L'Itinéraire de Célestin Freinet - la libre expression dans la pédagogie freinet 2228330601


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L'Itinéraire de Célestin Freinet - la libre expression dans la pédagogie freinet
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Du même auteur :

Naissance d’une pédagogie populaire (Maspero). L’École Freinet, réserve d’enfants (Maspero).

Vous avez un enfant (La Table Ronde). L’enfant artiste (Éditions de l’École Moderne).

collection science de l’homme dirigée par gérard mendel

élise freinet

l’itinéraire de célestin freinet dans

la libre expression la pédagogie freinet

306 petite bibliothèque payot 106, boulevard saint-germain, 75006 paris

Cet ouvrage paraît en première édition dans la « Petite Bibliothèque Payot ».

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Copyright © Payot, Paris 1977.

EN INTRODUCTION

L’œuvre de Célestin Freinet — pour si démonstra­ tive qu’elle soit de l’opportunité et de l’efficacité de sa pratique pédagogique — continue à susciter, de loin, des réserves, des doutes, si ce n’est du discrédit. La raison d’une telle attitude de prudence ou de méfiance, selon le cas, est due certainement au fait que Freinet n’a pas suivi la filière classique universi­ taire. Au fait aussi que sa pédagogie a été, dès ses débuts, une pédagogie collective et militante, œuvre de francs-tireurs n’ayant pour tous mérites que leur passion éducative, leur ténacité et leur courage. Ce sont là des biens que ne consacre pas l’Université, seule habilitée à sacrer Maîtres ceux qui relèvent de ses enseignements. Il n’y aurait, paraît-il, qu’une seule manière de servir l’intelligence et « d’honorer l’es­ prit ». L’étonnant fut que, sans autorisation de circuit, sans parchemins et sans diplômes — et, qui plus est, à contre-courant — ces instituteurs de la base par­ vinrent à monter, pierre à pierre, leur entreprise de travail et à élever la demeure spirituelle de leur action rayonnante. Nul mieux que Freinet, le meneur de jeu, n’a pris 5

conscience de cet acte d’audace dont la réussite, au long d’un demi-siècle, témoigne encore aujourd’hui de ses titres de noblesse populaire; sans désarmer toute­ fois les critiques évasives et la suspicion des confor­ mistes de la culture bourgeoise. Ce n’est certes pas que Freinet ait jamais redouté la saine et loyale critique : on ne peut avancer si l’on ne voit qu’un seul côté des choses. Mais toute critique, pour être justifiée, doit être en quelque sorte orga­ nique, jaillir du centre des antagonismes d’un système dynamique en son essence fondamentale. C’est pour susciter une telle critique, prenant dans son champ tout le faisceau d’une œuvre intégrant indissolublement pratique et théorie, que Freinet tenta maintes fois d’instaurer des explorations « portes ouvertes » menées par des personnalités étrangères à la formation et au comportement des primaires. En 1959, après trente-cinq années de pratique pédagogique collective généralisée, Freinet offrit une tribune à la critique des universitaires en créant la revue Techniques de Vie(1). Il livrait ainsi à l’enquête et au jugement de spécialistes de l’éducation l’œuvre complexe d’une psycho-pédagogie en quête de contra­ dictions internes. Avec humour et simplicité il posait son problème : Nous offrons aujourd’hui aux instituteurs pratiquant les Techniques Freinet, aux éducateurs et aux parents qui s’intéressent à la modernisation indispensable de notre enseignement, cette nouvelle revue, telle que l’ont demandée et voulue nos adhérents eux-mêmes. En bons ouvriers conscients des exigences historiques de notre fonction, nous avons creusé les fondations de notre (1) Techniques de Vie, N° 1, octobre 1959.

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nouvel édifice, nous en avons ajusté les éléments, monté les murs, réservé les ouvertures, disposé le toit pour que puisse se promouvoir normalement l’opération délicate qui consiste à faire de nos enfants des hommes susceptibles d’affronter avec efficience et dignité les impératifs nouveaux de leur éminente destinée. Mais, tare grave, cet édifice n’a pas été monté selon les normes habituellement admises : des théoriciens importants, spécialistes en la matière, contestent la légitimité et la solidité de nos fondations; ils critiquent la technique moderne selon laquelle nous avons disposé les murs et aménagé l’éclairage. Le toit n’a ni les dimensions ni l’inclinaison requises; il s’élance vers le ciel, hardi comme un clocher de cathédrale, ce qui est inadmissible pour une humble construction scolaire. Ne nous accuse-t-on même pas d’expérimenter dangereuse­ ment sur nos enfants cobayes ? Et ma foi, nous sommes fiers de notre construction; nous nous y trouvons à l’aise et nous y faisons, en paix, un travail dont il nous est facile de vanter les vertus. Mais à dire vrai les craintes et les oppositions de nos critiques ne laissent pas de nous émouvoir et de nous troubler. Nous ne sommes pas nous-mêmes en mesure de contrôler leurs dires ; leur langage savant nous impressionne à tel point que nous nous deman­ dons parfois si nous sommes sur la bonne voie. Quant à ceux qui nous regardent, non sans quelque ironie, partir ainsi à l’aventure, la condamnation dont nous sommes l’objet se présente très souvent comme un barrage que n’osent pas franchir ceux que l’autorité a dominés et subjugués. Alors nous nous posons gravement la question : avons-nous vraiment raison? Ces perspectives enthousiasmantes qui s’ouvrent autour de notre école comme autant de pistes lancées vers le ciel bleu ne seraient-elles point des mirages? Notre intuition ne serait-elle pas irrémédiablement condam­ née par tout l’appareil complexe d’études et de mesures dont l’enseignement traditionnel semble se garantir? Notre longue action collective nous donne la certitude expérimentale de l’éminence incontestable de notre pédago­ gie. Mais encore serait-il bon, pour nous et pour ceux qui

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nous rejoindront un jour prochain, et pour les usagers de notre enseignement, de pouvoir nous aussi apporter nos preuves, établies concurremment avec celles de l’éducation traditionnelle, de vérifier et de trouver nos sources — que nous estimons matérielles — de justifier nos élans et nos espoirs, de corriger peut-être certaines erreurs ou insuffi­ sances. Cette prospection, ce n’est pas nous qui pouvons la faire mais ceux qui, par leurs études et leurs fonctions, seront mieux à même que nous d’établir, pour nos techniques, ce curriculum vitæ qui nous est aujourd’hui indispensable. Et c’est pourquoi nous faisons appel dans cette revue aux profes­ seurs — à tous les degrés —, aux Inspecteurs, aux Directeurs d’École Normale, aux psychologues, aux psychiatres qui vou­ dront bien, sans aucun parti pris, scientifiquement, considérer avec nous le phénomène École Moderne tel que nous le leur présentons. Nous leur dirons nous-mêmes nos découvertes, nos élans, les possibilités que nous pressentons, nos craintes et nos doutes mais nous leur apporterons aussi et sur­ tout un vaste terrain d’expérience. Car, en définitive, ce ne sera point la théorie qui nous départagera mais sa vérification pratique. C’est là un processus uniquement scientifique dont tous les chercheurs désintéressés accepteront les décisions. Il ne fait pas de doute qu’avec les découvertes scientifiques hallucinantes de ces dernières années, avec l’industrialisation qui est en train de se généraliser, avec l’entrée dans le circuit culturel d’éléments explosifs comme le sont la radio, le cinéma et la télévision, une mutation est en train de se produire dans le milieu où nous vivons. Cette mutation a comme corollaire véritable une mutation similaire dans l’esprit et le comportement de l’enfance et de la jeunesse. Les processus de connaissance, de pensée, d’action et de réaction en sont profondément affectés. Non pas qu’ils changent pour l’instant la nature de l’homme — ce sera peut-être pour plus tard — mais ses relations avec le milieu en sont nécessaire­ ment bouleversées. A ce bouleversement, à cette mutation, doit répondre un renouvellement, une mutation dans les processus d’enseigne­ 8

ment, mutation qui, comme toutes les mutations, change totalement les données jusque-là classiques de la psychologie et de la pédagogie. C’est dans ce complexe que nous sommes aujourd’hui à pied d’œuvre. Pour cette besogne immense, et jamais terminée, nous n’aurons jamais trop de bonnes volontés (1).

