Ni juif ni grec. Entretien sur le racisme: Actes du colloque tenu 16 au 20 juin 1975 au Centre Culturel International de Cerisy - la Salle 9783110807417, 9789027975744


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French Pages 190 [192] Year 1978

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Ni juif ni grec. Entretien sur le racisme: Actes du colloque tenu 16 au 20 juin 1975 au Centre Culturel International de Cerisy - la Salle
 9783110807417, 9789027975744

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ni juif ni grec entretiens sur le racisme

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES

le savoir historique 12

MOUTON ÉDITEUR · PARIS · LA HAYE · NEW YORK

ni juif ni g r e c entretiens sur le racisme actes du colloque tenu du 16 au 2 0 juin 1 9 7 5 au centre culturel international de cerisy-la-salle

publiés sous la direction et avec une préface de LÉON POLIAKOV

MOUTON ÉDITEUR · PARIS · LA HAYE · NEW YORK

Couverture de Jurriaan Schrofer ISBN: 2-7132-0464-X E.H.E.S.S. 90-279-7574-4 Mouton, La Haye © 1978, École des Hautes Études en Sciences Sociales et Mouton Éditeur Printed in Portugal - EUROPRINTE

LÉON POLIAKOV

préface

J'avouerais d'emblée que le titre de ce deuxième volume * de nos Entretiens sur le racisme a été inspiré par l'unique séance du colloque "Cerisy II" qui a donné lieu à des discussions parfois fort acerbes et révélatrices à bien des égards, à savoir, celle qui portait sur le racisme dit sexiste ou phallocrate. Mais comme le titre Ni homme nifemme aurait été insensé, je lui ai substitué le premier terme de la formule paulinienne bien connue Par ailleurs, il est intéressant de noter que le titre ainsi retenu aurait pu s'entendre par antiphrase, puisque près d'un tiers des rapporteurs étaient des Juifs, et que la même proportion des sujets traités portait sur la culture grecque. Cela dit, voici la problématique de ce colloque, telle que nous la percevions à l'époque. Notre colloque portait le titre: "Problèmes de terminologie: discrimination, races et racisme". En ce qui concerne la première partie, assez ambitieuse, de cet intitulé, elle dérivait tout naturellement des discussions de notre séminaire, au cours desquelles nous avons eu ample occasion de constater qu'il n'existe aucun consensus sur le contenu de la notion de racisme: les acceptions varient grandement suivant les auteurs, et encore plus suivant les époques (voire les décennies ou les années, puisque le terme est plus jeune que la majeure partie des participants au colloque). Les remarques ci-dessous sont donc d'abord destinées à mettre en lumière certaines difficultés ou ambiguïtés de la terminologie. 1) Dans une note datant d'avril 1974, et qui pour une partie s'appuyait sur le travail de Colette Guillaumin (L'idéologie raciste: Genèse et langage actuel), j'avançais que le racisme est un phénomène spécifique de la civilisation occidentale, en posant qu'il implique l'existence préalable d'une classification dite scientifique des races humaines. A la datation près, Colette Guillaumin exprimait la même idée en parlant dans son livre (p. 43) du "saut idéologique accompli au XIXe siècle par le racisme, lorsqu'il passe d'un type où Dieu et le libre arbitre sont les axes centraux de la vision de l'histoire humaine, à un type nouveau où le biologique (sous sa forme symbolique, la race) et le déterminisme sont les clefs de l'histoire". Pour ma part, reliant le racisme aux premières doctrines anthropologiques qui classaient et hiérarchisaient les races, je faisais découler ces doctrines des prémisses historiques suivantes: 1. les conséquences tirées par la pensée occidentale des grandes découvertes; Cf. le t. I, Hommes et bêtes: Entretiens sur le racisme, Paris - La Haye, Mouton, 1975.

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2. certains traits de l'esprit et des méthodes scientifiques; 3. la réinterprétation, en conséquence, de diverses données ou traditions de l'histoire européenne. Dans l'ensemble, les spécialistes de notre groupe 2 paraissaient en juger de même, puisqu'en traitant des cultures antiques ou "exotiques" de leur compétence, ils n'y relevaient pas de manifestations de racisme (à signaler cependant le cas singulier des "non-hommes" Urus du lac Titicaca décrits par Nathan Wachtel, et le terme de protoracisme utilisé dans le cas de l'Égypte par Jean Yoyotte). Le sociologue Albert Memmi, en proposant naguère une définition du racisme, se contentait de la description suivante: "Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences biologiques, réelles ou imaginaires, au profit de l'accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier une agression" 3 . Il se limitait donc implicitement, en sociologue, à la société occidentale contemporaine. Un peu plus explicite est l'anthropologue américain Pierre L. Van den Berghe, pour lequel le racisme, tout en étant un phénomène rare, voire exceptionnel, ne constitue cependant pas une exclusivité de la société occidentale: "It is important to stress that racism, unlike ethnocentrism, is not an universal phenomenon. Members of all human societies have a fairly good opinion of themselves, compared with members of other societies, but the good opinion is frequently based on his own creations. Only a few human groups have deemed themselves superior because of the contents of their gonads" 4 . Mais Van den Berghe ne fournit aucun exemple concret à l'appui de son idée. Ne pourrait-on pas admettre que, dans certains cas au moins, la critique de l'ethnocentrisme européen, voire la critique sociale en général, conduit les auteurs contemporains à "disculper" sous le rapport donné les sociétés autres que les nôtres? Pour ma part, je suis prêt à plaider coupable. J'ai relevé récemment chez l'excellent anthropologue anglais Philip Mason des descriptions ou définitions du racisme beaucoup plus larges, l'idée maîtresse étant qu'à partir d'une certaine diversification sociale, l'inégalité ou l'oppression se laissent efficacement justifier par le mythe d'une filiation distincte, dans le cadre d'un ordre des choses divinement ordonné. D'après Ph. Mason, ces mythes auraient dans de nombreux cas surgi à la suite de la conquête d'une ethnie par une autre (il s'arrête au cas de domination des Tutsi sur les Hutu) 5 . Du reste, l'idée n'est pas neuve: je l'ai rencontrée, sous une forme plus naïvement systématique, et apparement inspirée par la "querelle des deux races" qui sévissait sous la Restauration, chez le polémiste républicain Charles Comte (1782-1837)6. A la réflexion, j'en viens à me demander si une interprétation très élargie de ce genre ne se laisse pas également dégager de mon travail sur le Mythe aryen, dans lequel j'accorde une vaste place aux mythes des origines, même si je m'y limite à l'Europe, et surtout à la science moderne. Dans

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une telle perspective, le point capital pourrait être la charge affective que tout un chacun investit dans le mystère de sa propre naissance ou origine, une charge qui viendrait tout naturellement provoquer et maintenir les passions mises en jeu par 'les problèmes de la race". 2) Une tout autre manière d'envisager le débat est de se demander si le concept de "race h u m a i n e " , pris dans son acception dynamique, c'est-à-dire purement sociologique, ne se laisse pas intégrer à celui de caste, c o m m u n à diverses cultures. Sous cette forme, il s'agit d ' u n e discussion caractéristique surtout pour l'anthropologie anglosaxonne. Au colloque "Caste and Race", auquel j'ai participé en 1966 7 Edmund Leach représentait une position extrême, niant la parenté des deux concepts, tandis qu'à l'autre pôle Gerald Berreman les rapprochait assez étroitement, parlant de "mythologie biologique pseudo-scientifique" dans u n cas, et de "mythologie historique pseudo-religieuse"dans l'autre. D a n s sa critique, Surajit Sinha opposait la relative mobilité (au fil des générations) des castes à l'immutabilité "déterministe" prêtée aux races 8 . Et en effet, la différence paraît capitale entre "sanction religieuse" et "sanction scientifique". En particulier, ce n'est que d a n s la Weltanschauung scientifique que la "race" se laisse promouvoir au rang de moteur d u devenir h u m a i n (comme chez Disraeli, ou Gobineau, ou Hitler, ou tant d'autres). Il serait facile de mettre en évidence d'autres distinctions importantes. Dans le cas des Juifs spécialement, la discrimination ne devint raciale qu'avec le passage de l'âge de la foi à celui de la science, aboutissant à leur offrande à une monstrueuse "nécessit é " biopolitique. Il n'en reste pas moins que la sensibilité scientifique n'a évincé ses devancières qu'à la surface; il ne faut pas oublier cette banalité. A l'une de nos réunions, Patrick Girard nous a fait observer que, m ê m e dans l'Europe du XX e siècle, le racisme pouvait coexister avec u n e théologie militante non raciste, voire ne lui servir que d ' u n vernis. L'exemple proposé par P. Girard était celui des "Protocoles des Sages d e Sion": ceux qui connaissent cet écrit si largement utilisé par les Nazis, et qui possède encore des adeptes 9 , conviendront que son inspiration, pour violemment antisémite qu'elle soit, ne se laisse en aucun cas qualifier de raciste. Mais on peut se demander aussi si des représentations mystiques de cet ordre sont susceptibles de se développer au sujet d ' u n groupe "racisé" autre que les Juifs? Je pense que l'antisémitisme dit racial, pour autant qu'il est un racisme, est atypique au possible. Sans entrer dans les détails de cette matière difficile, je dirais, pour illustrer l'idée, que les Juifs étaient "diabolisés" plutôt que "bestialisés". Un psychanalyste pourrait parler respectivement de "mauvais pères" et de "frères puînés", etc. 3) Un autre exemple des difficultés auxquelles on se heurte en cher-

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chant à définir ou à circonscrire le racisme nous est offert par la "théorie des dégénérations" de Buffon, si influente au XVIII e siècle. Il s'agit essentiellement d'une application de la théorie des climats: l'homme blanc, c'est-à-dire l'homme normal, celui qui incarne véritablement l'humanité, est censé devenir progressivement noir sous un climat tropical, et pouvoir retrouver sa couleur d'origine et revenir à la norme ("réintégrer la nature humaine") dans la zone tempérée. Est-ce du racisme? Un examen attentif s'impose: en l'espèce, j'ai cru pouvoir conclure affirmativement, en m'arrêtant à une singulière expérience proposée par Buffon pour vérifier sa théorie 10. Laissons-lui la parole: "... pour faire l'expérience du changement de couleur dans l'espèce humaine, il faudrait transporter quelques individus de cette race noire du Sénégal au Danemark, où l'homme ayant communément la peau blanche, les cheveux blonds, les yeux bleus, la différence de sang et l'opposition des couleurs est la plus grande. Il faudrait cloîtrer des Nègres avec leurs familles et conserver soigneusement leur race, sans leur permettre de la croiser: ce moyen est le seul qu'on puisse employer pour savoir combien il faudrait de temps pour réintégrer à cet égard la nature de l'homme, et par la même raison, combien il en a fallu pour la changer du blanc au noir". "Ce moyen est le seul": il ne vient pas à l'esprit de Buffon qu'il serait plus simple et plus sûr de transporter des Danois au Sénégal, dans les mêmes conditions. Apparemment, seuls des Noirs, dont il pense qu'en devenant noirs, ils ont été désertés par la "nature humaine", peuvent à son sentiment servir de cobayes. Et voici un autre exemple peut-être encore plus éloquent, datant des dernières années du XVIIIe siècle. Dans ses Rapports du physique et du moral de l'homme (1795-1798), Pierre Cabanis raisonnait de la façon suivante: 1) La nature a créé plusieurs races humaines, de valeur inégale; 2) la Révolution a proclamé à la face du monde la sublime idée de l'égalité; 3) il convient donc aux révolutionnaires "d'oser revoir et corriger l'oeuvre de la nature" en rendant les hommes vraiment égaux, à l'aide de croisements appropriés. On saurait de la sorte "produire une espèce d'égalité des moyens qui n'est pas dans l'organisation primitive, et qui, semblable à l'égalité des droits, serait alors une création des Lumières et de la raison perfectionée" " . Cabanis était-il raciste? 4) Une tout autre ambiguïté caractérise les travaux consacrés aux "relations raciales" et au racisme par de nombreux auteurs contemporains. Elle a été ainsi décrite par Colette Guillaumin: "Dans la mesure où l'idée de race dans son sens physique est encore plus ou moins admise comme réelle et causale dans les conduites sociales, la recherche est entachée d'un profond malaise. Bien sûr les sciences humaines ne professent plus que les facteurs de la différence sociale soient des caractères physiques, mais elles enregistrent

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pourtant les phénomènes sociaux du racisme comme étant directement dépendants des caractères physiques. Ce qui revient à rendre à ceux-ci un caractère causal. On peut donc dire que l'ensemble de la recherche admet toujours, bien qu'au second degré, le caractère causal des caractères physiques réels. Si l'on ne pense plus désormais que la couleur de la peau, le sexe, la forme du nez ou du crâne soient l'expression d'un soma qui détermine les conduites des groupes qui possèdent ces caractères, on croit encore que la perception de ces différences joue un rôle causal dans la conduite raciste. C'est-à-dire que la perception de la race est prise dans un sens immédiat, en tant qu'enregistrement d'un caractère physique réel. Cette contradiction est au centre de tous les travaux sur la question; tout se passe comme si les chercheurs, ne croyant pas à la race pour leur part, supposaient qu'elle est concrètement réelle pour les groupes qui produisent des conduites racistes" l2 . 5) Mais le principal débat me paraît porter sur les limites formelles de la notion de racisme. Les définitions données par les dictionnaires sont extraordinairement étroites (ainsi le Petit Robert: 'Théorie de la hiérarchie des races, qui conclut à la nécessité de préserver la race dite supérieure de tout croisement, et à son droit de dominer les autres"). Dans ma note précitée, et sans être aussi restrictif, je critiquais la tendance actuelle à qualifier de racisme toute injustice, des contradictions ou oppressions de tout ordre (patron-ouvriers, adultes-jeunes, hommes-femmes, etc.), tendance acceptée par Colette Guillaumin. Mon argument était l'absence dans tous ces cas de l'idée d'une extraction ("mythe des origines") différente. Pourtant, de nombreux auteurs du XIXe siècle introduisaient une hypothèse de cet ordre dans le cas de la formation des classes sociales (du reste, les notions de "classe" et de "race", si contrastées pour notre entendement, en viennent à se chevaucher, voire à coïncider, dans les descriptions de certains théoriciens du XIXe siècle). A cet égard, on se reportera en particulier à l'érudit exposé de Gaby Netchine, et à certains textes qu'elle y cite. Dans ces conditions, il semble qu'en effet on puisse parler de racisme, du moins au passé, en prenant au surplus en considération les attitudes et croyances observées au XIXe siècle par la bourgeoisie, notamment au sujet des "classes dangereuses". Il n'en est pas assurément de même dans le cas de la catégorie des "jeunes", qui, quoiqu'ils veuillent reproduisent "racialement" leurs parents et/ou aïeux. Il reste une dernière grande catégorie, à savoir les femmes. A ce propos, Mme Netchine m'a fait observer qu'en se tenant au critère d'une (vraie ou imaginaire) différence biologique, celle entre les sexes ("phénotypes") mériterait tout autant d'être prise en considération que celle qui porte sur le patrimoine héréditaire ("génotype"). Au risque d'encourir le reproche de phallocratie, j'invoquerai donc un

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autre critère, celui de la domination ou de l'oppression, ou du rejet: quoi qu'il en soit des exclusions classiques ou résiduelles des femmes, pour ce qui est de la vie réelle, elles disposaient en tous temps et en tous lieux, vis-à-vis de leurs partenaires mâles, des moyens de défense et même d'attaque que ne possédaient ni le Noir, ni le Juif, ni l'ouvrier. A la limite, on peut citer le vieux Kant, ce célibataire endurci: "l'homme aime la paix domestique, et se soumet facilement à son gouvernement, pour n'être pas gêné dans ses affaires; la femme ne répugne pas à la guerre domestique, où la langue est son arme" 13. Dans notre langage actuel, on peut qualifier la femme d'Autre; assurément pas d'Étranger. Mais je crains que voici de bien piètres arguments. En effet, on pourrait alléguer a contrario que c'est précisément parce que la "secondarisation" en cause remonte au processus même de I'hominisation (Serge Moscovici 14 ) - et que de ce fait la "muraille" existentielle ainsi érigée demeure le plus souvent "invisible" (Lilly Scherr) - que la racisation du deuxième sexe est si obstinément niée, parfois de la façon la plus plate... Je concluerais donc avec Freud, auquel on reproche bien à tort un anti-féminisme systématique (d'autant plus que 'Tinfériorité culturelle de la femme" n'était à ses yeux qu'un phénomène dérivé, une séquelle purement psychologique de sa constitution biologique) que voici peut-être une question impossible à résoudre, toute argumentation faisant songer en l'occurrence au fameux "bâton à deux bouts" de Dostoïevski 15. *

Compte tenu de ces difficultés et de ces ambiguïtés, dans quelle mesure notre colloque s'est-il acquitté de son ambitieux programme? Je ne pense pas étonner le lecteur en écrivant que, sur la plupart des points, les réponses fournies par les exposés soulevaient de nouvelles questions; sur d'autres, et plus spécialement à propos de certaines idées reçues, nos connaissances ont été rectifiées en même temps qu'enrichies, ainsi qu'on va le voir. Un premier exemple est offert par l'exposé d'Arnaldo Momigliano sur la rencontre entre la Judée et l'Hellade, dont les traditions n'étaient nullement exclusives l'une de l'autre ou antagonistes, ainsi que continuent à le prétendre des auteurs pour lesquels la science et la théologie paraissaient engagées dans un perpétuel conflit. Ainsi se trouvait aménagé le terrain de confrontation entre la pensée grecque à proprement parler et la pensée byzantine. A ce propos, nous eûmes l'impression que, conformément à une thèse assez courante, l'injection du monothéisme a effectivement approfondi le fossé sinon entre le "Grec" et le "Barbare", du moins entre l'orthodoxe et l'hérétique, le déviant, au sein de la romanité occidentale - bien que, d'autre part, une filiation ait paru s'esquisser, menant des Pythagoriciens et des Cyniques aux hérétiques Bogomiles ou Pauliciens, en leurs qua-

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lités respectives de zélateurs des transgressions. A ce sujet, on se reportera aux exposés de Sally Humphreys et François Hartog d'une part, d'Evelyne Patlagean et Irène Sorlin d'autre part. La voie ainsi tracée aboutissait aux épigones que devenaient dans une telle perspective les lointains descendants moscovites de Byzance, évoqués dans la caustique description d'Alain Besançon. Mais à l'entendre, c'est à la domination mongole que remonterait la spécificité du régime russe, un régime dans lequel le prince, prenant exemple sur le khan, se considère comme 'le conquérant de ses propres sujets". De là, un fossé entre la féodalité et le peuple, allant en s'élargissant à mesure que les détenteurs du pouvoir s'européanisaient, au point qu'on en vint à leur prêter communément une extraction différente. Cherchant à combler ce fossé, des idéologues et des littérateurs cultivèrent au XIX e siècle l'image d'un peuple porteur de la vérité, peuple saint qu'ils courtisèrent de toutes les manières. Mais les mythes engendrés par cette idéalisation, concluait Besançon, s'avérèrent tout aussi pernicieux que, plus à l'Ouest, ceux du racisme... En traitant de la genèse des hiérarchies occidentales, Jean Meyer se plaçait au coeur de notre sujet. Son exposé portait sur la notion de noblesse dans la France de l'Ancien Régime. Il nous en montra les multiples sources, celles que d'ordinaire on connaît, telles que la défense des privilèges nobiliaires, et celles qu'on ignore, comme les leçons de choses qui se laissaient tirer de l'élevage ou de l'horticulture, aboutissant à une sorte de darwinisme avant la lettre. En tout cela, s'agissait-il de racisme? Oui et non, répondait Jean Meyer, la pratique française sur ce point, contredisant une théorie pré-raciste; par surcroît, une importance capitale revenait au rôle de la femme, car ce n'est que lorsqu'elle fut jugée digne de transmettre la noblesse au même titre que l'homme que le système nobiliaire français devint un système c l o s - e t raciste. Rien de plus instructif que ce "report de l'altérité féminine à l'altérité sociale", qui suggère que toute société se voudrait exclusive, de quelque façon. Et du coup, la transition était on ne peut mieux donnée pour discuter de la condition de la femme. En traitant de "racisme et sexualité au XVIII e siècle", Michèle Duchet n'aborda ce problème que par la bande. C'est du jugement porté par le siècle des Lumières sur les moeurs sexuelles des "Sauvages" qu'elle nous entretint, et elle montra que ces moeurs apparaissaient dénaturées ou perverses, pour peu qu'elles s'écartaient d'une morale européenne érigée en règle universelle. Mais que statuait cette morale dans le cas de la femme? Sur ce point, les indications de Michèle Duchet furent complétées par Elisabeth de Fontenay, toutes les deux prenant pour exemple le subtile Diderot. D'autant plus remarquable paraît la tendance, chez ce philosophe si ouvert aux choses de l'amour, à réduire la finalité de l'union sexuelle à la procréation: "la sexualité comme reproduction, et la reproduction comme production" (E. de Fonte-

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nay); il est vrai que l'évasif Diderot se laisse lire de multiples manières, lui qui, dans La Religieuse par exemple, a su traiter avec un singulier discernement de l'aliénation de la femme. Le même jour, Lilly Scherr ajouta un dernier et capital volet au tryptique en parlant de la condition peut-être la plus humble de toutes, le long de l'histoire occidentale et chrétienne: celle de la femme juive, qui partageait pleinement les infortunes historiques de son conjoint, mais qui ne partageait qu'en partie ses joies les plus hautes, puisque exclue, en principe, de la vie culturelle. Ainsi q u e j e l'ai dit, c'est au cours de ces trois exposés que des protestations se firent entendre, suffisamment véhémentes pour rendre impossible tout consensus. La question de savoir si la millénaire inégalité de la femme est un racisme ne reçut pas de réponse. Deux exposés étaient encore à l'ordre du jour, consacrés l'un à des vues très anciennes sur l'homme, l'autre à un aspect de la problématique moderne. D'abord, Franklin Rausky nous entretint de la vision talmudique de la relation avec l'Autre. Étant entendu que tous les êtres humains descendent d'un ancêtre commun, comment expliquer la disparité des peuples de la terre, notamment la dissidence qui sépara du peuple juif les autres descendants de Noé ou "noachides"? Les systèmes d'explication étaient multiples, mais, dans tous les cas, la contradiction entre la fraternité universelle et les guerres et rivalités continuelles étaient interprétée par les rabbins comme un "tragique conflit de famille": image de l'unité de l'espèce humaine, s'il en fût! (On trouvera ce bel exposé au début du livre, ainsi que le commande l'ordre logique.) Gaby Netchine nous parla ensuite des démarches, à la fois complexes et naïves, des précurseurs de la psychologie scientifique, et de leur dialogue avec la sociologie naissante. L'on vit alors s'élaborer des descripteurs psychologiques identiques, pour caractériser tantôt les races, tantôt les classes, et même en ce qui concerne les catégories du sexe et de l'âge, voire de la criminalité ou du génie; d'où la possibilité dans l'optique du temps de lier à une inscription biologique le principe de la diversité sociale, et par conséquent de donner une interprétation raciste des conflits sociaux. Il m'importe maintenant de détacher de l'ensemble des exposés ceux qui, prenant notre programme au pied de la lettre, tentèrent de donner une réponse exhaustive aux questions posées, à savoir le rapport initial de Frank Tinland, et le rapport final de Gavin Langmuir: deux rapports qui se complétèrent d'autant mieux qu'ils aboutissaient à des conclusions voisines à l'aide de démarches différentes, nourries surtout, respectivement, par l'anthropologie française et la sociologie américaine. La position de Frank Tinland concordait dans l'ensemble avec les conclusions auxquelles parvenaient implicitement les autres rapporteurs (ainsi que les participants du colloque précédent) en traitant de leurs spécialités: à savoir que le racisme est un phénomène inhérent à la société occidentale et à elle seule. Mais plutôt que d'établir une absence

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par voie de sommation, Tinland constatait et interprétait une présence (corroborant les aperçus qu'on relève dans quelques travaux récents 1 6 , et proposait une vue d'ensemble aussi homogène que lumineuse. Combinant harmonieusement à cette fin l'anthropologie et la psychanalyse, il sut éviter les sinuosités lévi-straussiennes de la première, et les obscurités lacaniennes ou autres de la seconde: je me contenterai donc de le citer. D'abord l'arrière-plan général, c'est-à-dire la règle, commune à toutes les sociétés, "selon laquelle chaque chose et chacun a une place et doit être à cette place, selon laquelle donc il y a des places et des gens faits pour s'y emboîter. Cette aspiration à la délimitation des places et à la location des individus dans ces places, notamment par le biais de la transmission héréditaire, est satisfaite dans la majorité des sociétés humaines, la plus notable exception est celle de notre société, caractérisée à la fois par le fait qu'elle bénéficie d'une histoire chaude et cumulative, pour reprendre les termes de Lévi-Strauss, et qu'elle se caractérise par un haut degré de mobilité sociale[...] Par la même occasion, ce qui se dissout, c'est la perception d'une sorte d'harmonie préétablie et de prédestination des individus (naturellement distincts et voués par là à occuper des places distinctes)." En de telles conditions, dans lesquelles l'anomie exerce ses ravages, multipliant et exaspérant les conflits, les sentiments d'identité ou d'appartenance élémentaire se trouvent dangereusement ébranlés: à ce propos, Tinland reprenait, en la résumant avec élégance, une démonstration de Jacques Hassoun: "L'effacement de l'altérité, sa perte d'évidence sont une menace pour le maintien de l'identité sociale, et cela est particulièrement net lorsque les différenciations internes de l'ensemble social apparaissent comme du même ordre que les différences qui opposent ceux du dedans (in-group) et ceux du dehors (out-group) [...] à proprement parler, ce que nous appelons racisme est une réaction à cette menace d'homogénéisation ou plutôt d'instabilité des différences [...] Tout se passe comme si la menace d'un retour à l'homogénéité, à l'indifférenciation était aperçue comme une sorte d'entropie affectant la communauté et mettant en péril son existence. Cette menace est toujours génératrice d'une angoisse latente". Ainsi envisagé, le racisme assumait la fonction d'une primitive et inévitable réaction de défense; aussi bien, le pronostic de Frank Tinland était-il d'un pessimisme radical: "Plus on montrera que le racisme n'a pas de base rationnelle, qu'il ne coïncide pas, si l'on veut, avec quelque chose d'inscrit dans la nature des hommes, plus on fournira des aliments secrets à l'angoisse devant la subversion des distinctions existantes [...]. Ces considérations entraînent cette désagréable conséquence qu'il convient d'être assez sceptique sur l'efficacité d'une lutte contre le racisme".

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A ces propos faisaient pendant ceux de Gavin Langmuir qui s'abstenait pour sa part d'une conclusion explicite de cet ordre, mais dont le diagnostic était à sa manière encore plus radical. L'originalité de sa démarche ressort d'abord du fait que, tout en traitant de l'image chrétienne des Juifs au fil des siècles, il n'employait dans son exposé (à une seule exception près, due à l'intitulé du colloque) ni le terme de racisme, ni celui d'antisémitisme. Cette singularité était expliquée longuement dans la version primitive de son exposé: dérivé de la notion fallacieuse de "race humaine", y disait-il en substance, le terme contribue de manières diverses à embrouiller les questions et à perpétuer les erreurs qu'il s'agit précisément de combattre. De la sorte, il aboutissait aux mêmes conclusions que Colette Guillaumin quant à la confusion dans laquelle baigne à cet égard toute notre culture l7 . Ce raisonnement théorique était étayé sur une analogie qu'il qualifiait lui-même de saugrenue, mais qui de fait n'en était que plus convaincante: "Un exemple saugrenu pourrait permettre de rendre plus clair ces points. Admettons que Freud ait remarqué qu'un savant qui faisait de nombreuses conférences sur le magnétisme se soit souvent servi d'un adjectif typiquement utilisé à propos du commerce sexuel, d'une manière qui introduisait une absurdité logique ou empirique dans ses arguments: en d'autres termes, qu'il commettait un lapsus freudien. Le processus qui produisait le lapsus n'avait rien à voir avec le phénomène dont traitait le conférencier; il ne faisait que fournir l'occasion de le commettre. Il aurait été on ne peut plus abusif de dénommer «magnéticisme» ce processus irrationnel, car il aurait fait croire aux chercheurs que ce genre d'erreurs était lié d'une manière quelconque au phénomène naturel du magnétisme, et il aurait de la sorte détourné l'attention de ses causes réelles. L'occasion fournie au phénomène de se manifester aurait été prise pour sa cause, et la véritable portée du phénomène aurait ainsi été occultée. L'usage du terme «racisme», avancerai-je, nous conduit dans un piège exactement pareil." Autrement dit, la confusion entre prétexte et cause contribuerait à maintenir la croyance en l'existence de différences "raciales" non seulement physiques mais aussi mentales et morales - cette extrapolation me paraît en l'espèce inévitable-entre les groupes humains, puisque ces différences sont censées être la cause efficiente du genre d'attitude (hostile ou bienveillante, etc.) observée à l'égard de ces groupes. Si le terme d'antisémitisme ne pâtit pas d'un confusionnisme semblable, son absurdité est encore plus évidente, car il nargue le principe de non-contradiction. Cela se laisse illustrer parla vieille histoire,juive si l'on veut, de la commère qui reproche à sa voisine d'avoir ébréché un broc qu'elle lui avait prêté. "Premièrement, répond l'autre je ne t'ai pas emprunté de broc; deuxièmement, il était déjà ébréché lorsque tu me l'as prêté, et troisièmement, je te l'ai rendu intact". De même, rap-

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pelons que 1) il n'existe pas de race sémite, 2) en eût-il existé une que ce sont les Arabes qui en auraient été les authentiques représentants, et 3) on n'hésite pas à parler de l'antisémitisme de Cicéron ou de Tacite pour lesquels le concept de race était dépourvu de toute signification, et qui ignoraient à peu près tout des Arabes. Face à une telle confusion sémantique, Langmuir n'apercevait de remède que dans un changement radical de la conceptualisation et de la terminologie, proposant de distinguer entre les affirmations réalistes, les affirmations xénophobes et les affirmations chimériques. A nouveau, il faut que je cite, tout au moins en ce qui concerne les deux dernières désignations, le "réalisme" consistant évidemment dans la faculté, aussi précieuse que rare, de savoir prendre les gens, ennemis ou amis, pour ce qu'ils sont réellement: "Les affirmations xénophobes sont des propositions qui attribuent grammaticalement une conduite socialement menaçante à un horsgroupe et à tous ses membres, mais qui sont fondées empiriquement sur la conduite d'une minorité historique des membres de cet hors-groupe; elles laissent de côté d'autres caractéristiques du hors-groupe, et elles ne reconnaissent pas le fait qu'il existe de grandes différences entre les individus qui composent le hors-groupe, comme il en existe entre les individus qui composent le groupe d'appartenance". Sans doute, un psychanalyste dirait-il, en réfléchissant sur ces définitions, ainsi que sur les exemples que dans son exposé Langmuir donnait à l'appui, que la xénophobie s'appuie historiquement sur une parcelle de réalité, tandis que la chimérie est une projection pure. Mais il va de soi que les "xénophobes" eux aussi sont motivés par leurs problèmes personnels beaucoup plus que par les agissements des objets de leur détestation. Dans son texte primitif, Langmuir, servi par sa connaissance des recherches sociologiques de pointe, en donnait l'a description suivante: "Il est évident que dans le cas des assertions xénophobes, les labels appliqués aux hors-groupes sont employés non pour les décrire, mais pour identifier la menace ressentie. En dépit de la syntaxe utilisée, les xénophobes parlent non d'hommes réels, mais de quelque chose de bien plus abstrait, du sentiment d'un danger, d'un chaos. D'où vient cette contradiction apparente entre le sens manifeste de ces assertions, examinées en soi, et la fonction qu'elles remplissent? Si les assertions xénophobes ne sont ni des efforts pour décrire la réalité du hors-groupe et de ses membres, ni des tentatives de comprendre les vraies causes de la menace, deux interprétations au moins de leur fonction paraissent possibles. La plus évidente est que ces assertions sont faites par des gens qui se sentent menacés, mais qui comprennent si mal les conditions sociales, surtout à mesure que celles-ci deviennent de plus en plus abstraites, qu'ils manquent des concepts nécessaires pour y faire face de manière adéquate. Ils tentent de communiquer leur alarme et ils appellent au secours, mais leur incom-

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préhension est telle qu'ils ne peuvent identifier la menace dans toute son envergure que de la façon la plus concrète, en désignant des actions concrètes et des personnages concrets, et en les convertissant en symboles de la menace". Une autre interprétation est suggérée par leur incapacité de faire appel à la fondamentale connaissance humaine des variations individuelles. Les assertions xénophobes peuvent être non une expression de l'incapacité de comprendre, mais le refus de tenter de comprendre. Beaucoup de gens qui sont bien au courant des réalités sociales, et qui disposent d'une information considérable au sujet d'un horsgroupe, peuvent néanmoins se livrer à des assertions xénophobes. La fonction de celles-ci serait alors de court-circuiter tout effort véritable pour comprendre soit le groupe, soit la menace. On pourrait suggérer que la conscience du danger ou du chaos menaçant est si grande que l'anxiété qui en résulte paralyse la pensée objective. En fin de compte, les assertions xénophobes sont employées pour s'efforcer de soulager la tension de deux manières possibles: par des actions inapropriées et en réprimant la conscience des causes personnelles les plus pénibles de la menace ressentie". On remarquera que la description de Langmuir, pour être exprimée dans un langage très personnel, délibérément exempt des connotations éthiques ou des jugements normatifs si étroitement associés à ces problèmes, n'était pas moins pessimiste que celle de Frank Tinland. Si la virulence des reproches couramment échangés de nos jours encore entre Blancs et Noirs, ou Chrétiens et Juifs n'est qu'un message de détresse, et se laisse réduire à des appels au secours, ce ne sont pas des arguments rationnels qui les feront changer d'avis. Au surplus, la puissance des affects engagés dans ces conditions dans le terme de racisme (tout comme dans celui d'anti-racisme) peut faire grandement douter de la possibilité de leur substituer des termes épistémologiquement plus satisfaisants. Mais au cours de sa critique de la terminologie usuelle, Gavin Langmuir faisait une autre constatation, q u e j e crois encore plus lourde de conséquences: "Bien que l'erreur [des racistes] concerne la race, observait-il, le processus produisant l'erreur est indépendant de l'existence des races, et peut donc affecter des croyances relatives aux différences culturelles, dans les sociétés qui n'attribuent aucune signification aux différences raciales, ou dans celles qui perçoivent d'une façon erronée ces différences. En conséquence, puisque la race n'a rien à voir avec le processus produisant l'erreur, ce processus ne peut être légitimement décrit comme un «racisme». Se servir de ce terme, c'est se constituer l'otage de ceux qui commettent l'erreur, c'est être impuissant à débarrasser notre mode de pensée du mythe aryen". L'observation se rapproche, sous une autre forme peut-être plus radi-

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cale, de celle, citée plus haut, de Colette Guillaumin. Mais je crois qu'il est désormais possible, et qu'il est nécessaire, d'aller encore plus loin. Revenons donc, pour conclure, au programme initial de notre colloque, et à l'usage contemporain, caractéristique, surtout pour la France, de qualifier de "racisme" toutes les formes, même les plus anodines, des antagonismes ou des conflits sociaux. De la sorte, les auteurs évoquent l'horreur du programme meurtrier du IIIe Reich, cherchant à discréditer leurs adversaires ou contradicteurs, en les identifiant aux racistes hitlériens. 'Tout ce qui est excessif est faux", a-t-on dit; on remarquera d'autre part que depuis 1945, le terme tout récent de racisme a eu un succès foudroyant (qu'il partage avec celui, sans doute encore plus vague, de fascisme). C'est donc qu'il satisfait quelque besoin, ou offre certains avantages - mais lesquels? A ce propos, on peut faire trois observations convergentes. En premier lieu, les hommes ou les groupes mis en cause sont flétris, par une sorte de retournement, au moyen des concepts ou des termes tout proches de ceux qui étayaient les propos péjoratifs de jadis; ou, pour être plus précis, les reproches contradictoires coexistent en partie, puisque les "sales racistes" des uns ont le même sens chimérique que la "sale race" des autres. De même, la doctrine anti-raciste est cultivée de nos jours par certains militants de gauche avec la même ferveur intolérante que le fut la doctrine aryenne. La clé pourrait se trouver là, chacun des deux cultes successifs permettant de satisfaire les mêmes pulsions agressives, ou de soulager les mêmes tensions psychiques. "Chassez le naturel"... Deuxièmement, sur le plan international, les reproches de racisme sont d'ordinaire adressés par les représentants des pays du tiers-monde, auxquels se joignent volontiers ceux des pays socialistes, aux régimes libéraux d'Occident, et comme on le sait, un vaste secteur de l'opinion occidentale se solidarise avec cette critique. En conséquence, les attaques de cet ordre possèdent de nos jours un sens fortement privilégié, si ce n'est un sens unique; dans l'autre sens, les affects xénophobes sont plus ou moins censurés, ainsi qu'en témoigne l'expression caractéristique de "racisme à rebours". Le seul racisme authentique serait donc celui des Blancs; mais ce n'est qu'au moment où leur hégémonie mondiale a pris fin qu'on leur demande de cette manière des comptes (illustration, s'il en fût, de la grande loi de Tocqueville!). Enfin - mais cela va peut-être sans dire - ces aberrations et ces passions atteignent leurs sommets, comme si souvent, dans le cas des Juifs, et la ci-devant race des Sages de Sion est accusée par les instances qui veulent représenter le concert des nations de la terre, de pratiquer le racisme sioniste. Mais comme nous l'a montré Gavin Langmuir, l'usage du terme racisme détourne l'attention de ses causes réelles, et conduit tout droit dans un piège sémantique - un piège à l'échelle planétaire. Ce dont bien d'autres commencent à s'aviser: "support efficace d'anathème [...] ou formule d'exorcisme, lis-je aujourd'hui dans Le

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Monde, sous la plume d'Alain Forest. De l'emploi du mot «raciste» en 1976, cela ferait aussi un beau débat" 1 8 . Cet emploi étant devenu quasi-quotidien dans les milieux politiques et la presse, et s'intégrant donc à l'usage de la langue, on voudrait espérer que les spécialistes des sciences humaines réfléchiront d'autant plus sérieusement à toute la portée problème et à l'opportunité d'une nouvelle terminologie, purgée de toute ambiguïté. *

Notre groupe, issu du premier colloque de Cerisy (1973), s'efforce de projeter une meilleure lumière sur les questions de ce genre, lors de ses discussions mensuelles, qui ont lieu sous les doubles auspices du Centre National de la Recherche Scientifique et de la Maison des Sciences de l'Homme. Les nombreuses disciplines qui ont leur mot à dire à ce sujet, c'est-à-dire la plupart des sciences humaines et certains secteurs de la biologie, sont honorablement représentées. Ce caractère largement pluridisciplinaire est reflété par les procès-verbaux de nos discussions Donnant lieu à des échanges de vues animés, elles constituent l'amorce d'une réflexion qu'on espère novatrice quant aux sources et aux formes d'expression du racisme. Je ne voudrais pas conclure sans remercier tous ceux qui contribuèrent au succès de ce colloque. Tous ne peuvent être nommés, mais ce serait faire preuve d'ingratitude que de ne point mentionner Anne Heurgon et Geneviève de Gandillac, les animatrices du Centre Culturel International de Cerisy, ainsi que Maurice de Gandillac qui sut utilement orienter les débats vers les questions essentielles. Nos amis Patrick Girard, Attaché de Recherche au CNRS, et Jean-Pierre Cole, Secrétaire permanent du CCI, qui s'étaient chargés du secrétariat, se dépensaient sans compter pour que le programme soit respecté et que les discussions se poursuivent sous le signe de la bonne humeur. L'organisation matérielle du colloque fut rendue possible grâce à l'aide du Centre National de la Recherche Scientifique, de Clemens Heller, administrateur-adjoint de la Maison des Sciences de l'Homme, et de l'Américan Jewish Committee dont le représentant, A. Karlikow, était présent parmi nous. Qu'ils soient ici remerciés de leur généreux concours qui contribua largement au succès de notre réunion.

Notes 1. "Il n'y a ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme; car vous êtes tous un en Jésus-Christ"(£p/7rc aux Galales III, 28).

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2. Marcel Benabou, Jean Bottero, Jacques Brunschwig, Elena Cassin, Maurice de Gandillac, Thierry de Saignes, Charles Touati, Pierre Vidal-Naquet, Nathan Wachtel, Jean Yoyotte. 3. Albert Memmi, "Essai de définition du racisme", La Nef, 19-20, septembredécembre 1964. 4. P. L. Van den Berghe, Race and racism, New York, 1967, p. 12. 5. Cf. P. Mason, Race relations, Londres 1970, p. 72 sq. : "In a small tribe, the ruler was usually the personal choice of his subjects, from among those qualified by birth; there is a consensus of opinion in his favour so long as he governs within certain limits of custom and consultation. But where t h e state become larger, he and his officials or nobles need an impersonal sanction [...] surprisingly often, the rulers have hit on the same device. They have applied the sanction of religion to the social system and succeeded in establishing myths which stated or implied that the division of society into separate categories and descent was divinely ordained [...]. These are early forms of relationships between groups who are really divided but the fact is that they are at different stages of development. But to the rulers, it seems - and they encourage the b e l i e f - that the differences are inherent and due to their descent. This is the beginning of race relations". 6. Cf. C. Comte, Traile de législation ou exposition des lois générales suivant lesquelles les peuples prospèrent, dépérissent ou restent stationnaires, Paris, 18271835, 4 vol. Cet auteur oublié mérite notre sympathie en sa qualité de l'un des rares auteurs "anti-racistes" de son temps. Il supposait que toutes les cultures existantes étaient issues de la conquête d'un peuple par autre, comme dans le mythe des origines françaises. 7. Cf. les actes de ce colloque, Caste and race, comparative approaches, Londres, 1967. 8. Le professeur Sinha observait notamment: "The two social systems aim at qualitatively distinct cultural tasks [...]. The difference between intercaste and inter-racial relationships becomes even more striking in the matter of mobility between groups. The tribe may enter the Hindu caste system near the lowest ring of the hierarchy on account of its ritually polluting cultural attributes, such as taking beef and the like. The same group, however, through control of power, land and the purification of ritual symbols, may attain high caste status over generations. Whereas the only means of mobility among the races is through "passing", ethnic mobility within the caste system is achieved through purification of ritual attributes, the creation of genealogical myths [...] and so on " (Caste and race, op. cit., pp. 99-100). 9. Une édition des 'Protocoles" a encore vu le jour en 1972 à Beyrouth, sous le titre de "Protocoles des Sages de Sion". Texte complet conforme à l'original adopté par le Congrès sioniste réuni à Bàie (Suisse) en 1897. 10. Cf. "La dégénération des animaux". 11. Rapports du physique et du moral de l'homme, Paris, 1824, t.l, pp. 410-411. 12. Colette Guillaumin, L'idéologie raciste: Genèse et langage actuel, Paris-La Haye, 1972, p. 62. 13. Anthropologie du point de vue pragmatique, traduction de Michel Foucault. 14. Cf. La société contre nature, Paris, 19 15. Cf. Freud, Sur la sexualité féminine, 1931, en note: "On peut prévoir que les hommes féministes et aussi les analystes femmes ne seront pas d'accord avec

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l'exposé. Ils se sentiront à peine retenus d'objecter que de telles théories ont pour origine «le complexe de masculinité» de l'homme et doivent servir à donner une justification théorique à la tendance innée de l'homme à mépriser et à réprimer la femme. Seulement, une telle interprétation psychanalytique rappelle dans ce cas, comme fréquemment, la célèbre arme à deux tranchants (littéralement: "bâton à deux bouts") de Dostoïevski. Les opposants, de leur côté, trouveront compréhensible que le sexe féminin ne veuille pas accepter ce qui semble contredire une égalité ardemment convoitée avec l'homme. L'utilisation de l'analyse comme arme de controverse ne peut mener clairement à une décision". Les notes ne servent-elles pas souvent à consigner, sous forme de digression, une idée de grande importance? 16. En France, Louis Dumont, Homo hierarchicus; Colette Guillaumin, L'idéologie raciste; Léon Poliakov, Le mythe aryen. 17. Guillaumin, op. cit., pp. 62-63. 18. "Parisiens et provinciaux", lettre de M. Alain Forest, membre du comité de coordination de Pluriel, publiée dans Le Monde du 18-19 janvier 1976. 19. Maison des Sciences de l'Homme, 54, Boulevard Raspail, 75006 Paris.

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des fondements anthropologiques de la représentation des différences entre les hommes

Je voudrais à la fois essayer de faire apparaître des traits universels de comportement, à partir desquels des attitudes racistes sont possibles et essayer de délimiter les conditions dans lesquelles ces traits universels se particularisent dans des cas où il est légitime de parler de racisme. Autrement dit, je voudrais avancer l'hypothèse selon laquelle il y a un fond universel, relevant de la condition naturelle c o m m u n e aux hommes, à partir duquel le racisme apparaît comme une possibilité ouverte à tous. Mais je voudrais aussi insister sur le fait que cette possibilité ne s'actualise que dans des conditions historiques ou sociales bien déterminées. Je ne suis nullement spécialiste de cette question, aussi s'agitil d'hypothèses qu'il appartient aux spécialistes de tester. Je partirai d ' u n double constat sans en développer les termes. D'abord, tout nous incite à reconnaître que notre espèce s'enracine dans l'ordre c o m m u n de la vie. C'est une espèce naturelle, sinon comm e les autres, tout au moins renvoyant à fond c o m m u n avec les autres. Mais, d'autre part et en m ê m e temps, dès les premières apparitions d'êtres à silhouette humaine, ces vivants que sont les h o m m e s ou les hominiens manifestent des modalités singulières d'existence, de sorte qu'il ne faut pas séparer ces deux aspects antinomiques: a) d ' u n e part l'enracinement de notre espèce dans ce que j'appelais à l'instant l'ordre c o m m u n de la vie; b) d'autre part, l'indéniable singularité de ce qui apparaît avec l'homm e et qui institue entre lui et les autres espèces un écart d ' u n autre ordre que celui qui sépare les espèces biologiques les unes des autres. Dire cela n'a rien de très original. Cette singularité a très généralement été reconnue, soulignée, magnifiée. Elle a le plus souvent été interprétée comme la manifestation d ' u n e supériorité native de l ' h e m m e sur tous les autres êtres vivants. Cette supériorité a non moins fréq u e m m e n t été attribuée à la présence en l ' h o m m e de quelque chose de plus, de quelque chose qui venait se surajouter à l'animalité. On appelait cela âme, raison, esprit, pensée, etc. Toutefois, et abstraction faite de toute considération sur la nature métaphysique de ce principe supplémentaire qui viendrait couronner et humaniser le corps animal de l'homme, il est peu probable que l'on puisse réduire la singularité anthropologique à cette adjonction, à ce supplément. Il est peu probable que l'on puisse fonder l'originalité humaine sur la superposition d ' u n principe nouveau à une organisation qui recueillerait en elle tout ce que la vie aurait produit de plus parfait, de plus complexe, de mieux ajusté. Il y a déjà bien longtemps que l'on a souligné la faiblesse native de l ' h o m m e et, éventuellement, raillé sa folie ou ses dérèglements en l'op-

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posant à la sagesse instinctive de l'animal. D e façon générale, il ne m a n q u e pas d'auteurs qui ont souligné q u e , s'il y avait un fond naturel à l'arrière-plan de tous les c o m p o r t e m e n t s h u m a i n s , c e fond se laissait décrire en termes de manque et de déficience par rapport aux aspects analogues du comportement d e tel o u tel animal. C e l a est si vrai que l ' o n a pu, non sans ironie, proposer un renversement de la question que se posait Herder à la fin d u X V I I I e siècle, lorsqu'il se demandait c e qu'il manquait au singe pour être un h o m m e . Plutôt faudrait-il alors d e m a n der ce qui m a n q u e à l ' h o m m e pour qu'il s'accomplisse en tant q u e primate c o m m e les autres. D a n s cette perspective, l ' h o m m e apparaît c o m m e u n primate sous-développé. Laissons d e côté cette question, posée en termes é v i d e m m e n t peu scientifiques. Mais j e voudrais insister sur un aspect d e ce m a n q u e o ù il apparaît, pour ainsi dire, c o m m e l'ancrage de l ' h u m a n i t é dans l'animalité. C e manque est lisible dans divers registres de l'existence humaine. Pour ce qui nous intéresse, j e mettrai simplement l'accent sur la régression à l'état q u a s i m e n t vestigial d e s régulations qui assurent l'ajustement d ' u n être v i v a n t à son m o n d e , que ce m o n d e soit seulement considéré c o m m e e n v i r o n n e m e n t physique, o u qu'il englobe les congénères et, é v e n t u e l l e m e n t , les membres d ' u n m ê m e groupe. C e sont ces régulations que l'éthologie, à la suite des travaux de Tinbergen et Lorenz, a m i s en é v i d e n c e . A u m ê m e titre q u ' u n animal hérite d u programme génétique selon lequel se construira son corps, il hérite d ' u n certain n o m bre d'informations sur l ' e n v i r o n n e m e n t qui est naturellement celui de son espèce. C e t t e information constitue une véritable mémoire spécifique, très lacunaire, mais indispensable à titre d'armature de ses relations au m o n d e . Elle conditionne la possibilité m ê m e de l'apprentissage. C e s informations, solidaires de réponses innées d e type instinctif, sont particulièrement riches e n ce qui concerne les congénères. Elles règlent le comportement vis-à-vis d u congénère selon les diverses circonstances et ce comportement, à son tour, est reconnu par le c o n g é nère en fonction d'une information analogue. L a réponse induite par les stimuli dont le congénère est porteur d e v i e n t à son tour stimulation pour le comportement de ce congénère, d e sorte que les comportem e n t s des d e u x individus s'emboitent parfaitement, constituant ainsi de longues séances stéréotypées, aussi spécifiques q u e , par e x e m p l e , la couleur d u plumage ou la f o r m e des dents. D e ce point d e v u e , dans de nombreuses espèces animales, le corps apparaît c o m m e un très riche ensemble sémaphorique constitué par une m o s a ï q u e de signaux, dont c h a c u n s'adresse à une g a m m e de c o m p o r t e m e n t s bien déterminés ("sphères d e f o n c t i o n s " chez Lorenz). C e s e n c h a î n e m e n t s stéréotypés assurant l'ajustement mutuel des c o m p o r t e m e n t s sont particulièrem e n t nets dans le cas des parades nuptiales et dans le cas de la ritualisation des comportements agressifs. D a n s les espèces sociales, ce sont

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sur des processus de ce type que se constitue la trame du groupe avec, par exemple, rétablissement de la hiérarchie selon les rapports de dominance et de subordination. Bien entendu, il n'est pas possible, ici, d'être plus explicite. Ce q u e j e voudrais dire, c'est que cette information génétique et les ajustements auxquels elle donne lieu sont réduits à un état quasiment vestigial chez l'homme. Cette régulation du comportement envers l'autre selon les diverses occurrences fait à peu près complètement défaut chez nous. Ce qui manque ici, c'est un cadre naturel de référence, en fonction duquel se réglerait spontanément le comportement envers l'autre selon son âge, son sexe, sa position hériarchique, son état de santé, etc., bien que demeurent par ailleurs présentes les grandes exigences de la vie, dans lesquelles puisent les pulsions: la faim, la sexualité, l'attachement au territoire, l'agressivité intraspécifique... Ce manque de référence ne nous est qu'assez difficilement perceptible, tout au moins dans toute son ampleur et dans toute ses conséquences. En effet, toutes les cultures, partout et toujours, ont remédié à cette carence en instituant précisément un cadre de référence transmis par voie traditionnelle, par voie d'acculturation au lieu de l'être par voie génétique, avec tout ce que cela peut comporter comme variations d'une culture à une autre. Toute culture propose un système de références en fonction duquel s'organise la satisfaction, réelle ou substitutive, des exigences pulsionnelles, en particulier en ce qui concerne la relation aux autres, en ce qui concerne la sexualité, les relations de hiérarchie, les satisfactions de l'agressivité, etc. Seules des circonstances très exceptionnelles permettent d'entrevoir ce qui résulterait de l'absence de toutes coordonnées culturelles servant de commune référence à des individus amenés à se rencontrer et à vivre ensemble. Il en résulterait une incertitude totale en ce qui concerne l'attitude de l'autre et, corrélativement, une grande amplitude d'oscillation dans l'attitude susceptible d'être adoptée spontanément. Cela va de l'agressivité la plus extrême à l'offrande la plus totale de tout ce que l'on possède. En même temps, cette incertitude comme cette oscillation entre des possibilités contradictoires sont sources d'angoisses extrêmes. Claude Lévi-Strauss invoquait 'l'intolérable souffrance de l'arbitraire" pour rendre raison de la recherche éperdue de règles qui se fait jour en toute communauté d'hommes s'ignorant mutuellement et rassemblés par les hasards de quelque catastrophe. Disons donc que toute culture offre dès le berceau à chacun de ses membres tout un mode d'emploi de l'autre dans les diverses circonstances et que la communauté de ce mode d'emploi joue ici le rôle que joue la communauté de la mémoire spécifique chez les animaux sociaux. Elle permet l'anticipation du comportement d'autrui ou, tout au moins, le resserrement de la marge d'incertitude, permettant une certaine neutralisation de ce qui serait autrement vécu dans l'angoisse. Le

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groupe humain le plus élémentaire ne peut reposer sur le seul jeu des facteurs qui assurent l'ordre des sociétés animales. Ici, je me permettrai de généraliser sans démonstration ce qui est impliqué dans l'analyse donnée par Lévi-Strauss à propos de la prohibition de l'inceste. On sait que, pour lui, la fonction de cet interdit, universellement présent, est d'empêcher le groupe consanguin de se fermer sur lui-même et de le contraindre à entrer dans des relations d'échanges réciproques. S'il est impossible d'épouser sa fille ou sa soeur, il faut que cette fille ou cette soeur devienne une monnaie d'échange pour obtenir d'ailleurs une épouse. Très généralement, cette exogamie nécessaire au niveau d'un petit segment de l'ensemble social s'accommode fort bien d'une endogamie plus ou moins systématique à un niveau plus élevé. C'est dire que l'on échange ses filles avec des partenaires sociaux déterminés de façon plus ou moins étroite et non pas avec n'importe qui. Le cercle de l'alliance, variable bien entendu selon les systèmes de parenté considérés, reconstitue une pratique endogamique à un niveau plus élevé que celui des segments sociaux élémentaires. On sait que, même chez nous, le jeu de divers facteurs aboutit à créer une sorte d'endogamie statistique, à divers échelons, en l'absence même de toute règle contraignante. Ceci rappelé, et sans le discuter, il est possible d'en tirer l'hypothèse générale selon laquelle toute société humaine se constitue dans la tension entre la tendance commune qu'ont tous les petits groupes à se clore et la nécessité d'entrer en relations d'échange réglées avec d'autres segments d'un même ensemble social. Autrement dit, toute société humaine s'établit sur le double fond d'une tendance de ses parties constituantes à se replier sur elles-mêmes, dans un mouvement d'endo-consommation, et de la nécessité, génératrice de règles, qui contraint à développer des relations d'échange (dont l'exogamie n'est qu'une face), c'est-à-dire à exiger que l'on cède une partie de soi ou de ce à quoi on est attaché pour recevoir l'équivalent. Cela ne va pas sans frustration et, surtout, cela n'est possible que par l'intervention de la règle, même lorsque celle-ci n'a pas les caractères que présente l'interdit de l'inceste. Mais, en même temps, la règle ne peut jouer qu'en repérant ou en instituant des différences entre les partenaires du jeu social de l'échange. Si une culture est, en partie du moins, un très long et très complexe mode d'emploi de l'autre, qui est légué à chacun de ses membres, elle ne peut en réalité que reposer sur l'institution de différences entre les partenaires de la communication sociale; seront alors utilisées toutes les marques possibles pour signifier la différence. Il s'agit évidemment ici de la différenciation interne à une société et c'est évidemment ici que devrait commencer cet exposé, c'est-à-dire avec l'affirmation selon laquelle l'institution d'un réseau d'écarts différentiels entre les partenaires du jeu social est indispensable à toute culture. Il est l'armature

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m ê m e d'une société cohérente, il est aussi le moyen d ' u n e sécurisation de ses membres, reposant sur l'institution de différences culturelles entre des individus biologiquement substituables, c o m m u t a b l e s . Le simple j e u de la prohibition de l'inceste conduit d'ailleurs i m m é d i a t e m e n t à une différenciation entre individus biologiquement c o m m u t a b l e s , car elle introduit une discrimination, non fondée en nature, entre ceux qui peuvent s'épouser et ceux à qui cela est interdit. Il faut ajouter que cette discrimination, fondée sur le respect de l'obligation exogamique, s'accompagne aussitôt d'une autre différenciation, car ce ne sont pas seulement les unions incestueuses qui sont frappées d'interdit. La proximité est source d'interdiction, mais l'éloignement aussi. Autrement dit, il y a aussi des règles, plus ou moins tacites, qui définissent les limites à ne pas dépasser dans l ' é l o i g n e m e n t , c'est-à-dire dans la transgression des bornes à l'intérieur desquelles l'endogamie est la règle. Dans une population biologiquement h o m o g è n e , ou à peu près, il y a ainsi ceux avec qui on peut et on doit s'unir, il y a c e u x avec qui cette union n'est pas possible en raison de la trop grande proximité, il y a ceux avec lesquels cette union n'est pas souhaitable en raison de leur trop grand éloignement. Sans d o u t e , l'on peut se demander où est le racisme dans tout cela et il est e n c o r e très loin. Mais les composantes sexuelles du racisme sont multiples et l'une des pierres de touche du racisme latent pourrait être la question suivante: lui donnerais-tu volontiers ta fille en mariage? Bien des gens, qui rej e t t e n t avec horreur le racisme, rejetteraient aussi avec horreur l'idée d ' u n e alliance avec des gens d ' u n e autre race. Cela est cependant marginal par rapport à m o n propos. J e disais simplement que la prohibition de l'inceste, qui est la principale et, peut-être, la seule règle universelle dans les sociétés humaines, substitue déjà à l'homogénéité biologique la différenciation, qui institue un j e u c o m p l e x e de devoirs et d'obligations. L e s différences que désigne le lexique de la parenté introduisent un réseau complexe de points de repère selon lesquelles s'organise la conduite de c h a c u n . C ' e s t déjà un moyen de substituer l'ordre au chaos et de canaliser les comportements liés aux pulsions les plus vives, sur le fond de régression des schemes natifs du comportement que j'évoquais tout à l'heure. *

La stabilisation de ces différences est un des aspects essentiels des cultures. Elle est é v i d e m m e n t particulièrement nette là où la parenté constitue la forme d o m i n a n t e de la c o m m u n i c a t i o n , de l'échange social. Cette stabilisation se fait c o m m u n é m e n t par référence à un ordre j u g é fondamental en ce sens qu'il permet d'adosser les relations humaines à la distribution des êtres et des choses dans l'univers, tout en s'exprimant fréquemment par le recours aux mythes d'origine. J e ferai en-

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core une fois référence à Lévi-Strauss à propos de l'interprétation qu'il donne du totémisme. Par-delà la dissolution de l'ensemble de faits regroupés sous ce terme, ce que retrouve Lévi-Strauss, c'est une tentative de classification sociale, c'est-à-dire un moyen de repérage et de stabilisation des différences. Le totémisme est le produit d'une pensée classificatrice qui cherche dans la distinction des êtres naturels le principe d'une différenciation sociale. Les différences visibles entre les espèces naturelles servent à marquer et à remarquer les différences instituées entre les groupes humains, c'est-à-dire entre groupes formés d'individus biologiquement d'une même espèce. Le réseau des différences naturelles sert à cartographier la répartition des hommes entre les divers clans totémiques. Lévi-Strauss a insisté sur le fait que ce qui comptait, au moins dans les formes pures du totémisme, ce n'était pas la relation du clan de l'aigle à l'aigle ou la relation du clan de l'ours à l'ours, mais c'était le fait que la relation du clan de l'aigle au clan de l'ours pouvait être pensée comme analogue à la relation de l'aigle à l'ours. Ce qui compte, c'est une homologie des différences et non une participation des membres du clan à la nature de l'animal éponyme. Ainsi, les différences entre les espèces animales sont invoquées pour "durcir" les différences instituées entre les hommes, c'est-à-dire pour étayer, soutenir une hétérogénéité non biologique en lui donnant l'appui d'une hétérogénéité naturelle. Si à partir de là—je dis cela pour vous r a s s u r e r - o n voulait jeter un coup d'oeil oblique sur le racisme, on remarquerait peut-être que la pensée raciste utilise à d'autres fins un procédé analogue. Mais, au lieu de jouer sur un parallélisme entre la série des espèces animales et la série des distinctions entre les hommes selon leur appartenance sociale, elle opère à partir d ' u n axe orienté et hiérarchique qui conjoint l'animal et l'homme ou plutôt l'animalité, en sorte que les hommes s'y trouvent situés dans une plus ou moins grande proximité avec la bête. Il ne faut pas tout confondre, mélanger totémisme et racisme, mais dans les deux cas, nous avons affaire à une référence naturelle pour penser les différences entre les hommes. C'est, pour l'instant, tout ce que je voudrais faire remarquer. Dans les deux cas, un besoin de différences établies par la culture se cherche des racines et un fondement dans la nature, c'est-à-dire aussi dans la nature des choses. Autrement dit, il y a recherche de ce qui est capable de donner une stabilité, une solidité aux discriminations inter-humaines, susceptibles de les apparenter à un destin. Cela dit, c'est donc par l'institution des différences en son sein aussi bien qu'entre elles et le dehors qu'une société acquiert en définitive sa cohésion et un ordre stable et sécurisant, reposant sur la distribution des statuts hétérogènes à des individus naturellement substituables dans les fonctions qu'ils seraient capables de remplir. L'homogénéité, de ce point de vue, est vécue comme source d'incertitude et de dissolution.

