Français du Canada - Français de France: Actes du cinquième Colloque international de Bellême du 5 au 7 juin 1997 [Reprint 2011 ed.] 9783110936872, 9783484560130

This fifth colloquium represents a continuation of its predecessors in that it attempts to achieve a better understandin

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Français du Canada - Français de France: Actes du cinquième Colloque international de Bellême du 5 au 7 juin 1997 [Reprint 2011 ed.]
 9783110936872, 9783484560130

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CANADIANA

ROMANICA

publies par Hans-Josef Niederehe et Lothar Wolf Volume 13

FRANCAIS DU CANADA FRANCAIS DE FRANCE Actes du cinquieme Colloque international de Belleme du 5 au 7 juin 1997

publies par Marie-Rose Simoni-Aurembou

Max Niemeyer Verlag Tübingen 2000

Die Deutsche Bibliothek - CIP-Einheitsaufnahme Frangais du Canada - frangais de France : actes du ... colloque international .... - [1] (1987) - . -Tübingen : Niemeyer, 1987 (Canadiana Romanica ; ...) 5. De BellSme du 5 au 7 juin 1997. - 2000 (Canadiana Romanica ; Vol 13) ISBN 3-484-56013-4

ISSN 0933-2421

© Max Niemeyer Verlag GmbH, Tübingen 2000 Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Printed in Germany. Druck und Einband: digidruck e.K., Neuhausen

Table des matieres

Marie-Rose Simoni-Aurembou, Presentation Liste des participants

1 3

I. Frankels du Canada - Frai^ais de France

7

Histoire du bort usage quebecois Jean-Denis Gendron, Remarques sur la prononciation du frangais parle au Canada sous le regime frangais (1608-1760) Lothar Wolf, Aspects historiques du bon usage quebecois Walburga Sarcher, Paris entre par l'arriere-porte ? Ä propos de l'evolution du quebicois standard

9 25 37

Techniques et dlalectes Catherine Bougy, Le frangais de Simon Le Marchand, bourgeois de Caen (15891662) Corinne Beutler, Recherches geo-linguistiques sur les origines frangaises de la charrue canadienne ä rouelles decrite dans les archives Jean-Paul Chauveau, Sur les emprunts lexicaux du quebecois au percheron Brigitte Horiot, Mots poitevins et/ ou saintongeais et frangais du Canada Pierre Gauthier, Le poitevin-saintongeais dans les parlers quebecois et acadiens : aspects phonetiques

117

II. Frangais du Canada - Contacts avec d'autres langues

135

51 67 87 109

Substrat amerindien Marthe Faribault, L'emprunt amerindien en frangais de la Nouvelle-France : solutions ä quelques problemes d'etymologie Peter W. Haiford, "Je suis un peu aufait du dictionnaire huron : je comprends leurs fagons de parier metaphoriques" : mitaphores amerindiennes en frangais et en anglais

137

153

Table des matteres

VI

Contacts avec Γ anglais Claude Verreault et Thomas Lavoie, Les anglicismes lexicaux dans les parlers ruraux de Γest du Canada : aspects geolinguistiques et historiques Ηέΐέηβ Cajolet-Laganiere, Pierre Martel et Michel Theoret, Des emprunts ä I'anglais diffirents des deux cotes de Γ Atiantique Louise P6ronnet, Les emprunts de nature hybride (frangais / anglais) dans /'Atlas linguistique du vocabulaire maritime acadien Patrice Brasseur, Les anglicismes formels en franco-terre-neuvien Liliane Rodriguez, Evolution de la neologie frangaise au Manitoba : le role de trois normes en contexte minoritaire

165 207 217 227 241

L'italien au Quebec Beatrice Bagola, L'italien du Quebec sous l'influence du frangais quebecois

255

Les Canadiens frangais en Nouvelle-Angleterre Sanda Golopentia, Francophonie et identite franco en Nouvelle-Angleterre

263

III. Problemes de contacts dans les dictionnaires

289

Louis Mercier, La difficile cohabitation des points de vue europeen et nordamericain dans les dictionnaires du frangais : le cas du vocabulaire ornithologique Jean-Claude Boulanger, Un episode du contact de langues : la neobienseance langagiere et le niodiscours lexicographique

291 307

IV. Conclusions du colloque

325

Ren6 Lepelley, Conclusions

327

Marie-Rose Simoni-Aurembou CNRS - Institut national de la Langue frangaise

Presentation Le thfeme de ce cinquifcme colloque international « Fran?ais du Canada - fransais de France » etait « Contact de langues. Histoire des contacts », theme riche, maintes fois aborde, mais qui est loin d'etre dipuise. Chacune des 19 communications r6unies dans ces Actes a aborde ä la fois les aspects historiques et les aspects linguistiques de ces contacts, et on peut les regrouper en deux grands ensembles. Tout d'abord, celles qui se sont int6ressees aux rapports de parente entre le fran9ais de France et le fran^ais du Canada et ä l'histoire des relations entre les deux pays. Nous avons distingu£ deux sous-thfemes : l'histoire du bon usage quebecois, et ce qui a trait aux techniques et aux dialectes. Un second groupe d'interventions s'est centr£ sur les contacts entre le(s) fran^ais du Canada et le substrat, les langues am6rindiennes, un adstrat, l'italien, et enfin l'anglais, y compris hors du Canada, en Nouvelle-Angleterre. Pour clore le colloque, deux communications ont trait6 des difficiles contacts entre les varietes de la meme langue frarxjaise ä l'intirieur des dictionnaires. En 1994, ä Tissue du quatrieme colloque de Chicoutimi, le Perche avait ete choisi comme lieu du prdsent colloque, qui s'est situ6 dans la tradition etablie par les initiateurs Hans-Josef Niederehe et Lothar Wolf, puisqu'il s'est deroule ä l'ecart des grandes villes, dans le calme du bei hötel du Golf de Belleme. Pour plusieurs Canadiens, c'etaient des retrouvailles avec un pays qu'ils connaissaient et qu'ils aimaient, mais pour la plupart des collegues etrangers, et fransais, l'occasion d'un premier contact qu'il fallait röussir. La coincidence avec la celebration du cinquantenaire des Amis du Perche a contribud sans aucun doute ä integrer harmonieusement cette manifestation scientifique ä la vie de la region. Nous garderons le souvenir des trois capitales du Perche, Nogent-le-Rotrou, Belleme et Mortagne, qui nous ont successivement re9us sous un soleil dblouissant, sans oublier le manoir de la Vove, et les musses des Arts et Traditions populaires du Perche ä Saint-Cyr-la-Rosifere, et du Chäteau-Saint-Jean ä Nogent-le-Rotrou, dont les conservateurs, Mmes Wander et Champagne-Löcuyer nous firent les honneurs. Au cours d'un diner ä Nogent-le-Rotrou, Maurice Tropinat nous raconta des histoires reunies dans son « Tresor des conteurs percherons », qu'il avait voulu terminer pour notre colloque. II ne le regretta pas puisque, de son propre aveu, c'est le meilleur auditoire qu'il ait jamais eu. Et c'est avec tristesse que nous rappelons cette soiree, car Maurice Tropinat nous a quittös le 31 mars 1998.

2

Präsentation

Deux communications etaient centrees plus specifiquement sur les rapports entre le Perche et le Quebec ; elles ont eu les honneurs d'une siance publique ä Γ Hotel de Ville de Mortagne, sur le thfcme « Nouveaux regards sur le Perche et le Quebec ». Jean-Paul Chauveau y a fait le point sur les recherches lexicales comparatives qu'il mene depuis plusieurs annees avec Thomas Lavoie. Et Marc Tremblay (IREP de Chicoutimi), a presente une synthase sur les « Origines, mariages et descendances des principaux fondateurs percherons 6tablis en Nouvelle-France au XVIIeme siecle ». Cette 6tude demographique sera publiee par les soins des Amis du Perche. Pour terminer, c'est un agreable devoir que de remercier ici les personnes et les organismes qui nous ont aidee et soutenue pour Γ organisation et tout au long de cette rencontre, puis dans la preparation des Actes. En premier lieu, les membres du comite scientifique, Hans-Josef Niederehe, Lothar Wolf, Brigitte Horiot, Thomas Lavoie, organisateurs des precedents colloques, et aussi Louise P6ronnet et Jean-Paul Chauveau. Le president du colloque, M. Ren£ Lepelley, suivit tous nos travaux avec une vigilance attentive et bienveillante, et en pr6senta les conclusions. M. Pierre Lerat, alors directeur scientifique adjoint au CNRS pour le Departement des Sciences de 1'Homme et de la Societe, ouvrit le colloque et presida la premiere matinee. Les presidents de seance furent ensuite et successivement Mme Annette Paquot, MM. Philippe Siguret, Benoit Leblanc et Hans-Josef Niederehe. Enfin, M. Emile Martel, ministre des Affaires culturelles de l'Ambassade du Canada, presida le diner de pre-clöture. Mariel Tsaroeva assura le secretariat et, secondee par Genevieve Prevost, nous assista efficacement dans l'accueil des congressistes et pendant tout leur sejour. Cette rencontre a pu avoir lieu grace au soutien genereux de la Delegation Generale ä la Langue Frangaise, la Direction Regionale des Affaires Culturelles, l'lnstitut national de la Langue frangaise (CNRS), les villes de Belleme, Mortagne-au-Perche, Nogent-le-Rotrou. Enfin, l'appui chaleureux de la F6deration des Amis du Perche, de son president Alain Morin, et de son president d'honneur Philippe Siguret, ne nous a jamais manque. Remercions enfin Fabrice Jejcic, qui s'est charge de rentiere revision des textes sur support informatique. C'est la maison Niemeyer, ä Tübingen, qui assure traditionnellement la publication des Actes, sous la haute surveillance de H.J. Niederehe, sans imposer de contraintes drastiques de d£lais ni de nombre de pages. Cette liberte laissie ä l'cditeur et la courtoisie des relations m£ritaient d'etre soulignees. II nous reste ä attendre avec confiance l'an 2000, qui verra le 6eme colloque se tenir ä nouveau en terre canadienne, ä Sherbrooke, en röponse ä Γ invitation que nous adressa Halene Cajolet-Laganiäre et qui fut acceptee avec enthousiasme.

Les Colloques « Fran^ais du Canada - Fran^ais de France » I, Trier 25.09.1985-28.09.1985 (= Canadiana Romanica, 1.) II, Cognac 27.09.1988-30.09.1988 (= Canadiana Romanica, 6.) ΙΠ, Augsbourg 13.05.1991-17.05.1991 (= Canadiana Romanica, 7.) IV, Chicoutimi, QuSbec 21.09.1994-24.09.1994 (= Canadiana Romanica, 12.)

Liste des participants Madame Beatrice BAGOLA, Fachbereich II - Romanistik, Universität Trier, 54286 TRIER, ALLEMAGNE, [email protected] Madame Corinne BEUTLER, Centre de Recherches Historiques, EHESS, 54 Bd Raspail, 75270 PARIS CEDEX 06 Madame Liselotte BIEDERMANN-PASQUES (CNRS-HESO), 68 rue d'Estienne d'Orves, Les Cottages 7,92260 FONTENAY-AUX-ROSES, [email protected] Monsieur Pierre BOISSEL (Universite de Caen), 18 rue Ecuyfere, 14000 CAEN Madame Catherine BOUGY (Universite de Caen), 11 rösidence Olympia, 14000 CAEN Monsieur Jean-Claude BOULANGER, Faculte des lettres, Pavillon De Köninck, Departement de langues et linguistique, University Laval, QUEBEC (Quebec), G1K 7P4 CANADA, [email protected] Monsieur Patrice BRASSEUR (University d1 Avignon), Lou Rountau, Chemin des Vauds, 13530 TRETS, [email protected] Madame Halene CAJOLET-LAGANl6RE, Faculte des Lettres et Sciences humaines, University de Sherbrooke, 2500 boulevard de 1'University SHERBROOKE (Qu6bec), J1K 2R1 CANADA, [email protected] Monsieur Jean-Paul CHAUVEAU, Centre National de la Recherche Scientifique, Institut National de la Langue Franfaise, 44 avenue de la Liberation, C.O. 3310, 54014 NANCY CEDEX Madame Marthe FARIBAULT, Departement de linguistique et philologie, Faculty des arts et des sciences, University de Montreal, C.P. 6128 succ. Centre ville, MONTREAL (Quebec), H3C 3J7 CANADA, [email protected] Monsieur Pierre GAUTHIER (University 85520 ST-VINCENT-SUR-JARD

de

Nantes)

9

rue

des

Spatules,

Monsieur Jean-Denis GENDRON (University Laval) 1470 Αν. du Maire-Beaulieu, app. 107, SILLERY (P.Q.) G1S 4T9 CANADA

4

Participants

Madame Francine GIRARD (Centre d'ßtudes Supörieures d'Agder), Tordenskjolds gate 65, Postuttak, 4604 KRISTIANSAND, NORVÖGE, francine.girard @ hia.no Madame Sanda GOLOPENTIA (Brown University, 16 Glendale Avenue, PROVIDENCE (Rhode Island), 02906 USA, [email protected] Monsieur Peter HALFORD, Departement d'etudes frangaises, University of Windsor, WINDSOR (Ontario), N9B 3P4 CANADA, [email protected] Mademoiselle Brigitte HORIOT (CNRS - University Lyon III) 91 rue de Trion, 69005 LYON, [email protected] Monsieur Fabrice JEJCIC (CNRS-HESO), 22 rue Marcel Grosmenil, 94800, VILLEJUIF [email protected] Monsieur Thomas LAVOIE, D6partement des arts et lettres, Universite du Quebec ä Chicoutimi, 555 boulevard de l'UniversitS, CHICOUTIMI (Qu6bec), G7H 2B1 CANADA, [email protected] Monsieur Benoit LEBLANC, Departement de fran9ais, Universite du Quibec ä TroisRiviöres, C.P. 500, TROIS-RIVlfeRES (Quebec), G9A 5H7 CANADA Madame Pascale LEMAN-MOUSSAY, 23 rue de Marrakech, 72000 LE MANS Monsieur Rene LEPELLEY (University de Caen), 15 avenue Croix- Guerin, 14000 CAEN Madame Chantal LYCHE, University of Oslo, Modern Languages Departement, Faculty of Mathematics and Natural Sciences, P.O. Box 1032, Blindem, N-0315, OSLO, NORVEGE, [email protected] Monsieur Louis MERCIER, 2500 boulevard de 1'University, Faculte des lettres et sciences humaines, University de Sherbrooke, SHERBROOKE (Quebec), J1K 2R1 CANADA, [email protected] Monsieur Alain MORIN (Präsident de la Federation des Amis du Perche), L'Hötel Charron, 61340 SAINT-PIERRE-LA-BRUYfeRE Monsieur Hans-J. NIEDEREHE, Fachbereich Π - Romanistik, Universität Trier, 54286 TRIER, ALLEMAGNE, [email protected]

Participants

5

Madame Annette PAQUOT, Departement de langues, linguistique et traduction, Faculte des Lettres, University Laval, QUEBEC (Quebec), G1K 7P4 CANADA, [email protected] Madame Louise PERONNET, Faculte des arts, D6partement d'6tudes framjaises, Universite de Moncton, MONCTON (Nouveau-Brunswick), El A 3E9 CANADA, peronnl @umoncton.ca Monsieur Jean PONTOIRE, 26 rue Vintant, 28000 CHARTRES Mademoiselle Genevieve PRiVOST, 1534 rue des Mouettes, LONGUEIL (Quebec), J4J 5K9 CANADA Madame Liliane RODRIGUEZ, French Department, The University of Winnipeg, 515 Portage Avenue, WINNIPEG (Manitoba), R3B 2E9 CANADA, liliane.rodriguez @uwinnipeg.ca Mademoiselle Walburga SARCHER, Lehrstuhl für Romanische Sprachwissenschaft, Universitätstrasse 10, 86135 AUGSBURG, ALLEMAGNE, [email protected] Monsieur Philippe SIGURET (President d'honneur de la Federation des Amis du Perche), Le Pontgirard, 61290 MONCEAUX-AU-PERCHE Madame Marie-Rose SIMONI-AUREMBOU (CNRS-INaLF), 5 rue de Quatrefages, 75005 PARIS Mademoiselle Mary SNIDER (Hartwick College, New-York), 109 Clinton Str., apt D, ONEONTA (New-York), 13820 USA, [email protected] Monsieur Marc TREMBLAY, IREP, University du Quebec ä Chicoutimi, 555, boulevard de l'Universite, CHICOUTIMI (Quebec), G7H 2B1 CANADA, marc.trembray @uqac.uquebec.ca Mademoiselle Mariel TSAROEYA (University de Bichkek), C.U.I. Fondation Rosa Abreu, 59-A, boulevard Jourdan, 75014 PARIS Monsieur Claude VERREAULT, Departement de langues et linguistique, Faculte des lettres, Pavillon De Köninck, Universite Laval, QU6ßEC (Qudbec), G1K 7P4 CANADA, Claude. Verreault @ lli.ulaval .ca

6

Participants

Monsieur Lothar WOLF, Lehrstuhl für Romanische Sprachwissenschaft, Universitätstrasse 10, 86135 AUGSBURG, ALLEMAGNE, [email protected]

I. Fraii9ais du Canada - Francis de France

Jean-Denis Gendron Universite Laval

Remarques sur la prononciation du fran^ais parle au Canada sous le regime fran^ais (1608-1760)* 1.

Les observateurs

On a pu relever ä ce jour, pour la periode correspondant au Regime fran?ais (1608-1760), quelque treize tömoignages dStrangers portant sur la fa^on dont on parlait le franfais en Nouvelle-France. Par etrangers, nous entendons des personnes qui ont sejourn£ en NouvelleFrance, ä un titre ou ä un autre, pendant une piriode donn6e, done sans s'dtablir dans la colonie. II faut excepter ici le premier d'entre eux, Simon Denys, qui a fait carrtere et a termine sa vie au Canada. lis font figure d'etrangers parce qu'ils voient et observent les Canadiens, de l'exterieur. Meme si la plupart d'entre eux sont Fran9ais, ils observent en effet les Canadiens comme s'il s'agissait de membres d'une society diffirente de la leur. Parmi ces « etrangers » figurent onze Fran9ais, un Suedois et un Anglais. Leurs observations sur la fa$on dont les Canadiens prononcent le fran$ais s'etendent de 1651 ä 1760. Ces temoignages ont pu etre dat£s comme suit: Simon Denys de la Trinite, 1651 ; Pfcre Germain Allart, 1670 ; Pere Chrestien Le Clerq, 1691 ; Claude-Charles Le Roy dit Bacqueville de la Potherie, 1702 ; Pere Pierre-Fran9ois-Xavier de Charlevoix, 1720 ; Abbe Pierre-Joseph Thoulier d'Olivet, 1736 ; Pfcre Pierre Potier, 1743 ; Pehr Kalm, 1749 ; Louis Franquet, 1752 ; Jean-Baptiste d'Aleyrac, 1755 ; Marquis de Montcalm, 1756 ; Comte de Bougainville, 1758 ; Thomas Jefferys, 1760. Avant de traiter de la valeur des observations, il faut dire un mot de Γ importance des temoins et de la cridibilite qu'on peut accorder aux remarques qu'ils ont faites sur la prononciation des Canadiens. Le Dictionnaire biographique du Canada (DBC) nous renseigne suffisamment sur chacun des personnages mentionnes ci-dessus. Pour ce qui est des observateurs fran9ais, tous sont n6s au nord de la Loire, ä l'exception de d'Aleyrac (ηέ dans l'Ardeche) et de Montcalm (ne ä Candiac, pres de Ntmes). Tous possfcdent une Education supdrieure. Ce sont tous des personnages importants, soit au plan intellectuel, soit au plan social ou professionnel. Les uns ont icrit des ouvrages notables sur les activites de la France en Amirique, tels Le Clercq, Bacqueville et Bougainville, ou encore sur 1'Amirique du Nord elle-meme, tels Charlevoix - le grand historien de l'Amirique fran9aise, qu'il a parcourue de bout en bout - auquel il faut ajouter le Suedois Kalm et Γ Anglais Jefferys ; les autres ont joue un röle considerable, soit dans les activites civiles (Denys et Bacqueville), soit dans les *

Jean-Denis Gendron, empech6 au dernier moment, n'a pu presenter sa commmunication dont Lothar Wolf a lu un risumd.

10

Jean-Denis Gendron

activitös militaires de la fin du Regime fran9ais (Franquet, d'Aleyrac, Bougainville et Montcalm). lis savent evidemment tous le frangais, soit pour etre n^s et avoir έίέ Aleves ä Paris (Bougainville, Bacqueville), soit pour l'avoir appris au point de maitriser cette langue comme leur langue maternelle (leurs €crits le prouvent), si l'on excepte Kalm et Jefferys. lis sont done, pour ce qui est des Frangais, tout ä fait aptes ä juger de la qualite du parier des Canadiens. Quant ä Kalm, il se sert du jugement des Parisiens pour asseoir son t6moignage. Le jugement de Jefferys paralt etre un caique de celui de Charlevoix, au moins jusqu'ä plus ample inform^. De grande importance est le fondement des diffdrentes observations. S'agit-il de temoins qui ont eu des contacts directs avec la population canadienne ou bien de personnes qui parlent par oui'-dire? Si l'on excepte Jefferys dont le timoignage ne parait pas s'appuyer sur un sijour au Canada, et Thoulier d'Olivet qui n'y est pas venu, l'ensemble des autres observateurs ont sejourn6 en Nouvelle-France un laps de temps suffisamment long pour se faire une opinion personnelle sur le parier des Canadiens. Quels contacts ont-ils eus avec la population? Assez varies, ainsi qu'on peut Γ innrer de leurs Merits et des fonctions qu'ils ont exercöes en Nouvelle-France. De Simon Denys, on sail peu de chose de ses activites, sinon qu'il a vecu ä Quebec de 1651 ä 1678-1680, la date de sa mort etant incertaine. Membre du Conseil souverain de la Nouvelle-France, anobli par le roi en 1668, il apparait comme un personnage important et un t6moin actif du developpement de la colonie naissante pendant plus d'un quart de siecle (DBC, vol. 1, p. 269). Pour le P£re Le Clercq, on sait qu'il a sijourne ä Quebec, que, pendant les onze annies de son sejour au Canada, il est revenu hiverner regulierement dans cette ville et qu'il a ete cure suppliant ä Sorel pendant l'hiver 1685-1686. II Γ a egalement ete dans d'autres paroisses des environs de Quebec. C'est done un temoin de choix, qui a eu des contacts riguliers avec les colons pendant quelque onze ans (DBC, vol. 1, p. 449-450). Quant au Pfere Allart, c'est un personnage important, charge par Louis XIV de rdtablir les Ricollets dans la Nouvelle-France. II a sdjourne ä Quebec d'aoüt ä novembre 1670 (DBC, vol. 1, p. 55-56). Bacqueville de la Potherie a assurement davantage circule sur le territoire de la colonie, comme contröleur de la marine et des fortifications. Ce qui lui permet de decrire les us et coutumes des Canadiens dans les trois gouvernements de la colonie, soit ceux de Quebec, de Trois-Rivifcres et de Montreal. Ceci, entre 1698 et 1701 (DBC, vol 2, p. 39-41). Quant aux contacts du Pere de Charlevoix avec les colons, ils semblent avoir etd ötendus, car il dit qu'il a parcouru la colonie autrefois (lors de son premier sejour, de 1705 ä 1708), « dans toutes les saisons». On sait qu'en entreprenant, en mars 1721, la mission I lui confiee par le Regent, il part de Qu6bec ou il a sejourn£ six mois et passe par Trois-Riviferes et Montreal (DBC, vol. 3, p. 111-118). Thoulier d'Olivet n'est pas venu au Canada et l'on ne sait d'oü il tient qu'ä Quibec on pourrait chanter un op6ra, note pour note, comme ä Paris ou ä la cour. Mais il l'affirme avec

Remarques sur la prononciation du franjais parte au Canada sous le rigime franijais

11

assurance pour montrer qu'en province, dans les rigions du nord (d'o'il) comme Celles du sud (d'oc), on ne saurait encore parier le fran?ais avec le meme accent (prononciation, intonation, inflexions de la voix, quantite des voyelles, etc.) qu'ä Paris ou ä la cour. Le P£re Potier qui, en sus de ses activites de missionnaire, a relev6, entre 1743 et 1758, ä Quebec, ä Lorette, et surtout au Detroit et ä l'lle-au-Bois-Blanc, plus de mille expressions et locutions nouvelles pour lui, n'a pas senti le besoin de signaler des differences entre la fa [e] / [ε]

En poitevin-saintongeais comme dans la plupart des parlers de l'Ouest, la diphtongue ancienne [oi] est passe ä [ei], reduite ä [e] des le Xlle siecle. Cette prononciation a coincide avec le resultat de la tendance populaire parisienne ä reduire le traitement [we] (qui y prevalait ä l'origine) en [e] ä partir du XIVe siecle. On trouve au Quebec et en Acadie des formes comme crere, etret,fret; en Acadie tet, "toit", [voeze] (N.E.) "voisin".

1.2

Ouverture de [ε] en [a] ou [a]

Cette ouverture peut etre conditionnee par trois contextes : • devant [1] explosif, ex.: al "eile" ; • devant [r] entrave, ex. : parsoune, pardre, sarpent; • en finale absolue, ex. : ava "avait"Jama "jamais". Ce phenomene a connu sous Γ accent une plus grande extension en Poitou-Saintonge et en Bretagne ä partir de la diphtongaison de [e] en [ej], puis [aj], reduite finalement en [a] [a], ex : [ma] "moi", [tat] "tete". Le Canada fran9ais ignore cette evolution, car eile s'est faite trap tardivement en France (XVIDeme, XlXeme siecles).

120

Pierre Gauthier

1.3

Labialisation de [ε] accentuee en [ce] (sauf Normandie) ex.: feuve "feve", leuve "leve"

1.4

Labialisation de [ce] ou [a] en [y]

• Ce traitement peut etre une labialisation conditionnee par le voisinage d'une consonne labiale, comme dans fumelle "femelle, femme", sumer "semer", communs au Quebec et en Acadie. • Un certain nombre de mots hesitaient aux XVIeme et XVIIfeme siecles dans leur graphie et leur prononciation entre eu et u comme hureux (textes parisiens et loudunais du XVIIfeme sifccle), encore en usage au Qudbec et en Acadie.

1.5

[oe] (de Ü bref, Ö long latins) > [u]

Ce traitement ignore du parier populaire parisien se rencontre dans les autres parlers d'oil occidental, et jusqu'aux portes de Paris pour certains termes comme goule (ALIFO, documents ä paraitre). Ex. : goule , guenilloux, fredilloux "frileux" ; les exemples sont plus nombreux en Acadie qu'au Quebec aujourd'hui.

1.6

[ar] > [εΓ]

Au Moyen Age, la consonne [r] a une action soit ouvrante sur [e], soit fermante sur [a], c'est en Bretagne, Maine, Anjou que Taction fermante s'est le plus manifestee, mais les autres provinces ne Ton pas ignoree, non plus que le Canada fran?ais. Ex. : perler, perdouner, serclage (Quebec), berbue "barbue" (Acadie).

1.7

Suffixe -ellu latin > [jo]

Autrefois tres r6pandue au Qu6bec, cette prononciation [jo] ne se trouve plus que dans sieau, au debut du sifccle, dans auripiaux (Dionne) et encore aujourd'hui en Acadie. Signalons qu'en Poitou-Saintonge, Γ aire [jo] ne se prolonge vers le Sud que dans le nord du Haut-Poitou, mais comprend la region de Loudun d'oü provenaient les pionniers fondateurs de l'Acadie; ailleurs, c'etait le traitement [ea] [ja], qui n'a laissd aucune trace dans le Nouveau Monde.

1.8

L'ouisme se manifeste dans deux series bien distinctes :

• celle correspondant au passage ä [u] de [ο] provenant de Ö long latin, de Ö bref latin en syllabe fermde par un [s], ou de [ο] provenant de [au] latin suivi de [ζ], ou de [ο] initial gallo-

Le poitevin-saintongeais dans les pariere queb6cois et acadiens : aspects phonitiques

121

roman. Son extension est plus large en Acadie (ex. : [gru] "gros", [u] "os") qu'au Quebec (ex.: arouser, oubliger, [rutsir] "rötir") pour s'en tenir ä la langue contemporaine ; • celle correspondant ä [ο] accentue devant nasale, non representee au Qu6bec, mais bien connue en Acadie (ex. : autoune, poume, parsoune ).

1.9

[ym] / [yn] > [oem] / [oen]

Ce traitement est le resultat d'un retard dans les parlers populaires de la denasalisation qui n'a eu lieu qu'aprfes le passage de [ü] ä [ce]. On trouve encore breume "brume", pleume "plume", preune "prune" chez Dionne et [broem], [alabrcenät] "ä la brune" et [proen] au Nouveau Brunswick.

1.10

[o] pour [wa]

Cette particularity touche quelques mots comme motie et posson qui appartiennent au fran9ais populaire comme aux dialectes du XVIIeme siecle et au fran9ais canadien. Poitiers se dit encore vulgairement [potje].

1.11

[a] > [o]

Tres repandue dans les parlers de l'Ouest, principalement en Poitou et connue jusqu'ä Paris, denoncee par les grammairiens, cette particularite, encore präsente au XVIIeme siecle au Quebec, en a disparu aujourd'hui et n'est que faiblement representee en Acadie : [gr£03] "grange" (Pomquet, N.E.), [ai^eo] "argent" (Sainte-Anne-du-Ruisseau, N.E).

1.12

Nasalisation au contact d'une consonne nasale

Encore vivante dans des mots comme [nej] "neige" (region de Montreal) ou [menuq] "minuit" (Gaspesie et Nouveau-Brunswick), cette nasalisation peut continuer une prononciation medievale (comme dans angneau 1799, JUNEAU p. 99) ou une innovation qui apparait dans les parlers de Normandie, du Maine, de l'Anjou et de la Saintonge.

1.13

Reduction de la diphtongue [qi]

Celle-ci peut se faire en [y] ou en [i]. Celle en [i] n'est plus representee au Qu6bec et en Acadie (en dehors de [pi] "puis" ou [Ii] [i] "lui", de caractere populaire), par contre celle en [y] est plus vivante cusine "cuisine", menusier "menuisier" (Quebec), [ed3yze] "aiguiser", [ryso] "ruisseau", [ys] "sourcils", c'est-ä-dire usse "huis" (de l'oeil). (Acadie).

122 1.14

Piene Gauthier

Palatalisation de [k] / [g] devant voyelle anterieure

Ce phenomöne constitue une tendance "lourde" depuis le XVIIeme siecle dans les parlers populaires et dialectaux. Elle continue ä se manifester dans le frangais canadien, oü, comme en France, eile peut aboutir ä [c], [kj] ou [tf] pour [k], comme dans : [coe] ou [kjce] "queue" (Quebec), [et/yRi] "ecurie" (I.P.E), ä [q,] , [gj] ou [d3] pour [g] comme dans [^oel] ou [gjoel] "gueule" (Quebec), [^.ερ], [gjep] ou [d3£p] "guepe" (Acadie).

1.15

Palatalisation des groupes [pl], [bl], [kl], [gl], [fl]

Les premiers temoignages de cette palatalisation qui aboutit ä [pX], [bX], [kX], [gX], [fX] datent du XVIeme siecle pour le Berry et du XVIIeme sifecle pour le Maine (1624) et le Haut-Poitou (1691). Les exemples en sont rares dans le parier populaire parisien {ne vous despiase "ne vous deplaise", >> pieuvra "il pleuvra"), et Rosset se demande s'il ne s'agit pas d'italianismes (1910, 308) ; le phinomene se repandra largement ensuite en oil occidental et oil oriental, mais sa date tardive explique qu'il ne s'introduira pas au Quebcc. Seule l'Acadie en presente de nos jours quelques exemples : [fjceR] "fleur" (Gaspesie acadienne), [pjJje] "plonger" (Madawaska), [3gX] (N.E.), [3j] "ongle" (I.P.E). Iis sont düs ä Γ influence preponderate du poitevin-saintongeais (premiers exemples de la region de Loudun : pliante "plante", dechliare "declare" 1691 (Amours de Colas ).

1.16

Palatalisation de [t], [d] devant [j]

Ce phdnomene apparait au XVIIeme siecle igalement en France, notamment ä Paris et en Poitou ; il est atteste aussi anciennement au Quebec, oü il se maintient dans des mots comme [mekje] "metier", [gjab] "diable" ; de meme en Acadie on a, outre ces exemples, [d3oe] "Dieu", [motje] "moitie".

1.17

Chute des consonnes finales [1] et [r]

La chute des consonnes finales est encore une tendance lourde des parlers populaires et dialectaux. Les amuissements les plus frequents de part et d'autre de l'Atlantique, et en particulier en Poitou-Saintonge comme en parier populaire parisien, sont ceux de [1] et de [r]. Nous trouvons ainsi au Quebec encore aujourd'hui [salwe] "saloir", [byJ"oe] "bücheron", [lijice] "ligneul", [ekyroe] "ecureuil" (Quibec), [buri] ou [näburi] "nombril", [orijia] "orignal" (Acadie).

Le poitevin-saintongeais dans les parlers qu£b£cois et acadiens : aspects phonitiques

1.18

123

Maintien de la prononciation du -t final

II s'agit la d'un trait caractiristique du qu6b6cois et de l'acadien qui se retrouve en poitevinsaintongeais, mais aussi en Touraine et jusqu'ä 1'est d Orleans, oü il est archai'que (Simoni Aurembou 1995, 266). Ailleurs, cette prononciation avait disparu au debut du XVIIeme siecle, alors qu'elle s'est maintenue dans des mots comme bout,fouet, lit au Quebec (Juneau 1972, 228-230), et en Acadie [bunet] "bonnet", [let] "lait", [met] "p6trin domestique", [tet] "toit", au sens d'abri pour les pores, les poules, etc., d'aprös Massignon.

1.19

Metathese de [r] devant les groupes [pr], [br], [tr], [dr], [kr], [gr], [fr], [vr]

Ce phenomfcne a affecte en fait tout le gallo-roman du Nord. II concerne les syllabes pretoniques principalement celles qui presentent un vocalisme [a]. Ex. : [mekcerdi], [farma3], [vadcerdi], encore aujourd'hui dans le parier populaire du Quebec et de l'Acadie.

2.

Traits communs au poitevin-saintongeais et au parier populaire parisien au XVIIeme siecle

2.1

[a] pour [u]

II s'agit sans doute, dans la plupart des cas, du maintien de la prononciation primitive de [ο] venant de Ο ferine accentue entrave ou de Ο initial latins. On trouve tot et oblient dans Les Amours de Colas, aujord'hui, cotil, cossin et oblier dans Dionne, tojours dans les Contes de Mauricie (Legare 1978, p. 22) entocas (ibid.p.28), [for/] "fourche", foorne] "journee", [oblije] "oublie" (Acadie). C'est une tendance contraire ä Celle de l'ouisme.

2.2

[3] accentue > [ä] en syllabe ouverte

Ce phinomene sporadique en oil occidental est surtout atteste au XVIIeme siecle dans les Mazarinades et dans les textes dialectaux poitevins : mansieur "monsieur" (Rolea p. 36, v.9), ban "bon", san "son" (ibid, passim). Au Quebec, cette tendance s'observerait encore dans le parier rural, d'apr£s Jean-Denis Gendron (1966, 184). En Acadie, G. Massignon a relev£ [bä], [bä3ur], [garsä], [mutä]; ä l'Ile-du-Prince-Edouard, [ä] tend ä se denasaliser en [äij]: [mezaäq] "maison", [3vivjaäi]] "nous vivions", d'apres Ruth King et Robert Ryan (1989, 256), comme dans les parlers du marais breton-vendeen, eux aussi trös conservateurs, qui connaissent une denasalisation compete: [mezaq] et [vivjaq] "viviont". Cette ddnasalisation n'apparait pas dans les textes poitevins du XVIIeme siecle, sans doute par defaut de moyens typographiques propres ä le noter ou parce que ce ph&iomene etait inconnu en Haut-Poitou, region d'oü proviennent nos textes.

124

2.3

Pierre Gauthicr

Affaiblissement des voyelles inaccentuees en [a]

Cette tendance manifestee dans les textes poitevins du XVIeme sifecle et du XVIIeme siecle, comme dans le parier populaire parisien de cette epoque, a affecte le fransais commun oü il a eti victorieusement combattu par les grammairiens aux XVIIeme et XVfflüme siecles. Dionne au debut du siecle releve au Quebec c'mander, c'mencer, c'ment, c'mode, qu'ri et en Acadie vivent encore [kmod] (N.E.), [kmaäse] (N.B. et I.P.E.), [kri] (omn. loc.).

2.4

Maintien de la consonne palatale [X] reduite en fran^ais ä [j]

Disparue aujourd'hui au Quebec, mais attestöe en vieux qu6becois, (ex. pailliasse "paillasse", oreillier "oreiller" (Juneau 1972, 136), la consonne [X] est encore vivante en Acadie : [oreX] "oreille", [travuX] "d£vidoir" ou [näburiX] "nombril" et en France eile est attestie dans le vieux parier populaire parisien (Rosset 1911, 320) et recemraent encore en Poitou (Pignon 1960, 321, Svenson 1959, 27, La Chaussee 1966, 111 et 59).

3.

Traits commune au poitevin-saintongeais et ä l'ensemble ou ä une partie des parlers d'o'fl occidental, ä l'exception de l'Ile-de-France au XVIIfeme siecle

3.1

Maintien de A latin accentue + [1] final suivi ou non de [a] > [o]

Le maintien de la voyelle latine A accentuee a ete conditionne dans l'Ouest et plus particulierement le Sud-Ouest du domaine d'oi'l par le caractere velaire de fl], le groupe [al] passant ä [o] en finale absolue. Seule Γ Acadie a conserve de telles formes, comme [ejal], [pal] et [jiok] "nichet" (< lat. nidalis; le [k] final est un ajout parasite posterieur).

3.2

Maintien de la diphtongue [au] / [ao]

Reduite ä [o] au XVIeme siecle, cette diphtongue s'est maintenue dans une grande partie du domaine d'oi'l occidental. Au Quebec eile peut encore s'entendre dans certaines regions : Juneau (1972, 85) cite un exemple de 1713 aonne "aune". En Acadie, G. Richard a releve [hao] ä la Baie-Sainte-Marie (1991, 543), R. King et R.Ryan [lezowt] "les autres" ä l'Ile-duPrince-Edouard (1989, 255).

Le poitevin-saintongeais dans les parlers qu6b6cois et acadiens : aspects phonitiques

3.3

125

Ο bref latin + yod > [e], [oe], [0]

Cette particularite n'a pas laisse de traces, meme anciennes, au Quebec, mais en Acadie on peut encore entendre [kjoer] (N.B.) ou [tjjcer] "cuire" (Cheticamp), [kjcezin] (N.B.) ou [tfcezin] "cuisine" (Cheticamp).

3.4

Diphtongaison de [e] / [ε] sous 1'accent

Cette diphtongaison est la consequence d'un allongement important de ces voyelles sous 1'accent dans les parlers de l'Ouest, pour lesquels c'est un trait caractiristique encore sensible en frangais rdgional. Le fran$ais du Canada connalt bien cet allongement, mais les traces de diphtongaison sont peu abondantes dans les anciens textes cit6s par M. Juneau. Cela peut s'expliquer par le caractdre tardif de ce phenomene qui se produit seulement ä partir du milieu du XVIföme si£cle (d'apres le temoignage des textes poitevins). Toutefois la diphtongaison de [ε] se rencontre friquemment au Quebec, de meme que celle de [ο] et de [ε] (cf. 3.7.), d'apr&s Th. Lavoie (1995,. 356). En Acadie on trouve [bwej] "bouee" (I.M.), [dej] "doigt" (N.E.), [pataj] "päte" ( N.E., cf.Les Amours de Colas: patey (meme sens); en syllabe fermee, G. Richard a relev£ [sejz] "seize", [bejt] "bete" en Nouvelle- Ecosse.

3.5

[ce]

ou [ε] >

[ä]

Cette evolution, secondaire, car eile touche des [ε] d'origines diverses, s'est developpee surtout sur les cötes, de la Picardie jusqu'ä la Vendee et ä la Saintonge ; on trouve des exemples encore vivants dans le Nord-Ouest de la Vend£e, mais aucun dans Les Amours de Colas. Au Qu6bec, GPFC fournit pan "pain", plan "plein", mais l'usage contemporain semble l'ignorer. L'Acadie connait en particulier [fä] "faim" (I.P.E.), [lädi] "lundi" (N.E.), [lcevä] "levain", [matä] "matin" (N.B. et N.E.).

3.6

[ce] > [ε]

Cette evolution affecte aujourd'hui meme le fran^ais commun. Mais eile est ancienne dans l'Ouest, en particulier en Poitou oü la confusion entre [ce] et [ε] date du XVIdme siecle. Aujourd'hui, au Quebec, cette confusion ne se rencontre guere qu'en parier populaire (Lavoie 1995, 355-356). En Acadie, ä la Baie-Sainte-Marie [ε] se rencontre pour [ce] dans les mots "brun" et "difunt" dans 24 % des cas, en Poitou la proportion est inverse (Richard 1991, 565). G. Massignon avait ηοίέ [ε] pour "lundi" dans 6 points d'enquete sur 10.

126

3.7

Pierre Gauthier

Diphtongaison de [έ]

Nous avons vu ci-dessus que [ε] pouvait passer ä [ä]; dans certains points des memes regions nous pouvons avoir des variantes diphtonguees diverses en [äj] [ffij], en particulier pour les mots faim, main et pain. Ces variantes que Γ on trouve surtout en Poitou (Nord-Ouest Vendue) ont pu, autrefois, avoir une aire plus itendue. On les rencontre, aujourd'hui, dans le parier populaire qu£becois (Lavoie 1995, 356). G. Massignon a note [pej] "pain" ä Pubnico et Sainte-Anne-du-Ruisseau (N.E.), [pOfcn] ä Saint-Aubin (N.B.), [fej] ä Pubnico et Sainte-Annedu-Ruisseau (N.E.), [mlj] ä Pubnico (N.E.)

3.8

Maintien du [h] initial germanique

Les documents anciens ne sont d'aucun secours, ne distinguant pas un h muet d'un h dit "aspire", mais le [h] germanique a ete note par les enqueteurs modernes dans certaines regions du Quebec et releve par GPFC . En Acadie, il est sensible dans de nombreux mots : [ha/], [hale], [harä], [hard] "vetements" etc..., manifestant meme une vitalite superieure ä celle obs e r v e sur le Vieux Continent.

3.9

Chute tardive des penultiemes inaccentuees

Ce ρΐιεηοιηέηε de caractere occitan se manifeste par la presence d'une consonne sonore au lieu d'une sourde dans des mots comme poudre "poutre" < latin *pullitra ou pouze "pouce" < latin pullicem ; ces deux exemples ne se rencontrent qu'en Acadie, manifestement en raison de la vitaliti particuliere de ces mots et de quelques autres en Poitou. Plus au nord, les parlers gallo-romans n'offrent que quelques rares exemples (jusqu'en Bretagne), mais aucun n'est passe au Qu£bec.

4.

Traits specifiquement poitevins-saintongeais

4.1

Non diphtongaison de Ε bref latin

Ce trait si caracteristique est aujourd'hui totalement absent du Quebec et ne subsiste qu'ä l'etat de traces en Acadie. G. Massignon note que [pe] se serait dit pour "pied" ä la BaieSainte-Marie, d'apres des personnes de Restigouche (N.B.) qui y ont s£journ£. De plus sürs tömoignages sont fournis par le verbe [vezi] "vieillir" (I.M.) et par la conjugaison du verbe venir, qui offre toute une serie de formes non-diphtonguees : [ivE] "il vient", [ivETdra] "il viendra", [νε] "viens" (dans le paradigme recueilli par G. Massignon ä Pubnico-Ouest) ; de m8me pour le verbe "tenir" [tetwa trätfil] "tiens-toi tranquille" (Cheticamp). M. Juneau a cependant relev6 chin en 1789 et farmet "fermier" en 1767, ce ne sont lä que de faibles indices

Le poitevin-saintongeais dans les parlers qu£becois et acadiens : aspects phonitiques

127

d'un maintien temporaire et tres limite, alors que ce traitement concerne des centaines de formes en poitevin-saintongeais.

4.2

I long latin + [A] > [ej]

II s'agit d'une palatalisation de [i] en [ε] par anticipation du caractfere mMio-palatal de [X], Cette mutation vocalique est conservee au moins dans trois mots en Acadie: [Jnej] "chenille" (Pointe de l'Eglise et Pubnico N.E.), [fej] "fille" (N.B.) et [fosej] "faucille" (Pomquet N.E., lies de la Madeleine). Au Quebec, trois exemples documentös : foseillies (1748) "faucille", chevielle (1798) "cheville" et vrielle "vrille" (1798), cites par M. Juneau (1972, 35), indiquent que cette prononciation poitevine a pu se maintenir plus d'un siecle avant de disparaitre.

4.3

[cej] > [ej]

Comme pour les cas precedents, le Quebec ne presente guere de traces de ce traitement: on trouve seulement feillard pour "feuillard" dans Dionne, alors que l'Acadie presente [fej] "feuille" aux lies de la Madeleine, [sej] "seuil" au Nouveau-Brunswick et [sej3] (N.E.) qui rappelle le seillet saintongeais (meme sens); c'est un deplacement en avant de la voyelle sous Taction de [X] reduit aujourd'hui ä [j].

4.4

[0] / [ce] > [y] sous l'accent

II s'agit d'un passage spontane bien distinct de celui de [0][oe] ä [y] conditionne par le voisinage d'une consonne labiale ou par les hesitations entre [0] / [oe] et [y], (phenomenes etudies en 1.4.). Ce passage de [0] / [ce] ä [y] a eu lieu au cours du XVIIeme siecle en poitevin-saintongeais : [y] peut y representer le traitement d'un Ö bref latin et alterner avec [ε], cf. sororem > [syr] ou [ser], mais aussi la dialectalisation phonetique de mots fran9ais ou [0] / [oe] sont issus de 0 long / Ü bref latins, et alterner avec [u], traitement plus ancien (cf. 1.5.); on a ainsi avec le suffixe -eux < -osu : [däjary] "dangereux" en face de [3tu] "honteux" ; il en va de meme pour le suffixe -atorem : [vädä3yr] ä cöte de [vadä3ur]. II n'y a pas de trace de cette prononciation au Quebec, mais l'Acadie l'a conservee dans quelques mots de provenance indubitablement poitevine : [rojy] (Madawaska) alterne avec [ro/0] (Gaspisie acadienne) (cf.aussi 1.1. fredilloux "frileux"), on a aussi [y] "ceuf' au Mont Carmel (I.P.E.) et Chezzetook (N.E.), [yr] "heure" ä Lameque (N.B.).

4.5

[ε] ä la place de [ä]

Le poitevin partage ce trait avec Γ occitan et le francoproven5al. Les voyelles nasales [ä] concernies appartiennent ä des mots oü elles sont le risultat, en frangais, de l'ouverture de [-εη-]

128

Pierre Gauthier

en [-Cin] au Xleme sifecle ; mais en Saintonge, ä cette 6poque, en et an restent distincts dans le plus ancien manuscrit de Tote l'istoire de France de la fin du XIBme sifccle et nous retrouvons [ε] jusqu'ä nos jours dans des formes poitevino-saintongeaises encore präsentes aux Ameriques comme vinter "venter" (Quebec), [prfte] (N.B.), [ar3En] "argent" [re] "rang" (N.E.). Dans [me3e] (N.B.) < manducare, forme qui existe en Poitou, [3] a pu entrainer la fermeture de la voyelle et surtout le döplacement en avant de son point d'articulation (Pignon 1960, 334). A vrai dire cette particularit6 se trouve aussi sporadiquement dans le Nord de l'Oise, dans le prolongement d'une aire picarde, mais le nombre des pionniers provenant de ces zones £tait sans commune mesure avec celui des pionniers du Sud-Ouest d'oil oü le ph£nom£ne est g6n6ral.

4.6

Realisations particulieres de [α]

• [ä] ä la place de [ff] est tr&s caracteristique des parlers quibicois (Juneau 1972, 91) et acadiens (Richard 1991, 573). Cette anteriorisation de la nasale s'entend dans le marais-breton-vend6en (oü L.O. Svenson ne l'a pas not^e) et la partie nord-ouest du d6partement etudie par F. de La Chaussie (1966, 64-70), mais aussi en Haut-Poitou dans Ies regions de Parthenay, Mirebeau, Poitiers, Melle (Pignon 1960, 341) et dans les sept localites de Saintonge 6tudiees par G. Richard (1991,477). • Diphtongaison de [ä] Ce mSme [ä] a tendance ä se diphtonguer au Qudbec (Lavoie 1995, 356), comme les autres nasales, et ä la Baie Sainte-Marie (Acadie), selon G. Richard, avec une tendance ä se confondre avec [E]: [äEw] [Ew] (1991, 573). En Poitou-Saintonge, les seules diphtongaisons relevöes l'ont έΐέ par G.Richard (1991,478). • Denasalisation de [ä] > [ä], [än] Ce ph&iomfcne de dönasalisation est notd par Μ. Juneau en ancien quebecois (1972,92), par G. Richard ä la Baie Sainte-Marie (1991, 302) et sporadiquement en Loudunais et Saintonge (ibid., 478), dans le Nord-Ouest de la Vendee par F. de La Chaussee (1966, 66-67) et L.O. Svenson (1959, 38-39). Par ailleurs G. Massignon a relev£ une denasalisation de [ä] secondare dans [pan] "pain" ä Chezzetook (N.E.). Mais une influence normande est ögalement possible.