Le débat, aujourd’hui, reste toujours ouvert. Ce livre n’a d’autre but que de faire avancer le pro­ blème. Nous versons au dossier un élément fondamental qui centre toute l’œuvre de Freinet : la libre expression de l’enfant. La libre expression n’est pas l’invention d’un cerveau particulièrement fertile : elle est la manifestation même de la Vie. Il faut remonter à Lamarck — ce Maître auquel Freinet ne cessait de rendre hommage — pour dégager la libre expression de sa signification partielle et scolaire. Pour lui redonner l’ampleur d’une vie ascendante, multiforme et complexe, exigeant des fonctions d’organes et des instruments de relation, établissant un lien permanent entre les poussées du dedans et la multiplicité croissante des excitations du dehors. C’est dans ce jeu incessant que l’être s’impose comme acteur de son propre équilibre et de la durée de son action de vivre. Pour cet enjeu immense, un seul processus univer­ sel : le tâtonnement. Le tâtonnement valable tout au long de l’universelle ascension de la Vie, de l’unicellulaire aux êtres supérieurs à la physiologie la plus complexe, aux plus hautes fonctions de la conscience et de la volonté.

(1) Techniques de Vie, N° 1, octobre 1959.

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Le problème ainsi posé se dégage de lui-même de toute spéculation métaphysique. Il nous reste à le préserver de toute appropriation scolastique. L’œuvre de Freinet est une tentative pour empêcher le nau­ frage. Il est juste de dire que la libre expression fut pour Freinet une aventure. Prenons-la à son commence­ ment.

I

EMPIRISME INITIAL

Les meilleures actions, les gestes les plus généreux risquent de renforcer l’er­ reur et le mal si on ne retrouve pas la lumière qui éclaire les routes de la vie. L’Éducation du travail.

Freinet débute dans la carrière enseignante par l’empirisme qui est celui de l’homme qui se jette à l’eau sans savoir nager.

Sa pratique scolaire tout entière soumise au tâtonnement de pur hasard, lui ouvre cepen­ dant la voie de la libre expression de l’enfant.

Mais « rien n’est délicat et fugitif, par nature, comme un commencement » (Teilhard de Chardin). Une chose est certaine, malgré tout : la libre expression c’est la montée de la vie.

« Dans cette quête technologique qui est mon vrai domaine — écrit Freinet — je suis parti de zéro. »

Tel est en effet le cas de ce jeune instituteur, blessé de la guerre 14-18, nommé à Bar-sur-Loup (AlpesMaritimes) dans la petite classe de l’école de garçons. Dans ce métier d’enseignant, choisi au seuil de l’adolescence et auquel il reste fidèle contre l’avis des médecins, Freinet prend conscience bien vite de ses impuissances à la fois physiques et professionnelles : sa capacité respiratoire diminuée par les séquelles d’une grave blessure pulmonaire et l’amoindrissement de santé qui en résulte, le rendent inapte à assurer l’effort physique et nerveux d’une présence efficace auprès d’enfants turbulents et foncièrement dispa­ rates. Par ailleurs, il se rend compte de son ignorance de la fonction enseignante qui est celle d’un débutant dans les années difficiles de l’après-guerre. 13

Il était seul, dominé par le drame d’une jeunesse brisée au seuil d’une vie d’homme. Le compagnon­ nage bruyant et chaleureux de l’enfance pesa sur cette destinée : par un entêtement sans rémission dans l’effort physique et moral, le jeune maître commença son long et patient apprentissage du métier d’éduca­ teur. Cela ne pouvait se faire que par un compromis ménageant d’une part sa santé et donnant d’autre part aux enfants un rôle plus actif sur le plan scolaire. Visiblement, ses élèves supportaient aussi mal que lui le climat lourd de la classe. On ouvrit les fenêtres jusqu’ici fermées. On voyait le grand marronnier fleurir, au long des jours, ses cierges roses; les mésanges bleues construisaient leur nid dans les ramures; des voix connues et familières résonnaient un instant, puis se perdaient dans une conversation, qu’à regret on sentait s’éloigner... « Avez-vous remarqué la grande place que tiennent les couleurs, les sons et les rêves dans le langage des enfants? Tout y est lumineux, aérien, libre et frais comme une eau qui coule (1). »

L’appel du monde prit le pas sur la pédagogie : le seuil de la porte fut franchi... Dehors, c’est le village, décor familier où tombent les contraintes, mouvement de sympathie vers les êtres, les animaux et les choses qui tissent une atmosphère d’imprégnation sensible. Au-delà, ce sont les champs où s’affairent les paysans, le moutonne­ ment des arbres, les prés verdoyants, les petits sentiers qui personnalisent les terres. Et, baignant ces paysages (1) Les Dits de Mathieu.

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émouvants, l’air sonore où s’élèvent les voix d’enfants qui un instant ont déserté la prison. C’est parce qu’il a été, lui aussi, un enfant du village que Freinet est sensible, tout autant que ses élèves, à la sollicitation de ces subtiles nourritures du corps et de l’esprit, dans une création qui est, en permanence, explosion de vie. Mais il fallait tout de même rejoindre le bercail, retrouver la classe poussiéreuse, l’alignement des tables, le tableau noir et tant d’obligations scolastiques qui conditionnent le comportement d’immobilisme et de nervosité des écoliers et de leur maître. Les jours, les semaines, les mois interminables finissaient par s’écouler au cadran du temps et des désespérantes incertitudes. Faisant le bilan de ses résistances physiques et morales, Freinet, se voyant si tragiquement acculé à l’impasse, chercha solution à son problème. Il la trouva dans la préparation de l’examen de l’inspec­ tion. C’était un emploi en apparence plus libre, plus aéré par les sorties vers les écoles de village, plus varié dans ses activités et qui ne le coupait pas du monde de l’enfance auquel il s’était attaché. La préparation de l’examen lui imposa une lecture assidue des auteurs inscrits au programme et, au-delà, il survola le monde élargi des confréries intellectuelles reflétant les diverses tendances de la psychologie, de la philosophie, de la pédagogie dans le présent et le proche passé. La lecture avait été la compagne de ses longs mois de convalescence de blessé de guerre, et la seule planche de salut contre la désespérante solitude. A vrai dire, ici, dans cette compilation d’auteurs, spécialistes des sciences humaines transcendantes, le divertisse­ ment n’était pas de la partie. Le lecteur entrait de 15

façon abrupte dans le domaine de l’ambiguïté intellec­ tuelle, de l’abstraction irrévocable, d’un formalisme s’éloignant d’autant plus de la vie qu’il tendait à la vérité scientifique. Toute cette mise en scène d’expé­ riences et de recherches qui signalaient la renommée d’un Maître, semblait appartenir à un univers situé au-dessus de la vie quotidienne dans laquelle il fallait pourtant s’insérer par la force des choses. Il devait, en tout cas, se rendre à l’évidence : une telle psychopéda­ gogie ne lui était d’aucun secours pour éclairer ses problèmes d’éducateur, pour l’aider à la compréhen­ sion des personnalités enfantines et à la conduite de sa classe. L’enfant abstrait dont de grands esprits étudiaient, avec tant de subtiles précisions, les facultés de l’âme en des termes hermétiques, en un jargon de spécia­ listes centrés toujours sur les mêmes thèmes, l’enfant psychologique des clercs, n’était pas de son monde d’instituteur du peuple. Ses élèves étaient devant lui, possédés d’une vie débordante, et c’était cette vie qu’il fallait capter dans ses élans les plus dynamiques. Il le savait, au plus profond de lui-même : La Vie se prépare par la Vie.

II

DE L’EMPIRISME PÉDAGOGIQUE A LA PÉDAGOGIE EXPÉRIMENTALE

Il faudra faire à la nature une confiance nouvelle et, en son sein, retrouver les lignes de vie hors desquelles nul ne saurait construire utilement. L’Éducation du travail.

NAISSANCE DU TEXTE LIBRE

La libre expression fait éclore dans la classe un climat privilégié de liberté et de confiance. Tout naturellement, le texte libre prend une place prépondérante, servie par l’outil primor­ dial de l’imprimerie. Le texte imprimé suscite le Journal scolaire et impose sa diffusion par la

correspondance interscolaire. L’expérience généralisée entre résolument dans la pratique pédagogique expérimentale et collective, dans le complexe du Mouvement

international de l’imprimerie à l’École. La rupture avec l’école traditionnelle s’af­ firme sous le signe de : Plus de manuels

scolaires! Les expériences se multipliant, se diversi­ fiant, un nouveau palier de connaissances impose la différenciation des techniques et des

méthodes.