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Pour résumer, il est inhérent à la forme h u m a i n e de sociabilité que d'engendrer ainsi des différences entre des individus naturellement substituables et de tendre à percevoir ces différences comme enracinées dans un ordre naturel intangible. Pour cet usage, les plus petites marques naturelles de différenciation sont évidemment utilisables et il faudrait peut-être mentionner aussi la production de telles marques au cours de pratiques rituelles visant précisément à imposer la marque de l'ethnie sur le corps même de celui qui lui appartient (tatouages ou sacrificai ions). Tout ceci donc pour souligner que toute culture produit des différences, tend vers une hétérogénéité minimale des h o m m e s , permettant un repérage des statuts, des rôles, des obligations et des devoirs, des menaces aussi, bien sûr. Reste évidemment à préciser tout ce que cela peut avoir à faire avec le racisme. Car il est bien évident que tous les processus de différenciation et d'utilisation des différences naturelles n'ont pas de rapport avec le racisme, m ê m e s'ils ont rapport avec ce qui conditionne la possibilité d u racisme, lequel repose aussi sur la perception d ' u n écart introduisant une séparation au coeur de l'universalité spécifique. Il faut ajouter que, dans la plupart des cas, la différenciation d o n n e lieu à un processus d'auto-valorisation et à la projection des idéaux du groupe sous la forme d'une image de la perfection possible pour tous les humains. Autrement dit, les écarts sont assez vite interprétés comme écarts par rapport au modèle valable pour tous, mais dont les autres demeurent plus écartés que soi. Toutefois, cette interprétation des différences c o m m e inégalités ne mérite pas nécessairement d'être qualifiée de manifestation de racisme. La tâche qui resterait à accomplir serait de voir d a n s quelles conditions historiques et sociales, d a n s quel contexte culturel la production, la distribution et l'usage des écarts différentiels prend la forme du racisme, c'est-à-dire prend la forme de ce que nous vivons, de ce que nous côtoyons sous ce nom dans le cadre de la représentation qui est la nôtre et sur le fond de l'histoire qui est la nôtre. Avant d'avoir défini de façon précise ce qui est notre propre façon d'instituer et d'user des différences débouchant sur des attitudes racistes, il est difficile de parler à bon droit de racisme dans les autres cultures ou en d'autres moments. Je ne suis pas sûr que nous parlerions aujourd'hui du racisme s'il n'y avait eu au moins deux phénomènes historiquement situés et datés, à la lumière desquels nous éclairons, si on peut parler ainsi, ce qui se passe ailleurs ou ce qui s'est passé jadis. Ces deux phénomènes sont d ' u n e part le national-socialisme, d ' a u t r e part les discriminations raciales aux États-Unis, mais ce n'est pas m o n affaire de préciser plus avant les choses en ce domaine. Peut-être est-il cependant encore possible d'essayer de cerner les conditions dans lesquelles le jeu universel de la différenciation se prête à l'apparition d u racisme, au repérage de marques naturelles de différence, c o m m e la couleur de la peau par exemple, de façon à les interpréter dans le sens

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où les interprète le racisme ou les racismes que nous connaissons. Autrement dit, il faudrait rechercher les conditions qui conduisent à chercher dans l'apparence du corps des marques à très faible pertinence biologique, pour en faire les signes d'une profonde altérité de nature, les signes portant sur l'essentiel, les signes éventuellement d ' u n e différence d'essence. *

Je voudrais avancer ici deux traits à partir desquels on pourrait peutêtre rapprocher l'articulation du racisme, pris dans sa spécificité, avec la différenciation interne de toute société humaine. Tout d'abord, tout ce que j'ai dit témoigne d'un besoin d'ordre sur un fond d'angoisse naissant de l'incertitude en face de l'autre. Ce besoin d'ordre, de régularité, dans les deux sens du terme, s'inscrit sur le fond de l'effacement des régulations natives au comportement spécifique. Il se traduit par l'aspiration, si manifeste dans de nombreuses sociétés, selon laquelle chaque chose et chacun a une place et doit être à cette place, selon laquelle donc il y a des places et des gens faits pour s'y emboîter. Cette aspiration à la délimitation des places et à la location des individus dans ces places, notamment par le biais de la transmission héréditaire, est satisfaite dans la majorité des sociétés humaines. La plus notable exception est celle de notre société, caractérisée à la fois par le fait qu'elle bénéficie d'une histoire chaude ou cumulative, pour reprendre les termes employés par Lévi-Strauss, et qu'elle se caractérise par un haut degré de mobilité sociale. Il s'agit ici de l'ensemble des sociétés occidentales industrialisées qui, sous la pression de leur devenir technologique, ont valorisé le changement et développé par exemple les idéologies du progrès, parié pour l'histoire au lieu de tendre à la neutraliser par l'annulation de l'événement au profit du rétablissement du système, comme le font d'autres sociétés pour lesquelles le changement ne peut être que désordre négativement perçu. Par la même occasion, ce qui se dissout, c'est la perception d'une sorte d'harmonie préétablie et de prédestination des individus naturellement distincts et voués par là à occuper des places distinctes. Le fondement de l'hétérogénéité se brouille et se perd en laissant apparaître l'arbitraire et la précarité des différences établies. L'autre trait, sur lequel on pourrait porter l'attention, c'est celui qui concerne cette tension entre une aspiration à la clôture des groupes sur eux-mêmes et la nécessité d'entrer dans des rapports d'échanges réglés avec des partenaires autres que soi, donc d'entrer en rapport avec ce qui est différent, tout en conservant sa propre identité. En définitive, comme nous l'avons vu, il y a deux types de différences instituées: celles qui assurent la complémentarité des différents segments d'un même ensemble social et celles qui séparent cet ensemble de l'autre, de l'être

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étranger. La séparation n'est certes pas aussi brutale. Il y a cependant celui avec lequel nous communiquons par l'intermédiaire de multiples formes d'échange et qui se trouve pris, en définitive, dans le m ê m e réseau de règles, dans un système de relations réciproques en matière de prestations, et il y a celui avec lequel l'échange demeure soit occasionnel, soit en marge du jeu de ces règles qui assurent une certaine réciprocité dans les prestations. Ce second type d'écart aboutit lui aussi à conforter l'unité sociale, non plus par la complémentarité, mais en soulignant au contraire l'identité essentielle des participants au jeu social par l'opposition du nous aux autres. 11 est le faire-valoir de l'identité profonde qui unit dans u n e m ê m e c o m m u n a u t é ceux qui se distinguent par des différences de complémentarité, alors perçues c o m m e accidentelles. Or, ici, encore, ce qui caractérise nos sociétés, c'est le manque d'évidence d ' u n e telle distinction des bordures, des limites de l'identité et surtout de son fondement. C'est la possibilité, par la m ê m e occasion, d'une confusion, d ' u n mélange que nul écart essentiel n'interdit. Jacques Hassoun avait insisté sur ce point. L'effacement de l'altérité, sa perte d'évidence sont aussi une menace planant sur l'identité, sur le maintien de l'identité sociale et cela est particulièrement net lorsque les différenciations internes de l'ensemble social apparaissent c o m m e du m ê m e ordre que les différences qui opposent ceux du dedans et du dehors, c'est-à-dire lorsqu'il y a continuité, absence de coupure entre les différences internes qui assurent la cohérence de la société globale et les différences qui opposent ceux du dedans et ceux d u dehors. A proprement parler, ce que nous appelons chez nous racisme est une réaction à cette menace d'homogénéisation, de résorbtion ou plutôt d'instabilité des différences. Cette menace est vécue comme menace de désordre, de dissolution des liens sociaux stables ce qui est aussi interprété en termes de décadence. Tout se passe comme si la menace d ' u n retour à l'homogénéité, à la substituabilité était perçue c o m m e une sorte d'entropie affectant la communauté, mettant en péril son existence c o m m e unité organisée. Cette menace est toujours génératrice d ' u n e angoisse latente, d ' u n e incertitude irritante. Ainsi, lorsque le fondement de l'hétérogénéité cesse d'être assuré, d'être évident, d'être lié à la nature m ê m e des choses, apparaissent des tendances à compenser cette menace d'indistinction par le repérage des plus petites marques distinctives auxquelles il est possible de donner la valeur d'écarts différentiels et, en m ê m e temps, autour de ces différences privées en elles-mêmes d'importance, se cristallisent les attitudes de défense contre l'incertitude, l'angoisse. Le racisme se développe en idéologie systématique sur le fon de l'effacement des différences jusque là c o m m u n é m e n t reçues comme allant de soi. Il se développe c o m m e recherche à tout prix des différences inscrites dans la nature intemporelle des choses, solidifiées par leur indépendance à l'égard des

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événements et comme justification, parfois délirante, des écarts ainsi utilisés. Il serait certainement éclairant d'examiner ici, dans cette perspective, le double rôle qu'a pu jouer ici l'explication biologique, la considération de l'homme comme être vivant, comme espèce vivante depuis le XVIII e siècle. On retrouverait une curieuse équivocité. D'une part, le courant officiel majoritaire insiste sur le fait qu'il y a une seule espèce d'hommes, que les différences entre les races sont secondaires. D'autre part, ce courant a suscité un autre courant de la pensée biologique et, plus particulièrement, de l'anthropologie physique, qui a fait apparaître les tendances à donner une pertinence propre aux écarts entre variétés. Quoi qu'il en soit, il me semble que, chez nous, le racisme est d'ordre essentiellement réactif. Ce n'est pas un phénomène primaire qui pousserait spontanément au rejet, à la disqualification de l'autre, voire à son exploitation. Tout au moins, ce n'est pas là l'essentiel de ce qui apparaît chez nous comme racisme, bien que cela se retrouve au contraire dans l'ensemble des sociétés humaines. Le racisme apparaît chez nous à partir du moment où se constitue au titre de réactions de défense un halo de représentations plus ou moins cohérentes qui s'opposent à la mise en question des fondements sur lesquels s'opéraient les différenciations traditionnelles de nos sociétés. Si bien que plus on montrera que le racisme n'a pas de base rationnelle, qu'il ne coïncide pas, si l'on veut, avec quelque chose d'inscrit dans la nature même des hommes, plus on fournira des aliments secrets à l'angoisse devant la subversion des distinctions existantes. C'est de la ruine des différences évidentes, cohérentes avec une représentation traditionnelle du monde, que naît le racisme comme recherche précisément de différences substitutives marquées dans le corps et donc signes d'une nature ou d'un destin différent. C'est pourquoi il me semble que si l'on veut comprendre les phénomènes spécifiques de notre époque, il est au moins aussi important de chercher ce qui les distingue que ce qui les rend analogues à ce qui se fait ailleurs. De façon générale, il faudrait voir si le racisme, sous les formes qui nous valent d'être ensemble, n'a pas partie liée avec deux affirmations inhérentes à notre rationalisme moderne. L'une, c'est l'affirmation de l'égalité des droits, l'autre c'est l'affirmation de l'unité spécifique des humains. *

Je voudrais, avant de terminer, revenir sur le fait que toutes les formes du racisme se nourrissent de toutes les inquiétudes portant sur l'ordre établi et sa subversion. Toute société évolutive, toute société à histoire chaude et pour laquelle le changement a une valeur positive du moins au niveau de ses idéologies explicites ressent sa propre instabilité, est

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génératrice d'insécurité, d'angoisse devant la menace d'un monde sans repères ni mode d'emploi. Cette angoisse laisserait les individus aux prises avec une réalité sans la médiation des traditions disant comment il faut se comporter à son égard. Il est inutile de dire que cette angoisse a besoin de se fixer et de découvrir les repères à partir desquels elle peut s'orienter. Tout ce qui est alors porteur de signes distinctifs visibles, même s'ils sont privés de caractère fonctionnel, est pour ainsi dire désigné comme pôle autour duquel se cristallisent l'inquiétude et l'agressivité. Ce qui compte c'est de trouver la marque permettant de repérer le différent et d'en faire l'abcès de fixation d'un état affectif qui est sans rapport causal avec cette marque. L'essentiel, c'est que l'angoisse se transforme en peur. Golstein avait jadis insisté sur le fait que l'état d'angoisse est ce qu'il y a de plus insupportable et que tous les moyens sont bons pour y mettre fin. Or, ce qui distingue l'angoisse et l'incertitude de la peur, c'est que l'angoisse n'a pas d'objet, tandis que la peur en a un. L'angoisse n'est ni orientée, ni dirigée. La peur, elle, est dirigée vers son objet et est une réaction de défense et d'agression visant à neutraliser ce qui est craint. Lorsque les différences traditionnelles perdent la figure du destin et que personne ne peut être assuré que les autres sont à la place qui leur est fixée dans l'ordre des choses, il en naît une inquiétude. Lorsque celui qui diffère par une marque visible, quoique secondaire, se voit reconnue la possibilité d'occuper une place qui pourrait être celle de celui qui n'est pas ainsi marqué, il devient luimême le signe de cette subversion angoissante et, pour ainsi dire, le responsable de cette incertitude. Il me semble que, si nous voulons comprendre les phénomènes auxquels nous confronte le racisme, il faut les situer par rapport aux processus en cours dans une société où les différences perdent leur évidence et leur fondement dans une réalité intangible, intemporelle. Cette société se sent menacée dans sa structure, c'est-à-dire à la fois dans son identité et dans le jeu de ses différences internes. Ces considérations entraînent cette désagréable conséquence qu'il convient d'être assez sceptique sur l'efficacité d'une lutte contre le racisme par des arguments rationnels, c'est-à-dire précisément l'inconsistance des différences naturelles sur lesquelles il s'appuie. Le racisme, que nous connaissons et qui nous fait problème, c'est celui qui naît à partir du moment où les différences ont perdu leur fondement et où se profile le risque de l'homogénéité, dont la réalisation conduirait à une forme de groupement d'ailleurs irréalisable, ne convenant pas à la condition naturelle qui est la nôtre. La conséquence en est aussi que la recherche des analogies avec les autres formes de refus de l'autre est certainement utile, mais qu'elle doit être replacée sur le fond des particularités du cadre social dans lequel apparaît ce que nous dénonçons comme racisme.

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l'homme et l'autre dans la tradition hébraïque

Le souci hébraïque de définir l'essence, la destinée, les contours de l'humanité et des peuplades qui la composent ne s'arrête pas à la fin des temps bibliques. Le judaïsme classique, pharisien, talmudique, rabbinique, consacrait une bonne partie de ses efforts intellectuels à la réflexion sur l'origine, sur l'évolution, sur les moeurs des "familles de la terre", des nations du monde connu. Réflexion qui se développe depuis les écoles de sagesse, créées dans la mouvance des scribes du Second Temple, vers le Ve avant l'ère chrétienne, jusqu'à la clôture des codes talmudiques, vers l'année 499 de l'ère chrétienne, en Babylone. Les discussions sur un thème aussi vital pour la pensée judaïque ne prennent pas fin pour autant, puisque les écrits des philosophes et exégètes du Moyen Age sont remplis d'observations et d'hypothèses sur les peuples de l'univers. Il serait exagéré, voire extrêmement improbable, d'affirmer qu'une véritable anthropologie systématique se dégage de ces textes. Néanmoins les spéculations philosophiques des sages de la tradition rabbinique montrent une tentative d'explication de la réalité humaine de leurs temps par le biais d'une interprétation des Écritures. A la différence des sectes marginales comme les Esséniens, la tradition pharisienne n'impose pas une méthode unique d'interprétation biblique. La pluralité des méthodes permet ainsi une vision plus vaste, ce qui explique également que les auteurs des commentaires ne sont pas forcément d'accord sur les problèmes ethnologiques, qui sont au centre de notre étude. Quatre méthodes exégétiques sont reconnues dans la tradition pharisienne et talmudique: a) Le peshat, recherche du sens propre, est fondé sur l'axiome selon lequel la littérature biblique, quoique considérée comme d'inspiration divine, "parle dans le langage des hommes", les mots employés n'étant pas des mystères à déchiffrer, mais l'expression de la réalité. Cette méthode a pu conduire à un fondamentalisme, ou croyance en l'exactitude matérielle rigoureuse des descriptions scripturaires. Telle est la doctrine des Sadducéens du premier siècle avant l'ère chrétienne; les Samaritains y ont adhéré d'une autre façon: par la suite, le littéralisme du peshat sera prôné par le mouvement caraïte, hostile à la Loi orale. L'exégèse rabbinique, en ce qui concerne les écrits de la Genèse sur l'origine de l'homme, la formation des peuplades de la terre, les événements fondateurs de l'humanité et l'histoire des premiers pères, abandonne la recherche du sens propre, considérant que l'auteur sacré ne cherche nullement à établir une chronique "réaliste"; on continue,

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certes, à admettre que la Bible "parle dans le langage des hommes", mais on postule la nuance suivante: le 'langage des h o m m e s " n'est pas celui du vulgaire, mais plutôt celui de l'élite savante, capable de discerner les multiples dimensions d'un langage complexe et difficile. De là, la recherche d'une interprétation non littérale et un élargissement des perspectives sur le thème de l'homme et de l'autre. D'une part, cet élargissement conduit à une ouverture dans le sens d'une convergence avec des hypothèses prônées par des savants non juifs de l'Antiquité classique et des premiers siècles de l'ère chrétienne. Mais cet abandon du sens propre a conduit également à la perte de cette sobriété des textes bibliques qui est une de ses différences majeures avec la littérature orientale de la même époque, et, partant, à l'introduction de notions mythologiques et légendaires, qui donnent parfois une coloration apocalyptique aux récits sur les peuples de la terre. b) Le derach, recherche approfondie sur le sens profond du texte, au delà de la lettre de l'Écriture, à l'aide d'une association entre le verset et une anecdote qui sert parfois comme explication symbolique ou comme reconstruction du vécu humain décrit dans le texte. En termes psychanalytiques, il serait possible de dire que le peshat constitue une interprétation fondée sur le contenu manifeste du discours biblique, alors que le derach constitue une interprétation fondée sur le contenu latent. Tout ce qui est refoulé, censuré, réprimé par le censeur "fondamentaliste", réapparaît dans les méthodes non littérales. D'autres méthodes, également non littérales, sont souvent utilisées pour expliquer les origines et les contours des nations de la terre. c) Le remez, au sens allusif, est fondé sur la doctrine de la préfiguration typologique (également utilisée dans le milieu chrétien, patristique et scolastique); les récits bibliques sont le premier chapitre d'une histoire universelle qui se répète; les comportements des nations de l'époque biblique indiquent le comportement actuel des peuples contemporains, le texte biblique étant la clef d'une histoire cyclique. Cette méthode est loin de faire l'unanimité dans les milieux savants; elle implique une conception atavique des caractères nationaux. d) Le sod, ou sens caché, voit dans le texte le vêtement d'une réalité suprasensible et ésotérique. Les auteurs du sod ont abandonné la recherche spécifique du problème des nations de la terre; dans leurs spéculations hermétiques, ils ne voient que des symboles des forces apocalyptiques. Des quatre méthodes d'interprétation biblique, c'est le derach qui semble le plus porté à une étude, à une interrogation sur les peuplades issues du premier homme. Le texte biblique de la Genèse dresse un tableau des nations selon

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le principe suivant: l'histoire de l'humanité est le passage de l'unité à la diversité, et cela en trois étapes. Dans une première étape, Y état adamique, il n'y a qu'un noyau humain, un seul père, et, ce qui est aussi important, une seule mère; un seul couple fonde un premier foyer unique. C'est l'unité primordiale de l'humanité dans une condition universelle sans barrières. Dans une seconde étape, l'état post-adamique antédiluvien, le groupe humain unique, expulsé du jardin d'Eden, commence à se fragmenter et à se morceller: les professions et les métiers font leur apparition, créant des milieux et des espaces d'activité séparés pour les hommes; agriculture et élevage sont représentés par les frères ennemis Caín et Abel; les conflits se succèdent et le récit de la Genèse parle d'une majorité perverse, éloignée de la loi divine, et d'une minorité, la famille de Noé, qui veut garder la pureté de la tradition antique. Dans une troisième étape, l'état post-diluvien, la fragmentation apparaît aussi à l'intérieur de la minorité rescapée du déluge universel. C'est alors qu'on voit apparaître la division de la famille noachide en plusieurs branches, parlant des langues différentes, habitant des régions différentes, constituant déjà les noyaux des empires et royaumes du monde biblique. Toute l'humanité est composée par les rescapés du déluge et leurs descendants. Les tribus et les clans de l'ère antédiluvienne ont péri. Il n'est nulle part affirmé (dans le texte biblique) qu'après le déluge feront leur apparition les différences somatiques entre les hommes et entre les familles de la terre. Dans la perspective scripturaire, la couleur de la peau est un fait banal de la vie courante, trait fixe et invariable, mais sans signification morale ou spirituelle. Si la couleur de la peau ne semble pas éveiller outre mesure l'attention des exégètes, il semble que la différence des langues ait constitué pour eux un problème de tout premier ordre. L'explication courante selon laquelle les différentes langues sont une conséquence de l'échec de la tour de Babel, ne semble pas convaincre les exégètes; en effet, s'il est vrai qu'après l'épisode de la tour de Babel, 'le Seigneur confondit le langage de tous les hommes"(Genèse, XI, 9), il n'en reste pas moins que, d'après le chapitre précédent, les langues existaient déjà! ("De ceux-là se formèrent les colonies de peuples répandues dans divers pays, chacune selon sa langue, selon sa tribu, selon son peuple", Genèse, X, 5.) Une solution à cette difficulté est proposée, en admettant que le passage de l'unité linguistique à la diversité se fait en trois moments: a) Depuis l'apparition de l'homme jusqu'au déluge, les hommes ne parlaient qu'une seule langue, la langue universelle, primordiale, adamique, l'hébreu; b) Depuis le déluge et jusqu'à la tour de Babel, les hommes possédaient un double langage, l'hébreu comme lingua franca pour la communication avec les étrangers, et leur parler local pour communiquer avec les indigènes;

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c) Après l'échec de la tour de Babel, et jusqu'à l'époque actuelle, chaque nation parle sa propre langue et la possibilité de communication universelle entre les hommes par le moyen d'une langue commune a disparu. Le tableau ethnographique de la Genèse ne permet pas une lecture aisée; le problème des branches aînées et cadettes, des branches principales et collatérales ne semble pas jouer un rôle décisif. Signalons que le peuple hébreu ne figure pas dans le premier tableau des peuples de la terre; son ancêtre, Ever, est mentionné comme un descendant de Sem, le fils de Noé, mais le peuple hébreu, en tant que communauté abrahamique, n'apparaît que par la suite. Cette présence apparemment tardive implique que l'auteur ne regarde pas la formation du peuple hébreu comme un point de départ parmi d'autres de l'histoire ethnographique. Le texte de la Genèse ne nous décrit pas le processus par lequel la nation hébraïque se dégage du tronc commun et se constitue comme entité indépendante. C'est cette absence de description qui sera à l'origine d'interprétations opposées dans la littérature midrashique et talmudique. Le dénominateur commun des spéculations de nature anthropologique dans les cercles savants du judaïsme est l'idée d'une seule humanité, donc l'adamisme monogéniste, qui était tiré des premiers chapitres de la Genèse. L'altérité, la différence sont des notions qu'on analyse à l'intérieur du règne humain. La dichotomie "nous/les autres" est latente dans cette forme de pensée comme elle le sera par la suite dans l'anthropologie à vocation scientifique. Le peuple hébreu est vu comme une des communautés issues du foyer d'Adam. Ses origines ne sont pas, de ce point de vue, différentes des origines des autres branches du même arbre édénique. L'hypothèse d'une double origine, noble pour les uns vile pour les autres, n'est pas retenue. Le préadamisme, ou théorie de l'existence de races humaines antérieures à Adam, et le polygénisme, ou croyance à l'origine différente des races humaines (qui ne seraient donc pas issues du même tronc), n'ont pas réussi à affirmer leur présence dans la conscience rabbinique qui reste essentiellement adamiste et monogéniste. La conception d'Isaac de La Peyrère sur l'origine différente des races humaines, quoique inspirée par une interprétation de la phrase de Caïn après le meurtre d'Abel, "Le premier qui me trouvera me tuera" (Genèse, IV, 14) est contraire à l'exégèse pharisienne et talmudique. La Peyrère reste essentiellement dominé par les modèles chrétiens de représentation des lignées et des familles; pour lui, l'altérité humaine est exprimée par l'existence d'un noyau qui n'est pas issu du père Adam, donc, le privilège de la descendance patrilinéaire dans la transmission des traits fondamentaux de la personalité est reconnu par cet auteur. Dans le monde juif, matrilinéaire, où l'identité est toujours transmise par la

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mère, une autre humanité serait celle qui n'est pas issue d'Ève, mère primordiale (Ève veut dire la "mère de tous les vivants", Genèse, III, 20). Le Midrash conçoit une autre humanité descendante d'Adam, mais sans rapport avec Ève; ces êtres "non-évites", les enfants d'Adam et de Lilith, démon-femelle ou femme démoniaque, constitueront, selon certaines sources rabbiniques, YErev Rav, ou "ramassis des peuplades mélangées", qui accompagnent les Israélites au désert de Sinai", à l'époque de Moïse et auxquelles on attribue les incitations à l'idolâtrie et au culte du Veau d'or. Mais ce thème reste vague et peu développé, peutêtre parce qu'on s'apercevait de son opposition à la description de la Genèse sur l'origine des peuples de la terre. La véritable question qui se pose, si l'humanité est une et unique, est la suivante: comment explique-t-on les différences énormes qui séparent les peuples de la terre, différences de croyances, de moeurs, de degrés de civilisation, de vie politique et, tout particulièrement, de vie sexuelle et rituelle? Plus spécialement, d'où vient la différence entre "nous et les autres", donc entre le peuple juif et les autres enfants de Noé, Bené-Noahl Est-ce le Juif qui a fait sécession, qui a revendiqué une existence propre et séparée, différente des autres? Ou bien, sont-ce les autres peuples qui se sont constitués par division, par scission de l'ancienne souche adamique, ancêtre direct d'Israël? Toute culture étant une rupture, qui représente la continuité de la tradition de la communauté archaïque? Nous trouvons qu'il y a plus d'une réponse à cette question dans les écrits savants. Une première ligne de force serait celle que j'essaierai de résumer dans la formule suivante: il y a une continuité entre les peuplades de l'époque biblique et la vieille tradition adamique. Les peuples du monde ont constitué leurs civilisations respectives comme un prolongement du passé. Aucune déviation, aucune altérité n'existent de ce point de vue. On trouve dans la tradition rabbinique.la notion de "sept commandements des enfants de Noé", développement exégétique pharisien des instructions données par l'Éternel à Noé et à ses enfants après le déluge (Genèse, IX). A partir de ces "sept préceptes", on développe un système de loi primordiale universelle d'inspiration divine, qui fait pendant à la notion de loi naturelle, inexistante dans le monde rabbinique classique: 1. Notion de religion primordiale universelle Les rabbins croient à la théorie d'un monothéisme originel, antérieur à toutes les formes d'idolâtrie, et abandonné par la suite, au cours des années, par les différents peuples. De là, les écrits rabbiniques considèrent l'interdiction de toute idolâtrie, de la magie, des envoûtements et sortilèges, du blasphème, comme une prohibition pour l'ensemble du genre humain (signalons les influences possibles de cette concep-

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tion du "monothéisme originel" sur les ethnographes jésuites de l'époque coloniale et dans la théorie du "monothéisme originel", prônée par le Père Schmidt, en opposition à Freud et aux anthropologues évolutionnistes, qui voyaient dans le monothéisme un développement tardif de l'histoire religieuse de l'humanité). Le Talmud de Babylone loue la dévotion religieuse sincère de Balak, fils de Tsipor, roi de Moab, et cela bien que ce roi fût un idolâtre et aussi un ennemi mortel des Hébreux. On fait de Balak l'ancêtre de Ruth la Moabite, arrière-grand-mère du roi David (Sanhédrin, 105). Les 42 sacrifices offerts par Balak sont d'un mérite si grand qu'il deviendra l'ancêtre du Messie. Dans cette même ligne de pensée, signalons l'interprétation midrashique de Juges, III, 20. Le roi Eglon, de Moab, oppresseur des enfants d'Israël, reçoit à sa cour le juge israélite Ahod, venu avec l'intention de tuer le tyran et libérer ainsi son peuple. Pour pouvoir assassiner le roi, le juge fait semblant d'avoir à remettre au souverain, en privé, un message divin. Le roi, après avoir renvoyé ses serviteurs, se leva de son trône pour écouter le message divin et le juge plongea son épée dans le ventre d'Eglon. Le récit rabbinique fait d'Eglon, l'oppresseur d'Israël, un homme de mérite, puisqu'il a gardé le respect du nom de l'Éternel. Pour cette raison, il fut récompensé et son descendant, Salomon, régna, assis sur le trône de l'Éternel (Talmud de Babylone, Sanhédrin, 60a). Ces récits, comme ceux qui parlent de Nabuchodonosor, du Pharaon et d'autres grandes personnalités, réelles ou légendaires, du monde ancien, montrent que, dans une certaine conception rabbinique, le fond de la vieille tradition des premiers pères est resté vivant dans les peuples dispersés après le déluge. 2. Notion de droit primordial universel En opposition à l'idée d'un chaos initial suivi d'une organisation judiciaire et légale postérieure, les récits pharisiens et rabbiniques admettent que l'humanité tout entière possédait depuis toujours un système de prohibitions, punitions et exécutions de sentences pour assurer les droits de chacun de ses membres. Ainsi, l'interdiction du meurtre est considérée comme une norme universelle immuable, qui n'admet que les exceptions suivantes: la légitime défense, la peine de mort, la guerre. L'interdiction du vol, de la castration (d'hommes et de bêtes), l'interdiction des conquêtes militaires, l'obligation de la bienfaisance et de la charité, l'interdiction de la fraude dans le commerce ne seraient pas des mesures de "convention", mais elles font partie du système, assez complexe, qui régissait les premiers hommes. Le judaïsme ne croit pas que les premières sociétés étaient des communautés sans autorité ni État: l'obligation de constituer des tribunaux pour juger des crimes et délits est vue comme une injonction impérative et redoutable.

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3. Notion de morale primordiale universelle Elle est l'équivalent de l'idée de morale naturelle dans la théologie chrétienne. Les premières sociétés humaines n'étaient pas, selon le Talmud et le Midrash, des foyers de promiscuité. La théorie du caractère tardif de la morale sexuelle est réfutée par la description rabbinique de la vie sexuelle des anciens: l'inceste est interdit (interdiction des rapports sexuels d'un homme avec sa mère, la femme de son père, sa soeur du côté maternel, une femme mariée, ainsi qu'avec un autre homme ou avec une bête). L'interdiction des pratiques de cruauté extrême envers les animaux (boire le sang d'un animal vivant ou mutiler un animal pour manger le membre amputé) est également reconnue dans les textes du Talmud et autres documents de l'époque. Ainsi, dans cette conception, toutes les autres lois qu'on trouve dans les peuples du monde sont le résultat d'une tradition particulière, mais ces principes, étant universels, ne le sont pas. Signalons la notion d'inceste (en hébreu gilui araioth: dévoiler la nudité): selon le Talmud et la loi juive rabbinique, l'interdit universel de l'inceste diffère de celui, plus sévère, de la législation mosaïque. Les interdictions de Moïse ne s'adressent qu'au peuple d'Israël, celles de la loi des "enfants de Noé" à toute l'humanité. Ainsi, dans la loi universelle, une mère ne doit pas avoir de rapport sexuel avec son fils, car cela irait contre l'interdiction de dévoiler la nudité de la mère. Par contre, le père, qui connaît sa fille sexuellement, ne transgresse pas pour autant la loi. La Genèse nous raconte l'histoire de Loth et de ses deux filles qui enivrèrent leur père de vin pour partager sa couche. On nous dit que deux peuples sortirent de cette union: Amon et Moab (Genèse, XIX, 30-38). On a prétendu que le texte biblique est ironique, mais on doit faire remarquer que les filles de Loth croyaient qu'il n'y avait plus d'hommes sur la terre après la destruction de Sodome et Gomorrhe. Tout leur objectif était d'avoir une descendance et Flavius Josèphe loue leur comportement, car elles ont simplement voulu sauver l'humanité d'une destruction totale. Un autre interdit universel est celui de l'union des frères utérins: par contre, l'union de demi-frères, une fille et un homme qui ont le même père et une mère différente, est considérée comme légitime, sauf pour le peuple d'Israël, parce que celui-ci a accepté une loi plus sévère avec la Révélation sinaïtique. Ainsi, le texte de la Genèse (XX, 12) met dans la bouche d'Abraham l'aveu que sa femme, Sarah, est "en fait ma soeur, la fille de mon père, mais non la fille de ma mère, et elle m'appartient comme épouse". Quoique l'interprétation rabbinique traditionnelle explique autrement la phrase d'Abraham et présente Sarah comme sa cousine; il est clair que, dans la perspective talmudique, aucun péché n'a été commis par Abraham du fait de son mariage, même en admettant que Sarah soit

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sa demi-soeur. Dans le cas de l'amour d'Amnon et Tamar, enfants du roi David et de deux de ses épouses (II Samuel, XIII), nous lisons l'histoire d'un fils de David qui veut faire violence à sa demi-soeur. La réponse de la jeune fille est tellement déconcertante pour l'exégète qu'elle nécessite un commentaire savant. En effet, elle dit, en essayant de dissuader son demi-frère de commettre le viol: 'Tarie plutôt au roi. Il ne refuserait pas de m'unir à toi" (verset 13). L'interprétation la plus conventionnelle suggère qu'il s'agit d'une astuce pour gagner du temps ou pour empêcher le recours à la force. Les savants du Talmud pensent qu'elle avait parlé sincèrement. Elle pouvait théoriquement s'unir à lui, même après l'acceptation de la loi mosaïque, car elle était la fille de Maaca, qui était une fille du roi de Gechour, captive de David. Tamar ayant été conçue avant la conversion de sa mère au judaïsme, elle a dû passer elle-même par les épreuves de la judaïsation et, en conséquence, on admettait qu'aucun lien de fraternité n'existait entre elle et Amnon (Sanhédrin, 21a). Cet aspect de la loi universelle contre l'inceste a été étudié par l'anthropologie moderne et Freud, dans Totem et tabou (1913), a trouvé que des peuplades primitives ont une horreur de l'inceste qui répond à ce schéma. L'homosexualité est interprétée dans la littérature hébraïque comme un rapport contraire au peuplement du monde et donc interdit: on y voit un lien de domination, d'oppression, un viol, un abus de l'autre. Elle est liée à la xénophobie et à la cruauté abusive envers l'étranger. Le plaisir est ici vu comme cçlui d'un des partenaires, qui force l'autre à un acte qui est une offense à son honneur. Le rapport homosexuel est décrit dans plusieurs sources: a) Le Midrash réinterprète la relation entre Joseph, esclave en Egypte et son maître, Putiphar, décrit dans la Genèse, comme une tentative de viol du jeune Hébreu par son maître (on viole l'étranger et l'esclave). b) Dans le livre des Juges, XX, les habitants de Ghibea veulent violer un h o m m e d'une autre tribu, considéré par eux comme un étranger. c) Les habitants de Sodome veulent, eux aussi, violer les étrangers venus dans la maison de Loth (Genèse, XIX). d) Le Midrash prétend que le roi babylonien Nabuchodonosor avait des rapports homosexuels avec les rois vaincus de son empire. Par contre, le lesbianisme n'est presque jamais mentionné, sauf dans certains passages, où il est décrit comme une "coutume des peuplades idolâtres de Canaan". Puisque l'humanité actuelle est l'héritière de la vieille humanité adamique, certains maîtres verront dans le peuple d'Israël une rupture et une discontinuité par rapport au passé c o m m u n des premiers hommes. On trouve cette tendance dans le texte de la Haggadah, la Narration de la soirée pascale; Cette anthologie rituelle se compose de vingt mor-

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ceaux d'époques différentes. Le huitième discours constitue, selon le maître Rab, autorité de Babylone au III e siècle, une introduction générale à l'histoire du peuple juif et de son Exode d'Égypte. Le texte explique: "A l'origine, nos ancêtres étaient idolâtres, mais maintenant Dieu nous a initiés à son culte, comme il est dit: Et Josué dit à tout le peuple: Ainsi a parlé l'Éternel, Dieu d'Israël: Vos ancêtres habitaient jadis au delà du fleuve (Euphrate)jusqu'à Tharé, père d'Abraham et de Nahoret ils servaient des dieux étrangers. Je pris votre père, Abraham, des bords du fleuve, le fis voyager par tout le pays de Canaan, lui donnai une nombreuse postérité et le rendis père d'Isaac; A Isaac, je donnai Jacob et Esaù; j'attribuai à Esaù la montagne de Seïr pour sa propriété; Jacob et ses enfants descendirent en Egypte" (Haggadah de Pessah, voir discussion sur les détails de la Haggadah, in Pessahim, 116a). Nous voyons ici une conception du peuple d'Israël comme une rapture avec l'ancienne communauté, antérieure à Abraham. Cette vision des origines d'Israël comme rupture de la vieille h u m a nité, comme sécession, est loin d'être universelle et nous verrons qu'une conception radicalement différente des divers peuples du globe se fait jour parallèlement. Dans cette deuxième perspective, qui n'est pas nécessairement celle d'une école définie, mais plutôt celle de certains scribes épars, on renverse essentiellement les deux conclusions que nous venons d'opposer. On suggère, si on ne proclame pas tout clair, que le peuple d'Israël n'est que le reste de l'antique famille adamique, demeuré fidèle à la ligne de vie et de conduite des ancêtres de l'humanité. C'est l'hypothèse du caractère archaïque du peuple d'Israël comme continuité avec le passé de l'humanité, avec les Pères, la condition juive étant tout simplement la condition adamique primordiale. Il est évident que cette conception est profondément influencée par la polémique entre l'Église et la Synagogue. Face aux accusations de séparatisme juif, de différenciation particulariste, on suggère que chaque acte de la vie d'un Juif renvoie à une condition universelle de l'homme. Particulièrement intéressante est cette réinterprétation du rituel juif, considéré comme tout simplement le prolongement de la vie cérémoniale du jardin d'Eden. Le Midrash de Bereshit Rabba, XXII, 13, interprétation rabbinique de la Genèse rédigée vers le troisième ou quatrième siècle de l'ère chrétienne en Terre Sainte, contient la notion de l'origine adamique des psaumes. De telle sorte que la lecture des psaumes ne serait rien d'autre que la continuation d'un rite qui existe depuis l'aube de l'humanité. La prière pour la pluie, qu'on récite à la conclusion de la convocation des Tabernacles, est interprétée c o m m e une cérémonie antédiluvienne (Talmud de Babylone, Houlin, 60b). Les sacrifices d'animaux, objet de la critique des polémistes chrétiens, sont également représentés comme de nature adamique, affirmation d ' u n e volonté de l'homme de rendre hommage à son créateur (voir Talmud de Babylone, Avoda Zarah, 8a). Mais l'aspect le plus remarquable de

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cette conception est celle de l'origine adamique du repos sabbatique, considéré par païens et chrétiens comme la manifestation la plus particulariste du judaïsme. Le Midrash Tehilim, un recueil de commentaires exégétiques et homilétiques sur les Psaumes, d'époque douteuse, présente le sabbat comme une institution universelle des premiers temps de la vie de l'homme sur terre (commentaire sur le Psaume 92, verset 6). En conséquence, les peuples de la terre sont conçus surtout comme des dissidences théologico-morales par rapport à l'humanité adamite. Ce morcellement commence avec Caín, le premier fraticide de l'histoire, qui tue son frère Abel. Le Targoum de Jonathan Ben Ouziel, paraphrase araméenne du Pentateuque, affirme qu'avant le crime, Caín essaya de convaincre Abel de cinq thèses théologiquement hétérodoxes: il n'y a pas d é j u g é suprême, ni de justice divine, ni de monde futur, ni de récompense pour les Justes après la mort, ni de punition pour les méchants dans l'au-delà. Abel refusant de se soumettre à cette doctrine, Caïn tue son frère et part en exil, constituant par la suite sa propre tribu, celle des Caïnites (voir Genèse, IV). Ainsi, chaque groupement humain serait le résultat d'une dissidence, le seul noyau resté fidèle étant celui qu'on appelle de nos jours Israël. D a n s ces deux conceptions, on trouve, tout de même, des points communs du plus haut intérêt pour l'historien des idées: a) La première notion, qui me semble remarquablement féconde, est celle qu'on peut dégager des Midrashim, selon laquelle toute l'histoire de l'humanité est, au fond, un conflit de famille. L'adamisme est une conception lourde de conséquences: ce n'est pas un tableau idyllique des peuples vivant en paix parce que "nous sommes tous des frères", loin d e là. La parenté des hommes est ressentie comme profondément ambivalente: elle peut conduire à resserrer les rangs et à développer l'esprit de solidarité, mais elle peut aussi développer des conflits larvés, des tensions et des hostilités manifestes. Fréquemment, la haine d'un groupe envers l'autre est considérée par le Midrash comme une relation familiale malencontreuse. Ainsi, un commentaire sur le livre d'Esther propose comme explication de la haine farouche de Haman envers les Juifs, et particulièrement envers leur chef de file, Mardochée, leur origine commune. Haman, descendant d'Esaii, le frère aîné de Jacob, se croit en droit de recevoir les honneurs de la part de Mardochée, descendant de Jacob, le frère puîné. C'est une lutte des aînés pour affirmer leurs droits. Mardochée s'y refuse. Alors, Haman devient de plus en plus emporté par sa haine. Signalons que Haman représente dans l'imagination collective l'archétype de l'ennemi des Juifs, de l'antisémite éternel. Plus remarquable est la réinterprétation rabbinique du conflit entre Goliath et le jeune David. Cette histoire se trouve au livre premier de Samuel, au chapitre XVII, où le géant Goliath est appelé vingt-quatre

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fois "le Philistin". On pourrait presque imaginer qu'à force d'entendre affirmer que Goliath est un philistin, le Midrash finit par ne pas y croire. Le Midrash et le Talmud abondent en anecdotes qui essaient de montrer que David et Goliath sont des cousins ennemis, tous deux descendants du roi des Moabites, David étant le descendant de Ruth et Goliath le fils d'Orpa, la soeur de Ruth. On prétend qu'Orpa, séparée de Ruth, la vertueuse, s'adonna à la prostitution et coucha avec une centaine d'hommes la même nuit. Et l'on ajoute même qu'elle se livra à la copulation bestiale avec un chien. Quelque temps après cet événement, Goliath naquit sans que l'on sache qui était son père (Samson, selon une source). Le duel David-Goliath est un conflit autour d'une notion théologique; il est décrit comme une disputation entre le monothéisme mosaïque et l'idolâtrie, mais l'aspect sexuel de la lutte ne doit pas être sous-estimé: une source affirme même que Goliath, homosexuel, veut avant tout avoir les faveurs du jeune David. b) Un élément important est celui de l'atavisme, notion vaguement suggérée par plusieurs récits rabbiniques. Nous voulons dire par là que les traits de comportement d'une certaine peuplade ne sont nullement permanents; des changements interviennent et ces changements posent des problèmes d'interprétation aux lettrés. Deux questions se posent. La première est: comment explique-t-on, dans une peuplade, dans une famille, dans un clan aux vertus incontestables, l'apparition d'un individu qui semble sortir complètement de la ligne reçue et semble étranger par son comportement au groupe d'origine? Si Jacob et Esaii sont des frères jumeaux, comment est-il possible que l'un soit un juste et l'autre un impie? Si la tribu des Lévites est celle de la prophétie, du sacerdoce, de la noblesse spirituelle, comment expliquer la rébellion de Coré et de sa bande? Et si Moïse est le grand libérateur du monde, comment expliquer le comportement de ses enfants pervers? Si Samuel est incorruptible, comment ses enfants sont-ils aussi corrompus? Là, une idée d'atavisme négatif se dégage: on revient aux sources archaïques de la corruption, de la perversité et de la méchanceté. Un des problèmes se pose en ce qui concerne la dynastie davidique, qui est celle du Messie. Cette dynastie a produit des individus aux tendances perverses et criminelles comme Manassé, roi de Juda, qui institua les sacrifices idolâtres à Jérusalem. Un Docteur établit un rapport entre ce comportement et les origines du roi, lointain descendant de Ruth, la Moabite, elle-même descendante d'un peuple idolâtre et pervers. Ainsi, après plusieurs générations, on revient au mal, on le voit réapparaître. (Ce n'est pas une fatalité mais une conséquence possible du librearbitre.) Par contre, la notion d'atavisme permet également d'expliquer le grand phénomène qui étonnait les Hébreux, la conversion au judaïsme des peuples idolâtres et le retour à la loi des descendants des pervers.

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En acceptant la loi de l'Éternel, Ruth rompt avec sa famille, mais elle revient aux voies de ses ancêtres lointains, parce qu'on arrive à prouver qu'elle est la descendante de Jethro, le beau-père de Moïse, lui aussi un Juste. L'apparition du monothéisme abrahamique n'est pas une révolution, il n'y a pas de contestation du passé; Abraham rompt avec son père pour suivre la voie de son grand-père. Une génération avait oublié les enseignements, une nouvelle génération viendra et rétablira le patrimoine. (Théorie de Juda Halévy dans son Cuzari.) Nous avons à souligner, en conclusion, l'importance psychologique de cette notion, laquelle peut être analysée à la lumière de la psychologie moderne. Ainsi, on trouve dans les spéculations rabbiniques, midrashiques et talmudiques des intuitions qui montrent que le problème de l'unité du genre humain et de sa diversité se posait déjà aux esprits savants des premiers siècles de cette ère comme une interrogation majeure.

ARNALDO MOMIGLIANO

juifs et grecs

Les textes grecs et hébreux ainsi que l'archéologie montrent qu'au moins dès le Xe siècle avant J.-C. (pour ne pas parler de l'époque mycénienne), des Grecs vinrent en Palestine comme marins, marchands et mercenaires. Le roi David, semble-t-il, aurait employé des mercenaires crétois. A Samarie, la poterie grecque est antérieure à la destruction de la ville en 722. A Tall Sukas, au sud de Lataquié, en Syrie occidentale, une colonie grecque (comprenant un temple) exista - avec des interruptions - de 700 à 500 av. J.-C. Les armées égyptiennes qui pénétrèrent en Palestine aux VIIe et VIe siècles, étaient composées en partie de mercenaires grecs. Il a même été avancé qu'une sorte de forteresse de la fin du VIIe siècle (Mesad Hashavyahu), au nord d'Ashod, était occupée par les mercenaires grecs d'un roi de Juda. Quand les Juifs retournèrent de l'exil de Babylone, le commerce avec les Grecs reprit. Au IVe siècle, quelques Grecs vivaient à Acre et les premières pièces de monnaie de Judée imitaient celles d'Athènes. Comme les Juifs partageaient avec les Grecs la réputation d'être de bons mercenaires, ils eurent d'autres occasions de se rencontrer dans les armées des souverains babyloniens, égyptiens et perses. Cependant, rien n'indique que les Grecs avaient entendu parler des Juifs avant Alexandre le Grand ou aient eu une quelconque information sur leurs particularités religieuses et politiques. Hérodote se rendit à Tyr, non à Jérusalem. Pour lui, comme pour les Grecs de son époque et des époques antérieures, les Phéniciens étaient une entité reconnaissable, à laquelle on devait entre autres l'invention d'un alphabet. L'existence des Juifs n'était d'abord perçue qu'à travers le terme de Palestine (Hérodote, II, 104; VII, 89). Les écrivains juifs de la période hellénistique et romaine firent de leur mieux pour découvrir des allusions indirectes aux Juifs dans les textes grecs classiques, mais ils furent euxmêmes surpris par la pauvreté de leur moisson. A en juger d'après la Bible, les Juifs, avant Alexandre le Grand, en savaient un peu plus au sujet des Grecs, mais dans le fond peu de choses. Ils avaient un mot pour les désigner (qui était le terme usuel dans tout le Moyen-Orient), Javan c'est-à-dire Ionie. Ils avaient aussi un mot spécial pour désigner les Crétois: Kittim (qui vient de la ville de Kition.) Ce terme ne semble pas avoir désigné uniquement la partie phénicienne de Chypre. Dans la Table des Peuples de Genèse X, Kittim est un fils de Yawan. Dans la prophétie de Balaam (Nombres, XXIV, 24), les Kittim, venant par la mer, se battent sans profit avec les Assyriens, ce qui peut être un écho du conflit entre les Grecs et les Assyriens à la fin des VIIIe et VIIe siècles avant J.-C. A l'époque hellénistique, Aï/f//w en vint à désigner les Grecs en général, les Séleucides en particulier, et

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même les Romains. En outre, Ezechiel et Joël, dans des passages datés contradictoirement soit du VIe siècle, soit du V e siècle, connaissent les Grecs comme des marchands d'esclaves, qui achètent les enfants de Judée et de Jérusalem. On entrevoit un monde supérieur quand Yawan est mentionné dans le dernier chapitre d'Isaïe (fin du VIe siècle?) comme l'une des nations à laquelle Dieu révèle sa gloire. Nous n'avons pas de preuve que les Juifs aient connu Sparte et Athènes avant qu'Alexandre le Grand ne pénètre en Palestine en 332 avant J.-C. *

Sous les Perses, la Judée était une province semi-autonome de la cinquième satrapie ("au-delà de l'Euphrate en regardant vers la Perse"). Elle avait 100 miles carrés de superficie et sa capitale était Jérusalem, la ville du Temple. Le grand-prêtre et son conseil, qui gouvernaient le pays sous le contrôle d'un gouverneur perse, devaient tenir compte de l'influente communauté juive demeurée en Mésopotamie, de l'hostilité des Samaritains et des puissants sheiks d'Ammanitis, les Tobites. La domination perse ne fut jamais mise en question dans la tradition juive. Les légendes bibliques qui s'y rapportent (les Livres d'Esther, de Judith et de Daniel) sont irréelles au point de défier l'imagination. Mais elles sont systématiquement favorables à la Mèdie et à la Perse: dans le livre de Daniel, le roi Darius se prive lui-même de nourriture et de sommeil, quand il doit jeter son serviteur juif dans la fosse aux lions. Si Jérusalem et Jéricho se révoltèrent et furent châtiées par les Perses vers 350 avant J.-C., comme des sources postérieures nous l'apprennent (Solinus, XXXV, 4; Jérôme, Chroniques, II, 113, édit. Schoene), les Juifs oublièrent ce fait. Sous la domination perse, les Juifs créèrent en fait la théocratie, qui devait devenir plus tard leur canon idéologique. Néhémie, le principal artisan en la matière (vers 450 avant J.-C.) établit un nouvel équilibre social en abolissant les dettes, en améliorant la condition des Lévites, en ouvrant Jérusalem à l'immigration juive et en réduisant l'influence de ses ennemis, les Ammonites. De plus, en interdisant les mariages mixtes, il renforça la cohésion religieuse (et, peut-être, s'en prit-il ainsi à l'aristocratie terrienne), dans un sens acceptable par beaucoup mais indirectement critiqué dans le livre de Ruth. Dans la nouvelle société, le culte de Yahveh devint exclusif de tout autre culte, l'étude de la Sainte Loi devint le signe d'une considération sociale indépendante de l'appartenance à la classe sacerdotale et la piété ne fut plus désormais confinée à la célébration des offices dans le Temple. Le personnage du scribe - précurseur du rabbin - et le bâtiment de la synagogue devinrent des traits caractéristiques de cette association de l'étude, du culte privé et du particularisme dans le judaïsme post-exilique. Bien que le mot grec de synagogue ne se trouve pas dans cette acception avant le Ier siècle av. J.-C. (son synonyme pro-

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seuche apparaît cependant dans les textes du IIIe siècle avant J.-C.), l'institution a certainement précédé la dispersion des Juifs dans le monde méditerranéen (connue sous le nom de Diaspora), qui commença à la fin du IVe siècle. En Judée, la nouvelle éducation des laïcs contribua assurément à maintenir l'hébreu comme la langue littéraire et liturgique dominante, bien que l'araméen fut non seulement la langue d'expression courante, mais s'introduisit aussi dans la Bible (Ezra, Daniel). Le particularisme n'avait jamais empêché une assimilation, inconsciente ou subreptice, des idées étrangères. Pendant la période perse, les contacts entre les mages perses et certains Juifs existaient même au niveau personnel, comme nous l'apprend un papyrus araméen d'Élephantine en Egypte (E. G. Kraeling, Brooklyn Museum Aramaic Papyri, 1953, p. 175). Le démon Asmodée, qui joue un rôle néfaste dans le livre de Tobie, est visiblement d'origine iranienne, bien que ce livre semble avoir été écrit par un Juif très pieux à l'époque hellénistique. Le dualisme tranchant du Livre de la Discipline, l'un des manuscrits de la mer Morte (IIe siècle av. J.-C.?), peut devoir quelque chose à la tradition zoroastrienne. Le mot raz, qui désigne le mystère dans le livre de Daniel, est d'origine iranienne. Bien que l'influence iranienne sur le judaïsme et le christianisme primitif ait été très nettement exagérée par l'école de Reitzenstein, elle fut cependant non négligeable, mais il est difficile de la dater. Elle peut remonter à l'époque de la domination perse sur la Palestine ou être contemporaine du prestige grandissant des mages dans le monde hellénistique. *

Pendant les cent quatre-vingts ans qui marquèrent la domination des Ptolémées sur la Palestine, après la mort d'Alexandre le Grand, la société juive, façonnée sous la domination perse, parut être capable d'absorber les chocs créés par la nouvelle situation et de s'y adapter sans changements révolutionnaires. Au contraire de l'administration perse, celle des Ptolémées fit preuve d'un interventionnisme et d'un arbitraire plus grands. Ses collecteurs d'impôts étaient injustes et la ferme des impôts permit aux Ammonites de reconquérir leur pouvoir à Jérusalem. Les armées grecques traversaient souvent le pays, ce dont les grands-prêtres et l'aristocratie terrienne profitaient plus que les Lévites et les classes inférieures. Beaucoup de Juifs furent réduits en esclavage, beaucoup devinrent des soldats ou des colons militaires des souverains hellénistiques (surtout, bien entendu, des Ptolémées). L'émigration collective séduisit nombre d'entre eux et permit de retarder l'émergence de problèmes sociaux aigus. Les Juifs devinrent l'un des groupes ethniques les plus importants d'Alexandrie, bien qu'ils fussent d'ordinaire exclus de la citoyenneté de cette ville. Ils se répandirent à travers 4

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t o u t e l'Egypte et formèrent des c o m m u n a u t é s remarquables tout le long de la Méditerranée et de la m e r Noire. E n Asie m i n e u r e , leur colonisation f u t favorisée par les Séleucides. En 150 av. J.-C., u n e présence j u i v e à R o m e est probable. La Diaspora était principalement urbanisée, avec des structures professionnelles variées, et là où les sources sont les mieux connues, c'est-à-dire en Egypte, nous n o t o n s la présence de paysans. U n e éducation grecque semblait désirable, y compris e n J u d é e , à la fois pour ses mérites intrinsèques et pour son utilité d a n s les contacts quotidiens avec les gouvernants. Les Tobites furent parmi les premiers à avoir des maîtres grecs. Les cercles d'expression grecque se multiplièrent aux alentours du territoire relativement étroit de la Judée par le biais de la colonisation et de l'assimilation des classes supérieures locales. Le gymnase grec commençait à projeter son o m b r e sur l'école j u i v e (la yeshiva) liée à la synagogue. E n dehors de la J u d é e , les Juifs de M é s o p o t a m i e adoptèrent c o m m e langue courante u n dialecte aram é e n . Ailleurs, les Juifs adoptèrent le grec. L ' é t u d e chez certains Juifs et u n e émigration récente chez d'autres m a i n t i n r e n t un degré d e connaissance de la littérature religieuse hébraïque et a r a m é e n n e de Judée et M é s o p o t a m i e , mais la grande majorité était incapable d e réciter les prières les plus simples d a n s leur langue originelle. Riend d ' é t o n n a n t à ce q u e les rabbins postérieurs aient pensé q u e les Juifs avaient mérité la sortie d ' É g y p t e sous la direction de Moïse parce qu'ils s'étaient fièr e m e n t attachés à l'usage de leur langue en captivité. Des traducteurs improvisés d e s passages les plus importants de la Bible e n grec existaient peut-être dans les synagogues des Juifs hellénisés, de m ê m e que des traducteurs d ' a r a m é e n répondaient aux besoins des incultes de J u dée et Mésopotamie. Mais, aussi tôt q u e le III e siècle avant J.-C., u n e traduction écrite d ' u n e partie de la Bible circulait en Egypte. Une légende, qui f u t en faveur au II e siècle av. J.-C. et inspira la Lettre d'Aristée, attribua la traduction d u P e n t a t e u q u e à soixante-dix ou soixante-douze Juifs palestiniens, envoyés par le grand-prêtre à la d e m a n de d u roi Ptolémée II. A u c u n autre g o u v e r n e m e n t hellénistique n'est c o n n u pour avoir été engagé d a n s une traduction de livres (alors q u ' u n cas au m o i n s est connu à R o m e , où les traductions de langues étrangères devinrent plus fréquentes). La légende utilisée pour expliquer la traduction des Septante semble cependant n'être fondée s u r a u c u n fait réel et peut être mise en rapport avec l'appréciation plus tardive de»Philon, selon lequel Dieu l u i - m ê m e approuva la traduction (Mos., II, 36). Il f u t possible d'obtenir u n e traduction complète de la Bible en grec: le dernier livre à être traduit fut certainement celui d ' E s t h e r , vers 77 avant J.-C. Ce ne fut pas la seule traduction en grec - nous en connaissons au moins trois autres, celles d'Aquila, Symmaque et Théodotion - mais fut toujours la plus célèbre. Les Juifs d'Alexandrie en tirèrent fierté, du moins jusqu'à son adoption par les chrétiens, et célébrai-

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ent son a c h è v e m e n t par u n e fete annuelle qui, d a n s ses motivations, ne semble pas avoir eu d'équivalent dans le m o n d e hellénistique. Le fait que cette traduction ait été m e n é e à bien était certainement u n cas unique; les témoignages selon lesquels d ' i m p o r t a n t s textes zoroastriens avaient été traduits e n grec sont sujets à caution. L'émigration d e Judée et le c h a n g e m e n t de langue créaient apparemment des conditions propices à l'apostasie. Celle de Dosithée, fils de Drimylus, c o n n u e par des papyri d u III e siècle avant J.-C., est m e n t i o n née dans III Machabées, 1,3. Mais les apostasies semblent avoir été relativement rares et compensées par le prosélytisme. Au I er siècle de notre ère, u n e dynastie d ' A d i a b è n e , au nord de la Mésopotamie, se convertit m ê m e au j u d a ï s m e . Il n'y eut aucun déclin extraordinaire d e la piété. Les pèlerinages à Jérusalem maintinrent d e s liens religieux et, pour une minorité au moins, quelques compétences linguistiques en hébreu. Des offrandes annuelles d'argent étaient envoyées au Temple. L'habitude de vivre ensemble d a n s ce qui devait devenir le quartier juif favorisait le maintien des c o u t u m e s et croyances ancestrales. Des cout u m e s grecques f u r e n t adoptées. Le "premier Juif g r e c " est, cela est caractéristique, un esclave du début du III e siècle avant J.-C., qui tenta de recouvrer sa liberté en passant une nuit dans le temple de l'oracle d ' A m p h i a r a o s en Béotie (SuppL Epigr. Graccum, X V , 293). Les J u i f s prenaient ou recevaient souvent des n o m s grecs non seulement e n Diaspora, mais aussi en Judée. Au début d u II e siècle avant J.-C., l'un des grands-prêtres s'appela Ménélas et l'un des rabbins les plus populaires Antigone (de Soko). Souvent u n Juif recevait deux n o m s , l ' u n hébreu, utilisé d a n s la c o m m u n a u t é , et l'autre grec pour les contacts avec l'extérieur(et peut-être la vie familiale). Les Juifs semblent avoir e m p r u n t é cette c o u t u m e d e s deux n o m s aux Phéniciens. Le g y m n a s e et le théâtre attiraient les Juifs. Philon allait au théâtre. Il est significatif de noter qu'à Milet, d u m o i n s à l'époque romaine, des places spéciales étaient réservées aux Juifs dans le théâtre. N o u s devons à Clément d ' A l e x a n drie et à Eusèbe d e Césarée la conservation de larges extraits d ' u n e tragédie sur l'Exode écrite par u n Juif n o m m é Ézéchiel. C o m m e cette tragédie avait déjà été recensée par Alexandre Polyhistor, elle ne peut être postérieure au I er siècle avant J.-C. On y sent clairement l'influence d'Euripide, mais elle utilisa habilement le stratagème du rêve pour nous présenter le personnage de Moïse selon les notions du j u d a ï s m e post-biblique. D e m ê m e , des Juifs écrivirent des poèmes épiques en grec sur l'histoire juive. Le "grec d e la synagogue" pouvait à l'occasion provoquer des sourires, si C l é o m è d e (I er siècle de notre ère?), u n vulgarisateur d e la cosmologie de Posidonios, avait dénigré les argum e n t s d'Épicure e n les comparant à ceux e n t e n d u s dans et aux alentours des synagogues. C e p e n d a n t , les écrits d e J u i f s en grec m o n t r e n t u n e maîtrise de la rhétorique grecque pour ne pas parler de la syntaxe grecque. *

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En Judée, comme ailleurs, la culture grecque avait deux aspects. Elle favorisait les modes de vie étrangers et elle incitait au dialogue et à la connaissance naturelle. La limite la plus objective à la curiosité des Grecs était d'ordre linguistique. Les Grecs étaient rarement enclins à apprendre une langue étrangère. Ils conservèrent cette attitude vis-àvis des Romains, quand, de conquérants, ils devinrent conquis. Nous n'avons pas de preuve qu'un Grec ait même maîtrisé l'hébreu ou une autre langue orientale pour étudier les livres sacrés de l'Orient en général. Même quand il était possible d'obtenir une traduction de ces livres, comme ce fut le cas de la Bible, ces traductions ne sortaient pas du cercle des croyants. La plupart des allusions indirectes à des passages bibliques, que les savants modernes ont recensé chez les auteurs hellénistiques, sont manifestement imaginaires. Nous en restons avec une allusion supposée à Deutéronome, X X I X , 1, chez Hécatée d'Abdère - qui implique plus une connaissance des Juifs que de la Bible - et avec une référence douteuse au récit de la création de la Genèse dans un traité sur La nature du monde, attribué au pythagoricien Ocellus Lucanus (IIe ou I er siècle de notre ère). La première quotation certaine d'un passage de la Bible, une référence à Genèse I, dans Le Sublime, attribué à Cassius Longinus, n'est pas antérieure au Ier siècle de notre ère. Le Talmud fait vaguement allusion à une connaissance de la Bible par le cynique Oinomaos de Gadara (début du IIe siècle de notre ère). Les allusions les plus récentes se trouvent chez Galien et Numenius d'Apamée, un néo-platonicien du IIe siècle, et appartient au monde très différent de la controverse religieuse qui accompagne la diffusion du christianisme. Mais la référence du Sublime est sans nul doute remarquable: elle attribue une valeur littéraire à la Bible, c'est-à-dire à quelque chose qui n'est pas grec. Son auteur montre une étroite connaissance des idées du rhéteur Caecilius de Calacte (début du I er siècle de notre ère) qui était juif: Caecilius a pu fournir la référence. Avant que le christianisme ne donne à l'Ancien Testament de nouveaux lecteurs, la Bible demeurait essentiellement le patrimoine des Juifs à part entière. Il serait intéressant de savoir si quelqu'un devenait un prosélyte juif parce qu'il avait lu la Bible. Bien que Juvénal ait supposé chez son prosélyte une connaissance des livres de Moïse, il est très douteux qu'un prosélyte (qui ne devenait pas forcément un Juif à part entière) ait été supposé les connaître. Nous savons peu de choses de l'éducation des prosélytes juifs pour ne point parler de celle des personnes qui ne devenaient pas des Juifs à part entière et étaient connues sous le nom de "craignant D i e u " (latin: metuentes): en fait, nous avons même une vision incomplète de l'initiation des catéchumènes chrétiens à la Bible. L'impression générale, qui ressort des faits, est que la connaissance du peuple du Livre par les païens ne se faisait pas par le biais de la Bible. Le prosélytisme était à l'origine une question d'attirance vers un certain mode de vie, des cérémonies et des tabous religieux définis et,

