à chacun de ces mots.

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II.

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Deuxième partie

Dans cette deuxième partie de l’article, nous commentons les résultats obtenus à la suite de l’étude plus en détail de deux tranches de vocables particulièrement intéressantes dans la perspective d’une description globale du français québécois, soit un sous-ensemble du vocabulaire de la faune et de la flore, et la série des emprunts critiqués à l'anglais.

1. Examen d’un sous-ensemble du vocabulaire de la faune et de la flore : les noms d’arbres2 Nous porterons d’abord notre attention sur le sous-ensemble thématique des noms d’arbres et d’arbustes,3 par lequel débutera le traitement lexicographique du vocabulaire de la faune et de la flore. Il faut préalablement préciser que les chiffres présentés ici sont encore provisoires puisque certaines vérifications mineures restent à faire, notamment en ce qui a trait au statut et à la vitalité de quelques dénominations spécifiquement québécoises. De plus, ces chiffres ne concernent que les dénominations simples (amélanchier, bouleau, érable, épinette, etc.) pouvant correspondre aux entrées-vedettes directement accessibles à la nomenclature des dictionnaires retenus pour la comparaison. Nous remettons à une étape ultérieure l’examen des dénominations complexes (du type bouleau à papier, érable à sucre, épinette bleue, etc.) dont il faudra aussi tenir compte pour évaluer globalement l’originalité et la richesse de la BDTS en ce qui a trait à ce sous-ensemble lexical. Le sous-ensemble en cause est relativement restreint par rapport à l’ensemble global présenté précédemment : 475 unités (excluant les taxons botaniques de niveaux supérieurs, comme acéracées, bétulacées, etc, qui seront traités avec le reste des taxons techniques de familles, d’ordres et de classes). Une partie seulement de ces 475 unités sont bien intégrées à la langue générale et affichent une fréquence moyenne ; la plus large part d’entre elles, de fréquence basse, relèvent du vocabulaire plus spécialisé de la botanique. Étant donné la diversité des espèces végétales qui croissent sur les cinq continents et la richesse de la taxinomie botanique française servant à désigner ces multiples espèces, nous savions au départ que les dictionnaires comparés ne retiendraient qu’une partie seulement des noms français servant à désigner des arbres, et en priorité ceux de la zone tempérée de l’hémisphère nord ; nous savions également que la BDTS renseignerait davantage sur les noms d’arbres du continent nord-américain que sur ceux des autres parties du monde.

1.1.

Répartition générale des vocables entre dictionnaires et BDTS

Avant de comparer le contenu des dictionnaires avec celui de la BDTS, nous jetterons un coup d’œil à la répartition générale des vocables de notre sous-ensemble dans les nomenclatures de ces dictionnaires. Comme le montrent les données du tableau VI, 95 % des noms d’arbres en question sont attestés dans au moins une de ces nomenclatures, mais moins du tiers (30 %) est commun aux six nomenclatures. Par ailleurs, on peut observer une chute 2 3

L’examen de ce sous-ensemble a été réalisé par Louis Mercier. Par souci de simplification, nous utiliserons désormais le mot arbre comme générique englobant arbre et arbuste.

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sensible de pourcentage (– 13 % ou 61 éléments en moins) entre les séries de dénominations communes à deux (88 %) et à trois (75 %) nomenclatures, ainsi qu’une chute particulièrement importante (– 29 % ou 136 éléments en moins) entre les dénominations communes à trois (75 %) et à quatre nomenclatures (46 %). Tableau VI : Comparaison du contenu des dictionnaires Nombre de dénominations présentes dans 6 dict. dans 5 dict. dans 4 dict. dans 3 dict. dans 2 dict. dans 1 dict.

Bilan détaillé 142 + 35 + 42 + 136 + 61 + 35

Bilan cumulatif (% sur 475) 142 (30 %) 177 (37 %) 219 (46 %) 355 (75 %) 416 (88 %) 451 (95 %)

Le tableau VII intègre la BDTS à la comparaison. On constate que, dans le sous-ensemble examiné, la proportion de données communes aux dictionnaires et à la BDTS (56 % de l’ensemble ou 59 % du contenu des dictionnaires) et celle des données spécifiques aux nomenclatures de dictionnaires (39 % de l’ensemble ou 41 % du contenu des dictionnaires) correspondent aux proportions globales présentées précédemment (v. le tableau II). Les données spécifiques à la BDTS sont relativement limitées (5 %), ce qui tient au fait que seules les dénominations simples sont prises en compte ici et que, de façon générale, les textes versés à la BDTS font relativement peu de place aux dénominations « populaires » ou régionales québécoises. Tableau VII : Comparaison du contenu des dictionnaires et de la BDTS Données communes 267 (56 %) BDTS + 6 dict. BDTS + 5 dict. BDTS + 4 dict. BDTS + 3 dict. BDTS + 2 dict. BDTS + 1 dict.

1.2.

136 (29 %) 163 (34 %) 185 (39 %) 244 (51 %) 256 (54 %) 267 (56 %)

Données spécifiques aux dictionnaires 184 (39 %) dans 6 dict. dans 5 dict. dans 4 dict. dans 3 dict. dans 2 dict. dans 1 dict.

6 (1 %) 14 (3 %) 33 (7 %) 111 (23 %) 160 (37 %) 184 (39 %)

à la BDTS 24 (5 %) – – – – – –

Comparaison des sept nomenclatures comparées

1.2.1. Aspects quantitatifs Nous nous intéresserons maintenant au contenu de chacune des nomenclatures comparées pour évaluer leur étendue ou richesse relative. Dans le tableau suivant, les sources sont classées de gauche à droite par ordre décroissant.

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Tableau VIII : Richesse relative des nomenclatures comparées (1) Liste globale 475 noms

Dict. à nomenclature plus riche PRÉ PLI DFP 423 418 364 89 % 88 % 77 %

BDTS 291 61 %

Dict. à nomenclature moins riche ENF DQA MUL 206 179 170 43 % 38 % 36 %

Les nomenclatures du PRÉ et du PLI s’avèrent nettement les plus riches. La différence observée entre les deux est très faible (5 vocables, soit à peine 1 %), et il est intéressant de noter que c’est le dictionnaire de langue et non le dictionnaire encyclopédique qui donne la représentation la plus riche des noms d’arbres disponibles en français, un sous-ensemble thématique relativement spécialisé. Une démarcation sensible apparaît entre le DFP et les deux premiers dictionnaires : le DFP répertorie environ 10 % moins de dénominations que le PRÉ et le PLI. Dans le cas des dictionnaires suivants, c’est moins de la moitié par rapport aux deux répertoires les plus riches, d’où la chute importante observée plus haut entre les emplois communs à trois et à quatre dictionnaires.4 Avec ses 61 %, la BDTS se situe clairement entre les deux blocs de dictionnaires. Les données du tableau VIII ne tiennent pas compte des parties communes de ces différentes nomenclatures. C’est le cas des données du tableau suivant qui permettent de nuancer la comparaison. Tableau IX : Richesse relative des nomenclatures comparées (2) Liste globale 475

PRÉ

PLI

DFP

423

418

363

ENF

DQA

206 179 Entrées communes aux dictionnaires (du dictionnaire le plus riche au moins riche)

PRÉ 423 PRÉ + PLI = 394 PRÉ + PLI + DFP = 344 PRÉ + PLI + DFP + ENF = 196 PRÉ + PLI + DFP + ENF + DQA = 158 PRÉ + PLI + DFP + ENF + DQA + Multi = 142

MUL

BDTS

170

291 aux dictionnaires et à la BDTS BDTS / Dict. 258 / 423 (61 %) 251 / 394 (64 %) 237 / 344 (69 %) 170 / 196 (87 %) 151 / 158 (96 %) 136 / 142 (96 %)

À la lecture de ce tableau, on constate que la BDTS atteste 96 % des dénominations communes aux 6 nomenclatures de dictionnaires. Elle atteste également les deux tiers (64 %) des données communes aux PRÉ et PLI, et presque 70 % des données communes aux trois dictionnaires les plus riches. Ces pourcentages s’avèrent relativement élevés, compte tenu du contenu essentiellement québécois des textes relatifs aux espèces naturelles et à l’environnement qui ont été versés à la BDTS.

4 Étant donné la nature différente du DQA (dictionnaire général à nomenclature réduite) et du Multi (dictionnaire de difficultés), on peut s’étonner de constater que ces deux ouvrages répertorient sensiblement le même nombre d’emplois.

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1.2.2. Spécificités des dictionnaires et de la BDTS Le tableau X passe en revue les 184 dénominations d’arbres qui sont répertoriées dans les dictionnaires mais ne sont pas attestées dans la BDTS. On observe effectivement que la plupart de ces dénominations réfèrent à des espèces “exotiques” (du point de vue québécois), c’est-à-dire qui n’appartiennent pas à la flore indigène et qui ne sont pas cultivées dans l’Est de l’Amérique du Nord : comme l’arganier d’Afrique du Nord, l’aleurite d’Asie, l’anone et l’anacardier d’Amérique tropicale. Tableau X : Dénominations spécifiques des dictionnaires retenus 184 dénominations absentes de la BDTS mais présentes dans au moins 1 dictionnaire Présentes dans 6 dict. 6 cacaotier, caféier, pamplemoussier, papayer, sensitive, sycomore 5 dict. 8 anacardier, avelinier, calebassier, goyavier, jujubier, kolatier, limettier, mirabellier 4 dict. 20 balsamier, bergamotier, bigaradier, cédratier, ébénier, germandrée, kapokier, latanier, niaouli, paliure, palmiste, passerine, pitchpin, pomelo, prunellier, rotang, sapotier, sesbani, sophora, yeuse 3 dict. 77 ailante, ampélopsis, anone, aucuba, bancoulier, boule-de-neige, brugnonier, buisson-ardent, busserole, campêche, chamaerops, cirier, copayer, coronille, cycas, doum, éléis, érythrine, fragon, frangipanier, gainier, gattilier, grisard, guignier, hautin, hièble, ilang-ilang, indigotier, jaborandi, laurier-tin, lavandin, lépidodendron, liquidambar, malpighie, manglier, mangoustan, mangoustanier, marsault, mélampyre, myrobolan, myroxylon, pandanus, phytéléphas, pilocarpe, plaqueminier, quassia, quebracho, quercitron, rauwolfia, ravenala, rocouyer, rondier, rônier, rouvre, sainbois, séné, sidéroxylon, sigillaire, simaruba, souchong, spondias, storax, strophantus, strychnos, styrax, suber, taxodium, térébinithe, upas, uva-ursi, vélani, vomiquier, wellingtonia, yèble, yohimbehe, zamier 2 dict. 49 agnus-castus, aleurite, aliboufier, arabica, arole, azerolier, borasse, cajeput, calamite, canéficier, carambolier, cassier, colatier, courbaril, cubèbe, demi-tige, douçain, éphédra, farigoule, filao, gnète, grape-fruit, gratiole, griottier, hippophaé, icaque, icaquier, jojoba, jussiée, khat, lantanier, limonier, maurelle, médicinier, muscadine, myroxyle, orvale, passe-velours, piassava, putier, robusta, sagoutier, sipo, tallipot, tauzin, tchitola, washingtonia, ximénie, ypréau 1 dict. 24 PRÉ (12) : alaterne, bauhinie, cascara, PLI (12) : actinidia, arganier, avodiré, durian, iroko, mûron, pinastre, rambour, badamier, cocaïer, corossolier, ipé, rhizophore, rosage, toute-bonne, turbith lantana, margousier, moringa, néré, oléastre

La dernière ligne du tableau montre que le PRÉ et le PLI sont les deux seuls dictionnaires à enregistrer des éléments exclusifs, une douzaine chacun. Ces ouvrages répertorient en outre quelques dénominations que la BDTS est la seule autre source à attester, à savoir quatre pour le PRÉ et cinq pour le PLI. Cette situation se présente également une fois en ce qui a trait au DFP5 et au DQA. Les onze dénominations en cause sont présentées dans le tableau XI. Quatre de ces dénominations (andromède, aralia, caryer et pommetier) se démarquent par une fréquence supérieure à dix dans la BDTS. Les deux éléments spécifiques aux dictionnaires québécois (andromède et pommetier) sont particulièrement bien attestés. La fréquence 5 de brimbelle, nom régional de l’airelle en France, appelle une remarque : les 5 5 Au moment de sa parution en 1988, le DFP présentait davantage d’éléments spécifiques par rapport au Petit Robert et au Petit Larousse ; mais la plupart de ces éléments ont été intégrés aux nomenclatures postérieures, notamment celle du DQA, paru quatre ans plus tard.

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occurrences viennent en fait d’un texte métalinguistique québécois relatif au traitement lexicographique des régionalismes de la francophonie. Tableau XI : Dénominations répertoriées dans 1 seul dictionnaire et attestées dans la BDTS Dict. PRÉ PLI DFP DQA ENF MUL

4 5 1 1 0 0

Dénominations et nombre d’attestations dans la BDTS berbéris (2 attestations), brimbelle (5 att.), dracéna (7 att.), lambruche (1 att.) aralia (14 att.), caryer (88 att.), cryptomeria (2 att.), pyracantha (2 att.), sal (2 att.) andromède (16 att.) pommetier (38 att.)

Le tableau XII est consacré aux vingt-quatre dénominations qui sont exclusives à la BDTS. La moitié d’entre elles affichent une fréquence supérieure à dix et sont attestées dans trois sources différentes et plus. Tableau XII : Dénominations spécifiques de la BDTS Dans plus de 5 sources 6 dénominations F kalmia 12 ostryer 31 weigelia 14 physocarpe 13 myrique 12 caragana 23

Fréquence (F) et dispersion (D) dans la BDTS Dans 3 sources Dans 1 ou 2 sources D 7 dénominations F D 11 dénominations F 8 némopanthe 15 3 clèthre 7 7 sorbaria 10 3 parthénocisse 2 7 arctostaphyle 5 3 diervillée 4 7 chalef 5 3 rhodora 4 7 lédon 5 3 céphalanthe 3 6 aronia 4 3 quinquefeuille 3 shépherdie 3 3 célastre 1 coumarine 1 dirca 1 phellodendron 1 ptéléa 1

D 2 2 1 1 1 1 1 1 1 1 1

Pour une large part, ces dénominations font référence à des arbres indigènes du Québec (kalmia, lédon, myrique, ostryer et physocarpe, par exemple) ou encore à des essences qui sont largement utilisées au Québec à des fins ornementales (caragana, sorbaria et weigelia, par exemple). Les contextes d’emploi stockés dans la BDTS, dont nous donnons ici quelques exemples, témoignent avec éloquence de cette valeur référentielle nord-américaine. caragana myrique

ostryer

Plusieurs arbres et arbustes ont aussi souffert du froid, dont les caraganas pleureurs, un des arbres-fétiches de nos banlieues. (Gingra 1994 : C14) Un autre arbuste indigène à l'arôme balsamique, le myrique baumier (Myrica gale) était appelé par nos ancêtres « bois sent bon » ! Il offre un joli port semi-globulaire et des feuilles dentées vert grisâtre. Ses fruits et fleurs sont peu remarquables. Il tolère diverses conditions, mais il est surtout utile dans les coins humides. (Hodgson 2001) L'Ostryer de Virginie est un arbre commun des différentes érablières du Québec. Son écorce se détache en fines lanières de 8 à 12 mm de largeur et de 8 à 15 cm de longueur. Cette caractéristique permet de l'identifier aisément. (Fortin et Famelart 1990 : 287)

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H. Cajolet-Laganière, G. Labrecque, P. Martel, Ch.-É. Masson, L. Mercier et M. Théoret physocarpe

weigela

Tout autour, comme une gaine de protection, foisonne l'envahissant et si joli Physocarpe – c'est le bien nommé “ bois de sept écorces ” que choisit souvent, chez nous en tout cas, le Moqueur chat pour y établir son nid. (Morency 2000 : 60) Le physocarpe à feuilles d'obier a mis beaucoup de temps à nous faire découvrir l'intérêt que lui portent les oiseaux. L'arbuste indigène croissait librement, à la va comme je te pousse, dans les pacages pour animaux domestiques et les terrains en friche ou en jachère. Puis un jour d'hiver, par grand froid, nous avons vu une bande de tarins des pins s'y abattre et disséquer les fruits vésiculeux qui adhéraient encore fermement aux branches. (Dion et Dion 2001 : 133-134) Chez la plupart des cultivars de Weigela remontant... le fait de tailler le bout des branches qui viennent de fleurir, permet d'obtenir une belle seconde floraison. (Vigor 2001 : 50) Attention, pour les haies cultivées pour leurs fleurs comme la spirée de Vanhoutte, le lilas et le weigela, on effectue la taille de formation lorsque la floraison est terminée, pas avant. (Jardinage.net 2001 : 37)

Après la comparaison à échelle globale dont a fait état la première partie de cet article, l’examen du sous-ensemble des noms d’arbres a permis de mesurer la convergence et la divergence des diverses nomenclatures comparées à plus petite échelle et à l’intérieur d’un regroupement thématique homogène. On a pu constater notamment que, dans ce petit sousensemble, la proportion des données communes aux dictionnaires et à la BDTS, et celle des données répertoriées dans les dictionnaires mais absentes de la BDTS correspondaient aux proportions déjà dégagées à l’échelle globale. Par contre, on a vu que la proportion des données exclusives à la BDTS était nettement plus faible dans ce sous-ensemble. Malgré le contenu essentiellement québécois des textes relatifs aux espèces naturelles et à l’environnement qui ont été versés à la BDTS, celle-ci atteste les deux tiers des données communes aux PRÉ et PLI, et presque 70 % des données communes aux trois dictionnaires les plus riches (PRÉ, PLI et DFP), ce qui témoigne de sa richesse relative. La complémentarité entre le contenu des dictionnaires et celui de la BDTS a également été mise en évidence. Les dénominations absentes de la BDTS font pour la plupart référence à des essences « exotiques » (du point de vue québécois), alors que les données exclusives à la BDTS servent à désigner des essences indigènes de l’Est de l’Amérique du Nord ou utilisées dans cette région à des fins commerciales ou ornementales.

2.

Examen des emprunts critiqués à l'anglais

Les emprunts à l’anglais constituent toujours, pour les Québécois particulièrement, une catégorie à part, parce qu’ils sont sujets à un grand nombre de critiques, de jugements normatifs. Précisons d’abord que nous préférons parler d’emprunts à l’anglais, quitte à y ajouter une étiquette « critiqué » plutôt que d’anglicismes, parce que la définition de ce dernier terme n’est pas la même pour tous. En effet, certains emploient anglicisme au sens général d’emprunt à l’anglais : c’est le cas du Dictionnaire des anglicismes de Josette ReyDebove, chez Robert, de même que celui de Manfred Höfler, de la maison Larousse, deux ouvrages qui recensent, sous ce titre, tous les emprunts à l’anglais, même les plus anciens et les mieux adaptés au français, dont les célèbres antilope ou éditorial, que personne ne songerait évidemment à critiquer. D’autres, plus normatifs, le Colpron par exemple, bien connu au Québec, ne font la liste que de ces emprunts considérés comme « infamants ». Les dictionnaires généraux, qu’ils soient français ou québécois, n’échappent pas à cette ambiguïté et ne traitent pas toujours la question de manière claire et cohérente. C’est pourquoi il nous a

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semblé intéressant de comparer, dans une catégorie à part, mais parallèlement à ce qui vient d’être présenté pour l’ensemble du vocabulaire et pour les dénominations d’arbres, les diverses nomenclatures des emprunts critiqués à l’anglais ; nous ne parlerons ici que de ceuxlà, les autres n’étant notés, comme le reste des vocables, que par une rubrique étymologique. Il importe ici de noter que, pour cette partie de l’étude, seuls quatre dictionnaires usuels ont été utilisés aux fins de comparaison avec la BDTS. Nous avons relevé ces emprunts critiqués dans les quatre dictionnaires usuels suivants : le PRÉ et le PLI pour les ouvrages français, le DQA et le DFP pour le Québec. Nous avons par la suite vérifié leur présence dans la BDTS. Précisons encore que nous avons relevé, dans ces dictionnaires, tout ce qui était marqué « anglicisme » ; dans la plupart des cas, il s’agit évidemment de vocables ; toutefois, nous avons aussi noté des sens critiqués intégrés à un vocable (p. ex. contact est critiqué au PRÉ, mais seulement au sens de la “personne auprès de laquelle on peut obtenir discrètement des renseignements”) de même que des expressions comme : ce n’est pas ma tasse de thé, critiquée aussi au PRÉ. La comparaison des nomenclatures des dictionnaires retenus aux fins de cette étude donne, au total, 1420 cas d’emprunts critiqués, dont 1186 sont relevés dans la BDTS ; ils se répartissent selon les quatre dictionnaires retenus, de la manière suivante : Tableau XIII : Répartition des emprunts critiqués à l’anglais dans les dictionnaires usuels du français et dans la BDTS Total 5 63 212 1140 1420

Dans 4 dictionnaires Dans 3 dictionnaires Dans 2 dictionnaires Dans 1 dictionnaire Total

BDTS 5 61 192 928 1186

Tableau XIV : Nombre d’emprunts critiqués à l’anglais présents dans chaque dictionnaire PRÉ DQA DFP PLI

752 815 134 73

Nos résultats révèlent que près de 84 % des emprunts relevés dans l’un ou l’autre des dictionnaires se trouvent dans la BDTS. Par ailleurs, nous ne pouvons pas ici faire, comme plus haut, les calculs inverses et cerner les anglicismes de la BDTS absents des dictionnaires, puisque les vocables, dans la BDTS, ne portent pas de marque normative. Disons d’abord que l’analyse de nos données révèle que seulement cinq des emprunts sont présents dans chacun des quatre dictionnaires utilisés aux fins de l’étude. Les cinq emprunts sont présents dans la BDTS. Le premier est de langue courante, avec au moins un équivalent plus largement utilisé (hobby : f=19 (f= fréquence) ; passe-temps : f=98 et violon d’Ingres : f=4). Les fréquences indiquées ici sont celles de la BDTS, 37 M). Deux sont plus techniques, mais connus en langue courante : le premier, pacemaker, n’a que la fréquence 3 dans la BDTS ; son équivalent, stimulateur cardiaque, a la même fréquence. Le deuxième, marketing, a une fréquence 625 dans la BDTS. Son équivalent, mercatique, ayant fait l’objet

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de recommandations officielles au Québec et en France, est pour sa part absent de la banque. Les deux derniers emprunts sont plus techniques. Il s’agit de leasing (f=4) et de mailing (f=1). Les équivalents sont davantage présents dans la BDTS : crédit-bail (f=19) et publipostage (f=3). On note rapidement que les dictionnaires ne sont pas uniformes quant au fait d’inscrire les emprunts critiqués à l’anglais à la nomenclature ni quant à la manière de les marquer. Tableau XV : Anglicismes présents dans trois dictionnaires PRÉ PRÉ PRÉ

DQA DQA DQA

Dans 3 dictionnaires DFP PLI DFP PLI DFP PLI

51 6 5 1

Total 63

BDTS 61

Deux seulement d’entre eux sont absents de la BDTS. Il s’agit de brain trust et de peeling (on trouve par ailleurs exfoliation f=1). Pour ce qui est de la comparaison entre les dictionnaires, disons globalement qu’en ce qui concerne les deux dictionnaires français, les 51 emprunts marqués « anglicisme » au PRÉ sont tous présents au PLI, mais sans marque particulière. Pour les deux dictionnaires québécois, on note 52 emprunts communs. Six sont spécifiques du DQA : look, planning, scraper, self made man, spot. Cinq sont spécifiques du DFP : extradry, hardware, peeling, software, stripping. Dix d’entre eux sont critiqués au PRÉ et au PLI. Ici encore, on note des différences tangibles quant aux mots inscrits à la nomenclature des dictionnaires et quant aux marques apposées. Tableau XVI : Anglicismes présents dans deux dictionnaires Dans 2 dictionnaires PRÉ PRÉ PRÉ

DQA DFP PLI DQA

DFP

136 26 28 20

Total 212

BDTS 192

Sur les 212 emprunts, 20 seulement sont absents de la BDTS. Ce sont des termes très techniques : gold point, hydrofoil, water-ballast. On note plusieurs mots en -ing (cracking, factoring, merchandising, sponsoring (mais sponsor est présent) ; des mots de l’oral (tweeter, woofer), etc. Par ailleurs, 20 sont communs aux deux dictionnaires québécois ; notons drastique, au sens de « draconien » ; chips (f=65) et croustilles (f=25) ; bulldozer (f=62) et bouteur (f=11) ; permafrost (f=2) et pergélisol (f=38), etc. De plus, 28 sont communs au PRÉ et au PLI mais absents du DQA et du DFP ; notons : cartoon, clean, e-mail, engineering, fuel, rating, recordman, sponsor, tennisman, tie-break (21 d’entre eux sont présents dans la BDTS).

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Tableau XVII : Anglicismes présents dans un seul dictionnaire Dans 1 seul dictionnaire PRÉ DQA DFP PLI

495 594 26 25

Total 1140

BDTS 928

De ces 1140 emprunts, 212 vocables sont absents de la BDTS. Il importe par ailleurs de relativiser ce nombre. Par exemple, on trouve dans la BDTS badminton, mais pas badmintonneur ; bruncher, mais pas bruncheur ; caltor, mais pas caltorage ni caltorer ; crawler, mais pas crawleur ; drille et driller, mais pas drillage ; lunch et luncher, mais pas lunchage et luncheur, etc. Plusieurs d’entre eux sont propres aux dictionnaires québécois, soit 26, au DFP : bookmaker, bowling, bridge (en dentisterie), made in, waters ou water closet ; gag, tee-shirt, corned-beef, pop art, topique et topicalisation ; 594, au DQA, dont : bain-tourbillon, brassière, change, commercial, confortable, convertible, définitivement, enregistrement, patronage, licence, momentum, pamphlet, etc. Ces quelques données recueillies à la suite de nos comparaisons, bien que très incomplètes, sont très éclairantes parce qu’elles nous permettent d’établir les listes de vocables communs aux quatre dictionnaires, de distinguer ceux qui ne se trouvent que dans les dictionnaires québécois de ceux qui sont relevés dans les dictionnaires français, d’analyser les listes d’emprunts critiqués propres à l’un ou à l’autre dictionnaire, de vérifier enfin si la BDTS atteste ces usages et dans quel type de discours. Ces données permettent en outre de réfléchir quant à l’élaboration d’une nomenclature davantage actualisée pour cette tranche de vocabulaire et quant à un système de marques normatives mieux adapté à l’usage du français au Québec. Elles permettent enfin de les traiter en contextes réels d’utilisation.

Conclusion Par rapport à notre objectif de base, soit l’élaboration d’une nomenclature originale du français en usage au Québec, le but visé par la présente étude était de comparer la nomenclature de la BDTS avec celles des principaux dictionnaires usuels du français. Dans la première partie de l’étude, les résultats pour l’ensemble du vocabulaire ont montré que 72 % des vocables attestés dans la BDTS sont communs à ceux répertoriés dans les dictionnaires et 28 % sont spécifiques de la BDTS, c’est-à-dire qu’ils sont absents des ouvrages lexicographiques retenus. D’un autre point de vue, il est ressorti que 59 % de l’ensemble des vocables consignés dans les dictionnaires sont actualisés dans la BDTS et que 41 % de ces mêmes vocables sont absents du corpus et donc propres aux nomenclatures de dictionnaires. Nous concluons cette partie en affirmant que l’apport de la BDTS est riche et essentiel, bien qu’il soit important de valider la nomenclature de cette banque avec celles des dictionnaires et des répertoires spécialisés (pour certains domaines et sous-domaines). Dans la deuxième partie de l’étude, en ce qui concerne les dénominations d’arbres, la comparaison des nomenclatures a donné 475 unités, dont 56 % sont communes aux dictionnaires et à la BDTS. Il est ressorti que les dictionnaires contiennent 39 % d’unités

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spécifiques, d’où un enrichissement important. Il est apparu que la BDTS contient 5 % d’unités spécifiques, ce qui est peu, mais attendu, compte tenu du thème retenu. Pour ce qui est des résultats touchant les emprunts critiqués à l’anglais, ces derniers ont fait ressortir un total de 1420 emprunts à l’anglais dans quatre dictionnaires, dont 1186 attestés dans la BDTS, soit 84 %. Sur ces 1186 emprunts, seuls cinq d’entre eux sont présents dans tous les dictionnaires, alors que 928 ne sont présents que dans un seul dictionnaire. La fréquence et la dispersion de ces emprunts critiqués dans la BDTS sont des critères qui permettent d’élaborer une nomenclature et un système de marques plus à jour et mieux adaptés à la réalité québécoise. Elles permettent enfin de procéder à une description lexicographique à partir des contextes réels d’utilisation.

Bibliographie Brunet, Étienne (1996) : Traitement hypertextuel et statistique des grands corpus. UPRESA Bases, corpus et langage. Nice : INaLF, Université de Nice. Cossette, André (1994) : La richesse lexicale et sa mesure. Paris : Honoré Champion Éditeur. Dion, André et France Dion (2001) : Les jardins fleuris d'oiseaux. Montréal : Les Éditions de l’Homme. Forest, Constance et Denise Boudreau (1999) : Dictionnaire des anglicismes Le Colpron. Laval : Beauchemin. Fortin, Daniel et Michel Famelart (1990) : Arbres, arbustes et plantes herbacées du Québec et de l'Est du Canada (tome 2). Québec : Éditions du Trécarré. Gingras, Pierre (1994) : « Le printemps en août avec les anémones japonaises ». La Presse, 13 août, p. C14. Hodgson, Larry (2001) : « Des plantes à frôler : les plantes à feuillage parfumé ». Fleurs, plantes et jardins, juin. Höfler, Manfred (1982) : Dictionnaire des anglicismes. Paris : Larousse. Jardinage.net (2001) : [En ligne] http://www.jardinage.net/html/accueil.html Labrecque, Geneviève (2005) : Les apports et les limites de la Banque de données textuelles de Sherbrooke au regard de la nomenclature et de la description lexicographique du français en usage au Québec. Thèse de doctorat (D. ès L.), Université de Sherbrooke. Mélanges (2005) : Brigitte Horiot, Elmar Schafroth et Marie-Rose Simoni-Aurembou (éds), Mélanges offerts au professeur Lothar Wolf. « Je parle, donc je suis… de quelque part ». Université de Lyon III : Centre d’études linguistiques Jacques Goudet, Hors série 2. Ménard, Nathan (1983) : Mesure de la richesse lexicale – Théorie et vérifications expérimentales – Études stylométriques et sociolinguistiques. Paris : Slatkine, Champion. Morency, Pierre (2000) : Lumière des oiseaux. Histoire naturelle du nouveau monde. Montréal : Boréal – Le Seuil. Rey-Debove, Josette et Gilberte Gagnon (1980) : Dictionnaire des anglicismes, les mots anglais et américains en français. Paris : Les usuels du Robert. Vigor, Jean-Claude (2001) : Bon jardinage avec Jean-Claude Vigor. [En ligne] http://ita.qc.ca/jcvigor/ archives.htm

ANNETTE PAQUOT Université Laval

Heurs et malheurs des dictionnaires au Québec : des débats révélateurs Dans les lignes qui suivent, je décrirai rapidement les succès et les insuccès des derniers dictionnaires québécois et résumerai les débats qui les ont accueillis. Je tenterai d’éclairer les seconds à la lumière des premiers et de montrer, ce faisant, que l’accueil réservé par le grand public à ces divers dictionnaires révèle une position qui ne correspond pas à celle d’une grande partie de ceux qui prétendent parler en son nom. Je montrerai aussi que ces débats ont, en fait, un objet plus large que les dictionnaires en cause et sont d’une nature non strictement scientifique. Je verrai en eux le signe d’une profonde et persistante division des élites québécoises francophones sur la question de la langue et constaterai qu’ils révèlent le caractère fictif du consensus souvent invoqué par certains sur l’existence d’une norme québécoise « distincte » de celle des autres francophones. Je montrerai aussi que, sur le plan strictement linguistique les positions sont, paradoxalement, moins éloignées qu’il n’y paraît.

1.

Les succès et les insuccès des derniers dictionnaires québécois grand public

La lexicographie québécoise destinée au grand public a connu ces dernières années un développement remarquable, dont je n’examinerai ici que les produits qui me paraissent les plus marquants. La lexicographie générale s’est enrichie d’une nouvelle édition du Dictionnaire nordaméricain de la langue française de Louis-Alexandre Bélisle (DNA), du Dictionnaire du français plus, dirigé par Claude Poirier (DFPlus) et du Dictionnaire québécois d’aujourd’hui par Jean-Claude Boulanger (DQA). On a continué aussi à produire des répertoires des particularités du français parlé au Québec et, dans cette catégorie, il faut mentionner tout particulièrement le récent Dictionnaire québécois-français de L. Meney (DQF). Dictionnaires généraux adaptés (à des degrés divers) d’ouvrages français par l’inclusion de mots et de sens régionaux, le Dictionnaire du français plus et le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui se proposent tous les deux une mission normative de référence linguistique.1 Le DFPlus invoque « le standard québécois, ce nouveau standard, à mi-chemin entre le modèle européen et le vieux modèle québécois, que constitue l’usage de la nouvelle classe 1

Ils l'expriment très clairement : « ouvrage de référence », « lieu de mémoire où se forgent, s'accumulent et se transmettent les connaissances d'une communauté sociale » (DQA : IX) ; « instrument de contrôle et d'apprentissage » (DQA : XXII) ; « mission de référence linguistique quant au standard québécois », « publier un dictionnaire c'est aussi faire oeuvre pédagogique » (DFPlus : XII) ; « il remplit parfaitement sa mission d'information. Bien plus, […] il enseigne à mieux dire et à mieux écrire » (DNA : Préface, 3).

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Annette Paquot

moyenne québécoise assez fortement scolarisée » (DFPlus : X) et le DQA « une norme sociale... en voie de constitution » et, plus loin, « une norme légitime, objet d’un consensus respectueux de la collectivité » (DQA : X et XXII) dont tout le contexte montre qu’il s’agit de la « communauté sociale » du Québec. Quant au DNA, il se réfère à l’Office de la langue française du Québec, « qui a établi les normes qui doivent servir à nous guider dans l’emploi des mots de notre cru » (DNA, Introd. : 1). Oeuvre entièrement originale, ni glossaire ni dictionnaire général unilingue, descriptif et non normatif, on pourrait définir le Dictionnaire québécois-français comme un « dictionnaire différentiel bivariétal ». Le projet lexicographique de l’auteur se résume, en effet, de la façon suivante : rédiger un dictionnaire qui permette, d’une part, aux locuteurs du français du Canada (et en particulier du Québec) de savoir si un mot appartient en propre à cette variété de français et, le cas échéant, quel en est ou quels en sont les équivalents dans le français de référence et, d’autre part, aux locuteurs du français de référence de comprendre les mots propres au français québécois ou, plus largement, au français canadien.2 Le DQF ne traite que des différences entre le français québécois et le français de référence, et cela dans le seul sens français québécois > français de référence. Il est très certainement l’ouvrage qui a la nomenclature la plus riche (9000 entrées) et la plus représentative du français québécois moderne et contemporain. Tous ces dictionnaires ont connu un réel succès — au moins dans les mois qui ont suivi leur parution. Ce succès, plus important, semble-t-il, dans le cas du Dictionnaire québécoisfrançais témoigne de l’intérêt de la population pour les questions de langue. Il ne s’est pas maintenu en ce qui concerne le Dictionnaire du français plus et le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, qui n’ont pas été réédités, mais il semble bien devoir se confirmer pour ce qui est du Dictionnaire québécois-français. Rappelons aussi que le marché québécois reste très ouvert aux productions françaises comme le Petit Robert et le Petit Larousse, dont les ventes au Québec sont remarquables, et que le succès persistant du Multidictionnaire des difficultés de la langue française de MarieEva de Villers témoigne aussi de soucis réels pour la correction de la langue française. On ne peut donc le nier, les seuls vrais succès de librairie sont ceux des ouvrages qui, d’une façon ou d’une autre, donnent accès au français standard.

2.

Résumé des débats qui ont accueilli ces dictionnaires

Le DFPlus et, de façon plus vive encore, le DQA ont, rappelons-le, été l’occasion de débats intenses et prolongés, notamment dans les journaux grand public. Ils ont été salués par certains, qui y ont vu des contributions importantes à la légitimation du français québécois. D’autre part, les principaux reproches qu’on leur a faits ont porté précisément sur cette caractéristique même. Ils ont porté aussi sur l’apparition dans ces dictionnaires de régionalismes habituellement condamnés et sur le fait que, ne marquant pas ces

2 Les termes français de référence, français standard, français général, français international et d'autres sont l'objet de nombreuses discussions et on a proposé de les différencier par des distinctions parfois assez ténues, dont aucune ne s'est imposée de façon générale (voir, notamment, Le français 2001). Conformément à l'usage des non-spécialistes, auxquels est destiné le DQF, ils sont employés ici comme des synonymes.

Heurs et malheurs des dictionnaires au Québec : des débats révélateurs

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canadianismes, ils ne permettent pas au lecteur de savoir en quoi consiste précisément la spécificité de la variété linguistique qu’ils décrivent.3 Quant au DQF, il a été très favorablement accueilli, aussi bien dans la presse et par le grand public que par les spécialistes. On a surtout loué sa richesse et la finesse de ses descriptions. Il a cependant été la cible de quelques attaques, aussi virulentes que circonscrites à un petit noyau de linguistes, liés pour la plupart à d’autres entreprises lexicographiques québécoises. Ces reproches visaient principalement le type différentiel bivariétal du dictionnaire, la présence dans sa nomenclature de mots condamnés jugés peu représentatifs et celle d’exemples et de faits encyclopédiques estimés mal choisis, le tout donnant une vision jugée « négative » du parler québécois.

3.

Au delà des dictionnaires : le vrai débat

Jean Paré, qui fut longtemps le très influent directeur de L’Actualité, magazine le plus lu du Québec, écrivait que ... le problème n’est pas tant le malheureux dictionnaire [le DQA]... non c’est la matière même dudit dico. Car on étudie une langue qui n’existe pas !

Il avait raison : en fait, le débat ne porte pas essentiellement sur les dictionnaires, il porte avant tout sur ce qu’est ou sur ce que doit être le français au Québec et sur l’image qu’il convient d’en donner ou de n’en pas donner. Il porte également sur la représentation de l’usage québécois dont ils sont les signes ou dont — à tort ou à raison — on croit qu’ils sont les signes. Il oppose principalement les partisans et les adversaires du nationalisme linguistique, en général, et, en particulier, de la valorisation et de la légitimation du français québécois, notamment par l’imposition d’une norme locale. Les critiques adressées au DQF sont révélatrices de cet antagonisme. Il faut noter que les critiques les plus acerbes qu’on a faites au DQF ne portent pas d’abord sur la description de tels ou tels phénomènes singuliers. Je ne m’attarderai pas aux cas particuliers qui en font l’objet : dans un ouvrage publié en réplique à ces critiques, L. Meney a réfuté sans peine et de façon précise les accusations d’inexactitude portées par ses détracteurs (voir Meney 2002). À mon avis, à la limite, l’important n’est pas qu’elles soient fondées ou non, car on peut toujours trouver quelque défaut à un ouvrage de cette envergure. L’important est ce au nom de quoi elles ont été formulées : ce dictionnaire porterait atteinte à « l’image » du français québécois. Ces reproches trouvent, en effet, leur origine dans le fait que l’image renvoyée par le DQF est difficilement conciliable avec l’image idéalisée, aseptisée et politiquement correcte du « français québécois standard » qu’on cherche à construire et à imposer. Chose plus fondamentale encore, le DQF — précisément parce qu’il est très riche et, pour l’essentiel, incontestablement fidèle — rend manifeste la difficulté (voire l’impossibilité) d’affirmer l’existence avérée d’un français québécois à la fois standard et très différent du français

3 Certains de ces reproches ont été très partiellement résumés par Boisvert, Boulanger, Deshaies et Duchesneau au colloque de Louvain-la-Neuve sur l'insécurité linguistique (voir Boisvert et al.).

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standard « classique ». La notion de standard évoque, en effet, les convenances, le bien parler, un niveau neutre ou soutenu etc. Or, c’est bien connu, mais, grâce au DQF, c’est plus évident que jamais, les traits les plus fréquents qui caractérisent le français du Québec sont pour la plupart populaires, familiers ou argotiques. Les anglicismes de toutes sortes y sont également très nombreux. Les critiques générales qui ont été adressées au DQF portent aussi sur le fait qu’il s’appuierait sur ce qui est considéré comme une « représentation inadéquate du français » (voir Mercier et Verreault 2002 : 103). « Inadéquate » parce que les usages autres que le français de France, observés dans le reste de la francophonie, seraient, à cause de cela, « représentés comme des extensions marginales ».4 Pourtant, au niveau le plus proche des phénomènes concrets et singuliers, les représentations de l’architecture du français de Meney (voir Meney 2001 : 90), d’une part, et de Mercier et Verreault (voir Mercier et Verreault 2002 : 105), d’autre part, coïncident largement et les schémas proposés par les auteurs sont très clairement conciliables : chacun distingue trois ensembles de mots, les mots spécifiques au français de France (« francismes »), les mots communs aux deux variétés et les mots spécifiques au français du Québec. Chacun considère aussi que le français québécois est une variété de français. Or, ces représentations parfaitement compatibles en ce qui concerne les réalités en présence n’ont pas empêché les critiques radicales des seconds contre l’ouvrage du premier. Je n’y vois qu’une explication : la signification idéologique que les premiers donnent au débat. Son enjeu essentiel n’est pas la fidélité de la description, mais les fins qu’elle devrait servir : amener à considérer le français du Québec comme une variété linguistique « autonome »5 et faire en sorte que les locuteurs québécois ne soient pas « gênés de leurs différences linguistiques » (Mercier et Verreault 2002 : 103 et 105). Ce vocabulaire et l’importance accordée à des thèmes qui présentent un haut degré de généralité et relativement peu de pertinence pratique pour des ouvrages descriptifs me semblent des indices sûrs de cette idéologisation, qui joue au maximum au niveau le plus abstrait et le plus général : celui de la revendication d’un statut, revendication qui est inspirée, informée et déterminée par la revendication nationale (voir Paquot 1991). Car, il faut le redire, le débat linguistique n’est qu’une des manifestations de la profonde et persistante division de la société québécoise sur la question plus générale de l’identité et de la québécité, sujet qui domine une grande partie de la production de son intelligentsia. Cette division se reflète au sein même des élites intellectuelles, qui monopolisent le discours public sur ces questions. Elles se partagent entre les élites traditionnelles, plutôt conservatrices en matière de norme linguistique et opposées à la séparation linguistique du

4 Cette représentation est imputée au DQF à partir de la définition qu'il adopterait de la notion de français standard : il assimilerait indûment français en général, français de France et français standard. Tout le problème est de savoir si français de France et français de référence ou français standard coïncident ou non. Si oui, il n'est pas abusif de le constater et inadéquat d'en tenir compte. Personnellement, comme je l'ai dit au colloque de Louvain-la-Neuve sur le français de référence (voir Paquot 2001), je pense que le lexique général ou lexique de référence correspond, en gros, aux ensembles décrits par les dictionnaires comme le Grand Robert et le Lexis ou, à la rigueur, par les ouvrages moins étendus, comme le Petit Robert, ouvrages « de référence » par excellence, et que ce lexique est constitué en grande partie des mêmes mots que l'ensemble que certains appellent le « français de France ». En effet, les unités lexicales de ce dernier sont pour la plupart non seulement comprises, mais employées dans toute la francophonie. 5 Mercier et Verreault parlent du français québécois comme d'une variété « autonome » du français (2002 : 103) et en même temps reconnaissent que le français de France domine toutes les autres variétés (2002 : 105), ce qui paraît contradictoire.

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Québec du reste de la francophonie, et la nouvelle petite bourgeoisie nationaliste, qui (ce n’est pas une surprise) constitue le principal vecteur du nationalisme linguistique et au sein de laquelle se recrutent ses porte-parole. D’un côté, ces préoccupations identitaires inspirent et orientent les travaux de beaucoup d’universitaires québécois, théoriciens et praticiens de l’aménagement de la québécité linguistique, qui, ainsi, tout à la fois participent au mouvement de revendication identitaire et en bénéficient. De l’autre côté, il suffit de citer certains artistes, journalistes et universitaires parmi les plus connus : Georges Dor, Diane Lamonde, Lysiane Gagnon, Jean Larose, Jean Paré et Denise Bombardier, par exemple, peuvent être considérés comme des défenseurs du français international et ils sont loin d’être isolés et sans influence. Les partisans de la première option sont ceux qui ont défendu le DQA et le DFPlus et qui ont critiqué le DQF. Ces deux premiers dictionnaires se présentaient explicitement comme des entreprises au service d’une mission d’affirmation nationale et leur objectif proclamé était d’instituer une nouvelle légitimité lexicale au Québec. Ils prolongeaient une vision emblématique et identitaire de la langue. Cela a bien été compris du public et de la critique. Il n’est donc pas étonnant que bon nombre des reproches qu’on leur a adressés se soient inscrits sans fard dans le cadre de ce débat plus large. Le vocabulaire employé est éloquent à cet égard : nationalisme culturel, indigénisme béat, délire populiste, idéologie québécisante etc. On en trouvera d’autres exemples dans la communication déjà citée de Boisvert et al. (1993) au colloque de Louvain-la-Neuve sur l’insécurité linguistique. Notons entre parenthèses que les mêmes auteurs qualifient de mythes les raisons qui fondent ces reproches et, par le fait même, s’inscrivent eux aussi (comme plusieurs autres linguistes québécois) dans ce débat. Le DQF, lui, se situe nettement à l’extérieur de ce mouvement et est purement descriptif et pratique. Son sous-titre définit clairement son objectif : « pour mieux se comprendre entre francophones ». Je pense que c’est précisément cette recherche d’objectivité, cette nonparticipation au combat nationaliste, cette non-adhésion à ses objectifs qui, plus que des considérations strictement lexicographiques, inspire les critiques qui lui ont été faites. Car elles ont, elles aussi, une racine idéologique. Quelques citations suffisent à le démontrer : « sursaut d’impérialisme culturel » (Poirier 2000 : 102), « vision plutôt déprimante de la société québécoise » (Poirier 2000 : 103), « image [...] méprisante du peuple québécois » (Poisson 2000 : 20), « peu sensible [...] aux valeurs de la société » (Poirier 2000 : 103), « pincement au coeur » (Poirier 2000 : 101), « image dévalorisante » (Mercier et Verreault 2002 : 103). La coloration non scientifique de beaucoup de ces mots est manifeste. On trouvera plus d’exemples de ce type de discours dans la réplique, déjà citée, de l’auteur de ce dictionnaire à ses détracteurs.

4.

Le caractère fictif du consensus sur le français au Québec et sur la norme qui le gouverne

Une des affirmations qui se retrouvent le plus fréquemment sous la plume de nombreux défenseurs de la norme québécoise est qu’il y aurait un consensus en faveur d’une norme québécoise locale et contre la norme internationale, consensus qui fonderait la position des auteurs du DFPlus et du DQA et des critiques du DQF. Cette norme existerait déjà, il ne resterait qu’à l’expliciter et à l’imposer.

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Certains linguistes pensent cependant que cette norme, le « français québécois standard », n’existe pas, par exemple Monique Nemni (voir Nemni 1993), tandis que d’autres s’interrogent encore : « Y a-t-il une norme québécoise ? Quelle est-elle ? » se demandait-on lors d’un colloque tenu les 14 et 15 mai 2001 et auquel participait une centaine de spécialistes (voir Guillotton 2001 : 19).

La Commission officielle chargée d’étudier l’avenir de la langue française au Québec, écrivait quant à elle, en août 2001, qu’ « il se dessine un large consensus quant à l’existence d’une norme interne au Québec » (voir Commission 2001 : 846), mais reconnaissait ailleurs cette absence de consensus puisqu’elle parlait « d’établir [c’est moi qui souligne] un consensus sur la norme linguistique en usage au Québec » (voir Commission 2001 : 237) et se référait à l’un des historiens québécois les plus connus, Gérard Bouchard, qui écrivait (en ce qui concerne le registre standard) que ...le Québec se signale comme étant l’une des rares cultures fondatrices à ne pas avoir fait son choix, étant profondément divisée entre diverses variantes de français parisien, international et québécois. (Bouchard 2000 : 386).

Cette commission a pourtant été créée par un gouvernement nationaliste et peut être considérée comme le héraut institutionnel du courant québécisant et du nationalisme linguistique. Je pense que la seule existence de débats comme ceux qui resurgissent à l’occasion de la parution de chaque dictionnaire, de chaque rapport officiel et de tous les ouvrages qui portent sur la qualité et l’enseignement de la langue suffit à prouver que le consensus en question n’est pas réel et que donc la norme que son existence démontrerait ne l’est pas davantage. En 1998, Claude Poirier écrivait que la norme du français du Québec « a constamment fait l’objet de désaccords entre deux groupes, tous deux représentatifs de notre élite » (Poirier 1998 : 188). Il avait raison et rien ne permet de penser que la situation a changé depuis cinq ans.

5.

Conclusion

Je crois qu’à cause de sa nature même la querelle n’est pas près de finir. Que coexistent divers usages au sein de la francophonie et notamment au Québec et qu’à ce niveau la pluralité soit la règle ne devrait poser en principe aucun problème, ni dans la pratique ni sur le plan théorique : lorsqu’il est question d’usages, la pluralité est une richesse que personne aujourd’hui ne conteste. Mais l’idéologie identitaire conduit à vouloir imposer des limites à la description qu’on donne de cette pluralité et à exiger que soient occultés les faits gênants. Certaines des critiques adressées au DQF n’ont pas d’autre explication. La question de la norme est plus problématique. L’implantation d’une norme locale me paraît une entreprise utopique et cela en raison même de l’existence d’opinions opposées sur cette question. En effet, A. Rey le rappelle très justement :

6

Son nom officiel était « Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec ».

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.... la norme prescriptive n’a de sens que si elle est unique : c’est une image réductrice, à la fois volontaire et fantasmatique, empruntant de-ci de-là ses caractères ; cette norme est autodéfinie comme volonté d’unité. (Rey 1983 : 542)

Cela tient à sa nature même : on ne peut servir deux maîtres, vouloir se conformer à deux modèles différents. Dans le cas présent, on ne peut à la fois se soumettre à la norme internationale et à une autre norme de même niveau (phonétique, lexical ou grammatical). Cette nouvelle norme ne pourra s’imposer, c’est-à-dire exister réellement en tant que norme reconnue, qu’au prix de la disparition de l’ancienne. Or cette disparition paraît très improbable, ne serait-ce qu’à cause de la multiplication prévisible des échanges. J’ajoute que le débat est d’autant plus virulent que la langue française est véritablement sacralisée au Québec. Ici aussi, le vocabulaire est révélateur. Celui du président de la Commission des États généraux est carrément militant, voire guerrier : Avant, l’ennemi était à côté de nous. [Aujourd’hui...] l’ennemi est partout ; il est à la maison, dans l’ordinateur.7 Les gens seraient constamment mobilisés sur la francisation.8

Dans d’autres cas, il est plutôt moralisateur : « Adhérer à cette valeur civique commune qu’est la langue française au Québec ».9 « Un groupe d’anglophones modérés »,10 « ... La langue parlée par les élèves allophones en dehors de la classe »11 (Tous les italiques sont de moi). Lorsqu’on parle de « valeur commune » ou d’anglophone « modéré », on fait de la langue une conviction ou une croyance et on néglige sa fonction première, qui est instrumentale. Lorsqu’on se soucie, dans un rapport officiel et à propos de l’usage public de la langue, des conversations des enfants dans les cours de récréation, on ne fait pas preuve d’un détachement très serein. Au Québec, la langue française a, pour beaucoup, pris la place de la foi catholique : elle est devenue l’objet d’une véritable dévotion et donne lieu à toutes sortes d’anathèmes ; elle sert à définir le groupe d’appartenance et donc à exclure ceux qui n’en font pas partie ;12 elle est vécue sur le mode affectif ; elle est considérée comme une valeur en soi, objet d’adhésion obligatoire ; à son service, s’activent de nombreux clercs. Son culte a ses casuistes et ses préposés au calcul des indulgences, ses inquisiteurs et ses processions liturgiques, ses cantiques et ses excommunications. La linguistique, pas plus que les autres sciences humaines, n’échappe totalement aux débats idéologiques. Dans la mesure où la visée de ses travaux reste strictement scientifique (et, dans le cas qui nous occupe, purement descriptive), elle se garde de leurs dérives les plus importantes par la rigueur de ses méthodes et l’exactitude (vérifiable) de ses résultats. Dans le domaine de la lexicographie, les spécialistes qui déplacent leur champ d’activité vers le 7 8 9 10 11 12

G. Larose, cité dans Le Devoir, 22 déc. 2000, p. 1. G. Larose, cité dans Le Devoir, 22 déc. 2000, p. 10. Rapport 1996 : 239. L. Lévesque, Le Devoir, 14 décembre 2000. Rapport 1996 : 227. Lorsqu’on parle, comme le journaliste Jean-François Lisée, de l’intégration des immigrants « au Québec du français langue commune » (dans Le Devoir, 12 décembre 2000), on assimile, volontairement ou non, la société québécoise dans son ensemble au groupe des francophones et on donne, abusivement, à la langue française la fonction de définir cette société. On oublie aussi que le Préambule de la loi 101 lui-même ne dit pas que la langue française est la langue de tous les Québécois : il se contente de constater que ceux-ci sont « majoritairement » francophones.

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combat identitaire deviennent délibérément des protagonistes d’un débat qui déborde le cadre de leur discipline. En liant, explicitement ou implicitement, leurs travaux à l’action politique, ils s’obligent à utiliser des argumentations qui n’ont rien de scientifique et, fluctuant au gré des « débats de société », manquent parfois de cohérence. En conséquence, ils rendent cette idéologisation manifeste et ouvrent la porte à des polémiques de toutes sortes. Tant que des linguistes québécois se donneront une mission qui dépasse la constitution d’un savoir et qu’ils se proposeront de défendre, d’illustrer, de légitimer ou de valoriser le français du Québec, tant qu’ils tenteront d’en construire la norme de toutes pièces et de l’imposer d’autorité, ces polémiques et la cacophonie qu’elles produisent risquent fort de durer.

Bibliographie Bélisle, Louis-Alexandre (1979) : Dictionnaire nord-américain de la langue française. Montréal : Librairie Beauchemin. Boisvert, Lionel et al. (1993) : « Le dictionnaire comme révélateur d’insécurité linguistique ». Cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain, 19, vol. 3-4, 187-198. Bouchard, Gérard (2000) : Genèse des nations et cultures du nouveau monde. Montréal : Boréal. Boulanger, Jean-Claude et al. (1992) : Jean-Claude Boulanger, Jean-Yves Dugas et Bruno de Bessé, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui. Montréal : Dicorobert Inc. Commission (2001) : Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec, Le français, une langue pour tout le monde. Québec : Gouvernement du Québec. Le français (2001) : « Le français de référence. Construction et appropriations d’un concept ». Cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain, 26, vol. 1-4. Guillotton, Noëlle (2001) : « La norme : où et comment ». Circuit, 19, été 2001. Meney, Lionel (1999) : Dictionnaire québécois-français, Montréal : Guérin. — (2001) : « Critique du “Dictionnaire québécois-français”. Un mauvais procès ». Québec français, printemps 2001, 90. — (2002) : Polémique à propos du dictionnaire québécois-français. Montréal : Guérin. Mercier, Louis et Claude Verreault (2002) : « Opposer français “standard” et français québécois pour mieux se comprendre entre francophones ? ». Le français moderne, LXX, 1, 87-108. Nemni, Monique (1993) : « Le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui ou la description de deux chimères ». Cité Libre, 2, vol. XXI, avril-mai 1993, 30-34. Paquot, Annette (1991) : « Revendication linguistique et identité culturelle : données d’enquête et réflexions sur la conscience linguistique et les jugements métalinguistiques au Québec ». In : Jean-Claude Bouvier et Claude Martel (éds), Les Français et leurs langues : colloque tenu à Montpellier les 5, 6 et 7 septembre 1988. Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 99-106. — (2001) : « Architecture du français, français de référence et lexicographie périphérique ». Cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain, 26, vol. 1, 187-195. Poirier, Claude et al.(1988) : Dictionaire du français plus. Montréal : CEC. — (1998) : « Lexicographie institutionnelle et valorisation du français au Québec ». In : Denise Deshaies et Conrad Ouellon, Les linguistes et les questions de langue au Québec : points de vue. Québec : CIRAL, Université Laval, 185-199. — (2000) : « Faut-il “traduire” le “québécois” ? ». Québec français 118, 101-103. Poisson, Esther (2000) : « Le Dictionnaire québécois français : point de vue ». Circuit, automne 2000, 20-21. Rapport (1996) : Rapport du Comité interministériel sur la situation de la langue française. Québec : Gouvernement du Québec. Rey, Alain (1983) : « Norme et dictionnaires (domaine du français) » : In : Édith Bédard et Jacques Maurais (éds), La norme linguistique. Québec : Conseil de la langue française, 541-569.

II. Langue et idéologie

LIONEL MENEY Université Laval

Langue et idéologie : aspect du champ linguistique québécois Au Québec, un petit groupe de linguistes « aménagistes »1 (Jean-Claude Boulanger, Hélène Cajolet-Laganière, Jean-Claude Corbeil, Pierre Martel, Claude Poirier, etc.) considèrent que le français standard, celui que décrivent les grammaires (Le Bon Usage de Grevisse, etc.) et les dictionnaires (Le Petit Larousse, Le Petit Robert, etc.), est un modèle linguistique étranger, importé, sinon imposé (une norme « exogène » dans leur terminologie). Selon eux, le français du Québec doit être vu comme un « système linguistique autonome »,2 avec sa norme propre (ou norme « endogène »), qu’ils désignent du nom de « français québécois standard ». (C’est pourquoi nous appellerons « endogénistes » les partisans de cette doctrine). Le modèle de cette norme serait le français parlé et écrit par les Québécois instruits en situation « formelle ».3 Il y aurait consensus4 tant parmi les linguistes que dans la population en général sur l’existence de cette norme à part, sur la nécessité de l’officialiser ou, pour reprendre leur image, de la « rapatrier ». Le symbole de ce « rapatriement » sera la rédaction d’un « dictionnaire national québécois »,5 car il n’y aurait pas, selon eux, de nation qui n’ait son propre dictionnaire. Cette position réunit tous les éléments d'un système idéologique plus soucieux de faire coller la réalité à la théorie que l’inverse. Elle repose sur une analogie boiteuse : le « rapatriement » de la Constitution canadienne en 1992 et celui de la norme linguistique. En effet, la Constitution est un objet concret (un texte écrit sur un support matériel), conservé dans un lieu précis (le palais de Westminster, à Londres). La « rapatrier » ne posait pas de problème pratique (mais cela n’a pas été sans présenter des problèmes politiques, toujours non résolus), puisqu’on savait exactement ce qu’on voulait (r)apporter au pays et où aller le 1

Partisans de l’« aménagement » du corpus du français québécois, c’est-à-dire d’une intervention de l’État sur le système (lexical) de la langue. 2 « La méthode globale [...] considère le français québécois comme la langue d’une communauté linguistique pour laquelle il n’existe pas de variété témoin. [...] Cette approche met l’accent sur l’autonomie des langues nationales, complètes en soi » (Martel-Cajolet-Laganière, 1996 : 81-82). 3 Selon la résolution adoptée au congrès de l’Association québécoise des professeurs de français (1977) : « Le français standard d’ici est la variété de français socialement valorisée que la majorité des Québécois francophones tendent [sic] à utiliser dans les situations de communication formelle ». 4 En réalité, les Québécois sont divisés sur cette question de la norme linguistique. C’est ce que note l’historien Gérard Bouchard : « Sous ce rapport, le Québec se signale comme étant l’une des rares cultures fondatrices [d’Amérique] à ne pas avoir son choix, étant profondément divisée entre diverses variantes du français parisien, international et québécois », cité par Vézina (2002). Poirier (1995 : 241) note aussi : « La réception difficile qu’ont connue récemment certains dictionnaires ayant posé comme principe la légitimité de l’usage québécois montre bien que cette reconnaissance est encore fragile ». De fait, de nombreux linguistes et professionnels de la langue, de nombreuses personnalités, le public en général s’opposent à cette conception séparatiste. On trouvera une critique fine et argumentée de cette position dans les ouvrages de Lamonde (1998 et 2004). 5 Ce projet, qui bénéficie d’un financement du gouvernement du Québec, est en cours à l’Université de Sherbrooke, sous le nom de FRANQUS (Le français standard en usage au Québec). On note l’équivoque de l’intitulé, qui permet de récupérer la notion connue et valorisante de français standard pour la mettre au profit du français québécois.