4.7

Variantes de [ε]

G. Richard a releve deux phenomenes comparables concernant la denasalisation de [ε] ä la Baie Sainte-Marie et en Saintonge. Dans le m6me contexte de syllabe accentu6e ouverte, nous avons en Acadie [rjan] et en Saintonge [r0n] "rien", [fjon] et [/0n] "chien", [bjon] et [b0n]

Le poitevin-saintongeais dans les parlers quib^cois et acadiens : aspects phon6tiques

129

"bien", les seules differences etant le timbre des voyelles et la non-reduction ou la reduction poitevine de la diphtongue [je] < e latin (1991, 566). Or nous savons, par ailleurs, que Γ absence de diphtongaison peut se rencontrer dans d'autres mots proches ä la Baie-Sainte-Marie, comme [νέ] "vient" ou [be] "bien" ; on peut supposer que la forme originelle non diphtonguee a pu faire place ä une forme diphtonguee dans un processus de dedialectalisation qui n'est pas encore acheve.

4.8

Relächement de [dj] en [j]

Cette reduction fr6quemment attestee en vieux qudbecois (Juneau 1972, 34) et encore tres präsente de nos jours au Quebec et en Acadie, affecte des groupes [dj] primitifs comme dans [kanaje] "canadien" ou [Jbjfr] "chaudiere" ou secondaires provenant de [g] palatalise devant des voyelles d'avant comme [jep] "guepe" ou [bajet] "baguette". Or ce traitement est circonscrit en France ä la zone poitevino-saintongeaise.

4.9

[/h] et [3h] saintongeais

Ces variantes des chuintantes palatales du frangais ont leur point d'articulation recule ä la zone prevölaire de la voüte palatine et s'accompagnent d'une expiration semblable ä celle du [h] germanique. Les aires respectives de [J*1] et [3h] (la seconde plus etendue que la premiere) s'etendent non seulement ä la Saintonge (d'oü leur denomination traditionnelle) mais aussi au sud du Poitou. Leur vitalite est particulierement grande en Acadie oü elles se rencontrent partout, dans des dizaines d'exemples comme [J*1 äs?] [f^ädloer], [3harde] ou [3hyp] ; comme en Europe, [3h] se maintient mieux que [J11]. Mais on le trouve £galement au Quebec, dans la region du Saguenay-Lac-Saint-Jean : [J^arJ^e] "chercher", [hokjer] "Jonquieres" ( ville proche de Chicoutimi, oü [3h] s'est reduit ä [h] comme dans certains points du domaine poitevinsaintongeais).

4.10

Maintien de la prononciation de -k final

La prononciation du [k] final, amui en fran^ais general, est la mieux assume en PoitouSaintonge et on retrouve au Quebec encore quelques exemples comme [krök], [pörk], [tabak] et surtout [patak] "pomme de terre", oü il s'agit d'un [k] parasite atteste seulement en PoitouSaintonge. En Acadie, on peut ajouter [abrik], [nik], [nuk] "noeud" et [3uk] "joug" oü [k] < [g] assourdi en final.

Pierre Gauthier

130

4.11

Chute tardive des voyelles pretoniques int£rieures

Ce phenomene de caractere occitan a entraine la sonorisation de la consonne pretonique dans les verbes terminds en -*icire et formes sur des adjectifs : le poitevin-saintongeais präsente ainsi une terminaison en -[zir] dans des verbes que l'on retrouve exclusivement en Acadie corame [apfa30zi] "aplanir", [abelzir], [brynzir] en parlant du crepuscule, [blemzir], [vjejzir] ou [vezir] "vieillir" en face de rajeunesir (Poirier 1953).

5.

Traits abandonnes

Β faut indiquer maintenant les traits propres ä leur dialecte qui ont ete abandonnes, tr£s vite semble-t-il, par les Poitevins et les Saintongeais, pour leur permettre de communiquer plus facilement avec les autres dialectophones, sans pour autant passer par le fran5ais : ils sont au nombre de neuf : • Le traitement du Suffixe -ellus en [ect] / [ja] ex. : bellus > [bea] /[bja] ; l'isoglosse n'englobe pas le Loudunais, mais par contre inclut la Saintonge. • Le traitement du suffixe -arius ,-aria > [e], [er] ex. : *ceresarium > [srize] ; meme areologie que le precedent. • La non-diphtongaison de A latin tonique + yod ex.: medietatem > [mwete], meme areologie. • £ bref latin accentue + ο ex.: ego > [i] ; meme areologie. • ΐ bref, Ε long latins accentues +1 > [u] / [o] ex.: ecce-illu > [ku] / [ko]; extension complete jusqu' au Loudunais. • Traitement de £ bref latin accentue + [j] ou [X] > [e] ex.: *ceresia > [srez]. Ce traitement est connu aussi en Bretagne romane et dans le Maine. • Suffixe -iolu > [u] ex.: *scuriolu > [etjyru]. • Suffixe -orium > [u] / [UR] ex.: lavatorium > [lavu]. Ce traitement se retrouve en Basse-Normandie. • Non anticipation de yod apres Ο accentue latin ex.: racimu > [raze], L'isoglosse passe au sud du Loudunais. Le cas de [ozo] releve en divers points d'Acadie n'est pas probant, pouvant provenir d'une francisation d'fozjo], lui-meme fruit d'une dissimilation du premier yod < *[ojsjaw].

Le poitevin-saintongeais dans les parlers qu6b6cois et acadiens : aspects phondtiques

131

I] faudrait aussi signaler que tous les traits de caractere occitan qui marquent le Sud du Poitou et l'Est de la Charente sont egalement absents. On peut tout juste citer le mot acadien [pabo] papavus "coquelicot", mais il est unique. * *

*

Arrivons maintenant aux conclusions que l'on peut tirer d'un tel inventaire et d'un tel classement: 1° - Le poitevin-saintongeais a participe, avec l'ensemble des autres parlers constitutifs du fran^ais canadien, ä la naissance d'une base commune de traits phonetiques qui distinguent ce fran9ais du frangais normalise de France. Cette base commune a pu comprendre nombre de traits ignores aussi du fran^ais populaire de Paris. II faut y ajouter quelques traits du frangais du XVIIeme siecle comme la prononciation [we] pour [wa] conservee outre-Atlantique. L'existence de 28 traits dialectaux communs entre ces parlers, dont 20 ont et6 conserves jusqu'ä nos jours au Quebec et 22 en Acadie apporte un element d'explication ä l'homogeneisation rapide du fran^ais parle en Nouvelle-France au XVIIeme siecle. II n'est peut-etre pas besoin de recourir ä l'hypothese de mesolectes portuaires ä Nantes et ä La Rochelle supposes par Alexandre Hull (1994, 185), mais dont la forme au XVIIeme n'est pas connue. Les textes poitevins-saintongeais des XVIIeme et XVIÜeme siecles sont d'une grande purete dialectale et l'existence de mesolectes tels que ceux decrits par les dialectologues du XXeme siecle suppose une penetration du fransais sans doute plus importante qu'elle ne pouvait l'etre au XVIIeme siecle. II faudrait plutöt parier d'un interlecte qui s'est constitue sur les bases que nous venons de preciser, d'autant plus rapidement que la population avait ete d'un caractere plus mele et ajouter que les francisants y ont pris une part active. 2° - La Constitution de cet interlecte n'a pas amene la disparition totale de tous les traits propres ä un seul dialecte, puisque on ne trouve pas moins de huit traits specifiquement poitevin-saintongeais au Quebec et seize en Acadie. Ce dernier chiffre est particulierement significatif: en presentant pour la premiere fois l'ensemble des donnees phonetiques, nous pouvons confirmer definitivement cette parente specifique des parlers acadiens avec ceux du Poitou, de Γ Aunis et de la Saintonge, comme le soulignait dejä au niveau lexical Genevieve Massignon ; cette parente est encore plus marquee dans les isolats de la Baie Sainte-Marie et de Pubnico en Nouvelle-Ecosse (zone refuge de quatre particularites disparues ailleurs), ainsi qu'ä l'Ile-du-Prince-Edouard ; eile avait dejä etέ remarquee par Karin Flikeid et a suscite les travaux de Ginette Richard et Jean-Michel Charpentier. On remarquera surtout pour finir que le degri de parente de Γ acadien avec le poitevin-saitongeais au niveau phonetique est de 5/6 (51 traits presents, 9 absents) soit 85%, chiffre que l'on peut ramener ä 44 en eliminant ceux qui sont en voie de disparition soit 74%, chiffre que je livre ä votre reflexion, sans commentaire ; pour le Quebec on se retrouve ä 37 soit 56%, ou au plus bas ä 28, soit 46,6%. 3° - Partout, mais plus au Quebec qu'en Acadie, la dedialectalisation a fait et continue ä faire son oeuvre. Bien des particularity not6es ici sont en voie de disparition ou ne sont plus que

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Pierre Gauthier

d'un usage populaire ou limite ä de tout petits isolate. Toutefois un certain norabre de particularitös d'origine dialectaie (ou populaire) sont restees tres vivantes dans un tres grand nombre de mots au point de contribuer ä constituer l'accent « canadien » avec d'autres archai'smes et 6volutions posterieures au regime frangais. 4° - Un travail identique ä celui-ci serait nöcessaire pour chacun des dialectes ayant joue un röle dans la genfese du fran9ais du Canada. H permettrait une synthase finale contribuant ä une vision plus claire de la constitution de cette koine originale. Je crois done qu'il ne faut surtout pas perdre de vue l'aspect linguistique du probleme des origines, meme si les approches demographique, historique et sociolinguistique ont contribue, ä leur fagon, ä faire avancer le debat.

Abreviations I.M. : Iles-de-la-Madeleine ; I.P.E. : Ile-du-Prince Edouard ; N.B. : Nouveau-Brunswick; N.E.: Nouvelle Ecosse.

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Le poitevin-saintongeais dans les parlers qu£b£cois et acadiens : aspects phon6tiques

133

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II. FraiK^ais du Canada - Contacts avec d'autres langues

Marthe Faribault Universite de Montreal

L'emprunt amerindien en frangais de la Nouvelle-France: solutions de quelques problemes d'etymologie Au colloque d'Augsbourg, en mai 1991, j'avais examine le phenomene de l'emprant amerindien en frangais en prenant comme point de depart les materiaux lexicaux attestes au XXe siecle (Faribault 1993). En ce qui concerne le frangais de reference, j'avais montre qu'il s'agissait d'une trentaine de mots et que ces emprunts s'etaient faits pour la plupart par la voie litt£raire et de fagon indirecte, par le biais de l'anglo-americain ou du franco-canadien. Quant aux emprunts particuliers du franco-canadien, j'avais montre qu'il s'agissait d'un phenomene plus etendu qu'en frangais europöen, mais tout de meme marginal puisqu'on ne pouvait inventorier que soixante-dix ä cent termes ayant έΐέ en usage dans le courant du XEXe et du XXe siecle. J'avais aussi montre que, en domaine franco-canadien, l'emprunt amerindien se faisait par contact direct et de fagon continue, depuis le XVI e siecle jusqu'ä recemment. Dans la presente etude, j'aborderai le phenomene de l'emprunt amerindien en frangais non plus du point de vue de son aboutissement, mais plutöt de son developpement. J'examinerai done les corpus franco-europeens et franco-canadiens des XVI e , XVIIe et XVIIIe siecles, afin de tenter de voir quelle fonction y tiennent les emprunts, suivant qu'il s'agit de textes litteraires ou d'autres types de textes ; je chercherai egalement ä degager, ä la lumiere des etymologies, ce que ces emprunts nous revelent des contacts ethniques qui ont pu se produire durant cette periode. Pres de trois siecles separent les Voyages de Jacques Cartier, texte fondateur de la litterature des voyages en Nouvelle-France, des romans d'inspiration americaine de Chateaubriand, comme Atala ou Les Natchez, reprisentant Γ apogee de l'exotisme americain dans la litterature frangaise.1 Dans l'intervalle se developpe en France ce qu'il est convenu d'appeler la « litterature des voyages », dont il nous reste un volumineux corpus, constitue de textes allant du rapport du geographe, comme les voyages de Samuel de Champlain, ä la somme des connaissances acquises, comme VHistoire de la Nouvelle-France de Frangois-Xavier de Charlevoix, en passant par l'habile compte rendu ethnographique de Joscph-Frangois Lafitau, dans ses Mceurs des Sauvages americains, ou encore le releve botanique d'une exceptionnelle precision effectue par Pehr Kalm en 1749. Dans son etude intitulee L'aventure americaine au XVIII' siecle. Du voyage ä l'ecriture, Pierre Berthiaume a donne une remarquable vue d'ensemble de ce corpus, en mettant en lumiere sa genese, depuis le journal de marin jusqu'au Pour une 6tude approfondie de l'exotisme americain chez Chateaubriand, voir Bddier 1903, Gautier 1949 et Gautier 1951. Pour son inscription dans le corpus de la littirature des voyages, voir Berthiaume 1990 : 330332. Pour quelques precisions supplömentaires sur le vocabulaire amerindien des oeuvres de Chateaubriand, voir Faribault 1993.

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Marthe Faribault

r6cit de voyage (Berthiaume 1990 : Chapitre 1, 17-96), et en en degageant les techniques et les fonctions socio-esthetiques : technique de la description, depuis les journaux de navigation (Berthiaume 1990 : 90) jusqu'aux romans de Chateaubriand (Berthiaume 1990 : 330-332); fonction integrative de la description assortie de la denomination, visant ä inscrire l'inconnu dans le reseau des connaissances acquises (Berthiaume 1990 : 90) et fonction d'ordonnancement, chere ä l'esprit de l'homme du XVUIe siecle, des inventaires et, plus particulierement, de ceux se rapportant aux animaux et aux vegetaux (Berthiaume 1990 : 176 ; aussi Gautier 1951 : 1). Dans ce genre litteraire, l'exotisme nait de la matiere elle-meme : d'une part geographique, avec la description des lieux, et d'autre part anthropologique, avec la description des habitants, de leurs coutumes et de leurs langues. Mais il nait aussi d'artifices verbaux, dont Chateaubriand, s'inspirant de ses predecesseurs, a su tirer un parti extraordinaire (Gautier 1951 : VII): on ornemente le texte au moyen de noms propres, de toponymes en particulier, aux consonnances etranges en fran^ais, et on evoque les entites au moyen d'un vocabulaire d'emprunt. Cette technique etait d'ailleurs dejä assez bien etablie ä la fin du XVIIe siecle pour que les lexicographes reconnaissent qu'un certain vocabulaire etait particulier ä cette litterature des voyages et que, par ailleurs, le phenomene etait assez significatif au plan linguistique pour qu'il faille en tenir compte dans le dictionnaire ; ils ont done inclus ces termes, en les qualifiant de « termes de relations », 2 Parallelement ä la scene litteraire et lexicographique franco-europeenne des XVIIC et XVIIIe siecles, il se developpe en Nouvelle-France meme un corpus de textes utilitaires ä diffusion restreinte ; ce sont les documents notaries, les livres de comptes ou les annales des communautes religieuses, par exemple. Obeissant ä des imperatifs essentiellement pragmatiques, ces textes r6velent un developpement de l'emprunt amerindien quelque peu different des textes litteraires europeens. Pour se faire une idee complete du developpement de l'emprunt amerindien en fran^ais ä l'epoque de la Nouvelle-France, il faudrait etudier de fa$on exhaustive les corpus francoeuropeens et franco-canadiens des XVIe, XVIIC et XVIIIC siecles. La plus grande partie du corpus franco-europeen doit etre abordee d'un point de vue d'histoire litteraire et mis en parallele avec le developpement de la lexicographie franchise. Quant au corpus franco-canadien, il peut etre aborde plus directement, puisque l'emprunt n'y tient pas une fonction esthetique ; mais il est plus difficile d'acces, car il est demeure presque entierement manuscrit. De ce vaste ensemble, j'ai choisi aujourd'hui de presenter les cas suivants : d'abord, les Voyages de Jacques Cartier, en tant que texte fondateur ; ensuite, le corpus manuscrit de la NouvelleFrance dejä accessible, soit parce qu'il est edite, soit parce qu'il a dejä fait l'objet d'etudes lexicales ; enfin, deux auteurs du milieu du XVIIIe siecle, soit le pere Potier et le botaniste Pehr Kalm, ä cause de l'interet qu'ils ont porte de leur vivant aux matiriaux lexicaux du fran9ais parlö en Nouvelle-France. II va de soi qu'une etude approfondie du corpus litteraire

König 1939 (223 ss) donne une bonne vue d'cnscmble du traitement des emprunts exotiques dans la lexicographie franijaise des XVI e , ΧνΐΓ et XVIlF siecles : les exotismes passent tout ä fait inaper?us au XVI e s. ; Cotgrave, en 1611, en consigne quelques-uns, de m£me que Richelet en 1680 ; mais c'est seulement ä partir de Fureti^re (1690) et de Thomas Corneille (1694) que l'emprunt aux langues exotiques devient un fait reconnu par les lexicographes. On peut igalemcnt se reporter ä l'6tude d'Arveiller (1963).

L'emprunt am&indien en franjais de la Nouvelle-France

139

franco-europien ou du corpus manuscrit de la Nouvelle-France serait souhaitable ; ce sont des entreprises de longue haieine, dont je souhaite avoir reussi ä poser les premiers jalons dans la presente dtude.

1.

Jacques Cartier

Si on excepte les lexiques amerindien-frangais de la Premiere et de la Deuxieme relation (Bideaux 1986 : 184-190 et 225-226), qui donnent des listes de formes iroquoiennes, le texte de Cartier ne presente que cinq termes amerindiens ou potentiellement amerindiens, dont le releve a ete fait en 1910 par William F. Ganong, dans un article bien connu sur Γ identification des noms d'animaux et de plantes dans les textes du debut de la Nouvelle-France, puis par Pierre Morisset, dans l'edition Bideaux des voyages de Jacques Cartier (Bideaux 1986). Ces termes sont adhothuys, agouhanna, anneda, apponatz et esnoguy. Voici ce que nous en savons. -

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Adhothuys. Ganong (1910 : 202 et 210-211) identifie erronement cet animal au morse et ne pose pas la question de la langue d'origine du terme ; P. Morisset (Bideaux 1986 : 358, note 156) corrige Ganong : il s'agit du marsouin blanc ou belouga, mais il ne pose pas, lui non plus, la question de la langue d'origine ; le terme est done d'origine inconnue. Agouhanna. Selon le lexique de la Deuxieme relation (Bideaux 1986 : 188) et selon P. Morriset (Bideaux 1986 : 360, note 179), qui s'appuie sur Biggar, editeur du texte de Cartier au XIXe siecle, ce terme sert ä designer le chef, le seigneur, et est d'origine iroquoienne. Anneda. Ce terme sert ä designer un conifere dont l'ecorce et les feuilles prises en decoction servaient ä soigner le scorbut (Bideaux 1986 : 172-174 et 259-262) et, selon le botaniste Jacques Rousseau (Bideaux 1986 : 259-262), est d'origine iroquoienne. Apponatz. Selon Ganong (1910 : 203), ce terme designe le grand pingouin (Pinguinus impennis) et pourrait etre d'origine frangaise, puisqu'il n'a pu etre associe ä une forme amerindienne, micmacque ou autre ; P. Morriset (Bideaux 1986 : 310, notes 20 et 21) renvoie ä Ganong et ne pose pas la question de la langue d'origine ; le terme n'est evidemment pas frangais ; il est done d'origine inconnue. Esnoguy. Ce terme designe les coquillages dont les Amerindiens se servaient pour faire des colliers, des bracelets et diverses parures ; il serait d'origine iroquoienne (Bideaux 1986 : 374, note 308).

Parmi ces cinq termes, l'un est d'origine iroquoienne assuree, soit anneda, deux sont d'origine iroquoienne probable jusqu'ä preuve du contraire, soit agouhanna et esnoguy, et deux autres sont d'origine inconnue, soit adhothuys et apponatz. Ce sont ces deux derniers qui m' Interessent. Tous deux renvoient ä l'univers marin du golfe Saint-Laurent et de Γ Atiantique Nord : d'une part, le belouga, actuellement en voie d'extinction, et d'autre part, le grand pingouin, eteint depuis le milieu du XIXe siecle. Jusqu'ä maintenant, adhothuys n'a ete rapproche d'aucune langue, ni europeenne ni amerindienne. Quant ä apponatz, il a έΐέ rappro-

Marthe Faribault

140

che du mot basque arponatz, qui est bien un ornithonyme, mais dont le referent demeure imprecis (Bakker 1989 : 134). La similitude des formes apponatz et arponatz est certes troublante, mais le lien historique les unissant peut etre mis en doute. Dans ce cas, si apponatz n'est pas d'origine basque, il faut alors chercher son origine, de meme que celle de adhothuys, dans les langues parlees dans la partie nord du golfe, soit la Basse-Cote-nord, Terre-Neuve et le sud du Labrador, dont Cartier a longe les cotes en 1534, puis en 1535-1536 (Trudel 1973 : 40-43). On sait que Cartier a rencontre des Beothuks ä Blanc-Sablon, sur la Basse-Cote-nord (Bideaux 1986 : Premiere relation, en 1534, 101 et note 88). Comme il le rapporte, les Beothuks avaient l'habitude de s'orner le corps de dessins ä l'ocre rouge, d'oü le nom de « PeauxRouges » qu'on leur a donn£ au XIXe siecle (RHLF 1993 : 1459, sous PEAU) ; mais on connatt tres peu de choses de la langue de ce groupe algonquien, et Ganong, qui a explore cette piste de recherche (1910 : 203, ä propos de apponatz) et qui a aussi tente une identification ä d'autres langues amerindiennes (c'est-ä-dire algonquiennes et iroquoiennes), avoue son echec. Ä partir de lä, la seule piste qui reste est celle de l'inuktitut (langue des Esquimaux, plus proprement appeles Inuits aujourd'hui). Dans le texte de Cartier, il n'est fait aucune mention d'un contact direct avec les Inuits ; cependant, Cartier mentionne un coucher au bivouac sur un ilet situe au large de la Basse-Cöte-nord, qui pourrait etre l'actuelle « lie aux Esquimaux » (Bideaux 1986 : Premiere relation, 100 et note 76). Par ailleurs, il n'est pas impossible que Cartier ait eu des contacts avec des Inuits, car, outre ce bivouac, il passe ä deux reprises par le detroit de Belle-Ile (voir l'itineraire des voyages de 1534 et de 15351536, sur la carte incluse dans l'ödition Bideaux 1986); or on sait qu'au milieu du XVIe siecle, des groupes d'Inuits venus de plus au nord, au Labrador, occupent Γ extreme sud de cette region et que, ä partir du XVIIe siecle, les voyageurs signalent la presence de groupes importants aux environs du detroit de Belle-Ile (Dorais 1980 : 3-4). Je discuterai done, maintenant, la possibility d' une etymologie inuktituk pour apponatz et adhothuys.

1.1

Apponatz

Le terme apparait dans la Premiere relation, de 1534 : « [...] partie d'iceulx ouaiseaulx sont grans comme ouays noirs et blancs et ont le bee comme ung corbin et sont tousjours en la mer sans jamais povair voller en l'air pour ce qu'ilz ont petites aesles commc la moitii d'une main : de quoy ilz vollent aussi fort dedans la mer comme les autres ouaiseaulx font en l'air. [...] Nous nonmons iceulx ouaiseaulx apponatz [...]. » (Bideaux 1986 : 96)3

On dispose d'un certain nombre de documents anciens pour la langue des Inuits, mais ils ne nous fournissent pas la cle pour ce probleme d'dtymologic (voir Dorais 1980 : 10-33). II faut done passer par l'inuktitut actuel, et, puisque le grand pingouin est une espece eteinte depuis le milieu du XIX e siecle, chercher le nom des oiseaux de la meme famille, soit le guillemot marmette (Uria aalge), le guillemot de Brünnich (Uria lomvia) et le petit pingouin (Alea Autres occurrences : grans apponatz (Bideaux 1986 : 105); Variante : apporatz, dans la version de Ramusio de 1556 (Bideaux 1986 : 96).

L'emprunt amerindien en frantjais de la Nouvelle-France

141

torda). Les dictionnaires de l'inuktitut de Lucien Schneider (1970a, 1970b, 1985) et de LouisJacques Dorais (1978, 1980, 1990a, 1990b), qui sont les plus complets ä ce jour pour les dialectes de l'Est du domaine inuktitut, fournissent un meme terme pour tous les oiseaux de cette famille ; c'est la forme appaq, au Nouveau-Quebec et au Greenland, ou appak, dans le nord du Labrador, qui s'oppose ä la forme akpa(q) dans le centre et l'ouest du domaine inuktitut-aleoutien. 4 Les formes en -pp- relevent done clairement des dialectes de l'Est. La racine appa- (sing, appaq, plur. appait) correspond ä Γ initiale appo- du vocable apponatz de Cartier, oü « -o- » pourrait representer l'allongement des syllabes ä nombre pair, typique de l'inuktitut (Dorais 1990b : 24), plutöt que la fermeture du [a]. Quant ä la finale -natz, on peut difficilement la faire correspondre ä -it, qui represente l'affixe du pluriel en inuktitut actuel. Par contre, on peut rapprocher cette finale -natz de l'affixe -nut, qui sert ä marquer l'allatif (ou mouvement vers) au pluriel (Schultz-Lorentzen 1945). Ainsi, en inuktitut d'aujourd'hui, « le pingouin » se dit appaq, mais « vers le pingouin » se dit appamut et « vers les pingouins », appanut. La forme apponatz du texte de Cartier pourrait avoir pour origine cette forme appanut; la voyelle « -a- » de -natz pourrait correspondre ä l'affaiblissement du [u] en [i], typique des dialectes du Groenland (Dorais 1990b : 154); quant ä la finale -tz, eile pourrait representer l'affaiblissement du [t] final, egalement typique des dialectes du Groenland (Dorais 1990b), d'autant plus qu'on trouve des graphies aponas dans d'autres textes du XVIC siecle (Bideaux 1986 : 310, note 20); par ailleurs, au plan du systeme graphique du fran$ais du XVI e siecle, « -z » ou « -s » sont des consonnes marquant le pluriel, mais se prononfant variablement, de meme que le « -t » final. 5

1.2

Adhothuys

Le terme apparait dans la Deuxieme relation, de 1535-1536 : [A l'ile au Liüvrc, juste en amont de l'embouchure du Saguenay, en face de la cöte de Charlevoix (Bideaux 1986: 358, note 150)] « Le landemain [...] eusmes congnoissance d'une sorte de poissons desquelz il n'est memoire d'homme avoyr veu ny ouy. LesdifJ poissons sont gros comme morhoux [mot breton signifiant marsouin

(Bideaux

1986 : 358, note 155)] sans aueun estocq avoir [sans contredit] et sont assez faictz par le corps et teste de la fa^on d'un levrier aussi blancs comme neige sans aucune tache [...]. Les gens du pays les nomment adhotthuys et nous ont diet qu'ilz sont fort bons ä menger et nous ont afferme n'y en avoir en tout \edit fleuve ny pays que en cest endroyt. » (Bideaux 1986 : 136) 6

Schneider (1970a : 30) : akpaq (Ouest akpaq, Groenland appaq). akpaq, pluriel akpaTt: Marmettc (Marmette de Brünnich, Uria lomvia, et Marmette commune, Uria aalge). Schneider (1985 : 36) : appaq (akpaq), pluriel appait: brunnichs guillemot (Uria lomvia) and the common guillemot or auk (Uria aalge) : diving seabird rather like a penguin (black with a white belly). Murre. Dorais (1990a : 75) : marmette : appak (Labrador), akpa, atpa [ailleurs], Dorais (1990b : 1 2 2 ) : murre [marmette] : appaq (Arctic Quebec), appak ( North Labrador), akpa (Southwest Baffin). Le texte de Cartier presente rögulierement des pluriels en « -tz » ; par exemple « chatz » (Bideaux 1996 : 152, ligne 853). II ne faut done pas n6cessairement voir dans ce « - t z » une marque graphique du basque. Autre occurrence : adhothuys (Bideaux 1986 : 167). Pas de variantcs.

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A cette epoque, les « gens du pays » sont des Montagnais ou des Iroquoiens. Mais adhothuys n'est ni montagnais ni iroquoien. Cependant, rien n'exclut que Cartier ait rencontre la, au milieu du fleuve, d'autres Amerindiens que les Montagnais et les Iroquoiens. On sait, par exemple, que les Micmacs, dont le territoire d'origine correspond sensiblement aux Provinces maritimes d'aujourd'hui, circulaient sur le fleuve jusqu'au niveau de l'embouchure du Saguenay au moins (Martijn 1991 : 53-54). Cependant, il serait surprenant que Cartier ait rencontre des Inuits ä 1'lle aux Lievres ; si le mot adhothuys est inuktitut, il faut alors supposer que cette expression « gens du pays » renvoie ä des gens rencontres precedemment par Cartier, aupres de qui il aurait appris le m o t ; je reviendrai plus loin sur cette question. Cette forme adhothuys pose un probleme d'identification d'etymon plus delicat que dans le cas precedent. Premierement, son orthographe complexe ornee de lettres « h » la fait ressembler ä des formes notees dans le lexique franco-indien, c'est-a-dire iroquoien, qui complete la Deuxieme relation (Bideaux 1986 : 184ss, en particulier 190 : « Ilz appellent la canelle Adothathny » ) ; mais, comme le belouga ne fait normalement pas partie de l'univers culturel des Iroquoiens, il serait surprenant que le mot vienne de leur langue ; par ailleurs, le lexique de la Deuxieme relation presente des marques de basque (Bakker 1989 : 134), mais adhothuys n'est pas un nom basque de baleine (voir Bakker 1993). Deuxiemement, le mot est problematique parce qu'il ne correspond ni au nom inuktitut actuel du belouga ni au nom d'un autre mammifere marin du type baleine, marsouin ou dauphin. Mais il est tout de meme fort plausible que le mot soit inuktitut, etant donne 1'importance economique de ce mammifere marin dans la culture traditionnelle des Inuits ; en effet, le belouga leur fournissait la peau et la chair pour leur alimentation et celle des chiens, le cuir pour les vetements et les canots, et l'huile pour l'eclairage (Banfield 1977 : 234). II faut done chercher l'etymon dans le vocabulaire relatif aux mammiferes marins, ä leur chasse et ä leur exploitation. Le meilleur candidat comme forme source est un terme gen^rique, mais qui peut s'appliquer au belouga de preference ä tout autre mammifere. C'est le terme angutaq (pluriel angutait) qui sert ä designer un « gibier pris » (Schneider 1985 : 30 ; Lowe 1984 : p. 1 donne anngun, plur. anngutit: game animal). La correspondance avec la forme adhothuys de Cartier s'etablit de la faijon suivante : -

-

-

le grapheme « -ng- » de l'inuktitut actuel sert ä representer le phoneme [jq], semblable au « -ing » de l'anglais ring, difficile ä prononcer pour un francophone parce qu'il se realise en inuktitut en une « nasale tres gutturale » (Schneider 1970b : introduction); c'est probablement ce que cherche ä representer le grapheme « -dh- » du mot de Cartier, avec, en plus, un deplacement du point d'articulation, du palatal au dental; le « - o - » du mot de Cartier correspondant au [u] de l'inuktitut actuel ne pose pas de difficulte, etant donne la variation connue de [ο] et [u] en fran?ais du XVI e si£cle ; le « -th- » pourrait representer la palatalisation du [t] devant [i], qui est un trait particulier aux dialectes du Greenland (Dorais 1990b : 150); le « - s » final representerait l'affaiblissement du [t] final, particulier aux dialectes du Greenland (Dorais 1990b : 153), le « -s » final se pronontjant par ailleurs variablement dans le systfcme graphique du frangais du XVI e sidcle ; quant au « -u- » de « -thuys- », on peut tenter plusieurs explications ; il pourrait representer une erreur de lecture d'un « a ouvert» manuscrit d'une forme adhothays, corres-

L'emprunt amdrindicn cn frangais de la Nouvelle-France

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pondant plus exact de l'actuel angutait, ou bien faire partie du grapheme representant la palatalisation de « -t- » (soit alors « -thu- ») ou encore avoir une valeur phonetique particuliere en inuktitut ancien, mais que nous ne pouvons pas expliquer dans Γ etat actuel des connaissances. Quoi qu'il en soit, si les formes apponatz et adhothuys sont bien inuktitutes, il faut alors se demander ce qu'elles nous apprennent du voyage de Cartier et des relations des Europeens avec les Inuits. Autrement dit, Cartier a-t-il lui-meme rencontre des Inuits ou ne v6hicule-t-il pas plutöt des emprunts inuktituts colportes par le milieu des marins qui frequentaient l'Atlantique Nord ä cette epoque? On a vu un peu plus haut qu'il n'etait pas completement impossible que Cartier ait ete en contact, dans les environs du detroit de Belle-Ile, avec des Inuits venus d'une region plus au nord, au Labrador. Mais les formes du texte de Cartier revelent plutot des traits de prononciation typiques des dialectes du Groenland (palatalisation de [t] devant [i] et affaiblissement de [t] final), qui ne se rencontrent normalement pas dans les dialectes de l'Est du Canada, dont le Labrador et le nord du Quebec font partie (Dorais 1990b : carte p. 5 et tableau p. 17). II y a done deux possibilites : soit Cartier a rencontre des Inuits originaires du Groenland, dans les environs du detroit de Belle-Ile ou au Groenland meme ; mais ces faits ne sont appuyes par aucune donnee historique ; ou bien Cartier rapporte des emprunts inuktituts qui se colportent dans le milieu des marins du XVI e siecle. Cette deuxieme hypothese est la plus vraisemblable. En effet, on sait que des pecheurs europeens, portugais et bretons, puis basques, frequentaient les environs de Terre-Neuve des le tout dibut du XVI e siecle (Dubreuil 1990 : 28). On sait aussi que les navigateurs Cabot et Corte Real, avaient ramene des Inuits en Europe, le premier en Angleterre et le second au Portugal, avant la venue de Cartier au Canada (Bideaux 1986 : 339, note 290). L'identification de mots d'origine inuktitute dans la Premiere relation de Jacques Cartier m'amene ä soulever la question plus generale des emprunts inuktituts en f r a ^ a i s , et plus particulierement en franco-canadien. Ceux-ci sont tres peu nombreux en frangais de reference actuel; ce sont aleoute, anorak, igloo, inuit, inuktitut, kayak, nunatak et parka (Petit RobertCDROM 1997); et ils le sont ä peine plus en franco-canadien, pour lequel on ne peut ajouter guere plus de cinq termes : cometique (traineau ä chiens), inukshuk (borne de pierre ä forme humaine), mukluk (sorte de bottes), ookpik (poupee en peau de phoque, ä forme d'oiseau) et oumiak (grand canot collectif des Inuits). 7 Dans tous les cas, ce sont des emprunts recents, du XIXC et du XX e siecle, qui ont generalement ete effectues par le biais de Γ anglais. Entre les deux mots de Cartier et ce groupe d'emprunts recents, il semble n'y avoir eu aucun autre mouvement d'emprunt ä l'inuktitut. Pourtant, durant le XVI e siecle, mais surtout aux XVII e et XVIII e siecles, les Fran9ais et les Franco-canadiens ont ete en contact avec des Inuits (Dorais 1980), ä l'occasion d'expeditions, comme celle de Louis Jolliet en 1694, ou par le biais de pecheurs tant fran^ais que franco-canadiens qui se rendaient sur la Basse-Cöte-nord. Un jargon inuktitut, fait de basque, de frangais, de montagnais et d'inuktitut, est d'ailleurs ne de ces contacts et a eu cours au Labrador aux XVII e et XVIII e siecles (Bakker A paraltre : 39).

Dulong (1989) atteste cometique, inuit, inuktitut, ookpik documentation spdcialisöc portant sur la culture des Inuits.

et umiak, inukshuk

est courant dans la

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Dans ces conditions, il serait surprenant que le franco-canadien n'ait fait aucun emprunt ä cette langue pendant pres de trois siecles. Par consequent, il se peut que des materiaux considdres comme d'origine inconnuejusqu'ä maintenant aient une origine inuktitute. Par exemple le terme chicoute, qui sert ä designer le fruit de Rubus chamcemorus, est un bon candidat. Je resume ici ce que j ' a i dit de ce probleme d'etymologie dans ma communication de Blois-Seillac, en 1993 (Faribault 1995 : 265, 266, 269-270). Le terme chicoute est considere par beaucoup, et souvent par les Montagnais eux-memes, comme d'origine montagnaise : on le rattache au mot ishkuteu, designant le feu, ä cause de la couleur du fruit ; 8 mais les specialistes actuels de la langue montagnaise contestent cette etymologie. En outre, leur opinion se trouve corroboree par le fait que le mot traditionnel du montagnais, atteste par le corpus historique et confirme par les dialectes algonquiens actuels (ojibwe et algonquin), n'a rien ä voir avec la forme chicoute (Faribault 1994 : 269-270). Or, ce mot chicoute est atteste comme « mot sauvage » des le debut du XVIII e siecle, dans une lettre de la colonie conservee aux Archives nationales ä Paris. II est egalement donne par Pehr Kalm, au milieu du XVIII e siecle, comme mot des Sauvages de la Baie d'Hudson, c'est-ä-dire des Cris ou des Inuits du nord du Quebec. Du cöte des dictionnaires de l'inuktitut, on se doute bien que la nomenclature des plantes est peu developpee : quelques noms d'arbres, d'algues ou de plantes, correspondant ä l'habitat actuel. En dialecte du Labrador, Rubus chamcemorus a pour nom appik (Dorais 1990a : 64), et aqpik dans les Territoires du Nord-ouest (Dorais 1978 : 68) ou ailleurs (Dorais 1990a : 64); bien sür, ce ne peut etre l'etymon que nous cherchons. Par contre, il existe un autre phytonyme qu'on trouve plus friquemment dans la documentation, ä cause de l'importance economique de la plante ; c'est celui de Cassiope hypnoides, une plante de la flore alpine et subarctique semblable ä la bruy£re et qui servait traditionnellement de combustible chez les peuples inuits. Suivant les sources, les formes qu'on releve sont itshuti, dans le parier de l'Ungava, ä cöte de itsuti pour l'Ouest et issuti pour le Groenland (Schneider 1970a : 90) ; igshuti au Groenland encore (Rasmussen 1941 : 16); enfin ixfutit dans le district de Thüle, au Groenland, ikfutit dans l'ouest de Baffin et ikxutit dans les Territoire du Nord-Ouest ou en Alaska (Birket-Smith 1928 : 36). II est tout ä fait vraisemblable que cette forme soit l'etymon de chicoute, la transposition de la denomination d'un genre botanique ä un autre etant un phenomene tout ä fait courant dans le processus d'emprunt aux langues etrangeres ; en outre, la metathese qui fait passer [ik/] ä [/ik] est tout ä fait semblable ä celle que subirait le terme montagnais ishkuteu, s'il etait l'etymon de chicoute.

2.

Le corpus manuscrit de la Nouvelle-France (XVIIe et XVIIIe siecles)

Ä partir de 1650, on voit se developper en Nouvelle-France un corpus manuscrit, essentiellement utilitaire, tandis qu'en Europe la litterature des voyages prend son envoi. Bien entendu, la place que prend l'emprunt amerindien dans chacun des deux corpus, de meme que la

On donne generalement cette 6tymologie au mot « chicoute ». On le rapproche igalement, ä tort, du toponyme Wachicoutai, nom d'une pointe un peu en amont de Natashquan.

L'emprunt amerindien en franijais de la Nouvelle-France

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fonction qu'il y tient, n'est pas du tout la meme. Du cöte de la Nouvelle-France, les textes demeurent non imprimes et, de ce fait, ont une diffusion tres restreinte ; qu'il s'agisse de documents notaries, de livres de comptes, d'annales de communautes religieuses ou de notes lexicographiques ou botaniques, les textes ont tous pour fonction de communiquer des informations, generalement sans aucune visee esthetique ; le vocabulaire employe, dont les emprunts amerindiens, y represente done l'usage de la communaute. A 1'oppose, les textes de la litterature des voyages, qui sont imprimes pour etre diffuses en Europe, sont souvent des oeuvres de propagande, comme, par exemple, les Relations des Jesuites ou encore YHistoire naturelle de Pierre Boucher ; le vocabulaire employe doit done repondre ä l'usage de la communaute europeenne receptrice ; dans ce contexte, un mot exotique, nouveau pour le lecteur europeen, ne peut avoir une valeur neutre, purement cognitive. C'est pourquoi je disais un peu plus tot que ce corpus d'ouvrages europeens devait etre aborde d'un point de vue d'histoire litteraire et traite independamment du corpus manuscrit de la Nouvelle-France. Par ailleurs, comme les mots exotiques presentes dans cette litterature n'appartiennent pas ä l'usage linguistique de la communaute des lecteurs, il arrive souvent qu'ils subissent des deformations, sans importance pour le lecteur europeen mais aberrantes pour le locuteur du fran9ais de la Nouvelle-France. Pour donner une idee du genre de problemes que ce corpus litteraire pose, je citerai le cas de Pierre Boucher qui, dans son Histoire naturelle de 1664, presente trois amerindianismes ; ce sont caribou (renne du Canada), sagamite (bouillie de mais) et ouchigan (sorte de poisson). Ces trois termes appartiennent bien au frangais de la colonie, mais ouchigan est une forme anormale, la forme franco-canadienne normale et la forme etymologique algonquienne etant achigan. Dans cette perspective, les documents manuscrits de la Nouvelle-France sont sans contredit de meilleurs representants du developpement du fran9ais en Nouvelle-France, et du phenomene de l'emprunt aux langues amerindiennes, que les textes europeens. C'est pourquoi j'ai decide de concentrer mon etude sur le corpus nord-americain et d'ecarter, pour le moment, le corpus europeen.

2.1

Livres de comptes, documents notaries, annates et dictionnaires des missionnaires

Dans les textes de la colonie du Saint-Laurent, de fa9on peut-etre un peu surprenante, l'emprunt amerindien ne s'integre que tres timidement. Ainsi, dans les livres de comptes de l'Hötel-Dieu de Montreal de 1696 ä 1726, on ne releve que trois mots d'origine amerindienne : atoca (fruit de Vaccinium oxycoccos), ouragan (plate d'ecorce) et Panis (esclave amerindien) (Francceur 1993 : 42, 156, 159, 230). Dans les livres de comptes des Ursulines de la ville de Quebec, de la fin du XVII e au debut du XlX e siecle, on n'en releve egalement que trois : atoca, caribou et oragan (Paradis 1975 : 268). De la meme fa9on, les documents notaries, livres de comptes et autres documents de la fin du XVII e au debut du XIX e siecle depouilles par Marcel Juneau pour son etude sur les graphies du quebecois ancien (Juneau 1972) ne font apparaitre que trois emprunts amerindiens : ouragan (Juneau 1972 : 18, 161, 231), caribou (Juneau 1972 : 20) et micouenne (cuillere de bois) (Juneau 1972 : 62). Enfin, dans les livres de comptes du pere Potier, qui couvrent les annees 1733 ä 1781 (Toupin 1996),

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1'emprunt amdrindien est exceptionnel; on ne releve que mitasses, qui designe des guetres de laine (525,1. 21, etc.), pichou, qui d£signe le lynx (535,1. 201 et 553,1. 347) et babiche, qui designe une laniere de cuir (541,1. 98). Par ailleurs, l'examen des dictionnaires manuscrits de langues amerindiennes des missionnaires de la Nouvelle-France9 montre que, malgre un contact etroit de ces hommes avec les Amerindiens, l'usage de 1'emprunt demeure tres limite dans ces documents. Ainsi, dans ce vaste corpus, les amerindianismes n'apparaissent qu'ä la toute fin du XVIIe siecle et n'atteignent que la dizaine : caribou, babiche, matachias (peintures corporelles ou ornements brod6s) et son derive matachier, mitasses, ouragan, atidichon (etage superieur de la cabane amerindienne), maskinonge (poisson : Es ox americanus), pecan (martre) et sagamite. Dans les documents de la fin du XVIIIe siecle s'ajoutent ä ces premiers emprunts encore neuf termes : matachiure (derivö de matachier), matchicoute (jupon d'amerindienne), ouaouaron (grenouille gcante : Rana catesbeiana), pimbina (fruit de Viburnum americanum et V. edule), ouach (taniere de Fours), chichicoi (hochet des sorciers amerindiens), ohoch (espece d'arbre), apakoi (jonc, natte) et achigan (poisson : Micropterus dolomieui). Seul le Jesuite PierrePhilippe Potier fournit un nombre plus important d'amerindianismes, dans un petit texte intitule Miscellanea (Toupin 1996 : 266-269), ou on en compte dix-huit.10 Parmi ceux-ci, neuf mots sont dejä attestes par les autres dictionnaires des missionnaires (mitasses, babiche, sagamite, caribou, masquinonge, pekan, ouaouaron, achigan et ohoch) ; sept autres sont des emprunts courants du fran^ais nord-americain ancien, et souvent attestes jusqu'au XXe siecle (carcajo, pichou, malachigan, pacane et son derive pacanier, atoxa, micoinne, assimine et son derive assiminier); enfin deux noms d'oiseaux sont des emprunts rares (achiete, killiou). Par rapport ä l'ensemble du corpus manuscrit de la Nouvelle-France, ce texte de Potier apparait comme exceptionnellement riche ; c'est dü ä la nature du texte, qui est une compilation lexicale, et ä la personnalite du compilateur, qui fut linguiste avant la lettre. Ceci m'amene ä examiner ses Fagons de parier.

2.2

Les Fagons de parier de Pierre-Philippe Potier (1743-1758)

Les Faqons de parier ne contiennent pas moins de trente-deux emprunts amerindiens, et j'exclus de ce compte les noms de peuples, de meme que le mot tabagie, dont l'etymon algonquien, etabli par Friederici (1947 : 579) est douteux et qui peut etre rapproche d'un mot basque (Bakker 1990 : 138). C'est l'une des plus longues listes d'amerindianismes qu'on puisse trouver d'un seul tenant dans la documentation, meme en considerant les ouvrages lexicographiques et dialectologiques reccnts (voir Faribault 1993 : 210-211). Parmi ces trentedeux termes, vingt sont des mots courants pour l'epoque (achigan, apichimon (morceau d'ecorce qu'on met dans les pinces du canot pour servir de marche-pied aux canoteurs), assi-

y

10

Pour le ddtail, voir Faribault 1994, en particulier pour la description des sources manuscrites et les rdfirences precises ä celles-ci. Ce texte de Potier n'est que trfes partiellement transcrit par Toupin (1996). Mon releve a etd fait directement sur l'original.

L'emprunt amerindien en fran?ais de la Nouvclle-France

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mine, atoca, carcajo, caribou, chichikoi, endichon, machicote, malachigan, manitou (divinite chez les Amerindiens), masquinonge, mattachiat et son derive mattachier, micoine et son derive micoinee, mitasses, ouaouaron, ouragan, pacane, pecan, sagamite) et qui souvent se sont transmis jusqu'au XXe siecle.11 Par ailleurs, tous les noms d'animaux et de plantes ou de fruits de la liste de Potier se retrouvent dans celle de Pehr Kalm, que nous examinerons plus loin, sauf deux : malachigan et masquinonge ; par contre, la liste de Potier, qui presente dix termes de civilisation, se montre plus riche sur ce plan que celle de Pehr Kalm, qui n'en contient que quatre. Ces differences s'expliquent par le contexte des deux releves : Pehr Kalm est simplement de passage, s'interesse d'abord et avant tout ä l'histoire naturelle et ne note qu'accessoirement les traits de civilisation amerindienne avec les termes qui leur sont associes ; ä Γoppose, le pere Potier reste pendant de nombreuses annees en contact constant avec des Amerindiens et des Franco-canadiens. D'ailleurs, ä ces vingt emprunts d'usage courant, Potier ajoute encore treize termes rares, qui sont tous des termes de civilisation, sauf deux noms se rapportant aux animaux ; ce sont: agaga : farine bouillie avec du lard fricasse akokoine : perche qu'on penche pour accrocher la chaudiere aouapou : provisions manger du saumon en apola : le manger röti ataronter : chanter la guerre coutaganer : travailler avec le couteau croche (coutagan) escapia : valet de sauvage michilague : appartement d'en bas, dans la cabane sauvage okantican : grosse flotte aux deux bouts du maitre de rets ouisseni: repas sakakoi: cri de guerre des Sau vages apecia : jeune chevreuil killiou : oiseau Aouapou, apola, sakakoi et killiou sont attestes par d'autres textes que ceux de Potier (Halford 1994 : 219, 220, 222, 226). Quant aux neuf autres emprunts de cette liste de raretes, ils apparaissent comme des hapax et posent, pour la plupart, un probleme d'etymologie, comme le note Peter Halford dans son etude. En effet, ce dernier reconnait une origine algonquienne ä akokoine, apecia, coutaganer, escapia et ouisseni, et iroquoienne ä ataronter ; mais il avoue ne pas connaitre l'origine de agaga, michilague et okantican. Je ne la connais pas non plus. Mais, aux notes de Halford, je peux apporter des precisions sur trois cas.