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pour les plus cultivés, une idée particulière de Dieu et de la Création, telle qu'elle apparaissait à travers le rejet par le judaïsme de tous les cultes païens. Les prosélytes pouvaient acquérir, dans la connaissance de la Bible, un degré suffisant pour la traduire en grec, ainsi que le fit Aquila à l'époque d'Hadrien. Les prosélytes ou les fils de prosélytes pouvaient en fait devenir des rabbins respectés comme Rabbi Meir, que la légende fait descendre de Néron (Talmud de Babylone, Gittin, 56a). Mais cela était plutôt révélateur du degré d'engagement qu'impliquait, une fois accomplie, une conversion au judaïsme. Les écrivains grecs, qui parlaient des Juifs, le faisaient à partir de leur expérience personnelle, de leur intuition et de racontars. Le plus qu'on pouvait attendre était une présentation du judaïsme selon les catégories de l'ethnographie grecque. Platon et ses disciples avaient préparé les Grecs à accepter la sagesse orientale. Quand les Juifs commencèrent à être connus, à la fin du IV e siècle avant J.-C., ils apparurent naturellement comme une nouvelle sorte de brahmanes ou de mages. Théophraste, le disciple d'Aristote, les considère comme la première nation à avoir aboli les sacrifices humains (il a pu entendre des versions indirectes de l'histoire d'Isaac), c o m m e un peuple philosophe qui contemple les étoiles, les invoque dans ses prières et jeûne fréquemment. Un autre philosophe, Cléarque de Solès dans un dialogue sur le sommeil , nous montre son maître Aristote parler de sa rencontre (sans doute fictive) avec un Juif qui "était grec non seulement de langue, mais aussi d'esprit". Ce Juif avait sans doute quelque chose de très intéressant à dire au sujet du sommeil, c'est-à-dire au sujet de la conduite de l'homme pendant le sommeil, mais malheureusement, le récit tourne court et notre curiosité reste insatisfaite. Selon Cléarque, Aristote considérait les Juifs comme les descendants des philosophes indiens, appelés Kalanoï. La comparaison entre les Juifs et les Indiens fut également faite par celui qui faisait autorité sur l'Inde: Megasthènes (début du IIIe siècle avant J.-C.). La réputation des Juifs comme philosophes est également mise en avant par Hermippe (fin du III e siècle), quand il déclare que Pythagore était le disciple de penseurs juifs. Posidonios (vers 60 avant J.-C.) est peut-être le dernier à souligner la valeur philosophique de l'enseignement de Moïse comme chef religieux et politique. A son époque, cette interprétation avait perdu la fonction qu'elle avait pu avoir à ses débuts, deux siècles et demi plus tôt, et sert maintenant uniquement de miroir de la situation contemporaine. Même dans le climat d'idéalisation de la fin du IV e siècle avant J.-C., Hécatée d'Abdère dut élaborer un récit plus complexe, quand il décida d'introduire les Juifs dans sa description de l'histoire et de la société de l'Égypte. Les Juifs étaient encore assez puissants pour être pris en considération dans l'Égypte de Ptolémée I er . Leur légende nationale accordait une place centrale à l'ascension vers le pouvoir de Joseph en Egypte et à l'Exode qui en résulta pour les enfants de Jacob. Nous ne

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savons pas si, avant Hécatée, les Égyptiens avaient déjà réagi à cette tradition, ni s'ils avaient eu l'idée d'associer l'Exode au départ des Hyksôs. Hécatée connaissait l'Exode et le présente c o m m e l'élimination des étrangers en Egypte. Il d o n n e ses sympathies aux étrangers, parmi lesquels il inclut Dañaos et Cadmos. Les Juifs conduits par Moïse s'arrêtent en Palestine, d ' o ù Dañaos et Cadmos gagnent la Grèce. Moïse était dans la grande tradition des chefs philosophes: il fonda le Temple de Jérusalem, donna des lois, divisa la terre en parts égales et les rendit inaliénables. Si cette législation contenait des aspects durs et misanthropiques, l'expérience de l'exil suffisait à les expliquer. Hécatée lui-même reconnaissait que cette description de la Judée ne correspondait pas aux réalités de son temps. Ce qui demeurait fondé était la projection dans le passé des tensions que l'établissement des Juifs à Alexandrie et ailleurs, sous les auspices des conquérants macédoniens, avaient créées entre Juifs et Égyptiens. Flavius Josèphe consacra de larges parties de son Contre Apion à exposer le récit hostile de l'Exode qu'aurait donné le prêtre égyptien Manéthon dans son histoire de l'Égypte, écrite en grec vers 270 avant J.-C. L'assimilation des Juifs aux Hyksos avait été rendue plus déplaisante encore par celle, ultérieure, des Juifs aux lépreux. Aucune autre source antique n'attribue ces récits à Manéthon et il y a différentes difficultés internes dans le texte de Josèphe. On peut se demander s'il n'a pas utilisé une version glosée de Manéthon (lui et d'autres apologistes juifs utilisaient un texte glosé d'Hécatée d'Abdère). Quoi qu'il en soit, il existait des versions hostiles de l'Exode venant de sources égyptiennes. Aussi longtemps que les Juifs et la population grecque d'Alexandrie étaient en bons termes et que les premiers avaient le soutien des Ptolémées, l'hostilité égyptienne n'était pas un facteur d'importance décisive. C'est plutôt en s'engageant trop dans les factions qui divisèrent la monarchie macédonienne en Egypte aux IIe et Ier siècles avant J.-C. q u e les Juifs égyptiens furent confrontés à des dangers d'ordre politique. *

Tout semble indiquer que les Juifs égyptiens conservèrent leur prestige, prospérèrent et développèrent une physionomie intellectuelle qui leur était propre au moins jusqu'en 50 après J.-C. Au III e siècle avant J.-C., un historien, Démétrios, rédigea pour des lecteurs grecs un de ces récits où des non-Grecs étaient censés faire découvrir aux Grecs leur propre passé. Plus tard, au IIe siècle avant J.-C. (?), Artapanus écrivit une biographie de Moïse, où il apparaissait c o m m e le maître d'Orphée et le chef des Égyptiens, avant de prendre la tête de l'Exode. Il aurait introduit le culte des animaux en Egypte. Une rivalité aurait existé

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entre le roi d'Egypte et Moïse, mais, bien entendu, Moïse aurait été plus populaire auprès des Égyptiens et des Éthiopiens du commun. Au IIe siècle également, la Lettre d'Aristée non seulement répandirent la légende selon laquelle Ptolémée Philadelphe aurait organisé la traduction des Septante, mais aussi nous le présente dans des disputations avec des sages juifs. Si l'histoire de Joseph et Aseneth, difficile à dater, appartient à cette période, elle idéalise l'amour entre le Joseph biblique et Aseneth, la fille du grand-prêtre d'Héliopolis, qui devint une prosélyte juive. Vers 160 avant J.-C., Aristobule applique la méthode allégorique des Grecs à l'interprétation de la Bible et dédia une explication des livres de Moïse à Ptolémée VI. Par conséquent, II Machabées considère Aristobule comme un maître de Ptolémée VI. Aristobule croyait que Pythagore, Platon et quelques poètes "anciens" - comme Homère, Hésiode, Orphée et Aratus - s'étaient inspirés des livres de Moïse, naturellement dans une traduction antérieure à celle des Septante. L'existence de cette traduction est supposée également dans la Lettre d'Aristée, où il affirme que l'historien Théopompus (IVe siècle avant J.-C.) devint fou quand il décida de l'utiliser. Aristobule, dans ses fragments conservés, montre que des vers falsifiés de poètes grecs l'avaient été pour attester une connaissance du judaïsme. Il est par conséquent probable que d'autres falsifications de ce type (par exemple un poème moral de Phocylide) furent composés en Egypte. Les incertitudes sur les origines et la chronologie des textes judéo-hellénistiques nous empêchent de suivre le développement d'une pensée qui aboutit à la philosophie de Philon au Ier siècle de notre ère. PhiIon lui-même se reconnaissait des prédécesseurs. Dans les synagogues et les écoles juives d'Alexandrie il dut y avoir d'innombrables occasions de réinterpréter la philosophie juive selon les termes de la philosophie grecque. L'un des candidats sérieux au titre de précurseur de Philon est l'auteur inconnu de la Sagesse de Salomon, qui s'adresse aux rois de la terre et les invite à tenir compte de la Sagesse, l'intermédiaire entre Dieu et l'homme. Mais ce livre n'est pas nécessairement l'oeuvre d ' u n seul auteur et la tirade finale contre les Égyptiens (chapitre 16) est trop exagérée pour qu'on puisse l'attribuer à un Juif égyptien. Plus généralement, il n'y a aucune raison de réserver aux seuls Juifs égyptiens ces activités philosophiques qui culminèrent avec Philon. *

C'est Jérusalem et non Alexandrie qui fut le lieu où le sort du judaïsme se décida. Jusqu'à la veille de la persécution d'Antiochos IV (170 avant J.-C.) l'hellénisme semble avoir créé moins de problèmes en Judée qu'en Egypte. Pourtant, si nous nous limitons à l'interprétation des deux textes qui, le plus probablement, appartiennent à la période de pénétration

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pacifique de la culture grecque en Judée - l'Ecclésiaste ou Kohelet (fin du III e siècle avant J.-C.?), et l'Ecclésiastique de Ben Sira (début d u II e siècle, le premier texte hcbreu à avoir un auteur connu avec certitud e ) - n o u s découvrons des réactions à l'hellénisme qui sont les plus profondes, car les Grecs n'y sont pas mentionnés. L'Ecclésiaste n'a pas de doute sur l'omnipotence de Dieu, qui est le dieu des Patriarches. Mais il a perdu la signification de l'histoire ou mieux le sens d ' u n e direction des événements qui caractérise tous les autres textes bibliques, y compris, peut-être, Job. Il s'égare dans un labyrinthe de réflexions et d'interprétations qu'il est trop facile de qualifier d'épicurisme ou de scepticisme. Si le terme obscur de Kohelet signifie "orateur, h o m m e d'assemblée", il peut faire allusion aux orateurs des rues dans le m o n d e hellénistique. L ' h o m m e , qui publia l'oeuvre de Kohelet et qui semble l'avoir personnellement connu, le décrit c o m m e un sage qui enseignait au peuple la connaissance, pesant, scrutant et composant de nombreuses sentences (12,9). Mais Kohelet n'enseignait pas les règles d ' u n e vie différente et meilleure c o m m e un philosophe grec; car l ' h o m m e "ne peut découvrir le sens de l'oeuvre de Dieu qui est faite sous le soleil". Ben Sira, qui avait médité sur l'Ecclésiaste, réagit à toutes les tentations du m o n d e étranger en se mettant de lui-même à l'école des sages de la tradition hébraïque d'Enoch au grand-prêtre Simon qui mourut à cette époque. L'éloge des Patriarches par Ben Sira peut avoir été quant à la forme influencé par l'historiographie hellénistique; il nous rappelle certainement les Elogia romaines et Virgile VI, encore que cela aurait étonné Ben Sira. Le but de l'éloge est un clair rejet de la sagesse grecque. Le personnage central est Aaron, le grand-prêtre; son opinion tend à u n e collaboration harmonieuse entre le Temple et la synagogue. Quelques années après que Ben Sira eut écrit son livre, le roi Antiochos IV, avec l'aide des grands-prêtres juifs et d ' u n e partie considérable des classes supérieures juives de Jérusalem, y compris les Ammonites, transforma la cité du Temple en une polis grecque, dont le trait le plus frappant était le spectacle des jeunes gens nus au gymnase. Les inquiétudes de Ben Sira n'avaient pas été vaines. Lors d'étapes ultérieures, le culte de Yahveh s'hellénisa et se transforma en celui de Zeus Olympien. Le shabbat et la circoncision furent interdits et les livres de la Loi brûlés. Le passage d u pouvoir des Ptolémées à celui des Séleucides fut un facteur décisif de la crise en Judée. Les Ptolémées n'avaient jamais eu une politique d'hellénisation; en fait, ils étaient heureux d'utiliser des Juifs dans l'administration de l'Egypte. Les Séleucides se reposaient toujours (sans trop de succès) sur les établissements urbains de type grec et sur le loyalisme grec pour maintenir leurs immenses états multinationaux. Après la paix désastreuse avec Rome en 180 avant J.-C., les Séleucides eurent de plus en plus peur d u non-loyalisme et avaient de plus en plus besoin des biens des sanctuaires. Mais le choix entre

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le judaïsme traditionnel, établi par Néhémie, et l'hellénisme était un réel dilemme pour beaucoup de Juifs, pas uniquement en Judée. Nous savons peu de choses de l'établissement des Juifs en Asie mineure et en Europe. Quand Flavius Josephe l'atteste, nous les trouvons en proie à des difficultés avec les autorités locales et l'opinion publique plutôt à cause de leur non-conformisme. Les hellénisateurs parmi les Juifs de Diaspora et de Judée devaient s'encourager mutuellement. Nous avons une inscription à lasos, en Asie mineure, qui rapporte que Nikètas, fils de Jason de Jérusalem, donna une somme de cent drachmes pour la fête du dieu Dionysos (Corp. inscr. Jud., 749). En Judée, l'hellénisation était clairement une attitude de la classe supérieure, cependant que les conflits sociaux et les rivalités de groupes étaient sous-jacentes. Ce qui était des allusions dans l'Ecclésiaste et l'Ecclésiastique devint des jugements définitifs dans les sources postérieures, comme le livre d'Enoch 94-105 (fin du IIe siècle?). La victoire finale des frères Machabées, contre ce que leur contemporain Daniel appelle l'abomination de la désolation, était l'équivalent d'une révolution sociale partielle, dans laquelle le bas clergé remplaça le haut; une partie de l'aristocratie terrienne dut s'enfuir en Egypte ou ailleurs et les habitants syriens de la Palestine furent attaqués violemment avec des conséquences évidentes en ce qui concernait le transfert des biens et des territoires. La guerre civile ne pouvait être trop longtemps combinée à une politique agressive envers la Transjordanie, l'Idumée, la Galilée et les villes grecques de la côte. Comme l'indépendance politique avait été graduellement acquise avec l'aide des Romains, les réactions de ceux-ci devaient être prises en considération. La formation des nouvelles alliances politiques impliquait une certaine acceptation des formes de vie grecque. Une légende antérieure sur la commune origine des Spartiates et des Romains fut mise à profit. L'Eupolème, qui vint à Rome pour négocier l'alliance pour Judas Machabée, est probablement l'auteur d'un livre en grec sur les "rois de Juda", dans lequel Moïse invente l'alphabet et Salomon mène la politique expansionniste des Asmonéens. Même le récit le plus ancien de la révolte des Machabées, écrit en cinq livres par Jason de Cyrène (environ 150 avant J.-C.) et résumé en II Machabées (environ 124 avant J.-C.) est une preuve de l'hellénisation: le texte est écrit en grec dans le style de l'historiographie pathétique populaire. Il n'y a pas de fin à l'histoire de la pénétration des termes, habitudes et coutumes intellectuelles grecques en Judée pendant le règne des Asmonéens et d'Hérode. Les jugements contradictoires de la littérature talmudique sur la valeur et la légitimité de la connaissance du grec se fondent sur la réalité du pouvoir et de l'influence de la culture grecque en Palestine. Des règles herméneutiques dérivées de la tradition grecque furent adoptées par les rabbins. On emprunta la terminologie juridique grecque; le grec était employé pour des inscriptions sur des objets rituels du Temple; une synagogue à Cesaree uti-

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lisait le grec pour la liturgie. U n passage talmudique célèbre (Bab. Sotah., 49b) parle de cinq cents jeunes gens étudiant la sagesse grecque et de cinq cents autres étudiant la sagesse hébraïque dans l'école de Gamaliel II (environ 100 après J . - C . ) - c e qui est u n e indication symbolique de la pénétration d e la culture grecque dans les écoles rabbiniques. Cependant les résultats du m o u v e m e n t des Machabées ne tardèrent pas à se faire sentir. A la surface de la société juive, pendant les deux siècles allant de 150 avant J.-C. à 50 après J.-C., deux forces prévalurent, soit combinées, soit opposées, qui éloignèrent le judaïsme de l'hellénisme. Une d e ces forces est l'apocalyptique. La prophétie, dans l'acception biblique ordinaire du terme, avait disparu: aucun prophète n'apparut pour mettre en garde et guider les Juifs pendant et après la révolte des Machabées. La nostalgie de la prophétie semble avoir contribué à la popularité d e substituts d'une nature équivoque c o m m e les oracles de la Sybille. La prophétie dépérit car les nouvelles aspirations étaient de loin plus radicales et dramatiques et touchaient au domaine de l'aprèsvie qui n'avait pas existé pour les prophètes bibliques. Il est à noter que les écrivains apocalyptiques, en grand nombre, attribuaient leur enseignement à des hommes d u passé d'Adam à Daniel. Il n'y a bien entendu aucune uniformité dans la vision de l'avenir dans Daniel, Enoch (oeuvre de plusieurs auteurs), les Jubilés, les Testaments des douze Patriarches et les nombreux textes connus sous le nom de manuscrits de la mer Morte. Mais ils tombent à peu près d'accord pour diviser l'Histoire entre "ce monde", ou Belial règne, et le "monde à venir" qui appartient au soleil de la justice. La notion de messie devint pour eux associée à la fin des temps quand les morts se lèveront pour recevoir leur récompense finale. Pour cette littérature apocalyptique, la fin des temps est souvent un retour aux événements de la création. Le grand apport de la découverte des manuscrits de la mer Morte pour notre connaissance des textes apocalyptiques est qu'elle révéla l'un des centres' de diffusion de ses croyances. Il s'agissait d'une c o m m u n a u t é monastique caractérisée par une forte hostilité envers la classe dominante de Jérusalem, par un code précis d e conduite quotidienne et par une vision dualiste des choses. Il importe fort peu de savoir si nous pouvons identifier ou non cette communauté aux Esséniens, connus par Flavius Josèphe et d'autres sources. L'autre force, qui écarta le judaïsme de l'hellénisme, était le pharisaïsme, plus proche de la tendance principale de la vie juive après Ezra et Néhémie. Les Hassidim (pieux) tout d'abord, puis leurs successeurs, les Pharisiens, se développèrent c o m m e u n e opposition à l'aristocratie qui, avec le ralentissement de la révolution des Machabées, s'était groupée autour d u Temple et avait pris le nom de Sadducéens. A la différence de ceux-ci, les Pharisiens croyaient en l'immortalité de l'âme et en la résurrection des morts. Ils étaient loin d'être insensibles

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aux attentes apocalyptiques. Mais ils appliquaient avant la lettre la règle de Hillel (fin du I er siècle avant J.-C.): ne pas se séparer d'eux-mêmes de la communauté. Il est caractéristique de noter, quand ils prirent le contrôle de la vie religieuse juive environ à partir de la destruction du Second Temple, ils rejetèrent tous les livres apocalyptiques, à l'exception de celui de Daniel, du canon biblique. Leur but principal était de se servir de la synagogue et de l'école pour assurer par la multiplication des commandements la sanctification de la vie quotidienne. En insistant sur la valeur de la tradition orale, de l'étude et du travail, ils se différencièrent eux-mêmes des Sadducéens qui contrôlaient le Temple, en demeuraient à l'interprétation littérale de la loi écrite et répugnaient à accepter une augmentation du nombre des commandements ou mitsvot. D'un autre côté, les Pharisiens méprisaient les "gens de la terre", les Juifs qui ne s'attachaient pas à l'étude et à la pureté rituelle. Les Pharisiens faisaient confiance à Dieu et croyaient que Dieu leur faisait confiance directement, sans autre intermédiaire que la loi (Torah). Ils étaient prêts à vivre et à mourir pour la Loi. Le martyre fut élevé - pour la première fois dans l'histoire - au rang d'un idéal et l'idéal fut mis à l'épreuve de la réalité. Bien qu'il n'y ait pas de lien exclusif entre les Pharisiens et les "sages"-c'est-à-dire les docteurs et savants qui acquirent une autorité individuellement ou par écoles à partir du IIe siècle avant J.-C. jusqu'à la fin du second siècle de notre ère et après - les sages étaient souvent pharisiens et leur morale devint progressivement non distincte de celle des Pharisiens. Les sages sous-estimaient rarement le pouvoir et l'attirance de la civilisation grecque. Dans leur ensemble, ils n'étaient pas trop sévères à l'égard de ceux qui y succombaient. Le grand-rabbin Elisah ben Avuyah, qui devint un apostat sous l'influence de la pensée grecque au début du IIe siècle de notre ère, est considéré plus avec pitié qu'avec mépris par la tradition talmudique. II est dit explicitement que son disciple, rabbi Méir, ne brisa jamais son amitié avec lui. Mais ce que les sages pensaient de Dieu, de la Loi, des relations entre Juifs et de celles avec les païens équivalait dans l'ensemble à une répudiation de la culture grecque. Le test était la Torah, car "même un Gentil, s'il observe la Loi, est l'égal du grand-prêtre" (Sifra, 86b). Que l'on se tourne vers les prophètes de l'apocalypse ou vers les rabbins humanistes (deux groupes qu'il est, nous le soulignons de nouveau, difficile de séparer), il s'agissait d'un monde différent de celui des Gentils. Il n'y avait pas de conflit économique grave entre Juifs et païens. Les Juifs se trouvaient dans trop de domaines d'activité pour se rendre antipathiques dans l'une d'entre elles. Dans tous les papyri, il y a une seule plainte spécifique contre les usuriers juifs {Corp. Pap. Jud., 152) et elle date du Ier siècle de notre ère. La ligne de division se situait exactement entre Juifs et païens. Étant donné la paresse des Grecs pour les langues et les traditions étrangères, il n'est peut-être pas surprenant que les récits diffamatoires sur le culte juif aient été plus

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fréquents. Certainement, la sympathie initiale des intellectuels grecs de la fin du IVe siècle avant J.-C. fut remplacée par des courants d'hostilité ou, au moins, d'ironie. Au IIe siècle avant J.-C., Mnaséas est le premier auteur connu pour parler du culte de l'âne dans le Temple de Jérusalem. Vers la même époque, nous trouvons les premières rumeurs concernant les sacrifices rituels d'étrangers. Les deux insinuations furent par la suite étendues aux chrétiens. L'accusation d'homicide portée contre les Juifs semble avoir eu peu d'écho, mais l'idée curieuse, selon laquelle le dieu des Juifs était iconographiquement comparable au personnage de Typhon-Seth, trouva quelque crédit, même chez un admirateur de Moïse comme Posidonios, et on la retrouve dans Tacite. *

Nous savons peu de choses sur les Juifs de Babylone, alors sous domination parthe, dans les deux siècles avant et après notre ère. Du peu que nous sachions, nous pouvons assurer qu'ils obéissaient largement au leadership religieux des Juifs palestiniens et qu'ils s'imprégnèrent grandement des principes pharisiens. Ce qui est remarquable - et décisif pour notre propos - est leur acceptation par les Juifs de la Diaspora grecque et particulièrement d'Égypte. Nous savons que les leaders palestiniens prenaient soin d'avoir l'approbation et le soutien des Juifs égyptiens. Pendant longtemps, ils eurent besoin du soutien - ou de la neutralité - des Ptolémées dans leur lutte contre les Séleucides. Quand l'un des membres de la famille des Onites - les anciens grands-prêtres - fonda un temple hébreu à Léontopolis en Egypte et en fit un centre de recrutement de mercenaires juifs pour l'Égypte, il devint impératif pour les gens de Jérusalem d'accepter le défi de Léontopolis sans offenser les Ptolémées. En ce sens, ils eurent un succès remarquable. Les lettres d'introduction au second livre des Machabées montrent les tentatives répétées des autorités de Jérusalem pour persuader les Juifs égyptiens de fêter avec leurs coreligionnaires palestiniens la fête (Hannoukah) de reconsécration du Temple après sa profanation par Antiochos IV. Une telle propagande en faveur de fêtes nouvelles était un trait familier du monde hellénistique en général. Les sages palestiniens reconnurent le grec comme une langue dans laquelle la Bible pouvait être traduite; au moins un sage croyait qu'il s'agissait de la seule langue possible (Mishnah, Megillah, I, 8). Vers 132 avant J.-C., un Juif de Palestine, qui s'était établi en Egypte, traduisit l'Ecclésiastique en grec, pour offrir à la Diaspora un exemple de la pensée orthodoxe de Jérusalem. Les traductions de l'hébreu (ou de l'araméen) en grec étaient fréquentes: un autre exemple en est la traduction de I Machabées, une très pieuse relation de la révolte des Machabées, écrite dans le style biblique vers la fin du IIe siècle avant notre ère.

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Les Juifs égyptiens semblent d'avoir été heureux d'accepter le leadership palestinien. La Lettre d'Aristée souligne fortement l'approbation par Jérusalem de la traduction des Septante; les traducteurs euxmêmes avaient été choisis par le grand-prêtre de Jérusalem. Le troisième livre des Machabées (Ier siècle avant J.-C.?) imite II Machabées et tend à montrer que les Juifs égyptiens, comme ceux de Palestine, furent victimes d'une persécution de Ptolémée IV Philopator. Il ne semble pas qu'il y ait eu un fondement historique à cette affirmation qui est une preuve de la solidarité entre les Juifs d'Égypte et ceux de Palestine. Le troisième livre des Oracles Sybillins - une oeuvre judéoégyptienne dont le fragment le plus ancien remonte à la révolte des Machabées et le plus récent à l'âge d'Auguste - soutient les Juifs palestiniens. Rien ne peut y être interprété comme étant favorable au temple schismatique de Léontopolis. La Sybille, pour autant qu'elle était persuadée de parler en faveur des Juifs, ne se faisait pas le champion du judaïsme d'Alexandrie. *

Il est devenu en fait très difficile de donner un sens précis à la notion de judaïsme alexandrin ("hellénistique"), que les savants du XX e siècle ont utilisé par opposition au judaïsme palestinien ("normatif"), avec ses conséquences pour le développement du christianisme. Compte tenu de l'organisation peu stricte des Juifs en Diaspora, nous devons prendre en considération un large échantillon (personnel, de groupe, local) d'attitudes juives, en aucun cas uniformes, vis-à-vis du monde environnant. Précisément à Alexandrie, il nous arrive d'apprendre que deux factions juives rivales envoyèrent deux délégations différentes à Rome (Corp. Pap. Jud., 158). (D'autres récits attestent des faits similaires.) Il est difficile de savoir si les épitaphes du cimetière de Léontopolis en Egypte indiquent une plus grande hellénisation que les documents juifs de manumission, pour lesquels Panticapée en Crimée est renommée. Qui peut dire en quoi était typique (et de quoi?) le sermon grec sur le martyr qu'on lit dans IV Machabées (Ier siècle de notre ère)? Si beaucoup de Juifs étaient enclins à la magie et étaient réputés pour cela auprès des païens, il serait absurde de suggérer que c'étaient des Juifs non orthodoxes. E. R. Goodenough essaya de donner à cette notion de judaïsme alexandrin le support massif de preuves archéologiques qu'il rassembla de façon méritoire dans les douze volumes de son Jewish Symbols in the Greco-roman period. Le plus qu'il put prouver était que les Juifs ne rejetaient pas systématiquement les objets ayant des symboles païens: c'est-à-dire qu'ils vivaient dans un monde païen. Philon d'Alexandrie (Ier siècle de notre ère) présente une problématique différente qui ne se prête pas à la généralisation. Il acceptait la

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Loi, la Torah, et en recommandait l'observance. Bien qu'il ait luimême pratiqué l'interprétation allégorique, il n'approuvait pas les Juifs qui faisaient du symbolisme de la Loi un prétexte pour se dispenser de son observance littérale CMigrât. Abrah., 88-93). Cependant, il ne joua pas un grand rôle dans la jurisprudence juive. Il lisait le Pentateuque comme une carte pour un voyage vers Dieu. Il aimait réellement Dieu et en ressentait chaque bienfait comme un don gracieux du ciel. Il fondait la connaissance sur la Révélation et eut personnellement une expérience de la Révélation à travers la méditation du Mot - le Logos (Somn, 1,65 sq.). Il décrivit ce qu'il contempla dans le langage des philosophes (Platon, les stoïques) qu'il admirait; il fut conforté par cette coïncidence. Peu de choses dans son approche pouvaient la faire accepter par les Juifs qui lisaient la Bible afin d'y apprendre les commandements de Dieu ou le louer. De façon caractéristique, Philon ne prêtait pas grande attention aux psaumes et aux prophètes. Peu de choses chez Philon pouvaient attirer les païens. Ceux d'entre eux qui désiraient de la philosophie avaient une source plus proche et meilleure. La forme d'exposition de Philon - un commentaire du texte biblique - aurait été dans la plupart des cas incompréhensible aux lecteurs non familiers de la Bible. Si l'anti-chrétien Celse (fin du IIe siècle de notre ère) avait un peu lu Philon, il le fit afin de polémiquer avec les chrétiens. Aussi Philon, qui avait écrit à la fois pour les Juifs et les païens dans son esprit (mais surtout peut-être pour les Juifs) ne présentait pas grand intérêt pour les uns et pour les autres. Ses lecteurs se trouvent principalement chez les chrétiens, à commencer par l'auteur de l'Épître aux Hébreux. Les chrétiens hellénisants reconnurent en lui leur prédécesseur dans sa tentative de fonder la Révélation sur la philosophie grecque. Clément d'Alexandrie et Origène furent des adeptes passionnés de Philon. Au IVe siècle, Eusèbe (Hist, eccl., 2,17,1) connaissait la légende selon laquelle Philon aurait rencontré saint Pierre à Rome et se serait converti. Les Juifs oublièrent Philon avant le grec. Il fut redécouvert par les Juifs au XVI e siècle (un d'eux était Azariah de Rossi) dans une traduction latine du Juif italien Azariah de Rossi mais, même après sa redécouverte, il ne joua pas un grand rôle dans la pensée hébraïque. Nous en venons par conséquent à la conclusion que pour les Juifs d'expression grecque, qui nous sont connus, seul un petit nombre peut être véritablement qualifié d'hellénisants. L'un d'entre eux était peut-être Jason de Cyrène, la source de II Machabées. Le second - cela n'est pas inattendu - un autre historien, Flavius Josèphe (Ier siècle de notre ère). Flavius Josèphe était un Juif palestinien d'origine sacerdotale, qui commença à écrire son histoire en araméen et ne maîtrisa jamais assez bien le grec pour pouvoir se passer d'aides. Il utilisait les sources juives - bibliques et autres - et fit appel à sa connaissance profonde de la tradition orale juive. Mais, comme sa mission était d'écrire l'histoire des Juifs pour les païens (les romains), il pouvait s'en acquitter unique-

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ment en adoptant des modèles grecs. En conséquence, il choisit d'écrire son autobiographie et de réfuter les théories de quelques auteurs païens sur les Juifs: cela impliquait encore^des modèles grecs. C o m m e Philon, Josèphe fut confisqué par les chrétiens, mais, à la différence de Philon, il eut une certaine réputation parmi les païens (Porphyre au IIIe siècle, peut-être Vegetius vers 400 après J.-C.). Il eut aussi quelques lecteurs indirects parmi les Juifs du Moyen Age. Une partie de son oeuvre fut utilisée dans la compilation d ' u n Juif anonyme du Sud de l'Italie au X e siècle (connu sous le nom de Josippon). Cependant, le destin de la philosophie et de l'historiographie grecque chez les Juifs fut en grande partie identique. Avec le développement de la Torah comme fondement de la vie individuelle et communautaire - et c o m m e source de la joie et de la sainteté - ni la philosophie, ni l'historiographie, telles que les concevaient les Grecs, ne pouvaient attirer les Juifs. En ce qui concerne l'historiographie, d'autres facteurs intervinrent, qui la rendirent inutile, même sous sa forme biblique que Machabées I avait conservé avec des modifications. La comparaison avec d'autres cultures montre qu'il n'y a guère d'incitation à écrire l'histoire, quand le centre religieux et national est détruit - ce qui fut le cas pour les Juifs en 70 après J.-C. Le triomphe des Pharisiens signifiait la disparition virtuelle de la notion de direction providentielle du plus lointain passé jusqu'à nos jours, et après, qui était si caractéristique de l'histoire biblique. Au contraire de Kohelet, les Pharisiens la remplacèrent par une importance exclusive donnée au retour d'événements choisis du passé que les Juifs avaient toujours célébré. Les Juifs maintinrent des liens avec des moments choisis de leur passé par le biais de la Pâque, de Shavouot, des quatre jeûnes liés à la destruction du Temple, Hannoukah, etc. Mais la continuité de l'histoire était perdue. C'était une substitution, en des temps difficiles, d ' u n e vision optimiste et contemplative pour l'embarrassante et souvent tragique vision des historiens bibliques et des prophètes. Il suffit de faire remarquer que, si les Juifs reprirent contact avec la philosophie grecque par le biais des Arabes, pour l'historiographie, il fallut attendre le XIX e siècle.

FRANÇOIS HARTOG

le problème de l'altérité chez les grecs: les scythes vus par hérodote

Qui s'interroge sur l'altérité en Grèce ancienne, sur la façon dont les Grecs ont, à l'époque classique, dit l'autre, rencontre nécessairement l'oeuvre d'Hérodote; premier discours constitué et continu que nous avons où il est fait une place si grande aux autres, même si ce discours est écrit en grec et destiné à des auditeurs grecs. L'oeuvre d'Hérodote se situe d'autre part après l'ébranlement profond qu'ont provoqué, en Grèce continentale, les guerres médiques, en un temps où, manipulées et reconstruites, elles vont devenir d'épopée nationale que l'on sait, référence obligée de toute l'historiographie - au même titre que la guerre de Troie ou que les combats contre les Amazones - et notamment de l'histoire "officielle" d'Athènes De plus, pour un "Grec m o y e n " (si l'on peut user d'une telle abstraction), à la suite des guerres médiques ou plutôt étant donné la manière dont on en "écrit" l'histoire, il y a synonymie ou équivalence complète entre o Basileus et o Bárbaros, le Roi est aussi le Barbare, le grand Roi est le Barbare par excellence. Ainsi Hérodote représente un moment fondamental du discours de l'autre. Avant lui ou, plus largement, avant le V e ou, parfois, à la fin du V I e siècle, la différence entre Grecs et non-Grecs ne s'exprime pas par les deux termes obligés de Grecs et de Barbares. Si l'on prend VOdyssée et si l'on s'attache au "monde des hommes", on trouve deux expressions: xeînoi avec son ambivalence d'hôte et d'étranger (la χ eni a désignant la relation d'hospitalité; pour qu'il y ait xeni a entre deux hommes, il faut avoir un minimum de choses en commun 2 ); AUôthrooi étant l'autre terme, "gens d'autre langue": "je vais à Témésa chez les gens d'autre langue, troquer le fer étincelant contre du bronze" déclare Mentès à Télémaque 3 . Cet exemple et d'autres montrent qu'avec les "gens d'autre langue" il n'est pas question qu'il y ait jamais de relation d'hospitalité, mais seulement de commerce et de piraterie. C o m m e l'avait remarqué Thucydide il n'y a pas de Barbares chez Homère. A v e c Hésiode et Théognis, nous trouvons un troisième terme qui marque bien la distance par rapport à xeïnos, avec sa double acception, c'est celui de endêmos désignant l'homme de l'intérieur par opposition à celui de l'extérieur. Ainsi, jusqu'à l'époque archaïque, un modèle à trois termes semble rendre compte, au moins schématiquement, de raltérité: endemòs, xeïnos, allóthroos (il est bien clair que l'histoire de ces mots est liée à celle de la polis: xeïnos s'opposera à polîtes et se spécifiera pour désigner un Grec, mais d'une autre cité). A v e c Hérodote, tout change, la division Grec/Barbare est donnée d'entrée de jeu comme allant de soi, comme faisant partie intégrante du "bien connu", du savoir partagé sur les présupposés duque) il n'est 5

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plus question de s'interroger: H é r o d o t e de Thouroi", nous dit la première phrase, "présente ici son enquête, pour empêcher que ce qu'ont fait les hommes, avec le temps, ne s'efTace de la mémoire et que de grandes et stupéfiantes actions, accomplies tant par les Grecs que par les Barbares ne cessent d'être réputées" 5 . Le couple Grec/Barbare était lancé et bien lancé, puisque son histoire continue aujourd'hui encore. Une phrase de J. S. Mill est à ce sujet tout à fait significative; il écrivait en 1859: "the battle of Marathon, even as an event in English history, is more important than the battle of Hastings. If the issue of that day had been different, the Britons and the Saxons might still have been wandering in the woods" 6 . Notamment depuis le livre de Jiithner 7 , l'étude de ce couple, sinon son histoire, fut plusieurs fois entreprise. Nous avons un dossier, à peu près toujours le même, constitué d'un choix d'exemples par auteur, s'efforçant de fixer le visage du Barbare. On pourrait aussi faire une étude systématique et exhaustive du champ sémantique du couple Grec/Barbare dans une oeuvre donnée, par exemple les Histoires d'Hérodote. Mais procéder ainsi suscite immédiatement une réserve méthodologique; c'est en effet oublier qu'on est en présence d'un récit avec ses lois et ses exigences, c'est traiter un texte littéraire comme un article de dictionnaire. Pour sortir de la question Grec/Barbare dont à la limite il n'y a rien à dire sinon qu'il y a des Grecs et des Barbares, il me paraît plus intéressant de poser le problème en termes d'altérité et d'étudier un discours, un logos, dans son ensemble et d'aussi près que possible. J'ai choisi d'étudier le logos scythe ou l'histoire des Scythes. En un mot, la lecture proposée est la suivante; non pas un commentaire mais un repérage et une détermination des écarts explicites et implicites entre ce qui est dit des Scythes et le "modèle" grec qui, explicitement et implicitement, informe le discours. Le but recherché: les lois du discours de l'autre, bref tout ce que j'appellerai une rhétorique de l'altérité. Si les Scythes ont moins fasciné les Grecs que les Égyptiens, ils ne les ont toutefois pas laissés indifférents: ils tiennent une place non négligeable dans l'historiographie grecque: avant Hérodote, avec lui et après lui; Hérodote fonctionnant ensuite comme tradition. D'autre part, les Grecs, ou plutôt les Athéniens, les connaissent bien: ce sont les fameux archers scythes, esclaves chargés de la police à Athènes. *

J'en viens maintenant à la guerre scythe en m'attachant à ce qui est en elle signe d'altérité. Qu'est-ce que la guerre scythe? La guerre entreprise par Darius contre les Scythes; elle a pour prétexte officiel de châtier les Scythes qui, "danà le passé", "autrefois" ont occupé le continent asia-

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tique et asservi les Mèdes; mais en fait les Scythes estiment que Darius a, avant tout, des visées hégémoniques: il entend soumettre tous les peuples du Nord et les incorporer à son empire. Darius franchit alors le Bosphore sur un pont, soumet la Thrace, puis traverse l'Istros également sur un pont, construit et gardé par les Ioniens, et s'avance en Scythie. 8 Il y a tout un aspect de cette affaire que je laisserai de côté, car il est un peu marginal, c'est tout ce que j'appellerai les "contraintes du récit", tout ce qui, dans le récit d'Hérodote, par suite d'une lecture rétrospective des événements, tend à faire de la guerre scythe l'annonce et la répétition générale de l'invasion de la Grèce par Xerxès. Dans les deux cas il y a passage d'Asie en Europe, passage d'un espace où le Roi est chez lui dans un espace autre, où il ne pourra être chez lui, passage sur un pont qui, comme l'écrit M. Serres 9 , est "un opérateur difficile ou dangereux": il ne réunit pas en effet deux parties d'un même espace séparé par un fleuve ou un bras de mer, mais il "connecte deux variétés d'espace sans bords communs". Les Scythes, face à l'invasion de Darius, sont comme les Grecs face à Xerxès et plus précisément comme les Athéniens; une série d'exemples le montre. La résistance des Scythes à l'envahisseur est ' l u e " comme résistance à l'asservissement pour la défense de la liberté; les Scythes parlent à leurs voisins comme les Athéniens aux autres Grecs; et, pour un Grec les entendant, ces paroles à la fois annoncent et font écho à celles que "Γépopée" des guerres mediques a officialisées. Commence alors cette guerre étrange, unique dans toutes les Histoires; c'est en effet une guerre sans bataille, sans aucune bataille rangée, où, à la limite, les adversaires ne se voient pas, mais où il y a incontestablement un vainqueur et un vaincu (Darius). Or, une guerre sans bataille est-elle encore une guerre, surtout dans l'Antiquité? Les Scythes fuient continuellement devant les Perses et pourtant ils gardent constamment l'initiative et ne font qu'appliquer un plan résolu à l'avance. Les Perses les poursuivent avec constance et, pourtant, ne les rattrapent jamais. Les Perses sont totalement désorientés; ils ont une armée qui comprend 700 000 fantassins et cavaliers, sans compter l'armée navale, précise Hérodote 10, et sont là pour livrer bataille; face à eux, ils n'ont pas une armée, mais tantôt l'une, tantôt l'autre, tantôt les deux moitiés du peuple scythe " . L a stratégie perse est simple et Darius l'exprime clairement au roi des Scythes, à qui il fait dire par un messager: "Malheureux, pourquoi fuis-tu toujours quand il t'est loisible de prendre l'un ou l'autre de ces deux partis? Si tu t'estimes toi-même en état de tenir tête à ma puissance, arrête-toi, cesse de vagabonder et combats. Si tu as conscience au contraire de ne pas être de force, en ce cas-là aussi cesse tes courses, apporte en présent à ton maître la terre et l'eau, et entre en conférences avec moi" 12.

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De deux choses l'une: ¡1 n'y a pas de troisième voie. Darius, peut-on faire remarquer, exprime la stratégie perse et, pour mesurer l'altérité scythe, il faudrait montrer la différence entre la stratégie perse et la stratégie grecque. C'est en effet une question, mais, dans ce cas précis, je crois qu'un Grec approuverait les paroles de Darius. L'hoplite, la phalange d'hoplites est faite pour la rencontre, "en toute équité et sans malice" 13, sur un terrain uni, de deux armées qui s'affrontent au son des flûtes, l'une s'efforçant de faire céder l'autre. Or ce que refusent les Scythes, c'est précisément l'ordre de bataille, la bataille rangée (ithumachie) 14 qui signifie à la fois le combat en terrain découvert et le combat "droit", selon les règles, "sans malice", bref le combat hoplitique. Efforçons-nous maintenant de préciser l'écart existant entre la guerre "normale", telle que la conçoit Darius, et la guerre telle que la pratiquent les Scythes ou plutôt cette activité qui apparaît comme étant en deçà de la guerre. Darius veut la bataille et les Scythes lui proposent une chasse et une chasse étrange où le chasseur est en fait, et sans le savoir, le chassé. Que font en effet les Scythes? Ils se retirent devant l'ennemi: l'un de leurs chefs Scopasis reçoit comme instruction de upágein 15 qui signifie, dans le vocabulaire cynégétique, lever le gibier, si bien que les Perses sont en fait le gibier alors même qu'ils poursuivent les Scythes. Autre instruction: upophéugein, fuir discrètement, mais aussi dans le vocabulaire cygénétique, échapper aux chiens. Là l'ambiguïté est levée: les Perses sont les chiens à la poursuite du lièvre. Dans une autre phrase, représentant le deuxième volet des instructions données au chef scythe, dès l'instant que le Perse abandonnerait la partie, il lui faudrait diökein, le poursuivre, le pourchasser; Scopasis, devenu ouvertement le chasseur, doit alors attaquer (epióntas), comme le chien attaque le lièvre. L'autre groupe reçoit lui aussi l'ordre d'entraîner et d'égarer le Perse en se tenant à une journée de marche en avant. Les verbes employés sont upexágein qui, par son préfixe, implique que ce mouvement se fait en cachette, et proéchein, "se tenir en avant" 16, mais proéchein se dit aussi du chien qui est en avant des voies du lièvre, et nous retrouvons la même ambiguïté: qui poursuit qui? Il s'agit d'entraîner le Perse hors de Scythie (pour par cette ruse, forcer les peuples voisins à entrer eux aussi dans la guerre) puis, cela accompli, de faire un brusque demi-tour et de rentrer en Scythie: Hérodote emploie upostréphein qui se dit notamment du lièvre; poursuivi par les chiens, le lièvre tend brusquement une de ses oreilles, ce qui le déséquilibre et le fait tourner sur place et il peut ainsi échapper à ses poursuivants 17. Avec ce comportement rusé du lièvre, qui rappelle le brusque retournement du renard pour s'emparer de sa proie (epistréphein), nous sommes explicitement dans le champ sémantique de la Métis 18. Vernant et Détienne ont en

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effet montré à quel point stréphein (et ses composés) est un des maîtresmots de la Métis, dont le vocabulaire, aussi loin qu'on puisse remonter, "l'associe à des techniques dont le rapport avec la chasse et la pêche est manifeste". Les Scythes, gibier plein de Métis, ont donc tout ce qu'il faut pour faire d'excellents chasseurs. Il s'agissait jusqu'à présent de plans, nous allons maintenant passer à la mise en oeuvre de ces plans (tà bebouleuména)19 que les Scythes vont exécuter point par point. Nous avons donc une reprise du même vocabulaire 20: les Scythes, pour entraîner les Perses, vont à leur rencontre. Le texte emploie euriskô, "trouver" sans doute, mais, en termes de chasse, découvrir le gibier, dénicher le lièvre. Quand les Perses, qui ne savaient où aller, les aperçoivent, ils leur emboîtent le pas ou, plus exactement, dit le texte: "ils les suivent à la trace" (katà stibon21), sans doute comme on suit un gibier, pour ne pas le perdre, mais aussi et peut-être davantage, pour ne pas se perdre eux-mêmes. Enfin, par une dernière ruse du récit, cette course à travers l'espace scythe, où le chasseur, le poursuivant n'est jamais le maître du jeu, mais où le poursuivi l'est toujours, étant parfois le véritable poursuivant, se termine par une chasse dérisoire n . Au moment même où il semble que Darius va finalement obtenir ce qu'il attend depuis le début, une bataille, une vraie, où les Scythes prennent position en ordre de bataille face à l'armée perse, comme s'ils allaient en venir aux mains (ös), un lièvre passe entre les deux armées... Alors, au fur et à mesure que le lièvre s'avance, les Scythes rompent leur ordre de bataille et, sans plus se soucier des Perses, se mettent à le poursuivre (diôkein): ils ont trouvé un gibier plus drôle; mieux vaut en effet un vrai lièvre qu'un faux lièvre, qui n'est même pas un vrai chasseur. Cette dernière avanie lui ayant ouvert les yeux, Darius décide d'abandonner la partie et de rentrer chez lui en Asie. Telle est donc, brièvement exposée, l'altérité de la "guerre" scythe: une chasse pleine de cautèle, mais la question se pose alors de l'explication de cette pratique: qu'est-ce qui fait que les Scythes se "battent" ainsi? Je croirais volontiers que cette singularité scythe, cette marque de leur altérité appartenait au "bien connu" ou au "savoir partagé" d'un Grec classique. En effet, si nous ouvrons le Lâchés de Platon, nous trouvons ceci 23 : à la question qu'est-ce que le courage, Lâchés répond: est courageux celui qui demeure dans le rang sans prendre la fuite. Socrate lui demande alors ce qu'on peut dire de quelqu'un qui, tout en prenant la fuite, combattrait l'ennemi. Devant la surprise de Lâchés, il lui donne un exemple: les Scythes dit-on ne combattent pas moins çn prenant la fuite (pheúgontes) qu'en poursuivant (diôkontes). En outre, Homère vante les chevaux d'Enée qui savent "aussi bien poursuivre que fuir" et Enée lui-même n'est-il pas dit "un maître de fuite" (Mriêstora phóboio). Réponse de Lâchés:

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"il avait raison, car il parlait de chars; et, toi, tu parles des Scythes qui sont des cavaliers: c'est en effet ainsi que combat leur cavalerie (tò ippikòn), mais l'infanterie de ligne grecque (tò oplitikon) combat, elle, c o m m e je l'ai dit". Ainsi, quand Socrate pose sa question paradoxale - peut-on être fuyard et courageux? - il a un exemple tout prêt, où se dit bien l'altérité scythe (et il semble que tout u n chacun sache cela). A partir de ce moment, Lâchés s'y retrouve tout à fait. Cette différence ne fait pas problème: ce qui en rend compte c'est l'opposition entre le cavalier et l'hoplite grec. Quant au fondement de cette différence, il est à chercher dans la guerre homérique. C'est, je crois, le sens d e la référence à Enée et à ses chevaux. Les cavaliers scythes se battent (aujourd'hui) c o m m e se battaient les guerriers homériques, gens du char. Darius, nous l'avons d i t 2 4 , ne comprend rien au comportement des Scythes. Pour lui, l'altérité de leur comportement est totale, c'est-àdire pure opacité; il interprète comme "course errante" (plané) - mais aussi vagabondage du lièvre et fourvoiement des chiens - ce qui est une course sûre d'elle-même; comme action de fuite (pheúgein) et donc de lâcheté ce qui est upopheúgein, c'est-à-dire action de fuir secrètement et d'échapper au chien, et donc façon rusée de combattre. *

C o m m e n t Hérodote traite-t-il de cette altérité? Quelle lecture en donne-t-il? U n e lecture qui découle de ce que j'appellerais volontiers les exigences de l'ethnologie. J'ai parlé tout à l'heure des contraintes du récit et j'entendais par là tout ce qui, dans le récit de la guerre scythe, annonçait l'invasion de Xerxès, tout ce qui rapprochait les Scythes et les Athéniens, faisant des Scythes des espèces d'Athéniens d ' u n genre particulier. Mais il est u n élément qui réintroduit massivement l'altérité entre les deux et rétablit une distance infranchissable entre eux. Alors que l'Attique est envahie et Athènes abandonnée pas ses habitants, Thémistocle propose aux alliés ce qui sera la bataille de Salamine, mais un Corinthien lui coupe la parole 25 en lui disant qu'un sanspatrie un individu a-polis n'a pas le droit de prendre part au vote, ni de prendre la parole: n'ayant pas de polis, il n'a plus d'existence politique ou m ê m e , dirions-nous, civile et sa parole n'a pas cours. Or, ce qui pour un Grec est l'anormalité m ê m e , celui qui est a-polis n'étant m ê m e plus un homme 26 , est, chez les Scythes, tout à fait normal: les Scythes ne vivent pas d a n s des villes, mais dans leurs chariots. Ils sont nomades: "nous n'avons ni villes ni plantations", dit le roi des Scythes à Darius, "aussi ce que j e fais en ce m o m e n t n'est pas différent (neôteron) de ce que j'ai l'habitude d e faire en temps de paix". Autrement dit, le nomadisme est non seulement un genre de vie, mais aussi une stra-

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tégie. Pour Hérodote, la singulière façon qu'ont les Scythes de combattre en pratiquant cette chasse embrouillée ne se réduit pas à l'opposition cavalerie/hoplite (façon commode de récupérer l'altérité), mais elle trouve au contraire son fondement dans l'opposition du nomadisme et de la vie en cité. Hérodote fait en somme la théorie du nomadisme et il en dégage les implications stratégiques, c'est-à-dire cette façon de poursuivre tout en fuyant, l'invention 'la plus (sophdtata) sage, sensée, maligne 27 de toutes celles que nous connaissons" et il l'admire sans restriction, même si c'est la seule chose qu'il admire chez les Scythes. Artabane 2 8 déconseille à son frère Darius d'entreprendre une expédition contre les Scythes en lui disant qu'il est difficile d'atteindre ces gens (il parle de Vaporia des Scythes), c'est-à-dire qu'il n'y a pas de poros, de passe, de chemin conduisant à eux. Bien sûr, il n'est pas écouté et il est là pour ça. Le même Artabane 29 déconseille à son neveu Xerxès d'envahir la Grèce: "Je déconseillai déjà à ton père, à mon frère Darius, d'entrer en campagne contre les Scythes, des gens qui n'habitent nulle part dans une ville, mais lui, espérant subjuguer les Scythes nomades (katastrépsesthai) ne m'écouta pas." Nomadisme et aporie vont donc ensemble: il n'y a pas de póros, parce qu'ils sont nomades, c'est bien ce que veut dire Artabane. Mais plus largement, je voudrais esquisser la question de l'altérité de l'espace scythe comme espace autre et donc comme espace de l'autre. Sitôt que les Perses ont franchi le pont sur l'Istros, ils entrent dans un espace étrange où, pour eux, il n'y a plus ni direction, ni point de repère sûrs. Quand ils aperçoivent les Scythes, la seule chose qu'ils puissent faire, c'est de les suivre à la trace et, s'ils perdent leur trace, de s'arrêter. Il n'y a donc de póros vers eux qu'autant qu'ils le veulent bien 3°. Et même quand Darius les poursuit, il n'arrive pas à apprécier la direction qu'il suit. Hérodote nous dit que les Scythes vont "tout droit"(ithü), et Darius reprochera au roi des Scythes ses vagabondages (plânê)31. Pour eux qui ne connaissent pas les routes, c'est comme s'il n'y avait aucune route ouverte 3 2 alors que, pour les Scythes, qui connaissent leur espace, il y a non seulement des routes, mais aussi des raccourcis, donc tout un réseau de voies de communications (súntoma tes odoû). Aussi, quand les Perses ont décidé d'abandonner la guerre et de se sauver, incapables de s'orienter, ils en sont réduits, pour retrouver leur chemin, à suivre leur propre trace, leur propre piste (stibon), celle qu'ils avaient laissée à l'aller. Par un dernier retournement, le poros n'est plus le chemin permettant d'atteindre les Scythes (euriskein), mais le passage permettant de leur échapper, c'est-à-dire le pont sur l'Istros 33. Sans ce pont qui unit provisoirement deux espaces hétérogènes, Darius n'aurait jamais trou-

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vé de poros. L'espace scythe est un espace d'où l'on ne revient pas. Et c'était bien le sens des présents (espèce de contre-don en réponse aux exigences de Darius leur réclamant la terre et l'eau) offerts par les Scythes aux Perses: un rat, une grenouille, un oiseau et cinq flèches, ce qui signifie selon l'interprétation du Perse Gobryas 34: "Si vous ne devenez des oiseaux et ne vous envolez dans le ciel ou si vous ne devenez des rats et ne vous enfoncez sous la terre, ou si vous ne devenez des grenouilles et ne sautez dans les marais, vous ne retournerez pas dans votre pays et vous périrez par ces flèches". Autrement dit, il n'est pour vous aucun poros. Pour conclure ces quelques remarques et poser le problème de l'altérité de manière plus large, j'aimerais, moi aussi, trouver unpóros me permettant de sortir d'Hérodote et j'utiliserai le personnage d'Anacharsis. Il ne s'agit pas du "jeune Anacharsis" rendu célèbre par le livre de l'abbé Barthélémy 35, mais de son ancêtre le vieil Anacharsis, sage et martyr. Après avoir voyagé par le monde et notamment en Grèce, ce dernier revient chez lui en Scythie et là, alors qu'il s'acquittait d'un voeu en célébrant une fête en l'honneur de la mère des dieux, il est tué par son propre frère, car, écrit Hérodote 36 , les Scythes ne supportent pas qu'on introduise chez eux des coutumes (nomoi) étrangères. Plus clairement, d'autres textes, surtout postérieurs à Hérodote, font de lui un martyr de l'hellénisme et un champion de la grécité: il meurt pour avoir voulu helléniser ses compatriotes. Cette tradition nous présente donc un Anacharsis à l'école de la Grèce qui, au IVe siècle (probablement avec Ephore), figure même au nombre des Sept Sages. Mais dans une autre tradition (on trouve les deux dans le chapitre consacré à Anacharsis par Diogène Laerce 37 ) d'inspiration cynique, Anacharsis est le représentant d'une vie simple, selon la nature; il vante le genre de vie scythe et déprécie au contraire la vie de la cité et ses institutions spécifiques, comme l'agora et le gymnase. Bref il est devenu le modèle et la Grèce peut se mettre à son école. Les Barbares ne sont plus là-bas vers le Nord, mais dans la cité. Figure exemplaire donc que celle d'Anacharsis qui permet peut-être de poser un jalon pour une histoire de l'altérité qui reste à faire.

Notes 1. N. Loraux, "Marathon, ou l'histoire idéologique", REA, 1973, pp. 13-42. 2. Notamment Zeus Xenios qui est le garant et comme le fondement idéologique de l'hospitalité. Qui ne le reconnaît pas, qui refuse cette référence est axeinos: tel est, par exemple, le cas des Cyclopes qui, comme le déclare Poly-

L'altérité

chez les Grecs

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phéme (Od. 9, 273 sq.) n'ont pas à se soucier de Zeus ni des autres dieux. 3. Od. 1,184. J'emprunte cette distinction à Ph. Gautier dans son article "Notes sur l'étranger et l'hospitalité en Grèce et à Rome", Ancient Society, 4, 1973, pp. 1-21. 4. Thucydide, 1,3, 3: "Homère n'a pas employé le mot barbare, cela parce qu'à mon avis les Grecs n'étaient pas encore groupés de leur côté sous un terme unique qui pût s'opposer". Sans doute les Cariens (//. 2,867) sont-ils qualifiés une fois de Barbarôphbnoi. 5. Hérodote, 1,1, Coll. des Universités de France (trad. Legrand). 6. J. S. Mill, Dissertations and discussions, 11, 1859, p. 283. 7. J. Jüthner, Hellenen und Barbaren, Leipzig, 1923. 8. Hérodote, 4, 87. 9. M. Serres, Critique, avril 1975, notamment p. 368. 10. Hérodote, 4, 87. 11. Hérodote parle des Scythes, mais jamais de 'l'armée scythe". Seuls les femmes, les enfants et le gros des troupeaux sont envoyés vers le Nord pour y être à l'abri. 12. Hérodote, 4, 126. 13. Y. Garlan, La guerre dans l'Antiquité, Paris, Nathan, 1972, p. 95. 14. Hérodote, 4, 120. 15. Ibid. Pour tout ce vocabulaire cynégétique, cf. P. Chantraine, Études sur le vocabulaire grec, Paris, Klincksieck, 1956, et Xénophon, [.'art delà chasse, traduit et commenté par A. Delebecque, Paris, Les Belles Lettres. 16. Hérodote, ibid. 17. Xénophon, Cyn., 5, 32. 18. J.-P. Vernant et M. Détienne, Les ruses de l'intelligence, la métis des Grecs, Paris, Flammarion, 1975. 19. Hérodote, 4, 120, 121. 20. Ibid., 4, 122. 21. Ibid. 22. Ibid., 4, 134. 23. Laches, 191 a-b. Cette référence ne me paraît pas remise en cause par le fait que Platon pense avant tout aux peltastes d'Hiphicrate. 24. Hérodote, 4, 126. 25. Ibid., 8, 61. 26. Aristote, Politique, 1, 9-10: "Va-polis est, par nature et non par hasard, un être ou dégradé ou supérieur à l'homme, [...] il est comme un pion isolé au jeu de dames". 27. Hérodote 4,127. Sur ces questions stratégiques cf. Y. Garlan, Recherches de poliorcétique grecque, Paris, de Boccard, 1974. 28. Ibid., 4, 46. 29. Ibid., 1, 10. 30. Comme ils le déclarent en ibid., 4, 46. 31. Ibid., 4,120, 122, 135. On emploie plané, dans le vocabulaire de la chasse, pour marquer que les voies du lièvre sont, non pas droites, mais entrelacées; le mot désigne également le fourvoiement du chien; enfin il semble queplané soit associé à l'idée de décrire un cercle. 32. Ibid., 4, 136. 33. Ibid., 4, 140 et 7, 10 où le pont est désigné par le terme de poros.

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34. Ibid., 4, 131-132. 35. J. J. Barthélémy, Voyage du jeune anacharsis en Grèce, Paris, De Bure, 1789. 36. Hérodote, 4, 76-77. 37. Diogène Laerce, V. P. 1, 101 sq.