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chercher. Nous verrons que ce n’est pas si simple lorsqu’il s’agit de la norme linguistique. Les ancêtres des Québécois ont émigré en Amérique en emportant avec eux la langue de la France de l’époque, et cette langue a évolué, tout au long des quatre cents ans d’histoire canadienne-française, en osmose constante avec le français de France, des milliers de termes et d’acceptions s’étant diffusés, sans interruption, depuis les débuts de la colonie jusqu’à nos jours, dans un espace linguistique commun. La position des endogénistes repose sur plusieurs assertions qui ne résistent pas à l’examen des faits. Nous en examinerons quelques-unes, en montrant que les frontières politiques ne coïncident pas avec les frontières linguistiques et que le français du Québec n’est un « système linguistique autonome » ni d’un point de vue interne (sa structure, son lexique), ni d’un point de vue externe (ses rapports avec d’autres langues ou variétés de langue).

1.

Frontières politiques et frontières linguistiques

Le discours des endogénistes est plus idéologique que scientifique, plus politique que linguistique. Il présuppose le primat du politique sur la langue, de l’État sur la société civile, des fonctionnaires de la langue sur les locuteurs. Son principe de base est l’équation : nation (particulière) = langue (particulière) = État (particulier) Nous ne nous intéresserons ici qu’aux deux premiers termes de l’équation, le troisième ressortissant au domaine politique. On sait que les Québécois sont divisés sur la question de savoir quel serait le meilleur statut politique pour le Québec : province canadienne fédérée ou confédérée ? État associé ou indépendant ? Mais les clivages sur la « question nationale » ne coïncident pas avec ceux portant sur le choix d’une norme linguistique. On peut être « souverainiste »6 et partisan d’une norme linguistique transnationale (français standard) ou souverainiste et partisan d’une norme nationale (« langue québécoise » pour les endogénistes populistes, « français québécois standard » pour les endogénistes élitistes). Revenons aux deux premiers termes de l’équation. Partant d’une telle prémisse, les endogénistes arrivent à une conclusion (apparemment) logique : nous formons une nation à part, donc nous devons avoir une langue à part, donc nous devons avoir un dictionnaire à part. Le problème, c’est que la réalité linguistique n’est pas aussi cartésienne. Dans la réalité, les frontières linguistiques coïncident rarement avec les frontières nationales. La plupart du temps, sur un même territoire politique coexistent deux ou plus de deux langues : c’est le cas du Québec même, où coexistent le français, l’anglais, plusieurs langues amérindiennes et l’inuktitut. Inversement, des nations différentes, habitant des territoires distincts, partagent une même langue : c’est le cas des Allemands, des Autrichiens et des Suisses alémaniques qui, ayant plusieurs dialectes germaniques distincts sur chacun de leurs territoires, ont en commun l’« allemand littéraire ». Autrement dit, les frontières linguistiques non seulement ne recoupent pas, mais souvent débordent les frontières nationales, politiques ou administratives. 6

Partisan de la création d’un État québécois internationalement souverain.

Langue et idéologie : aspect du champ linguistique québécois

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Le français n’échappe pas à cette réalité. En Europe, il est parlé dans plusieurs États, où il bénéficie de statuts différents. Mais les frontières linguistiques ne correspondent aux frontières politiques ni en France, ni en Belgique, ni en Suisse, ni au Luxembourg. Au Canada, les frontières linguistiques ne correspondent pas non plus aux frontières administratives. On y distingue deux ensembles linguistiques s’étendant chacun sur plusieurs provinces : le « français acadien », parlé principalement au Nouveau-Brunswick (mais dans une partie seulement de cette province), ainsi qu’en Nouvelle-Écosse, à l’Île-du-PrinceÉdouard et une partie du Québec (Gaspésie, Côte-Nord) ; le « français laurentien », parlé dans presque tout le Québec, mais aussi dans les communautés francophones de l’Ontario et de l’Ouest. De plus, un troisième ensemble linguistique est représenté par le français parlé par d'importantes communautés immigrées (Français, Belges, Suisses, Juifs séfarades, Maghrébins, Libanais, Haïtiens, etc.). Si l’on peut affirmer que la langue est l’un des facteurs les plus importants dans la définition de l’identité nationale, on ne peut pas dire que chaque nation a sa langue à part. Les Irlandais forment bien une nation, mais ils parlent l’anglais, la langue de leurs anciens colonisateurs. Quant à la question de savoir si chaque nation a son propre dictionnaire, la réponse est non. Dans l’anglophonie, l’hispanophonie, l’arabophonie ou la germanophonie, il y a plus de nations sans dictionnaire national que le contraire. Pour prendre des exemples proches : du côté anglophone, les Canadiens anglais peuvent certes choisir entre trois ou quatre dictionnaires « canadiens-anglais », mais ce sont en réalité des dictionnaires britanniques ou américains « canadianisés », le meilleur, The Canadian Oxford Dictionary, annonçant 2000 canadianismes seulement... On est loin d’un dictionnaire « national » ! Du côté francophone, ni les Belges ni les Suisses n’ont de dictionnaire « national ».

2.

Autonomie et marché linguistique

La notion de « rapatriement » de la norme linguistique présuppose que la langue d’une communauté humaine vit en vase clos, à l’abri de toute influence, de toute dépendance extérieures. Ce qui est inexact. Comme tous les outils fabriqués par les hommes, la langue fait partie de l'économie au sens général du terme. L'ensemble des langues constitue un véritable marché linguistique. Sur ce marché, désormais mondial, chaque langue est soumise à la loi de l'offre et de la demande, se trouve dans une situation d’échanges et de concurrence avec d'autres langues. Ce marché met en concurrence plusieurs types de langue, occupant un « créneau » particulier fixé par son importance (sa diffusion), selon une hiérarchie7 qui distingue une langue de diffusion mondiale : l’anglais ; une dizaine de langues de grande diffusion : le chinois, l'espagnol, le portugais, le russe, le français, etc. ; plusieurs centaines de langues de diffusion moyenne : l'allemand, l’italien, etc. ; plusieurs milliers de langues de diffusion limitée. Comme toutes les autres langues, le français en général et, plus encore, le français du Québec subissent l’influence d’autres langues, principalement de l’anglais à 7 « Le modèle gravitationnel nous a en quelque sorte donné à voir la traduction linguistique de la mondialisation : un marché (au sens boursier du terme) sur lequel les langues sont hiérarchisées, certaines, au centre du système, étant les plus demandées, d’autres, à sa périphérie, lentement abandonnées ». (Calvet, 2002 : 189).

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l’époque contemporaine, ou d’autres variétés de langue, du français de France pour le français du Québec. À l’instar de tout autre produit, les langues ne sont pas égales sur le marché de la concurrence.8 Certaines, comme l'anglais, sont plus demandées que d’autres (l’inuktitut par exemple), tout simplement parce qu’elles offrent des services plus nombreux, de meilleurs services. Un service qu’on demande à une langue, c’est de permettre de communiquer dans un maximum de situations, des plus familières aux plus solennelles, dans la langue la plus générale à la plus spécialisée. Le français répond à tous ces besoins. Un français québécois même « standard » couvrirait-il tout l’éventail des situations de communication ? Un autre service qu’on demande à une langue, c’est de mettre à notre disposition le maximum d’informations, ce qui constitue le patrimoine (littéraire, scientifique, technique, etc.) commun à tous ses locuteurs. Dans ce domaine, l’anglais est largement en tête, qui a réussi à s’imposer comme langue mondiale de l’économie, de la science, des techniques, de la diplomatie, etc. Le français vient loin derrière. Où se situerait le « français québécois standard », séparé de son patrimoine français ? Enfin, un autre service qu’on demande à une langue, c’est de permettre de communiquer avec le plus grand nombre de personnes. De ce point de vue, le français, avec une centaine de millions de locuteurs, n’occupe dans le marché mondial que la treizième ou quatorzième place en nombre d’usagers. Où se situerait un « français québécois standard » avec ses 6 millions de locuteurs ? Ce marché met en compétition non seulement des langues, mais aussi des variétés d’une même langue. Dans l’ensemble du marché mondial, il existe une variable appelée « français », système linguistique commun aux francophones du monde entier, qui se décline en plusieurs variantes. Il existe une hiérarchie entre ces différentes variantes en fonction des services qu’elles peuvent rendre en termes de nombre de locuteurs, de patrimoine linguistique, de possibilités d’expression, etc. Au niveau supérieur, transnational, il existe une variante panfrancophone, le « français de référence »,9 très proche du français de France. (C’est ce français-là qui permet à un Québécois de comprendre un Européen ou un Africain francophone ; c’est lui que décrivent les grammaires et les dictionnaires, qu’on enseigne dans les écoles, qu’apprennent les étrangers, qu’utilisent les organisations internationales, etc.) ; au niveau canadien, il existe une variante pancanadienne (Québec, Ontario, Ouest, Acadie), le français canadien, avec ses canadianismes communs à tous les francophones du Canada (par ex. : assurance-emploi, gouverneur général, unifolié, etc.) ; au niveau québécois, une variante panquébécoise avec ses québécismes communs à tous les francophones du Québec (par ex. : castonguette, cégep, fleurdelysé, etc.) ; enfin, au niveau régional québécois, des variétés régionales avec leurs particularismes. Seul le niveau supérieur est un système linguistique complet (structures grammaticales et lexicales), capable d’exprimer l’ensemble des référents dans l’ensemble des situations de communication. Aux autres niveaux, les particularités ne concernent guère que l’accent et une partie (de plus en plus réduite) du lexique. Plus on descend dans la hiérarchie, plus l’éventail des possibilités d’expression avec les seuls moyens linguistiques de ces variétés se rétrécit. Vouloir officialiser une norme québécoise signifie donc vouloir officialiser une variété de langue de moindre diffusion au sein de la francophonie (déjà relativement petite au sein du marché mondial), une variété offrant un

8 « La valeur des choses, et bientôt celle des gens, leur prix, sont uniquement définis de façon marchande. Nous verrons qu’il en va de même pour la valeur des langues, fixée elle aussi par la loi du marché ». (Calvet, 2002 : 113-114). 9 Voir Francard (2000, 2001).

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champ d’expression plus étroit, c’est donc rapetisser10 l’espace linguistique réel et potentiel des Québécois. Pour rehausser le « français québécois standard », les endogénistes essaient de rabaisser le français standard. Et ce, de deux manières : en en stigmatisant l’origine géographique et l’origine sociale. Ils tentent de le réduire à la langue d’une seule ville en le qualifiant de « français parisien »11 – quand ce n’est pas de « Parisian French » –, de le ramener au niveau d’un quelconque français régional, pas plus important que celui de n'importe quelle autre ville francophone. Ils espèrent ainsi rallier à leur cause tous les régionalistes antiparisiens hors de France et en France même. Ils essaient aussi de le stigmatiser socialement en le présentant comme la langue de la seule bourgeoisie parisienne, espérant s’attirer la sympathie des populistes hostiles à l’élite. Ce faisant, ils font une double erreur. L’expression « français parisien » ne désigne, en aucun cas, la norme linguistique de la bourgeoisie parisienne, mais le français populaire de Paris. Les endogénistes confondent un dialecte limité géographiquement et socialement aux classes populaires d’une ville (Paris) et le dialecte de la bourgeoisie parisienne. Ensuite, ils confondent la langue de la bourgeoise parisienne, dialecte social lui aussi limité dans l’espace, et celle de l'élite francophone, dialecte social non pas limité à une seule classe (la bourgeoisie), à une seule ville (Paris) ou à un seul pays (la France), mais parlé par l’ensemble de la classe instruite dans toute la francophonie. C’est un peu comme si l’on confondait le cockney, l’anglais des banquiers de la City et le Standard English. L’emploi de cette expression (« français parisien ») manifeste une conception erronée de la formation de la norme dans le monde francophone, du rôle de Paris dans cette formation, un rejet tant de l’histoire des pays francophones, dont celle du Québec, que de la réalité contemporaine. Les endogénistes voient le français standard comme un modèle étranger (« français de France »), centralisé (« parisien ») et imposé (« impérialisme culturel français » symbolisé par les dictionnaires « faits à Paris »12). Si, effectivement, pour l'essentiel, le français s'est fait et se fait toujours à Paris, c'est pour des raisons objectives dont on voit mal comment elles pourraient changer à court et à moyen termes : Paris est la plus importante de toutes les villes francophones au monde, la plus populeuse, la plus puissante économiquement, culturellement, politiquement, et ce depuis des siècles. Et cette suprématie n’est pas près de changer. Elle joue le rôle de pompe aspirante et foulante où se rendent et d'où repartent tous les courants de la francophonie. Ce qui ne veut pas dire que tous les mots se créent à Paris et que seuls les Parisiens créent les mots. En fait, la majorité des membres de l'élite francophone qui ont participé ou participent à l'établissement de la norme n’est pas née à Paris. Prenons l’exemple des écrivains (on pourrait faire la même chose avec les penseurs, les chercheurs, les artistes, les sportifs, les journalistes, etc.). Parmi les auteurs figurant dans la fameuse histoire de la littérature française de Lagarde et Michard (1960-1965), l’écrasante majorité – plus de 70 % – n’est pas née à Paris. C’est le cas des Chateaubriand, Daudet, Diderot, Dumas, Hugo, La Fontaine, Montaigne, Montesquieu, Pagnol, Pascal, Péguy, Rabelais, Racine, Rimbaud, Rousseau, 10 « Les Québécois se méfient des ratatineurs d’identité qui prétendent leur donner pour de bon le québécois en leur ôtant le français » (Jean Larose, préface de Lamonde, 1998 : 10). 11 « La conception variationniste [..] a entraîné la redéfinition du concept de langue française, qui cesse d’être associée à la variété française de France (en fait celle de Paris) » (Martel-Cajolet-Laganière, 1996 : 67). 12 « Après s’être affranchis des Français dans la littérature, dans le film, dans la chanson, les Québécois s’apprêtent à affirmer leur identité par le dictionnaire», a écrit Poirier (1995 : 248).

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Saint-Exupéry, Stendhal, Verne, etc. Ces écrivains ont-ils joué un rôle négligeable dans l’établissement de la norme linguistique ? Leur français est-il un « français parisien » ? Examinons maintenant la liste des Parisiens : les Aragon, Baudelaire, Beaumarchais, Cocteau, Beauvoir, Gide, La Bruyère, Mallarmé, Malraux, Marivaux, Michelet, Molière, Montherlant, Musset, Nerval, Prévert, Proust, Saint-Simon, George Sand, Sartre, De Sévigné, Tocqueville, Voltaire, Zola, etc. Ces auteurs appartiennent-ils aux seuls Parisiens, aux seuls Français ? Ne font-ils pas partie du patrimoine de tous les francophones ? Viendrait-il à l’idée des Américains, pourtant au moins aussi chatouilleux en fait de patriotisme que les endogénistes québécois, de considérer Shakespeare comme un auteur étranger ? En résumé, du point de vue externe, le français du Québec n’est pas autonome : il fait partie intégrante du marché linguistique francophone, qui lui-même participe du marché linguistique mondial. Il est en interaction constante avec le français de France et avec l’anglais.

3.

Autonomie et structures internes

De même, prétendre que, du point de vue interne, le français du Québec est un « système linguistique autonome » est erroné. Faisons une rapide radioscopie de ce français pour déterminer en quoi il serait autonome par rapport au français des autres francophones. On le sait, toute langue est un « système de systèmes », un système de communication composé de plusieurs sous-systèmes (phonologique, morphologique, syntaxique et lexical). Examinons dans quelle mesure le français du Québec est un « système autonome » : son système phonologique est celui du français standard (à quelques différences près, insignifiantes) ; son système morphologique aussi (à l’exception de quelques calques de l’anglais) ; son système syntaxique également (à l’exception de calques, plus nombreux, de l’anglais) ; son système lexical, pour l’essentiel, celui du français standard (à l’exception notable de certains anglicismes et, dans une moindre mesure, de certains néologismes, nous y reviendrons). Donc, pour ce qui concerne quatre sous-systèmes sur cinq, le français du Québec ne se démarque pratiquement pas du français de référence. Pour le cinquième – le lexical –, même si les différences sont nombreuses, l’essentiel du vocabulaire est également identique. Il n’est donc pas étonnant, dans ces conditions, qu’un Québécois francophone puisse comprendre un francophone non québécois et vice versa : ils partagent le même système linguistique... Si l’accent populaire québécois se distingue de celui du français standard, comme c’est le cas de tous les accents populaires, qu’ils soient de Paris, de Marseille, de Bruxelles ou de Lausanne, celui de la classe instruite québécoise se rapproche de plus en plus de l’accent standard, au point de ne se distinguer que par des détails. Les francophones européens se demandent souvent comment il se fait que les chanteuses et les chanteurs québécois « perdent leur accent » quand ils chantent. Y aurait-il, au Québec, une « supranorme » – y compris dans la langue orale – qui serait la norme du français standard et s’appliquerait à certaines situations de communication, notamment aux chansons et aux pièces de théâtre du répertoire ? La réponse est oui. Le public québécois considère comme normal le fait qu’une pièce de Racine – et même de Molière – soit jouée avec un accent français standard. Ce qui peut paraître doublement « anormal », étant donné qu’au temps de Racine et de Molière, on

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parlait, en France, avec un accent différent de celui du français standard contemporain et qu’aujourd’hui, au Québec, l’accent le plus courant est éloigné de cet accent standard. Et pourtant quelle serait la réaction du public québécois si Phèdre ou le Misanthrope parlait avec l’accent québécois plutôt qu’avec l’accent standard ? C’est bien la preuve que les Québécois considèrent cet accent français standard comme faisant aussi partie de leur patrimoine linguistique, de leur norme. Les différences les plus marquantes se trouvent dans le lexique. C’est dans ce domaine que le français du Québec fait la preuve non pas de son autonomie par rapport au français standard, mais de sa dépendance par rapport à l’anglais. C’est le legs du passé, d’une longue cohabitation – dans une situation d’infériorité économique et politique – avec cette langue. En français québécois, les interférences de l’anglais touchent en fait tout le système de la langue,13 de la prononciation (prononciation à l’anglaise de mots depuis longtemps francisés, comme marketing, ou même de mots non anglais, comme bunker) à la syntaxe (calques de construction : siéger sur un comité, pour siéger dans un comité ; prendre une marche, pour faire une marche), en passant par la morphologie (calques de forme : adapteur pour adaptateur). Mais c’est le lexique qui pose le plus de problèmes (car c’est un obstacle à la compréhension entre francophones) : calques de l’anglais (payeur de taxes, sur le modèle de tax payer, pour contribuable), emprunts de mots (chum, pour copain), de sens (agenda, pour ordre du jour), d’images (le chat est sorti du sac, sur le modèle de the cat’s out of the bag, pour ce n’est plus un secret maintenant), etc. Sur ce sujet essentiel de l’interférence de l’anglais sur le français du Québec, les endogénistes ne sont pas clairs : quel sort réservent-ils à ces anglicismes ? Les condamnerontils au motif que ces mots ont des origines « exogènes » ? Les gracieront-ils parce qu’ils sont nés « ici » ? (Nous acceptons plus facilement « nos » anglicismes que ceux des autres). Refuseront-ils les équivalents français standard, eux aussi « exogènes » ? Préféreront-ils les remplacer par des créations « d’ici » (ce qui nous éloignera des autres francophones) ? Malgré leurs positions théoriques radicales, les endogénistes ont compris qu’ils ne pouvaient en réalité agir que sur une partie (très) limitée de la langue. On voit bien que si l'on considère l'intégralité du système linguistique des Québécois, aucune de ses composantes – ni la phonologie, ni la morphologie, ni la syntaxe, pas plus que l’essentiel du lexique – n'a été créée au Québec, toutes sont « exogènes ». Pourquoi serait-il acceptable pour les Québécois d'utiliser des systèmes « exogènes » pour les sons de « leur » langue, les règles de « leur » grammaire, l’essentiel de « leur » vocabulaire, mais inacceptable d'utiliser certains termes employés partout dans la francophonie, sauf au Québec ? Sur quelle base décidera-t-on qu’un terme « emprunté » au français standard sera acceptable ou non ? Devra-t-on établir des critères d’« endogénéité » pour ce faire ? Qui établira ces critères ? Qui les appliquera ? Serons-nous tenus d’observer les décisions de « juges linguistiques » ? d’obéir aux injonctions de « policiers de la langue » ? Autre restriction d’importance : les endogénistes prétendent que leur politique d'« aménagement » linguistique (bel euphémisme ! : pour eux, on aménage la langue comme on aménage le territoire), qui va de pair avec le « rapatriement » de la norme, ne concerne que la langue employée en situation « formelle ». Ce qui, d’après le Collins Cobuild English Dictionary14 désigne « a very correct and serious [speech] rather than relaxed and friendly [...], used especially in official situations ». Autrement dit le style soutenu. Si tel était le cas (mais 13 14

Voir Meney (1994). Collins Cobuild English Dictionary (1995 : 865).

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on peut avoir des doutes), cela réduirait encore plus le champ d'action des aménagistes. Cela éviterait aux locuteurs québécois toute nécessité d’observer la norme « endogène » dans les situations de communication autres que les discours en public. Avouons que ces situations de discours sont assez rares. Ce qui donne pas mal de... lousse. Cela éliminerait du domaine couvert le français québécois populaire, le français québécois familier, c'est-à-dire les parties qui se démarquent le plus du français des autres francophones. Une fois qu’on aura exclu de l’opération « rapatriement » les systèmes phonologique, morphologique, syntaxique, l’essentiel du système lexical (pas rapatriables...), les anglicismes (dont on voit mal que le « français québécois standard » puisse s’accommoder), la langue populaire, le niveau de langue familier, on peut se demander en quoi la norme du « français québécois standard » sera différente de celle du « français standard » tout court. On peut se demander ce qu’il restera à « rapatrier ». Si le « français québécois standard » existe, il faut bien qu’il ait un modèle « endogène », qui fasse contrepoids au « français parisien ». Pour les endogénistes, ce modèle est le « français de Radio-Canada ». En fait, limite supplémentaire, ils précisent généralement que le modèle linguistique québécois est représenté par le français des « annonceurs » (présentateurs) de Radio-Canada. Leur modèle ne couvre donc pas tout ce qu’on entend à l’antenne de la société d’État. Loin de là. Il exclut la langue des feuilletons télévisés, des émissions comiques, des talk-shows, des tribunes radiophoniques, des publicités. Même pour ce qui concerne le journal télévisé, à part la langue du présentateur, cela élimine celle de la plupart des personnes interrogées par les reporters, et peut-être même celle des reporters euxmêmes. Ce faisant, ils limitent le « français québécois standard » à une seule situation de communication, très particulière : la lecture par une personne seule devant une caméra d’un texte écrit oralisé de type informatif. Ce français-là représente un infime pourcentage de tout ce qu’on entend à Radio-Canada. Qui plus est, le modèle « radio-canadien » de ce genre de discours est le français standard... Quand on lit les publications des endogénistes qui s’évertuent à nous prouver qu’il existe une norme québécoise distincte du français standard, on est étonné de constater qu’ils n’en profitent pas pour illustrer leurs dires en écrivant précisément dans ce standard propre aux Québécois. La plupart du temps, leurs écrits ne se distinguent en rien, du point de vue de la forme linguistique, des écrits de tout autre francophone instruit de par le monde. Ils auraient pu être rédigés par des Africains, des Belges, des Suisses, et même des... Parisiens. Ils sont plus forts dans la « défense » du « français québécois standard » que dans son « illustration »... Quand on pousse à fond l’examen des faits, on découvre que ce « français québécois standard » est une construction de l’esprit, un mythe qui, lorsqu’on essaie de le saisir, se réduit comme une peau de chagrin. Le parallélisme avec le rapatriement de la Constitution canadienne ne tient pas. Suffira-til, en effet, qu’une délégation de linguistes québécois se présente à l’Académie française, quai Conti, à Paris, pour obtenir le « rapatriement » de la norme linguistique ? Il est à craindre que Mme Carrère d’Encausse, la Secrétaire perpétuelle de la vénérable institution, ne leur réponde qu’elle n’a rien trouvé qui ressemble à cela sur les rayons du palais de l’Institut... Avant de décider de « rapatrier » la norme, il faudrait déterminer qui la fait et où elle se trouve. Or, elle se trouve partout et nulle part, dans la bouche et sous la plume de millions de francophones, qui, chaque jour, partout dans le monde, produisent des millions et des millions d'actes de langage, qui échapperont toujours au contrôle des aménagistes endogénistes les plus zélés.

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Ce qui est grave, c’est que ce groupe de linguistes joue avec la véritable sécurité linguistique des Québécois. Le terminologue Robert Dubuc15 a bien analysé la situation géopolitique du Québec : « Notre isolement dans la mer anglo-saxonne d’Amérique du Nord, notre faiblesse démographique [...] et notre dépendance technologique quasi totale de notre puissant voisin font de notre collectivité une proie facile pour l’anglicisation. [...] Dans ce contexte, notre planche de salut tient pour une bonne part à notre appartenance à la communauté francophone du monde. Elle peut fournir à notre langue le point d’appui dont elle a besoin pour contribuer à notre épanouissement collectif. Pour que cet effet de levier puisse opérer, il ne faut pas délibérément briser les ponts qui nous unissent aux foyers de la francophonie dont la France est et sera toujours le moteur principal. Déjà la langue de nos émissions dramatiques à la télévision constitue un obstacle majeur à leur exportation. À trop jouer la carte de nos particularismes, nous risquons l’isolement ».

Bibliographie Barber, Catherine (éd.) (2004) : The Canadian Oxford Dictionary. Toronto : Oxford University Press. Cajolet-Laganière, Hélène et Pierre Martel (1995) : La qualité de la langue au Québec. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture (Diagnostic 18). Calvet, Louis-Jean (2002) : Le marché aux langues. Les effets de la mondialisation. Paris : Plon. Conseil de la langue française (1990) : Actes du colloque sur l’aménagement de la langue au Québec. Québec : Éditeur officiel. Francard, Michel (dir.) (2000, 2001) : Le français de référence. Constructions et appropriations d’un concept : actes du colloque de Louvain-la-Neuve, 3-5 novembre 1999. Louvain : Institut de linguistique de Louvain (Cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain 26 et 27). Lagarde, André et Laurent Michard (1960-1965) : Grands auteurs français du programme. Paris : Bordas. 6 vol. Lamonde, Diane (1998) : Le maquignon et son joual. L’aménagement du français québécois. Montréal : Liber. — (2004) : Anatomie d’un joual de parade : le bon français d’ici par l’exemple. Montréal : Varia. Martel, Pierre et Hélène Cajolet-Laganière (1996) : Le français québécois. Usages, standard et aménagement. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture (Diagnostic 22). Meney, Lionel (1994) : « Pour une typologie des anglicismes en français du Canada ». The French Review 67, 6, 930-943. — (1999) : Dictionnaire québécois-français : pour mieux se comprendre entre francophones. Montréal : Guérin. — (2002) : Polémique à propos du Dictionnaire québécois-français. Montréal : Guérin. Poirier, Claude (1995) : « De la soumission à la prise de parole : le cheminement de la lexicographie au Québec ». In : B. Kachru-Braj et Henry Kahane (éds), Cultures, Ideologies, and the Dictionary. Tübingen : Niemeyer (Lexicographia, Series maior 64), 236-250. Sinclair, John (éd.) (1995) : Collins Cobuild English Dictionary. London : HarperCollins Publishers. Vézina, Robert (2002) : « La norme du français québécois : L’affirmation d’un libre arbitre normatif ». In : Pierre Bouchard et de Monique C. Cormier (éds), La représentation de la norme dans les pratiques terminologiques et lexicographiques. Actes du colloque tenu les 14 et 15 mai 2001 à l’Université de Sherbrooke dans le cadre du 69e Congrès de l’Acfas. Montréal : Office de la langue française (Langues et sociétés 39), 33-47.

15

Conseil de la langue française (1990 : 88).

III. L’apport des atlas linguistiques

JEAN-CLAUDE BOUVIER Université de Provence

Quelques considérations sur le vocabulaire de la « terre cultivée » dans les parlers québécois et les parlers gallo-romans Je ne suis pas spécialisé dans l’étude des réalisations du français québécois, mais je me recommanderai de mon expérience, déjà longue, de dialectologue pour oser tenter une rapide confrontation entre les parlers québécois et les parlers gallo-romans sur un aspect essentiel, mais assez complexe, du vocabulaire rural : les désignations de la « terre cultivée ». L’unité de base de cette terre cultivée est généralement appelée le champ en français de France. On parlera donc de champs de pommes de terre, de maïs, de blé... Mais on sait à quel point ce terme de champ peut se prêter à des emplois multiples en français, surtout « dans le champ » de la création métaphorique. Et on peut aisément supposer a priori que cette notion de « terre cultivée » a suffisamment d’universalité pour avoir partout une traduction linguistique et en même temps correspondre à des réalités géographiques et à des pratiques culturales assez diverses pour donner naissance à des désignations fortement différenciées. Le point de départ de cette communication est un article que j’avais écrit, il y a déjà vingtcinq ans, dans les Mélanges offerts à Pierrette Dubuisson : « Les tribulations du champ dans l’espace gallo-roman » (Bouvier 1987). J’avais noté dans cet article un écart intéressant entre les langues littéraires, qu’elles soient d’oïl (français) ou d’oc (occitan littéraire ancien ou moderne), et les parlers régionaux de ces deux grands ensembles linguistiques. Depuis le Moyen Age les parlers régionaux ont souvent développé, pour désigner cette notion de « terre cultivée » ou « champ rural », des lexèmes tels que terre, bien, pièce, caire (sens premier « coin, angle », en occitan), morceau, ou encore clos (en Bretagne), alors que les langues nationales et/ou littéraires ont généralisé l’usage du lexème champ : champ en français, camp ou champ en occitan. L’hypothèse de travail que j’avais alors formulée, et que l’analyse des cartes permettait de confirmer dans une large mesure, était que le lexème champ, ou camp, s’était réfugié dans un usage plus savant que populaire, dans un sens de base générique et abstrait qui était à la source d’un faisceau de significations dérivées liées à des emplois métaphoriques, mais conservant souvent un caractère abstrait : le champ sémantique, le champ magnétique, dans le champ de, sur le champ, à tout bout de champ... Mais ce statut du champ de la langue littéraire a eu des incidences sur la pratique des parlers locaux. Dans deux types de situation on trouve aujourd’hui, selon les atlas linguistiques régionaux aussi bien que selon l’ALF, un usage quasi exclusif du lexème champ : les parlers des régions où le champ est très largement répandu, c’est-à-dire les grandes plaines céréalières ou betteravières (Ile de France, Picardie, Champagne...) et d’autre part les parlers des régions de montagne où les pâturages sont dominants et où par conséquent le champ proprement dit n’a qu’une présence limitée. La conclusion, toute provisoire, que je tirais de ces observations était que dans l’espace galloroman le terme champ était un lexème neutre, non marqué, disponible dans deux cas opposés,

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Jean-Claude Bouvier

mais sémantiquement semblables : celui où le concept de « champ » a tellement de pertinence qu’il est banalisé, et celui où ce concept n’a pas une pertinence suffisante pour justifier des créations lexicales secondaires.

1.

La terre dans l’Atlas Linguistique de l’est du Canada

La lecture de l’Atlas linguistique de l’est du Canada nous apporte des informations intéressantes de ce point de vue-là (Dulong et Bergeron, 1980). On observe surtout un très grand usage du lexème terre, qui couvre du même coup un spectre sémantique assez large. La terre, c’est d’abord la propriété ou plus précisément l’exploitation rurale. Ainsi les réponses à la question 678 « Une belle terre, une belle propriété », se répartissent-elles très majoritairement entre trois types lexicaux : - un type formé autour du noyau lexical terre : belle terre, terrible belle terre, belle terre propre, belle terre planche, bonne terre, terre bien à l’ordre, terre bien faite... (31 ex.) ; - le type bien, précédé de l’adjectif beau : beau bien dans 35 cas ; - le type ferme, dans 38 cas, réalisé le plus souvent en belle ferme (34 ex.), mais aussi en ferme planche (1) et grande ferme (2). Mais le lexème terre peut être également employé pour désigner des éléments particuliers, des parties de cet ensemble. Cela n’apparaît que faiblement dans les réponses à la question 679 « Partie de la terre près de la maison ». Les expressions comme bas de la terre (18 exemples), bas des terres, bas de terre confirment surtout le premier sens de terre, celui de « propriété rurale ». Mais terre d’en bas (5 ex.), terre de la maison (2 ex.) témoignent d’une autre approche qui est vérifiée également dans les réponses à la question suivante, q. 680 « Partie de la terre loin de la maison », où l’on trouve de même terre d’en haut (8 ex.) à côté de haut (de la terre), bien plus fréquent (55 ex.). Cela est encore plus explicite et plus net avec la question 687 « Nom des différentes parties d’une terre ». On observe une grande dispersion des appellations : prairie, pré, morceau, morceau d’avoine, de blé, champ, champ de foin, de grain, clos, pièce, partie.... La catégorie lexicale la mieux représentée est celle de prairie (42 exemples), mais celle qui vient immédiatement après est celle de terre : 40 occurrences dont 28 pour terre + adjectif (terre noire, grise, jaune, blanche, neuve, glaise, forte, basse) et 12 pour terre à bois, alors que pièce ne connaît que 30 occurrences, morceau 19 et champ 16. Il est donc assez clair que dans les parlers québécois le lexème terre désigne à la fois un ensemble et ses parties. Il possède le sens général d’« exploitation rurale » et les sens spécifiques d’ « unité d’exploitation » et de « terrain ». Mais il est notable que dans ce dernier cas il ne s’agit pas nécessairement de terrain propre à la culture : la terre glaise par exemple n’est pas forcément cultivable et la terre à bois l’est encore moins (question 687), alors que dans la même liste terre noire semble se rapporter à un sol plus favorable. Mais des désignations telles que terre d’en haut, terre de coteau, terre basse ne disent absolument rien sur l’aptitude à la culture. La tendance la plus générale est donc de préciser la destination de ce terrain en adjoignant à l’élément lexical choisi un terme spécifique : on aura alors morceau d’avoine, pièce de foin, champ d’avoine. On remarquera malgré tout que le terme terre employé seul peut désigner

Le vocabulaire de la « terre cultivée » dans les parlers québécois et gallo-romans

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cette unité de terrain, délimitée, qui pourra être cultivée ou non. Dans le commentaire apporté aux réponses à la question 681 « Limites d’une terre » on lit en effet : Le cadastre se compose de lots rectangulaires ou « terres » d’environ trois arpents de large sur 28 arpents de long. (Dulong et Bergeron 1980 : 1069)

2.

Textes anciens gallo-romans

La polysémie du lexème terre est bien attestée dans les textes anciens gallo-romans, comme je l’avais montré en 1987. Mais elle y paraît sensiblement plus réduite que dans l’usage actuel des parlers gallo-romans. En latin médiéval TERRA s’applique bien entendu, comme en latin classique et comme maintenant encore, à notre planète et à la « matière dont est faite la surface solide du globe terrestre » (Petit Larousse). Mais, en ce qui concerne l’usage agricole de la terre, c’est plutôt le sens de « terre arable » que possède TERRA. Et c’est bien le même sens que l’on retrouve d’une façon très générale dans les textes médiévaux non littéraires de la langue d’oïl comme de la langue d’oc ou encore dans les documents écrits en latin mêlé de dialecte de la région francoprovençale. Dans ces différents textes terre ou terra désigne nettement une terre qui est cultivée et plus précisément ensemencée, ou du moins qui a vocation à l’être, car dans les pratiques culturales traditionnelles le système de l’assolement fonctionne qui prévoit la mise en jachère d’une terre cultivée. Le mot est ainsi nettement distingué de vigne, vinha, ou pré, prat, bois, bosc et pour éviter toute ambiguïté on précisera même souvent la destination de la terre en ajoutant : semée, arable... Ex. : - langue d’oïl, XIIIe siècle, « deus pieces de terre et une piece de vigne » ; « une piece de terre arable » ; « une sesterce de terre e une mencoudee de pré » (Carolus-Barré 1964) ; - langue d’oc, XIIe siècle, « tres sestairaas de terra » (Brunel 1952 : II 455) ; XVe siècle « las terras semenadas, vinhas, prats e losdichs deffens » (Bonnet 1992) ; - francoprovençal, XIVe siècle : « agricolare duas pecias terre, ita tamen quod anno in quo agricolabat unam de deictis peciis » (Gonon 1961 : 201).

3.

Les dictionnaires français du XVIIe siècle au XXe siècle

Dans les dictionnaires français des XVIIe et XVIIIe siècles le statut linguistique de terre n’est pas sensiblement différent. Le sens technique propre aux milieux ruraux est bien spécifié. Ainsi Richelet, définissant terre par référence à AGER, SOLUM du latin, écrit : Ce mot parmi les laboureurs et les jardiniers est considéré comme le fonds qui peut être cultivé, et dans lequel on doit planter ou semer.

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Furetière est plus précis encore, insistant beaucoup sur la notion d’héritage, de bien patrimonial, mais distinguant aussi assez nettement, dans cette acception rurale du mot terre, un emploi large et un emploi restreint : Terre se dit aussi d’un simple domaine, métairie ou ferme, d’un fonds, d’un héritage. Il a une petite terre qu’il afferme tant. Il fait valoir sa terre par ses mains… Terre se dit encore plus particulièrement d’un simple héritage, d’un champ... Voilà une pièce de terre qui contient dix arpents, dix septiers, dix perches. Cette terre est bonne en vignes, en bois, en labour... On laisse une partie des terres en jachère, les autres en guéret, les autres sont emblavées ou ensemencées.

Aux XIXe et XXe siècles, les définitions de terre accordent certainement moins de place à cet usage rural. Certes Littré, dans sa 20e définition (sur 27), parle de « domaine, fonds rural ». Mais cela disparaît au XXe siècle. Le Robert se contente du sens assez vague d’« étendue bornée considérée comme objet de possession » à propos de l’expression fonds de terre. Et le TLF de même considère que la terre, cela peut être aussi « le sol en tant qu’objet de possession », d’où « acheter de la terre, des hectares » ou encore « un petit lopin de terre ». En fait ce qui domine, dans l’approche des dictionnaires des XIXe et XXe siècles, c’est certainement la référence au mot sol, terme commode qui peut rassembler plusieurs usages. Ainsi chez Littré le sens n°1 est celui de « sol sur lequel on marche et qui produit les végétaux ». Cette définition sera reprise à peu de choses près par ses successeurs. Ainsi le Grand Robert après avoir présenté les sens de « monde où vit l’humanité » et de « planète » ajoute : Dès les tout premiers emplois le mot sert également à désigner le sol sur lequel nous marchons, sur lequel sont construites les habitations et qui nourrit les végétaux, d’où spécialement le sol considéré sous l’angle de la culture.

Le TLF dissocie plus nettement dans l’article terre le sens général et le sens spécialisé de sol. Mais c’est toujours ce même mot qui est utilisé. Dans C 1 a) la terre est définie comme « sol en tant que support, surface d’appui » et dans C 2 a) comme « étendue de sol meuble où poussent les végétaux utilisés pour les cultures ». Ainsi peut-on observer que l’usage que font les parlers québécois du lexème terre est grosso modo plus proche des usages du XVIIe et du XVIIIe siècles que de ceux des siècles qui ont suivi et particulièrement de l’époque contemporaine. D’une façon plus précise c’est même avec le dictionnaire de Furetière que le rapprochement est le plus éclairant.

4.

Les parlers québécois et les parlers gallo-romans d’aujourd’hui

Pour en revenir à la confrontation entre les parlers québécois et les parlers gallo-romans, objet de cette communication, il faut convenir qu’elle n’est pas facile, parce que les données de l’économie, les pratiques de l’agriculture, les comportements culturels ne sont pas les mêmes, mais aussi sans doute parce que les territoires ne sont pas les mêmes et que la variation linguistique qui s’y développe n’obéit pas nécessairement aux mêmes règles de part et d’autre de l’Atlantique. Quoi qu’il en soit, je rappellerai très vite que, d’un point de vue

Le vocabulaire de la « terre cultivée » dans les parlers québécois et gallo-romans

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géolinguistique, l’analyse de la carte « champ » faisait apparaître une bipartition verticale, assez peu habituelle, des parlers gallo-romans. A l’est, en Provence, en pays francoprovençal, en Bourgogne, le lexème terre est dominant, mais il alterne parfois avec le lexème bien, ben, ce qui confère à ce choix lexical une valeur patrimoniale certaine. La terre ou le bien, c’est bien plus qu’une simple unité de terrain cultivé, c’est à la fois ce qui est possédé et ce qui est transmis d’une génération à l’autre, dans une société rurale traditionnelle. Dans les parlers gallo-romans cet usage est en définitive assez peu répandu, si on fait abstraction du français lui-même dans lequel le pluriel terres peut être disponible pour désigner un espace cultivé avec une valeur patrimoniale. Mais il semble bien que ce soit précisément la situation des parlers de l’espace québécois, dans lequel, comme on l’a vu, bien peut également coexister avec terre. A l’ouest, en Gascogne, en Limousin, en Bretagne romane, en Normandie, ce sont des éléments lexicaux plus spécifiques qui ont été choisis. Ils expriment généralement une idée de petitesse, de dispersion, d’éclatement et rendent compte assez bien d’une caractéristique essentielle du monde rural français traditionnel, celle de la petite propriété, qui certes n’est pas réservée à la moitié ouest de la France, mais a paru peut-être plus déterminante dans les parlers de ces régions. Ce sont des mots tels que caire, qui signifie d’abord « coin, angle » en occitan, morceau et surtout pièce en langue d’oïl, pèça en occitan, dont on a vu déjà dans les textes anciens l’association avec terre. Ce n’est probablement pas un hasard si c’est précisément ce lexème pièce qui est présent dans des proportions non négligeables au Québec pour désigner un élément plus spécifique de terrain : 30 occurrences, comme on l’a vu dans les réponses à la question 687, auxquelles il faut ajouter les 19 occurrences de morceau qui exprime une réalité semblable. Mais la grande différence avec l’ensemble gallo-roman, c’est bien sûr la faiblesse d’emploi du lexème champ dans les parlers québécois : 16 occurrences seulement pour cette même question, alors qu’il recouvre l’ensemble du gallo-roman à l’époque actuelle. Faut-il mettre en cause une particularité des enquêtes françaises, celles de l’ALF comme celles des atlas régionaux, qui auraient cherché à obtenir des équivalents du français champ et qui par conséquent auraient souvent abouti à des calques du français ? C’est possible dans certains cas, mais il y a là un effet massif et surtout, comme on l’a vu, une répartition dans l’espace qui obligent à chercher une autre explication, par exemple celle dont il a été question au début de cette étude.

Conclusions En définitive la situation des parlers québécois, telle qu’elle est décrite dans l’Atlas linguistique de l’est du Canada, ressemble fort à une sorte de synthèse gallo-romane, dans le temps et dans l’espace. Dans le temps, c’est bien sûr la position forte de terre, utilisé avec son sens générique de « domaine, propriété », ses connotations patrimoniales certaines, mais aussi son aptitude à désigner des parties, des espaces restreints cultivés ou non, qui relie le plus sûrement les usages québécois contemporains à ceux que les textes anciens ou les dictionnaires nous permettent de saisir pour la France de l’Ancien Régime.

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Dans l’espace, tout se passe comme si, pour désigner les parties de cet ensemble, les parlers québécois manifestaient une solidarité réelle avec les parlers gallo-romans d’aujourd’hui. Cette solidarité se traduit par une tendance forte à utiliser des termes qui sont répartis sur l’ensemble du territoire gallo-roman : champ, très faiblement, mais surtout terre, pièce, morceau.... C’est en tout cas une situation qui se démarque assez nettement de celle de la langue nationale française qui privilégie fortement champ. Il y aurait certainement beaucoup de choses à ajouter sur ce vocabulaire de la terre cultivée au Québec, en se fondant sur l’Atlas linguistique de l’est du Canada ou sur d’autres publications. La terre est très fortement présente dans les préoccupations des Québécois et dans leur pratique linguistique. Le lexème terre est très souvent utilisé dans des expressions qui apparaissent spécifiques et qui en tout révèlent assez bien cet attachement à la terre. Ainsi en est-il de faire de la terre ou faire de la terre neuve qui signifie « labourer un terrain pour la première fois » (Dulong et Bergeron 1980 : question 729 ; Glossaire du parler français au Canada 1968 ; Proteau 1991) ou encore du substantif-adjectif terrien, qui plus vivant, semble-t-il, qu’en France (où il survit surtout dans la séquence propriétaire-terrien) est employé pour désigner un « homme qui vit à la campagne sur sa terre » ou simplement un cultivateur : « il est terrien depuis longtemps » (Proteau 1991). Mais il m’a paru intéressant pour aujourd’hui de donner quelques coups de pioche dans cet immense champ, ou cette vaste terre, si on préfère, de la confrontation entre les parlers québécois et les parlers galloromans de France qui sont certainement plus familiers aux habitués de ces rencontres francoquébécoises qu’à moi-même, mais qui nous réservent encore bien des découvertes passionnantes.

Bibliographie ALF : Jules Gillieron et Edmond Edmont (1902-1910) : Atlas linguistique et ethnographique de la France. Paris : Champion, 35 fascicules en 10 volumes. Bonnet, Marie-Rose (1992) : Etude de la langue parlée à Arles au Moyen Age. Thèse de doctorat de l’Université de Provence, non publiée. Bouvier, Jean-Claude (1987) : « Les tribulations du champ dans l’espace gallo-roman ». In : Agronymes, Mélanges de toponymie et dialectologie en hommage à Pierrette Dubuisson. Dijon : ABDO, 1-14. Brunel, Clovis (1952) : Les plus anciennes chartes en langue provençale. Paris : A. Picard, t. 2 Supplément. Carolus-Barré, Louis (1964) : Les plus anciennes chartes en langue française. Paris : Klincksieck. Chauveau, Jean-Paul et Thomas Lavoie (1993) : « A propos des origines dialectales du lexique québécois ». Revue de Linguistique Romane, 57, 373-420. Dulong, Gaston et Gaston Bergeron (1980) : Le parler populaire du Québec et de ses régions voisines, Atlas linguistique de l’est du Canada. Québec : Gouvernement du Québec. Ministère des Communications, vol. 4. Furetière, Antoine (1690) : Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les Sciences et des Arts. La Haye, Rotterdam : A. et R. Leers. Gonon, Marguerite (1961) : La vie familiale en Forez au XIVe siècle et son vocabulaire d’après les testaments. Paris : Belles-Lettres. Le Petit Larousse 1999 grand format (1998). Paris : Larousse. Littré, Emile (1873) : Dictionnaire de la langue française. Paris : Hachette. Proteau, Lorenzo (1991) : Le français populaire au Québec et au Canada, Trois cent cinquante ans d’histoire. Québec : Publications Proteau. Richelet, Pierre (1688) : Dictionnaire de la langue françoise ancienne et moderne. Genève, t. 2. Robert, Paul (1964) : Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris : Société du Nouveau Littré. Société du parler français au Canada (1930 ; 1968) : Glossaire du parler français au Canada. Québec : Presses de l’Université Laval. TLF (1994) : Trésor de la langue française. Paris : CNRS-Gallimard, 16 tomes.

LILIANE RODRIGUEZ Université de Winnipeg

Le rôle des Atlas régionaux dans la description du français au Manitoba

1.

Introduction

Quand on se propose de décrire une variété de langue employée en un lieu éloigné de la langue-source, on ne peut supposer, d'emblée, que cette variété a d'autant plus divergé de sa langue-source que la distance qui l'en sépare est grande. Ce serait un axiome fallacieux. Au Manitoba, le français et l'anglais sont les deux langues constitutionnelles de la Province, l'anglais est dominant en nombre (sinon en droit) et la population d'expression française se trouve à huit mille kilomètres de la France et deux mille du Québec. Pourtant, nous n'avons pas nécessairement affaire à un parler systématiquement divergent de sa source. Mesurer ce degré d'éloignement ou de rapprochement est un projet qui nécessite deux types d'éléments. D'une part, un ensemble statistiquement solide, de données recueillies sur le terrain et établies en corpus. D'autre part, un ensemble d'instruments de référence, à visée comparative : notes de lectures, dictionnaires, glossaires, grammaires, et les Atlas linguistiques et ethnographiques de France.1 Rappelons que mon corpus provient de plusieurs enquêtes linguistiques, faites pendant les années 1980 et 1990. La plus vaste, que j'ai réalisée entre 1990 et 1993 en 14 points du Manitoba, auprès de 500 élèves, âgés de 8 à 13 ans, a donné un corpus de 160 000 lexies,2 qui représente environ 16 000 lexies différentes. S'agissant d'une enquête de disponibilité,3 j'ai établi l'indice lexicométrique de chacune des 16 000 lexies, dans le cadre des 16 champs conceptuels enquêtés (vêtements, jeux, métiers, etc.). J'ai donc pu faire ensuite une description quantitative, centrée sur la vitalité des formes, globalement et selon des catégories sociolinguistiques pertinentes à l'enquête, et une description qualitative qui dégage diverses strates diachroniques qui, mêlées au fonds du français transnational, constituent le parler franco-manitobain : amérindianismes, archaïsmes, dialectalismes, néologismes, autant de « régionalismes » français, qui côtoient l'anglais, et parfois l'anglicisme (nous appelons «régionalismes » toute forme linguistique qui diffère du français transnational, c'est-à-dire du tronc commun en usage en France et dans la francophonie). Les exemples présentés ci-après proviennent donc, pour la plupart, de ce corpus de français disponible, ou bien de mes enquêtes orales. Leur représentativité est assurée par le nombre des témoins, les indices lexicométriques des lexies (indiquant leur vitalité) et leur répartition sur plusieurs champs conceptuels. 1 2 3

Voir la bibliographie pour le nom des Atlas et leurs abréviations. Noms, noms composés, collocations et locutions. Voir Rodriguez 2006. Voir Michéa (1953 : 340).

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Liliane Rodriguez

Revenons maintenant brièvement sur les instruments de référence utiles à la description du parler franco-manitobain, et parfois mis à l'épreuve par cet exercice ! J'ai mentionné ci-dessus un corpus de lectures personnelles. En fait, puisque, parallèlement à l'enseignement de la linguistique, et à mes enquêtes, j'ai enseigné pendant dix ans, et épisodiquement depuis, la stylistique et la littérature française (du moyen-âge au XXe siècle), j'ai constitué un corpus d'attestations écrites qui sont venues substancier mes souvenirs de lecture. Par ailleurs, l'usage du FEW a été indispensable pour les étymologies, et pour d'autres vérifications, la consultation de grammaires historiques,4 de glossaires anciens,5 de nombreux dictionnaires, notamment le Godefroy (que j'apprécie surtout pour le volume et la variété de son corpus6), divers dictionnaires de France et du Canada,7 l'Atlas linguistique de la France (ALF) et les Atlas régionaux qui sont au cœur de notre colloque. Parmi les strates diachroniques de mon corpus, c'est essentiellement celle des dialectalismes, et surtout des dialectalismes lexicaux, que j'ai mise en regard avec les Atlas régionaux. Nous verrons comment les autres strates en ont aussi bénéficié. Dans ma description du français au Manitoba, le rôle des Atlas est triple. Il est d'ordre géolinguistique, qui permet l'identification de l'origine géographique de certaines lexies. Il est d'ordre statistique quand il permet de mesurer la concentration géographique conjuguée de plusieurs usages. Et il est de l'ordre de la typologique dialectale puisqu'il aide à confirmer le statut dialectal d'une forme linguistique, ou à impliquer un statut d'un autre type (d'archaïsme ou de néologisme, etc.). Telle la réflexion d'ordre méthodologique que je propose ci-après.

2.

Le rôle géolinguistique des Atlas

C'est avant tout dans le domaine du lexique que les Atlas s'avèrent une source sûre pour localiser l'origine géographique de cette strate de « régionalismes » canadiens que sont les dialectalismes. Nous avons ainsi vérifié ou retrouvé le lieu d'origine de mots dont l'aire, en France, est soit dispersée soit concentrée, tel usage dialectal pouvant faire l'objet de toute une carte d'atlas, d'un seul des points d'une carte, ou au contraire de plusieurs points, voire de plusieurs cartes d'un même Atlas ou de plusieurs Atlas. Toutefois, je n'insisterai pas ici sur cet aspect, dispersé ou concentré à l'origine, mais plutôt sur l'identification des zones dialectales-sources et sur la précision des correspondances sémantiques. Dans l'échantillon manitobain proposé ici, de formes choisies parmi des dizaines d'autres possibles, nous trouvons le mot “broches” (aiguilles à tricoter), occupant toute la carte 825 de l'ALO. Le verbe “barrer” figure surtout sur toute la moitié nord de la carte 684 de l'ALO. L'usage manitobain correspond exactement au commentaire qui accompagne cette carte et le point 11 de la carte 687 : « fermer à clé ou au verrou ». De même, le sens de « fermer au verrou ou 4 Comme la Grammaire de la langue française du XVIIe siècle de Gabriel Spillebout, Picard, 1985, ou le Manuel pratique d'ancien français de Guy Raynaud de Lage, Picard, 1973. 5 Entre autres, celui de R. Mineau et L. Racinoux, Glossaire des vieux parlers poitevins, Poitiers, Brissaud, 1982, ou A. Orain, Glossaire du Département d'Ille-et-Vilaine, Y. Salmon, 1980. 6 L. Rodriguez (2003). 7 L. Rodriguez (2000).

Le rôle des Atlas régionaux dans la description du français au Manitoba

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avec une barre » se retrouve au point 31 de la carte 687, à la limite de la Vienne, du Maine-etLoire et du nord des Deux-Sèvres. L'antonyme “débarrer”, tout autant en usage au Manitoba, figure aux mêmes points de l'ALO, carte 685. Toujours du domaine de l'ALO, le mot “carreau”, au sens de lopin de terre, apparaît sur la carte 172, au point 70 (Ile d'Oléron) et aux points 33, 71, 74, 79, 103 et 109, donc plutôt en Charente-Maritime. Le mot “breton”, bien connu au Manitoba sous cette forme unique (et jamais celle de “berton”) se retrouve sur la carte 718 de l'ALO, aux points 12 et 21 (Vendée), 7 (Indre-etLoire), 13 (Maine-et-Loire), et sur une diagonale partant de la Vienne (point 44, etc.), traversant le sud des Deux-Sèvres (point 50, etc.) et finissant en Charente-Maritime et dans le sud de la Vendée. Le commentaire, « étincelles plus grosses », qui accompagne cette carte pour les points 7 et 8, et l'expression « faire des bretons » qui fait l'objet de la carte 719, correspondent eux aussi précisément à l'usage franco-manitobain pour décrire ces minuscules bouts de braise qui s'envolent d'un feu de cheminée et retombent sous forme de brins carbonisés. Le mot “couverte”, présent au Manitoba comme dans l'ensemble du Canada, est prédominant dans les parlers poitevins et saintongeais (ALO, carte 761) et « sporadiquement en Normandie (ALN 999, points 96 et 108) » et en Anjou, comme l'a montré Brigitte Horiot.8 Le mot “cenelle”, désignant le fruit de l'aubépine (Crataegus succulenta et Crataegus chrysocarpa), appartient à des aires plus diverses, incluant la Bretagne romane, l'Ile-deFrance, le Centre et la Normandie, comme le prouvent les cartes 1490 de l'ALF, 285 de l'ALBRAM, 90 de l'ALCE, 298 de l'ALIFO et 457 de l'ALN. D'autres régions dialectales sont représentées au Manitoba. La lexie “drôle”, synonyme d'« enfant », attestée au point 71 de l'ALIFO, en Blésois et en Touraine, se rencontre en fait aussi « de la Loire aux Pyrénées (ALF 461, 572 et 573). FEW 15.2, 73a, DROL a des attestations pour toute la Gallo-Romania, mais on pense que le sens vient du sud-ouest (TLF). »9 Les régionalismes manitobains d'origine dialectale ne se cantonnent pas au domaine lexical. Plusieurs traits phonétiques conservent des traces de leur origine, tels “semer”, prononcé [sme] (ALO, carte 51) et “bœuf”, toujours prononcé [b{] au singulier (ALO, carte 98). Dans le domaine de la morphologie, “tourner” s'emploie au sens de « retourner », mais sans préfixe, dans “tourner la terre”, semblable au “tourner le foin” répertorié dans l'ALO, carte 25 (exclusivement aux points 14, 16, 113 et 37). Dans le domaine de la syntaxe, la locution “à soir” est un exemple d'expression de temps où la préposition “à” possède la valeur fréquentative de l'article “le”. Cet usage se retrouve dans l'ALF, carte 1238, dans l'ALBRAM, carte 562 et dans l'ALN, carte 585. Ici, c'est donc la Bretagne et la Normandie qui sont présentes. Par contre, la locution “il éclaire”, courante au Manitoba au sens de « il fait des éclairs », vient essentiellement de Normandie (ALN, carte 574). Quand on se livre ainsi à une lecture que l'on pourrait qualifier d'« horizontale » des Atlas, en mettant côte à côte les cartes où figurent ces exemples de notre corpus, et de nombreux autres, nous constatons que la zone d'oïl est entièrement représentée au Manitoba, avec quelques rares exemples de régions de langue d'oc.

8 9

Horiot (2003 : 76). Simoni-Aurembou (1991 : 41).