Quatre sont passes en fran9ais de refdrencc, soit: assimine (atteste au XIX° sifecle, puis utilisö dans le phytonyme latin Assimina triloba), manitou (PR-96), pacane (PR-96, oü pecan est considere comme plus frequent) et pekan (PR-96). Parmi les autres, GPFC (1930) cn atteste dix : achigan, apichimon, atoca, carcajou, caribou, maskinonge, micouenne et son d6riv6 micouennee,mitasse, ouaouaron et οragan. Dulong (1989) en atteste onze : achigan, atoca, carcajou, caribou, chichicois, maskinonge, matachias et ses derives matache et matachier, micouenne et son ddrive micouennee, mitasse, ouaouaron et sagamite.

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-

-

-

2.3

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Akokoine. Le terme est bien algonquien. Le Dictionnaire frangais-algonquin du Sulpicien Vincent-FIeuri Guichart de Kersident, compose ä Oka entre 1754 et 1793 et portant sur l'algonquin nipissing (nord-ouest de l'Ontario actuel) donne : ak8takik8an : « perche ä pendre la chaudiere ».12 Ataronter. Le terme est bien iroquoien. Le Dictionnaire onontague-frangais du Sulpicien Frangois-Auguste Magon de Terlaye, compose entre 1754 et 1777 et portant sur un dialecte de Firoquois, donne sous l'entree chanter: « j e chante, agatonronta ; il chante, ataronta ». De meme, le Dictionnaire de la langue des Iroquois de la nation d'Agnie, anonyme du XVIII e siecle, donne sous l'entree chanter: « chanter au henhen, atonronten ; faire henhen, atonrieni; chanter la guerre, t'kannatsaroton ; chanter comme font les anciens, ateronon ». Escapia. Le terme pourrait etre d'origine algonquienne. Ce pourrait etre une forme tronquee du terme ounescapiouet, que Ton trouve note sur des cartes du nord du Qu6bec de 1733 pour designer l'actuelle nation des Naskapis (Mailhot 1983 : 86). On donne deux interpretations ä ce terme Naskapi: « les gens non civilises », done un sens pejoratif, ou « les gens du bout des terres », done un sens neutre (Mailhot 1983 : 95-97). Quelle que soit Γ interpretation qu'on lui donne, le terme peut convenir comme etymon au mot escapia, designant selon Potier un valet de sauvage, puisque le valet est un etre meprise (aspect pejoratif) et est, ä 1'origine, un membre du peuple Pawnee, ou Panis en fran^ais de Nouvelle-France, dont le territoire est« au bout des terres », vers l'ouest.

Le Voyage de Pehr Kalm (1749)

Compare ä la collection de mots rares du pere Potier, le texte de Pehr Kalm offre une image moins extreme du phenomene de l'emprunt amerindien en Nouvelle-France. Pehr Kalm etait un Finlandais de langue suedoise qui avait ete mandate par l'Academie royale des sciences de Suede pour faire un inventaire floristique du nord-est de Γ Amerique du Nord. II partit en 1748 et passa d'abord neuf mois dans les colonies anglaises de la Cöte-est, oü il sejourna la plus grande partie du temps en Pennsylvanie (Rousseau 1977 : XLIV); cette partie du voyage η'a pas ete editee en fran9ais (Rousseau 1977 : XLV). Quoi qu'il en soit, le but principal de son voyage etait la Nouvelle-France, et il y effectue son releve botanique entre juin et octobre 1749, en partant d'Albany, dans l'actuel Etat de New York, pour longer la riviere Hudson en direction nord, la rive ouest du lac Champlain et la riviere Richelieu jusqu'ä Saint-Jean ; il oblique ensuite vers Montreal et poursuit son itineraire le long de la rive nord du fleuve SaintLaurent, jusqu'ä Cap-aux-Oies, un peu en aval des Eboulements, dans le comte de Charlevoix (Rousseau 1977 : cartes p. CLXVI-CLXVII). Attentif aux usages linguistiques de la population coloniale, Pehr Kalm note au passage tous les noms vernaculaires qu'il peut entendre, que ce soit en franfais ou dans une langue amerindienne. Bien 6videmment, il favorise le

Le signe « 8 » est une ligature de omicron et upsilon empruntdc au grec cursif par les missionnaires de la Nouvelle-France pour representer le graphfeme « ou », que celui-ci ait valeur de voyelle ou de semiconsonne. Pour les references pr6cises des manuscrits, voir Faribault 1994.

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materiel botanique, mais il ne manque pas de noter au passage des noms d'animaux ou de divers objets. Son journal de voyage en Nouvelle-France presente vingt-sept amerindianismes, ce qui est un nombre eleve par rapport ä ce que Ton voit generalement dans les textes de cette epoque. On peut avancer deux explications ä ce fait; d'abord, le texte de Kalm n'etant pas destine ä la publication, il n'a pas ete « nettoye » pour repondre aux vceux d'un imprimeur-editeur soucieux de plaire ä son public europeen ; ensuite, Kalm enquete sur un domaine de connaissances, soit l'histoire naturelle, oü les emprunts amerindiens ont de tous temps ete les plus nombreux. Ainsi, ä cote de quatre termes de civilisation : mitasses, sagamite, wampun (perles faites avec des coquillages et servant de monnaie chez les Amerindiens) et wigwam (cabane des Amerindiens), Pehr Kalm note sept noms d'animaux, dont cinq animaux ä fourrure : carcajou, caribou, pichou du Nord (Lynx canadensis) et pichou du Sud {Lynx rufus), pekan, opossum (Didelphis virginianus), le reste etant des creatures aquatiques : achigan et wawaron.13 Mais il note surtout seize noms de plantes et de fruits :

acimine, assemin

Assimina triloba

atoca chinkapins garentanguing masquamina

fruit de Vaccinium oxycoccos et V. macrocarpon

pacanes palagomin panacles pemina sagackomi savoyane squashes taho taki tschicute whäsatshimina

Castanea pumila ginseng ou Panax quinquefolium Sorbus americana noix de Carya pecan Rubus arcticus racines de Apios tuberosa Viburnum americanum et V. edule Arctostaphylos

uva-ursi

Galium tinctorium et Coptis groenlandica Cucurbita maxima et C. pepo Peltanda Virginia Orontium aquaticum Rubus chamcemorus Vaccinium vitis-idcea

Les termes de civilisation et les noms d'animaux de de Peter Kalm sont tous des mots que l'on retrouve couramment dans le corpus du XVIII e siecle et qui se sont transmis jusqu'au debut du XX e siecle et, pour certains, jusqu'ä aujourd'hui (wigwam, carcajou, caribou, pichou, opossum, achigan et wawaron). Quant aux noms de plantes, ä Γoppose du collectionneur Potier, Pehr Kalm ne note que du vocabulaire d'usage courant, sauf dans cinq cas . Ainsi, ä cote de termes encore connus du fransais de reference (pacanes), du franco-quebecois 13

Dans Pehr Kalm : mitasses (f. 929), sagamite (f. 736), wampun (f. 756); wigwam, ( f . 564); achigan (f. 881 et 896-h), carcajou (f. 911 ct 921), caribou (f. 660-A-8, 719, 794, 796, 818, 859, 876, 9 W), pichou du Nord (f. 910) et pichou du Sud (f. 921), pekan (f. 860, 884, 910, 921), opossum (f. 681), wawaron (f. 822).

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(atoca, masquamina, panacles, pemina, sagackomi, savoyane et tschicute, consignes dans GPFC 1930, puis Dulong 1989) ou de l'anglo-americain (assimine, chinkapins et squashes, voir Friederici 1947 et Mathews 1951), Pehr Kalm note encore cinq termes ; ce sont un mot iroquois (garentanguing), deux mots algonquiens (palagomin et whäsatshimina) et deux mots d'origine inconnue (taho et taki), dont aucun n ' a ete integre aux parlers franijais de l'Amerique du Nord et ne nous est connu par une autre source ancienne. * *

*

En conclusion de cette etude, je soulignerai quatre points qui me semblent particulierement importants pour la suite des recherches dans le domaine du lexique historique du franco-canadien et, plus particulierement, pour l'etude du phcnomdnc de l'emprunt amerindien. D'abord, en ce qui concerne le dossier des Voyages de Cartier, il est interessant d'identifier les materiaux d'origine inconnue ä cause de Γ importance historique du texte. Mais il convient de souligner que ces mots amerindiens n'ont connu aucune fortune dans l'usage des locuteurs du fran5ais. Deuxiemement, quand on se retrouve devant un mot d'origine inconnue de la region du golfe Saint-Laurent, on a toujours comme reflexe de chercher l'etymon du cote du micmac, langue algonquienne de ces regions. Ä defaut de solution, on s'est mis röcemment ä chercher du cote du basque, avec un certain succes ; les travaux de Peter Bakker vont dans ce sens. Mais, comme le montrent les materiaux des textes de Cartier, de meme que le cas de chicoute, l'inuktitut constitue une source tout aussi plausible, negligee jusqu'ici parce qu'elle etait moins evidente. II faudra en tenir compte dorenavant. Je pense ici en particulier aux mots d'origine inconnue particuliers ä la Basse-Cöte-Nord qu'on peut retrouver, entre autres, dans Γ ALEC, de meme qu'aux materiaux lexicaux du franco-acadien et du miquelonnais. Troisiemement, le materiel manuscrit de la Nouvelle-France revele un usage restreint des amerindianismes, sauf dans des situations particulieres, comme Celles de Potier et de Pehr Kalm. Cette remarque vient corroborer l'opinion suivant laquelle le phenomene de l'emprunt amerindien est tout ä fait marginal dans la langue parlee au Quebec, aussi bien ä date ancienne qu'aujourd'hui, Les meilleurs comptes avancent des chiffres de soixante-dix ä cent termes (Faribault 1993), voire cent trente (Mercier et Lanthier 1997), ce qui represente 1'image livresque, dictionnairique, du phenomene. Mais, dans la realite quotidienne des locuteurs, qu'ils soient des XVII e -XVIII e siecles ou de l'aube du XIX e siecle, l'emprunt amerindien se limite generalement ä quelques noms d'animaux et de plantes, et ä quelques termes de civilisation. Enfin, pour terminer, le corpus franco-canadien est tres certainement un meilleur representant du developpement de l'emprunt amerindien que le corpus litteraire franco-europeen. Si nous voulons etendre notre connaissance de ce phenomene, il serait plus efficace d'exploiter davantage le ΰΟφυβ inedit des ecrits de la Nouvelle-France que de revenir sans cesse sur le corpus franco-europeen de la litterature des voyages. Je pense ici en particulier ä des corpus peu accessibles j u s q u ' ä recemment, comme les Archives de la Baie d'Hudson, ä partir desquelles on pourra sans doute renouveler notre vision du phenomene de l'emprunt ame-

L'emprunt amdrindien en fran^ais de la Nouvclle-France

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rindien, puisque le milieu des trappeurs et celui des societes qui les encadrent a ete un vecteur important de l'emprunt amerindien en franco-canadien.

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Peter W. Haiford University of Windsor

"Je suis un peu au fait du dictionnaire huron : je comprends leurs fa9ons de parier metaphoriques" : metaphores amerindiennes en fran^ais et en anglais L'un des problemes les plus epineux que devaient affronter les missionnaires du XVII e siecle, c'itait la communication en langues amerindiennes. Selon Hanzeli, ces langues n'etaient pas seulement trfes compliquees par rapport aux langues europeennes (1969, 60, note 12 ; 63-65) mais des exigences socio-culturelles rendaient encore plus difficile la täche des recollets et jesuites d'alors. Parmi plusieurs exemples, cet auteur note (60) la necessite de signaler clairement les liens de parente dans la societe huronne, ce qui obligea Brebeuf et ses compagnons ä expliciter la relation des personnes de la Trinite en traduisant "In nomine patris..." par "Au nom de notre pere, de son fils et de leur saint esprit" (RJ X, 118). Brebeuf est aussi le premier ä signaler le style metaphorique qui s'imposait quand on discutait des matieres serieuses : " Les metaphores sont grandement en vsage parmy ces Peuples ; si vous ne vous y faites, vous n'entendez rien dans leurs conseils, oü ils ne parlent quasi que par metaphores." (RJ X, 218) et "II est vray que leurs discours sont d'abord difficiles ä entendre, k cause d'vne infinite de Metaphores, de plusieurs circonlocutions, & autres fagons figurees..." (loc. cit., 256). En 1745, presqu'un siecle apres la mort des jesuites martyrs, le pere Armand de la Richardie s.j., missionnaire chez les Hurons du Detroit, emploie lui-meme comme metaphore l'expression "dictionnaire huron" (P-H, 82) en expliquant au pere Pierre Philippe Potier s.j. qu'il faut s'accoutumer ä ce style si Ton veut desservir la clientele de la mission. Aujourd'hui deux cent cinquante ans apres, quelques "fa^ons de parier metaphoriques" survivent, en traduction, dans le fran9ais et l'anglais de l'Amerique du Nord.

1.

Les langues amerindiennes et europeennes en contact

Les opinions sur le role des langues amerindiennnes dans revolution du franfais de la Nouvelle-France sont aussi interessantes qu'elles sont variees. Robert A. Hall (1974, t.l, 159) tient que "surprisingly, despite the intensive contacts between French voyageurs and settlers and Algonquian or Iroquoian Indians in Canada, virtually no words have come into French from Amerindian sources except through eighteenth or nineteenth century English (e.g. mocassin, squaw, wigwam, scalper [sic])." Pour Claude Poirier (PoirLex, 66), les contacts entre les populations indigenes et les Frangais au XVIII e siecle etaient "assez peu importants sauf dans le monde des coureurs de bois." Marcel Juneau, dans son appreciation du manuscrit Potier (JunLex, 16), presente un jugement plus nuance : il signale que plusieurs mots relev6s

154

Peter W. Haiford

au Detroit par le pere Potier "ne sont plus connus du queböcois actuel" mais que leur presence dans le manuscrit indique que "l'apport du substrat amerindien, faible dans le qu£b£cois d'aujourd'hui, etait jadis bien plus important.". En fait, un examen des emprunts inventories dans les ecrits des jesuites missionnaires des XVII e et XVIÜ e siecles demontre qu'un certain nombre de vocables, comme achigan, atoca, babiche, carcajou, caribou, malachigan, manitou, maskinonge, ouaouaron, pacane et pekan pour n'en citer qu'une dizaine, font maintenant partie du frangais general et figurent dans des dictionnaires modernes comme le Tresor de la iangue frangaise. II est evident aussi que ces noms n'y sont pas parvenus par le biais de Γ anglais. D'autres vocables enregistres par le pere Potier ou par ses confreres n'ont jamais paru dans les pages des dictionnaires du frangais general mais ils ont ete ou sont toujours des elements usuels dans le lexique de l'Amörique francophone comme en tömoignent les lexiques et glossaires depuis le manuscrit du pere Potier au XVIII e siecle et celui de Jacques Viger au d6but du XIX e sifecle. Mentionnons, ä titre d'exemple seulement, apecia "jeune chevreuil" (P-H, 219 ; GPFC, 46a); apichimott "marchepied, coussin, etc." (P-H, 219 ; GPFC, 46b); apola "brochette de viande ou poisson cuite au feu" (P-H, 220 ; GPFC, 47b); micoine "grande cuiller en bois" (P-H, 223 ; Dean, 282b ; etc.) ; mitasse "guetre" (P-H, 223 ; Dean, 285a) ; ouragan (P-H, 225) ou orogan (GPFC, 481a ; etc.) "grand vase en bois ..." et sakakoi "cri de guerre" (P-H, 226) devenu sasaqua (Di, 592) ou sassaqua (GPFC 612b) "bruit, tapage, vacarme." Enfin, nos recherches indiquent qu'il y a des emprunts qui sont attestes seulement dans le vocabulaire des rigions frontalieres de Γ empire frangais en Amerique. II est question de vocables qui figurent dans des documents ayant trait ä la vie de la frontiere tels que les Relations, les ecrits du pfcre Potier et ceux des premiers explorateurs anglophones apres la Conquete. On note des exemples comme agaga "farine bouillie avec du lard fricasse" (P-H, 219); endichon "appartement d'en haut dans une cabane sauvage" (P-H, 221 ; v. a. Kin, 41 et Camp, 117-118) et okantican "grosse flotte aux deux bouts d'un filet" (P-H, 224 ; cf. Joutel ä Michilimackinac en 1687, dans Kinietz, 29) ibid. Mais les langues amerindiennes n'ont pas seulement apporte des mots discrets aux langues europeennes : les traductions de plusieurs expressions figurees ont fait, ou font toujours, partie du frangais et de l'anglais de l'Amerique, voire de l'anglais et du fran^ais commune. Tout comme e'est le cas pour les vocables empruntes, on relive des metaphores qui sont consignees dans des dictionnaires de la langue g6n£rale, d'autres dont l'emploi est restraint au contexte nord-americain et d'autres encore qui ne sont recensees que dans des textes historiques ayant trait ä la vie frontaliere.

2.

Guerre et paix

Parmi les metaphores amerindiennes qui figurent dans les dictionnaires usuels du frangais et de l'anglais, on note hache, Symbole de la guerre dans les societes belliqueuses de cette epoque (Char I, 466 ; P-T, 284 ; etc.). Quant au fran^ais, TLF (VII, 59b) consigne deterrer la hache de guerre "ouvrir les hostilitis" par allusion, dit-on, "aux fetes indiennes ou l'on

Metaphores amdrindiennes en frangais et en anglais

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enterre le tomahawk en signe de paix", mais on ne donne pas la locution enterrer la hache. GRob (V, 75a, s. v. hache) enregistre enterrer la hache de guerre "cesser le combat, renoncer ä des actes hostiles" et deterrer la hache de guerre "ouvrir les hostilites" (ΠΙ, 468b, s. v. deterrer). On indique qu'il s'agit d'une "allusion aux coutumes des Indiens d'Amerique" mais il serait plus juste de signaler qu'il n'est pas question d'une hache reelle mais d'une maniere metaphorique de parier. PRob93 (1066a) donne sans commentaire enterrer, deterrer la hache de guerre. Pour Γ anglais göneral, OED2 (VII, 4c) consigne sans commentaire bury the hatchet ainsi que dig up, take up the hatchet (avec l'indication que l'expression est maintenant obsolete). On ajoute que "These two phrases are derived from the customs of the North American Indians." En Amerique, AmH (782a-b) indique que ces expressions sont d6su£tes sauf au figure, tandis que selon DCan (326b), les locutions heave up the hatchet, send a hatchet et take up the hatchet sont toutes desuetes mais bury the hatchet et dig up the hatchet "resume hostilities" appartiennent ä Γ anglais canadien actuel. Parmi la douzaine d'expressions figuries enregistrees par Potier (P-T, 282-286) dans lesquelles figure la hache, on ne trouve pas de syntagmes avec deterrer ou enterrer. II en donne pourtant avec affiler, lever, et prendre, au sens de "commencer la guerre" et avec baisser, Her, oter et suspendre au sens de "suspendre les hostilites" et il consigne, avec ce dernier sens, jetter la hache dans Le plus profond de La terre. Au X V m e siöcle, le calumet est utilise le plus souvent comme un symbole de la paix pour les peuples de l'Est de Γ Amerique (RJ ; Lah I, 303, n. 176 ; P-T ; Pond ; etc.) et, comme tel, il figure aussi dans des locutions dont chanter le calumet (Char II, 763), danser le calumet (Lah I, 641 ; Char I, 602 ; P-T, 283 ; Pond, 33 ; etc.), danse du calumet (RJ LIX, 132 ; Lah I, 725 ; Char loc. cit. ; McD, 64)1 et fumer dans le meme calumet "vivre en paix" (Char I, 470-471 ; P-T, 285 ; Pond, 53, 55). Quant aux dictionnaires du frangais moderne, TLF (V, 60a), mentionne calumet de paix ou de la paix, mais ne consigne aucune locution figuree avec le vocable. Selon GRob (II, 293a), il existait un calumet de guerre (dont le fourneau etait blanc et gris) ainsi qu'un calumet de (la) paix (au fourneau rouge), mais on ne donne pas de source pour cette nouvelle ; on repertorie deux locutions figures : offrir le calumet de la paix a qqn. et fumer le calumet de la paix avec qqn. Ailleurs, PRob93 (290b) consigne fumer ensemble le calumet de la paix et cite Chateaubriand comme autorite sur la couleur du fourneau du calumet de paix ("... dont le fourneau etait fait d'une pierre rouge"). 2 Dans les dictionnaires anglais modernes, calumet "a symbol of peace" figure comme un emprunt au fran9ais qui fait partie de l'anglais general (OED2 II, 797a ; etc.) tandis que peace-pipe et to smoke the peace-pipe appartiennent plutöt ä l'anglais nord-americain : OED2

La cörömonie de la danse du calumet semble etre particulidre aux nations vivant ä l'ouest du lac Michigan et de la valine du Mississipi (v. Lah I, 641-642, n. 512). Π semble que les rifirences ä un calumet de guerre remontent k une mention de Marquette (lors de son voyage en pays Illinois) qui figure dans la Relation de Dablon en 1671 (RJ LVIII, 96-98). Plus tard (RJ LIX, 130-132), Marquette indique que les Illinois s'en servent et il ajoute plusieurs d6tails ayant trait ä ce calumet, qui ne se distingue du calumet de paix que par la couleur (rouge) des plumes qui l'ornent. En 1700, Gravier, lors de son voyage chez les Illinois, plagie cette source, la citant textuellement (RJ LXV, 12) et il est vraisemblable que Charlevoix se reifere ä ces Relations quand il dicrit les deux types de calumet et indique qu'on "Γemploye plus souvent pour la Paix que pour la Guerre" (Char I, 470).

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Peter W. Haiford

(XI, 385a) renvoie, s. v. peace-pipe, ä calumet. AmH (249a) consigne non seulement calumet mais aussi les formes composies calumet pipe, calumet of peace, calumet bird, calumet dance, calumet eagle, calumet party (on a peaceful mission) et calumet song ; plus loin (1212a), on consigne l'expression figuree to smoke the peace pipe. DCan (108a) indique que calumet, employ^ comme Symbole de la paix, est atteste depuis Radisson en 1665 ; ailleurs (552b), on qualifie peace calumet de desuet et donne peace pipe comme terme historique ; cette source ne consigne pas la locution figuree to smoke the peace pipe bien qu'elle reste bien vivante dans l'anglais populaire du Canada anglophone.

3.

Chasseurs, guerriers, amoureux et malades

Durant sa periode d'apprentissage de la langue huronne ä Lorette, Potier note que "Les Sauvages se servent de Medecine pour reussir a la chasse... a la guerre... pour donner de L'amour... pour chasser La maladie & { de Superstitions" (P-H, 29 ; v. a. P-T, 280). II est certain que la plupart des Europeens et meme quelques Amerindiens christianises (v. Pond, 31) de cette epoque auraient accepte la definition que donne Potier pour "tout objet ou ceremonie qui possede, selon les croyances des Amerindiens, une influence magique ; un sortilege, un sort, un fetiche" (d'apres OED2 XI, 549c). En fait, pour Clapin, ä la fin du XEXe siecle, "on designe de ce nom chez les sauvages, non seulement la medecine proprement dite mais aussi la sorcellerie, c.-ä-d. tout ce qui est mysterieux, sacre, surnaturel" (214). L'importance de la medecine, au sens large, dans la vie d'antan est souvent attestee : l'index des Relations consacre deux pages entires uniquement aux references aux jongleurs ou "medicine men" (LXXII, 324-326). Malgre ce fait, la plupart des dictionnaires modernes du fran^ais ignorent la metaphore : parmi les ouvrages consultes, seul TLF (XI, 562b) mentionne dans une remarque que medecine "est parfois utilise en mot compose homme-medecine" ti cite trois exemples, tires de textes des annees 1930, qui sont sans doute caiques de l'anglais. FEW (VI 1 , 600b, medicina) consigne comme canadianisme le sens "sorcellerie (chez les sauvages)" ; on Γ a sans doute releve chez Clapin qui est le seul lexicographe franco-canadien ä consigner le vocable. 3 Apres la Conquete, les anglophones ont vite caique la metaphore fran9aise : la premiere attestation de medicine dans l'anglais canadien remonte ä Alexander Henry I qui le consigne ä son journal ä Michilimakinac en 1763 (HenI, 116) et aux Etats-Unis on le relöve depuis l'expedition de Lewis et Clark en 1805 (AmH, 1041a). Les dictionnaires usuels de l'anglais general consignent medicine, au sens not6, atteste depuis le debut du XIX e siecle (OED2 IX, 549c); ils consignent aussi une vingtaine de syntagmes comme bad medicine, medicine lodge, medicine man, etc. (loc. cit., 550a). En Amirique du Nord, AmH (1041a-1042b) et DCan (470b-473a) r6pertorient ces syntagmes avec medicine mais on signale que la plupart Parmi les lexicographes usuels franco-canadiens, Clapin (214) est le seul qui consigne des syntagmes de la sorte relev6s en anglais, homme-medecine "m£decin, sorcier", pipe-medecine;fete de medecine; cabane ä midecine-, sac ä midecine; de telles r6f£rences auraient-elles leur origine aux Ötats-Unis oü 6tudia et travailla l'auteur pendant plusieurs anndes? Cet auteur donne aussi (192) les termes usuels au Canada, jongleur, -euse et jonglerie.

Mdtaphores amirindiennes en frangais et en anglais

157

d'entre eux sont maintenant desuets ou historiques. litant donne la richesse des expressions en anglais, il est probable que le terme etait bien plus frequent dans les rigions Iimitrophes de l'ouest de la Nouvelle-France que la documentation en f r a ^ a i s ne le laisse croire. La designation usuelle en Am6rique francophone du chaman est jongleur, jongleuse (Char Π, 705 et passim ; P-H, 274 ; Di, 400 ; GPFC, 410a etc.) et on trouve aussi jonglerie ainsi que jongler A

4.

Notre pere qui est en noir

Quant ä robe-noire "jesuite ; missionnaire", atteste depuis la Relation de Le Jeune en 1636 (RJ IX, 112 ; P-H, 295-296), la synecdoque figure dans Potier un siecle plus tard (P-H, 295) et eile est maintenant connue en France ä cause du film recent du meme titre. Une traduction anglaise, black gown "a Jesuit missionary among the western Indians" est atteste aux EtatsUnis depuis 1804 mais est maintenant obsolete (AmH, 126b). Black gown figure dans OED2 avec le commentaire que c'est un terme propre aux Amerindiens des Etats-Unis pour designer "a Roman Catholic priest" (II, 240b), tandis que black robe "a name they [Indians] give to the missionaries", atteste depuis 1811, est consign£ sans commentaire (loc. cit., 127a). Au Canada, DCan (53a) enregistre blackrobe ("originally in Indian parlance, a priest, especially a missionary of the Roman Catholic or Anglican denomination") sans indication de son usage moderne. OED2 (II, 240c) donne blackrobe comme terme canadien au sens de "a Christian (missionary) priest". Les deux designations semblables des recollets, robe-jaune (P-H, 295) et robe-grise (Hennepin, dans TLFQ) ne figurent pas dans les ouvrages consultes.

5.

La bouffe et la boisson

Plusieurs expressions figurees, sans doute des traductions de locutions figures amerindiennes, sont repertoriees dans l'anglais ou le frangais de ΓAmerique du Nord mais n'ont pas penetre dans la langue commune. Parmi ces metaphores, celles oü figure chaudiere au sens de "nourriture ; repas" sont les plus repandues depuis les XVII e et XVHP siecles : on enregistre des syntagmes comme faire chaudiere "camper ; vivre ensemble de bonne union" (P-H, 246247 ; P-T, 282-288 ; Pond, 139 ; etc.), faire bonne chaudiere, avoir, mettre chaudiere haute

Les premiferes attestations de jongleur et jonglerie, au sens de chaman, remontent ä la Relation du pfcre Le Jeune de 1637; l'auteur distingue entre les sorciers et les jongleurs: ces derniers "n'ont aucune communication avec le diable" mais ils "font les mesmes singeries que les Sorciers pour tirer des autres quelques presens" (RJ XII, 8; v. a. RJ XVI, 148). Le sens "sorcier chez les Sauvages d'Am6rique" figure dans les dictionnaires fran;ais entre Tr£vl752 et Acl878 (FEW V, 41b, joculari) et jonglerie "sorcellerie" est note comme un canadianisme (ibid.). Jongler "r6fl£chir, penser s€rieusement" est largement atteste dans la francophonie nord-amdricaine depuis l'Acadie jusqu'en Louisiane (GPFC, 409b; Mass, 677; Carr, 316b; McD, 91; Dit, 135; etc.) mais, selon ALEC (VIII, 3611), le verbe serait aujourd'hui seulement d'usage dans quelques endroits, surtout dans le sud-ouest du Quibec. On relive le verbe au transitif dans la rigion du Detroit: I'faudra que j'jongle c'te chanson-lä "Π faudra que je rifl6chisse un peu afin de me rappeler cette chanson" (SM, 57al 18; dans Haiford et B6n6teau).

158

Peter W. Halford

"feter" (P-H, loc. cit.); plus tard, Viger (BlaisV, 93) consignera faire chaudikre a part, locution qui remonte ä 1672 (Mass, 512) et Clapin (352) donnera faire chaudiere ensemble "etre marids". Par contre, plusieurs locutions telles que mettre, suspendre la chaudikre sur le feu "declarer la guerre", enregistrees au XVIII e siecle (Char I, 479 ; P-T, 283) n'ont pas survicu : la reference implicite ä l'anthropophagie aurait degoüte les Europeens ; cf. inviter une nation ä boire du Bouillon de la chair de ses ennemis "demander son aide" ; (ibid.) et manger une nation "lui faire la guerre ä toute outrance" (Char 1,467). Quant ä 1'anglais nordam£ricain, faire chaudiere est sans doute ä l'origine de "chowder" et, par la suite, "chowder party" (AmH, 321a ; OED2 ΠΙ, 175a-b). Arriv6 au Detroit en 1744, Potier apprend que les Outaouais appellent Γ eau-de-vie grandmere et que caresser sa grand-mere veut dire "boire de l'eau-de-vie" (P-H, 269 ; P-T, 282). Selon GPFC (379b), la designation metaphorique vivait toujours en 1930, embrasser sa grand-mere "prendre un verre" avait cours et baiser sa grand-mere avait les sens de "tomber par terre" et de "revenir bredouille" (ibid.). Vers la fin des annees 1970, Juneau consigne baiser la vieille et baiser sa grand-mere au sens de "faire pataque ; dchouer, manquer son coup." (JunLex, 205). Pour d'autres nations am6rindiennes, la designation usuelle de l'eau-devie etait lait et les autochtones de Caterakoui redoublaient la metaphore en accueillant le nouveau missionnaire en route vers le Detroit en 1744 : selon Potier, le mot d'accueil etait Nous esperons que notre pere aura Les mammelles remplies de lait, id e. nous donnera bien de l'eau-de-vie (P-H, 50, 111; P-T, 282). En 1770-1771, Nicolas Bossu relive lait des Frangois au meme sens dans la vallee du Mississipi (McD, 92). Juste apres la Conquete, en 1761, Alexander Henry (HenI 45) enregistre ä Michilimackinac English milk au sens de "rhum" : il s'agit sans nul doute de la traduction anglaise d'une designation soit fran9aise, soit de langue am6rindienne. L'auteur indique que les autochtones comparaient les deux "laits". Plus tard, en 1775, il signale que dans le Nord-Ouest, milk est la designation usuelle de rhum : "... rum, which they uniformly denominate milk" (v. a. Dean, 240a, English milk; 477a, milk et 509b, new milk). Ces designations sont maintenant desuetes mais, etant donne de telles citations, il est clair que firewater, la mitaphore favorite des romanciers et cineastes dans leur presentation du bon sauvage, attestee depuis 1757 comme caique de l'algonquin scut ta wop pou (DCan, 259a), etait d'un usage bien plus limite que lait et milk.5 Durant son s£jour ä Lorette pendant l'hiver 1743-1744, Potier enregistre plusieurs mots et locutions qu'il entend dans ses conversations avec des collogues missionnaires et qui ont rapport ä la fagon figur6e de parier des Amerindiens. Parmi ces vocables, il note Boisson M. (yvrognerie) (P-T, 478). Le vocable est clairement la traduction d'un emploi amerindien mais on n'explique pas le genre masculin. Apres la Conquete, les premiers explorateurs et commergants anglophones se servent de la meme expression avec le meme sens : le mot paralt r6guli£rement dans les Merits d'Alexander Henry (Henll, 196,429, 579, etc.).

II est interessant de noter que Γ explication donn6e dans DCan pour cette designation ("good liquor blazed up when poured on a fire, diluted liquor quenched it") ne correspond pas au sens de scoutiouabou relevi par Lahontan; selon ce dernier, le sens en est "sue ou bouillon de feu" (Lah I, 744) et d'aprös Cuoq, la traduction littörale est "liquide de feu" {ibid. n. 808).

Mitaphores amörindiennes en fran5ais et en anglais

6.

159

Interactions

D'autres fayons de parier figurees qu'on retrouve seulement dans des ecrits historiques des X V m e et XIX e siecles sont pourtant nombreuses. Citons-en quelques unes ä titre d'exemple. En 1743-1744, Potier transcrit etre sur sa Natte "sur son terrain" (P-T, 283) et en 1763, lors de la rdvolte de Pondiak, l'auteur anonyme du Journal d'une conspiration emploie ä plusieurs reprises se tenir ou rester tranquilles sur la ou leur natte au sens de "rester tranquille chez soi; ne pas participer dans les hostilites" (Pond, 101, 171, et passim). Ce merae auteur enregistre frapper au poteau "se vanter, raconter ses bravades" (Pond, 35); Charlevoix (I, 480, 603) resume les activites qui donnent le sens propre ä l'expression ("... un Sauvage frappant de sa hache un Poteau dresse expres, rappelle ä Γ Assemble ses plus belles Actions...") et sa description permet de comprendre l'extension de sens. La locution est enregistree au propre et au figure dans la vallee du Mississipi ou eile avait aussi le sens de "avoir commerce sexuelle avec une Am6rindienne" (McD, 78-79). Parmi les expressions avec lever au sens de "cueillir, recolter, ramasser" qu'enregistre Potier, Lever une chevelure (P-T, 277) semble avoir 6te bien connue ä l'6poquc : eile figure dans Charlevoix (Π, 812), et dans le Journal d'une conspiration (Pond, 57, 59 et passim) ainsi que dans d'autres documents. II se peut que la frequence de la pratique lors des guerres ait pr6cipite I'emploi chez les habitants du Ditroit de tonsure pour "chevelure" (Hull, 398); il est evident que le fran^ais d'Amerique, qui disposait aussi de la locution enlever la, les chevelure (s) depuis 1659 (RJ XLV, 208), n'avait pas besoin du caique scalper signalee par Hall (v. supra). Une autre metaphore amerindienne du XVIII e siecle qui a survecu jusqu'au milieu du XIX e siecle est la priere. En 1743, Potier releve le mot ä Lorette au sens de "missionnaire" (P-H, 291) et, en 1750, son collegue Armand de La Richardie l'emploie au sens soit de "missionnaire" soit de "religion" : "...venir pour se ranger ä la priere" (P-T, 654). En 1844, Pierre Chazelle, jesuite et missionaire, enregistre le meme mot au sens de "religion" dans l'ile Walpole chez les Odjibwes du Sud-Ouest de Γ Ontario (Cadx, 228). Quelques m&aphores fran^aises d'origine amerindienne figurent seulement dans le parier de la region du Detroit. Parmi celles-ci, Armand de la Richardie mentionne au printemps de 1745 que le chien de la mission "Courre L'alumette", c'est-ä-dire, qu'il cherche des chiennes en chaleur. Courir l'alumette, designation d'une maniere de courtiser chez les jeunes autochtones est decrite dans Lamothe Cadillac (Kin, 272), Raudot (loc. cit., 367) et Lahontan (I, 668, 672) entre autres, mais la locution ne semble pas etre attestee ailleurs au figure et en rdfdrence ä un chien (P-H, 234). En 1744, Potier cite le maijon de la mission, Nicolas-Francis Janis : "Ce chien avoit Le Manitou pour La perdrix {y chassoit bien" (P-H, 223) ; la locution avoir le manitou pour "etre doue pour" semble etre inconnue ailleurs. Plus recemment, on releve ouinedigo comme designation du poisson-castor canibale, Amia calva (dans Haiford et Beniteau MM ; Hull, 306 : ouadigo ; John, 101b : ouijigo): il parait que l'habitude de ce piscivore vorace (Scott, 115a-b) de manger les poissons dejä pris dans un filet lui a valu le nom du g£ant cannibale (OED2, XX, 379a, s. v. windigo) des legendes algonquiennes.

160

7.

Peter W. Haiford

Quelle hure ?

Par contre, 1'Etymologie metaphorique traditionellement proposee pour la designation des Ouendats, ce peuple amerindien fideles allies des Fransais, nous parait peu certaine.6 Une maniere figuree de designer cette nation est sans doute un mythe sacre de la lexicologie. Certes, huron est attesti en 1360 comme nom donne aux pay sans revolts, appeles aussi Jacques (TLF IX, 997a) et de 1380 au XVI e siecle le terme designe un personnage grossier (ibid. ; FEW IV, 516a, *hura). Ce dernier sens est parfois invoque pour expliquer l'attribution du nom au peuple par ceux qui y cherchent une insulte de la part des Europeens.7 Une teile hypothese nous semble peu soutenable puisque les Fran^ais s'allient avec la ligue ouendate des le debut de la colonisation de la Nouvelle-France et on expliquerait difficilement l'attribution d'une denomination insultante ä un allie. Par ailleurs, Champlain lui-meme n'emploie le terme que dans son dernier livre en 1632 : selon Campeau (Camp, 26), le fondateur de la Nouvelle-France designait ce peuple soit par le nom de leur chef, Ochateguin, soit par le terme Charioquois en 1609-1611. En 1615-1616, il leur applique le nom de leur nation la plus nombreuse, Attigouantans (pour Attignaouantans). C'est apres cette date que Hurons devient courant parmi les Fran^ais et le frere Sagard s'en sert dans son Grand Voyage du Pays des Hurons de 1632.8 Dans la Relation de 1639, le pere Jerome Lalemant est le premier ä proposer une designation metaphorique pour expliquer l'origine du nom. (RJ XVI, 226-230). Cette source rapporte qu'une quarantaine d'annees auparavant, lors de la premiere rencontre des indigenes et les Framjais, « quelque Matelot ou Soldat voyant pour la premiere fois cette sorte de barbares, dont les vns portoient les cheueux sillo[n]nez ; en sorte que sur le milieu de la teste paroissoit vne raye de cheueux large d'vn ou deux doigts, puis de part & d'autre auta[n]t de razέ ; en ensuite vn autre rayc de cheucux & d'autres qui auoient vn cost£ de la teste tout raze, & l'autre garny de cheueux pendants iusques sur l'espaule, cette fa^on dc cheueux luy semblant des hures, cela le porta ä appeller ces barbarcs Hurons : & c'est le nom qui depuis leur est dcmeuni »

L'auteur ajoute que « Quelques-vns le rapportent ä quelque autre semblable source, mais ce que nous en venons de dire semble le plus asseure. » Cette explication sera repetee dans la Relation de Bressani en 1652-1653 (RJ XXXVIII, 248 : « ...i crini dritti come setole di cignole... ») et restera l'etymologie acceptee depuis ce temps. Quant aux Hurons eux-memes, comme le note Lalemant (loc. cit., 226), « Le nom general & commun ä ces quatre Nations, selon la la[n]gue du pais est (8endat) ».9

Une premifere 6bauche de notre hypoth^se sur l'itymon du mot huron figure dans HalLum. Cf. Heidenreich (21): "Old French ruffian, unkempt person, knave or lout." II est intiressant de constater que deux ans auparavant, en 1630, Bribeuf n'emploie pas le terme en publiant le premier texte en langue ouendate: Doctrine chrestienne du R. P. Ledesme de la Compagnie de lesus. Traduite en langue Canadois, pour la Conversion des habitans dudit pays. Par un Pere de la ntesme Compagnie (Lagarde, dans Camp, 381). Selon Campeau (35), Ouendat a le sens de "dans la terre siparec" qui exprime "le sens qu'ont les Hurons d'etre les hommes par excellence." 8endat" : le "8" est un grapheme crdPPQ, q. 2060B ; Lavoie, q. 69. Atteste depuis 1864 (d'abord sous la forme dole : « que c'est ennuyeux, que c'est dole », La Scie, 21 janvier, p. 1) ; de l'anglais (OED 1989).

Les anglicismes lexicaux dans les parlers ruraux de l'Est du Canada

7.

193

fly [flaj] n. f. Braguette. - (Specialement) Braguette munie d'une fermeture eclair ; la fermeture eclair elle-meme. ^ P P Q , q. 1928 ; Lavoie, q. 2581 et 2582. Atteste depuis 1897 (dans une chronique de langage tenue par Louis Frechette : « On dit la "fente" d'un pantalon, et non la "flaille" ou la "fly" », La Presse, 21 aoüt, p. 5 ) ; de Γ anglais fly, attest^ dans le meme sens depuis 1844 (Barnhart 1988 ; Webster 1986 ; OED 1989).

8.

horsepower [ospüR] ou [aspDR] (d'oü les graphies ospor et aspor, tres bien representees dans la documentation disponible au FTLFQ), moins couramment [(h)o(R)spDW-PPQ, q. 1014, 1045x, 1047, 1047x, 1053, 1055, 1057, 1057x, 1069, 1070, 1237, 1275D, 1276A, 1276x, 1287, 1290x, 1306x, 1449A, 1450s, 1459 et 1459x ; Lavoie, q. 161, 163, 463, 750 et 751. Atteste depuis 1931 (« Je regarderai avec envie ses hauts mocassins laces, qui racontent l'aventure des trails et des fourris », M. Le Franc, 1931 : 139); de l'anglais (OED 1989, qui precise que cet emploi est usit£ surtout au Etats-Unis et au Canada ; Webster 1986).

25.

wagon [wogin] (d'oü la graphie waguine qui domine nettement dans les glossaires et dans la documentation disponible au FTLFQ) ou [wogen], plus rarement [wogon] ou [wogo] n. f., parfois m. Charrette ä quatre roues destinee au transport de lourdes charges. - (Specialement) Chariot de fourrage. -*PPQ, q. 661A, 712x, 714x, 755x, 824x, 825x, 829x, 1093x, 1107B, 1109B, 1110, 1111 et 1113 ; Lavoie, q. 909, 912, 913, 916 et 923. Atteste regulierement depuis 1830 («une wagain ä barreaux», ANQQ, greffe R.-G. Belleau, document date du 30 septembre et annexe ä celui du 1" octobre); de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

B. Anglicismes regionaux a) Anglicismes releves exclusivement ou principalement en Acadie 26. burgoo [baRgu], [buRgu] ou [baRgo] n. m. ou f. Bouillie epaisse faite ä base de cer6ales, d'avoine notamment, reputee pour sa consistance et appreciee surtout au petit dejeuner. -"-PPQ, q. 202. Atteste depuis 1903 (BPFC, vol. 2, n° 3, novembre, p. 96 ; une Γ fois en 1897, mais sans precision sur le sens, dans une chronique de langage signee par Louis Frechette, cf. La Presse, 30 octobre, p. 3), le mot semble ne jamais avoir deborde les limites du domaine linguistique acadien ; dans le premier tiers du xx° siecle, il etait du reste reconnu dejä comme un acadianisme usite « surtout aux Iles-Madeleine » (Poirier). De l'anglais, qui le tient lui-meme de l'arabe (OED 1989) ; contrairement ä ce qui est indiquö dans le PPQ, il ne s'agit done pas d'un amerindianisme. 27.

cradle [ k R e d s l ] ou [ k R e d ] n. m. Faux ä räteau. -*• PPQ, q. 841. Atteste une l re fois ä Carleton en Gasp6sie ä la fin du xixe siecle (Geddes, 1897-1898 : 18) ; de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986). Releve par ailleurs dans les parlers fran^ais du Missouri sous la forme crede (Dorrance, 1935 : 70 ; Carriere, 1939 : 114).

28.

dip net [dipnet] η. f. 6 Epuisette, filet de peche. ->PPQ, q. 1387 et 1399x. Atteste depuis 1957 (d'aprfcs Dulong, 1961 : 36 et 38) ; de l'anglais (OED 1989, sous dip ; Webster 1986).

Le feminin est donne d'apres Dulong (1961 : 36 et 3 8 ) ; le genre n'est cependant pas pricisö dans lc PPQ.

Les anglicismes lexicaux dans les parlers ruraux de l'Est du Canada

29.

197

feed [fid] n. f., parfois m. Nourriture (fourrage, pätee) pour les animaux. --> PPQ, q. 204x, 385s, 457a, 457x, 458, 551, 763x, 773x et 867x. Atteste depuis 1913 (« Grain pour animaux "feed", avoine, ble, orge, etc. », Le Soleil, 11 fevrier, p. 8, annonce) ; de l'anglais (OED 1989 ; CED 1988). Hormis quelques attestations dans des annonces publicitaires dans des journaux quebecois dans les annees 1910-1920, le mot semble ne jamais avoir vraiment ete en usage ailleurs qu'en domaine linguistique acadien.

30.

feeder [fide] v. tr. Nourrir. Feeder un cheval, une vache, un cockon, un oiseau. Feeder un bibi, le faire boire, lui donner la tetee. ->PPQ, q. 457x, 532, 532x et 1810x. Atteste une l re fois sous la forme pronominale se feeder au debut des annees 1920 (dans la bouche d'un personnage romanesque presente comme un Metis de l'Ouest canadien : « II lui faut d'l'argent pour boire et d'la grub pour se fider (de la nourriture pour manger) », Constantin-Weyer, 1921 : 40), puis plus regulierement en emploi transitif depuis les annees 1950, non seulement en domaine linguistique acadien mais aussi dans Charlevoix et dans le Bas-Saint-Laurent ; de l'anglais to feed (OED 1989 ; Webster 1986).

31.

groundhog [gRä°ndhog] η. m. Marmotte. -> PPQ, q. 1589. Atteste pour la 1" fois dans une enquete portant sur le fransais parte dans un village fran?ais du Manitoba (« Other Anglicisms of an inevitable nature are encountered in the daily speech of the French of St. Claude. [...] Each farmer assumes the responsability of exterminating the greatest possible number of [...] ground hogs », Sanders, 1954 : 11) ; de l'anglais (OED 1989, sous ground-hog ; Webster 1986). Hormis une attestation isolee dans un quotidien montrealais (« J'achete graisse d'ours, raton et "ground-hog" », La Presse, 9 aoüt 1962, p. 44), le mot ne semble guere avoir ete en usage ailleurs que dans les communautes frangaises vivant ä l'exterieur du Quebec.

32.

kingfisher [kijifiJceR] n. 7 Martin-pecheur. • PPQ, q. 1509. Atteste depuis 1973 (d'apres PPQ) ; de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

33.

loon [lun] ou [lum]; au pluriel, parfois [lunz] n. m. Oiseau nord-americain mieux connu sous le nom de huard. -»• PPQ, q. 1478 et 1479. Atteste depuis le debut du xxc siecle (sous la forme loune : « Le huard est un loune », Asselin, 1907 : 18, qui Γ a releve en Gaspesie); de l'anglais nord-americain (OED 1989 ; CED 1988).

34.

mouth organ [motDRgsn] ou [mDtDRgan] n. 8 Harmonica. " PPQ, q. 2057. Atteste depuis 1971 (d'apres PPQ) ; de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

35.

muskrat [moskRat] n. m. Rat musque; fourrure de cet animal. ->• PPQ, q. 1596 et 1947A. Attests depuis Blanchard (1913 : 96); de l'anglais (OED 1989, sous musk-rat; Webster 1986).

Le genre n'est pas pröcisd. Le genre n'est pas pricisi.

198

Claude Verreault & Thomas Lavoie

36.

necktie [nektaj] n. f. Cravate. ->PPQ, q. 1919. Atteste depuis Chartier (1907 : 11), le mot semble avoir connu un certain usage au Quebec dans la l re moiti6 du xxc siecle, ce qui explique qu'il y ait encore ete relev6 dans certaines localites lors des enqugtes du PPQ ; de Fanglais (OED 1989 ; Webster 1986).

37.

nickname [niknem] n. m. Sobriquet. -»• PPQ, q. 1734. Attestö ä quelques reprises depuis 1953 (d'apres Hull, 1955 : 295); de l'anglais (OED 1989; Webster 1986).

38.

oilcloth [ojlkbt] n.9 Linoleum. >PPQ, q. 59E. Attest^ une l rc fois en 1856 (« Tapis huile (oil cloth) », ANQQ, AP-P 1844, p. 71) puis ä la toute fin du xix° siecle dans une chronique de langage signee par Raoul Rinfret et dans une autre par Louis Frechette (cf. La Patrie, 14 septembre 1895, p. 2, et La Presse, 11 septembre 1897, p. 3), le mot a peut-etre d£jä eu cours ä epoque ancienne au Quebec, mais il n'a pas dü y etre d'un usage tres courant; de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

39.

pacer [pese] v. intr. Aller de l'amble. -+PPQ, q. 407. Atteste depuis 1973 (d'apres PPQ); de l'anglais to pace (OED 1989 ; Webster 1986).