SALLY HUMPHREYS

grèce ancienne et anthropologie moderne représentation de la structure des autres sociétés

Comme l'a dit M. Tinland, l'Autre dans les sociétés humaines est un fait de culture, non de nature. Cela implique des difficultés pour comprendre les sociétés qui ont un ordre culturel différent. Ce qui m'intéresse ici est de savoir a) comment les hommes perçoivent les autres sociétés en tant que des ensembles organisés?; b) comment ces perceptions sont liées à l'expérience que l'on a de sa propre société?; c) comment ces perceptions se situent dans une perception générale de l'humanité? Je prends les Grecs comme exemple, mais cela ne m'empêchera pas de faire référence également aux Romains et à l'anthropologie moderne. Mon propos sera en fait de montrer ce que nous avons hérité du monde antique quant aux questions de racisme et de la compréhension des autres sociétés. Les Grecs n'avaient pas un concept de race au sens strict du terme, mais plutôt un concept d'ethnicité. Il n'y a pas d'insistance sur les différences physiques. Hérodote, par exemple, définit les Grecs par le sang, la religion, la langue et les coutumes (la culture). Il note que les Cariens n'admettent pas à leurs cérémonies religieuses ceux qui parlent le carien mais ne sont pas d'origine carienne (1,171). Au contraire, on admettait aux mystères d'Eleusis tous ceux qui parlaient grec. Mais, aux Jeux Olympiques, seuls pouvaient être admis ceux qui étaient d'ascendance grecque. Le fait est assez bien connu: l'ethnographie grecque - comme d'ailleurs l'ethnographie moderne pour une grande part - est difficilement séparable du mythe et de l'utopie. Certes, il y a naturellement une relation avec l'historiographie grecque. On peut affirmer que, pour les Grecs, l'ethnographie était une partie de l'histoire, donc distincte du mythe et de l'utopie. En effet, l'ethnographie comme l'histoire se réfère à des sociétés imaginaires. Mais, en fait, l'historiographie grecque tendait à distinguer entre l'histoire des peuples civilisés et la description synchronique des peuples sauvages pour des raisons pratiques. Il est beaucoup plus difficile d'étudier l'histoire des peuples sauvages. On trouve donc, à mon avis, dans l'ethnographie grecque une distinction entre la conception des autres sociétés civilisées et la conception des sociétés primitives. Pour la compréhension des autres sociétés civilisées, la sociologie grecque est fondée sur deux notions étroitement liées, la notion de politela (constitution) et la notion de paideïa (éducation), d'un processus de socialisation nécessaire au maintien du système social. La politeïa est un système social qui a une histoire et qui a connu des changements. Dans la description faite par Aristote de la constitution d'Athènes, Aristote raconte une série de changements, puis décrit l'état

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actuel du système. Chaque politeïa doit avoir une paideïa appropriée. La création d'une société idéale requiert non seulement la définition d'un système politique, mais aussi celle d'un processus de socialisation appropriée ( c f . La République de Platon). Hérodote et Xénophon utilisent en parlant des Perses les mots paideïa et politeïa. Au commencement de l'époque hellénistique, Hécatée d'Abdère a parlé de la paideïa des Égyptiens. Cependant, pour les peuples sauvages, on ne parle pas de politeïa ou de paideïa, mais de coutumes (nomima) qui ne sont pas systématisées. Mes études sur l'ethnographie grecque ont fait partie d'une recherche sur la représentation de la parenté dans la société grecque. Je m'étais demandée dans quelle mesure les Grecs avaient perçu les autres sociétés en fonction d'une organisation fondée sur la parenté. C'est le cas notamment d'Aristote pour lequel la société humaine commence par une organisation fondée sur la parenté: genos, fratrie, tribu. Cette conception de la société est cependant très rare avant Platon et Aristote. Dans la littérature grecque ancienne, les sociétés sont pensées en fonction d'autres formes d'organisation (nobles/roturiers, riches/pauvres, hommes/femmes, personnes âgées/jeunes, etc.). Chez Hérodote, apparaît la notion de clans chez les Perses et les Scythes, mais ce n'est pas le fondement de sa description de ces sociétés. Au Ve siècle, les Grecs pensent l'ordre des sociétés barbares plutôt en termes d'un style de vie commun (par exemple, le style de vie nomade) et en termes d'organisation de la famille dans un sens étroit: la famille nucléaire, les règles de mariage. Ils utilisent aussi la notion de caste, de différence occupationnelle. C'est un thème qui les intéresse beaucoup aux Ve et IVe siècles. Il est utilisé par Platon, par Hérodote pour l'Égypte et par les Grecs qui sont allés en Inde avec Alexandre le Grand. Les Grecs pensent aussi les autres sociétés sous la forme d'une catégorisation sexuelle. Ils s'intéressent beaucoup aux différences de traitement des femmes. Là évidemment, on est proche du mythe et de l'utopie. Le mythe des Amazones apparaît aussi dans l'ethnographie grecque. Des peuples de la Russie sont censés descendre des Amazones et censés vivre selon un mode de vie amazone. De même, il y a chez Platon une longue discussion sur la nécessité d'éduquer les femmes comme les hommes. Dans les deux cas de la caste et de la position des femmes, on note une certaine tendance à considérer Sparte et la Crète comme des sociétés grecques pouvant être utilisées comme modèles pour comprendre les sociétés barbares. L'idée des maisons d'hommes (les Syssities) à Sparte apparaît aussi dans l'ethnographie grecque. Antiochos de Syracuse, au V e siècle, en attribue l'invention aux Énotriens d'Italie du Sud. D'un autre côté, les représentations de la société organisée en fonction des occupations professionnelles ou du sexe sont liées à la poésie chorale grecque, qui donnait une grande place aux choeurs de fem-

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mes ou de guerriers. II s'agit d'un trait caractéristique de la poésie lyrique archaïque et de la vieille comédie athénienne. On peut voir dans cette courte esquisse de la pensée grecque deux caractéristiques de la pensée ethnographique, qui ont eu une grande histoire: a) la tendance à percevoir la structure des autres sociétés en fonction de sa propre société et surtout des problèmes existants dans sa propre société. Sans nul doute, l'organisation des occupations et les distinctions de sexe étaient très discutées dans la société athénienne des Ve et IVe siècles. b) La tendance à faire de la réflexion sur les autres sociétés une forme d'expérimentation mentale, un type de pensée utopique. La relation entre ethnographie et pensée utopique est également perceptible dans la description par Hérodote de la terminologie classificatoire de la parenté chez les Agathyrses (IV, 104) et dans l'utilisation de cette idée dans La République de Platon, où ce dernier construit un système classificatoire. En ce qui concerne la question de la perception des autres sociétés en fonction des problèmes de sa propre société, il est facile de trouver des exemples modernes. Au XIX e siècle, on voit beaucoup de discussions autour des sociétés primitives en termes d'organisation familiale. Cela apparaît chez Maine qui transpose la famille patriarcale victorienne dans la société indo-européenne primitive; Bachofen, au contraire, fait de la société primitive l'antithèse de l'organisation familiale de son temps; enfin Le Play s'occupe des problèmes sociaux de son temps en fonction de la famille. On note un changement très intéressant à la fin du XIX e siècle lorsque l'on perd confiance dans la famille comme unité fonctionnelle de la société moderne. On commence alors à poser les problèmes de la société moderne et aussi ceux des autres sociétés en termes de division du travail, de sociétés d'hommes ou en fonction de l'État. Pour en revenir aux Grecs, je crois que, dans la description des sociétés barbares chez Hérodote, il y a non seulement cette influence des formes de la société grecque, mais aussi, en sous-entendu, une recommandation de ne pas trop se mêler aux autres sociétés. Le contexte de l'affirmation fameuse d'Hérodote: "Nomos panton basileus" (la loi est le roi de tous) est le suivant: Hérodote dit que, pour tout le monde, les lois de sa propre société sont les meilleures. Il ne s'agit pas d'une pensée relativiste, comme le montre l'anecdote avec laquelle Hérodote illustre sa maxime. Le roi Darius de Perse avait demandé à des Indiens qui mangeaient leurs progéniteurs morts s'ils désiraient les brûler comme le faisaient les Grecs. Les Indiens répondirent par une réaction d'horreur comme le firent les Grecs, lorsque Darius leur proposa d'adopter la coutume des Indiens. D'où l'affirmation d'Hérodote selon laquelle, dans chaque société, la loi est ce qui compte et, pour chacun, les lois de son propre groupe sont les meilleures. Je crois qu'il est sous-

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entendu que les lois des autres sociétés sont horribles, donc inacceptables. Chez Hérodote, on trouve souvent des exemples de coutumes funéraires ou matrimoniales dans les sociétés barbares, que les Grecs n'accepteraient pas. Beaucoup de mythes grecs traitent de mariages mixtes qui finissent mal. Il y a une certaine tendance de la pensée grecque à penser les mariages mixtes en termes de mélange d'espèces. Par exemple, Cyrus, né d ' u n Perse et d'une Mède, est dit être un mulet. Héraclès, fils de Zeus et d'une mère humaine, est dit illégitime (nothos), conformément à la loi de Périclès qui n'admettait pas comme légitimes les enfants nés de l'union d'un athénien et d'une non-athénienne. Chez Hérodote, le mariage d'Amasis, roi d'Egypte, avec une grecque allait mal finir, car la f e m m e était stérile. Mais une intervention d'Aphrodite permit un heureux dénouement. On trouve également des croyances selon lesquelles les mulets ne peuvent être produits qu'en certains endroits de la terre (Hérodote, IV, 30). Mais l'idée que les produits d'unions mixtes étaient stériles est beaucoup moins commune que dans la pensée moderne, où la question de savoir si les races humaines étaient des espèces ou non fut largement débattue au XIX e siècle. Cela fut le cas notamment en Amérique où on la mit en relation avec le problème des unions en prétendant que les "mulâtres" étaient stériles. En ce qui concerne la conception générale de l'humanité dans la pensée grecque, deux modèles sont en présence. L'un est basé sur la famille, l'autre sur une sorte de contrat social. Les deux conceptions se réfèrent explicitement au monde animal. Dans les Lois, Platon affirme que les oiseaux ont des familles de même que les premiers hommes. La théorie du contrat est fondée sur la théorie selon laquelle la première humanité aurait été un troupeau régi par le plus fort. Comme les hommes, sont doués de raison, ils ont décidé qu'il était mieux d'être régi par le plus sage. Il y a certainement un courant de la pensée grecque pour lequel, quand on pense aux choses communes à l'humanité tout entière, on est réduit à penser les hommes comme des animaux. C'est très clair pour la philosophie cynique: ce qui est commun aux hommes c'est l'animalité. Il n'y a rien de proprement humain. Ceci n'est plus vrai pour la période hellénistique. On trouve des conceptions de l'universalité de l'humanité, mais cela n'inclut pas vraiment les Barbares. De ce point de vue, l'ethnographie moderne est très différente. Elle a commencé avec u n schéma évolutionniste qui légitime explicitement la civilisation (acculturation) des primitifs, assimilant le sauvage à l'enfant ou à une'étape antérieure de l'histoire humaine. Ce fait donne donc à la civilisation occidentale le droit de changer les autres sociétés et empêche que nous disions, comme Aristote, que pour chacun, ses propres coutumes sont les meilleures. Pour la société moderne, le relativisme implique une crise de confiance dans la société occidentale.

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Je ne crois pas que les Grecs aient eu vraiment le désir d'helléniser les autres sociétés. Ils avaient certainement une idée de la culture hellénique, mais non pas l'idée de l'imposer à d'autres sociétés. Cette idée existe certainement dans la pensée romaine qui concevait la romanisation comme un processus préalable à l'accord du statut de citoyen romain à tous les peuples de l'empire. Il me semble caractéristique des Grecs que, tout en ayant un sentiment de leur propre supériorité, ils ne se souciaient pas des autres sociétés. Ils ne veulent ni les changer, ni s'y mêler, mais s'en servir uniquement comme d'un moyen de réflexion. Les autres sociétés étaient "bonnes à penser" plutôt que bonnes à manger. On peut dire que, dans la société moderne, nous avons un triple héritage du monde antique: a) l'impérialisme intellectuel des Grecs qui utilisent les autres sociétés comme un moyen de réflexion; b) l'impérialisme territorial des Romains qui changent les autres sociétés pour mieux les exploiter et mieux les gouverner; c) Le monothéisme juif qui exige qu'on prenne position sur les coutumes et les croyances et pour lequel la défense de sa propre culture et de sa propre religion implique la conclusion que les cultures et les religions des autres sont erronées. Héritage malaisé...

EVELYNE PATLAGEAN

byzance, le barbare, l'hérétique et la loi universelle

Byzance est un grand nom et une longue histoire, et je n'en traiterai pas dans son ensemble. J'ai choisi la période qui m'a paru la plus riche pour l'objet de notre colloque. Elle commence en 692 avec le concile Quinisexte(dit aussi in Trullo), qui marque le début du développement canonique proprement byzantin, et que les participants justifient par la nécessité de remettre de l'ordre dans la romanité chrétienne, et de réagir contre les usages barbares qui l'envahissent et les traditions païennes qui y restent vivaces Ses décisions font faire notamment un progrès décisif aux interdits de mariage. D'un autre côté, dans la lutte de Byzance contre les peuples qui l'entourent, l'accent est mis désormais sur le motif de la chrétienté, d'une chrétienté qui demeure définie en même temps comme porteuse des valeurs universelles de la romanité 2. Le IXe et le Xe siècle, ensuite, sont l'époque de la grande politique missionnaire en pays slave et bulgare 3 . J'ai placé le terme de mon exposé au XI e siècle, au moment où s'imposent à la conscience byzantine ces Barbares particuliers parce que chrétiens que sont les Latins, les Croisés d'une part, et d'autre part les interlocuteurs d'un affrontement doctrinal de plus en plus violent avec Rome. A deux exceptions anciennes près, les auteurs sur lesquels j e fonderai mon propos appartiennent ainsi aux IX e -XII e siècles. Leur lecture révèle une sorte de grille, au travers de laquelle l'image de l'Autre est en fait celle de l'Un: je veux dire que la description de l'altérité et le système des critères qui la définissent renvoient aux normes mêmes de la romanité chrétienne de Byzance. Je n'ai donc pas utilisé de textes juridiques, car le statut officiel du non-romain et du non-chrétien, avec ses dispositions juridictionnelles et fiscales, est une question différente de celle qui nous intéresse et qui porte sur les attitudes 4. Je laisserai également de côté les Juifs, qui figureraient au contraire obligatoirement dans un exposé juridique. Le compte de la romanité chrétienne de Byzance avec eux est en effet un compte à part, et ils ne se placent pas dans la grille à laquelle je viens de faire allusion. Enfin, je n'entrerai pas non plus dans une critique de témoignages, car ce n'est pas l'information qui m'a retenue ici, mais la constance du choix opéré par quelques écrivains caractéristiques parmi tant de données possibles. De ce choix résulte l'image normative que je vais vous présenter, et en somme je parlerai au moins autant de Byzance que de ses Autres 5 . Consommation alimentaire et consommation sexuelle constituent ensemble un premier niveau de la norme et de la transgression, avec la concomitance remarquable qui s'affirme entre elles, dans ces textes byzantins comme partout ailleurs. Le classement de l'humanité autre s'en dégage déjà: les hommes sauvages, proches de la bête sauvage; les 6

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Barbares non chrétiens et les Barbares chrétiens; enfin les hérétiques "dualistes", Pauliciens et Bogomiles, dont l'activité est à Byzance un trait marquant de l'époque, les plus proches de l'observateur byzantin, et donc, vous le verrez, les plus chargés de négation et de menace 6 . Ces quatre catégories se disposent sur une ligne continue, mais où intervient à un certain moment un changement de signe. Dans le domaine de la consommation alimentaire, toute la classification se fait autour des aliments carnés. L'historien Procope décrit au VIe siècle la vie primitive des Tzanes du Caucase, avant que la conquête de Justinien ne leur apportât la civilisation 7: ils ne travaillaient pas la terre, mais ils élevaient régulièrement le bétail dont la viande et le lait constituaient leur nourriture (Procope, III, VI, 21). En revanche, la sauvagerie complète est parfaitement définie à ce niveau dans un récit de type ethnographique, composé entre le V e et le VIIe siècle par un certain Nil d'Ancyre, parti mener la vie ascétique au désert, où son fils fut enlevé par les Arabes nomades 8. Il rapporte que ceux-ci ignorent l'agriculture, et soutiennent 'leur vie de bêtes féroces dévoratrices de chair" par la chasse et le pillage des voyageurs, ou dans les cas d'extrême nécessité en tuant leurs dromadaires, "un par parenté et par tente"; ils mangent après avoir à peine amolli la viande au feu (Nil d'Ancyre, col. 612). C'est là évidemment une assez belle version du cru et du cuit, que vous me permettrez de ne pas approfondir 9 . Après cette catégorie des hommes sauvages apparaît la transgression dont ils étaient incapables et avec elle le changement de signe que j'annonçais tout à l'heure. Elle peut porter sur l'état de la chair consommée et sur les espèces animales dont celle-ci provient: thème durablement central, pour des raisons à la fois historiques et mentales, dans la réflexion de l'Église sur la prolongation de l'ancienne loi et l'élaboration de la loi nouvelle. Se référant à l'Écriture, le 67e canon du concile de 692 avait, après d'autres, interdit "le sang, la chair étouffée et la fornication", dans une association significative des consommations alimentaire et sexuelle 10. Or, voici les Barbares chrétiens dans un opuscule Contre les Francs texte remarquable attribué jadis au patriarche Photius (858-867 et 877886), mais qui date probablement du XIe siècle au plus tôt 1 2 . On y fait grief aux Latins de consommer des viandes étouffées, des chairs d'animaux morts et du sang, et ces traits restent constants dans la polémique byzantine 13 . A cela s'ajoutent les animaux impurs, parmi lesquels sont nommés l'ours, le castor et le chacal (chap. 12). Il est juste de noter qu'Anne Comnène 14 fait un sort, peut-être ambigu, aux scrupules d'un Bohémond, avouant que les rigueurs du siège d'Antioche ont contraint les Francs à manger des chairs interdites, sans d'ailleurs préciser davantage (Anne Comnène, XI, IX, 1). La transgression est présentée comme plus profonde encore, et plus inquiétante de toute sa proximité clandestine, dans le cas des hérétiques "dualistes" 15. L'abstention de viande qu'ils professent est réprouvée, on le sait, parce

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qu'elle exprime une condamnation de la Création. Elle dissimulerait des abominations secrètes. Une formule d'abjuration qui figure dans un rituel officiel de Constantinople copié en 1027 mentionne les chairs d'animaux morts ,6 . Euthyme de la Péribleptos attribue aux Bogomiles un mythe selon lequel le démiurge ne parvenait pas à fixer l'âme d'Adam dans son corps, dont elle s'échappait sans cesse par un bout ou par l'autre du tube digestif; il n'y réussit qu'en lui insufflant les chairs préalablement ingérées par lui-même de tous les animaux impurs, "serpent, scorpion, chien, chat [...] grenouille, souris, renard, loup, chacal": la liste semble avoir été allongée à l'envie dans la tradition textuelle (Euthyme de la Péribleptos, p. 35 sq.) Mais nous retrouverons ces questions au niveau du rituel, où elles culminent. Le domaine sexuel présente la même distinction entre le libre excès des sauvages ou des Barbares non chrétiens, et les transgressions de ceux qui se rapprochent du foyer normatif. Par exemple, la Vie de l'évêque Clément d'Ohrid, mort en 916, qui a été composée sans doute vers la fin du XIe siècle, met en scène le prince morave Svjatopluk, et celuici est représenté comme incapable de prêter l'oreille à l'évangélisation parce qu'il a l'entendement obscurci par le plaisir excessif qu'il prend avec les femmes 17. Le prêtre Jean Caméniate prête ce trait aux Arabes dans son récit de la prise de Thessalonique en 904 18, à propos des outrages qui attendaient en captivité les prisonniers des deux sexes (Jean Caméniate, 72, pp. 62-72 sq.), et de même Anne Comnène, qui leur reproche en outre, curieusement, un penchant à l'ivresse (Anne Comnène, Χ, V, 7). Quant au Barbare chrétien, on lui impute moins des excès qu'une méconnaissance de la distinction normale entre les sexes. Ainsi Anne Comnène observe avec stupéfaction (Anne Comnène, I, XV, 1) que l'épouse de Bohémond porte cuirasse et accompagne son époux à la guerre. Et il est reproché aux Latins de laisser aux femmes l'accès libre et entier du sanctuaire (Contra Francos, 11). C'est une transgression analogue à celle de la distinction entre clercs et laïcs, que nous leur verrons imputer plus loin. Mais le thème de la transgression sexuelle se déploie surtout dans la polémique contre les hérétiques pauliciens et bogomiles, avec une ampleur exacerbée par leur secret et leur apparente rigueur l 9 . Les écrits du XIe siècle contre les Pauliciens soulignent la naissance impure des chefs de la secte et postulent d'autre part que leur réprobation expresse du mariage et de la procréation dissimule en fait l'abomination absolue: ostentation ignoble, dans le rituel, de sécrétions impures (Pierre de Sicile, Histoire, 73); unions perpétrées sans égard au sexe ou à la parenté (Pierre l'Higoumène, Précis, 36, 94), notamment dans une célébration des Kalendes de Janvier où les participants se seraient mêlés toutes lumières éteintes 21; thème si ancien celui-là qu'il se rencontre déjà parmi les accusations colportées contre les chrétiens à l'époque de Marc-Aurèle 22. En revanche, ce développement s'atténue chez Euthyme Zigabenos (Euthyme Zigabenos, 32), et ohez Anne

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C o m n è n e ( A n n e C o m n è n e , X V , V i l i , 1 -2), qui s ' e n prend à l'aspect ascétique et respectable des Bogomiles, à la discrétion de leur d é m a r c h e et d e leur voix, à leur capuchon rabattu, à tout l'appareil de dissimulation de ces êtres malfaisants à l'instar des serpents et des loups, sans formuler d'accusations précises. N o u s atteignons alors le niveau de l'organisation sociale où c o n s o m mation alimentaire et c o n s o m m a t i o n sexuelle affleurent par les règles d o n t elles d e v i e n n e n t l'objet. La c o n s o m m a t i o n de la viande et d u sang se retrouve ainsi c o m m e transgression au niveau d u rituel. Le sacrificateur n o m a d e que décrit Nil d ' A n c y r e immole u n j e u n e captif, ou à d é f a u t u n c h a m e a u , et goûte le premier le sang; puis tous les assistants se partagent les lambeaux crus de la victime (Nil d ' A n c y r e , col. 613). L'interdit qui frappe des viandes sacrifiées est rappelé de façon répétée, et le canon 99 d u concile de 692 c o n d a m n e l'usage arménien d e cuire et d'offrir des viandes au prêtre d a n s l'église, c o m m e entaché de judaïsm e 23 . On reprochera aux Latins l'insuffisance de leur carême (Contra Francos, 6) et le laxisme de leurs moines touchant la c o n s o m m a t i o n de viande {ibid., 23). Enfin, o n prête aux hérétiques u n rituel aussi profanateur qu'il a é t é possible d e le concevoir, puisque le moyen de la c o m m u n i o n y serait un cordon ombilical h u m a i n réduit en cendres, d'après la formule d'abjuration déjà citée (§ 6) - accusation comparable à celle çju'Épiphane d e Salamine formulait déjà au IV e siècle contre les "gnostiques"24. A ce m ê m e niveau, les relations sexuelles prennent place d a n s le réseau d e s interdits de mariage dont l'élaboration constitue u n travail remarquable de la romanité chrétienne à Byzance entre 692 et le XI e siècle 25 . Il ne saurait donc être question de parenté et d'alliance à propos d e s h o m m e s sauvages de Procope et de Nil d ' A n c y r e , puisque leurs oeuvres sont antérieures à cette grande période d ' i n v e n t i o n des normes e n la matière. Plus tard en revanche, o n ne m a n q u e r a j a m a i s de souligner la méconnaissance de ces dernières chez les Barbares. Jean C a m é n i a t e s'indigne que les Arabes aient dispersé leurs captifs au mépris de la loi naturelle qui préside à la composition des familles (Jean C a m é n i a t e , 72-73). L'imposition de l'interdit spécifiquement chrétien d u mariage e n t r e compère et c o m m è r e , institué à Byzance par le c a n o n 53 d u Concile de 692, est mise en relief d a n s la mission de M é t h o d e en pays s l a v e 2 6 c o m m e u n critère important de la civilisation apportée avec le b a p t ê m e . Quant aux Barbares déjà chrétiens, la polémique leur reproche u n e rigueur insuffisante, aussi bien d a n s le cas épineux des clercs (Contra Francos, 18), qui ne respectent pas leurs propres normes, q u e dans celui des laïcs (ibid., 22), qui ne t i e n n e n t pas compte des interdits d'alliance entre parents de deux conjoints. E n f i n , les hérétiques byzantins, du moins les Pauliciens, en dépit des principes qu'ils professent, s o n t taxés d'inceste généralisé (Pierre l ' H i g o u m è n e , Précis, 24; formule d'abjuration citée note 21).

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L'organisation sociale ne se borne évidemment pas à ce qu'on vient de voir, et la pensée byzantine lui emprunte encore plusieurs critères de classification de l'altérité: la vie en société elle-même; tout ce qui a trait aux transactions régulières, et à la foi jurée entre les individus ou les nations; l'alternative de la paix et de la guerre; enfin, au plus haut, le système de l'autorité tant politique que religieuse. Tout cela produit une fois de plus le même classement. D'un côté, les sauvages de Procope et de Nil d'Ancyre, et aussi les assaillants de Thessalonique, "de tous les hommes les plus sanguinaires et les plus proches des bêtes féroces" (Jean Caméniate, 18, pp. 18-26 sq.). De l'autre, les hérétiques de Byzance. Les premiers extérieurs à la norme, les seconds fauteurs de transgression délibérée. Entre les deux, entre l'ignorance bestiale et la négation démoniaque, s'étend un registre complexe, où les Byzantins, porteurs de la norme universelle qui atteint en eux sa plénitude, voisinent avec d'autres Barbares, des Chrétiens notamment, chez qui cette dernière apparaît méconnue, assez même pour que certains se trouvent proches de la sauvagerie. Ainsi, les Arabes nomades décrits par Nil vivent "par parentés et par tentes", tandis que les Tzanes demeuraient, avant que Justinien les civilisât, "maîtres d'eux-mêmes et libres d'autorité [...] isolés à la façon des bêtes sauvages" (Procope, III, VI 2 et 10). Quant aux Pauliciens, ils "habitent le désert tout comme les démons" (Pierre de Sicile, Histoire, 34), et leur cité de Tephrik permet le libre jeu des "passions les plus honteuses" (ibid. 185). En revanche, Constantin VII, composant au milieu du Xe siècle son traité sur les peuples étrangers et la diplomatie byzantine 27 , observe chez eux des usages réguliers et anciens, assimilables à des lois, par exemple dans le cas des Pétchénègues (Constantin VII,DeAdm. Imp., chap. 37). Les écrivains byzantins expliquent la sauvagerie par l'absence des techniques fondamentales, agricoles en particulier. C'est ainsi que les Arabes nomades et les Tzanes sont réduits à vivre de rapines, et de même les Mélingues, des Slaves encore païens du Taygète, mis en scène dans la Vie de Nicon "Repentez-vous" composée sur des faits du Xe siècle, sans doute au XIe 28. L'auteur les dépeint comme des voleurs de bétail monastique, "sanguinaires et respirant le meurtre". D'autre part, ou en même temps, la vertu du baptême fait entrer de telles populations dans l'ordre de la paix. Ce sera le cas des Tzanes et des Mélingues, et celui des Russes développé dans une lettre du patriarche Photius, adressée aux patriarches orientaux 29. Pourtant, si Jean Caméniate souligne la cruauté corollaire de l'élan guerrier chez les Arabes (18, p. 18), ou Constantin VII l'avidité des Barbares (De Adm. Imp., chap. 13), ou encore Anne Comnène la volonté "naturellement" changeante des Comans (X, III, 4), des traits semblables se retrouvent dans l'image des Barbares chrétiens que sont les Francs, sous la plume de cette dernière: elle rapporte leurs atrocités (X, VI, 1), sans d'ailleurs passer sous silence les atrocités semblables des Byzantins (XIV, 1,4); et elle invoque leur esprit "par na-

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ture" incapable de fidélité aux traités (Χ, XI, 6), sans taire non plus telle exception comme le comte de Saint-Gilles (Χ, XI, 9). Les Pauliciens également sont définis par elle comme "sauvages" et "cruels" dans leur guerre contre l'autorité impériale (XIV, VIII, 5). Mais surtout Pauliciens et Bogomiles infligent à la société une transgression qui, pour être secrètement logée au coeur de la norme, n'en est que plus grave et plus dangereuse. Ils pratiquent systématiquement en effet la confession parjure, la dissimulation, le mensonge d'intention sous un langage orthodoxe: ce trait est partout signalé (Pierre l'Higoumène, Précis, 24 et 74; Euthyme de la Péribleptos, p. 25 sq.). Le critère de l'organisation religieuse se superpose exactement à celui de l'organisation politique. Les sauvages restent incapables de rien concevoir en ce domaine. Les nomades de Nil d'Ancyre ne sont même pas idolâtres, puisqu'ils "ignorent toute divinité, qu'elle soit notion de l'esprit ou oeuvre des mains", et ce bien qu'ils procèdent, on l'a vu, à des sacrifices humains, ou du moins sanglants, à "l'astre du matin" (Nil d'Ancyre, col. 612). Les Tzanes païens "considéraient et honoraient comme dieux les bosquets, les oiseaux et autres bêtes du même genre" (Procope, III, VI, 2). Mais les Latins chrétiens méconnaissent les lois dictées par la véritable tradition de l'Église, comme le montre la trop grande similitude d'allure des prêtres et des laïcs (Anne Comnène Χ, VIII, 8). L'auteur du Contra Francos reproche de même au clergé latin de trahir la distinction entre le sacré et le profane par la liberté de l'accès au sanctuaire (Contra Francos, 11) et de la célébration de la messe (ibid., 21). Quant aux Bogomiles, "dépourvus de foi en Dieu et serviteurs du diable", Euthyme de la Péribleptos leur prête la profanation des rites et des sanctuaires (p. 4 et p. 25 sq.). Me voici aux conclusions. La première est que la pensée byzantine n'est certes pas sortie d'elle-même pour tracer les cercles concentriques que l'on vient de voir. Et pourtant les deux consommations parallèles, et la triple ordonnance sociale de la parenté et des pouvoirs sur terre et dans le ciel, constituent un questionnaire assez universel pour que le système des critères byzantins de l'altérité mérite de retenir votre attention. Ensuite, les remarques qui viennent d'être faites devraient s'ouvrir sur deux problèmes que je ne saurais traiter ici. Le premier est tout de même celui des relations effectives entre Byzance et les autres. A cet égard c'est en fin de compte le Barbare chrétien dont l'insurmontable contradiction a provoqué le plus profond embarras. Je n'en veux pour exemple que les réserves de Constantin VII (De Adm. Imp., chap. 13, ligne 106 sq.) sur les alliances étrangères de la maison impériale, au nom précisément de la séparation naturelle des espèces, alors que ces alliances occupaient en fait une place importante dans la diplomatie byzantine; il ajoute aux critères d'altérité le manque de "culture" (paideïa), que j'ai laissé de côté dans cet exposé. La seconde interrogation touche l'altérité des hérétiques, la plus redoutée parce que la plus pro-

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che. Je n'épuiserai pas ici les similitudes ambiguës et marquantes qui les rapprochent de l'ascétisme le plus orthodoxe, abstention de viande, réprobation de l'activité sexuelle, attirance du désert, tandis que le refus de l'organisation sociale sous sa forme religieuse les sépare de lui en effet: mais jusqu'à quel point, et en quel sens? Si nous pouvions apprécier de façon critique les transgressions qui leur sont imputées, si nous les connaissions autrement que par leurs ennemis, nous découvririons peut-être que nul n'a été plus pleinement byzantin que les hérétiques "dualistes" de Byzance M . En tout cas, l'on aura observé la tonalité affective extrêmement sombre prise dans tous ces textes par la définition de l'Autre comme projection plus ou moins inversée de l'Un. Je songeais en les lisant aux belles pages où Jacques Le Goff décrivait naguère la représentation que l'Occident médiéval se faisait de l'océan Indien, 'le lieu de ses rêves et de ses défoulements", et "un des principaux arsenaux de son imagination" 31 ; celle-ci faisait apparemment oeuvre délectable, en le peuplant de transgressions souvent assez gracieuses. Je sais bien que mes auteurs n'appartiennent pas à la tradition littéraire très particulière des merveilles de l'Inde. Néanmoins, je reste frappée du contraste. L'autre ne suscite chez eux que les nuances d'un refus qui se fait d'autant plus angoissé et obsessionnel que son objet se rapproche, jusqu'à s'exprimer alors en fantasmes puissamment répulsifs, et rejoindre sans doute en fin de compte la censure profonde de soi. Mais ceci est une autre histoire.

Notes 1 .Cf., sur tout cela, V. Laurent, "L'oeuvre canonique du concile in Trullo", Rev. Ét. Byz., 23, 1965,p. 7-41. Texte du concile dans K. Rhallis-M. Potlis, Syntagma Kanonon, Athènes, 1852-1859, t. II, p. 295-554. 2. On en trouve un exemple parfait dans l'homélie d'attribution incertaine qui célèbre l'intervention miraculeuse de la Vierge lors du siège de Constantinople par les Avars et les Perses en 626. Cf. Fontes Historiae Bulgaricae, t. 6 (Fontes Graeci, t. 3), par I. Dujcev, G. Cankova-Petkova, V. Tapkova-Zaimova, L. Joncev, P. Tivcev, Sofia, 1960, p. 41-55; et un autre dans le discours d'Héraclius à ses soldats présenté au début du IXe siècle par le chroniqueur Théophane (Theophanis Chronographia, De Boor (éd.) t. I, Leipzig, 1883, p. 307 sq.). 3. Cf. I. Dujcev, "Bisanzio e il mondo slavo", Centri e vie di irradiazione della civiltà nell'alto Medio Evo, Centro Italiano di Studi sull'alto Medio Evo, Settimane di studio, 11 (1963), Spolète, 1964, p. 135-158; du même, "Les relations entre les Slaves méridionaux et Byzance aux X e -XII e siècles", Cahiers de Civil. Médiév., 9, 1966, p. 533-556; D. Obolensky, "Cyrille et Méthode et la christianisation des Slaves", La conversione al cristianesimo nell'alto Medio

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Evo, Centro Italiano di Studi sull'alto Medio Evo, Settimane di studio, 14 (1966), Spolète, 1967, p. 587-609; H. G. Beck, "Christliche Mission und politische Propaganda im byzantinischen Reich", La conversione..., op. cit., p. 649-674. Pour une orientation générale, cf. D. Obolensky, ' T h e Empire and its Northern neighbours, 565-1018", Cambridge Medieval History, vol. 4 (The Byzantine Empire, pt. 1, Cambridge, 1966, p. 473-517). 4 .Cf. à titre d'exemple A. Pertusi, "Venezia e Bisanzio nel secolo XI", La Venezia del Mille, Florence, 1965, p. 117-160. 5. Sur la délimitation que les sociétés se donnent par leurs interdits, cf. M. Douglas, Purity and danger. An analysis of concepts of pollution and taboo, Londres, 1966. 6. Pour un exposé général cf., en dernier lieu, M. Loos, Dualist heresy in the Middle Ages, Prague-La Haye, 1974, p. 21-95, à compléter par la "Bibliographie des études récentes (après 1900) sur les hérésies médiévales" (H. Grundmann), placée à la fin du volume Hérésies et sociétés dans l'Europe pré-industrielle, lle-18e siècles, sous la direction de J. Le Goff, Paris-La Haye, 1968. 7. Procopius, Buildings (texte avec trad. angl. de H. B. Dewing, coll. Loeb, Londres-Cambridge, Mass., 1954). 8. Nili Narrationes VU, P. G. (Migne) t. 79, col. 57-582. 9. Je renvoie, dans un autre contexte médiéval, au commentaire apporté à l'épisode de La Folie Yvain, dans Le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes, par J. Le Goff et P. Vidal-Naquet, "Lévi-Strauss en Brocéliande", Critique, 325, juin 1974, p. 541-571. 10. L'empereur Léon VI (886-912) interdit la confection d'aliments avec du sang, sous peine de châtiment corporel et d'exil (Novelle 58, par P. Noailles, A. Dain, Les Novelles de Léon VI le Sage, Paris, 1944). 11. Opusculum contra Francos, éd. par J. Hergenröther, Monumenta graeca ad Photium eiusque historiam pertinentia, Ratisbonne, 1869, p. 62-71. 12. Cf. H. G. Beck, Kirche und theologische Literatur im byzantinischen Reich, Munich, 1959, p. 522. L'oeuvre appellerait une comparaison avec la littérature de la Réforme grégorienne. 13. Cf. le commentaire de Théodore Balsamon (XII e siècle) au canon cité dans le texte (Rhallis-Potlis, op. cit., p. 463), et la lettre de Démétrios Tornikès à l'évêque d'Esztergom au nom de l'empereur (entre 1184 et 1204), éd. par J. Darrouzès, Georges et Démétrios Tornikès, Lettres et discours, Paris, 1970, p. 189 sq. 14. Anne Comnène, Alexiade, éd. et trad, par B. Leib, Paris, 1937-1946. 15. Textes cités dans la suite: Pierre de Sicile, Histoire des Pauliciens et Pierre l'Higoumène, Précis sur les Pauliciens, pubi, par Ch. Astruc, W. ConusWolska, J. Gouillard, P. Lemerle, D. Papachryssanthou, J. Paramelle dans Les sources grecques pour l'histoire des Pauliciens d'Asie Mineure, Centre de Recherche d'Histoire et Civilisation Byzantine, Travaux et Mémoires, 4, 1970, p. 1-227; les deux écrits sont datés du dernier tiers du IX e siècle et attribués à un même auteur par P. Lamerle, L'histoire des Pauliciens d'Asie Mineure d'après les sources grecques, Centre de Recherche d'Histoire et Civilisation Byzantine, Travaux et Mémoires, 5, 1973, p. 1-144. Euthyme moine du monastère de la Péribleptos, Contre les Phundagiagites ou Bogomiles (milieu du XIe siècle), Euthyme Zigabenos, Contre l'hérésie des Bogomiles (sous Alexis Ier Comnène, 1081-1118), dans G. Ficker, Die Phunda-

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giagiten, Leipzig, 1908, p. 1-86 et 89-111 respectivement. 16. Cod. Paris. Cois!. 213, f 0 127 vo-130 vo, pubi, par Astruc et al., Les sources..., op. cit. note 15, p. 199-203, ici § 9. 17. Vie de Clément d'Ohrid, chap. 5 et 10, P. G. (Migne), 1.126, respectivement col. 1204 et col. 1213. 18. loannis Caminiatae De expugnatione Thessalonicae, éd. par G. Böhlig, Berl i n - N e w York, 1973. 19. Cf. les observations d'A. Abel, "Aspects sociologiques des religions" manichéennes", Mélanges R. Crozet, Poitiers, 1966, t. I, p. 33-46. 20. D'après Pierre de Sicile, Zacharie serait un enfant trouvé, jeté sur la route parce que "issu d ' u n lit de transgression et de souillure", Baanès le Sale (sic) le fils d ' u n Juif et d ' u n e f e m m e adultère, et les autres devraient le jour "à des Sarrasins, à des esclaves, à la fornication" (Histoire, 123, 130, 136; cf. Pierre l'Higoumène, Précis, 94 et 102). 21. Texte cité ci-dessus note 16. Le grief d e promiscuité est ici précisé par celui de fidélité aux vieux gestes rituels d'inversion et d'excès de la fête des Kalendes de Janvier, qui survivent malgré la condamnation de l'Église (62 e canon du concile de 692 à Byzance). Cf. M. Meslin, La fête des Kalendes de Janvier dans l'Empire romain: Etude d'un rituel de Nouvel An, Bruxelles, 1970. 22. Cf. Minucius Felix, Octavius, J. P. Waltzing (ed.), Leipzig, 1912, 9, p. Π Ι 3): dans ce développement sur le convivium chrétien, attribué par l'auteur au rhéteur Fronton, la transgression sexuelle collective est déjà associée à la consommation rituelle du sang d ' u n enfant. 23. Cf. encore les observations faites par le R. P. M. D. Girard, "Les «madag» ou sacrifices arméniens," Rev. Or. Chrét. 7; 1902, pp. 410-422. En fait, un usage sacrificiel de ce genre est probablement attesté dans la deuxième moitié du VI e siècle par les bombances qui marquent la tournée épiscopale de Nicolas de Sion dans son diocèse lycien ( Vie de Nicolas de Sion, chap. 54 sq. dans G. Anrieh, Haghios Nikolaos, vol. I, Die Texte, Berlin, 1913, p. 3-35). 24. Epiphanii episcopi Sala'miniensis Adversus haereses sive Panarion, K.. Holl (ed.), Berlin, 1915-1933, 2 6 , 4 . 25. Cf. J. Dauvillier et C. de Clercq, Le mariage en droit canonique oriental, Paris, 1936, p. 123-157. 26. Cf. A. Vaillant, ' U n e homélie de Méthode", Rev. Ét. Slaves 23, 1947, p. 39, et Vie de Méthode 11 (où le sens de "commère" n'est pas absolument certain), trad. F. Dvornik, Les légendes de Constantin et de Méthode vues de Byzance, Prague, 1933, p. 389-390. 27. Constantine Porphyrogenitus, De administrando imperio, par MoravcsikJenkins, n lle éd. rév., Washington, D C , 1967. 28. Pubi, par S. Lambros dans Neos Hellenomnèmon 3,1906, p. 200. Cf. H. Ahrweiler, "Une inscription méconnue s u r les Mélingues du Taygète", Bull. Corr. Héll. 86, 1962, p. 1-10. 29. Photius, Epist., I, 13, 35, P. G. (Migne), t. 102, col. 736-737: printemps ou été 867 d'après Régestes des actes du patriarcal de Constantinople, vol. I, fase. 2 (715-1043) par V. Grumel, Chalcédoine, 1936, n° 481. 30. Une analyse de renversement hérétique des normes, exemplaire en dépit de la différence des motivations et du contexte historique, a été tirée du cas du frankisme polonais par G. Scholem, "La métamorphose du messianisme hé-

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rétique des Sabbatiens en nihilisme religieux au 18e siècle". Hérésies et sociétés, op. cit., p. 381-393. 31. J. Le GofT, "L'Occident médiéval et l'océan Indien: Un horizon onirique", in Mediterraneo e Oceano Indiano, Atti VI coli, intern, di storia marittima, Florence, 1970, p. 243-263. Beaucoup plus avant dans la même direction, à la naissance de l'observation ethnologique moderne dans le Nouveau Monde, on trouve chez un Jean de Léry l'"érotisation" et l'"esthétisation" de l'altérité sauvage, cf. M. de Certeau, L'écriture de l'histoire, Paris, 1975, p. 215 sq.

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les élus et les exclus dans les chroniques universelles byzantines

Les Chroniques universelles byzantines constituent un genre historique très particulier qui n'a pas connu en Occident un développement comparable A Byzance, du VIe au Xe siècle, elles représentent la façon la plus répandue d'écrire l'histoire, mais c'est dès le IIe siècle de notre ère que commence leur élaboration, avec la composition des premiers traités de chronologie chrétienne 2 , puis, plus tard, avec l'apparition des histoires ecclésiastiques auxquelles elles sont étroitement apparentées, et dont elles se distinguent surtout par l'extrême importance qu'elles accordent à l'histoire biblique. C'est par référence à l'Ancien Testament que les chroniques universelles entendent raconter l'histoire de tous les peuples depuis le début des temps, et c'est dans son prolongement qu'elles situent l'histoire de Rome puis de Byzance, fondant ainsi la vocation politique et religieuse de l'empire. Comme les histoires ecclésiastiques, les Chroniques universelles commencent à être rédigées à une époque où les auteurs profanes détiennent encore à Byzance le monopole de l'histoire. A la conception politique de l'histoire païenne, elles entendent substituer une interprétation chrétienne des événements du passé; à cette fin elles cherchent à inscrire l'histoire profane, qui jusqu'au VI e siècle est à la base de la culture, dans une perspective théologique 3. Plus qu'un renouvellement des connaissances anciennes, qu'elles modifient par déplacement du centre d'intérêt, les Chroniques universelles proposent une nouvelle philosophie de l'histoire, fondée sur une conception radicalement différente de l'espace et du temps. Délaissant la cité antique, l'histoire a maintenant pour théâtre le monde créé par Dieu et les terres peuplées par les hommes; elle s'inscrit dans le temps linéaire de la création qui a un début et une fin 4 . L'histoire de l'humanité se déroule comme une progression vers le salut 5 marquée par trois temps forts: le partage de la terre entre les fils de Noé après la destruction de la tour de Babel (qui apparaît, plus que le péché originel, comme le signe même de la faute 6 ), l'incarnation du Christ, enfin la parousie qui marque la fin des temps. Entre le Christ et le Jugement dernier, l'historiographie a pour objet de relater les étapes du triomphe du christianisme, c'est-à-dire de la lutte de l'empire déjà établi, hors de l'histoire, dans le temps divin, contre ses ennemis: Perses, Arabes, hérétiques qui par leur refus d'adhérer à la foi orthodoxe retardent l'avènement de Dieu sur terre 7. Dans cette perspective, le temps écoulé depuis la Résurrection, apparaît comme une attente, et l'histoire, comme le résultat négatif de l'obstination des païens. Les écrits apocalyptiques contemporains des Chroniques universelles en prophétisent l'achèvement: c'est à l'empereur de Byzance, vainqueur des ennemis de l'empire et des "peuples impurs"

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venus du Nord 8 , qu'il appartient de déposer, au dernier jour, la couronne de la terre aux pieds du Christ 9 . Si l'on tient compte de cette visée eschatologique, on comprend l'importance que prend, dans les premiers chapitres des Chroniques universelles, la situation des divers peuples dans la stratégie du salut, situation qui se définit par rapport au temps et à la géographie théologiques. Je me propose de parler aujourd'hui du temps et de l'espace des Chroniques universelles en tant que critères de discrimination entre les peuples, en me référant aux deux chroniques les plus anciennes qui nous soient parvenues dans leur intégralité, celle de Jean Malalas et la Chronique pascale. On ne sait presque rien de Jean Malalas, si ce n'est qu'il écrivit au milieu du VI e siècle 10 à Antioche. C'est de sa ville que Malalas voit l'histoire du monde, comme en témoigne la place prépondérante qu'il accorde à l'Orient dans sa vision géographique: sa description de la terre s'arrête à l'Ouest, à la mer Adriatique 1 1 et l'on peut dire que pour lui l'Occident est désert jusqu'à la fondation de Rome 12. Sa relation de l'histoire des empereurs romains, puis de Byzance, est, d'autre part, centrée sur la capitale syrienne qui apparaît comme la capitale de l'empire 13. On ne saurait cependant enlever à la Chronique de Malalas sa dimension universelle; ce serait, non seulement contraire au projet clairement énoncé par l'auteur lui-même dans son Prologue 14, mais encore ce serait faire fi des huit premiers chapitres de son oeuvre qui sont à la base de toutes les autres chroniques universelles byzantines et qui ont connu une grande diffusion dans les pays limitrophes de l'empire. Il est vrai que l'étude de l'exposé chronographique des histoires universelles a fait traditionnellement l'objet du mépris des historiens qui le distinguent de la relation historique qui le suit comme s'il n'en fondait pas le projet. Fort de cette autorité, trop d'auteurs se dispensent de lire les huit premiers chapitres de Malalas qui ne représentent pas moins de 213 pages sur les 496 que compte l'édition de Bonn. Nous trouvons dans Malalas, premier témoin de la constitution du genre, une Chronique universelle vue de l'Orient; la Chronique pascale, vraisemblablement rédigée à Constantinople au début du VII e siècle 15 par un auteur anonyme, lui emprunte beaucoup dans sa relation des événements antérieurs à l'histoire romaine, mais s'en distingue tant par l'importance qu'elle accorde à l'Occident dans sa description géographique, que par son dogmatisme religieux et par une orientation anti-judaïque très marquée. Les deux chroniques commencent par une mise en place de la chronologie qu'elles vont développer et qui constitue la trame logique de leur relation. C o m m e chez les premiers chronographes chrétiens la mesure du temps historique, chez Malalas et dans la Chronique pascale, est fondée sur une vue mystique de l'histoire du monde: celui-ci ayant été crée en six jours doit durer 6000 ans, puisqu'un jour de Dieu vaut mille années humaines; l'Incarnation du Christ, d'autre part, étant fixée aux

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environs de l'année 5500 de la création du monde, c'est au terme du sixième millénaire que doit advenir la fin des temps 16. Cette perspective eschatologique restera sous-jacente aux écrits historiques même lorsque le sixième millénaire sera dépassé 17. En relatant les événements depuis la création du monde jusqu'au Christ et depuis le Christ jusqu'à "nos jours", si j'ose dire, le chroniqueur, conscient de faire oeuvre d'historien, lie le temps de l'histoire proprement dite au temps du monde 1 8 . Ce temps, antérieur à toute histoire, qui n'est relatif ni à la fondation d'une cité ou d'un royaume, ni à la durée d'un règne, fait partie de la création de Dieu. Il constitue une donnée cosmique révélée, par l'intermédiaire de laquelle se manifeste la loi divine. Cette notion chrétienne du temps est largement tributaire de certains auteurs juifs, notamment du Livre des Jubilées 19 et de Flavius Josephe qui a clairement défini l'histoire comme une "physiologie", une histoire de la nature divine et une révélation de l'ordre du monde 2 0 . Ainsi s'établit entre "Loi" et "Histoire" une relation d'équivalence qui connaîtra un long avenir dans l'historiographie byzantine 21 , et dont il serait, d'ailleurs, intéressant de rechercher la trace dans d'autres types d'écrits. Comment ces idées générales sont-elles mises en oeuvre par les Chroniques dans leurs relations de l'histoire pré-chrétienne? Les grandes charnières chronologiques qui ordonnent l'exposé historique sont les suivantes: 1) Histoire d'Adam et de sa descendance jusqu'au Déluge; 2) construction de la tour de Babel et division de la terre entre les hommes, ce dernier épisode donnant lieu à un exposé géographique, connu sous le nom de diamerismos tes gès , qui occupe une place centrale dans les relations chronographiques de la Genèse; 3) récit synchronique de la fondation des royautés païennes: perses, égyptiennes, hellénistiques et romaines depuis la division de la terre jusqu'à Abraham, puis d'Abraham au Christ. A l'intérieur de ces grandes périodes chronologiques, qui permettent d'exposer et de classer les origines historiques de tous les peuples de la terre, le temps ne se répartit pas de la même façon pour tous les hommes. Révélé directement par Dieu à ses élus, il fait partie d'un savoir qui n'appartient qu'aux justes. Dans la Chronique de Malalas, Seth, dernier né d'Adam, est le premier initié à la connaissance du temps qui lui est enseigné avec les lois de l'astronomie 22. Avec sa descendance, il apprend à compter les mois et les années à partir de la révolution des astres, et il grave cette nouvelle science sur des tables inaltérables 23. Cet épisode prend toute sa signification lorsque nous apprenons, quelques pages plus loin, que les Égyptiens ne connaissaient ni mois ni années et ne savaient compter que les jours 2 4 . De la même façon, seule la descendance de Seth bénéficie d'une généalogie chronologique, d'une numération continue des années depuis la création du monde (pour sa faute Cain est exclu du temps et n'est pas compté parmi les

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fondateurs des lignées humaines 25 ). C'est donc la généalogie des "justes" qui de Seth, en passant par Noè, Sem et Abraham, mène au temps du Christ, et Malalas le souligne en accolant à cette généalogie humaine une généalogie divine qui établit une continuité génétique entre Dieu - Adam - Seth - Enoch (que son enlèvement au ciel avant la mort met au rang des figures christologiques 26) - et le Christ. La relation entre généalogie et chronologie est d'autant plus marquée, surtout chez Malalas, que ce sont les années des générations humaines qui introduisent et déterminent la progression du récit, alors que l'ordre de consécution logique des événements est ignoré ou demeure implicite. Posséder une chronologie suivie allant de la création au Christ représente donc un signe incontestable d'élection; c'est de cette continuité, qui est l'apanage du peuple juif, que les chroniqueurs byzantins s'efforcent de faire bénéficier l'empire byzantin. Ils y parviennent grâce à l'histoire romaine. Ignorant la République, Malalas passe presque directement de la fondation de la ville par Romulus et Rémus à la fondation de l'empire par Auguste. Premier empereur romain, Auguste est aussi le contemporain de la naissance du Christ; à ce titre il occupe dans la chronologie byzantine une place de première importance puisqu'il permet d'articuler la chronologie impériale sur le temps biblique. Aussi le règne d'Auguste est-il mentionné dans le décompte des années qui séparent la création d'Adam de l'Incarnation, et inséré dans la continuité du temps divin 27. Il n'en est pas de même pour les autres fondateurs de dynasties païennes. Comme je l'ai dit plus haut le récit de la division de la terre est traditionnellement suivi par une mise en place des origines des royautés qui précédèrent la naissance du Christ. Reprenant les données des historiens classiques 28, les chroniqueurs byzantins font apparaître à cet endroit une chronologie profane, dégradée par rapport à la première du fait qu'elle n'existe pas dans la continuité du temps de la création mais seulement par référence à celle-ci. Les royautés profanes, dont l'histoire est dynastique plutôt que généalogique, ne bénéficient pas d'un temps continu et transmissible, elles possèdent seulement des périodes mesurées en années de règne. Leur mention apparaît comme une sorte d'excursus, d'exploration d'un temps relatif, dont le récit principal eut fort bien pu se passer. Aussi l'exposé de leur histoire est-il synchronique et non diachronique, et s'apparente-t-il à la géographie: il constitue le tableau de l'établissement des peuples sur la terre après le partage de celle-ci entre les descendants de Noé et montre l'instauration d'un ordre, mais d'un ordre tout humain. La possession de la terre est, en effet, dans les premiers livres des chroniques universelles, liée à une connotation profondément négative: le premier possesseur de la terre est Cain qui, en s'installant en face de l'Eden, devient l'inventeur de toutes les industries humaines destinées à la production, au gain, à la propriété. Laboureur, il s'attache à

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délimiter le sol, c'est-à-dire qu'il introduit la parcellisation de l'unité originelle; bâtisseur de villes, il emprisonne des populations entières dans des enceintes et initie les hommes à la guerre et à la fabrication des armes 29 . A la possession de la terre est lié encore le savoir déviant, illustré d'abord par les Chaldéens, puis par les Hellènes et les Perses, savoir qui consiste à détourner au profit des entreprises humaines une science qui n'appartient qu'à Dieu: il s'agit principalement de l'astrologie et de la divination La géographie est d'abord conçue comme la conséquence d'une dégradation du monde divin due à la présence de l'homme et de ses thechniques; le cadre physique des activités humaines, ignoré dans les récits consacrés aux périodes antérieures à la Chute, n'est évoqué qu'en relation avec la "malice" des hommes. Dans la Chronique pascale, la terre est nommée pour la première fois lorsque l'arche se pose sur le mont Ararat, comme si Noé et sa famille avaient traversé, sur le flot du déluge, l'océan qui sépare le paradis de l'oikouméné 31. Lors de l'épisode déterminant de la tour de Babel, le partage de la terre entre les hommes est présenté comme la conséquence de leur excessive multiplication, puis de leur division 32; il apparaît comme une détérioration de l'unité originelle de la création et de la race humaine. Aussi bien les élus, ceux qui possèdent une chronologie suivie depuis la création, ne possèdent-ils pas de terre; leur lieu d'habitation n'est pas nommé et la terre promise, terre des élus de la Bible et image de la terre céleste des Chrétiens, n'est jamais citée au nombre des terres distribuées aux hommes après la dispersion des peuples33. Seules s'établissent sur la terre les générations qui ne possèdent pas le temps A une opposition aussi forte entre le temps et le lieu sur lequel il s'exerce, il fallait, pour que l'histoire puisse être écrite, que fut trouvé un compromis. La division du monde entre les hommes constitue la première rencontre de la terre et du temps, puisqu'elle est datée: elle se produit à l'époque de Phalek, descendant de Seth. Mais c'est essentiellement l'écriture qui intervient comme agent de la réconciliation: la connaissance de l'écriture fait partie du savoir divin: Seth en est l'inventeur et les premiers objets de l'écrit sont le temps et les lois de l'astronomie 35. Le partage de la terre entre les hommes, conçu d'abord comme une punition divine venant sanctionner la construction de la tour de Babel, est consigné dans un écrit par lequel Noé fixe les frontières et les limites de tous les peuples et les ramène ainsi à une cohérence unificatrice. Ainsi se définit le rôle du chroniqueur byzantin luimême, qui, à l'instar de Noé, s'efforce de restituer, grâce à une énumération encyclopédique des terres et des peuples, l'image du monde et montre comment l'empire, celui d'Alexandre d'abord, puis l'empire romain, a su réaliser la restauration de l'unité perdue. L'écrit établit un lien entre la terre et les élus; ce qui importe désormais, c'est de savoir dans quelle partie du monde on est placé et à quelle génération on appartient. La division de la terre entre les deseen-

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dants de Sem, Cham et Japhet, recouvre la tripartition médiévale de la terre entre Asie, Afrique et Europe. Il serait trop long d'exposer ici comment, par une série de transferts, les historiens chrétiens ont réussi à confisquer la prééminence de Sem, premier dépositaire de la promesse, au profit de Japhet, d'autant plus que l'interprétation de cette équivalence varie d'un auteur à l'autre: Malalas considère le peuple juif comme le véritable dépositaire de la promesse jusqu'à la naissance du Christ, l'élection de Sem et de sa descendance préfigurant l'élection des peuples japhétites; aussi conclue-t-il sa description de la terre par la mention de la victoire d'Israël sur Canaan 3 6 . Au contraire, la Chronique pascale dont nous avons déjà souligné l'orientation anti-juive, cherche à substituer, dès l'origine, Japhet à Sem, en démontrant que les prophéties relatives à l'élection d'Israël et à la Terre promise, à commencer par celle de Noé, doivent être comprises dans un sens figuré et se rapportent en réalité à Japhet 3 7 . Sem, d'autre part, ne représente pas seulement le peuple juif; le 'lot" qui lui est dévolu recouvre aussi l'empire perse qui constitue, pour Malalas et pour l'auteur de la Chronique pascale, une préoccupation d'actualité. Aussi c'est dans la part de Sem que se concentre toute la négativité de la terre; lui sont attachés le savoir déviant, la fondation des villes gigantesques 38 , la naissance des royautés qui substituent au pouvoir de Dieu le pouvoir de l'homme sur l'homme, enfin le viol de divers interdits sexuels et alimentaires (pratique de l'inceste, anthropophagie, absorption de sang et d'aliments impurs) 39 . A une géographie du salut, préfigurée par la Terre promise et le peuple d'Israël, et s'étendant à l'Occident japhétite et à l'Égypte chamite 40 se superpose une géographie du mal, qui obéit, selon une représentation classique, à une progression orientée vers l'Est et vers le Nord. Je voudrais, pour finir, relever certaines expressions de l'exclusion, qui semblent constituer un apport original des Chroniques byzantines, et qui, je pense, ont dû contribuer à l'élaboration d'une terminologie du rejet à Byza'nce; arrêtons-nous tout d'abord à la notion de "peuples inconnus", employée par la Chronique pascale à la fin de son long catalogue des peuples dispersés sur la terre. Nous lisons: "il convient aussi de connaître les peuples inconnus", phrase qui introduit une énumération surprenante comprenant notamment: l'Adiabène, la Géorgie, l'Arménie, et les peuples du Nord du Pont-Euxin, pays que les Byzantins connaissent bien, mais qui, à la fin du VIe siècle demeurent en dehors des frontières de l'empire et qui, pour la plupart, à l'exception de l'Arménie schismatique, ne sont pas Chrétiens. Nous voyons s'appliquer ici aux pays limitrophes la représentation antique des peuples des extrémités de la terre, des antichtones monstrueux de la géographie classique 41 . La terre "connue" ne dépasse pas les frontières de l'empire, qui est, de cette façon, défini comme terre humaine par excellence. De cette définition toute géographique du rejet, il convient de rap-

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procher une désignation spatio-temporelle de la division du monde entre Chrétiens et non-chrétiens. Pour parler des auteurs profanes, quelle que soit l'époque à laquelle ils appartiennent, les chroniqueurs byzantins emploient l'expression de "ceux du dehors" opposée à celle de "ceux de l'intérieur" qui désigne les Chrétiens. La foi, seule patrie des hommes, se définit ici comme un espace rassurant dont les limites (celles de l'empire? celles du temps chrétien en tout cas) renvoient à un audelà indéterminé et à un temps sans mesure toute pensée étrangère au christianisme. Mais l'inconnu, l'indéterminé, perdra son caractère menaçant s'il est lui aussi répertorié. Ainsi peut être compris le principe de la périodisation de l'histoire pré-chrétienne, tel qu'il est mis en oeuvre dans le plan du récit de la Chronique pascale, qui le définit en ces termes: 'les mères éminentes et fameuses de toutes les hérésies sont le barbarisme, le scythisme, l'hellénisme et le judaïsme. De ces mères sont issues toutes les autres hérésies" 42 . Le sens de cet extrait s'éclaire à la lecture d'Épiphane de Chypre, auteur dont il est directement inspiré, et chez qui nous trouvons une définition à la fois chronologique, géographique et morale des quatre premiers stades de l'humanité: le "barbarisme", état des hommes vivant sans chef, ni loi, ni concorde couvre une période qui va d'Adam jusqu'au déluge et s'étend géographiquement au Nord et à l'Occident; le scythisme, considéré surtout en tant que pratique de faux cultes et de faux savoir, va du Déluge à la fondation des royautés humaines et couvre l'Asie, le Nord du Pont-Euxin et la Thrace; l'hellénisme transmis aux Grecs par les Babyloniens, se caractérise par l'idolâtrie mais renvoie surtout à la philosophie classique; il définit la période qui sépare l'instauration des royautés de la naissance d'Abraham; le judaïsme enfin, d'Abraham au Christ, ne se définit comme hérésie qu'après le Cherygme, si ce n'est après la seconde destruction du Temple 43. On pourrait croire que cette division de l'histoire pré-chrétienne tend à définir une progression des étapes religieuses et morales de l'humanité avant le Christ; Épiphane va au devant d'une telle interprétation dans une paraphrase vigoureuse de saint Paul: '11 n'y a dans le Christ ni barbarisme, ni scythisme, ni hellénisme, ni judaïsme, mais une nouvelle création" 44 . Le christianisme n'accomplit pas les religions du passé, il les remplace toutes. En superposant à la chronologie une division théologique de l'histoire, les chroniqueurs byzantins, se sont donné les instruments qui leur permettaient à la fois de classer, de ranger dans des cadres connus, et de renvoyer à une étape révolue de l'humanité, toute religion, toute pensée et tout système politique étrangers à leur civilisation. Dépositaires d'une histoire qui les rattache aux origines du monde, les Byzantins sont seuls à vivre le présent. 7

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Notes 1. Sur l'évolution de la Chronographie en Occident on trouvera des informations dans Benoit Lacroix, L'historien au Moyen Age (Conférences Albert Legrand, 1966), Paris, Vrin, 1971. 2. Analysés par V. Grume! dans les premiers chapitres de sa Chronologie, Paris, P U F (Bibliothèque byzantine, Traité d'études byzantines, I), 1958. 3. A. Momigliano est l'un des rares auteurs qui aient consacré une étude au sens de l'histoire chrétienne; voir "Pagan and Christian historiography in the fourth century", pp. 79-99 in: The conflict between paganism and Christianity in the fourth century, Oxford, Clarendon Press, 1963. 4. La définition d ' u n temps chrétien 'linéaire" par opposition à u n temps "cycliq u e " qui serait l'apanage de l'historiographie grecque, doit être nuancée tant pour l'histoire antique, comme l'a montré P. Vidal-Naquet dans son article sur ' T e m p s des dieux et temps des h o m m e s " Revue d'histoire des religions, janvier-mars 1960, pp. 55-80, que pour la Chronographie chrétienne. 11 convient, en ce qui concerne les chroniques byzantines, de distinguer une conception philosophique qui définit le temps comme progression et transformation de l'humanité d'une chronologie fondée sur les cycles astronomiques et sur la rencontre, en un même point de l'année, des grandes dates chrétiennes, voir Grumel, op. cit., pp. 6 sq. 5. En même temps que d ' u n e histoire, le VI e siècle voit la mise en place d'une géographie chrétienne qui va jusqu'à définir un espace du salut, terre d'audelà séparée de la terre d'ici-bas par un océan circulaire, dans laquelle les hommes retrouveront le Christ après la résurrection; voir W. Wolska, La topographie chrétienne de Cosmos Indicopleustès, Paris, P U F (Bibliothèque byzantine), 1962, pp. 39-47. 6. Le péché originel n'est jamais évoqué, dans les Chroniques universelles, au cours du récit de l'histoire d'Adam; le châtiment des hommes est la conséquence d'une série de fautes, dont la première est le meurtre d'Abel, la seconde, l'union des fils de Dieu (les anges) et des filles de Caín, la troisième, la construction de la tour de Babel, double artificiel du Mont Ararat; cf. Chronique pascale, Bonn, I, pp. 39-40. 7. Au IX e siècle encore toute l'histoire de Byzance est vue dans cette perspective ecclésiastique comme en témoigne le Prologue de la Chronique de Georges le Moine, De Boor (ed.), Leipzig, Teubner, 1904, vol. 1, p. 3. 8. Il s'agit des peuples enfermés derrière la muraille d'Alexandre, de Gog et de Magog qui, selon la prophétie, déferleront au dernier jour sur l'humanité; voir P. J. Alexander, ' T h e strength of Empire and capital as seen through byzantine eyes", Speculum XXXVII, 3,1962, p. 344, et The oracle of Baalbek, the Tiburtine Sibyl in Greek dress, Dumbarton Oaks studies X, 1967, pp. 61; Ills«. 9. Cf. la Révélation de Méthode de Patara dans l'édition de V. Istrin, Otkrovenie Mefodija Patarskago, Moscou, 1897, pars IV, sect. III, pp. 45 sq. 10. La Chronique de Malalas se terminait, à l'origine, à la fin du règne de Justin II (565-578); ses manuscrits incomplets mènent la relation jusqu'aux dernières années de Justinien (527-565). 11. Malalas, Bonn, p. 15, ligne 11. 12. Malalas, p. 19, ligne 16 et p. 20, lignes 1-3.