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3.

Le rôle statistique des Atlas

On peut aussi tenter une lecture « verticale » des Atlas, c'est-à-dire en superposant les cartes des différentes formes, pour faire apparaître les régions de France d'où viennent le plus grand nombre de formes manitobaines. C'est une méthode dont Jean-Paul Chauveau et Thomas Lavoie ont fait une démonstration très convaincante au Colloque de Chicoutimi, au sujet des dialectalismes du Perche employés dans les Parlers français de Charlevoix, du Saguenay, du Lac Saint-Jean et de la Côte-Nord.10 En procédant à ce type de lecture verticale, qui conjugue les usages en superposant leurs cartes, on constate qu'à l'intérieur du vaste nombre de zones du domaine d'oïl présentes au Manitoba, certaines régions de France sont particulièrement bien représentées. Il peut s'agir d'une grande partie de l'aire d'un Atlas (comme celui de Normandie), ou de régions spécifiques à l'intérieur d'un même Atlas, ou en marge de plusieurs. Les formes géographiquement superposables peuvent être très locales (limitées à un ou peu de points) ou dispersées (sur plusieurs points ou zones), c'est leur nombre total qui montre le degré de présence, au Manitoba, d'une zone dialectale de France. Nous prendrons en exemple le cas du mot “minou”, désignant au Manitoba le chaton de saule (mais jamais, de noisetier, puisque cet arbre n'y pousse pas). Cette forme figure dans l'ALN, carte 450, aux points 84 et 87 (l'est de la carte : Eure, Evreux). Elle figure aussi dans l'ALO, carte 337, aux points 79, 93, 94, 95 (l'est de la Charente) et 91 (Vienne). Le mot “poêlonne”, désignant au Manitoba une petite poêle ou un poêlon, se retrouve dans le premier sens dans l'ALO, carte 732, aux points 111 et 40 ; et dans le second sens, aux points 38 et 39 (l'est de la Vienne), 111, 113 (le sud de la Charente-Maritime), 123 et 124 (au nord de la Gironde). Le mot “champlure”, synonyme dialectal de robinet (y compris de robinet de tonneau, comme en Normandie), se présente au Manitoba et dans tout le domaine du français d'Amérique.11 Il figure dans l'ALN ; dans l'ALO, carte 219, points 2, 4, 5, 6, 36, 37, 40 et 38 (Indre-et-Loire et Vienne) ; dans l'ALIFO, carte 226, points 74 et 50 (Blois, Loir-et-Cher). Le mot “guenille”, au sens de chiffon, est courant au Manitoba (ville et campagne) et dans l'ALO, carte 771, points 29 et 49 (dans les Deux-Sèvres), et au sens de serpillière, carte 769, points 25 (l'est de la Vendée), 33 (le nord de la Vienne) et 3, 4 et 6 (Indre-et-Loire). Parmi les exemples déjà mentionnés, nous pouvons remarquer que des lexies comme “barrer” et “débarrer”, “à soir”, “breton”, “broches”, et d'autres non mentionnées ici (“mûlon”, “folle avoine”, etc.) se retrouvent aussi, entre autre, au carrefour de la Vienne, des Deux-Sèvres, de l'Indre-et-Loire et du Maine-et-Loire. Ces constatations incitent à poser au moins deux questions : les habitants du Manitoba sont-ils originaires en grand nombre de cette zone géolinguistique, ou bien est-ce que ces lexies se sont mieux implantées que d'autres pour diverses raisons, historiques ou linguistiques ? Ce ne sont pas des questions que je traiterai ici, mais je devrais faire à ce sujet une brève remarque d'ordre historique sur l'implantation du français dans l'Ouest. Dès les années 1730, puis régulièrement jusqu'au début du XXe siècle, des locuteurs français ont commencé à s'installer dans cette partie du Canada (qui deviendra le Manitoba en 1870). Leurs origines 10 11

Chauveau et Lavoie (1996 : 51). Halford (2003 : 122-123).

Le rôle des Atlas régionaux dans la description du français au Manitoba

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françaises sont variées, certains venant de Nouvelle-France (puis du Québec), d'autres directement de France, notamment des régions que nous venons de mentionner (la Vienne, etc.), ou du Nord, du Jura, de Belgique et de Suisse. De nombreux villages ou petites villes (Notre-Dame-de-Lourdes, Sainte-Rose-du-Lac, Saint-Claude, etc.) sont peuplés de personnes presque toutes venues directement de France. D'autres, comme Saint-Pierre-Jolys, comptent parmi leurs fondateurs une majorité de Québécois (des Cantons de l'Est, de Sainte-Hyacinthe et de Bellechasse, par exemple) et une minorité de Francais (de Jussy, dans l'Aisne, par exemple). Quant aux religieux (souvent enseignants), ils sont venus notamment de Poitiers (encore la Vienne), de Lyon, de Seine-et-Marne, du Nord. Bien qu'en plus petit nombre, et ce jusqu'à nos jours, agriculteurs et enseignants de France arrivent encore régulièrement au Manitoba. Comme celle de ses locuteurs,12 l'origine de formes françaises usuelles au Manitoba peut donc être très ancienne. C'est le cas du mot “folle avoine”, déjà là au XVIIIe siècle, comme en témoignent les lettres de Pierre Gaultier de La Vérendrye,13 qui a découvert et jalonné cette région centrale du Canada. La variété des origines dialectales du français du Manitoba n'empêche donc pas que certaines zones dialectales de France soient plus représentées que d'autres. Entre le Manitoba et ces zones linguistiques de France, on constate ainsi des apports linguistiques importants venant de régions ou de points plus continentaux que côtiers, ce qui n'est pas autant le cas dans l'Est du Canada. Les Atlas montrent clairement ce mouvement de continent (France intérieure) à continent (Prairie canadienne). Dans ce type de recherche, même s'il n'y a qu'un seul témoin par point enquêté, la superposition des cartes d'Atlas confère une valeur statistique aux lieux d'origine, ce qui permet une comparaison pertinente avec mes indices lexicométriques fondés sur un grand nombre de témoins par point enquêté. Il y a là une complémentarité de méthode particulièrement féconde sur le plan de la statistique lexicale.

4.

Le rôle des Atlas en typologie dialectale

Enfin, dans la description du français au Manitoba, les Atlas jouent un rôle indispensable dans la classification typologique des données d'enquête. Ils permettent, comme nous venons de le montrer, de confirmer l'appartenance d'une forme linguistique à un domaine dialectal, et souvent d'infirmer ou de découvrir un lien avec d'autres classes typologiques, notamment celle des archaïsmes, celle des anglicismes, et même parfois celle des néologismes sémantiques (signifiés nouveaux ayant gardé un signifiant ancien). La distinction entre archaïsme et dialectalisme n'est pas toujours aisée à établir. Certaines formes, vestiges d'une ancienne norme, largement répandues en France et dotées d'attestations écrites, voire littéraires, sont des archaïsmes. La strate des archaïsmes en usage au Manitoba est assez importante. Couramment employés au quotidien, sans effet de style, on 12 Dans la plupart des cas, elle peut se vérifier. Ancienne, il est possible de retrouver les noms des voyageurs engagés dans le commerce des fourrures, car leurs contrats d'engagement sont archivés. Plus récente, l'attribution des lots (homesteads) l'est aussi. Archives nationales (Ottawa), et Archives du Manitoba et Archives de La Compagnie de la Baie d'Hudson (Winnipeg). 13 1685, Trois-Rivières (Nouvelle-France) - 1749, Montréal.

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y trouve des mots comme “enseigne”, au sens de « panneau indicateur » (comme dans Godefroy, Gdf3, 230b), “maganer”, au sens d'abîmer et de blesser, usage largement répandu au moyen-âge, comme le confirment les quarante et une graphies répertoriées dans l'ancienne langue (Gdf5, 284a), etc. Certains de ces archaïsmes, sont peu à peu sortis de l'ancienne norme, mais restés en usage dans certaines régions dialectales, d'où ils pouvaient être originaires. Les Atlas régionaux permettent de le vérifier. C'est le cas, par exemple, pour “couverte” (ALO, carte 761), d'usage généralisé depuis le moyen-âge jusqu'au XVIIe siècle, où Furetière le dit alors « vieilli ».14 C'est aussi le cas pour “abrier” (ALO, carte 258), lui aussi « vieux » au XVIIe siècle.15 D'autres dialectalismes ne se sont jamais éloignés de leur lieu d'origine. Ils ne se sont pas assez répandus géographiquement pour avoir fait partie d'une ancienne norme. Les Atlas permettent de vérifier l'existence dialectale de telles formes, une fois constatée leur absence des dictionnaires historiques et attestations écrites diverses. C'est le cas de la “rouche”, qui désigne au Manitoba les carex et le jonc des marais (scirpe), et qui figure dans plusieurs atlas (ALIFO 371, ALCE 96, ALO 352, ALBRAM 182). C'est aussi le cas de l'adjectif “cru”, qualifiant un temps froid et humide, employé au Manitoba, et issu du domaine normand et picard. D'autres formes sont vraiment des archaïsmes-dialectalismes car ils combinent deux valeurs, l'une régionale, l'autre anciennement normative. C'est le cas de “gravelle”, qui désignait dans l'ancienne langue le gravier des bords de lac, de mer et des lits de rivière (Gdf4, 340c) et qui, bénéficiant d'une extension de sens en Normandie, y désigne maintenant le gravier (ALN, cartes 11 et 12, points 81e, 82 et 106). Tous ces sens sont actuels au Manitoba, ainsi que celui de gravier recouvrant les routes non goudronnées. Cet exemple nous mène à une autre distinction typologique permise par les Atlas régionaux, celle entre dialectalismes (ou archaïsmes) et anglicismes. D'aucuns placeraient ce mot “gravelle” parmi les anglicismes (gravel en anglais), sans considérer l'origine dialectale et ancienne du mot, ni l'antériorité de l'usage français sur l'usage anglais, ni sa continuité d'emploi,16 ni même son extension sémantique actuelle, c'est-à-dire par une erreur d'analyse à la fois diachronique et synchronique. De même le mot “trèfle blanc” ou rampant (Trifolium repens) n'est pas une traduction de l'anglais white clover comme on pourrait le croire, mais une forme régionale française dûment présente dans l'ALBRAM, carte 154 et, déjà, dans l'ALF, cartes 1326 A et B, 915 (Ain) et 927 (Jura). Il se trouve, en effet, de nombreux mots qualifiés à tort d'anglicismes. En fait, le mot “cru” ne vient pas de raw en anglais,17 et “bassin”18 ne vient pas de l'anglais wash-basin, car c'est une cuvette ou « bassine placée dans l'évier de la cuisine et dans laquelle on se lavait les mains ».19 Ces erreurs de classification,20 où dialectalismes ou archaïsmes sont considérés comme des anglicismes, sont nombreuses étant donné que plus de 70% du lexique anglais est de fonds latin ou français. Ce fait est l'une des causes des interférences sémantiques entre les 14 15 16

Rodriguez (1984 : 28). Rodriguez (1984 : 19). Cet emploi peut avoir été renforcé par l'usage ambiant de la forme anglaise (Rodriguez 1984 : 88), sans que cela lui enlève son origine, sa continuité d'emploi et son statut d'archaïsme. 17 Contrairement à la classification de Colpron (1982 : 80). 18 Colpron (1977 : 44). 19 Dulong (1999 : 42). 20 Ces erreurs affectent plusieurs autres mots, tels breuvage, chambre, bourse, etc. Colpron (1982 : 15-18).

Le rôle des Atlas régionaux dans la description du français au Manitoba

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deux langues. Cette classification reflète donc soit une insécurité linguistique, soit un manque de prise en compte de l'histoire des mots (anglais et français), de l'histoire des peuples et des changements de politique linguistique et d'usage au Canada. Mais elles figurent malheureusement en abondance dans des manuels et diverses publications hâtives.21 La consultation des Atlas aurait pourtant permis d'en éviter bon nombre et de faire une plus belle part à l'histoire des langues. Toujours en ce qui concerne la classification des lexies recueillies au Manitoba, les Atlas régionaux peuvent apporter, paradoxalement, des informations sur la formation de néologies. Ce sont notamment des néologismes sémantiques, où une nuance de sens a été ajoutée à la forme dialectale initiale. Nous avons cité ailleurs22 le cas de “poirette” ou “petite poire”, synonymes très répandus au Manitoba où, depuis l'époque de la traite des fourrures, ils désignent, l'Amelanchia alnifolia (l'arbuste sauvage et ses baies). Ce végétal et ce sens ne se trouvent pas en France, mais la forme y existe très localement : « petite poire » désigne le poirier sauvage et son fruit (ALIFO, carte 316, point 12) ; « poirette », la « poire à boire », dans la Somme (ALF, carte 1047, point 278). Parfois, c'est la forme manitobaine qui descend d'un usage dialectal, avec une légère modification du signifiant ou du signifié. Dans le cas de “moulée”, pâtée à base d'eau, de son ou d'orge, sorte de farine animale destinée aux bestiaux (aux porcs, par exemple), le mot se trouve au sens de « sciure » en Normandie, et sous la forme « l'orge moulé » seulement à Jaulzy, dans l'Oise (ALIFO, carte 504, au point 0). Dans plusieurs cas comme celui-ci, les Atlas permettent d'observer dans le détail l'évolution formelle et sémantique des mots. Dans un cas tout à fait différent, mais encore lié à la classification des néologismes, les Atlas régionaux peuvent s'avérer utiles par leur contenu ethnographique. Ce fut le cas en octobre 2002, quand j'ai acheté à la boulangerie française de Saint-Boniface, un gâteau campagnard, rond, à base de farine de châtaignes. Son nom ? Lou boueradour, par dérivation métonymique de l'instrument à peler les châtaignes blanchies. Ne parvenant pas à retrouver ce mot avec précision en Corrèze, d'où j'avais un informant mais pas d'Atlas, j'ai fait appel à Monsieur Jean-Claude Potte, qui m'a gentiment envoyé une carte de l'ALAL présentant plusieurs synonymes d'étymologies diverses, désignant tous cet instrument. Mais lou boueradour figurait au seul point 54 de la Haute-Vienne ! L'histoire ne s'arrête pas là : lou boueradour était donc le nom d'origine de ce gâteau. Rebaptisé par William Norrie, maire de Winnipeg, il y a quelques années, il est devenu gâteau officiel de la ville, sous son nouveau nom, le “winnipégois”. Voilà donc un manitobisme néologique au passé très dialectal ...

5.

Conclusion

Pour clore cette réflexion d'ordre méthodologique, je ne peux que conclure que les Atlas régionaux jouent un rôle primordial dans l'identification ponctuelle des origines de données manitobaines et, en conséquence, dans leur classification typologique. Ils permettent de retrouver le lien entre une variété de langue et sa source, malgré la distance spatiale et temporelle qui les séparent. 21 22

Robinson et Smith (1973). Rodriguez (1995 : 281).

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Au delà de ce rôle géolinguistique, statistique et typologique, les Atlas présentent une perspective méthodologique que partage ou qui complète celle de l'enquête de disponibilité. Dans les deux cas, il s'agit d'une « méthode de linguistique comparée » comme l'énonçait Dauzat au sujet de l'ALF,23 et d'une méthode qui redonnait une place à la langue orale. De plus, Pierre Gardette souligna l'importance de trois éléments, également fondamentaux pour l'enquête de disponibilité : le choix de l'objet de l'enquête, le rôle de l'enquêteur et le lien entre lieu et vitalité. Pour le choix de l'objet d'enquête, il remarqua l'importance du « substantif »24 et du caractère concret des mots enquêtés.25 Ce type de mot est aussi précisément celui qui fait l'objet des enquêtes de disponibilité. Le rôle de l'enquêteur, Gardette le précise ainsi : « Nous nous sommes faits paysans avec les paysans et c'est après les avoir beaucoup fréquentés et suivis sur les chemins de leur pensée à eux »26 que le questionnaire a pu s'élaborer. Cette insistance sur la durée réelle de l'enquête, qui déborde son cadre formel, sur l'importance des années de fréquentation des témoins avant même de choisir une méthode d'approche, est un principe dont j'ai pu observer l'efficacité. Cette durée du contact réel, intégrant le contexte énonciatif autant que la fidélité phonétique, Gardette la poursuit quand il souligne la valeur du contact direct avec les témoins, sans intermédiaires, car « il est toujours difficile d'interpréter les formes patoises quand on ne les a pas relevées soi-même ».27 Voilà encore un principe que j'ai appliqué à mes enquêtes. Quant au lien entre le lieu et la vitalité d'un usage, Gardette l'a pratiqué en décidant de « préciser par des sigles l'aire de certains objets, de certains usages et leur vitalité ».28 Dans notre enquête, le lien entre le lieu d'un usage et sa vitalité est précisé : il se traduit par l'indice de disponibilité. Enfin, la perspective diachronique et comparative des Atlas est inscrite dans leur méthode, comme Gardette le remarque : « toutes les fois que nous l'avons pu, nous avons fait notre enquête dans les mêmes localités qu'Edmont ».29 De même, quand j'ai entrepris l'enquête de disponibilité au Manitoba, j'ai décidé de retourner dans les écoles visitées par Gaston Dulong trente ans plus tôt ... Les Atlas transmettent donc d'une façon fiable des renseignements linguistiques ponctuels indispensables à la description géolinguistique, statistique et typologique d'une variété de langue, mais ils transmettent aussi des fondements méthodologiques et, en fait, ils invitent à une philosophie de la transmission.

Bibliographie ALAL : Potte, Jean-Claude (1975-1992) : Atlas linguistique et ethnographique de l'Auvergne et du Limousin. Paris : CNRS, 3 vol. ALBRAM : Guillaume, Gabriel et Jean-Paul Chauveau (1975-1983) : Atlas linguistique et ethnographique de la Bretagne romane, de l'Anjou et du Maine. Paris : CNRS, 2 vol. 23 24 25 26 27 28 29

Dauzat (1939 : 97). Gardette (1983 : 217). « Nous avons donc écarté de notre questionnaire les mots abstraits », Gardette (1983 : 219). Gardette (1983 : 220). Gardette (1983 : 221). Gardette (1983 : 222). « à 916, 917, 827 et 829 », Gardette (1983 : 223).

Le rôle des Atlas régionaux dans la description du français au Manitoba

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ALCE : Dubuisson, Pierrette (1971-1982) : Atlas linguistique et ethnograhique du Centre. Paris : CNRS, 3 vol. ALF : Gillieron, Jules et Edmond Edmont (1902-1910) : Atlas linguistique et ethnographique de la France. Paris : Champion, 35 fascicules en 10 volumes. ALIFO : Simoni-Aurembou, Marie-Rose (1973-1978) : Atlas linguistique et ethnographique de l'Ile-de-France et de l'Orléanais. Paris : CNRS, 2 vol. ALN : Brasseur, Patrice (1980-1997) : Atlas linguistique et ethnographique normand. Paris : CNRS, 3 vol. ALO : †Massignon, Geneviève et Brigitte Horiot (1971-1983) : Atlas linguistique et ethnographique de l'Ouest (Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois). Paris : CNRS, 3 vol. Chauveau, Jean-Paul et Thomas Lavoie (1996) : « Rapports lexicaux entre l'est québécois et l'ouest du domaine d'oïl ». In: Français du Canada - Français de France. Actes du quatrième Colloque international de Chicoutimi, Québec, du 21 au 24 septembre 1994, publiés par Thomas Lavoie. Tübingen : Niemeyer (Canadiana romanica 12), 47-60. Colpron, Gilles (1970, 1977) : Les anglicismes au Québec. Montréal : Beauchemin. — (1982) : Dictionnaire des anglicismes. Montréal : Beauchemin. Dauzat, Albert (1939) : « Un nouvel Atlas linguistique de la France ». Le Français moderne, n° 2, 97-101. Dulong, Gaston (1999) : Dictionnaires des canadianismes. Sillery (Québec) : Les éditions du septentrion (1ère édition, Larousse, 1989). FEW : Wartburg, Walter von (1922-2002) : Französisches etymologisches Wörterbuch. Eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes. Leipzig – Bonn – Bâle : Schroeder – Klopp – Teubner – Helbing & Lichtenhahn – Zbinden, 25 vol. Gardette, Pierre (1951) : « L'Atlas linguistique et ethnographique du Lyonnais ». Le Français moderne, n° 1, 13-19. Repris dans Etudes de géographie linguistique, Strasbourg, 1983, 217-233. Godefroy, Frédéric (1961) : Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle. Paris (1880). Reprinted by Scientific Periodicals Establishment, Vaduz, Liechtenstein, Kraus Reprint Corporation, New York, 17, N. Y., 10 vol. Halford, Peter W. (2003) : « De Bayeux au Détroit : le châssis à Marly et autres curiosités lexicales ». In : A l'ouest d'oïl, des mots et des choses. Actes du 7e colloque international de dialectologie et de littérature du domaine d'oïl occidental (MRSH, Caen, 18-20 mars 1999), publiés sous la direction de Catherine Bougy, Stéphane Laîné et Pierre Boissel. Caen : Presses universitaires de Caen, 113-131. Horiot, Brigitte (2003) : « Les objets de la maison : étude géolinguistique des cartes de l'Atlas linguistique et ethnographique de l'Ouest ». In : A l'ouest d'oïl, des mots et des choses. Actes du 7e colloque international de dialectologie et de littérature du domaine d'oïl occidental ( MRSH, Caen, 18-20 mars 1999), publiés sous la direction de Catherine Bougy, Stéphane Laîné et Pierre Boissel. Caen : Presses universitaires de Caen, 71-82. Michea, René (1953) : « Mots fréquents et mots disponibles : un aspect nouveau de la statistique du langage ». Langues modernes, vol. 47, n° 4, 338-344. Robinson et Smith (1973) : Manuel pratique du français canadien. Toronto : MacMillan of Canada. Rodriguez, Liliane (1984) : Mots d'hier, mots d'aujourd'hui. Saint-Boniface (Manitoba, Canada) : Editions des Plaines. — (2000) : « Evolution de la néologie française au Manitoba : le rôle de trois normes en contexte minoritaire ». In : Français du Canada - Français de France. Actes du cinquième Colloque international de Bellême du 5 juin au 7 juin 1997, publiés par Marie-Rose Simoni-Aurembou. Tübingen : Niemeyer (Canadiana romanica 13), 241-254. — (2003) : « Le rôle du Godefroy dans la description du français du Canada : identification de formes lexicales et de traits morphologiques de moyen-français dans un corpus franco-manitobain de la fin du XXe siècle ». In : Frédéric Godefroy, Actes du Xe colloque international sur le moyen français, réunis par Frédéric Duval. Paris : École des Chartes, 345-358. — (2006) : La langue française au Manitoba (Canada). Histoire et évolution lexicométrique. Tübingen: Niemeyer (Canadiana Romanica 21). Simoni-Aurembou, Marie-Rose (1991) : « Régionalismes du français d'Ile-de-France et régions limitrophes entre Seine et Loire ». In : Etudes de linguistique française à la mémoire d’Alain Lerond, Lynx, numéro hors série, 33-58.

CHIARA BIGNAMINI-VERHOEVEN Université Lyon III

Analyse linguistique et stylistique des franco-canadianismes dans La Montagne secrète de Gabrielle Roy

1.

Introduction

Cet article expose de façon approfondie les résultats des recherches linguistiques et stylistiques sur les franco-canadianismes de La Montagne secrète1 de Gabrielle Roy qui ont constitué mon mémoire de DEA et dont les aspects méthodologiques et linguistiques avaient déjà été brièvement présentés lors du 8e Colloque de dialectologie et littérature du domaine d’oïl occidental à Avignon (Bignamini 2004). Cette étude se situe dans la prolongation de celle de Liliane Rodriguez (1996) sur les franco-canadianismes dans La Petite Poule d’Eau (1950) et Rue Dechambault (1956), mais se propose de découvrir aussi leurs fonctions autres que la caractérisation des voix des personnages et du narrateur. Gabrielle Roy éveille l’intérêt du chercheur par la complexité de son identité d’écrivain au carrefour des langues (le français et l’anglais qu’elle apprend à l’école) et des variantes du français : le québécois de ses parents, le franco-manitobain de la ville où elle grandit, un soupçon d’acadien chez ses grands-parents maternels. En effet, ces derniers, qu’elle évoque maintes fois dans ses œuvres, bien que provenant de Saint-Alphonse de Rodriguez (dans le comté de Joliette au Québec), étaient de souche acadienne, descendants d’une famille de Port-Royal déportée au Connecticut lors du Grand Dérangement. Eternelle exilée, descendante d’une race de voyageurs, bilingue par nécessité, maîtresse d’école dans les classes de langue anglaise et, dans sa jeunesse, auteur de nouvelles aussi bien en français qu’en anglais, Gabrielle Roy finit par s’installer au Québec et choisir le français comme langue littéraire. Cependant, son identité ne cesse d’interroger ses contemporains qui l’ont tour à tour définie « une Québécoise du Manitoba », « une Manitobaine qui parle français », « une Canadiennefrançaise du Manitoba » et « une Manitobaine qui habite au Québec » (Beckett 1996 : 171). D’ailleurs, Gabrielle Roy elle-même en témoigne dans son autobiographie : N’empêche que je sens quelquefois à travers l’estime dont on m’entoure – surtout à cause de Bonheur d’occasion – comme un regret que l’auteur aimé d’un bon nombre ne soit pas né au Québec. Et peut-être aussi parfois comme un obscur ressentiment ou grief – comment l’appeler autrement ? – chez certains du moins que, solidaire comme je le suis du Québec, ce ne soit pas à l’exclusion du reste du pays canadien où nous avons, comme peuple, souffert, erré, mais aussi un peu partout laissé notre marque. (La Détresse et l’enchantement : 141)

Le but de cette étude était d’une part de découvrir quels franco-canadianismes sont utilisés par Gabrielle Roy, afin d’essayer de définir de quelle région ils proviennent et quelle variété 1

Tout renvoi aux pages de La Montagne secrète (MS) fait référence à l’édition Boréal de 1994.

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du français canadien a plus d’influence sur son écriture. D’autre part, dans une optique de collaboration entre disciplines différentes, où l’analyse littéraire se nourrit des données linguistiques, après une approche lexicologique et géolinguistique, les franco-canadianismes royens ont été analysés en tant que ressources stylistiques et expressives du roman. L’intérêt de La Montagne secrète, cinquième roman de Gabrielle Roy, paru en 1961 au début de la Révolution tranquille, réside en effet dans l’association du thème principal, la quête de l’œuvre parfaite et la vocation de l’artiste, avec la présence de nombreux francocanadianismes qui ancrent ce thème universel à un contexte très précis. Notre travail vise donc à offrir un éclairage à la fois linguistique et littéraire sur cette œuvre qui, tout en proposant au lecteur une recherche identitaire très personnelle, celle du peintre Pierre, double fictif de l’écrivain, suggère par sa langue tout comme par sa trame que la recherche de son identité peut être à la fois l’occasion d’une rencontre fructueuse avec l’Autre et d’une plus profonde découverte de soi. Le chemin proposé par Gabrielle Roy, implicitement opposé à celui de la Révolution tranquille, lui coûta beaucoup d’incompréhensions de la part des intellectuels québécois des années soixante, mais pourrait représenter une approche encore valable face aux défis de notre époque.

2.

Mots « étrangers » au corpus : francismes, anglicismes, amérindianismes

Il a d’abord été nécessaire d’identifier les franco-canadianismes du corpus par une lecture attentive et la consultation de nombreux ouvrages de référence, dictionnaires et glossaires pour les diverses variantes du français auxquelles Gabrielle Roy a été exposée : le francomanitobain, le québécois, l’acadien, mais aussi le français de France. De cette façon, presque 70 termes régionaux ont été repérés dans le roman. Aux nombreux ouvrages consultés en 2002 pour le mémoire de DEA (Bignamini 2004 : 192-193), il faut ajouter le Dictionnaire québécois-français. Pour mieux se comprendre entre francophones (1999) de Lionel Meney, et l’aide précieuse de Liliane Rodriguez, consultée plusieurs fois par courriel pour établir si un mot appartenait au lexique franco-manitobain tout en ne figurant ni dans Mots d’hier, mots d’aujourd’hui (Rodriguez 1984), ni dans le glossaire d’Antoine Gaborieau (1985). Au cours de ce travail, d’autres mots ont également attiré notre attention car ils étaient employés dans des situations comparables à celles des franco-canadianismes et avec des fonctions semblables, même s’ils appartenaient exclusivement au français parlé en France ou constituaient des emprunts à d’autres langues européennes ou amérindiennes.

2.1.

Les francismes

Il faut considérer qu’après le succès de son premier roman, Bonheur d’occasion (1945) et du moins jusqu’à La Montagne secrète comprise, Gabrielle Roy écrivait en sachant que ses livres allaient paraître non seulement au Québec mais aussi en France et, en traduction, dans le reste du Canada et aux Etats-Unis. Pour cette raison ont été également recensés les rares francismes du roman, car ils font un clin d’œil au lecteur français et donnent en même temps au lecteur canadien la même sensation de dépaysement que les franco-canadianismes aux

Analyse linguistique et stylistique des franco-canadianismes dans La Montagne secrète de G. Roy 107

Français. Ils se concentrent naturellement dans la dernière partie du roman, où le protagoniste quitte le Canada pour étudier la peinture à Paris. Le premier francisme, le verbe se frapper, au sens de “s’inquiéter plus que de raison, avoir mauvais moral”, est employé dans le roman par Stanislas, l’étudiant parisien des Beaux-Arts. D’abord lorsqu’il tente de rassurer Pierre sur ses capacités de peintre. Ce dernier, après avoir toujours vécu dans le Grand Nord, a été envoyé à Paris par un missionnaire breton qui admire ses tableaux, afin qu’il puisse s’y perfectionner. Mais, une fois arrivé dans la grande ville, le peintre canadien est saisi par le découragement devant les œuvres des grands maîtres, de sorte que son ami Stanislas doit s’efforcer de le réconforter : — Ne te frappe pas, disait-il. Tu as vu d’un coup tous les vieux du Louvre. […] Ne te frappe pas, dit-il. […] à supposer qu'aujourd'hui on soit en route pour leur demander conseil, je te parie qu'on les découvrirait les plus accueillants des hommes. (MS : 132)

Plus tard, Stanislas emploie la même expression en présentant Pierre à Augustin Meyrand : — Ne vous frappez pas du type que je vous amène. Non, ce n’est pas un Mongol. Ne vous frappez pas, maître. (MS : 133)

Toujours dans la partie finale du roman, dans la description donnée par le narrateur omniscient de la chambre sous les combles où Pierre habite à Paris, apparaît également le mot tabatière au sens de “vitre d’une lucarne à charnière” : — Une tanière, dit Stanislas. Il n’y a même pas de fenêtre. C’est vrai ; par une petite tabatière venait un peu de clarté, si lointaine, si douteuse, qu’on eût pu croire à la dernière lueur du crépuscule. (MS : 151)

Il est plus risqué ici d’affirmer avec certitude qu’il s’agit d’un francisme, car il y a très peu d’indications qui permettent d’affirmer quand l’usage du mot pour désigner ce type de fenêtre a été importé de la France au Québec. On peut supposer que ce soit tardivement, puisque le mot ne figure pas dans les glossaires anciens et que la seule référence dans l’ALEC est à la question 2075x « blague à tabac ». Seul Boulanger (1992), sous tabac, mentionne : Tabatière n.f. 1. petite boîte pour le tabac à priser. 2. Lucarne à charnière. Châssis à tabatière.

Cela fait supposer un usage répandu au Québec aussi, confirmé tacitement par l’absence de l’entrée tabatière chez Meney. C’est sûrement une introduction tardive, probablement sous forme de simple déterminant de fenêtre ou lucarne, comme dans l’exemple cité par Boulanger, et non comme forme elliptique comme dans La Montagne secrète. Selon le FEW (20 : 78, tabaco) la première attestation de ce sens du mot est récente : Nfr. […] fenêtre, lucarne à tabatière “se dit d’une vitre s’ouvrant à charnière” (seit 1872), en tabatière (1872), tabatière “vitre d’une lucarne s’ouvrant à charnière”. (DG ; Ac 1935)

La date retenue par le FEW coïncide probablement avec la parution du Dictionnaire de la langue française de Littré (1872), qui explique : « 4° Lucarne en tabatière, lucarne ayant la même inclinaison que le toit ». Ce sens apparaissait dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1878, mais ce n’est que lors de l’édition de 1932-1935 que l’on ajoute : « Elliptiquement, Une tabatière. ». Selon le Dictionnaire historique de la langue française

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Chiara Bignamini-Verhoeven

d’Alain Rey, la première attestation est plus ancienne : « Tabatière désigne une lucarne de comble (1859 ; fenêtre en tabatière, 1836) », mais la source n’est pas précisée. Le TLF permet de résoudre le problème de la première attestation en France, tout en laissant ouverte la question de l’usage au Québec, puisque il note sous l’entrée tabatière : B. — Loc. adj. 1. À tabatière […] b) Châssis, fenêtre à tabatière. Châssis, fenêtre ayant la même inclinaison que le toit où on l’a placé(e) et dont le battant pivote autour d’une charnière horizontale fixée à sa partie haute. Un faux grenier élevé de six pieds et couvert de zinc, avec un châssis à tabatière pour fenêtre (BALZAC, Cous. Pons, 1847, p. 312) […] — [P. ell. du déterminé] Couché sur son grabat, suçant sa pipe éteinte et ne pensant à rien, c’est la même étoile que le père Pâqueux regarde par la tabatière percée entre les chevrons (MARTIN DU G., Vieille Fr., 1933, p. 1096). […] 2. En tabatière. Synon. vieilli (supra B 1 b). Une mansarde où le jour n’arrivait que par une croisée en tabatière (PONSON DU TERR., Rocambole, t. 3, 1859, p. 304). […] Étymol. et Hist. […] 2. archit. a) 1836 fenêtre en tabatière (KOCK, Zizine, p. 51) ; 1843 châssis à tabatière (BALZAC, Illus. Perdues, p. 627) ; 1853 fenêtre à tabatière (DU CAMP, Mém. Suic., p. 84).

La forme tabatière avec ellipse du déterminé, qu’on retrouve dans le roman, commence à s’imposer dans les années trente, à l’époque où Gabrielle Roy elle-même se rendait à Paris pour ses études de théâtre, ce qui pourrait faire penser qu’elle l’ait entendu comme son personnage sous les toits de la Ville Lumière et qu’il l’ait ensuite rapporté au Québec, où elle s’en est servie pour ajouter une touche personnelle au dépaysement parisien de Pierre.

2.2.

Les anglicismes et autres emprunts aux langues européennes

Les anglicismes apparaissent dans la partie canadienne du roman ou en référence à cette période de la vie de Pierre. S’ils sont perçus comme non intégrés, l’auteur les signale à l’attention du lecteur par l’usage de l’italique, tels rush (MS : 15) “ruée vers l’or”. Le statut de rucksack (MS : 145), également en italique dans le roman, est bien plus difficile à cerner car il s’agit d’un emprunt d’origine germanique au parcours complexe aussi bien en anglais qu’en français. Les anglicismes qui à l’époque du roman paraissaient en voie d’intégration sont en revanche présentés entre guillemets, comme pack (MS : 114) “sac de voyage”. Enfin, nurse (MS : 54) “nourrice” est parfaitement intégré dans la langue française depuis plus d’un siècle et n’est signalé par aucun marquage typographique. Dans les premières pages du roman, le vieux chercheur d’or Gédéon se présente à Pierre comme l’un « des revenants du Klondike, de retour du grand rush » (MS : 15) de 1898. Rush, encore absent du corpus de l’ALEC est ensuite entré dans la lexicographie québécoise et manitobaine. Il est recensé par Léandre Bergeron (1980) au sens de “précipitation” (avec ses trois dérivés : rushant “ce qui bouscule, dérange, excite”, rushé “pressé” et le verbe rusher “se presser”). Il apparaît au sens de “ruée, affluence” chez Gaborieau (1985) ainsi que chez Dulong (1999), qui le considère « à proscrire ». Meney (1999) attribue en revanche l’usage de rush “brusque afflux de personnes” au seul français standard. Le mot est donc accueilli dans les dictionnaires québécois et franco-manitobains plus de vingt ans après la publication de La Montagne secrète, où Gabrielle Roy utilise rush au sens de “ruée, brusque afflux de personnes” comme en anglais et en français standard (où il a été attesté pour la première fois en 1872, probablement à la suite de la célèbre ruée vers l’or de Californie en 1848).

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Un deuxième mot en italique est rucksack (MS : 145) “sac à dos”, absent de tous les dictionnaires consultés, mais utilisé deux fois dans le roman. Il s’agit donc certainement d’un emprunt occasionnel, mais que Gabrielle Roy veut faire remarquer au lecteur : Il courut à son logis, en un tournemain il eut fait ses préparatifs. Dans le grand rucksack s’entassèrent les objets familiers aux campements. Rien que de les toucher : la petite casserole, le gobelet de fer-blanc, le réchaud, une lampe de poche, Pierre était déjà en route, un homme libre, un homme allié à l’univers. (MS : 145) Quand ce fut assez campagne, il quitta la compagnie. Il continua à pied, sur la route quelque temps, puis enfin, son rucksack à dos, à travers le pays. (MS : 146)

Dans les deux cas, il est possible d’interpréter le contexte comme une narration en focalisation interne. Après des longs mois d’études à Paris, Pierre est enfin libre de parcourir la campagne française et de se reposer dans la nature. Le narrateur exprime le soulagement du protagoniste par l’emploi de mots qui lui sont familiers et qui renvoient à sa vie au Canada. En effet, Pierre a longtemps voyagé dans le Grand Nord et vécu dans des régions où le français n’est pas la première langue d’usage, c’est pourquoi un germanisme en italique tel rucksack peut jouer le même rôle dépaysant et évocateur de nostalgie qu’un francocanadianisme et indiquer que le peintre est transporté par les souvenirs lorsqu’il retrouve, ne fût-ce que quelques semaines, la liberté de ses longues années d’errance. Le chemin du mot rucksack de l’Europe à l’Amérique est très complexe : il s’agit d’un dialectalisme suisse alémanique attesté depuis 1551 (Kluge 1975), ce qui explique Ruck- au lieu de Rück- “dos”, caractéristique des dialectes de l’allemand supérieur, mais rentré dans la langue générale bien plus tard, au XIXe siècle, avec la diffusion de l’escalade et des promenades en montagne. C’est grâce à ce sport que le mot se diffuse de l’allemand dans les autres langues européennes : on retrouve en néerlandais rugzak, en anglais et en français rucksack, en suédois ryggsäck et en norvégien ryggsekk (Kluge 2002), mais l’époque des premières attestations n’est pas la même, au point qu’une édition de presque trente ans plus vieille du même dictionnaire (Kluge 1975) évoque seulement une diffusion récente de l’emprunt en anglais. Dans cette langue la première attestation du mot, un emprunt direct au dialectes germaniques alpins, remonte à 1866 (Weekley 1967, OED) ; rucksack est aussi attesté en Amérique du Nord, où il est concurrencé par l’américanisme backpack (CAL). En français, l’emprunt est plus tardif (rücksack en 1896 dans l’Annuaire du Club alpin français Année 1895, rucksack en 1899 dans l’édition de 1898 du même Annuaire, cf. TLF) et moins stablement intégré dans la langue standard qu’en anglais. C’est un mot « vieux […] à la mode entre 1930 et 1960 environ » selon le Petit Robert (1985, cité par Rézeau), « rare » et appartenant au vocabulaire de l’alpinisme selon le TLF, quoique « usuel dans le français d’Alsace et de Moselle (mais peut-être vieillissant, malgré l’unanimité des résultats d’enquêtes » (Rézeau). Dans ces régions le mot désigne encore ce « sac de toile à bretelles réglables, comprenant souvent une armature, qu’on porte sur le dos » (Rézeau) tandis qu’ailleurs en France on l’appelle sac à dos. S’agit-il chez Gabrielle Roy d’un emprunt occasionnel du mot anglais, qu’elle connaissait depuis son enfance en milieu majoritairement anglophone au Manitoba, d’un mot à la mode en France lors de ses séjours parisiens à la fin des années trente et quarante, d’un régionalisme d’Alsace et Moselle ou d’un emprunt direct à l’allemand de Suisse ? Il n’est pas possible de trancher sur la base du contexte du roman : un emprunt direct à l’allemand ou un régionalisme semblent les hypothèses les moins probables et le traitement typographique du

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mot (en italique) suggère une conscience claire chez l’écrivain de l’origine étrangère du mot. Cependant, rien ne permet d’affirmer que ce germanisme est arrivé jusqu’à Gabrielle Roy par le biais de l’anglais ou par le français. En revanche, pack est assurément un anglicisme. Le mot apparaît dans le contexte du voyage décisif de Pierre, qui s’embarque pour se rendre à Paris sans savoir véritablement ce qu’il y découvrira, comme l’avait fait Gabrielle Roy en 1938, lorsqu’elle avait quitté son pays, sa mère et son travail pour poursuivre celle qu’elle croyait être sa vocation, le théâtre, et découvrir qu’en réalité elle était appelée à écrire. Cependant des noms, pour lui hier encore inconnus, l’attiraient. Comme naguère par des montagnes et des fleuves, aujourd’hui, par des noms : Titien, le Greco, Renoir, Gauguin, il se sentait appelé. […] En un élan brûlant d’amitié envers ces noms, il était allé un jour prendre son billet. Son « pack » avait été préparé à peu près comme pour les portages. (MS : 114)

Cette fois Pierre part vers l’inconnu, mais il fait sa valise de la même façon que pour un voyage en canoë. Le mot pack devait être perçu de façon différente par rapport aux deux anglicismes déjà cités, puisque l’auteur le présente avec une disposition typographique autre que l’italique. Il est fort probable que ce terme ait été en voie d’intégration à l’époque de l’écriture du roman, même si le processus n’a pas abouti ; peut-être a-t-il fait les frais du purisme qui a suivi la Révolution tranquille. Pack apparaît effectivement au sens de “sac de voyage” dans les réponses à la question 146b « sac de voyage » de l’ALEC, en quatre points d’enquête limitrophes, dans la région au sud du Saint-Laurent : trois, le 114 (Saint-Pierre-deBroughton), le 119 (Saint-Joseph) et le 120 (Saint-Georges) dans la Beauce, et un, le 122 (Saint-Damien), dans la région de Bellechasse. Il s’agit d’une attestation importante car nous savons que les enquêtes pour préparer l’ALEC ont eu lieu entre 1969 et 1973, quelque dix ans seulement après la publication de La Montagne secrète : à cette époque le mot était encore sporadiquement employé mais dans une partie très limitée du Québec. Plus tard, il doit avoir complètement disparu au sens dans lequel Gabrielle Roy l’emploie, puisque aucun dictionnaire récent ne le recense, si ce n’est pour Meney (1999) qui cite uniquement l’expression pack de (bières). En France, le mot n’apparaît ni dans le Grand Robert ni dans le TLF, les deux ouvrages que nous avons utilisés comme référence pour la norme française. Dans le contexte du passage, le mot évoque (de la même façon que rucksack) la vie dure mais fascinante des campements du Grand Nord, que le protagoniste du roman est sur le point de quitter, mais qu’il emporte dans ses souvenirs comme un humus fertile qui nourrira sa production ultérieure. Enfin, le mot nurse “nourrice” est un anglicisme doublement intéressant dans le contexte du roman : Ils emmenaient une marmotte apprivoisée, petite bête devenue douce et confiante et pour qui Steve avait des soins de nurse. (MS : 54)

Il ne s’agit pas seulement d’un anglicisme intégré attesté en français depuis 1855. Le mot est attesté en anglais depuis 1387 (c’est un emprunt du français nourrice), où il désigne une femme s'occupant de jeunes enfants sans forcément les allaiter (TLF). C’est aussi un exemple où Gabrielle Roy emploie selon son sens français un mot formellement commun à la France et au Canada (nurse), mais ayant deux significations différentes de part et d’autre de l’Atlantique. En effet, il désigne en France une “nourrice” (TLF : « vieux ») et plus tard une “bonne d’enfants, gouvernante”, au Canada (depuis 1895) une “garde-malade, infirmière”.

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2.3.

Les emprunts aux langues amérindiennes

Les amérindianismes du roman ont été pour la plupart adoptés par le français standard, puisqu’ils désignent des réalités caractéristiques du Canada, mais connues en France aussi. Pékan (MS : 34) “martre du Canada” et caribou (MS : 78) “renne d’Amérique” sont rentrés très tôt dans la langue française à cause de la traite des fourrures entre les colonies d’outre Atlantique et la France. Le premier est un emprunt à l’abénaquis qui est déjà cité par le père Potier (Halford : 226, 116a15) qui l’écrit pecan. Geneviève Massignon, qui n’a pourtant pas rencontré ce mot en Acadie, donne à la question 337 « vison » les premières attestations de ses différentes graphies, peckan en 1703 dans les Voyages dans l’Amérique septentrionale de La Hontan, suivie par peccan, puis pécan, enfin pékan en 1744 dans l’Histoire de la Nouvelle France de Charlevoix. Dans le roman, cet animal n’est évoqué qu’une fois, comme la bête à la peau la plus précieuse parmi les animaux à fourrure, que Pierre chasse pour gagner de quoi continuer à peindre. Le mot caribou est encore plus ancien, puisqu’il a été emprunté à la langue micmac au tout début de l’exploitation de la colonie acadienne. Samuel de Champlain (cf. caribou chez Meney) utilise déjà cet emprunt en 1604-1607, le père Potier le recense dans sa liste (Halford : 221, 115a10). Probablement parce que le mot est rapidement entré dans le lexique en France pour désigner un animal inconnu en Europe, seuls quelques dictionnaires québécois le traitent (Clapin, Rogers, Dulong, Meney) et dans l’ALEC il ne fait pas l’objet d’une question spécifique, alors que d’autres, tels le dictionnaire de Léandre Bergeron et le GPFC, présentent seulement le sens exclusivement canadien de “breuvage fait d’un mélange de vin et de whiskey”, puisque l’autre est désormais commun à la France. La lutte de Pierre avec le vieux caribou (MS : 92-95), au pied de la montagne qui devient le point tournant de sa vie d’artiste, représente une terrible épreuve qui marque Pierre à jamais, c’est pourquoi caribou est l’un des rares mots qui reviennent régulièrement jusqu’à la fin du roman. Le troisième mot, pemmican (MS : 62), est un emprunt à la langue cri où il signifie “graisse”, probablement transité par l’anglais (Meney, TLF). Il désigne une préparation de viande de bison (Clapin), puis d’orignal (Dulong) séchée et mise en poudre, mélangée avec de la graisse et des fruits, qui servait de nourriture à certaines tribus amérindiennes ainsi qu’aux coureurs de bois et aux voyageurs, ce qui a permis au mot de rentrer dans le lexique français déjà en 1832. Dans le roman, cette nourriture est consommée pendant les longs mois d’hiver et peut servir d’échange de bons procédés lorsque l’on utilise la cabane d’un inconnu en son absence : avant de partir on laisse « tabac, pemmican ou petit bois coupé pour celui qui viendrait après » (MS : 62). Il faut d’ailleurs remarquer que pemmican est perçu comme tout à fait intégré, puisqu’il est présenté sans italique ni guillemets comme pékan et caribou. Un seul amérindianisme parmi ceux qui figurent dans La Montagne secrète n’a pas gagné droit de cité dans la langue française, ni au Canada ni en France. Il s’agit de hominy, qui désigne une préparation culinaire indienne qui se mange encore de nos jours. Pendant son long séjour à Paris, Pierre souffre de nostalgie et s’efforce de reproduire dans sa petite pièce sous les combles les feux de camp et le type de vie qu’il y menait jadis, c’est pourquoi il prépare « une bouillie de farine de maïs, le hominy des Indiens d’Amérique, nourriture fortifiante à son avis. » (MS : 153). Aucun des dictionnaires habituellement consultés pour cette étude ne présente le terme hominy. Seule la base de données en ligne de l’Office Québécois de la Langue Française, le Grand Dictionnaire Terminologique propose, dans sa partie en langue anglaise, la traduction “semoules de maïs”, une explication et une hypothèse d’étymologie. Hominy, emprunté à une langue algonquine, viendrait selon certains du mot

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auhuminea “maïs séché”, selon d’autres de tackhummin “maïs pilé” : il s’agit en effet d’une préparation où les graines de maïs sont séchées puis pilées. La partie plus tendre est réduite en farine, la plus coriace est récupérée en passant la farine au tamis, puis très grossièrement moulue pour obtenir la base du hominy. Tout comme la polenta italienne était une nourriture de pauvres, le hominy ne devait pas, contrairement à la conviction de Pierre, représenter une nourriture particulièrement riche lorsqu’elle était mangée sans accompagnement. Toutefois, le hominy prend aux yeux du peintre cette connotation valorisante parce qu’il renvoie à sa vie au Canada, aux villages indiens où il a été accueilli en ami, à tout ce monde dont il est en train de découvrir la valeur nourricière pour son inspiration après son départ pour la France. Dans ce contexte de redécouverte de la tradition et de rapprochement au monde canadien par l’éloignement géographique (ce fut d’ailleurs le parcours de Gabrielle Roy, qui découvrit sa vocation d’écrivain lors de son premier séjour en Europe), les amérindianismes jouent le même rôle que les franco-canadianismes.

3.

Classification typologique et analyse géolinguistique du corpus

Les termes franco-canadiens du corpus ont été classés du point de vue typologique, selon leur appartenance à la flore, à la faune, au domaine de l’habillement et de la vie en plein air, ce qui a permis d’abord de remarquer que Gabrielle Roy utilise les franco-canadianismes surtout pour nommer des éléments naturels et moins souvent des objets fabriqués par l’homme. Seule exception, le mot canot, qui revient régulièrement dans le roman parce que c’est le moyen de transport préféré de Pierre, le peintre errant au fil de l’eau. Parallèlement à cette classification, nous avons utilisé l’Atlas Linguistique de l’Est du Canada (ALEC) de Dulong et Bergeron ainsi que les Parlers français d’Acadie de Geneviève Massignon (MASS) pour étudier la distribution des mots du corpus sur le territoire québécois et acadien. Puisque ces deux ouvrages présentaient leurs données sous forme de listes d’occurrences, le logiciel de cartographie MapViewer2 a été utile pour transformer les listes de points d’enquête en cartes géolinguistiques et voir d’un simple coup d’œil si plusieurs termes provenaient de la même région (cf. Bignamini 2004). Faute d’un atlas linguistique du Manitoba, il n’a pas été possible de décrire la distribution des mots du corpus dans cette province avec autant de précision que pour le québécois et l’acadien.

3.1.

Les phytonymes

Le domaine botanique est le plus représenté dans le corpus. En effet, la plupart du temps le protagoniste vit en plein air et se montre très attentif au moindre détail du paysage qui l’entoure. Parmi les termes les plus intéressants dans ce domaine se comptent épinette, savane, brousse, chou-gras et chicot.

2 Logiciel MapViewer 4.02 (2002 ; Golden Software Inc, Golden, CO, USA) et fonds de carte composés à partir des atlas nationaux du Canada et des Etats-Unis, obtenus sur les sites : http ://geogratis.cgdi.gc.ca (Canada), http ://nationalatlas.gov et http ://geography.about.com (Etats-Unis).

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Epinette “épicéa” (MS : 19) est un des mots du corpus qui revient très souvent dans le roman, puisque avec le petit bouleau blanc “bouleau nain ” (MS : 19) et le peuplier-tremble “peuplier faux-tremble” (MS : 19) c’est un des arbres les plus caractéristiques de la région centrale de la forêt boréale ou taïga. En revanche, seuls l’épinette et le bouleau nain résistent aux conditions plus dures de la forêt boréale subarctique. Epinette fait partie des nombreux mots qui indiquent l’appartenance linguistique de Gabrielle Roy à l’aire québécoise et manitobaine, malgré son attachement idéal à la lignée des exilés acadiens qui constitue le mythe fondateur de son identité. Le mot épinette est déjà attesté en 1664 dans L’histoire de la Nouvelle France de Pierre Boucher, alors que le terme du français normatif épicéa n’apparaît qu’un siècle plus tard, dans le Traité des arbres et arbustes qui se cultivent en France en pleine terre de Duhamel du Monceau, en 1755 (voir MASS 152). Si épinette est recensé dans les dictionnaires québécois assez tardivement (Rogers, Boulanger et Dulong), son dérivé épinettière “étendue d’épinettes” est déjà présent dans le GPFC, ce qui nous indique que seul le dérivé était alors perçu comme régional, alors qu’actuellement aussi bien le Grand Robert que le TLF considèrent épinette comme typiquement franco-canadien. En Acadie le mot n’est attesté que dans les régions où Acadiens et Québécois se sont côtoyés depuis le 18e siècle, le Madawaska québécois et étasunien ainsi que les villages acadiens le long du Saint-Laurent (MASS 152 « épicéa »). Dans le reste de la région, il est concurrencé par le plus commun prusse. Dans l’ALEC, le résultat est légèrement différent : malgré une diffusion prédominante au Québec, épinette est désormais attesté aussi dans plusieurs points d’enquête de la zone acadienne. Il est donc nécessaire de constater une non coïncidence pour les régions acadiennes entre les données de Massignon et celles de l’ALEC, pourtant recueillies à 20 ans environ les unes des autres. Il est impressionnant de remarquer comment en moins de trente ans épinette a supplanté son concurrent acadien prusse dans toute la Gaspésie, la Baie des Chaleurs et l’Ile du Prince-Edouard. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’un cas isolé parmi les mots de notre corpus. Nous avons souvent constaté l’expansion des termes typiquement québécois vers les régions acadiennes en comparant l’ALEC avec les résultats des enquêtes de Massignon, où ces mot étaient absents ou attestés seulement dans quelques points d’enquête, typiquement les points 1 (Madawaska dans le Maine), 2 (SainteAnne dans le Madawaska), 17 (Saint-Gervais dans le comté de Bellechasse) et 18 (SainteMarie Salomé dans le comté de Montcalm). Pour savane, la consultation de l’ALEC a mis en évidence la distribution sur le territoire des différents sens du mot et permis de localiser où il est réellement employé de la même façon que dans La Montagne secrète. En effet, dans son roman Gabrielle Roy emploie souvent ce terme pour indiquer la forêt boréale subarctique que Pierre traverse plusieurs fois : Il revit l’affreuse savane du nord du Manitoba, à travers laquelle pendant des jours et des jours il avait forcé son chemin, sans autre soutien que celui de baies amères ou de racines, sans même le réconfort de reconnaître en cette désolante forêt la moindre trace du passage des hommes. (MS : 76)

Le terme est repris plus loin par le syntagme « forêt touffue » (MS : 76) et revient comme synonyme de taïga (MS : 109). Savane désigne plus précisément la partie nord de la forêt boréale ou taïga qui borde la toundra, constituée d’une forêt d’épicéas rabougris et de quelques bouleaux à papier, au fond souvent humide couvert de mousses et lichens. Il est intéressant de remarquer que savane est déjà attesté par le père Potier (Halford : 23, 114a41 et 297-298) avec un sens probablement proche de celui du roman, puisqu’il note que les

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« perdrix de Savannes […] ont Le gout de Sapinette », c’est-à-dire que la chair de cet oiseau, à force de vivre dans une forêt d’épicéas, en prend la saveur. Littré (1872) explique comment ce sens pourrait s’être développé : 1° Nom, dans les Antilles, la Guyane et ailleurs, des prairies et de toutes les plaines qui produisent de l’herbe pour la nourriture des bestiaux ; c’est ce dernier sens qu’on lui donne d’ordinaire dans le langage général. Savane, prairie, campagne, Dict. de Pelleprat, Paris, 1655. Savanes noyées, celles qui sont sur le bord de la mer. Derrière ce rideau sont des savanes noyées par les eaux pluviales qui n’ont point d’écoulement ; et ces savanes se prolongent toujours latéralement au rivage, dans une profondeur plus ou moins considérable, selon l’éloignement ou le rapprochement des montagnes, RAYNAL, Hist. phil. XII, 21. 2° Au Canada, nom de forêts d’arbres résineux, dont le fond est humide et couvert de mousse. Tous ces sauvages, quoique de cinq ou six nations différentes, sont connus, dans les relations françaises, sous le nom de Savanois, parce que le pays qu’ils habitent est bas, marécageux, mal boisé, et qu’au Canada on appelle savanes ces terrains mouillés qui ne sont bons à rien, CHARLEVOIX, Hist. de la Nouv. Fr. t. III, p. 181.

Dans l’ALEC sont recensés des sens québécois très variés, dont trois sont les principaux3 : “bois au fond marécageux”, “clairière” et “terrain sauvage où poussent les bleuets”. Chez Massignon le mot apparaît seulement à la question 1 « terrain humide » (dans trois points d’enquête seulement : 12, 24 et 25), ce qui témoigne encore une fois du décalage des données entre Massignon et l’ALEC, puisque dans ce dernier on trouve cette fois aussi plusieurs attestations du sens “bois au fond marécageux” dans les régions acadiennes. Bien que Dionne dans son dictionnaire glose l’adjectif savaneux par « marécageux », et que Meney dans le sien décrive la savane comme un « terrain bas, marécageux, qui se caractérise par des mousses abondantes et des arbres rares », tout le contraire de l’immense forêt dont parle Gabrielle Roy, nombreux sont les points d’enquête de l’ALEC où le terme savane est associé au bois. Nous pouvons supposer toutefois que ce sens de “forêt” reflète plutôt l’usage commun au Manitoba, où d’ailleurs se situe la savane décrite dans le roman. Un autre terme intéressant est brousse, parce qu’en québécois ce mot signifie habituellement “broussailles”, comme l’attestent le GPFC (qui rappelle que ce dialectalisme est courant dans le Bas-Maine, la Franche-Comté, la Normandie et le Poitou), Bergeron, Rogers et, de façon très sporadique, l’ALEC4 (aux points 1 et 136). Il n’est pas dans l’enquête de Geneviève Massignon, ce qui fait supposer que l’usage n’est pas connu dans la région de l’Acadie. En revanche, il est d’usage fréquent dans le Grand Nord, selon le dictionnaire de Meney. Ce dernier en effet ne se limite pas à recenser le sens québécois plus habituel de « broussailles ; terrain couvert de broussailles », mais explique aussi : 2° dans les syntagmes : – avion de brousse [petit avion fait pour décoller et atterrir sur de courtes pistes, qui assure le transport dans le Grand Nord canadien] […] – pilote de brousse : pilote du Grand Nord ; […] – transport de brousse [transport aérien dans le Grand Nord canadien] [infl. de l’angl. can. « bush », qui désigne la grande forêt subarctique canadienne[.]

L’usage décrit par Meney correspond à celui du roman, car par deux fois revient le syntagme « les hommes de la brousse » (MS : 12 et 27) pour indiquer des hommes rompus à la fatigue et aux difficiles conditions de vie du Grand-Nord, alors qu’à d’autres endroits se trouve le 3 ALEC 674a « terrain creux », ALEC 687 « nom des différentes parties d'une terre », ALEC 696b « savane », 708s « étendue de forêt rasée par le feu », ALEC 1256 « clairière naturelle », 1654a « terrain où pousse l’airelle à feuilles étroites (ou bleuet) : terrain sauvage ». 4 ALEC 687 « nom des différentes parties d’une terre », 1023 « couper les arbustes le long des fossés et des clôtures ».