Par antithèse à une pédagogie de l’abstraction et de l’immobilisme, Freinet va plus encore donner libre cours à la spontanéité de l’enfant réel, l’enfant du village et de la lointaine bastide, celui de la roulotte ambulante, celui aussi qu’est le petit bourgeois cam­ pagnard qui se socialise dans les rudes contacts de la communauté scolaire. Après les jours sombres et froids, dans une classe sans chauffage où, par nécessité, tout est confiné dans l’air vicié, où le comportement d’enfants énervés est difficile à supporter, voici le printemps revenu. 19

Les sorties en plein air reprennent leur droit, se font de plus en plus nombreuses et se transforment, peu à peu, en classe-promenade. On partait joyeusement et en apparence sans problèmes, mais déjà on était mainte­ nant soucieux de faire sa glane de tous les événements qui, au long des sentiers, attiraient le regard de ceux qui s’étaient habitués à voir les choses de plus près, dans les perspectives d’une attention plus appuyée : une quête permanente des yeux, de l’ouïe, de tous les sens ouverts à la féerie du monde, faisait surgir de tous ces paysages, devenus comme neufs, une inces­ sante découverte, immédiatement communiquée et devenue collective. Et c’était, saisie au vol par un maître attentif, la libération des âmes enfantines, une cohésion lentement construite et plus intime de la communauté scolaire. Et l’on pouvait se rassurer, ce n’était pas du temps perdu car toutes les disciplines scolaires y trouvaient, pour finir, leur compte. C’était comme un film se déroulant en rapides séquences où la géographie, l’histoire, le calcul, les sciences petites et grandes et, parfois, la grande passion humaine, jetés dans des clairvoyances spontanées, signifiaient l’aube d’une possession du monde. Tout cela, sans effort, dans une souplesse de vivre, dans l’originalité d’expressions orales tombant drues et chaleureuses comme pluie bienfaisante au prin­ temps. C’était là, dans toute sa vérité — on serait tenté de dire dans toute sa gloire — la libre expression de l’enfant. « L’enfance, ce n’est pas un sac que l’on remplit; c’est une pile généreusement chargée, dont les fils complexes mais soigneusement montés ne risquent pas de laisser perdre le 20

courant, un réseau délicat et puissant largement distribué qui pénètre jusqu’aux recoins les plus secrets de l’organisme pour lui donner vitalité et harmonie (1). »

Il s’agit de prolonger ces instants de réel élan gagnés sous le signe de la liberté et de l’amitié, pour préserver les délicates connexions de l’organisme neuf vivant sans cesse dans l’étonnement et la joie des choses rencontrées, pour entrer dans le domaine de la connaissance. C’est ainsi que, dès le retour en classe, pour prolonger cette irruption bienfaisante dans la libre nature, le maître écrivait au tableau noir le point le plus marquant des découvertes faites, à la diable, au long des imprévus du chemin. « Le Loup, c’est notre rivière. Il se jette, là-bas, dans la mer. Nos papas vont à la pêche dans le Loup. Ils pêchent des barbeaux, des truites, et parfois des anguilles.

Les orangers embaument toute la vallée. Bientôt on va cueillir la fleur parfumée. On la porte à la distillerie pour faire l’eau de fleur d’oranger. Nous avons vu le tisserand tisser la toile. Avec les pieds, il faisait aller les pédales. Avec les mains, il lançait la navette et tissait les fils. La navette faisait un bruit de cigale quand elle glissait. Nous avons vu de là-haut les grands et hauts remparts de la place du Château. L’Hôtel Cauvin c’était jadis le Château. Les remparts protégeaient le village.

(1) Les Dits de Mathieu. 21

En promenade nous nous sommes arrêtés un moment. Nous avons aidé Madame Piaulet à ramasser ses olives. Avec les olives on fait de l’huile. »

Ainsi, tout naturellement, le Texte libre se mettait en place, sous les impulsions mêmes de la vie. Les yeux fixés au tableau noir, on en lisait ensemble les données réelles qui parlaient au cœur de l’enfant. Et, cela va de soi, on prolongeait l’instant de vie de toutes les résonances vers le savoir, vers la vaste expérience humaine dont l’enfant était déjà participant par la sûreté immédiate de ses informations. Le mérite de ces récits, dits et souvent mimés spontanément sous l’effet d’une exigeante vérité, était de susciter l’essentielle présence de la sensibilité, fondement de la véritable expérience psychologique de l’enfant : une voie nouvelle à explorer et que passaient sous silence les psychologues universitaires fervents d’une psychologie, science positive, étrangère de parti pris à l’expérience quotidienne et soucieuse avant tout de préoccupations rationnelles, de processus mentaux hiérarchisés. « Il n’y a de science que du général », disaient les Maîtres austères bachotés le soir dans la solitude. Il y avait entre leur monde et celui des heures libres de la classe un hiatus infranchissable qui rejetait l’institu­ teur novice vers un empirisme qui avait au moins le mérite de coller à la vie bouillonnante des enfants : «Démarrez donc! Secouez et exaltez la vie; accélérez à point voulu pour éviter les pertes de vitesse; sachez même partir à plein gaz dans les lignes sans danger. Un mot, un geste à peine esquissé, auront plus de portée alors que cent discours sur le sens et la destinée de votre commune conquête. Des horizons nouveaux s’ouvriront par le seul fait de votre vivant dynamisme; des pensées surgiront que vous

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auriez cherchées en vain dans les leçons et dans les livres (2). »

L’empirisme pédagogique dynamique et joyeux allait son bout de chemin. Ces textes libres transcrits au tableau, lus, sinon toujours avec les yeux déjà éclairés par la pratique de la lecture, du moins devinés avec la fidélité du souvenir, restés gravés sur la plaque sensible d’une affectivité aux aguets, ces textes, denses de vie, devenaient modèle d’écriture. Ils étaient copiés, à l’instant du retour, sur le cahier, d’une écriture aussi hésitante que l’était la lecture qui en ouvrait le sens. Mais, comme dans toute classe, les bons élèves écrivant sans hésitation et sans fautes sauvaient les apparences... Cependant, le texte libre copié par des mains maladroites perdait de sa vérité, de sa densité humaine. Ensevelis dans les pages de méchants cahiers, ils auraient été censurés sévèrement par M. l’Inspecteur faisant irruption dans la classe. Comment conserver à ces pages de vie un aspect qui ne trahirait pas l’élan qui oralement les avait suscitées ? Il ne fallait qu’un peu de chance pour qu’une petite imprimerie d’essais quitte l’atelier d’un modeste artisan pour devenir outil pédagogique de première valeur dans la classe de Bar-sur-Loup. Du même coup, le texte libre prend la majesté du texte imprimé, malgré les contretemps suscités par les élèves et leur maître faisant, au mieux, leur apprentissage de prote. Une technique nouvelle va s’affirmant ; peu à peu, elle va changer le climat et le travail de la classe, instaurer la vie là où la scolastique maintenait ses droits, opérer un retournement décisif de toute la pratique scolaire, (2) Les Dits de Mathieu.

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ouvrir de nouveaux domaines pour le comportement de l’enfant réel et sensible. Ces textes sortis de la presse — et qu’avec les yeux de la foi on jugeait magnifiques — passaient de mains en mains, étaient relus, examinés mot à mot, susci­ taient une fixation d’attention psychique, devenaient vraiment propriété personnelle de son auteur ou de la classe. Feuillets après feuillets, ils étaient collés sur une couverture cartonnée, et ainsi fut réalisé un bien modeste livre appelé avec raison livre de Vie. Par une audacieuse initiative la reliure à boulons remplaça, par la suite, les collages hasardeux et, tout naturellement, le livre de Vie fut rebaptisé par les enfants livre de vis, ce qui n’enlevait rien à ses mérites... Peu à peu, les élèves les mieux doués se mirent à écrire spontanément de petits textes sur les incidents de leur vie personnelle et familiale, les événements du village. Et ce fut un déferlement de libre expression suscitant activité et santé morale dans toute la classe. Tant et si bien que le jeune instituteur se laissa gagner à son tour par cette genèse d’expression créatrice et que, pour jeter des ponts entre les personnalités enfantines et celle de l’éducateur, il écrivit des poèmes sur des textes d’enfants de grande résonance humaine. Les enfants accueillaient ces créations sobres et sensibles avec grande joie et même très souvent ils les apprenaient et les récitaient si tel était leur désir du moment. Conscient des intérêts profonds de ses élèves, Freinet écrira des récits dont quelques-uns virent le jour et tout particulièrement Tony l’Assisté, illustré avec tact et sensibilité par Pierre Rossi (3). (3) Tony l‘Assisté. Éditions de la Jeunesse.