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13. Voir A. Schenk von Stauffenberg, Die römische Kaisergeschichte bei Malalas, Stuttgart, 1931, pp. 412 sq. 14. Publié par V. Istrin dans Mémoires de l'Académie Impériale de S. Petersbourg, VIIIe série, sect. I, n.° 3,1897, p. 4: "Je considère comme raisonnable d'exposer d'abord en abrégé les chapitres les plus importants de l'histoire de Moïse, ensuite les travaux des chronographes [...] enfin de raconter dans l'ordre ce qui est arrivé sous les empereurs jusqu'aux événements de mon temps", cité d'après E. Bikerman, "Les Maccabées de Malalas", Byzantion 21, 1951, pp. 70-71. 15. Elle mène son récit jusqu'en 629. 16. Malalas. livre X, p. 228. 17. Comme en témoigne la permanence et la diffusion, au delà du IXe siècle, des écrits de type apocalyptique; cf. P. J. Alexander, "Medieval apocalypses as historical sources",-4merican historical review 73, avril 1968, pp. 997-1018. 18. Les Chroniques universelles byzantines associent, comme le montre le Prologue de Malalas, une vue abrégée des temps à l'exposé de l'histoire contemporaine; elles n'autorisent donc pas une distinction nette entre Chronographie et histoire. Sur la définition des genres historiques au Moyen Age, voir B. Guenée, "Histoires, Annales, Chroniques, essai sur les genres historiques au Moyen Age", Annales 4, juillet-août, 1973, pp. 997-999. 19. Pseudépigraphe du IIe siècle avant J.-C. qui a joué un grand rôle dans l'élaboration de la Chronographie byzantine; cf. H. Geizer, Sextus Julius Africanus, Leipzig, 1880, pp. 249-297; J. T. Milik, "Recherches sur la version grecque du Livre des Jubilées", Revue biblique 78, 1971, pp. 545-547. 20. Flavius Josephe, Antiquités juives 1,18 et 21-22, Londres, Loeb, 1967, pp. 18 et 19. 21. Georges le Moine oppose, dans son Prologue, l'histoire de la perversité des Grecs à l'histoire selon la Loi des Chrétiens (De Boor (ed.), I, p. 3, lignes 6-8). 22.Malalas, p. 7, lignes 1-2. 23. Ibid., p. 7, lignes 16-20. 24. Ibid., p. 21, lignes 9-11. 25. Ibid., p. 4, lignes 17-19. 26. Ibid., p. 9, lignes 12-15; Chronique pascale, I, p. 35: Enoch a montré que l'homme n'était pas au pouvoir de la mort. 27. Malalas, livre IX, pp. 225-226. 28. Sur les sources de la chronologie de Malalas, voir Gelzer, op. cit. pp. 137246. 29. Malalas, p. 4. 30. Ibid., p. 11, lignes 2-8, et p. 17, lignes 5-14. 31. Sur ce point, voir W. Wolska, La topographie chrétienne, op. cit., p. 79. 32. Chronique pascale, I, pp. 37-38 et p. 45. 33. Malalas ne mentionne dans son "diamerismos" ni le peuple juif, ni la Palestine ni le Liban ni Byzance. On sait, d'autre part, qu'il établit entre Palestine, Syriens et Juifs, une relation d'équivalence, les considérant comme un même peuple dans la mesure où ils possèdent une même langue: Malalas, p. 12, lignes 15-19. 34. Heber, fils de Sala et fondateur de la lignée des Hébreux ne participe pas à la construction de la tour; c'est à ce titre que son peuple conserve la première langue de l'humanité et qu'il ne figure pas au nombre des générations dis-

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persées sur la terre; cf. Malalas, pp. 11-12. 35. Ibid., pp. 5-6. 36. Ibid., p. 16, lignes 5-9. 37. Chronique pascale, I, p. 41-42. 38. Elles le sont à un double titre puisque démesurées et bâties par des géants; Ninive et Babylone offrent le modèle de la ville terrestre qui s'oppose à la ville céleste et non localisée qu'est Jérusalem; cf. Malalas, p. 16, ligne 20, p. 17, lignes 1-9, p. 18, lignes 22-25; Chronique pascale, I,p. 34, lignes 11-17. 39. On trouvera réunies ces représentations, éparses dans les textes de Malalas et la Chronique pascale, dans la description que Georges le Moine consacre aux usages des peuples (De Boor (ed.), I, pp. 38-39). 40. Il est intéressant de noter la sympathie particulière témoignée à l'Égypte, aussi bien par Malalas que par la Chronique pascale: l'Égypte romaine et chrétienne constitue le relais par lequel la tradition du "temps selon la loi" est transmise aux chrétiens; voir Chronique pascale, I, pp. 4 et 7. 41. Nous trouvons dans Polybe, dont la description géographique se limite à l'"orbis terrarum" romain, l'identification des "régions inconnues" avec les extrémités de la terre; cf. Polybe, III, I, 4 et III, 37-38; voir aussi Strabon, II, 5, pp. 36-39. 42. Chronique pascale, I, p. 42, lignes 9-11. 43. Epiphane de Chypre, Adversus Haereses, P. G. (Migne),41,col. 165 D à 166 D et 189 Z; P.G., 42, col. 772 B-C; l'idée que les Juifs n'ont vraiment perdu le sens de la Loi qu'après la destruction du Temple, sous Vespasien, se trouve déjà dans Eusèbe, Histoire ecclésiastique, III, VII-8-9; elle est affirmée dans la Chronique pascale, I, pp. 3-4 sq. 44. Epiphane de Chypre, op. cit., P.G. (Migne), 41, col. 166 D; on remarquera en se référant à saint Paul, Épitre aux Colossiens, 3,9-12, que le sens de la citation est ici quelque peu détourné.

ALAIN BESANÇON

comment la russie a pensé au peuple

"Si un gouvernement est ordonné non au bien commun de la multitude, mais au bien privé de celui qui gouverne, ce gouvernement sera injuste et pervers". Par ces mots, l'Aquinate reprenait à l'intention des Lusignan de Chypre, la distinction aristotélicienne entre la monarchie et la tyrannie. On demandait au tsar Ivan III quel était le statut de ses sujets: 'Tous des esclaves" répondit-il. Le prince moscovite avait commencé petitement comme une sorte de vizir local du Khan tatar. En tant que conquérant, le Khan était légitime. L'Église orthodoxe russe priait pour lui. Le Grand Prince, quand il hérita du Khan se satisfit d'une légitimité pervertie. Il se considéra comme le conquérant de ses propres sujets. Le peuple russe est un peuple conquis. Quand le prince se fixait des buts nationaux, la Russie n'en devenait pas pour autant un royaume. Les sujets étaient mobilisés par l'État en vue du bien de l'État, non du bien commun, et il n'y avait aucune convenance entre l'un et l'autre. L'État russe s'émancipe des Tatars, mais, pour y parvenir, il fait entrer le peuple russe dans le servage. Il brise la Pologne et la Suède et il devient un sujet libre dans le concert des nations. Mais le souverain ne conquiert sa liberté qu'en supprimant celle de ses sujets. A la fin du XVIIIe siècle, la plupart ont rejoint pratiquement le statut encore idéal d'Ivan III: ils sont tous des esclaves. Le souverain n'est pas seul. Il gouverne au moyen d'une classe de service qui porte le beau nom de noblesse. Elle le porte abusivement car il n'y a pas de contrat entre elle et le prince. Le service n'est pas réciproque. Pour son entretien, l'État a dévolu à cette classe la moitié des serfs. Les autres, il les possède directement. Le noble russe n'a pas le droit de justice, parce qu'il n'y a presque pas de droit et qu'est juste ce qui plaît au prince. Toutefois, la classe de service pour remplir les tâches que lui fixe l'État a besoin d'une instruction. Puisque la Russie est en compétition avec l'Europe, les modèles de cette instruction (en fait éducation) se trouvent en Europe. Pour autant qu'il est éduqué, le noble russe l'est à l'eúropéenne. Il reçoit une éducation non seulement technique, mais libérale. Dans le même temps qu'elle sert - car l'éducation était imposée par l'État comme une partie du Service à laquelle elle se dérobait autant qu'elle pouvait, la classe de service acquiert non pas le statut d'une noblesse, mais les idéaux, parfois les manières, plus rarement les moeurs d'une noblesse européenne. L'imitation pouvait aller loin. Il est caractéristique qu'au XIXe siècle, les généalogistes attribuaient à la grande majorité des nobles russes des origines étrangères, le plus souvent occidentales, et en d'autres cas mongoles ou "tatares"; 1096 des familles nobles tout au plus étaient censées être d'origine ou de race russe. L'éducation libérale rendait donc probable une

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crise entre l'État et sa noblesse. Elle éclata le 14 décembre 1825. L'État s'applique désormais à former une classe de service nouvelle sans attaches, sans tradition, qui sera la bureaucratie des romans de Gogol et de Dostoïevski. La noblesse - elle commence à mériter ce nom - se dégoûte du service. Alors elle commence à regarder autour d'elle et pour la première fois dans la direction du bas. Rencontre-t-elle le Peuple? A vrai dire il se dérobe à la communication. En droit il n'existe pas. Il n'y a que des serfs, une masse de "fellahs" comme dirait Spengler qui participe passivement, jamais activement à l'histoire. Ils sont loin du paysan occidental. Ils n'ont jamais pu développer un savoir faire agricole ni une habilité artisanale, ce qui les place bien au-dessous du paysan chinois et japonais. Ils ont certes des coutumes pleines de saveur et de charme, mais pauvres et obscures plus qu'en aucune autre zone peut-être de l'Eurasie. C'est pourquoi la noblesse avait dû apprendre un autre système des moeurs sans grand rapport avec celui-là, ce qui empêchait la vie de relation. Franchir réellement le fossé aurait demandé au noble un grand effort moral, ne serait-ce que parce qu'il vivait du servage. Mais il existait un moyen de le franchir imaginairement. À un point de vue, en effet, l'État, la noblesse, le peuple formaient ensemble une unité politique vraie. Ils partageaient la même foi. Entre les peuples de l'Église d'Orient, le peuple russe (en fait l'État) avait le premier au XV e siècle rejeté le concile unificateur de Florence. Seul, d'autre part il avait échappé au joug turc. Ce peuple russe si abaissé avait aux yeux de Dieu la place la plus glorieuse: il était le gardien de la vraie foi, le Reste d'Israël. Son élection n'avait aucun rapport avec sa situation réelle. Pendant plusieurs siècles ces idées ne sortirent pas d'un cercle étroit. On les suit à la trace d'un sermon à un autre, dans les traités de théologie, dans les homélies antilatines ou antiprotestantes du clergé russe, parfois dans les déclarations d'un homme d'État qui veut les faire servir à des fins séculières. Elles ne font nullement partie d'une culture russe qui d'ailleurs se cherche encore. Quand dans La pauvre Liza Karamzine fait parler le Peuple, c'est parce qu'il imite Rousseau et Richardson. C'est une simple transposition des thèmes littéraires européens sur un matériel indigène profondément inconnu. C'est un exotisme à l'usage interne. Il n'en est plus de même dans la génération romantique. C'est la plus occidentalisée qu'ait pu encore former la Russie. Elle a donc été charmée par Ossian, Walter Scott, Grimm. Elle a été profondément remuée par le revival protestant de la fin du siècle. L'évangélisme anglais l'a touchée par l'intermédiaire des sociétés bibliques. Le piétisme militant de l'Université de Halle considère la Russie comme un pays de mission. Derrière lui pénètrent aussi la gnose morave, souabe, boehmiste et la franc-maçonnerie qui véhicule un peu tout cela. Le terrain est pré-

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paré pour accueillir avec un décalage d'une vingtaine d'années la synthèse idéaliste. Or penser à l'allemande conduit à se tourner vers le Peuple. La Russie possède un État puissant, une gloire militaire resplendissante, elle fait trembler l'Europe. Les ambitions des empereurs pétersbourgeois sont comblées. Mais voici que romantisme tient une victoire pour inférieure à une oeuvre d'art. Pour connaître une conscience nationale heureuse comme les Anglais et les Français, et maintenant les Allemands, il vaut mieux posséder une culture qu'un Empire. De culture, la Russie ne s'était pas souciée et se croyait à peu près dépourvue. Une culture digne de ce nom, selon Herder et Schelling, jaillit du sol populaire. La notion allemande de Volk renvoyait à la fois aux couches inférieures de la société, terreau fertile, obscur, anonyme, et à la communauté nationale dans son ensemble. Mais en Russie le peuple n'était pas fertile. Il n'y avait pas de lien organique entre lui et les autres couches sociales - plutôt la couche sociale unique de la noblesse - il n'y avait pas de communauté nationale sauf en principe dans la religion. Quelle valeur positive attribuer au peuple serf? Les coutumes paysannes, izbas, chemises brodées, fêtes, chansons? C'était court. La croyance des sectes et du RaskoH Chez Mel'nikov, chez Leskov, le Raskol fut un thème littéraire important parce qu'il alliait le pittoresque villageois à une tradition religieuse grande quoique particulière. Il n'y avait pas de vieux croyants dans la partie européanisée de la population. Enfin la vieille foi était persécutée par le gouvernement. Le thème se reliait donc à celui plus général de la souffrance du peuple. Mais les schismatiques étaient par définition particuliers et nos Russes cherchaient anxieusement un principe de supériorité universel. Décidément il fallait revenir aux idées du XVIe siècle. Le peuple russe était à part parce qu'il était sur terre le peuple orthodoxe. C'est ainsi qu'en l'absence d'arguments profanes et parce que la culture russe ne pouvait se comparer aux cultures occidentales sur leur terrain, le nationalisme russe dut sauter au plan du sacré. Le nationalisme anglais et français était confortablement installé dans l'empirisme parce qu'il ne faisait aucun doute pour tout voyageur de bon sens qui avait le courage de regarder autour de lui qu'en France ou en Angleterre "c'était mieux". Le nationalisme allemand était obligé de faire appel à la spéculation, mais elle trouvait en Allemagne de quoi se nourrir. Le nationalisme russe ne disposait pas de philosophes. Mais il pouvait se dispenser de rechercher la vérité puisqu'il la possédait selon le privilège de la théologie. Les slavophiles exploitèrent cette position inexpugnable. Ils réveillèrent des ardeurs schismatiques qui s'assoupissaient depuis deux siècles. Ils recomposèrent deux histoires parallèles: celle de l'Europe, sucession de désastres - il n'y avait qu'à puiser dans les journaux français tous les arguments possibles contre l'état contemporain des choses - et celle de Russie qui se déroulait comme une histoire sainte à la Bossuet.

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Y avait-il en Occident quelque institution heureuse? C'était sur des principes slaves. En Russie quelques phénomènes regrettables? C'était qu'on avait imité un principe occidental. De toute manière le mal, s'il y en avait, ne contaminait pas le Peuple russe impollué. Cette historiosophie était rigoureusement déduite, comme la géométrie de Lobatchevski, d'un postulat initial: l'Europe avait adjoint le fihoque au symbole de Nicée. La Russie avait refusé 1 z fiHoque. Le danger de cette construction théologique était qu'elle ne se prêtait pas à la vérification. Comment constater la supériorité même chrétienne du paysan russe? Kireevski, Khomiakov et les autres slavophiles n'avaient qu'un pas à faire. 11 suffisait qu'ils descendissent du perron de leur demeure et qu'ils allassent enquêter chez leurs serfs. Ils ne le firent pas. Ils préféraient se contenter d'impressions et savourer la poésie, de ces visages naïfs et barbus, de leur émouvante présence dans la domesticité de leur maison et dans l'église du village. Un baron Westphalien, Haxthausen, féru d'idées romantiques sur la communauté organique, sur le Volk, sur le traditionalisme religieux, fut invité par l'ambassadeur de Russie à Berlin à visiter son pays. Le gouvernement cherchait à détruire le mauvais effet du livre de Custine. Dûment chambré par les slavophiles, Haxthausen ne tarda pas à reconnaître dans le village russe l'idéal qu'il amenait avec lui. Il fut enthousiasmé. Mais, allemand, son livre était une enquête documentée. Pour les slavophiles, c'était la preuve enfin apportée. C'était la première grande étude, irréfutable, sur le Peuple russe. Des statistiques que publiait en même temps l'administration pétersbourgeoise, ils ne voulaient rien savoir. Qu'on imagine des écrivains de la Chine de Mao découvrant le Peuple chinois à travers les chroniques d'Alain Bouc et K.. S. Karol et l'on aura une idée à peine exagérée de l'effet de mirage procuré par l'enquête du baron westphalien. Mais enfin le paysan réel était partout et pouvait exercer sur les portes du rêve une pression insistante. Or un point de théologie fournissait un moyen merveilleux pour ne tenir aucun compte du Peuple réel. C'était l'Ecclésiologie. Les slavophiles (ils avaient emprunté cette doctrine à Luther mais ne voulaient pas le savoir), considéraient que l'Église véritable n'était pas dans l'Église hiérarchique terrestre enfoncée dans le péché, mais dans l'Église invisible, par définition pure et sans tache. C'était faire de l'Église qui pourtant peut être vue, un objet de foi. D'autre part l'infaillibilité de l'Église n'appartient pas essentiellement à la réunion des évêques apostoliques, encore moins au successeur de Pierre, mais à l'ensemble des fidèles. Le consensus du peuple de Dieu est la norme de foi. Le Peuple russe, tandis que beaucoup d'évêques se laissaient tenter par le concile de Florence, avait repoussé les Latins. Il avait de même repoussé la Réforme. Il avait donc en cette qualité de gardien de la foi un titre à représenter: l'Église. Église, Russie, Peuple étaient des entités mutuellement convertibles. Gogol assu-

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re que le Peuple russe est le pire de tous. Oui, mais aux yeux de chair seulement. Car aux yeux de la foi, le Peuple russe est saint, bon, pur, infaillible. Les slavophiles introduisaient donc dans le monde matériel un dédoublement. Derrière ce monde il était un arrière-monde plus réel que l'autre. L'Église, la Russie, le Peuple, bloqués dans le même ensemble et bien que visibles de part en part, recevaient le statut d'objet de foi. "En la Russie, écrit Tioutchev, on ne peut que croire". Mais la misère? Mais l'oppression? "Qu'importe que notre terre soit pauvre, écrit le même poète puisque le Christ, sous la figure d'un esclave, l'a parcourue en la bénissant". C'était irréfutable. De là une doctrine sociale. Ce qui plaisait aux slavophiles dans le village russe - dans la version d'Haxthausen - c'était que les relations entre les hommes n'obéissaient pas à des règles juridiques, mais qu'elles étaient autorégulées, comme sont les différentes parties d'un organisme. Il en était de même, selon eux, pour les relations des paysans à leurs maîtres et du peuple russe dans son ensemble au tsar. La Russie idéale est faite de communautés associées. Le droit, le contrat précis liant les parties, leur paraissaient froids, durs, oppressifs. Ils préféraient l'intimité chaude des arrangements familiaux, "organiques". Leur haine nationaliste adressait à la vie sociale d'Occident les mêmes reproches: elle était "rationnelle", "juridique", "extérieure", "formelle". On n'en pouvait évidemment dire autant de la Russie. Écrasée par l'arbitraire étatique, il y manquait la notion même de contrat et de sujet de droit. Mais de ce manque les slavophiles faisaient une valeur. Encore une fois la théologie venait à la rescousse. Au-dessus de la loi, il y a la grâce. Le droit ne prévaut pas sur la Charité et même, allaient-ils jusqu'à dire, il s'oppose à la charité. Oui, il n'y a pas de droit en Russie, mais à la place il y a l'Amour. Et le servage? Et la cruauté partout présente? C'est, répondaient-ils, que vous ne savez pas apercevoir l'essence profonde de la Russie. Au fond (la notion de fond est capitale) il y a en Russie plus de justice vraie qu'en Occident. Ne cherchons pas à donner des lois à la Russie, ni à introduire des constitutions. Faisons appel à l'amour. L'Esprit qui conduit les Conciles doit aussi mener la Russie vers l'unanimité, vers la symphonie de toutes ses parties. On pourrait croire que le slavophilisme était suspendu à la foi. Or, vers 1840, la plupart de ceux qui étaient en Russie capables de manier des idées, perdirent la foi. Pendant quelque temps ils répudièrent le manichéisme Slavophile qui imputait tout le bien à la Russie et tout le mal à l'Occident - même le mal russe. Ils furent occidentalistes, c'està-dire athées et libéraux. Vingt ans après ils n'avaient pas retrouvé la foi, mais ils avaient reconstitué à nouveaux frais le slavophilisme presque entier. Ils étaient devenus populistes. Le biais, cette fois, était le socialisme. Occidentaliste, Herzen l'était certes, mais pas au point d'aimer l'Occident. Émigré, il découvre à Pa-

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ris une nouvelle forme de la critique que les Occidentaux s'adressent perpétuellement à eux-mêmes et dont les sous-développés de la périphérie tirent immédiatement parti. Le socialisme était une critique de libéralisme économique et politique, donc des relations froides qui existent dans le monde moderne entre les hommes. Les eaux glacées du calcul égoïste: mais c'est justement ce que les slavophiles avaient condamné. Il ne pouvait être question de partager leur théologie. Restait leur sociologie, la commune rurale. Elle devenait l'entéléchie non plus du royaume de Dieu, mais du regnum hominis, du socialisme. Le passé russe est l'avenir de l'Europe. Le populisme ne pouvait réussir qu'à condition de respecter aussi bien que les slavophiles à l'égard du peuple la clause d'ignorance. Mais ils ne pouvaient pas se réfugier dans la pure contemplation quiétiste du peuple imaginaire. A la différence des slavophiles, le populisme attendait du Peuple qu'il agisse positivement, qu'il fasse irruption sur la scène de l'histoire. Les élans révolutionnaires que portaient en eux-mêmes les jeunes militants étaient pénibles à assumer. Il fallait rompre avec Dieu, avec le tsar, avec l'ordre familial, la condition privilégiée du noble et de l'étudiant. Il était plus satisfaisant que l'esprit de révolte, au lieu d'être le pur produit de l'intelligentsia, prît son origine dans le Peuple. Ainsi en trahissant l'État, l'intelligentsia avait l'impression de sacrifier ses privilèges en se mettant au service des opprimés véritables pour qui la révolte n'était pas une trahison mais le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. Le vague remords de la trahison était recouvert par la gloire du sacrifice. Pendant ce temps le peuple se taisait. Certes des folkloristes battaient les campagnes, mais il était difficile de discerner ce qui dans les bylines, les chansons et les contes qu'ils recueillaient, venait du Peuple ou du folkloriste. La génération populiste vivait depuis 1861 dans l'attente du soulèvement imminent de la paysannerie. Les années passaient et point de nouveau Pougatchev à l'horizon. Des étudiants lançaient des tracts dans les jardins de Pétersbourg, puis s'en allaient noyer leur cafard au cabaret. Ce peuple absent et qu'il ne voulait pas connaître, le populisme le construisit de toutes pièces, à la manière du double romantique, du Golem de la légende, ou plutôt, car l'époque était scientiste, comme un objet théorique. Il s'y prit de plusieurs manières. Les populistes se déguisèrent en peuple. Ils le firent littéralement dans cette sorte de croisade des enfants que fut la Marche au Peuple. En foule les étudiants en bottes goudronnées, caftans, bonnets de mouton allèrent au village dans la double intention de l'instruire politiquement et d'être instruits (ou nourris ontologiquement) par lui. Les paysans goguenards ou apeurés s'empressèrent de les remettre à la police locale. Les militants s'efforcèrent aussi de se modeler sur l'image paysanne. C'était un préjugé parmi eux que l'âme populaire est simple, saine

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et qu'elle échappe aux tourments et aux complications qui gênent l'intellectuel. Ils tâchaient, c o m m e le dit un héros de Tourguenev, de se "simplifier". Ils admiraient dans les classes opprimées la possibilité d ' u n e coïncidence entre la position sociale objective et les opinions radicales. Cette coïncidence en puissance, la propagande s'employait à l'actualiser. Mais elle ne pouvait se produire dans l'intelligentsia couverte de privilèges, à moins qu'elle réussisse à se faire persécuter en bloc, ce qu'elle obtînt d'ailleurs assez facilement. Mais l'intériorisation de l'imago paysanne et ouvrière n'était efficace que si cette imago correspondait avec ce que voulait le révolutionnaire, tout en gardant avec le peuple réel une ressemblance extérieure qui pouvait se limiter à quelques articles vestimentaires. C'est pourquoi dans le travail de construction du peuple, ce fut la projection qui tint le premier rôle. Cela consistait à attribuer au paysan et à l'ouvrier ce qui appartenait au révolutionnaire, soit les choses incommodes (le goût de la destruction et du meurtre), soit les choses désirables-l'idéalisme, le dévouement à la cause. Ainsi l'intelligentsia pouvait-elle à la manière d ' u n affairiste peu scrupuleux, agir en nom substitué et ne jamais apparaître en personne. C'est pourquoi le peuple occupe une telle place dans la littérature de la seconde moitié du siècle. Il sert de support aux fantaisies de l'intelligentsia. Tantôt, c o m m e chez Rechetnikov, Uspenski, il est pure misère; tantôt, comme chez Melnikov, qui peint le Raskol, pure étrangeté, chez Tolstoï, le peuple est tolstoïen de naissance et en m ê m e temps conduit au tolstoïsme les personnages de rang social plus élevé. Platon Karataïev dans Guerre et Paix fait u n e courte apparition, mais c'est pour donner le la moral de l'histoire. Au contact des faucheurs, Levine se convertit. Parmi les prostituées et les bagnards de Résurrection, le prince Nekhlioudov est seul de son monde et le peuple a tout envahi. De m ê m e en peinture. U n goupe de peintres s'était réuni en atelier collectif (en artet) à la manière des charpentiers et des pêcheurs. Pendant vingt ans il promena ses expositions itinérantes. Réaliste, cette peinture présentait le Peuple au peuple, moujiks à barbes épaisses, processions, bateliers de la Volga, cosaques zaporogues. Il n'y eut pas d'opéra sans que le Peuple en vêtement médiéval ou moderne ne vînt en foule occuper la scène, chanter en choeur, morigéner les grands, former l'arrière-plan historique de la nation. Dostoïevski s'opposait de toutes ses forces aux révolutionnaires, à leur matérialisme scientiste, à leur utilitarisme, à l'idée m ê m e de révolution. Ses témoins? les gens du peuple. Son garant? l'esprit populaire, Slavophile d'instinct, chrétien inné. Dostoïevski est un populiste antipopuliste. Vraiment à la fin du siècle, l'intelligentsia a comblé le fossé qui la séparait du peuple en constituant un peuple imaginaire complet, parfaitement caractérisé socialement et moralement, extérieurement sem-

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blable au peuple réel, intérieurement animé par l'esprit de l'intelligentsia. Déjà pourtant le rêve commençait à se dissiper. *

Un écrivain, le plus grand de tous, n'avait jamais donné dans cette mythologie. Pouchkine n'avait jamais admis la duplication de la Russie entre la couche européanisée et l'autre: toutes les deux lui paraissaient former un seul peuple. Il constatait une différenciation depuis le paysan jusqu'au dandy pétersbourgeois en passant par le hobereau, le fonctionnaire, le pope, mais il ne voyait pas que le dandy parce qu'européanisé cessât de faire partie du Peuple russe, ni que les basses classes fissent un bloc homogène auquel seul conviendrait l'appellation magique de Peuple. D'autre part il sentait que cette duplication comportait un danger pour la culture. Si en effet, sur convocation du gouvernement, sur appel de l'intelligentsia, ou par effraction spontanée, le "peuple" intervient dans la vie culturelle supérieure, celle-ci qui est en Russie neuve, fragile, mince, sera balayée. Elle est dans une situation trop précaire pour jouer avec l'esprit de Pougatchev. Mieux vaut pour elle s'appuyer sur l'État. Pouchkine énonçait le principe libéral: n'étendre les privilèges qu'au fur et à mesure du progrès des capacités. Or, à la fin du siècle les efforts persévérants des libéraux commençaient à porter leurs fruits. Une grande partie du peuple (réel) était alphabétisée, à peu près soignée, vêtue, chauffé. Il n'y avait plus de serfs de l'État ni des propriétaires et la tutelle que la commune imposait au cultivateur individuel commençait à se relâcher. Bref le peuple au lieu d'être le fond de tableau indistinct de l'histoire russe commençait à exister sous forme de personnes, d'individus agissants, agriculteurs, entrepreneurs, conseillers municipaux, ouvriers intéressés par les syndicats qui naissent vers l'Ouest. C'était en Russie l'apparition d'une société de type européen. Au lieu d'un maître flanqué d'une classe de service plus ou moins en révolte contre lui et s'opposant aux "esclaves", une société civile organisée où l'idée de droit et de bien commun se diffusait rapidement. Pour l'intelligentsia c'était un événement bouleversant que ce peuple qui crevait comme un écran le pseudo-peuple qui le tenait caché. Pour Lénine, par exemple, l'événement traumatique fut une grève du textile à Petersbourg. Au lieu d'une harmonie préétablie entre l'intelligentsia et les ouvriers, il était clair que ces derniers agissaient selon leurs intérêts propres sans référence à la théorie d'ensemble dont le parti révolutionnaire était le gardien. Ce peuple il fallait donc le conquérir. Le programme de l'intelligentsia visait inconsciemment à reproduire à son profit la situation qui existait sous Ivan III: tous des esclaves. Mais c'était par le détour de l'idéologie. Le parti encourageait le peuple à présenter toutes les reven-

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dications qui lui venaient à l'esprit et il les soutenait inconditionnellement sans jamais entrer dans la considération du possible et du réalisable. Au surplus l'idéologie explique que dans le régime en vigueur aucune revendication ne peut être réalisée. Ainsi le peuple était-il entretenu dans l'ignorance primitive et ne pouvait se constituer un bagage politique. Par contre la stratégie et les-buts généraux du mouvement n'étaient pas arrêtés par les organisations qui naissaient spontanément dans les masses mais par le parti, séparé d'elles comme Israël des Gentils et dont le principe légitimant n'était pas démocratique mais idéologique. Si le peuple n'est pas d'accord avec le parti, c'est qu'il se trahit lui-même. Pour transposer la formule du Contrat social, le parti force au besoin le peuple à être populaire. Mais la littérature cessait d'être populiste. Elle répudiait le scientisme matérialiste de la génération précédente. Elle répudiait aussi l'obligation très dure de responsabilité. En effet, depuis Bielinski (depuis 1845 environ), l'écrivain était comptable devant le peuple. Il devait l'élever, le développer. L'art pour l'art était tenu pour une avarice, une vilenie, un auto-érotisme. L'écrivain qui exprimait l'essence du peuple, mettait en forme ses aspirations et devait être compris de lui. Il fallait donc éviter les complications et les vaines recherches. Des sujets sociaux, traités dans une forme simple et réaliste étaient requis par les critiques. L'écrivain conscient devait également conformer ses opinions, ses moeurs, ses manières à cette responsabilité d'ensemble devant le peuple russe. Vers 1900, il en eut assez. Il aspira à retrouver les manières libres et galantes qui étaient de mise au temps de Pouchkine. Or, dans la ligne même du populisme il trouvait de quoi justifier sa trahison envers le peuple. Le peuple s'embourgeoisait. Il ne valait donc pas qu'on se sacrifie pour lui. Tchékhov par exemple développe le motif de la vulgarité universelle où les belles âmes (Les trois soeurs) se trouvent engluées. Peut-on se solidariser des commis et des employés? L'intelligentsia russe subissait avec horreur les premiers effets de la démocratie sociale. Elle cultivait maintenant qu'elle avait perdu le monopole de l'instruction et les privilèges attachés, le narcissisme des petites différences. Toutefois, derrière ce peuple qu'elle méprisait à mesure qu'il se rapprochait d'elle, l'intelligentsia réussissait à construire un autre peuple mythique. Dans la rêverie symboliste, le peuple est un principe de destruction et de création. Il fera sauter le vieux monde, il instaurera une barbarie rajeunissante, refraichissante, la grande musique des incendies. A grands cris mélodieux, Alexandre Blok appelait l'invasion du primitif brut. Bien qu'il méprisât les bolchéviks, il siégea dans les commissions de la Tchéka. On le célébra comme prophète. Il n'était qu'un révolutionnaire de plus. Mais l'intention destructrice ne visait pas seulement l'Ancien Régime, l'art décadent et le malaise général, mais aussi le peuple qui pour être devenu bourgeois ne méritait plus de vi-

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vre. La sirène intellectuelle détournait l'homme du peuple de faire carrière, sauf dans un parti révolutionnaire. Elle pratiquait en grand le détournement de bourgeoisie. Elle notait d'infamie le petit bourgeois. Mandelstam reprocha plus tard aux symbolistes, et particulièrement à Blok et à Biely cette haine dangereuse pour le quotidien. *

C'est ainsi qu'on parvint à la Révolution. Depuis 1917 un débat s'est ouvert qui n'est pas tranché. Le peuple, sous le nouveau régime est-il victime de l'intelligentsia ou bien au contraire est-ce l'intelligentsia qui a été victime du peuple? Arguments dans le premier sens: la réduction du peuple en esclavage; la filiation entre le parti et l'ancienne demi-intelligentsia des étudiants et des instituteurs; la dictature de l'idéologie héritière de la vulgate populo-marxiste d'ancien régime. Arguments dans l'autre sens: l'anéantissement des avant-gardes, de la haute, puis de la moyenne culture; la prise du pouvoir intellectuel par les contremaîtres, les provinciaux, les refusés; la menace de pogrom de masse que fait peser le gouvernement sur les intellectuels dissidents. Le problème est mal posé. Peuple et intelligentsia sont tombés ensemble sous la coupe de quelque chose qui n'est ni populaire ni intellectuel, ni national, ni international et qui prend ses repères hors de la réalité commune: le pouvoir idéologique. Celui-ci a beau jouer des oppositions entre le peuple et l'intelligentsia tout en prétendant représenter l'un et l'autre, il est ailleurs. Mais il a eu ce mérite de ménager un lieu de rencontre entre le peuple et l'intelligentsia tel que le fossé ouvert depuis si longtemps semble pour la première fois susceptible d'être comblé: le camp de concentration. Cédons pour conclure la parole à Soljénitsyne: "L'Archipel [du goulag] représentait une possibilité unique, exceptionnelle pour notre littérature et peut-être aussi pour la littérature mondiale. En plein XX e siècle, un servage inouï, au sens élémentaire de ce terme et sans idée d'expiation ouvrait aux écrivains une voie féconde encore que funeste. Des millions d'intellectuels russes y ont été jetés, et non pour le temps d'une excursion: pour s'y faire démolir, pour y mourir, sans aucun espoir de retour. Pour la première fois dans l'histoire, une aussi grande quantité d'hommes instruits, mûrs, riches de culture se sont retrouvés, pas en imagination mais pour de bon et pour toujours, dans la peau de l'esclave, du captif, du bûcheron et du mineur. Ainsi pour la première fois dans l'histoire du monde (sur une telle échelle), a fusionné l'expérience des couches supérieures et inférieures de la société. On a vu fondre une très importante cloison d'autrefois, apparemment transparente, mais impénétrable et empêchant les supérieurs de comprendre les inférieurs:

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la PITIÉ. C'est la pitié qui mouvait les nobles compatissants du passé (tous les dispensateurs de lumières!), la pitié aussi qui les aveuglait! Rongés par le remords de ne point partager leur infortune, ils se croyaient tenus de crier trois fois plus fort à l'injustice, manquant du même coup l'occasion d'examiner de façon essentielle l'humaine nature des supérieurs, des inférieurs, de tous. Seuls les zeks intellectuels de l'Archipel ont vu se détacher d'eux ce remords. Ils partageaient intégralement l'infortune du populaire! Alors seulement le Russe cultivé a pu peindre le moujik serf de l'intérieur, car il était luimême devenu seif" CL'archipel du Goulag, t. II, p. 367).

JEAN MEYER

noblesse et racisme

Qu'est-ce d'abord que la noblesse sinon une altérité? De pays à pays, la définition même de la noblesse, quand elle est univoque, ce qui est rare, varie. La pratique nobiliaire est, de l'est de l'Europe à l'ouest du continent, si diverse qu'elle représente, à la vérité, des degrés d'évolution historique distants de plusieurs siècles. Parmi ces divergences, une seule convergence: la notion de noblesse inclut un certain nombre de gens, mais exclut la grande majorité du pays: "Quoique tous les hommes soient universellement de même espèce, et de même condition dans les principes de la nature, il y a néanmoins parmi eux certains avantages particuliers qui servent à les distinguer dans la société civile" Cette notion d'inclusion et d'exclusion s'avère particulièrement importante pour toute l'époque moderne. Il ne s'agit nullement de la seule noblesse, ni même des distinctions "d'ordre" social. U n auteur breton du XVII e siècle, De La Maillardière, définit la nouvelle ère du bon goût inaugurée par la Renaissance comme étant celle où les "gens de t>ien" se retrouvent entre eux, partageant ce que nous appellerions une culture savante, dont sont exclus tous ceux qui ne peuvent écrire, et, plus encore, s'imprégner d'une certaine culture latine 2 . La mythologie devient principe d'exclusion et d'inclusion! C e fossé brutalement creusé et approfondi entre une culture populaire, à base religieuse chrétienne, et une culture savante, fondée sur la connaissance de l'Antiquité (puis, plus tard, sur les sciences quantifiées de la nature) pourra, sans doute, être partiellement, et très progressivement comblé par l'alphabétisation des masses, permettant de les faire pénétrer dans la "galaxie Gutenberg". C e propos n'est pas étranger à notre préoccupation. L'inclusion et son corollaire l'exclusion accentue pour un long temps de quelques trois siècles l'opposition entre les idées de "l'intelligentsia" (il faut prendre ce mot cum grano salis, au sens très lâche du terme) et la pratique quotidienne réelle, entre le document juridique et ses applications (ou non-applications) de tous les jours. Il nous semble, à tort ou à raison, que situer le véritable principe d'altérité avec ses variantes que sont les idéologies nobiliaires, racistes, raciales, etc. (mais y a-t-il déjà vraiment, à l'époque moderne, une idéologie purement raciste, voire raciale?), dans ce contexte, permet de le mieux situer et de le mieux comprendre. Il nous semble que la question des relations entre l'idéologie nobiliaire et le racisme se situe à la jointure des définitions idéologiques avec les comportements quotidiens. Les premières sont bien connues, les secondes infiniment moins. Il y a ainsi deux niveaux d'interprétation possibles: celui de ces comportements de tous les jours, en partie hérités du Moyen A g e , et celui des

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superstructures idéologiques, où révolution a été plus rapide. Pendant longtemps les deux niveaux ne coïncident pas et s'ils finissent par se rapprocher, et en particulier sous l'influence de la pratique étatique, on peut se demander ce qui s'est le plus rapproché de son antinomique, le quotidien ou l'idée savante? C'est pourquoi ce trop bref exposé tourne délibérément casaque face aux procédures d'expositions historiques habituelles. Nous partons, d'emblée, de la pratique quotidienne, et non de l'idéologie. Cette dernière, en effet, est illustrée de tant de textes qu'elle donne l'illusion d ' u n domaine bien délimité. En d'autres termes, posons-nous d'abord la question suivante: comment, dans la suite paresseuse des jours, se définit un noble dans l'Europe des XV e -XVI e d'abord, du XVIII e ensuite? Mais ne tombons pas dans le piège de trop isoler le XVIII e de ce qui le précède. Nous sommes tellement habitués à y voir le berceau du monde contemporain (et, d'un certain point de vue, cela est juste) que nous oublions sans cesse que ses idées, loin de surgir ex nihilo, ne sont, souvent, que reprises, altérées et modifiées, de celles des générations précédentes. Il n'est, pour s'en convaincre, que de comparer le vocabulaire de la grande révolution, celle de 1789, avec le langage juridique de certains juristes du XVI e siècle, comme par exemple Bertrand d'Argentré 3 . D'emblée, la cartographie de la définition nobiliaire européenne, encore mal connue, affronte deux pratiques généalogiques fondamentalement différentes l'une de l'autre. Dans la plupart des pays, la définition de la noblesse est patrilinéaire à quatre degrés (père, grand-père, arrièregrand-père). Il suffit dans ce cas, et il suffit pleinement que cette lignée, et cette lignée seule, soit réellement reconnue comme noble pour que sa noblesse soit reconnue pleine et entière: "C'est aussi le père qui donne la qualité aux enfants et non pas sa mère: car sa naissance, quelque basse qu'elle puisse être, n'intéresse point les droits et les qualités que la condition du père acquiert aux enfants" 4 . "L'homme seul anoblit" est-il dit plus loin 5 . Deux pays obéissent à une définition juridique de la noblesse patrilinéaire: d'une part la Pologne, qui s'y est pratiquement tenue de manière ferme tout au long de la période moderne, et, d'autre part la France (ce, non sans une évolution progressive). En France, il est des exceptions, dont la principale est la Champagne: les femmes libres de Champagne donnent la noblesse 6 : ' l a coutume de Champagne et de Brie autorise la noblesse maternelle". La deuxième exception est celle de la famille de Jeanne d'Arc, anoblie en considération des mérites de l'héroïne 7 . Dès le XVII e siècle cependant, "La noblesse de celui qui est issu de pères et de mères nobles, est estimée la plus pure. Le mélange de sang roturier laisse toujours des taches dans une famille noble [...] Il semble que les Français se con-

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tentent de la condition paternelle, quoniam vir est caput mulieris; mais il est vrai qu'ils ont toujours favorisé beaucoup la noblesse qui vient du côté des femmes; et tous les peuples font état d'une haute et parfaite qualité ont fort estimé l'alliance de ces deux noblesses" 8. Il n'en reste pas moins que: "pour témoigner la grande différence qui est entre la noblesse paternelle et maternelle, la femme non noble qui est mariée à un gentilhomme est anoblie; parce que l'honneur et la révérence qui est due au mari noble, passe à la femme; et si une fille naturelle épouse un mari naturel et légitime, elle deviendra légitime par ce moyen: mais le mari non noble ou bâtard n'est jamais anobli ni rendu légitime par la femme noble et légitime" 9 . Il serait assez passionnant de démêler les raisons de cette infériorité de la femme. Pour l'historien, elle est certainement à mettre en relations avec la difficulté que comporte pour la femme l'héritage d'un fief soumis à des obligations militaires du droit d'ost, de remplir ses devoirs militaires. Pour De La Roque, la légitimation de ce fait découle beaucoup plus simplement des références à la Bible et à l'Antiquité. "On ne doit pas s'éttoner si Dieu voulait qu'on lui consacrai les enfants mâles, puisque selon Testat, Dieu étant parfait, il veut qu'on ne lui offre que des choses parfaites. Il n'y a, dit-il, que le sexe masculin qui soit parfait; et la nature rend toujours dans ses opérations à ce qui est le plus accompli, s'efforce toujours de produire un enfant mâle" 10. Suivent les références à Sara enfantant un fils à Abraham: "cela fait connaître que les enfants naissent au Père et non à la mère"! L'altérité fondamentale qu'est la noblesse repose donc d'abord dans son pays sur l'altérité à la femme. Quant à l'obligation de fournir la preuve de quatres degrés de la définition patrilinéaire, elle est, dans l'idéologie du temps, allégorique: le chiffre quatre "est mistérieux, selon le prophète Ezéchiel, on peut croire que cela a fait naître la pensée à Denis d'Halicarnasse, de dire que le nombre quatre est parfait, et qu'il surpasse tous les autres" Tout le début du livre d'Ézéchiel est effectivement construit sur le thème de quatre apparitions de Dieu au quatrième mois de l'année, vision d'une "forme humaine" avec "au centre quelque chose" qui ressemblait à "quatre animaux [...] Ils avaient chacun quatre faces, et chacun quatre ailes", etc. 12 Cette définition patrilinéaire (par ligne paternelle) se trouve, en France, de plus en plus combattue dans la pratique des preuves gouvernementales par la définition par quartiers. Cette définition par quartiers est surtout utilisée dans deux grands pôles européens: l'Europe centrale germanique et l'Espagne. A certains égards, le passage de la définition patrilinéaire à la définition par quartiers est une conquête d'une

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pratique quotidienne de la noblesse allemande sur la définition traditionnelle de la noblesse française. C'est évidemment un très grand problème, d'autant plus que nous nous trouvons là très exactement au coeur de ce qu'il est convenu d'appeler la "réaction nobiliaire" qui, d'après la plupart des auteurs, caractérise la deuxième moitié du XVIII« siècle et présente le prélude et la "justification" de la Révolution française. Or, à tout prendre, c'est un report de l'altérité féminine à l'altérité sociale. La femme, traditionnellement exclue, devient l'égale du mâle à l'intérieur de la noblesse française, mais, de ce fait, la ferme définitivement à la roture en tant que telle, alors qu'auparavant, celle-ci avait accès à la noblesse par le mariage. La pratique de la définition par quartiers date de la fin du Moyen Age d'Europe centrale. Laissons encore la parole au Traité de la noblesse de De La Roque, qui dit à propos de la noblesse française: "Quelques uns remontent au dessus de quatre lignes ou quartiers13 [...] selon cette supputation, ils rapportent au père et l'ayeul les quatre quartiers, au bisayeul les huit quartiers, au trisayeul les seize, au quart ayeul les trente deux, et aux majeurs les soixante quatre. Cette multiplicité des quartiers est de l'invention des Allemands et des Flamands, qui ont affecté également la noblesse paternelle et maternelle, pour s'en parer aux tournois, en leurs obsèques 14 et dans les preuves qui se font pour être reçu dans les chapitres des églises, ou dans les ordres militaires. Cela semble inutile dans la noblesse à quatre lignes: mais en d'autres rencontres, on peut remonter au plus haut qu'il est possible, dans les lignes de sa propre famille, comme il s'observait aux anciennes preuves de noblesse de nom et d'armes, parce que l'on avait souvent les titres et les enseignements qui manquent souvent du côté des femmes". Sur quoi reposent ces deux définitions? Chez les théoriciens de la noblesse du XVIe et même du XVIIe siècle encore, la justification de cette noblesse est d'ordre biologique. Seule la semence masculine contient et transmet la "vertu" des ancêtres, la femme n'étant que le "vase réceptacle", qui a, par conséquent, une importance relativement seconde par rapport à la chose: "Il y a dans les semences je ne scai quelle force; et je ne scai quel principe qui transmet, et qui continue les inclinations des Pères à leurs descendants: et tout homme issu de Grands et Illustres personnages, restent incessament au fond des coeurs un certain mouvement qui le presse de les imiter 1S. Par-delà les siècles, Paul Valéry répond à De La Roque (l'a-t-il su?) que: "La noblesse est une vertu mystique de la liqueur séminale" 16. L'ennui est que ces définitions d'intellectuels ne correspondent que médiocrement à la pensée de la moyenne et de la petite noblesse. En effet, tous les auteurs qui ont traité de la justification biologique de la noblesse 17 ne se rendent pas compte qu'il existe une autre réalité, qui .nous

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semble, à tort ou à raison, déterminante dans la notion, toute relative, de "racisme" à l'intérieur de la noblesse française. Au cours de l'époque moderne, celle-ci a, en effet, porté un intérêt immense aux problèmes biologiques par le biais de l'élevage et de l'arboriculture. C'est une préoccupation légitime pour des éleveurs de chevaux, car, d'une certaine manière, le cheval est l'animal noble, élevé pour le noble. Héritage médiéval sans doute. L'un des rares points sur lequel les États de Bretagne, d'ordinaire si parcimonieux de leurs deniers, consentent à sacrifier d'importants crédits d'investissement, est celui des haras 17. S'occuper des haras constitue un métier rémunéré, mais non dérogeant 18 . Mais il y a bien plus. Dès le début du XVIIe siècle, la noblesse française voue à l'arboriculture une attention passionnée, ce qui se traduit par une fantastique augmentation du nombre des espèces, entre autres, de pommiers et de poiriers ,9 . Ce résultat a été acquis au prix d'un important investissement intellectuel, principalement nobiliaire, dont il est très peu question dans les "histoires générales". Symbole de cet état de choses: la reine-claude a été ainsi dénommée en l'honneur de la reine Claude, fille d'Anne de Bretagne et femme de François Ier. Dans les bibliothèques nobiliaires du XVIIIe siècle, les Traités des jardins, les Maisons rustiques, les Parfaits maréchaux, voire les ouvrages de la Quintinie, comme la Culture des pêches, le Bon jardinier, le Jardin potager, etc., sont infiniment plus nombreux que ... les traités de noblesse, fussent-ils de De La Rocque! 20 . Inévitablement, ces pratiques quotidiennes (car nos correspondances nobiliaires du XVIIIe siècle abondent en détails sur les vergers et les jardins, dénotant une occupation assidue) 21 , passent fatalement dans la réflexion quotidienne de la moyenne noblesse, comme le montrent deux textes bretons distants de deux siècles et qui nous semblent replacer la question du "racisme" nobiliaire sous un jour différent de celui où l'envisage un Boulainvilliers. Vers 1620, un noble de bonne lignée trégorroise, René Fleuriot, faisait, dans sa vieillesse, ses recommandations à ses enfants: les "advis moraux". Dans ce texte très long se trouve un passage extrêmement important concernant le mariage - et l'on sait combien le mariage est une pierre de touche pour toutes les questions "raciales" Le voici: '11 se rencontrera peut-être que je serai mort avant que vous soyez marié. Aussy, le cas advenant, je voullu vous dire mon advis pour vous servir, mais que vous soiés sur ces avenues. Lors donc que vous voudrez vous marier, regardez de prendre une bonne alliance et d'une rasse qui ne soit point tachée d'aucun mal héréditaire comme lèpre, épilepsie ou mal caduc, bosse, folie hipocondriaque et plusieurs autres maladies, qui sont comme héréditaires en certaines familles que l'on doit fuire, quelque commodité qu'on y rencontre, qu'il faut un siècle pour purger une rasse de ces maladies qui passent de père en

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fils. Il y a plus, c'est que ces rasses ainsi tachées ne sont pas désirées par alliance. Il est aussi à désirer que la fille que l'on désire en mariage soit engendrée d'une mère sage, car il advient souvent qu'elle leur rapporte et d'humeur et d'usage et d'action, et estant d'une mère insouciante, elles logent souvent leurs maris au signe du Capricorne [...] Voilà pourquoi, quand il vous prendra humeur de vous marier, choisissez une bonne alliance et d'une rasse non tachée et taschez si possible de recoinaistre l'humeur de celle que vous désirez faire compagne de votre vie et fortune" 22 . Le deuxième texte, fort long, est tiré des Mémoires inédits de Monsieur de La Fruglaye, le gendre du célèbre La Chalotais 23 . Ce mariage est le type même du mariage noble arrangé pour des raisons à la fois de fortune et de convenances 24 . Le mari, déjà assez âgé, comme c'est la règle dans le milieu parlementaire breton 25 , n'a vu, en effet, sa future que très peu de temps avant la cérémonie du mariage, déjà au préalable arrangé et discuté. Mariage de raison, s'il en fût, qui répond, à un siècle et demi de distance, à une autre recommandation de Fleuriot père: "Vos cadets tirèrent de vostre maison douze cents livres de rente; si la femme que vous épousez ne vous apporte autant de bien que cela, vostre maison ira en reculant au lieu de l'advancer" 26. Or le futur mari s'était ammouraché d'une jeune fille de son Trégor natal; il souhaitait l'épouser, lui étant "tendrement attaché". Mais en dehors du fait qu'elle n'était pas riche, et sa famille criblée de dettes, il se posait un problème de "rasse". "à toutes ces conditions, il s'enjoignait une très majeure objection, dont j'étais très souvent tourmenté depuis longtemps. En rendant toute justice aux qualités aussi aimables qu'essentielles qui m'avaient attachées à cette jeune personne, je faisais une considération infiniment plus importante que celle relative à la fortune. C'est que la frénésie était héréditaire dans cette famille, que son frère en était atteint, qu'elle-même et sa soeur étaient sujettes à des maux de nerfs les plus violents" 27. Paradoxalement, on rejoint dans ces textes le vieux principe du kales k'agathes des Grecs. Fleuriot note à l'intention de son fils qu'il ne convient pas de se marier uniquement à cause de la beauté de la femme "car vous n'auriez pour dot qu'un beau nez, car en la saison où le luxe est si grand, il faut avoir du bien pour paroir parmy le monde". La femme laide doit cependant être rejetée sans pitié: "C'est que les laides sont quelquefois aussi difformes de l'esprit que du corps, qui n'est pas une petite gêne à ceux qui font une telle rencontre" 27 . Certes, et il n'est guère besoin de citer les textes, tout mariage noble repose sur la "bonne race", la "bonne maison", ce qui est contradictoire avec la définition patrilinéaire seule. Encore ne convient-il pas de viser trop haut:

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"Je ne vous conseillerai pas de vous allier là haut, ny hors de votre pays [...] ni avec des femmes nouries en ville". Il n'est plus alors question de race, mais d'éducation trop dépensière. Mais le mot race est ici spécifiquement un terme d'éleveurs, qui implique très nettement une hérédité des tares et des qualités, suivant l'une des définitions de Littré: ' T e r m e de sociologie, réunion d'individus appartenant à la même espèce, ayant une origine commune, et des caractères semblables, transmissibles par voie de génération" 28. Cette signification reste cependant seconde par rapport au sens très simple de famille. En tout cas, contrairement au droit patrilinéaire, dès le début du XVII e , la f e m m e représente un patrimoine génétique, dont il importe de tenir compte, qui n'est nullement négligeable. Par là, implicitement, ce sens s'oppose tout autant à la conception de "femmevase", chère aux scientifiques de ce temps. Ainsi le passage du système patrilinéaire à celui de la preuve par quartiers est le signe évident de la valorisation de la femme. Mais plus elle est valorisée (et elle l'est peut-être encore plus dans le domaine de la gestion économique de la famille), plus l'exclusiveté nobiliaire rejette l'altérité sur le non-noble, créant un système endogamique nobiliaire. Mais l'anoblissement est englobé dans le système. Notons en passant que toute l'évolution de la science du XVIII e siècle va dans le sens de la valorisation de la femme par réfutation de l'idée même de "femmevase-receptacle". C'est à Lazzaro Spallanzani (1729-1799) qu'est due la découverte, fondamentale, des phénomènes de la fécondation par mise en contact de l'ovule féminine avec le spermatozoïde masculin, réfutant au passage les idées de génération spontanée 29. Passons au niveau de l'idéologie non plus pratique, mais théorique. Le meilleur exemple est fourni par ce personnage fascinant entre tous qu'est le margrave de Bade. C'est, sans conteste possible, le prince type des lumières. Pourtant, on en parle peu, en tant que tel, dans les nombreuses histoires du "despotisme éclairé". Il aurait pourtant de quoi séduire: ami des Physiocrates, correspondant de Voltaire, de Quesnay et de Mirabeau, Karl Friedrich de Bade (1728-1811), protestant libéral pourtant très bien vu du Vatican (à cause de sa politique de tolérance des minorités - qui sont ici, il est vrai, des majorités), a supprimé dans ses états la torture depuis 1767, a créé un système de retraite pour les veuves de ses fonctionnaires, a imposé le principe de l'éducation primaire obligatoire, ce bien avant que les futurs révolutionnaires y aient songé. Il est l'ami de Dupont de l'Eure, crée des fermes modèles, protège le "gymnase" de Carlsruhe, et, surtout, traduit dans les faits sa volonté d'éducation populaire en fondant le séminaire d'instituteurs, et en faisant du pays de Bade l'un des premiers États alphabétisés de l'Europe continentale. On ne peut donc, en aucune façon, lui disputer le titre, combien légitime de "despote éclairé" M . Pourtant, cet h o m m e qui a

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supprimé le servage en 1783, confond volontiers noblesse et races: "s'il y a des races parmi les animaux, pourquoi n'y en aurait-il pas parmi les hommes?". Or la race pure, c'est la noblesse: elle est l'héritière de toutes les vertus guerrières, ce qui est "naturel". Dans la nature, en effet, le fort domine le faible et il est donc normal que parmi les hommes, il en aille de même. D'autres défenseurs de la noblesse cherchent maintes autres justifications: utilité sociale, rôle politique du défenseur du faible contre le pouvoir arbitraire de l'État, etc. Le margrave Karl Friedrich n'a pas ces hésitations. Anticipant - génialement, par moments du moins - sur Darwin, il applique ce darwinisme avant la lettre à la justification absolue de la noblesse. Pour lui, il est même scandaleux que l'on puisse poser seulement la question de la légitimité de l'existence d'une noblesse. La chose va de soi, parce qu'elle correspond à un état de fait "naturel". Il s'agit, à la vérité, d'une véritable espèce de racisme, qui justifie l'endogamie nobiliaire, c'est-à-dire, en fait, l'interdiction des mésalliances par un véritable argument de type raciste: la sélection des espèces veut que le fort se choisisse la femme dont il a besoin parmi celles qui appartiennent à son milieu, c'est-à-dire en ce groupe des descendants des conquérants qui ont fait la preuve de leur "vertu". Pourtant, dans la réalité quotidienne, ce type d'argumentation ne s'applique, à ses yeux, qu'à la seule noblesse. Ainsi, le margrave de Bade se veut, en même temps, le protecteur attitré des Juifs... On conçoit combien cette pensée s'encadre mal dans nos catégories stéréotypées: on peut dire du margrave ce que l'on voudra, mais personne ne peut le faire vraiment passer pour un "réactionnaire". Il est pourtant le théoricien le plus intransigeant que l'on puisse imaginer de la noblesse. Sa théorie est fondée sur une idée raciste au sens le plus précis du terme: peu importe que cette idée ne s'applique, en réalité, qu'à une opposition purement sociale. Cela explique que l'homme, et ses idées, soit volontiers passé sous silence; et que son oeuvre, multiple et foisonnante, en tout cas passionnante, ait été passée sous silence à la fois et par la "droite" et par la "gauche". Mal vu des théoriciens du nationalsocialisme 31 , alors qu'il est l'un des fondateurs d'un certain racisme, ce dernier trait lui a valu en même temps d'être le despote éclairé le plus négligé par les historiens antiracistes. Peut-être le fait qu'il ait, au cours de sa longue vie, ravitaillé en épouses, de la Russie à l'Angleterre, les principales familles régnantes européennes, y est-il pour quelque chose dans ce discrédit? A la limite, on peut caractériser sa théorie nobiliaire comme une combinaison de la sélection des espèces (donc une sorte de pré-darwinisme) en tant que prime origine de la noblesse et de la transmission héréditaire des caractères acquis (donc une espèce de pré-lamarckisme). Or cette idée est inséparable de l'idéal guerrier, voire de la suprématie militaire des envahisseurs germains sur les sédentaires civilisés gallo-romains. Dans Le sang épuré, un historien belge a récemment défini les princi-

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paux traits de cette dernière théorie qui a trouvé son représentant le plus illustre dans le comte de Boulainvilliers 32. L'idée de l'origine de la noblesse dans le conquérant germanique des grandes invasions a été destinée, on le sait, à un grand succès. Au cours de la Révolution française, certaines sections de sans-culottes parisiens ont même avancé le point de vue que tout noble devait être grand, blond, aux yeux bleus ou que, du moins, ces caractères physiques pouvaient être un "indice" "d'aristocratisme". C'est le point de vue des nazis 33 . Or il est intéressant de voir quel a pu être le point de départ de cette idée, qui, reprise, inversée par Mably, est devenue sous la plume des historiens-politiques de la période du romantisme, l'idée-force de la bourgeoisie d'avant la Révolution de 1830 34. La théorie trouve sa source non pas dans une quelconque considération d'ordre historique ou théorique, propre au XVIIIe ou au XVII e siècles mais chez les juristes français du XVIe siècle. François I er et ses successeurs ont essayé (et partiellement réussi) à renforcer leur pouvoir en utilisant la doctrine de ce qu'il est convenu d'appeler la monarchie absolue. La codification de cette théorie se fit, comme tout un chacun le sait, sous Louis XIV: "Le gouvernement monarchique, c'est l'ordre établi par la nature. Car, comme il y a un Dieu au monde et qu'un Soleil dans l'Univers, de même ne doit-il y avoir qu'un Roi dans un Empire" 35. Bossuet en fait le fondement de l'éducation du Dauphin 36 . Au XVIe siècle pourtant, la théorie, surtout au moment des guerres de la Ligue, était loin d'être uniformément admise. Protestants révoltés du début des guerres de religion comme théologiens ligueurs ont, à maintes reprises, tenté de nier l'idée de la monarchie absolue 37 . Pour ce faire, le meilleur moyen était encore de montrer que Clovis et les rois de 'la première race" 38 étaient "élevés" sur le pavois par les nobles. Le retour à l'idée d'une royauté élective supposait évidemment l'existence et la présence d'un corps électoral nécessairement limité, à savoir la noblesse, dont le droit d'élection ne pouvait reposer que sur celui de la conquête. Et comme ces conquêtes avaient été opérées par les "Francs" (avec ce que ce mot recouvre de connotations de liberté réservée à quelques-uns, donc de réminiscence de lecture de Tacite), l'assimilation entre le droit de conquête et la supériorité germanique s'est faite, en quelque sorte, d'elle-même. Mais, de ce fait, on ne peut donc pas dire que l'idée nobiliaire ait été, en elle-même, raciste. Elle en assimile progressivement quelques-uns des éléments que l'on retrouvera dans la politique bourgeoise (mais inversés) de la première moitié du XIX e siècle, et plus encore, mais cette fois précisés, dans l'idéologie ràciste de la deuxième moitié du XIX e siècle. Si l'on tente de dresser un premier bilan, on pourrait donc conclure que l'idéologie nobiliaire du XVIIIe siècle a pu fournir deux ingrédients du futur racisme: un pré-darwinisme combiné à un pré-lamarckisme latent, appuyé en partie sur les pratiques d'éleveur inhérent à une caste

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militaire étroitement liée à l'élevage du cheval, et, enfin, une idée politique, qui, aussi bien au XVI e qu'au XVIIIe siècles, se caractérise par son opposition au pouvoir royal "absolu" ou "despotique". Ce pré-lamarckisme latent se retrouve jusque chez De La Roque: "La noblesse est une qualité qui rend généreux celui qui la possède et qui dispose secrètement l'âme à l'amour des choses honnêtes. La vertu des ancêtres donne cette excellente impression de noblesse" 39 . Le margrave de Bade va beaucoup plus loin. Il essaie de justifier ce droit de conquête. Selon lui, les vertus guerrières l'emportent de loin sur les vertus pacifiques: on retrouve là l'écho de Tacite, et de l'idéalisation outrée du semi-sédentaire primitif du monde germanique, cette opposition entre monde "civilisé" et monde "sauvage", la thèse de la dégradation progressive du civilisé au fil des générations, soit l'ensemble des idées qui surgissent fréquemment dans les grandes civilisations au moment où l'accumulation des données nouvelles provoque un retour au référant "initial", dont le rousseauisme (dont le margrave de Bade est imbu) est l'une des manifestations les plus évidentes. Or, la transmission héréditaire des caractères acquis veut que, si les vertus se transmettent aux descendants des nobles guerriers, la dégénérescence, de son côté, s'hérite en une sorte de péché originel. Reste un dernier élément de composante raciale, dont il n'a pas été encore question. L'influence espagnole a été considérable dans tous les domaines de la pensée idéologique nobiliaire. Cette notion de la "pureté du sang" n'a pas, en soi, de composante nobiliaire évidente. Elle est, par définition, religieuse, et dépasse par là le cadre de cet exposé. On sait que la notion de pureté du sang a essentiellement un contenu religieux, qui a abouti au cours du XVIe siècle à un violent mouvement anti-judaïque, pour aboutir d'abord à l'expulsion des Morisques, puis à celle des Juifs et, enfin, à la persécution des "conversos" Ce courant espagnol est, évidemment, en France, débarrassé de son aspect antisémite. La noblesse française n'a pas, du moins jusqu'au XIXe siècle, été vraiment antisémite. Importe seule l'appartenance à la religion catholique. Il est, à cet égard, une preuve directe. Parmi les lettres d'anoblissement enregistrées au Parlement de Paris, on compte celle de la famille Dacosta 41 . C'est une famille israélite originaire de la ville de Livourne en Italie: or la lettre de naturalisation et d'anoblissement ne cèle nullement cette origine. L'intérêt de ce texte - et il en est d'autres - est évident. Il démontre que la naturalisation en "régnicole", tout comme l'anoblissement, ne dépend pas d'une appartenance raciale. Il est vrai que la lettre de noblesse, et l'anoblissement en général ne sont pas favorables à la théorie "raciste" de la noblesse. La théorie prédarwinienne ne s'accomode pas de l'anoblissement, de quelque type qu'il fut. Le dicton nobiliaire spécifie bien qu'on "naît gentilhomme". De La Roque le dit explicitement, en faisant la distinction bien nette entre noble et gentilhomme:

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"Le noble de race est donc celui qui a les degrés nécessaires, je veux dire qui a déjà atteint trois degrez de noblesse au-dessus de lui; et qui est en état, s'il a la noblesse maternelle, de faire voir huit quartiers, tant du côté paternel, que du maternel. Mais encore qu'il puisse remonter au-dessus de cette noblesse de race, il n'est pas pour cela gentilhomme de nom et d'armes, comme plusieurs se l'imaginent par erreur; parce qu'il n'y a que la longueur des siècles, la première introduction des noms et armes, et l'ancienne investiture héréditaire des fiefs, qui donne cette prérogative. Cette noblesse de race ne rend pas non plus celui qui l'a acquise gentilhomme de quatre lignes: car il n'a pas l'ancienneté requise, ni bien souvent les alliances de maisons anciennes pour composer ses quartiers" 42 . D'où, dans la théorie de l'anoblissement, une ambiguïté fondamentale entre le pré-darwinisme et le pré-lamarckisme fondus en un seul ensemble chez le margrave de Bade, mais qui se trouvent encore très largement dissociés dans la théorie française de l'anoblissement. Là encore, De La Roque en est un bon témoin. Dans son chapitre XXI, il écrit en effet: "Ceux qui louent la noblesse, disent qu'il y a plus d'honneur à l'acquérir par sa vertu, qu'à la tirer de ses prédécesseurs; et que celui qui descend d'une race noble ne mérite pas plus ce titre, que celui qui est de soi-même noble, s'il n'est plus vertueux" 4 3 . Ce qui est, à proprement parler, la négation totale de l'idée d'hérédité des vertus initiales, qu'elles fussent acquises ou remontant "à la nuit des temps". C'est, à proprement parler, la théorie défendue par Boileau dans sa satire IV: "La noblesse, Dangeau, n'est pas une chimère Quand sous l'étroite loi d'une vertu sévère Un homme issu d'un sang fécond en demi-Dieux Suit, comme toi, la trace où marchaient ses ayeux..." Mais d'un "fat" qui ne peut se "parer" que "du seul mérite d'autrui", la noblesse ne signifie "qu'un vain amas d'une inutile gloire" 44 . Logiquement, De La Roque conclut donc que pour les tenants de cette idéologie du mérite personnel: 'la noblesse étant la récompense de la vertu [...] la racine et le principe, celui qui commet des actions basses et honteuses doit être privé de cette illustre qualité" 45 . Pourtant, quelques lignes plus loin, le même auteur remarque que la noblesse qui s'acquiert par lettres "est la moins estimée" de toutes, parce qu'elle suppose une roture précédente, en dépit du fait qu'elle "rend témoignage d'une excellence particulière", qu'elle est "glorieuse"; et qu'il "est plus louable de commencer à donner de l'éclat et du lustre à ses descendants, que de les obscurcir en dégénérant de leur vertu [s/'c]". On se trouve donc en pleine contradiction, ce d'autant plus que les lettres de noblesse, fondées sur le "mérite", ne représentent qu'une

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partie secondaire du total des anoblissements du XVIIIe siècle, soit environ 10% des 15 000 anoblissements qui ont eu lieu entre 1700 et 1789 La théorie nobiliaire française n'a jamais eu une cohérence parfaite, et, en ce domaine, seule la germanique a eu le temps de s'établir en un corps de doctrine rationnel 47 . Elle n'a pas eu la possibilité de surmonter ses contradictions internes, et, en particulier, la mise au point d'une doctrine de l'anoblissement n'a jamais vu le jour. Aussi ne peut-on pas réellement parler de doctrine "raciste". Le mot "racisme" convient et ne convient pas, est à la fois vrai et faux. Il est vrai dans la mesure où, incontestablement, la noblesse française, à la fois par sa pratique quotidienne et par sa théorétisation politico-sociale, tend à écarter, à créer et à justifier l'existence d'un gfoupe particulier par la dévalorisation de l'autre, tend aussi à donner â cette "altérité" une justification idéologique qui est bel et bien d'ordre héréditaire et "racial". Or le justificatif historique oriente cette évolution vers une Germanie mythique, à la Tacite, dans laquelle les vertus "guerrières" prennent le pas sur les vertus pacifiques. Le mot "racisme" ne convient cependant pas, puisque cette noblesse contredit dans sa pratique quotidienne toutes ses belles théories. La preuve par quartiers n'a jamais complètement supprimé la vieille preuve patrilinéaire, le mariage d'un mâle noble continuant d'anoblir sa femme roturière et cette pratique tendant à devenir particulièrement fréquente dans la haute aristocratie de cour où les unions de "fumage des terres" sont relativement nombreuses. L'appartenance à la religion dominante apparaît, à maints égards, plus importante que ces vues et nous retrouvons ce fait dans la noblesse espagnole. Ainsi, plusieurs des plus grandes familles espagnoles portent dans leur sang des parts de la "noblesse aztèque", comme en témoignent de manière très parlante les blasons. En d'autres termes, le mot "raciste" doit s'entendre ici non pas dans un sens nationaliste, étroit, mais dans un sens assez large, où la femme (et presque exclusivement la femme) permet, de manière permanente, l'inclusion de l'Autre. Les historiens ont toujours, à notre sens, sous-estimé l'importance du monde féminin dans l'explication de la facilité de la "Conquista" 48. Le XIXe siècle allait cependant trouver dans cet arsenal hétéroclite tout un ensemble d'armes dont la théorie raciste allait faire une abondante utilisation. Ce n'est pas un pur hasard si c'est à l'intérieur même de la noblesse française qu'apparaît le comte de Gobineau.