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terme broussailles pour “herbes et petits arbustes” : « Le sol, de plus en plus rocheux, se libéra des broussailles. » (MS : 24) Un terme du corpus moyennement ou peu attesté sur le territoire est le plus souvent localisé dans l’Ouest du Québec : chou-gras « chénopode blanc » est certainement le mot le plus représentatif de cette tendance (cf. ALEC 941 « chénopode blanc »). Cette mauvaise herbe pourtant comestible a reçu dans l’histoire de la langue française, et spécialement dans l’Ouest de la France, au moins une trentaine de dénominations différentes (Chauveau 1995). Trois (arroche, grasse geline, senille) couvrent des aires importantes, d’autre noms sont attestés en revanche sur des aires très limitées. La dénomination chou gras, enfin, est attestée dans un seul point d’enquête en France (ALBRAM 194 « chénopode » au point 112). Au Canada, la forme plus tardive chou gras s’est imposée dans l’Ouest du Québec, alors que dans l’Est, l’aire plus archaïsante et conservatrice, domine poulette grasse (avec la variante plus rare poule grasse), un dérivé de grasse geline. Le mot chicot, employé dans le roman au sens d’“arbre malingre”, est aussi intéressant à plus d’un titre. Chicot (MS : 155) désigne selon le Grand Robert le « reste d’une branche, d’un tronc brisé ou cassé » ; au Québec il est attesté avec la même signification chez le père Potier (114a17). Selon l’ALEC, chicot est employé au Québec et non en Acadie, avec une légère prépondérance des régions de l’Ouest québécois et de l’Abitibi, où il présente plusieurs acceptions différentes : tout d’abord il désigne un “(tronc d’arbre) fendu par la gelée” (ALEC 1264x) ou bien un “arbre sec” (ALEC 1269x « (arbre) creux »), mais également des êtres humains (ALEC 2176b « un homme grand et maigre » et 2177a « (enfant) maigre, chétif »). Dans La Montagne secrète le mot chicot couvre toutes ces possibilités de sens : il désigne parfois un arbre sec, cassé ou malingre, parfois suggère l’image d’un homme grand et maigre, ce qui permet à la fin du roman l’identification entre le protagoniste et les arbres tordus de ses tableaux. Le passage de la simple comparaison à la métaphore et au symbole est facilité par l’expression québécoise maigre comme un chicot, attestée à la question 2176a « (être) grand et maigre » de l’ALEC ainsi que par le dictionnaire de Boulanger.

3.2.

Les zoonymes

Il y a un grand nombre de zoonymes dans La Montagne secrète, puisqu’une grande partie du roman est située dans des régions isolées du Grand Nord et qu’elle décrit avec maints détails deux hivers où Pierre part à la chasse pour gagner de quoi continuer à peindre. La plupart de ces termes sont communs à la France et au Canada, d’autres en revanche renvoient à des animaux uniquement canadiens, pour lesquels les premiers explorateurs ont le plus souvent adopté le mot amérindien qui les désignait. Deux de ces mots figurent dans le roman : caribou (MS : 78) et pékan (MS : 34), que nous avons examiné au paragraphe des amérindianismes. Il existe cependant d’autres zoonymes régionaux dans le roman, dont gopher, esquimau et siffleux. Le premier, gopher “spermophile de Richardson” (MS : 14), désigne dans le français de l’Ouest canadien un petit mammifère fouisseur très commun dans les Prairies. Le mot a toute l’apparence d’un anglicisme (c’est ainsi qu’il est classé par Gaborieau et Bergeron) ; néanmoins, l’anglais canadien gopher ne fait que rapatrier après un long détour un mot français d’origine francique qui était parti outre Manche avec les anglo-normands, gaufre, désignant alors un rayon de miel. Ce petit et gracieux mammifère des Prairies, qui constitue pourtant l’un des plus graves fléaux agricoles de l’Ouest canadien, a reçu ainsi son nom par

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allusion à la disposition de son terrier, aussi ramifié qu’un rayon de miel (Banfield : 106). Le terme gopher n’est attesté ni dans l’ALEC ni dans l’enquête de Massignon, puisqu’il s’agit d’un animal qui vit dans les Prairies. Seul Rogers cite gôfeur dans son dictionnaire comme synonyme de marmotte ; cependant, la phrase de La Forêt (1935 : 161) de Georges Bugnet citée par Rogers : « Écureuils, gôfeurs, hermines, marmottes, trottinaient sur les abattis », nous porte plutôt à croire que gôfeur désigne toujours le spermophile de Richardson, puisque le roman de Bugnet se situe en Alberta, où les gophers sont un fléau, et que dans la phrase citée marmottes et gôfeurs sont distincts. Le seul dictionnaire du français qui présente une entrée pour gopher est le TLF, qui fait remonter sa première attestation à Chateaubriand. Esquimau (MS : 39) désigne une race de chien de traîneau à fourrure beige et noire et aux yeux bleus, utilisée dans le Grand Nord par les autochtones et par les trappeurs (ALEC 648 « races de chien ») ; en français de France c’est plutôt l’anglicisme husky qui est courant. Ces chiens dérivent leur nom de l’ancienne dénomination des habitants des terres arctiques en Amérique du Nord qui s’en servaient comme moyen de locomotion pour les traîneaux. La première attestation de ce terme en français (pour nommer les habitants de l’Arctique, non leurs chiens) date de 1691 : c’est la dénomination qui leur était attribuée par leurs ennemis, qui signifie “mangeurs de viande crue” et serait un emprunt à une langue algonquienne, l’abénaquis ou l’ojibwa. Bientôt le nom qui indiquait les hommes a commencé à désigner aussi la race de chiens qui les accompagnait habituellement. Dans son roman, Gabrielle Roy appelle encore les autochtones du Grand Nord Esquimaux (MS : 70). Cependant, puisqu’ils se définissent Inuit « les hommes », depuis quelques années seul ce nom est accepté au Canada pour les désigner, ce qui n’affecte en rien la dénomination des chiens de traîneau. Il faut d’ailleurs remarquer que ce terme, absent au sens de “chien de traîneau” de tous les dictionnaires consultés, est très peu attesté dans l’ALEC et presque seulement dans les régions peu densément habitées : la Côte-Nord, le Lac Saint-Jean, l’Abitibi et les Laurentides. Siffleux (MS : 18) est un doublet du français standard marmotte (MS : 54). Il s’agit d’une formation originale régionale, inspirée de l’habitude des marmottes de siffler pour signaler tout danger à leurs congénères, répandue dans tout le Canada français, Acadie comprise (cf. ALEC 1589 « marmotte », MASS 382 « marmotte »), et attestée depuis la Relation sur la Nouvelle France de Le Jeune (1635) avec la graphie siffleur ; la forme siffleux, plus récente, apparaît en 1787. Le mot est attesté dans la plupart des glossaires et dictionnaires du français québécois (Clapin, Dionne, GPFC, Rogers, Bergeron, Boulanger et Dulong), alors que le français normatif marmotte est moins répandu au Québec et pas du tout en Acadie. Si l’analyse des régionalismes appartenant au domaine de la flore apporte principalement des informations sur les différentes influences dans la langue de Gabrielle Roy, l’étude des zoonymes se révèle surtout riche sur le plan stylistique (voir § 4).

3.3.

Le domaine de l’habillement

Quatre termes du corpus de La Montagne secrète appartenant à la sphère de l’habillement peuvent être classés à différents titres dans la catégorie des franco-canadianismes. Socquettes (MS : 29) n’est pas un régionalisme à part entière, car il s’agit au départ d’une marque de chaussettes basses qui arrivent juste au-dessus de la cheville, répandues en France à partir des années trente. Au Québec le mot est peu répandu et prend une connotation légèrement différente, puisqu’il désigne des chaussons de bébé (ALEC 1984 « chaussons de bébé ») plutôt que des vêtements d’adulte. Ce sens n’est pas attesté en Acadie où, à l’époque

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de l’enquête de Geneviève Massignon, seuls chausson et chaussette étaient employés au sens de “chaussons de bébé” (MASS 1637). Dans le roman, au mot tout à fait français se superpose la connotation québécoise selon laquelle les socquettes sont typiques des enfants, ce qui ajoute une touche de fragilité poignante et d’innocence au portrait de Nina, la serveuse de Fort Renonciation qui les porte : « une jeune fille, une enfant plutôt » (MS : 27). Le cas de canadienne (MS : 128) présente quelques affinités avec le précédent, car il s’agit encore une fois d’un mot qui est utilisé aussi bien en France qu’au Canada, pour désigner cette fois deux types de vestes chaudes pour vivre au grand air. Selon Meney, la canadienne est au Québec un manteau d’hiver en gros tissu de laine avec un capuchon et des boutons allongés qu’on glisse dans une bride en cuir, alors qu’en France le même mot désigne une longue veste de peau de mouton ou de tissu imperméabilisé doublée de fourrure (Meney, TLF, Grand Robert). Il est difficile de savoir dans quelle acception est utilisé canadienne par Gabrielle Roy dans La Montagne secrète, car le mot est employé dans une description de Pierre, un Canadien, vu par Stanislas, un Français, lors de leur première rencontre à Paris sur les berges de la Seine : le premier est « un inconnu en canadienne à franges » (MS : 128). L’emploi de parka (MS : 27, 30, 153) est intéressant du point de vue grammatical. Il s’agit d’un mot au parcours très complexe, puisque selon le TLF c’est un emprunt (apparu en 1932 en France) à l’anglais du Canada (où il est déjà attesté en 1852), issu d’un terme russe d’origine samoyède désignant une peau d’animal et transité par l’esquimau du Kamtchatka et des îles Aléoutiennes, d’où il était déjà passé en français une première fois en 1761. Le mot est attesté partout au Québec (Dulong, Bergeron), où il est perçu comme un amérindianisme, ainsi qu’au Manitoba (Gaborieau), où il est considéré comme un anglicisme. Selon le TLF, il s’agit d’un mot généralement féminin, parfois utilisé au genre masculin. Selon Meney, parka est toujours masculin au Québec, alors qu’il est le plus souvent féminin en France. L’usage du masculin est implicitement confirmé en franco-manitobain par Gaborieau, qui forge l’exemple : « Les enfants ont tous un bon parka ». Cependant, chez Gabrielle Roy, le mot parka est employé systématiquement au féminin, c’est-à-dire selon l’usage français et non québécois. S’il est impossible de connaître le genre du mot dans l’expression « prospecteurs en parka » (MS : 27), ses deux autres occurrences sont au féminin : « un jeune Métis aux dents éblouissantes, vêtu d’une parka de satin rose à parements violets » (MS : 30) et « vêtu, l’été, de sa parka légère » (MS : 153). Il s’agit d’un des cas où un mot, bien que provenant du Canada, est utilisé par l’écrivain selon l’usage répandu en France. Cela s’explique d’une part parce que les revendications d’un usage québécois alternatif au français standard mais ayant la même dignité que celui-ci ne s’affirment qu’après la publication du roman ; d’autre part Gabrielle Roy n’y serait pas favorable. D’ailleurs, dans les passages cités le mot est employé par le narrateur, même s’il s’agit dans les trois cas de descriptions en focalisation interne, ce qui marque une distanciation et justifie le respect de l’usage grammatical français. Encore différentes sont les raisons de l’intérêt de chandail (MS : 29) : ce mot, désormais utilisé partout au Canada français, apparaît dans la seule enquête de l’ALEC et semble appartenir presque uniquement à l’aire acadienne (points 2, 152, 157, 162), exception faite pour l’attestation au point d’enquête 55, Chénéville dans le comté de Papineau, au nord-ouest de Montréal, c’est-à-dire dans une région proche de celle dont étaient originaires les grandsparents maternels de l’écrivain. Le peu d’attestations dans l’ALEC s’explique par le fait que chandail est une création récente (fin du XIXe siècle) du français parisien qui désigne les gros tricots qui s’enfilaient par la tête portés par les vendeurs de légumes des Halles, les « (mar)chands d’ail » (TLF). Pour cette raison, il n’apparaît dans aucun des glossaires québécois « anciens », ni dans la plupart des dictionnaires des trente dernières années, sauf

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Boulanger, Bergeron et Meney, qui remarque la plus grande fréquence de son synonyme pull en France. Si le terme chandail est d’origine parisienne, il a néanmoins fait fortune au Québec, où il est désormais utilisé autant par les gens de la rue que par les écrivains, dans le sens de « gros tricot […] sans ouverture sur le devant » mais aussi de « tout vêtement de tissu, ajusté et couvrant le haut du corps, à manches longues ou courtes, sans ouverture sur le devant » (Boulanger). Chandail est considéré comme un « archaïsme » (Scheunemann 1998 : 19) qui a survécu au Québec, alors qu’en France il a été remplacé par pull(-over). Il est fort probable que la survie du mot français au Québec soit due à la volonté farouche des francophones d’Amérique de résister à la vague anglophone. Entourés du Canada anglais et des Etats-Unis, les Québécois revendiquent bien plus que la France, surtout depuis les années soixante, la nécessité de bien se démarquer de leurs voisins et ils ont opéré, à partir des années soixante-dix, une politique linguistique tendant à épurer tout anglicisme du français du Québec. Comme le disait Liliane Rodriguez en parlant de la flore du Manitoba : « Le choix de la dénomination n’est pas seulement historique. Il est d’actualité, notamment chez les locuteurs d’une langue minoritaire » (1995 : 278). Au Québec, où le français n’est pas minoritaire sauf si l’on considère l’ensemble du Canada, mais où la population francophone a acquis, à cause de ses vicissitudes historiques, une mentalité de minorité assiégée, il est compréhensible que le mot français soit préféré à son homologue anglais.

3.4.

La vie en plein air

Dans le corpus de régionalismes de La Montagne secrète nombreux sont les termes désignant des réalités typiquement canadiennes, liés au moyen de locomotion préféré du protagoniste, qui se déplace au fil de l’eau, le plus souvent en solitaire, et aux conditions atmosphériques caractéristiques des régions qu’il traverse, spécialement aux longs hivers. La plupart de ces mots apparaissent dans les deux premières parties du roman, mais figurent parfois dans la dernière, dans les souvenirs de Pierre en France. Evidemment, ceux qui appartiennent au champ sémantique de la navigation fluviale sont très fréquents : canot, portage et portager reviennent régulièrement sous la plume de Gabrielle Roy, puisque son personnage principal se déplace presque seulement par voie d’eau dans les vastes régions solitaires du Grand Nord, où les routes sont inexistantes et les avions rares. Portage est une innovation sémantique, utilisée depuis les débuts de la colonie de la Nouvelle-France, d’un terme d’ancien français qui était tombé en désuétude. Il a été accueilli dans le Dictionnaire de l’Académie lors de sa deuxième édition de 1718 dans le sens de “portion non navigable d’un fleuve” et de “transport du canot”, alors qu’au Canada il désigne aussi un “chemin dans les bois”, qu’il soit utilisé par les hommes ou par les animaux. L’exemple forgé pour accompagner le mot a suscité l’hilarité du lexicographe Dunn : Voilà enfin un mot canadien auquel l’Académie accorde l’hospitalité ; il est vrai qu’il date de Champlain. On lit dans la septième et dernière édition du Dictionnaire de l’Académie, vol. II, p. 461 : “Faire portage, se dit en parlant de certains fleuves, comme celui de Saint-Laurent, où il y a des sauts qu’on ne peut remonter ni descendre en canot ; et signifie, porter par terre le canot, et tout ce qui est dedans, au-delà de la chute d’eau. Portage se dit aussi des endroits d’un fleuve où sont des chutes d’eau, qui obligent à faire portage. Depuis Québec jusqu’à Montréal il y a tant de portages.” Tout en remerciant l’Académie d’avoir pensé à nous, il est bon de faire remarquer que s’il y avait des portages entre Québec et Montréal, il faudrait portager (le mot est usité) des steamers transatlantiques, ce qui ne laisserait pas de présenter certaines difficultés.

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Dans l’édition suivante de 1832-1835 du Dictionnaire de l’Académie, l’exemple incriminé cède la place au plus anodin « faire portage », mais continue à manquer le dérivé portager, sur l’absence duquel Dunn attire l’attention lorsqu’il remarque que « le mot est usité ». Dans La Montagne secrète le mot canot est employé dans son acception québécoise : dans le nouveau continent il continue d’indiquer une embarcation légère amérindienne qui avance à la pagaie, comme chez le père Potier (58, 123b36), mais ce sens est devenu entre-temps régional, car en France le mot désigne génériquement toute embarcation légère non pontée. Dans cette catégorie de régionalismes nous avons aussi regroupé les dangers qui guettent les voyageurs par voie fluviale : les banquises (MS : 30) au sens de “glaces côtières ou sur les rivières” (en France ce substantif est employé au singulier, au Québec au pluriel) et la débâcle, la “fonte des glaces à la surface d’un cours d’eau au printemps” qui met en danger plusieurs fois la vie de Pierre et lui ravit ses dessins. Au domaine de l’hiver canadien appartiennent aussi les mots poudrerie “tempête de neige fine et sèche” (MS : 152), raquettes (entré aussi en français de France et ayant de nombreuses occurrences dans le roman), lisses “lames d’acier sous les patins du traîneau” (MS : 39) et traîne “traîneau pour le transport des marchandises” (MS : 41), des fourrures dans le roman.

3.5.

Vire-vire : un hapax qui cache plusieurs régionalismes

Le verbe virer “tourner” est un archaïsme provenant du langage des marins et qui survit aussi bien au Québec (Halford : 44, 120a18 « j’ai viré La tete dans L’eglise { tourné », Dionne, ALEC) qu’en Acadie (Poirier, Massignon), où il a assumé de nombreuses connotations différentes selon les contextes : “renverser (un plat)”, “actionner la baratte à beurre” ; “retourner (la terre avec la charrue)”, “pivoter (la pièce horizontale supportant la crémaillère)”. Ce régionalisme n’apparaît pas en tant que tel dans le roman, mais sous la forme d’une création lexicale de Gabrielle Roy, vire-vire, qui n’est pas sans rappeler un deuxième francocanadianisme : le vire-vent dont parle Boulanger dans son dictionnaire (orthographié en un seul mot dans le Grand Dictionnaire Terminologique), un jouet fait d’une baguette mince et courte, au bout de laquelle tourne une petite hélice découpée dans du papier métallique. Au début du passage, les deux régionalismes restent en filigrane, car celui qui admire le tableau est un Parisien, Stanislas. Ensuite Pierre, l’auteur de la toile, réfléchit sur ses paroles : —C’est bien, ce petit vire-vire de feuillage. Comment donc une belle image, l’éclat soudain de la poésie naissent-ils ! Souvent, au temps où il marchait dans Paris, allant jusqu’au jardin du Luxembourg, Pierre avait vu tourner au soleil ces jouets d’enfants ; son esprit avait retenu leur éclat ; il n’y avait plus pensé : puis, un jour, d’instinct il avait lié ce mouvement au souvenir de quelques feuilles ardentes restées sur la branche ; l’image était désormais accessible aux gens d’ici. Elle ravissait. L’art se plaisait donc à ces rencontres imprévues d’objets naturellement si loin les uns des autres. Créer des liens était sa vie même. (MS : 155)

Le vire-vire de Stanislas n’est pas sans évoquer chez Pierre le vire-vent, image que le narrateur en focalisation interne rend explicite pour les lecteurs qui ne reconnaitraient le clin d’œil aux deux régionalismes : Pierre a vu « tourner au soleil ces jouets d’enfants ». Le lien entre vire-vire et le jouet est évident pour les lecteurs franco-canadiens, bien moins pour les Français. Dans la bouche de Stanislas, il fait tout simplement allusion au mouvement des feuilles remuées par le vent ; la référence au jouet surgit dans l’esprit de Pierre, qui comprend que sa pensée à l’origine du tableau transparaît dans l’œuvre finie.

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3.6.

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Les résultats de l’étude géolinguistique

L’étude géolinguistique du corpus des régionalismes de La Montagne secrète a apporté des résultats surprenants de plusieurs points de vue. Nous étions partie de l’hypothèse d’une présence importante de l’acadien, étant donné l’importance que Gabrielle Roy a toujours donné dans ses écrits à sa famille du côté maternel (La Détresse et l’enchantement : 25-35), en particulier à sa grand-mère maternelle (« Ma grand-mère toute puissante » dans La route d’Altamont : 9-35) et à sa mère Mélina (mise en scène dans les romans du cycle manitobain sous les traits d’Eveline). Cependant, l’étude de la double série de cartes tirées des données de Massignon et de l’ALEC montre clairement que, lorsqu’un mot franco-canadien du corpus ne couvre pas toute l’aire acadienne et québécoise, il tend à se situer au Québec à l’exclusion de l’Acadie : chicot (MS : 155) “arbre cassé” et plat (MS : 25) “terrain bas le long d’une rivière, inondé au printemps lors de la fonte des neiges” en sont des exemples. Très rares sont les mots attestés exclusivement dans les régions acadiennes, comme châlit “lit de camp” (MS : 37). Souvent, il a été possible de dégager une évolution entre les données des enquêtes de Geneviève Massignon (1946-1947) et celles de l’ALEC (1969-1973). Certains mots typiquement québécois, encore absents chez Massignon ou recensés exclusivement dans des régions où acadiens et québécois s’étaient côtoyés pendant des siècles, sont désormais très répandus dans les régions historiquement acadiennes. Par exemple, l’adjectif rétif “agité” (MS : 64) était encore inconnu en Acadie lors de l’enquête de Massignon, qui avait relevé exclusivement désamain, malin et malaisé, alors que dans l’ALEC ce mot non seulement est répandu sur tout le territoire québécois mais tend aussi à conquérir les espaces acadiens, commençant par la Gaspésie, la Baie des Chaleurs et les communautés de Petit-Rocher, Carraquet et Shippagan au Nouveau-Brunswick. Il est intéressant de remarquer que, si l’adjectif est employé le plus souvent pour décrire le caractère agité d’un cheval, dans le point d’enquête 57 de l’ALEC (Notre-Dame-du-Laus), il a été également utilisé pour indiquer un enfant agité. Dans le passage du roman, il décrit le caractère impétueux et indomptable du fleuve Churchill dans le Nord du Manitoba comme s’il était personnifié. Très probablement, cette différence de diffusion est imputable au fait qu’entre les deux enquêtes a eu lieu la Révolution tranquille, qui a certes eu pour conséquence la mise en valeur du français au Canada, mais a aussi favorisé une plus grande diffusion du français standard et de sa variante québécoise, au détriment des parlers locaux qui, en Acadie, n’ont pas une unité et un poids politique aussi forts qu’au Québec voisin. Dans la plupart des cas où un terme du corpus n’était que moyennement ou peu attesté, l’étude géolinguistique a montré une prépondérance de la région de l’Ouest québécois (voir carte p. 132) : chou-gras (MS : 18) est le mot le plus représentatif de cette tendance, mais d’autres aussi, dont plat (MS : 25) et canadienne (MS : 128), la confirment. Cette région correspond à l’aire à laquelle Gabrielle Roy a été le plus longtemps liée, d’une part parce que sa famille du côté maternel était originaire de Saint-Alphonse-de-Rodriguez (Lanaudière), de l’autre parce qu’elle-même a vécu à Montréal et à Rawdon au début de sa carrière d’écrivain. D’ailleurs, il a été possible d’observer que les régionalismes du corpus sont très souvent attestés dans la région des Laurentides et en particulier que le point d’enquête 52 de l’ALEC, correspondant au village de Saint-Jovite-de-Terrebonne, apparaît non seulement dans les cartes de plus d’un tiers de mots considérés, mais tout particulièrement dans les rares cas où les termes sont très peu attestés (dans un ou deux points d’enquête), comme l’adjectif piquant “très froid” (MS : 23) et le substantif maigriotte “jeune fille très maigre” (MS : 108).

Analyse linguistique et stylistique des franco-canadianismes dans La Montagne secrète de G. Roy 121

4.

Analyse stylistique et fonctions des régionalismes

Après avoir analysé les termes franco-canadiens de La Montagne secrète isolément pris, afin d’en discerner l’appartenance à une ou plusieurs variétés de français du Canada, il a aussi fallu considérer qu’ils ne provenaient pas de simples enquêtes sur le terrain, mais qu’ils figuraient dans le contexte d’une œuvre littéraire. Cela a demandé un autre type d’analyse qui prenne en compte la valeur esthétique et les fonctions dont l’écrivain a investi ces mots. Peu de chercheurs se sont consacrés à l’étude de cet aspect de l’écriture royenne. Comme Liliane Rodriguez (1996) lors de son analyse du parler régional dans La Petite Poule d’Eau et Rue Déchambault, nous avons analysé en premier lieu la distribution des régionalismes entre discours direct, discours indirect, discours indirect libre et narration omnisciente, afin de déterminer à quel point ils ont une fonction mimétique de l’oralité. À partir de ces suggestions, nous avons ensuite examiné la fonction affective de certains termes et la valeur des doublets, c’est-à-dire de couples de mots constitués, souvent à distance de plusieurs dizaines de pages, par un terme régional et par son synonyme français standard. Il faut aussi considérer qu’au moment de la rédaction de La Montagne secrète Gabrielle Roy était consciente de s’adresser autant à un public franco-canadien (grâce à son éditeur québécois) mais aussi français (après avoir reçu le Prix Fémina pour Bonheur d’occasion, Flammarion avait acquis le droit de publication en France des cinq romans qui le suivraient), qu’à des lecteurs canadiens et américains de langue anglaise (à cause de ses contrats avec les maisons d’édition Harcourt Brace de New York et McLelland & Stewart de Toronto). L’écrivain savait bien qu’il s’adressait à un public très mélangé et que ses régionalismes allaient avoir une résonance différente aux yeux des lecteurs franco-canadiens par rapport au public français. Nous avons donc considéré les effets d’enracinement et dépaysement des franco-canadianismes sur les lecteurs de La Montagne secrète de part et d’autre de l’Atlantique. Enfin, nous avons reconnu comme ayant une fonction totémique le groupe de régionalismes qui, tout en participant aux fonctions précédemment décrites, jouent un rôle déterminant dans la construction de l’autoportrait final de Pierre et renvoient au thème de la recherche de soi et du sens de la démarche artistique.

4.1.

Fonction mimétique

Sous cette étiquette nous définissons l’emploi des régionalismes dans le but de reproduire l’oralité des Franco-Canadiens et caractériser la voix des personnages, spécialement du vieux chercheur d’or, Gédéon, et du trappeur Steve Sigurdsen. Il faut toutefois remarquer que leur utilisation au discours direct et indirect est assez limité dans La Montagne secrète, car les passages dialogiques y sont rares et brefs. Lorsque, dans les deux premières parties du livre, Pierre écoute les autres hommes lui raconter leur vie, il ne s’exprime presque jamais que par ses dessins, et ses réflexions sont présentées le plus souvent au lecteur sous la forme de discours indirect libre. Dans la troisième partie du roman, où enfin Pierre retrouve pleinement la parole après la rencontre avec Stanislas et qu’il commence à raconter son expérience, les dialogues se font plus nombreux. Cependant, les franco-canadianismes restent confinés à la pensée de Pierre, au discours indirect libre, comme si le personnage choisissait ses mots en fonction de son

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interlocuteur. En effet, Stanislas, le jeune ami parisien de souche polonaise, pourrait avoir du mal à comprendre certains termes franco-canadiens qui continuent pourtant à animer les pensées de Pierre. C’est pourquoi sur les presque 70 franco-canadianismes que nous avons dénombrés dans La Montagne secrète et dont la plupart n’apparaissent qu’une seule fois, moins d’une dizaine apparaissent au discours direct. Un seul franco-canadianisme caractérise le personnage de Gédéon dans ce type de contexte : besogner “travailler” (MS : 14). Le soir où le vieux chercheur d’or accueille Pierre dans sa cabane, puisqu’il ne comprend pas ce que ce dernier est en train de faire avec son petit bout de crayon et sa feuille de papier, il lui demande : « Qu’est-ce que tout le temps tu besognes donc à faire comme ça ? ». Besogner au sens de “travailler” est considéré « vieilli » par le TLF, qui rappelle que ce verbe était déjà perçu comme « vieux » par Furetière dans son dictionnaire (1690). Selon Littré, besogner « ne se dit plus que dans le style familier et avec quelque ironie ». Toutefois, dans les paroles du vieux Gédéon, lui même « une relique des temps du Klondike » (MS : 160), cet archaïsme qui a survécu au Québec et au Manitoba n’a aucune nuance ironique ni ne choque aucunement : il s’accorde plutôt avec son caractère de dernier survivant d’une époque révolue. Le discours direct de Sigurdsen, en revanche, est riche en franco-canadianismes. L’associé de chasse de Pierre pendant deux hivers, d’origine danoise comme toute sa famille, parle avec Pierre le français des coureurs des bois, qui révèle son attachement au Canada, sa terre d’adoption. Par exemple, pendant une discussion avec Pierre au sujet des chiens de traîneau, face aux reproches de l’ami qui voudrait leur donner plus à manger, Sigurdsen s’exclame : « Si tu veux avoir de bons chiens de trait, il ne faut pas leur donner tout à fait à leur faim » (MS : 40). En plus de trait, qui survit en français de France seulement dans la locution cheval de trait, d’autres termes apparaissent dans les deux courtes lettres que Steve adresse à Pierre au sujet de Nina. D’abord, il informe son ami qu’il a « retrouvé la maigriotte du portrait » (MS : 108) : l’adjectif maigriot, qui a une nuance familière en français selon le Grand Robert, est utilisé en québécois en référence aux enfants (ALEC 2177a « (enfant) maigre, chétif »). Par cet adjectif, Sigurdsen confirme l’impression de fragilité et d’extrême jeunesse que suscite Nina. Cette fragilité et en même temps le courage et l’entêtement de Nina émergent aussi quelques lignes plus loin dans la lettre de Sigurdsen, lorsque ce dernier s’étonne d’avoir retrouvé « une si petite créature » (MS : 108) presque dans le Klondike, c’est-à-dire à des centaines de kilomètres de l’endroit où Pierre l’avait rencontrée. Le substantif créature était, encore jusqu’aux années soixante, la manière la plus normale de désigner une femme dans tout le Canada français, sans aucune connotation négative, ce qui en revanche est le cas maintenant selon Boulanger. C’était plutôt une marque de délicatesse et de respect, comme le montrent ALEC 1733 « une femme » et MASS 1713 « une femme (mariée ou non) », tout comme, pour le franco-manitobain, l’exemple de La Petite poule d’eau, où le capucin de Toutes-Aides fait à Hippolyte Toussignant « une sorte de tendre plaidoyer en faveur des “créatures” » (1993 : 230). De façon spéculaire, dans les paroles de Stanislas, le Parisien d’origine polonaise, se retrouve le verbe se frapper “s’agiter, s’inquiéter outre mesure”, que Boulanger qualifie comme appartenant exclusivement à la France. Ainsi les termes franco-canadiens caractérisent-ils la parole des Franco-Canadiens, comme les rares francismes se retrouvent dans la bouche des Français, dans un souci de vraisemblance de l’oralité des personnages. Rarement les régionalismes se trouvent dans des phrases énoncées par des Français : c’est le cas de vire-vire (MS : 155) chez Stanislas, de brousse (MS : 135) et de savane (MS : 140) chez Augustin Meyrand, qu’ils ont sûrement appris de Pierre.

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Les termes franco-canadiens sont encore moins fréquents dans le discours indirect que dans le discours direct : ils sont à peine quatre, distribués de façon égale entre Sigurdsen (bougresse, dans le sens de “femme malcommode”, MS : 51, puis portager, MS : 63) et Pierre (s’ennuyer de “avoir nostalgie de, se languir de” et poudrerie “tempête subite de neige soulevée par le vent”, MS : 152). Toutefois, plus encore que pour distinguer la voix des différents personnages canadiens et français dans les contextes discursifs des styles direct et indirect, Gabrielle Roy se sert des termes franco-canadiens pour marquer la différence entre la voix, et encore plus le regard, des différents personnages et du narrateur. Dans La Montagne secrète le narrateur est omniscient, c’est-à-dire qu’il connaît les pensées intimes de chacun des personnages, mais la focalisation varie selon les moments : la plupart du temps la narration est filtrée par la conscience de Pierre, mais parfois d’autres personnages prennent le premier plan et le lecteur voit alors la réalité et Pierre par leurs yeux. C’est le cas de Gédéon au premier chapitre, d’Orok au début de la deuxième partie, et de Stanislas au moment de sa première rencontre avec Pierre puis de temps à autre jusqu’à la fin du roman. Il est parfois difficile de distinguer les passages au discours indirect libre et en focalisation interne, où le narrateur ne raconte que ce que sait le personnage, des passages en narration omnisciente, où le narrateur en sait plus que ses personnages. Néanmoins, les francocanadianismes sont la plupart des fois le signe de la focalisation interne, alors que l’utilisation d’un doublet appartenant au français normatif caractérise la narration omnisciente, où l’écrivain marque un plus grand détachement par rapport à ses personnages. La plupart des termes franco-canadiens de La Montagne secrète sont situés en discours indirect libre et contribuent à façonner avec plus de vérité les différents personnages. En particulier, l’épiphanie de Gédéon est agrémentée par la présence de nombreux régionalismes. Gédéon utilise le mot trappeur (MS : 11) alors que Sigurdsen parle plus loin de courir les bois pour évoquer le travail du “chasseur professionnel” ; cependant, dans les pensées de Gédéon se trouvent surtout de nombreux termes franco-canadiens appartenant aux domaines de la maison et de la campagne. Au premier champ sémantique appartient par exemple l’impression que Pierre se balançant sur la chaise soit assis sur une berceuse “chaise à bascule, rocking chair”(MS : 14). Quant aux références à la campagne, il compare Pierre à un gopher (MS : 14), puis évoque les siffleux “marmottes” (MS : 18) pendant qu’il se penche pour ramasser une poignée de choux-gras “chénopodes blancs” (MS : 18). Un seul franco-canadianisme apparaît dans le discours indirect libre de Sigurdsen, ribote “beuverie” (MS : 61), alors que chez Pierre ils sont nombreux : lorsqu’il songe au delta du Mackenzie, il rêve de banquises (MS : 30) “glaces côtières” ; quand il regarde Nina sur la passerelle qui enjambe les plats (MS : 25) “terrains bas inondés au printemps au bord du fleuve”, il remarque ses socquettes rouges et son chandail usé (MS : 29). Il évoque également plusieurs termes faisant référence à la vie des coureurs de bois, qu’il partage même s’il ne poursuit pas comme eux le gibier, mais un but bien plus élusif, sa vocation d’artiste. Ainsi apparaissent les mots châlit (MS : 37) et lits en étagère (MS : 37) pour décrire les lits de camp dans la cabane (MS : 33) de chasse, pack (MS : 114) puis rucksack (MS : 145) pour désigner ses sacs de voyage. En référence au climat, débâcle “fonte des glaces qui couvrent un cours d’eau au printemps” (MS : 77) revient plusieurs fois. L’approche de l’hiver est accompagnée par piquer « […] l’air piquait » (MS : 91), et piquant : « L’air devenait plus piquant » (MS : 23), attestés au Québec depuis le père Potier « Les Poudreries sont accompagnées de froids piquants { eparpillements & de nege » (113a37). Enfin, une des réflexions de Pierre sur l’art est marquée par l’archaïsme ennui “profond chagrin” (MS : 116).

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En narration omnisciente, en revanche, les termes franco-canadiens sont rares. Nous retrouvons cabane “abri du chasseur dans la neige” (MS : 33), pékan “grande martre du Canada” (MS : 34) et esquimaux “chiens de traîneau du Grand Nord canadien” (MS : 39), qui pour la plupart ont désormais été accueillis dans le français standard. De même, quelques régionalismes apparaissent indifféremment dans tout type de discours et reviennent plusieurs fois dans le roman, car ils ont acquis droit de cité dans la langue française de France : il s’agit d’épinette, raquettes, caribou, parka, portage (et son dérivé portager) et canot.

4.2.

Fonction affective et valeur des doublets

La présence des franco-canadianismes est très chargée de sens dans l’économie du roman et dépasse de loin le niveau mimétique. C’est évident, par exemple, là où Gabrielle Roy prête à Pierre deux franco-canadianismes dans la même phrase dans la dernière partie du roman, qu’elle s’en sert pour suggérer sa nostalgie toujours croissante du Canada. Le soir de son installation dans sa nouvelle chambre sous les combles, à l’arrivée de l’hiver parisien, Pierre réalise subitement « combien il s’était ennuyé du vent du Nord, des poudreries, des tourments de la tempête et de la nature » (MS : 152). L’archaïsme s’ennuyer de “avoir nostalgie, se languir de” et l’innovation sémantique poudrerie “tempête subite de neige soulevée par le vent”, avec leur saveur de dépaysement par rapport à l’ambiance parisienne, semblent ramener un instant le peintre, du moins par l’imagination, dans sa terre natale, de la même manière que la « petite salamandre verte » près de laquelle il s’assoit quelques lignes plus loin, lui rappelle le « petit poêle de fonte noir, bas sur pattes, et de longtemps encrassé » (MS : 152) de ses hivers de chasse dans le Grand Nord. Les franco-canadianismes exercent donc une fonction affective car ils renforcent de façon subtile le motif de la nostalgie. Dans ce contexte, les doublets prennent une grande importance. Par exemple, le couple formé par siffleux et marmotte ne marque pas uniquement la différence entre le discours indirect libre de Gédéon : « toujours quelque chose avait faim : les mulots, la belette, le siffleux » (MS : 18), et le narrateur omniscient qui observe le départ de Pierre et de Sigurdsen à la fin de leur premier hiver de chasse : « Ils emmenaient une marmotte apprivoisée, petite bête devenue douce et confiante et pour qui Steve avait des soins de nurse » (MS : 54). La marmotte apprivoisée renvoie plus tard aux paroles de Sigurdsen dans sa lettre à Pierre à propos de Nina, désormais devenue sa femme : « Mon petit vison s’apprivoise » (MS : 108). La bestiole apprivoisée devient ainsi une sorte d’image symbolique de la soumission nécessaire de Nina, qui en épousant Sigurdsen doit renoncer à son rêve fou de voir un jour les Montagnes Rocheuses, mais aussi plus généralement de la dureté de la condition féminine, car à l’image de la marmotte apprivoisée se superpose le souvenir du vison pris au piège (MS : 35) qui avait ému Pierre lors de sa première saison de chasse. Dans le couple poudrerie/blizzard le lecteur rencontre d’abord le terme normatif et seulement ensuite celui qui appartient au français du Canada. En effet, c’est d’abord avec détachement que le narrateur omniscient assiste à la terrible lutte de Sigurdsen avec les éléments déchaînés : « C’est lorsqu’il eut atteint le milieu du lac que les vents l’assaillirent. En un instant, le blizzard fut sur lui » (MS : 50). Seulement plus tard, dans les souvenirs de Pierre à Paris, apparaît le mot régional avec sa charge de nostalgie et presque de tendresse : « Au bonheur étrange qui saisit son cœur, il comprit combien il s’était ennuyé du vent du Nord, des poudreries, des tourments de la tempête et de la nature » (MS : 152). Le terme régional contribue, avec sa charge émotionnelle, à enrichir le thème de l’éloignement

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nécessaire à l’artiste pour retrouver ses racines, symbolisé par le voyage de Pierre à Paris, alors que blizzard rappelle la nature du Grand Nord dans toute sa dureté. Les couples brousse/broussailles et traîne/traîneau sont légèrement différents : les quatre mots apparaissent dans des contextes où l’élément discriminant pour le choix entre un mot et l’autre est la présence ou l’absence de certaines associations d’idées. Ainsi, les locutions figées « hommes de la brousse » “hommes habitués à la vie du Grand Nord” (MS : 12, 27) et « chiens de traîne » “chiens de traîneau” (MS : 41), qui se retrouvent dans des passages du roman en focalisation interne, côtoient des descriptions par le narrateur omniscient où apparaissent les termes standard, avec des petites différences de sens, spécialement dans le premier cas (voir § 2.1) : « Le sol, de plus en plus rocheux, se libera des broussailles » (MS : 24) et « De grand matin, Steve attela [les chiens] au traîneau » (MS : 39). Le cas de Sauvagesse/femme indienne est semblable. Au deuxième chapitre, quand Pierre regarde ses propres dessins, il utilise le mot Sauvagesse, courant au Québec et sans la moindre nuance péjorative (Dulong), alors qu’en France il est considéré vieux : « En émergea au regard un visage de vieille Sauvagesse fumant la pipe » (MS : 21). Le régionalisme marque la voix du narrateur en focalisation interne, qui se sert des mots qui viendraient à l’esprit d’un Canadien. A Paris, un dessin semblable, le portrait de la vieille Maria de Berens River, tombe sous les yeux de Stanislas : « Devant le visage d’une vieille femme indienne accroupie à méditer, il entra lui-même en une sorte de méditation » (MS : 158). La dénomination change parce qu’il s’agit cette fois de la voix du narrateur décrivant l’effet esthétique du dessin sur un Français, qui n’utiliserait donc jamais Sauvage pour “Indien”. De la même façon, les éléments du couple rush/ruée se trouvent aux deux extrémités du roman et désignent le même référent dans la bouche de deux personnages différents. Au début du roman, Gédéon raconte à Pierre que « vingt ans auparavant, ils étaient ici une huitaine d’hommes, des revenants du Klondike, de retour du grand rush » (MS : 15). Le vieux chercheur utilise l’anglicisme pour désigner la ruée vers l’or par excellence, pour laquelle il a tout donné et perdu. C’est différent lorsque Pierre en parle : Un chaland vint à passer, tout illuminé. Cela rappela à Pierre les anciens bateaux à roues autrefois en usage sur le Mackenzie, dont il raconta qu’ils avaient transporté les chercheurs d’or au temps de la ruée sur le Klondike. (MS : 130)

Le peintre se sert du mot normatif, d’une part parce qu’il parle avec un Parisien, Stanislas, qu’il vient de rencontrer et dont il ne peut pas présumer qu’il connaisse l’anglais, d’autre part parce que ruée dénote une participation moins dramatique que l’anglicisme rush dans la bouche de Gédéon, qui avait vraiment vécu l’épopée de l’or au Klondike.

4.3.

Familiarité et dépaysement

L’écriture de Gabrielle Roy dans La Montagne secrète constitue une invitation au voyage et à la découverte, où l’écrivain dose savamment l’impression de familiarité et de dépaysement que les mots, les paysages et les thèmes exercent sur les lecteurs. Certes, les mêmes mots ne suscitent pas les mêmes impressions sur des lecteurs d’origine franco-canadienne, française ou autre, mais l’auteur réussit à créer par la langue une alternance continue entre la sensation d’enracinement dans la réalité partagée par le narrateur et le lecteur, et l’ailleurs, l’autre que soi. Il faut aussi tenir compte que, si pour le lecteur français cet ailleurs est véhiculé par un

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vocabulaire qui ne lui est pas familier, pour le lecteur canadien aussi le roman évoque des images qui, tout en faisant partie de son héritage culturel, ne font pas partie de son quotidien. Les lecteurs français et franco-canadiens se rejoignent donc dans le constat que, si les seconds connaissent plus que les premiers les mots qui désignent certains référents dans le roman, tous n’en possèdent pas l’expérience et se sentent également étrangers au monde de neige, de glace et d’eau qu’habitent Pierre et les autres personnages dans les étendues solitaires du Grand Nord. Toutefois, si la réalité matérielle de ces paysages est dépaysante, les aspirations des personnages qui les habitent touchent les lecteurs par leur familiarité, leur consonance profonde avec la quête de sens et le désir de beauté, de vérité et d’amitié qui animent leurs cœurs. Ainsi, le double dépaysement des Français et des Canadiens, les uns confrontés à des termes désignant des réalités typiquement canadiennes comme épinette “épicéa”, petit bouleau blanc “bouleau à papier” (MS : 19) ou lisses “lames en métal des patins de traîneau” (MS : 39), les autres à des expressions du français de France comme se frapper “s’inquiéter outre mesure”, est compensé par l’universalité du thème du roman. Gabrielle Roy donne une très belle image de ce double dépaysement et de la fraternité qui en surgit grâce à la parole et à la communication, dans une scène emblématique du roman, la rencontre de Pierre avec Stanislas sur la berge de la Seine : Les histoires fusaient de son cœur. À se raconter, il découvrait un plaisir inédit, neuf, étrange, qui lui restituait son identité, sa vie, sa réalité dont, depuis des jours, à Paris, il était comme dépouillé. De surcroît, ces anecdotes de brousse et de chasse qui là-bas n’eussent que médiocrement intéressé, ici rendaient un son sans pareil, captivaient l’imagination de Stanislas, il le voyait bien. Peut-être aurait-il été heureux de la même mystérieuse et profonde manière si, là-bas, au Mackenzie, il eût rencontré quelqu’un de Paris qui, près d’un feu de campement, ou en quelque petite cabane bien close, la nuit venue, lui aurait raconté l’étonnante grande ville. […] Tous deux se regardèrent. Dans leurs yeux brillait l’entente. Quel est donc sur l’homme l’attrait des mots où passe le souffle de l’aventure et de l’espace ? (MS : 129)

Dans ce passage, où les seuls régionalismes sont brousse “forêt subarctique canadienne” et cabane “abri du chasseur dans la neige”, images respectivement des pérégrinations estivales et hivernales de Pierre, émerge le thème de la redécouverte de soi par l’éloignement, mais aussi celui, aussi cher au cœur de Gabrielle Roy, de la force mystérieuse des mots, capables d’évoquer un monde et de le rendre réel pour celui qui les écoute. Enfin, nous retrouvons ici le motif de la fraternité humaine qui naît de l’expérience de l’étrangeté, que l’écrivain décrit si bien dans son autobiographie en référence au Manitoba de son enfance : J’avais fini par trouver naturel […] que tous, plus ou moins, nous nous sentions étrangers les uns chez les autres, avant d’en venir à me dire que, si tous nous l’étions, personne ne l’était donc plus. (La Détresse et l’enchantement : 13)

Ainsi l’amitié devient occasion de délivrance pour Pierre et de redécouverte, grâce au douloureux éloignement parisien, de la valeur de son expérience humaine au Canada. Le couple de mots savane/taïga est représentatif de ce flottement entre familiarité et dépaysement, car il montre jusqu’à quel point la substitution d’un mot par un autre en l’espace de quelques lignes peut être efficace sur le plan esthétique et thématique. Les deux mots apparaissent au moment où Pierre se prépare à quitter le Canada. Le mot régional, qui présente de nombreuses occurrences dans le roman, évoque ce qui est plus proche de l’expérience de Pierre, tandis que le terme appartenant au français normatif, taïga, qui est utilisé une seule fois, paraît plus lointain et aux consonances étrangères. Lorsque Pierre

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survole en avion cet immense pays désert qu’est le Grand Nord, le narrateur énumère les différents types de végétation qui le caractérisent dans une seule phrase, dans le constat de la vastitude de l’espace face à la petitesse de l’homme, pourtant animé par un désir infini : Toundra de l’Ungava, savane du Nord manitobain, forêt interminable des Bas et Haut-Mackenzie, tout cela qu’il avait mis des années à franchir au prix d’efforts les plus épuisants, tout à coup à ses yeux se rétrécissait, se condensait, n’était plus que quelques images seulement, quelques images fugitives et le reste – labeur, peine infinie – était emporté. Mais il est vrai – il l’avait un peu trop oublié ces derniers temps – la vie est essentiellement brève. Que lui en reste-t-il encore ? Et cependant sa tâche est-elle plus qu’à peine commencée. L’effroi fondit sur son être, comme si, au fond, devant son œuvre à faire, il n’eût jamais été qu’un enfant craintif, d’âme trop fragile. Cette taïga canadienne, cette Sibérie sans fin de notre pays, qu’était-ce en vérité, auprès de cette autre solitude vers laquelle il allait, la si mystérieuse solitude des rues emplies de monde, de pas et de lumières ! (MS : 109)

Gabrielle Roy construit par petites touches la transition de la partie canadienne de l’aventure humaine de Pierre à sa partie française. D’abord, vient l’énumération en trois temps : toundra, savane, forêt, qui correspond au parcours de Pierre en sens inverse, du Mackenzie à travers la Saskatchewan, puis le Nord du Manitoba, jusqu’à la rencontre avec « sa » montagne, « la Resplendissante » (MS : 83), dans l’Ungava. Ensuite, l’écrivain introduit un premier changement de perspective : tout ce territoire immense, toute la peine pour le traverser, est réduit à quelques fragments d’images, la première étape du long cheminement artistique de Pierre. Mais un deuxième changement de perspective surprend le lecteur : plus encore que la brièveté de la vie et la difficulté de sa tâche : « la vie est trop brève, une goutte pour la soif inaltérable de qui l’aime » (MS : 145), Pierre, « l’homme de la solitude » (MS : 132), craint l’anonymat dans la ville grouillante de monde. Le thème de la solitude est introduit en substituant taïga au plus familier savane : ce mot d’origine russe appelle la comparaison entre Canada et Sibérie, tout comme celle-ci justifie inversement, du point de vue stylistique et esthétique, la préférence pour l’emploi de taïga au lieu du mot régional. Taïga évoque non seulement la vastitude mais surtout la sensation de solitude et d’exil qui est associée à la Sibérie, ce qui suggère que le peintre est presque exilé de son pays à cause de son art. Mais autant Pierre connaît bien la solitude des bois, qu’il a longtemps recherchée et chérie (cette charge affective est condensée dans « notre pays » où écrivain, narrateur et personnage sont réunis), autant rien ne lui est moins familier que l’atmosphère de la ville avec ses foules. L’évocation de la solitude et l’aspiration à l’amitié qui traversent le roman renvoient à un autre terme franco-canadien autrement difficile à classer dans les catégories évoquées jusque là. Dans La Montagne secrète, le verbe fricoter (MS : 36) met à profit la richesse de son sémantisme, même s’il n’y fait qu’une seule apparition, car Gabrielle Roy superpose deux significations différentes, l’une typiquement canadienne et l’autre française. En québécois, en franco-manitobain comme en acadien, fricoter “faire bombance, préparer un repas de fête” renvoie à des images de grand festin, alors qu’en français familier il signifie tout simplement “préparer à manger”, normalement un repas de pas très bonne qualité. La superposition de l’image du banquet avec celle des repas réellement consommés par Pierre et son ami Sigurdsen (crêpes pour les jours fastes et fèves au lard le reste du temps), ne peut que susciter le sourire. Ainsi, le verbe introduit-il une nuance de tendre ironie dans la scène : pour les deux hommes au milieu de la vaste solitude enneigée, même cette nourriture si simple se transforme en banquet parce qu’agrémentée par l’amitié et le partage.

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4.4.

Fonction totémique

Dans La Montagne Secrète, Gabrielle Roy s’interroge sur l’importance des mots et le sens de l’art. Justement cette insistance de l’écrivain sur la puissance évocatrice de la parole nous renvoie à la dernière fonction des franco-canadianismes, que nous avons appelée totémique. En effet, certains contribuent à la construction d’un réseau d’images dont la quintessence se retrouve dans l’autoportrait de Pierre, que l’écrivain compose par petites touches dès les premières pages. Gabrielle Roy, en racontant le cheminement de Pierre, s’interroge sur l’identité et la vocation de l’artiste. Qu’il soit peintre comme le protagoniste ou écrivain comme Shakespeare (MS : 115-117, 132), il est homme parmi les hommes, il en partage les désirs et les aspirations, mais sa vocation singulière le met à part et l’isole, tout en faisant surgir en lui l’aspiration à la communication et à la fraternité la plus profonde. Vers la fin du roman, Pierre se rend compte que « créer des liens était sa vie même » (MS : 155). Dans son autoportrait, ce désir ardent se réalise en partie, car si d’une part sa quête identitaire et vocationnelle n’y trouve pas de solution pacifiante, de l’autre il arrive à peindre une figure où l’homme, l’animal et le végétal renvoient celui qui contemple le tableau aux « torturantes énigmes de l’être » (MS : 165), à ses propres interrogations existentielles. La plupart des éléments qui confluent dans cette image sont évoqués par des francocanadianismes, ce qui confirme encore une fois que Gabrielle Roy ne choisit pas au hasard d’employer un mot régional plutôt que son correspondant français. L’écrivain travaille à la construction du portrait par des petits détails semés tout le long du roman. Au lecteur attentif de glaner au fur et à mesure de sa lecture, pour arriver à l’autoportrait et y retrouver tous les éléments ramenés à l’unité. Il s’agit parfois de détails apparemment anodins. Par exemple, le mot babine (MS : 35) dans toutes les variétés du français du Canada désigne les lèvres humaines, spécialement des grosses lèvres, alors qu’en France il appartient au domaine animal (ou au registre familier). Dans le roman, le mot est utilisé dans un contexte dramatique, Pierre et Steve sont les témoins de « la vie dans ses derniers instants » (MS : 35) face à un petit vison pris au piège : Il vit un museau vivant, un pelage parcouru de frémissements, les yeux surtout. Vifs, brillants, autant que des yeux d’hommes ils semblaient dire la détresse et le vouloir de rester en cette vie. Fasciné, Pierre ne pouvait détacher son regard de ces petits yeux emplis de la mystérieuse chose qu’est la vie. Il avança la main comme pour flatter, peut-être rassurer la captive […]. En effet, le vison emprisonné avait failli mordre la main imprudente. Les babines retroussées sur de petites dents aiguës frémissaient comme d’une haine intense. (MS : 35)

Pour le lecteur franco-canadien, le mot babine suscite un écho étrange, et la réflexion que l’écrivain prête à Pierre ne peut que renforcer cette impression : « Le mystère de la vie et de la mort lui paraissait allier ici plus que jamais les hommes et les bêtes » (MS : 36). Plus loin, le vison devient explicitement métaphore et symbole de la femme, à la fois forte et fragile, délicate et farouche si elle doit défendre ce à quoi elle tient : c’est lorsque Steve appelle Nina « mon petit vison » (MS : 108) dans sa lettre à Pierre où il lui annonce qu’il l’a épousée. Il est d’ailleurs remarquable que dans la description du petit vison Gabrielle Roy écrive la captive au féminin. Un autre animal renvoie à Pierre : c’est le caribou. Tout concentré à peindre « sa » montagne (MS : 83), le peintre, oublieux de tout ce qui l’entoure, se retrouve sans nourriture à l’approche du froid. Désespérant de pouvoir rejoindre à temps un village, il se lance à la

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poursuite d’un vieux caribou dont il espère se nourrir, mais la chasse se transforme en un cheminement à la fois épique et élégiaque, où il n’est plus clair qui est le poursuivant et qui le poursuivi. Pourtant, Pierre doit tuer s’il veut survivre. Le peintre sort transformé de cette chasse qui rappelle la lutte de Jacob avec l’ange et en reçoit une stigmate dans sa chair : comme Jacob avant lui était devenu boiteux, le cœur de l’artiste est marqué par cette nuit de tourment, « un petit pincement à la poitrine quand il se hâtait ; quelque chose qui lui était restée de la poursuite du caribou » (MS : 155). Cet animal qu’il vient de tuer, et que de son vivant il avait appelé « frère » (MS : 95), « après l’avoir réchauffé, [lui devient] chair, sang et pensée » (MS : 95) : le rapport avec le caribou a quelque chose de presque mystique. L’identification avec le monde végétal en revanche se construit en plusieurs moments et culmine dans la contemplation du « dernier peuplier-tremble à vivre sous ces latitudes » (MS : 19), dont l’image poursuit Pierre et arrive jusqu’à hanter son ami Stanislas. D’autres franco-canadianismes entrent en jeu cette fois ; en premier lieu, l’ensemble formé par épinette, petit bouleau blanc et peuplier-tremble. Pierre réalise au début du roman que « les arbres aussi semblaient fraterniser, se groupant selon leurs traits communs ou par quelque étrange solidarité » (MS : 19). Mais leur secrète entente invite à découvrir celle des hommes, et l’amitié est en effet l’un des thèmes du roman. Ce rapprochement se fait par étapes. Après la première intuition que « la vie de cet arbre était une folie comme apparaissent folie tant de nos entreprises » (MS : 20), son souvenir reste enseveli dans la mémoire de Pierre pour ressurgir en plein Paris : Les animaux, mais aussi les arbres le hantaient. […] aussitôt, à son regard intérieur apparaissait l’arbre éprouvé. Le chant si lointain de son feuillage revenait en son souvenir. Il s’identifiait presque à cet arbre. » (MS : 143)

L’identification entre homme et arbre se fait totale et visible pour Pierre : « Lui, tel un arbre malmené par le vent, se tenait penché, tel un arbre qui s'écoute lui-même chanter » (MS : 116), puis pourson ami Stanislas, qui prononce alors un mot évocateur aux oreilles (et aux yeux) d’un franco-canadien : chicot. —Tes petits chicots d’arbres […] me poursuivent. Mais il était poursuivi davantage par la pensée de Pierre lui-même devenu aussi fragile que les arbres de son pinceau. (MS : 155)

Pour le lecteur français, chicot évoque tout simplement un “tronc brisé”, et la transition de l’arbre à l’homme est véhiculée exclusivement par le souvenir de l’image du peuplier-tremble (MS : 19-20) et les pensées de Stanislas. Pour les lecteurs canadiens, en revanche, le mot n’est pas sans rappeler l’expression lexicalisée maigre comme un chicot “très maigre”, qui par sa comparaison de l’homme avec l’arbre renforce l’identification de Pierre avec cet élément végétal que l’écrivain a commencé à suggérer depuis le commencement du roman. D’ailleurs, Pierre a toujours été « long, étroit comme un poteau » (MS : 126), mais vers la fin du roman il est usé à force de peindre : pour vivre sa vocation il ira jusqu’à l’oubli de soi et à la mort, où enfin il entreverra un instant l’œuvre parfaite qu’il poursuivait depuis toujours. Tous les éléments que ces mots (babine, vison, caribou d’un côté, petit bouleau blanc, épinette, peuplier-tremble et chicot de l’autre) ont évoqué tout au long du roman convergent dans l’envoûtant autoportrait que Pierre peint peu avant sa mort (MS : 164-165) : Sur le sommet de la tête se devinaient de curieuses protubérances, une suggestion de bois de cerf peut-être, que prolongeait comme un mouvement de feuillages ou d’ombres. Cependant, la pupille, quoique dilatée,

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était bien celle d’un homme d’une lucidité, d’une tristesse intolérables. […] Qu’avait donc voulu suggérer Pierre ? Quelle alliance étroite de l’âme avec les forces primitives ? Ou la haute plainte d’une créature en qui se fût fondue l’angoisse de tuer et d’être tuée ? Le portrait attirait comme vers une insolite région de la connaissance dont les arbres, avec leurs sombres entrelacements, donnaient quelque idée. Son attrait était dans cette sorte de fascination qu’il exerçait, au rebours de la clarté, vers les torturants énigmes de l’être.