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C’est dans cette période d’intenses échanges entre l’adulte et les enfants que Freinet prit l’habitude de consigner sur des cahiers les événements marquants de l’existence, du comportement, du parler des élèves les plus originaux. Joseph, l’ami des bêtes nous a été légué comme un émouvant témoignage de la sollici­ tude d’un éducateur pour une enfance méconnue et secrète. « Mon seul talent de pédagogue est peut-être d’avoir gardé une si totale empreinte de mes jeunes années, que je sens et que je comprends, en enfant, les enfants que j’éduque. Les problèmes qu’ils se posent et qui sont une si grave énigme pour les adultes, je me les pose encore moi-même avec les clairs souvenirs de mes huit ans et c’est en adulte-enfant que je détecte, à travers les systèmes et les méthodes dont j’ai tant souffert, les erreurs d’une science qui a oublié et méconnu ses origines (4). »

UN OUTIL MAJEUR : L’IMPRIMERIE

A l’origine d’une reconsidération de la pédagogie. Une telle expérience qui, par l’introduction d’un outil nouveau de grand rendement humain et scolaire, a changé le comportement des élèves et du maître, ne peut être vécue dans la solitude. Elle porte avec elle un tel dynamisme qu’elle doit être communiquée à tous ceux qui se consacrent à l’éducation. Freinet va donc tenter de donner audience, dans le monde enseignant, à ce qu’il considère déjà comme (4) Les Dits de Mathieu.

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une pratique pédagogique et, au-delà, dans un public d’avant-garde soucieux de changement sur le plan social, politique et culturel. C’est ainsi que des comptes rendus de l’expérience de Bar-sur-Loup paraissent dans la revue l'École Émancipée, jeune revue pédagogique d’idéologie marxiste éditée par la Fédéra­ tion de l’Enseignement (1925). Henri Barbusse, à qui Freinet avait demandé un entretien, lui ouvrit les pages de Clarté, revue créée sous le signe de la Révolution d’octobre 1917 et qui appelait à elle ceux de la jeune « génération du feu » sortis en victimes de la guerre 14-18. De telles démarches furent couronnées de süccès : elles valurent en effet au jeune novateur l’acquiesce­ ment et bientôt la collaboration d’instituteurs non conformistes. Ainsi, la petite école de Bar-sur-Loup mit en marche de façon vivante et décisive la correspondance scolaire. Progressivement, des notoriétés pédagogiques s’in­ téressèrent à l’expérience. C’est ainsi qu’Adolphe Ferrière, ce Maître de l’École Nouvelle, fit inscrire « La Maison des Petits » de l’institut Jean-Jacques Rousseau à Genève, dans une équipe de correspon­ dance inter-scolaire. Deux écoles d’application d’Écoles Normales adhérèrent à leur tour au Mouve­ ment qui prit le nom d’Imprimerie à l’École, celle de Nancy dirigée par M. Duthil, celle de Charleville avec M. Husson qui demeura tout au long de la vie de Freinet un fidèle et précieux collaborateur. L’expérience faisait boule de neige si bien qu’un Congrès fut envisagé. Il eut lieu à Tours (1927). Une cinquantaine d’écoles adhérant au Mouvement y étaient représentées, y compris des écoles étrangères, avec participation d’enseignants du second degré. Ce Congrès de Tours avait pour Freinet une portée 26

historique : il était la consécration du Mouvement international de l’Imprimerie à l’École, l’affirmation justifiée d’une pédagogie nouvelle : la pédagogie Frei­ net. Freinet apportait à ce Congrès les preuves irréfu­ tables des bases déjà solides de ce qui serait un jour son œuvre. Sa pédagogie, il en marquait l’efficacité pédagogique et culturelle dans son premier livre : l’Imprimerie à l’École, que les congressistes se dispu­ taient car, tiré en dernière minute, les exemplaires présents en étaient comptés. Dans cet ouvrage essen­ tiellement pratique, Freinet justifiait, certes, l’esprit nouveau d’une pédagogie qui rompait avec la pédago­ gie traditionnelle, mais surtout il s’attachait à préciser les détails techniques, le maniement du matériel, les erreurs à éviter dans l’emploi d’un outil qui deman­ dait conscience, précision et habileté. Tous biens qui se justifiaient par le renouveau de la pratique scolaire et les avantages intellectuels et moraux qui en résultaient. Ces divers aspects d’une pédagogie deve­ nue collective avaient été du reste le sujet de circu­ laires, de comptes rendus, de rapports, au long de l’année 1926-27. Le Congrès en tirait les enseigne­ ments et critiques pour un nouveau pas en avant. Étaient présentes aussi à ce Congrès les premières créations de littérature enfantine : la Gerbe, revue d’enfants mensuelle, recueil de textes libres des écoles adhérentes, et le premier numéro d’une collection, Enfantines, qui prenait le départ avec le récit d’un petit berger des Hautes-Alpes : François le petit berger (École de Sainte-Marguerite). Des dessins d’enfants et des peintures affrontaient pour la première fois la critique des visiteurs, plus ou moins réticents il faut le dire. Sans nul doute ce Congrès de Tours, où des 27

éducateurs passionnés par leur métier apportaient leurs travaux et leur enthousiasme, démontrait que la libre expression de l’enfant se trouvait à l’origine d’un renversement de conception de l’éducation, phéno­ mène général, prenant le pas sur la simple pratique scolaire des programmes et de l’acquisition. Le problème essentiel reste celui que Freinet pose dans son compte rendu d’expérience à Bar-sur-Loup en liaison avec les écoles-adeptes, problème qui centre son ouvrage l'Imprimerie à l’École. « Ces avantages de l’Imprimerie à l’École, technique centrale de la pratique scolaire, cette unification de l’en­ seignement, ne sont-ils pas acquis au prix de sacrifices trop grands d’efforts et de temps? Autrement dit, les avantages incontestables de l’Imprimerie à l’École sont-ils assez impor­ tants pour que cette technique puisse être recommandée dans les écoles publiques? »

On a déjà tant d’occasions de perdre son temps en classe qu’il serait dangereux, en effet, d’introduire une pratique pédagogique qui aggrave les dégâts. Mais travailler avec l’imprimerie, outil majeur qui renforce la liberté d’expression et d’activité de l’en­ fant, ce n’est pas perdre du temps, mais au contraire en gagner car les activités qui en découlent sont un enrichissement du comportement de l’enfant. Quels sont les avantages sûrs de la technique nouvelle? • Agilité manuelle et coordination harmonieuse des gestes. • Fini du travail : éducation de l’attention; chaque signe a son prix car il faut que le texte imprimé soit le plus parfait possible. • Exercice progressif de la mémoire visuelle. • Apprentissage naturel, sans effort, de la lecture et de l’écriture des mots. 28