Notes 1. De La Roque, Traité de la noblesse et de ses différentes espèces, Rouen, éd. de 1710, p. 1. Souligné par l'auteur, J. M.

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2. P. Chaunu, dans Le temps des réformes. La crise de la Chrétienté. L'éclatement 1250-1550, Paris, 1975, pp. 297-300, démontre admirablement l'implacable jeu de la référence au seul référant écrit, puis au commentaire, et enfin au commentaire du commentaire qu'est la scholastique, isolant de plus en plus un milieu de plus en plus restreint et de plus en plus savant. L'humanisme est, certes, à sa manière, un "coupe-circuit" vers le référant antique, mais à l'usage exclusif ou presque des "initiés". 3. P. Cadiou, Bertrand d'Argentré, pamphlétaire de l'histoire de Bretagne et doctrinaire des statuts, thèse de droit, exemplaire dactylographié, Rennes, 1974, pp. 253-300. 4. De La Roque, op. cit., pp. 46-47. 5. Ibid., pp. 47 et 48. 6.Ibid., p. 187. 7. Ibid., p. 222. 8. Ibid., p. 48. Voir plus loin, p. 49: "La mésalliance a toujours été si fort en mépris, qu'il n'était point permis aux gentilhommes de prendre des alliances dans des familles non nobles, à peine de décheoir de leurs principales prérogatives et d'être notés en quelque sorte d'infamie". Ou encore, p. 51: "L'estime que l'on fait des alliances nobles par les femmes est fondée sur la raison naturelle; d'autant que les enfants prennent les inclinations et les moeurs de ceux qui les produisent [...] si l'on en croit Horace". 9. Ibid., p. 47. 10. Ibid., p. 45. 11. Ibid., p. 33. 12. La Sainte Bible, dite Bible de Jérusalem, Paris, 1956, t. II, p. 2655. 13. De La Roque, op. cit., pp. 33-34. 14. La coutume est ancienne, comme en témoignent les "imagines" portées au cours des obsèques romaines. De manière très proche, la noblesse polonaise a conservé tout au long de l'époque moderne l'habitude d'orner les cercueils de portraits du défunt. Il en existe de bonnes collections dans diverses églises et musées polonais. 15. De La Roque, op. cit., préface non paginée. 16. P. Valéry, Oeuvres, Paris, La Pléiade, 1960, t. II, p. 904. 17. L'ancienne conception de la génération ne voit dans la femme qu'un "vase", ou, comme le dit De La Roque, op. cit., p. 51: "néanmoins, la femme contribuant à la génération". Sur la politique des haras menée, par exemple, par les États de Bretagne, cf. J. Meyer, La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, Paris, 1966, t. I., pp. 584-585. 18. Cf. Meyer, ibid., t. I, pp. 161 et 585-586. 19. Ibid., p. 579, et G. et G. Blond, Histoire pittoresque de notre alimentation, Paris, 1960. 20. Meyer, op. cit., t. I., p. 582. 21. Ibid., pp. 471-473. 22. J. Meyer, "Un témoignage exceptionnel sur la noblesse de province à l'orée du XVIIe siècle les «advis moraux» de René Fleuriot", Annales de Bretagne, t. LXXIX, juin 1972, pp. 315-347. 23. Mémoires inédits des archives privées de Kernier, Béchercl. Nous remercions très vivement Monsieur de Kernier d'avoir bien voulu nous autoriser à utiliser ces documents.

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J. Meyer

24. Meyer, La noblesse bretonne..., op. cit., t. II, pp. 1127-1140. 25. Enquête en cours, article à paraître dans Colloques de Göttingen, juin 1975. 26. Meyer, art. cit., p. 327. 27. Ibid., p. 328. 28. Littré, article "Race". 29. Spallanzani, Expériences pour servir à l'histoire de la génération, Genève, 1785, suivant l'ouvrage intitulé Prodromi di un'opera sopra le reprodusioni animati (1768). 30. J. Meyer, Noblesse et pouvoirs dans l'Europe d'Ancien Régime, Paris, 1973, pp. 109-110. 31. Il est remarquable que ni Hitler, ni Rosenberg ne le citent. 32. A. Devyer, Le sang épuré, Bruxelles, 1974. 33. A. Rosenberg, Le mythe du XXe siècle, Munich, 1930, édition utilisée de 1940, p. 102: "Comme pendant le bolchévisme en Russie, le sous-homme tatarisé a assassiné tous ceux qui paraissaient suspects du fait de leur haute taille et la démarche assurée, de même la noire plèbe jacobine a conduit à l'échafaud celui qui était élancé et blond [s/c]"· 34. G. Lefebre, La naissance de l'historiographie moderne, Paris, 1971, pp. 163166.

35. R. Mousnier, Les institutions de la France sous la monarchie absolue, Paris, 1974, t. I., p. 521, note 1. 36. Mousnier, op. cit., n'aborde que la destruction de la "mythologie royale" du XVIII e siècle. Sur l'autorité de droit divin, cf. J. Truchet, Politique de Bossuet, Paris, 1966, pp. 79-97 et R. Mousnier, "Réflexions sur la notion d'absolutisme", Revue d'histoire moderne et contemporaine, novembre 1955, pp. 2-8; R. Mousnier et F. Härtung, "Problèmes concernant la monarchie absolue, Actes du Xe Congrès international des sciences historiques, t. IV Rome, 1955; G. Durand, États et Institutions, XVI'-XVIW siècles, Paris, 1969, pp. 276-279. 37. Cadiou, op. cit., pp. 200-250, etc. 38. C'est tout le fondement de la théorie de Boulainvilliers. 39. De La Roque op. cit., préface. 40. P. Chaunu, L'Espagne de Charles-Quint, Paris, 1973. 41. Une branche des Dacosta est installée en Bretagne et y est intéressée aux fermes de la province, pour prendre plus tard parti pour la Révolution. 42. De La Roque, op. cit., pp. 41-42. 43. Ibid., pp. 72. 44. Boileau, Oeuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1966, p. 31. 45. De La Roque, op. cit., pp. 72-73. 46. Communication à paraître au Congrès de Lublin. 47. Meyer, Noblesse et pouvoirs..., op. cit., pp. 122-131. 48. En fait, on en revient à cette notion centrale (d'après nous) que la valorisation nobiliaire de la femme constitue un élément d'exclusion et d'altérité.

MICHÈLE DUCHET

racisme et sexualité au χνιιι« siècle

Disons d'abord de quel racisme et de quelle sexualité il sera question. Je n'envisagerai que le racisme qui fait du colonisé un être inférieur, sans vouloir toutefois affirmer qu'un tel racisme présente des caractères spécifiques qui lui assigneraient une place à part dans une "histoire du racisme": il me semble seulement que, bien avant le XIXe siècle, race et racisme font partie du discours sur l'homme et sur l'espèce humaine, sur la nature de l'homme et sur son histoire. J'ai essayé de montrer naguère comment la science de l'homme (nom de l'anthropologie jusqu'à la fin du XVIIIe siècle), avait proclamé la supériorité de l'homme blanc (nature) et civilisé (culture), vivant sous un climat tempéré propice au développement des facultés de l'espèce, justifiant du même coup - et après coup - la colonisation, l'assimilation, la civilisation de l'homme par l'homme ·. D'une manière schématique, rappelons que par rapport au système des identités et des différences sur lequel repose l'histoire naturelle des espèces, l'histoire naturelle de l'Homme à l'âge classique privilégie un système hiérarchique: ce que le discours y désigne à chaque instant, ce n'est pas seulement le semblable et l'autre, mais la présence ou l'absence, le moins ou le plus, le manque ou la possession par rapport à un modèle assigné à l'espèce humaine comme un point de perfection. Ce que nous a légué le XVIIIe siècle, avec l'affirmation renouvelée de l'unité de l'espèce humaine, c'est cette échelle le long de laquelle se distribuent les groupes humains, en fonction de la distance plus ou moins grande qui les sépare des nations civilisées de l'Europe occidentale. A quoi bon se voiler la face? Ce sont les Lumières qui nous ont appris à penser les écarts historiques en termes "biologiques"2, comme d'ailleurs à penser l'unité de l'espèce en termes historiques et donc à faire de l'idée de race le centre même de la science de l'homme^ Tandis que l'affirmation de cette unité pour des raisons théologiques ne laissait à dire que ce qui faisait varier l'espèce d'un lieu à l'autre, une philosophie de l'histoire fondée sur l'idée de progrès et qui par là même posait en principe l'unité de l'histoire humaine ouvre sur un autre système de représentations, où la double référence à la nature et à la culture autorise un jugement de valeur et fixe en quelque sorte la variété dans la différence raciale. On pourrait dire encore que la nature fait les variétés et que la nature et l'histoire conjuguée font les races. En ce qui concerne la sexualité, précisons qu'il ne s'agit ici qu'exceptionnellement de "la vie sexuelle", telle que Malinowsky ou Margaret Mead par exemple ont tenté de l'observer et de la décrire dans une société différente de la leur. Au hasard des récits de voyages, des Traités sur l'homme, et des textes de physiologie, l'on trouve des observations

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sur la sexualité des différentes races ou espèces d'hommes. Mais ce corpus est évidemment trop vaste pour être analysé dans cet exposé. Et surtout peut-on s'aventurer dans une telle entreprise sans dire quelques mots du discours de la sexualité à l'âge classique? Ce discours fait actuellement l'objet d'une recherche dans un séminaire de l'Université de Paris - VII, mais comme l'écrit fort justement Michel Foucault: '11 serait difficile et abstrait [...] de mener cette étude sans analyser en même temps les ensembles des discours littéraires, religieux ou éthiques, biologiques et médicaux, juridiques, où il est question également de la sexualité, où celle-ci se trouve nommée, décrite, métaphorisée, expliquée, jugée" (L'ordre du discours, p. 69; souligné par moi). Cette référence implique en tout cas une méthode: c'est aussi à travers l'étude de discours 3 qui ne se donnent pas pour objet la sexualité qu'on peut déchiffrer le système complexe de représentations et d'images où elle s'inscrit sous le double signe de la prescription et de l'interdit. L'essentiel pour notre propos est de reconnaître l'existence de deux discours sur la sexualité dont tous les autres relèvent dans quelque champ qu'ils se situent. D'un côté, ce discours sur la "génération" que l'Occident chrétien a produit continûment, de l'autre un "discours des Lumières" qui en procède, par déplacement et inversion (certains diraient: perversion). Dans les deux cas des énoncés normatifs proposent, ou imposent, un modèle de sexualité humaine, dont les connotations morales, religieuses, sociales et politiques ne vous échapperont pas, même si nous devons ici les traiter par allusions. Je vais essayer d'analyser rapidement ces deux types de discours, à la fois conjoints et opposés, de manière à montrer ce qui les rend opératoires pour notre propos. Pour la pensée chrétienne (en général) est bon tout ce qui sert les vues de la Providence et la volonté divine, qui est de voir les hommes croître et se multiplier. Mais la nature de l'homme étant vicieuse depuis le péché originel, il ne sait commander ni à son corps ni à ses passions: l'institution du mariage exerce donc une fonction régulatrice, elle soumet l'instinct sexuel à la loi'de la reproduction. L'acte charnel n'a pas pour but la jouissance (souvent considérée comme un péché dans l'état de mariage) mais la génération. L'acte sexuel est d'ailleurs communément appelé "acte de génération". Le mariage et la monogamie permettent d'assurer la perpétuité de l'espèce, tout en limitant au maximum le désir qui porte les corps à s'unir. Dans cette limite sont considérées comme naturelles toutes les pratiques qui favorisent la procréation, mais comme contre-nature celles qui privilégient le plaisir et font obstacle à la génération: par exemple la sodomie, la masturbation, l'onanisme, la bestialité. A ce discours, on peut opposer celui de VEncyclopédie, dans la mesure où, sans résumer en lui toutes les tendances des Lumières, il a

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exercé, par sa position stratégique même, une action régulatrice dans la deuxième moitié du siècle. L'article "Jouissance", de Diderot, qui fait ouvertement l'apologie de la volupté 4 , se réfère assurément à une tout autre économie du désir. Mais l'éloge de la jouissance, "la plus auguste et la plus générale des passions" s'insère dans un énoncé normatif, où les lois de la nature prescrivent à cette passion un objet unique: "La propagation des êtres" 5 . La sexualité demeure soumise au devenir de l'espèce, nouvelle divinité à laquelle l'homme et la femme sont "impérieusement" sollicités de sacrifier. Produire un être semblable à soi, en s'unissant à un être qui vous est semblable, telle est la définition de la jouissance, dont la nature se sert pour conduire l'homme à ses fins, et que l'homme seul peut connaître, parce qu'il ne s'abandonne pas à l'instinct qui gouverne les animaux, mais parce que l'intensité de sa jouissance tient à ce que d'un objet sexué ("individu de la même espèce et d'un sexe différent") il fait un objet sexuel dont la possession6 s'inscrit dans la durée et dans un espace social. La sexualité est donc bonne par nature, elle est le mouvement qui porte le même vers le même. Mais sa fin étant la perpétuité de l'espèce, il y a toujours une mauvaise sexualité, celle qui est contre-nature: d'où la reconduction d'un certain nombre d'interdits, pris en charge par exemple par le discours médical sur l'onanisme et la masturbation. A quoi vient s'ajouter la condamnation du célibat, état contraire aux Vues de la nature, tout aussi impérieuses que celles de la Providence. Cependant l'importance particulière donnée à la jouissance et à la volupté, senties comme dimension essentielle de la sexualité humaine par opposition à la sexualité animale, cette érotisation de 'Tacte de génération" - même si elle sert avant tout les appétits du "corps social" - fait que dans un tel discours le réseau des licences et des interdits, même s'il subsiste, joue un tout autre rôle. Je m'excuse du caractère extrêmement schématique de ces analyses: elles n'ont d'autre but que de nous faire mesurer l'écart qui sépare ces "représentations" de la sexualité de celles qui sont les nôtres aujourd'hui, et de mieux assurer les propos qui vont suivre. C'est en effet à l'intérieur de cet ensemble de représentations que l'on doit replacer le discours sur la sexualité des peuples dits "sauvages", discours dont les multiples variantes nous ramènent sans cesse aux codes de la vie sexuelle, tels que l'Occident les a établis pour son propre usage, dans un type de société qui est pour lui la norme, quelle que soit la curiosité que lui inspirent d'autres pratiques. Apparemment ouverte, sa lecture des moeurs et usages en leur différence, n'est qu'un parcours circulaire qui des codes préétablis revient indéfiniment vers la religion ou la morale "universelle" dont ils sont le produit. Le corpus des récits de voyage permettrait de vérifier ces assertions, et de mettre en évidence, de ce point de vue, le caractère idéologique de tant d'énoncés qu'on nomme "ethnographiques". Mais, puisqu'il s'agit du XVIII e siècle et de la sexualité, YHistoire naturelle de l'homme 9

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de Buffon, composée dans la partie qui concerne les Variétés dans l'espèce humaine d'extraits de voyageurs assemblés et commentés, sera le meilleur des exemples. On sait que Buffon ramène à trois les différences essentielles entre les hommes: ' l a première et la plus remarquable est celle de la couleur, la seconde est celle de la forme et de la grandeur, et la troisième celle du naturel". Pour l'anthropologie moderne, seules les deux premières sont à proprement parler des différences raciales, puisque innées et congénitales, tandis que le naturel (il faut entendre par là les moeurs, les coutumes, les religions, les techniques) est renvoyé à l'ethnologie qui étudie les caractères spécifiques des groupes humains, ce "naturel" si peu naturel que nous appelons culture. Buffon pour sa part, et le titre de son ouvrage le dit assez, ne fait aucune distinction entre ces deux domaines: c'est seulement un certain rapport nature/culture qui permet de situer une variété d'hommes dans la hiérarchie des races humaines: l'être social du groupe assure sa cohésion et achève de le définir comme distinct des autres groupes humains. La vie sexuelle de ces groupes non civilisés relève donc, au XVIII e siècle du discours "anthropologique" à un double titre: les usages et les pratiques, tels que la castration, l'infibulation, la circoncision, etc., y sont pris en compte aussi bien que les caractères sexuels proprement dits, dans la mesure où le physique et le moral déterminent également l'être de la race. Ainsi Buffon, parlant de la puberté, dira: "La puberté, les circonstances qui l'accompagnent, la circoncision, la castration, la virginité, l'impuissance sont [...]essentielles à l'histoire de l'homme" 7 . désignant l'ensemble formé par l'éveil de l'instinct sexuel chez l'individu et les rites qui marquent ce passage dans les différentes sociétés. "Jusqu'alors la nature ne paraît avoir travaillé que pour la conservation et l'accroissement de son ouvrage": l'enfant ne vit point réellement, il "végète", et il n'accède à la plénitude de son être que lorsqu'il est en mesure de "donner l'existence à d'autres". On peut donc définir la puberté par les changements d'ordre physiologique qui affectent les organes de la génération et le corps tout entier, et qui, en accentuant les différences entre les deux sexes, font naître le désir. Mais l'anatomie n'est pas, dans ce discours, la seule instance représentée. Les "circonstances" qui l'accompagnent sont au moins aussi importantes que l'événement lui-même: elles témoignent en effet qu'il n'y a pas de sexualité sauvage, et que la vie sexuelle, socialement définie comme fonction de reproduction, est l'objet d'un rituel destiné à inscrire tout corps adolescent ou adulte dans un corps social, perçu à la fois comme totalité et comme finalité. C'est ainsi que les rites d'initiation, les "manières de parenté" (comme dit le Père Lafitau), des pratiques comme la mise à l'écart des femmes durant leurs maladies périodiques, ou encore

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la "couvade", forment partout un réseau de licences et d'interdits propre à chaque société, mais qui dans n'importe quel groupe humain répond aux deux conditions suivantes: d'abord assurer la survie et la reproduction dans le groupe, ensuite marquer les différents moments de la vie sexuelle de l'individu de manière non équivoque. Isolée de son contexte, il arrive qu'une pratique soit pensée comme "écart", mais d'une manière générale on peut dire que le discours de l'histoire naturelle, structuré de l'intérieur par une "vue de la nature", obéit à une double loi: • accentuatiòh des différences, produit des variétés dans l'espèce. • réduction des écarts, au nom de l'identité de l'espèce et des caractères communs à tous les groupes humains. Soit deux preuves de cette régularité discursive. Dans la description des moeurs et des coutumes, l'ordre d'exposition se conforme toujours au schéma général de YHistoire naturelle de l'homme, à savoir les "âges de la vie", la puberté restant le moment essentiel qui marque le passage d'une sexualité potentielle à une sexualité active et féconde. D'autre part, en fonction de la "population" 8 , il arrive qu'on mette sur le même plan des pratiques sexuelles et des pratiques non sexuelles. Ainsi: "L'anthropophagie, la castration des mâles, l'infibulation des femelles, les mariages tardifs, la consécration de la virginité, l'estime du célibat, les châtiments exercés contre les filles qui se hâtaient d'être mères, les sacrifices humains [...]" sont pour Diderot 9 autant d'institutions bizarres "qui mettent des obstacles à la population". Institutions "nécessaires et bizarres", préciset-il dans le Supplément au voyage de Bougainville. Qui dit "institution" dit "ordre", mais en même temps cet ordre étrange n'est pas pensé comme écart par rapport aux normes des sociétés européennes, mais seulement par rapport à la loi naturelle qui veut que les espèces se reproduisent. Un passage des Éléments de physiologie énonce les règles à observer dans l'usage de la semence humaine: "La nature ordonne l'usage de la semence, la sagesse le règle, la continence le retient, le vice en fait un poison, la religion le bénit, la débauche le prodigue" 10. Nous allons prendre maintenant trois exemples concernant des races d'hommes très diverses pour montrer le rôle que peuvent jouer, dans leur description et dans leur caractérisation, la conformation de leurs organes ou leurs pratiques sexuelles. 1) Parlons d'abord des Hottentots. Il s'agit, on le sait, d'une peuplade fort singulière, qui offre des particularités anatomiques dont on ne possède pas d'autres exemples: les hommes n'ont qu'un testicule, les femmes ont une sorte de "tablier" formé par l'allongement des petites lèvres qui font saillie entre les racines des cuisses " . O r Buffon, à la suite de tous les voyageurs, parle de l'ablation d'un testicule pour les hom-

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mes, destinée à les rendre plus légers à la course... tandis que d'autres textes attribuent à la crainte d'engendrer des jumeaux cette même opération, décrite avec un si grand luxe de détails qu'on hésite à la croire de pure invention, même si l'ethnologie actuelle n'en fait pas mention. Dans l'Histoire des deux Indes, l'usage est assimilé à celui de la circoncision: ce sont "des traits caractéristiques de la horde à laquelle [ces hommes] appartenaient, des marques auxquelles ils se reconnaissaient" (I, p. 238). En attribuant à la culture cet effet de la nature, on évite les pièges du polygénisme, certes, mais on évite surtout ceux de l'anatomie comparée. De la même manière, tandis que Voltaire fait de la "surpeau" des femmes hottentotes un caractère racial, les partisans de l'influence du climat ne voient là qu'un caractère commun à plusieurs peuples vivant dans les climats les plus chauds: "Ces femmes sont à peu près conformées comme on en voit beaucoup d'autres dans les climats chauds, où les organes extérieurs de la volupté, tant supérieurs qu'environnants prennent plus de volume et d'étendue, que dans les contrées tempérées" (Histoire des deux Indes, I, p. 237). "Décréditer" cette "fable", c'est réduire les "écarts" de la nature et limiter ceux de la tératologie. Le monstrueux ou le difforme ne peuvent atteindre les "parties principales"de l'individu, à savoir les sources mêmes de la génération que par l'effet de causes particulières. Cependant il est curieux de constater que ni la "stéatopygie" chez les femmes Hottentotes ni la position horizontale de l'organe masculin à l'état de flaccidité, ne donnent lieu à des observations particulières. Mais les autres "singularités" de ce peuple sont suffisantes pour que Voltaire y voie une race, au même titre que les Blancs, les Nègres, les Albinos, les Lapons, les Chinois ou les Américains. Pour Buffon, ce sont "des espèces de sauvages fort extraordinaires", mais lorsqu'on lui assure que la "monstrueuse difformité" des femmes du Cap est due au "trop grand accroissement des nymphes", il avoue que le fait lui a "toujours paru contre tout ordre de nature" n. D'ailleurs les Hottentots sont un si "vilain peuple" que les attributs du sexe provoquent la curiosité des voyageurs, des philosophes et des savants, mais que leur vie sexuelle n'est, elle, l'objet d'aucun discours: l'ensemble de leurs caractères raciaux semble un obstacle infranchissable entre eux et les autres peuples, et le soin qu'ils mettent à se tenir à l'écart des Hollandais du Cap fait naître l'idée qu'ils ne peuvent se reproduire qu'entre eux. Constamment désignée comme objet sexué, la femme hottentote n'existe pas comme objet sexuel, pour user d'une distinction qui me paraît essentielle pour tout discours sur la sexualité dont nous aurons à parler. L'exemple des Hottentots montre, à mon sens, que c'est seulement lorsqu'un groupe humain établit des relations sexuelles suivies avec un autre groupe que les caractères sexuels de ce dernier sont l'objet d'un discours qui accuse les différences posées d'abord comme absentes entre

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deux individus de "même espèce et d'un sexe différent", pour reprendre les termes de l'article "Jouissance". 2) Que dit-on par exemple de la sexualité des Américains? S'appuyant sur le témoignage de tous les voyageurs, Cornelius de Pauw, dans ses Recherches sur les Américains, affirme que dans le Nouveau Monde 'les hommes [y] étaient lâches ou impuissants en amour, les femelles par conséquent infécondes" 13, et que 'l'aliénation pour le sexe" [y] avait produit la pédérastie: "La pédérastie était fort en vogue dans les îles, dans le Mexique, dans le Pérou, et dans tout le nouveau continent, et cela bien avant l'arrivée des nègres, qu'on a faussement accusés d'avoir transporté cette corruption d'un monde à l'autre" (p. 52). Cette froideur des Américains devait nécessairement entraîner chez leurs compagnes l'ardeur excessive d'un sexe insatisfait: d'où l'usage, chez certains peuples, de faire enfler le membre génital en y appliquant des drogues ou des insectes venimeux. Remède extrême contre "l'indifférence"? ou contre le "vice de constitution"? "L'ardeur d'un sexe et la tiédeur de l'autre étaient comme en contradiction, il fallait par industrie rappeler au chemin de la nature ceux qui s'en écartaient" (p. 53) (souligné par moi), car on ne peut admettre, avec Oviedo, qu'un sexe ait pu être complice de la "dépravation de l'autre". Loin donc d'être "dépravation", ce que Diderot nommera 'le goût antiphysique" des Américains est marque d'impuissance chez des hommes "dégénérés"; s'ils se livraient à "cette débauche qui choque l'ordre de la nature" et "pervertit l'instinct animal", la "faiblesse de leur tempérament" en est la cause. Sans doute, l'accusation de sodomie a-t-elle permis aux Espagnols de faire périr un grand nombre d'Américains, mais cettç pratique ne renvoie à aucune perversité, elle résulte d'une impuissance naturelle, d'un vice de constitution qui faisait des Américains une race peu féconde, inférieure en nombre, en courage et en industrie. Cette infériorité suffit à expliquer la facilité avec laquelle les Européens purent conquérir le Nouveau Monde, surtout si l'on tient compte du fait que les Indiennes, elles, étaient d'autant plus ardentes au plaisir que leurs époux leur marquaient plus de froideur: "toutes les Relations conviennent que les Indiennes furent extraordinairement charmées de l'arrivée des Européens, que leur lubricité faisait ressembler à des Satyres en comparaison des naturels" (p. 57). On connaît certes les thèses extrêmes de Cornelius de Pauw sur la "dégénération" des Américains, mais il est d'autant plus intéressant de voir quelle place tient dans un livre sur l'infériorité des Américains les arguments fondés sur le physique des peuples qui "s'écartent de la configuration de leur espèce dans des parties principales" (t. II, p. 77). Il s'agit en effet d'un manque essentiel puisque, saris les rendre impropres

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à la génération, ce "défaut" qui empêche les deux sexes de répondre aux voeux de la nature les condamne à subir la loi de leurs conquérants. Certes la violence n'en est pas pour autant justifiée, mais la supériorité naturelle des Européens se déduit de ce "vice de constitution" des Américains. Si le physique de la race présente d'autres altérations, c'est sans doute la première fois qu'il est si longuement parlé de celles qui affectent les "parties principales" de l'individu, son être génétique; mais il va de soi que le discours que tient Cornelius de Pauw a pour base celui des récits de voyage, et ne s'écarte qu'en apparence de ceuxci, dont la trame plus lâche et plus diffuse distribue les informations selon une toute autre économie. 3) Considérons maintenant le cas inverse: celui des Noirs. Au discours sur le manque, semble répondre un discours sur l'excès. Par rapport aux Américains privés de tempérament, les Noirs se définissent par une sexualité trop ardente qui, contrairement à ce qui se passe dans le cas des Américains, est le fait des deux sexes 14. Si les différences spécifiques (couleur, morphologie) donnent lieu à de nombreuses considérations sur la race des Nègres ou Noirs, une seule concerne les organes de la génération: l'affirmation selon laquelle le sperme des Noirs est noir, et par là-même "principe de noirceur". Mais on la soutient peu, tandis que la sexualité des Noirs en général est affectée d ' u n tel coefficient qu'elle prend la valeur d ' u n caractère racial, entrant dans la définition de "Γespèce". On l'attribue bien entendu à l'influence du climat, dont le feu agit sur l'organisation des individus avec une force d'autant plus grande que ces peuples sont "sans moeurs" 1 S : ainsi les femmes sont extrêmement lascives, lubriques, débauchées, les hommes ont un fort penchant pour les femmes, ils sont 'libertins". C o m m e l'écrit un voyageur: "Les h o m m e s sont des loups ravissants, et les femmes des louves impudentes, qui préviennent les désirs et les sollicitations des étrangers" Un excès de sensualité conduit nécessairement le groupe à la dépravation, puisqu'il perturbe tout le fonctionnement du système social, où devrait transparaître la juste finalité de l'instinct sexuel. Ce que les pratiques révèlent, c'est une sorte de perversion de l'instinct, seul maître du désir, sans qu'aucun des rites qui règlent la vie sexuelle chez les peuples dits "civilisés" assure le passage à l'âge adulte. La liberté laissée aux enfants, les jeux sexuels auxquels ils se livrent frappent tous les observateurs: "L'usage prématuré des femmes est peut-être la cause de la brièveté de leur vie: les enfants sont si débauchés et si peu contraints par leurs pères et mères, que dès leur plus tendre jeunesse, ils se livrent à tout ce que la nature leur suggère", note Buffon 17. Aucune importance n'est par suite attribuée à la virginité; "mêlés com-

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me ils sont, garçons et Hiles, nus et sans aucun frein, ils perdent tout sentiment naturel de pudeur", dit un voyageur. Les filles sont souvent prostituées aux prêtres, voire à des idoles. Le mariage à l'essai est couramment pratiqué dans le but de s'assurer de la fécondité des femmes; et les Noirs jugent cette coutume si "naturelle" que les missionnaires n'ont pu réussir à l'empêcher, on s'assure du même coup que la femme a "toutes les autres qualités convenables à l'état conjugal" 18 . La notion de fécondité intervient bien, et, avec elle, la procréation comme but de l'union sexuelle, mais si l'on note comme trait positif que les négresses sont très fécondes, l'état de "promiscuité" dans lequel vivent ces peuples, et qui renvoie à la sexualité animale (les hommes et les femmes sont comparés à des loups et des louves) sous sa forme la plus agressive, désigne les Noirs comme une espèce fort inférieure, ou plutôt achève de les désigner comme tels. Enfin la polygamie encourage le libertinage des femmes, puisqu'un seul homme ne saurait suffire aux besoins de plusieurs femmes; aussi est-il naturel de les voir se prostituer aux étrangers avec l'accord de leurs maris, semblant suivre en cela la règle exactement inverse de celle qui fonde chez les civilisés le droit de jouissance, c'est-à-dire de propriété des femmes. Les femmes les plus libertines sont les plus appréciées et, comme l'écrit Buffon, c'est là un "goût singulier", qui ne peut venir que de grossièreté ou de la dépravation des moeurs" Ou encore, comme dit Prévost: "Entre eux les premières lois de la nature paraissent inconnues ou comme effacées" T .l convient de remarquer que la plupart de ces traits ne sont nullement propres aux Noirs, et qu'on les trouve dans Y Histoire des voyages aussi bien pour les Lapons ou les Tahitiens que pour les Africains. Mais dans le cas des Noirs, ces traits entrent avec d'autres dans la formation d'un stéréotype racial dont il n'est plus possible de les séparer: l'ardeur excessive du tempérament, qui, chez d'autres peuples, se trouverait valorisée, n'est ici qu'excès, lubricité, impudicité, et les feux de la passion sous le climat torride et inhumain, chez des hommes dont l'âme est aussi noire que le corps 21, évoquent plus l'enfer de la sexualité et la promiscuité animale que l'Amour, la Jouissance et la Volupté, tous termes d'ailleurs exclus de ce discours sur la sexualité des Noirs, parce que précisément trop "humains". On voit de quel intérêt peut être l'étude de tels discours, dans la mesure où ce que les "civilisés" disent de la sexualité "sauvage" est au moins aussi révélateur que les autres discours sur la sexualité: idéologiquement marqués, ceux-ci présentent, nous semble-t-il, une homologie de structure, que le jeu des substitutions: Nature vs Dieu, Jouissance vs Amour, Coït vs Acte de la génération 22, Propagation des êtres vs Reproduction met parfaitement en évidence; la fonction sociale de ces discours est de moraliser l'acte sexuel, de soumettre le désir à la loi divine ou à la loi naturelle, même s'il y a quelque "inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en compor-

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tent pas", comme l'affirme le sous-titre du Supplément au voyage de Bougainville. Le "code de la nature" énonce lui aussi des principes de moralité et fixe des bornes à l'instinct. Mais ce qui distingue le "code de la nature" de tout "code religieux", c'est que nul peuple ne peut s'en écarter: s'il est insensé de prescrire la constance "qui viole la nature et la liberté du mâle et de la femelle", l'acte auquel la nature invite les deux sexes par l'attrait de la volupté n'est pas seulement une "action physique", son "but est si solennel" que toute une pratique sociale le consacre chez les Tahitiens comme un rite de fécondité auquel participe toute communauté. La fiction réconcilie, dans la soumission à l'ordre naturel, plaisir et reproduction, génération et jouissance. Est-ce ainsi que les Tahitiens vivent? Personne ne se pose la question, puisque seuls l'Amour et l'Occident sont ici en cause. Sans doute dira-t-on que la beauté de ce peuple et les charmes de la Nouvelle Cythère plaident éloquemment la cause de la nature. Mais tout comme les Tahitiens, les Hottentots, ce si vilain peuple dont da monstrueuse difformité éloigne le désir, offrent l'exemple d'une sexualité conforme au "code de la nature": ils ont "des penchants qu'ils satisfont sans remords", mais "point de vices" 2 3 , et cette innocence, cette absence du sentiment de culpabilité qui s'attache ailleurs à l ' œ u v r e de chair, est chez eux le signe d'une autre sexualité (à défaut d'une sexualité autre). De cette rencontre, qui appellerait, dans une étude sur le discours de la sexualité en général, un long commentaire, nous devons tirer pour notre propos au moins un enseignement: c'est que les caractères sexuels, pour "étranges" qu'ils soient, ne suffisent pas à marquer une race comme race inférieure. Cette altérité vaut comme écart, non pas c o m m e différence, et le rapport supérieur/inférieur a besoin, pour s'établir, d'un système de différences. Cette constatation induit immédiatement son inverse: le discours sur la sexualité choisit la différence contre Y altérité, et joue dans le sens d'une discrimination quand le groupe humain dont il parle est en situation d'infériorité au plan historique et social. C'est précisément le cas des Américains et des Africains, victimes de la conquête, victimes de la traite, dont la nature et l'histoire conjuguées ont fait des peuples fort inférieurs. Cette infériorité se trouve alors transférée à l'être même de la race, sexuellement coupable soit par défaut, soit par excès, à coup sûr par différence. Tout se passe comme si l'impuissance des Américains et le libertinage des nègres portaient en eux-mêmes leur propre châtiment: le petit nombre des habitants du Nouveau Monde et la fureur qui a jeté leurs femmes dans les bras des conquérants ont causé leur perte, et l'idée de peupler les plantations d'une race si prolifique a été la source de l'esclavage des nègres. Impuissance et libertinage ont finalement les mêmes effets: ils perturbent la vie sexuelle du groupe, et ces effets vont se trouver reconduits dans l'espace de la colonisation, où le métissage et le système de représentations auquel il donne naissance sont des phénomènes

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qu'on ne devrait, à notre avis, analyser qu'à partir des discours sur la sexualité que nous avons essayé d'étudier. D e la race des mulâtres, on disait déjà dans Prévost: "Cette race est composée de tout ce qu'il y a de mauvais dans les Européens et dans les Nègres. Elle en est c o m m e le cloaque" 2 4 . La base de l'union entre le Blanc et le Noir, ou le Blanc et l'Indien, ce n'est pas en effet seulement le désir sexuel qui porte l'un vers l'autre deux êtres de même espèce et de sexe différent, c'est l'excès m ê m e de ce désir, qu'on nomme libertinage, et qui met en jeu des forces que la société occidentale croyait avoir conjurées. Par défaut ou par excès, le discours sur la sexualité dans le monde colonial pèche à la fois contre la nature et contre l'histoire, il en dit trop ou pas assez, il tait l'essentiel: la violence, le viol, l'agression sexuelle, l'humiliation, l'aventure sadienne, le génocide permanent 2 S . Le lien entre rapports sexuels et rapports sociaux s'y révèle assurément dans toute sa force.

Notes 1. Voir Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Maspero, 1971. 2. Le terme est un anachronisme, mais ce qu'on a pu appeler 'les sciences de la vie" au XVIIIe siècle (J. Roger) est à la biologie ce que la "science de l'homme" est à l'anthropologie. Les faits de discours sont comparables dans les deux cas. 3. Qui est tout autre chose que 'l'analyse de discours", pratiquée par les linguistes. Cette terminologie permettrait d'éviter bien des confusions. 4. "Arrêtons-nous à la volupté qui perpétue la chaîne des êtres vivants, et à laquelle on a consacré le mot de jouissance...". 5. "Vivre et peupler", dira Diderot, est "la destination de toutes les espèces vivantes". La morale "naturelle" reprend à son compte, pour la prospérité du corps social, le précepte biblique. 6. "Jouir, c'est connaître, éprouver, sentir les avantages de posséder", dit le début de l'article. 7.De l'Homme, Paris, Maspero, 1971, p. 76; souligné par nous. 8. Au sens actif du terme. 9. Histoire des deux Indes, t. I, p. 308, (éd. de 1783). 10. Oeuvres complètes, Paris, Club du Livre, t. XIII, p. 748. 11. Voir Ethnologie générale, Paris, La Pléiade, p. 707. 12. De l'Homme, op. cit., pp. 286 et 350 (addition de 1777). 13. T. I, pp. 49 sq. dans l'édition de Berlin, 1774, 3 vol. 14. Dans le cas des Américains d'ailleurs, on comprend mal que le climat ne rende pas les femmes aussi peu ardentes que les hommes. 15. Tandis que les Orientaux, sous des climats aussi brûlants, se sont fait des moeurs à la mesure de leur tempérament. C'est ainsi qu'ils se sont assuré de la chasteté des femmes en les enfermant dans des sérails.

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16. Histoire des voyages, in-4°, t. IV, p. 458. 17. P. 280, souligné par moi. 18. Histoire des voyages, t. IV, p. 117. 19. De l'Homme, p. 91. 20. Histoire des voyages, t. IV, p. 458. 21. Formule courante dans les écrits pro-esclavagistes. 22. Voir Particle "Coït" dans l'Encyclopédie: "Expression dont les médecins se servent comme synonyme à ces autres façons de parler honnêtes, acte vénérien, copulation charnelle, acte de la génération." 23. Diderot, dans Histoire des deux Indes, t. I, p. 239. On sait d'ailleurs que l'apostrophe aux malheureux Hottentots menacés par l'invasion des Européens reproduit assez exactement celle qui s'adresse aux Tahitiens dans le Supplément. 24. Histoire des voyages, t. IV, p. 103. 25. Que le lecteur veuille bien relire l'admirable livre de Gilberto Freyre, Casa grande, ou Maîtres et esclaves, récemment réédité chez Gallimard.

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Diderot ou 'l'écriture des autres", a-t-on dit de ce vulgarisateur, de ce compilateur, de ce copiste. Rien de ce qu'il écrit ne peut être dit lui appartenir en propre, et l'extrême originalité de ses écrits sur les femmes, si l'on songe à la diverse et monotone misogynie d'un Rousseau, d'un Laclos, d'un Sade, l'excentricité même de ces écrits s'enlève sur le fond d'un quasi-anonymat. Ce que pour faire court, et en vertu des mauvaises habitudes de la propriété privée, nous appellerons son oeuvre, constitue le milieu où se mélangent et se développent les hardiesses théoriques des matérialistes militants, et les croyances fantastiques de l'imagination populaire. Nous ne pourrons pas ici relever les emprunts et les rejets tumultueusement effectués par Diderot. Nous souhaitons seulement faire entendre les dissonances qui traversent un corpus que nous décidons de tenir provisoirement pour autonome. Il y a toutes sortes de niveaux dans le discours de Diderot sur les femmes: on n'y trouve aucune unité, on y est livré à une disparité qui déçoit thématiques et problématiques. Mais peut-être finirons-nous par voir que cette dispersion reçoit une certaine cohérence de sa subordination stratégique à un dessein scientifico-politique. Chez Diderot, en effet, il n'y a pas de place, entre l'analyse sociale et la description médicale, pour ce qui se prétendrait psychologie. Ainsi la question que posent les femmes est-elle d'emblée installée au noeud d'une crise radicale: point extrême où la femme ne peut s'expliquer que comme crise, où cette crise qu'est la femme va manifester et aggraver spectaculairement la crise de la société, où le discours même par lequel cette crise se redouble et se réfléchit va devoir se constituer comme crise du discours ou, si l'on veut, comme discours critique. Disons, en un mot, que Diderot introduit et maintient la femme à l'intersection névralgique de la nature et de la culture.

Dans l'histoire naturelle des femmes que Diderot s'efforce de constituer, examinons d'abord les considérations portant sur la condition sociale et naturelle. 'Oans presque toutes les contrées, la cruauté des lois civiles s'est réunie contre les femmes à la cruauté de la nature": petite phrase qui manifeste la clairvoyance avec laquelle Diderot a abordé ce difficile sujet. Il faut se rappeler en effet sa distinction capitale entre les trois codes auxquels les hommes sont assujettis, le code de la nature, le code civil et le code religieux. Les hommes sont contraints d'enfreindre successivement ces trois codes qui ne peuvent jamais être d'accord. Mais il se trouve qu'en ce qui concerne les femmes, la cruauté

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des trois codes constitue en quelque sorte une unique contrainte, une seule aliénation. Et cela est vrai "dans presque toutes les contrées" c'est-à-dire quasi universellement. Diderot, dans YHistoire des deux Indes, a pourtant esquissé un tableau des progrès de la condition féminine à travers la gradation des peuples sauvages, agricoles, artisans et commerçants, civilisés. Et cependant, dans une autre contribution au même livre, il expliquera pourquoi les couches des femmes sauvages sont moins fâcheuses que celles des femmes policées. Et ailleurs il montrera combien sont effroyables pour les femmes de l'état civilisé, les conséquences de la galanterie. Il y a donc, chez lui, une hésitation, une ambivalence, quant à l'appréciation de ce qu'on pourrait appeler le meilleur des sorts féminins possible; en réalité, les femmes subissent de diverses manières une universelle tyrannie. Et la singulière atrocité de cette oppression civile vient de ce qu'elle ne fait jamais qu'aggraver le déjà si cruel assujettissement à la nature. Dans son essai Sur les femmes, Diderot fait une description très pessimiste de la condition naturelle de la femme: "malaises qui les disposent à devenir épouses et mères", "état de grossesse pénible". "C'est dans les douleurs, au péril même de leur vie, aux dépens de leurs charmes et souvent au détriment de leur santé qu'elles donnent naissance à des enfants. Le premier domicile de l'enfant et les deux réservoirs de sa nourriture, les organes qui caractérisent le sexe sont sujets à deux maladies incurables [...] c'est par le malaise que Nature les a disposées à devenir mères; c'est par une maladie longue et dangereuse qu'elle leur ôte le pouvoir de l'être, etc.". La société ne va, par ses institutions, que confirmer cette originelle infirmité. Les trois codes tour à tour les accablent et leur nuisent et conspirent à leur nuire. L'analyse s'opère à différents niveaux anthropologico-historiques: oppression par la famille, passage de la tyrannie des parents à la tyrannie du mariage, ce despotisme étant subi sans bénéfice ni compensation puisque, en fin de compte, et par-dessus le marché, les femmes sont destinées à être abandonnées par leur mari et par leurs enfants. Il faut noter que chez Diderot la dénonciation de la servitude de la femme se constitue d'emblée en analyse politique: dans deux textes, au moins, la relation de la femme à son mari est présentée comme analogique avec celle de l'homme à son souverain, de l'enfant à son père, du domestique à son maître, du nègre au colon. Femmes, enfants, domestiques, colons et sujets ont en effet ceci de commun qu'ils sont traités comme propriétés, qu'ils font partie des biens. Comment, demande Diderot dans le Supplément au voyage de Bougainville "un être sentant, pensant et libre, peut-il être la propriété d'un être semblable à lui?". Le propre des êtres humains que sont aussi ces êtres-là, est de ne pouvoir faire l'objet d'acquisition et d'échange; cela est contraire à leur nature.

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La monstrueuse jalousie, le risible tabou de la virginité illustrent ce contre-sens sur le propre qui constitue le fond de nos moeurs. Suzanne Simonin, la religieuse, connaîtra la paroxystique aliénation d'être un enfant naturel dont les parents disposent jusqu'à l'abus, de ne pas pouvoir hériter d'eux, d'être enfermée en un lieu où le code religieux le plus strict empêche le devenir de sa féminité ou de son humanité, et de subir encore cependant les outrages dus à son sexe. La manière étonnamment dialectique dont Diderot conçoit les relations de l'anthropologie et de l'histoire éclate dans le célèbre passage de la Réfutation d'Helvétius:"l\ dit: l'éducation fait tout. Dites: l'éducation fait beaucoup [...] Il dit les femmes sont susceptibles de la même éducation que les hommes. Dites: on pourrait les élever mieux qu'on ne fait...". Il dit: les Sapho, les Hypathie, les Catherine furent des femmes de génie. Ajoutez: et de ce petit nombre j'en conclurai une égale aptitude au génie dans l'un et l'autre sexe...". Nous allons bientôt aborder plus systématiquement la question épineuse de l'égalité c'està-dire de l'équivalence entre les hommes et les femmes. Mais disons, avant d'achever d'analyser l'arbitraire supériorité et la despotique autorité des hommes, que Diderot dans YHistoire des deux Indes n'évoque pas sans frissons l'éventualité d'un renversement, en faveur des femmes, du rapport de domination. Les Amazones, si vraiment on peut ajouter foi aux effarants témoignages sur les îles Mariannes, constituent une monstrueuse exception à l'ordre moral quasi naturel qui veut que 'l'homme commande à la femme même dans les pays où la femme commande à la nation". Mais bientôt, l'articulation de la nature et de la culture va comme s'enflammer, de rencontrer la question du plaisir. Une femme ne peut rester tout à fait neutre en abordant cette rive entrevue par Diderot. Elle ne peut pas exposer sans émotion la manière incomparable avec laquelle il a su s'impliquer dans son discours sur le plaisir des femmes. Cet homme qui a dit qu'il donnerait un doigt de sa main pour n'avoir pas écrit Les bijoux indiscrets, a relativisé le discours phallocentriste qui était à la fois celui de la science et des confesseurs, de la galanterie, en faisant comprendre qu'il est, dans la sexualité de l'homme, question du plaisir feminin. "Notre organe est plus indulgent. Plusieurs femmes mourront sans avoir éprouvé l'extrême de la volupté. Cette sensation est rare pour elles et ne manque jamais d'arriver quand nous l'appelons [...] Moins maîtresses de leurs sens que nous, la récompense en est moins prompte et moins sûre pour elles. Cent fois leur attente est trompée. Organisées tout au contraire de nous, le mobile qui sollicite en elles la volupté est si délicat et la source en est si éloignée qu'il n'est pas extraordinaire qu'elle ne vienne point ou qu'elle s'égare". C'est en amant, que parle le Diderot de l'essai Sur les femmes et non

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en sujet d'un savoir, en stratège de la séduction ou en vicaire du divin censeur. En amant qui fait part de son expérience de l'amour, des joies du plaisir partagé, et de la mélancolie qu'inspire une impuissance dont le signe ne s'inscrit pas sur le corps de l'homme. C'est ainsi qu'on peut interpréter la référence insistante à la première personne du masculin pluriel; elle ne se donne pas pour une norme à laquelle les femmes feraient exception, mais elle souligne l'engagement du désir de l'homme dans son discours sur la femme. Ainsi reprochera-t-il à l'auteur d'un essai sur les femmes, Thomas, d'avoir voulu que son livre ne fût d'aucun sexe, et de n'y avoir que trop bien réussi. Il traite ce livre d'hermaphrodite! Le texte de Diderot se veut entier et son discours non châtré: on ne saurait, si l'on est un homme, tenir sur les femmes un discours absolu. Et pourtant, cette même question du plaisir va nous retenir encore, le temps de lire une page du Supplément au voyage de Bougainville; et Diderot va nous déconcerter une fois de plus. A Tahiti, société égalitaire et joyeuse, réglée par le seul code de la nature, où règne l'amour le plus libre, libre jusqu'à la possibilité même de l'inceste, il y a des êtres humains qui n'ont pas droit à l'amour: ce sont les femmes stériles. Si leur stérilité "vice de naissance ou suite de l'âge avancé" est irrévocable, elles portent des voiles noirs. Si leur stérilité est temporaire, des voiles gris. Quiconque soulève ce voile est un libertin, quiconque laisse soulever son voile est une libertine. Dans cette page du Supplément, on assiste donc à un spectaculaire retour de l'interdit: et l'on comprend que Tahiti n'est pas, en dernière analyse, libre et égalitaire, mais bien soumise au principe de population, à l'impératif catégorique de la procréation; injonction libératrice jusqu'à un certain point, puisque la naissance d'un enfant à Tahiti est toujours accueillie comme une augmentation de richesse, au contraire de nos pays où elle entraîne un appauvrissement. Injonction qui ne garde cependant pas longtemps le masque de la liberté. C'est en effet, Diderot le souligne à plusieurs reprises et très ouvertement, parce que les enfants constituent la source de la richesse qu'ils constituent le plus grand des biens. Ils sont des "bras", bras nécessaires pour travailler l'inépuisable terre. On comprend que ces marchandises aptes à produire de la marchandise fassent partie de la dot des femmes. "Nous manquions de bras et nous t'en avons demandé", dit Orou à l'aumônier qui ne comprend pas que le Tahitien l'ait obligé à s'unir à sa fille. Et ailleurs, l'amour libre est crûment décrit comme "circulation d'hommes, de femmes et d'enfants, ou de bras de tout âge et de toute fonction, qui est bien d'une autre importance que celle de vos denrées qui n'en sont que le produit". Les libertins, ce sont donc des gaspilleurs qui, bien que dans une femme, sèment à tous les vents. Et les libertines sont des voleuses qui détournent la richesse par excellence, l'or spermatique, le thésaurisent,

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ne le placent pas. Dans ce régime de la valeur à quoi se résume finalement Tahiti, la seule perversion consiste à dissocier le plaisir de la procréation, et l'union libre se fonde sur le principe de rentabilité. Du reste le plaisir honnête est très exactement défini comme celui qui consiste à donner l'existence à un de ses semblables, d'enrichir une nation en lui donnant un sujet de plus. "La critique a effeuillé les fleurs imaginaires de la chaîne", dira Marx. Effeuillons les fleurs imaginaires de Tahiti, lisons, entre les articles du prétendu code de la nature, les timides et brutales exigences d'une discipline qui n'ose pas encore dire son nom, mais qui déjà fait la loi: l'économie politique. La sexualité comme reproduction, et la reproduction comme production: problématique de la force de travail se dissimulant sous l'apologie de la liberté. Même le spectre d'un avenir nommé Malthus, ne peut nous empêcher de démasquer le secret d'une utopie, où il n'est pas si sûr que Diderot ait placé son idéal politique. Nous voyons donc de nouveau le code de la nature redoubler l'asservissement des femmes, ici de certaines femmes. Mais cette fois-ci Diderot ne l'avoue guère. Les voiles noirs de Tahiti renvoient sinistrement aux voiles noirs du code religieux, signes d'un enfermement qui interdit à certaines femmes de connaître le plaisir. Notre lecture de ces pages du Supplément trouve une sorte de vérification dans un passage de La suite de l'entretien avec d'Alembert. Il s'agit de la possibilité du mélange des espèces. La bestialité, du point de vue du code de la nature, n'apparaît plus comme un crime. L'engendrement d'hybrides, par exemple de chèvres-pieds, permettrait même de "mettre fin à de scandaleuses tyrannies", "de ne plus dégrader nos frères en les assujettissant à des fonctions de domestique, de ne plus réduire l'homme dans les colonies à la condition de bêtes de somme". Dans un éclat de rire significatif, on justifie la bestialité par le principe d'utilité. Puis Lespinasse feint de s'inquiéter: "ils seraient d'effrénés dissolus". Ces hybrides, nécessairement stériles, capables de tous les accouplements imaginables pourraient bien connaître la démesure d'un plaisir désintéressé, celui-là même que goûtent les libertines voilées de noir. L'interdiction de jouir constitue donc bien l'interligne du code de la nature, du pacte de la liberté, du texte de Diderot. Rien n'est plus faussement clair que l'auguste pressentiment de mademoiselle de Lespinasse dans Le rêve de d'Alembert: "il me vient une idée bien folle. L'homme n'est peut-être que le monstre de la f e m m e et la femme le monstre de l'homme". Défi aussitôt relevé par le médecin Bordeu qui va systématiquement comparer les parties sexuelles de l'homme et de la femme: ' l a seule difference [...] est celle d'une bourse pendant au dehors, ou d'une bourse retournée en dedans [...] U n foetus femelle ressemble à s'y tromper à un foetus mâle". Cette transparente réciprocité, cette manière de géométrisme morbide donnent le vertige; comment peut-il y avoir monstre sans norme?