L’artiste est donc celui qui se laisse interroger par la réalité tout entière et résume en luimême le drame qui l’habite ; comme le dit le Père Le Bonniec : « L’artiste est protestataire ; et d’abord contre le sort humain qui est de finir. » (MS : 117). « À moins [...] que ce ne soit une secrète collaboration... » (MS : 103) Dans un contexte tout à fait différent, au début du roman, un autre nom d’animal suggère par comparaison la démarche artistique. Sous les yeux interrogatifs du vieux chercheur d’or, Pierre gribouille quelque chose avec un bout de crayon : Le vieux pensa aux petits gophers des prairies. Actifs, menus, gracieux, ils n’arrêtent pas de fouiller la terre de leurs pattes fines pour y enfouir des provisions. Ce jeune homme avait vraiment cet air d’enfouir quelque chose, ou peut-être plutôt de le déterrer. (MS : 14)

Ainsi, Gabrielle Roy fait de ce petit animal l’emblème de l’artiste, déterreur de trésors enfouis puisqu’il travaille à dévoiler les mystères de l’être, la substance des choses. C’est d’ailleurs le cas lors du portrait de Gédéon, qui révèle quelque chose de lui-même au vieux qui ne se comprenait plus : C’était la tête d’un vieux à la lippe un peu triste, aux yeux égarés en des souvenirs brouillés, avec des joues couvertes d’un poil rêche et des cheveux grisâtres lui tombaient en paquets sur les oreilles et sur le front. Gédéon ne se reconnaissait pas encore tout à fait. Puis il eut un grand sursaut. Il regarda mieux, et, doucement, se mit à pleurer. Ce n’était pas de chagrin. Ah, Seigneur, c’eût été plutôt de délivrance ! C’est moi, se prit-il à gémir comme s’il y avait là du bonheur. […] Tout y était : l’étonnement d’avoir vécu, l’âge, qu’on en fût rendu là à force de patienter, et jusqu’à la douce tristesse que cela fût compris. (MS : 17)

C’est une démarche tellement mystérieuse qu’elle reste une énigme jusqu’au bout pour l’artiste lui-même, alors qu’il révèle à ceux qu’il rencontre quelque chose d’eux-mêmes par sa peinture, l’intuition d’une fraternité, d’une amitié au-delà de toute distance.

5.

Conclusions

Du point de vue purement quantitatif, La Montagne secrète confirme la diminution des régionalismes constatée par Liliane Rodriguez (1996 : 452) entre les deux romans précédents. Des plus de quatre-vingt-dix termes régionaux différents de La Petite Poule d’Eau, dont certains récurrents, Gabrielle Roy était déjà passée à une soixantaine, rarement récurrents, dans Rue Deschambault. Dans La Montagne secrète ils sont à peine moins de soixante-dix, dont très peu se répètent, sauf canot, portage, portager et raquettes. La comparaison de la distribution des mots régionaux sur les différents types de discours (Rodriguez 1996 : 454) confirme en partie la tendance amorcée par Gabrielle Roy dans Rue

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Deschambault : la baisse des franco-canadianismes dans les passages au discours direct et encore plus au discours indirect, liée à la structure plus méditative que dialogique du roman, compensée par une légère augmentation au discours indirect libre. La voix du narrateur omniscient et celles des personnages peuvent ainsi être distinguées grâce à l’absence ou à la présence des termes régionaux. En ce qui concerne les aspects stylistique et thématique, le roman apparaît aux yeux du lecteur tout d’abord comme une œuvre universelle par son thème, la vocation artistique incarnée par la recherche du peintre Pierre, mais que les régionalismes contribuent à enraciner et concrétiser dans le contexte canadien. L’emploi des franco-canadianismes conjugue ainsi plusieurs fonctions à la fois. En premier lieu, le besoin de précision, lié d’une part au regard du protagoniste, qui nomme les choses qu’il recrée par la peinture, mais aussi le désir de l’auteur de reproduire du moins en partie l’oral dans sa spontanéité. Ils ont aussi une fonction affective, car ils marquent la forte participation personnelle du personnage et la nostalgie pour ce qu’il nomme. Ils contribuent aussi à l’oscillation entre familiarité et dépaysement, un thème typique de l’écriture royenne et plus particulièrement de ce roman où l’artiste, afin de reconnaître comme un trésor ses expériences canadiennes, doit d’abord s’en éloigner. Les régionalismes représentent à la fois un facteur de familiarité pour le lecteur canadien et de dépaysement pour le lecteur français ; plus tard, le jeu s’inverse car, si dans les deux premières parties de La Montagne secrète abondent les régionalismes canadiens, dans la dernière apparaissent quelques francismes, facteur de dépaysement cette fois pour les Canadiens mais rappel d’un monde familier pour les Français. Les lecteurs français et francocanadiens se rejoignent donc dans le constat que, tout en éprouvant tour à tour le vertige du dépaysement, ils peuvent se reconnaitre dans le désir de beauté, de vérité et d’amitié qu’anime Pierre, car tout homme le partage plus ou moins consciemment. Enfin, certains régionalismes du domaine de la flore et de la faune ont une fonction totémique, car ils constituent un réseau d’images qui se cristallise dans l’autoportrait de Pierre au dernier chapitre (MS : 164-165) et qui était déjà suggéré au début, de façon moins dramatique, par le gopher (MS : 14) comme métaphore de l’artiste déterreur de trésors. En conclusion, cette étude a montré que les presque soixante-dix franco-canadianismes de La Montagne secrète s’inscrivent à part entière dans la complexe démarche créative de Gabrielle Roy, contribuant à faire du roman une œuvre à visée universelle, ancrée toutefois dans une réalité et une langue très proches des lecteurs canadiens et au grand pouvoir évocateur pour les lecteurs de toute origine. Ainsi, le roman représente le cheminement spirituel de l’artiste, balisé par les images suggérées par les franco-canadianismes. Contemporain de la Révolution Tranquille, La Montagne secrète constitue une démarche identitaire contre-courant par rapport à la revendication exacerbée de la québecité. Le parcours de Pierre, qui est en filigrane le cheminement de l’écrivain, consiste à s’éloigner de soi pour pouvoir se retrouver et découvrir la valeur universelle d’un héritage profondément enraciné dans une réalité géographique, historique et linguistique précise. Ce que Gabrielle Roy suggère dans son roman est le contraire de la revendication exclusiviste des Québécois des années soixante : la découverte des racines d’une fraternité universelle dans un art personnel, qui va concrètement jusqu’à employer des mots de la langue régionale. Pour comprendre comment l’attention à la langue régionale est consciente chez Gabrielle Roy depuis les débuts de sa vocation artistique, il faudrait étudier le rapport entre langues et parlers dans son œuvre bien au-delà du témoignage romancé de La Route d’Altamont (Bignamini 2005). Dans ce sens s’oriente notre thèse intitulée Langue(s) et identité : le rôle des régionalismes dans l’œuvre de Gabrielle Roy.

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Analyse linguistique et stylistique des franco-canadianismes dans La Montagne secrète de G. Roy 133

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IV. La langue dans l’histoire et dans l’espace

JEAN-DENIS GENDRON Université Laval

Aperçu sur la formation et l’évolution de la prononciation du français au Québec, des origines à nos jours L’accent canadien, c’est-à-dire québécois,1 qui, aux 17e et 18e siècles, avait été unanimement noté par les voyageurs étrangers comme identique à l’accent de Paris (voir Wolf, 1987 : 1-37, Caron-Leclerc, 1998 : 41-69, et Gendron, 2000 : 9-23), apparaît par contre aux voyageurs du 19e siècle comme fortement différent de l’accent de Paris (voir Caron-Leclerc, 1998 : 72455 ; aussi Gendron, 2004 et 2005 : « L’accent dit provincial marquant, selon les voyageurs, le français parlé au Canada aux 19e et 20e siècles » et « Une situation sociolinguistique inusitée touchant la prononciation du français au Canada au 19e siècle »). Cette différence d’appréciation, d’un siècle à l’autre, touchant l’accent québécois pose le problème de l’origine de cet accent, tout comme de l’évolution de l’accent de Paris, avec les effets que cette évolution a eu subséquemment sur l’accent québécois lui-même.

1.

Formation de l’accent québécois traditionnel

L’accent québécois traditionnel réfère à l’accent québécois hérité des 17e et 18e siècles et qui, donc, n’a pas subi l’influence correctrice de l’accent soigné de Paris du 19e siècle. Les caractéristiques de cet accent n’ont été élucidées qu’au 19e siècle, à partir des remarques des voyageurs étrangers, surtout français, entre 1830 et 1900, et aussi des notations des linguistes américains, entre 1884 et 1903. À ceux-ci, il faut ajouter le Canadien anglais James Roy (1877) et les Québécois Napoléon Legendre (1890) et Adjutor Rivard (1901).2 Auparavant, c’est-à-dire aux 17e et 18e siècles, les observateurs s’en étaient tenus à des remarques générales, telles : « On ne remarque même ici [à Québec] aucun accent »

1 On ne peut plus aujourd’hui, comme le faisaient les voyageurs aux 17e, 18e et 19e siècles, parler d’une façon générale de l’accent “ canadien ” des francophones du Canada ; à cause des Acadiens, qui ont un accent différent, et aussi des francophones des autres provinces du Canada, qui ont affirmé leur autonomie communautaire et culturelle, il faut s’en tenir aujourd’hui à traiter de l’accent des francophones du Québec, d’autant plus que les remarques des voyageurs portent essentiellement sur l’accent des francophones de cette province. 2 Pour l’ensemble des remarques, voir l’ouvrage fondamental de Marie-France Caron-Leclerc (1998 : 41455). Pour les linguistes américains, voir Dulong (1966 : nos 177, 182 et 183, pour Elliott, 1885 et 1886 ; no 192, pour Sheldon, 1887 ; no 198, pour Squair, 1888 ; nos 206, 213 et 218, pour Chamberlain, 1890 et 18921893 ; nos 224 et 272, pour Geddes, 1894 et 1898 ; no 393, pour Hills, 1903. Pour Legendre (1890) et Rivard (1901), voir Dulong (1966 : nos 294 et 315). Pour Roy (1877), voir Dulong (1966 : nos 85) et Caron-Leclerc (1998 : 246-251).

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(Charlevoix, 1720, cité dans Caron-Leclerc, 1998 : 48) ou « Les Canadiens […] leur accent est aussi bon qu’à Paris » (Bougainville, 1757, ibid., 68). Les caractéristiques de cet accent sont les suivantes : 1 il est marqué par des prononciations de voyelles et de consonnes qui n’ont plus cours ou sont rejetées dans le parler soigné de Paris du 19e siècle ; 2 il se signale par une élocution lourde, traînante, où la voix s’appesantit sur les syllabes, que, par ailleurs, elle égrène d’une façon monotone ; 3 cet accent est commun à l’élite et au peuple, ce qui ne manque pas de surprendre grandement les voyageurs. Ces caractéristiques nous permettent de retracer l’origine de l’accent québécois traditionnel.

1.1.

Première caractéristique : les prononciations obsolètes

Les principales différences de prononciation touchant les voyelles et les consonnes sont les suivantes : – [D^] + consonne au lieu de [(^] + consonne : parche pour perche ; – [ZH] ou [Z(] pour [ZD] : moué pour moi ; devouèr pour devoir ; – [(] pour [ZD] : frèt pour froid ; drèt pour droit ; – [H] pour [(] : pére pour père ; collége pour collège ; – [2] pour [¡] : péur pour peur ; béurre pour beurre ; – [\] pour [2] : Urope pour Europe ; hureux pour heureux ; – [¡] pour [\] : breume pour brume ; pleumer pour plumer ; – [D] pour [(] : bala pour balai ; fora pour forêt ; – [o] pour [D] ou [$] : port pour part ; mârre pour marre ; chât pour chat ; cadenâs pour cadenas ; bâs pour bas ; pâs pour pas ; – [H ] pour [¡ ] : chaquin pour chacun ; défint pour défunt ; – [F] pour [N] + L, H, (, 2, ¡, D, initial ou appuyé : kyeur pour coeur ; kyé pour quai ; embarkyé pour embarqué ; – [F] pour [N] +L, H, (, 2, ¡, D, intervocalique : équyère pour équerre ; – [Ñ] pour [J] + L, H, (, 2, ¡, D, initial ou appuyé : gyère pour guerre ; – [M] pour [J] + L, H, (, 2, ¡, D, intervocalique : bayette pour baguette ; – [Ñ] pour [G + M£] à l’initiale : guieu pour dieu ; guiable pour diable ; – [M] pour [–] : briyant pour brillant ; – [Ú] pour [Q + M£] : pagné pour panier.3 Tous ces traits de prononciation, si l’on excepte la délabialisation de [¡ ] en [H ], appartiennent à la langue de Paris du 17e siècle. Et doit-on dire, à la langue courante, générale de Paris, avant que n’interviennent les salons4 et les grammairiens, pour rejeter au cours des 17e et 18e siècles, telle ou telle de ces prononciations, souvent après des décennies 3 Voir aussi GPFC où l’on trouve notée chacune de ces prononciations ; aussi, Gendron (1966) où la majorité d’entre elles ont été relevées en parler familier, chez plusieurs des sujets parlants interrogés. Par ailleurs, les linguistes américains de la fin du 19e siècle ont aussi noté ces prononciations, en particulier Elliott (1884), Sheldon (1887), Squair (1888) et Hills (1903), lesquelles figurent toutes par ailleurs dans Le Parler populaire de l’Est du Canada de Gaston Dulong (1980). 4 Sur le public restreint auquel s’adresse l’action rectificatrice des salons, touchant la prononciation, voir Ferdinand Brunot (1947 : 170-171).

Formation et évolution de la prononciation du français au Québec

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d’hésitation. À titre d’exemple, c’est le cas de [D^] + consonne (tarme pour terme par exemple), à propos duquel Pierre Fouché (1958, II : 349) note : Il va sans dire que malgré les condamnations des grammairiens du XVIe et du XVIIe siècles, le peuple [de Paris] a continué pendant longtemps à prononcer ar pour er.

C’est aussi le cas pour le passage de [ZH] ou [Z(] à [ZD] qui ne s’imposera pleinement qu’après la Révolution française (Fouché, 1958, II : 272) ; de même pour l’hésitation entre fret, dret, étret et froid, droit, étroit qui s’étend sur les 17e et 18e siècles (Thurot, 1881, I : 406-410) ; pour le [(] qui ne triomphe du [H] dans le Dictionnaire de l’Académie qu’en 1762, dans père, mère, chère, commère, confrère, légère, amère (P. Fouché, ibid., 250) ; pour la différentiation entre [2] et [¡] qui n’est notée qu’à la toute fin du 17e siècle par Dangeau (1694) (Thurot, 1881, II : 570) ; pour le rejet du [$] postérieur trop grave qui ne s’impose dans la langue soignée de Paris qu’au cours du 19e siècle : Dans la prononciation du peuple de Paris, selon J. Chlumsky, cet [$] est plus grave encore [que dans la prononciation parisienne soignée] jusqu’à se rapprocher de l’[R] ouvert [comme dans le parler québécois traditionnel]. Cependant ce timbre trop grave de l’[$] de pâte est senti comme une prononciation grossière, d’où la tendance à adoucir la note grave de cette voyelle (Jos Chlumsky, 1938 : 74-75, cité dans G. Straka, 1981 : 219).5

Deux traits de prononciation apparaissent comme typiquement populaires dans le parler parisien du 17e siècle : [¡] pour [\] dans breume pour brume ; et [D] pour [(], dans bala pour balai, fora pour forêt, comme l’a noté Théodore Rosset (1911 : 177, pour [¡] à la place de [\], et 89-90, pour [D] à la place de [(]). Quant à la prononciation [\] à la place de [2], particulièrement dans les noms propres (Urope pour Europe), elle a prévalu en français jusqu’à Domergue (1805), alors que sous l’influence de l’orthographe, la prononciation [2] l’a emporté dans la langue soignée (Rosset, 1911 : 183) tout en survivant dans le parler populaire parisien (Straka, 1952 : 4). Touchant les consonnes, c’est surtout le phénomène de la palatalisation qui attire l’attention. C’est un phénomène majeur du parler québécois traditionnel, relevé d’abord par A. M. Elliott (1884 : 21), signalé aussi par Legendre (1890 : 47), puis dans la notation phonétique des mots du GPFC et analysé en détail par Gendron (1966 : 111-133). Il s’agit donc d’un phénomène bien établi dans le parler québécois. Mais aussi dans le parler parisien : Au XVIIe siècle et, surtout, au XVIIIe, des notations telles que quieu pour “quel”, ou guière pour “guère” d’une part et, d’autre part, amiquié pour “amitié”, guiable pour “diable”, etc., ne manquent pas (Straka, 1981 : 180).

Au XIXe siècle, Lesaint réaffirmait en 1890, à la suite de Napoléon Landais (1834) et de Charles Nodier (1836), que les qu [N] et gu [J] suivis de é, è, i, u, eu, in se prononçaient “un peu comme s’ils étaient suivis d’un i formant

5

Cette prononciation populaire du [$] se trouve confirmée par ce que dit E. Agnel de la prononciation des paysans des environs de Paris vers 1855 : « Le son a de la dernière syllabe d’un mot représenté dans notre orthographe par le caractère a seul ou suivi d’un s ou d’un t, est prononcé long [c’est-à-dire grave] par les paysans des environs de Paris ; ainsi ils disent : il irâ pour il ira, contrâ pour contrat, plâ pour plat, brâ pour bras, un râ pour un rat » (Agnel, 1855 : 8). Cette façon de faire correspond à un trait caractéristique de la prononciation du [$] en finale du mot, en parler québécois traditionnel, dans le même type de mots.

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diphtongue avec le son suivant” : acquérir (akiérir), queue (kieu), quinze (kiainze), gué (guié), muguet (muguiè), longueur (longuieur), gain (guiain), etc. (Straka, 1981 : 181).

Passy constate la même chose « dans les parlers populaires » (Passy, 1887 : § 180) et Rousselot « dans le peuple de Paris » (Rousselot, 1927 : 67 et 68) (cités dans Straka, 1981 : 181). Donc, du 17e siècle au 19e inclusivement, la palatalisation est un fait bien établi dans le parler populaire de Paris et même pratiquée dans la prononciation soignée (Landais, 1834, Nodier, 1836, Lesaint, 1890), même si ces prononciations tendent à être rejetées par la langue correcte (Féline, 1851, Dauzat, 1930, cités dans Straka, 1981 : 181) et si « [à] l’époque contemporaine, il y a eu régression et [qu’]on entend à peine ces diverses palatalisations » (Straka, 1981 : 181). Quant à la mutation du l palatal ([–]) en yod ([M]), phénomène bien établi dans la prononciation québécoise traditionnelle (voir les notations phonétiques du GPFC), elle est attestée dans les Mazarinades (1649-1651), dans « la petite bourgeoisie de Paris » (Hindret, 1687), chez les « artisans de Paris » (Vaudelin, 1715), chez « les personnes sans éducations » (De Longue, 1725), dans « le peuple de Paris » (Dumas, 1733) (cités dans Straka, 1981 : 174). De même la prononciation [Ú] palatal pour [Q+M] dans pagné pour “ panier ”, dargné pour “ dernier ”, etc. : bien attestée dans la prononciation québécoise traditionnelle (voir le GPFC), elle l’est tout autant dans la prononciation parisienne (Hindret, 1687), mais cette prononciation « a continué à être considérée jusqu’au XXe siècle, comme un trait de la langue populaire » (Straka, 1981 : 177) ; « Grammont (1914) met en garde contre la prononciation [SDÚH] […] mais admet qu’elle gagne du terrain tous les jours » (cité dans Straka, 1981 : 178). Toutes ces prononciations (à l’exception du [2] fermé de peur, beurre, etc.), qui ont été retracées par Marcel Juneau dans le parler français de la Nouvelle-France des 17e et 18e siècles,6 tirent leur origine du parler de Paris du 17e siècle, si l’on excepte quelques provincialismes, en général peu marquants dans le parler québécois traditionnel.7 On comprend mieux, dès lors, la gêne de M. Juneau, dans ses conclusions, marquées par la conviction que l’origine provinciale des colons devait conditionner la prononciation du français en Nouvelle-France : Ces conclusions soulèvent deux questions : 1º comment expliquer que les parlers de l’Île de France et de l’Ouest l’emportent sur ceux de la région du Nord-Ouest qui, selon les généalogistes, a fourni les plus forts contingents de colons […] ? 2º comment expliquer que le québécois, parler isolé géographiquement, puis politiquement, se soit sensiblement aligné sur le français général ? (Juneau, 1972 : 275).

La réponse aux questions soulevées ci-dessus par Marcel Juneau se trouvent évidemment dans le fait que c’est la langue de Paris qui a prédominé en Nouvelle-France sur les particularismes phonétiques provinciaux, et ce, dès les débuts de la colonie, comme les remarques concordantes des voyageurs le donnent à penser (voir Wolf, 1988 : 1-37, et Gendron, 2000 : 8-23). 6 Juneau, Marcel, Contribution à l’histoire de la prononciation française au Québec, Étude des graphies des documents d’archives, 1972. 7 Les principaux provincialismes sont : [H ] pour [¡ ] dans chaquin pour chacun ; [K] pour [6] dans hose pour chose ; aussi l’habitude de faire entendre le [W] à la finale d’un bon nombre de noms communs et de patronymes. Voir M. Juneau, op. cit., pp. 269-275, pour des provincialismes qui n’ont pas persisté en français québécois traditionnel.

Formation et évolution de la prononciation du français au Québec

1.2.

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Deuxième caractéristique : l’élocution lourde, traînante, monotone

C’est un des traits les plus marquants de la prononciation québécoise au 19e siècle. Elle touche aussi bien l’élite que le peuple : – le peuple : « On traîne sur les voyelles comme si elles étaient marquées d’un accent circonflexe (Gauldrée-Boileau, 1861-1862, à propos des paysans de Saint-Irénée, cité dans Caron-Leclerc, 1998 : 160) ; – l’élite : « Il [l’abbé Casgrain, personnage important] parlait avec animation en soulignant par des gestes expressifs un français plus fermement et plus lourdement prononcé qu’il ne l’est chez-nous d’habitude…» (Bentzon, 1899, ibid., 448). Le phonéticien français, Hubert Pernot (1930 : 306), a analysé le débit d’un Canadien instruit, dont il trouvait l’accent peu approprié à sa culture : « D’une façon générale, le débit de ce disque donne une impression de lenteur ». Poursuivant son analyse et sa réflexion, il conclut : Dans le parler parisien actuel [1930] le plus courant, les voyelles atones sont brèves. Ici, au contraire, on voit persister des demi-longueurs dans des syllabes normalement atones. De là vient l’impression de lenteur.

Pour expliquer cette impression de lenteur, de lourdeur, la durée des syllabes inaccentuées paraît donc être en cause. De telles durées demi-longues et même longues ont été notées dans le GPFC où, par exemple, le [$] de barrer et le [(] de têter sont notés longs : [E$Û^H] – [W(ÛWH]. D’autres linguistes ont noté le même phénomène d’allongement dans le parler québécois ou dans des parlers francophones apparentés.8 Ce trait phonétique remonte au français des 16e et 17e siècles. Ainsi [,] suivant Péletier [1549], la pénultième est longue dans passer, besser, grosseur ; il fait même (ibid.) à propos de la voyelle suivie d’une double r, la remarque qu’elle se prononce longue “quand la dèrniére du mot êt briéue, comme an nourrir, barrer, fèrrer […]” (Thurot, 1881, II : 576).

Selon Thurot (ibid., 591-592) : Les pénultièmes toniques restent longues dans les formes où elles deviennent atones [ :] Aagé […] Baailler […] Gagner […] Accâbler […] enrosler, Jeusner […] Aider […] enchainer […] traîner […] mûrir.

D’où les conseils des grammairiens français sur la façon de ne pas abuser dans la parole des syllabes longues : Il faut observer, dit De la Touche (1696), qu’on ne doit pas trop peser sur les syllabes longues, de peur de rendre la prononciation traînante et désagréable (Thurot, ibid. : 565).

ou encore Andry (1689) : Il faut toujours eviter la prononciation du peuple, parmy lequel l’on prononce quelquefois les a si longs, qu’il semble qu’on aille rendre l’ame (sic) (ibid.).

8 Jean-Paul Vinay, 1955 : 72-73 ; W. N. Locke, 1949 : 42 ; A.-M. Elliott, 1884, cité dans Caron-Leclerc, 1998 : 286.

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Qu’il y ait eu équivalence, au 18e siècle, entre le rythme et l’intonation de la parole québécoise et de la parole de la Cour, Thoulier d’Olivet (1736) en témoigne : On peut envoyer un opéra au Canada, et il sera chanté à Québec, note pour note, sur le même ton qu’à Paris. Mais on ne saurait envoyer une phrase de conversation à Montpellier ou à Bordeaux, et faire qu’elle y soit prononcée, syllabe pour syllabe, comme à la Cour (cité dans Dulong, 1966 : 3).

L’élocution québécoise du 19e siècle paraît bien l’héritière de celle du 17e siècle, telle qu’elle avait cours à Paris et à Versailles. Mais, au 19e siècle, à Paris, les choses avaient bien changé, touchant l’intonation, comme le note le linguiste américain A. M. Elliott (1884 : 20), qui oppose le parler québécois où prévaut « a quiet monotony » au parler parisien où s’affiche « the rhythm, the inexhaustible variety and rich cadence of the Gallic tongue as it is spoken to-day in France » ; et aussi, touchant la durée des voyelles atones, encore notées demilongues en français parisien (Passy, 1887), mais en voie de s’abréger rapidement (Pernot, 1930 ; Straka, 1950). Ce qui fait voir que sur ces deux points, le parler parisien soigné avait une bonne longueur d’avance sur le parler québécois traditionnel, resté, quant à lui, fidèle à ses origines, avec ses pénultièmes longues et son élocution traînante et monotone.

1.3.

Troisième caractéristique : l’accent commun à l’élite et au peuple

De tous les traits de l’accent québécois, c’est celui qui, au 19e siècle, frappe le plus les voyageurs : l’Allemand Georges Kohl (1861), les Français Henri de Lamothe (1873) et Frédéric Gerbié (1880), le Canadien anglais James Roy (1877), tout comme l'Américain A. M. Elliott (1884) en font tout particulièrement la remarque (voir Gendron, 2005, et CaronLeclerc, 1998 d’où les citations sont tirées).9 Ainsi Lamothe, à titre d’exemple : Quoi qu’il en soit, ce qui paraît surtout bizarre au Français arrivant d’Europe, c’est l’uniformité même de ce mode de prononciation, aussi bien chez les classes les plus instruites que chez les cultivateurs et les ouvriers (cité dans Caron-Leclerc, 1998 : 202-203).

Les autres voyageurs ci-dessus mentionnés sont tout aussi clairs sur ce sujet (voir Gendron, 2005). D’ailleurs, cela ne touche pas que la prononciation, mais aussi toute la langue, comme le note James Roy : Nevertheless, the language, as a whole, over the entire country, amongst educated and uneducated alike, is the same (ibid., 244).

Lamothe (1873) tente de décrire la situation linguistique qui s’est établie en France depuis la Révolution et l’Empire, en signalant la modernisation linguistique qui s’est alors opérée, faisant paraître, par contraste, tout ce qui s’apparente à l’Ancien régime comme vieilli et campagnard : Chez-nous, la centralisation, les communications faciles, la fréquentation d’officiers et de fonctionnaires originaires de toutes les parties de la France, tout contribue à faire disparaître du langage des villes les provincialismes relégués dans les campagnes, et à niveler l’accentuation, qui devient à peu près partout celle de la bourgeoisie et de la haute société parisienne. On comprend qu’un isolement de cent ans ait 9 Cités par ordre dans Caron-Leclerc, 1998 : 148, 202-203, 267, 244. Pour Elliott, 1884 : 20. – Tout au long de l’exposé, les soulignés sont de nous dans les citations d’auteur.

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produit l’effet contraire au Canada, en y conservant dans leur intégrité le langage et les expressions en usage dans la première moitié du dix-huitième siècle (ibid., 203).

Ce ne sont plus les salons et la Cour qui donnent le ton en matière de langue et de prononciation, mais bien la bourgeoisie et la haute société parisienne, soit une élite renouvelée par le brassage social occasionné par la modernisation politique et industrielle du pays. Comme le fait remarquer James Roy : It is not the French of Canada that has changed […]. It is the French of Paris which, moulded by the growing influence of the lower orders, has abandoned its old pronunciation […] (cité dans Caron-Leclerc, 1998 : 251).

Mais cela n’explique pas pourquoi l’élite québécoise n’a pas un accent et une langue différentes de celle du peuple, comme se plaisent à le souligner les voyageurs. Le linguiste américain A. M. Elliott a tenté de comprendre et d’expliquer les fondements sociologiques d’une situation sociolinguistique aussi particulière (voir Gendron, 2005) : pour lui, c’est le peuple qui a imposé sa prononciation à l’élite : The people have held their pronunciation everywhere, and the educated classes, with few exceptions, make use of it even among themselves. This is true not only of native Canadians, but also generally of the members of the clergy born and educated in France, many of whom find a home on the St. Lawrence. A few years only suffice for them to cast aside the Parisian accent and use with fluency the composite vocalization of the common folk about them (A. M. Elliott, 1886 : 160).

En retour de quoi, selon Elliott, le peuple a reçu du clergé et des communautés religieuses, par le truchement de leurs écoles « the morphology of the language » (ibid., 160). Il s’agit là d’une hypothèse plausible si l’on prend en considération le seul argument d’une vie en symbiose menée par les colons et leurs seigneurs, argument en partie confirmé par l’historien Guy Frégault (1969 : 172), selon qui : « Au Canada, un seigneur n’est pas toujours noble » et « qu’en 1760 la plupart des seigneurs sont fils d’habitants », c’est-à-dire de paysans. Quant à l’autre argument, selon lequel le clergé et les communautés religieuses ont appris au peuple dans leurs écoles la structure de la langue, il n’est guère recevable : ce n’est pas à l’école, par exemple, que les jeunes filles – fort peu nombreuses d’ailleurs à la fréquenter – apprenaient la langue, alors qu’elles n’y restaient le plus souvent qu’une année, pour y recevoir essentiellement un enseignement religieux, accompagné de quelques exercices profanes (voir Marcel Trudel, 1999 : 70 et 80-81). Il est évident que, la langue, les jeunes filles la connaissaient avant d’entrer à l’école. Et on peut penser qu’il en était de même pour les garçons qui fréquentaient le Collège des Jésuites ou le Petit Séminaire de Québec. Il est difficile de croire que le peuple ait imposé son accent à l’élite. Pour rendre compte de la situation qui prévalait au Québec, au 19e siècle, il faut poser comme hypothèse que, dès les débuts de la Nouvelle-France, les colons, aussi bien que les dirigeants laïques et religieux, avaient le même accent, soit l’accent général – ou commun à tous – qui avait cours à Paris, au début du 17e siècle, avant qu’il ne subisse l’intervention des salons et des grammairiens. Comme le dit F. Brunot (1947 : 171), le programme des salons consistait seulement à adopter entre gens habitant tous Paris, et de condition voisine […] une manière uniforme de prononcer, puis à répandre cette manière et à l’imposer au monde élégant.

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Avec les colons et les dirigeants de la Nouvelle-France, nous sommes loin du compte : ils n’appartenaient pas au monde élégant. On peut en effet penser que les dirigeants – et a fortiori, les colons – vivaient loin des salons et de leurs diktats linguistiques. Tous avaient comme langue commune – natale ou apprise – la langue courante de Paris, accompagnée de quelques provincialismes de prononciation, dont la plupart se sont effacés au profit de la langue de Paris (voir le tableau préparé par Marcel Juneau, op. cit. p. 269-272, sur la relation étroite entre le maintien des prononciations en français québécois traditionnel et l’origine de celles-ci en Île-de-France). Seule cette hypothèse peut expliquer que dès 1670, il soit dit qu’on trouve au Canada « une prononciation sans accent » (Dulong, 1966 : 1, 1691, p. 3) ; et cette hypothèse s’appuie à son tour sur le mode de peuplement très lent de la Nouvelle-France, qui passe de quelque 60 personnes en 1632, à 400 en 1636, 500 en 1640, 600 en 1645 et 1500 en 1653. En 1666, il n’y a que 2 857 habitants dans la région de Québec, 602 dans celle de Trois-Rivières et 760 dans celle de Montréal (voir Robert Larin, 2000 : 144 et 147). Menacés par les Amérindiens, les membres des trois petites communautés qui forment alors la Nouvelle-France, vivent sans aucun doute très proches les uns des autres, l’uniformisation de la langue et le rapprochement des classes sociales s’en trouvant renforcés, et ce, très tôt. À cela s’ajoute l’apport linguistique que représentent les Filles du Roi. Il s’agit de jeunes femmes envoyées par l’Administration française, entre 1663 et 1673, pour fournir des épouses aux hommes déjà sur place et décidés à s'établir au Canada. Le plus fort contingent (327 sur 770, soit 42 %) venait de Paris ou des environs immédiats, et les femmes recrutées en Île-de-France ont prédominé en nombre pour chacune des années, excepté pour 1663 (voir Yves Landry, 1992 : 56 et 59). Elles n’ont pu que contribuer à renforcer la langue de Paris, déjà, à notre avis, prédominante à cette époque dans la petite colonie.10

1.4.

Conclusion relative à la formation de l’accent québécois traditionnel

Tout donne à penser que l’accent québécois traditionnel – tel que décrit au 19e siècle par les voyageurs, puis au 20e siècle dans divers travaux (voir Claude Verreault, 2002), et retracé par Marcel Juneau dans les documents d’archives québécois des 17e et 18e siècles – s’est formé pendant les toutes premières décennies de la colonisation (1632-1670), à partir de l’accent de Paris de la première moitié du 17e siècle, alors commun à toutes les classes sociales, comme le confirme Rosset (1911 : 40) : On comprend d’ailleurs que les paysans, les harengères, les courtisans dussent tous parler à peu près la même langue, à cela près que le vocabulaire était plus latin et plus riche chez les doctes, plus populaire chez les autres. La langue française n’était pas encore la langue d’une aristocratie de lettres et de cour ; elle était la langue commune à tous. Mais à mesure que [...] Malherbe, [...] Mme de Rambouillet et toutes les Précieuses s’efforçaient de créer un bel usage [...] qui s’opposât à l’usage du plus grand nombre, à ce moment se creusait peu à peu un fossé entre la langue littéraire et courtoise et la langue spontanée et populaire. [...] Il y avait désormais une langue française distincte de la langue populaire ; et, à Paris, on entendait deux langages, suivant que l’on passait de la Cour aux Halles et à la banlieue.

10 Sur l’excellence de la prononciation du français en Nouvelle-France et la précocité du fait, on peut ajouter le témoignage, datant de 1651 – sujet cependant à quelque caution – de Simon Denys, selon lequel au Canada « Les mœurs sont polies, la langue française y est parlée avec élégance » (cité dans Caron-Leclerc, 1998 : 42).

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Et l’accent québécois traditionnel a gardé au XIXe siècle toutes les caractéristiques de l’accent commun de Paris de la première moitié du XVIIe siècle : d’abord, de prononciation touchant les voyelles et les consonnes, mais aussi d’élocution et d’uniformité sociale ; le caractère lourd et monotone de l’élocution a pu être renforcé par le fonds largement paysan de la population québécoise jusqu’au début du 20e siècle, lequel fournissait aux collèges classiques la majorité des recrues destinées à former une élite pour le clergé et les professions libérales.11

2.

Évolution de la prononciation québécoise

C’est sur le fonds phonétique que nous venons de décrire que va se greffer l’évolution de la prononciation qui prendra forme au 19e siècle. Il va s’agir d’une évolution par imitation, et non d’une évolution spontanée, naturelle, donc, d’une évolution volontariste, voulue par une partie de la société québécoise : l’élite. C’est cet aspect des changements que nous allons décrire. Seront donc laissés de côté, ici, les changements moins visibles, mais ceux-là naturels, qui ont aussi contribué à rapprocher la prononciation québécoise de la prononciation parisienne.12 Le fait central qui va conditionner toute cette évolution sociolinguistique, c’est que l’accent québécois est commun à toutes les classes sociales : il n’y a pas de double registre phonétique comme à Paris, l’un propre à l’élite, l’autre, au peuple. Ce fait, cette situation, vont engendrer, à partir de 1841, une prise de conscience dans l’élite québécoise d’une sorte d’inconvenance sociale, qui va conduire au développement, chez elle, d’un double usage phonétique, où deux états différents de la prononciation vont être utilisés dans des situations de parole différentes : une prononciation soignée, calquée sur celle de Paris, pour les situations de discours officiels ou publics, ou encore solennels ; une prononciation traditionnelle – fidèle à l’accent québécois originel – dans les situations de parole de type familier ; en gros, on communique couramment, entre soi et avec le peuple avec l’accent traditionnel, comme le note Elliott (voir ci-dessus), mais on se modèle sur Paris pour les formes de langue relevées. Cela n’a pas manqué de frapper les observateurs étrangers, au 19e siècle. Ainsi Bellay (1891) : Chaque année on donne à Sainte-Marie [le collège Sainte-Marie de Montréal] deux ou trois séances dramatiques […] [pour] faire ressortir les talents d’élocution […] des élèves […] ; ce qui nous a particulièrement frappé, c’est le langage correct des acteurs et la pureté relative de leur accent, d’où l’étude est parvenue à faire disparaître les syllabes traînantes et chantées qui sont si sensibles à l’oreille du Français des vieux pays (cité dans Caron-Leclerc, 1998 : 398).

L’art dramatique commande un style de parole relevé : on utilise alors le modèle “ parisien ” de prononciation, le modèle québécois paraissant inapproprié. Et, pour la partie de l’élite

11 12

Voir Gendron, 2005, sur l’influence paysanne dans le maintien d’une élocution lourde et monotone. Il s’agit des changements conditionnés par les lois de position et par l’orthographe, et minutieusement décrits par G. Straka (1981 : 203-244). Il y a eu divers décalages dans l’évolution parallèle des deux parlers, mais les tendances naturelles sont dans l’ensemble les mêmes.

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attentive aux questions de registre de langue, il en ira ainsi dans toute situation qui commande un style relevé, l’accent québécois paraissant surtout propre aux situations courantes ou familières, où l’attention peut se relâcher. Cet état de double usage phonétique va se développer en deux temps, au terme desquels la norme de prononciation ne sera plus la même. Dans un premier temps, de 1841 à 1960, l’élite québécoise, peu nombreuse (voir Galarneau, 1978 : 141-145 ; aussi Charland, 2000 : 400402), n’arrive pas, malgré ses efforts, à faire prédominer le modèle de prononciation qu’elle développe par imitation du modèle de Paris : celui-ci reste confiné à des groupes de personnes, à des types de discours et, surtout, il apparaît, pour le plus grand nombre, comme emprunté, déplacé en langage familier ou courant.13 Dans un deuxième temps, avec la Révolution tranquille, à partir de 1960, l’élite québécoise, plus nombreuse et uniformément instruite, sûre d’elle et ouverte sur le monde, s’approprie, en tant que classe sociale, le nouveau modèle de prononciation et l’impose, en particulier par la radio et la télévision, comme norme commune, faisant dès lors paraître le modèle québécois traditionnel comme vieilli, sinon rural ou populaire.14 Certes, le vieux modèle persiste. Mais ce n’est maintenant qu’une question de temps, et de génération, pour qu’il s’atténue progressivement au profit du nouveau modèle québécois, qu’il nous faut maintenant décrire brièvement. Au plan articulatoire, le rapprochement avec le modèle de Paris s’est d’abord opéré par la susbtitution de voyelles et de consonnes dans les mots, car là, les divergences apparaissaient flagrantes et appelaient une correction quasi obligée. Ainsi a-t-on substitué, à titre d’exemples : - [(] à [D] dans des mots comme terme, perte, verte ; - [(] à [H] dans des mots comme père, bière, collège ; - [¡] à [2] dans des mots comme beurre, peur, aveugle ; - [ZD] à [ZH] ou [Z(] dans les mots où figure la graphie oi ; - [\] à [¡] dans brume, plume, etc., etc. etc. Maintes autres prononciations, soit archaïsantes, soit dialectales, ont ainsi subi, dans un mot ou dans un autre, des alignements analogues sur le parler de Paris, comme, à titre d’exemple : envaler au lieu de avaler, etc. C’est de cette façon que le parler québécois s’est d’abord et avant tout modifié pour se donner une variété soignée en regard de la prononciation traditionnelle. Mais, autrement, cette variété soignée conserve de nettes attaches prosodiques et articulatoires avec la variété traditionnelle, attaches qui ont encore aujourd’hui pour effet de contribuer à faire percevoir les syllabes comme légèrement disjointes, au lieu qu’elles soient liées intimement et sans àcoup comme on le fait actuellement en français parisien. Ces tendances constituent encore aujourd’hui le fondement de l’élocution québécoise et restent donc sous-jacentes dans le parler soigné ; cependant, plus le mode élocutoire est formalisé, plus ces tendances s’atténuent, pour réapparaître dans le langage spontané.15 Quant à l’articulation correcte des phonèmes – aspect orthophonique de la question – elle touche surtout les voyelles, les plus sensibles étant le [$] postérieur et le [(] long. Comme à 13 Beaucoup de Québécois d’un certain âge – dont nous sommes – peuvent faire état des vexations dont ils ont été l’objet pour s’être permis, dans des temps plus anciens, d’utiliser dans la vie courante une prononciation et une langue soignées. 14 Voir le rôle de la nouvelle élite dans les changements linguistiques, Gendron (1974 : 208 ; 1984 : 111-112). 15 Voir Gendron, 1966 : 139-152, sur la durée et le rythme en français québécois ; aussi, Gendron, 1968 : 165178, sur les moyens d’alléger le rythme de la phrase.

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Paris, le [$] a été allégé et le [(] prononcé moins ouvert. D’autres corrections ont été faites qui ont contribué à rapprocher les deux parlers.16 De telle sorte qu’aujourd’hui, la prononciation québécoise soignée se présente comme un moyen terme entre les habitudes phonétiques héritées du parler traditionnel et l’alignement articulatoire et distributionnel opéré sur le français de Paris.

3.

Conclusion

Nous conclurons en traçant brièvement le cadre chronologique dans lequel s’insère l’histoire de la prononciation au Québec. Au plan chronologique, on peut distinguer trois périodes dans l’histoire de la prononciation du français au Québec ; soit en résumé : 1 Une première période qui s’étend de 163217 à 1841, où se forme et prédomine sans conteste l’accent québécois traditionnel ; 2 une seconde période qui va de 1841 à 1960, où s’établit dans l’élite québécoise un double état phonétique, par suite de l’acceptation par l’élite de la supériorité de l’accent soigné de Paris sur l’accent québécois traditionnel ; 3 une troisième période, à partir de 1960 et des effets de la Révolution tranquille, où l’élite québécoise, suffisamment nombreuse et influente cette fois, établit et fait triompher la nouvelle norme de prononciation, calquée pour l’essentiel sur celle de Paris, atténuant ainsi considérablement l’état phonétique dans lequel elle se trouvait depuis le milieu du 19e siècle. À chacune de ces périodes appartiennent des faits majeurs qu'il est important de signaler brièvement. Ainsi, dans la première période prennent place deux faits : 1) la formation de la prononciation québécoise entre 1632 et 1670 : au cours de cette brève période, l’accent québécois prend la forme qu’il a acquise du parler de Paris, ce dont témoigne le Père Allart en 1670 et que confirment le Père Le Clercq en 1691 (mais dont le constat remonte à 1675, date de son arrivée au Canada) et tous les autres observateurs du 18e siècle ;18 2) de 1670 à 1841, l’accent québécois prédomine sans conteste dans toutes les classes de la société : il est la norme. C’est ce dont témoigne d’Aleyrac, dès 1755 – donc avant la fin du Régime français (1608-1760), quand il écrit : « Tous les Canadiens parlent un français pareil au nôtre ».19 C’est-à-dire : notre norme est celle des Canadiens, à l’exception de quelques mots qui sont différents. Et surtout, cela concerne tous les Canadiens. Cette dernière assertion sera confirmée par les voyageurs tout au long du 19e siècle. Dans la seconde période, de 1841 à 1960, deux événements à connotation linguistique s’y produisent en parallèle : 1) les remarques des voyageurs sur l’accent québécois, insérées dans des ouvrages ou des articles publiés en Europe ou aux États-Unis, dont on a fait un premier

16 17

Pour le détail de ces rectifications de prononciation, voir Gendron, 1968. Date de la rétrocession à la France par l’Angleterre de la Nouvelle-France, et de la reprise de la colonisation française (voir R. Larin, op. cit. p. 144). 18 Voir Wolf, 1988 : 8-12, et Gendron, 2000 : 12-14. 19 Gendron, 2000 : 13.

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recensement en 1966, et un second plus complet en 1998,20 mais dont on ne connaît pas bien l’influence qu’elles ont pu exercer sur la prise de conscience des Québécois relativement à leur accent ; 2) la prise de conscience de l’élite québécoise touchant son accent, et dont on doit pour le moment attribuer la cause – le point de départ – à la publication du Manuel des difficultés… de l’abbé Maguire en 1841 (Maguire, 1841) et à la polémique qu’elle a suscitée avec l’abbé Demers (Dionne, 1912) ; quoi qu’il en soit, cette prise de conscience et les effets qu’elle a eus sur la pratique phonétique ont produit dans l’élite québécoise un état de double usage phonétique, dont témoignent les ouvrages publiés au Québec pour inciter les Québécois à amender leur prononciation ;21 état de chose confirmé par le Français Foubert (1875) : Chez les personnes qui ont reçu de l’éducation et qui cherchent à corriger cet accent il diminue beaucoup sans toutefois se perdre entièrement… (cité dans Caron-Leclerc, 1998 : 216).

Les moments forts de cette production vont de 1870 à 1905 (quelque 12 ouvrages), puis de 1935 à 1944 (une dizaine de publications) ;22 entre les deux périodes s’insère un intermède où deux auteurs, A. Rivard et L.-Ph. Geoffrion, s’attachent à saisir les origines anciennes, françaises ou dialectales, de la prononciation québécoise. Aux environs de 1960, commence la troisième période, toujours en cours, où s’atténue l’état de double usage phonétique : signe des temps, prédomine alors la publication d’études scientifiques sur la prononciation québécoise,23 en même temps que disparaissent les cours de diction – c’est-à-dire de bonne prononciation – dans les écoles et les collèges, ainsi que les conseils publics (journaux, radio, télévision) sur la bonne façon de prononcer les mots. La nouvelle norme s’impose alors par son propre poids social.

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20 21

Dulong, 1966, passim tout au long de l’ouvrage ; Caron-Leclerc, 1998, pp. 41-455. Dulong, 1966, à partir de l’année 1870 jusqu’à 1905 (nos 65, 86, 100, 144, 148, 162, 204, 226, 239, 315, 324 et 454). 22 Ibid., à partir de l’année 1935 jusqu’à 1944 (nos 719, 720, 735, 745, 753, 772, 773, 777, 806 et 809). 23 Ibid., à partir de l’année 1944 (nos 848, 853, 855, 858a, 867, 881, 929, 932, 941, 967, 992, 994, 1044, 1050 et 1054).

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Jean-Denis Gendron

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LOTHAR WOLF Université d’Augsbourg

Le mauvais usage dans le royaume de France au 17e siècle et ses survivances au Canada 1.

Les Remarques de Vaugelas du point de vue canadien

1.1.

Les exemples de bonne assise sociale

Une première étude comparative de faits morphologiques et syntaxiques en France, à l'époque du départ des colons, avec le français parlé au Canada d'aujourd'hui a pu montrer que les Canadiens ont conservé des phénomènes linguistiques qui avaient une bonne assise sociale dans le royaume de France au 17e siècle.1 Quelques exemples fournis par les Remarques sur la langue françoise de Vaugelas (1647) et par des commentaires contemporains sur les Remarques peuvent illustrer cette hypothèse. Comme dictionnaire de référence pour la langue traditionnelle, il suffira de consulter le Glossaire du parler français au Canada (1930), parce que – comme dit la Préface (p. VII) – « C'est la langue parlée, et parlée par le peuple, que nous étudions dans ce glossaire ; et nous y relevons seulement ce qui n'a pas été ou n'est plus admis dans la langue académique ». Prenons d'abord quelques exemples que Vaugelas ne critique pas explicitement, c'est-àdire qu'il note simplement la différence entre l'usage de la Cour et celui de Paris sans prendre position en faveur de l'un ou de l'autre. La priorité qu'il donne à la Cour dans la préface est une question de principe, imposé par la situation socio-politique du temps, puisqu’en fait, dans la pratique des Remarques, ce principe se révèle souvent comme purement théorique. Ainsi l'usage canadien est – selon le Glossaire – identique à celui de la Cour dans des exemples comme : cet homme ici : « Tout Paris dit, par exemple, cet homme-cy, ce temps-cy, cette année-cy, mais la plus grand'part de la Cour dit, cet homme icy [...], & trouue l'autre insupportable, comme reciproquement les Parisiens ne peuuent souffrir icy, au lieu de cy » (p. 366). sarge : « Aussi l'e est plus doux que l'a, mais il n'en faut pas abuser comme font plusieurs qui disent merque, pour marque, serge pour sarge (toute la ville de Paris dit serge, & toute la Cour, sarge) » (p. 250).

ou l'usage canadien est identique à celui de la ville de Paris : fillol/fillole : « Toute la Cour dit filleul, & filleule, & toute la ville fillol, & fillole » (p. 341). exemple : « ... a Paris dans la ville on le fait ordinairement feminin... a la Cour on ne l'a jamais fait que masculin » (p. 315s.).

1

Cf. Wolf (1991).

152

Lothar Wolf

poison : « Poison, est tousjours masculin, quoy que M. de Malherbe l'ayt fait quelquefois feminin, & et que d'ordinaire les Parisiens le facent de ce genre, & dient la poison » (p. 527).

À côté de ces phénomènes de bonne assise sociale, il y en a d’autres, qui tendent plutôt à confirmer l’hypothèse que la variété canadienne de la langue française se compose largement d'éléments qui proviennent des différents rangs de la hiérarchie sociolinguistique française de l'époque.

1.2.

La notion de mauvais usage au 17e siècle

De ce point de vue, il ne sera pas dépourvu d’intérêt de savoir quels seront les résultats, si l'on étudie l'usage critiqué à l'époque classique et ses survivances dans la langue traditionnelle parlée au Canada, particulièrement au Bas-Canada, auquel le Glossaire se consacre, donc au Québec. « ... mon dessein en cét œuvre », dit Vaugelas, « est de condamner tout ce qui n'est pas du bon ou du bel Vsage » (Préface, chap. VII).

Autrement dit et au sens le plus large, le mauvais usage comprend tout ce qui est exclu du langage exemplaire des honnêtes gens. Le centre de cette notion est occupé surtout de ce que les Romains avaient appelé sermo plebeius, puisque – selon Vaugelas – c’est le peuple qui « est le maistre » du mauvais usage (Préface, chap. VIII). Ainsi, il parle de la langue du peuple, de la lie du peuple etc., et il nous dit, que ce mot de Peuple ne signifie aujourd'huy parmy nous que ce que les Latins appellent Plebs (Préface, chap. VIII).

La comparaison que Vaugelas fait entre plebs et peuple ne repose évidemment que sur la connotation négative que les mots ont dans les deux langues. Une étude des différences socio-sémantiques entre les deux notions serait absolument nécessaire à faire. En tout cas, cette connotation négative de peuple explique certainement aussi la dévalorisation de l'adjectif populaire, dont l'emploi péjoratif comme indicateur social est connu depuis Montaigne. Comme marque d'ordre sociolinguistique, populaire apparaît depuis le commentaire de Malherbe et, en lexicographie, on le trouve depuis le dictionnaire de Widerhold, publié en 1677, pour devenir la marque la plus fréquente dans le dictionnaire de Furetière de 1690. Au Canada, ce sens péjoratif de populaire n’est pas usuel. Les autres expressions pour désigner le mauvais usage sont nombreuses, et elles semblent être souvent employées comme des synonymes, puisqu’elles ne sont pas bien définies ni à l’époque ni aujourd'hui, si elles sont définissables du tout. Au 17e siècle, elles s'étendent de vulgaire, employé par Oudin, jusqu'au « style familier » que l'Académie exclut également du « bel usage », malgré la définition qu'elle donne de familier comme : un stile naturel & aisé tel que celuy dont on se sert ordinairement dans la conversation entre honnestes gens, & dans les lettres qu'on écrit à ses amis, stile de conversation entre honnêtes gens.

Ainsi, Malherbe condamne un tour par exemple comme bas et populaire, ou comme bas et plébée. Widerhold, en 1677, marque les mots « qui ne sont soufferts que dans le stile bas ou burlesque ». Les signes diacritiques dans Richelet indiquent l'emploi d'un mot exclusivement

Le mauvais usage dans le royaume de France au 17e siècle et ses survivances au Canada

153

dans « le stile simple, dans le comique, le burlesque, le satyrique » ou encore dans « le stile le plus simple, comme dans les vaudevilles, les rondeaux, les épigrammes, & les ouvrages comiques » ; l'Académie qualifie des mots et tours notamment de bas, très bas, familier, très familier, et de populaire. La synonymie de toutes ces expressions devient manifeste si l'on regarde un exemple comme vuider (jetter) tripes et boyaux au sens de “vomir” : * pour Oudin (OudC 1640), c'est « vulg. », * pour Richelet (Rich 1680), il appartient au « style le plus simple », * pour Miege (1688), il est « burl. », et, * pour l'Académie (1694), on le dit « prov. et bass. ».2 Regardons maintenant les exemples que Vaugelas rejette du bon usage et qui survivent au Canada. À l'opposé de sa théorie, la critique pratique de Vaugelas ne s'arrête même pas devant le langage de la Cour, quoique sa notion de « la plus saine partie de la Cour » lui permette un certain jeu dans son évaluation des faits linguistiques qu'il entend à la Cour. On sait que cette notion de « la plus saine partie » est, en fin de compte, la conscience métalinguistique de Vaugelas, donc tout à fait comparable à la notion de « bons auteurs » qui a longtemps servi comme étiquette pour le Bon usage de Maurice Grevisse. Ainsi, la critique de Vaugelas concerne : a) l'usage de la Cour, des courtisans L'emploi de y pour lui est « vne faute toute commune parmi nos courtisans » (p. 94) ; pour l'Académie, un demi-siècle plus tard, c'est une véritable faute.

b) l'usage d'auteurs classiques L'emploi de dont pour d'où, par exemple dans le lieu dont je viens, « c'est tres-mal parler » pour Vaugelas, malgré l'usage qu'en font des auteurs comme Corneille et plus tard Racine, ou encore, au 18e siècle, Voltaire et d'Alembert.

c) l'usage de la Ville, de tout Paris, de Paris, des Parisiens, sans qu'il soit toujours possible de dire à quels groupes de locuteurs Vaugelas se référait en employant ces différentes expressions qui renvoient à la ville quemencer « je diray que plusieurs Parisiens doiuent prendre garde à vne mauuaise prononciation de ce verbe que j'ay remarquée mesme en des personnes celebres à la chaire & au barreau » (p. 425). aveine « il faut dire, auoine, auec toute la Cour, & non pas, aueine, auec tout Paris » (p. 100). quand c'est que je suis malade est un tour employé particulièrement par les Parisiens et leurs voisins. Vaugelas le condamne en recommandant le simple quand. Cf. frc. « Je te montrerai ça quand c'est que tu viendras chez nous ». Pour l'Académie, c'est une façon de parler « basse, & du petit peuple ».

d) l'usage du peuple. Celui-ci se distingue des autres usages critiqués par le fait fondamental qu'il est mauvais par définition dans la hiérarchie sociolinguistique de l'époque Ainsi, la prononciation d'août [au] : Ce mot ne fait qu'vne syllabe... ; Car ceux qui prononcent a-oust, comme fait le peuple de Paris, en deux syllabes, font la mesme faute, que ceux qui prononcent ayder, en trois syllabes a-y-der, quoy qu'il ne soit que de deux (p. 322).

2

Cf. Popelar (1976 : 16).

Lothar Wolf

154

Si l'on compare tous les exemples avec le GPFC, on note que ce sont surtout quelques prononciations critiquées par Vaugelas, qui survivent au Canada.

2.

Le Dictionnaire de l’Académie françoise (1694) comme corpus

2.1.

Les mots marqués dans Ac 1694 et leur survivance (selon le GPFC)

Les exemples ne permettent naturellement pas d'en tirer des conclusions. Mais si l'on élargit le corpus de Vaugelas par environ 250 mots qui sont marqués comme « bas, populaire, etc. » dans les éditions du dictionnaire de l'Académie jusqu'à 1740 et/ou dans d'autres dictionnaires ou commentaires de l'époque,3 la surprise est parfaite. Parmi les 250 mots, il n'y en a même pas une dizaine qui survivent au Canada selon le GPFC. Pourtant, même ces quelques mots ne répondent pas tous aux critères nécessaires pour permettre une comparaison idéale. En fait, il n'y a que les nos 1 et 2 qui sont marqués à l'époque de l'émigration des colons et qui n'existent plus aujourd'hui en français de France, mais qui ont survécu au Canada. Les nos 3 et 4 figurent encore comme unités qualifiées de « pop. » dans le Littré, une également dans le DG ; l'exemple 4 a pris un sens légèrement différent, mais tout à fait compatible avec celui attesté au 17e siècle. Unité lexicale 1) bout-de-cul “personne petite et mal faite” 2) gavion “gosier” 3) coeffer qn “rendre ivre”, se coeffer “s’enivrer” 4) gogaille “(bonne chair accompagnée de) réjouissance”

GPFC bout de chic, bout de cul “bout d’homme, bout de femme” « bas » Ac 1694-1718 gavion “id.” « fam. » Ac 1694il est revenu coeffé 1798 “ivre”

5) vache “femme d’une complexion molle et lasche” 6) crapule “excès de boire et de manger”

« bas » Ac 16941718 ; « style le plus simple » Rich 1680 « bas » Fur 1690

3

Marques « bas » Ac 1694

« bas » Ac 1718, 1740 ; « pop. » Ac 1762, 1798

Cf. aussi le corpus de Inge Popelar 1976.

frm. (un bout d’homme)

« fam. » Littré

« pop. » Littré, DG gogâille “cuisine, faire la gogâille pour toute la famille ; faire gogâille = faire bonne chère au-delà de ses moyens” “individu avachi, « pop. et vx » RobP lâche” on trouve pourtant crapouille “crapule”

« vx » RobP (crapule)

Le mauvais usage dans le royaume de France au 17e siècle et ses survivances au Canada

7) pinter “boire en débauche” 8) gargotter “beuvoter... vilainement et salement”

« bas ou burl. » pintocher “boire avec Widerh 1677 ; excès” « bas » Ac 1718-1798 « bas » Ac 1694 “faire la cuisine ; faire du bruit comme l'eau qui bout ; marmotter”

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« pop. » RobP (pinter) (cf. gargotte péj. “restaurant à bon marché, où la cuisine et le service manquent de soin)

L'exemple 5 est resté marqué en France jusqu'à aujourd'hui. Les exemples 6 et 7 ont été modifiés morphologiquement au Canada tout en gardant l'ancienne signification, tandis que l'exemple 8 présente une sémantique différente.