• Sens permanent de la construction de phrases correctes. • Apprentissage de l’orthographe par globalisation et analyse des mots et des phrases à la fois. • Sens de responsabilité personnelle et collective. • Climat nouveau d’une communauté fraternelle et dynamique. La correspondance scolaire élargit l’univers de l’en­ fant, motive les activités humaines, répond à l’affecti­ vité expansive des enfants, apporte unité de travail et de comportement dans la classe. Le texte libre libère la pensée de l’enfant, facilite son expression, est à l’origine d’une littérature enfantine authentique dont La Gerbe et Enfantines (récits d’enfants réels ou imaginés) sont une démonstration déjà positive. La libre expression facilite la créativité de l’enfant dans le dessin, la musique, le théâtre, élargissements naturels de l’activité enfantine progressivement res­ ponsable de ses comportements affectifs, intellectuels et culturels. C’est là un départ rassurant pour la conquête d’une vie d’homme. Lancés sur cette pente favorable, les praticiens de l’imprimerie vont mettre les bouchées doubles, resser­ rer l’unité pratique et intellectuelle de leur Mouve­ ment et, inévitablement, ira s’aggravant l’opposition d’une école rénovée et active à l’école traditionnelle oppressive et dominée par la scolastique ancestrale. Intervenant de façon plus abrupte, Freinet va, quelques mois plus tard, lancer un slogan d’attaque ouverte : Plus de manuels scolaires. Édité en 1928, c’est le titre de son second ouvrage de pédagogie pratique, sur lequel nous allons revenir. On peut se demander comment, en un si court laps 29

de temps — cinq années au maximum —, l’empi­ risme pédagogique des débuts de Bar-sur-Loup est devenu une pratique pédagogique généralisée à plu­ sieurs centaines d’expériences similaires; comment aussi s’est progressivement affirmée la cohérence d’une pédagogie dont la sûreté technique draine et oriente efficacement l’idéologie de la libre expression de l’enfant. Seule la pratique apprend et éduque. C’est exact et c’est la ligne même de la tradition. Mais encore faut-il que la pratique soit orientée par des directives efficientes qui sont celles d’une théorie sortie de la pratique précédente. Freinet eut la chance d’éclairer sa route incertaine, où les erreurs anéantissaient parfois les réussites, par les principes d'Éducation Nouvelle qui, à cette époque, apparaissait dans l’actualité pédagogique. C’est en septembre 1922 que Freinet lut les deux volumes de L’École Active d’Adolphe Ferrière. Ce fut pour lui comme un appel d’air au moment où il se débattait entre les ravages subis par l’enseignement traditionnel maintenu dans sa classe et le bachotage des œuvres des Maîtres en vue de l’examen. Déjà, comme nous l’avons vu, il avait ouvert quelque peu sa classe sur le monde et hasardé les premières sortiespromenades, sévèrement jugées par son directeur et quelques parents. Ainsi, lisant l' École Active, il trouvait à chaque page la justification de ses prudentes innovations de détente et de liberté. Les instants de libre expression des enfants pouvaient se justifier désormais par l’esprit et par les actes d’une lignée de pédagogues authentiques. Une lignée qui venait de loin, de Comenius, de Luther, Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi et, dans l’actualité immédiate, des Maîtres devenus prati30

ciens dans des écoles démonstratives de la valeur réaliste de la théorie nouvelle : G. Kerschenteiner (Arbeitschule), Paul Robin (École de Cempuis), Cla­ parède (Maison des Petits à Genève), Decroly (École de l’Ermitage à Bruxelles), Mme Montessori (le Case dei Bambini), Dewey (Écoles laboratoires). « L’activité spontanée, personnelle et productive, écrivait A. Ferrière, tel est l’idéal de l'École Active... Partir des

activités spontanées des enfants; partir de leurs activités manuelles et constructives, partir de leurs activités mentales, de leurs affections, de leurs intérêts, de leurs goûts domi­ nants ; partir de leurs manifestations morales ou sociales telles qu’elles se présentent dans la vie libre et naturelle de tous les jours, selon les circonstances, les événements prévus ou les imprévus qui surviennent, voilà le point de départ de l’éducation. »

Un témoignage autorisé qui rassure, qui va à la source des comportements des êtres et qui dépouille l’illusion des mots hermétiques, et la prétention des systèmes des notoriétés. C’est par cette voie seulement qu’on peut arriver à connaître l’enfant pour l’orienter vers les nobles apprentissages de la vie. « Ma longue expérience des hommes simples, des enfants et des bêtes, m’a persuadé que les lois de la vie sont générales,

naturelles et valables pour tous les êtres. C’est la scolastique qui a dangereusement compliqué la connaissance de ces lois en nous faisant croire que le comportement des individus n’obéit qu’à des données mysté­ rieuses dont une science prétentieuse s’attribue la paternité, dans une sorte de chasse gardée où les gens du peuple, y compris les instituteurs, n’ont point accès. ... Mais êtes-vous sûrs que la plupart de ces idées que les intellectuels croient avoir découvertes ne courent pas le peuple depuis toujours et que ce n’est pas l’erreur scolastique

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qui en a minimisé et déformé l’essence pour la monopoliser et l’asservir (5)? »

PLUS DE MANUELS SCOLAIRES

« Dans tout métier, il y a une technique à dominer. On la domine non par des trucs ou des sortilèges, mais selon des lois simples et de bon sens, car il n’y a jamais contradiction entre science et technique d’une part, bon sens et simplicité d’autre part. Le chercheur de génie est toujours celui qui va vers la simplicité et la vie. »

Les Dits de Mathieu.

« Les manuels sont une invention spécifiquement scolaire dont l’emploi n’a pas dépassé le cadre de l’enseignement [...] On a édité, il est vrai, des manuels de conversation pour les étrangers en voyage, des manuels de savoir-vivre, des manuels pour les automobilistes, mais ce ne sont là que des ouvrages succincts de documentation élémentaire qui ne prétendent point dispenser de l’apprentissage actif de la langue, du conformisme social, de la conduite de la voi­ ture. [...] Pour les recherches intellectuelles hors du cadre scolaire, on se libère des manuels, si imposants soient-ils, pour recourir au travail de bibliothèque, de documentation critique, d’argumentation personnelle, qui sont à la base de la recherche désintéressée (6). »

La recherche désintéressée, répondant aux exi­ gences de l’esprit, libéré des servitudes scolastiques, Freinet en fait chaque jour l’expérience dans sa petite école prolétarienne. Certes les réalités négatives de la (5) Les Dits de Mathieu. (6) Plus de Manuels scolaires (1928).

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pauvreté sont visibles dans la classe de Bar-sur-Loup au local poussiéreux, au mobilier vétuste. Mais y sont certaines les réalités immédiates de travail, de climat humain, d’organisation des diverses disciplines scolai­ res : l’imprimerie qui centre la presque totalité des activités scolaires, fait de ce lieu aux pauvres appa­ rences, un laboratoire d’éducation vivante qui sera la base d’une rénovation profonde de l’enseignement. Certes, les créations profondes d’installation fonc­ tionnelle, les richesses documentaires, les ateliers d’apprentissage ne sont encore qu’à l’état de projets, mais de projets qui deviendraient bien vite réalités si un budget confortable était mis à la disposition du novateur. Pour l’instant, l’essentiel est de témoigner en faveur d’une pratique pédagogique nouvelle efficiente et qui, inévitablement, appelle des démolitions dans le conformisme scolaire. Tout d’abord, apprenons à écrire et à lire correcte­ ment. Sans syllabaire, cela va de soi : « les syllabaires portent en eux — plus encore que les manuels des degrés suivants — toutes les tares de l’école traditionnelle. Quelle est d’ailleurs la valeur spécifique de ces sylla­ baires? Il est passé le temps où l’on mettait, entre les mains des enfants, le vrai syllabaire nu:aeiou — babebibo bu... Ce serait cependant une erreur de croire que les syllabaires actuels soient essentiellement différents de leurs ancêtres et qu’ils aient évolué autrement que par leur forme ou leur présentation typographique. « En lecture, la majorité des méthodes sont dominées par la préoccupation de faire connaître d’abord, et le plus vite possible, les éléments représentés par les lettres ou les sons, de manière à permettre à l’enfant de les réunir pour aboutir à la lecture de toutes les combinaisons possibles.