40.

poker [pokceR] n. m. Tisonnier. ->· PPQ, q. 75 et 47IE; Lavoie, q. 2024 et 2025. Atteste depuis 1836 (« Un poker, un tisonnier et une paire de pince », ANQM, greffe A. Desmarais, 26 janvier) ; de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986). Le mot a connu un certain usage au Quebec, notamment dans la langue des forgerons, et il parait s'etre maintenu plus longtemps dans la region du Saguenay-Lac-Saint-Jean ; cependant, des le debut du xxc siecle, il est donn6 comme usite surtout par les Franco-Americains de la Nouvelle-Angleterre par Blanchard (1912 : 19).

41.

scallop [skobp]; au pluriel, parfois [skübps] η. m. Petoncle. -•PPQ, q. 1420. Atteste depuis Belisle 1957 (sous scalope), le mot parait avoir connu un certain usage au Quebec dans le vocabulaire de Γ alimentation (cf. Turenne, 1962 : 15, et OLF 1990, n°5 314 et 951) ; de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986). school [sk(h)ul] ou [skol] n. f.10 Banc de poissons. - Troupe de mammiferes marins. PPQ, q. 1406 et 1444. Attest^ depuis 1957 (d'apres Dulong, 1961 : 31 et 39) ; de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

42.

43.

shark [faRk] n. m.11 Requin. -»· PPQ, q. 1424A. Atteste depuis 1973 (d'apres PPQ) ; de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

44.

sidewalk [S3dwDk] n. m.12 Trottoir. -»PPQ, q. 1049.

Le genre n'est pas precisd. Le fdminin est donnd d'aprfes Dulong (1961: 39); le genre n'est cependant pas precise dans le PPQ. Le masculin est donnd d'aprfes la documentation disponible au FTLFQ ; le genre n'est cependant pas pr£cis6 dans le PPQ. Le masculin est donn6 d'apr&s la documentation disponible au FTLFQ ; le genre n'est cependant pas pricisi dans le PPQ.

Les anglicismes lexicaux dans les parlers ruraux de l'Est du Canada

199

Atteste une lre fois en 1899 (dans un conte de Louvigny de Montigny qui Γ a mis dans la bouche d'un coureur de bois : « i' marchait en faisant craquer l'plancher corame si un ours de deux cents [livres] se s'rait promene su' Γ side walk») puis ä quelques reprises par la suite, notamment chez Antonine Maillet, le mot semble ne pas avoir ete vraiment en usage ailleurs qu'en Acadie, sauf peut-Stre en Ontario et en Nouvelle-Angleterre ; de l'anglais (OED 1989, qui precise qu'il s'agit d'un mot maintenant usite surtout aux Etats-Unis ; Webster 1986). 45.

sneaker [snikceR(s)] ou [snikceR(z)]. Synonyme de running-shoe (cf. ci-dessous, n" 76). -•PPQ, q. 1936. Atteste une I" fois en 1920 sous la forme snicker (dans le livre de comptes d'un marchand general du Bas-Saint-Laurent, d'apres FTLFQ), le mot ne parait gu£re etre usite ailleurs que dans les provinces maritimes (Mercier, 1981 : 132, note 84) ; de l'anglais americain (OED 1989 ; Webster 1986).

46.

snowplow [snoplo] n.13 Chasse-neige. "PPQ, q. 1076 et 1077. Attest« depuis 1969-1970 (d'apres PPQ); de l'anglais (OED 1989, sous snow-plough ; Webster 1986).

47.

squid [skwid] n. m.14 Calmar. ~> PPQ, q. 1417. Atteste depuis le milieu du xix° siecle, d'abord sous la forme schouit (« ils [les pecheurs gaspesiens] prennent [...] dans l'automne un petit poisson extremement laid qu'ils appellent le schouit, et qui est tres curieux ä prendre, ils vont le pecher vers le soir avec un instrument de plomb bien brillant qu'ils garnissent d'epingles relevees ; le schouit vient se jeter sur le plomb qu'il veut manger, et ils le tirent de l'eau ; mais en le prenant[,] le petit malin leur lance un jet d'eau noire et lorsqu'ils reviennent de cette peche ils sont tous barbouilles de noir », Gingras, 1857 : 491), le mot ne parait pas avoir ete en usage ailleurs que le long des cötes de l'Atlantique, du golfe et du fleuve SaintLaurent, c'est-a-dire la ou la peche au calmar est pratiquee ; de l'anglais (OED 1989; Webster 1986).

48.

stallion [staljon] n. m. Etalon. > PPQ, q. 401. Atteste depuis 1957 (d'apres Dulong, 1961 : 40) ; de l'anglais (OED 1989; Webster 1986).

49.

thrasher [tRaJceR] n. m. Batteuse, moissonneuse-batteuse. PPQ, q. 863. Attest« depuis 1962 (sous la forme dachere : « le "fermier" acadien d'aujourd'hui, place devant le machinisme anglo-americain, est plus depourvu encore que son confrere, "l'habitant" de la Province de Quebec. La moissonneuse, que les Anglais appelle thresher, est pour les Acadiens le dachere, faute de terme fran9ais approprie », Massignon, p. 749); de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

50.

wildcat [wa'lkat] n. m. Espece de lynx (Lynx rufus). - Raton laveur. 1885.

14

PPQ, q. 1583 et

Le genre n'est pas precise. Le masculin est donne d'aprös BPFC (vol. 6, no 1, septembre 1907, p. 18), GPFC, Bdisle 1957, et Dulong (1961 : 40); le genre n'est cependant pas precis^ dans le PPQ.

200

Claude Verreault & Thomas Lavoie

Atteste depuis 1970 (d'aprös PPQ); de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986). b) Anglicismes releves exclusivement ou principalement en Acadie et en Ontario 51.

burdock [bceRdok] η.15 Bardane ; capitule de la bardane. -> PPQ, q. 1033 (pour les autres termes designant la bardane dans les parlers fransais de l'Est du Canada, cf. Verreault et Lavoie, 1996 : 427-432). Atteste une l re fois dans un manuel d'agriculture publie ä la fin du xixc siäcle (« On ne doit pas non plus jamais laisser monter ä graine ces abominables pieds de bardanes (toques, rapaces ou burdocks) dont les feuilles ressemblent ä Celles de la rhubarbe », Pouliot, 1891 : 92); de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

52.

draft [dRaf(f)] n. f. Tirage d'une cheminee. -> PPQ, q. 86. Attesti depuis Jutras (1912 : 181) ; de l'anglais (OED 1989, sous draught; Webster 1986).

53.

horseradish [hoRSRadiJ] η. m. Raifort. -»•PPQ, q. 1041. Attest^ depuis 1877 (« en epluchant [...] du raifort (horse radish) pour son souper », Le Nouvelliste, 4 mai, p. 4), le mot semble avoir connu une certaine vitalite au Quebec dans le premier tiers du xx° sifecle, du moins dans la langue commerciale (cf. BPFC, vol. 12, n° 5, janvier 1914, p. 204); de l'anglais (OED 1989, sous horse-radish ; Webster 1986).

54.

leapfrog [lipfRog] n.16 Nom donne au jeu de saute-mouton. -"-PPQ, q. 2033. Atteste depuis 1973 (d'apres PPQ) ; de l'anglais (OED 1989, sous leap-frog; Webster 1986).

55.

manure-spreader [manjuRspRedceR] n. m. Epandeur de furnier. PPQ, q. 755. Attest^ depuis 1972 (d'apres PPQ); de l'anglais (OED 1989, sous manure).

56.

poison ivy [poesonajvsRe] n. f. Plante nord-am6ricaine mieux connue sous le nom de herbe ä puce. PPQ, q. 1032. Atteste depuis 1973 (d'apres PPQ); de l'anglais (OED 1989, sous poison ; Webster 1986). ringner [Ripe] v. tr. Installer un anneau au museau d'un pore, d'un bceuf. -»-PPQ, q. 482x et 544. Atteste depuis la fin des annees 1960 (dans une etude consacree au frangais parle dans le Sud-Ouest ontarien : « rigner "anneler les pores" », Almazän, 1968 : 1448); de l'anglais to ring (OED 1989 ; Webster 1986).

57.

c) Anglicismes releves exclusivement ou principalement en Acadie, en Ontario et dans I'Ouest du Quebec 58. bagpipe [bagpa3p] n.17 Cornemuse. -> PPQ, q. 2058.

15 16 17

Le genre n'est pas precis6. Le genre n'est pas pr6cis6. Le genre n'est pas prdcisi.

Les anglicismes lexicaux dans les parlcrs ruraux de l'Est du Canada

201

Atteste d'abord dans Rinfret (1896) puis dans quelques autres sources, generalement pour £tre denonce, le mot a sans doute connu un certain usage au Quebec ä la fin du xixe siecle et au debut du xx c ; de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986). 59.

bank [bek] ou [bek], plus rarement [bäk] ou [bok] (d'ou, parfois, la graphie banque) n. f. Berge, rive. -> PPQ, q. 1316, 1316x, 1352, 1353x et 1367A. Atteste depuis 1904 (« banque "berge d'une riviere" », BPFC, vol. 3, n° 2, octobre, p. 61); de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986). La prononciation que le mot connait ainsi que l'aire geographique qu'il occupe (et qui est du reste comparable ä celle qu'il occupait au ddbut du xx" siecle, FSPFC) permettent d'ecarter la these d'une origine dialectale, avancee notamment dans le GPFC (sous banque)18.

60.

binder [bajndceR] n. m. Moissonneuse-lieuse. -> PPQ, q. 806x, 827x, 839x, 843x et 853B. Atteste depuis le demier tiers du xixe Steele (« corde de Bainder », d'apräs Lafleur, 1973 : 213); de l'anglais nord-americain (OED 1989 ; Webster 1986 ; DHFQ).

61.

blue jay [bludje] n. m. Espece nord-americaine de geai, mieux connue sous le nom de geai bleu. PPQ, q. 1524 Attest depuis 1953 (d'apres Hull, 1955 : 128); de l'anglais (OED 1989, sous jay ; Webster 1986). breeching [bRitjin] n. f. Avaloire. - Croupiere. -»· PPQ, q. 440 et 442. Atteste depuis 1971 (d'apres PPQ) ; de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

62. 63.

bug [bog] n. m. (Parfois dans bug ά patates) Doryphore. PPQ, q. 1577. Atteste depuis 1971 (d'apres PPQ) ; de l'anglais (OED 1989, qui precise que cet emploi est aujourd'hui dialectal ou caracteristique de l'anglais americain ; Webster 1986).

64.

bull [bul] n. m. Taureau. Jeune, petit bull: bouvillon. -»• PPQ, q. 474, 480 et 499x. Atteste depuis 1970 (d'apres PPQ) ; de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

65.

chickadee [tfikad (z) i] n. m. Mesange, en particulier mesange ä tete noire. PPQ, q. 1527. Atteste depuis le milieu du xx° siecle (d'abord sous la forme tchic-a-di: « tchic-a-di est le nom de la Mesange ä t6te noire, Parus atricapillus pour certaines gens de la region de Quebec », Cayouette, 1951 : 136) ; de l'anglais (OED 1989, qui donne le mot comme nord-americain ; Webster 1986).

66.

dipper (1) [dzipoeR] (d'oü la graphie dippeur dans certains glossaires) n. m. Petit recipient muni d'un long manche, utilise pour puiser, transvaser, remuer des liquides ou des substances peu consistantes. ->PPQ, q. 41x, 149, 156A, 158, 164, 168, 339, 980s, 982B et 990 ; Lavoie, q. 2113. Atteste depuis Gingras (1880) qui precise que le « nom fran^ais » de ce recipient « semble n'Stre connu que d'un petit nombre », le mot vient de l'anglais (OED 1989, qui indique qu'il s'agit d'un mot qui est usite surtout aux Etats-Unis ; Webster 1986).

Pour d'autres donnccs dialcctales complementaires ä celles fournies par le GPFC, cf. FEW 15/1, 61a et 61 b, *bank-.

202

Claude Verreault & Thomas Lavoie

67.

dipper (2) [dzipoeR] (d'oü la graphie dippeur dans certains glossaries) η. m. (Parfois dans grand ou gros dipper) Grande Ourse. - Petit dipper : Petite Ourse. PPQ, q. 1151 et 1152 ; Lavoie, q. 54. Attest6 depuis 1970 (d'apres PPQ); de l'anglais americain (OED 1989).

68.

gangway [gajiwe] ou [ganwe] n. m. Passerelle incline permettant aux voitures d'acceder au fenil d'une grange, ä l'etage d'un bätiment de ferme. -> PPQ, q. 369, 53lx et 2310 ; Lavoie, q. 1244. Attest^ depuis Gardette (1954 : 94), cet emploi n'a pas ete releve comme tel en anglais ; il decoule de gangway « passerelle permettant d'acceder ä un navire », bien at teste au Quebec depuis Gingras (1860) et lui-meme venu de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

69.

horsehoe [(h)ORSo] ou [hORshu] n. m. Appareil aratoire equipe de disques, de pointes ou de socs, utilise pour sarcler, pour butter ou pour semer. -> PPQ, q. 734x, 735, 756B et 787. Atteste depuis 1970 (d'apres PPQ) ; de l'anglais (OED 1989, sous horse-hoe; Webster 1986). middling [medlin] ou [medliji] n. m. Farine grossiere, qui n'est pas de la meilleure qualite. PPQ, q. 551 χ et 875B. Atteste depuis 1863 (« midlings », Le Journal de Quebec, 8 janvier, p. 11); de l'anglais (OED 1989, qui precise que le mot est employe au pluriel dans ce sens ; Webster 1986, qui indique que le mot peut aussi s'employer au singulier).

70.

71.

72.

73.

74.

moonshine [munjen] ou [munJä E n] n. m. Alcool de contrebande, souvent frelate. -•PPQ, q. 253. Attest^ depuis 1929 (« seul hotel [...] - pas de moonshine - on ne vous emplit pas comme ä [l'hötel de] gauche », Le Goglu, 29 aoflt, p. 3) ; de l'anglais nord-am6ricain (OED 1989 ; CED 1988 ; Webster 1986). morning-glory [moRHijigbRe] ou [moRnijigloRe] n. f. Liseron. -* PPQ, q. 942. Atteste depuis le milieu du xx° siecle (dans une reclame publicitaire accompagnant un episode d'un feuilleton radiophonique : « Voici les six varietes de fleurs que vous pouvez obtenir : de riches Soucis rouges, des Morning glories [sic] », J. Laforest, Pierrot Latulipe, 8 avril 1946, p. 11-12, cf. Page et autres, 1975 : 345); de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986, sous morning glory). pitman [pikman] ou [pitman] n. m. Bielle qui communique le mouvement ä la faux de la faucheuse mecanique. - > PPQ, q. 807. Attests depuis 1969 (d'apres PPQ) ; de l'anglais (OED 1989, qui precise qu'il s'agit d'un mot qui est en usage surtout au Etats-Unis ; Webster 1986). porridge [p0Rid3] n. m. Syn. de burgoo (cf. ci-dessus, n° 26). -> PPQ, q. 202 ; Lavoie, q. 2156. Atteste depuis 1893 (« Dites-donc, qu'est-ce que vous donniez, regle generale, aux patients pour le repas du matin ? - Du porridge, c'est-ä-dire du gruau, du pain et du beurre », ANQQ, Cour d'appel, cause n° 32, factum de l'appelant, p. 7), le mot semble

Les anglicismes lexicaux dans les parlers ruraux de l'Est du Canada

203

avoir connu un certain usage au Qu6bec jusque dans le premier tiers du xx' siecle, ce qui explique sans doute qu'il y ait encore ete releve dans les regions du Centre-Ouest et du Lac-Saint-Jean dans le courant des annees 1970 ; de l'anglais (OED, 1989; Webster 1986). 75.

punk [pök], plus rarement [ponk] n. f. Champignon, excroissance ligneuse qui se developpe sur certains arbres. -»· PPQ, q. 1261 A, 1262 et 1269x. Atteste depuis 1970 (d'apres le PPQ); de l'anglais (OED 1989, qui precise qu'il s'agit d'un mot usite surtout aux Etats-Unis).

76.

running-shoe [Ronipju(z)] n. m. Chaussure de sport lacee, en toile, basse ou moulant la cheville, ä semeile et rebords de caoutchouc. - > PPQ, q. 1936 ; Lavoie, q. 2267. Atteste depuis le debut du xxe siecle (sous la forme running-shoes, Blanchard, 1914); de l'anglais (OED 1989, sous running ; Webster 1986 ; Mercier, 1981 : 127).

77.

scraper [skRepceR] n. m. Engin hippomobile ou automobile destine au nivellement, ä l'entretien des chemins. -> PPQ, q. 1022x, 1062, 1076A, 1079s et 2310 ; Lavoie, q. 191. Atteste depuis 1879 (« Quand j'y allais avec ma jument pour ouvrir le che min avec un scraper, je chargeais dix cents de l'heure », ANQQ, Cour d'appel, cause n° 6, factum de Γ appelant, p. 24); de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

78.

spring [spRiji] n. m. ou f. Source d'eau. -+PPQ, q. 33x et 1349. Atteste depuis Blanchard (1914) ; de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

79.

stud [stod] n. m. fitalon. PPQ, q. 401. Atteste depuis Chapais (1914 : 620), qui le donne comme acadien ; de l'anglais (OED 1989, qui le donne comme americain ; Webster 1986).

80.

supawn fsupan] (d'oü la graphie soupane, qui domine nettement dans les glossaires et danr, la documentation disponible au FTLFQ) ou, moins couramment, [supan] n. f. Synonyme de burgoo (cf. ci dessus, nu 26). -+ PPQ, q. 202 et 875x ; Lavoie, q. 2156. Atteste depuis 1845 (dejä sous la forme soupane : « nous fimes des cuilleres ou palettes qui nous servirent ä manger notre soupane (bouillie d'avoine) », Ducharme, 1968 : 10) ; de l'anglais nord-americain (OED 1989, qui fait remonter le mot au natick, dialecte amerindien compos£ d'un melange d'anglais et d'algonquien ; Webster 1986, qui precise que le mot est usite surtout en Nouvelle-Angleterre ; DHFQ, sous soupane).

81.

twister [twistaR] n. m. Tord-nez. -* PPQ, q. 426. Atteste depuis 1970 (d'apres PPQ ; dejä en 1969, mais avec le sens de « instrument pour tordre le fil de fer », cf Auger, 1973 : 582); de l'anglais americain (OED 1989, qui atteste cet emploi seulement depuis 1940).

82.

windbreaker [wm(d)bRekceR] n. m. Blouson leger qui offre une protection contre le temps frais ou venteux. -»· PPQ, q. 1923 et 1924x ; Lavoie, q. 2571. Atteste depuis 1930 (« paletots, windbreakers, vestes en cuir », Le Soleil, 4 janvier, p. 21), le mot est bien atteste dans les joumaux de differentes regions du Quebec jusque dans les annees 1960, ce qui donne ä penser que son aire d'extension devait alors etre davantage etendue ; de l'anglais (OED 1989, sous wind, qui precise que cet emploi a cours surtout aux Etats-Unis ; Webster 1986, sous Windbreaker).

204

Claude Verreault & Thomas Lavoie

d) Anglicisme releve principalement en Ontario et dans l'Ouest du Quebec 83.

alley [ale] η. f. Bille, grosse bille generalement faite de verre translucide. Jouer aux alleys. PPQ, q. 2043 et 2043x ; Lavoie, q. 2998. Atteste depuis 1880 (avec le genre masculin : « II avait fait une razzia de tous les alles et des marbres en verre de ses compagnons », Le Vrai Canard, 13 novembre, p. 2), le mot presentait une distribution geographique comparable au debut du xx e siecle (Merrier, 1992 : 664); de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

e) Anglicismes releves exclusivement ou principalement en Acadie et dans l'ouest du Quebec 84.

reaper [RipceR] ou [Rip0R] n. m. Moissonneuse. -+ PPQ, q. 853A. Attesti depuis 1971 (d'apres PPQ) ; de l'anglais (OED 1989 ; Webster 1986).

85.

rowlock [Robk] n. f. Tolet.

PPQ, q. 1379.

Atteste depuis 1970 (d'apres PPQ) ; de l'anglais (OED 1989 ; CED 1988, qui precise qu'au Canada et aux Etats-Unis on recourt plutöt ä oarlock). f ) Anglicismes releves exclusivement ou principalement dans certaines regions du Quebec 86.

jumper [djömpceR] n. m. Sorte de traineau d'enfant compose de deux skis arriere surmontes d'un siege et d'un ski avant que Γοη dirige au moyen d'un guidon. PPQ, q. 1104. Atteste depuis 1970 (d'apres PPQ) ; de l'anglais nord-americain (OED 1989 ; Webster 1986).

87.

marl [maRl] n. m.19 Bille. -+ PPQ, q. 2043 ; Lavoie, q. 2998. Atteste depuis 1915 (BPFC, vol. 14, n° 4, decembre, p. 182) ; de l'anglais (OED 1989, qui qualifie cet emploi de dialectal; Webster 1986).

88.

sneak [snik(s)] n. m. Synonyme de running-shoe q. 1936 ; Lavoie, q. 2667.

(cf. ci-dessus, n° 76).

• PPQ,

Atteste depuis 1920 (sous la forme snique, dans le livre de comptes d'un marchand general du Bas-Saint-Laurent, d'apres FTLFQ) ; de l'anglais (OED 1989, qui qualifie cet emploi d'argotique ; Webster 1986 ; Mercier, 1981 : 132-133). 89.

speeder [spidoeR] n. m. Sorte de traineau leger. • PPQ, q. 1101B. Atteste depuis 1923 (« Cutter (speeder), berlot-carriole », Le Soleil, 2 janvier, p. 10, annonce) ; de l'anglais canadien (DCEHP, qui le donne comme terme d'histoire et qui l'atteste seulement depuis 1912).

Le masculin est donni d'aprös la documentation disponible au FTLFQ ; le genre n'est cependant pas prdcisi dans le PPQ.

Les anglicismes lexicaux dans les parlers ruraux de l'Est du Canada

205

Annexe 3 N o m b r e d ' a n g l i c i s m e s regionaux releves dans chaque point d'enquete du P P Q

Quebec. -

Cote-Nord.

1 : 1 2 / 6 4 ( 1 9 % ) ; 2 : 7 / 6 4 ( 1 1 % ) ; 3 : 3 / 6 4 ( 5 %) ; 4 : 5 / 6 4 (8 % ) ; 5 :

1 / 6 4 ( 2 % ) ; 6 : 8 / 6 4 ( 1 3 %) ; 7 : 2 / 6 4 ( 3 %) ; 8 : 2 / 6 4 ( 3 %) ; 9 : 2 / 6 4 (3 % ) ; 1 4 6 : 3 / 6 4 (5 %).

- Saguenay-Lac-Saint-Jean. 10 : 6/64 (9 %); 11 : 2/64 (3 %); 12 : 1/64 (2 %) ; 13 : 0/64 (0 %); 14 : 1/64 (2 %); 15 : 0/64 (0 %); 16 : 2/64 (3 %); 17 : 3/64 (5 %). - Charlevoix. 18 : 2 / 6 4 ( 3 % ) ; 1 9 : 0 / 6 4 ( 0 % ) ; 2 0 : 2 / 6 4 ( 3 %). - R e g i o n de Quebec. 2 2 : 0 / 6 4 ( 0 % ) ; 2 3 : 2 / 6 4 ( 3 % ) ; 2 4 : 1 / 6 4 ( 2 %) ; 2 5 : 1 / 6 4 ( 2 %) ; 2 6 : 3 / 6 4 ( 5 % ) ; 2 7 : 2 / 6 4 ( 3 % ) ; 2 9 : 5 / 6 4 (8 %). -

Mauricie. 28 : 7/64 (11 %); 30 : 6/64 (9 %); 31 : 13/64 (20 %); 32 : 2/64 (3 %); 33 : 1/64 ( 2 % ; e n q u e t e i n c o m p l f c t e ) ; 3 4 : 9 / 6 4 ( 1 4 % ) ; 3 5 : 3 / 6 4 ( 5 %). - Lanaudiere. 3 6 : 3 / 6 4 (5 % ) ; 3 7 : 4 / 6 4 ( 6 % ) ; 3 8 : 7 / 6 4 (11 % ) ; 3 9 : 5 / 6 4 (8 % ) ; 4 0 : 3 / 6 4 ( 5 % ) ; 4 1 : 6 / 6 4 ( 9 % ) ;

42 : 13/64 (20 %); 43 : 4/64 (6 %); 49 : 13/64 (20 %); 50 : 11/64 (17 %). - Laurentides. 46 : 6 / 6 4 ( 9 %) ; 4 7 : 8 / 6 4 ( 1 3 % ) ; 4 8 : 1 7 / 6 4 ( 2 7 % ) ; 51 : 5 / 6 4 (8 % ) ; 5 2 : 1 4 / 6 4 ( 2 2 %) ; 5 8 :

16/64 (25 %). - Outaouais. 54 : 19/64 (30 %); 55 : 8/64 (13 %); 56 : 9/64 (14 %); 57 : 17/64 (27 %); 59 : 7/64 (11 %); 60 : 19/64 (30 %); 61 : 19/64 (30 %); 62 : 8/64 (13 %).-AbitibiTemiscamingue et Nord quebecois. 63 : 19/64 (30 %); 64 : 10/64 (16 %); 65 : 4/64 (6 %) ; 6 6 : 1 7 / 6 4 ( 2 7 % ) ; 6 7 : 6 / 6 4 ( 9 % ) ; 6 8 : 1 3 / 6 4 ( 2 0 %) ; 6 9 : 2 / 6 4 ( 3 % ) ; 7 0 : 1 5 / 6 4 ( 2 3 % ) ;

71 : 2/64 (3 %) ; 72 : 3/64 (5 %) ; 73 : 8/64 (13 %). - Montreal et Monteregie. 45 : 4/64 ( 6 % ) ; 7 4 : 1 3 / 6 4 ( 2 0 % ) ; 7 5 : 3 / 6 4 (5 % ) ; 7 6 : 2 4 / 6 4 ( 3 8 % ) ; 7 7 : 1 3 / 6 4 ( 2 0 %) ; 7 8 : 6 / 6 4 ( 9 %) ; 7 9 : 9 / 6 4 ( 1 4 % ) ; 8 0 : 1 5 / 6 4 ( 2 3 % ) ; 8 1 : 1 9 / 6 4 ( 3 0 % ) ; 8 2 : 1 7 / 6 4 ( 2 7 % ) ; 8 3 : 1 4 / 6 4 ( 2 2 % ) ; 8 4 : 9 / 6 4 ( 1 4 % ) ; 8 5 : 1 3 / 6 4 ( 2 0 % ) ; 8 6 : 6 / 6 4 ( 9 % ) ; 8 7 : 7 / 6 4 (11 %) ; 8 8 :

12/64 (19 %); 89 : 3/64 (5 %). - Bois-Francs. 90 : 6/64 (9 %); 91 : 11/64 (17 %); 92 : 16/64 ( 2 5 %) ; 9 9 : 5 / 6 4 ( 8 % ) ; 1 0 0 : 3 / 6 4 (5 % ) ; 101 : 9 / 6 4 ( 1 4 % ) ; 1 0 2 : 2 / 6 4 ( 3 %) ; 1 0 3 : 8 / 6 4

(13 %) ; 104 : 9/64 (14 %); 115 : 6/64 (9 %). - Estrie. 93 : 15/64 (23 %); 94 : 14/64 (22 %); 9 5 : 6 / 6 4 ( 9 %) ; 9 6 : 1 0 / 6 4 ( 1 6 %) ; 9 7 : 1 4 / 6 4 ( 2 2 %) ; 9 8 : 7 / 6 4 ( 1 1 %) ; 1 0 5 : 6 / 6 4 ( 9 %) ;

106 : 7/64 (11 %) ; 107 : 5/64 (8 %) ; 108 : 4/64 (6 %) ; 109 : 6/64 (9 %). - Beauce, Chaudiere-Appalaches. 110 : 0/64 (0 %) ; 111 : 4/64 (6 %) ; 112 : 2/64 (3 %) ; 113 : 4/64 ( 6 %) ; 1 1 4 : 7 / 6 4 (11 %) ; 1 1 5 : 6 / 6 4 ( 9 %) ; 116 : 1 / 6 4 ( 2 %) ; 117 : 2 / 6 4 ( 3 %) ; 1 1 8 : 2 / 6 4 ( 3 % ) ; 1 1 9 : 1 / 6 4 ( 2 % ) ; 1 2 0 : 1 / 6 4 ( 2 % ) ; 121 : 2 / 6 4 ( 3 %) ; 1 2 2 : 4 / 6 4 ( 6 %) ; 1 2 3 : 1 / 6 4

(2 %); 124 : 1/64 (2 %); 125 : 3/64 (5 %) ; 126 : 0/64 (0 %) ; 127 : 2/64 (3 %). - Bas-SaintLaurent. 128 : 1/64 (2 %) ; 129 : 8/64 (13 %); 130 : 5/64 (8 %); 131 : 3/64 (5 %) ; 132 : 2/64 ( 3 %) ; 1 3 3 : 4 / 6 4 ( 6 %) ; 1 3 4 : 1 / 6 4 ( 2 %) ; 135 : 0 / 6 4 ( 0 %) ; 1 3 6 : 3 / 6 4 ( 5 %) ; 1 3 7 : 1 / 6 4 ( 2 % ) ; 1 3 8 : 0 / 6 4 ( 0 % ) ; 1 3 9 : 0 / 6 4 ( 0 %) ; 1 4 0 : 6 / 6 4 ( 9 %) ; 141 : 0 / 6 4 ( 0 % ) ; 1 4 2 : 1 / 6 4

(2 %). - Gaspesie et ties de la Madeleine. 143 : 0/64 (0 %) ; 144 : 3/64 (5 %) ; 145 : 2/64 ( 3 %) ; 1 4 7 : 2 / 6 4 ( 3 %) ; 1 4 8 : 7 / 6 4 (11 %) ; 1 4 9 : 4 / 6 4 ( 6 %) ; 1 5 0 : 1 4 / 6 4 ( 2 2 %) ; 151 : 5 / 6 4 ( 8 % ) ; 1 5 2 : 1 0 / 6 4 ( 1 6 % ) ; 1 5 3 : 6 / 6 4 ( 9 % ) ; 1 5 4 : 4 / 6 4 ( 6 % ) ; 1 5 5 : 7 / 6 4 ( 1 1 %).

Nord-Ouest du Nouveau-Brunswick. 156 : 1 0 / 6 4 ( 1 6 %). - Nord-Est du Nouveau-Brunswick. 1 5 7 : 3 5 / 6 4 ( 5 5 % ) ; 1 5 8 : 2 4 / 6 4 ( 3 8 %). Sud-Est du Nouveau-Brunswick. 1 5 9 : 2 0 / 6 4 ( 3 1 % ) ; 1 6 0 : 2 8 / 6 4 ( 4 4 %). - Ile-du-Prince-Edouard. 161 : 4 1 / 6 4 ( 6 4 %). lie du Cap-Breton. 1 6 2 : 1 4 / 6 4 ( 2 2 % ) ; 1 6 3 : 4 0 / 6 4 ( 6 3 %). - Sud-Ouest de la Nouvelletcosse. 1 6 4 : 2 3 / 6 4 ( 3 6 %). Maritimes. -

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Claude Verreault & Thomas Lavoie

Ontario. - Est. 165 : 11/64 (17 %); 166 : 8/64 (13 %). - Centre. 167 : 13/64 (20 %). Sud-Ouest. 168 : 36/64 (56 %). - Nord-Est. 169 : 9/64 (14 %); 170 : 17/64 (27 %) ; 171 : 10/64 (16 %); 172 : 15/64 (23 %).

Helene Cajolet-Lagantere & Pierre Martel & Michel Theoret Universite de Sherbrooke

Des emprunts ä 1'anglais differents des deux cötes de Γ Atiantique Que ce soit au Quebec ou dans n'importe quel pays de la francophonie, ['influence et la pression de l'anglais sur la langue franfaise sont tr£s importantes. Particulierement au Quebec, les emprunts ä l'anglais sont perijus d'une maniere pejorative, comme des mots ä 6viter, des mots qui marquent le caractere regional de notre fran^ais. Meme si les Quebecois et Quebecoises les utilisent dans la langue familiäre et quotidienne, ils cherchent ä s'en debarrasser ä un niveau plus soutenu. Ä preuve, nous avons balaye un sous-ensemble de la Banque de donnees textuelles de 1'Universite de Sherbrooke, (BDTS), soit 250 000 mots tires de textes de l'Administration publique quebecoise, des textes done relativement soignes (extraits de textes de loi, de conventions collectives, de rapports d'organismes, de procedures administratives, de debats ä l'Assemblee nationale et autres) ä Γ aide d'une liste informatisee de quelque 1800 emprunts lexicaux ou anglicismes de forme (des mots simples de forme anglaise) et nous en avons trouve moins d'une vingtaine, tels chum, fun, input, safety, etc. En outre, leur friquence ne depasse pas cinq occurrences et ils se retrouvent le plus souvent dans des textes refletant la langue parl£e (debats de l'Assemblee nationale, discussions devant le Bureau d'audience publique du Quebec). Cela confirme le constat general que nous venons d'enoncer. Par ailleurs, on le sait, la notion m^me d'anglicisme est ambigue : malgre les nombreuses Etudes consacr£es ä ce sujet par differents chercheurs et chercheuses ä travers la francophonie, la notion est encore tres floue : II n'est pas facile de parier concretcment de l'anglicisme dans la mcsure ou le concept n'est pas clairement d£fini. En effet, comment comparer et comptabiliser lesanglicismes si on n'est pas d'accord sur ce que le terme recouvre ? (Humbley 1994, 46).

De plus, il ressort de ces Etudes plusieurs particularites sociolinguistiques d'une soci£te ä l'autre, et d'une 6poque ä l'autre ; aussi, on ne peut etudier le phenomene de la m6me fa^on en France et au Quebec : II n'en reste pas moins que la situation des francophones quebecois etant fort diffirente de cellc des Fran9ais, il est normal que des ajustcments s'imposent ä la methode lexicographique, notamment en ce qui a trait aux anglicismes dont la valeur symbolique dans les deux communaut£s est presque diametralement opposie (Poirier 1994, 241).

De toute evidence, les anglicismes, et le jugement que nous portons sur ces derniers, ne sont pas les memes de part et d'autre de l'Atlantique. En France, on subit visiblement une influen-

208

Ηέΐέηε Cajolet-Laganifere & Pierre Martel & Michel Theoret

ce de la civilisation americaine, et l'emprunt est souvent consciemment accepte, tandis qu'au Quebec, il s'agit d'une presence envahissante de la civilisation anglo-americaine qui nous impose en quelque sorte un certain nombre de mots. En outre, bon nombre d'anglicismes employes au Quebec ne le sont pas en France, et vice versa ; les Qu£becois ont fait des choix, les Fran5ais en ont fait d'autres. En effet, on emploie de ίβςοη generale en France les mots ferry-boat, sponsor, sponsoriser, stick, escalator, green (au golf), free-lance et autres, alors qu'au Quibec, on utilise plutot, du moins en langue soutenue, traversier, commanditaire, commanditer ou parrainer, baton desodorisant, escalier mobile, vert (au golf), pigiste, etc. Toutefois, il est trfes difficile de parier de la situation des anglicismes au Qu6bec et en France parce qu'on ne dispose pas d'etudes globales aux plans statistique et sociolinguistique pour demontrer clairement l'ampleur et les formes concretes de cette mode en France et l'importance de ce phenomene au Quebec. Nous croyons de plus qu'une quantite non negligeable de ces anglicismes sont ephemeres et qu'ils tendent ä disparaitre, ou diminuent significativement de frequence apres quelques annees d'existence, tels disco, punk, hippie, beatnik et autres). Dans le cadre des travaux du Centre d'analyse et de traitement informatique du fra^ais queb£cois (CATIFQ) de l'Universite de Sherbrooke, une equipe de chercheurs et de chercheuses s'interesse plus particulierement aux emprunts ä 1'anglais, notamment ä ceux dont l'emploi est critique parce que considere comme abusif ou inutile. L'objectif de ces travaux est d'analyser, d'une part, la frequence de ces anglicismes, et plus particulierement leur frequence relative selon les types de discours, et d'autre part, leur contexte d'emploi, le tout devant servir de base ä la description predictionnairique de cette tranche particulierement sensible du vocabulaire quebecois. Pour y arriver, nous avons 61abore un dictionnaire electronique des emprunts ä Γ anglais ä la suite du depouillement des diverses sources quebecoises renfermant ce type d'informations. II s'agit des chroniques et repertoires publies par l'Office de la langue fransaise, des deux premieres editions des Anglicismes au Quebec de Gilles Colpron, du Multidictionnaire de Marie-Eva De Villers, du Dictionnaire des canadianismes de Gaston Dulong, et enfin, de la liste des anglicismes colliges dans le corpus oral de Sherbrooke (Beauchemin, Martel et Theoret : 1992). Le dictionnaire electronique contient 4227 vocables ainsi que toutes les formes (10 682) sous lesquelles ces vocables peuvent etre rencontres. Les anglicismes ont en outre etέ codifies selon six cat6gories ; toutefois, dans le cadre de cet expose, nous nous interesserons essentiellement ä l'une de ces categories, soit les mots simples de type « emprunt de sens » {pamphlet, au sens de brochure publicitaire, versatile, au sens de polyvalent, qui possöde des talents varies, etc.). Les typologies actuelles, par manque de consensus terminologique, proposent, selon le cas, caiques, faux-amis, anglicismes semantiques, emprunts de sens. Pour uniformiser notre presentation, nous utiliserons le mot emprunt de sens. II importe en outre de preciser que, ä cette premiere etape du travail, le depouillement des sources a ete fait systematiquement, sans done remettre en cause l'etiquette « anglicisme », « emprunt de sens », ou autre, apposee par les auteurs, ayant decide de reporter cette verification ä une etape ulterieure.

Des emprunts ä l'anglais diffirents des deux cotds de l'Atlantique

209

Nous nous sonimes penches sur cette categorie, car les emprunts de sens presentent au Quebec un interet particulier : ce sont des elements regulierement critiques par les reviseurs, editeurs et autres specialistes de la langue ; ils sont inseres dans les textes par les redacteurs le plus souvent d'une πωηϊέΓε inconsciente . Contrairement ä 1'insertion de mots de forme anglaise notes au debut du texte, les emprunts de sens sont relativement frequents dans les textes quebecois et ne sont generalement pas recenses par les dictionnaires du framjais, ce qui nous amfene ä penser qu'il s'agit lä d'une particularite lexicale de l'usage quebecois par rapport ä l'usage fran§ais. On l'a dit precedemment, les Quebecois, pour se defendre de l'anglais, ont tendance, notamment en langue soutenue, ä traduire les mots d'apparence anglaise. II en va autrement pour les emprunts de sens, oü l'apparence fran9aise des mots ne provoque pas chez eux la meme reaction. Or le contact des deux langues est constant au Quebec, et la traduction est omnipresente (textes de lois, de reglements et autres documents administratifs, publicite, sources d'information des joumaux provenant principalement d'agences de presse anglosaxonnes, etc.)· L'etude menee par Genevieve Mareschal, dans le cadre de sa these de doctorat ä 1'Uni versite d Ottawa (1989), va dans le meme sens. Selon les resultats de son etude, les emprunts de sens sont plus nombreux au Quebec que dans les autres pays de la francophonie : de fait, 64 % des anglicismes qu'elle a releves (soit 121 sur 189) sont des emprunts de sens ; eile note de plus que 89 d'entre eux sont exclusifs au Quebec, soit 68 % de son echantillonnage.

1.

Un mot sur la methodologie

Le depouillement des sources presentees ci-dessus nous a permis de lister 2091 emprunts de sens (formes) regroupes sous 758 vocables. De ces 758 emprunts de sens, nous en avons analyse une centaine d'une maniere detaillee. Disons que l'etude de quelque 250 autres est ä peu pres terminee et que nous esperons completer l'etude de cette categorie dans les mois qui suivront. Pour chacun des 100 emprunts de sens retenus, nous avons precede ä un recensement exhaustif de tous les sens, sous-sens, y compris les sens critiques repertories par cinq dictionnaires usuels du fran9ais et huit dictionnaires ou repertoires d'anglicismes quebecois (l'annexe 1 presente les ouvrages depouilles). A 1'aide d'une fiche standardisee, nous avons collige l'ensemble des informations contenues dans les divers ouvrages de reference. Aux 100 emprunts de sens retenus aux fins de notre analyse sont associes 160 sens critiques. Par ailleurs, nous avons verifie la frequence de ces 160 sens critiques dans un grand sousensemble de la Banque de donnees textuelles de Sherbrooke : ce sous-ensemble etait compose de 5 000 000 de mots tires de la langue orale et ecrite (textes litteraires, journalistiques, administratifs, et autres). Nous voulions une selection de textes refletant des discours varies et de registres de langue differents. L'analyse de chacun des contextes nous a permis de voir si les sens releves dans la BDTS correspondaient aux sens et sous-sens r6pertori6s dans les dictionnaires. Nous voulions verifier egalement si les sens critiques repertories dans les dictionnaires de difficultds et

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Ηέΐέηε Cajolet-Laganiäre & Pierre Martel & Michel Thioret

repertoires d'anglicismes quebdcois se retrouvaient effectivement dans les contextes de la BDTS et si les dictionnaires usuels, tant franijais que quebecois, en faisaient mention.

2.

Resultats obtenus

La verification de la presence des 160 sens critiques dans les 13 dictionnaires et repertoires selectionn6s revile ce qui suit: dans les deux dictionnaires usuels fran9ais, seulement 12 des 160 sens ont έΐέ retrooves, dont deux sens seulement sont critiques dans le NPR ; il s'agit de challenge au sens de epreuve sportive ; notons que ce sens n'est critique dans aucun ouvrage qu6b6cois ; et de breuvage au sens de boisson non alcoolisee, boisson que I 'on boit (dans le cas de breuvage, le NPR indique anglicisme conserve au Canada). Dans les dictionnaires usuels quebecois, 58 sur 160 sens ont ete retrouves, critiques ou non, et seulement quatre sens critiques sont communs aux trois ouvrages. Les donnees varient sensiblement entre les trois dictionnaires ; cela est dü notamment ä la politique editoriale de ces ouvrages. Par exemple, le DFP ne marque pas les anglicismes, il utilise plutöt une marque etymologique placee ä la fin de l'article (l'Annexe 2 präsente le detail de ces informations). Evidemment, les sens critiques se retrouvent d'une manifere beaucoup plus importante dans les huit repertoires d'anglicismes quebecois, particuli£rement dans les deux editions du Dictionnaire d'anglicismes de Gilles Colpron, dont c'est l'objectif premier, comme son nom l'indique d'ailleurs. Neanmoins, il est interessant de noter qu'aucun emploi critique n'est present dans tous les ouvrages et que pres de 40 % des 160 emprunts de sens ä l'etude ne sont critiques que dans un seul ouvrage. Une tres faible proportion de la nomenclature des emprunts de sens est done commune ä ces differents ouvrages. Nous nous sommes attardes aux emprunts de sens les plus frequemment critiques au Quebec, c'est-ä-dire ceux qui sont repertories comme emplois critiques par le plus grand nombre de sources depouiliees. Nous avons en outre mis ces donnees en correlation avec leur frequence d'emploi dans la BDTS. Le tableau qui suit comprend les emprunts de sens critiques dans cinq sources et plus sur les 13 sources depouiliees, auxquels nous avons ajoute la frequence d'emploi dans la BDTS. Emprunts de sens critiques bien venue (je vous en prie) agenda (ordre du jour, programme) cam£ra (appareil photo) tuile (carreau servant ä couvrir) voOle {chambre forte) breuvage (boisson non alcoolisee) ticket (contravention) figurer (prevoir) figurer (imaginer, penser) incidemment (ά propos, a ce sujet) balance (ce qui reste de) cirer (farter)

Presents dans X sources 9 9 9 9

Frequence dans la BDTS 0 sur 29 contextes 5 sur 36 contextes 4 sur 32 contextes 12 sur 34 contextes 0 sur 22 contextes 14 sur 18 context es 2 sur 24 contextes 0 sur 186 contextes 3 sur 186 contextes 9 sur 14 contextes 14 sur 63 contextes 1 sur 8 contextes

Des emprunts ä Γ anglais diffirents des deux cotes de l'Atlantique escompte (remise, rabais) pulpe (päte a papier) questionner (mettre ert doute, verifier) surintendant (concierge, gerant) transfert (billet qui valide une correspondance) conjoint (mixte) d6pendant (personne ä charge) enumeration (recensement) qualification (formation, competences) se rifirer ä (consulter) τέίέκτ (dinger vers)

6 6 6 6 6 5 5 5 5 5 5

211

1 sur 8 contexles 2 sur 1 lcontcxtes 3 sur 15 contextes 0 sur 15 contextes 3 sur 111 contextes 3 sur 50 contextes 1 sur 12 contextes 1 sur 16 contextes 15 sur 54 contextes 7 sur 46 contextcs 3 sur 46 contextes

La plupart des cent emprunts de sens analyses ont moins de 10 occurrences dans la BDTS (sur cinq millions de mots); 9 seulement depassent ce seuil, 8 d'entre eux se situant entre les frequences 10 et 14, et un seul est de frequence 71 ( a f f e c t e r ) . Les frequences 0 et 1 obtiennent les effectifs les plus nombreux : -

16 emprunts de sens n'ont aucune occurrence dans la BDTS : bienvenue, escompte, figurer, surintendant, voüte, editer, balancement, etc. 13 emprunts de sens ont la frequence 1 dans la BDTS : dependant, transfert, entrepot, cirer, abus, accomplissement, administrer, etc.