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Le XVIIIe siècle nous habituait encore à penser le monstre comme écart par rapport à la nature, comme démesure, désordre, mélange, hybride. Or dans la transgressive divagation à laquelle nous avons affaire, aucune référence fixe, aucune norme substantielle, aucune loi naturelle ne permet d'évaluer l'écart monstrueux. Si l'altérité de l'un et l'autre sexe se laisse inscrire dans une tératologie privée de physiologie, celui qui veut expliquer la différence sans la dénier, est constamment renvoyé de l'homme à la femme et de la femme à l'homme, en un mouvement alternatif continu qui brouille les plus simples assurances et fonctionne comme cercle sceptique. Dans cette curieuse partie à trois que constitue Le rêve de d'Alembert, le jeu consiste à faire sortir la balle du camp philosophique; aussi est-ce au ralenti qu'il nous faudra analyser cette passe décisive entre Lespinasse et Bordeu. L'homme n'est que... Pas plus animal raisonnable que substance pensante, sa définition s'annonce restrictive: ce qui n'augure rien de bon. Tout de suite, en effet, le mauvais coup, le coup bas porté à la philosophie, vous croyiez peut-être qu'il s'agissait de définir Y homo, or ce qui en suspens c'est le vir. Et c'est une femme qui s'arroge le droit de définir l'homme, femme dont l'audace ne sera pas aussitôt rabrouée, mais bien approuvée et confortée par le discours physiologique. L'homme, le mâle humain est donc l'objet à définir, c'est à propos de lui que se pose la question de l'essence, qu'est-ce que? Mais voici déjà que s'affirme l'essentielle non-substantialité de ce sujet: l'homme n'est que le monstre de la femme, son envers en quelque sorte, ou son inversion. Sans référence à la femme, au modèle que constitue la femme, pas de définition possible de l'homme, car il est relatif et sa norme réside hors de lui. Cette grande Mademoiselle a décidément tiré un magistral coup de canon: elle a débouté le masculin-sujet de sa prétention à la substantialité et à l'universalité. Maintenant il faut achever le travail de sape et, définissant la femme comme monstre de l'homme, la priver aussitôt de ce privilège de la normalité ou de la normatività qu'on avait feint de lui conférer. Et le mouvement pendulaire s'amorce alors, qui ne cesse plus de désapproprier l'un par l'autre le masculin et le féminin, qui décourage genre propre et différence spécifique, et finit par nous renvoyer à l'observation anatomique, substituant au recueillement de la définition la dispersion de l'indiscrète curiosité. Cette folle idée de Lespinasse s'enlevait sur fond d'une discussion autour d'un certain Jean-Baptiste Macé "qui avait les viscères intérieurs de la poitrine et de l'abdomen dans une situation renversée, le coeur à droite, le foie à gauche, etc.". Dans cette description d'une structure monstrueuse, pathologique mais viable, Bordeu souligne le caractère inversé ou renversé des organes. Or le déplacement qui, chez ce garçon, peut s'observer de la gauche vers ta droite et réciproquement, va devenir, chez l'homme par rapport à la femme, retournement de

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l'intérieur vers l'extérieur et réciproquement. La différence apparaît donc comme topologique et non comme structurelle. Des organes identiques, mais qui ne sont pas placés au même endroit: dans le corps ou hors du corps. La prétendue altérité, la fameuse différence qualitative se laisse réduire comme écart mutuel, et ne trouble en rien l'entière équivalence anatomique, le mot à mot de la traduction d'un sexe dans l'autre. Diderot reviendra encore avec insistance, dans Les éléments de physiologie, sur la stricte équivalence des parties féminines et masculines: les ovaires sont dits testicules de la femme, le clitoris est dit semblable au pénis de l'homme à deux reprises, et ces évidences anatomiques renforcent la croyance, ancienne chez Diderot, à l'existence d'une semence femelle. Homme monstre de la femme monstre de l'homme. Si on se laissait aller à spéculer sur de douteuses homonymies ou sur de fausses étymologies, on comprendrait que l'homme et la femme se montrent l'un l'autre, se démontrent mutuellement. Il faudrait préciser que l'homme produit, exhibe ce que la femme donne à induire, à conjecturer. Il y a pourtant une expérience cruciale, l'accouchement, où la femme dévoile son invisible constitution. Et Diderot, dans l'article "Accouchement" de Y Encyclopédie, ne manque pas de dénoncer le scandale politique de ces accouchements où les sages-femmes mettent en péril la santé de la mène et l'intégrité de l'enfant: "elles font annoncer par leurs émissaires qu'elles ont une femme en travail dont l'enfant viendra contre nature: on accourait et pour ne pas tromper l'attente, elles retournaient l'enfant dans la matrice et le faisait venir par les pieds". Honteuse fabrication de faux prodiges, alors que la femme, elle, est une vraie merveille. Il faut ici remarquer que le corps féminin aura été au XVIIIe siècle constamment mis en scène; on montrait des accouchements, on montrait les convulsions, comme on exhibait des enfants-loups, un enfant noir albinos, ou l'aveugle né Saunderson. Tout se passe comme si Diderot, bouleversant les règles théâtrales, obligeait aussi le corps de l'homme à monter sur les tréteaux de la science, à s'offrir en spectacle devant un public qui s'étonne d'un tel monstre. Mais son audace va beaucoup plus loin et la rassurante complémentarité sexuelle déjà ébranlée par le principe d'une paradoxale équivalence, achève de s'effondrer sous le coup d'un principe qui, à rebours, énonce la différence sexuelle, et l'énonce de la manière la plus déconcertante. On atteint alors la limite extrême d'une comparaison entre le sexe et l'espèce; la différence entre les deux sexes serait analogue aux variations de l'immense variété des espèces. Cette "monstrueuse" analogie s'appuie sur la conviction matérialiste vitaliste que la nature est une totalité dans laquelle se produit une perpétuelle mue. C'est parce que "tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces [...] tout est en un flux perpétuel tout animal est plus ou 10

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moins homme [...] que tout homme est plus ou moins femme". "Et vous parlez d'individus, pauvres philosophes! laissez là vos individus". L'accent mis sur ('individuation n'est pas moins aberrant que celui mis sur la sexuation. Nous nous trouvons ici à la dernière extrémité, celle où nous a mené le trio diabolique que font une femme qui ne pense qu'à s'instruire, un médecin qui veille et un philosophe qui rêve. Diderot a créé la fiction méthodologique d'un malin génie trinitaire, trois fois plus méchant que celui de Descartes, spécialement attaché à confondre, à brouiller, à effacer les différences et à grignoter les prérogatives phallocentristes et logocentristes. Dans l'incessante métamorphose du nouveau système de la nature, dans cette indéfinie mutuelle monstruosité, on ne peut plus jamais penser d'alternative, bête ou homme, homme ou femme, vie ou mort, mais seulement la continuelle vicissitude du plus et du moins, de la droite et de la gauche, de l'intérieur et de l'extérieur. Voilà où mène, quand on sait la conduire, l'idée que seule la matière est, qu'elle est vivante et qu'elle est sensible. Et nous voici envahis par le mélange, l'affreux mélange, objet de cette phobie ontologique qui lie si profondément la philosophie post-socratique et le judéo-christianisme et qui réconcilie, face au péril majeur, Aristote avec Platon, Descartes avec Aristote: peur de la perte du propre, conjuration des métamorphoses. C'est alors que Diderot explique que l'accouplement de l'homme et de la femme n'est pensable que comme mélange des sexes, que le mélange des sexes n'est possible que parce que l'homme et la femme sont plus ou moins hermaphrodites, ce qui fait de tout enfant un hybride! La rêve de d'Alembert aura littéralement enseveli l'arrogante spécificité de l'humain, du masculin et du métaphysique. Mais il est dans la nature des choses, il appartient à ce nouveau système de la nature que le ton puisse changer du tout au tout et que Diderot vienne à parler ailleurs et autrement des femmes. Il faut bien comprendre que sur l'océan où s'abolissent les différences entre individus, entre sexes et entre espèces, la logique de l'identité doit bientôt elle aussi sombrer. Il y a deux discours de la femme, chez Diderot; celui de la femme instruite et audacieuse qui incite l'homme à transgresser toujours un peu plus les clôtures de l'humanisme classique et qui entretient avec lui des rapports subtils de séduction. Et il y a le langage du corps, cette langue propre aux femmes. Avec "l'hystérisme" éclate la différence radicale de la femme, sa monstruosité sans réciprocité. Il n'est plus question des réversibles parties que sont les ovaires et le clitoris, mais d'un organe unique, indubitablement spécifique, la matrice. La "fureur utérine" est son propre, dont Diderot ne se lasse pas d'énoncer les mystères. Ce fin lettré, quand, dans son essai Sur les femmes, il évoque immédiatement le caractère pythique que la femme tient de sa matrice, ne fait sans doute que gloser sur l'apparente étymologie commune de

Femmes et hommes de Diderot

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Delphoï, Delphes, et de delphus, matrice, et se rappeler que Cicéron faisait dériver la mantique, la divination, de la mania du Phèdre de Platon, remarquant qu'elle se traduit communément par furor. Nous voyons la femme, pourtant décrite comme anatomiquement équivalente à l'homme, se mettre à appartenir en quelque sorte à une autre espèce, par le prodige de sa matrice. Elle s'enthousiasme, en effet, se fait quasi divine cette hystérique née, dont la fureur, ou la manie, représente toujours une histoire, la mimant et la narrant à la fois. Histoire individuelle la plus secrète, impudiquement dévoilée dans Les bijoux indiscrets où le sexe de la femme reçoit le privilège unique de la parole articulée; histoire d'une institution, dans le cas, évoqué en un passage de VEssai sur lesfemmes, de ces convulsionnaires, qui figuraient, par le sanglant mimodrame auquel elles se prêtaient, la passion du Christ et l'état présent de l'Église mis en scène par des prélats jansénistes. De ces prodiges, un homme est incapable: "jamais un homme ne s'est assis à Delphes sur le sacré trépied". C'est donc par la matrice, figure rebelle à toute géométrie, que s'inscrit au corps de la femme la différence incalculable, le clivage irrévocable de son sexe. Dans l'essai Sur les femmes, Diderot-Tirésias interprète les énigmes du corps-sphinx: "La femme porte au-dedans d'elle-même un organe susceptible de spasmes terribles, disposant d'elle et suscitant dans son imagination des fantômes de toute espèce; c'est dans le délire hystérique qu'elle revient sur le passé, qu'elle s'élance dans l'avenir, que tous les temps lui sont présents. C'est de l'organe propre à son sexe que partent toutes ses idées extraordinaires [...] La femme dominée par l'hystérisme éprouve je ne sais quoi d'infernal ou de céleste". "La matrice est un organe actif [...] elle donne des lois, se mutine, entre en fureur", écrira-t-il encore dans les Eléments de physiologie. Il ne faudrait peutêtre pas voir de contradiction entre l'affirmation de la stricte équivalence, et celle de la radicale différence: les femmes sont semblables aux hommes, à ceci près qu'elles ont un organe en plus. Les pouvoirs propres de la matrice s'appuient, il faut cependant le noter, sur le sol fraîchement retourné de la hiérarchie des organes et des fonctions. Diderot n'aurait pas pu si fortement relever la spécificité du pouvoir utérin, s'il n'avait pas en même temps détruit la traditionnelle hiérarchie corporelle, en dévoilant l'influence secrète et fondamentale du diaphragme chez l'un et l'autre sexe. Tout se passe comme si le cerveau devait dorénavant partager son empire avec le diaphragme, et entrer à la fois en concurrence et en sympathie avec lui. La matrice nè fait certes pas que redoubler l'impulsion du diaphragme, puisqu'elle représente, nous l'avons vu, une sorte de point de rupture entre les deux sexes. Il reste cependant que la physiologie de Diderot met en place avec la théorie du diaphragme et de la matrice une cohérente stratégie de la relativité.

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"Qui sait ce qu'un bijou peut avoir dans l'âme?" lit-on dans Les bijoux indiscrets. La réponse, dès ces premiers moments de la réflexion de Diderot, est parfaitement claire. La matrice est spontanément matérialiste: ainsi, lorsqu'elle anime le discours métaphysique de la favorite, dans Les bijoux indiscrets, et lui fait dire que le siège de l'âme réside d'abord dans les pieds. C'est encore la matrice qui suscite la question de Lespinasse, dans Le rêve de d'Alembert: "pourquoi ne pensè-je point partout?" ou son fantasme d'extension corporelle, lorsqu'elle rêve "qu'elle devient immense, que ses bras et ses jambes s'allongent à Pinfini". Où l'on voit que la matrice, ce monstre qui constitue la femme comme espèce distincte peut, en minant les pouvoirs conjugués du mécanisme et du spiritualisme, faire figure de dispositif déterminant dans la machine matérialiste. Plus précisément, la matrice aide à tramer la machination anticartésienne, car les divagations de sa fureur menacent l'apanage d'une autre expérience, celle ponctuelle du recueillement de la substance pensante, du solipsisme transcendantal, de la singularité ontologique de l'individu-sujet. La particularité féminine déboute l'éternel masculin. La matière vivante et active, sentante et pensante, rêveuse et folle, nous délivre à la fois du cogito et de l'animal-machine. En la matrice il produit le concept qui permet d'exterminer le géo-logo-phallo-centrisme, et d'accomplir la révolution copernicienne. U n mot, seulement, avant de clore cette gynécologie fantastique. L'histoire naturelle, chez Diderot, n'est fantastique que parce qu'elle est politique. Pour mieux comprendre qu'en elle s'interpellent, pour la dernière fois peut-être, science et société, il faudrait pouvoir la comparer au poème de Lucrèce; mêmes moyens: les alternances épiques et lyriques du discours savant; même fin: délivrer de la peur et de la souffrance. La question des femmes a produit l'ultime possibilité d'élaborer un mythe matérialiste et, au même titre que la question sur les hybrides, elle méritait cette réponse de Bordeu à Lespinasse: "votre question est de physique, de morale et de poétique".

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la femme juive comme "autre"

Parler de la femme, et plus encore, de la femme juive comme "Autre" dans une recherche consacrée au racisme peut surprendre. Dès lors qu'il s'agit de la femme, outre l'actualité tapageuse et parfois agaçante faite autour de ce thème, toute distanciation devient difficile. Analyser, décrypter, définir: la démarche intellectuelle est admise. Mais que s'y joigne l'expérience personnelle, la pesanteur de l'exclue), de Γ inférieure), de l'interdit(e) ou l'inconscience du "maître", il paraît malséant, non valable, d'attaquer l'invisible muraille entre ce qui se pense, se conceptualise et ce qui se vit. A l'agression de la mise en cause répond l'agressivité: pourquoi la femme? encore la femme! Or, s'il n'existe pas de racismes "nobles", il en est, semble-t-il, de peu inquiétants, parce que si anciens que devenus naturels - "de toute étern i t é " - c e u x dont les effets ne viennent jamais déranger l'histoire. *

Pourquoi la femme? Elle ne représente nullement une "race" au sens biologique du terme, mais le particularisme dont la marque la tradition culturelle occidentale, pour ne citer que celle-là, aboutit à une attitude "racisante". Je me fonderai sur les définitions de Colette Guillaumin 1 qui montre bien que la femme fait partie d'une minorité "racisée". La misogynie, même niée, s'applique à la femme, située comme particulier face à un "général" qui est celui du groupe majoritaire, masculin. Minoritaire dans le sens de "étant moins", l'altérité de la femme s'inscrit dans la dévalorisation d'une différence qui est censée justifier un rapport d'oppression. La femme, être "faible"-que l'on fonde cette faiblesse sur une incapacité physique ou intellectuelle - est considérée comme immature, donc irresponsable. Comme un "enfant" (catégorie que l'on commence également à démystifier enfin 2), elle requerrait donc une protection, c'est-à-dire une mise en tutelle. Le langage traduit cette opposition général/particulier, le terme "homme" représentant le genre humain et la catégorie mâle, "femme" désignant uniquement la catégorie sexuelle femelle 3. Mais le rejet s'accompagne de ce que C. Guillaumin appelle une "surévaluation compensatrice" 4 . Si la femme se laisse enfermer dans un domaine préalablement fixé, elle est sacralisée comme épouse ou comme mère, comme vierge dans la tradition chrétienne. Mais il n'y a pas reconnaissance de Τ Autre" différent à part entière: la femme est définie par une fonction sociale extrêmement limitative. Dans ce domaine, elle peut même être représentée comme "supérieure" à l'élément "majoritaire" masculin. Le prix en est la ghettoï-

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sation, l'enfermant dans un champ soi-disant "féminin", imposé. En quoi la situation de la femme juive peut-elle alors apparaître comme spécifique? C'est que sur elle converge un réseau d'oppressions différentes, voire antagonistes, qui se recoupent néanmoins. En tant que femme, elle participe à la condition générale faite à celles-ci. Mais elle subit à la fois la contrainte de son groupe et les contraintes du monde où ce groupe est inséré en tant que minoritaire, et donc opprimé. Femme juive dans le monde juif, elle se voit proposer comme image le modèle établi par la Loi. Si la tradition juive semble valoriser la femme, les modèles proposés sont, en fait, peu nombreux et pauvres. Y sont exaltées, la mère, comme Sarah ou Rachel, la femme au foyer (VEshet hayil, la "femme forte" de Proverbes XXI) ou celle qui défend la communauté, Déborah ou Esther. La vertu primordiale est chaque fois la soumission, l'épanouissement, celui d'une médiation accomplie: l'instrument-femme a rempli sa fonction. Mais la dispersion effrite le groupe juif à travers les pays non juifs. Comparé à celui de la femme dans le monde occidental ou oriental, le sort de la femme juive peut paraître privilégié. Son "humanité" n'est pas mise en question, la législation la protège face à l'homme, lui reconnaît même le droit au consentement et au plaisir sexuel. Mais cette protection même signifie mise en tutelle. Reléguée avec les enfants et les esclaves au rang "d'incapable", inapte par exemple à témoigner en justice (Shevuot, 30a), elle ne peut jamais être relevée de cette incapacité. Elle ne peut davantage assumer un rôle liturgique 5 . Même si elle est mieux traitée, si elle s'émancipe dans les faits, si dès le Moyen Age elle participe à l'activité économique, elle reste malgré tout liée par la Loi de son groupe qui ne la conçoit que comme éternelle mineure. Or, femme et juive, elle doit subir ainsi l'oppression du groupe dominant. Le sexisme en est le caractère le plus apparent. Le mythe de la Juive lui attribue un pouvoir de séduction et des capacités mystérieuses 6 . L'antisémitisme semble à son égard, d'autant plus inexistant jusqu'à l'époque moderne, que, socialement, la Juive est pratiquement invisible pour le non-Juif. Le stéréotype médiéval du Juif déicide, profanant les hosties, commettant le meurtre rituel, est purement masculin 7 . En fait, l'antisémitisme est là plus insidieux et vise doublement la femme juive. '11 semble que se projette sur l'image de la Juive (hyperbole de l'«Autre») tous les interdits de la société chrétienne" 8 . Et Sartre dans ses Réflexions sur la question juive 9 souligne la signification sexuelle très particulière de l'expression "une belle Juive". Elle devient le symbole de l'oppression imposée, avec un "fumet de viol et de massacre", mais aussi ardemment acceptée - "servantes dociles ou amoureuses humiliées de chrétiens indifférents qui épousent des Aryennes", de la Rebecca d'Ivanhoé a l'Esther de Splendeurs et misères des courtisanes. Elle n'en reste pas moins 'la Juive du J u i f , dans le monde contem-

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porain. Le sexisme s'inscrit dès l'éducation qui voue le garçon à l'étude et la fille aux commandements "négatifs". Même si les progrès de l'assimilation enlèvent souvent à la Loi son côté positif et vivant, sa pesanteur sociologique subsiste. Le monde de la Diaspora, dangereux pour l'homme est censé l'être plus encore pour la femme, à la fois objet et sujet de plus grandes tentations. Confinée, face à la communauté, dans des responsabilités mineures, elle requiert d'autant plus de "protections" que la survie du groupe passe par le mariage endogamique et la filiation juive par la mère. Ainsi, les orientations offertes n'ont-elles guère varié, et pas davantage les modèles d'identification. L'altérité n'est admise qu'au travers d'un stéréotype rassurant qui approprie la femme à la communauté ou à Israël, comme autrefois au clan, et toujours à travers la même médiation mâle: père, frère, époux. Caractère biologique présenté comme une faiblesse, que la Loi transforme en incapacité, rapport au pouvoir conçu comme une domination nécessaire: que reste-t-il de l'altérité de la femme juive? La tradition juive se présente comme beaucoup plus ouverte cependant, et prétend donner à la femme un rôle autrement valorisé. Le 13e Colloque des intellectuels juifs de langue française 10 qui s'est tenu à Paris en octobre 1972 a été largement consacré à ce thème 'Isch et Ischa" ou Τ Autre par excellence". Or, ce qui est frappant, c'est qu'il n'y est jamais question de la femme, mais d'une place faite à la femme et qu'elle doit accepter. Cette place lui est donc décrite sous un aspect de séduction, même si, très explicitement, il s'agit d'une place "seconde" ou secondaire. Peut-être est-il intéressant de comparer ce qu'écrit le texte biblique et ce que commentent ceux qui "disent la Loi" aujourd'hui. A la création "duelle"(Genèse, 1,27): "Dieu créa l'homme à son image: c'est à l'image de Dieu qu'il le créa. Mâle et femelle furent créés à la fois", succède l'autre récit, création de l'homme et de la femme. L'homme est double, porte en lui un autre. Mais pour que l'histoire soit possible, il faut qu'il y ait partage en féminin et en masculin, à partir de l'humain. Dans Genèse II, 18, l'Éternel Dieu dit: "Il n'est pas bon que l'homme soit isolé, je lui ferai une aide digne de lui". II, 21 à 23 inclus: "L'Éternel Dieu fit peser une torpeur sur l'homme qui s'endormit; il prit une de ses côtes et forma un tissu de chair à sa place. L'Éternel Dieu organisa en une femme la côte qu'il avait prise à l'homme et il la présenta à l'homme. Et l'homme dit: "Celle-ci, pour le coup, est un membre extrait de mes membres et une chair de ma chair. Celle-ci sera nommée Isha parce qu'elle a été prise de Ish". Et la Bible du rabbinat traduit: Femme: exactement "hommesse" parce que Ish: "homme". Donc, l'essence "humaine" existe comme modèle, mais quand l'homme a été créé "homme" et qu'il nomme les animaux que lui seul peut nommer 1 1 , Dieu crée la femme dans un rapport asymétrique, ezer

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keneguedo, pour être le face à face de l'homme. Mais la femme est à la fois 'l'Autre" et lui, isha étant le féminin de ish, "chair de ma chair", dit Adam ,2 . Ce "face à face" est-il réellement la reconnaissance de l'altérité? Non, la femme est seulement créée comme aide, auxiliaire, elle apparaît dans un monde déjà nommé, donc identifié où la parole est mâle. Ce récit de la création est essentiel car la Loi, transmise par la Bible, en découle. Le "dire" appartient à l'homme, c'est lui qui "dira" la Loi. Or la Loi talmudique est censée être directement issue de cette Loi d'origine divine et qu'on ne peut donc aménager. La Loi biblique fonde le judaïsme sur le couple et sa perpétuation: mariage, enfants, famille. Peu importe que ce mariage passe de la monogamie à la polygamie, d'ailleurs relative, pour revenir à la monogamie. La femme n'existe que dans un rapport d'appropriation. De même que la fille non mariée est sous la dépendance de son père, la femme mariée est sous la dépendance de son mari. Exode, 20,10 l'assimile au mari dans le mariage: elle n'est pas nommée mais l'homme est dit baal, maître d'une femme, "épouser" c'est "devenir maître de". Et la femme s'acquiert par le versement d'une somme d'argent, mohar, par le fiancé au père de la jeune fille. Certes, ce n'est pas un achat mais une compensation. La femme n'est pas une marchandise, mais le mari acquiert ainsi un droit sur elle. Le mariage ne représente donc pour la femme qu'un changement de tutelle: mineure dans le clan paternel, elle reste mineure face à son mari 13. Pourquoi rappeler cette législation? Parce que la "secondarisation" de la femme est reconnue même dans le commentaire actuel, seulement, au lieu de se contenter de l'accepter, le changement se marque dans le fait qu'on tente de la justifier. Il est intéressant de prendre comme exemple les actes du colloque déjà cité, qui représente l'orthodoxie officielle, pour voir justement comment se fait le commentaire qui renforce en fait la Loi. Pour Léon Askenazi, le commentaire se fonde sur le Midrash (commentaire anecdotique) 14. Le couple est créateur de l'histoire, mais pour qu'il y ait histoire, il faut que le couple puisse "bouger", c'est-à-dire qu'au niveau événementiel, l'un des deux éléments du couple ait le pouvoir, même s'il y a égalité de dignité au niveau absolu; l'homme et la femme sont donc comparés au soleil et à lune: la lune est plus petite que le soleil et c'est le soleil qui indique le jour, mais, comme consolation, la lune donne, en fait, le cycle de l'année qui est lunaire. Et à chaque nouvelle lune, le sacrifice de Rosh Hodesh est une expiation pour une faute inconnue, un mal dont Dieu seul connaît l'existence. Il est rapporté à la grandeur des femmes qui acceptent leur "diminution d'être" pour que le couple puisse évoluer et passer du rapport couple homme/femme, inégal, au rapport frère/soeur égal, une fois que sera achevée l'histoire du couple et de ses engendrements.

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E. Lévinas 15 s'appuie sur le Talmud (Berakhot, p. 61a) pour montrer que la femme a la seconde place dans le récit de la Création: la femme est créée après l'homme et de l'homme. Cette subordination est nécessaire puisque la femme représente la sexualité (nécessaire) et l'intimité. La femme n'est pas secondaire en soi. Elle l'est parce que la relation avec la femme est secondaire. Au premier plan est la tâche de l'homme en tant qu'être humain. Or, l'homme, lui, a une tâche universelle, même si la femme représente la "maison" de l'homme, sans laquelle il ne pourrait rien. C'est là que l'on peut insérer l'image de la femme glorifiée de Proverbes XXI, 10-31: la femme parfaite est la femme épouse, mère, maîtresse de maison, rien de plus 16. Or cette Loi est, commandement immuable pour ceux qui la suivent, mais aussi élément essentiel d'un stéréotype transmis même à ceux qui ne la suivent plus. L'homme porte dans sa chair la marque de l'Alliance. Il est donc celui qui doit s'y conformer. La mitzva (action méritoire) de l'étude et de l'enseignement est, en principe, "épargnée" à la femme pour qu'elle puisse s'acquitter de ses commandements spécifiques: maternité, surveillance de la kashrout, éducation des enfants, allumage des bougies, shabbat l 7 . Donc, seul l'homme sait la Loi, seul il la dit, seul il la commente 18. Il faut dix hommes (miniyan) pour former une communauté. Mais une femme ne peut pas remplacer un homme pour arriver à ce nombre. Seul l'homme en effet, par la bar mitzvah, entre solennellement dans la communauté des hommes: la bat mitzva des filles, innovation très récente, n'est qu'une cérémonie de consolation. L'homme dit la prière, l'homme bénit. A cela correspond toute une dimension sociale: l'homme "prend" femme, l'homme "donne" le get (divorce). Certes, la filiation se fait par la mère, mais dès sept ans, le fils passe sous le contrôle du père, qui seul peut l'enseigner. Et parce que la filiation est maternelle, seul l'adultère de la femme est puni de mort. Certes, la Loi commande également "Honore ton père et ta mère". Certes, la femme est considérée comme un être humain dans le rapport conjugal, l'homme doit honorer sa femme, dans le contrat il lui promet même la joie, le plaisir sexuel et il ne peut approcher sa femme que si elle le désire, autrement son acte est assimilé au viol. Mais si les prières "Béni sois-tu, Éternel mon Dieu, qui ne m'a pas fait femme" 1 9 et son corollaire féminin: "Béni sois-tu [...] qui m'a faite selon ta volonté" sont commentées de façon rassurante: l'homme remercie pour ses commandements spécifiques, la femme est "l'achèvement de la création", quelle image de la femme se forme en réalité chez le garçon qui récite cette prière chaque matin? Le remerciement d'être "homme" implique, à l'égard de la femme, une connotation profondément méprisante 20.

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Qu'en a-t-il été dans la réalité pour la femme juive? Historiquement, la tradition juive participe de la mystification qui consiste à valoriser quelques exemples individuels pour justifier la mise en minorité des autres individus du groupe, considérés comme "incapables". Le respect voué aux "mères" d'Israël, comme la référence aux héroïnes, de Déborah à Esther, la glorification de telle érudite, concourent à cette mystification. Ainsi jusqu'au milieu du Moyen A g e , de nombreuses femmes savent lire et écrire, mais elles lisent les caractères hébraïques, non l'hébreu. Dans le monde oriental comme dans le monde occidental, en judéo-arabe ou ladino comme en français, allemand, italien puis yiddish, on traduira des textes à leur usage. Mais il s'agit de folklore, non d'étude. Celle-ci reste le domaine de l'homme. C'est dès le Moyen A g e aussi qu'on voit les femmes chargées du commerce et des relations extérieures dans le monde occidental tandis que les hommes se consacrent de plus en plus à l'étude. C e processus atteindra son point culminant en XVIII e siècle en Pologne quand se développe le mouvement hassidique. Mais cela aboutit en fait à la constitution d'une société d'hommes groupés autour du Rabbi, le maître, Esaddik, le Juste. Le mariage reste un devoir, mais réduit au minimum: procréer. Laissant la femme "se débrouiller" avec la charge matérielle et les enfants, l'homme va s'acquérir des mérites qui rejailliront sur les femmes: sa place dans le monde est définie: permettre à l'homme d'être pleinement homme. Le conte populaire lui promet naïvement une récompense: elle aura droit, dans le monde à venir, à un tabouret aux pieds de son mari. Mais qu'en est-il dans son vécu actuel? L'éclatement des communautés juives, tant dans le monde occidental que dans le monde oriental, le mouvement de migration qui, dès la fin du X I X e siècle, a touché le monde juif d'Europe orientale, puis s'est propagé en Europe occidentale avant d'atteindre le Maghreb, ont confronté, nous l'avons v u , la femme à une série d'insertions conflictuelles. Femme, elle participe à une situation d'oppression générale même si ses formes different suivant les lieux. En tant que migrante, ou issue d'un milieu plus ou moins acculturé, elle doit tenter de concilier les valeurs de sa société d'origine et de la société d'accueil. Enfin, elle doit assumer un certain stéréotype de la femme juive dans le monde non juif. Donc, femme dans un monde d'hommes, étrangère face aux autochtones, elle est juive pour le non-Juif et femme juive pour l'homme juif. La femme. Car ' l a " femme n'existe en tant que " f e m m è " que pour le misogyne comme le Juif pour l'antisémite. Il n'y a que des femmes dans des situations données et la femme juive n'est envisageable que dans son contexte. La réalité actuelle reflète à la fois la pesanteur immuable de la législation, et les formes imposées par l'histoire.

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L'émancipation des communautés juives a amené une intégration plus ou moins rapide de ces communautés dans les sociétés d'accueil. Même dans les groupements les plus traditionnels, qui conservent le plus fortement l'orthodoxie religieuse, les femmes "pieuses" vivent dans un monde qui ne ressemble pas plus à la communauté du shtettl21 d'Europe orientale qu'à celle du mellah maghrébin. Elles n'y vivent ni dans un "monde de femmes", à l'écart, ni dans un monde uniquement juif, quel que soit le rejet délibéré du monde extérieur. Un exemple facile illustre ce décalage. Les femmes des Hassidim d'Anvers ou de Montréal 22 , décrites par Jacques Gutwirth, couvrent leurs cheveux, suivant la Loi, une fois mariées. Mais leur perruque seyante peut-elle se comparer à la tête rasée et au foulard d'Europe orientale? Pour la plupart de ces femmes venues d'un "ailleurs" à la fois persécuté et sécurisant par sa ghettoïsation même, la femme, comme l'homme, a dû s'adapter. Elle a peut-être moins souffert que l'homme de la perte des valeurs traditionnelles. L'homme a perdu son rôle de chef religieux, donc une partie de son autorité. Il a vu disparaître par là même son rôle de référence. La migration a au contraire accéléré l'émancipation de la femme 23. D'abord parce qu'il s'agissait d'une émigration sans retour, quel que puisse être le regret du monde perdu. La Juive d'Europe orientale a, avec autorité, repris un rôle qu'elle connaissait déjà: rôle dans le travail, plus seulement comme auxiliaire de l'homme dans l'artisanat ou le commerce, mais travail au dehors, pour faire face à la nécessité 24 . L'Orientale, immigrée plus récemment, plus influencée par sa société d'origine, a aussi entamé un processus de libération. Même si la mère, qui le plus souvent ne travaille pas, n'a connu que le déracinement, voire le refuge de la maladie, dépression, névrose, sa fille, elle, s'est trouvée dans un monde qui contestait et refusait l'esclavage de la fille au père et au frère, de la femme au mari. Suivant un schéma général, la première génération s'est plus ou moins mal installée dans le désarroi. La deuxième génération a été confrontée à une triple adaptation: à la société d'accueil, à un monde non juif, à un monde d'hommes. Or, la femme juive a hérité d'un modèle culturel transmis par sa mère qui est d'une part détaché de son contexte religieux, la Loi, plus ou moins délaissée, mais d'autre part imposé sous forme d'interdits. Tant que subsistait une société fondée sur une valorisation de la tradition religieuse, les contraintes de la Loi trouvaient leur compensation dans une certitude de faire le Bien face au Mal ambiant. Au rejet des sociétés non juives répondait un rejet tout aussi fort de la société juive, où l'élection spirituelle prônée par la Bible était vécue comme une supériorité donnée, et où le mépris du Juif pour le "goy" n'était certainement pas inférieur au mépris du "goy" pour le Juif. Si le pouvoir et la con-

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trainte étaient du côté du "goy", la persécution même renforçait l'ethnocentrisme. Quelle était la place de la femme? Assurer la survie du groupe en assumant son rôle de femme et de mère, chaque grossesse étant vécue comme bénédiction. Le modèle était celui de la "mère juive" admirable, totalement dévouée à ses enfants. C'est non seulement en espérance mais dans la suite des engendrements que doit apparaître le Messie. L'insertion de la femme se faisait donc par le mariage. Par là seulement elle prenait sa fonction sociale. Elle participait au pouvoir en harcelant son mari, en le poussant à travailler, à gagner plus, en utilisant les pleurs, les gémissements et une extériorisation exagérée peut-être, mais qui n'enfreignait nullement un code de rapports "juif'. Mais le pouvoir même, et le seul épanouissement qui lui était offert, elle ne l'atteignait que pour et par ses enfants. Par eux aussi, elle accélérait l'ascension sociale de la famille. Toutefois cette mobilité sociale se réalisait différemment pour la fille et pour le garçon. Pour le garçon, le prestige de l'étude traditionnelle, le respect du savant était transféré aux études profanes. Faire des études était un moyen d'"arriver". Mais pour la fille, le seul mode d'insertion réel est resté le mariage. Ce n'est certes pas là une exception dans le monde occidental. Mais la famille juive a moins participé à l'éclatement général de la famille occidentale. Et la convention se double ici de la Loi religieuse. La femme est donc déchirée entre une société permissive et un stéréotype d'autant plus restrictif que la Loi religieuse sur laquelle il était fondé n'est plus vécue que très partiellement. De même que n'existe plus que partiellement la pression d'une communauté juive autrefois très coercitive et qui est elle-même souvent fort peu existante actuellement 2S. Le seul modèle valorisé pour la femme juive est donc le mariage. Dans le schéma proposé par la mère se trouvait d'abord le tabou de la virginité. La non-virginité est en principe un cas 'légal" de répudiation. Or, si cette virginité est de moins en moins réelle dans un monde libéralisé, l'interdit subsiste et par là même la culpabilisation de sa transgression. La fille est élevée en vue du mariage. Même ses études sont un fairevaloir, une bonne façon d'attendre, un terrain de chasse. Ce n'est qu'à la limite qu'on imagine leur utilisation, soit comme complément soit en cas de carence de l'époux. Les progrès de l'assimilation revalorisent le travail, mais il est toujours considéré comme secondaire pour la femme. Or, la valeur marchande de la fille a une durée courte. Souvenir d'une époque où on devait se marier jeune pour éviter la tentation et pour avoir beaucoup d'enfants. La femme doit se marier jeune. L'homme, lui, doit finir ses études et avoir une situation. Même si l'homme célibataire, qui ne donne pas d'enfants à la communauté, est en contravention avec la Loi, il ne participe pas à l'image dévalorisée de la

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femme non mariée 26 . Le schéma est, de plus, celui du "mariage endogamique". Alors que le contenu positif des commandements est fréquemment ignoré ou délaissé, l'interdit du mariage mixte est un des interdits majeurs, générateur à son tour de racisme 27. La méfiance de la femme non juive, la "goya", considérée comme un danger, comme une "créature", est énorme. Elle peut servir d'exutoire sexuel, non de femme dans un couple "juif. Et bien que la filiation soit maternelle, Pinterdit joue au moins autant sinon plus pour la fille. Aucun épanouissement sexuel n'est offert à la femme non mariée. La prostituée même a un statut social face à la Loi, la célibataire non. La stérilité n'entraîne pas ipso facto la répudiation, le rapport sexuel se poursuit après la possibilité de fécondation (d'où les remariages tardifs), mais l'acte sexuel a bien pour finalité la reproduction. Ainsi s'explique l'hypervalorisation de l'image de la mère. Je n'évoquerai pas 'le complexe de Portnoy" mais cette image de la mère sacrifiée à ses enfants est pesante. Pesante pour l'homme "pachalisé" surtout en milieu oriental et qui recherche cette mère - ou la fuit dans l'exogamie. Pesante plus encore pour la fille qui veut se libérer en rejetant l'image de la mère, et en même temps s'identifie à elle en essayant à son tour de vivre à sa place. Elle se heurte alors à un refus à plusieurs niveaux. Refus de sa liberté, refus de sa participation à la vie publique juive fondée sur un élément soi-disant religieux. Même dans les manifestations communautaires juives, la femme n'est acceptée que comme aide, auxiliaire, confinée dans des tâches soi-disant "féminines". Quant au non-Juif, c'est aussi sur un stéréotype qu'il fonde son refus. Nous l'avons vu, l'antisémitisme virulent n'a pas tracé un portrait de l'horrible Juive corollaire de celui du "sale J u i f . Mais faire appel à une femme plus sexualisée (d'où "mystérieuse") ou plus soumise, n'est-ce pas, une fois de plus, catégoriser 'la femme", même si c'est la femme juive? Et par là, se débarrasser de cette "Autre"? #

L'altérité de la femme a été en principe reconnue par la tradition juive et même en partie valorisée. Créée à partir de l'homme, donc définie à partir de lui, elle devient à son tour créatrice par la vie qu'elle porte, "mère des vivants" (Genèse, III, 20). Mais c'est sa seule place dans un monde né mâle. Ne pouvant assumer le "face à face" de l'altérité, l'homme, interprétant la tradition, le traduit en nécessaire soumission. L'histoire la plus révélatrice à cet égard est celle de la seule héroïne qui inspire une fête juive, Esther. Esther est l'instrument de la rédemption du peuple d'Israël - mais elle n'en est que l'instrument. Le risque qu'elle prend, c'est à l'instigation de son oncle, Mardochée, et pour arriver à ses fins, elle utilise tout l'"attirail féminin*' de la séduction. La coupable, c'est celle qui fait

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montre d'indépendance, Vashti, car la femme "doit" obéissance (Esther, I, 17-20).

Cette altérité est dévalorisée. Certes, le Talmud 2 8 reflète les contradictions de ses auteurs et on y trouve à l'égard de la femme autant d'éloges que de mépris. Mais l'altérité se traduit le plus souvent par séparation et mise à l'écart. Il ne s'agit plus alors de législation, mais d'interprétation. La menstruation rend, devant la Loi, la femme impure - mais quel sens a-t-on donné depuis à l'impureté? La femme affranchie de l'obligation de l'étude, à cause de ses autres devoirs; cela veut-il dire seulement qu'elle est incapable ou indigne d'étudier la Loi? L'altérité devient alors relégation. D'autant plus contraignante que le fait d'être femme, juive, dans un monde non juif, multiplie les insertions conflictuelles 29. La difficulté de l'identification/Juive s'ajoute à la difficulté de Pidentification/Femme. Au moins se fondent-elles sur une revendication commune: le refus d'une altérité vécue comme rejet, exclusion ou, au mieux, comme mutilation.

Notes 1. Colette Guillaumin, L'idéologie raciste: genèse et langage actuel, Paris-La Haye, Mouton, 1972. 2. R. Scherer et G. Hocquenghem, "Co-ire: album systématique de l'enfance", Recherches 22, mai 1976. 3. Guillaumin, op. cit., p. 164. 4. Guillaumin, ibid., p. 115. 5. 'Tous sont obligés de paraître devant Dieu, sauf le sourd, l'idiot, l'enfant, l'homme aux organes bouchés, l'androgyne et les femmes" (Hagiga, I, 1). "Femmes, enfants, esclaves n'entrent pas dans le nombre des personnes pour lesquelles on bénit" (Berakhot, VII, 2). 6. Guillaumin, op. cit., p. 203, note. 7. Cf. L. Poliakov, Histoire de l'antisémitisme, Paris, Calmann-Lévy, 1955,1.1, pp. 43-44. 8. Cf. L. A. Klein, Portrait de ta Juive dans la littérature française, Paris, Nizet, 1970, p. 120. 9. Cf. J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Paul Morihieu, 1946, pp. 61-62. 10. L'Autre dans la conscience juive. Le sacré et te couple: données et débats, Paris, PUF, 1973. 11. Sur l'exclusivité de la parole mâle, cf. Mary Daly, "After the demise of God the Father a call for the castration of sexist religion", in: Women and religion, American Academy of Religion, 1972.

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12. Cf. E. Amado Lévy-Valensi: "Les réponses possibles tirées de la Bible", in: L'Autre dans la conscience juive..., op. cit., p. 306. 13. A ce propos, cf. : Thierry Maertens, La promotion de la femme dans la Bible, Paris, Casterman, 1967, pp. 21-27; S. W. Baron, Histoire d'Israël 1.1: Vie sociale et religieuse, Paris, PUF, 1956; R. de Vaux, Les institutions de l'Ancien Testament, Paris, Ed. du Cerf, 1961, t. I. 14. L. Askenazi, "Le couple créateur de l'histoire", in: L'Autre dans la conscience juive..., op. cit., pp. 267-280. 15. E. Lévinas, "Leçon talmudique", in: L'Autre dans la conscience juive..., op. cit., pp. 173-186. 16. Cf. Proverbes, XXXI, 10-31: "Elle se lève qu'il fait encore nuit Distribuant à sa maisonnée la nourriture Et des ordres à ses servantes [...] Elle ceint vigoureusement ses reins Et déploie la force de ses bras. Elle sait l'utilité de son labeur De la nuit sa lampe ne s'éteint [...] De sa maisonnée, elle surveille le va-et-vient Elle ne mange pas le pain de l'oisiveté. Ses fils se lèvent pour la proclamer bienheureuse Son mari, pour faire son éloge". A rapprocher de Proverbes XII, 4: "Une femme parfaite est la couronne de son mari". n.Kachrout: distinction entre les aliments licites et interdits, et les règles à observer pour leur préparation. Shabbat: législation sur l'observance du repos du 7e jour, et sa sanctification. L'allumage des bougies et la bénédiction du vendredi soir, qui introduisent le shabbat, incombent aux femmes. 18. "Celui qui enseigne la Torah à sa fille lui enseigne la luxure" (Sotah, 20a; Rabbi Eliezer). 19. Menakhot, 43b. 20. Cf. C. G. Montefiore, A rabbinic anthology, 1938, p. 507. 21. Mot yiddish dérivé de l'allemand Stadt. Littéralement "petite ville", mais désigne, en même temps que le lieu, la forme d'installation et la civilisation spécifique des Juifs d'Europe orientale (cf. M. Zborowski et E. Herzog, Life is with people: the culture of the Shtetl, New York, Schocken, 1962). 22. J. Gutwirth, "The structure of a hassidic community in Montreal", The Jewish journal of sociology XIV (I), 1972. 23. Cf. C. Roland, Du ghetto à l'Occident, Paris, 1962, pp. 235 sq. 24. Cf. Zborowski et Herzog, op. cit., p. 131. En Europe orientale, la femme d'un "éternel étudiant"assurait à la fois la charge de la famille et l'organisation de la maison. Mais le travail extérieur, limité souvent à un petit commerce, n'ouvrait sur aucune possibilité d'émancipation. Simplement, tout le fardeau matériel relevait du "domaine de la femme". Cest l'immigration qui a revalorisé le rôle de la femme juive dans le travail. 25. Cf. F. Raphael, "La famille juive menacée?", Les nouveaux cahiers. AIU,27, pp. 51-63. 26. Cf. W. Bock, "La politique matrimoniale du Talmud. Le célibat", in: Les rôles familiaux dans les civilisations différentes: Études sur la famille. Université Libre de Bruxelles, 1971, pp. 51-65.

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27. Cf. F. Raphael, "Mariage endogamique ou exogamique", in: L'Autre et ta conscience juive..., op. cit., p. 208. "Le mariage endogamique sans contenu juif est extrêmement grave, et la réaction des parents qui n'ont fait entrer le judaïsme dans aucun de leurs comportements familiaux ou dans la vie active et qui, confrontés à la volonté de leur enfant de se marier avec un conjoint non juif, s'y opposent violemment, relève simplement du racisme le plus odieux". 28. Cf. Esther, 1,17-20: 'Ils dirent en effet: "la façon d'agir de la reine ne manquera pas de venir à la connaissance de toutes les femmes, qui n'en seront que plus portées à mépriser leurs maris en leur for intérieur [...] Que le roi retire donc à Vashti sa qualité de reine [...] et alors, à leurs maris, du plus grand jusqu'au plus humble, les femmes rendront honneur". 29. 'The Jewish woman: an anthology", Response 18, été 1973, Brandeis University.

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l'individuel et le collectif dans les représentations psychologiques de la diversité des êtres humains au xix® siècle

Races et classes, ces notions appartiennent à des horizons antagonistes et pourtant semblent souvent se rabattre l'une sur l'autre. En particulier, elles suscitèrent depuis le XIXe siècle une description effectuée par des descripteurs 1 psychologiques, conceptuels et instrumentaux, identiques. La contradiction - mais en est-ce une?- peut-elle être éclairée par une analyse des représentations d'une diversité physiologiques justifiée par une détermination somatique, qui ont pris leur premier essor précisément à propos des catégories de classes et de races? Le thème d'une détermination somatique d'une diversité psychologique des êtres humains a certes été amplement traité dans le cadre des polémiques brûlantes qui perdurent et foisonnent encore. Une question, toutefois, semble n'avoir guère été envisagée. Elle concerne le découpage thématique et formel des objets psychologiques descripteurs de diversité, offerts à une détermination somatique. Qu'at-on entrepris de regarder pour voir une diversité des êtres humains, assignable à quelque détermination somatique? Les descriptions assurées par les descripteurs devenus lieux d'application des déterminismes en question vont fonder en nature la diversité qu'elles connotent, d'où l'importance de mettre en lumière et de scruter la connotation donnée à ces dénotations-là. Les objets que la psychologie se forme comme objet de réflexion sont divers et posent, par leur diversité, le problème de l'unité même de la psychologie. Face à leur variété, il peut être intéressant d'examiner les contours et les contenus de ceux qui étayent des débats dont l'enjeu n'est d'évidence pas psychologique. Quelles références furent jugées pertinentes, ou construites, comme terme de passage du physique au psychologique? A-t-on considéré quelques conditions physiologiques du développement mental, universelles à la naissance, tel réflexe que le bébé transformera en modalités relationnelles et en schèmes d'action, celui qui deviendra sourire, ou ces autres qui seront intégrés à l'élaboration de la préhension volontaire? Ou bien, a-t-on tenté d'inscrire d'emblée dans un champ psychologique ce qui apparaissait former les attributs propres de catégories d'individus, dont la définition première s'appuie sur une représentation de la diversité des êtres humains, née d'une représentation de la diversification du corps social? Pour apprécier l'alternative, il faut se souvenir que l'enfant ne se développe pas seul. Sa genèse mentale obéit sans doute à des règles internes, elle n'en est pas moins à la fois conséquence et condition de son insertion dans les multiples registres des activités humaines et peut donc être diversement spécifiée, selon les modalités de son inscription 11

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dans la vie relationnelle et sociale. Aussi bien, selon le choix fait de l'âge des individus étudiés et de la rubrique d'activité considérée, peuton définir des instances plus ou moins tributaires des effets différenciateurs de la socialisation et offrir une autre objectivité aux objets que l'on construit. Le problème est alors de s'en donner une théorie adéquate. Il s'agit d'être au clair sur la visée et de ne pas confondre avec l'objectivation de processus de la genèse mentale, qui certes marquent les phases de la socialisation, une démarche qui découpe dans leurs effets accomplis, d'après une grille élaborée pour répondre à une thématique de catégorisation des individus, née dans un autre contexte: A considérer la formation des descripteurs psychologiques ordonnant des définitions de la diversité et les conditions qui les ont rendues possibles et nécessaires, il peut apparaître qu'ils renvoient à des instances rien moins que "naturelles" et qu'ils furent formés et conformés dans le cadre même de la problématique qu'ils avaient à charge de résoudre. Quoi de plus banal et nécessaire, à condition toutefois que l'objet ainsi construit soit assorti de l'énoncé de ses conditions exactes d'interprétation et qu'il y ait coïncidence entre le registre de l'objectivité visée (que choisit-on de regarder pour voir une diversité?) et le choix de l'instance à laquelle cette diversité est attribuée. Or, selon que la particularité de l'individu est attribuée à sa nature propre ou fait intervenir des modalités liées à son inscription sociale, il sera, ou non, considéré comme responsable exclusif de ce qu'il est, de ce qu'il fait et, partant, de la régularité de sa position dans la variabilité d'une population référentielle qui l'inclut et le déborde. Bien plus, cette variabilité même sera fondée en nature. En quoi des caractères physiques seraient-ils causes de conduites sociales? Dans sa formulation ramassée, cette question que pose C. Guillaumin au chapitre qu'elle consacre à la définition de la notion de race 2 et qui vaut à propos de la caractérisation du peuple lorsque celui-ci est racisé, laisse place pour une médiation. Il y aura en efTet au XIXe siècle une médiation psychologique, naïve et directe mise en correspondance terme à terme du plan physique au plan social. Au XX e siècle, la référence psychologique doit assurer non plus seulement le principe d'une diversité, mais aussi l'identification des individus aux critères de cette diversité. Elle devient à la fois plus concrète par sa démarche expérimentale et plus abstraite, selon le formalisme du système théorique comportant l'ajustement de multiples hiérarchies, issues de modèles évolutionnistes appliqués en divers domaines. Mais, naïve ou subtile, simple courroie de transmission, ou fragment d'un vaste et cohérent système de représentation, la description psychologique de la diversité fait souvent fonction d'explication suffisante et de justification fondamentale d'une diversification sociale, comme si elle faisait coïncider deux séries superposables, celle d'une nature intérieure psychologique, ou plutôt psychobiologique, et d'un extérieur social.

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Une telle réduction appelle évidemment la critique qui peut être diverse. L'accent a souvent été mis sur la "psychologisation" d'une problématique qui n'est pas exclusivement individuelle. J'aimerais, pour ma part, déplacer cet accent. Est-ce la description psychologique en tant que telle, qui est à incriminer ou, dans un cadre théorique de plus vaste envergure, celui qu'il est convenu de réserver aux sciences humaines, la distribution de l'individuel et du collectif et leur rigoureuse disjonction opérée au début de notre siècle? C'est alors qu'a été proclamée l'hétérogénéité des phénomènes de la vie collective de l'humanité, "choses" extérieures aux individus et à leurs oeuvres, attribuées à la sociologie, et des faits de la vie individuelle, assignés à la psychologie. Il y eut, en conséquence, une épuration du champ sociologique de toute expression psychologique. Il y eut, surtout, un redoutable-amalgame entre fait psychologique et fait individuel; alors que, encore une fois, l'enfant ne se développe pas seul. La critique, très légitime, de la réduction à une référence individuelle d'une thématique de diversité, d'envergure plus large, risque assurément, si elle incrimine une "psychologisation", de participer à cet amalgame. Or, ce dernier limite le champ théorique de la psychologie (et sans doute celui de la sociologie), et, pour ce qui nous occupe, prive de l'énoncé de leurs conditions d'interprétation les descripteurs psychologiques d'une diversité, située en des lieux où l'individuel s'inscrit dans les multiples activités de la vie collective d'une humanité diversifiée. En tout état de cause, la distribution des registres de l'individuel et du collectif est à prendre en considération dans une analyse des représentations psychologiques de diversité. Le début du XXe siècle marque une articulation non moins importante que son terme: il est inutile de remonter plus avant si l'on recherche des systèmes conceptuels et instrumentaux, susceptibles de contribuer à une définition psychologique d'une diversité des êtres humains 3t de mettre en jeu, par delà des images de variabilité portant sur des traits donnés comme accessoires ou contingents, des caractères psychologiques essentiels, clairement définis. L'histoire des représentations systématisées de la diversité est récente. Du temps de Descartes, la Raison est tout entière en chaque homme même si, en certains cas, elle est tout entière "endormie" ou "voilée", chez les enfants ou les insensés et autres hébétés et stupides; et il en va de même de tout aspect discerné dans l'âme divine et universelle de l'homme, avec laquelle est confondu le fonctionnement du psychisme. Il n'en sera pas autrement du temps de Locke ou de Condillac, pour peu que l'on considère, indépendamment des aléas de l'histoire de l'individu ou de l'humanité, les conditions d'une genèse des idées ou du raisonnement. Affirmation d'identité - certes virtuelle - de tous les hommes, mais

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qui fait contraste avec la diversité de leurs conditions au temps de l'Ancien Régime; cependant qu'après la Révolution la proclamation de la similitude des droits politiques sera suivie de la recherche de critères, psychologiques notamment, de diversification des individus pour rendre compte et même, bien souvent, justifier leur dissemblance sociale. Mais l'inscription de ces critères dans une construction scientifique achevée sera longue. Plus d ' u n siècle sépare la théorie de l'aliénation de Pinel du diagnostic de l'intelligence par l'échelle métrique, dont Binet et Simon achevèrent la mise au point en 1911. Il n'en fallait pas moins pour aller d'une première tentative de systématisation d'une représentation de l'altérité mentale, donnée sous forme linnéenne d'indexation de différences spécifiques - dénotée donc, mais non connotée - à la construction d ' u n descripteur psychologique, l'intelligence objectivée par l'Échelle Métrique, qui assure à la fois la définition théorique et l'identification empirique de la diversité des individus. La tâche était, en effet, difficile et ses objectifs mêmes se remodelaient sans cesse au long de ce siècle redoutable par l'ampleur et la diversité des transformations qu'il apportait à "cette existence collective de l'humanité" (selon l'expression d'Auguste Comte) qu'il s'agissait précisément de maîtriser sur u n plan représentatif aussi bien que politique, double entreprise constamment remise en chantier. Les descripteurs psychologiques conceptualisés concernaient pour l'essentiel l'opérativité de la pensée et la validité de la connaissance et s'adressaient au psychisme de l'individu, considéré dans son fonctionnement interne. A leur moule, l'on tenta de couler des notions renvoyant à des actes dont la définition est collective, que l'on tentait d'identifier et de circonscrire comme termes pertinents pour ordonner "l'existence collective de l'humanité". Il fallut donc tailler et recoudre dans l'ancien héritage conceptuel pour bâtir une psychologie adressée, au delà des processus internes à l'individu, à des faits d'expression externe, à ses moeurs et à ses oeuvres, qui jusque-là n'intéressaient que l'historien ou le théologien et se décrivaient avec les mots du langage c o m m u n . A terme, la psychologie générale de la conduite et du comportement allait remplacer la psychologie de la pensée. Entre-temps, l'on vit proliférer des notions intentionnelles: il s'agit des instincts de... (faire des provisions, ou de propriété, ou de vol), penchant à... (détruire), tendance au... (suicide). S'il est facile de railler leur caractère factice, leur rôle n'en fut pas moins crucial. Instincts, penchants, tendances ou habitudes, l'intérêt de ces notions a été de permettre la définition de traits psychologiques, ayant dans le contexte un statut similaire à celui des anciennes facultés, et qui renvoient, non à des opérations internes, mais à des conduites externes. Aussitôt individualisées, elles furent incarnées, par Gall par exemple, à côté des anciennes facultés, sur quelque protubérance cérébrale,

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de façon qui parachève l'imputation à l'individu seul des caractéristiques des conduites par lesquelles il se lie au collectif. Enfance ou folie étaient jusqu'alors les seules catégories de l'altérité, d'une altérité entière puisqu'elle vient de la non-actualisation d'une âme dont les facultés encore solidaires ne se tronçonnent pas. Du fait de l'incarnation en tout homme des descripteurs de diversités et de leur dissociation alors devenue possible, les catégories de l'altérité s'étendront à l'humanité entière. Tout homme porte en lui les multiples principes d'une diversité psychologique, tout homme est divers. A glisser de l'âme au corps, la diversité devient universelle en même temps qu'elle s'ordonne en catégories: des descripteurs naturalisés renvoient à des catégories naturelles. Auguste Comte, exemplaire à bien des égards, ne s'intéresse guère aux enfants, à peine davantage à la folie, mais beaucoup aux classes, aux races, aux femmes. A leur propos, en son temps, la description se fera au positif. Sans doute, si les femmes et les Noirs sont de sentiment et les hommes d'action, et que la société accorde d'autres valeurs au sentiment et à l'action, la description n'est pas par elle-même délibérément péjorative, au contraire. La diversité harmonieuse des catégories humaines garantit l'harmonieuse diversification du corps social. Mais les mêmes descripteurs permettront une description effectuée en négatif. Les criminels, on le sait, ont... le front fuyant. A partir du second demi-siècle, la description de toutes les catégories devient plus dure, cependant que leurs silhouettes particulières s'estompent et paraissent se confondre. Races et classes, femmes et enfants, criminels et génies relèvent des mêmes descripteurs - négatifs - et font apparaître une sombre et inquiétante humanité, enserrée dans une trame de déviations multiples. C'est alors que s'accomplit un nouveau changement dans la représentation de la diversité qui, de générique et globale, deviendra axiologique et fragmentée. Voici le décor planté, les acteurs nommés. La pièce se joue aujourd'hui encore, traduite dans un autre langage. Les thèmes: le chassé-croisé de l'intérieur et de l'extérieur, de l'individuel et du collectif assuré par des descripteurs qui "internalisent" les principes régissant des activités externes et situent sur un plan psycho-biologique les facteurs des conduites par lesquelles l'individu prend part à l'existence collective de l'humanité. Son lieu: l'aire de la physique sociale, ou science de la vie collective de l'humanité, dans laquelle la nature psychologique de l'homme est associée selon les moeurs et les oeuvres qui le caractérisent à l'état d'une société, définie par des moeurs et des oeuvres. Mais au début du XX e siècle, de vertigineuses frontières morcellent ce lieu et disjoindront fait individuel et fait social, en même temps qu'elles sépareront psychologie et sociologie, et qu'elles dissocieront le registre de l'objectivité visée dans les descriptions de diversité, et celui de l'instance à laquelle cette diversité est imputée. (Aussi le bruitage laissera parfois en-

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tendre, lorsque fugacement s'apaisent les grondements de l'histoire, les bribes d'une chanson, mêlée aux discours des savants: "C'est la faute à Voltaire 3 ... C'est la faute à Durkheim...".) L'action: l'évolution des représentations de la diversité psychologique et le rapport entre les catégories décrites et les concepts descripteurs de la diversité. Il y aura trois actes. Dans le premier, la diversité psychologique se constitue, elle est ontologique et générique, et correspond à une optique de continuité entre l'individuel et le collectif. La physique sociale de Quetelet ou d'Auguste Comte, exemplaires de cette continuité, se présentent comme des psychologies généralisées, leurs psychologies individualisent des conduites susceptibles d'être généralisées en physique sociale. D'où l'importance des catégories naturelles dont l'ordre cérébral figure et fonde l'ordre social. Le deuxième acte, qui occupe le second demi-siècle, est placé sous l'égide de la confusion: les catégories se mélangent, les descripteurs s'en détachent, l'anomalie se définit en termes formels. La notion de dégénérescence est à cet égard exemplaire. Elle fond dans la même ligne toutes les anomalies et prépare, avec la notion de déviation, également non spécifique, la double envolée des descripteurs vers l'abstraction thématique et formelle des échelles importées de l'évolutionnisme. Dans le troisième acte, qui débute à la construction de l'échelle d'intelligence de Binet, la description deviendra axiologique et d'application universelle. Au critère de l'efficience intellectuelle, préoccupation primordiale du XX e siècle, l'humanité entière est ordonnée sur un axe hiérarchique. Si l'on estime à cette jauge catégories ou individus, à nouveau on peut se demander: qu'a-t-on choisi de regarder? Dans ces transformations, une constante: à chaque étape, les diverses catégories ont les mêmes descripteurs. Races et classes, en particulier, relèvent d'une même description qui fait apparemment confusion. A moins qu'on ne soutienne qu'elles constituent deux cadres de conceptualisation d'une commune problématique de diversification du corps social. *

A partir de la Révolution, et de plus en plus à mesure qu'elle se répète, il faudra rendre compte de la diversité sociale et la régir. Distinguer et qualifier, ordonner et situer les individus et les catégories, telle semble être, bien au delà du domaine de la théorisation psychologique, une des préoccupations majeures de ce siècle. Les philosophies sociales pullulent. Elles visent à arrimer une diversité de conditions, future ou ancienne, aux attributs reconnus aux catégories naturelles. Les enfants et le peuple relèvent de l'obéissance, les dirigeants sont autoritaires et les femmes affectives. "La raison du peuple doit être ses sentiments, il faut

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le dirìger et former son coeur et non son esprit", dit De Bonald 4 . Mais ces traits sont empruntés au langage des moralistes, faute de descripteurs psychologiques conceptualisés, désignant des comportements paraissant signaler une condition. En toile de fond de la spécification des catégories, il y a une interrogation passionnée des faits et comportements qui se lisent dans la population, d'après leur incidence sociale, dont L. Chevalier a donné la première mention dans Classes laborieuses, classes dangereuses 5 : elle s'adresse également, et fort instamment, à une psychologie démunie et en attend une conceptualisation relative à des conduites à expression relationnelle et sociale, telles le crime ou le suicide, ou encore la prévoyance et la tempérance. Démographes, criminologues, anthropologues, aliénistes, hygiénistes et pédagogues s'affrontent à des problèmes de gouvernement de vastes et mouvantes populations, dont les déplacements et concentrations, liées aux étapes de l'industrialisation, brisent les cadres traditionnels de vie. Ils prennent en compte des phénomènes qui, comme le crime ou le suicide, les fascinent parce qu'ils paraissent appartenir à l'ordre de la liberté individuelle et cependant présentent une régularité d'occurrence lorsqu'ils sont observés dans des populations de large envergure. Les régisseurs de populations oflrent à la psychologie une thématique relative à des conduites appréhendées dans leur incidence sociale. Dans les enregistrements statistiques sur le crime, ou sur le suicide, Quetelet, par exemple, voit bien autre chose »lue leur simple occurrence, ou plus exactement, il ne conçoit guère que cette occurrence puisse être appréhendée indépendamment d'une référence aux qualités morales et intellectuelles des hommes. Aussi tentera-t-il de circonscrire ces "qualités morales" de façon à définir des unités psychologiques dénombrables dans la variabilité du "penchant au crime" ou de Τ activité d'un ouvrier". '11 est fort difficile, dit-il, de mesurer directement les qualités morales et intellectuelles. Je ne sache même pas que personne ait songé à les mesurer, avant l'essai que j'en ai fait sur le développement du penchant au crime aux différents âges" 6 . Entreprise hardie que d'élaborer une méthode permettant de réduire un "penchant" à l'état d'unités dénombrables, surtout pour un statisticien averti, qui ne sait tricher avec les propriétés des nombres. La mesure des "qualités morales", dira Quetelet, est possible à partir de la considération de leurs effets, à condition de s'assurer que l'on est bien dans un cas où ces qualités "sont proportionnelles aux effets qu'elles produisent [...] Si comme la fécondité chez la femme, les différentes qualités de l'homme se manifestaient par des actes auxquels on pût attribuer la même valeur, on conçoit que ces qualités seraient exactement appréciables et comparables entre elles. Ainsi, l'on ne s'étonnerait pas d'entendre dire que tel homme est deux fois plus courageux que tel autre, et a trois fois moins de génie" 7.