33 L'itinéraire de Celestin Freinet 2.

Dans les meilleures d’entre elles, on fait appel à l’intérêt, en choisissant judicieusement des mots où se trouvent les sons représentés et en s’efforçant ainsi d’attirer l’attention de l’élève sur le son qu’on veut isoler : c’est un procédé dit analytique synthétique, qui est certes un grand progrès sur le système alphabétique pur d’autrefois. Mais en dernière analyse, il est certain qu’il est surtout dominé par la préoccupation de suivre un ordre déterminé dans l’étude des sons, en allant des sons représentés par une lettre aux sons représentés par deux ou plusieurs lettres, puis à la lecture de plusieurs sons associés en mots, et enfin à celle des phrases. Les exercices d’application sont basés sur cette préoccupation; on ne passe à un élément nouveau que lorsque les éléments précédents sont connus. L’enfant ne peut lire un texte donné que s’il a parcouru les étapes antérieures. Aussi l’élève qui s’absente pour une cause quelconque a-t-il bien de la peine, s’il y parvient, à se mettre au niveau de ses condisciples (7). ” De l’avis même du Dr Decroly, « on peut affirmer aujour­ d’hui que le procédé habituel d’enseignement de la lecture par la voie phonétique auditive, en procédant par l’étude des syllabes et des sons pour arriver à une généralisation, ne se défend pas au point de vue psychologique (8). »

Lecture globale. A cette conception désuète de l’apprentissage de la lecture, les pédagogues contemporains ont substitué une méthode basée sur ce qu’ils appellent la « vision syncrétique » de l’enfant, c’est-à-dire la tendance qu’il a à voir un ensemble, un tout, avant d’en étudier les détails. « La mère, dit le Dr Decroly, sans avoir recours à aucune méthode consacrée, avec l’aide de l’entourage de l’enfant, apprend à celui-ci toutes les difficultés de la langue; sans songer ni à analyser ni à sérier les exercices, elle se fait peu à (7) Dr Decroly : La fonction de globalisation et l’enseignement,

(Revue de l’Enseignement, N° du 29 janvier 1928). (8) G. Boon : Essai d'application de la méthode Decroly dans l'Enseignement Primaire. (Office de Publicité, Bruxelles 1924). 34

peu comprendre et imiter. Si ce miracle de l’acquisition du langage par le procédé maternel — qui n’a rien de formel ni de consciemment logique, mais qui est logique quand même — si ce miracle était mieux connu des éducateurs, ils verraient probablement plus clair dans tout le problème que nous abordons ici. Le procédé de la mère est un procédé global (syncrétique ou schématique suivant les auteurs) (7). » Se basant sur ce « pouvoir syncrétique » ou, pour parler moins scientifiquement, sur le « pouvoir de globalisation », le Dr Decroly a conclu à la nécessité de commencer directe­ ment l’apprentissage de la lecture par la phrase, pourvu que celle-ci « exprime une idée connue de l’enfant ». Nous ne dirons pas ici les fondements psychologiques d’une telle méthode, aujourd’hui universellement appréciée. Nous nous proposons seulement d’en étudier la réalisation pratique à l’école primaire, d’en critiquer certaines insuffi­ sances, et de montrer comment nous pouvons, logiquement, porter cette méthode naturelle jusqu’à ses limites extrêmes de simplicité. La théorie de la lecture globale nous paraît excellente ; mais la pratique en a été trop souvent encore asservie aux vieilles routines. Le Dr Decroly connaît l’importance primordiale de l’inté­ rêt pour l’acquisition de la lecture. Mais il admet trop facilement le divorce entre l’école et la vie puisqu’il croit à la nécessité « d’éveiller » l’intérêt, comme si celui-ci n’existait pas hors de la classe. Éveiller l’intérêt par des leçons d’observation plus ou moins académiques, terminées par l’écriture de quelques phrases sans vie, trop souvent indifférentes à l’esprit de l’enfant, ne saurait nous satisfaire, car de nombreux éduca­ teurs, dans la hâte qui caractérise l’école actuelle, n’iront même pas, ou du moins pas toujours, jusqu’à l’observation véritable. Ils s’arrêteront à l’observation d’images sous les­ quelles on aura placé à l’avance la phrase étiquette, procédé (7) Dr Decroly : La fonction de globalisation et l’enseignement (Revue de l’Enseignement, N° du 29 janvier 1928).

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plus commode et répondant mieux aux habitudes d’ordre et de préparation méthodique en honneur dans nos classes. Je sais bien que le Dr Decroly condamne cet emploi exagéré des images : « L’image ne suffira pas non plus, dit-il; et il importe de le répéter, malgré la grande utilité des images, elles ne sont qu’un pis aller, qu’une aide et demandent à être préparées par des réalités, par des activités vécues, sans quoi, comme les mots, elles anticipent et nuisent à la formation des idées nettes et coordonnées; elles nuisent, comme les mots, surtout par les occasions qu’elles enlèvent d’agir, d’expérimenter, de réaliser... » La nécessité de préparer à l’avance fiches et étiquettes pour la lecture globale suppose que l’objet d’observation ou l’image ont été déterminés à l’avance par l’éducateur, que les phrases ont été établies sans tenir un compte exact du besoin d’expression des enfants au moment de la leçon. Les phrases à lire peuvent dès lors avoir un certain intérêt, mais il est certain aussi qu’elles ne peuvent être l’expression véritable des enfants. La lecture globale ainsi comprise, tout en étant un progrès considérable sur les méthodes antérieures, reste cependant, et par suite surtout de nécessités matérielles, esclave du travail préétabli par le maître. Elle ne saurait donc réaliser les conditions d’intérêt requises pour un enseigne­ ment psychologiquement idéal.

Les Syllabaires basés sur la lecture globale. Les difficultés d’application de la méthode globale dans les classes maternelles et surtout dans les sections enfantines des classes à plusieurs cours, devaient naturellement donner naissance à des syllabaires, conçus selon la méthode globale, et prétendant rendre pratique dans nos classes l’application de cette méthode. Malgré le soin apporté par les auteurs pour classer images et phrases par centres d’intérêt, nous sommes là encore en présence de manuels auxquels nous faisons les griefs capi­ taux : — d’être des manuels ; 36

— de ne pas répondre au besoin d’expression des enfants ; — d’être basés sur l’explication d’images plus que sur l’activité enfantine, de se juxtaposer à la vie de l’enfant au lieu de l’amplifier et de l’élever. Les auteurs de syllabaires nous objectent qu’il y a cependant une progression à suivre et que ce n’est pas faciliter l’acquisition que d’accumuler simultanément, sous les yeux des enfants, toutes les difficultés de notre langue. Et, opérant ainsi une sorte de compromis entre les méthodes analytiques, synthétiques et les méthodes globales, ils pré­ sentent à l’enfant des mots simples :

le rat, le roti, la morue. auxquels font pendant des phrases... enfantines : Toto rame, Marie a ri, La mule remue, La tomate mûrira, Le rôti attire le rat, Marie ira à la rue, Riri tuera le rat (9). Une gravure explique que Toto rame. Quant aux autres phrases, le maître essaiera, par quelque histoire hâtive, de les rattacher à la vie enfantine. Il ne réussira pas toujours à en faire comprendre parfaitement le sens et quelque élève ne manquera pas de demander : « Pourquoi la mule remue la tomate?... » C’est que le livre n’est pas parvenu à toucher le fond de l’être. Sa simplicité, toute apparente, n’est obtenue qu’aux dépens de la compréhension du langage et du développement de la pensée. Elle est basée sur une progression toute formelle qui ne correspond nullement à une conquête véritable. L’enfant n’apprend rien que quelques syllabes — au prix d’un abêtissement : car nous estimons qu’il y a abêtissement toutes les fois qu’on force l’enfant à lire quelque chose qu’il ne comprend pas et qu’il ne sent pas. (9) Delaunay, Fontaine et Raffin : La lecture joyeuse (Éditions de de l’Enseignement, Marseille).

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Allons-nous donc, sous prétexte de rendre le plus rapide possible l’acquisition de la lecture, nous contenter de présen­ ter sous une forme nouvelle les vieilles erreurs? Sous prétexte de graduer les difficultés, de développer l’intelligence, tien­ drons-nous longtemps encore les enfants le nez penché sur des pages sans vie et ne trouverons-nous rien de mieux que de pratiquer éternellement, avec les tout petits, l’éducation nettement autoritaire et oppressive que nous condamnons pour leurs aînés? Nous nous efforçons justement, se récrieront les auteurs de manuels, de rendre la lecture agréable. Delaunay, Lafosse et Raffin n’intitulent-ils pas leurs syllabaires : « La lecture Joyeuse »? Hélas! Ils ressemblent au geôlier qui porterait des fleurs dans la cellule d’un condamné et qui parlerait alors, libéralement, de Prison Joyeuse. Ce que désire le condamné, c’est le soleil, la liberté et la vie. Illustrez vos syllabaires, mais vous ne parviendrez pas à changer la méthode qui est mauvaise, parce que retardataire et oppressive. Nous ne disons pas que les fleurs — nous voulons dire : les illustrations — soient inutiles. Lorsque ce sont de jolies fleurs, naïves et claires, elles mettent certes de la joie à l’âme des condamnés, quel que soit le texte. Ce que l’enfant demande, c’est le soleil intérieur, l’air, la vie. Et vos méthodes ne peuvent les lui donner. •Nous serions tentés de conclure comme Sanderson : « Créer une méthode qui vise à rendre l’étude aisée, c’est perdre son temps... » S’exprimer.