2.2.

La comparaison des mots critiqués dans Ac 1694 avec la lexicographie québécoise

Ce résultat un peu surprenant, avouons-le, nous a amené à comparer les 250 mots marqués dans la 1ère édition du Dictionnaire de l’Académie avec tous les glossaires et dictionnaires français du Canada, depuis la fin du 19e siècle (donc du Clapin, Dionne, Dunn jusqu’au Beslisle, Poirier, Boulanger, Meney ainsi que ceux de Brasseur/Chauveau pour Saint-Pierre et Miquelon et de Brasseur pour Terre-Neuve), et même avec l’Atlas de l’Est du Canada de Dulong et Bergeron. Grosso modo, le résultat de cette comparaison ne s’écarte cependant pas trop du premier résultat obtenu : 81,8% ne survivent pas au Canada ; 15,2% ont une signification plus ou moins différente, en bonne partie pourtant facile à rattacher au sens de départ (Ac 1694) ; 3% survivent, partiellement avec une graphie (prononciation ?) différente, mais le sens est le même. Ce résultat qui, dans son interprétation la plus favorable, ne dépasse pas 19% de survivances, nous amène forcément à nous poser plusieurs questions. Pourrait-on conclure, que le mauvais usage parisien n'aurait pas été apporté au Canada ou qu'il n'y aurait pas survécu ? Il est certainement trop tôt pour tirer une conclusion, puisque, en premier lieu, on devrait savoir, combien de mots du Dictionnaire de l’Académie survivent exactement en Nouvelle-France.

2.3.

La question des survivances en général et leur interprétation

Or, une comparaison de la lettre B (941 entrées) du Dictionnaire de l’Académie avec toute la lexicographie québécoise depuis la fin du 19e siècle jusqu’à aujourd’hui, donne le résultat suivant : 74,9% de mots ne survivent pas au Canada ; 20,7% ont une signification plus ou moins différente, dont la moitié est facile à rattacher au sens de départ (dans Ac 1694) ; 4,9% survivent au Canada, partiellement avec une graphie (prononciation ?) différente, mais le sens est le même. Ces chiffres, qui montrent environ 26% de survivances, ne dépassent que légèrement le pourcentage obtenu pour les mots marqués, mais, en principe, ils montrent aussi que les mots marqués et également d’autres usages ne peuvent être interprétés séparément.

156

Lothar Wolf

Est-ce que les 75% du vocabulaire de l’Académie qui ne figurent pas dans les dictionnaires québécois n’ont pas été apportés du tout au Canada ou est-ce qu’ils n’y ont simplement pas survécu jusqu’à aujourd’hui ? Nous aurions besoin d’un FEW pour le Canada ou du moins d’un collaborateur québécois au FEW qui ajoute la documentation du fichier de Juneau/Poirier aux articles de la nouvelle édition. Avec cette question générale, on doit voir en liaison étroite, le caractère ‘parisien’ du Dictionnaire de l’Académie, puisque c'est le bon usage de la Cour et de la Ville, donc surtout celui des honnêtes gens de Paris, y compris plus de 200 exemples d’usage parisien critiqué. L'usage provincial en est exclu, parce qu’il est mauvais par définition. Est-ce que cela veut dire également qu’il s’agit, dans le dictionnaire de l’Académie, d’un usage d’une couche sociolinguistique qui n’est pas celle des colons ? Les exemples du bon usage qui survivent au Québec, sont pourtant nombreux. En fin de compte, on voit que la question de savoir si le mauvais usage parisien a survécu au Canada ou non, exige une réponse sur le dénominateur commun de tout ce qui a été apporté et qui a survécu en Nouvelle-France. 75% de données négatives sur la base de Ac 1694 sont un résultat difficile à comprendre, puisqu’il semble évident que la plus grande partie du vocabulaire québécois soit d’origine gallo-romane. Est-ce que celui-ci serait donc surtout d'origine régionale française, composé essentiellement de mots dialectaux francisés ? D’autres corpora du 17e et du 18e siècles seront à étudier sous cet aspect des survivances. Méthodologiquement, nos collègues québécois voient dans cette démarche, qui part des faits français et qui est inverse à leurs études, un complément nécessaire, afin de pouvoir bien répondre aux questions posées.4 Il faudrait donc d'abord connaître l’usage réel de chaque mot à l’époque de l’émigration afin de pouvoir le valoriser du point de vue sociolinguistique. Mais cet usage ne nous sera jamais connu complètement, parce que la langue parlée ne nous est plus accessible directement. Le cas échéant, on pourrait déduire de l'usage canadien que tel ou tel mot apporté était courant à l'époque, du moins parmi les colons. Cela ne veut pourtant pas dire qu'il a dû être courant déjà en France, avant le départ ; Il pouvait aussi bien avoir obtenu sa valeur communicative, lorsque la variété de la koinè française s'est formée au Canada. Ce sont des questions et problèmes bien difficiles à étudier et nous n’avons pu en aborder que quelques-uns. Et tous attendent des chercheurs « de bonne volonté » comme disait Gaston Paris. Que de bons philologues se mettent à l’œuvre !

Bibliographie N.B. : Pour les dictionnaires historiques cités, nous avons utilisé les abréviations du FEW (v. Beiheft, 2. Auflage, Tübingen 1950, et Supplement zur 2. Aufl. des Bibliographischen Beiheftes, Basel 1957). Les autres dictionnaires, surtout ceux du Canada, sont cités dans le texte par le nom de leurs auteurs bien connus. Juneau, Marcel et Claude Poirier (1973) : Le livre de comptes d’un meunier québécois (fin XVIIe - début XVIIIe siècle). Édition avec étude linguistique. Québec : PUL (Langue française au Québec 2e section : Éditions commentées de textes 1). Popelar, Inge (1976) : Das Akademiewörterbuch von 1694 - das Wörterbuch des Honnête Homme ? Tübingen : Max Niemeyer Verlag (Beihefte zur ZRPh 152).

4

Cf. M. Juneau et Cl. Poirier (1973 : 192 n. 2).

Le mauvais usage dans le royaume de France au 17e siècle et ses survivances au Canada

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Wolf, Lothar (1991) : « Le langage de la Cour et le français canadien ». In : Français du Canada - français de France. Actes du deuxième Colloque international de Cognac du 27 au 30 septembre 1988, publiés par Brigitte Horiot. Tübingen : Max Niemeyer Verlag (Canadiana romanica 6), 115-123.

V. Les enquêtes sociolinguistiques

PATRICE BRASSEUR Université d’Avignon

Les compétences linguistiques des jeunes locuteurs franco-terre-neuviens Le français de Terre-Neuve a fait l’objet d’une étude lexicale détaillée publiée en 2001 sous le titre Dictionnaire des régionalismes du français de Terre-Neuve, sur la base d’un corpus recueilli à la fin des années 1980 et au début des années 1990 auprès de locuteurs alors âgés de plus de 60 ans. L’introduction du Dictionnaire comporte également de nombreuses observations concernant les spécificités phonétiques et morphosyntaxiques du parler de la péninsule de Port-au-Port à l’extrême ouest de l’île de Terre-Neuve. Les locuteurs franco-terre-neuviens font fréquemment référence au parler des « vieux Français ». Ils nomment ainsi les derniers immigrants, arrivés à l’extrême fin du 19e siècle et au début du 20e. De langue maternelle bretonne pour la plupart, ils avaient été scolarisés en français par la République et témoignent d’une sorte d’âge d’or du français à Terre-Neuve et de l’identité culturelle qui s’y attache. Mais ce modèle idéalisé est maintenant devenu lointain, sinon imaginaire et purement emblématique. Le travail lexicographique que j’ai mené à Terre-Neuve montre que ces « vieux Français » ont régénéré le français acadianisé installé dans la région. Ils auraient cependant de la peine à comprendre la langue de leurs enfants et petits-enfants, nos contemporains. De ce parler ancestral, la communauté franco-terre-neuvienne tire une fierté et une légitimité qui la pose en égale des autres communautés francophones du Canada et d’ailleurs. C’est cette légitimité qui justifie largement la récente création d’écoles françaises. Comme dans la quasi totalité des situations de francophonie, une seule variété a cours dans l’enseignement, celle que l’on nomme, selon les époques et les lieux, français standard, français international ou français de référence. Le contenu donné à ces composés pourrait faire l’objet de longues discussions, mais ce n’est pas notre objet. Dans le contexte moderne de la mondialisation, où la langue n’est souvent considérée que comme un instrument, fonctionnel et utilitaire, le choix d’une variété « exportable » paraît sans doute raisonnable et nous ne le remettons nullement en cause, quelle que soit sa forme. Cependant, à Terre-Neuve, pour la génération actuelle des enfants scolarisés en français, on pourrait penser que l’imposition d’un modèle externe serait la source de difficultés d’apprentissage, voire même de crise identitaire. En d’autres termes, cette étude prenait pour hypothèse que l’écart entre le français vernaculaire et la variété enseignée est tel que la scolarisation risque de couper les jeunes Franco-Terre-Neuviens de leurs véritables racines francophones, le français de l’école apparaissant alors comme une autre langue que celle de la maison, des parents et des grandsparents. Le premier but de cette étude était d’observer si ce décalage théorique se manifestait, aussi bien dans les usages morphologiques ou lexicaux que dans les prononciations. Nous verrons que les conclusions de notre recherche sont très éloignées de ces prémisses, les problèmes les plus préoccupants étant dus au bilinguisme.

162

Patrice Brasseur

L’enquête de terrain s’est déroulée à l’école Sainte-Anne, située à La Grand-Terre, dans la communauté francophone de la presqu’île de Port-au-Port à Terre-Neuve. J’ai soumis un questionnaire écrit (voir en annexe p. 175) à l’ensemble des élèves des classes de 7e, 8e, 9e, 10e, 11e et 12e, présents à l’époque de mon séjour, soit un total de 41 élèves. Pour la commodité, les élèves ont été séparés en deux groupes de taille similaire (7-8-9 et 10-11-12) et ont répondu au questionnaire au cours de la même journée. Chacune des cinq feuilles qui composaient le questionnaire a été distribuée successivement, la suivante ne l’étant qu’après le ramassage de la première. Une enseignante m’a aidé dans cette tâche et dans le maintien de la discipline, les élèves étant dans les deux cas rassemblés dans la cafétéria de l’établissement scolaire. Cette grande salle a permis de les séparer et de garantir une certaine individualité des réponses. Les élèves devaient porter leur nom sur chacune des feuilles. La durée totale de passation du test, pour les deux groupes, a été d’environ 50 minutes. Au cours des jours suivants, j’ai fait lire à chacun des élèves individuellement une suite de phrases de ma composition contenant les principaux traits phonétiques spécifiques du francoterre-neuvien (désormais FTN). 40 élèves (sur les 41 testés à l’écrit) ont enregistré ce texte, en ma seule présence. Les élèves découvraient le texte avant de le lire, sans véritablement pouvoir en prendre connaissance et ne pouvaient pas l’emporter avec eux. Il sera ainsi possible d’examiner ultérieurement les réalisations phonétiques (influence de l’anglais, traits particuliers au vernaculaire, etc.) qui apparaissent dans les enregistrements individuels de chaque élève. Je n’évoque, dans cet article, que la première partie du test, c’est-à-dire les enseignements exploitables à partir du questionnaire écrit. En annexe, on trouvera le questionnaire, tel qu’il a été administré (ordre et découpage). Peu de consignes ont été données ; il a cependant fallu expliquer, en particulier, ce que signifiait « grand-père paternel », « grand-père maternel », « métier » ou encore « accent ». Lorsque l’un des grands-parents ou plusieurs étaient décédés, j’ai demandé aux élèves de laisser les deux cases (« oui » et « non ») blanches. À la question 9, « vivre ailleurs » a été glosé en « aller habiter ailleurs ». Enfin, à propos du mot anglais spade, j’ai précisé qu’il s’agissait de l’outil. Les questions 1 à 7 devaient permettre d’apprécier l’exposition de chacun au français, sans distinction de la variété. Les questions 8 à 10, de nature sociologique, se sont révélées sans intérêt pour cette étude. Les questions 11 à 23 devaient mesurer la sensibilité des locuteurs à la variation linguistique. Elles se présentaient sous forme fermée ou ouverte, sans possibilité de retour en arrière, du fait du ramassage des feuilles déjà remplies. L’enquête lexicale était destinée à déterminer la langue de référence proposée aux jeunes Franco-Terre-Neuviens (questions 24 et 25). S’agit-il du français standard ou de la variété américaine du français ? Elle permettait aussi de confronter les enfants au vernaculaire de leur communauté d’origine. Connaissaient-ils le sens des mots qui leur étaient proposés et qui ont été recueillis sur place avec une fréquence d’emploi notable auprès de leurs grands-parents francophones ? Pour laisser peu de place aux réponses données au hasard, 3 choix étaient proposés, dont certains faisaient pièges. Les élèves pouvaient aussi répondre qu’ils ignoraient le mot. Pour faciliter la compréhension, la question 25 est reproduite en annexe avec l’indication des réponses attendues (cases noircies). Certes, les résultats peuvent être biaisés par le nombre relativement faible de sujets enquêtés. Ce nombre me paraît cependant représentatif, dans la mesure où il est suffisamment important pour faire apparaître un équilibre des sexes, à peu près conforme à celui qui existe dans la population en général (22 filles pour 19 garçons). Certaines classes sont plus faiblement représentées que d’autres, mais l’analyse ne porte pas à proprement parler sur des

Les compétences linguistiques des jeunes locuteurs franco-terre-neuviens

163

classes. Quoi qu’il en soit, cette enquête est exhaustive dans la population de la péninsule de Port-au-Port : tous les enfants scolarisés en français ont été testés. En dépouillant les questionnaires individuels, j’ai esquissé une typologie des réponses. Cependant, pour des raisons pratiques tenant au format des tableaux qu’ils nécessiteraient, je ne suis pas en mesure de présenter les résultats détaillés par élève. Un certain nombre de questions visant à déterminer quelle place occupe, selon les élèves de l’école Sainte-Anne, le FTN parmi les autres variétés de français ne seront pas examinées ici.

1.

Évaluation des connaissances et typologie des réponses

Je ne tiens aucun compte de l’orthographe pour les réponses considérées comme données en français vernaculaire (désormais FV, cette variété étant définie par référence aux énoncés non standard recueillis auprès des informateurs du Dictionnaire des régionalismes du français de Terre-Neuve), ni pour les formes comptabilisées sous FSO (ou « français standard dans sa forme orale », en quelque sorte transcrite phonétiquement). Seuls les mots standard correctement orthographiés figurent sous FSE (ou « français standard dans sa forme écrite »). Les fautes d’accents et l’omission de tirets n’ont pas été prises en considération. *Ses yeux est bleu et il a souffri sont rangés dans la catégorie FV. C’est yeux son bleu, ses yeux sont bles, (il a) souffer ou (il a) souffaire sont rangés sous FSO, mais seuls ses yeux sont bleus et (il a) souffert sont sous FSE. Je range sous l’étiquette INC, les réponses inadéquates ou « incorrectes » (qui ne correspondent à aucune des variétés de français en présence). Enfin, NR est noté pour une absence de réponse. En raison des limites fixées à cette contribution, je ne donne qu’un bref aperçu des réponses fournies à chacun des chapitres du questionnaire.

1.1.

Pluriels irréguliers

Le singulier d’animaux est « correct » chez 38/41 élèves. Sur les 38, il se trouve 35 animal, 2 animals et 1 animale. Les réponses fautives sont anima (2 fois) et animaux (1 réponse). L’élève qui donne animaux est l’un de ceux de 11e qui donne aussi les pluriels chevals et orignals. Sur les 121 réponses, 9 sont fautives, soit 7,3%. Répartition des réponses fautives par classes : 1 en 9e, 5 en 11e, 3 en 12e. Ceci a de quoi nous plonger dans la perplexité : les réponses non standard sont le fait d’élèves de classes supérieures, qui ont une exposition faible ou nulle au FV, variété qui fait largement usage des pluriels de ce type en -als.

164

1.2.

Patrice Brasseur

Place du pronom personnel

Exemple : FS - Ne me demande pas : 16 (dont une réponse double). - Me demande pas : 2. (C’est la variante du français familier – ou plus simplement du français parlé – de Ne me demande pas ; elle peut être comptabilisée avec cette réponse). FV - Demande-moi pas : 19 (dont une réponse double). (C’est l’usage populaire régional). INC - Demande pas à moi : 2. (Cette réponse ne correspond pas à un usage attesté à TerreNeuve). NR 3. Au total, l’usage de la forme régionale peut être observé dans 46% des cas.

1.3.

Traduction de phrases anglaises

Exemple : Wait for me “attends-moi” ou “attendez-moi”. FS - attends-moi : 11 - attendez-moi : 5 FV - attends pour moi : 11 - attendez pour moi : 2 - attendre pour moi : 4 INC - attenduis-moi : 1 - entendre pour toi : 1 - attendré pour moi : 1 - me attendre : 1 - m’attend : 2 NR 2 Graphies de attends : aten (1), atten (1), attant (1), atand (1), attend (17), attends (3). Graphies de attendez : attendé (2), attender (1), attendez (4). Graphies de attendre : attendre (3), attendr (1), attentre (1).

1.4.

Morphologie verbale

L’idée de départ de ma démarche était de comparer les productions des jeunes Franco-TerreNeuviens avec celles de leurs aînés. Le terrain de la morphologie verbale se prête bien à ce type d’étude et j’avais fait de nombreuses observations pendant les enquêtes pour le Dictionnaire des régionalismes du français de Terre-Neuve. Comme on le sait, le FV de Terre-Neuve, comme le français acadien en général, conjugue la 3e personne du pluriel des verbes avec la désinence -ont (impft -iont, futur et cond. -eriont). Par ailleurs, le verbe aller se conjugue allont à l’ind. prés. 3e pl. Quant aux participes passés des verbes en -ir, ils sont généralement formés, à Terre-Neuve, sur le radical de l'infinitif avec la désinence -i ; ceux des verbes du 3e groupe en -re sont formés avec la désinence -u également ajoutée au radical de l’infinitif, à l’exception des verbes en -aire, comme plaire, qui se conjuguent comme faire. J’ai aussi inclus dans le test la forme de 2e pers. du pl. de l’ind. prés. de boire, qui se dit en FV vous boivez. Enfin, le subjonctif ne se trouvant plus en

Les compétences linguistiques des jeunes locuteurs franco-terre-neuviens

165

FV que sous des formes résiduelles, y compris au présent, les locuteurs font la concordance des temps selon le verbe de la principale. Dans notre exemple, le FV dit il faut que tu peux. (Avec une principale à l’imparfait : il fallait que tu pouvais).

1.5.

Morphosyntaxe du pronom personnel

Exemple : (je) lui (parlais) FS lui (parlais) : 19 lui (ai parlé) : 1 [lui (ai parlais)] FV l’ai (parlé) [l’ai (parlais) (1), l’ais (parlais) (1), l’as (parlais) (1)] INC les (parlais) : 1 te (parlais) : 1 suis (parlé) : 2 [suis (parlais)] j’ai (parlé) : 3 [j’ai (parlais)] mauvaise compréhension de la tâche : 1 NR 10

1.6.

Syntaxe du verbe

Exemple : (qu’il) fasse FS fasse : 6 [fasse (5), fase (1)] FV faisse : 2 fait : 21 INC falait : 1 NR 11

1.7.

Connaissance du lexique régional (questions 14, 24 et 25)

La question 14, ouverte, a été peu productive. Les réponses sont, dans leur très grande majorité, le fait des filles, même si, dans la classe de 9e notamment, elles ont été visiblement copiées, malgré les précautions prises : a- Réponses non adéquates : les gars, mon dieu, mignons, adorer, locaux, soir, profession. Toutes ces réponses relèvent du français standard ; oh man est une expression de l’anglais régional, et peut-être plus largement de l’anglais nord-américain ; quant à dirty one, il s’agit d’une locution anglaise, tout aussi inadéquate. b- Réponses mettant en évidence des différences phonétiques : tchi qui, chœur, chulots, chinze, chin, tchi (qui). Ces graphies tentent de reproduire la palatalisation et l’affrication d’un [k] initial en FTN. C’est peut-être aussi l’interprétation à donner à la réponse inquintude. c- Réponses pertinentes : - ainque “seulement”, autre forme de ien que, transcrit in que (Brasseur 2001) est une forme typiquement acadienne, largement répandue en FTN. - brailler “pleurer” s'emploie parfois en français général, spécialement pour un enfant, particulièrement dans l'Ouest, du Maine à la Saintonge. Le mot possède une plus large extension au Canada et en Louisiane (Brasseur 2001).

166

Patrice Brasseur

- châssis “fenêtre” est bien attesté au Canada et en Louisiane, ainsi qu'à Saint-Pierre et Miquelon, alors qu'en français général le mot désigne l'encadrement de bois de la fenêtre (Brasseur 2001). - espérer “attendre (qn ou la venue de qch)” est considéré comme vieilli et régional. Il est typique des parlers de la moitié ouest du domaine d'oïl, de la Wallonie à la Saintonge, et est très répandu au Canada, en Louisiane ainsi qu’à Saint-Pierre et Miquelon (Brasseur 2001). - friser (mal orthographié : frisser) est un des mots qui signifient en FTN “effectuer l’acte sexuel” (Brasseur 2001). - quésiment “quasiment” que l’on trouve aussi en FTN sous les formes quisiment, quitiment ou encore quéïment, a aussi été relevé dans la région de Chicoutimi au Québec et de Moncton, au Nouveau-Brunswick (Brasseur 2001). - vire, pour virer, ne signifie pas “verser” mais a pris en FTN, comme ailleurs au Canada, la plupart des emplois du français tourner (Brasseur 2001). - worry pas, où le verbe est emprunté à l’anglais to worry “s’inquiéter”, est, en effet commun en FTN, mais en concurrence avec bâdre pas, de même sens et la locution française (ne) t’inquiète pas. La question 24 se proposait de tester la capacité des élèves à transcoder le lexique régional, supposé connu de tous, en français standard. Mais 3 réponses ont été données pour un total théorique possible de 164, et une seule est exacte : phoque pour loup-marin (F16). La deuxième constitue une tentative méritoire mais infructueuse : pin pour prusse (F21). (La bonne réponse est épicéa). La troisième est une glose de bleuet “myrtille” par un autre mot régional graine “baie sauvage”, écrit grène et donné au masculin (G18). Le tableau 1 montre quel nombre de réponses correctes ont été données à l’ensemble de mots régionaux proposés dans la question 25. Tableau 1 : Réponses correctes à la question 25 anis aoindre apiloter une arrisée attiner une baille une barge un batte-feu un besson des bidous un bior boucane bouchure bouillée un broc brocher caberouet un cadrosse cani carnasser chacoter chaton cigale échauffure farauderie

2 1 5 8 0 5 11 (bateau 2 ; autre sens 2) 10 0 7 10 27 5 0 4 0 (autre sens non précisé : 1) 10 8 0 6 6 3 (jeune chat 19) 3 (autre sens I) 0 5

Les compétences linguistiques des jeunes locuteurs franco-terre-neuviens

167

Les seuls mots qui n’ont obtenu aucune réponse correcte sont attiner, besson, bouillée, brocher, cani et échauffure. Le verbe brocher, au moins, est pourtant largement répandu dans la communauté franco-terre-neuvienne. On pourrait penser qu’il n’a pas été identifié en raison de l’équivalent standard qui était proposé, puisque tricoter semble ignoré des FrancoTerre-Neuviens. Mais il n’en va pas de même de boucane, qui est massivement connu et identifié comme l’équivalent de fumée. Certains élèves ont probablement répondu au hasard, malgré mes recommandations. Je l’ai d’ailleurs vérifié à deux reprises en interrogeant le lendemain du test deux élèves : le sens des mots anis et cadrosse, qu’ils semblaient avoir identifiés, leur était en fait totalement inconnu. (Cadrosse et cigale, par exemple, sont peu fréquents chez les informateurs du Dictionnaire des régionalismes du français de TerreNeuve). Il aurait donc, sans doute, fallu effectuer des vérifications systématiques pour plus de certitude. Mais il est probable que le pourcentage de ces réponses est identique pour toutes les tranches de notre échantillon et on peut ainsi espérer qu’il ne fausse pas l’analyse.

2.

Exposition au français hors de l’école

Le questionnaire permet d’évaluer l’exposition au français en associant deux indicateurs : le nombre de membres de la famille parlant le français à la maison et le fait de regarder la télévision en français. Le tableau 2 (voir p. 168) récapitule en outre divers autres éléments comme le sexe (qui apparaît dans le codage), la date de naissance et la classe. Mais l’éventuelle scolarité en français dans les années précédant la 7e n’est pas prise en compte.

2.1.

Dans la famille

Dans les familles des élèves, la proportion de grands-pères francophones (32 %) est à peu près la même que celle des grands-mères francophones (35 %). À la génération suivante, les pères pratiquent le français dans une proportion presque deux fois supérieure (46 % contre 27 % pour les mères). Ceci étaie l’observation maintes fois rapportée que le changement linguistique, ici en l’occurrence le passage à l’anglais, est le fait des femmes.

2.2.

Par la télévision

Il ne semble pas y avoir de corrélation entre le nombre des membres de la famille qui sont francophones et le fait de regarder la télévision en français. Il est clair que l’intérêt pour la télévision en français, ou la prise de conscience de cet intérêt, croît avec le niveau scolaire. L’exposition au français du fait de la pratique de cette langue avec les parents ou grandsparents n’est pas du même type que celle qui consiste à regarder la télévision. D’une manière générale, on peut dire qu’ici les membres de la famille, très rarement scolarisés en français, parlent un français vernaculaire ou proche de cette variété, tandis que la télévision véhicule le standard canadien. En ce sens, l’exposition à la télévision française est de même nature que celle de l’école.

168

Patrice Brasseur

Tableau 2 : Exposition au français hors de l’école Ident. Classe Date de naiss. G1 G2 F1 F2 F3 F4 F5 F6 G3 G4 G5 G6 G7 F7 F8 F9 G8 F10 F11 F12 F13 G9 G10 G11 F14 G12 G13 G14 G15 F15 F16 G16 F17 G17 F18 F19 F20 F21 G18 G19 F22

7e 7e 7e 7e 8e 8e 8e 8e 8e 8e 8e 8e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 10e 10e 10e 10e 10e 10e 11e 11e 11e 12e 12e 12e 12e 12e 12e 12e 12e

1986 10/1987 06/? 01/1988 11/1987 12/1987 05/1987 03/1987 1987 11/1987 04/1986 08/1986 10/1985 03/1986 12/1986 03/1986 09/1985 05/1986 02/1987 06/1986 11/1986 05/1985 08/1986 06/1985 12/1985 04/1985 1985 12/1985 10/1985 05/1984 06/1984 06/1983 02/1984 08/1984 01/1983 03/1984 11/1983 11/1983 01/1983 10/1983 11/1983

Parents Grand-parents parlant français Ascendants parlant fr. francophones paternels maternels Père Mère Gd-père Gd-mère Gd-père Gd-mère non non non non non non 0 oui oui oui oui oui oui 6/6 non non oui oui non non 2/6 non non oui non non non 1/6 non non non non non non 0 non non non non non non 0 non non non non non non 0 oui non oui oui non non 3/6 oui non oui oui non non 3/6 non non décédé décédé décédé oui 1/3 non non décédé non décédé décédé 0 non non oui non non non 1/6 non non non non non non 0 oui non non non non non 1/6 non non non non non non 0 oui non non oui non oui 3/6 non oui oui oui oui oui 5/6 oui oui non non oui oui 4/6 oui non non oui non non 2/6 oui oui oui oui non non 4/6 oui oui décédé non oui oui 4/5 non oui non non oui oui 3/6 non non oui non décédé décédé 1/4 oui non non non décédé non 1/5 non non non non non non 0 oui non décédé décédé non non 1/4 oui non non non non non 1/6 oui oui non oui décédé décédé 3/4 non non non non non non 0 non oui non non oui oui 3/6 oui non oui oui oui non 4/6 oui oui non non non non 2/6 non non non décédé non oui 1/5 oui non décédé oui décédé non 2/4 non non décédé non décédé décédé 0 non non non non non non 0 non oui oui oui oui oui 5/6 oui non décédé décédé décédé décédé 1/2 non oui non non décédé décédé 1/4 oui non oui oui non oui 4/6 non non non non oui non 1/6

T. V. en fr. jamais jamais jamais jamais parfois jamais jamais jamais rarement parfois parfois jamais jamais jamais jamais rarement jamais rarement rarement jamais jamais parfois rarement jamais jamais jamais rarement rarement parfois parfois parfois rarement rarement rarement rarement rarement rarement parfois parfois ts les jrs rarement

169

Les compétences linguistiques des jeunes locuteurs franco-terre-neuviens

3.

Corrélation des résultats et des variables

3.1.

Résultats par classes

Dans les réponses FV du tableau 3, le premier chiffre concerne la morphosyntaxe, le second le lexique. Tableau 3 : Résultats par classes Nom G1 G2 F1 F2 F3 F4 F5 F6 G3 G4 G5 G6 G7 F7 F8 F9 G8 F10 F11 F12 F13 G9 G10 G11 F14 G12 G13 G14 G15 F15 F16 G16 F17 G17 F18 F19 F20 F21 G18 G19 F22

Classe

FV

7e 7e 7e 7e 8e 8e 8e 8e 8e 8e 8e 8e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 10e 10e 10e 10e 10e 10e 11e 11e 11e 12e 12e 12e 12e 12e 12e 12e 12e

1 (1 + 0) 22 (12 + 10) 9 (9 + 0) 13 (9 + 4) 8 (8 + 0) 12 (12 + 0) 14 (10 + 4) 9 (7 + 2) 11 (10 + 1) 14 (8 + 6) 12 (6 + 6) 4 (1 + 3) 4 (4 + 0) 8 (6 + 2) 15 (9 + 6) 14 (9 + 5) 1 (1 + 0) 12 (11 + 1) 13 (9 + 4) 15 (12 + 3) 14 (10 + 4) 8 (5 + 3) 14 (14 + 0) 9 (8 + 1) 13 (12 + 1) 10 (9 + 1) 11 (10 + 1) 14 (9 + 5) 15 (12 + 3) 19 (14 + 5) 12 (8 + 4) 19 (14 + 5) 15 (11 + 4) 12 (11 + 1) 18 (13 + 5) 13 (11 + 2) 18 (9 + 9) 22 (14 + 8) 16 (6 + 10) 13 (9 + 4) 20 (13 + 7)

Moy. FV par classe 11,3 (45/4)

10,5 (84/8)

10,6 (127/12)

13,7 (82/6)

15,3 (46/3)

16,5 (132/8)

FSO 5 16 20 17 27 22 20 15 23 14 9 4 11 28 18 24 4 20 29 24 19 13 23 12 17 20 12 9 14 15 29 13 13 33 15 23 16 24 16 18 18

Moy. FSO par classe 14,5 (58/4)

16,8 (134/8)

18,8 (225/12)

14,5 (87/6)

18,3 (55/3)

20,4 (163/8)

FSE 3 11 11 16 22 20 15 10 21 11 8 4 6 23 14 19 1 17 28 17 15 7 16 7 15 15 10 7 10 16 25 9 8 33 14 21 14 22 12 17 14

Moy. FSE par classe 10,3 (41/4)

13,9 (111/8)

14,2 (170/12)

12,2 (73/6)

14 (42/3)

18,4 147/8

170

Patrice Brasseur

Pour obtenir des effectifs comparables, il faudrait regrouper les classes de 7e et 8e et les classes de 10e et 11e, ce qui est fait dans le tableau 4. Tableau 4 : Résultats par classes regroupées en effectifs comparables Classe 7e et 8e 9e 10e et 11e 12e

Moy. FV par classe 10,8 (129/12) 10,6 (127/12) 14,2 (128/9) 16,5 (132/8)

Moy. FSO par classe 16 (192/12) 18,8 (225/12) 15,8 (142/9) 20,4 (163/8)

Moy. FSE par classe 12,7 (152/8) 14,2 (170/12) 12,8 (115/9) 18,4 (147/8)

En français standard, les résultats du test montrent une baisse du niveau, ou au moins de la progression, dans les classes de 10e et 11e. Il y a peut-être là une indication sur les phases d’apprentissage de la langue. Dans ces deux classes, par exemple, le meilleur élève obtient un résultat inférieur en FSO et FSE que le meilleur élève de 9e. Mais en français vernaculaire, la progression est quasi linéaire. Ceci pourrait montrer le rôle de la pratique du français hors de l’école.

3.2.

Résultats des garçons et des filles

Si l’on s’en tient à ce qui est comparable (réponses dans le domaine morphosyntaxique), le nombre des réponses FV n’est jamais supérieur à celui des réponses FSO. Les filles (voir tableau 5 p. 171) obtiennent des résultats nettement supérieurs aux garçons, même si l’on néglige les performances de G1 et G8, qui ont montré très peu d’intérêt pour les exercices. Par ailleurs, l’écart avec les garçons est marqué, même s’il est plus faible pour les formes de FV (13,9-11,1/11,1 = 25%). Il est important en ce qui concerne les formes de FSO (45%) et plus encore pour celles de FSE (56%). Clairement donc, les filles parlent et écrivent mieux le français que les garçons. Elles profitent ainsi pleinement d’un meilleur acquis de départ en français vernaculaire. Notons enfin que leurs meilleures performances en FSE sont sans doute partiellement à mettre au compte du sérieux et de l’attention qu’elles ont manifestés lors de la passation du test. La transmission de la langue, à la génération précédente, était nettement le fait des hommes, comme nous l’avons vu plus haut (en 2.1). (Mon expérience du terrain me permet d’ailleurs d’affirmer que cette tendance est significative, hors du cercle des parents d’élèves). Le maintien du français dans les années 70 semblait très compromis, l’assimilation à l’anglais étant largement entamée. Les hommes agissaient alors comme un frein à cette assimilation, faisant peser le poids de la tradition ; les femmes le délaissaient, se mettant ainsi en conformité avec l’évolution, qui semblait alors inéluctable, de la société franco-terreneuvienne. Il s’est produit, sous l’impulsion de la politique de bilinguisme du gouvernement fédéral, à partir de la fin des années 1980, et surtout depuis ces dernières années, avec la mise en place de conseils scolaires francophones, un changement d’optique radical. Même si l’avenir de l’école française est encore loin d’être totalement assuré, le français, tirant ainsi un bénéfice (local ?) de la politique fédérale, jouit globalement aujourd’hui d’une meilleure image, donne éventuellement de meilleures chances dans la recherche d’un emploi. Et l’on constate que les jeunes filles semblent maintenant s’investir d’avantage que les garçons dans l’apprentissage du français. Il semble donc que l’élément féminin de la société franco-terre-

171

Les compétences linguistiques des jeunes locuteurs franco-terre-neuviens

neuvienne adopte une attitude pragmatique et s’adapte plus rapidement aux changements de la société. Tableau 5 : Résultats par sexe Nom

Classe

G1 G2 G3 G4 G5 G6 G7 G8 G9 G10 G11 G12 G13 G14 G15 G16 G17 G18 G19

7e 7e 8e 8e 8e 8e 9e 9e 9e 9e 9e 10e 10e 10e 10e 11e 12e 12e 12e

Nom

Classe

F1 F2 F3 F4 F5 F6 F7 F8 F9 F10 F11 F12 F13 F14 F15 F16 F17 F18 F19 F20 F21 F22

7e 7e 8e 8e 8e 8e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 9e 10e 10e 11e 11e 12e 12e 12e 12e 12e

Réponses FV 1 22 11 14 12 4 4 1 8 14 9 10 11 14 15 19 12 16 13

Moy. FV garçons

Réponses FV 9 13 8 12 14 9 8 15 14 12 13 15 14 13 19 12 15 18 13 18 22 20

Moy. FV filles

11,1 (210/19)

13,9 (306/22)

Réponses FSO 5 16 23 14 9 4 11 4 13 23 12 20 12 9 14 13 33 16 18

Moy. FSO garçons

Réponses FSO 20 17 27 22 20 15 28 18 24 20 29 24 19 17 15 29 13 15 23 16 24 18

Moy. FSO filles

14,2 (269/19)

20,6 (453/22)

Réponses FSE 3 11 21 11 8 4 6 1 7 16 7 15 10 7 10 9 33 12 17

Moy. FSE garçons

Réponses FSE 11 16 22 20 15 10 23 14 19 17 28 17 15 15 16 25 8 14 21 14 22 14

Moy. FSE filles

10,9 (208/19)

17,1 (376/22)

172 3.3.

Patrice Brasseur

Résultats selon l’exposition au français hors de l’école

Pour mesurer l’exposition au français, nous avons considéré 3 facteurs : le nombre (et le pourcentage) des membres francophones de la famille proche (parents et grands-parents), le fait de regarder la télévision francophone et la classe de l’élève. L’attribution de points pour chaque élément considéré présente évidemment un aspect arbitraire que nous ne prétendons pas occulter par des calculs pseudo-scientifiques : elle présente une grande part de subjectivité. De plus, nous ne prenons pas en compte chaque situation individuelle : la famille peut être éclatée ou rassemblée, la part du français dans les échanges importante ou négligeable. L’assiduité devant la télévision en français peut avoir été sous-estimée ou surestimée par les répondants. Enfin, le niveau de l’élève en langue, à l’école, n’est pas seulement fonction de sa classe, mais aussi de son aptitude personnelle et les écarts entre les individus peuvent se révéler très importants. En particulier, nous avons intégré dans notre analyse des questionnaires très incomplets (ceux de G1, G8). Voici comment nous avons opéré pour ce décompte : - Exposition familiale. Le total des points pouvant être attribué est 60. À G8, par exemple, dont 5 des six ascendants sont francophones, nous donnons 60/6X5 = 50 et à F13, dont 4 des 5 ascendants en vie sont francophones, nous donnons 60/5X4 = 48. - Exposition à la télévision. Les élèves qui ne regardent jamais la télévision en français n’obtiennent aucun point, ceux qui la regardent rarement 6 points, ceux qui la regardent parfois 12 points et ceux qui la regardent tous les jours 24 points. - Exposition scolaire. Les élèves de 7e n’obtiennent aucun point. 6 points sont attribués à ceux de 8e, 12 points à ceux de 9e, 18 à ceux de 10e, etc. Le tableau 6 (voir p. 173) récapitule les résultats. Pour l’analyse, les élèves ont été répartis en 3 groupes de taille sensiblement égale : ceux qui sont fortement exposés au français (52 points et au-delà), ceux qui sont moyennement exposés (de 30 à 50 points), ceux qui sont faiblement exposés (de 0 à 24 points). Il semble assez évident que la connaissance du français, spécialement dans sa forme vernaculaire, chute brutalement lorsque les jeunes sont faiblement exposés au français à la maison ou à l’école. La production de formes FS présente des écarts plus faibles, moins significatifs. L’apprentissage « sur le tas », « dans la rue » ou avec des adultes francophones hors de la famille, joue probablement un rôle très faible. Si l’on considère les performances individuelles, on observe que les deux élèves, fille et garçon, qui produisent le plus grand nombre de formes typiquement vernaculaires (22) sont G2 et F21. Tous deux sont fortement exposés au français, pour des raisons assez différentes, puisque G2 est un élève de 7e dont la famille est francophone à 100%, et F21 une élève de 12e dont un seul membre de la famille (réduite à 2 personnes), le père, est francophone. Globalement, nous observons une certaine prise de conscience de la spécificité du FTN, en relation avec le français des anciens. Mais le lexique vernaculaire reste largement méconnu et les calques de l’anglais sont d’autant plus nombreux que le niveau de français est faible. À trois générations d’intervalle, ils se reproduisent souvent à l’identique. Ceci donne à penser que nombre de spécificités morphosyntaxiques observées dans le français vernaculaire sont le plus souvent dues au contact avec l’anglais et non à des restructurations originales, comme on pourrait aussi en faire l’hypothèse.

173

Les compétences linguistiques des jeunes locuteurs franco-terre-neuviens

Tableau 6 : Résultats selon l’exposition au français hors de l’école Ident.

Classe

G19 F20 F16 F21 G14 G17 G8 G2 F13 F15 F10 G18 G9 F12

12e 12e 11e 12e 10e 12e 9e 7e 9e 10e 9e 12e 9e 9e

Famille francophone 4/6 5/6 4/6 1/2 3/4 2/4 5/6 6/6 4/5 3/6 4/6 1/4 3/6 4/6

Télévision en fr. Ts les j. Rarement Parfois Parfois Rarement Rarement Jamais Jamais Jamais Parfois Rarement Parfois Parfois Jamais

Exposition au fr. 94 86 76 72 69 66 62 60 60 60 58 57 54 52

G16 F9 F22 G3 F17 G4 F11 F6 F18 F19 G13 G10 G12 G15

11e 9e 12e 8e 11e 8e 9e 8e 12e 12e 10e 9e 10e 10e

2/6 3/6 1/6 3/6 1/5 1/3 2/6 3/6 NON NON 1/6 1/4 1/4 NON

Rarement Rarement Rarement Rarement Rarement Parfois Rarement Jamais Rarement Rarement Rarement Rarement Jamais Parfois

50 48 46 44 42 40 38 36 36 36 34 33 33 30

G11 F7 F1 F3 G5 F14 G6 G7 F8 F2 F4 F5 G1

9e 9e 7e 8e 8e 10e 8e 9e 9e 7e 8e 8e 7e

1/5 1/6 2/6 NON NON NON 1/6 NON NON 1/6 NON NON NON

Jamais Jamais Jamais Parfois Parfois Jamais Jamais Jamais Jamais Jamais Jamais Jamais Jamais

24 22 20 18 18 18 16 12 12 10 6 6 0

Rép. FV

Rép. FSO

13 18 18 16 12 29 22 24 14 9 12 33 1 4 22 16 14 19 19 15 12 20 16 16 8 13 15 24 198/14=14,1 256/14=18,3 19 13 14 24 20 18 11 23 15 13 14 14 13 29 9 15 18 15 13 23 11 12 14 23 10 20 15 14 196/14=14 256/14=18,3 9 12 8 28 9 20 8 27 12 9 13 17 4 4 4 11 15 18 13 17 12 22 14 20 1 5 122/13=9,4 210/13=16,2

Rép. FSE 17 14 25 22 7 33 1 11 15 16 17 12 7 17 214/14=15,3 9 19 14 21 8 11 28 10 14 21 10 16 15 10 206/14=14,7 7 23 11 22 8 15 4 6 14 16 20 15 3 164/13=12,6

Les chances de survie du français à Terre-Neuve passent aujourd’hui, nécessairement, beaucoup plus par l’école que par un apprentissage dans les familles, qui pratiquent, au mieux, le bilinguisme, à quelques exceptions près. Mais l’institution scolaire en français est encore jeune et a peine à jouer son rôle, dans une ambiance locale et régionale qui ne lui est pas toujours acquise. En règle générale, le niveau de français est pour le moins faible,

174

Patrice Brasseur

notamment à l’écrit, dans tous les domaines de la langue (lexique, morphologie, syntaxe) ; il semble, d’ailleurs, rarement compensé par de bonnes connaissances en anglais. A la lumière des réponses fournies à l’écrit, se dessine le profil des élèves les plus performants, facile à appréhender à travers les différents tableaux, quoique les cas ne soient pas traités individuellement. Il apparaît cependant que l’élève franco-terre-neuvien scolarisé en français a les meilleures chances de parler cette langue, que ce soit sous sa forme vernaculaire ou standard, s’il est de sexe féminin et a poursuivi sa scolarité au moins jusqu’à la 12e, l’exposition au français ne jouant qu’un rôle incitatif. Ceci raffermit mon opinion selon laquelle le vernaculaire, qui a permis à l’école française de conquérir son droit à l’existence, n’est plus aujourd’hui que d’un faible secours pour assurer la survie de la langue.

Les compétences linguistiques des jeunes locuteurs franco-terre-neuviens

175

QUESTIONNAIRE NOM :

Prénom :

Classe : Date et lieu de naissance : Profession du père : Profession de la mère : 1. Est-ce que ton père parle français ? oui Ƒ non Ƒ 2. Est-ce que ta mère parle français ? oui Ƒ non Ƒ 3. Est-ce que ton grand-père paternel parle français avec toi ? oui Ƒ non Ƒ non Ƒ 4. Est-ce que ta grand-mère paternelle parle français avec toi ? oui Ƒ 5. Est-ce que ton grand-père maternel parle français avec toi ? oui Ƒ non Ƒ 6. Est-ce que ta grand-mère maternelle parle français avec toi ? oui Ƒ non Ƒ 7. Regardes-tu la télévision française ? tous les jours Ƒ de temps en temps Ƒ rarement Ƒ jamais Ƒ 8. Quel(s) métier(s) aimerais-tu faire ? ............................................................................................................................................... 9. Aimerais-tu facilement quitter Terre-Neuve pour aller vivre ailleurs avec ta famille ? oui Ƒ non Ƒ Si oui, où ?............................................................................................................. 10. Dans quels pays es-tu déjà allé ? ............................................................................................................................................... 11. A ton avis, le français de Terre-Neuve est-il différent de celui qui est parlé en France ? oui Ƒ non Ƒ 12. A ton avis, le français de Terre-Neuve est-il différent de celui qui est parlé au Québec ? oui Ƒ non Ƒ 13. A ton avis, le français de Terre-Neuve est-il différent de celui qui est parlé en Acadie (Nouveau-Brunswick et Nouvelle-Écosse par exemple) ? oui Ƒ non Ƒ 14. Dans chaque région, en France, au Canada et ailleurs, on utilise des mots qui ne sont pas connus de tous. Cite des mots typiquement terre-neuviens et donne leur sens (maximum 8). 1........................................................ 2........................................................ 3........................................................ 4........................................................ 5....................................................... 6........................................................ 7........................................................ 8........................................................

176 NOM :

Patrice Brasseur

Prénom :

15. Les vieux Franco-Terre-Neuviens ont-ils un accent en français ? oui Ƒ non Ƒ 16. Si oui, comment est cet accent ? ............................................................................................................................................... ............................................................................................................................................... ............................................................................................................................................... 17. Toi-même, penses-tu avoir un accent en français ? oui Ƒ non Ƒ 18. Si oui, comment est cet accent ? ............................................................................................................................................... ............................................................................................................................................... ............................................................................................................................................... 19. Le français de Terre-Neuve ressemble-t-il beaucoup à celui : - du Québec oui Ƒ non Ƒ je ne sais pas Ƒ non Ƒ je ne sais pas Ƒ - de l’Acadie oui Ƒ - de Terre-Neuve oui Ƒ non Ƒ je ne sais pas Ƒ - de la France oui Ƒ non Ƒ je ne sais pas Ƒ non Ƒ je ne sais pas Ƒ - de Radio-Canada oui Ƒ Pour t’aider à répondre aux questions suivantes, voici un choix d’adjectifs : chantant, ouvert, sourd, saccadé, fermé, campagnard, sonore, vulgaire, distingué, lourd, fluide, plat, élégant, peu marqué, doux, léger, ridicule, fatigant, joli, laid, énervant, mou, ferme, amusant, bizarre, exagéré, typique, froid, pointu, chaud, sympathique, déplaisant, traînant, nasillard, rapide. Tu peux en citer plusieurs de cette liste. Tu peux aussi en donner d’autres. 20. L’accent québécois est........................................................................................................... 21. L’accent des Français de France est...................................................................................... 22. L’accent saint-pierrais est...................................................................................................... 23. Y a-t-il des différences entre le français parlé au Québec et celui qui est parlé à TerreNeuve ? Si oui, lesquelles ? ...................................................................................................................................................... ...................................................................................................................................................... ...................................................................................................................................................... ...................................................................................................................................................... 24. En français, comment nomme-t-on aussi : le prusse : .......……..................................................................................................…………… la moyac : .......…......................................................................................................…………... le bleuet : ......…........................................................................................................…………... le loup-marin : .....................................................................................................………………

Les compétences linguistiques des jeunes locuteurs franco-terre-neuviens

NOM :

177

Prénom :

25. Que signifient les mots suivants : anis

Je ne sais pas Ƒ

aoindre

Je ne sais pas Ƒ

apiloter

Je ne sais pas Ƒ

une arrisée

Je ne sais pas Ƒ

attiner

Je ne sais pas Ƒ

une baille

Je ne sais pas Ƒ

une barge

Je ne sais pas Ƒ

un batte-feu Je ne sais pas Ƒ

Ŷ attraper Ŷ mettre en tas Ŷ coup de vent Ŷ

plante sauvage

tirer

Ƒ

Ŷ meule de foin Ŷ personne bavarde Ŷ un baquet

un besson

Je ne sais pas Ƒ

un animal

des bidous

Je ne sais pas Ƒ

de l’argent

un bior

Je ne sais pas Ƒ

boucane

Je ne sais pas Ƒ

bouchure

Je ne sais pas Ƒ

Ŷ oiseau Ŷ fumée Ŷ clôture Ŷ

bouillée

Je ne sais pas Ƒ

boule Ƒ

un broc

Je ne sais pas Ƒ

brocher

Je ne sais pas Ƒ

attaquer

caberouet

Je ne sais pas Ƒ

voiture à cheval

un cadrosse Je ne sais pas Ƒ

dent de fourche

Ƒ

Ŷ Ƒ

Ŷ garçon stupide Ƒ

cani

Je ne sais pas Ƒ

carnasser

Je ne sais pas Ƒ

chacoter

Je ne sais pas Ƒ

chaton

Je ne sais pas Ƒ

cigale

Je ne sais pas Ƒ

échauffure

Je ne sais pas Ƒ

chauffage

Ƒ

farauderie

Je ne sais pas Ƒ

fierté, fanfaronnade

Ŷ

mort

Ƒ

Ŷ Ŷ arbre Ŷ oiseau Ƒ jouer

tailler avec un couteau

Ƒ pleurer Ƒ attacher Ƒ sourire Ƒ

autre sens

Ƒ...............….. autre sens Ƒ..........…...... autre sens Ƒ.................... autre sens Ƒ.................... autre sens Ŷ(cimanger Ƒ dessous)

Ƒ une casserole Ƒ un malheureux Ƒ

autre sens

Ƒ arbre Ƒ hibou Ƒ idiot Ƒ

autre sens

Ƒ

autre sens

Ƒ

autre sens dessous)

Ƒ sorte de canard Ŷ

autre sens

dormir

Ƒ Ƒ jouet Ƒ libellule Ŷ

autre sens

manger peu

autre sens

légume

Ƒ.................... autre sens Ƒ.................... autre sens Ƒ.................... autre sens Ŷ(ciun balai Ƒ dessous)

un souffle

Ƒ.................... autre sens Ƒ.................... autre sens Ƒ.................... autre sens Ƒ.................... autre sens Ŷ(ciflotteur Ƒ dessous)

des chevaux

farceur poisson

Ƒ.................... Ŷ(ci-

Ƒ.................... autre sens Ƒ.................... autre sens Ŷ(ciivre Ƒ dessous)

lourde charge

Ƒ.................... Ƒ.................... autre sens Ƒ.................... autre sens Ƒ.................... autre sens Ŷ(cironflement Ƒ dessous)

pêche au faraud Ƒ autre sens

(Rappelons que les réponses sont fournies ici pour l’information du lecteur). Par ailleurs, voici les « autres sens » : - attiner “taquiner” ; - besson “frère jumeau” ;

Ƒ....................

178

Patrice Brasseur

- bouillée “touffe (de plante) ; bosquet ; banc (de poissons) ; petit rassemblement (de personnes)” ; - brocher “tricoter” ; - cani “pourri (bois) ; gâté (enfant)” ; - échauffure “chaud et froid, refroidissement”.

Les compétences linguistiques des jeunes locuteurs franco-terre-neuviens

NOM :

179

Prénom :

Écris le pluriel (ou le singulier) des mots suivants : Un cheval ; des ……………….…… Un orignal ; des …………………… Des animaux ; un ……………..…… Souligne les phrases correctes : (Il a frappé à la porte.) Je l’ai dit à lui d’entrer. Me demande pas ! Me fais pas fâcher ! N’y pense plus ! N’en oublie pas !

J’ai dit à lui d’entrer. Ne me demande pas ! Ne me fais pas fâcher ! Pense y plus ! Oublie-z-en pas !

J’ai dit d’entrer à lui. Demande-moi pas ! Fais-moi pas fâcher ! Pense plus y ! N'oublie pas-en !

Traduis en français les mots ou phrases anglaises suivantes : A spade : Wait for me : Listen to him : An anchor : Give me some money : A goose : It’s an eagle : Her eyes are blue : To play accordion : I’ll phone my sister : French school : Several English families : He told me he knew him :

Je lui ai dit d’entrer. Demande pas à moi ! Ne fais pas moi pas fâcher ! Pense-z-y plus ! Oublie pas-en !

180 NOM :

Patrice Brasseur

Prénom :

Ajoute les terminaisons des verbes : Je chante, ils chant…………… Je chantais, ils chant………… Je chanterais, ils ………… Courir : j’ai cou…… Couvrir : j’ai couv ……… Souffrir : il a souff… Sentir : il a sent…… Coudre : il a cou…… Teindre : il a tein…… Entendre : j’ai enten…… Plaire : ça m’a pl…… Je le tiens : Il faut bien le t……… (Tenir) Tu l’as laissé tombé, tu ne l’as pas t………… Je bois, vous b………… Pouvoir : il faut que tu p………… Aller à la chasse : les hommes ……………à la chasse. Complète les phrases suivantes : Je parlais à cet homme hier ; je……… parlais hier J’ai dit à mes voisins ; je ………… ai dit J’ai demandé à mes parents ; je ……………ai demandé Quand tu as froid, il faut que …………… (se couvrir) J'ai été obligé d’attendre trois jours avant qu'il ……… (venir) Je n’aurais pas voulu qu'il…………… (partir) Tu la verrais bien si le temps ………… (être) clair Il lui dit ce qu'il faut qu'il ………… (faire) Si tu voulais de la farine il fallait que tu ………… (aller) là-bas. Il était plus de dix heures avant qu'il ………………(revenir) Le bébé a grandi jusqu'à ce qu'il ………… (être) en âge d'aller à l'école Ça n’a pas pris longtemps avant que la viande …………(être) cuite

Les compétences linguistiques des jeunes locuteurs franco-terre-neuviens

181

Texte à lire Mon grand-père est debout, il fume sa pipe et regarde dehors la neige qui tombe dans le cimetière. Vous vivrez tout l’automne en mangeant du poisson, des choux-raves et des carottes. Du pâté, des noix, une poire, des bleuets, une cuiller de mélasse et de la confiture de framboise. Arrête de blaguer ! Après-midi, tu vas prendre la hache et casser les souches d’épinette pour gagner un peu d’argent ! Quoi ? tu n’as pas honte ? Une famille de quinze personnes ne peut pas vivre avec un couple de brebis. Les cacaouis, les hiboux, les merles, les canards et les oies sont des gibiers. Léon est malade. C’est sérieux. Il va à Saint-Jean de Terre-Neuve trois fois par an au mois de février et au mois d’avril. Il y a eu de la brume toute la soirée. C’est curieux : les aiguilles restent à l’équerre et ne tournent pas. Pourtant l’horloge ne quitte pas de sonner toutes les quinze minutes. Surtout ferme bien ma boîte à poivre ! Aucun arbre n’a de feuille en hiver. Le bois est nu. On peut voir que le temps se lève. Le soleil perce les nuages droit au nord ouest. Elle envoie quelqu’un chercher ses affaires : des souliers, une jupe et des rubans. Nous autres on a fini de bâtir une belle cabane, sur la hauteur. Il a débarqué ses bouées et un requin blanc de son canot. Dans un ruisseau il y a des truites et des anguilles, mais jamais de hareng ni de bigorneau, bien sûr. Je n’ai pas de chance : en croisant les doigts, je viens de perdre mon aiguille dans le sable. Je fais cuire un tiaude et je le mets dans un plat. Il boit assez de café et de thé lait. Vraiment il en boit trop ! Dans les contes, les rois habitent toujours dans un château et ont une fille à marier. Retirer le homard du pot et le mettre dans le dory. Le cheval est amarré à un piquet, près de la fontaine, et mange son avoine. Une guêpe l’a piqué à l’oreille. Un peu de sang coule sur sa figure. J’ai mal au cœur et je suis bien triste. Quelle pitié de ne plus pouvoir siffler et jouer de l’accordéon encore ! Plus il était inquiet plus il chantait fort : il hurlait. Le soir, elle va à la messe. Moi je lis le journal tout entier. Le bout de la queue du chien s’appelle le fouet.

Bibliographie Barter, Geraldine (1977) : A critically annotated bibliography of works published and unpublished relating to the culture of French Newfoundlanders. Centre d'études franco-terre-neuviennes (C.E.F.T.), Memorial University of Newfoundland (M.U.N.), dactylographié. — (1978) : Anglicisms in a specimen of the Franco-Newfoundland dialect. C.E.F.T., M.U.N., 20 p. dactylographiées. — (1986) : A linguistic description of the French spoken on the Port-au-Port peninsula of western Newfoundland. M.U.N., M.A. thesis. Brasseur, Patrice (1995) : « Quelques aspects de la situation linguistique dans la communauté franco-terreneuvienne » [Andorre, juin 1995]. Études canadiennes 39, 103-117.