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L'unité dénombrable sera une certaine délimitation de "l'effet" social d'un "penchant" psychologique. Dans les pages suivantes, Quetelet s'emploie à examiner selon quelles procédures il est possible de découper les "effets" de façon à pouvoir les réduire à des unités discrètes et donc mesurer exactement les qualités qui les suscitent, et aussi la signification de telles mesures. Pourquoi ce souci impérieux du dénombrement des qualités morales? Les raisons pratiques d'une comptabilité de "penchants" dont l'individualisation est liée à leur incidence sociale sont évidentes. Mais l'opération se heurte à la carence de descripteurs qui permettent d'estimer l'occurrence de conduites qui peuvent s'interpréter tantôt dans le registre de la responsabilité individuelle, tantôt dans celui de leur expression sociale. Or, Quetelet ne saurait concevoir que des actions, telles le crime ou le suicide, la prévoyance ou l'activité (d'un ouvrier) puissent appartenir à l'un d'eux seulement. Sans doute, ils étaient jusqu'alors régis par le libre-arbitre et relevaient des théologiens ou des juristes. Mais lorsqu'il est possible de les considérer du point de vue de leur occurrence statistique, ils révèlent l'existence de lois générales de la vie collective de l'humanité, observables au niveau des grands nombres, déchiffrables par la considération de vaste populations. Telle est la nouvelle que livrent les enregistrements statistiques, et qui fascine. Ainsi, Quetelet entreprend de forger des descripteurs propres à l'individualisation de conduites à incidence sociale. Mais, l'héritage embarrasse et fait obstacle, les concepts de l'ancienne psychologie ne se prêtent ni formellement ni thématiquement à une évaluation de conduites susceptibles d'ordonner une description différentielle. Ils étaient consacrés aux instances d'un psychisme structuré mais indivisible, qui donc n'autorise que deux types d'humanité, selon qu'on en a ou pas, celui des êtres "parfaits", expression qui s'emploie de Descartes à Esquirol, et celui des êtres "imparfaits" ou "inachevés". Face à l'affirmation de l'entière identité du psychisme de chaque homme, la première étape pour rendre compte de la diversification mentale passe par une altérité également entière. C'est l'époque des représentations passepartout en termes de bestialité. La représentation d'une diversité psychologique plus fine ne peut s'inscrire que sur les territoires psychiques libérés de l'emprise unitaire de l'âme. Il a fallu donner à celle-ci une acception toujours plus abstraite et moins opératoire et la réinsuffler par ailleurs, hors des instances du psychisme. Aussitôt laïcisées, les facultés sont fragmentées et deviennent, du fait de leur possible dissociation, susceptibles d'une description différentielle des individus. Alors, atomes libres, elles servent de support formel à la constitution d'autres unités différentielles qui sont pour leur part assignées non plus à l'intérieur du psychisme, aux modalités de la pensée, mais à l'extérieur, à des comportements à expression relationnelle et collective, à

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signification sociale. Elles font entrer "en dedans" des activités à expression extérieure. C'est l'irruption sur la place psychologique des notions intentionnelles. Il y a sans doute une grande naïveté dans le système. Il n'en correspond pas moins à une sorte de déverrouillage ouvrant la possibilité d'une représentation diversifiée de la diversité et permet d'échapper à l'opposition générique du "parfait" et des indiscernables "imparfaits". Ainsi, se trouvent juxtaposées à l'ancien arsenal des concepts relatifs au fonctionnement du psychisme, des notions qui assignent, avec plus ou moins de bonheur, au même lieu psychologique que les facultés mentales, des conduites à définition relative à un état socio-culturel et historique: tous ces traits ont le même statut si ce n'est la même distribution spatiale. Les caractères psychologiques conformés de la sorte sont certes frustes mais peuvent servir de support aux questions des médecins, aliénistes, criminologues, sociologues et politiciens de toute obédience, qui veulent rendre compte de la diversité, ou évaluer l'incidence sociale d'un trait individuel. Ainsi, s'instaure un étrange chassé-croisé entre un "intérieur" psychologique supposé, la nature psychologique de l'homme, et un "extérieur" qui s'impose, la vie collective de l'humanité: il enracine en l'individu le principe de ses moeurs et le rend justiciable de leurs multiples incidences. Tous ces "instincts, penchants, talents ou dispositions morales et intellectuelles" à l'aide desquels Gall prétend décrire l'ensemble de la vie psychique, sont inscrits de manière innée dans l'individu cependant que la variation de lèur importance est promue au rang de critère de diversification entre les individus. Étranges mélanges, en vérité, de l'intérieur et de l'extérieur dans cette constitution d'un plan psychologique englobant des termes relatifs à des conduites à expression morale et sociale, plan qui, aussitôt défini, se trouve assujetti à une rigoureuse détermination somatique. La réduction opérée par la correspondance terme à terme des plans psychologiques et somatiques ne revient-elle pas, alors, à subordonner à des déterminants congénitaux les conduites à expressions relationnelles et sociales des individus et, de la sorte, à fonder en nature l'ordre et le désordre social? Or, cette psychologie est inséparable d'une sociologie qui en est le développement. "Il nous suffit, en effet, ma fille, dit le prêtre à la femme dans le Catéchisme positiviste, de vous examiner attentivement pour reconnaître aussitôt la constitution nécessaire de l'ordre social. Car, afin de représenter l'existence générale de l'Humanité, elle doit offrir une combinaison décisive de tous nos attributs essentiels" 8 . Pour notre propos, il convient de s'attarder sur cette expression de Comte, "l'existence générale de l'humanité", qui fait bien voir l'importance des caractères impartis aux facultés, fonctions, tendances, ins-

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tance des caractères impartis aux facultés, fonctions, tendances, instincts, etc., dans la constitution de la relation entre les plans psychologique et sociologique. Il s'agit en effet pour A. Comte d'établir la ligne de 'l'admirable continuité" qui va du biologique au social et de définir le plan psychologique gouverné par les protubérances, de telle façon qu'il puisse former, par généralisation, la base de la physique sociale. La définition donnée au plan psychologique, notamment par Gall, reprise et quelque peu transformée par A. Comte, rend précisément possible de construire le plan collectif par généralisation du plan individuel. L'existence générale de l'humanité, telle est en effet la définition de la physique sociale, terme plus tard remplacé par celui de sociologie, après que Quetelet l'eût repris et dont celui-ci se sert lui aussi pour décrire le fait humain collectif. Gall, dit A. Comte, remplaça les psychologies métaphysiques "par l'opposition réelle entre la masse postérieure du cerveau, où résident les instincts personnels, et sa région antérieure, où siègent distinctement les impulsions sympathiques et les facultés intellectuelles. Telle est la base indestructible sur laquelle le fondateur de la religion positiviste construisit ensuite la théorie systématique du cerveau et de l'âme, quand il eut institué la sociologie, d'où seule pouvait émaner l'inspiration convenable". En quoi consistent des deux premiers termes de la trilogie de Comte? "Le premier genre, dit Comte, se rapporte simplement à l'individu isolé, ou, tout au plus, à la seule famille encouragée dans ses principaux besoins de conservation, tels la reproduction, l'éducation des petits, le mode d'alimentation, de séjour, d'habitation, etc. [...] tandis que le second genre [...] suppose plus ou moins l'existence de quelques rapports sociaux [...] Le sentiment de la propriété [...] constitue la vraie transition naturelle entre les deux genres, étant à la fois individuel en lui-même et social par sa destination directe" 9. Ainsi, définis, de tels caractères psychologiques se généralisent sans peine en une sociologie, qui n'est encore qu'une physique sociale, une existence générale de l'humanité, et qu'aucun Durkheim, aucun LévyBruhl n'a déjà constitué en structure autonome, distincte des consciences individuelles. Il faudrait pouvoir développer assez longuement pour bien comprendre cette sociologie qui est une psychologie généralisée, cette psychologie, qui vise des conduites à expression relationnelle et sociale, susceptibles d'être généralisées en sociologie. Il faudrait revenir sur la notion d'existence générale de l'humanité. Elle assure cette "admirable continuité" qui va du physique au moral et du moral au social, et contient tous les registres de la diversité. "Connaître la nature psychologique de l'homme, c'est connaître particulièrement son organisation cérébrale [...], connaître la nature de l'homme, c'est connaître sa destination et l'ordre entier de ses rapports dans le vaste univers". Le propos est de Félix Voisin, aliéniste. Il le

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tient après avoir présenté sa version de la grille de Gall dans une Analyse psychologique de l'entendement humain qu'il applique à l'étude des "enfants arriérés, incomplets et hors de ligne" 10 et, plus largement, à la description différentielle de l'humanité entière. Chaque caractère peut être séparé des autres et devient de ce fait terme différentiel: aussi la diversité des hommes s'organise selon la carte de la distribution des "grandes masses cérébrales", dont la division justifie la diversification des catégories. L'anatomie servira ici d'organisateur de facultés dispersées, comme l'âme autrefois: l'âme taillée, le physique recoud, et constitue le principe de la division des hommes. "Agir par affection et penser pour agir", cette phrase d'Auguste Comte résume sa psychologie en trois termes, sous-tendue par une division trinitaire des masses cérébrales. Cette tripartition regroupant les fonctions selon qu'elles décrivent les opérations de la pensée, ou de l'action (quelquefois confondue avec la volonté ou d'autres fois avec la morale), et enfin du sentiment, qui du reste paraît l'écho de conceptions fort anciennes, connaîtra un énorme succès tout au long du XIXe siècle dans les horizons les plus divers. Citons, pêle-mêle, outre A. Comte, le psychiatre Félix Voisin, l'associationniste Bain ou l'évolutionniste Romanes. Cette trinité mentale est celle que la femme découvre en elle lorsqu'elle s'examine attentivement, sur le conseil du prêtre qui lui fait le Catéchisme positiviste. Et la meilleure méthode pour cette introspection consiste... à examiner 'les organes collectifs" du "corps social "! Elle découvre alors 'les trois éléments essentiels de l'ordre social, le sexe affectif (elle), la classe contemplative, c'est-à-dire le sacerdoce (les savants) et la force pratique (patrons et ouvriers ou patriciat et prolétariat)11. Il est vrai qu'il faut encore distinguer. Le prolétariat est rapproché des femmes: ne lui faut-il pas développer ses qualités morales et affectives, car il ne peut acquérir "d'influence sociale que par l'union" u . Le patriciat, cependant, détient avec le sacerdoce l'autorité, que conforte une prépondérance des masses cérébrales antérieures. L'ordre social, l'ordre des catégories, les "fonctions intérieures" et les masses cérébrales se répondent. Quant aux races, elle ont leur place dans le système et seront, bien entendu, au nombre de trois: "Le prêtre: La vraie théorie biologique des races humaines résulte, ma fille, de la conception de Blainville, qui représente ces différences comme des variétés dues au milieu, mais devenues fixes, même héréditairement, quand elles eurent atteint leur plus grande intensité. D'après ce principe, on peut construire subjectivement une doctrine essentiellement conforme aux seules diversités constatées par l'appréciation objective, qui n'admet réellement que trois races distinctes, blanche, jaune et noire. En effet, il n'a pu se développer de différences essentielles et durables qu'envers la prépondérance relative

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des trois parties fondamentales de l'appareil cérébral, spéculative, active, et affective. Telle sont donc nos trois races nécessaires, dont chacune est supérieure aux deux autres, ou en intelligence, ou en activité, ou en sentiment, comme le confirme l'ensemble des saines observations. Cette appréciation finale doit les détourner de tout dédain mutuel" 13. A-t-on trop longuement développé la charpente de ce premier acte? Il a paru important d'indiquer que les descriptions psychologiques et les descripteurs de diversité se sont élaborés dans un cadre théorique unissant les registres de l'individuel et du collectif. Au deuxième acte, la lumière s'obscurcit. Après le mélange de l'intérieur et de l'extérieur, il y a l'échange des attributs de diverses catégories, qui marquent dorénavant, plutôt qu'une harmonie, une flétrissure. La catégorisation psychologique d'Auguste Comte soutenait un ordre social qui paraissait bénéfique. A la fin du siècle, toute particularisation sera péjorative, alors que l'humanité entière en est devenue passible. On est passé de la description d'un ordre social "naturel" à une optique de spécification universelle. Sans doute, celle-ci ne s'adresse plus à l'ensemble des fonctions. Une conséquence de l'atomisation des descripteurs psychologiques est le morcellement de la différence: elle est le fait de tout le monde, mais, parfois, se voit à peine. Au préalable, il y aura eu une prise en charge exhaustive de catégories, telle la folie ou le crime, qui correspondent à une description assurée par une interprétation de la grille de Gall en termes de carence et non plus de prédominance. Au tout début du siècle, le rapprochement entre folie ou criminalité et les catégories naturelles était impossible. Le crime apparaissait encore exceptionnel, monstrueux et pittoresque, dit Louis Chevalier 14 . La folie, confinée dans le registre du rapport à la vérité, restait pour l'essentiel ordonnée autour du délire, remarque Michel Foucault 1 5 . Mais, lorsque ces catégories sont passibles d'une description effectuée, fût-ce en négatif, par des descripteurs applicables à l'humanité entière, elles investissent cette humanité pour laquelle elles sont devenues une qualification - ou plutôt une flétrissure-possible. Ainsi, les fils des classes laborieuses se trouvent massivement parmi ces brutes qu'étudie Félix Voisin, dont le caractère criminel est avéré par leur "mutilation" congénitale. "La statistique des tribunaux et des cours criminelles a aujourd'hui incontestablement démontré que les infractions à des lois, à quelqu'âge qu'on les surprit en flagrant délit: enfants, jeunes gens ou hommes faits, sortaient en masse des classes inférieures de la société [...] Les cinq cents jeunes détenus ne font point d'exception à la règle générale [...] Tous aussi appartiennent aux dernières classes de la société, tous ont apparu dans la vie au milieu des circonstances les plus défavorables à la culture de l'intelligence [...]; mais indépendamment

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du malheur attaché à leur première condition sociale, les deux tiers d'entre eux ont encore à subir les fâcheuses conséquences d'une organisation incomplète [...] les deux tiers, dans leur configuration cérébrale, ressemblent, trait pour trait, aux trois suppliciés queje place ici sous vos yeux, Martin, Léger et Boutillier. Les deux tiers sont mal nés [...] [ils] portent ostensiblement l'empreinte de leur mutilation. Le cerveau chez eux est au minimum de développement dans sa partie antérieure et dans sa partie supérieure, dans les deux parties qui nous font ce que nous sommes, qui nous placent au-dessus des animaux, qui nous constituent hommes. Leur front est étroit, déprimé, fuyant en arrière, bas noueux, irrégulier, et la partie supérieure de leur tête est évidée comme le toit d'un couvreur" 16. De tels textes pourraient être multipliés. Ils font surgir l'image de ce peuple retranché de l'humanité, qu'on emprisonne et qu'on juge, peuple bafoué, peuple flétri, qu'évoque Proudhon dans le Système des contradictions économiques. Bientôt, la silhouette des diverses catégories, décrites par les mêmes descripteurs, allait tendre à se confondre. "Le crime et la folie ne sont séparés que par des préjugés sociaux", assure en 1888 Charles Féré, médecin de Bicêtre17. "Les perversions instinctives des enfants ont été citées à l'appui de la théorie atavique du crime: la criminalité ne serait que l'enfance prolongée ou bien que la sauvagerie survivante" 18. De même, Tarde, le rival de Durkheim, considère que la femme se rapproche du sauvage et du criminel par un certain nombre de caractères relatifs à la sensibilité I9. A l'appui de ces mélanges, il y a des théories psycho-biologiques comme celle de la dégénérescence, ou à un moindre degré de la transmission atavique, qui unissent en une même ligne idiotie, criminalité, folie; et les imputent aux catégories naturelles. La dégénérescence est l'issue d'un épuisement du système nerveux. Aussi, va-t-on tout droit, grâce à la fixation héréditaire de l'acquis, de la misère, surtout urbaine, ou de la luxure à la flétrissure. "Non seulement la criminalité et la folie sont liées par une parenté évidente [...]; mais leur développement paraît subordonné aux mêmes conditions" 20 . Il y aura à la fois flétrissure et racisation. Une autre façon de décrire la diversité en confondant les catégories se développe avec la notion de déviation (terme du temps pour dire, mieux, déviance), qui suppose l'idée d'une continuité dans la diversité des hommes: la déviation se définit par rapport au type, lui-même conçu comme variable. La variation normale sert à expliquer la variété pathologique. "L'homme, dit Félix Voisin, ne peut jamais être séparé de l'homme, soit que l'on parle des idiots ou des hommes de génie, soit qu'il s'agisse de la foule ordinaire, insignifiante et tranquille de l'espèce

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humaine, ou que l'attention s'arrête sur les têtes passionnées qui figurent dans ses rangs et qui sont souvent aussi près de la folie que du crime et de la vertu" 21 . L'organisme, organisateur d'un plan psychologique morcelé, pourra être altéré selon des combinaisons et/ou des intensités aboutissant à une grande diversité - c'est la foule insignifiante - cependant que l'anomalie, les "têtes criminelles comme les grandes têtes morales et intellectuelles [forment] une exception dans leur genre [...] La masse humaine flotte, marche, vit ou végète entre ces deux extrêmes" n . La déviation est bien l'extrême, les deux extrêmes, d'une variation continue. On en arrive à un mode de classification des individus non plus par énoncé de contrastes qualitatifs, mais selon des considérations, évoquant quoique de façon un peu confuse, des relations dans la population considérée. Ainsi, se constitue une conception du normal et du pathologique, dans laquelle celui-ci n'est rien d'autre que l'extrême de la variation normale, et forme le prototype de ces échelles ordonnées que diffusera l'évolutionnisme. Lorsque la confusion des catégories aura accompli son oeuvre, qu'elle aura permis aux descripteurs de se détacher et de s'abstraire de leurs supports catégoriels et thématiques, et les aura dégagés du soin d'une description exhaustive des individus ou des catégories, le troisième acte pourra débuter. Il est marqué par l'introduction d'une nouvelle référence, la suite des âges de l'enfance, pour ordonner la diversité. Un psychisme à la fois morcelé en fonctions et ordonnable d'après le niveau, laisse enserrer dans une trame d'axes ordonnés l'humanité entière et la soumet à une commune loi de variation. Il permet la définition de relations dans la population, constitutives de nouvelles formes de description différentielle des individus. Aux catégories "concrètes", sociales, médicales, judiciaires, etc., pourront être substituées des définitions catégorielles "abstraites" (telle l'arriération mentale, qui fond les registres de l'école et de l'hôpital), ainsi que des descripteurs également "abstraits", modelés selon le cadre formel d'une échelle hiérarchique. Bien entendu, l'ambiguïté de l'ordre lu ou écrit reviendra alors sous une nouvelle forme. Ainsi, est-on parvenu à une représentation de la diversité que Binet développe magistralement et qui est relayée jusqu'à nous par l'instrumentation psychométrique. Le descripteur psychologique est maintenant effectivement situé sur le plan du comportement. Il a gagné un pas dans le concret car il est devenu objet d'investigation empirique: l'extérieur est ressorti et se lit dans les comportements observés. Il a gagné plusieurs pas dans l'abstrait, notamment du fait que, par toutes sortes de procédures, il a reçu la forme d'une variation ordinale continue, la suite des niveaux mentaux, par exemple. Cette représentation est intrinsèquement associée à une représenta-

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tion de la diversité qui est celle d'échelles continues d'états définis par une position dans un ordre et renvoie à la hiérarchie qualifiante et valorisée des états de l'intelligence. Aux extrêmes, les catégories du génie - ou des degrés de génie - et de l'arriération se repèrent sur l'axe descripteur grâce à des seuils heureusement placés. L'indexation de la position relative de l'individu dans une population de référence se lit tantôt en termes de niveaux, tantôt en termes d'états. Les échelles peuvent être multipliées puisqu'elles s'appliquent à des fonctions fragmentées. Elles contiennent l'humanité entière dans leur réseau. Telle est l'issue d'un siècle de construction et de remodelage de la représentation de la diversité psychologique. Dorénavant, elle se définit en termes de position sur un axe ordonné figurant la variation d'une population référentielle. Sa définition est axiologique et hiérarchisée. Elle succède à terme à l'opposition du parfait et de l'imparfait. La diversité ne se voit plus, elle se repère à la position de l'individu dans la variation référentielle. Elle était diversité ontologique et générique, elle devient diversité axiologique et universelle. A l'ancienne optique de qualification de l'individu d'après ce qu'il est et ce qu'il fait, s'est substituée une qualification d'après la position qu'il occupe dans la population référentielle. Il est vrai qu'en tout cas la représentation de la diversité psychologique reste située dans un registre où l'individuel se lie au collectif. Ce qu'est et fait l'individu était regardé à la grille de l'inscription sociale: il est décrit maintenant par référence à la variabilité construite d'une population qui le déborde.

On connaît les polémiques brûlantes qui s'instaurent autour des études effectuées à l'aide d'instruments psychométriques. Un fait peut être considéré comme acquis, ce qui est rare en psychologie: entre la stratification des milieux et la hiérarchie des niveaux mentaux, la corrélation est établie, ce qui ne veut pas dire que les niveaux mentaux élevés se retrouvent exclusivement dans les classes sociales privilégiées, mais simplement que la distribution d'ensemble des niveaux dans chaque milieu est décalée. En ce qui concerne les effets de l'hérédité, par contre, le débat reste ouvert, étant précisé que, bien entendu, il ne s'agit pas des anomalies chromosomiques qui sont à l'origine d'entités morbides (dont la plus connue est le mongolisme), mais de déterminants et de conséquences "normales". Cependant, il ne s'agit pas ici de statuer sur les résultats des recherches, mais d'interroger les questions auxquelles elles répondent. En l'occurrence, il semble bien qu'une seule question soit possible lorsque la différence entre individus est exprimée en termes de position dans un ordre. Il y a l'ordre des niveaux mentaux, l'ordre de la stratification sociale: quel est le degré de leur coïncidence? La question pourrait pré-

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figurer la réponse. Ce qui se trouve mis en cause, en l'occurrence, déborde amplement le strict domaine des échelles psychométriques et concerne, selon une désignation large, la représentation axiologique de la différence entre individus dans le cadre des systèmes issus de l'évolutionnisme en quelque domaine que ce soit. Cependant, si la question est rudimentaire, et que, de surcroît, elle apparaît de toute évidence idéologique, il ne s'ensuit pas qu'elle soit aisément réductible à une erreur. La pertinence du schéma qu'elle fait intervenir tient au rapport que ce schéma entretient avec l'objet qu'il décrit. Ainsi, il pourrait être envisagé que la différence entre les hommes soit peut-être plus aisément réductible à une différence axiologique aujourd'hui, ou demain, qu'hier, ici que là. Un homme unidimensionnel dans un univers unidimensionnel: l'idée, appauvrie ou épurée, est devenue banale. Elle justifierait l'emploi d'échelles pour appréhender la diversité des hommes et des classes. Par contre, si l'homme et son environnement échappent encore, ou échapperont toujours, à cette unidimensionnalité, la cohérence de la confrontation des plans, et surtout la signification à accorder à la "découverte" de la relations entre des termes construits selon le même principe, peut être non moins grande, mais sera passible d'une autre interprétation. Il y a là un champ, certes fort largement délimité, dans lequel l'individuel se lie au collectif. Si la diversité des hommes est observée sous un angle où elle est fortement tributaire des modalités de son inscription dans la vie collective (ce qui ne veut pas dire qu'il existe, au delà de la naissance, des instances élaborées sur un mode exclusivement intrinsèque, par un individu isolé), le problème est d'assumer le statut de cette inscription: statut de continuité entre l'individuel et le collectif. Or, précisément au moment où la description psychologique de la diversité se libère des supports catégoriels et physiques, qui ont assuré sa première émergence, et qu'elle peut alors entreprendre la construction d'un cadre de théorisation non naturaliste de la diversité, elle en est empêchée par ailleurs et renvoyée au naturalisme. Toute la psychologie n'est-elle pas condamnée au naturalisme si son lieu d'assignation est limité à être exclusivement individuel et que les phénomènes collectifs et sociaux sont des "choses" extérieures aux individus, à leurs moeurs et à leurs oeuvres? Certaines parties de la psychologie peuvent peut-être s'accomoder d'un naturalisme plus aisément que d'autres. L'approche psychométrique de la diversité, quant à elle, ne saurait accepter une limitation à l'individu seul de son lieu d'assignation, sans être privée d'un cadre théorique, ajusté à son objectivité. A son berceau, Durkheim en a prononcé la condition d'impossibilité théorique. Aussi, faute d'identité possible, elle vit depuis sous un nom d'emprunt: elle est prise pour le révélateur d'un attribut de l'individu. La diversité psychométrique apparaît ainsi de double obédience.

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T a n t ô t , elle s'adresse à l'individu seul, et lui i m p u t e le principe de ce qu'elle décrit. Tantôt, elle découpe dans u n registre où l'individuel s'est construit e n référence aux relations et activités multiples d ' u n e h u m a n i t é diversifiée, et s'assigne u n e objectivité qui reste inexplicitée et non théorisée. C e p e n d a n t , pour étudier les conditions et le processus de la construction psychologique de l'enfant, d ' a u t r e s directions pouvaient être prises, et, d'ailleurs, l'ont été. Mais alors la d é m a r c h e ne vise plus la description d ' u n e diversité q u e l'on a choisi d e regarder c o m m e u n e différence axiologique. La distribution des registres de l'individuel et d u collectif appartient sans d o u t e à une histoire plus longue que celle qui a été envisagée ici du point de vue de son incidence sur les représentations systématisées de la diversité psychologique. Dans cette histoire, qui n'est pas seulement u n e histoire des idées, ni m ê m e des pouvoirs, les notions de races et de classes sont des émergences privilégiées. Elle contient aussi également le descripteur psychométrique de la diversité, et son double registre, d o n t il faut se s o u v e n i r pour interpréter la description qu'il assure d e s races, d o n t il fait bien sûr des classes, d e s classes qu'il contribue parfois à raciser.

Notes 1. Descripteur: ce mot fourre-tout recouvre la variété de statut des termes utilisés dans le discours savant, pour décrire une diversité des êtres humains, référée à des attributs psychologiques. Ces derniers vont du trait, emprunté au langage commun, au concept de bon aloi ou à l'objet scientifique, pourvu de cadres théoriques et expérimentaux accordés entre eux. La systématisation de la diversité qu'ils permettent est d'extension inégale. Les contours même du domaine qu'ils s'assignent se déplacent et leur mouvement modifie la définition de ce qui est considéré comme psychologique. La variété des descripteurs, indissociable de la variété des descriptions qu'ils assurent, forme un cadre d'analyse fondamental des représentations psychologiques de la diversité des individus et des catégories d'individus. 2. C. Guillaumin, L'idéologie raciste: genèse et langage actuel, Paris-La Haye, Mouton, 1972, chap. IV. 3. L. Poliakov, De Voltaire à Wagner, Paris, Calmann-Lévy, 1968, livre I, "Le siècle des Lumières". 4. De Bonald, Oeuvres complètes, Paris, Migne, 1864, p. 747; souligné par l'auteur. 5. L. Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses, Paris, Pion, 1958. 6. A. Quetelet, Sur l'homme et le développement de ses facultés ou essai de physique sociale, Bruxelles, Louis Hauman, 1835, t. II, p. 104. T. ibid., pp. 104-105. 12

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8. A. Comte, Le catéchisme positiviste, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, pp. 124-125. 9. A. Comte, Cours de philosophie positive, Paris, Schleicher, t. III, 45e leçon, p. 425. 10. F. Voisin, Analyse psychologique de l'entendement humain, Paris, Baillère, 1858, pp. 413-419. 11. Comte, Le catéchisme positiviste, op. cit., p. 125. 12. Ibid., p. 126. 13. Ibid., p. 257. 14. Chevalier, op. cit., livre I. 15. M. Foucault, "Cours au Collège de France", 1975. 16. F. Voisin, observation communiquée à l'Académie royale de médecine dans sa séance du 3 juillet 1858; souligné par l'auteur, L. S. 17. C. Féré, Dégénérescence et criminalité, Paris, Alean, 1895, 2 e éd., chap. IV. 18. Ibid., chap. V. 19. G. Tarde, La criminalité comparée, Paris, Alean, 1886, chap. VI. 20. Féré, op. cit., chap. VIII. 21. F. Voisin, Du traitement intelligent de la folie et application de quelques-uns de ses principes à la réforme des criminels, Paris, 1847, p. 2. 22. Ibid.

GAVIN I. LANGMUIR

qu'est-ce que "les juifs" signifiaient pour la société médiévale?

Il nous est évidemment impossible dans le temps imparti de décrire la diversité d'attitudes des Chrétiens - ou plutôt, des non-juifs qui étaient plus ou moins chrétiens - envers les Juifs au Moyen Age. Au lieu de cela, j'esquisserai l'histoire d'un terme collectif, 'les Juifs". Nous allons examiner trois types d'affirmation, qui se suivirent historiquement, dont le sujet grammatical est bien les Juifs, mais dans lesquelles le terme collectif en question s'est dépouillé de plus en plus de ses connotations empiriques pour devenir le symbole de quelque chose de tout autre que les Juifs réels. Commençons par le premier type, les affirmations réalistes ou empiriquement bien fondées qui attirent l'attention sur certains aspects de la conduite réelle des Juifs, conduite que les Chrétiens évaluèrent négativement. Avant l'année 70 de l'ère commune, beaucoup de Chrétiens accusaient certains Juifs, en particulier les Sadducéens et les Pharisiens, de s'opposer à Jésus et à ses disciples et de les persécuter. Selon les Chrétiens, la grande faute de ces Juifs n'était pas que 'les Juifs" aient tué Jésus, mais que ces Juifs-là n'avaient pas cru en son message. En fait, dans les Évangiles de Marc et de Luc on ne lit jamais "les Juifs". Ce terme collectif fait sa première apparition dans les Actes des Apôtres, où il vise à désigner, non pas tous les Juifs, mais les Juifs spécifiques, réels. Dans les Actes, Luc emploie d'abord "les Juifs" pour désigner les Juifs non chrétiens qui vivaient hors de Palestine après la mort de Jésus, et qui, tout en ayant reçu le message chrétien, n'y croyaient pas et exprimaient leur hostilité envers les petits groupes de chrétiens de manières diverses. Pris dans son contexte, le terme fut de toute évidence utilisé d'abord pour distinguer les Juifs qui s'opposaient aux Chrétiens des Juifs qui étaient chrétiens et des païens. D'une manière commode, mais elliptique, il désignait une catégorie importante de l'opposition réelle. Et Luc l'employait également dans les Actes pour opérer la distinction entre les judéo-chrétiens et les Juifs qui s'opposaient au christianisme en Palestine après la mort de Jésus, tout particulièrement ceux qui persécutaient Paul. Puisque, après la mort de Jésus, tous les Juifs non chrétiens en Palestine ou ailleurs n'ont pas participé à cette opposition, ou du moins pas avec la même hostilité, un tel usage implique de toute évidence une généralisation abusive. L'intention empirique est cependant très claire, et l'assertion avait une justification empirique évidente. Les premiers Chrétiens, quand ils disaient "les Juifs", parlaient en connaissance de cause, qu'ils soient eux-mêmes des Juifs comme Paul, ou qu'ils connaissent personnellement beaucoup d'entre eux. Et ils savaient trop bien que la plupart des Juifs n'avaient pas encore accepté le message

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chrétien, que beaucoup d'entre eux s'y étaient activement opposé, et que tous les Juifs non chrétiens prétendaient détenir le monopole de la vérité absolue, et par là constituaient une concurrence grave pour le petit mouvement chrétien, à peine sorti du judaïsme et cerné par le scepticisme du monde païen. Ce premier type d'affirmation est donc principalement réaliste ou empirique, même si l'on peut déceler, mais très faiblement, une tendance à faire du terme 'les Juifs" le symbole de ce mal plus général qui est l'opposition au christianisme. On peut dire que les affirmations réalistes sont des propositions basées sur l'information disponible au sujet du hors-groupe (outgroup); et elles appliquent au hors-groupe les mêmes prémisses quant à la nature des groupes et à l'effet d'appartenance sur leurs membres dont on se sert pour analyser son propre groupe d'appartenance (ingroup) et ses membres. Et avec une telle définition pour base de comparaison, nous pouvons maintenant nous tourner vers le second type d'affirmations, que j'appellerai affirmations xénophobes. Ici le fondement empirique du terme collectif est notamment réduit. Après la destruction du Second Temple, l'expulsion des judéo-chrétiens de la synagogue, et le recrutement des Chrétiens principalement chez les Gentils, c'est-à-dire vers 90, la distinction entre Juifs et Chrétiens devint assez claire, si bien que 'les Juifs" en vint à désigner, sans équivoque sérieuse, les adhérents au judaïsme qui n'étaient pas chrétiens. Mais ce n'est pas ce sens-là que l'on trouve dans le quatrième Évangile, dit de Jean. Ici, pour la première fois, le terme est employé pour désigner des protagonistes dans les événements survenus en Palestine avant la mort de Jésus, c'est-à-dire, dans un contexte où presque toutes les personnes mentionnées étaient en fait des Juifs; et il est employé pour distinguer les bons des mauvais. Le terme sert principalement à désigner ceux qui s'opposaient à Jésus et à ses disciples, et un lecteur profane pouvait ne pas reconnaître en Jean-Baptiste, Marie, Jésus, et ses disciples, des Juifs '. Parce que les réalités historiques de la fin d u siècle sont arbitrairement déplacées à l'époque de la vie de Jésus, le fondement empirique du terme collectif est déformé ou affaibli, et 'les Juifs" est transformé en un symbole, le symbole d'une opposition fondamentale, atemporelle ou éternelle au christianisme. Un tel usage rend possible pour la première fois cette affirmation frappante, qui fait apparition également pour la première fois dans le quatrième Évangile, et selon laquelle "les Juifs" sont les meurtriers du Christ 2 . Autour de 90, il était devenu évident qu'en dépit des attentes du début, la masse des Juifs n'allait pas suivre Jésus. Pourtant les Juifs étaient le peuple le plus à même de comprendre le message de ce Juif nommé Jésus ou le Christ. Ce refus de croire, donc, posait le problème de l'incroyance dans sa forme la plus aiguë, et ainsi 'les Juifs" pouvaient aisément devenir le symbole de cette incroyance générale - et des Juifs et des païens - qui entourait les Chrétiens, ce refus de croire que

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l'homme qu'on avait crucifié deux générations auparavant en Palestine était divin. Depuis le quatrième Évangile jusqu'au sermon de Paul VI pendant le carême de 1965, l'affirmation selon laquelle 'les Juifs", et les Juifs contemporains aussi bien, sont les meurtriers du Christ a toujours entraîné une confusion grammaticale quant au temps, et un mensonge historique. Cette affirmation, pourtant, exprime - et réprime - une vérité d'un ordre différent: la conscience qu'avaient de tous temps les Chrétiens de ce que les Juifs pouvaient avoir raison, quant à la nature simplement terrestre de Jésus et au caractère illusoire de leur croyance en sa résurrection. Ce qui a tué le Christ et le tue toujours, c'est l'incroyance. L'accusation de déicide n'a jamais été un effort pour décrire les Juifs d'une manière empirique; elle est l'expression d'une réalité différente, d'une profonde anxiété quant à la validité objective du christianisme et quant à la viabilité de la communauté chrétienne. Afin de contrôler une telle angoisse, les Chrétiens ont dû inhiber tout examen empirique et croire que c'était les Juifs qui étaient aveugles, et que c'était à cause de cet aveuglement qu'ils avaient tué le Christ, et le feraient de nouveau si l'occasion se présentait. Le stéréotype xénophobe des meurtriers du Christ symbolisait ainsi le problème sous-jacent de l'incroyance et la menace qu'elle présentait pour la communauté chrétienne. A la fin du IVe siècle, Jean Chrysostome, horrifié par les bonnes relations entre Chrétiens et Juifs à Antioche, prêcha ses ouailles avec colère: "Pourquoi confondez-vous ce qui ne saurait être confondu? Ils ont crucifié le Christ que vous adorez. Voyez-vous combien grande est la différence?" 3 La crucifixion symbolise et la foi et le danger qu'elle court. L'affirmation du déicide resta le principal stéréotype xénophobe jusqu'en 1096, et, à cette date, elle fut la seule justification donnée aux massacres de la première croisade. Mais bientôt, dans une société dominée par des Chrétiens et qui se voyait de plus en plus comme la chrétienté, le stéréotype, qui avait commencé comme réaction défensive en pensée et en parole, se transforma en une arme offensive, appuyée le cas échéant par la force. Alors qu'auparavant le fossé entre la croyance et la réalité empirique avait été subjectivement comblé par la rationalisation, il devenait désormais possible d'y remédier en agissant sur la réalité, en massacrant ou baptisant de force les incroyants afin que l'incroyance ne soit plus visible. Une telle résolution du problème de l'incroyance était en fait interdit par la croyance elle-même, par la théologie paulinienne du rôle providentiel des Juifs, et par les admonitions du pape Grégoire le Grand au sujet du traitement convenable à accorder aux Juifs. Ceux qui possédaient une connaissance plus étendue de la complexité des croyances chrétiennes, et qui répugnaient à la violence contre des gens sans défense, ne pouvaient accepter le massacre des Juifs. Mais la frustration

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de certains de ces gens ne fit que croître en conséquence et trouva un débouché dans d'autres expressions qui annonçait une résolution différente. Au milieu du XII e siècle quand le développement de l'hérésie populaire eut rendu brûlant le problème de l'incroyance au sein de la société chrétienne, Bernard de Clairvaux et Pierre de Cluny condamnèrent le massacre des Juifs mais comparèrent ces êtres obstinément aveuglés à des animaux 4 . Quand des gens refusaient encore de croire malgré le triomphe évident du christianisme sur la terre, leur incroyance pouvait peut-être s'expliquer par une incapacité due à une différence de nature, explication qui permettait de maintenir la supériorité des croyants et de laisser la validité de leur foi incontestée. C'est vers le milieu du XIIe siècle également qu'apparut un nouveau stéréotype xénophobe, décrivant 'les Juifs" comme des usuriers. Mais avant de l'examiner, il nous faut décrire la façon dont les chrétiens ont exploité les Juifs au cours des siècles, l'effet de cette exploitation sur la conduite des Juifs, et le développement connu en sociologie sous le nom de "prophétie auto-réalisante" {self-fulfilling prophecy). Les premiers Chrétiens avaient espéré que le judaïsme finirait après Jésus, ou plutôt se maintiendrait uniquement sous la forme indiquée par Jésus et développée par Paul. Mais puisque le judaïsme continuait à exister à côté du christianisme, il a fallu expliquer son existence et la relation entre le judaïsme biblique et le christianisme d'une manière qui confirmât le monopole de la vérité absolue par les Chrétiens. Ce but était atteint par l'exploitation du judaïsme biblique et de l'histoire juive après Jésus. Le judaïsme biblique était systématiquement déformé et exproprié; et la destruction du Temple en 70 et la dispersion des Juifs après la guerre de 135 furent interprétées comme un châtiment imposé par Dieu, la destruction du Temple, selon Eusèbe, ayant été retardée de quarante ans pour voir si 'les Juifs" finiraient par se repentir. Augustin de Hippon en concluait que la présence des Juifs devait être tolérée afin de prouver que les Chrétiens n'avaient pas inventé leur Ancient Testament, et de montrer que les Juifs étaient inférieurs aux Chrétiens, auxquels ils étaient soumis comme servants ou esclaves par Dieu s . L'intention d'exploiter les Juifs, si explicite chez Augustin n'était que latente avant le IVe siècle. Ce n'était qu'une exploitation psychologique et verbale destinée à renforcer la confiance en soi des Chrétiens et gagner les convertis d'origine païenne, mais c'était quand même une exploitation de l'existence des Juifs. L'exploitation des Juifs sur le plan physique ne devint possible que lorsque les Chrétiens eurent accru leur pouvoir politique au IVe siècle, et purent abaisser le statut légal des Juifs au-dessous de celui des Chrétiens, s'assurant ainsi que les Juifs continueraient à sembler inférieurs et punis par Dieu. Avec la chute de l'Empire d'Occident, une telle exploitation physique devint de nouveau difficile, avec quelques exceptions notoires comme l'Espagne wisi-

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gothique. Mais après que la seconde vague d'invasion eut été repoussée au Xe siècle, et après le considérable accroissement de l'autorité de l'Église au XIe siècle, l'exploitation physique redevint possible, et de manière beaucoup plus efficace. Entre 1050 et 1150, surtout en Europe du Nord, les Juifs furent exclus de la plupart des nouvelles possibilités offertes par une société en pleine croissance, tenus à l'écart de l'autorité, exclus du grand commerce, et forcés de se concentrer sur le prêt de l'argent. Nous avons ici un bel exemple de la prophétie auto-réalisante. Les Chrétiens, qui avaient initialement considéré les Juifs comme inférieurs sur un seul point fondamental, agirent ensuite de façon à forcer les Juifs à acquérir de nouvelles caractéristiques qui semblaient prouver le jugement originel. Non seulement les Juifs étaient des meurtriers du Christ, ils étaient aussi des usuriers pleins d'avarice. En fait, quand le nouveau stéréotype est apparu dans la seconde moitié du XIIe siècle, la demande de crédit qui accompagnait la révolution commerciale était satisfaite par les monastères, les bourgeois chrétiens, et les Juifs. Néanmoins, 'les Juifs" devint le symbole du prêt à intérêt. Ainsi, bien que les usuriers chrétiens prêtassent à leur coreligionnaires, et bien que les Juifs prêtassent principalement aux Chrétiens, Bernard de Clairvaux se demanda si les prêteurs Chrétiens ne devraient pas être appelés Juifs baptisés plutôt que des Chrétiens; et pour dire que les prêteurs chrétiens étaient plus durs que les prêteurs juifs, il déclara qu'ils "judaïsaient" pire que les Juifs 6 . Vers 1200, Pierre le Chantre employa 'les Juifs" pour décrire les prêteurs chrétiens que Philippe-Auguste protégeait 7 . Et un demi-siècle plus tard, tout en reconnaissant que les Juifs de l'Italie du Sud n'étaient pas connus pour pratiquer le prêt, et tout en sachant bien que les Chrétiens de l'Italie du Nord étaient de grands prêteurs, Thomas d'Aquin n'en expliquait pas moins que Dieu avait permis aux Juifs de prêter à intérêt à des étrangers afin qu'ils n'agissent pas d'une manière pire encore en se prêtant les uns aux autres 8. Tout comme le stéréotype des meurtriers du Christ, le nouveau stéréotype xénophobe avait une base empirique évidente, mais imposait une généralisation abusive et une falsification des réalités historiques. Les Juifs en Europe du Nord étaient devenus des prêteurs d'une manière disproportionnée, mais il est faux de dire que tous les Juifs, ou les Juifs à tout moment, ou seulement les Juifs étaient des usuriers. Et de même que 'les Juifs" fonctionnait dans l'accusation de déicide comme symbole du problème global de l'incroyance, de même fonctionnait la nouvelle affirmation comme symbole d'une menace réelle et plus générale, celle que faisait courir à la société traditionnelle la révolution du commerce et la nouvelle demande de crédit. C'est entre 1150 et 1200 que barons, hommes d'Église, et simples chevaliers prirent conscience d'une crise d'endettement 9 . Il est à noter que, bien qu'il nous soit possible de tracer le lien his-

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torique entre ces deux stéréotypes xénophobes, et de reconnaître leur similarité de forme et de fonction, ce lien passait inaperçu aux hommes de cette époque. Il n'y avait aucune raison historique ou logique évidente pour laquelle les gens qui avaient tué le Christ dussent être usuriers; et en fait, personne n'avait fait ce lien avant le XIIe siècle. Le seul lien visible était que le symbole 'les Juifs" était employé dans les deux stéréotypes. Il a fallu, donc, trouver ou inventer une explication à la raison pour laquelle les Juifs manifestaient ces deux formes évidentes mais très dissemblables d'infériorité. La solution la plus simple, évidente pour Thomas d'Aquin, consistait à ne voir dans ces deux infériorités manifestes que les symptômes d'une infériorité sous-jacente, plus profonde, qui pouvait se révéler dans diverses formes de conduite apparemment sans lien, comme par exemple, la couardise. Ainsi, toute dégradation infligée aux Juifs, toute adaptation des Juifs à leur oppression, et toute différence entre la conduite des Juifs et celle des Chrétiens pouvaient s'interpréter comme des manifestations d'une infériorité générale et fondamentale des "Juifs", et comme preuves de la supériorité des Chrétiens. Comment, alors, définir cette sorte d'affirmations? On peut les caractériser comme expressions de proto-racisme ou de préjugé ethnique. Je préférerai les définir, non pas négativement comme une anticipation d'idées fausses sur la race ou comme une généralisation fautive et rigide, mais en faisant ressortir les propres caractéristiques formelles ou structurelles de ces affirmations. Les affirmations xénophobes sont des propositions qui attribuent grammaticalement une sorte de conduite socialement menaçante à un hors-groupe et à tous ses membres mais qui sont fondées empiriquement sur la conduite d'une minorité historique des membres du dit hors-groupe; elles laissent de côté d'autres caractéristiques, inoflensives, du hors-groupe; et elles ne reconnaissent pas le fait qu'il y a de grandes différences entre les individus qui composent le hors-groupe, de même qu'il en existe d'importantes entre les individus qui composent le groupe d'appartenance. Dès que l'on définit les affirmations xénophobes de cette façon, il devient évident que, en dépit de leur sens littéral, ce ne sont pas des efforts pour décrire la réalité empirique du hors-groupe ou pour donner une explication causale de la menace sociale. Elles expriment bien plutôt la conscience d'un danger mal compris pour la communauté de celui qui parle, une fissure dans son armure sociale. Et elles visent à communiquer cette crainte à d'autres membres du groupe d'appartenance et à les pousser à y remédier par l'action. Le terme collectif, le nom du hors-groupe, a une double fonction dans ces affirmations. D'une part, en donnant un exemple concret de la conduite menaçante, il évite la nécessité de décrire la nature complexe de la menace; d'autre part, parce que la généralisation abusive suggère que cette forme de conduite

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est plus répandue que les exemples qu'on peut observer directement, le terme collectif sert à symboliser tous les gens qui mettent ainsi en danger la communauté du locuteur, toutes les conduites humaines et toutes les conditions que le locuteur ne reconnaît pas et ne comprend pas. Et plus le sens symbolique est dominant, plus l'assertion devient un cri tautologique d'alarme contre une menace complexe et mal comprise, à savoir, que les usuriers ('les Juifs") sapent les bases de la société par leur usure. Examinons à présent le troisième type d'affirmation, très différent des précédents, que j'appellerai affirmations chimériques. Qu'on me pardonne ce terme, que j'emploie dans l'ancien sens de monstre imaginaire, mais il présente l'avantage de mettre l'accent sur la caractéristique centrale de ces stéréotypes. Alors que les stéréotypes xénophobes ont un fondement empirique évident, même si partiel, un "noyau de vérité," comme disent les sociologues des préjugés ethniques, les stéréotypes chimériques sont des fantaisies sur une conduite qui n'a jamais été observée. Ils apparaissent sous deux formes différentes. Dans la plus atténuée le caractère fantastique n'est pas immédiatement apparent, alors que dans la plus forte il est immédiatement reconnaissable. Commençons par la forme la plus faible. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, alors que les Juifs en Europe du Nord étaient stéréotypés avec xénophobie comme des meurtriers du Christ et des usuriers, et étaient de plus en plus exploités et sans défense, un genre nouveau d'accusation contre 'les Juifs" fit son apparition précisément en Europe du Nord. A Norwich en 1144, à Wurzburg en 1147, à Pontoise vers 1163, à Gloucester en 1168, à Blois en 1171, près de Cologne en 1179, et ailleurs, tous les Juifs de la région furent parfois accusés par certains d'avoir cruellement tué en secret un enfant ou, plus rarement, un adulte. Puisque les Chrétiens avaient massacré les Juifs en grand nombre en 1096 et 1146 et savaient que les Juifs n'avaient aucune raison d'aimer les Chrétiens, et puisqu'il n'y avait rien d'improbable à ce qu'une telle conduite eût lieu, de telles accusations semblaient plausibles. Cependant, quand on examine de près les descriptions données par les chroniqueurs de ces localités, il est clair que personne n'avait vu ces actes et qu'aucune preuve ne reliait ces crimes à des Juifs; au contraire, les chroniqueurs insistent sur le fait que ces meurtres étaient secrets, et n'étaient observés par personne. En dépit de ce manque de preuve, certains individus étaient néanmoins complètement convaincus que "les Juifs" avaient commis ces crimes. Au lieu de considérer une telle possibilité comme une hypothèse à vérifier, ils agissaient sans la moindre preuve comme s'il y avait certitude; et à Wurzburg, Blois et Cologne de nombreux Juifs furent tués à cause des fantaisies qui avaient fleuri dans les cerveaux de quelques individus. La nature chimérique de ces affirmations devient tout

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à fait évidente lorsque l'accusation est formulée comme généralisation: chaque fois qu'on retrouve le corps mutilé d'un enfant, et qu'il n'y a pas de preuve que des Chrétiens l'ont tué, il est alors certain que 'les Juifs" ont commis cet horrible meurtre. Pour ceux qui étaient à l'origine de ce phantasme et pour ceux qui y croyaient les Juifs devinrent des monstres. La forme la plus aiguë d'affirmations chimériques semble s'être développée à cause du manque de précision de la forme atténuée qui ne faisait pas explicitement le lien entre les prétendus crimes et quelque caractéristique fondamentale "des Juifs". Ce défaut fut vite corrigé par des clercs. En 1144, l'évêque de Norwich et le chapitre de la cathédrale en quête d'un nouveau saint et des revenus y attenant, avaient accepté l'idée que le petit Guillaume de Norwich avait été tué par les Juifs et était une sorte de martyre, et ils l'enterrèrent finalement dans le cimetière des moines. Quelque cinq ans plus tard, Thomas de Monmouth devint membre du chapitre et s'intéressa avec passion à l'histoire du petit Guillaume. Pour faire briller l'auréole de Guillaume, Thomas eut l'idée géniale d'assimiler Guillaume au Christ, et il se mit à croire et à expliquer aux autres que Guillaume n'avait pas seulement été cruellement assassiné, mais encore crucifié par les Juifs. Un peu plus tard un converti juif apporta de l'eau au moulin de Thomas par son propre phantasme: pour retrouver leur liberté, les Juifs devaient sacrifier tous les ans un Chrétien à l'endroit décidé chaque année par un tirage au sort, ceci avec le consentement de toutes les communautés juives 10. Ainsi, à l'idée des meurtres secrets perpétrés par 'les Juifs"d'une localité précise, s'ajoutait l'idée d'une conspiration générale de tous 'les Juifs", conspiration que les croyances juives fondamentales rendait nécessaire. Le phantasme de Thomas de Monmouth fit le tour des milieux ecclésiastiques d'Angleterre et de la France du Nord et se révéla si attirant que désormais les chroniqueurs commencèrent à prendre pour un fait accompli que les premiers meurtres isolés avaient été des instances décelées du meurtre rituel et annuel par crucifixion. En conséquence de cette rumeur envahissante, aux environs de 1170, le jeune Philippe-Auguste entendait dire par ses compagnons de jeu que les Juifs commettaient le meurtre rituel dans les catacombes de Paris. La chimère d'une conspiration de meurtres rituels par crucifixion était initialement limitée au nord de l'Europe francophone; en Allemagne, pendant presque un siècle, il n'y avait que des fantaisies portant sur des meurtres secrets, non rituels, et lorsqu'une accusation de meurtre rituel fit son apparition, la forme en était remarquablement différente. A Fulda en 1235, on affirma que les Juifs avaient tué quatre petits garçons pour avoir le sang nécessaire au rituel de la Pâque juive. Plus tard, on les accusa également de manger le cœur de leurs victimes, et d'utiliser du sang sarrasin quand le sang chrétien venait à manquer. La monstruosité des Juifs se trouvait grandement renforcée par

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la chimère du cannibalisme, qui n'avait pas d'éléments chrétiens manifestes mais attribuait aux Juifs une soif autonome - ou rituelle ou médicale - de sang humain. L'accusation du cannibalisme, tout comme l'accusation de meurtre rituel par crucifixion, n'en était pas moins une fantaisie, et par là une projection des Chrétiens, comme il apparaît plus clairement dans l'exemple suivant d'affirmation chimérique. L'établissement du dogme de la transsubstantiation en 1215 s'accompagna de deux réactions. D'un côté, la vénération de l'hostie consacrée prit plus d'ampleur, et on rapporta de plus en plus de miracles qui confirmaient la transsubstantiation 11. D'un autre côté, les doutes à l'égard de la transsubstantiation se maintinrent, habituellement cachés, mais parfois ouvertement exprimés, même par des clercs. Ainsi un miracle célèbre à Bolsena en 1263, représenté plus tard par Raphaël au Vatican, convainquit un prêtre bohémien de la vérité de la transsubstantiation; et en 1264 la Fête-Dieu fut approuvée par l'Église, et dès 1317, elle était célébrée p a r t o u t n . Par une coïncidence suspecte, un Juif parisien déclara en 1290 que lui et d'autres Juifs avaient essayé de détruire une hostie consacrée pour démontrer la stupidité des Chrétiens, mais du sang avait coulé de l'hostie, ce qui avait convaincu le Juif et sa famille de la vérité du christianisme. Et en 1298, avec une inversion intéressante, il y eut une flambée d'accusations lancées par les Chrétiens en Allemagne selon lesquelles les Juifs torturaient les hosties pour faire souffrir le Christ. La pseudo-croisade de Rindfleisch et de ses gueux, pour venger le Christ, massacrait des Juifs en grand nombre en plusieurs endroits; et en 1336, il y avait le mouvement semblable d ' A r m l e d e r I 3 . Il suffit de mentionner l'accablante accusation portée contre les Juifs d'avoir empoisonné les puits et d'avoir conspiré à provoquer la Peste Noire pour en reconnaître aussitôt le caractère fantaisiste. Cependant, quelque fantastique que ces divers exemples d'affirmations chimériques nous semblent aujourd'hui, beaucoup de gens y crurent à cette époque, non seulement ceux qui lancèrent ces accusations mais aussi beaucoup de ceux qui en entendaient parler. Bien qu'il leur ait été impossible de vérifier eux-mêmes le bien-fondé de ces accusations, ils eurent confiance en les autorités sociales qui leur affirmaient que tout cela était vrai. Les églises avaient des sanctuaires pour les victimes prétendues des meurtres rituels et pour les hosties profanées. Rois et comtes exécutaient des Juifs pour ces crimes prétendus. Et, à Strasbourg, de 1349 à la Révolution, une trompette retentissait au crépuscule chaque soir, chassant hors de la ville ceux qu'on croyait avoir été à l'origine de la Peste Noire. Il n'y a rien d'étonnant à ce que beaucoup y crurent. "Les Juifs" doivent être apparus aux yeux de ceux qui forgèrent de telles accusations ainsi qu'aux yeux de ceux qui y ajoutèrent foi, c o m m e des créatures moins qu'humaines, même si leurs qualités monstrueuses étaient en fait des projections des doutes et des craintes des Chrétiens.

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Ces affirmations chimériques peuvent être qualifiées de proto-racisme ou de préjugé ethnique, mais elles different à un tel point des affirmations xénophobes qu'il serait peu sage de réunir les deux sous une même étiquette. Je les définirai par conséquent selon leurs caractéristiques structurelles. Les affirmations chimériques sont des propositions qui attribuent grammaticalement, avec certitude, à un hors-groupe et à tous ses membres des caractéristiques qui n'ont jamais été observées d'une manière empirique. L'absence de fondement empirique révèle clairement que les affirmations chimériques spécialement pour ceux qui les ont formulées, ne sont pas des efforts pour décrire la réalité du hors-groupe, mais sont des expressions camouflées de quelque chose d'intérieur à celui qui les exprime. Ceux qui ont créé les stéréotypes chimériques affirmaient implicitement, mais avec force, qu'ils n'avaient jamais eu eux-mêmes des phantasmes sadiques sur la torture d'enfants sans défense et sur la crucifixion, jamais été fascinés par le cannibalisme, jamais douté de la transsubstantiation, ou jamais imaginé une vengeance secrète contre la masse de leurs ennemis. C'est pourtant le contraire qui était vrai. A travers ces affirmations, des individus masquaient et exprimaient à la fois leur conscience, plus ou moins claire, des fissures menaçantes qui existaient au sein de leur personnalité entre leur imagination ou leurs pulsions et les valeurs de la société qu'ils avaient introjectées, leur conscience du fait qu'ils n'étaient confortablement intégrés, ni dans leur société ni en eux-mêmes. La fonction fondamentale des affirmations chimériques, il me semble, est de relâcher cette tension - la peur ou le sentiment de culpabilité - en la communiquant aux autres sous une forme sociablement acceptable, en présentant le conflit interne comme un problème social, une lutte entre le groupe d'appartenance et ses ennemis reconnus à l'extérieur. Le microcosme de la psyché individuelle se trouve désormais en harmonie avec le macrocosme des réalités sociales, le sentiment de coupure est atténué, et l'individu est à même d'obtenir l'approbation de sa société Le terme collectif 'les Juifs" est ainsi devenu un symbole à la fois des dangers réels qui menaçaient du dehors l'organisation de la société médiévale et de ces monstres des imaginations individuelles qui violaient les valeurs par lesquelles la société définit le fait d'être un humain. Mais à travers les siècles le même terme a été employé également d'une manière purement empirique pour désigner les Juifs réels de telle ville ou tel royaume; et à travers les siècles, les Juifs ainsi désignés ont bel et bien existé. Inévitablement, cependant, le sens symbolique a contaminé la réalité empirique, humaine, si bien que 'les Juifs" en tant qu'expression empirique et les Juifs eux-mêmes sont devenus un symbole d'inhumanité ou de sous-humanité. Les affirmations chimériques comme les affirmations xénophobes masquèrent leur fonction

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primaire derrière ce qui prétendait, au niveau grammatical, être une description objective des Juifs. En conséquence, elles avaient le pouvoir d'inciter à l'action contre les Juifs réels, qui devinrent ainsi le bouc émissaire des angoisses sociales et individuelles de la société médiévale. L'importance, la terrible puissance de ces affirmations, et xénophobes et chimériques, vient précisément de ce double sens. Pour que les Juifs réels fonctionnent, de même que le terme collectif, comme symbole des menaces extérieures et intérieures, il fallait qu'ils soient collectivement et individuellement reconnaissables, ce qui nous amène à la question des caractéristiques physiques, si importante pour le problème du racisme. Avant le XIIIe siècle, les non-Juifs ne cherchaient pas de caractéristiques biologiques pour distinguer les Juifs des non-Juifs. En fait, elles étaient si imperceptibles que, en 1215, Innocent III ordonna aux Juifs de porter des vêtements distinctifs. Cest seulement en 1233 que l'apparition du fameux nez juif dans une caricature anglaise indique qu'un stéréotype physique péjoratif était en train de se former afin que les Juifs réels, tout comme leur nom, puissent fonctionner comme symbole. Il est clair, dans le cas des Juifs, que la recherche de différences physiques n'apparut que bien longtemps après la prise de conscience du conflit culturel et les affirmations concernant l'infériorité des Juifs. Comme Frank Tinland l'a très bien dit, la recherche des différences physiologiques est bien secondaire et postérieure au processus fondamental de distinction sociale et culturelle. Nous avons retracé le développement des affirmations négatives réalistes aux stéréotypes xénophobes, puis aux stéréotypes chimériques et aux stéréotypes physiques. Nous avons marché de la réalité à la xénophobie et puis à la chimérie. Une fois ce développement terminé, pour beaucoup, peut-être pour la majorité des Européens du Nord (l'Europe du Sud en étant restée au stade xénophobe), 'les Juifs" en tant que terme collectif, écrit ou parlé, et les Juifs eux-mêmes, avaient été dévêtus de la plus grande part de leur signification empirique et étaient devenus un symbole de danger personnel et social. Les Juifs réels devinrent des êtres errants à l'intérieur de la société européenne, tandis que les Juifs imaginaires rôdaient dans les cerveaux des Européens. Le ghetto maintiendrait ce divorce entre la réalité et l'imaginaire, et ainsi 'les Juifs" créés par la société médiévale seraient légués à l'Europe moderne et voués à une persécution finalement plus affreuse.

Notes 1. Gregory Baum, The Jews and the Gospel, Westminster, Ma., 1961, p. 98. Puisque ce qui est présenté ici est un essai d'interprétation, et pas une description historique, les citations seront restreintes au minimum.

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2. Ibid., p. 125. 3. Migne Patrologia graeca, Paris, 1857-1904, t. XLVIII, col. 875. 4. Migne, Patrologia latina, Paris, 1844-1903, t. CLXXXIII, col. 1068; t. CLXXXIX, col. 602. 5. Marcel Simon, Verus Israel, 2 e éd., Paris, 1964, pp. 87-124. 6. Patrologia latina, t. CLXXXVII, col. 158. 7. Ibid., t. CCV, col. 158. 8. Opera Omnia, Parme, 1852-1873, t. XVI, p. 292; Summa Theologica, t. II-II, 78, 1. 9. Georges Duby, L'économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval, Paris, 1962, t. II, pp. 465-466. 10. A. Jessop et M. P. James, Saint William of Norwich, Cambridge, 1896. 11. Peter Browe, Die eucharistischen Wunder des Mittelalters, Breslau, 1938. 12. J. Leclercq, F. Vandenbroucke et L. Bouyer, La spiritualité du Moyen Age, Paris, 1961, p. 303,431. 13. Peter Browe, "Die Hostienschändungen der Juden im Mittelalter", Römische Quartalschrift für christliche Altertumskunde und für Kirchengeschichte, XXXIV, 1926, p. 167-197. 14. Cette formulation semble compatible aussi bien avec les théories de la psychologie sociale qu'avec la psychologie des profondeurs.

table des matières

Préface

7

Des fondements anthropologiques de la représentation des d i f f e rences entre les h o m m e s , par Frank Tinland

23

L ' H o m m e et l ' A u t r e dans la tradition hébraïque, par Franklin Rausky J u i f s et Grecs, par Arnaldo Momigliano

35 47

Le problème d e l'altérité chez les Grecs: les Scythes vus par Hérodote, par François Hartog

65

Grèce ancienne et anthropologie moderne: représentation d e la structure des autres sociétés, par Sally Humphreys

75

Byzance, le Barbare, l'hérétique et la loi universelle, par E v e lyne Patlagean

81

Les élus et les exclus dans les Chroniques universelles byzantines, par Irène Sorlin C o m m e n t la Russie a pensé au Peuple, par Alain Besançon

91 101

Noblesse et racisme, par Jean Meyer

113

Racisme et sexualité au XVIIIe siècle, par Michèle Duchet

127

F e m m e s et hommes de Diderot, par Elisabeth d e Fontenay

139

La f e m m e juive comme "Autre", par Lilly Scherr

149

L'individuel et le collectif dans les représentations psychologiques de la diversité des êtres h u m a i n s au XIX e siècle, par Gaby Netchine

161

Qu'est-ce que "les Juifs" signifiaient pour la société médiévale?, par Gavin I. Langmuir

179