On note que la plupart d'entre eux appartiennent ä des situations de communication bien precises (bienvenue) ou ä des domaines specifiques, generalement techniques (balancement, editer, dependant, etc.). Selon nous, la frequence de ces emprunts varierait de la meme fa$on que celle du vocabulaire disponible. Nous croyons en effet qu'ils sont tous connus par l'ensemble des Quebecois, mais que leur apparition dans le discours depend directement du centre d'interet et de la thematique du discours ou du domaine dans lequel se trouve le locuteur. Si nous examinons quelque-uns de ces emprunts de sens, nous nous apercevons que les sens critiques sont peu representes par rapport ä l'emploi plus frequent des sens fran^ais. De plus, les sens critiques apparaissent generalement dans un environnement syntagmatique relativement toujours identique. Prenons comme exemples les mots arche, cirer, conjoint, orateur et pulpe. Arche : ce mot est incorrectement employe uniquement dans le syntagme arche du pied, qui n'obtient qu'une seule occurrence dans la BDTS (sens specialise). Les quinze autres occurrences de la BDTS presentent des sens tout ä fait fransais : arche de Nöe, porte d'arche, etc. Cirer : ce verbe est critique au sens de « farter » des skis ; dans la BDTS, il apparait une seule fois dans la sequence suivante cirer la semeile de ses planches (c'est aussi un sens technique). Les sept autres occurrences presentent des sens communs avec le frangais de reference : cirer le plancher, cirer ses souliers, etc. Conjoint: ce vocable a deux sens critiques : dans le sens de « paritaire », et il n'apparait alors qu'avec les mots comite, conseil et commission (frequence 3 dans la BDTS) ; ou dans le

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H61ene Cajolet-Laganiere & Pierre Martel & Michel Thcoret

sens de « commun » et il ne s'emploie alors dans la BDTS qu'avec les mots seance et patrouille (frequence 2 dans la BDTS). Conjoint: est employe par ailleurs 45 fois dans l'un ou Γ autre sens correct en frangais : acte conjoint, revenu conjoint, futurs conjoints, note conjointe, lettres conjointes, etc. Orateur : ce mot est un emprunt dans le sens de « president de la Chambre des Communes, du Senat ou de l'Assemblee nationale », au Parlement quebecois ou canadien (sens dgalement technique). Ce sens apparait quatre fois dans la BDTS sur un total de 34 occurrences. Dans la BDTS, on trouve orateur de la Chambre, orateur du Senat, etc. Par contre, 30 occurrences sont d'emploi courant et standard en franijais : orateur religieux, orateur politique, I'orateur d'un debat, les grands orateurs, ses talents d'orateur, un orateur-ne, etc. Pulpe : le sens de « päte ä papier » n'a que deux occurrences dans la BDTS (passage de langue orale provenant d'un travailleur). Par contre, les occurrences de pulpe juteuse, pulpe d'une mandarine, une pulpe partiellement dehuilee, etc. se retrouvent dans la presse ecrite. Ces quelques donnees sont fragmentaires, mais elles nous indiquent neanmoins l'interet de poursuivre ces analyses contextuelles propres ä differentes situations de communications. * *

*

Pour conclure cette presentation relative ä Des emprunts a I 'anglais dijferents des deux cotes de I 'Atlantique, disons que, conformement aux resultats de notre analyse, les sens critiques ä l'etude sont absents des dictionnaires usuels fran^ais (2 sens critiques par le Nouveau Petit Robert sur 160, aucun dans le PLI). Cela n'est guere surprenant: ces dictionnaires sont faits par des Fran5ais, et d'abord pour des Francjais, plus precisement par des Parisiens, qui decrivent essentiellement, et cela est bien normal, un certain « bon » usage de Paris et des grands ecrivains frangais (en tout cas, les utilisateurs de ces ouvrages le prennent ainsi). Et la plupart des emprunts de sens critiques et employes au Quebec sont absents de l'usage parisien. En outre, certains emplois sont critiques dans les dictionnaires usuels et autres ouvrages quebecois et acceptes dans les dictionnaires usuels frangais. Outre ceux mentionnes precedemment, tels challenge et autres, prenons ä titre d'exemple le mot abuser dans le sens de « maltraiter une femme ou un enfant d'une maniere indecente ou sexuellement, en profitant d'une superiority physique ou d'une autre forme de domination que l'on a sur eile ». Cet emploi est accepte dans le NPR et dans le PLI, est marque anglicisme dans le DQA et anglicisme semantique dans Colpron et est precede de la marque d'apres 1'anglais dans le DFP. Ce qui nous am£ne ä penser, comme le souligne Marie-Eva De Villers, auteure du Multidictionnaire, que : A cet egard (emprunts, faux-amis et constructions inspirees de Γ anglais), les dictionnaires fran^ais sont de peu d'utilite pour les usagers du Quebec, car ils se contentent generalement

Des emprunts ä l'anglais differents des deux cötes de l'Atlantique

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de consigner quelques emprunts qui ne sont pas vraiment problematiques chez nous (De Villers 1994, 6). Mais il est un fait plus surprenant: les Quebecois sont parmi ceux qui consomment le plus ces dictionnaires fran9ais, dans lesquels ils ne retrouvent pas leurs usages ; ä cöte de ces dictionnaires, ils utilisent done des dictionnaires correctifs tels le Multidictionnaire, le Dictionnaire des anglicismes de Gilles Colpron, et autres du meme genre. Ainsi, ils obtiennent la « norme » dans les dictionnaires de France et retrouvent leurs « fautes » ä corriger dans les ouvrages correctifs propres au Quebec. Par ailleurs, les dictionnaires de difficultes, repertoires d'anglicismes et autres documents analogues quebecois ne relevent pas les memes sens critiques. On note une grande disparite dans la nomenclature de ces differents ouvrages. En outre, bon nombre des sens critiques ne trouvent aucune occurrence dans la BDTS ; plusieurs des sens critiques ne sont sans doute pas ou ne sont plus utilises par les Quebecois. Bien sur le sous-ensemble de la BDTS que nous avons utilise n'est compose que de 5 000 000 de mots et est limite. Aussi, il importe de poursuivre ces etudes sur les autres tranches de la BDTS, qui devrait atteindre d'ici peu 15 000 000 de mots tires de differents discours: oral, litteraire, technique, scientifique, journalistique, administratif, sociopolitique, didactique et autres. II importe d'avoir des donnees precises et objectives quant ä l'emploi des emprunts de sens selon les discours et les differents registres de communication. Cela nous permettra de revoir la nomenclature et le marquage de cette tranche du vocabulaire quebecois et de proposer un traitement de Γ information mieux adapte ä la realite quebecoise. Enfin, l'etude des nombreux contextes recueillis pour chaque emprunt de sens permet de recueillir des listes de cooccurrents en vue de proposer des solutions de rechange d'autant plus appropriees au contexte d'utilisation.

Bibliographie des ouvrages cites Bcauchemin, Normand / Martel, Pierre / Theoret, Michel, 1992 Dictionnaire de frequence des mots du frangais parle au Quebec. Frequence, dispersion, usage, ecart reduit. New York, Peter Lang, 767 p. Cajolet-Laganidre, HeliSne / Theoret, Michel. 1993, « Un dictionnaire electronique d'anglicismes », communication presentee au colloque le « Lexique et grammaire en fran^ais qucbccois », Rimouski, ACFAS, 14 p. De Villers, Marie-Eva. 1994. « Le traitement des anglicismes dans le Multidictionnaire des difficultis de la languc frangaise », dans Actcs du colloque sur les anglicismes et leur traitement lexicographique, Quebcc, Office de la languc fran9aise, coll. « Etudes, recherches et documentation », p. 255-266. Escayola, Inös / Lavallee, Marie-Claude / Thiboutot, Sylvie, 1997. « Problematique du marquage des emprunts de sens », communication prononcee au colloque Problemes et methodes de la lexicographie quebecoiseE, Trois-Riviferes, ACFAS. Humbley, John, 1994. « Les anglicismes et leur traitement lexicographique », dans Actes du colloque sur les anglicismes et leur traitement lexicographique,Quebec, Office de la langue franfaise, coll. « Etudes, recherches et documentation », p. 45-57. Mareschal, Gcnevifeve, 1989. Etude typologique et comparative de l'anglicisation et des anglicismes dans quatre aires de la francophonie, thfese de doctorat, University Laval, Ottawa, Bibliotheque nationale du Canada, 676 p. Martel, Pierre / Cajolet-Lagani&re, Helene, 1994. Actes du colloque sur les anglicismes et leur traitement lexicographique suivis de la Bibliographie sur les emprunts ä I 'anglais et les anglicismes en frangais, Quebec, Office de la langue franchise, coll. « Etudes, recherches et documentation », 382 p.

214

Ηέΐέηβ Cajolet-Laganifere & Pierre Martel & Michel Thioret

Poirier, Claude, 1994. « L'anglicisme dans les dictionnaires de langue qudbficoise : le point de vue de l'6quipe du Trisor de la langue franfaise au Quöbec », dans Actes du colloque sur les anglicismes et leur traitement lexicographique, Quibec, Office de la langue frangaisc, coll. « Etudes, recherches et documentation », p. 223-246. Th6oret, Michel, 1994. « Le phenomene du recours ä l'anglicisme : la situation au Qu6bec », dans Actes du colloque sur les anglicismes et leur traitement lexicographique, Qucbcc, Office dc la langue frangaise, coll. Iitudes, recherches et documentation », p. 79-92. Thioret, Michel, 1993. « L'emprunt en France et au Qu6bec : ä causes diffcrentes, effets differents », dans : Niederehe, Hans-Joseph / Wolf, Lothar (id.), Fran9ais du Canada - fran^ais de France, coll. « Canadiana romanica » n°7, Tübingen, Niemeyer, p. 217-230.

Des emprunts ä l'anglais diffirents des deux cotes de l'Atlantique

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Annexe 1 Liste des ouvrages consultes Dictionnaires usuels fran^ais NPR = Le Nouveau Petit Robert (1993) PU = Le Petit Larousse illustre (1996) Dictionnaires usuels quebecois DQA - Dictionnaire quebecois d'aujourd'hui (1993) DFP = Dictionnaire dufrangais Plus a I'usage des francophones d'Amerique (1988) BEL = Dictionnaire nord-americain de la langue frangaise (1979)

J.-C. Boulanger C. Poirier L.-A. Belisle

Repertoires d'anglicismes quebecois Le Colpron : le nouveau dictionnaire des anglicismes (1994) C. et L. Forest Dictionnaire des anglicismes (1982) Gilles Colpron En frangais dans le texte (1994) Robert Dubuc Multidictionnaire (1992) Marie-Eva de Villers Dictionnaire des difficultes de la langue frangaise au Canada (1984) Gerard Dagenais Dictionnaire des canadianismes (1989) Gaston Dulong Recueil de chroniques linguistiques (1994) Office de la langue fran9aise Corrigeons nos anglicismes (1975) Jacques Laurin

Annexe 2 Repartition des sens critiques dans les sources quebecoises et presents dans les dictionnaires usuels Ouvrages

Non marques

Critiques

Autres marques

Total

NPR

5

2

4

11

PLI

7

0

2

9

DQA

10

20

2

32

DFP

8

0

3

11

BiL

5

16

21

42

Louise Peronnet University de Moncton

Les emprunts de nature hybride (fran^ais / anglais) dans VAtlas linguistique du vocabulaire maritime acadien

Les emprunts de nature hybride, composds d'un melange de fran^ais et d'anglais, sont fr6quents dans certaines regions acadiennes. En etudiant la distribution geographique de ce type de variantes, on note que c'est dans la region moyennement anglicisee et non dans la region la plus anglicise que le taux de variantes hybrides est le plus έίενέ. L'aire de prddilection de ce type de variantes semble done se situer lä oü le contact entre le frangais et l'anglais ne dipasse pas certaines limites. La question qui se pose est la suivante : pourquoi le taux d'utilisation des variantes hybrides, dans une region linguistique donnee, ne suit-il pas le rythme d'anglicisation globale de cette region ? Dans cet expose, cette question est abordee ä partir des donnees de VAtlas linguistique du vocabulaire maritime acadien (P6ronnet / Babitch / Cichocki / Brasseur, Les Presses de l'Universite Laval, 1998). L'hypothdse de depart est la suivante : si les variantes hybrides sont associees ä l'aire d'anglicisation moyenne, c'est parce que ce type de variantes appartient plutöt ä la langue fran5aise qu'ä la langue anglaise. Pour verifier cette hypothese, une 6tude en trois parties a ete effectuee, portant sur 1) le profil linguistique des regions (types de variantes, taux par region), 2) le profil demographique des regions, et 3) la description linguistique des variantes hybrides du point de vue de leur appartenance (ou integration) au fran9ais ou ä l'anglais. Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, il est necessaire de faire une breve presentation de Γ Atlas, en ce qui a trait en particulier aux deux points suivants : 1) le classement des variantes et 2) les grandes conclusions de Γ analyse touchant, d'une part, les regions linguistiques definies par le vocabulaire maritime acadien et, d'autre part, les caracteristiques de ce vocabulaire.

1.

Presentation generale de l'Atlas

L 'Atlas linguistique du vocabulaire maritime acadien (projet subventionne par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada) a 6te pr£pare par une iquipe de quatre chercheurs : Patrice Brasseur (CNRS, France), Wladyslaw Cichocki (University of New-Brunswick), Rose-Mary Babitch et moi-meme (toutes deux de 1'University de Moncton, directrices du projet). Ce projet d'atlas a dejä ete presente lors de colloques pr£c6dents de Frangais du

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Louise Pdrcmnet

Canada -frangais de France. D'abord en 1988 ä Cognac (voir P6ronnet 1991): c'6tait le tout dibut et ä l'gpoque il s'agissait d'un projet de plus grande envergure, ilabore par Patrice Brasseur et qui s'intitulait Atlas des cotes francophones de l'Atlantique. Petit ä petit, le projet a dü prendre une dimension plus modeste, notamment du cote fran9ais, pour fmalement devenir essentiellement un atlas des cötes acadiennes, tout en gardant cependant un aspect de comparaison avec la France. Cet aspect comparatif Acadie-France de 1'Atlas a 6t6 traitd au colloque d'Augsbourg en 1991 (voir Brasseur / Pironnet 1993). Au Canada, l'enquete a etέ effectuee dans les regions cötidres acadiennes des trois provinces maritimes, la Nouvelle-Ecosse, l'lle-du-Prince-Edouard et le Nouveau-Brunswick : dans 18 localites de peche, aupres de 3 pecheurs par localit6. Le questionnaire comprend 359 questions, regroupees en 10 series thematiques pour lesquelles 2307 variantes-riponses ont 6t6 obtenues (et plus de 14 000 occurrences).

1.1

Le classement des variantes

A un premier niveau, les variantes ont ete classees selon les trois langues d'origine : le fran5ais, l'anglais et l'amerindien. A un deuxieme niveau, les variantes de langue fransaise ont ete regroupees en trois sous-categories : i) les variantes de type standard, ii) les neologismes et iii) les archai'smes et dialectalismes. Et les variantes de langue anglaise, en deux souscatigories : i) les emprunts de type simple (c'est-a-dire d'une seule origine linguistique, ce qui peut done comprendre une expression formee de plusieurs termes, comme par exemple lobster crate, cit6 dans la grille qui suit) et ii) les emprunts de type hybride (ayant une double origine linguistique). Voici la grille, avec des exemples : Grille de classement des variantes Type de Variante

Code

Exemples

Variantes frangaises de type standard

fr

easier

niologismes

acn

attrape «easier»

archai'smes et dialectalismes

acf

bourne «easier»

an

crate «cageot»

Variantes anglaises emprunts de type simple

lobster crate «cageot» emprunts de type hybride Variantes amdrindiennes

ag

crate ä homard «cageot»

ad

nijagan «bordigue»

Les emprunts de nature hybride dans 1 , Atlas linguistique du vocabulaire maritime acadien

1.2

219

Les principales conclusions

Une analyse de type statistique du vocabulaire maritime acadien a permis, d'une part, de degager les regions linguistiques le long de la cote acadienne et, d'autre part, de decrire les caracteristiques linguistiques du vocabulaire etudie.

• Regions linguistiques L'analyse laisse apparaitre trois regroupements de localites ou regions linguistiques. La carte qui suit präsente les resultats de cette analyse. Regroupement des localites en regions linguistiques

Region 1

Caraquet Arise Bleue

Miscou /..lamöque Comeau ,N6guac

Chöticamp

Arichat

Region 2 ν:::.'

Baie Ste-Marie

*

Pubnico ι

I s

Ό.

Region 3

/



Comme vous pouvez le constater en examinant la carte geolinguistique presentie, les regroupements de localitis ne recoupent pas exactement les provinces geographiques. Une premiere frontfere söpare la region du nord-est du Nouveau-Brunswick du reste des localites de cette province, qui se regroupent avec les localites des deux autres provinces. Une deuxieme frontiere, moins Evidente cependant, sipare le sud-est du Nouveau-Brunswick et l'une des deux localites de l'lle-du-Prince-Edouard (Abram-Village) du reste des localites, c'est-ä-dire des quatre localites de la Nouvelle-Ecosse et d'une localite de l'lle-du-Prince-Edouard (Tignish).

220

Louise Pironnet

• Caracteristiques linguistiques du vocabulaire maritime acadien L'analyse des donnies selon l'origine linguistique trace le tableau des caracteristiques du vocabulaire maritime acadien pour l'ensemble des regions etudiees. Les variantes d'origine fransaise sont les plus frequentes, avec un total de 68 %, dont environ 28 % de type standard, 30% de n£ologismes et 10% d'archai'smes et dialectalismes. Les variantes d'origine anglaise sont relativement frequentes avec un total d'un peu plus de 31 %, dont environ 26% d'emprunts de type simple et 5,5 % de type hybride. Les variantes amörindiennes sont rares, avec un taux de 0,7% (ce sont surtout des noms de poissons et d'oiseaux, quelques agrös de peche).

2.

La question des variantes hybrides

Si on examine les seules donnies concernant les variantes hybrides, on constate que dans l'ensemble, ces variantes n'occupent pas une grande place : 5,5 % seulement. Malgr6 ce faible taux de frequence, cette categorie de variantes m6rite d'etre etudiie de plus prfes, vu son caractere ambivalent de double appartenance linguistique.

2.1

Profil linguistique des trois regions

La premiere question qui se pose est celle de la distribution regionale des variantes de type hybride : dans laquelle des trois regions trouve-t-on surtout ces variantes ? L'analyse de la distribution regionale des differentes catdgories de variantes permet de mesurer jusqu'ä quel point le profil des variantes hybrides differe de celui des autres categories. Taux de variantes par categorie selon les regions Types de variantes

Region 1

Region 2

Region 3

(nord-est du NB)

(sud-est du NB et Abram-

(NE + Tignish)

village) fr

57%

47%

39%

acf

15%

14%

15%

acn

17%

16%

14%

(langue fr)

(89%)

(77%)

(68%)

9%

19%

29%

an ag

1%

3%

2%

(langue angl)

(10%)

(22%)

(31%)

1%

1%

1%

ad (amir)

Les emprunts de nature hybride dans VAtlas linguistique du vocabulaire maritime

acadien

221

Comme le montre ce tableau, c'est incontestablement la Region 2, qui compte le plus grand nombre de variantes de type hybride, avec 3%, comparativement ä 1% pour la Region 1 et ä 2% pour la Region 3. Or, si on regarde les autres donnees du tableau, on constate que cette region n'est pas la r£gion la plus anglicisee. En effet, comparativement ä la Region 3, le taux de frequence des termes anglais est beaucoup moins έίενέ dans la Region 2 : 1 9 % dans la Region 2 pour 29% dans la Region 3. Le taux de frequence des termes d'origine fran9aise va dans le mSme sens, £tant plus έΐβνέ dans la Region 2 (77%) que dans la Region 3 (68%), ce qui denote une anglicisation moindre. En somme, seules les variantes hybrides contredisent la tendance generale.

2.2

Profil demographique des regions

Suite aux chiffres contradictoires du profil linguistique des trois regions, il reste ä verifier le profil demographique des trois regions etudiees. (Les donnees du tableau qui suit sont celles du recensement de 1981, qui a servi aux enquetes de Γ Atlas.) Taux de concentration de francophones (LMF) et d'anglophones (LMA) selon les regions

LMF LMA

Region 1

Region 2

Region 3

(nord-est du NB)

(sud-est du NB et Abramvillage)

(NE + Tignish)

87,5 %

65% 35%

38% 62%

12,5%

Si on compare les taux de concentration des locuteurs de langue anglaise dans les trois regions, on s'apergoit que le continuum 12,5% / 35% / 62% ne correspond pas ä la proportion de variantes hybrides observee dans le tableau ci-dessus, qui est de 1% / 3% / 2%. Le continuum de concentration d'anglophones decrit une ligne ascendante, de la Region 1 ä la Region 3, avec Γ apogee en Region 3, alors que le taux de variantes hybrides trouve son apogee dans la Region 2.

2.3

Description linguistique des variantes hybrides

La description des variantes hybrides sur le plan linguistique a pour but de döpartager ce qui tient de la langue frangaise et ce qui tient de la langue anglaise dans la composition de ce type de variantes. Plusieurs itudes recentes peuvent servir de base ä l'ilaboration d'une grille d'analyse pour la description des variantes hybrides. Les travaux de Poplack / Sankoff / Miller (1988), abordent le ph£nom£ne d'anglicisation du fran5ais de la region d'Ottawa-Hull en terme de

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Louise Pironnet

continuum, selon une grille en trois categories : les emprunts de type «nonce», les emprunts proprement dits et les altemances de code. Les travaux de Flikeid (1989) et Pdronnet (1989) sur les formes d'origine anglaise dans des corpus de fran^ais acadien ρ arid respectivement en Nouvelle-Ecosse et au Nouveau-Brunswick s'inspirent de la meme classification. Pour sa part, Marie-Eve Perrot, dans sa thfese (1995) sur le parier «chiac» de la region de Moncton au Nouveau-Brunswick, utilise plutöt le terme de metissage pour parier du type de m61ange anglais / fran?ais de cette region. Dans une autre perspective, Mougeon / Beniak (1989) proposent d'analyser les emprunts d'un point de vue historique, en l'occurrence, pour Γ etude du franco-ontarien. Iis font la distinction entre les emprunts de l'epoque pri-immigration (les emprunts apportes du Quebec) et ceux de l'epoque post-immigration (les emprunts d^veloppes en Ontario). Pour ce qui est plus precisement des variantes hybrides de l'Atlas, une analyse preiiminaire a ete pr6sent6e ä Cognac en 1988 et publice dans les Actes en 1991 (Pironnet 1991). Cette itude portait sur le degr6 d'integration des emprunts. Les variantes hybrides examinees ä l'epoque, ä partir de quelques series de questions seulement, etaient apparues comme etant trds fortement integrees ä la langue acadienne. La conclusion etait la suivante : que les variantes integrees soient class£es comme acadianismes plutöt que comme anglicismes. Mais pour une raison evidente de trop grande complexite au niveau du codage, cette sous-categorie n'apparait pas dans l'Atlas. Dans la base de donnees, les variantes hybrides ont et6 class6es comme une categorie ä part. La question de Γ integration plus ou moins grande des variantes hybrides ä la langue acadienne reste ä etudier.

2.4

Degre d'integration des variantes hybrides

Pour determiner le degre d'integration des variantes hybrides ä la langue acadienne, une analyse linguistique de l'ensemble de ces variantes a et6 faite ä quatre niveaux : syntaxique, morphologique, lexical et phonetique. * Integration syntaxique Dans la tr£s grande majorite des cas, c'est la structure fran9aise (Γordre syntaxique) qui est utilisee pour former les variantes hybrides. On ne releve que deux exceptions, oü la structure NN (le nom complement pr6c£de le nom principal) est utilisee : bome jib (4 occ.), trappes lifter (1 occ.). Dans les deux cas, le terme anglais remplit la fonction de nom principal et le terme fran^ais celle de nom complement. En tres grande majorit6, les 616ments des variantes hybrides qui sont empruntös ä 1'anglais appartiennent soit ä la classe des noms (70), soit ä la classe des verbes (40). On ne releve que 12 adjectifs anglais, dont 11 sont utilises selon la structure franijaise, ä droite du nom (en somme des caiques du fran9ais). Exemples : vent light, roche loose, mousse irish. On relive un seid exemple oü l'adjectif est utilise selon la syntaxe anglaise : loose ballast. On relive environ 70 noms anglais (130 occ.) utilises comme element de structure hybride. Ces noms anglais sont le plus souvent les mots principaux de la structure (40 noms sur

Les empnints de nature hybride dans VAtlas linguistique du vocabulaire maritime acadien

223

70). Exemples : la frame du pont, un winch ä bras. En comparaison, les noms anglais utilises en fonction de complement du nom sont nettement moins nombreux (10 seulement). Exemples : le faite de la curve, un vaisseau ä steam. II arrive que les deux noms de la structure hybride (le mot principal et son compliment) soient de langue anglaise, mais que le connecteur reste fran9ais. On ne releve que 5 cas de ce type. Exemples : un coat de rubber, une drag ä scallops. Et enfin, les noms anglais accompagnes d'un adjectif fran£ais sont au nombre de 15. Exemples : une petite pond, une grosse wave, une grand crate. Les verbes anglais occupent la deuxiöme place en frequence, comme element de structure hybride : 40 verbes environ (plus de 100 occ.). On trouve ä peu pr£s le meme nombre de formes infinitives (20) et de formes conjuguees (environ 20): clean-er, caulk-cr, le pecheur caulk-c, les pecheurs caulk-ovA. On ne releve que deux participes passes : etre buck-έ, avoir bit-έ. On releve en outre quelques structures complexes, dont deux locutions verbales et un adjectif attribut: faire un refit, mettre du caulking ; etre plus happy. • Integration morphologique Les noms anglais prennent parfois un suffixe fran^ais. Exemples : frame- age, plank- age, smuggle- eux. Les verbes adoptent presque toujours la morphologie fran9aise. Toujours, pour ce qui est de la terminaison verbale, que le verbe soit ä la forme infinitive ou ä une forme conjuguee. Exemples : klabooard-cr, les p6cheurs land-ont. La seule exception de non-int6gration morphologique des emprunts verbaux concerne le prefixe un- dans l'exemple suivant: le pecheur un-load-c. Le prefixe correspondent fran9ais «de-» est d'utilisation plus frequente : le pecheur de-load-e, les pecheurs άέ-load-ont, le pecheur d6-hook. • Integration Iexicale Le degr£ d'integration des variantes hybrides est determine par la proportion d'emprunts proprement dits ou courants (frequents) par rapport aux emprunts nonces (ou hapax). Or, dans le corpus, sur 125 termes, on releve seulement 50 emprunts proprement dits (2/5) pour 75 nonces (3/5). Si on se fonde sur ces chiffres, il serait juste de dire que le degre d'integration Iexicale des variantes hybrides est peu eleve. Mais avant d'affirmer une telle conclusion, il est necessaire de pousser 1'analyse plus loin, en nuan9ant ce qu'on entend par la categorie des emprunts courants, le nombre d'occurrences pouvant varier enormement d'un emprunt ä l'autre. Citons le cas de l'emprunt rubber, qui est utilise pour former l'616ment anglais de plusieurs variantes hybrides ä friquence plus ou moins 61evee, par exemple suit de rubber (5 occ.), hardes de rubber (15 occ ), habit de rubber 18 occ), etc. II faudrait accorder un poids ä chaque emprunt de type courant. Cela reste ä faire. • Integration phonetique Les criteres pour analyser l'aspect phonetique de l'intdgration linguistique sont difficiles ä definir, d'autant plus qu'il faut chaque fois tenir compte du systeme phonologique de la langue des locuteurs. Pour ce qui est de notre corpus, le critere le plus sür de non-int6gration ä la

224

Louise Peronnet

langue des locuteurs est la prononciation du r anglais [.(J, sauf pour 3 localitis oü ce critere ne s'applique pas, cette prononciation du r etant celle qui est utilis6e couramment. La prononciation de sons diphtongu^s, par exemple dans [bajte] (bite-er), est un deuxieme entire pouvant indiquer une anglicisation dans les localites oü ce trait ne fait pas partie du systeme phonologique, ce qui est le cas de la plupart des localites. Outre les deux critferes enoncös, qui permettent de reconnaitre des prononciations anglaises, done une non-integration ä la langue des locuteurs, le critere suivant, ä l'inverse, permet cette fois d'identifier une prononciation fran5aise d'un emprunt ä l'anglais, done une integration ä la langue des locuteurs. II s'agit d'une prononciation qui s'eloigne assez clairement de la prononciation anglaise, en laissant tomber certains sons, par exemple le son [ρ] dans [klaborde] (klapboard-er). Dans bien des cas, il n'est pas possible de determiner si la prononciation est fran^aise ou anglaise, l'une des principals raisons 6tant que la longueur des voyelles est ä la fois un trait du fran9ais acadien et un trait de la langue anglaise. II n'est done pas possible de dire si [kli:ne] (clean-er) ou [ske:le] (scale-er) sont prononces en fran9ais ou en anglais. Que dire de l'inverse, c'est-ä-dire l'emploi de voyelles brfeves pour ces deux memes verbes, [kline] (clean-er) et [skele] (scale-e,r) ? Cela permet-il de formuler l'hypothese d'une prononciation fran5aise ? II faudrait etudier la question de plus pres. Ces prononciations sont d'ailleurs tr£s rares. Enfin, la prononciation du [h] n'est pas non plus un critfere de prononciation anglaise, puisque dans de nombreuses localites acadiennes, ce son fait partie du systeme phonologique des locuteurs. * * *

L'hypoth£se proposee au debut, pour expliquer la frequence d'emploi des variantes de type hybride dans la region moyennement anglicisie, est partiellement confirmee. La rdponse ä la question posee a ete obtenue au moyen de Γ analyse du degre d'integration des 616ments d'emprunt qui composent les variantes hybrides. De fa5on tres majoritaire, les termes hybrides se sont r£vel£s comme appartenant grammaticalement (syntaxiquement et morphologiquement) au fran9ais et non ä l'anglais. Sur le plan lexical et sur le plan phonitique, il est trop töt pour conclure. II sera necessaire de nuancer davantage, en poussant plus loin 1'analyse. Syntaxiquement, sur 125 variantes, on ne releve que 3 structures anglaises. Et les categories grammaticales le plus souvent empruntees ä l'anglais sont les noms et les verbes ; les prepositions demeurent frangaises ; et on ne relive que 12 adjectifs de langue anglaise, qui d'ailleurs sont tous accompagnes d'un nom fran^ais et tous places apres le nom, c'est-ä-dire qu'aucun ne se conforme ä la r6gle syntaxique de l'anglais (adjectif + nom). Morphologiquement, toutes les terminaisons verbales sont fran9aises, ainsi que tous les prefixes et suffixes, sauf pour une exception (le prefixe un- dans un-load-e).

Les emprunts de nature hybride dans YAtlas linguistique du vocabulaire maritime

acadien

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Discussion M. Tremblay Quelle variable avez-vous utilis6e pour identifier les populations francophones et anglophones : langue maternelle ? langue d'usage ä la maison ? Avez-vous etudie l'effet de Γ assimilation linguistique (transferts linguistiques ou translingues) ? L. P6ronnet J'ai utilise la variable de la langue maternelle seulement. Le but ici etait d'6tablir une comparaison entre les regions etudiees du point de vue de la concentration de francophones et d'anglophones. Je ne cherchais pas ä faire une etude precise de 1'assimilation linguistique. D'ailleurs, cette etude existe dejä : voir les articles de Castonguay (1996, dans Les Acadiens et leur(s) langue(s), CRLA, Universitd de Moncton) et de Roy (1993, dans L'Acadie des Maritimes, CEA, Universite de Moncton). S. Golopentia Est-ce qu'on ne pourrait pas envisager d'6tendre ä l'interieur des mots l'italicisation des elements anglais prononces ä l'anglaise que vous avez systematiquement pratiqu6e ä l'interieur des syntagmes et enonces ? Ceci eviterait les homographes heterophones du type « caulker / caulker » que vous nous avez presentes dans vos exemples. L. Peronnet Votre suggestion d'ordre graphique est tres interessante, mais est-elle applicable? Elle a dejä ete examinee tres serieusement, mais moins dans le but de marquer la prononciation que tout simplement pour faire la distinction entre les elements de langue anglaise et ceux de langue fran9aise. Or nous avons constate que la convention qui consiste ä mettre en italique les elements anglais, si pratique pour les syntagmes et les dnonces, ne va pas sans poser de problemes lorsqu'il s'agit de l'appliquer aux mots. Car alors, il n'est pas toujours evident ou faire la coupure entre l'italique et les caracteres normaux. Dans le cas de « caulker », le Probleme ne se pose pas. On pourrait ecrire « caulker » , pour indiquer que le radical verbal est un 616ment de langue anglaise (ou prononce ä l'anglaise, selon votre suggestion) et la terminaison de langue fran9aise. Mais dans le cas de « scaler » oü il y a amalgame du e du radical verbal anglais et du e de la terminaison er, ού fait-on la separation? Doit-on ecrire « scaler » ou « scaler »? Ou doit-on plutöt recourir ä une autre graphie, par exemple « scaleer », de manure ä mieux faire la distinction entre l'£16ment anglais et l'016ment fransais? L. Wolf Vous avez abord6 - comme aussi Patrice Brasseur - le prob^me epineux de Γ integration des emprunts. Comme linguistes, vous etes partis de la possibilite th^orique de decrire une langue donn£e d'une fa^on exhaustive, afin de pouvoir repondre apr£s ä la question si une expression fait partie de cette langue ou non. En pratique vous avez presente des cas oü une reponse n'est pas possible. Est-ce que vous avez pense ä 1'autre possibilite, l'enquete sur la

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Louise Peronnet

conscience metalinguistique, ä savoir si le locuteur reconnait un mot comrae hybride, comrae anglais ou pas? A juste titre vous avez constate que plus on connait l'anglais, moins on cree de formes hybrides. Les gens qui font ces formes, sont peut-etre unilingues : ils n'ont qu'un seul langage et les emprunts - du point de vue linguistique - font partie integrante de leur unique langage (comme les emprunts au frangais dans l'alsacien de la vieille generation). L. Peronnet Concernant le bien-fonde de mener une enquete sur la conscience metalinguistique de nos locuteurs, oui, bien sür qu'il serait pertinent de mener une telle enquete. Ce type d'etude fournirait sans nul doute des elements de reponse ä la question pos6e. Mais cela ne remplacerait pas l'analyse strictement linguistique. Les deux types d'etudes sont complementaires.

Bibliographie Brasseur, Patrice / Pdronnct, Louise, 1993, « L'atlas linguistique des cotes francophones ». Frangais du Canada -frangais defrance , Actes du 3e colloque international d'Augsbourg (13- 17 mai 1991), Niederehe, Hans Josef I Wolf, Lothar (6d.), Tubingen, Max Niemeycr Verlag, p. 57-71. Dulong, Gaston, 1987, « ALEC ou la giographie linguistique au service des rögionalismes ». Frangais du Canada -frangais de France, Niederehe, Hans Josef / Wolf, Lothar (ed.), Tübingen, Max Niemeyer Verlag, p. 129-138. Flikcid, Karin, 1989, « Μοίηέ anglais, rnoitii frangais ? Emprunts et altcrnance de langues dans les communautes acadienncs de la Nouvcllc-Ecossc ». Revue quebicoise de linguistique theorique et appliquee, Vol. 8, p. 177-228. Mougeon, Raymond / Beniak, Edouard, 1989, « Language contraction and linguistic change : The case of Ontarian French ». Investigating obsolescence. Studies in language contraction and death, N. Dorian (dir). Cambridge : Cambridge University Press, p. 287-312. Peronnet, Louise,1991, « Atlas linguistique des cotes francophones de l'Atlantique ». Frangais du Canada frangais de France, Actes du 2e colloque international de Cognac, du 27 au 30 septembre 1988, Horiot, Brigitte (öd.), Tübingen, Max Niemeyer Verlag, p. 29-46. Peronnet, Louise, 1989, « Analyse des emprunts dans un corpus acadicn ». Revue quebecoise de linguistique theorique et appliquee. vol. 8, n° 2, p. 229 - 251. Perrot, Marie-Eve, 1995, Aspects fondamentaux du metissage frangais / anglais dans le chiac de Moncton (Nouveau-Brunswick, Canada). Thfesc de doctorat, Universite de la Sorbonne Nouvelle, Paris III. Poiricr, Claude, 1987, « Le franfais 'rigional' : Methodologies ct terminologies ». Frangais du Canada frangais de France, Nicdcrehc, Hans Josef / Wolf, Lothar (6d.), Tübingen, Max Niemeyer Verlag, p. 139176. Poplack, S. / Sankoff, D. / Miller, C., 1988, « The social correlates and linguistic processes of lexical borrowing and assimilation », Linguistics. Vol. 26, p. 47-104.

Patrice Brasseur Universite d'Avignon

Les anglicismes formels en franco-terre-neuvien Dans la petite minority francophone de la p£ninsule de Port-au-Port, ä l'ouest de Terre-Neuve, le fran9ais a ete, comme ailleurs en Amdrique du Nord, en contact avec les langues amerindiennes, ici le b6othuk et le micmac ; ces idiomes n'ont cependant laiss6 aucune trace sous la forme d'emprunt directs. Cacaoui « oiseau, harelde (Clangula hyemalis) », qui est un regionalisme du Canada selon Rob 2, 249b, ou moyac (mouyac, mouoyac) « eider commun », atteste dans tout l'est du pays, machecoui « ecorce de bouleau », mecauque (ou mocauque) « fruit de Vaccinium oxycoccos », typiquement acadiens, sont largement r6pandus dans diverses varietis du fran9ais d'Amerique. lis ne sont nullement particuliers au franco-terre-neuvien (dösormais FTN). A Terre-Neuve, le polymorphisme de papina, papinan, pepinan, pimpina « plante, viburnum edule » (nom de l'arbuste et de son fruit) se ram£ne au typepimbina, egalement connu au Canada (GPFC : « esp^ce de baie rouge, viorne pauciflore, viorne obier » ; Massignon 220 : viorne pimbina, Viburnum opulus). Lä encore, il ne s'agit que devolutions secondares et non pas d'un emprunt direct. Plus sp^cifiques, ä Terre-Neuve, sont les contacts incessants qu'entretiennent le frangais et l'anglais (Brasseur 1995). Nous ne discuterons pas ici du Statut des deux langues et du rapport qu'elles entretiennent dans la pratique des locuteurs. Nous ne nous interesserons qu'ä ce qui touche ä la lexicographie, ä l'integration des emprunts dans un dictionnaire, föt-il diff6rentiel, comme celui que nous avons mis en chantier, aux adaptations morphologiques ou phonetiques qu'elles supposent, dans les categories verbale et nominale, en particulier. Avec CI. Poirier (DF+ : 1848-1849), nous distinguerons trois types d'anglicismes lexicaux : les anglicismes formels ou emprunt directs, les anglicismes semantiques et les caiques. Ces trois categories sont präsentes et meme abondantes en FTN (nous laisserons de cöte, dans cet article, les anglicismes semantiques et les caiques). Au prialable, nous examinons les d'emprunts selon qu'ils possfedent ou non un equivalent fran5ais (sans prijuger de leur frequence, que nous ne pouvons de toute fa£on pas mesurer). Nous pensons que les emprunts sans equivalent en FTN doivent appartenir ä la macrostructure d'un dictionnaire de r6gionalismes, car ils correspondent ä un besoin de la langue et pas seulement ä un moment du discours ou ä une situation de communication. Mais, comme notre intention η'est pas de faire oeuvre encyclopddique, nous n'enregistrons le vocabulaire technique que s'il appartient ä l'usage quotidien des locuteurs (bücheronnage, construction, agriculture, peche, en particulier). Ex.: bucksaw « scie ä main, ä armature m£tallique », botts « larves de l'oestre du cheval », cook « cuisinier (dans les chantiers forestiers) », cooky « aide-cuisinier », crate « chassis (de culture) » (de l'anglais crate « caisse ä claire-voie »), eave « dessous de toit, debord de toit ». La frontifcre entre «usage quotidien» et «usage particulier» ne peut ένί-

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Patrice Brasseur

demment pas etre tracee selon des critöres strictements difinis. Et ceci laisse une certaine latitude au lexicographe, dans la mesure oü Γ appreciation du caractere occasionnel ou regulier de l'emprunt peut etre prise en compte. On s'6tonnera sans doute de ce que le vocabulaire de la peche, activit6 traditionnelle, fondatrice de la colonie franco-terre-neuvienne, soit assez fortement anglicise. C'est de toute evidence que les circuits de commercialisation ont cess£ d'etre tourn6s vers la France pour se diriger vers le Canada anglophone et les Etats-Unis depuis pres d'un sifecle. Par exemple, guiber « öviscerer (un hareng) », qui se trouve plus souvent en Acadie sous la forme eguiber, n'a 6t6 recueilli qu'en Nouvelle-Ecosse, ä Pointe-de-l'Eglise (Massignon 598) et ä Cheticamp (ALVMA 172). D s'agit ici d'un emprunt ä l'anglais regional to gib « to remove the gills and entrails of a herring » (DNE 215a), sans doute dü au fait que, lorsque sa peche a commenci, Ie hareng itait commercialism aux Etats-Unis. Par ailleurs, ce n'est que depuis les dernifcres d6cennies que des poissons autres que la morue et les gadides ont acquis une valeur marchande. lis n'etaient auparavant ni commercialisms ni meme, le plus souvent, consommes. Les Franco-Terre-Neuviens ne s'y interessaient pas, n'avaient aucun besoin de les nommer. C'est le cas da flounder « flet, Platichthys flesus » ou du leopard-fish « poisson non identif y ». Cette observation s'applique, a fortiori, aux animaux marins non comestibles comme le jelly-fish « la miduse ». lis ont fait l'objet d'emprunts recents, que Ton pourrait presque qualifier de savants, tant ils sont peu connus des locuteurs. Les emprunts ä l'anglais qui ont un 6quivalent en FTN sont beaucoup plus difficiles ä traiter, car la notion d'usage, de frequence d'emploi devrait entrer en compte, au risque de privilegier l'archai'sme ou la forme rare aux detriments de la r£alit6 contemporaine. Un dictionnaire de r6gionalismes n'est ni pMagogique, ni normatif, mais ne fait qu'enregistrer un moment de la langue, moment transitoire, fugace, oü l'ecrit ne donne qu'un certain reflet de la pratique langagi£re. U semble que l'anciennete de l'emprunt soit un facteur important et que les anglicismes dejä signales par les lexicographes canadiens du 19 s siecle ou par les auteurs du GPFC, par exemple, peu suspects d'anglomanie, devront etre retenus. Mais ceci ne fait sans doute qu'enteriner une situation ancienne, elle-meme enregistree selon des criteres subjectifs et peu explicites, et ne peut nous satisfaire pleinement. Cette attitude, en tous cas, nous en sommes conscient, contredit singulierement notre point de vue synchronique. Ajoutons que, dans la situation linguistique louisianaise, qui n'est pas sans rapport avec celle de Terre-Neuve, une attestation dans le dictionnaire de J. Daigle (lui aussi peu accueillant envers les anglicismes et que nous prenons comme reference, faute de mieux), est ä consid6rer. C'est le cas, par exemple de car/char. Ces deux mots sont, en effet, strictement 6quivalents pour nommer une automobile. Char est considere comme un r£gionalisme du Canada (TLF 5, 534a ; Belisle), egalement Signale en Louisiane (Daigle), et enregistr6 comme vieilli ou rural (Rob 2, 495a) en fran9ais. II cohabite avec car qui a aussi 6te relevd dans l'lle du Cap-Breton (ALEC 2310) et en Louisiane (Daigle). Par ailleurs la coexistence des doublets frangais/anglais peut introduire des dcarts sömantiques qui justifient leur presence. Nous ne pouvons cependant pas nous assurer de la r6alit6 de ces 6carts dans la mise en discours et nous devrons nous en remettre ä l'appr£ciation des locuteurs:

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bachelor / vieux gargon « On l'appelle toujours le vieux gargon, mais quand i vient trop vieux , on dit que c'est un bachelor ». kiss /baiser « Asteure il arait bien voulu lui demander pour un baiser ou un kiss, mais dame! i voulait pas etre trop effronte! » droper / semer « Si vous dropez cinq ou six ä la fois c'est semer 9a, mais si vous plantez, c'est planter que c'est! » Le Statut de ces doublets montre les limites du dictionnaire differentiel, puisque le compose vieux gargon et le verbe semer, tous deux appartenant au fran^ais gendral, ne sont pas specifiques du FTN et ne figurent done pas dans le dictionnaire des r6gionalismes, ä la difference du mot anglais. De fait, cependant, ils ne prennent toute leur valeur qu'en rentrant dans le systeme d'opposition evoque, parfois seulement en raison d'une seule des composantes de leur s6mantisme : droper, par exemple, signifie « semer une graine ä la fois » mais aussi « lächer, laisser tomber ». D'une manifere schematique, il faut rappeler que le peuplement europeen initial de la peninsule de Port-au-Port est contitue d'un petit nombre de pecheurs fran9ais auquel se sont adjoints des Acadiens venus de Nouvelle-Ecosse, spicialement de Γ lie du Prince-Edouard. Une immigration d'origine bretonne, faible mais probablement ininterrompue, est venu renforcer cette population jusque dans les premieres decennies de ce sidcle. (Thomas 1983, Magord 1995, Brasseur 1995). Qu'ils soient ou non integr6s phondtiquement, les anglicismes en usage ä Terre-Neuve n'ont pas transite par le fran9ais de France, mais sont des apports franco-nord-americains (ex. : moonshine« alcool tres fort fabrique ä partir de melasse fermentee et distillde », de l'anglais d'Amerique moonshine« alcool de contrebande », bien attest^ dans les parlers du Canada [ALEC 253 « alcool de fabrication domestique »]) ou meme probablement des emprunts directs (ex.: mail « courrier », qui est masculin en FTN, mais feminin dans les autres parlers du Canada). La voie de l'emprunt ne peut etre retracee precis6ment que dans certains cas privilegies. Ex. : mop [mop] s. m. « balai ä franges » est egalement attesti au Canada (ALEC 289, 290 « vadrouille pour laver le plancher » ; Dunn ; Clapin ; Dionne ; GPFC ; Belisle, s. v. moppe), en Louisiane (Daigle) et ä Saint-Pierre et Miquelon (Brasseur / Chauveau 1990 : 460). Mais ce mot n'est masculin que dans le parier acadien de Petit-de-Grat et Arichat, dans l'lle du Cap-Breton, ä Terre-Neuve et ä Saint-Pierre et Miquelon. II faut cependant reconnaitre qu'en rfegle genörale l'origine de l'emprunt n'est identifiable de maniere certaine que lorsqu'il s'agit d'un mot de l'anglais regional. Les anglicismes formels peuvent se ranger en deux categories distinctes, selon qu'ils sont ou ne sont pas intdgrös, c'est-ä-dire completement assimil6s ou seulement en voie d'assimilation.

230

1.

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Emprunts non integres

II s'agit des mots qui ne subissent aucune adaptation, gardant leur prononciation d'origine.

1.1.