182

Patrice Brasseur

Brasseur, Patrice (1996) : « Changements vocaliques initiaux dans le français de Terre-Neuve ». In: Français du Canada - Français de France. Actes du quatrième Colloque international de Chicoutimi, Québec, du 21 au 24 septembre 1994, publiés par Thomas Lavoie. Tübingen : Niemeyer (Canadiana romanica 12), 295305. — (2000) : « Les emprunts à l’anglais en franco-terre-neuvien ». In : Français du Canada - Français de France. Actes du cinquième Colloque international de Bellême du 5 juin au 7 juin 1997, publiés par MarieRose Simoni-Aurembou. Tübingen : Niemeyer (Canadiana romanica 13), 227-240. — (2001) : Dictionnaire des régionalismes du français de Terre-Neuve. Tübingen : Niemeyer. — (2004) : « Emprunts sémantiques et calques de l’anglais en franco-terreneuvien ». Études canadiennes/ Canadian Studies 56, 43-59. — (2007) : « Les paradigmes verbaux en franco-terre-neuvien : quelques cas singuliers ». In : Patrice Brasseur et Georges Daniel Véronique (éd.), Mondes créoles et francophones. Mélanges offerts à Robert Chaudenson. Aix-en-Provence, Paris : L’Harmattan, 163-171. — (2007) : « Les représentations linguistiques des francophones de la péninsule de Port-au-Port à TerreNeuve ». Glottopol 9, « Francophonies d’Amérique », 67-79 : http://www.univrouen.fr/dyalang/glottopol/ telecharger/numero_9/gpl9_04brasseur.pdf — (à paraître) : « La régularisation des paradigmes verbaux en franco-terreneuvien ». Communication au Colloque international ‘Les français d’ici’ [Kingston (Ontario),Canada, 5-8 juin 2006]. Butler, Gary R. (1995) : Histoire et traditions orales des Franco-Acadiens de Terre-Neuve. Sillery (Québec) : Septentrion. Chauveau, Jean-Paul (1998) : « La disparition du subjonctif à Terre-Neuve, Saint-Pierre et Miquelon et en Bretagne : propagation ou récurrence ? ». In : Patrice Brasseur (éd.), Français d'Amérique : Variation, créolisation, normalisation. Avignon : CECAV, 105-119. Darby, Herbert-Kelvin (1978) : A survey of the lexicon of fishing, farming and carpentry in the French community of Cape St. George, Port-au-Port peninsula, Newfoundland. Memorial University of Newfoundland, M. A. thesis. DNE : Story, G. M., W. J. Kirwin et J. D. A. Widdowson (1982) : Dictionary of Newfoundland English. Toronto-Buffalo-London : University of Toronto Press. King, Ruth (1978) : Le parler français de l'Anse-à-Canards et Maisons d'hiver (Baie St. Georges, TerreNeuve) : étude phonologique et morphologique, suivie d'un lexique. Université Memorial de St-Jean-deTerre-Neuve, M. A. thesis. Magord, André (1995) : Une minorité francophone hors Québec : les Franco-Terreneuviens. Tübingen : Niemeyer. — (dir.) (2002) : Les Franco-Terre-Neuviens de la péninsule de Port-au-Port. Moncton : Université de Moncton. Niederehe, Hans-Josef (1991) : « Quelques aspects de la morphologie du franco-terre-neuvien ». Français du Canada, français de France. Actes du deuxième colloque international de Cognac du 27 au 30 septembre 1988, publiés par Brigitte Horiot. Tübingen: Niemeyer (Canadiana romanica 6), 215-233. Stoker, J.-T. (1964) : « French spoken in Newfoundland ». Culture 25, 349-359. Thomas, Gerald (1983) : Les deux traditions : Le conte populaire chez les Franco-Terreneuviens. Montréal : Bellarmin. — (1984) : « French language ». In : Encyclopedia of Newfoundland and Labarador, t. 2 : 405-407. St. John's : Newfoundland book publishers. — (1986) : « French family names on the Port-au-Port Peninsula, Newfoundland ». Onomastica canadiana 68-1, 21-33.

URSULA REUTNER Université d’Augsbourg

Aspects d'une comparaison sociolinguistique entre le Québec et les Antilles françaises « Le joual, c'est-tu un créole ? » – c'est une question posée et niée par Henri Wittmann en 1973. 30 ans plus tard, la recherche et la discussion sur joual d'une part et créole d'autre part ont avancé, mais la comparaison n'a pas été entreprise de nouveau de manière systématique. Pour cette raison, il ne nous semble pas dépourvu d'intérêt de reprendre le sujet. Bien que la conclusion d’Henri Wittmann soit confirmée par nos remarques, les arguments qui nous amènent à être d'accord avec son résultat final diffèrent considérablement. Dans cette contribution, nous voulons rompre avec certains préjugés qui fourmillent autour des mots joual et créole, et nous montrerons que les points communs entre ces deux réalités linguistiques se situent moins au plan de la linguistique tout court qu'au plan de l’idéolinguistique,1 un domaine longtemps négligé par la linguistique. Après une proposition de définir le joual du Québec et le créole des Antilles françaises,2 notre comparaison du joual et du créole dégagera quelques aspects parallèles et divergents qui se manifestent dans l'emploi des deux mots en question. Pour ce qui est des analogies, nous tiendrons compte du rôle des deux réalités linguistiques dans la situation de diglossie, de leur langue d'origine, ainsi que des sentiments idéolinguistiques comme particulièrement les jugements ambivalents (l'adoration, la stigmatisation) et le préjudice de la mixité. De même, nous regarderons les possibilités d'élargissement des termes pour décrire un type de société. En ce qui concerne les différences, nous parlerons des particularités linguistiques, des rôles (dans le cas du créole) du substrat et (dans le cas du joual) de l'adstrat, de l'importance des langues-rivales, des diverses sortes de colonisation, du rapport entre les couches sociales, et du nombre de langues participant au processus de créolisation / joualisation, ainsi que du type des sociétés décrites.

1 Ce terme désigne ici l’analyse des attitudes adoptées à l’égard d’une langue, ainsi que des images construites autour d’une langue. 2 Pour illustrer la comparaison entre joual et créole, nous nous limitons à la Guadeloupe et à la Martinique, bien que les langues créoles soient répandues aussi dans d’autres régions du monde.

184

Ursula Reutner

1.

Définition des mots joual et créole

1.1.

La situation linguistique actuelle au Québec et aux Antilles

Au Québec (Fig. 1), les deux langues les plus utilisées sont l'anglais et le français. Le Standard Canadian English est caractérisé par une certaine homogénéité non seulement per definitionem, mais aussi en comparaison avec l'anglais standard des autres grands pays anglophones du Nouveau Monde.3 La question du français standard est plus controversée. Contrairement aux internationalisants,4 ici on distingue le français international et le québécois, à l'intérieur duquel, on oppose avec Jean-Denis Gendron (1974 : 207-208) un ancien modèle (le français de France hérité des XVIIe et XVIIIe siècles) et un nouveau modèle (qui représente une synthèse entre l'ancien modèle et le français international, et qui est appelé aujourd'hui le québécois standard). Aux Antilles (Fig. 2), on trouve le français international, un français régional et le créole qui comprend deux variétés : le créole basilectal et le créole acrolectal. Bien qu'en comparaison avec la situation linguistique réelle, on constate que les catégories établies ne sont que des points artificiels ou même arbitraires dans un continuum,5 la dichotomie français-créole est bien enracinée dans la conscience idéolinguistique de la population. Fig. 1

langues parlées au Québec

français

français international

Canadian English

québécois

ancienne modèle

nouveau modèle (québécois standard)

Fig. 2 langues parlées aux Antilles

français

français international

créole

français antillais

créole acrolectal

créole basilectal

3 Selon John Chambers, au Canada, il n'y a pas de régions dialectales comme Northern, Southern et Midland comme aux Etats-Unis et il n'y a pas deux normes urbaines qui ne sont pas délimitées géographiquement comme le General Australian et le Broad Australian (1998 : 252ss.). Or, l'homogénéité du Canadian English est compromise par les variétés d'anglais parlées par des immigrants (1998 : 271). 4 Par ex. Lionel Meney (1999). 5 « […] la limite entre français et créole est difficile à déceler. […] Certains locuteurs peuvent donc affirmer qu'ils ne parlent que français ou que créole, même si d'autres locuteurs ne pensent pas comme eux et considèrent qu'ils sont bien bilingues. Tout le monde a raison, et tout le monde a tort » (Robillard 2002 : 4243), cf. aussi Lefebvre (1976).

Aspects d’une comparaison sociolinguistique entre le Québec et les Antilles françaises

1.2.

185

Joual et créole en tant que termes préscientifiques

Quoiqu'ils soient artificiels, les modèles sont utiles pour classifier les deux réalités à comparer. Regardons d'abord le joual dans le système des langues parlées au Québec. Selon Hélène Cajolet-Laganière et Pierre Martel le mot joual a désigné6 une perception péjorative du « niveau populaire » (au sens canadien du mot)7 ou du niveau « familier »8 du québécois. Or, ceci n'explique pas tous les autres usages du terme au cours des années. Il était souvent appliqué à la langue québécoise en général et ni les détracteurs du joual comme Jean Marcel (1973), ni les plaideurs en faveur du joual comme Giuseppe Turi (1971), Henri Bélanger (1972) et Léandre Bergeron (1981) n’ont fait la distinction entre un joual stricto sensu (une variété du québécois oral, décrite comme telle par des linguistes) et un joual largo sensu (le français québécois dans son ensemble, que certains appellent joual) : Qu'est-ce donc que le joual ? En dernière analyse c'est la vision ou la représentation mentale que se font certains ensembles d'individus de la réalité linguistique francophone du Québec. (Beauchemin 1976 : 9) Il demeure qu'au mot joual est associée la notion d'identification collective québécoise : il distingue le français du Québec de toutes les autres variétés existant dans la francophonie. (Cajolet-Laganière et Martel 1995 : 68)

On constate des confusions pareilles également dans le cas du mot créole. Pour la plupart des créolistes, il désigne une langue qui ne se distingue pas d'autres langues à cause de structures typiquement créoles, mais seulement à cause de son histoire (Chaudenson 1995 : 69), à savoir, sa naissance dans une société multilingue coloniale avec d'énormes différences sociales (Alleyne 1996 : 8). Cette définition du mot créole est accompagnée d’une définition populaire qui lui attribue chaque langue résultant d'un contact de langues. Ainsi, le point commun le plus saillant entre les mots joual et créole est le fait qu'il s'agit de termes préscientifiques. Afin de pouvoir les comparer, il faut donc distinguer entre leur emploi dans la langue commune et leur emploi dans la discussion scientifique d'aujourd'hui. Si les définitions différentes sont pertinentes pour la comparaison, joual et créole seront marqués par les mots stricto et largo sensu.

6 La question du joual a été discuté vivement dans les années 1960 et 1970. Aujourd'hui le terme est presque complètement hors d'usage. 7 « La plupart des linguistes, de leur côté se sont mis d'accord pour en faire un niveau de langue du français du Québec, car le français parlé et écrit au Québec comporte une véritable hiérarchisation sociolinguistique. Le niveau "populaire" de ce parler, selon qu'il est perçu péjorativement, serait du joual » (Cajolet-Laganière et Martel 1995 : 68). 8 « Le français québécois forme un tout, ayant comme niveau central un modèle valorisé de bon usage et possédant aussi d'autres usages, les uns plus soutenus, comme les niveaux littéraires et poétiques, et les autres plus relâchés, comme les niveaux familier (que certains peuvent appeler joual), vulgaire, etc. » (Martel et Cajolet-Laganière 2000 : 381).

186

Ursula Reutner

2.

Analogies entre joual et créole

2.1.

Statut et langue d'origine

Parmi les analogies entre joual et créole qui se trouvent en dehors de leur définition, on peut mentionner leur statut : la situation linguistique déjà mentionnée est caractérisée dans les deux pays par une diglossie où le créole et le joual représentent traditionnellement la variété basse et sont en opposition avec la variété haute qui est le français international. Jusqu'aux années 1960, on peut discerner une deuxième diglossie au Québec, à savoir celle du français comme langue basse et de l'anglais comme langue haute. Ceci n'a pas de conséquences pour le joual qui figure dans les deux perspectives comme langue basse : une fois comme joual stricto sensu qui est opposé à la variété haute, le français, une fois comme joual largo sensu qui s'oppose à la variété haute, l'anglais. Le joual et le créole se sont développés grosso modo à partir de la même variété du français : la koinè coloniale des XVIIe et XVIIIe siècles parlée par des colons de provenance géographique et sociale à peu près pareille dans les deux régions.9 Pour cette raison, on observe certains phénomènes partagés par les créoles et les français d'Amérique, qui ont été déjà partiellement décrits.10 Or, les raisons pour lesquelles le joual est parfois mis en relation avec un créole par la population se situent moins à ce plan structurel qu'au plan idéolinguistique que l'on doit regarder de plus près.

2.2.

Jugements idéolinguistiques

Le joual et le créole sont des parlers jugés de manière ambivalente. Les attitudes antithétiques de stigmatisation et d'adoration s'expliquent par la diglossie. La valorisation de la langue dominante dans une telle situation est normalement accompagnée par la dépréciation de la langue dominée. Celle-ci est, en revanche, revalorisée par la sympathie que la partie inférieure suscite dans chaque action de force. Comparons ce que Normand Beauchemin constate pour le joual en 1976 (cf. cit. a) à une partie de la Charte culturelle créole apparue six ans plus tard en Martinique (cf. cit. b) : (a) Au nom de l'identité nationale, du patriotisme, du séparatisme politique on l'a brandi comme un étendard. Au nom de la culture, de l'universalisme et du progrès social, on le rejette comme un danger grave (1976 : 6). (b) Pendant les cent dernières années, […] les populations antillaises et guyanaises ont progressivement intériorisé l'idée que le créole est un handicap culturel. […] Le créole serait un boulet qui ralentit la marche de la communauté vers l'avenir. […] Dans la seconde moitié du XXe siècle, […] un autre courant a vu le jour en réaction à la vague anti-créole : le courant créolophile (GEREC 1982 : 18).

Aujourd'hui, le caractère contraire des sentiments attribués à l'usage du mot joual est aussi intégré dans le Nouveau Petit Robert :

9 10

Cf. par ex. Chaudenson (2001 : 65s., 2002a : 9, 2002b : 35), Vintilă-Rădulescu (1970 : 354). Cf. par ex. Bollée et Neumann-Holzschuh (1998), Brasseur (1997), Chaudenson (1998), Vintilă-Rădulescu (1970).

Aspects d’une comparaison sociolinguistique entre le Québec et les Antilles françaises

187

Mot utilisé au Québec pour désigner globalement les écarts […] du français populaire canadien, soit pour les stigmatiser, soit pour en faire un symbole d'identité (NPR 2004).

Considérons maintenant de plus près les deux jugements opposés : l'adoration et la stigmatisation. Le joual (aujourd'hui surtout largo sensu) et le créole sont appréciés comme les deux langues capables d'exprimer le caractère du pays et ils ont été cités souvent comme solutions dans la recherche de l’identité québécoise (cf. cit. c) ou antillaise (cf. cit. d). (c) A certain newly educated elite undertook its task of popular education through searching for a distinctive Quebec identity. The vernacular Quebec French known as joual became the linguistic symbol of this new identity. It gained the adherence of a new generation of writers and educated people, and was propelled in the forums of schools, colleges and universities. That is why, nowadays, the vernacular speech of the working class still maintains its respectability in the linguistic consciousness of a vast majority of francophone Quebecers (Barbaud 1998 : 182). (d) La langue créole n'est pas seulement un système de signes, c'est également un miroir dans lequel on se regarde et qui nous amène à nous interroger sur nous-mêmes (Entretien avec Dany Bebel-Gisler paru dans L'Etincelle, 29.10.94).

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, il y avait dans les deux pays en question des mouvements politiques, littéraires et culturels qui ont inspiré un nouveau nationalisme et ont aidé les créolophones et les joualisants à vaincre leur complexe d'infériorité en général et à revaloriser leur propre parler en particulier. Au Québec, il s'agit de la Révolution tranquille, dont les répercussions sont bien connues. Renvoyons seulement, à titre d'exemple, aux auteurs groupés autour de la revue Parti pris qui utilisent le joual ; au Cassé de Jacques Renaud, aux Belles-Sœurs de Michel Tremblay, à la poésie de Gérald Godin, aux monologues d'Yvon Deschamps et de Robert Charlebois, ainsi qu'aux chansons de Gilles Vigneault et de Félix Leclerc. Aux Antilles, ce sont les mouvements Négritude, Antillanité et Créolité qui se succèdent l'un l'autre dans le désir de s'émanciper du colonisateur par la recherche d'une identité autonome. La Négritude cherche cette identité dans les racines africaines11 et dévalorise la langue créole jugée inférieure aux langues africaines. Elle commence dans les années 1930 et est liée aux noms d'Aimé Césaire et Léopold Sedar Senghor. Mais son idéologie est critiquée par les représentants de l'Antillanité (surtout Edouard Glissant12) et de la Créolité (Patrick Chamoiseau,13 Raphaël Confiant,14 Jean Bernabé15) qui cherchent l'identité des Antilles dans la synthèse d'éléments différents et expliquent la créolité comme « l'agrégat interactionnel ou transactionnel des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques, et levantins, que le joug de l'histoire a réunis sur le même sol » (Bernabé et al. 1989 : 26). La Créolité et la Révolution tranquille revalorisent respectivement le créole comme un « pivot central » (Bernabé 1983 : 53) de la culture caraïbe et le joual stricto et largo sensu comme élément fondamental de la culture québécoise.

11 12 13

Cf. le poème d’Aimé Césaire Cahier d'un retour au pays natal de 1939 devenu manifeste de la Négritude. Auteur des essais Le discours antillais (1981). Prix Goncourt en 1992 pour Texaco. Autres romans : Chronique des sept misères (1986), Solibo Magnifique (1988). 14 Prix Novembre en 1991 pour Eau de café. Autres romans : Le nègre et l'amiral (1988), La dissidence (2002). 15 Dernier roman : Le bailleur d'étincelles (2002).

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La recherche d'identité peut aussi contenir des aspects indépendantistes qui ne sont pas cachés ni par certains défenseurs de la Créolité (cf. cit. e), ni par des protagonistes de la Révolution tranquille (cf. cit. f). (e) La revendication de la Créolité n'est pas seulement de nature esthétique […]. Elle s'articule, en effet, sur le mouvement de revendication d'une pleine et entière souveraineté de nos peuples (Bernabé, Chamoiseau et Confiant 1989 : 57). (f) En 1962 des hommes et des femmes de toutes conditions en étaient arrivés à un choix commun : la prise en charge de notre problématique dans l'indépendance. C'est en poussant jusqu'à ses conséquences logiques mon socialisme, et par les études d'analyse sur notre société, que je concevais maintenant l'indépendance non plus seulement sur les plans de l'ontologie et du langage, mais sur le plan politique (Miron 1965 dans Miron 1981 : 150).

Dans les deux pays, le mouvement indépendantiste n'est pourtant pas soutenu par la majorité de la population, comme le montrent les referendums de 1980 et de 1995 au Québec et divers sondages aux Antilles.16 Le revers de la médaille de l'adoration des langues ou des variétés géolinguistiques issues d'un idiome mondial est leur stigmatisation comme sous-langue de cet idiome. Ceci est ressenti d'autant plus dans le cas du québécois et du créole que le français de Paris y exerce une énorme pression normative. Dans la mesure où le créole (cf. cit. g) et le joual (cf. cit. h) sont issus du français, mais ne correspondent pas à la norme longtemps sacrosainte de cette langue, ils sont souvent décrits comme des français déformés. Ce jugement peut être considéré comme justifié dans le cas du joual stricto sensu, que Laurent Santerre compare au slang des États-Unis (1981 : 27), mais il est mal à propos quand il désigne la langue créole ou québécoise. (g) […] le créole est un français très déformé auquel sont venus s'ajouter des mots anglais, espagnols, caraïbes, africains (lettre de la lectrice Josée Sergent-Euriclide parue dans le quotidien France-Antilles Martinique, 22.12.2000). (h) […] joual, ce jargon québécois qu'on pourrait définir : l'art de parler le français le plus mal possible (J. P., La Presse, 3.2.73, cité dans Cajolet-Laganière et Martel 1995 : 21).

Or, si beaucoup de Québécois (cf. cit. i) et d'Antillais (cf. cit. j et k) évitaient d’employer le joual et le créole et s'orientaient vers le français international, ce n'était pas seulement dû à leur peur d'être stigmatisés socialement, mais aussi à un souci plus concret. Ainsi, ils craignaient que leurs pays, d'importance périphérique au niveau mondial (les Antilles beaucoup plus que le Québec), ne soient isolés et économiquement désavantagés. (i) Bélanger et Turi s'évertuent à nous dire que nous avons une « belle petite langue à nous-autres tout seuls » : ça nous flatte et ça nous fait gober le reste, qui est fait d'une invitation au repliement sur nousmêmes où nous nous retrouverions encore pendant je ne sais combien de temps à pourrir de solitude et d'ennui (Marcel 1973 : 110). (j) Si nous parlons le créole partout et dans tous les domaines, nos relations avec le monde extérieur, nos études supérieures, notre entrée dans la fonction publique etc. seront compromis (Josée Sergent-Euriclides dans France-Antilles Martinique, 22.12.2000).

16 Par exemple celui de 1999 qui montre que 58 % des Martiniquais sont pour le maintien du statut comme DOM (France-Antilles Martinique, 29.9.1999 : 4).

Aspects d’une comparaison sociolinguistique entre le Québec et les Antilles françaises

189

(k) Le créole qui est déjà partout et de plus en plus sur les médias s'il devait entrer encore à l'école serait une overdose mortelle dont le résultat final nous enfermerait dans un ghetto suicidaire (Georges Thomas dans France-Antilles Martinique, 28.02.02).

La crainte d'un isolement fournit des arguments aux utilitaristes qui ne voient pas de raisons en faveur d'une promotion du joual largo sensu (cf. cit. l) ou du créole (cf. cit. m). (l) Une langue n'a pas à être belle : elle est utile ou elle ne l'est pas. Quand elle ne l'est pas, comme c'est le cas de la nôtre aujourd'hui d'asteur, il est normal qu'elle porte en elle le germe de sa propre dévalorisation, comme support de la totalité du monde social d'abord (Marcel 1973 : 144). (m) On n'est pas créolophobe, parce que l'on ne désire pas l'introduction du créole à l'école. (…) Il y a tant d'autres cours plus profitables aux élèves, tant de langues internationales à étudier afin d'être plus sûr de trouver du travail partout (F. B. dans France-Antilles Martinique, 31.7.2000).

La dépréciation du créole et du joual était également liée au fait qu'ils sont – à l'exception de l'usage intellectualisé – traditionnellement parlés par des groupes plus ou moins défavorisés de la société. Le joual largo sensu a été associé aux Québécois qui ne maîtrisent pas le français de Paris (cf. cit. n), le joual stricto sensu à la classe ouvrière de Montréal (cf. ib.) et le créole aux anciens esclaves (cf. cit. o). (n) […] nos compatriotes sont pauvres dans un pays riche, citoyens de seconde classe dans leur propre cité, forcés de travailler dans la langue des maîtres, étrangers sur le sol même de leur patrie, déchirés entre ce qu'ils sont et ce qu'ils voudraient être […] Pourquoi alors a-t-on intérêt tout à coup à brandir le mythe d'une « langue québécoise » si on ne tient aucun compte des conditions réelles d'existence de ceux qui la parlent ? (François Aquin dans Marcel 1973 : 12). (o) Le Noir Antillais sera d'autant plus blanc, c'est-à-dire se rapprochera d'autant plus du véritable homme, qu'il aura fait sienne la langue française (Fanon 1952 : 14).

Que le créole soit jusqu'à aujourd'hui associé à l'esclavage n'est pas surprenant à cause de l'histoire qui pèse sur cette langue. Quoiqu'il n'y ait pas eu d'esclavage au sens classique au Québec, on trouve aussi le joual caractérisé comme un parler petit-nègre (Cajolet-Laganière et Martel 1995 : 22) et ses locuteurs comme des nègres, ce qui s'explique par le fait que ceux qui travaillaient avec leurs mains dans les usines étaient, en prédominance, des Québécois qui parlaient joual. Pensons seulement à Pierre Vallières qui appelle les Québécois francophones les Nègres blancs d'Amérique (1969). Le joual et le créole sont donc considérés comme expressions et conséquences d'une colonisation : les joualisants se sentaient colonisés par les Anglo-Québécois (cf. cit. p et q), les créolophones par les Français (cf. cit. r). (p) Le joual, c'est, je crois, alternativement une langue de soumission, de révolte, de douleur. Parfois, les trois constantes se mêlent et ça donne un bon ragoût (Renaud 1977 : 151). (q) Notre langue, dans son exercice quotidien, est le reflet de notre asservissement social, politique et économique non moins quotidien (Miron dans Marcel 1973 : 13). (r) L'assimilationisme qui crée des rêves fous chez le colonisé, est loin d'être un rêve : c'est le fléau le plus redoutable (parce que le plus insidieux) auquel soit confrontée l'identité des peuples des Antilles et de la Guyane (GEREC 1982 : 9).

Puisque le joual et le créole sont des langues avec un stigma social, il y a une tradition dans les deux pays qui veut éviter leur usage. Je renvoie seulement à la prolifération d'ouvrages correctifs. L'effort de se distancer du créole et du joual largo sensu n'était pas toujours

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couronné de succès et il a souvent amené à des situations drôles (en partie dues à des hypercorrections17) bien que le noyau du phénomène soit plutôt triste et ait souvent été dénoncé comme aliénation. C'est la culpabilisation de l'emploi du créole qui est ressenti comme la source d'une telle aliénation. En intériorisant l'infériorité du créole, l'individu s'infériorise lui-même face à ceux qui parlent le français. Il est tiré hors de son authenticité. Décentré, saisi par l'autre, il ne retrouve pas sa propre culture que de façon marginale, et le combat des langues où la sienne a connu défaite exprime sa propre défaite (Benoist 1975 : 58).

Dans le cas du joual stricto sensu, le concept d'aliénation opère aussi dans la direction opposée, c'est-à-dire que l'on ne s'aliène pas en l'évitant, mais en l'utilisant. Le joual est donc perçu comme le symbole de notre aliénation collective. Le joual est une langue « désarticulée », pauvre et misérable (tant sur les plans intellectuel que matériel) et il reflète la dégradation du peuple québécois (Cajolet-Laganière et Martel 1995 : 66).

Le mépris du joual (cf. cit. s) et du créole (cf. cit. t) va jusqu'à nier leur existence en espérant probablement que la force magique des mots fera son effet. (s) Or, tout le monde sait que le joual n'existe pas (Seutin dans La Presse, 09.06.75, cité dans CajoletLaganière et Martel 1996 : 22). (t) Le créole, ce n'est pas une langue. Ça n’existe pas en vérité. Tout ce qui est créole, c'est l'âme. […] Le créole, c'est né de la souffrance, le créole n'existe pas. Le créole ne devrait pas exister. […] Il y a pas de créole, ça n'existe pas (extrait d'un entretien fait avec un étudiant martiniquais en septembre 2002).

Bien que la plupart des créolistes d'aujourd'hui18 soient convaincus que les créoles sont issus des langues européennes par des changements linguistiques « normaux », il y en a d'autres qui affirment que leur caractère mixte serait nettement plus accusé que celui des autres langues naturelles. Cette position est souvent idéologique et défendue par des non-créolistes, comme par exemple le philosophe Edouard Glissant : Et qu'est-ce qu'une langue créole ? C'est une langue composite, née de la mise en contact d'éléments linguistiques absolument hétérogènes les uns par rapport aux autres. Les créoles francophones de la Caraïbe sont nés de la mise en contact de parlers bretons et normands du XVIIe siècle avec une syntaxe dont on ne sait pas bien ce qu'elle est, mais dont on croit pressentir qu'elle est une espèce de synthèse des langues de l'Afrique noire subsaharienne de l'Ouest (1996 : 20).

Mais, on la retrouve aussi tout au long de la littérature créoliste : postulée par Lucien Adam en 1883, elle a été reformulée plusieurs fois. Puisque même les créolistes propagent le préjudice de la mixité prononcée des langues créoles, il n’est pas surprenant qu'à l'inverse d'autres langues « mixtes » soient aussi qualifiées comme créoles. Dans cette logique, chaque langue naturelle serait un créole, y compris bien sûr le joual. Le joual, c'est un échantillon privilégié, un exemple insigne de la victoire d'une langue étrangère sur une langue autochtone. Le joual présente tous les symptômes de la créolisation, c'est-à-dire de la mixture plus

17 Un des exemples les plus connus est celui propagé par Frantz Fanon : il s'agit d'un Martiniquais qui (en étant conscient que normalement il laisse tomber la consonne /r/ et qu'un Parisien ne le ferait pas) entre dans un café du Havre et dit : « Garrrçon ! Un vè de biè » (1952 : 16). 18 Par ex. Annegret Bollée, Robert Chaudenson, Gabriel Manessy, Salikoko Mufwene, Albert Valdman.

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ou moins réussie de l'idiome du supérieur avec celui de l'inférieur, le vainqueur parvenant jusqu'à effacer les vestiges naturels de la langue du vaincu (Gilles Lefèbvre 1965 citée dans Bollée 2000 : 56).

L'idée que le joual et le créole seraient des langues extraordinairement mixtes amène souvent à l'anthropomorphisme de les considérer comme métissées. Selon la réponse à la question de savoir si le métissage est actuellement condamné ou à la mode, les langues considérées comme métissées sont qualifiées de négatives (cf. cit. u et v) ou de positives (cf. cit. w). (u) Les vernaculaires créoles sont traités depuis le XIXe siècle comme des enfants bâtards et illicites, nés d'unions non naturelles, dans le contact des langues (Mufwene 2002a : 46). (v) […] les « aliénés » québécois s'aliènent la sympathie et la bonne volonté des non-francophones en ne s'efforçant point de parler autre chose qu'une langue abâtardie, avec un effroyable accent « joual » (Maxime de Véroncourt, La Presse, 3.12.69, cité dans Cajolet-Laganière et Martel 1995 : 20). (w) La langue créole est une des plus belles du monde, parce qu'elle est née du choc de deux cultures très anciennes, la France et l'Afrique (Le Clézio in Le Nouvel Observateur, no 6, collection voyages).

2.3.

Possibilités d'élargissement des mots pour décrire un type de société

Ni le mot joual, ni le mot créole désignent seulement des langues, ils sont aussi appliqués à un type particulier de société. Pour ce qui est du joual, le renvoi à certains phénomènes de la civilisation anglaise n'est pas inconnu, comme par exemple chez Jean-Paul Desbiens (cf. cit. a), mais le mot peut aussi être utilisé pour dénoncer une culture considérée du locuteur comme dépravée en général (cf. cit. b). (a) Nos élèves parlent joual parce qu'ils pensent joual, et ils pensent joual parce qu'ils vivent joual, comme tout le monde par ici. Vivre joual, c'est Rock'n Roll et hot dog, party et ballade en auto, etc. C'est toute notre civilisation qui est joual (1960 : 24). (b) Livres bâclés, films grossiers, théâtre dénigreur, chansons gauchement politisées, langue incohérente, débraillé, étudié et provocant [sic] : telles sont les principales caractéristiques de la culture jouale (J.P., La Presse, 18.11.1972, cité dans Cajolet-Laganière et Martel 1995 : 22).

La créolisation est un concept appliqué au monde entier contemporain. On donne ainsi une image positive à l'ancienne langue d'esclaves qui aurait anticipé des phénomènes contemporains, il y a trois siècles. La créolisation est un mouvement perpétuel d'interpénétrabilité culturelle et linguistique […]. Le monde se créolise, toutes les cultures se créolisent à l'heure actuelle dans leurs contacts entre elles (Glissant 1996 : 125). […] actuellement, est en train de se produire dans toutes les métropoles occidentales, ce qui s'est passé dans l'habitation dès le XVIIIe siècle. Ces métropoles deviennent des espaces de confluence, de conjonction et de créolisation. De plus en plus, les enfants qui naissent de par le monde ne relèvent pas d'une nation, d'une culture, d'une langue, d'une histoire unique, mais sont immédiatement confrontés à plusieurs terres, plusieurs cultures, plusieurs races, plusieurs langues. Si l'on n'y prend pas garde, c'est-à-dire si l'on perpétue cette perception quasi-monolithique de l'humanité, de la culture, de l'universel, on ira vers des drames, parce qu'on ne sera pas en mesure de définir certains enfants se trouvant en état de créolité comme nous l'avons été et le sommes encore aujourd'hui (Chamoiseau dans Ette et Ludwig 1992 : 68).

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3.

Différences entre joual et créole

3.1.

Différences linguistiques : particularités, substrat & adstrat, rivaux

Quoiqu'il y ait plusieurs parallélismes entre joual et créole, ce sont les différences qui prédominent. Voyons d'abord celles qui ont été mises en évidence par Henri Wittman (1973 : 88, 92). Selon lui, un créole serait, premièrement, le résultat de l'interaction d'un substrat (la langue des esclaves) avec une langue de prestige (le français), alors que le joual serait le résultat de l'interaction d'un adstrat (l'anglais) avec la langue des ancêtres (le français). Deuxièmement, tandis que la créolisation impliquerait des interférences grammaticales et phonologiques, la joualisation amènerait seulement des interférences lexicales. Ces raisonnements peuvent être illustrés comme suit : Fig. 3 langue des ancêtres (substrat) français

particularités grammaticales et phonologiques Æ créole

Fig. 4 adstrat anglais

langue des ancêtres (français)

particularités lexicales Æ joual

Quels domaines linguistiques juge-t-on aujourd'hui touchés par le développement du joual et du créole ? Selon Laurent Santerre, le joual stricto sensu se différencie du québécois surtout au plan de la prononciation.19 Les plans du lexique et de la syntaxe20 ne seraient pas concernés. Le joual largo sensu se distingue également du français au plan de la prononciation. En outre, il a un lexique particulier. Mais à l'exception de quelques particularités grammaticales21 et des particularités de fréquence, la morphosyntaxe correspond plus ou moins à celle du français international. Puisque celle-ci est décisive pour la classification des idiomes, le joual dans les deux sens du mot ne peut pas être considéré comme une langue à part. Comme joual 19 « Je définis le joual surtout par les règles de réduction de surface phonétique et leurs applications, domaine réservé aux locuteurs francophones du dialecte québécois. […] C'est justement le niveau de langage le moins surveillé, le moins attentif à la prononciation, qu'on a stigmatisé sous le terme de joual » (Santerre 1990 : 267268). 20 « Peut-on caractériser linguistiquement le parler joual par le lexique ou la morphosyntaxe ? Les anglicismes, les américanismes, les canadianismes, les archaïsmes (par rapport au français du dictionnaire) sont des caractéristiques du français parlé du Québec, i.e., du dialecte, non de ce que j'appelle proprement le parler joual » (Santerre 1990 : 268). 21 Voir par exemple Léard (1995), Rézeau (1987 : 205).

Aspects d’une comparaison sociolinguistique entre le Québec et les Antilles françaises

193

stricto sensu, il s'agit d'une variété sociolinguistique du québécois, pris au sens large, d'une variété géolinguistique du français international. Ceci n'est pas vrai pour le créole qui ne se différencie pas seulement du français au plan phonologique22 et lexical,23 mais surtout au plan de la grammaire. Que l'on pense en effet aux phénomènes de grammaticalisation24 comme par exemple la naissance de marqueurs temporels et aspectuels qui ont remplacé la flexion verbale du français. Le créole a ainsi achevé le changement de la postdétermination à la prédétermination qui a commencé déjà dans le latin parlé et qui a contribué à la naissance des langues romanes. Même si, pour des raisons sociolinguistiques, les créolophones ne considèrent pas tous leur parler comme une langue, ce statut est évident pour le linguiste. Il n'est pas convaincant non plus de différencier joual et créole par les critères d'adstrat et de substrat. Quoique dans la conscience linguistique de la population, l'influence de l'anglais soit constitutive pour le joual, plusieurs études ont montré que l'influence de la langue anglaise a été surestimée au Québec (Martel et Cajolet-Laganière 2000 : 386). Autrement dit, le joual largo et stricto sensu existerait, bien qu'avec un visage différent, sans l'adstrat anglais, mais le créole n'existerait pas sans la multitude des langues africaines. Puisque celles-ci sont hétérogènes (cf. 3.2), il n'est pas justifié non plus de parler d'une seule langue de substrat aux Antilles. D'ailleurs, on ne peut même pas parler de plusieurs langues substratiques parce que la notion de substrat n'est pas applicable à la situation des îles où les esclaves (locuteurs des « langues de substrat ») sont arrivés après les colons. Si l'on veut malgré tout garder l'idée d'éléments substratiques, il ne faut pas oublier que leur importance est réduite par les enfants créoles (c'est-à-dire nés dans les colonies) et les enfants bossales mineurs (c'est-à-dire déportés très jeunes) (Mufwene 2002a : 58). Le substrat africain ne suffira donc pas pour expliquer la naissance d'un créole, tout comme l'adstrat anglais pour celle du joual. Ajoutons un troisième argument aux deux cités par Henri Wittmann : l'argument des rivaux du joual stricto sensu et du créole, qui sont d'importance opposée, ce qui a des répercussions sur l'acceptation des deux réalités. Aux Antilles, la rivalité entre les deux langues utilisées dans les situations familières et amicales, le créole et le français antillais, se manifeste plutôt en faveur du créole, alors que l'existence d'un français antillais, bien que soulignée par plusieurs linguistes (HazaëlMassieux 1978 et 1996, Ludwig et al. 2003), est niée, pour des raisons idéologiques et personnelles, par une grande partie de la population. Un renforcement de la conscience d'un français antillais devrait affaiblir le créole (comme l'établissement d'une norme québécoise a affaibli le joual stricto sensu), mais cette évolution est peu probable puisque, tout au contraire, l'existence du créole rend difficile pour la population d'accepter la notion d'un français antillais. Au Québec, la Révolution tranquille a déclenché une discussion sur le joual stricto sensu. Il a été réévalué d'une certaine manière par son usage littéraire qui, en le critiquant, voulait montrer aussi la nécessité de choisir une norme plus acceptable au Québec. Ainsi, les changements des années 1960 ont contribué à réévaluer non seulement le joual stricto sensu, mais surtout son rival pour exprimer l'identité québécoise, à savoir le québécois au sens du nouveau modèle selon Gendron. 22 Par exemple la distinction entre voyelles palatales arrondies et non arrondies abandonnée en faveur des voyelles non arrondies, la disparition de la prononciation du /r/ avant consonne ou à la fin des mots ou la nasalisation progressive. 23 Par exemple l'agglutination de l'article aux mots régionaux dérivés des langues amérindiennes et africaines. 24 Pour l'état actuel de la recherche, je renvoie à Kriegel (2003).

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Par conséquent, le prestige plus élevé du français québécois à l'opposé du prestige du français antillais explique, entre autres, la valeur plus élevée que l'on attribue au créole, mais non au joual stricto sensu. Les arguments évoqués font comprendre qu'il y a une différence entre joual et créole, mais ils ne sont pas aussi convaincants que ceux qui se dégagent par un regard socio-historique sur les deux civilisations en question.

3.2.

Différences socio-historiques

Pour la naissance d'un créole il y a plusieurs conditions indispensables qui se situent au plan de la société. Comparons-en donc les plus importantes au Québec et aux Antilles. Si Mervyn Alleyne constate pour les créoles que « leur genèse se fait dans le cadre historique de l'expansion coloniale européenne » (1996 : 8), ceci est également valable pour le joual largo sensu qui s'est formé au cours de la colonisation du Québec depuis le XVIIe siècle. Tandis que les colons au Québec ont choisi leur destin de bon gré pour améliorer leur statut de vie, la majorité de la population des Antilles a été amenée par force comme esclaves. On peut ainsi distinguer entre ce qu'on pourrait appeler la « naissance digne » du français québécois et la naissance dans le contexte de l'esclavage, donc « naissance indigne », du créole. Mais au Québec, il y avait aussi le scénario de la naissance indigne d'un parler : celle du joual stricto sensu. C'est dans la deuxième moitié du XIXe siècle que l'industrialisation25 commence au Canada et que « les clivages sociaux deviennent de plus en plus marqués » (Linteau 1992 : 84). L'industrialisation est accompagnée par un exode rural qui s'accentue à partir de 1922 (ib. : 110). De paysans qu'ils étaient, ils sont devenus ouvriers dans les villes, principalement à Montréal, et ils ont constitué une nouvelle classe ouvrière qui travaillait pour des patrons en très grande majorité anglophones. Le bilinguisme devint un idéal à atteindre […] et l'influence de l'anglais ne fit que s'accroître (CajoletLaganière et Martel 1995 : 51-52).

Défini comme une variété « populaire » du québécois, parlé par des ouvriers, le joual a dû évoluer dans ce climat d'industrialisation et d'exode rural. Cette période est caractérisée, plus que les autres périodes après la Conquête anglaise, par une forte anglomanie étroitement liée à la suprématie socio-économique des Anglo-Québécois : Jusqu'à une époque récente, la langue des affaires, du commerce et celle utilisée dans la grande et en partie la moyenne entreprise industrielle commerciale et financière était essentiellement l'anglais. Le français était surtout employé par les ouvriers pour communiquer oralement entre eux (Cajolet-Laganière et Martel 1995 : 54).

Cette prépondérance ne se manifeste pas seulement dans la distribution des rôles entre Québécois francophones et Québécois anglophones, mais aussi au plan de l'affichage, ce qui 25 Paul-André Linteau distingue entre deux vagues d'industrialisation : la première commence dans les années 1840, l'année de l'Union du Haut et du Bas-Canada, avec laquelle « le marché intérieur canadien atteint une taille suffisante pour soutenir une production manufacturière autonome dans certains secteurs et se libérer ainsi des importations. Ce marché est encore agrandi en 1867 par la Confédération et dans les années suivantes, par l'acquisition de l'Ouest et l'intégration de la Colombie-Britannique » ; la deuxième suit dans les années 1880 (1992 : 80).

Aspects d’une comparaison sociolinguistique entre le Québec et les Antilles françaises

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fait que « le visage de la province semblait être celui d'une colonie anglaise » (CajoletLaganière et Martel 1995 : 55). Bien que le mot joual remonte à 1959,26 la notion est née beaucoup plus tôt dans le contexte de ce qu'on a appelé colonisation des Franco-Québécois par les Anglo-Québécois. Comme on l'a vu, il s'agit d'une naissance indigne comme dans le cas du créole (qui est, d'ailleurs, responsable de la stigmatisation du créole et du joual, cf. supra, 2.2), il s'agit d'une colonisation comme dans le cas du créole, mais, sans aucun doute, d'un type de colonisation tout à fait différent de celui qui crée un créole. Les sociétés dans lesquelles les créoles se forment sont caractérisées par une différence très nette entre les deux couches sociales principales : les maîtres (parlant une koinè coloniale) et les esclaves (parlant des langues différentes et désireux d'apprendre cette koinè). Cet écart est essentiel pour la formation d'un créole qui se déroule en deux phases selon Chaudenson (1992/2001, 1995, 2002a et b) : dans la société d'habitation, qui s'étend depuis l'installation des colons aux îles concernées en 1635 à la proclamation du Code noir en 1685, les esclaves sont moins nombreux que les Blancs et ils sont bien intégrés dans les familles des maîtres, ce qui leur permet d’apprendre facilement la koinè coloniale (aussi grâce à leur bas âge) ; la société de plantation qui suit et qui se termine avec l'abolition de l'esclavage en 1848, est caractérisée, d'une part, par une stricte ségrégation raciale prescrite par le Code noir et, d'autre part, par une disproportion démographique au détriment des locuteurs natifs de la koinè coloniale, ce qui amène à l'émergence des langues créoles. […] la croissance rapide de la population servile dans une écologie socio-économique où la vie est courte et où il y a proportionnellement de moins en moins de locuteurs natifs a produit des conditions où le vernaculaire local se transmet de plus en plus par des locuteurs non natifs et de moins en moins compétents. Il diverge alors graduellement de la koinè originelle de la société d'habitation. […] Le vernaculaire des sociétés de plantation se basilectalise davantage parmi les esclaves parce qu'il se « transmet » de plus en plus des locuteurs non natifs aux apprenants (Mufwene 2002a : 55-56, 58).

Comment la situation au Québec se présente-elle ? Il est bien connu que la disproportion démographique était nettement en faveur des Francophones. Cette majorité d'ordre quantitatif rend per se l'émergence d'un créole à base française improbable. Et les représentants du groupe anglophone minoritaire (du point de vue qualitatif pourtant le groupe dominant !) avaient-ils des contacts avec le groupe francophone ? Paul-André Linteau par exemple constate une séparation bien accusée aussi dans le Montréal du XIXe siècle : Il y a donc à Montréal deux univers distincts, séparés par la langue et la religion : celui des francocatholiques et celui des anglo-protestants. Chacun possède ses églises, son système scolaire allant jusqu'à l'université, ses hôpitaux, ses services sociaux, ses institutions sociales et culturelles, ses journaux. Chacun occupe des zones distinctes dans l'espace montréalais (Linteau 1992 : 87).

Les « deux univers distincts » ne sont pourtant pas comparables au clivage social nécessaire pour la naissance d'un créole. Les groupes ethniques à Montréal étaient « en interaction dans la ville – sur les lieux de travail, dans les magasins, dans la rue et les espaces publics – et les échanges étaient nombreux » (ib.) et ainsi dépassent largement la relation antillaise entre maître et esclave pendant la société de plantation quand le créole a pris naissance.

26 Cette année, le mot joual apparaît dans l'article d’André Laurendeau, « La langue que nous parlons » dans Le Devoir du 21 octobre 1959.

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Une autre condition pour l'évolution du créole aux Antilles est la pluralité des langues africaines parlées sur une même plantation, qui empêche que les esclaves puissent parler leur langue maternelle entre eux. Alors que le caractère multilingue du type de société qui donne naissance aux créoles n'est pas controversé, la question se pose de savoir si on peut parler d'une société multilingue au Québec au XIXe siècle. Considérons de nouveau Montréal, la ville la plus hétérogène du point de vue linguistique. Comme on l'a vu, il n'y existait pas seulement moins de langues différentes qu'aux Antilles aux XVIIe et XVIIIe siècles, mais leurs locuteurs aussi ne vivaient pas vraiment mélangés non plus, comme la citation de PaulAndré Linteau le montre bien. La situation linguistique au Québec n'est donc pas comparable au multilinguisme aux Antilles, où les esclaves étaient bien mélangés dans une même plantation et n'avaient aucune autre possibilité linguistique de se comprendre mutuellement que par la koinè coloniale ou, plus tard, le créole.

3.3.

Description de différents types de société

Le Québec et les Antilles se caractérisent tous les deux par un contact de cultures. Les résultats d'une telle situation de contact culturel sont populairement décrits par des métaphores culinaires. Dans cette logique, il y a généralement deux types de plats : le bouillon et la pizza. Pour le type bouillon, différents ingrédients sont dissous pour la création de quelque chose de nouveau, dans le type pizza (aussi appelé salade ou minestrone), les composants gardent leur caractère dans le mets qu'ils forment ensemble. Non seulement aux Etats-Unis, on préfère aujourd'hui la notion de la société salad bowl à la société melting pot, ce qui reflète le respect croissant pour les particularités identitaires. Tandis que le Canada s'inscrit également dans ce type de société qui est représenté par la salade (avec l'affirmation d'une société mosaïque déjà bien avant que les Etats-Unis se soient distanciés de la société melting pot, cf. Porter 1965), une société créole appartient à l'autre type de société, qui est le bouillon. Ce « bouillon de cultures » a été glorifié par les auteurs de l'Eloge de la créolité. Raphaël Confiant a même créé le néologisme diversalité pour exprimer que « l'autre vit en nous ». Par conséquent, quand on utilise la métaphore de la mosaïque aux Antilles, elle a plutôt le sens de bouillon alors qu’au Canada elle est utilisée plutôt au sens de salade. On s'aperçoit donc que la société créole […] est ainsi composée de sociétés diffractées. C'est pour cela que nous qualifions l'identité elle-même de mosaïque, en ce sens que nous somme à la fois nègres, békés, coulis etc. (Chamoiseau in Ette et Ludwig 1992 : 67).

En guise de conclusion Robert Chaudenson constate que les français marginaux, les pidgins et les créoles « peuvent présenter des analogies structurelles, mais sont sociolinguistiquement tout à fait différents » (1998 : 176). Quand il parle de la sociolinguistique, il pense aux conditions de la naissance d'un créole qui se comportent comme les ingrédients d'une « recette de sorcière » : « l'absence d'un seul élément rend tous les autres inopérants » (2002b : 30). On a vu certains ingrédients de la recette comme la colonisation européenne du XVIIe et XVIIIe siècle, une différence très

Aspects d’une comparaison sociolinguistique entre le Québec et les Antilles françaises

197

nette entre les couches sociales, ainsi que le multilinguisme de la société et on a constaté que ces ingrédients ne sont pas tous présents au Québec. On pourrait citer d'autres différences entre les deux pays et qui sont responsables du caractère différent du joual et du créole. Renvoyons par exemple à l'acquisition de la langue, de nature tout à fait différente au Québec durant les quatre derniers siècles qu'à la Martinique pendant l'esclavage. Mentionnons aussi l'affaiblissement de la norme parisienne dans les colonies françaises (y compris les Antilles), mais au Québec la situation linguistique a évolué d'une manière différente. Ces aspects seront encore à élaborer de façon systématique, mais les points abordés ici ont certainement montré que le joual, peu importe si stricto ou largo sensu, ne peut pas être un créole. Cependant, il y a des points communs entre le joual stricto sensu et le créole surtout au niveau idéolinguistique, ce qui fait que du point de vue des locuteurs, la reconnaissance du créole en tant que langue n'est pas plus avancée que celle du joual stricto sensu. En revanche, la différence de statut est évidente pour le linguiste. Bien que les deux soient basés sur le même idiome, le créole est issu du français et a formé une langue indépendante, tandis que le joual, comme on l'entend aujourd'hui, est un parler français : la variété la plus basse du québécois parlé.

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LOUISE PÉRONNET et SYLVIA KASPARIAN Université de Moncton

Le français standard acadien (à l’oral). Analyse des prépositions : procédés de variation La notion de variation peut-elle être appliquée à une langue standard ? En d’autres mots, peut-on parler de langue standard régionale ? La notion de « langue standard régionale », telle que développée par Thelander (1982), contient il est vrai des termes contradictoires, du moins en apparence, le terme « standard » exprimant la norme donc l’homogénéité, l’uniformité, et le terme « régional » exprimant la particularité, la différence. Le « français standard acadien » c’est tout simplement le français soutenu utilisé en Acadie en situation de communication formelle. Pour décrire cet usage, dans son aspect oral, des entrevues ont été réalisées auprès de jeunes cadres de 30, 40 ans ayant effectué des études universitaires (au moins de niveau 1er cycle) et occupant des postes de responsabilité dans des entreprises ou des institutions de langue française. Les enquêtes ont eu lieu dans les centres urbains des trois grandes régions francophones de la province du Nouveau-Brunswick. Dans cet article, notre analyse portera sur les prépositions, du point de vue des variantes non encore standardisées. L’examen portera en particulier sur les procédés de variation observés. Mais dans un premier temps, voici un bref rappel des étapes d’analyse qui ont précédé, en commençant par la présentation du cadre théorique et méthodologique.

1.

Cadre théorique et méthodologique

Pour les besoins de notre étude, nous avons construit une grille d’analyse qui est constituée de trois seuils, avec sous-catégories, dans le but de classer les variantes du standard acadien sur un continuum allant vers le français standard de référence. Cette grille s’inspire du modèle proposé par Chaudenson, Mougeon et Beniak (1993) et développé par Appel et Muysken (1987). Nous proposons d'élargir le modèle pour l'appliquer aussi bien au changement allant dans le sens de la standardisation qu'à celui allant dans le sens de la régionalisation. Nous formulons l’hypothèse que les étapes du changement seront tout simplement inversées selon qu'il s'agit d'un changement allant dans un sens ou dans l'autre. Grille de classement des variantes du français standard acadien Traditionnel acadien (O) Traditionnel régional (OR) Seuil 1 Nouvelle variété d'acadien (1Ac) Emprunt au québécois (1Q) Seuil 2 Standard-approximation (2Ap) Standard-hypercorrection (2H) Seuil 0

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Louise Péronnet et Sylvia Kasparian

Cette grille permet de classer les variantes du français standard acadien selon trois seuils, sur un continuum qui part du français traditionnel (Seuil 0 : point de départ du changement) pour aller vers le français standard de référence, qui est pris comme modèle formel de standardisation. Deux seuils (Seuil 1 et Seuil 2) ont été identifiés le long du continuum. Ces seuils peuvent se subdiviser en plusieurs sous-catégories (la grille en présente deux par seuil). Le premier seuil demeure régional, mais il s’agit d’un régional renouvelé et plus large. Le deuxième seuil se rapproche du standard de référence, sans lui être parfaitement conforme. Les exemples qui suivent permettent de mieux comprendre les différents seuils, ainsi que les différentes sous-catégories. Le bien-fondé du classement est présenté dans un article antérieur (Péronnet et Kasparian 1998a). Ex. du Seuil 0 : acadien traditionnel (trait commun à plusieurs régions) I font touT [tut] ça. Ex. du Seuil 0R : acadien traditionnel (trait propre à une région en particulier) C'est pas toujours évident, à moins qu'y a une fracture. Ex. du Seuil 1Ac : nouveau trait acadien (le trait traditionnel serait ioù ce que) Tu sais pas où ce que tu seras dans dix ans. Ex. du Seuil 1Q : traits empruntés au québécois (en acadien Viens-tu ?I vient-ti ?) Tu viens-tu ? I vient-tu ? Ex. du seuil 2Ap : trait standard-approximatif C’est du travail qui aura des agents qui vont se rendre là. Ex. du seuil 2H : traits d’hypercorrection Finalement les années se sont passées pis j'ai eu des entrevues. I vont s'organiser à venir.

2.

Analyse d’ordre général

A l’examen de l’ensemble du corpus, nous avons noté très peu d’emprunts à l’anglais, ainsi que peu de mots de vocabulaire régional. En revanche, la variation de type morphosyntaxique s’est révélée beaucoup plus importante. Nous avons donc choisi de faire porter notre analyse sur cet aspect du corpus. Nous avons d’abord identifié les différentes variantes que nous avons ensuite classées grammaticalement et en divers seuils selon la grille présentée cidessus. Lors de la saisie des données, chaque variable identifiée a reçu un double-codage représentant ces deux classements (catégorie grammaticale et seuil). Les premiers résultats de l’analyse morphosyntaxique nous ont permis de voir quelques grandes tendances du corpus étudié, selon les régions : 1) Le taux de traits traditionnels (seuil 0) est encore relativement élevé, en particulier chez les locuteurs de Moncton; 2) On relève un grand nombre de traits approximatifs et d’hypercorrection (seuil 2) chez tous les locuteurs, en particulier dans certaines catégories (par exemple les prépositions), ce qui montre que la langue étudiée est en voie de changement, même dans la région de Moncton où les traits traditionnels sont pourtant fréquents; 3) On note relativement peu de nouveaux traits

Le français standard acadien (à l’oral). Analyse des prépositions : procédés de variation

201

régionaux stabilisés (seuil 1), sauf dans la région de Moncton; 4) Les régions de Bathurst et Edmundston se démarquent de Moncton, Bathurst par l'emprunt de traits au français québécois et Edmundston par la conservation de traits régionaux propres (souvent des traits québécois, par exemple, « tu viens-tu ? »). Ces tendances ont été analysées et commentées plus en détails dans deux articles précédents (Péronnet et Kasparian 1998a et 1998b).

3.

Analyse des prépositions

L’analyse de la catégorie des prépositions vient confirmer les principales conclusions de l’analyse globale des variantes morphosyntaxiques présentée ci-dessus (voir Péronnet et Kasparian 1998b). Pour chaque préposition, deux questions ont été posées : 1) D’abord quel est le degré de standardisation ; 2) La standardisation se fait-elle selon un ordre donné ? Et si oui, quel est cet ordre ? Certains contextes d’emploi des prépositions sont-ils plus propices à la standardisation que d’autres ? Les prépositions « à », « de », « pour », « dans » et « sur » ont été étudiées suivant ce plan. Les principales conclusions sont les suivantes : 1) Le degré de standardisation des prépositions dans la langue étudiée est de 70% environ. 2) Selon le processus de standardisation observé, le contexte grammatical est significatif : la préposition tend à se standardiser plus vite en contexte grammatical qu’en contexte lexical (voir à ce sujet les articles de Péronnet et Kasparian 2001 et 2002). La question qui nous intéresse aujourd’hui porte sur le 30% de variation qui demeure. Quelles sont les variantes régionales utilisées à la place des prépositions standard ? Trouve-ton une autre préposition, aucune préposition ou encore autre chose ? En d’autres mots, quels sont les procédés de variation ?

3.1.

Procédés de variation des prépositions en français acadien (FA)

L’examen des variantes de prépositions utilisées en français acadien à la place des prépositions standard a permis de classer ces variantes en trois catégories du point de vue des procédés de variation. Les procédés de variation observés sont de trois types (point de vue de l’acadien : FA) : - remplacement de la préposition standard par une autre préposition (Procédé 1) ; - emploi de la préposition là où le standard ne l’utilise pas (Procédé 2) ; - omission de la préposition là où le standard l’utilise (Procédé 3).

3.2.

Les prépositions « de » et « à » : leurs variantes en FA

Dans un premier temps, nous examinerons les prépositions de grande fréquence « de » et « à » ; les autres prépositions, « pour », « dans » et « sur », de fréquence moindre, seront étudiées dans un deuxième temps.