La pédagogie contemporaine ayant reconnu la puissance fondamentale de l’intérêt, s’est engagée timidement dans la nouvelle voie. Elle a essayé, par l’extérieur, d’éveiller l’atten­ tion de l’enfant, mais comme si celui-ci n’était pas capable, par sa nature, de se donner tout entier à une tâche. Aussi n’a-t-elle pas été exigeante sur la qualité de cet intérêt. Elle a fait cette constatation superficielle qu’il faut 38

peu de chose pour captiver l’enfant : des exercices courts, de Fréquents changements d’activité suffisent à maintenir l’ap­ plication au travail. Les partisans de vieilles méthodes de syllabation nous diront même que l’enfant s’amuse parfois de la nudité des lettres ou des syllabes et qu’il ne lui déplaît pas d’entendre sa voix, mêlée à d’autres voix, psalmodier mollement le texte de la leçon. Nous devons ici faire une distinction capitale qu’il ne faudra jamais négliger quand nous parlerons d’intérêt par l'Imprimerie à l’école. L’intérêt, spécifiquement scolaire, obtenu au moyen des méthodes d’enseignement aujourd’hui existantes — qu’elles soient basées sur la lecture méthodique des manuels ou la manipulation de cartons préparés à l’avance — est toujours un intérêt superficiel, qui n’est pas inhérent à la personnalité enfantine et ne prend pas ses racines au plus profond de l’individu. « Lorsqu’il est nécessaire de créer l’intérêt autour d’un objet ou d’une idée (10), c’est justement que cette idée ou cet objet en manquent pour l’enfant. Au surplus on n’a pas réellement rendu intéressantes des choses qui ne l’étaient pas. On a simplement fait appel à l’amour du plaisir. On a excité l’enfant dans une certaine direction avec l’espoir que, d’une manière ou d’une autre, il s’assimilerait, durant cette période d’excitation, des matériaux qui n’ont rien d’attrayant pour lui. Or, il y a deux types de plaisir. Il y a celui qui accompagne l’activité. On le retrouve partout où le moi s’exprime pleinement. C’est l’énergie qui se déploie en prenant conscience d'elle-même. Cette sorte de plaisir est toujours absorbée par l’activité ellemême. Elle n’a pas dans la conscience une existence indépendante. C’est le type de plaisir qui accompagne un intérêt légitime. Il est produit par les besoins de l’organisme. L’autre espèce de plaisir provient d’un contact. Il est le produit de notre réceptivité. Il est suscité par l’extérieur. Nous prenons de l’intérêt, nous obtenons du plaisir, disons-nous ! Ce type de plaisir peut être isolé de ses concomitants. Il existe par lui-même dans la conscience comme plaisir et non pas comme plaisir d’agir. (10) J. Dewey : L’École et l'Enfant. ot>. cit.

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Quand les objets sont rendus intéressants par l’éducateur c’est ce second type de plaisir qui entre en jeu. On a profité de ce que l’excitation d’un certain organe s’accompagne d’une certaine somme de plaisir. Ce dernier est utilisé pour couvrir le fossé qui sépare le moi actif d’un certain objet manquant d’intérêt pour lui. Ici encore, le résultat obtenu est une division d’énergie du moi. ... Mais quand on reconnaît l’existence chez l’enfant de pouvoirs qui ne demandent qu’à se développer, s’offrant à nous comme points d’appui pour que nous en assurions le fonctionnement normal et que nous les disciplinions, alors nous possédons une base solide pour édifier notre œuvre d’éducation. L’effort surgit normalement lorsqu’on tente de donner libre carrière à ces pouvoirs pour en assurer la croissance et l’épanouissement. Et en agissant ainsi, d’une manière adéquate sur ces impulsions, on obtient ce sérieux, cette attention, cette concentration du moi vers un but défini, qui produisent l’habitude solide et permanente de mettre sa personnalité tout entière au service de fins élevées. Mais cet effet ne dégénère jamais en corvée, en une tension nerveuse préjudiciable et vaine, parce que l’intérêt le pénètre, parce que le moi s’y donne intégralement. » Telle est bien, dans la recherche de notre méthode nouvelle, notre constante préoccupation : exploiter, pour nos fins éducatives, le besoin de curiosité et d’activité qui est en tout être vivant; amener au jour les pensées intimes de nos élèves, les exprimer, les classer, pour les fixer enfin par l’imprimerie avant de les utiliser pour le travail scolaire. Nous serons certains alors que notre enseignement tracera un sillon, car tout l’individu sera tendu vers ce but : s’exprimer, lire l’expression imprimée, et s’épanouir. Les « bons » maîtres nous objecteront peut-être qu’ils savent aussi faire parler l’enfant pour rechercher cette base féconde de leur enseignement. Mais sont-ils arrivés à cristalliser la pensée, le langage enfantin, en une lecture imprimée de forme définitive? Et ne sont-ils pas toujours contraints de faire lire exclusivement, en caractères imprimés, ce que des adultes ont pensé, exprimé, imprimé? Cette

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pratique est cause d’une dissociation du moi, d’un divorce irréductible entre les diverses activités scolaires, tares exces­ sivement préjudiciables à l’élévation intellectuelle et morale de l’individu, et au rythme de l’éducation.

Et vous, les mamans, vous donnez-vous beaucoup de peine pour apprendre à parler à votre enfant? Il ne vous semble pas... Il a dit un jour : pa!... pa! et le voilà qui parle presque couramment maintenant. Il n’a fallu pour cela ni leçon scolastique, ni aucun effort apparent ou systématique. Il s’est « élevé » lentement parce qu’il éprouvait le besoin de s’exprimer, parce qu’aussi la mère n’a pas commis la maladresse de faire cesser le gazouillis de l’enfant et de le remplacer par un apprentissage « méthodique » et « scienti­ fiquement » gradué. L’enfant parlait; sa maman l’a seulement aidé à s’exprimer correctement. D’instinct toutes les mères procèdent ainsi, et cela leur réussit fort bien, puisque tous les enfants apprennent à parler avec une rapidité incroyable. Pensez pourtant à ce que représente d’efforts l’acquisition du mécanisme complet du langage : pensez au nombre de mots qu’apprend l’enfant, à la souplesse qu’acquiert bien vite son expression : activité cérébrale, activité visuelle, activité physique, tout est mis en branle. Il suffit d’ailleurs de voir parler un jeune enfant pour comprendre à quel point cet effort accapare tout son être. Inutile de le stimuler : dans sa soif d’apprendre et de connaître, il semble invincible. Il est maintenant un petit écolier de cinq ans. Il possède presque le monde et la sûreté de ses conquêtes est toujours émouvante. Pour lui apprendre à lire, pour lui enseigner une technique considérablement moins compliquée que celle du langage, il faut à l’instituteur des mois entiers d’efforts scolaires. Ce qui est plus grave encore, c’est que l’enfant qui, jusqu’à ce jour, avait tout appris en vivant, se voit contraint à une activité anormale dont il ne voit d’ailleurs plus le but et qui, bien