Interjections

Boy! Bigre ! « Oh! Boy! Y en a-ti! » Gee! Ca alors ! Oh lä lä ! « Gee quand qu'elle l'a vu! Le bei homme! » Jeez !, By (the) Jeez ! Jesus ! Mon Dieu ! Oh des crabes y en a en masse! Ouais! Pis des... des gros borgots*, des gros borgots blancs, by Jeez c'est bon ä manger! Jepers Christ! Tu mets 9a la gueule en l'air, sus le poele, pis i cuit dans son eau! By the Jeez c'est bon ä manger!» [Borgot, coquillage, buccin]. Jeepers (Christ!) ou Je 'pers ! Jesus ! Mon Dieu ! Jesus! [d3i :zoes] Jesus ! « J'arrive ä la Coupee. I neigeait! Jesus!» Goddam ! Nom de Dieu ! « C't un bon homme! C't un Fran$ais ben comment! Goddam! Si les Fran$ais sont pas bons! » (Oh) my! Sapristi ! £a par exemple ! My God ! My Gosh ! Mon Dieu ! « Tout le temps i braille, un vrai brailloux! Oh my God! » « Des raisins! Oh my Gosh, je crois pas! » My son ! (equivalent du franfais familier « mon vieux »). « Oh! My son! Y a un bon boute! »

1.2

Locutions verbales

I wonder Je me demande. « Pis il a commence ä penser, le diable : I wonder si ce sera pas ma fille qui fait q&, lä! I wonder! » I guess « bien sür ! » « Oh! Le jubier de mer! Oh oui! oh ben y a les moyacs* I guess!» [Moyac « eider »]. «I guess qu 'y en a sus la cote de 1'est» Back « De nouveau » (dans l'expression, souvent redondante, de la repetition). « Empörte les os avec toi back\ » « Tu peux le prendre back, je n'en veux pas! » « Ben lä je l'ai pris je l'ai report^ back encore! »

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1.3

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Vocabulaire general

• Anglais standard - adjectifs : bossy « autoritaire », fit « bon, propre, convenable »,free « libre », loose [lu :s] « en vrac, non conditionne ». - adverbes : Alright (ou a 'right) Bien ; d'accord. « Merci beaucoup! -Ah! Y a pas de quoi, i dit c'est alright! » Anyway Quoi qu'il en soit. « £a se cordait* pas! Any way \ Ce tait la bataille, ä toute les jours ce tait du chamail! » [ p i se cordait pas « ils ne s'entendaient pas »]. Anyhow Quoi qu'il en soit; peu importe. « £a fait que anyhow, le soir je trouve ene autre place pour la nuit » - noms : cake « gäteau (non sec) », can « boite ä conserves ; boite quelconque », cross-roads « croisement de routes », driver « conducteur », frame « cadre », frill « frange, volant »,jig « gigue », mat« tapis que l'on met sur le sol », mercury « mercure ». - Remarques sur quelques emprunts du fran9ais : Boss dinomme en FTN un patron et un contremaitre, un chef de chantier. L'emploi « patron », largement attest^ par les lexicographes canadiens (Clapin ; Dionne ; GPFC), n'est pas marque aux Etats-Unis et au Canada (TLF), mais il est devenu familier (TLF 4, 712a ; Rob 2, 53a) ou populaire (GLLF 472a) en France. A Saint-Pierre et Miquelon, boss signifie aussi « patron ; chef d'equipe » (Brasseur / Chauveau 1990 : 112). Gang « bände, groupe de personnes » : TLF 9, 66b signale ä juste titre qu'au f6minin, cet emprunt ä l'anglais est considdre comme un rigionalisme du Canada, mais omet d'en indiquer la prononciation, differente de celle du franjais, qui, lui, a naturalis6 l'emprunt. Job designe ä Terre-Neuve, comme au Canada, un travail r£mun£re, un emploi (TLF 10, 715a). Comme au Canada, il est toujours feminin (TLF ibid.), ce qui n'est pas le cas en Louisiane (Daigle). En franiais familier, cet emprunt ä l'anglais designe un «travail remunere qu'on ne considere generalement pas comme un viritable metier » (Rob 5, 819b). II est par ailleurs masculin. Ces mots sont sont done clairement des emprunts ind6pendants de ceux que fait le franiais de France. • Anglais d'An^rique On peut penser que les emprunts terre-neuviens sont recents lorsqu'ils se font sous une forme am6ricaine, reconnaissable ä la prononciation, plus anciens lorsque leur prononciation est anglaise, puisque le rattachement au Canada date de 1949. Dans le cas de bun, les formes [been], prononce ä l'anglaise et [bon], au phonötisme amfricain, temoignent d'un emprunt

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ancien ayant subi une sorte de rdactualisation. L'apport typiquement nord-amiricain est aisöment identifiable, mais une origine sp6cifiquement anglaise n'a cependant jamais pu etre clairement mise en ividence. Exemples d'emprunts ä l'anlais d'Amerique: Candy «bonbon ». Gasoline ou gas « essence ». Mailman « facteur ». Movie « film ». I guess ! « bien sQr ! » Gee,Goddam, Jeepers, Jeez, (Oh) boy ! V. 1.1. • Anglais regional (selon DNE) Les usages rigionaux de Γ anglais comme ceux du fran^ais ne sont pas propres aux regions ou ils sont releves, ä 1'exclusion de toute autre. Nous entendons par anglais regional des formes non standard connues ä Terre-Neuve, mais qui peuvent l'6tre aussi dans d'autres regions. Par exemple, cruds ([kRodzJ) s. f. ? pi. « lait cailli » de l'angl. regional crud (DNE 125b), lui-meme representant le standard curd « lait caille » (OED) est egalement signali aux Iles-de-la-Madeleine ([kltodz]) pour du « fromage de babeurre caille et igoutte dans une poche de tissu » (Massignon 883). « Tu mets du lait [let] ecr^me, dans des bailies*, pis une fois que le lait [let] est caille, t'artires* la crfcme de dessus, pis tu prends le lait, pis tu mets sus le poele dans quäque chose ä cuire. Une fois qu'il a bouilli, qa vient tout [tut] d'un morceau, le lait vient tout [tut] d'un morceau. Tu jettes le lait dehors pis t'as les cruds. C'est bon ä manger ! » {Bailie « baquet, cuve » ; artirer« retirer »]. Boiler s. m. « a large metal cooking pot » (DNE 56a). Carabou s. m. « caribou », qui n'est pas signale en fran5ais (FEW 20, 60b KALIBU), est emprunte ä l'anglais regional karaboo (DNE, s. v. caribou), de meme sens. Cull [kol] s. f. « choix, qualite (de morue sech^e) » ; specialement, « dernier choix ». Emprunt direct ä l'anglais regional cull attestd dans les deux sens :«[...] the grades into which fish are divided » et « the lowest commercial grade of salted cod-fish, lobsters, etc. » (DNE 129a). Dans les parlers du Quebec ce mot concerne le plus sou vent le bois, avec le sens de rebut (Dionne ; GPFC ; ALEC 1264x, 1318x, 1333a), mais il designe aussi une chose de peu de valeur (ALEC 179Id). II a 6t€ not£ en Gaspesie pour un vieux cheval (ALEC 420), au Qu6bec pour de la mauvaise nourriture (ALEC 1791x) ou encore du foin (ALEC 366x), ä l'ile du Prince-Edouard pour des « pommes de terre d'aucune valeur » (ALEC 783x). « C'est de morue qu'est pus court lä vous savez, comme de la morue d'un pied ou deux pieds lä, ben 5a c'etait de la cull... i mettiont 9a pour la colle, d'avant» [A noter le phönomfene de collision homonymique]. Jackatar s. m. « mit is, bätard » ; par ext. : « surnom donni aux Francophones par les Anglophones ». Emprunt ä l'anglais de Terre-Neuve independant de celui que fait le franfais de

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Saint-Pierre et Miquelon, sous la forme jacotard[s], de sens different: « habitants] de l'lle-du-Prince-Edouard, du Cap-Breton, de la Nouvelle-ßcosse, qui venai[en]t ravitailler SPM en viandes, legumes, fruits, charbon, bois » (Brasseur / Chauveau 1990 : 399). Le premier emploi est ici celui de 1'anglais de Terre-Neuve : « a Newfoundlander of mixed French and Micmac indien descent ». Le second est egalement issu de l'anglais local, par extension :« the speech of such a person » (DNE 272a). L'equivalent en anglais standard est jack-tar« a familiar appellation for a common sailor » (OED). « Un jackatar qa c-t' un enfant qui tait ne avec un Ecossois ou un Anglais ou de quoi de meme, vois-tu. Pis 9a il appeliont 5a des jackatars. II avait pas... Ses parents i tiont.... diffarents, diffarentes nations » « J'appelions le monde de l'est des poules, et ieusses nous appelaient des jackatars » Logans s. m.? pi. « grandes bottes dont le haut est en cuir et le bas en caoutchouc ». Emprunt direct ä l'anglais de Terre-Neuve logan : « a leather boot with rubber foot, reaching below the knee, and used for woods or winter wear » (DNE 310b). John-bull s. m. « oiseau de mer, mergule nain, Alle alle » (DNE 279b), probablement en reference au personnage de caricature qui, specialement au 19e siöcle, est une repr£sentation de I'Angleterre. Mummer [momce] s. m. « masque, personne deguisee ». Emprunt ä l'anglais de Terre-Neuve mummer « an elaborately costumed and disguised person who participates in various group activities at Christmas » (DNE 337a). « L'hiver je nous deguisions en mummer; j'allions de maison en maison, j'avions du fun. ^ a c e tait beau! » « Qa commensait ene semaine avant Nouel et pis 9a finissait le six de fevarier euh... de janvier. Oh ouais! Des mummers ouais! Jusqu'ä 35 dans eune bande! » Plogoille [plogoj] s. m. « gros crapaud de mer ». Nous adoptons cette graphie, qui ne se justifle que par la tradition lexicographique canadienne. Des formes voisines ont ete recueillies pour la baudroie : plogueil aux Iles-de-la-Madeleine, plagueil ä Petit-de-grat et Arichat dans l'lle-du-Cap-Breton (ALEC 1424s), plagoille ä Chiticamp dans l'lle-duCap-Breton (ALVMA), pour le « callionyme ou dragonnet » : plogäille (Boudreau), pour le crapaud de mer : plagoille dans l'lle-du-Cap-Breton (ALVMA) pleugueil sur la CöteNord (ALEC 1555) ou encore l'himitriptere d'Amirique, de la famille des cottid£s : plagouille ä l'De-Madame (Massignon 521). L'anglais de Terre-Neuve connait egalement plug-eye pour une variete de crapaud de mer : « scavenger fish, Myococephalus octodecemspinosus » (DNE 383b). L'origine amirindienne evoquie par Massignon ne repose que sur le temoignage de De la Pylaie, cite par Cuvier. « Ici i les appelions les plogoilles, je ne sais pas si c'est le vrai nom pour ou pas, avec des gros yeux ». Scoff [sko :f], [skaf] s. m. « repas copieux, festin ». Emprunt ä l'anglais r6gional scoff « a cooked meal at sea or ashore, esp. at night and often part of an impromptu party ; such a repast prepared with «bucked» or stolen ingredients » (DNE 438b-439a). Notons que cet emprunt est 6galement connu, avec le meme emploi ä Saint-Pierre et Miquelon (Brasseur / Chauveau 1990: 633).

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[A la Chandeleur], « I alliont dans une maison espräs pis i faisiont un scoff, pis une danse le soir ; pis lä i jouiont pis i dansiont avec la gaule avec les rubans dessus ». Trawl [tRdl] s. f. « palangre, ligne de fond ». La forme traille se rencontre ä l'6poque moderne en franfais pour un « chalut» (FEW 13/2, 172a TRAGULA) et dans les parlers d'o'il, sp6cialement en picard pour un « filet pour la peche ä la sole, etc. » (ibid, 172b) ou un « chalut» (ALCAM, enq. inedites, q. 320A). On peut y rattacher le jersiais träle « chalut », mal class£ sous TRASCL (FEW 20, 16b) selon une evolution phonetique locale r6guli£re. Trawl, probalement de meme origine que traille, est atteste en anglais depuis la fin du 15 e si£cle pour un chalut. II est usuel sur l'ensemble des cötes acadiennes pour une palangre (ALVMA 445 ; V. aussi Dionne : träle « longue ligne ä laquelle on attache un grand nombre de gros hamecons places ä un pied d'intervalle », sans localisation). Dans les parlers acadiens comme ä Terre-Neuve, il s'agit d'un emprunt ä l'anglais d'Amerique trawl au sens de « palangre » depuis 1864 (OED), egalement difini en anglais regional de Terre-Neuve comme : « a buoyed line, of great length, to which short lines with baited hooks are attached at intervals » (DNE 582a). « Y en a plus ä la faux asteure qu'y en a sus la trawl ». «[...] quand la morue va aller ä fond, de quoi de meme sus les trawls... » « J'en avais deux des miennes dedans, deux trawls de deux cents brasses, j'ai toute debrouill£ 9a moi-meme ».

• Anglais regional non atteste Nous avons recueilli quelques anglicismes qui n'ont pas έΐέ enregistres dans le DNE, dont, il faut le rappeler, le corpus n'est constitue que d'elements ecrits. Nous ne les mettons done pas d'office au compte des creations franco-terre-neuviennes. Booboo [bubu] s. m. (langage enfantin) « personnage imaginaire qu'on 6voque pour effrayer les enfants et s'en faire obeir » est probablement forme par redoublement expressif d'un substantif de l'anglais regional boo : « imaginary figure used to terrify children into good behaviour »(DNE 57a). « Si je voulions pas couter*, que je tions mauvais entre nous autres, j'accordions* pas, ben j'arions iu le booboo qu'il appeliont ici. Ouais! II arait venu apres nous autres! » [Accorder « s'entendre » ; couter « ecouter »]. Broad « surnom donne par les Francophones aux Anglophones de Lourdes ». Emprunt ä l'anglais broad, dans des composes comme broad accent« accent rustique ». II s'agit probablement d'un jeu de mot. En anglais, on qualifie en effet de broad « rustique » un accent, un parier. Mais cet adjectif substantive signifie aussi en anglais d' Amerique « poule, femme de mceurs faciles ». Les informateurs ne donnent jamais cette etymologie, mais pensent gineralement que le mot est dü au fait que la langue de ces Anglophones, qui sont venus du sud de Terre-Neuve vers 1930, 6tait aussi incomprehensible pour les Franco-Terre-Neuviens que le caquetage des poules. Une autre explication a egalement cours :

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« La raison pour 5a, ce monde-lä quand qu'i mouille*, i vont pas dehors » [Mouiller « pleuvoir »]. Busy-nose [bezinoz] adj. ou s. m. « fouineur, qui met son nez partout». Les dictionnaires anglais n'enregistrent pas ce compose, dont l'öquivalent standard est busy-body, que B£lisle donne pour « intrigant, affaire » ; c'est un busy-body « il a le nez fourr6 partout ». Π s'agit d'un mot de l'anglais regional, non attest^ cependant dans les donnees de DNE. Flying set «filiere (de casiers ä homards) ». On compte generaJement 8 casiers par filifere. Emploi particulier d'un emprunt ä l'anglais flying set dont l'emploi est different selon DNE 194b : « in Bank fishing, the dropping of dories in rapid succession to set their trawl-lines ». Gasoline « bateau ä moteur », de l'anglais gasoline « essence », par metonymie. Mother-carry-chicken, autre nom du satani ou sataniste, qui disigne un oiseau, le petrel, probalement le petrel cul-blanc, Oceanodroma leucorrhoa. Cette denomination pittoresque qu'il faut peut etre interpreter comme mother Carry's chicken ne figure pas dans DNE. « Le satani! Un petit jubier noir avec des... des marques blanches sus les ailes. £a marche sus l'eau. [...] Les mother-carry-chicken que c'est appele en anglais. [...] C'est le jubier des matelots qu'i 1-1'appeliont auparavant».

1.4

Realites (relativement) nouvelles

Airport« aeroport », baking powder « levure chimique », basement « sous-sol (d'une maison) », bike « bicyclette », bus [bos] « autobus, autocar », fridge « refrigerateur », deep-freeze « congelateur », dope « drogue, stupefiant», forecast « prevision meteorologique ».

2.

Emprunts integres

2.1

Integration phonetique

Cette integration η'est qu'en voie de realisation pour bed s. f. « planche (de pommes de terre) », qui est prononce tantöt [ bed] tantöt [bced] ou gas « essence », qui garde sa prononciation anglaise [gas] ou evolue d'une maniere spdcifique en [ga:s]. On constate, d'autre part, qu'elle est parfois semblable ä celle que font les parlers continentaux, acadiens ou qu6b6cois. Dans ce dernier cas, on peut penser que la forme appartient au fond lexical canadien et peut-etre plus largement franco-nord-americain, comme pour les deux exemples suivants: Berry s. m. ? « baie sauvage, aireile vigne d'Ida », est emprunte ä l'anglais berry « baie ». Mais la prononciation [beRi] sembable ä celle qui pr6vaut largement dans les parlers acadiens (ALEC 1652) tend ä montrer que l'emprunt n'est pas direct. Si ces emprunts sont independents, nous devons admettre l'existence de rfegles, qui restent ä 6noncer,

236

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rögissant leur integration phonetique. Cette regularite est, par ailleurs, absente dans la categorisation du genre des emprunts nominaux. Ciabord [klaboR] s. m. « bardeau long pos£ horizontalement, gen6ralement ä clin » est un emprunt ä l'anglais d'Am6rique clap-board « bardeau », egalement attest^ au Canada (Dionne ; GPFC ; Boudreau ; Belisle) et ä Saint-Pierre et Miquelon (Brasseur/Chauveau 1990: 199). L'extension de la prononciation [hadek] pour haddock « eglefin » est peut-etre limit6e aux parlers acadiens (ALVMA 213). Mais le FTN a ögalement de ce mot une prononciation plus sp6cifique : [hadik]. Bien sür, cet emprunt est aussi independant du fran5ais haddock pour un Sglefin fume (TLF 9, 643a ; Rob 5, 77b). A travers 1'ensemble du corpus, on remarque que le FTN presente de nombreuses analogies lexicales avec le fran5ais de Saint-Pierre et Miquelon. La circulation du lexique inclut peut-etre quelques emprunts ä l'anglais, assimiles eux aussi, comme doballe «dumpling», boulette de päte cuite ä l'eau qui accompagne gendralement un plat cuit au four et qui se mange avec de la melasse », de l'anglais doughball (Brasseur / Chauveau 1990 : 270), equivalent am&ricain de l'anglais doughnut (OED), absent des glossaires canadiens. Le FTN a cependant, semble-t-il, integre phonetiquement, de manifere propre, des emprunts directs ä l'anglais. Citons : Drave [dRaev], [dRaef] s. m. ou f. ? « mesure de 224 livres, pour la morue » est une adaptation

de l'anglais regional draft« two quintals or 2241bs (101,6 kg) » (DNE 149b). Djagge [d3£ege], parfois djingue [d3§ge] adj. « soul » est un emprunt ä l'anglais d'Amerique jagged, de meme sens. Factory [faktRi] « entrepot oü etaient traitös le poisson et le homard ». Emprunt ä l'anglais regional factory « a building or plant with facilities for the processing of fish, lobster, whales, « seal oil », etc. » (DNE 166b). Le [R] montre que le mot est prononce ä la fran9aise. On peut s'interroger sur la graphie ä adopter pour ce mot: factory ou facterie ? Baby [bebi] ou [bi :bi] s. m. « beb6 ; dernier-ne (d'une famille) ». Baby est directement emprunt6 ä l'anglais. Bibi « bebe » n'a ete not6 que dans le parier acadien de la Baie SteMarie (Thibodeau 20). L'emploi de bebe « dernier-ne » est bien connu dans l'ensemble des parlers du Canada (ALEC 1799).

2.2

Integration morpho-phonologique

L'integration morpho-phonologique touche particuli&ement de nombreux verbes emprunt6s ä l'anglais, auxquels le FTN donne invariablement la conjugaison du ler groupe en fran9ais. Elle est partielle s'ils sont form£s par simple adjonction de la marque flexionnelle, comme pour fooler (angl. to fool) « rouler, berner », manager [menid3e] (angl. to manage) « riussir », meaner [mi :ne] (angl. to mean) « signifier, vouloir dire ; certifier, assurer », minder [majnde], [majne] (angl. to mind) « se soucier de » ou encore cooker, prononc^ [kuke] et non pas [kutje] selon la prononciation reguliere du FTN, de Γ angl. to kook « faire la cuisine ». Elle est totale lorsqu'elle porte egalement sur le radical, comme pour allouer [alue] « autoriser » (de l'angl.

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237

to allow), bädrer [ba :dRe] « inquieter, troubler, importuner » (de l'angl. to bother). [Pour une discussion sur l'6tymologie de ce verbe, voir plus loin la riponse ä CI. Verreault, dans la discussion]. II est interessant de noter que, vraisemblablement d'une maniere independante, d'autres parlers du Canada ont integres les memes mots : ex. feeler ou claborder [klaboR.de] v. intr. « couvrir un mur de clabords », qui est derive de clabord, lui-meme emprunte ä Γ anglais clap-board. Claborder est bien atteste au Canada (ALEC 5 ; Dionne ; GPFC ; Thibodeau ; Boudreau ; Beiisle), ainsi qu'ä Saint-Pierre et Miquelon (Brasseur / Chauveau 1990 : 199). Ce processus d'integration morpho-phonologique, tout ä fait courant en Amerique du Nord, n'est nullement sp^cifique ä Terre-Neuve et se repand aujourd'hui dans le fran^ais general '.flipper, sniffer, squeezer, sont des emprunts verbaux directs, pour ne citer que des exemples retenus par le Petit Robert.

2.3

Integration structurelle

• Dans les composes Black ä poele. Flicker la queue « fouetter de la queue ». fore en fun « avoir du plaisir, etre joyeux ». Fi de Jeez! « juron », faire jeezer « faire enrager ». faire give-up « abandonner, s'arreter », oü l'adjonction du verbe faire est rendue necessaire par l'impossibilite de marquer l'infinitif apres up. Mat de table « nappe ».

• Dans les derives Les formations nominales originales en -age sont trös representees, y compris evidemment sur des bases fran9aises comme changeage « echange », crochage « action de travailler au crochet ä ouvrage » ou gaminage « ensemble de jeunes enfants ». Ce suffixe garde ici la productive qu'il a perdue en fran^ais au profit de -tion et -ment. Des mots derives en -age sur une base anglaise se rencontrent parfois dans les parlers du Canada. Citons, par exemple, cullage s. m. « tri de la morue s6chee pour lui attribuer une qualitd et un prix », derive de cull atteste au Quebec avec un emploi voisin : « mesurage, triage, compte du bois, des marchandises » (GPFC ; Dionne) ou framage [fRema3] s. m. « encadrement» qui a egalement ete recueilli au Quebec pour le « chässis de la herse » (ALEC 756s). Us peuvent aussi etre originaux, comme : cookage s. m. « art d'appreter les aliments ». « Jamais parsonne s'a lamente de mon cookage ». drivage

[dRajvaj] « flottage du bois ».

« J'ai des messages ä venir sus le drive [dRajv], mais j ' y dis je vois pas grand drivage faire ici, j ' y dis tout est g e i e ! » truckage

[tRokaj] s. m. « camionnage ».

ä

238

Patrice Brasseur

Ajoutons une formation adverbiale en -ment : goddamment « bougrement, fichtrement».

[godammä], [godsmmä]

« I dit... quoi-ce tu nen connais de 9a toi ! J'y dis je nen connais goddamment pus que toi ! » * *

*

La question de l'emprunt aux langues etrangeres, specialement aujourd'hui du fran£ais ä I'anglais, est fortement liee ä la representation que les locuteurs ont de leur langue. Elle focalise souvent les menaces qui p£sent sur leur propre identite. Les Franco-Terre-Neuviens, qui ont longtemps maintenu le frangais en milieu anglophone, dans des conditions difficiles, presque desesperees dans les annees 50, sans le secours de l'ecole et des institutions en general se sont peu preoccupes de cette question jusqu'ici. Eux qui ont vecu sans dictionnaires, sans livres en frangais pour la plupart, pendant des decennies et jusqu'ä une date recente, etaient plus soucieux de leur survie que de norme linguistique. Les debats que peut susciter la prise en compte de mots anglais dans les dictionnaires frangais ne les Interessent guere. II y aurait pourtant matiere, puisque de nombreux anglicismes peuplent leur fran?ais quotidien. Mais l'essentiel subsiste : toutes les fonctions de la langue ont ete assurees, y compris la fonction esthitique dans une tradition de litterature orale riche et vivante. Fort heureusement, la langue vit et se developpe sans le secours du lexicographe. Cette Situation oü la langue etait menacee dans son existence, mais ne supportait pas de contrainte normative, semble maintenant revolue. La politique linguistique canadienne et son corollaire d'enjeux econonomiques a provoque un changement soudain. Comme ailleurs, la prise de conscience du pouvoir que represente la maltrise de la langue suscite des interrogations, des debats passionnes dans la communaute. Ä l'heure oü diverses regions de la francophonie, y compris en France d'oil, voudraient fixer leurs particularites linguistiques, pour preserver - retrouver ou forger ? - leur identite, on pourrait imaginer l'institution d'un Standard terre-neuvien, ä c6te d'un standard quebecois ou acadien. L'ecart par rapport aux autres varietes le justifierait tout aussi bien. Mais chacun sait que les debouches commerciaux pour la production de dictionnaires necessitent un public minimal. N'y pensons done pas ! La description que nous tentons du FTN ä travers un dictionnaire de regionalismes reflete un moment de revolution du fran9ais, une image de la culture terre-neuvienne, oü le metissage lexical et culturel est particulierement actif. Elle ne constitue ni un modele ni une fin en soi. Comme la pipe de Magritte, l'image de la langue n'est pas la langue elle-mSme. C'est seulement notre illusion de vouloir qu'elle le soit. Le passage ä l'ecrit, dans un dictionnaire de ce type en particulier, ne doit pas constituer la reference unique, intangible, une norme qui echappe ä toutes les bonnes intentions. Un dictionnaire de regionalismes peut cependant etre l'un des instruments d'un projet pedagogique, au sens le plus large. II permet en effet une prise en compte des specificites locales, particulierement ä Terre-Neuve oü, aujourd'hui encore l'enseignement de la langue est tres majoritairement assure par un personnel forme hors de la communaute. En ce sens I'etude des emprunts ä 1'anglais, ici modestement reduite aux emprunts formels, comme celle d'autres traits lexicaux, n'est pour nous rien d'autre qu'un apport ä l'etude du sentiment

Les anglicismes formels en franco-tcrre-neuvien

239

identitaire des Franco-Terre-Neuviens : l'histoire du fran^ais dans cette region est probablement plus qu'ailleurs encore la propre histoire de ses habitants et le lien avec un passe proche justifie ainsi l'enseignement du fran 8. variation

a. dial./arch./ r6gion b. argot/verlan

9. Sa nouveau 10. S6 nouveau

a. lexeme

(1-8)

(1-8)

b. morphüme

banking

caravaning; lifting (2sens)

a. lexeme

air (froid); chemise

alternative

b. stylistique

awesome

c. morph&me

sur (radio; comit6)

Liliane Rodriguez

250

Tableau 4. Anglicismes neologiques : vitality. Manitoba

France

1. derivation propre





2. composition savante

Ο

Ο

• • •

• • •

a. grammaticale

Ο

Ο

b. lexicalisation

• •

• •

a. dial./arch./ region

ο

ο

b. argot/verlan a. lexeme

• •

• •

b. morpheme

ϋ

α

a. lexfeme





b. stylistiquc

• •

ο ο

Procidis

3. composition populaire 4. troncation 5. siglaison 6. derivation impropre

7. emprunts < doubles> 8. variation :

9. Sa nouveau :

10. S6 nouveau :

c. morpheme

frcqucncc :

• forte

• moyenne

Ο faible

Evolution de la neologie fran5aise au Manitoba : le röle de trois normes en contexte minoritaire

251

Tableau 5. Neologismes : representation lexicographique. PR (1993)

DQA (1993)

Gage (1997)

1. NEIGISTE

_

_

_

-

2. AUDIONUMERIQUE

• • •



• • •

• • •

LEXIES FRAN£AISES

AMNIOCENTfeSE 5. SID A TPS IRM

-



6. ZAMBONI CAMESCOPE GYPROC

• • -

-

-



• • •

-

7. TACO PIROGIE, PIROJKI

-

-

Ο

-

TWONIE

-

-

SOIREE SOCIALE

-

-

8. PLUME FEUTRE

Ο

Ο

9. ECRIVAINE DENTISTE

-



D^PUTEE

Ο

COMMAND ANTE POMPIERE PR6SIDENTE AVOCATE

Ο Ο ο ο

10. IMMERSION Exemple d'attestation :

(1993)

-

• • • • • • • •

• • • •

•• •

• •

• • •

-

MW

• -

• • • • -

•· • • • •

• • •

· lexicographiee

LEXIES ANGLO-AM. ICE-SCULPTOR DIGITAL AMNIOCENTESIS AIDS GST MRI ZAMBONI CAMCORDER GYPSUM BOARD TACO PEROGY, PIROGI TWONIE SOCIAL FELT PEN

mots epicenes

• •

IMMERSION - non lexicographiee

Ο partiellement lexicographiee (sens incomplet ou restreint) Tableau 6. A n g l i c i s m e s : Statut lexicographique ATTESTATIONS MANITOBAINES LEXICOGRAPHIES : lexies

DQA

PAPIER SABLE

ANGLIC.

TV

ANGLIC.

TUXEDO

ANGLIC.

COMICS

ANGLIC. FAM.

SLUSH

ANGLIC. FAM.

JUNKIE, JUNK (1 sens)

ER

ANGLIC. FAM.

non Iexicographiees : fertiliseur, pantalon de neige, pantalon sweat, micro(-ondes), VCR, Liquid paper, slush pants, banking, air(froid), chemise(t-shirt), awesome, sur.

252

Liliane Rodriguez

ATTESTATIONS FRAN£AISES : CONSUMERISME

ANGLIC.

SWEAT-SHIRT

ANGLIC.

TASSE DE THE

ANGLIC. FAM.

TECHNO DJ (DISQUE-JOCKEY)

ANGLO. AMßR. (1)

ANGLIC.

SCOTCH, SCOTCHER

ANGLIC.

ANGLIC.

TABLOID(E)

ANGLIC.

ANGLIC.

GORE THRILLER

ANGLIC.

JUNKIE, JUNK (1 sens)

ANGLIC. FAM.

CARAVANING, LIFTING (2 sens)

ANGLIC. (2 ET 3)

ALTERNATIVE

EMPL. CR1T.

EMPL. CRIT.

*Autres termes recommandes: animateurf 1); caravanage(2), toilettage(3)

Discussion P. Halford Etant donne la possibilite de former des verbes ä partir de substantifs (emprunts) que Ton a vue dans les anciennes formes du fransais en Amerique (genre coutaganer, ataronter), ainsi que la popularite de ce procede dans Γ anglais nord- americain (ex. to medal, to bronze, to gold, to summit, etc.), a-t-on trouve des exemples du procede dans le corpus francomanitobain ? L. Rodriguez II est vrai que ce procede de formation neologique par derivation « impropre » (hypostase) est tres fertile en anglo-americain. J'ai, par exemple, dans un corpus d'attestations canadiennes : mainstreeting, pour demarchage electoral. Ce procede par changement de classe grammaticale, notamment du substantif au verbe, est favorise par Γ absence de desinences verbales en anglais (a summit > to summit > you summit, etc.). Le corpus franco-manitobain n'offre pas d'exemple de ce procede, si ce n'est dans le cas de quelques rares anglicismes de ce type, oü reste associee la derivation suffixale : rechercher > rechercheur. Le corpus fransais offre lui aussi tres peu d'exemples de ce type, et lä encore la derivation suffixale s'adjoint ä la derivation impropre. On trouve par exemple, sous la plume de Jeröme Monod : "il s'estime assez juvenile pour pedeger la France" (Le Canard enchame, 14 mai 1997). Que ce soit au Manitoba ou en France, les attestations de ce procede se cantonnent plutot au plan de l'idiolecte. J.C. Boulanger Sur quels criteres repose la datation des neologismes ? Autrement dit, ä partir de quel moment un mot n'est-il plus considere comme un neologisme ? Par le locuteur, par le lexicographe ?

Evolution de la neologie frar^aise au Manitoba : le röle de trois normes en contexte minoritaire

253

L. Rodriguez Je dois distinguer la datation des neologismes dans le cadre de cette communication, et la datation des neologismes dans le cadre de la redaction lexicographique. Les neologismes presentes ici et dans les tableaux en annexe s'inserent dans un cadre temporel allant de un ou deux ans ä une dizaine d'annees, voire plus. II s'agit de lexies en usage, attestees par corpus, et souvent encore per^ues comme recentes par les locuteurs. II ne s'agit pas necessairement de lexies lexicographiees : certaines figurent dans les dictionnaires (ecrivaine, surligneur), d'autres pas (neigiste, plume-feutre, sopalin, stabilo - synonyme lexicalise de surligneur). Ces lexies ont ete choisies pour illustrer la vitalite des precedes neologiques dans une perspective geolinguistique comparative. Quant ä la perception de la nouveaute d'un mot par un locuteur, eile repose sur des criteres qui sont de l'ordre de la parole : appartenance sociolinguistique, familiarite lexicale due ä une profession, idiolecte, etc. La perception de la nouveaute d'un mot par un lexicographe repose sur des criteres qui sont de l'ordre de la langue : frequence absolue et frequence relative (disponibilite), prise en compte des creations venant des commissions terminologiques, de la legislation linguistique, etc. II est ä remarquer que ces deux « perceptions » des neologismes (celle des locuteurs et celle des lexicographes) sont engagees dans un dialogue sans cesse relance. M. Tremblay Quelle est la definition des categories « faible », « moyenne » et « elevee » dans les tableaux 2 et 4 ? L. Rodriguez Les indications de frequence figurant dans les tableaux 2 et 4 proviennent essentiellement de mon analyse lexicometrique du vocabulaire disponible franco-manitobain (voir ma communication de 1993 au 3eme Colloque « Frantjais du Canada - frangais de France », 163-178). Des analyses d'autres corpus (journaux, etc.) ont aussi fourni des elements de frequence relative qui ont souvent corrobore les indices de disponibilite. Le resultat combine de toutes ces sources apparait dans ces tableaux sous formes de proportions nettement demarquees dans les compilations de resultats : productivite faible, moyenne ou elevee.

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254

Liliane Rodriguez

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Beatrice Bagola Universite de Treves

L'italien du Quebec sous 1'influence du fran^ais quebecois Les Italiens ont contribue d'une maniere significative ä la decouverte de l'Amerique du Nord. Mais qui au Canada pense dans le contexte historique ä des hommes comme Cabot (1449/501498/99) et Verrazzano (1485-1528) en tant qu'Italiens ? Quand il s'agit de Yitalianitä en Am6rique du Nord, on y associe plutöt des termes immigrants, petite Italie, spaghetti, et d'autres stereotypes bien connus (cf. Spada 1969, Harney 1989, Haller 1993). Ces associations accompagnent les immigrants italiens depuis le XVIIIe siecle, la periode ou les premiers Italiens emigrent vers l'Amerique du Nord. Geniralement, on distingue trois grandes vagues d'immigration au Canada. Durant la premiere - qui date de 1876 ä 1915 - un grand nombre d'ouvriers saisonniers se rendent au Canada. lis forment le potentiel d'ouvriers non specialises. C'est l'epoque de Vimmigration en chaine et du padronismo. Les patrons - c'est-a-dire les agents d'emplois - jouent le role d'intermediaries entre la main-d'oeuvre italienne et les entreprises canadiennes. Un demi million d'ltaliens viennent au Canada pendant la deuxieme (1916-1942) et la troisieme (19461976) vague d'immigration (cf. Favero / Tassello 1978). Grace ä la loi du parrainage, ils immigrent massivement, car cette derniere facilite Γ entree au Canada pour ceux qui ont de la famille sur place. En rejoignant les membres de leurs families dejä installes au Quebec, ils profitent de leurs experiences dans le nouveau monde. Quand on parle des Italiens au Quebec, cela signifie avant tout les Italiens de Montreal, car leur nombre s'eleve actuellement ä 225.000 (Gouvernement du Quebec 1998) et ils sont le groupe le plus interessant du point de vue linguistique. Analogues aux immigrants fransais, les Italiens ont apporte leur langue et leur culture au Quebec. Les Fransais quittent leur pays pour l'echanger contre un autre territoire officiellement frangais. Cette realite historique et politique est un avantage enorme pour les immigrants francophones des le debut. Malgre tous les problemes qui peuvent se poser, ces F r a ^ a i s sont chez eux. Les immigrants italiens ne disposent pas de cet avantage. L'immigration italienne commence au milieu du XVffle siecle, moment crucial dans l'histoire de la Nouvelle-France. Depuis cette epoque, les Italiens du Quebec ne se trouvent pas confrontes seulement ä une seule langue etrangere, mais ä deux cultures et deux langues differentes, Celles des deux peuples fondateurs. Une realite qui les accompagne desormais. Pour trouver un chez eux dans ce monde inconnu, ils vivent dans des petites communautes italiennes, les petites Italies dont l'ensemble forme la comunitä italiana. Les liens de cette population avec l'Italie sont des le debut tr>.24 La question a ete posee ä une sur cinq des families recensees seulement et on a extrapole ä partir de ce sondage. 25 II est done ä noter que, dans la reponse, les adjectifs « fran^ais » et « franco-canadien » se referent 22 23

24 25

Cf. Gigufere (1996, 567). Le recensement difinit comme Ancestry of first report (ce que nous avons marqui par FFC1 dans le cas de l'origine fran5aise/franco-canadienne) l'origine indiquie en premier par les ripondants. II difinit comme Single ancestry persons (ce que nous avons noti par FFCS dans le cas qui nous occupe) « those who answered only French or French-Canadian or their equivalents (Quebecois, Acadian, Franco, etc.) to the Census question on ancestors » (cf. Giguüre 1996,569). Reproduit d' aprfes Giguöre (1996, 568). Cf. Gigufere (1996, 568).

Francophonie et identitd franco en Nouvelle-Angleterre

273

tantöt ä des realties diff£rentes, tantöt ä la meme realite. Les chiffres des colonnes Population, FFC1, Locuteurs et Francoph(ones) sont ä multiplier par mille. lis ont 6te arrondis par Giguere (1996). Deux des colonnes restantes consistent en pourcentages : la colonne % FFC1 indique le pourcentage des personnes d'origine fran9aise et / ou franco-canadienne par rapport ä I'ensemble de la population de Γ etat respectif. Enfin, la derniere colonne - Frc/FFCl indique le rapport proportionnel entre le nombre de locuteurs francophones et le nombre de personnes d'origine frangaise ou franco-canadienne. On lira done la premi£re ligne du tableau de la manifcre qui suit: la population des localites de plus de 1,000 habitants du Maine se chiffre ä approximativement 1.228.000 habitants, dont 22,6% (e'est-a-dire environ 277.000 habitants) sont d'origine frangaise et / ou franco-canadienne ; 1.142.000 de l'ensemble des habitants de l'etat du Maine sont ä considerer comme des locuteurs actifs, etant äges de 5 ou plus de 5 ans ; les francophones, se chiffrant ä approximativement 81.000, represented 7,1% de l'ensemble des locuteurs actifs ; enfin, le rapport entre le nombre de francophones et le nombre des personnes d'origine fran9aise (et / ou franco-canadienne) dans l'etat du Maine est de 29/100, ce qui veut dire qu'il y aura approximativement 29 francophones pour une centaine de personnes d'origine fran9aise ou franco-canadienne. Le tableau 1 souligne l'exiguite du groupe francophone aussi bien face au segment d'origine fran^aise / franco-canadienne (360.000 francophones par rapport ä un segment fran9aiscanadien de 1.775.000, soit environ 1 sur 5) que face ä l'ensemble des locuteurs (360.000 francophones par rapport ä 12.290.000 locuteurs ä part entiere) ou ä la population globale de la Nouvelle-Angleterre (360.000 francophones sur 13.207.000 habitants). Cette exigui'te linguistique contraste avec Γ importance demographique de la population d'origine fran9aise et franco-canadienne dans la Nouvelle-Angleterre. Repräsentant, en moyenne, 13,4% de la population actuelle locale, le segment franco atteint presque les 25% dans les etats du Vermont (23,7%), New Hampshire (23,5%) et Maine (22,6%) et depasse les 15% dans le Rhode Island. Et cependant, malgre l'evidence demographique, les FrancoAmericains continuent ä etre de nos jours une minorite invisible et oubliee en NouvelleAngleterre. Hendrickson le notait dejä de maniere insistante il y a presque vingt ans : « The Franco-Americans are the invisible minority group of New England. Not to themselves, of course. Over the years they have clung together with remarkable cohesiveness, and are quite aware of their own culture. But for a group that ranks as the largest minority in northern New England, and a major tenant in industrial communities of every New England state, they have not achieved the visibility and power of other ethnics. The Irish, for example, control much of Massachusetts. The Italians are dominant in the political and economic apparatus of Rhode Island. The yankees retain control in all six states, and the blacks, too, are gaining a niche in the ethnic mosaic. But in a region where 2.5 million of the 12 million inhabitants possess some, if not all, French blood, the Franco-Americans do not have a high profile » (1980, VHI). « Characteristically, the Franco-Americans are the forgotten ethnic group in discussions of minority status. When the question of expanding the definition of « minority » was dealt with in a lengthy New York Times feature article July 30, 1978, Francos were not mentioned. The survey noted that blacks and Hispanics are entrenched as the recognized minorities. An enlarged definition, the article said, could include «Italians, Poles, Jews, Greeks, Arabs, eastern Europeans, southern Europeans, German-Americans, Italian-Americans, and Irish-Americans. » Those of French descent were not included in the dialogue, not even in passing » (1980, 74).

274

Sanda Golopentia

Meme si le pourcentage des Franco a baisse depuis 1980, les r6sultats du recensement de 1990 tels qu'evoques ici, parlent dans le meme sens que les faits coinmentes par Hendrickson. Gigu£re (1996) a signale en plus les « nouvelles communautes francophones » de Stamford, Norwalk et Bridgeport au Connecticut et de Sommerville, Cambridge, Brockton et Boston au Massachusetts, dont les locuteurs ne viennent ni du Canada, ni de la France, mais de pays aussi divers que Haiti, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse et les colonies fran5aises. La plupart des ηέο-francophones des annees 1990 sont d'origine haftienne. Giguere reprend les chiffres suivants dans le recensement de 1990 : 23.690 Haidens dans le Massachusetts, 5.000 dans le Connecticut, 950 dans le Rhode Island, 280 dans le New Hampshire, 160 dans le Maine et 80 dans le Vermont. C'est ä ces nouveaux effectifs, qui ne manqueront pas d'influencer ä leur tour et les attitudes et l'usage du fran9ais en Nouvelle-Angleterre, qu'est due l'impression globale d'une moindre reduction locale du groupe francophone : « If we compare the data on French-Speaking in the New England States between 1980 and 1990, we find that all the states lost French speakers. The overall decline in French speakers in New England was 13%. The greatest loss was in Rhode Island, where the French-Speaking population decreased by 22% in the decade, compared with 8 and 10% in Massachusetts and Connecticut. The French-speaking population in Maine and Vermont declined by 14%, and New Hampshire's French-Speaking population lost 17% [...]. The lesser [apparent, S.G.] decline of the Francophone population in Massachusetts and Rhode Island probably reflects the Haitian immigration. In 1990, Haitian-origin population probably made up 19% of the Massachusetts Francophone population and 9% of the Rhode Island Francophone population (Giguere 1996, 572).

5.

Isolats de la loyaute francophone ou 1'exception acadienne

Toujours ä partir de Giguere (1996), dont nous simplifions et r£sumons ä nouveau plusieurs tableaux pour les besoins de notre propos, les localites de la Nouvelle-Angleterre attestant le nombre maximum de locuteurs francophones en 1990 sont les suivantes : 10-20.000 francophones

5-10.000 francophones

2.500-5.000 francophones

Boston, MA Lewiston, ME Manchester, NH

Woonsocket, RI Bridgeport, ME Nashua, NH Lowell, MA

Stamford, CT Bristol, CT Springfield, MA Chicopee, MA Worcester, MA Cambridge, MA Brockton, MA Fall River, MA New Bedford, MA Pawtucket, RI Berlin, NH Auburn, ME Augusta, ME Madawaska, ME

Tableau 2. Villes ayant entre 2.500 et 20.000 locuteurs francophones en 1990 (d'apres Giguere 1996, 570)

Francophonie et identity franco en Nouvelle-Angleterre

275

Le tableau 2 ordonne les localites selon le nombre absolu de bilingues francophones, plus exactement selon l'ampleur demographique du segment represente par les habitants qui, ages de 5 ou plus de 5 ans, parlent le frangais et / ou le franco-canadien en tant que langue seconde. Pour mesurer le poids relatif des francophones dans les villes respectives, Giguere a calcule des pourcentages dont, ä nouveau, nous prelevons uniquement quelques Elements dans le tableau qui suit: 73-81%

20-40%

10-16%

Van Buren, ME : 81% Madawaska, ME : 80% Fort Kent, ME : 73%

Berlin, NH : 40%

Auburn, ME : 16% Augusta, ME: 15% Saco, M E : 15% Caribou, M E : 14% Waterville, M E : 14% Manchester, NH : 12% Somersworth, NH : 11% Gardner, MA : 11% Central Falls, RI: 10%

Biddeford, ME: 35% Lewiston, M E : 34% Woonsocket, RI: 21% Sanford, M E : 20%

Tableau 3. Pourcentage des locuteurs francophones par rapport ä la population globale des villes (d'apres Giguere 1996, 570). En comparant les tableaux 2 et 3 il devient clair que les locuteurs francophones tendent ä avoir un poids eleve plutot dans des localites de moins de 3.000 habitants. Van Buren et Fort Kent, qui occupent respectivement les positions 1 et 3 dans Γ ordre decroissant du poids francophone relatif dans les localites de la Nouvelle-Angleterre, ne figurent me me pas dans le tableau 2, ayant une population francophone inferieure ä 2.500. Madawaska, qui est 80% francophone (et, comme d'autres localites du Maine, ä preponderance acadienne) apparait en position 21 (et derniere) dans le tableau 2 avec un nombre absolu de locuteurs francophones de peu superieur ä 2.500. Le rapport entre le nombre de locuteurs francophones et le nombre de personnes mentionnant en premier (FFC1) ou uniquement (FFCS) des origines fran5aise ou francocanadienne pour les localites les plus intensement francisantes de la Nouvelle-Angleterre est indique dans le tableau ci-dessous. Nous l'avons, ä nouveau, construit ä partir de donnees figurant dans Giguere (1996). Y figurent, separes par une barre oblique, les rapports L/FFC1 et L/FFCS pour sept localites, dont cinq situees dans le Maine : Localite Van Buren, ME Madawaska, ME Fort Kent, ME

L/FFC1; L/FFCS 9 2 ; 97 89; 93 82; 84

Localite Berlin, NH Hartford, CT Lewiston, ME Biddeford, ME

L/FFC1 L/FFCS 58 54 55 55

70 82 66 65

Tableau 4. Rapport entre le nombre de locuteurs francophones et le nombre de personnes provenant de families franco-canadiennes (FFC1) ou mixtes (FFCS) en 1990

276

Sanda Golopentia

Les localitis enumirees dans le tableau ci-dessus represented autant de forteresses (ou d'isolats) de la loyaute francophone dans la Nouvelle-Angleterre. Avec 97% des locuteurs d'origine franco qui continuent ä parier le franco-canadien, Van Buren est en quelque sorte la minuscule capitale du fran5ais langue seconde dans la region. Le cas de Hartford est, lui aussi, spectaculaire par la distance accusöe entre le taux de loyaute francophone dans les families homogenes (82 locuteurs francophones pour chaque centaine de Franco) et dans les families mixtes (54 locuteurs francophones pour chaque centaine de personnes provenant de families franco et mixtes). On peut se demander ce que des apergus quantitatifs comme ceux figurant dans les tableaux ci-dessus peuvent suggirer ä 1'etude de la francophonie en Nouvelle-Angleterre. II est clair que, meme si la population francophone atteint des chiffres absolus importants, comme dans les villes de Boston, MA, Lewiston, ME ou Manchester, NH (et que, done, certains fonctionnements langagiers - panoplie plus ou moins diversiflee d'actes de langage spontan6s, rituels ou ritualises ; fonctions remplies par le fransais langue seconde ; equipement fonctionnel du fransais, lui permettant/ou pas de remplir ces fonctions - sont des sujets legitimes d'itude dans de tels cadres), le sentiment langagier et sa relevance identitaire sera de beaucoup different dans une localite oü la loyaut6 francophone franco atteint des taux importants (telles Van Buren, Madawaska ou Fort Kent dans le Maine). Nous considerons done qu'en ce moment e'est sur le Maine, le New Hampshire et, parfois, sur le Connecticut que devraient idöalement se concentrer les etudes (socio-)linguistiques portant sur la minorite franco-americaine. En m£me temps, en tant que points isoles, toutes les localites mentionnees dans le tableau 3 ci-dessus peuvent fournir Γ occasion d'un travail descriptif important sur le passe et le present langagier des Franco. Finalement, les localites neo-francophones fournissent des points dans lesquels des enquetes bien ciblees pourraient permettre une comprehension plus fine du rapport entre francophonie explosec et identite franco.

6.

La glnerations Β : marquage franco du territoire urbain en NouvelleAngleterre

Je me limiterai ä deux exemples bases sur le travail de terrain que je poursuis ä Woonsocket, dans l"6tat de Rhode Island depuis bientöt deux annees 2 6 Woonsocket a ete pendant longtemps la capitale franco de la Nouvelle-Angleterre. La ville a connu des tensions identitaires (culminant avec l'agitation sentinelliste27 dans les annees 1920) d'une force et d'une resonnance particuliere non seulement parmi les Franco-Americains de la region et bien au delä de l'etat du Rhode Island mais aussi parmi les Frangais canadiens du Canada. Elle continue ä faire signe vers son passe franco, par sa demographie, par le fait que des institutions franco importantes (telle 1' Union Saint Jean Baptiste, la Bibliotheque Mallet, la Societe de Genealogie ou le Club Richelieu) y sont encore solidement implant6es. Les conversations (d'une

26

27

Mary Snider est igalement engagde depuis plus d'un an dans une 6tude de cas portant sur le comportement langagier de plusieurs g y r a t i o n s de Franco-Americains de Woonsocket. Cf. Foisy (1928), Daignault (1936), Rumilly (1958, 364-453) et Brault (1991, 139-169).

Francophonie et identitd franco en Nouvelle-Angleterre

277

longueur comprise entre une et quatre heures) enregistrees avec une quinzaine de temoins ägös de 50 ä 80 ans m'ont fait rencontrer des femmes et des hommes appartenant aux generations type C, Β et Α et ayant comme ascendants aussi bien des Quebecois que des Acadiens. Le cadre des rencontres a ete, dans la plupart des cas, le local de la Soci6te de Genealogie de Woonsocket. Certains temoins ont ete rencontres ä la Bibliothdque Mallet ou ä l'Union Saint Jean Baptiste. Les deux exemples qui suivent se rattachent respectivement au marquage franco du territoire urbain - qui est caracteristique pour la generation type Β - et au developpement inattendu du debat identite-francophonie chez des membres de la gen6rations type C (et, parfois, des generations Β et A). En consultant les plans et legendes de trois villes ä population franco-americaine de Γ etat de Rhode Island, nous avons trouve 33 noms de rues (partiellement) fransais (sur un total de 638 noms) ä Cumberland, 16 (sur un total de 217 noms) ä North Smithfield et 75 (sur un total de 566 noms) ä Woonsocket. Les noms dont il s'agit sont les suivants (on ajoutera ä la lecture le classificateur St[reet] apres les noms qui ne sont pas accompagnes d'autres indications): - Cumberland : Albion Ridge, Ballou, Beauregard Ave, Bellevue, Blanche Ave, Caroline, Castine, Christine Dr, Desmarais, Doire Rd, Elder Ballou, Ethier Way, Foret Ave (il y a aussi une Forest Ave), Girard Rd, Heroux Blvd, La Salle Ave, Lambert Ave, Lavalle Dr, Lemeux Ave, Louis, Louise Ave, Lussier, Marcel, Maurice, Menard, Notre Dame Ave, Old Forge, Raymond Dr, Roger, Roland, Rosemont Ave, Titus, Vermont Ave ; - North Smithfield : Annette Ave, Bellevue Ave, Charon Dr., Ferrier, Fillion Dr., Grande Rd. (il y a aussi une Great Rd.), Julie, Lamoureaux Blvd., Lapre Rd., Leon Ave, Leroy, Lorraine Ave, Raymond, Roiger (sic !), Rue de St. Jude (sic !), Sorel Ave ; - Woonsocket: Achille, Annette Ave, Arland Ct, Armand, Ascension, Aubin, Ballou, Beausoleil, Bellevue, Belmont, Benoit Ct, Berard Ave, Blanche, Bourdon Blvd, Bourassa Ave, Breault Ave, Campeau, Carriere Ave, Cote Ave, Desrocher Ave, Dulude Ave, Fabien, Foch Ave, Fortin Dr, Fournier, Fugere, Gadoury Blvd, Gaulin Ave, Girard Ave, Grange, Guertin, Heroux Ave, Joffre Ave, La Flamme Ave, Lafayette, Lambert Ave, Langevin, Laurier (aussi une Laurel St), Laval, Lebrun, Lefrancois, Lemay Rd, Madeleine, Mailloux, Martineau, Montcalm, Morin, Myette, Napoleon, North Ballou, Papineau Ave, Pelland, Pelletier, Pichette Blvd, Pierre Ct, Ricard, Richelieu, Roberge Ave, Robinson, Roland, Romain, Simonne Ave, St. Augustin, St. Hugues, St. Leon Ave, St. Louis Ave, St. Marcel, St. Simon, Tache, Tardivel Ave, The Marquette Way, Thibeault Ave, Verdun. Les noms ci-dessus forment des syntagmes bilingues, composes d'une denomination fran^aise suivie par les classificateurs americains Ave[nue], B[ou]l[e]v[ar]d, C[en]t[er], Dr[ive], R[oa]d, Way, [Street]. Une seule fois, ä North Smithfield, nous avons rencontre le cas ou le classificateur lui-meme est en fran5ais : Rue de St.-Jude [St.}. De ce fait per$u comme faisant partie de la denomination, rue, qui figure ä la frangaisc avant celle-ci, a ete 6crit avec majuscule et redouble, tautologiquement en fin de syntagme, par l'americain [Street] (qui est, comme nous l'avons vu, implicite dans tous les noms non suivis d'un classificateur).