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Louise Péronnet et Sylvia Kasparian

Voici sous forme de tableau, les différentes variantes utilisées à la place des prépositions standard « de » et « à ». Ces variantes sont regroupées selon les trois procédés de variation présentés ci-dessus. Variantes FA de la préposition « de » en français standard acadien. Variantes FA Procédé 1 (Autres prépositions) à pour su(r) avec dans en Procédé 2 (Emploi de « de ») Procédé 3 (Omission de « de ») TOTAL

Nombre d’occurrences 48 30 6 4 2 2 4 111 21 180

Variantes FA de la préposition « à » en français standard acadien. Variantes FA Procédé 1 (Autres prépositions) sur (25) et su(r) (26) dans pour de avec en par envers Procédé 2 (Emploi de « à ») Procédé 3 (Omission de « à ») TOTAL

Nombre d’occurrences 104 51 23 12 11 2 3 1 1 55 22 181

On constate d’abord que la variation est de même importance pour les deux prépositions (180 pour « de » et 181 pour « à »). Toutes deux, la préposition « de » et la préposition « à », utilisent la même gamme de procédés, c’est-à-dire trois différents procédés (présentés plus tôt). A l’intérieur des différents procédés, on note cependant certaines différences entre « de » et « à ». Ces différences concernent deux des trois procédés de variation. Le principal écart concerne le premier procédé de variation (emploi d’une autre préposition que celle du FS). Comparativement à la préposition « à », la préposition « de » est beaucoup moins souvent remplacée par une autre préposition : 48 occurrences pour « de » contre 104 pour « à ». Concernant le deuxième procédé (emploi de la préposition dans des contextes où aucune préposition n’est utilisée en FS), au contraire, la fréquence d’emploi de la préposition « de » est deux fois plus élevée que celle de la préposition « à » : 111 occurrences pour « de » contre 55 pour « à ». Quant au troisième procédé, (omission de la préposition dans les contextes où cette préposition est utilisée en FS), on note aucun écart significatif entre les deux prépositions : 21 pour « de » et 22 pour « à ». La préposition « de » est fréquemment remplacée par la préposition « à » (30 occ.) et plus rarement par d’autres prépositions (18 occ.), alors que la préposition « à » est au contraire

Le français standard acadien (à l’oral). Analyse des prépositions : procédés de variation

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rarement remplacée par la préposition « de » (11 occ.) et souvent par d’autres prépositions (93 occ.), la préposition « sur » étant de beaucoup la plus fréquente (51 occ.), avec « dans » en deuxième place (23 occ.) et « pour » en troisième place (12 occ.). Suivent quelques exemples des différentes variantes des prépositions « de » et « à » en français acadien. Pour mieux faire la comparaison entre ces deux prépositions, les exemples de variantes seront cités selon les différents procédés de variation. Procédé 1 : remplacement de la préposition standard par une autre préposition Exemples de la variante « à » (FA) en remplacement de la préposition « de » (FR) La variante « à » comme marque d’appartenance (variante de type traditionnel) (1a) … dans le cabinet à Trudeau (1b) On va mettre le nom à Nicole (1c)… la firme comptable à mon frère La variante « à » utilisée avec certains verbes (variante de type traditionnel) (2a) I ont de l’air à plus aimer ça (2b) J’ai essayé à trois reprises à faire de la collection (2c) On cherche des manières à rendre la vie plus facile La variante « à » utilisée avec certains verbes (variantes récentes) (3a) Le taux d’inflation est à du deux pour cent (3b) Ils sont responsables à tous les associés Exemples de la variante « sur » (FA) en remplacement de la préposition « à » (FR) (4a) D’habitude le monde travaille sur leur budget (4b) J’ai siégé sur le comité (4c) Tu as eu l’occasion d’aller sur des cours Exemples de la variante « dans » (FA) en remplacement de la préposition « à » (FR) (5a) J’ai été dans ce poste-là pour six mois (5b) Je voulais rester dans le fédéral (5c) Je dois travailler dans des dossiers internationaux Exemples de la variante « pour » en FA en remplacement de la préposition « à » (FR) (6a) Ce qu’on veut c’est vous aider pour rester à la maison (6b) C’est ça qui m’a motivé pour aller en éducation (6c) J’ai appliqué pour Moncton en éducation spécialisée Procédé 2 : emploi de la préposition là où le standard ne l’utilise pas Exemples d’emploi de la préposition « de » en FA (absence de préposition en FR) (7a)… en avoir de besoin (7b)… à part de çà; à part de de çà (7c) J’aime de travailler (7d) Il n’y pas de défi pour moi de travailler de là-dedans

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Louise Péronnet et Sylvia Kasparian

Exemples d’emploi de la préposition « à » en FA (absence de préposition en FR) Emploi de « à » avec le verbe « aider » : (8a) Un poste à temps plein aidait à l’infirmière chef à l’urgence (8b) Tu peux pas aidé à c’te personne-ici (8c) On peut essayer de leur aider Emploi de « à » avec le verbe « aimer » : (9) J’aime à parler avec les gens Emploi de « à » avec les locutions de temps : (10a) … à tous les lundis matins je m’occupe de faire… (10b) Je me gène pas de le dire à chaque fois que je parle aux étudiants (10c) Faut faire des réunions à tous les deux mois Procédé 3 : omission de la préposition là où le standard l’utilise Exemples d’omission de « de » en FA (emploi de « de » en FR) : (12a) On n’a pas besoin __ plus de personnel (12b) On travaille __ très proche avec les médecins Exemples d’omission de « à (ce que) » en FA (emploi de « à (ce que) » en FR) : (13a) Il s’attend (0) que ça bouge (13b) La chose la plus importante ça serait de voir (0) que les politiques… (13c) Tu lui vendais ça pis c’était (0) bon prix Ces quelques exemples suffisent pour montrer à la fois les ressemblances et les différences qui existent entre les deux principales prépositions de la langue française, « de » et « à », du point de vue de leur variation en français régional acadien. Il est déjà possible de constater qu’en comparaison de la préposition « de », la préposition « à » s’apparente davantage aux autres prépositions. On remarque notamment que les prépositions, « sur », « dans » et « pour » ont tendance à remplacer la préposition « à » dans de nombreux contextes. L’étude des trois autres prépositions du point de vue de la variation devrait permettre de mieux comprendre d’une part les propriétés de chacune des prépositions étudiées et d’autre part le rapport entre les différentes prépositions, de manière à nuancer (avec Cadiot 1997 notamment) le classement trop général des prépositions en deux types, les prépositions abstraites ou vides (« de » et « à ») et les prépositions concrètes ou pleines (les autres prépositions).

3.3.

Autres prépositions : « pour », « dans » et « sur » : leurs variantes en FA

Voici d’abord quelques exemples de variantes des prépositions « pour », « dans » et « sur » en français acadien : Exemples de la variante « à » (FA) en remplacement de la préposition « pour » (FR) : (14a) Ils vont s’organiser à venir. (14b) Il faut donner des ressources à résoudre le problème.

Le français standard acadien (à l’oral). Analyse des prépositions : procédés de variation

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Exemple de la variante « de » (FA) en remplacement de la préposition « pour » (FR) : (15) Moi, de ma part, je prends des cours. Exemple de la variante « sur » (FA) en remplacement de la préposition « pour » (FR) (16) Tu étais assuré sur ta maison. Exemples de la variante « sur » (FA) en remplacement de la préposition « dans » (FR) (17a) Tu peux puiser sur l’expérience. (17b) Il s’en va sur la mauvaise direction. Exemples de la variante « dans » (FA) en remplacement de la préposition « sur » (FR) (18a) Il faut aller voir ce qui se passe dans le marché. (18b) La plupart des comptes sont axés dans le domaine gouvernemental. Les tableaux suivants présentent les prépositions « pour », « dans » et « sur » du point de vue de leur variation en français acadien. Les procédés de variation sont de même type que pour « de » et « à ». Variantes FA de la préposition « pour » en français standard acadien. Variantes FA Procédé 1 (Autres prépositions) à su(r) dans pour de avec en par envers Procédé 2 (Emploi de « pour ») Procédé 3 (Omission de « pour ») TOTAL

Nombre d’occurrences 35 12 7 4 1 6 3 0 0 2 10 6 51

Variantes FA de la préposition « dans » en français standard acadien. Variantes FA Procédé 1 (Autres prépositions) su(r) dans à pour de avec en par envers Procédé 2 (Emploi de « dans ») Procédé 3 (Omission de « dans ») TOTAL

Nombre d’occurrences 13 5 3 2 1 1 1 0 0 0 1 3 17

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Louise Péronnet et Sylvia Kasparian

Variantes FA de la préposition « su(r) » en français standard acadien. Variantes FA Procédé 1 (Autres prépositions) dans à de avec sur en par envers Procédé 2 (Emploi de « sur ») Procédé 3 (Omission de « sur ») TOTAL

Nombre d’occurrences 12 6 2 1 2 1 0 0 0 0 0 12

A la lecture de ces tableaux, on s’aperçoit que les prépositions « pour », « dans » et « sur » s’apparentent à la préposition « à » (présentée plus tôt) pour ce qui est du type de variantes. La préposition « à » utilise plusieurs autres prépositions comme variantes, comme c’est le cas pour les prépositions « pour », « dans » et « sur ». Au contraire, la préposition « de » n’utilise que « à » comme variante. En revanche, la préposition « à » demeure fortement apparentée à la préposition « de » du point de vue de la fréquence des variantes qui est identique pour les deux prépositions. Bien qu’elle soit instable, la préposition « à » demeure cependant toujours en position intermédiaire sur un continuum allant de la préposition « de » située à une extrémité jusqu’aux autres prépositions, « pour », « dans », « sur », etc., situées à l’autre extrémité. Ce continuum semble correspondre au continuum sémantique des prépositions. Les études récentes sur les prépositions (Cadiot 1997; Chaudenson, Mougeon et Béniak 1993 ; Cervoni 1991), quelle que soit la terminologie utilisée, notent une gradation dans le poids sémantique des différentes prépositions, allant de la préposition « de », la plus abstraite, aux prépositions plus concrètes, « pour », « dans », « sur », etc., en passant par la préposition intermédiaire « à ». Le schéma qui suit montre la position variable de la préposition « à » sur le continuum du plan des variantes, en comparaison de sa place sur le plan sémantique. Par ailleurs, on sait que les variétés de langue régionales (de par leur origine populaire) ont tendance à préférer le « concret », le « coloré », la « transparence », le « plein », ce qui pourrait expliquer la préférence pour les prépositions « sur », « dans » et « pour » plutôt que la préposition « à » plus « abstraite, incolore, vide, opaque », etc. Dans le cas de « sur » et « pour », l’influence de l’anglais vient certainement renforcer l’usage régional traditionnel, comme le montrent assez clairement certains exemples du corpus cités ci-dessus (« siéger sur un comité », « appliquer pour qqch »). L’idée d’un continuum entre les différentes prépositions permet de mieux comprendre les différences assez marquées dans les procédés de variation des deux prépositions « à » et « de ».

Le français standard acadien (à l’oral). Analyse des prépositions : procédés de variation

4.

207

Conclusion

L’étude comparative des procédés de variation des différentes prépositions du corpus a-t-elle permis de mieux comprendre le processus de standardisation, qui est le véritable objectif visé par le projet dans son ensemble, à savoir décrire le français acadien soutenu, appelé le français acadien standard ? En mettant temporairement en lumière l’aspect du français acadien non encore standardisé plutôt que l’aspect standardisé, cela a permis d’observer de plus près quelles variantes résistent à la standardisation. Lors d’analyses précédentes, il avait été clairement établi que les différentes catégories grammaticales adoptaient des rythmes différents sur le continuum de la standardisation d’une langue. Une analyse détaillée des prépositions non standardisées a permis de découvrir non seulement quelles prépositions résistent à la standardisation mais surtout dans quels contextes.

Bibliographie Arrivé, Michel, Françoise Gadet et Michel Galmiche (1987) : La grammaire d’aujourd’hui. Paris: Flammarion. Appel, René et Pieter Muysken (1987): Language contact and Bilingualism. London: Edward Arnold. Cadiot, Pierre (1997): Les prépositions abstraites en français. Paris : Armand Colin. Cajolet-Laganière, Hélène et Pierre Martel (1995) : La qualité de la langue. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture. Calvet, Louis-Jean (1981) : Les langues véhiculaires. Paris : Presses universitaires de France. Cervoni, Jean (1991) : La préposition. Paris, Louvain-la-Neuve : Éditions Duculot. Chaudenson, Robert, Raymond Mougeon et Edouard Beniak (1993) : Vers une approche panlectale de la variation du français. Aix-en-Provence : Institut d'études créoles et francophones - Université de Provence. Gougenheim, Georges, René Michea, Paul Rivenc et Aurélien Sauvageot (1964) : L’élaboration du français fondamental. Paris: Didier. Labov, William (1972) : Sociolinguistic Patterns. Philadelphia: University of Pennsylvania Press. Martel, Pierre et Hélène Cajolet-Laganière (1995) : « Oui au français québécois ». Interface, sept-oct 1995, 1425. Péronnet, Louise (1982) : « Les prépositions dans le parler acadien du sud-est du Nouveau-Brunswick ». Si que 5 (printemps 1982), Études françaises, Université de Moncton, 57-81. — (1996) : « Nouvelles variétés de français parlé en Acadie ». In : Lise Dubois et Annette Boudreau (éds), Les Acadiens et leur(s) langue(s) : quand le français est minoritaire. Actes du colloque. Moncton : CRLA, Les Editions d’Acadie, 121-135. Péronnet, Louise et Sylvia Kasparian (1998a) : « Vers une description du français standard acadien ». In : Patrice Brasseur (éd.), Français d'Amérique : variation, créolisation, normalisation. Actes du colloque : Les français d'Amérique du Nord en situation minoritaire, Université d'Avignon, 8-11 octobre 1996. CECAV : Université d’Avignon et du Vaucluse, 249-259. — (1998b) : « Le français standard acadien : Analyse des traits morphosyntaxiques ». In : Annette Boudreau et Lise Dubois (éds), Le français, langue maternelle dans les collèges et les universités en milieu minoritaire. Actes du colloque. Moncton : CRLA, Les Editions d’Acadie, 89-105. — (2001) : « Description du processus de standardisation d’une langue régionale : le cas de la préposition « DE » dans le français standard acadien ». ACALPA 24, 109-118. — (2002) : « Description du processus de standardisation d’une langue régionale : le cas de la préposition « à » dans le français standard acadien », communication présentée dans le cadre de l’ACFAS 2002, Québec, Université Laval. Riegel, Martin, Jean-Christophe Pellat, René Rioul (1994) : Grammaire méthodique du français. Paris : PUF. Schogt, Henry Gilius (1968): « La dynamique du langage ». In : Le langage (sous la direction d’André Martinet). Paris : Larousse, 775-813. Thelander, Mats (1982) : « A qualitative approach to the quantitative data of speech variation ». In: Suzanne Romaine (éd.), Sociolinguistic variation in speech communities. London: Edward Arnold.

VI. Chants folkloriques des deux côtés de l’Atlantique

MICHÈLE GARDRÉ-VALIÈRE et MICHEL VALIÈRE Université de Poitiers

Chansons en regard Rossignolet du bois joli Toi que tu-z-y chantes le jour et la nuit Tu dis dans ton chant dans ton joli chant « Voici le printemps Que toutes les filles vont changer d’amant » En changerai-z-y moi aussi d’amant Moi qui en ai un si beau un si charmant Et de temps en temps tenais agrément De mon fidèle amant De mon fidèle amant que mon cœur aime tant Allons-y belle dans ton jardin Nous la cueillerons la fleur du romarin La rosée des prés des bouquets d’odeurs Mon aimable cœur Puisque nous sommes ici pour y cueillir la fleur Allons-y belle au cabaret Nous en buverons de ce bon vin clairet En attendant la collation De ces bons enfants Qui vinront ce soir jouer du violon1

Cette chanson, à l’incipit rebattu depuis le Moyen-Âge (Hugues 1979), parmi quelques autres, que nous avons recueillie en 1966, dans le village du Vieux Balluc, commune de Blanzay, au sud de la Vienne, en Haut-Poitou, auprès de Marie-Léonie Magnant, épouse Baudin (1880-1976), nous permet de faire un lien symbolique, par-delà les générations, avec l’œuvre de Marius Barbeau dont l’ouvrage Le Rossignol y chante (1962) est un vibrant témoignage. À la page 23, sous un titre générique « Oiseaux messagers d’amour » figure une version de « Rossignolet du bois joli », avec la mélodie que lui a transmise Charles Barbeau, son père. Cette chanson est classée sous le numéro 504 par Patrice Coirault, dans le tome 1 de son Répertoire des chansons françaises de tradition orale, sous le titre générique « Le rossignolet qui invite à changer d’ami ». De son côté, Conrad Laforte l’inscrit sous le code E-51, sous le titre « Le printemps les filles changent d’amant », dans son Catalogue de la chanson folklorique française (vol. 2). Il s’agit d’un texte critique de trois couplets, établi à partir de « quatre versions recueillies aux environs de Québec et en Cadie », pratique tout à fait courante à cette époque-là (et aujourd’hui encore, parfois, en littérature orale), où évolutionnisme et diffusionnisme se conjuguaient dans le dessein d’accéder à une forme supposée première, l’archétype, parce que

1 Une interprétation de cette chanson a été effectuée par Michèle Gardré-Valière, Danses folkloriques du Haut-Poitou : la marchoise.

260

Michèle Gardré-Valière et Michel Valière

censée devenue plus complète, riche des apports de chacune d’entre elles. Arnold Van Gennep, comme Patrice Coirault et les ethnomusicologues contemporains, remettront en cause cette pratique de reconstitution d’un archétype, dont l’une des conséquences, et non la moindre, est une réécriture du texte et donc caviarde les variantes. Cela n’entache en rien la qualité du travail accompli par ce chercheur dont on sait qu’il a engrangé huit mille cinq cents textes et cinq mille mélodies, de 1916 à 1947 gravés, entre autres, sur des cylindres de cire, bientôt doublés sur des disques par les soins de la Library of Congress à Washington. À ce colossal ensemble, il faudrait également adjoindre un corpus de trois mille chants indiens qu’il avait auparavant notés. On ne peut que rester admiratif, cependant, devant la bibliographie de l’auteur du Romancero du Canada.2 Les Français Marguerite et Raoul d’Harcourt, à partir des mille premières chansons du fonds Barbeau regroupées sur cent disques reçus du Musée national d’Ottawa, en choisirent deux cent quarante qui constituent la matière de leur ouvrage désormais classique : Chansons folkloriques françaises au Canada : leur langue musicale. Ces auteurs affichent leur principe méthodologique, dès l’introduction à la page 6 : Les exemples donnés, qui comprennent près de deux cents sujets différents, seront reproduits tels qu’ils ont été entendus, avec leurs particularités et leurs ornements.

Ainsi, le rapprochement des deux éditions de la chanson n° 1281, du même informateur de Beauce, Charles Barbeau, « Rossignolet du bois joli », dans Le Rossignol y chante (Barbeau 1962 : 23) et dans l’ouvrage des d’Harcourt (1956 : 154), laisse-t-il apparaître des différences notoires tant en matière musicale qu’au plan de la coupe et donc du texte. Marius Barbeau par son approche archétypale a abouti à une version canonique de trois strophes et s’est contenté de la structure musicale du premier couplet, inférant que les autres strophes devaient se chanter à l’identique. Ce faisant, il s’éloigne, avec sa forme rectifiée, de ses sources informatives. Marguerite d’Harcourt a soigneusement noté, elle, les mélodies des deux premiers couplets où l’on y décèle des différences telle qu’un changement de rythme et des nuances dans la coupe. Mais elle ne nous dit rien sur le troisième couplet, si ce n’est une invite à le chanter « sur la musique du premier ». Ainsi, celle-ci a-t-elle adopté, au fil de l’ouvrage, une posture que nous qualifierons de « plus moderne », puisqu’elle tend à restituer, au plus près, la variabilité de la musique et du texte, au sein de chaque item, attitude plus respectueuse de l’oral, comme nous l’entendons, nous, aujourd’hui. Dans cette communication, outre la « chanson idyllique », dans la terminologie de Conrad Laforte, Rossignolet du bois joli, qui nous a servi d’introduction, deux autres chansons retiendront toute notre attention. Enregistrées au cours de notre enquête ethnographique en Poitou, elles sont extraites de notre propre phonothèque. Nous les avons choisies autant pour leur rareté, certes toute relative, que pour leur parenté avec des chansons d’outre-Atlantique : d’abord une « bergerette des Brandes », puis une « ‘grand chanson’ charentaise ». Enfin, nous nous pencherons sur un « éloge vendéen » que nous avons recueilli auprès de migrants de

2 Romancero du Canada, Montréal, Beauchemin, 1937, 254 p. ; il existe aussi une édition Macmillan, à Toronto (1937) de ce recueil de cinquante chansons qui fait suite à celui d’Ernest Gagnon (1865). Il s’agit d’une édition « scientifique », dans le sens du Romancero de Georges Doncieux (1904), voulant restituer la forme primitive, « l’archétype » en fabriquant un texte critique avec l'ensemble des versions connues. L'analyse musicale des chansons est due à Marguerite Béclard d’Harcourt (1884-1964). C’est cet ouvrage qui a remis à l'honneur l'étude de la chanson folklorique française en Amérique du Nord.

Chansons en regard

261

l’intérieur et qui recherche encore sa « lignée » dans la forêt des chansons francocanadiennes.

1.

Une bergerette des Brandes C’était une fille muette parmi ces champs Qui la gardait la troupe et l’agneau blanc Il est venu-t-une dame à mon troupeau À moi elle m’y demande un bel agneau Un bel agneau madame moi faut pas parler À mon père à ma mère il faut leur demander Va-t-en lui dire ma fille crainte du loup Je la garderai la troupe aussi bien que vous La belle elle s’y chemine à la maison À son père à sa mère rend compte ses raisons Il est venu-t-une dame à mon troupeau À moi elle m’y demande un bel agneau Le père aussi la mère bien étonnés De voir une fille muette si bien parler Va t’en lui dire ma fille qu’elle prenne un agneau Qu’ils sont tous à son service jusqu’au plus beau La belle elle s’y retourne à son troupeau Trouvit la Sainte-Vierge sous les ormeaux Prenez prenez madame un bel agneau Ils sont tous à votre service jusqu’au plus beau Donne-moi ta main ma fille donne-moi ta main Que j’écrive à ton père que je lui prends rien Et-r-adieu donc la belle toi ton troupeau Que le Bon Dieu t’y conserve toi et ton agneau

Nous avons recueilli3 cette chanson en 1969, à Plan de Saint-Secondin, dans les Brandes du Haut-Poitou, de la bouche d’une paysanne, Madame Foucault, épouse Soulat, née en 1894. Bergère tout au long de sa vie, elle « allait aux champs aux oueilles » et chantait pour que ses bêtes restent tranquilles. Elle devrait prendre rang dans la série B, sous le numéro 33 du Catalogue des chansons strophiques au côté des soixante-neuf versions relevées par Laforte, dont cinquante canadiennes. Patrice Coirault la classe dans la rubrique « Miracles, pèlerinages », sous la mention « La bergère muette guérie par la Vierge » (Belly 1997 : 84). C’est cette complainte chrétienne qu’appelaient de leurs vœux Marguerite et Raoul d’Harcourt, qui s’étonnaient « de ne pas l’avoir encore rencontrée dans l’Ouest où elle a dû cependant exister » (1956 : 93), comme le rappelait Hugh Shields, universitaire au Trinity College de Dublin, dans un compte rendu de notre disque Anthologie de chants et musiques populaires du Haut-Poitou où elle figure, paru dans la revue américaine Ethnomusicology :

3

Phonogramme du Fonds Michel Valière, Bibliothèque universitaire, Poitiers (Vienne).

262

Michèle Gardré-Valière et Michel Valière

Here now is the western version which Marguerite and Raoul d’Harcourt regretted not finding when they published a Canadian one.

Autrement dit : Voici la version de l’Ouest que M. et R. d’Harcourt regrettaient de ne pas trouver quand ils en publièrent une du Canada.

Cette remarque qui nous avait été signalée, en son temps, par Bernard Lortat-Jacob, ethnomusicologue au Musée de l’Homme à Paris, nous réjouit d’autant qu’elle s’accompagnait d’une commande de disques (l’information directe à ce sujet n’ayant eu aucun effet, la notoriété dans certains milieux nationaux spécialisés fut conférée à notre publication par ce compte rendu dans une revue internationale). En fait, nous n’avons ni le privilège, ni l’honneur de la première occurrence de cette chanson, ni en France, ni même dans le Poitou. En effet, une version intitulée Là-bas y at-une mude (sic) a été publiée dès 1888, dans les Mémoires de la Société de statistiques, sciences, lettres et arts du département des DeuxSèvres (t. 5 : 100-102) par le folkloriste poitevin, Léo Desaivre, dans son article « Les chants populaires de l’Épiphanie en Poitou avec un chant monorime de la Passion recueilli à Niort ». La chanson de la mude lui avait alors été chantée, parmi d’autres, par une veuve dénommée Goursault. Ajoutons encore (Belly 1997 : 85-87) que Coirault lui-même en avait également recueilli une version en 1913 auprès d’Adélaïde Bluteau dont on sait par le collecteur qu’elle était alors « fermière à La Chaise, de Cours (Deux-Sèvres) » (Coirault 1963 : 510). Selon une hypothèse de Marlène Belly (1993 : vol. 1, 59 ; 1997 : 92-93), La fille muette prendrait ses racines musicales dans une pièce du XVIIIe siècle. Pour conduire son analyse musicologique, cet auteur poitevin a compilé vingt-neuf versions canadiennes qui prennent en compte des collectes réalisées de 1916 à 1979 et trente-six françaises, dont la transcription réalisée à notre demande par Louise Biscara pour accompagner la publication de notre disque Anthologie. Chantée encore jusque dans les dernières années du XXe siècle, La fille muette s’étend pour l’essentiel dans le Centre et dans l’Ouest de la France, et au Québec, le long du fleuve Saint-Laurent, et avec une certaine densité, dans les provinces maritimes au Nouveau Brunswick (Acadie). Sans nous étendre sur ressemblances et différences, retenons simplement qu’après le déroulement « conforme » du récit du miracle, la « Sainte-Vierge » lui prend la main pour écrire (une lettre) en disant : Donne-moi ta main ma fille donne-moi ta main Que j’écrive à ton père que je lui prends rien

et la bergère de notre complainte poitevine ne meurt pas. En revanche, la plupart des autres versions, tant canadiennes que françaises, proposent une fin tragique, mais à caractère édifiant. La jeune héroïne est ainsi sacrifiée après un délai de trois, huit ou quarante jours : Au bout de huit jours, la belle elle a mouru (Desaivre : 1888, p. 102)

À Ruisseau-à-Patates, Sainte-Anne-des-Monts, en Gaspésie, Antoine Minville précise à propos de cette correspondance de l’Au-delà (d’Harcourt 1956 : 93) : La bergère al’ est morte avant trois jours, Al’ tenait une lettre dedans sa main […]

Chansons en regard

263

A fallu que l’évêque lui soye venu. « Rouvre ta main, bergère, ô grande Élisabeau, Pour la part du Grand Maître, Dieu souverain. »[…] Ceusses qui la chanteront tous les vendredis, Gagneront les indulgences du paradis.

La lettre trouvée dans la main, écrite par la Sainte-Vierge (parfois, semble-t-il, par les parents eux-mêmes : « ils ») est donc censée porter mention du récit de cette rencontre miraculeuse, condensé dans le simple mot « raison » qui figure dans plusieurs versions. La lettre dedans la main a ainsi acquis un statut de viatique avec son efficacité symbolique. Dans la version de Gaspésie, l’origine merveilleuse et sacrée de cette missive en fait une sorte de phylactère, un élément de protection pour ceux qui sacrifieront à cette injonction céleste qui consiste à interpréter cette chanson le vendredi, souvenir du Vendredi Saint des chrétiens. Le motif de la lettre figure dans bien des versions, dont celle, poitevine, d’Adélaïde Bluteau (Belly 1997 : 86) : […] Au bout de la semaine la belle était mort’ ils ont fait une lettre là pour écrit ni prêtres ni évêques n’ont pu l’ouvri’ […]

Plus qu’une simple chanson de travail, cette bergerette (nom donné par nous) ressortit à la veine des textes présentés en 1985 à Paris par Catherine Robert dans son « étude ethnologique » : La Prière hétérodoxe en Poitou. Ainsi, cet auteur en édite-t-elle un exemple dont voici quelques lignes dans la graphie du document original : Un prête après avoir dit la messe a trouvé dans le St Sépulcre cet écris enveloppé dans un linge, avec cette note explicative. Quiconque la portera sur soi n’aura aucun malheur, ne mourra pas de mort subite ne tombera pas aux mains de l’ennemi ne sera pas attaqué par les bêtes Vénimeuses ne mourra ni de bataille ni de mauvaise rencontre, il ne peut arriver de mal où sera cette sainte lettre […] (1985 : 131).

Ajoutons, à propos du St Sépulcre, un court extrait d’un autre exemple en langue occitane, du XVe siècle, cité par Clovis Brunel (1956 : XIV), à partir du manuscrit I 4066 conservé aux archives départementales du Gers : Aquesta horaziho foc trobada sus lo sepulcre de la Verges Maria […] Jhesu Critz filh de Diu […] (Cette oraison fut trouvée sur le sépulcre de la Vierge Marie... Jésus-Christ fils de Dieu...)

La fille muette pourrait donc ainsi prendre rang dans la classification proposée par la chercheuse, Catherine Robert, pour ce type de textes, au chapitre VI : « Le salut de l’âme », sous-chapitre 6 : « Par le port d’un phylactère : une correspondance de l’Au-delà ».

264

2.

Michèle Gardré-Valière et Michel Valière

Une « grand chanson » charentaise

Voici maintenant une chanson, Germaine qui appartient au thème universel et très large du « retour » qui, d’Ulysse à Malbrough, a hanté la littérature orale et écrite. Aussi, Conrad Laforte, dans son Catalogue des chansons strophiques, a-t-il introduit le type I - Cycle de voyages : le retour. Germaine relève de la rubrique numéro 2 intitulée « Le retour du soldat : l’anneau cassé » qui compte cent références dont soixante-quinze canadiennes. Patrice Coirault, lui, l’a classée au grand chapitre du mariage, rubrique « Aventures de mariage : traverses – retours », sous le numéro 5303. Cette version a été recueillie au cours de notre enquête ethnographique, à Chez Pouvaraud, commune de Champagne-Mouton, dans le Nord-Charente, en 1983, auprès de Marie Vidaud, la prestigieuse conteuse octogénaire des Paroles d’Or et d’Argent. Pour si grande qu’ait été sa mémoire de conteuse, en revanche, si elle connaissait des chansons, ne déclarait-elle pas : « I n’en savis, des chansons, pas ... pas sur l’air ». Cette entrée en matière ne fut pas un obstacle à notre entreprise d’enregistrement. D’ailleurs, bien nous en prit puisqu’elle nous livra une vingtaine de textes dont Germaine ; disons plutôt qu’elle les récita plus qu’elle ne les chanta. Version 1- C’est la petite Germaine s’y marie dès douze ans Son mari la délaisse à l’âge de quatorze ans Au bout de la douzième l’homme revient au pays Germaine qu’est aux fenêtres oh qui le voit venir A vous bonsoir madame et vous monsieur aussi Logeriez-vous un homme ici dans votre logis Oh non oh non dit-elle j’aime trop mon mari De n’y loger personne oh sans qu’il ne soit ici Allez chez ma belle-mère la mère à mon mari Peut-être vous retirera-t-elle en rapport à son fils A vous bonsoir madame et vous monsieur-z-aussi Logeriez-vous un homme ici dans votre logis Oh oui oh oui dit-elle mon gentil cavalier Mettez-y pieds à terre avec nous vous souperez Il ne fut pas à table ne pouvait ni boire ni manger Il désirait Germaine Germaine à ses côtés Oh je vous en prie madame de l’envoyer chercher La petite Germaine je l’attends pour souper A vous bonsoir Germaine et vous belle-mère aussi Il y a chez nous un homme qui te prie de venir Vous voyez pas belle-mère ah si vous n’y étiez pas Si vous n’étiez ma belle-mère la mère à mon mari Je vous jetterais dans l’ève dessous le pont-levis A vous bonsoir Germaine et vous monsieur aussi Tu ne veux point-z-y croire que je suis ton mari

Chansons en regard

265

Oh non oh non dit-elle vous êtes point mon mari Mon mari était jeune et vous vous êtes tout gris Ce n’est point la vieillesse qu’est la cause que je suis gris C’est d’avoir couché sur la dure servir le roi Louis T’en souviens-tu Germaine qu’en montant l’escalier Ta jolie robe de noces s’est semplie tout le long T’en souviens-tu Germaine quand l’anneau d’or cassit Montre-moi ta parcelle la mienne te la voici Y avait sur la parcelle Germaine bien écrit Et j’ai connu-t-alors que c’était mon mari Appelle les servantes valets oh venez tous Montez dedans sa chambre lui bassiner son lit.

Cette « grand chanson», comme l’on dit notamment au Madawaska, selon Geneviève Massignon (1994 : LIII), pour qualifier « une chanson d’une grande ampleur sur un sujet élevé » est également apparentée à la thématique plus prolifique de la rubrique numéro 3 : « Le retour du soldat : seconde noce » qui traite deux cent quatorze références parmi lesquelles cent soixante-dix canadiennes. De notre côté, nous en avons recueilli six versions différentes dans le Centre-Ouest : quatre dans le Civraisien : une à Blanzay (1966), une à Asnois (1969), deux à Champniers (1972) ; une dans la Brenne, aux confins du Poitou (1977), enfin une à Vivonne (1978). Geneviève Massignon, qui recueillit dix versions de Germaine au Nouveau Brunswick et en Nouvelle-Écosse, écrit dans son commentaire (1994 : 32) : Un des beaux traits de la chanson est la reconnaissance du guerrier par son épouse grâce à l’anneau rompu en deux.

Le grand sujet traité dans cette chanson est la fidélité. La parcelle de l’anneau d’or gardée par chacun des époux en est un signe. Les versions du Madawaska ajoutent, pour tester celle-ci, la prétendue mort de l’époux, authentifiée à Germaine par trois cavaliers qui se présentent à sa porte en lui disant : « par quatre-z-officiers, j’l’ai vu ensevelir», motif qui semble inconnu ailleurs. Notons également que si dans nos versions, le revenant n’est généralement pas nommé, dans les régions canadiennes, il est bien souvent affublé d’un titre pittoresque du type : - « le roi des Orléans » ; - « le roi de la Russie » ; - « le conquérant de Sion, le plus brave des hommes du roi Napoléon » ; - « le plus vaillant des hommes qu’il y a pas dans Léon » ; - « le comte d’Ambouësis » ; - « le prince d’Amboise d’Amboisi.»

La colère de Germaine à l’encontre de sa belle-mère qu’elle menace de précipiter du haut du pont-levis est une nouvelle preuve de sa fidélité. Au Madawaska, Germaine l’aurait bien faite « dévorer par les chiens de Paris », et à Pubnico dans le Yarmouth, c’est « par les chiens de Lyon » qu’elle l’aurait faite « piller ». Autant de signes manifestes de liens avec les « vieux pays » pour ce qui est de la mémoire historique des lieux.

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Michèle Gardré-Valière et Michel Valière

On pourra remarquer, chez Marie Vidaud, quelques archaïsmes lexicaux : « retirer » dans son sens transitif signifiant “loger quelqu’un” d’un usage courant au XVIe-XVIIe siècles et jusqu’au XIXe siècle ; ou encore « parcelle » comme “très petit morceau” dans son sens du XIIe siècle. Quant au dialectalisme « ève », il est, sur ce territoire charentais du croissant, le compétiteur de « aigue » et, comme nous le savons, Marie Vidaud (cf. Valière 2004) joue des différents registres linguistiques ; ici elle a choisi l’oïl. Enfin le lexème inconnu de nous (et de nos dictionnaires familiers ou non) semplie, dans le contexte « en montant l’escalier, ta jolie robe de noce s’est semplie tout le long » mérite éclaircissement. À notre avis, il signifie “déchirée” ou “effilochée”, sens conforté par la version ci-dessous. Faut-il y voir, égaré en Charente, un dérivé du mot lyonnais semple, terme des métiers du tissage, “disposition de ficelles du métier à tisser”, ou une variante de l’occitan sampiha / sampilla, emprunté au Lyonnais sampille, “déguenillé” ? Quant à la chute de la narration toute prosaïque : « montez dedans sa chambre lui bassiner son lit », elle renvoie tout un chacun à la quotidienneté de la vie d’une famille « sans histoire » et au retour à l’ordre des choses. L’autre version dont nous disposons nous a été chantée par Solange Sainturat (cf. Fulin et Gardré-Valière 1983), agricultrice au Marché Grugeau, écart de Sommières-du-Clain, dans le Sud-Vienne, en 1986. Elle y a mis, semble-t-il sa touche personnelle, en condensant le récit en trois vers, puis en énumérant les étapes rituelles de la noce, dont le vol de la jarretière, et la « rôtie » réconfortante apportée aux mariés, insistant on ne peut plus sur les indices de reconnaissance « qui donnent à réfléchir ». Version 2 - C’est la petite Germaine mariée dès onze ans Son mari la délaisse dès l’âge de quinze ans Il s’en va à la guerre il revient un jour mais elle le reconnaît pas Mon mari est tout jeune et vous vous êtes gris Mon mari est tout jeune et vous vous êtes gris Mais tu vois bien Germaine Que c’est pas la vieillesse qui m’a fait venir gris C’est coucher sur la dure et sur les ponts-levis C’est coucher sur la dure qui m’a fait venir gris T’en souviens-tu Germaine en passant le grand pont Que ta robe de noce déchira tout le long Mon mari ... T’en souviens-tu Germaine en sortant de la mairie Quelqu’un dit elle est jeune et tu avais souri T’en souviens-tu Germaine quand la messe fut finie Que chacun t’embrassait et que tu disais merci T’en souviens-tu Germaine quand nous nous retournions Que ta vieille marraine tomba sur le gazon T’en souviens-tu Germaine pendant que nous mangions L’on tira ta jarretière par-dessous ton jupon T’en souviens-tu Germaine qu’au son des violons Que nous dansions sur l’herbe tout près de la maison

Chansons en regard

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T’en souviens-tu Germaine quand nous fûmes dans notre lit Que toute la jeunesse apporta la rôtie Mon mari est tout jeune et vous vous êtes gris Mais vous savez des choses qui donnent à réfléchir Mon mari est tout jeune et vous vous êtes gris Mais vous savez des choses qui donnent à réfléchir

3.

Éloge vendéen Marie dans le mariage Épouse un gentil garçon Qu’il est doux et sage Doux comme un pigeon Qu’il est doux et sage Qu’il est bien joli Qu’il est bien aimable Parmi sa compagnie Il a de beaux cheveux noirs Toujours bien peignés Le ravit le monde De tous les côtés Sa taille est bien faite Ses bottes bien cirées Ainsi que le reste Soit ad(e)miré Elle reçoit dans le mariage De beaux vingt-z-écus Et bien d’autres gages Qui vaudront bien mieux Aussi une orange Aussi des dragées Aussi une amande Ça sera pour l’am(e)ander Tout le monde sort aux portes De tous les côtés Regardant sans cesse Ces deux jeunes mariés Malgré leur langage Que le monde ont tenu L’heureux mariage N’est-il pas prévenu ?

Recueillie par nos soins en 1971, au Sorbier, village de La Ferrière-Airoux (Vienne), auprès de Mme Marie-Louise Gaborit, paysanne vendéenne, originaire des Épesses,4 qui l’inaugure par un « Attendez ! une chanson de mariés, pendant qu’a me vint à l’idée », cette pièce chantée mérite que l’on s’y arrête un instant. En effet, sauf erreur, elle n’est représentée ni chez Laforte, ni chez Coirault, et nous n’en avons pas recueilli d’autre version, ni orale ni 4

Cette commune est plus connue par le nom du Puy-du-Fou, l’un de ses lieux-dits.

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écrite. S’agirait-il donc d’un unicum ? nous ne saurions le dire ; peut-être nos collègues québécois, acadiens et ontariens en auront-ils trouvé trace dans les mémoires et « les sons » d’ascendants émigrés en provenance des vieux pays ? Ni marche de mariée aux couplets ironiques, sur rythme de marche funèbre (le mot d’esprit est de la « cousine acadienne », l’ethnomusicologue Charlotte Cormier), ni complainte de mariage destinée à arracher des larmes à la belle comme à sa mère et à ses jeunes sœurs, énumérant la multitude de tâches ingrates qui l’attendent dès le lendemain de la noce, sous la férule de la belle-mère, ni bénédiction paternelle ; qu’est-elle donc ? Elle n’est pas non plus chant initiatique du rituel de la nuit de noce (primanoxisme), pas davantage, plainte de quelque mal mariée comme il en est tant. En revanche, elle n’est pas sans rappeler certaines chansons de circonstance comme il en existe en Vendée, si l’on en croit l’un des témoins qui dit : Alors on a été invités à la noce bien entendu alors, j’ai fait cette chanson. (Pothet 1986 : 4)

Ces créations occasionnelles actualisent, en le remémorant, le contexte de la conclusion du mariage : rencontre des jeunes gens ; agrément ; fréquentation ; mariage et vœux de bonheur. Nous ne savons rien quant à leur circulation et à leur éventuelle survie en dehors de cette édition associative due à l’initiative de l’U.P.C.P.5 D’un autre point de vue et inspirés en cela par Arnold Van Gennep, nous pourrions considérer ce texte, notamment en nous appuyant sur l’examen du troisième couplet qui fait suite au portrait élogieux du jeune époux, comme ce que le savant folkloriste suggérait : « une mise en chanson du scénario ». Van Gennep, à partir des informations dont il disposait sur l’Armagnac noir et le Sud-Ouest, mais également sur la Bretagne (aux confins de nos territoires d’enquête), a mis en lumière l’existence « dans quelques régions françaises » et « dans certaines localités », d’une « chanson spéciale qui explique le but des acteurs et le sens interne du déroulement des actes exécutés ». On y développe entre autres étapes du rituel nuptial : « le transport du mobilier », « l’énumération des cadeaux », « l’habillage et le déshabillage de la mariée ». Dans notre Marie dans le mariage, l’énumération se cantonne aux « vingt-z-écus », à « l’orange », aux « dragées », et à une « amande », qui sont les «autres gages » en question (Van Gennep 1998, tome I : 334). La langue courante et familière désigne, selon les endroits, sous le vocable de gage (du francique *waddi),6 nombre d’objets aussi prosaïques que divers : casseroles, vaisseaux (vases), outils, linge, hardes, vêtements ou meubles. On le trouve encore comme substitut de termes associés à des rites de passage : bijoux de fiançailles, corbeille de mariée, testament. Aussi, ne doit-on pas s’étonner de trouver ce concept de gage comme topique de la chanson populaire. Ainsi, rencontre-t-on encore : « bagues et diamants » donnés « pour gage », dans une chanson que nous avons recueillie auprès de Léa Duverger, en 1972, à Champniers (Vienne), comme on le trouvait un siècle auparavant, dans La chanson du marié de Bujeaud (t. 2 : 30-31) : Nous somm’ venus du fond de nos bocages Vous présenter la fleur de l’oranger ; Recevez-la, c’est le plus simple gage De vos amis qui sauront vous aimer.

5 6

Union pour la culture populaire en Poitou-Charentes et Vendée. D’après le FEW XVII.

Chansons en regard

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Ainsi, chacun a-t-il à cœur d’offrir préférentiellement pour le mariage, qui une « orange », qui de la « fleur d’oranger », qui un « bouquet de fruitage », tous symboles de fertilité. Parmi les gages, on aura remarqué la présence de l’amande. Notre curiosité s’est trouvée piquée au vif par la dérobade du sens du syntagme : Aussi une amande Ça sera pour l’am(e)ander

Au-delà du jeu verbal par l’usage de la dérivation ouverte qui est à la base de virelangues et que l’on trouve dans certaines chansons populaires (« Monsieur le curé qui la carotteri qui la carottera, etc... »), nous ne voulons retenir que l’idée d’adoucissement, d’amélioration, d’embellissement que suggère la douceur de l’amande. Cette idée ne peut être que confortée à la lecture du Guillaume de Dole de Jean Renart (XIIIe siècle) où l’on trouve aux vers 25052506 : « Un chapelet de flors sans plus / Ce sachiez qui mout l’amenda » (« Sachez qu’un simple chapelet de fleurs l’embellit beaucoup »). Dans le même esprit, chez Van den Boogaard, éditeur de Rondeaux et refrains du XIIe siècle au début du XIVe siècle, nous avons relevé à la page 86, sous le numéro 179 la pièce suivante où amander suppose une amélioration dans le sens moral, une élévation : J’aim par amours pour amander, Sanz decevoir Si ne m’en devroit nus blasmer J’aim par[ amours pour amander] Car bien en puis en pris monter Et miex valor J’aim par[ amours pour amander] Sanz decevoir

Ce détour littéraire atteste de la bonne conservation d’un mot relativement ancien, inusité de nos jours dans le langage quotidien, mais que la rigidité du syntagme (et sans doute de la musique) a su protéger des injures du temps. Le dernier couplet, qu’initialement notre chanteuse avait interverti avec le troisième, n’est pas sans attirer notre attention. En effet, cette chanson place l’auditeur en position d’observateur d’une scène de mariage au village. Il pose ainsi un regard appuyé et complaisant sur le jeune époux, ce qui est, à notre connaissance, inhabituel dans les chansons de mariage où l’on prévient plutôt la jeune épousée que son mari ne sera pas toujours aussi doux qu’il a promis de l’être. L’insistance à faire l’éloge des vertus, de l’esthétique et de la grâce du jeune homme semble n’avoir pour fonction que d’atténuer le « drame » qui a dû se jouer, si l’on en juge par l’évocation de rumeurs et médisances pudiquement chantée en des termes feutrés : « Malgré leur langage / Que le monde ont tenu ». Cette allusion à de « mauvaises langues » est un topique de chansons où est mis en question l’équilibre amoureux, à l’exemple du Rossignolet sauvage de Marie Vidaud,7 en Charente (cf. supra) : Rossignolet sauvage rossignolet du bois Vous êtes venu m’y faire un petit message Porter cette lettre à ma tant jolie maîtresse Sur son lit de pleurs

7

Notre collecte : phonogramme 1983.

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Michèle Gardré-Valière et Michel Valière Rossignol prend sa volée Au jardin d’amour s’en va Va sur le sein de la belle Commence une chanson nouvelle La belle s’y réveille Quelles sont ces mauvaises langues Qu’ont fait ces chansons sur moi Ce sont vos amants la belle Que vous étiez si cruelle Belle dans vos premières amours

Ces « mauvaises langues » réussissent parfois dans leurs méfaits, comme l’ont noté en Bretagne Claudie Marcel-Dubois et Maguy Andral dans « Musique à l’île De Batz » où il est dit qu’elles « ne cherchent qu’à mettre la brouille » (1954 : 242) ou encore « à faire séparer ma petite maîtresse de moi » (1954 : 246). À parcourir le répertoire des chansons populaires, nous ne sommes pas loin, comme le suggère l’Acadienne Charlotte Cormier (1977 : 245), d’une véritable « comédie humaine », « à la façon de Balzac ». Quant aux deux derniers vers, on l’aura remarqué, ils résistent à la compréhension immédiate pour l’auditeur des années 2000. En effet, la question du sens de « prévenu » se pose ici, dans la mesure où ce participe passé doit être pris dans son acception étymologique, avec, en outre, pour sème supplémentaire « retournement de situation favorable ». Ou la littérature orale comme conservatoire linguistique.

En guise de conclusion : Brigitte Horiot a bien voulu nous rappeler une tradition nationale : « En France, tout finit par des chansons ». Il devrait donc en être ainsi pour clôturer notre colloque. Nous espérons que les « cousins » d’outre-Atlantique ont su préserver eux aussi cette agréable coutume, d’autant que, comme nous l’avons rappelé au début de notre intervention, de grands collecteurs, comme leurs épigones, au premier rang desquels Charles-Marius Barbeau, ont accompli un devoir de mémoire sans précédent en engrangeant les chansons de l’ancienne France, sans négliger pour autant la littérature orale autochtone des premiers occupants. Leur action dynamique a stimulé en France le goût parfois oublié pour les « vieilles chansons populaires ». Ainsi, depuis les deux bords de l’Atlantique nord, des collecteurs, mais aussi des analystes et des classificateurs, des interprètes, et pas des moindres parfois, ont-ils contribué à écrire et régénérer tout un monumental Romancero : notre patrimoine culturel commun.

Audition de chansons interprétées par Mme Michèle Gardré-Valière : Rossignolet sauvage (Blanzay, Vienne) Veux-tu veux-tu ma mignonne (Saint-Romain-en-Charroux, Vienne) La petite lingère (Saint-Maurice-la-Clouère, Vienne) La lessive est roulée (Château-Garnier, Vienne)

Chansons en regard

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À la saison je m’y lougeais (Saint-Romain-en-Charroux, Vienne) Le jour qu’i étais la mariée (Champagné-Saint-Hilaire, Vienne) La fille du geôlier (Champagné-Saint-Hilaire, Vienne) Derrière chez nous y a-t-un étang ( Les Épesses, Vendée)

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Michèle Gardré-Valière et Michel Valière

Valière, Michel (1976) : Anthologie de chants et musiques populaires du Haut-Poitou : enquêtes ethnographiques de Michel Valière. Gençay : La Marchoise. Disque 33 t., avec une transcription de Louise Biscara, UPCOOP - 008. — (2004) : « “On ne parle pas à sa voisine comme à son ethnologue” : Dialectique français/ dialecte(s ?) dans le répertoire d’une conteuse charentaise ». In : Dialectologie et toponymie. Actes du 8e colloque de dialectologie et littérature du domaine d’oïl occidental (Université d’Avignon 12-13 juin 2002). Textes réunis et présentés par Patrice Brasseur. Avignon : Université d’Avignon, 73-82. Van den Boogaard, Nicolaas (1969) : Rondeaux et refrains du XIIe siècle au début du XIVe siècle. Paris : Klincksieck. Van Gennep, Arnold (1998) : Le Folklore français : bibliographies, questionnaires, provinces et pays. Paris : Robert Laffont, 4 vol. (1re éd. 1943-1946-1948). Vidaud, Marie (1994) : Paroles d’Or et d’Argent. Contes populaires recueillis auprès de Marie Vidaud et présentés par Nicole Pintureau et Michel Valière. La Couronne : Centre Départemental de Documentation Pédagogique de la Charente.

VII. Conclusions du colloque

JEAN-CLAUDE BOUVIER Université de Provence

Conclusions « Tout finit par des chansons », dit la sagesse populaire, quand elle est optimiste. Et c’est bien ce qui vient de se passer pour ce colloque. Il se termine avec une communication sur les chansons québécoises et les chansons françaises de Michel et Michèle Valière, qui est aussi sérieuse que les précédentes, mais nous invite à une liesse salutaire en fin de colloque. Nous chanterons donc pour dire notre grande satisfaction de ce que cette 7ème Rencontre, qui prend le relais de celle de Sherbrooke, ait pu avoir lieu, ici, à Lyon. Et notre chant aura pour motif dominant de remercier Brigitte Horiot et toute son équipe pour l’organisation parfaite de ce colloque et pour la chaleur de leur accueil, qui était celle de l’amitié et de la générosité, et pas seulement de la météo. Nous ajouterons à ce poème chanté un petit couplet pour souhaiter que cette tradition de rencontres scientifiques internationales sur le français du Canada ne soit pas interrompue, mais que la prochaine puisse se dérouler à nouveau en Allemagne.

1.

La mémoire d’un pionnier : Monseigneur Pierre Gardette

Cette année 2003 est celle du trentième anniversaire de la mort d’un grand chercheur lyonnais dont la mémoire est chère à beaucoup d’entre nous : Monseigneur Pierre Gardette. Cette particularité du calendrier n’est évidemment pas indifférente au choix de Lyon pour accueillir le présent colloque. C’est l’occasion de marquer notre attachement à la personne et aux travaux de Pierre Gardette et de saluer le rôle décisif qu’il a joué dans le démarrage des études lexicographiques sur le français du Canada. Dès 1954 en effet Pierre Gardette publiait dans la Revue de Linguistique Romane un article important « Pour un dictionnaire de la langue canadienne », qui était un appel aux chercheurs et dessinait déjà les contours d’un véritable programme de travail. La contribution de Brigitte Horiot l’a très heureusement rappelé. « Français du Canada, français de France », le thème de ce colloque ainsi défini est assez large pour couvrir l’ensemble des préoccupations de ceux qui, sur les deux rives de l’Atlantique, au Canada et en Europe, travaillent à faire connaître la formation, la situation, la variation, les différentes manifestations du français au Canada et qui d’une façon ou d’une autre prolongent leur recherche par une attention portée au français de France. Mais bien entendu, à l’intérieur de ce cadre commode, plusieurs grandes orientations se sont dessinées.

276

2.

Jean-Claude Bouvier

Les travaux en cours – Vitalité des études lexicographiques

Ce colloque a d’abord été l’occasion de faire le point sur des travaux en cours, qu’ils soient collectifs ou individuels. La communication de Béatrice Bagola a eu le grand intérêt de situer les études réalisées en Allemagne dans l’histoire des études franco-canadiennes dans ce pays depuis Meyer-Lübke et d’attirer notre attention en même temps sur les risques que fait courir à ces études le déclin de l’enseignement du français au profit de l’anglais. Pour la lexicographie du français canadien, les communications de la première journée nous ont fait prendre conscience de l’importance de la lexicographie au Québec attestée en particulier par le nombre et la diversité des dictionnaires existants, dont on a dit les « heurs et malheurs » (Annette Paquot) et souligné l’implication inévitable dans les débats politiques de la société québécoise (Lionel Meney). Les projets ne manquent pas non plus, tel celui d’un dictionnaire de la langue générale, qui se proposerait de décrire, sur le mode normatif, le bon usage de la langue au Québec. Nous avons pu aussi en savoir plus sur cette grande réalisation qu’est la Banque de données textuelles de Sherbrooke (Hélène Cajolet-Laganière, Pierre Martel, Michel Théoret), impressionnant inventaire informatisé du français en usage au Québec. Les aspects proprement théoriques et méthodologiques n’ont pas été négligés, tout particulièrement dans la communication de Chantal-Edith Masson qui a su mettre en lumière les enjeux et les problèmes de l’informatisation.

3.

La démarche comparatiste et le dialogue entre disciplines

La vitalité des études sur le français du Canada a été manifestée aussi dans ce colloque par leur insertion dans un cadre géographique et culturel plus large. Trois communications ont porté sur des territoires dans lesquels une solidarité évidente avec le Québec est exprimée : l’Acadie bien sûr, dont Louise Péronnet a étudié le français standardisé, mais aussi TerreNeuve, où Patrice Brasseur a montré les progrès d’un standard québécois chez les jeunes, et La Martinique, où Ursula Reutner a réalisé une approche sociolinguistique des différents usages, en esquissant une confrontation entre le créole local et le joual québécois. La comparaison des données appartenant à des domaines différents a été ainsi au centre de ce colloque. Et elle a été souvent associée au dialogue entre disciplines, comme cela est bien ressorti de l’exposé que nous avons entendu sur le développement des études francocanadiennes en Allemagne, dont il était question ci-dessus. On a retrouvé bien entendu la confrontation, devenue classique, avec les éléments dialectaux du gallo-roman. Dans deux communications l’apport des atlas linguistiques régionaux français a été souligné pour la compréhension de particularités ethnolinguistiques des parlers québécois (« les désignations de la terre cultivée »), pour la description du français parlé dans la province du Manitoba (Liliane Rodriguez) aussi bien que pour l’étude de « la formation et [de] l’évolution de la prononciation du français au Québec » réalisée par Jean-Denis Gendron, tandis que le travail de Naomi Statkewich sur la coccinelle ouvrait aussi des perspectives de comparaison. Les éléments dialectaux ont également été pris en compte dans deux communications qui avaient pour objet de situer la place de la variation linguistique dans des œuvres littéraires : celles de Catherine Bougy qui recherchait et analysait les dialectalismes d’une œuvre

Conclusions

277

médiévale, le Roman du Mont Saint-Michel de Guillaume de Saint Pair, et de Chiara Bignamini qui explorait, dans une perspective semblable, l’œuvre d’une romancière canadienne du XXe siècle, Gabrielle Roy. Cela nous a permis d’apprécier la nature linguistique exacte de ces textes littéraires et de mieux comprendre les fonctions que peuvent y exercer les dialectalismes. Mais, pour revenir au champ du linguistique, la démarche comparatiste a été également conduite par Liselotte Biedermann-Pasques et Fabrice Jejcic pour l’orthographe, ou plus précisément pour l’application des rectifications orthographiques, et à partir de là une réflexion engagée sur les relations entre les pratiques de l’écrit et celles de l’oral.

4.

Des débats animés sur la question de la norme

Les débats ont parfois été animés et même vifs, en tout cas souvent contradictoires pendant ce colloque. Il ne faut surtout pas s’en plaindre. Car un colloque n’est pas fait pour exprimer des consensus, mais pour débattre de questions scientifiques à partir des recherches diverses engagées par ceux qui y participent. D’autre part, nous le savons bien maintenant, la langue n’est jamais un objet neutre. Les enjeux sociaux et politiques du langage dans les sociétés d’hier ou d’aujourd’hui sont toujours considérables, quoi qu’en pensent les linguistes et quoi que l’on puisse faire pour les nier ou en atténuer la portée. La question de la norme et des standards linguistiques a été abordée explicitement ou implicitement par plusieurs communications : celles d’A. Paquot, de L. Meney, d’H. CajoletLaganière, P. Martel, M. Théoret, L. Péronnet, L. Biedermann-Pasques et F. Jejcic. Et elle a suscité des discussions passionnées qui révélaient à elles seules à quel point ce terrain était sensible au Québec. Le concept de « bon usage », qui est à la base du projet de dictionnaire à caractère normatif du français du Canada, a été mis en cause par un certain nombre d’intervenants. Mais Lothar Wolf a pu montrer que le « mauvais usage », celui que dénonçait par exemple Vaugelas au XVIIe siècle, a survécu dans des proportions assez faibles dans le français canadien d’aujourd’hui. D’une façon plus générale ces débats ont montré qu’au Canada, comme en France, il était nécessaire de s’interroger sur les attitudes à l’égard de la norme que manifestent les locuteurs francophones dans leurs pratiques linguistiques à l’écrit et à l’oral. La norme a donc frappé ! Elle a créé quelques tensions dans le déroulement de ce colloque. Mais il est très réconfortant de voir que, au-delà des désaccords, une tolérance réelle a été manifestée, à l’issue de ces débats, à l’égard des usages linguistiques. Plusieurs intervenants qui s’étaient affrontés se retrouvaient finalement dans la référence au concept de « totalité » du français et refusaient de s’enfermer dans la conception d’un français canadien étroitement standardisé. Les uns et les autres étaient d’accord pour souhaiter qu’en tout état de cause soit reconnue la pluralité des usages linguistiques. Autant dire que ce colloque, qui a permis des rencontres et des échanges fructueux, a aussi fait avancer notre réflexion sur les problèmes posés par la diffusion d’une langue telle que le français et de la variation de ses réalisations et de ses usages.

Liste des participants Béatrice BAGOLA, Université de Trèves, Allemagne  [email protected] Liselotte BIEDERMANN-PASQUES, CNRS-PARIS I (UMR 8589), France  [email protected] Chiara BIGNAMINI-VERHOEVEN, Université Lyon III, France  [email protected] Pierre BOISSEL, Université de Caen Basse-Normandie, France Catherine BOUGY, Université de Caen Basse-Normandie, France  [email protected] Jean-Claude BOUVIER, Université de Provence, France  [email protected] Patrice BRASSEUR, Université d’Avignon, France  [email protected] Hélène CAJOLET-LAGANIÈRE, Université de Sherbrooke, Québec, Canada  [email protected] Anita GAGNY, CNRS, France Michèle GARDRÉ-VALIÈRE, Association pour la promotion de l'ethnologie en PoitouCharentes (A.R.P.E), France  [email protected] Jean-Denis GENDRON, Université Laval, Québec, Canada Brigitte HORIOT, Université Lyon III, France  [email protected] Fabrice JEJCIC, CNRS-PARIS I (UMR 8589), France  [email protected] Guy LAVOREL, Université Lyon III, France Monique LESPINE, Université Lyon III, France  [email protected]

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Liste des participants

Pierre et Colette MARTEL, Université de Sherbrooke, Québec, Canada  [email protected] Chantal-Édith MASSON, Université de Sherbrooke, Québec, Canada  chantal-edith.masson@ usherbrooke.ca Lionel MENEY, Université Laval, Québec, Canada  [email protected] Hans-J. NIEDEREHE, Université de Trèves, Allemagne  [email protected] Annette PAQUOT, Université Laval, Québec, Canada  [email protected] Louise PÉRONNET, Université de Moncton, Nouveau-Brunswick, Canada  [email protected] Incarnacion PERRIER, Université Lyon III, France  [email protected] Ursula REUTNER, Université d’Augsbourg, Allemagne  [email protected] Catherine ROBERT, Médiathèque municipale de Saint-Junien, France  [email protected] Liliane RODRIGUEZ, Université de Winnipeg, Manitoba, Canada  [email protected] Marie-Rose SIMONI-AUREMBOU et François SIMONI, CNRS Paris, France  [email protected] Naomi STATKEWICH-MAHARAJ, Université d'Avignon, France  [email protected] Michel et Marie THÉORET, Université de Sherbrooke, Québec  [email protected] Michel VALIÈRE, Université de Poitiers, France  [email protected] Corina VELEANU, Université Lyon III, France  [email protected] Lothar WOLF, Université d’Augsbourg, Allemagne  [email protected]