278

Sanda Golopentia

Un redoublement analogue se manifeste dans le cas des voisinages non g6nants Foret Ave et Forest Ave ä Cumberland, de Grande Rd. et Great Rd. ä North Smithfield et de Laurier [St.] et Laurel [St.] ä Woonsocket (ou les deux formes correspondent ä chaque fois ä deux rues diffirentes). Nous n'avons pas trouve les noms Foret et Laurier ou Great dans l'annuaire telephonique de Woonsocket. 28 Grande cependant figure ä trois reprises en tant que nom de famille dans l'annuaire. II se peut done que la denomination franco-americaine corresponde ä un nom de famille alors que la denomination americaine (Great) evoque une propriete physique. Pour Laurier et Laurel Interpretation en tant que noms communs (signalant ou non une propriety contextuelle similaire) semble s'imposer. Dans le cas de Foret et Forest, le dernier pourrait etre un nom de famille. L'orthographe des denominations frangaises est depouillee, sans accents et sans cedille, souvent sujette ä des erreurs dont Ton ne saurait decider si elles correspondent ä la Variante solidifiee comme telle d'un nom de famille ou ä une simple faute de frappe : Foret, Heroux, Lavalle (variante probable du nom Lavallee, bien installe ä Woonsocket), Leon, Benoit, Carriers, Cote (pour Cote), Fugere, Lefrancois, Roiger (pour Roger) etc. Dans la plupart des cas, les noms de rues que nous avons reproduits semblent correspondre ä un systeme honorifique local glorifiant des personnalites individuelles, politiques selon toute probabilite, de la ville respective (ou de la communaute franco-am6ricaine du Rhode Island). Nous avons retrouve un nom de famille ou un prenom Aubin (1861—),29 Benoit (1853-), Ballou, Campeau (1859-); nous trouvons Champeau chez Bonier cependant), Charron (1851—), Desmarais (1857-), Heroux (1844-), Laflamme (1851—), Lavallee (entre 1845 et 1850-), Menard (1845-), parmi les noms des 117 families franco-amiricaines immigrees ä Woonsocket entre 1814 et 1861 que donne Bonier (1920). Deux Berard, Gaulin, Coti, deux Dulude, Girard, Heroux, Lussier, Mailloux, Morin, Myette ont ete conseillers municipaux ä Woonsocket; 30 Cote, Dulude, Lussier, Mailloux ont fonctionne comme echevins, Gaulin a ete maire de Woonsocket et Dulude, Girard, Lafayette et Lussier ont ete deputes au Parlement de Providence selon la meme source. 31 Enfin, les noms Berard, Desmarais et Myett (variante probable de Myette) sont enumeres par Bonier parmi les noms des Canadiens fran^ais qui firent la Campagne de la guerre civile (1861—65).32 Meme si nous ne disposons pas de documents analogues ä ceux qui existent pour Woonsocket, la plupart des noms de rues fran9ais de Cumberland et North Smithfield semblent avoir ete construits eux aussi ä partir de noms de famille. Nous avons retrouve ces noms de famille dans l'annuaire telephonique de Woonsocket (qui est, ä nouveau, representatif d'une aire onomastique plus large) et nous avons indique entre parentheses le nombre d'abonnes qui le portent pour donner une idee approximative de sa frequence relative dans la region) : pour

28

30 31 32

Comme les Franco-Amöricains 6taient « coureurs de facteries » et se deplasaient souvent d'une ville ä l'autre, les noms attestes dans des villes aussi proches que celles dont il s'agit ici tendent ä se retrouver de l'une k l'autre. Et nous ne faisons qu'un sondage en ce moment. Nous reproduisons entre parenthfeses Γ an nie d'arrivie ä Woonsocket de la famille respective telle qu'indiquie par Bonier (1920). Cf. Bonier (1920, 292-293). Cf. Bonier (1920, 293-295). Cf. Bonier (1920, 85).

Francophonie et identit6 franco en Nouvelle-Angleterre

279

Cumberland, Ballou (30), Beauregard (40), Doire (17), Ethier (55), Girard (65), Heroux (37), Lambert (92+2 entreprises33), La Salle (2 ; Lasalle 3 ; LaSalle34 4), Lavalle (1 ; Lavallee 67, LaVallee 1, La Valley 2, LaValley 3+1), Lemieux (33 ; Lemeux dans notre liste en pourrait representer une Variante ou une coquille), Lussier (73); pour North Smithfield, Charron (16 ; dont Charon peut representer une Variante ou une coquille), Ferrier (3), Filion (3 ; dont Fillion peut representer une Variante), Julie (2), Lamoreaux (1 et Lamoureux 72+2, dont Lamoureaux pourrait etre une Variante), Lapre (3), Le Roy (1) et Le Roy (1, LeRoy 2, dont Leroy est une Variante); pour Woonsocket, enfin, Aubin (47), Ballou (30), Beausoleil (25), Benoit (57), Berard (64), Bourdon (2), Bourassa (11), Breault (19+1), Carriere (26+2), Cote (32), Desrocher (1, Desrochers 12, DesRochers 1), Dulude (7), Fortin (21), Foumier (44+2), Fugere (6), Gadouiy (10), Gaulin (24), Girard (65), Grange (2), Guertin (39), Heroux (37), Lafayette (5), Lambert (92+4), Langevin (8), Lebrun (29, Le Brun 1, LeBrun 2), Lefrancois (10), Lemay (18+2, Le May 3, LeMay 5). Nous avons arrete ce sondage ä la lettre L vu qu'il nous paraissait süffisant pour les besoins de notre propos. II suggfere en effet que les noms de rues qui se maintiennent encore aujourd'hui ont ete donnes essentiellement pour c616brer les succes politiques, financiers, institutionnels d'un nombre important de membres de la communaute franco-americaine appartenant ä la generation type B. Moins transparente est la motivation des noms de rues, plutot inhabituels dans lesquels la denomination s'effectue par Γ intermedial re d'un prenom feminin (Blanche-2 fois, Caroline, Christine, Louise, Annette-2 fois, Lorraine, 35 Madeleine, Simone) ou masculin (Achille, Armand, Leon, Louis, Marcel, Maurice, Ro[i]ger-2 fois, Roland-2 fois, Titus, Raymond, Fabien, Pierre) qui ne fonctionnent pas en tant que nom de famille. Un nombre restreint de denominations (telles Sorel, St. Marcel et St. Jude) correspondent ä des localites canadiennes qui ont fourni un contingent important et regulier d'immigrants ä Woonsocket et dans les environs. Bonier (1920) enumere sept families originaires de Sorel, trois families venant de St. Marcel et deux provenant de St. Jude dans sa « Liste des villes et villages de la Province du Qu6bec qui fournirent les 117 premieres families canadiennes fran5aises ä Woonsocket » (p. 101). S'ajoutent ä ces faibles traces de la generation type Α des denominations faisant signe vers des personnalites canadiennes fran^aises du Canada (comme Bourassa, Montcalm, Papineau) ou des noms g6ographiques du type Richelieu et Laval. On peut conclure que, dans son ensemble, le marquage du territoire urbain tel qu'il se maintient aujourd'hui (aprds les pertes importantes dues au renouveau urbain des annees 1960) nous met en contact avec le v6cu identitaire de groupe caractöristique ä la generation type B. Cette generation est ainsi encore präsente non seulement au niveau du cadre

33

34

35

Lorsque le nom de famille fonctionne comme nom d'entreprise, sa visibility est accrue et il peut, par un glissement onomastique qu'on retrouve surtout dans ce qu'on appelle la ddnomination organique (spontanie, de type midiival etc., cf. Milo 1997), devenir le nom de la rue (plus rarement d'un axe important) sur laquelle se trouve l'entreprise respective. Par la suite, le nombre d'occurences dans des noms d'entreprise sera separe du nombre d'occurences en tant que noms de famille par un « + » le prieddant. On est redevable ä l'ordinateur pour la mode des majuscules intdrieures au nom. Beaucoup de noms en La, Le, De, Des connaissent des variantes graphiques mono- ou bipartites avec majuscules internes. Lorraine est un prinom föminin assez rdpandu parmi les personnes ägies de plus de cinquante ans dans la communautd franco de Woonsocket.

280

Sanda Golopentia

s6miologique de la vie franco, mais aussi pour tous ceux qui doivent prononcer aujourd'hui ä l'anglaise une sine encore riche de noms franfais de rues et d'entreprises.. Les d6nominations franco-am6ricaines continuent, ä 1'echelle d'une micro-onomastique, les quelques 5.000 denominations fran^aises 36 de localites aux Etats-Unis au niveau de ce qu'on pourrait appeler la macro-onomastique. Elle constituent une occasion reguli£re de rencontre (et de negotiation) langagifcres implicites entre les Franco et les autre Americains de la r6gion.

7.

La generation C : bilinguisme, franglais, et flou pragmatique

La coupure g£nerationnelle A/B-C correspond, d'un point de vue strictement linguistique, ä la coupure monolinguisme / bilinguisme.37 En effet, un nombre considerable des Canadiens franfais immigrant en Nouvelle-Angleterre ne connaissent pas l'anglais. 38 Comme le gros de Γ immigration s'accomplit par groupes familiaux parents-enfants, ceci signifie que deux generations monolingues (manifestant, toutes les deux, la göneration type A) s'installent ä la fois en Nouvelle-Angleterre. Au niveau de la generation-type B, le monolinguisme franfais sera une simple etape de la biographie langagi&re de l'individu. En effet, les enfants des « Petits Canadas » vont connaitre et parier uniquement le franfais - dans des proportions qui baissent progressivement - jusque vers les ann6es 60. Par la suite, cependant, lorsqu'ils passent des icoles paroissiales aux colleges (universites) americains ou ä un emploi en milieu americain, le bilinguisme frangais-anglais s'impose et le poids pragmatique de la langue anglaise dominante devient prevalent dans le segment adulte de toute biographie linguistique franco. L'observation du comportement langagier et les entretiens avec des temoins appartenant (surtout, mais non exclusivement) ä la generation type C confirment les chiffres officiels du recensement de 1990. Le franfais parle aujourd'hui en Nouvelle-Angleterre est une langue de groupe qui s'epuise sous nos yeux (car eile n'est plus utilisee que par les sujets äges dans la conversation quotidienne et n'est plus perfue par les locuteurs comme les unifiant et les s6parant des autres).39 Ses fonctions v£hiculaire, scolaire et religieuse sont menacees. Le franfais franco est consider6 comme « apprenable » par un nombre de plus en plus reduit de sujets parlants. II a comme correspondant standard l'anglais standard plutot que le franfais standard et comme alternative pr merlette), petit (merleau n.m.) du merle. « des merles moqueurs qui criaient sur mon passage » (Le Clezio). Par compar. Siffler comme un merle.

PR

Elements definitoires

DH

MD

PL

PR

Oiseau

Oiseau

Oiseau

Oiseau

pass6riforme

passereau

passereau

0

de la famille des Turdides

0

0

le merle noir (Turdus merula) dont une espece

0 0 0

0 0 0

0 0 0

est remarquable pour son dimorphisme sexuel

au plumage g6n[6ralement] noir chez le male et brungris fonce chez la femelle

ä plumage sombre (noir chez le male, brun chez la femelle)

au plumage generalement noir chez le male, brun chez la femelle

(1)

0

0

voisin de la grive

0

(1) (0)

0 0

au bee jaune

0 0

0 0

(2) (1)

tres repandue 0

0 0

commun dans les pares et les bois

0 0

1. A. Β.

Classification Incluant (spontane) Taxinomie

-

Ordre

-

Familie (1) Espece (taxon fr.) (1) (taxon latin)(l)

C. -

Restriction explicite (1) Couleur du plumage(4)

-

Ressemblance

B. C. -

Partie remarquable Comportement Habitat Frequence relative Milieu naturel

(4)

0

passereau (passeriformes)

Quand on connait l'ensemble des oiseaux que les francophones ont l'habitude d'appeler merle et qu'on lit les definitions proposees par les dictionnaires frangais, on doit constater que ces definitions ne conviennent parfaitement qu'ä une seule des especes denomn^es merle. II s'agit de l'espöce europeenne la plus commune en France que permettent facilement d'identifier les deux traits descriptifs dont il vient d'etre question. Le DH est le seul ouvrage ä le dire explicitement (Oiseau passeriforme dont une espece tres repandue, le merle noir). Rien ne permet de le deviner dans I'article du PL. Dans les articles du PR et du MD, on note la

298

Louis Mercier

presence du modalisateur generalement qui vient ouvrir la definition, rappeler discrötement que le d6fini peut servir ä denommer des passereaux presentant d'autres couleurs de plumage. La definition du PR ne contient aucun autre trait descriptif. Le Maxidico mentionne une autre caract6ristique morphologique, relative ä la coloration du bee, que le DH Signale egalement dans son complement encyclopedique. Les dictionnaires Hachette et Larousse nous informent en outre sur la large distribution du referent (espece tres repandue ; commuri), et ce dernier ouvrage ajoute des precisions sur son milieu naturel (dans les pares et les bois). La definition du PL est la plus originale et la seule qui etablisse un lien entre l'oiseau denomme merle et une autre oiseau denomme differemment, soit la grive. On y fait etat d'une parent^ sans toutefois expliciter sur quels traits reposent cette parente ; on ne nous dit pas si eile tient uniquement ä la morphologie (taille, silhouette) ou si eile inclut certains traits de comportement.6 Le traitement du mot chardonneret Parmi les quatre definitions de chardonneret que nous proposent les dictionnaires fran^ais (31-34 ; cf. le tableau 2), celle du PR se demarque nettement par sa brievete, pour ne pas dire par sa pauvrete. Elle ne contient que deux traits descriptifs dont l'association ne peut permettre d'identifier aueune espece precise. C'est egalement la seule definition ä etre accompagnee d'un exemple. Dans cet exemple, qui ressemble ä une definition par extension, chardonneret nous est presente comme un hyperonyme de tarin, linotte, sizerin et verdier ; il s'agirait en quelque sorte d'un equivalent fransais du generique technique cardueline(s) et du gdnerique scientifique Carduelis. Cet emploi ne parait correspondre ni ä l'usage actuel du mot dans la langue specialist, ni ä son usage le plus courant en France oü chardonneret semble plutöt relever du meme niveau de classification spontanee que linotte et verdier. Le DH, dont la definition est la plus elaboree, est encore une fois le seul ouvrage ä faire appel ä un taxon d'espece. D'apres ce dictionnaire, le mot chardonneret serait etroitement associ6 ä l'espece europeenne (Carduelis carduelis) que les specialistes nomment chardonneret elegant ou chardonneret d'Europe, ce que viennent confirmer les traits definitoires relatifs ä l'habitat de l'oiseau (commun en Europe) et ä la coloration de son plumage. Le seul Clement de description commun aux quatre definitions comparees porte justement sur la coloration du plumage. Les adjectifs colore du PR et multicolore du MD demeurent vagues, mais la s6rie de couleurs mentionnees par le PL ne peut convenir qu'ä l'espece identifiee par le DH. Dans la categorie des traits morphologiques, deux definitions, Celles du DH et du MD, font egalement itat de la petite taille de l'oiseau ; le PL, comme c'est souvent son habitude, pr6fere donner des dimensions precises dans la parenthese encyclopedique qui fait suite ä la definition.

On n'en apprend pas davantage ä l'article grive, oü cette parente est ögalement signalöc : « Oiseau passereau voisin du merle, ä plumage brun et gris. (Familie des turdides.) ».

Les points de vue europ6en et nord-amdricain dans les dictionnaires du fran^ais

299

Tableau 2 Le traitement du mot chardonneret

(31) DH (32) MD (33) PL

dans les dictionnaires usuels fran?ais

Definitions, exemples et complements encyclopediques Petit oiseau passeriforme commun en Europe (Carduelis carduelis), au plumage tres colore (rouge et jaune), friand de graines de chardon. Zool. Petit oiseau de la famille des Fringillides, sedentaire et granivore (il mange volontiers les graines du chardon, d'oü son nom), au plumage multicolore. Oiseau passereau chanteur ä plumage rouge, noir, jaune et blanc, qui se nourrit notamm. de graines de chardon. (Famille des fringillidds ; long. 12 cm.)

Oiseau chanteur, au plumage colore {passiriformes). Le tarin des aulnes, les linottes, les sizerins, les verdiers sont des chardonnerets. DH MD foments definitoires PL 1. Classification Oiseau Oiseau Oiseau A. Incluant (spontani) B. Taxinomie (34) PR

-

Ordre Familie

(3) (2)

passeriforme

-

Espfece

(1)

(Carduelis carduelis)

3. A.

Description Morphologie

-

Couleur du plumage(4)

Oiseau

passereau

(passeriformes)

[(De la famille des fringillidds)]

0

0

0

0

au plumage trfes colord (rouge et jaune) petit

au plumage multicolore

ä plumage rouge, noir. jaune et blanc [(long. 12 cm)]

au plumage colord

0

0 de la famille des Fringillides

petit

-

Taille

Β.

Comportement

-

Alimentation

(3)

friand de graines de chardon

granivore (il mange volontiers Ics graines de chardon, d'oü son nom)

qui sc nourrit notamm [ent] de graines dc chardon

0

-

Chant Sddentaritd

(2) (1)

0 0

0 sddentaire

chanteur

chanteur

0

0

C.

Habitat

-

Aire gdographique (1) Frequence relative (1)

en Europe commun

0 0

0 0

0 0

(3)

Pour definir le mot chardonneret,

0

les quatre dictionnaires fran^ais ont en outre recours ä une

catögorie suppldmentaire de traits descriptifs non representee dans les definitions du mot merle, soit la catögorie des traits de comportement. Trois dictionnaires sur quatre (DH, M D et PL) retiennent, c o m m e autre caract6ristique du chardonneret, sa preference alimentaire pour

Louis Mercier

300

les graines de chardon.7 Deux dictionnaires (PL et PR) mentionnent sa quality de chanteur. Le MD fait en outre 6tat de sa s6dentaritd

2.2

Les articles proposes par les dictionnaires quebecois

Avant de regarder d'aussi pres le contenu des dictionnaires quebdcois, il convient de preciser en quoi les francophones du Qu6bec ont une experience differente des mots merle et chardonneret. Les espfeces auxquelles ces mots sont spontandment associes ne sont pas les memes que Celles dont il vient d'etre question. Pour un Qu£b£cois, l'oiseau auquel le mot merle fait immddiatement reference est une esp£ce nord-americaine, de son nom technique merle d'Amerique, qui n'est pas de couleur noire et qui ne connait pas le dimorphisme sexuel. Le plumage du male comme de la femelle est plutöt d'un brun grisätre sauf sur la poitrine et sur le ventre, qui sont de couleur rousse, presque rouge brique. Quant ä l'oiseau appele chardonneret, il s'agit ögalement d'une espöce nord-am6ricaine, de son nom technique chardonneret jaune, qui est de couleur olivätre sauf en saison de reproduction pour le mäle, periode pendant laquelle on le reconnait facilement ä son plumage d'un jaune vif marque de noir sur le front, les ailes et la queue. En d'autres termes, les prototypes quebecois different nettement des prototypes fransais quant ä leur coloris. Nous regarderons maintenant comment les dictionnaires quebecois, qui, a-t-on besoin de le rappeler, sont des dictionnaires adapts d'ouvrages fransais, ont reagi devant cette situation. Ont-ils vraiment tenu compte de 1'experience nord-americaine ? Si tel est le cas, ont-ils aussi continu6 ä tenir compte de l'exp6rience europ^enne ou bien ont-ils plutöt choisi, ä 1'instar des ouvrages fran^ais, de döcrire uniquement l'espece la mieux connue dans leur communaut6 ? Le Dictionnaire quebecois d'aujourd'hui Nous irons d'abord du cöt£ du DQA. Dans le cas du mot merle, la definition de ce dictionnaire (35) est identique k celle de son pendant fran9ais le Robert d'aujourd'hui. (35)

Merle

DQA

Oiseau passereau au plumage gdniralement noir chez lc mile. => grive. Siffler comme un merle. Le merle d'Amerique. => rouge-gorge.

Le seul trait descriptif fourni ne vaut pas pour l'espece nord-americaine commune. On constate que le r6dacteur quebdeois n'est intervenu qu'au niveau de l'exemple, pour prisenter le nom technique de l'espäce nord-americaine (merle d'Amerique) ainsi qu'un renvoi au mot rouge-gorge, qui est son autre nom usuel. En ce qui concerne la description du vocabulaire ornithologique, il semble que ce clivage entre la ddfinition et l'exemple soit assez courant dans le DQA, ou l'adaptation au point de vue qu£b6cois peut ne se manifester qu'au niveau de l'exemple et par le biais du nom technique, la definition demeurant tributaire du seul point de vue europ6en. On trouvera notamment d'autres illustrations de ce clivage dans les articles Π s'agit lä d'un stdrdotype qui a l'avantage de rappeler la motivation de la denomination, comme cela est rappelt explicitement dans le MD. Cette information figure 6galement dans l'article du PR, mais eile n'est donnöe qu'ä titre dtymologique, hors de Ι'έηοηοέ ddfinitoire : « de chardon, le chardonneret £tant friand des graines de chardon ».

Les points de vue europ6en et nord-amöricain dans les dictionnaires du franjais

301

geai (36) et pinson (37). Lä encore, 1'adaptation est limitee ä l'exemple, oü figurent des noms d'espfeces nord-amiricaines (geai gris, pinson chanteur) que la definition ne prend de toute 6vidence pas en compte : le coloris de plumage mentionn6 dans la definition (α plumage bigarre, ä plumage bleu verdätre et noir) ne vaut que pour les especes europeennes dont les noms techniques sont respectivement geai des chenes (Garrulus glandarius) et pinson des arbres (Fringilla coelebs.) (36)

Geai

DQA

Oiseau passereau de la taille du pigeon, ä plumage bigarrt. Geai bleu. => (1) pie. Le geai jase. Des geais gris.

(37)

Pinson

DQA

Petit passereau ä plumage bleu verdätre et noir. ä bee conique, bon chanteur. Le pinson chanteur. => (1) rossignol. - Loc. £tre gai comme un pinson.

La situation est diffcrcnte dans l'article chardonneret (38) qui presente deux acceptions. (38)

Chardonneret

DQA

1. Oiseau passereau d'un jaune vif, qui est granivore. Le chardonneret pins. 2. (France) Oiseau chanteur, au plumage color6.

des

Le DQA a conserve telle quelle I'acception unique de son dictionnaire source ä laquelle il a ajoute la marque topolectale (France). Mais il a fait preceder cette acception d'une nouvelle acception clairement motivee par la prise en compte de 1'experience queb6coise. La couleur mentionnee dans la nouvelle definition ne vaut que pour le chardonneret jaune nord-americain. On s'etonne alors que soit donne en exemple non pas le nom technique chardonneret jaune, mais chardonneret des pins, qui est le nom technique d'une autre esp£ce nord-americaine nettement moins connue, 8 et dont le plumage brunätre et raye ne presente de jaune que sur une petite partie des ailes et de la queue. On observe done ä nouveau un certain clivage entre la definition et l'exemple. Telle qu'elle est formuiee, c'est-ä-dire avec un minimum de traits specificateurs, la deuxieme acception du DQA n'apporte rien qui puisse la justifier, ni expliquer la presence de la marque topolectale (France). D'abord parce que l'espfcce nord-americaine decrite dans la premiere definition est elle-meme un oiseau chanteur 9 au plumage colore. Mais egalement parce que les amateurs d'oiseaux quebecois qui connaissent l'espece europeenne de chardonneret comme ils connaissent les toucans du Bresil et les cacatoes d'Oceanie - ont aussi recours au mot chardonneret pour la nommer. On reconnaitra toutefois qu'il s'agit au Quebec d'un emploi plus specialise, et que, pour eviter toute confusion avec l'espece nord-americaine commune, le mot chardonneret est alors generalement accompagne d'un element specificateur (chardonneret d'Europe, chardonneret elegant).

Non accept^ par la Commission internationale des noms fran^ais d'oiseaux (CINFO 1993), ce nom technique, propre ä la terminologic qufibicoise, est en voie d'etre remplactS par tarin des pins, terme ddjä itabli chez les sp£cialistes europ^ens, Malgri le silence du DQA comme du DFP, il s'agit lä de Tun de ses traits les plus typiques, comme le montrent bien les premiferes phrases de l'article consacri au chardonneret jaune dans Les Oiseaux nicheurs du Quebec : « Le Chardonneret jaune offre ä l'observateur un tourbillon de couleurs et de sons. Son vol est souple et onduleux, son chant vif et aigu. » (Gauthier / Aubry 1993 : 1082)

Louis Merrier

302

Sur la question du traitement accord^ au vocabulaire ornithologique dans le DQA, il faut done constater que ce dictionnaire ne parvient pas toujours ä se positionner clairement par rapport aux points de vue nord-amiricain et europeen, ce qui ne peut manquer de nuire ä la coherence de sa descrition lexicographique. • Le Dictionnaire du frangais plus Autant les articles du DQA correspondent au style de la maison Robert, autant ceux du DFP (39, 40) sont influences par le style de la maison Hachette. (39)

Chardonneret

( 4 0 ) Merle

DFP

DFP

Petit oiseau passiriforme et granivore du genre Carduelis (fam. fringillid.es). Chardonneret jaune, ou special, chardonneret (Carduelis tristis), d'un jaune trfcs vif avec la calotte, les ailes et la queue noires. Chardonneret des pins (Carduelis pinus), au plumage ray6. Chardonneret d'Europe (Carduelis carduelis) : oiseau europeen au plumage tres colori, έΐβνέ pour son chant. Oiseau passen forme du genre Turdus ; special, le merle d'Amörique (Turdus migratorius), oiseau familier de taille moyenne, souvent appeld rouge-gorge en raison de sa poitrine rousse. Siffler comme un merle.

Le DFP a davantage recours aux elements de classification taxinomique, et particulifcrement aux taxons de genre et d'espüce, ce qui accentue le caract£re technique ou specialise de ses articles. Dans les deux articles qui nous Interessent, I'approche definitoire consiste ä ouvrir la definition ä l'ensemble des especes d6nomm6es plutöt qu'ä la refermer sur l'espfcce la plus connue. Procedant ainsi, le ridacteur s'61oigne du point de vue des non-specialistes qui, de fagon generale, n'ont qu'une experience limitee des especes denommees. L'usage des non-specialistes n'est pas pour autant ecarte de la description. Par rapport au cadre definitoire general d'abord mis en place, il est presente comme un emploi particulier introduit par l'adverbe specialement. C'est done dans un deuxifeme temps que le DFP nous apprend que les mots chardonneret et merle peuvent, dans l'usage quebecois courant, etre associes plus etroitement ä des especes precises. Conformement ä l'experience quebecoise, il s'agit des especes nord-americaines les plus largement connues, soit le chardonneret jaune et le merle d'Amerique. Apr£s adaptation, il ne demeure aucune trace du point de vue europeen. Dans Γ article merle, rien ne rappelle 1'espece typique europeenne, dont la connaissance au Quebec est principalement reservee aux specialistes. Dans l'article chardonneret, il est bien question de l'espfece qui est commune en Europe, mais uniquement parce que cette espäce est commercialisee dans les animaleries du Quebec. D'apres les exemples etudies, il semble done que le DFP, dans son traitement du vocabulaire ornithologique, ait adopte le point de vue nord-americain de fagon plus systematique que le DQA. II semble egalement que sa description soit plus coherente. Toutefois, cela ne veut pas dire pour autant qu'il soit ä l'abri de toute critique, loin de lä.

Les points de vue europeen et nord-amäricain dans les dictionnaires du frangais

3.

303

Le choix des traits descriptifs

Comme nous venons de le voir, le DFP a tendance ä ouvrir ses difinitions ä l'ensemble des especes denomm6es avant d'aborder la description d'espöces pricises par ailleurs clairement identifies par leurs noms technique fran?ais et scientifique latin. Mais ces definitions ouvertes, pärticuliferement riches d'61£ments classificateurs, sont en contrepartie relativement pauvres en traits purement descriptifs. De l'ensemble des especes d6nomm£es chardonneret, on ne decrit que la taille {petit) et le r6gime alimentaire (granivore). De l'ensemble des especes denommöes merle, on ne dit absolument rien. Est-ce ä dire que les espöces respectivement d6nomm£es merle ou chardonneret ne partagent aucun trait descriptif facilement perceptible ? Pour ce qui est des merles europien (merle noir) et nord-amäricain (merle d'Amörique), il est facile de prouver le contraire.10 Les traits descriptifs communs ne manquent pas : « de taille moyenne » ; « qui se tient au sol, en lieu decouvert, souvent pr£s des habitations » ; « qui se nourrit d'insectes, de vers de terre et de petits fruits » ; « dont le chant est compose de sifflements agrdables et puissants » ; etc. La liste de ces traits communs est inevitablement appelee ä diminuer si Ton envisage l'ensemble des especes qui portent en fran$ais le nom de merle. Toutefois, ne peut-on pas raisonnablement penser que le fait d'employer le meme nom pour d6signer ces especes repose sur l'observation d'un certain nombre de traits communs qui, ä d6faut d'etre partagös par Γ ensemble, le sont du moins par d'importants sous-ensembles ? On pourrait s'attendre ä ce que les grands dictionnaires du frangais comme le Tresor de la langue frangaise (= TLF) et le Grand Robert (= GR) consacrent davantage d'efforts au dögagement et ä l'explicitation de ces traits communs. Malheureusement, sur ce plan, les grands dictionnaires ne semblent pas toujours aller beaucoup plus loin que les dictionnaires usuels. C'est du moins ce que laisse entrevoir l'article merle du TLF (41), qui, dans sa partie d6finitoire, n'accorde vraiment d'importance qu'ä la description de l'espfece protypique europeenne (section A.l). Les autres emplois de merle comme denomination d'oiseau sont regroupes dans une section specialisee distincte (A.2), oü ils ne regoivent qu'un traitement minimal. Aucun lien explicite ne relie les deux sections qui sont partagöes selon 1'opposition langue generale / langue de specialite, une opposition dont il faut evidemment tenir compte, mais qui s'avere ici beaucoup trop reductrice.

10

Comme le montrent les deux anecdotes suivantes. — Dans le premier cas, il s'agit de deux amis franfais de passage au Qu6bec qui, en apercevant un merle d'Amörique präs d'une maison, l'ont tout de suite reconnu comtnc un merle, malgrd son plumage brunätre et sa poitrine rousse. L'oiseau, de taille moyenne, se tenait au sol, ä proximitl de la maison ; il se d6pla;ait par saccades sur la pelouse, visiblement ä la rechcrche d'insectes et de vers de terre. Sa familiarity, sa taille, sa silhouette et son comportement avaient suffi pour que ces amis puissent le rattacher ä la classe des especes ddnommees merles, malgrd l'absence du seul trait distinetif qui est recurrent dans l'ensemble des däfinitions du mot merle fournies par les dictionnaires fran;ais. — Dans lc deuxifeme cas, il s'agit d'un Qudbicois ä Paris - nous, en 1'occurrence - qui a le plaisir de se faire rdveiller aux premieres lueurs du jour par une s&ie de sifflements joyeux et particuliferement vigoureux. Avant meme d'avoir pu localiser l'oiseau chanteur parmi le feuillage, il lui a facile de reconnaitre dans ces sifflements le chant particulier du merle, meme si l'individu qu'il avait pr6s de sa fenStre faisait preuve d'une plus grande virtuositd que ses cousins d'Am^rique. Comme le dit l'expression bien connue, le sifflement est bien dvidcmment un autre trait typique des espüces d^nommies merles.

Louis Merrier

304 (41)

TLF A.l.

A.2.

Merle noir, p. ell. merle)1 Oiscau commun en France, ayant un plumage sombre sans taches (noir chez le mälc adulte, brun-roux chez les jeunes et la femelle) et un bee fort et arqu6 (jaune chez le mäle adulte), remarquable par son chant. [Exemples et expressions] ZOOLOGIE a) Oiseau passereau de la famille des Turdidis vivant en Europe. Merle commun. Le merle noir Turdus merula [...]. b) [Sert ä former le nom d'autres oiseaux] - [De la meine famille] Merle ä collier ou ά plastron (Coupin, Animaux de nos pays, 1909, p. 143), merle de roche, merle shama (Zoo/., t. 4, 1974, p. 604 [Encyclop. de la Pliiade]), merle d'Amerique (ibid., p. 418). - [D'une autre famille] - Merle d'eau. Oiseau plongeur d'Europe, de la famille des Cincles (d'apr. Zool., op. cit., p. 601). - Merle metallique d'Afrique. Oiseau de la famille des Sturnid6s (ibid., p. 612). * * *

Dans le traitement des mots qui servent ä nommer des especes naturelles, le lexicographe doit-il privilegier la description des especes pergues comme prototypiques ou plutöt la description de toute la classe des especes denommees ? Comme e'est souvent le cas, on ne peut pas röpondre ä cette question sans tenir compte du type de dictionnaire envisage, de ses objectifs et du public cible. II semble acceptable qu'un dictionnaire usuel s'en tienne aux espfcees prototypiques - ce que font la majorite des dictionnaires usuels etudies mais on attendrait des grands dictionnaires qu'ils s'attaquent ä la description de toute la classe ou du moins des principales sous-classes. II s'agit la d'un travail plus difficile, qui exige d'aller chercher d'autres traits descriptifs que ceux auxquels les lexicographes ont l'habitude de faire appel, dont la coloration du plumage, qui est le seul trait recurrent de tous les articles merle et chardonneret que nous avons examines. Malgre sa difficulte, un tel travail parait souhaitable ; il präsente un vif intdret notamment pour le ddveloppement de dictionnaires destines non plus seulement ä des publics fran^ais ou qu£b£cois, mais ä de veritables publics francophones 61argis.

Discussion S. Golopentia Votre communication pose en fait le probleme de ce que pourrait etre un dictionnaire francophone (si jamais il se materialise), face ä la solution, plus facilement envisageable, des dictionnaires fransais alternatifs (du fran^ais de France, du fran^ais du Canada, du franfais de Belgique, etc.).

11

Cette presentation est contestable. L'emploi spontan^ de merle sans determinant, qui releve de la langue gindrale, ne devrait pas etre confondu avec son emploi comme Variante elliptique de merle noir dans la langue sp€cialis£e.

Les points de vue europien et nord-amiricain dans les dictionnaires du f r a i l s

305

L. Mercier Vous avez tout ä fait bien compris le sens de ma communication. Un vdritable dictionnaire panfrancophone devrait prendre en compte une diversite d'experiences et de points de vue, ce qui ne peut manquer de poser de nombreux problemes. Sa r6alisation, plus difficile que celle de dictionnaires destin6s ä des communautes socioculturelles aux contours mieux definis, represente tout un difi. Mais on reconnaitra que le defi est seduisant.

Bibliographie Bdlisle, Louis-Alexandre, 1979, Dictionnaire nord-americain de la langue frangaise, Montreal, Beauchemin (3 e i d . ; l r e id., Quibec, Bdlisle iditeur, 1957, et 2 e id., 1971, intitulees Dictionnaire general de la langue frangaise au Canada). Caillebaut, Bernard, 1983, «Les vocabulaires techniques et scientifiques et les dictionnaires. Lc cas d'une nomenclature des sciences naturelles», dans Cahiers de lexicologie, 43-11, 33-52. DFP = Dictionnaire du frangais plus ä l'usage des francophones d'Amirique, 1988, Edition dtablie sous la responsabiliti de Α. Ε. Shiaty, avec la collaboration de P. Auger et de Ν. Beauchemin. Ridacteur principal: CI. Poirier, avec le concours de L. Mercier et de CI. Verreault, Montreal, Centre iducatif ct Culturel inc. DH = Dictionnaire Hachette encyclopedique illustre, 1994, Paris, Hachette. DHLF = Dictionnaire Hachette de la langue frangaise, 1987, sous la direction de Franjoise Guirard. DQA = Dictionnaire quibecois d'aujourd'hui. Langue frangaise, histoire, geographie, culture generale, 1992, ridaction dirigie par J.-CI. Boulanger, supervisee par A. Rey, Saint-Laurent (Qudbec), DicoRobert inc. (2 e id. revue et corrigie, 1993). Francard Michel / Latin, Daniele (id.), 1996. Le regionalisme lexical. (Actualites scientifiques AUPELF-UREF), Louvain-la-Neuve, De Boek-Duculot. Gauthier, Jean / Aubry, Yves (dir.), 1993, Les oiseaux nicheurs du Quebec. Atlas des oiseaux nicheurs du Quebec meridional, Montrial, Association quibicoise des groupes d'omithologues — Sociiti quibicoise de protection des oiseaux — Service canadien de la faune. GR = Le Grand Robert de la langue frangaise. Dictionnaire alphabitique el analogique de la langue frangaise, 1985, 2 e Edition, entiferement revue et augmentie par A. Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert. MD = Le Maxidico. Dictionnaire encyclopedique de la langue frangaise, 1996, Editions dc la connaissance. Micro Robert = Micro Robert. Dictionnaire dufrangaisprimordial, 1971, Paris, S.N.L. - Le Robert. PL = Le Petit Larousse illustri 1996, 1995, Paris, Larousse. PR = Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabitique et analogique de la langue frangaise, 1993, nouvelle edition remaniie et amplifiie, sous la direction de J. Rey-Debove et A. Rey du Petit Robert par P. Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert. Rey Alain, 1989, « Le dictionnaire culturel », dans Lexicographica, n° 3, p. 3-50. Tavemer, P. Α., 1922, Les oiseaux de l'Est du Canada, 2 e Edition, Ottawa, Commission giologique, ministfcre des Mines (Mimoire n° 104 ; sirie biologique n° 3). TLF = Tresor de la langue frangaise. Dictionnaire de la langue du XlXe et du XXe siicle (1789-1960), 19711994, sous la dir. de P. Imbs et Β. Quemada, Editions du CNRS - Gallimard.

Jean-Claude Boulanger Universite Laval

Un episode des contacts de langues : la neobienseance langagiere et le neodiscours lexicographique « Serait-il ä propos, et de la biensiance, De dire ä mille gens tout ce que d'eux on pense ? Et quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui diplait, Lui doit-on d&larer la chose comme elle est ? » (Molifere, Le Misanthrope, acte 1, scfene 1).

1.

L'ondoiement social et la vague neolexicale

Certaines viritds v6hicul6es par les nouveaux paradigmes sociaux ne sont plus bonnes ä transformer en mots, ceux-ci etant d6sormais per5us comme fort peu biens6ants. Mieux vaut alors έviter ces vocables « gerbatoires » dans la communication. Dans les cercles du politiquement correct ou priment ces positions, des attitudes et, corollairement, des mots sont ä l'origine de levers de boucliers, d'interdictions et d'ostracismes multiformes. Sous Γ impulsion de certains groupes de pression, une nouvelle gymnastique langagi&re est ηέβ r£cemment. Ces groupes s'6rigent en microsoci6t6s et ils se protfcgent par des codes de comportement dont l'une des facettes est linguistique, ou mieux lexicale. On crie de plus en plus souvent au scandale au vu et au su de certains mots ou sens usuels installs dans les dictionnaires depuis des lustres. La parole devient j£r6miades incessantes. On d6couvre tout ä coup que les mots tuent, qu'ils encouragent la haine, le racisme, le sexisme, la difference, l'exclusion. Et ces mots qui deviennent les porte-itendards, sinon les responsables, de toutes les misfcres communautaires doivent etre extirp6s des colonnes des dictionnaires comme s'ils 6taient des galeux, des milanomes, ou pire des metastases, ä la source de tous les cancers sociaux. Par le fait meme, l'une des fonctions traditionnelles du dictionnaire qui consiste ä dicrire avant tout est contestee. En consequence, on se demande si le recueil de mots peut continuer ä jouer son röle objectif de texte culturel meme en integrant des mots qui stigmatisent un groupe ou une personne ? En eievant le rdvisionnisme lexical au niveau de l'exigence imperative, les microsoci6t£s ceuvrent du meme coup ä effacer l'histoire, croyant ainsi eiiminer les maux, noyer les malheurs et enrayer toute suspicion automatique de mal penser chez les autres. Troquer des vocables pour d'autres ne change pas les mentality, n'amiliore pas les jugements, les attitudes et les comportements, n'efface pas les malaises, les malentendus, les peurs et les prdjugis. Comme si les excfcs de langage constates ötaient plus pervers que les faits qu'ils dinoncent: le sexisme, Γ homosexuals, le racisme exacerbi, la violence, la discrimination, la pauvrete, les maladies, le chömage endemique, 1'intolerance, etc. Comme

308

Jean-Claude Boulanger

si la vision, meme raanichöenne, d'un monde amadou^, meilleur, igalitaire etait plus torve que les deformations des röalit6s que certains discours officiels ou qui se r6clament des autorit6s servent ä la population tambour battant. En rialitd, en enserrant les membres d'une communaute dans des categories plus restreintes caract£ris£es par des « sfemes » comme la race, l'ethnie, le sexe, etc., le PC privil6gie nettement une forme d'essentialisme identitaire riducteur qui est conforte par un imaginaire conservateur et traditionaliste (v. Haroche / Montoia 1995, 26).

2.

La culture de la exploration et le culte du gemissement

L'heure est ä la reflexion sur la place, la valeur et le poids des dictionnaires dans une soci6t6 de plus en plus teintde de rectitude ou de correction politique, concept que je denommerai ρτέf6rablement par Γ etiquette de neobiensiance et par quelques autres synonymes, en attendant qu'une forme emerge du lot et fasse consensus. De fait, la terminologie reliee au phenomfene met d'ores et dejä une foule de termes en concurrence : politically correct, politiquement correct, PC, rectitude politique, correction politique, novlangue, neobienseance, nioconformisme, neo-orthodoxie, n4opolitesse, etc. Ä un titre ou ä un autre, les cinq premiöres expressions derivent du terme anglais Political Correctness qui s'est lui aussi infiltre en franfais sous la forme de l'emprunt direct. Cette influence de Γ anglais ne s'arrete pas lä. Elle sourd en filigrane d'une bonne partie du neolexique en train de naitre, particulifcrement sous la forme du caique lexical syntagmatique (v. plus loin). L'unite novlangue est quant ä eile une resurgence orwellienne, tandis que les quatre dernteres appellations prefixees en neo- sont des propositions plus recentes. La neobienseance a dejä son histoire aux itats-Unis (v. Boulanger 1997). Elle puise sa force dans les principes de requite sociale alli^e ä la rögle que la fin justifie les moyens, ce qui en soi peut etre parfois honorable. En revanche, on pourrait s'interroger sur ce qui justifiera la fin ? En emergence Meente au Quebec et en France, le mouvement n'a guöre mis de temps ä envahir la langue. En plaidant pour une egalite sans nuance, la neo-orthodoxie remet en cause des principes fondamentaux de la democratic, comme la liberte d'expression et la solidarite collective, afin de pröner un reequilibrage qui donne desormais ä certains groupes phenotypiquement defavorises le droit d'etre plus egaux que d'autres sous pretexte que l'oppression dure depuis longtemps. Le mot d'ordre consiste ä se donner bonne conscience tout en faisant deriver la mauvaise conscience en direction de ceux d'en face, les opposants, que l'on identifiera comme des « inclus », pour faire pendant ä la notion d'« exclus ». Le seuil de la tolerance zero est note dans tous les agendas, y compris dans les moyens de communication tel le langage. Le phenom^ne prend parfois des dimensions insoup9onnees. Ainsi, ä l'Universite des sourds ä Washington, on s'affaire maintenant ä corriger les signes juges discriminants en leur substituant d'autres gestes plus nobles, plus egalitaires et plus consensuels. II est desormais interdit de signaler le mot japonais en faisant le geste des yeux brides avec les petits doigts etirant la peau au coin des yeux ou d'ecraser le nez avec son pouce pour indiquer le mot Noir; il est aussi defendu de signifier le vocable homosexuel en agitant la main droite. Des associations de sourds poussent mfime l'exigence du revisionnisme en denonyant

Un Episode des contacts de langues : la ndobiensiance langagi&re et le n6odiscours lexicographique

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l'opdration chirurgicale consistant ä installer un implant cochldaire aux enfants sourds. « En arrachant ainsi de «jeunes innocents » ä leur culture et ä la langue des signes, la mddecine pratiquerait la « purification ethnique », rien de moins » (Coignard / Lanez 1995, 58; v. aussi TB 1996, 170). Dans le meme ordre d'idde, rdcemment un quotidien montrdalais publiait un court article dans lequel une lectrice demandait de modifier Γ expression dialogue de sourds parce qu'elle « v6hicule une perception erronie de la surditd » (La Presse, 10 f&vrier 1997, p. B-3). Ailleurs, on voudrait que Beethoven soit un « musicien afro-europ6en » (TB 1996, 31). Ä l'automne 1991, le musie d'Histoire naturelle de Washington fermait temporairement sa salle d'anthropologic. La raison en est que Ton voulait refaire l'Australopithfcque ä l'image de ses origines. « D6sormais, Phominid£ africain aura la peau noire, conformdment aux conclusions des scientifiques » (TB 1996, 26). Le catalogue des anecdotes pourrait s'allonger jusqu'ä former une encyclopddie de la nöopolitesse. Ces exemples montrent ä quel point la stratdgie antithdtique de la rectitude a quelque chose de ddmagogique, car le subterfuge trouve sa justification dans le principe dimocratique de l'adhdsion g6n6rale au droit ä l'6quit6, principe incontestable en soi. Le ddferlement et le ddtournement des mots qui « difrisent» sont quant ä eux contestables, car en d6non£ant l'idde de hidrarchie et d'indgalitd dans la culture politique liberale, le nioconformisme s'attaque davantage aux expressions verbales qui disent l'exclusion qu'aux causes reelles qui provoquent les mises ä l'6cart des individus. Sous le couvert linguistique, la n6obiens6ance peut se ddfinir comme dtant une Strategie de restrictions, d'inhibitions et de censure fondie sur un idial d'dquite sociale et exercie par un microgroupe afin d'influencer le comportement de toute la collectivitd par le biais du langage. « Dans la pratique, la ddmarche revient simplement ä iriger une belle et puissante autocensure ä des fins de bonne conscience £16gante » (LFT 1993, 7). Le nivellement lexical elimine alors les normes et les ddviances, les majoritis et les minority, les 6galit6s et les ίηέgalitds, de sorte qu'il ne reste qu'une masse d'6tres indiff6renci6s et indiffirenciables, qu'un terrain plat, ndanmoins mind. Le PC est la quete d'un nouvel dquilibre entre des pouvoirs dont les impacts different. C'est Tun des mdcanismes de defense et d'illustration des droits de revendication de toute minoritd - les exclus - qui s'oppose ä une majoritd - les inclus - par l'entremise d'une recodification du langage. Le discours devient alors prisonnier des craintes des uns et des volontds des autres. « Ce langage, qui dans l'attaque enfle jusqu'au grotesque, se fait tout petit et timide dans 1'approbation, et cherche des mots qui ne puissent vdhiculer la moindre connotation ddprdciative » (Hugues 1994, 37). Comme si l'dldvation verbale cr6ait des rövolutions sociales. D'une part, la nouvelle parole refuse les valeurs symboliques traditionnelles du langage (vieux, vieillard), tandis que d'autre part, et contradictoirement, elle les survalorise (aini, senior). La langue ndobiensdante est celle du discours arasi et r6gal6 qui ne veut offenser personne et qui exige de la part du locuteur une connaissance trfcs subjective de ce qui peut 8tre accept^. Ainsi les diffirentes perceptions de la sirie de synonymes suivants : euthanasie, suicide assistέ, interruption volontaire de vieillesse, IVV. D'oü les conflits potentiels ou rdels entre la justesse et la rigueur objective des mots disponibles pour parier de quelque chose ou de quelqu'un et la reception souvent partiale du message. Nouvelle 6toile des moyens de censure bien-pensante qui traque, condamne, bannit et substitue des mots jugds indicibles comme cancer, la n6obiens£ance dessine une autre forme d'hdgimonie dans la-

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Jean-Claude Boulanger

quelle rfcgne un ensemble complexe de regies subtiles et proscriptives ä regard de certains dicibles hier encore bien banals. Des micro-sociolectes dans lesquels rfcgnent l'hyperonymisation et les segments phrastiques sont en voie de se f&terer (v. plus loin « Les regies de la versification n6obiens£ante » et 1'Annexe). Dans certains domaines extremement sensibles, au lieu de rivaliser dans la competence et l'excellence, les gens qui en viennent ä manquer d'estime de soi et de confiance en leurs moyens, tentent de se valoriser par l'6talement de leurs faiblesses, de leurs deficiences, de leurs defauts - physiques ou autres - plutöt que de se projeter vers l'avant par leurs qualit6s ou leurs forces. La position de victime transforme l'individu en h6ros auquel il faut absolument s'identifier, comme si c'&ait une question de survie. Examinant les divisions humaines ä l'interieur des ensembles göopolitiques, Tzvetan Todorov porte un ceil critique sur les divisions internes. « Au nom d'un combat pour la difference et la pluralite, on aspire ä la constitution de groupes plus petits mais plus homogenes : un Quebec oü Γ on ne rencontre que des francophones, un dortoir oü Ton ne croise que des Noirs. C'est lä un des rösultats paradoxaux - et pourtant prdvisible - de la politique des quotas : introduite pour assurer la diversity ä l'interieur de chaque profession, eile accrödite au contraire l'id6e d'homogdn6it6 au sein de chaque groupe ethnique, racial ou sexuel. La difference n'est pas une valeur absolue, mais elle est tout de meme preferable ä l'enfermement frileux ä l'interieur de l'identite » (1995, 97). Bien entendu, l'homme sense ne se satisfera jamais de l'in£galit£. Mais, pour reprendre la pensie d'Alexis de Tocqueville, lorsque «l'inegalite des conditions est la loi commune de la sociitd, les in6galit6s les plus marqudes ne frappent pas le regard; mais quand tout est presque au meme niveau, les plus 16g£res sont assez marquees pour le blesser. Π en ressort que le disir d'6galit6 devient plus insatiable ä mesure que l'egalite est plus complete » (cit6 dans Hughes 1994, 27). En somme, vouloir imposer l'6galit6 en r6duisant l'alterite, c'est d6jä admettre une part d'inegalite chez soi. L'egalite et la justice r6clam6es signifient alors qu'il faut reconnaitre socialement et officiellement ces groupes et leurs souffrances, que le rötablissement des faits ou les didommagements passent par Γ attribution de certains privileges legaux, de derogations, de reparations ou de traitements de faveur compensatoires et rassurants, comme la discrimination positive par exemple - dont on commence ä redouter I'effet boomerang, en Californie notamment. Quand on s'y attarde le moindrement, les objectifs de la neo-orthodoxie sont evidents : en cherchant ä effacer, eiiminer, triturer des mots porteurs d'une memoire tr£s ancienne, bonne ou mauvaise, on veut en r6alit6 eradiquer le passe, rayer l'histoire et mettre ainsi en panne le vehicule de l'ideologie qu'est le langage et sa permanence qu'est le dictionnaire. La police de la pensee s'installe et les repercussions sur le langage et sur le paysage dictionnairique ne se font pas attendre. Dans le sillage de Machiavel, il faut diviser pour regner. Les nouvelles denominations comme personne de petite taille, personne verticalement ddfavorisee, personne defiee verticalement (nain), personne differemment proportionnee (obfese) ou personne diplacie (refugie) sont des « correctismes » proposes pour nommer autrement les minorites ici pointees et leur faire gravir un barreau dans l'echelle de la consideration sociale jusqu'ä la fusion avec la majorite. Ces « politicismes » censurent explicitement les mots qu'ils remplacent, ils cautionnent l'injustifiable et« heroi'sent» les victimes. Cette Strategie de la restau-

Un dpisode des contacts de langues: la n6obiensdance langagifere et le n6odiscours lexicographique

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ration lexicale am61iore-t-elle la r6alite concrete ? En cherchant ä endiguer Γ image negative, le lexique PC verse trfcs souvent dans l'ambigui'td et ramphibologie. « Chaque Equivoque, chaque malentendu suscite la mort; le langage clair, le mot simple, peut seul sauver de cette mort. Le sommet de toutes les tragedies est dans la surdity des h6ros » (Camus 1963, 340). Pendant qu'en face, 1'individu ordinaire - on n'ose plus dire normal - se ddfinit d&ormais par la nigative, comme celui qui n'a pas telle ou telle dificience physique ou intellectuelle, tel ou tel Statut hors norme, qui n'est pas dans telle ou telle situation d'exclusion pour cause de nonconformity quelconque, car il est inclus lui. Un inclus que l'on tente par ailleurs souvent de « muettiser » en lui contestant le droit de parole sur ce qu'il n'est pas. L'individu socialement favorise n'a plus le droit de critiquer les groupes difavorisis sous le pritexte qu'il ne fait pas partie des exclus.

3.

La nouvelle vulgate linguistique

Certains vocables se voient interdire les portes des dictionnaires, rien lä de nouveau (v. Boulanger 1986). D'autres servent ä dinommer des objets ou des ph6nomfcnes tabous ou tabouis£s ä l'aide de moyens ditournis. Dans ce cas, on se r6ßre ä l'euphimisme, c'est-ä-dire ä des mots utilisös pour dire de mantere polie et recevable socialement, ce qui, autrement, generait, choquerait ou blesserait une personne, un groupe. Plusieurs euphimismes se fraient meme un chemin jusqu'au dictionnaire. Ainsi de personne agie note sous vieillard dans le Nouveau Petit Robert [NPR]. Contrairement ä l'euph6misme qui jette un voile de pudeur sur la realite et qui demeure relativement inoffensif tout en etant rarement permanent, 1'un chassant l'autre aprfes un temps de concurrence synonymique (vieux/vieillard personne du troisieme äge 6 personne ägee -*• aine, senior, personne experimenter, vendeur d'automobiles conseiller), le correctisme est d'un autre ordre. II pousse ä leur maximum la langue de bois et la dörobade; il apparait comme une bouie de sauvetage providentielle sur le plan lexical, car le phinom^ne de la rectitude langagiere est une Strategie reflechie et bien conditionn6e. La langue PC n'est qu'une approche psychologique du discours, car elle donne l'impression que la tolerance ä regard des differences et des minoritis est plus grande. Elle est une emanation des groupes de pression ayant des objectifs et des id£es bien arrets. En ce sens, elle dipasse l'euphimisme, tout en s'inspirant des memes moyens langagiers. A la difference prfes, que l'euph6misme ne d6s€quilibre pas le reste du lexique qu'il bouscule. Tandis que le politicisme fait basculer la norme. C'est ä cette crois6e des chemins que s'irige la frontifcre entre l'euphimisme et le niovocabulaire. Quand on dit par exemple que les etudiants Strangers doivent disormais etre dinommös des itudiants internationaux, qu'arrive-t-il aux dtudiants du cru ? Au Quebec, si l'on parle des etudiants pure laine, on renforce encore plus la difference, et l'opprobre suppose passe d'un groupe ä l'autre. Plus meme, l'adjectif etranger qui est d61aiss6 se pare d'un connotation negative. Appelons encore comme temoins deux autres exemples, les correctismes malentendant et malvoyant. En se substituant respectivement ä sourd et ä aveugle, ces mots se veulent toterants et respectueux. Or ils portent en eux leur antonyme et ils mettent davantage en evidence les deficiences que sont la surdite et la c€c\i€ parce qu'ils creent et concr6tisent des opposes (1'« entendant» et le « voyant») qui composent en realite la

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majoritö d'une population. lis renforcent la norme alors que l'objectif vise est justement le contraire, ä savoir valoriser un microgroupe, le microlecte et une micronorme. En cherchant k proposer une norme parallele, les nouvelles denominations creusent l'abime davantage. Elles laissent croire que la personne qui possfede ce handicap n'est pas sourde ou aveugle, mais qu'elle entend ou voit, un tant soit peu. Les nuances, les degr£s de surdite ou de c&cii€ disparaissent. De fait, la capacite auditive ou visuelle, si t£nue soit-elle demeure marginalisde puisqu'elle est prise en defaut par la signification du pr6fixe mal-. Ces exemples parmi cent autres possibles sont Γ illustration du paradoxe de la « melioration » lexicale envisagie et souhait^e par la Strategie neodiscursive. L'aboutissement finit toujours par rejoindre le sens premier des mots. Mais les microgroupes se refusent ä 1'analyse sdmantique logique et basique. C'est dans ce genre de detournement que la Strategie mesure sa r6ussite. Le discours roag6 par la rectitude et par l'euphemisme absurde devient autodestructeur. L'instrument raeme de la pens6e est contamine et la discrimination sociale augmente encore plus. On n'a jamais vu de mot regier un probl£me social: le terme assurance-emploi ne garantit un emploi ä personne, reingenierie repousse restriction, coupure ou reorganisation pour jouer leur röle dans le cercle normatif tout en empruntant un visage angeiique. En faisant appel ä la conscience et ä la culpabilite sociales, la rectitude s'immisce dans le comportement langagier des locuteurs. Plus que tout autre ph&iom&ne linguistique dans l'histoire, eile cherche ä modeler la pens6e afin que les maniferes de dire changent radicalement, y compris pour parier du passö que Γ on cherche ä revisionner. La langue frelatee conduit ä la confusion des valeurs et ä l'amnesie collective. La neobienseance veut faire croire que la justice sociale passe par reiimination du vocabulaire incrimine. En obtenant quelque resonance, la rectitude en arrive ä infiechir la norme lexicale et ä perturber la description lexicographique. Le spectre de la peur et du desaveu guette les lexicographes. Si des mots ne doivent plus etre ecrits ou prononces, si des choses ne doivent plus etre evoquees en raison de leur caractöre offensant ou discriminatoire ä regard d'une minorite ou d'un groupe, par opposition ä une majoritö, de quoi le dictionnaire de demain sera-t-il fait, de quoi devra-t-il rendre compte, et comment ? Somme toute, faut-il reecrire les dictionnaires, imaginer une musique lexicographique inedite ?

4.

Les regies de la versification iWiobiens£ante

Les manifestations de la rectitude langagifcre court-circuitent la norme interne du fran9ais. L'influence etrangfcre, ä savoir celle de la societe americaine, done de l'anglais, se fait egalement sentir dans la diffusion en frangais de ce neolexique (anglais domestic engineer > fran9ais ingenieure domestique\ v. aussi la frequence des mots formes avec le participe adjectif difii < anglais challenged). Ces mots nouveaux se d6roulent comme des syntagmes, des sequences phrastiques qui empruntent souvent des allures de definition (Noir -> personne milanoderme).

Les mots complexes autodefinitionnels et les synonymes hyperonymiques

caracterisent ainsi le vocabulaire qui rdföre ä une theorie de combats sociaux dans lesquels se demfcnent les locuteurs.

Un dpisode des contacts de langues : la nöobiensdance langagi&re et le niodiscours lexicographique 313

Comme tout autre vocabulaire, le lexique n£obiens6ant privilögie quelques möcanismes de formation et il est marqu6 par quelques traits dominants qui seront maintenant scrubs. L'ötude est men6e ä partir d'un petit corpus d'environ 175 unitis recueillies par des dtudiants dans le cadre d'un cours de lexicologie donni ä l'Universiti Laval ä l'hiver et ä l'automne 1996. Les unites lexicales proviennent du dipouillement de journaux, de revues, de textes administratifs, de dictionnaires, etc., aussi bien fran5ais que qu6b6cois. •

La nominalisation des participes presents, m&anisme dijä ancien et usuel aussi bien en langue ginirale que dans les technolectes (v. apprenant, doctorant, laborant). Les participes presents nominalis£s -*• sourd

malentendant

aveugle

malvoyant



La selection du mot personne comme mot de base dans la formation d'unitis lexicales complexes. Ce mot est le genre prochain, l'hyperonyme par excellence puisqu'il neutralise tout le segment, y compris les differences entre les sexes. Ä sa droite, viennent des determinants assimilables aux differences spdcifiques de la definition logique aristoteiicienne. L'£l£ment person s'utilise beaucoup en anglais, comme dans person living with AIDS. De lä ä y voir une structure calqude en fran^ais, il n'y a qu'un pas, vite franchi. Le mot personne en position de base PERSONNE a I 'elocution

alternative

PERSONNE ambulatoirement PERSONNE differemment PERSONNE

dijferente douee

PERSONNE vivant avec le VIH



-*• boiteux ->• debile, arri6r6 ->· Noir

melanoderme

PERSONNE metaboliquement

b£gue

dijferente

-*· cadavre, mort -*• sidöen

L'insertion d'un adverbe de maniöre dans le complexe lexical marquant le type d'6cart entre les inclus et les exclus, c'est-ä-dire d£notant les oppositions fondamentales entre les groupes. Le mot diffiremment domine largement tous les autres. II s'agit fort probablement d'un caique sur 1'anglais, ä tout le moins de l'emprunt d'un module de formation (v. angularly, chimically, differently, economically, physically, etc.). En langue anglaise, le mot chalenged suit friquemment ces adverbes (v. plus loin).

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Utilisation d'un adverbe de manifere en -merit citoyen experiment*? CHRONOLOGIQUEMENT citoyen SOCIALEMENT sinistrf

-> vieux -*• pauvre

CULTURELLEMENT dimuni

imbecile, idiot pauvres alcoolique

gens tCONOMlQ UEMENT desavantages homme ΜΟΜΕΝΤΑΝέΜΕΝΤ denud de sobri0t4 personne ACOUSTIQUEMENT contrariee

- • sourd boiteux

personne AMBULATOIREMENT dijferente personne COSMtTIQ UEMENT dijferente

-> laid, laideron

personne DIFFtREMMENT chevelue

-»• chauve

personne DIFFIREMMENT douee personne DIFFiREMMENT proportionnee

->• debile, arri&£ ob^se

personne DIFFIREMMENT valide

-> handicap^

personne ICONOMIQUEMENTfaible personne ESTHtTIQUEMENT dijferente

->· pauvre -*• laid, laideron

personne JiTHlQUEMENT diboussolie personne MENTALEMENT defiee

-> malhonnete, escroc ->• d6bile, arri£r6

personne M£TAB0LIQUEMENT dijferente

->• cadavre, mort

personne OPTIQUEMENT contrariee

->• myope ->· pauvre

personne PtCUNlAlREMENT contrariee

handicapi

personne PHYSIQUEMENT defiee personne POND&RALEMENT dijferente

- • obese

personne VERTICALEMENT difiie

nain - • aveugle

personne VISUELLEMENT contrariee •

Le recours aux participes presents de quelques verbes cl£s. La nigation est g£n6ralement r6serv€e pour cataloguer les inclus. Dans ces formulations, on sent encore l'influence de Γ anglais (v. AIDS sufferer : person living whith AIDS). Les participes presents avoir

personne AYANT une deficience intellectuelle

presenter souffrir

personne AYANT une limitation fonctionnelle personne ne PRÄSENTANT aucune deficience personne ne SOUFFRANT d'aucune deficience personne SOUFFRANT d'une carence en lithium

vivre

personne SOUFFRANT d'une surcharge ponderale personne VIVANT avec le sida personne VIVANT avec un difi physique

-*• debile, am6i€ handicape -*• etre normal gtre normal -*- d6pressif obäse -> sidien -»• handicapi

Un ipisode des contacts de langues : la n· nain -»• pauvres

desavantage

gens iconomiquement

different

personne esthetiquement DIFFiRENTE

-*• laid, laideron

personne verticalement DIFF&RENTE

->· main

doue

personne diffiremment

-> dibile, arri6r6

expirimenti

citoyen EXPtRlMENTt, chronologiquement

->· vieux

faible

personne iconomiquement FAIBLE

-* pauvre

DOl/έΕ

L'utilisation de quasi-synonymes qui ont la caractiristique d'etre des hyperonymes ou des unit6s englobantes dont les fonctions gön&alisent ou banalisent. Le terme choisi possfede une plus grande extension que l'esp£ce. Les quasi-synonymes aini,

senior

client conseiller

etudiant -*• vendeur

heterophobie

racisme

international

-*• 6tranger

itinerant



vieux

clochard

prepose

-> subalterne

reingenierie

-* restrictions

L'emploi de mots qui prennent une large extension s&nantique. Ainsi, au Quebec le mot bineficiaire s'est complement vidi de son sens. On le retrouve dans nombre de situations oü interviennent des microgroupes. C'est l'un des mots-clds de la soci6t6 quöbicoise.

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Le mot beneficiaire

6ducation

B&N&FICIAIRE de

Sante

BENiFICIAIRE des soins de sante

societe

B£N6FIC1AIRE

l'enseignement

du bien-etre

BENIiFICIAIRE du systdme

Travail

B£N£FICIAIREde B£N£FICIAIRE

social

correctionnel

l'assurance-chdmage de

Vassurance-emploi

-*• eifcve, etudiant ->· malade, patient assiste social ->· detenu, prisonnier chömeur ->· chömeur

Le ph£nom£ne dominant dans ce vocabulaire, c'est la transformation d'un seul mot devenu tabou en une p^riphrase qui est une expression autod6finitionnelle contrast6e : avortement -> interruption volontaire de grossesse ou viol chirurgical selon que l'utilisateur appartienne au camp des pro-avortement ou ä celui des pro-vie. En bout de course, le langage PC est un processus de redefinition lexicologique qui laisse percevoir une visie soit tolerante, soit castrante devant certaines collectivites. La chasse aux sorcifcres lexicales ou le r6visionnisme langagier sont alors des demarches qui incarnent une nette volonte de combattre les impitoyables lineaments et la ligne divisante de l'Histoire, tout cela place sous une pseudoaureole de convenance qui plane sur les n6odiscours. Les mots anciens qui sont des codes, des repfcres semis par l'Histoire, deviennent des amers que Ton veut voir disparaltre dans les brumes de cette meme Histoire sans qu'aucune trace ne survive. Ces discours sociaux au profil replätrö ont des consequences graves dans le manage de la communication. D'abord, l'association obligatoire de la forme et du contenu, ä savoir des id6es et des fa9ons les plus adiquates de les exprimer, par exemple en allongeant Γ expression qui prend ainsi une allure phrastique et descriptive, done plus fig6e. II n'est pas exag£r6 de penser que la forme et le contenu vont presque jusqu'ä la fusion totale. Ensuite, Γ ideologic est extremement signifiante, ä savoir que ce qui se dit et la manure de dire se rattachent ä des modules preconises par le microgroupe ou ils s'en dissocient, ce qui devient immediatement condamnable. Le neolangage est alors comparable ä une sorte de registre de langue qui s'erige en contrainte, sous peine de sanction sociale, et dont l'origine est profondement enracinee dans le terreau ideologique. Ainsi, le jeu des inclusions et des exclusions se d6roule indefiniment au benefice d'un groupe victimise, et par contraste heroi'se, et en depit des autres membres de la communaute eiargie. En realite, I'autre ou les autres n'existent plus. Iis sont subsumes par le je, le moi et le nous reducteurs. C'est lä tout l'enjeu de la neobienseance et de la valeur symbolique de l'Histoire.

5.

La chanson du dictionnaire

L'introduction de regionalismes et de mots desinterdits dans les dictionnaires fransais durant les annees 1970, de meme que la feminisation du langage dans les annees 1980 ne se sont pas op6rees d'embiee (v. Boulanger 1986). Lentement mais sörement, ces vocabulaires ont pris leur place dans les dictionnaires. Au regard de la langue, ils etaient envisages cependant comme des phenomönes positifs.

Un ipisode des contacts de langues : la n6obiens6ance langagifere et le ndodiscours lexicographique

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Peut-on en dire autant de la vague n6obiens6ante, sinon du raz-de-mar6e, qui remet en question plusieurs acquis du dictionnaire, en particulier le droit de d^crire les mots de maniüre objective. II est ä pr6voir qu'il faudra incessamment retrancher des dictionnaires une multitude de mots, de sens, de locutions, d'expressions profond6ment installs dans la langue et greffes sur l'Histoire. Les rdpertoires lexicaux ne seront plus aussi accueillants qu'avant. Au lieu d'introduire des mots associ6s ä de nouveaux progrös ou ä des changements sociaux, il faudra en faire disparattre certains, c'est-ä-dire les soustraire ä la description lexicographique; si pour une raison ou une autre, ils restent indispensables, ils subiront un traitement chirurgical. Les 616ments injurieux, racistes, pijoratifs timoignent des regards prösents et pass6s jetis sur le monde. II faudra les supprimer ä la demande, les tamiser röguliörement ou leur substituer des mots censes etre milioratifs jusqu'au jour ού ils seront d6savou6s ä leur tour. Ainsi, que deviendront les locutions comme aller se faire voir chez les Grecs, filer ä l'anglaise, soäl comme un Polonais,parier frangais comme une vache espagnole, e'est de l'iroquois, parier petit negre, querelle d'Allemand (toutes dans Rey / Chantreau 1989), des mots comme newfie, bloke, frog, pissou au Quebec (tous dans le Dictionnaire quibecois d'aujourd'hui) ? Les expressions de cette nature sont rdunies dans Γ article linguistique subjective - terme qui est lui-meme un correctisme - dans le petit livre de Pierre Merle (voir LFT 1993). De manifere perverse, le langage en vient ä porter la responsabilite de la violence, du sexisme, du racisme, de la discrimination, de tout ce qui gauchit la normality, la r£alit£, l'histoire. Le lexicographe est somme de le policer. A preuve la mercuriale prononc6e par Jean Kahn, president du Consistoire central Israelite en France, et rapportee dans le journal Le Monde en date du 12-13 novembre 1995, ä la page 20 : « On ne peut maintenir dans un dictionnaire des termes qui, il y a cinquante ans, ont eu un effet meurtrier ». II £voque ici les mots juif, youpin et youtre donnas comme equivalents argotiques du mot avare dans un dictionnaire des synonymes publi£ par le Robert. Bien entendu, il faut entendre ces appels et reagir adequatement. Mais aussi, ä la suite de tels propos, il faut se questionner s6rieusement afin de savoir qui de la chose ou du mot est ici de trop, d'autant que l'intervenant passe sous silence les 75 autres synonymes figurant dans l'article incrimin£, dont 9 sont £tiquet6s argotiques et plusieurs font r6f6rence ä d'autres groupes ethniques, tels auvergnat, auverpin, ecossais, levantin (v. Santini 1996, 27). Le cas Robert n'est pas isole. Les memes doleances sont faites ä l'egard du dictionnaire officiel de la langue luxembourgeoise qui contient des expressions et des dictons jug6s maintenant politiquement incorrects. En d6pit des mises en garde des ridacteurs sur Torigine fiodale et sur les connotations non racistes de ces mots, le dictionnaire est disigni ä la vindicte publique. A un point tel, que le gouveraement luxembourgeois songe ä le retirer de la circulation. Si la mesure est mise ä execution, l'Etat n'aura plus de dictionnaire de rdfdrence officiel. L'objectivity du dictionnaire et des lexicographes, qui n'inventent pas la langue, rappelons-le, est ici en cause. La täche fondamentale de la lexicographie consiste 6galement ä άέcrire ce qui parait dans le collimateur de la censure. Mais dans quelle(s) mesure(s) ? Quel avenir attend le dictionnaire ? Faut-il « dicrire pour d6noncer, mieux pour combattre les termes de rhumiliation et de la discrimination », comme le soulignait si justement Alain Rey dans Le Monde du 7 novembre 1995 (p. 2), ou masquer, renoncer et garder le silence ? Pire,

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faut-il proc6der ä l'6puration, ä la sterilisation lexicographique - et l'expression n'est pas innocente - pour nier le mal ? Selon Alain Rey, toujours, il ne serait pas souhaitable de « se risoudre ä une prudence excessive qui chätre le langage et satisfait le courant dominant d'un langage päle, sans asp€rit6 ni saveur. II convient de replacer le mot dans son contexte, sans complaisance ni frilosite » (id.). L'intol£rance ä Γ in tolerance devient ä son tour de Γ intolerance avouie. Nous en sommes lä en matidre de lexicographie. Tout mot identifie ä des champs s&nantiques ou lexicaux comme l'hypocrisie, la traftrise, l'antipathie, Γ intolerance, la repulsion, la triviality, l'aversion, l'animosite, l'hostiliti, la rancoeur, la grossi£ret£, l'obscinite, la Xenophobie, etc., serait alors passible d'une condamnation au retrait. L'icho orwellien rdsonne : « Compare au nötre, le vocabulaire novlangue etait minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le riduire. II diffdrait, en νέπίέ, de tous les autres en ceci qu'il s'appauvrissait chaque ann6e au lieu de s'enrichir. Chaque reduction etait un gain puisque, moins le choix est etendu, moindre est la tentation de ref16chir » (Orwell 1965, 442). Ainsi done, finis les mots eboueur et vidangeur, et bienvenue ä recycleur, finis les synonymes infirme et handicape et bienvenue ä personne ä mobiliti reduite ou personne diffiremment apte, termine le mot decrocheur au Quebec et vive son remplagant jeune en rupture de scoΙαηΐέ. k quand l'expression gallofransaise piiee de solidarity pour supplanter la formule laurentienne un petit trente-sous pour un cafe ? L'interpretation de la realite est pervertie, le droit de dire ä l'aide de mots au relief semantique senti est annihiie.

6.

De nouveaux amenagements

La question qu'il faut maintenant poser, c'est de savoir si les dictionnaires doivent toujours assurer leur röle d'enregistreur des realites sociales sans ceder aux pressions des groupes microsociaux ou si la description doit 6vacuer tout vocabulaire activement ou potentiellement per$u comme marginalisant parce qu'il trace un portrait trop reel de l'univers social. L'intoierance devant les inegalites est justifiable, mais est-il juste d'eiuder les mots rendant compte des disparites sociales dans les dictionnaires ? Autrement dit, il est difficile de s'opposer ä la vertu. Sur le plan theorique les objectifs de la neobienseance sont honorables. C'est dans la pratique, celle des dictionnaires notamment, que se rencontre la majorite des problfcmes qui sont relatifs ä cette idee. Si des termes sont condamnes ä disparaitre des dictionnaires, la raison doit reposer sur des considerations rationnelles, soit parce que ces mots ne sont plus en usage, et non pas parce qu'ils sont lourdement connotes. Ce qui n'empeche pas, comme le precise Alain Rey, « de bannir des equivalences perimees et nauseabondes » (Le Monde, 7 novembre 1995, p. 2). Le dictionnaire ne devance jamais la societe, il en est le simple prolongement lexical. L'usage est une condition sine qua non pour qu'un mot entre au dictionnaire. Temoin social, le recueil de mots traduit revolution des collectivites, il relate les aventures des id6es et des civilisations, devenant ainsi un veritable livre d'histoire de la langue et de la societe dont il emane. Le lexicographe doit-il suivre la parade et faire silence sur le passe ou se refugier dans de faux-semblants revisionnistes ? Doit-il oublier que les PMA (NPR : pays moins avances) ou les pays emergents (PLI 1997) etaient nagufere des pays sous-developpes, que tel auteur

Un episode des contacts de langues : la niobiensiance langagifere et le niodiscours lexicographique

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etait misogyne, que les « minoritis visibles ou audibles » d'aujourd'hui 6taient d'une certaine couleur ou parlaient une autre langue ou le franjais avec tel ou tel accent, que les Frangais etaient nagufcre maudits au Quebec, que la religion etait un immense reservoir ndologique pour les sacres et les jurons, etc. ? Faut-il inverser le processus, ä savoir introduire des « anticorrectismes » comme toubab (PLI 1997) et zoreille (NPR et PLI 1997) et religuer aux oubliettes les mots comme bicot, bougnoul, chinetoque, crouille, enjuiver, melon, meteque, moricaud, nigro, raton et youpin, tous presents dans le NPR, mais que le PLI a en majority presents depuis plusieurs annees dans leur sens pijoratif, injurieux ou raciste ? S'il conserve encore quelques formes de ce type comme chinetoque, met&que et moricaud, e'est tout simplement parce qu'elles n'ont pas encore 6t6 pointdes du doigt par les groupes communautaires concern6s, c'est-ä-dire qu'elles ne sont pas per$ues comme dirangeantes par les victimes ou que les victimes potentielles ne se parent pas encore de l'attribut de la victimisation. II y a dejä un quart de sifccle, les responsables des dictionnaires Larousse s'exprimaient lä-dessus. « Le lexicographe gomme ou supprime ce qui manifeste des oppositions ou des contradictions entre les groupes sociaux, religieux ou politiques : ainsi tous les termes d'injure qui supposent une attitude raciste sont exclus des dictionnaires du XX6 sifcele (alors qu'ils ne l'ötaient pas ä la fin du XIX e siöcle, cette attitude etant intigr^e ä Γ ensemble des comportements « admis »). Des termes comme youpin, bicot, etc. ont et6 exclus, car leur presence implique un comportement raciste dont les locuteurs veulent nier la r£alit£; on rejette les termes impliquant une ideologie « inavouable ». On n'admet ces mots denotant le racisme que dans des dictionnaires que leur ampleur (leur exhaustivite) ou leur destination (con^us exclusivement pour la « classe cultiv6e ») mettent ä l'abri de la confusion entre le terme et le concept » (Dubois / Dubois 1971, 103). Ces £chos mithodologiques se röpercutent toujours dans la pratique laroussienne ricente. Voici ce qui est £crit dans la presentation du PLI 1997 : « [...] comme chaque annie, les creations du fransais vivant, de la langue d'aujourd'hui, ont €\€ enregistrdes, sans concession toutefois pour les vulgarismes ou pour les mots pouvant choquer par leur caractfere discriminatoire ä l'igard du sexe, de l'origine ethnique ou des convictions philosophiques ou religieuses - ce qui se comprend aisement, s'agissant d'un ouvrage qui s'adresse au plus large public et qui a pour vocation de pr6senter ä ses lecteurs une sorte de consensus minimal sur la langue acceptable, et acceptee, par tous les usagers du fran9ais » (1996, 7). Ces messages indiquent sans conteste qu'une legitime prudence, pour ne pas dire une veritable censure, l'emporte et guide les redacteurs laroussiens. Mais e'est au detriment de la vraie langue vivante. II n'y a pas que Larousse qui soit aux prises avec cet aspect de l'ideologie. C'est tout l'univers de la lexicographie actuelle qui est confronte ä un veritable dilemme corneiien.

7.

Un codex lexical revisite

Le lexique neopoli porte en lui une lourde charge sociale, un message qui n'est pas ä sens unique, des jugements de valeur que doit peser le lexicographe. La norme ideale ou sociale que tend ä presenter le dictionnaire doit-elle aller jusqu'ä effacer des colonnes tout mot ou sens non conformes aux desideratas des groupes revendicateurs, de quelque nature qu'ils

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Jean-Claude Boulanger

soient ? S'il d&ient le pouvoir d'etre non discriminatoire, le dictionnaire doit-il l'exercer ä contre-courant et au detriment des r6alit6s du langage ? S'il masque les mots ou les efface de l'histoire, s'il muselle la parole, s'il occulte les unites significatives mn6moniques, le dictionnaire ne risque-t-il pas ä son tour d'instaurer un apartheid lexical, de dicrire des microlectes au lieu de considirer le lexique ilargi d'une langue ? Et le rassembleur lui-meme, autrement d£nomm6 le lexicographe, comment esquivera-t-il les represailles, les toll6s, les poursuites d'une soci£t6 en apparence firue de tolerance, mais par ailleurs profondiment intolörante et sectaire ? C'est vite oublier que l'£galit6 ne signifie pas nicessairement identit6, et que Γ identity de l'individu ne saurait etre exclusivement d£termin£e par le groupe ethnique ou biologique dont il se reclame. Les caracteres de 1'identity puisent aussi ä d'autres sources collectives. D'oü Γέρέβ de Damoclfcs qui menace le dictionnariste. Au sujet de cette lexicographie annoncde, le dernier mot reviendra encore ä George Orwell: « La plus grande difficulti ä laquelle eurent ä faire face les compilateurs du dictionnaire novlangue, ne fut pas d'inventer des mots nouveaux, mais les ayant invent6s, de bien s'assurer de leur sens, c'est-ädire de chercher quelles series de mots ils supprimaient par leur existence » (1965,437).

Bibliographie Boulanger, Jean-Claude, 1986, Aspects de I'interdiction dans la lexicographie frangaise contemporaine, coll. « Lexicographica », Series maior, η 13, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, IX + 166 p. Boulanger, Jean-Claude, 1997, « L'enchässement du discours de la niobiensiance dans le dictionnaire : un contre-exemple de polynomie interne », (Ä paraitre). Camus, Albert, 1963, L'homme revolti, coll. «Id6es », η 36, Paris, 6ditions Gallimard, [1951], 379 p. Coignard, Sophie / Lanez, Emilie, 1995, « Le « politiquement correct » ä la fran;aise », in : Le Point, η 1186, lOjuin, p. 52-59. DEL = Rey, Alain / Chantreau, Sophie, 1989, Dictionnaire des expressions et locutions, coll. « Les usuels », Paris, Dictionnaires Le Robert, XX + 1324 p. DQA = Boulanger, Jean-Claude [direction iditoriale], Dugas, Jean-Yves / De Bessi, Bruno, 1993, Le Robert. Dictionnaire quebecois d'aujourd'hui, Deuxifeme Edition revue et corrigie, Montrdal, DicoRobert inc., XXXVII + 1273 p. + Atlas gdographique et historique (65 cartes) + Chronologie + 343 p. + LXV p. Dubois, Jean / Dubois, Claude, 1971, Introduction ά la lexicographie. Le dictionnaire, coll. «Langue et langage », Paris, Librairie Larousse, 224 p. Haroche, Claudine / Montoia, Ana, 1995, « Exclusion et "Political Correctness" », in : Magazine litteraire, n° 334, juillet-aoüt, p. 24-26. Hugues, Robert, 1994, La culture gnangnan. Vinvasion du politiquement correct, coll. « Courrier international », Paris, Arl6a, 255 p. LFT = Merle, Pierre, 1993, Lexique du frangais tabou, coll. « Point Virgule », η 135, Paris, 6ditions du Seuil, 127 p. NPR = Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabitique et analogique de la langue frangaise, 1995, nouvelle edition du Petit Robert de Paul Robert, texte remaniö et amplify sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, XXXV + 2555 p. Orwell, George, 1965,1984, coll. « Le Livre de poche », n° 1210-1211, Paris, [Editions Gallimaid, 1950], 448 p. PLI = Le Petit Larousse illustri 1997,1996, Paris, Larousse, 1784 p. TB = Santini, Andr6, 1996, De tabou ä boutade. Le viritable dictionnaire du Politiquement Correct, Paris, Editions Michel Lafon, 198 p. Todorov, Tzvetan, 1995, « Du culte de la diffirence ä la sacralisation de la victime », in : Esprit, n° 212, juin, p. 90-102. [Le spectre du multiculturalisme amiricain]

Un ipisode des contacts de langues : la nöobiensöance langagifere et le nöodi scours lexicographique

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Annexe Fragments d'un petit lexique de la n£obiens£ance Les fragments qui composent ce petit lexique n6obiens6ant ont 6t6 colligds par des itudiants et des dtudiantes ayant participi ä une recherche sur le thfcme de la rectitude langagifere dans un cours de lexicologie et de lexicographie dispens6 ä l'Universiti Laval aux trimestres d'hiver et d'automne 1996. II donne une bonne id6e de l'ampleur du phenom£ne et des diff6rents mdcanismes linguistiques mis en oeuvre pour cr€er ce langage. Les unitis lexicales rassembl6es ci-dessous proviennent de sources dcrites qu6b6coises et fra^aises ä caractere documentaire (articles de joumaux, de revues, livres, etc.) ou dictionnairique, entre autres LFT 1993 et TB 1996. Elles sont reparties par grands themes. Le mot ä remplacer pr6cMe le ou les Substituts recueillis - le(s) correctisme(s) un mot pouvant en effet posseder plusieurs solutions de rechange. Certaines formes sont plus anciennes que d'autres et figurent ddjä dans quelques dictionnaires oü elles sont marquees comme itant des euph6mismes. 1.

L'etre humain: maladies, handicaps, deficiences... alcoolique homme momentandment ddnu6 de sobndti aveugle deficient visuel malvoyant non-voyant personne confrontöe ä une difficult^ oculaire personne visuellenient contrariie interruption volontaire de grossesse avortement IVG viol chirurgical cadavre/mort personne m6taboliquement diffdrente personne non vivante bögue personne ä Elocution alternative boiteux personne ä la mobilitd contrariie personne ambulatoirement diffirente chauve personne difföremment chevelue critin personne n'ayant pas les pr6-requis cognitifs d6bile/arri6r6 handicaps iprouvant des difficult^ d'ordre intellectuel personne ayant une ddficience intellectuelle personne ayant un fonctionnement mental different personne diffdrcmment douie personne mentalement d6fi6e personne souffrant d'une dlficience intellectuelle personne souffrant d'une carence en lithium dipressif drogu6 personne satisfaisant sa quatrifcme pulsion vitale dpouse travailleuse maritale non ΓέπηιηέΓέβ Streivre avoir les facultas affaiblies etre normal personne ne prösentant aucune döficience personne ne souffrant d'aucune ddficience silhouette dpanouie gras personne ä mobility riduite handicap^ personne ayant une limitation fonctionnelle personne confront^ ä un challenge physique personne difKremment apte

Jean-Claude Boulanger

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homme de Neanderthal imbecile, idiot irnpuissant laid, laideron

mademoiselle malade/patient malhonnete, escroc myope mourant (s'occuper d'un) nain

obfcse

parapl6gique poids normal rentier sidden

sourd, muet sourd

2.

suicide (des vieux)



taille forte

-*

L'age adolescent la quarantine vieux

-» -»

personne diffdremment valide personne dotde de capacity diffdrentes personne physiquement ddfide personne soumise ä un ddfi physique personne vivant avec un ddfi physique personne de Ndanderthal culturellement ddmuni personne souffrant d'une suspension involontaire de 1'activity phallocentrique personne cosmdtiquement diffdrente personne dotde d'une cosmdtique alternative personne esthdtiquement diffdrente madame bdndficiaire des soins de santd personne dthiquement ddboussolde personne optiquement contraride accompagner un malade cheminer avec un malade personne ä la verticalite contraria personne ddfide verticalement personne de petite taille personne verticalement ddfavorisde personne verticalement ddfide personne verticalement diffdrente femme ä image corporelle alternative personne ä part entidre avec moult facettes personne diffdremment proportionnde personne ponddralement diffdrente personne souffrant d'une surcharge ponddrale blessd mddullaire poids santd personne ä revenus disponibles positifs personne atteinte du syndrome d'immunoddficience personne malade du sida personne vivant avec le sida personne vivant avec le VIH personne handicapde des sens malentendant personne acoustiquement contraride personne atteinte d'une ddficience auditive personne dotde d'une audition alternative personne souffrant d'inaptitude auditive interruption volontaire de vieillesse IVV taille image

· adulte en devenir adulte en dmergence · personne d'äge mür · aind ancien

Un ipisode des contacts de langues : la n6obiens6ance langagifere et le n6odiscours lexicographique

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citoyen exp6rimentd chronologiquement grand äge (85 ans et plus) Iib£r6 (60-74 ans) master (50-60 ans) personne äg6e personne ainie personne d'expdrience personne du troisifcme äge personne en perte d'autonomie personne expirimentie retiri (75-85 ans) senior

3.

Le contexte social assist^ social assurance-chömage balayeur de rues bflcheron chasser

chömage

chomeur

cimettere clochard, vagabond dötenu, prisonnier

dialogue de sourds iboueur groupe ethnique minoritaire immigrant impöt manifestation minagöre mouroir pauvre(s)

bdndficiaire du bien-etre social assurance-empl oi technicien de surface technicien du ravitaillement en combustible prölever des betes prelever des non-humains ricolter des betes r6colter des non-humains congi prolongd demande d'emploi non satisfaite repos involontaire Periode transitoire dans le cadre d'une reorientation de carrifcre demandeur d'emploi binificiaire de 1'assurance-chömage bdnificiaire de l'assurance-emploi offreur de services jardin du repos 6ternel itinerant bönificiaire du systfeme correctionnel client du systfeme correctionnel individu en voie de reinsertion sociale dialogue de malentendants pr6pos6 ä la cueillette des ordures mdnagferes recycleur minoritd audible (accent) minority visible (couleur de la peau) personne de nationals etrangere taxe de solidarity ivSnement de protestation ingdnieure domestique maison de transition citoyen socialement sinistra gens iconomiquement disavantag£s greviste de la consommation personne confronts ä un döfi dconomique personne iconomiquement faible personne plcuniairement contraride sous-priviligii

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Jean-Claude Boulanger restrictions budgdtaires touriste (en Rodde) travailleuse vendeur d'automobiles

4.

La race et le racisme blanc humain Indien Noir

Noir amdricain

5.

jeune en rupture de scolariti röussite en dessous des possibilitös (de qqn) ami travailleur de I'iducation itudiant international complement de formation et devaluation travail de (ransfert de connaissance expression personnelle

Les conflits bombarder (une ville) expulser (qqn) genocide guerre r£fugi6

7.

pauvre en milanine animal humain An^ricain de souche homme en haute teneur en milamine personne de couleur personne milanoderme Afro-am6ricain membre de la diaspora africaine aux Etats-Unis communaut6 humaine groupe humain

L'education dicrocheur 6chec scolaire dcolier (enfant) enseignant itudiant Stranger examen de reprise exercice ignorance

6.

r6ing6nierie vacancier pauvre en m^lanine femme occupant un emploi ä l'extirieur du foyer femme occupant un emploi rimuniri conseiller

traiter une cible visiter un site reconduire (qqn) ä la frontifere nettoyage ethnique mesures de pacification personne ddplacee

Divers animal animal de compagnie arbre cafi noir caillou €i€ des Indiens fleur fruits, legumes frais pifece (argent) perruque plante d'intdrieur poisson rouge voiture d'occasion

animal non humain membre de la communaut6 morale compagnon animal membre de la communaut6 morale caf6 fonci membre de la communauti morale 6l6 des premiferes nations membre de la communauti morale aliments peu transformfs pifcce de solidarit6 proth£se capillaire compagnon botanique compagnon floral compagnon aquatique voiture d'exp&ience

trfes 61argie trfes 61argie trös, trös ilargie trfes ölargie

IV. Conclusions du colloque

Rene Lepelley Universite de Caen

Conclusions Pour reprendre les termes que nous a enseignes notre collogue Jean-Claude Boulanger dans sa communication sur le langage politiquement correct, c'est sans doute parce que je suis le plus exp€rimente chronologiquement que me reviennent l'honneur et le devoir de prononcer quelques mots ä la fin de notre colloque. Avant de passer ä des choses plus serieuses, je voudrais dire qu'il y a eu dans ce colloque un 616ment qui m'a pleinement rassure. Pour vous en faire part, je dois me reporter en esprit au second colloque de cette s£rie « Fran£ais du Canada - Fran9ais de France ». Colloque tres interessant, au cours duquel nous avons fait une promenade culturelle ä Brouage. Je pense qu'un certain nombre de ceux qui sont ici s'en souviennent. Dans l'eglise de Brouage, se tenait une exposition sur le Quebec. II y avait de tr£s belles cartes, et, ä l'examen de celles-ci, il apparaissait que tous les Fran9ais qui sont all6s peupler la Nouvelle France venaient de la region de Brouage. A une aimable dame qui remplissait les fonctions d'hötesse d'accueil, j'ai demande si les cartes concernaient seulement la region ou nous nous trouvions ou l'ensemble des pays de France d'oii itaient partis les 6migres. Elle me repondit sans hesiter : « Ah mais, tous les emigres venaient d'ici! ». Je me suis alors permis de reprendre : « Mais, un peu plus au nord, en Normandie par exemple ? II n'est parti personne de Normandie ? - Ah non ! - Et du Perche ? - Ah non, il n'y a eu personne. Tout le monde venait d'ici! ». Aussi vous pensez bien quelle a 6t6 ma satisfaction quand j'ai constat^ ces derniers jours que, comme je le pensais, un certain nombre de Percherons ont fait jadis leur balluchon pour le nouveau monde ! Et l'expose de Marc Tremblay* vient de nous montrer qu'un bon nombre de Normands les avaient accompagnes. Ainsi debarrasse d'une incertitude, d'une inquietude qui me rongeait depuis plusieurs annees, je vais pouvoir retourner dans ma province rassure et, dans l'immediat, vous adresser quelques mots d'un esprit rasserene. Je pourrais bien sör, comme cela se fait parfois, reprendre chacune de vos communications, comme si ce que vous avez dit n'etait pas suffisamment comprehensible et qu'il fallüt done que j'y revinsse ! De ces intiressantes communications, je retirerai cependant trois id6es que je voudrais, non pas d^velopper, mais soumettre ä vos savantes meditations. Elles concernent bien sör la langue fran^aise et posent des questions pour lesquelles je dirai que la presence des collfegues canadiens nous est tout ä fait precieuse, parce qu'elle nous permet d'61argir notre ίπςοη de voir les choses.

* A paraitre en 1999, Association des Amis du Perche.

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Ren£ Lepelley

Le premier point sur lequel je souhaite revenir, parmi ceux sur lesquels ont port£ vos exposes, c'est celui des anglicismes en fran5ais. Je ne vais certes pas traiter cette question, mais seulement insister sur le fait qu'il y a lä un probteme, probleme qui peut etre traits dans nos colloques, mais aussi en d'autres circonstances. Des mots anglais, des expressions entrent dans la langue frangaise : faut-il tout accepter, faut-il tout rejeter ? Je pense qu'il ne faut ni tout accepter ni tout rejeter. Mais qu'est-ce qu'il faut accepter et sous quelles formes ? Ce sont lä des questions sur lesquelles il est necessaire de se pencher. Et il est evident que 1'opinion des Quöböcois en particulier, eux qui sont confront6s tous les jours ä l'importance de l'angloamöricain, cette opinion est tout ä fait int6ressante. Doit-on franciser certains mots ? Et comment les franciser ? N'oublions pas que, jusqu'au debut du XlXeme siecle, le palais ou habite la reine d'Angleterre etait d£signe en France sous le nom de Buquingan. C'etait lä une francisation conforme aux traditions de notre langue nationale. Aujourd'hui la plupart des Fran§ais s'efforcent, avec une incontestable maladresse, de prononcer ä l'anglaise. Et un terme comme week-end qui est si bien pass6 dans notre langue qu'on peut se demander si c'est encore un anglicisme, comment doit-on le prononcer exactement ? On pourrait d'ailleurs se demander sous quelle graphie il faut le presenter. Autrement dit, comment ecrire les anglicismes int£gr£s ? Toutes questions souvent posies, mais auxquelles onn'a pas encore v6ritablement repondu d'une fagon definitive. Le deuxieme point sur lequel je voudrais m'arreter un instant concerne la reconnaissance de l'identitd d'un groupe par ses particularites linguistiques regionales. J'ai entendu parier, lors d'une de nos stances, de la variet6 de la norme. Done dans ce qui est linguistiquement « normal », autrement dit en fran^ais commun, il peut tr^s bien exister une certaine vari6te, qui ne contredit cependant pas la notion indispensable de norme. J'aborde lä un sujet auquel je m'intöresse particuliörement, le fran9ais rdgional, dont la notion meme, si elle est gen£ralement admise aujourd'hui, demande encore ä etre definie et defendue. II serait bon en effet que les dictionnaires de la langue fran?aise tiennent davantage compte d'un certain nombre de regionalismes lexicaux. II y a une chose qui me surprend parfois ä la lecture d'un article de dictionnaire : c'est de constater que, depuis une quinzaine d'annees, les regionalismes qui viennent de Γ «Stranger francophone y sont admis ou signales. Lorsqu'ils sont propres ä une r£gion de France, on commence seulement, et timidement, ä les reconnaitre. Je prendrai comme exemple un mot qui est tres ripandu non seulement dans ma Normandie natale, mais dans tout le nord-ouest de la France, depuis le Perche, et jusqu'en Belgique. II s'agit du substantif clenche disignant une poignee de porte. Eh bien, dans les derniferes editions du Petit Larousse et du Petit Robert, vous trouverez, ä la suite du sens qu'il a en franfais commun, la remarque que voici: « Regionalisme de Belgique ». II semblerait done qu'un regionalisme soit acceptable lorsqu'il vient de l'dtranger, mais non lorsqu'il vient d'une partie du territoire national. Certes il est vrai que les linguistes beiges, queb£cois ou suisses ont fait des releves de leurs belgicismes, de leurs quebequismes et de leurs helvetismes avant que leurs homologues fran5ais ne s'Interessent vraiment ä leurs particularites regionales. Et c'est dans ces releves que puisent les auteurs de dictionnaires du frangais. Mais aujourd'hui les choses ont chang£ : depuis une dizaine d'annees, des dictionnaires du fran9ais regional de

Conclusions

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telle ou telle province ont ete publics. Ce sont des outils facilement utilisables pour enrichir la connaissance des vari6t6s du frangais, done la connaissance du franfais reel. Le troisieme probl£me auquel il me semblerait bon de s'attacher concerne la feminisation des noms de fonctions. Or justement les media nous ont recemment appris que, parmi les femmes qui viennent d'entrer dans le present ministere, l'une a d£clar6 avec force qu'elle souhaitait qu'on l'appelle « Madame la Ministre » et non « Madame le Ministre ». Bien que je n'aie pas vraiment droit ä la parole, je me permets d'approuver totalement cette ministre. Je 1'approuve d'une part parce que ce choix lui permet de conserver son identite, d'autre part parce que, en tant que grammairien, je trouve que 1'association des deux mots madame et le, l'un du genre feminin et Γ autre du genre masculin, choque non pas certes les bienseances, mais l'harmonie traditionnelle du fran^ais. Je sais que, depuis un certain nombre d'annees, des commissions se sont reunies pour debattre de ce probleme de la feminisation des noms de fonctions. Ce n'est sans doute pas un probleme essentiel; il a neanmoins son importance. II me semble bien que les Queb6cois ont regie la question, ce qui montre qu'elle peut etre reglee. Vous voyez que, sur les trois points que je viens d'6voquer, la notion d'identite est toujours präsente. R6jouissons-nous que nos colloques franco-canadiens nous aident ä approfondir nos identites respectives par l'etude toujours plus pouss6e de la langue meme qui constitue notre identic francophone.