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souvent, réprime en lui tout besoin d’expression ou de curiosité. « Les pédagogues sont passés par là! diraient des parents malveillants, et ils ont compliqué comme à plaisir ce qui est pourtant simple et naturel. » C’est que l’apprentissage de la lecture se ressent encore des temps magiques où écriture et lecture étaient l’apanage exclusif de quelques privilégiés. Le prestige du « savant » nécessitait alors un apprentissage fort long que seuls des “ élus ” pouvaient mener à bien. Les initiés semblaient dire à leurs élèves : « Ah! vous voulez apprendre à lire?... Mais c’est excessivement long et difficile, savez-vous!... » Et ils ont, effectivement, accumulé les obstacles de telle sorte que des enfants qui étaient parvenus sans efforts — en jouant et en vivant — à parler correctement une langue riche sont parfois incapables d’apprendre à lire et à écrire quelques centaines de mots. Témoins de l’aridité de leurs efforts, les instituteurs se sont persuadés à leur tour que l’acquisition de la lecture était chose exceptionnellement difficile, et cette déformation pro­ fessionnelle les a souvent empêchés de se lancer dans des voies plus naturelles et plus accessibles. Pour l’enfant de cinq-six ans, déjà développé et éduqué, la technique de l’écriture et de la lecture est évidemment plus facile à acquérir que ne l’est celle du langage au cours des premières années. Il n’y a donc plus de raison pour que cet apprentissage ne soit excessivement plus rapide, et cela, sans recours aux ruses inventées par les pédagogues, aux contraintes et aux punitions. Tous les procédés contemporains d’inspiration ludique sont également inutiles, ou du moins non essentiels pour l’apprentissage de la lecture. Que des pédagogues inventent des jeux pour distraire l’enfant tout en éduquant ses sens et son raisonnement, passe encore. Mais il ne faudrait plus laisser croire que tous ces chemins détournés soient indispen­ sables à l’acquisition de la lecture. L’enfant a appris à parler, répétons-le, en vivant — et le jeu n’était qu’une manifestation naturelle de sa vie puissamment riche. Il doit de même apprendre à lire et à écrire en vivant, donc sans efforts

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dissociant sa personnalité, par sa seule volonté d’élévation et d’enrichissement.

S'imprimer. Abandonnons délibérément l’exemple des pédagogues, et imitons les mamans. Nos élèves de cinq ans entrent en classe. Faut-il que, sur le seuil, disparaissent leur activité et leur besoin d’expansion? Ce serait nous priver du principal levier éducatif : le désir d’apprendre et de s’élever, le besoin de vivre. Ne parlons pas de « leçon »; mêlons-nous à nos élèves : parlons tous ensemble, sans but bien défini d’abord, pour une sorte de sondage, car il s’agit de mettre au jour l’idée qui peut, actuellement, les intéresser tous. Nul besoin pour cela de grands talents ni d’inépuisables ressources de conteur. S’il faut presque du génie pour intéresser profondément, de l’extérieur, des petits enfants, il est par contre bien facile de toucher leur âme si on a su les mettre en confiance et entretenir leur besoin d’expression. Nous écoutons donc : nous réprimons l’impétuosité de ce conteur qui voudrait accaparer notre public; nous encoura­ geons tel nouveau venu qui parle en rougissant d’abord, puis se rassure et s’anime... Les histoires abondent : « Ma lapine a fait des petits lapins. » « J’ai trouvé des hannetons en cueillant la fleur d’oranger. » « Hier soir j’ai joué au cheval, j’ai mangé des cerises. » Un intérêt un peu plus général se dessine cependant en faveur de l’une d’elles : Louis, dont le père est rétameur, est allé en tournée au Loup pour trois jours. La nuit, il couchait dans la voiture, son frère dormait dans la remise près de Belle la mule... Louis avait une paillasse. — Il dort si bien dans sa roulotte! Et ce petit timide, qui n’aurait pas même osé lire à haute voix, ne s’arrêterait plus de parler. Il redresse fièrement la tête, ses yeux brillent... — Oui, oui! Écrivons « ça » de Louis! disent les petits compagnons. 43

Voici maintenant le vrai travail de l’instituteur. La maman apprend le langage à son enfant. L’instituteur doit enseigner à ses élèves à parler le plus correctement possible, puis à exprimer leurs idées par l’écriture, à lire enfin, dans les livres, la pensée des autres. Choisissons tous ensemble le contenu du texte. Il s’agit de transcrire le récit de Louis le plus fidèlement possible, et en bon français, naturellement. L’art de l’éducateur consiste surtout à parvenir à cette transcription sans modifier la pensée de l’enfant. C’est là une nécessité essentielle : si, sous prétexte de graduation ou pour toute autre raison qui nous est personnelle, nous modifions cette pensée, nous plaçons l’enfant dans cette regrettable alternative : ou bien ne plus s’intéresser de tout son être au texte élaboré, ou bien, négligeant les modifications apportées, donner aux mots une signification tout à fait personnelle, parfois différente de leur valeur étymologique. Le texte suivant est maintenant au tableau noir : « Eugène et Louis sont allés au Loup. Louis couchait dans la voiture, eugène dormait dans la remise près de la mule Belle. » Ne nous préoccupons pas de savoir si ce texte contient des mots trop difficiles. Les élèves les ont prononcés; s’ils ne savent pas les lire, nous les y aiderons, imitant en cela les mamans. Et ce sera là la lecture globale idéale, celle qui consiste à s’imprégner l’esprit des formes graphiques de pensées qui nous sont personnelles, que du moins nous sentons et vivons intensément. Nous lisons donc globalement d’abord : les élèves les plus avancés identifient déjà les syllabes et rectifient les erreurs de souvenir des débutants. Cette lecture ne demande aucun effort, et elle doit d’ailleurs être faite sans effort. Il s’agit seulement de photographier la forme et la contexture des mots et des phrases. L’intérêt naturel et normal qui a donné jour à notre texte suffit pour que cette opération soit réalisée dans des conditions optimum. 44

Épelons ensuite les lettres, faisons « deviner » quelques syllabes, retrouver des mots, mais sans obstination. N’es­ sayons pas d’utiliser un raisonnement au-dessus de cet âge pour donner à l’enfant quelques idées « logiques » sur la langue. Ne nous impatientons pas parce que tel son, à notre gré, devrait être connu de nos élèves. Continuons nos exercices vivants, aidons les enfants à se reconnaître dans cette traduction de pensées : ils liront demain sans effort ni hésitation ce que nous aurions peiné en vain à leur inculquer aujourd’hui.

La composition et l’impression de ce texte seront le complément naturel de notre travail préparatoire. Nous désignons cinq compositeurs, dont les deux princi­ paux intéressés : Eugène et Louis. Chaque compositeur lit globalement, puis épèle sa ligne, sans oublier les « petits blancs » qui séparent les mots. La tâche répartie, laissons les enfants travailler en paix. Ils ont à leur disposition une police de caractères corps 36, rangés dans une casse spéciale; ils disposent eux-mêmes les caractères dans le composteur, traduisant ainsi mécanique­ ment, matériellement, le texte manuscrit en cliché d’impri­ merie. Inutile de surveiller : tous s’entraident de leur mieux pour bâtir une ligne parfaite, et il n’y a pas d’exemple d’élève se rebutant devant les difficultés ou l’insuccès. Nous constatons à ce travail cette même obstination patiente qui caractérise les enfants occupés à un jeu constructeur; preuve certaine que cette technique est pourtant bien à la mesure de nos jeunes élèves. Il faut voir sans doute dans leur intérêt profond pour leur matériel la raison essentielle du soin apporté au classement et à la conservation des caractères. Ce matériel est comme sacré : depuis deux ans que nous l’utilisons il ne s’est pas perdu un seul caractère, malgré la présence dans notre classe d’éléments anormaux, voire kleptomanes.

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Des enfants de 5-6 ans arrivent très vite à composer sans une faute une ligne de 15 ou 20 caractères. Et quelle satisfaction quand on a réussi ce travail parfait! Égalisation rapide, disposition sur la presse ne demandent que quelques secondes et peuvent d’ailleurs être effectuées par un élève du Cours Élémentaire. Tirage! Les petits eux-mêmes occupent toutes les fonc­ tions : encrage, présentation de la feuille, impression, aligne­ ment des imprimés... Nouveau travail manuel propre, ordonné, sérieux, ayant un but précis : le tirage du texte précédemment pensé, parlé, écrit, lu, composé... Travail toujours réclamé comme une faveur inappréciable, plus prisé même que les jeux de récréation puisque l’équipe à l’impri­ merie, sans se soucier de l’heure de sortie, achève son travail avec le même sérieux et la même application. Pendant que les cinq compositeurs travaillent à la table d’imprimerie, les autres élèves du même degré copient sur un cahier ou sur une feuille de papier le texte au tableau noir. Cette copie est considérée par nous comme la base de notre enseignement de l’écriture. Le débutant qui sait à peine tenir un crayon s’y essaye; il ne réussira les premiers jours qu’un barbouillage informe qu’il complétera d’ailleurs heureuse­ ment par quelque dessin suggestif. Les exercices systéma­ tiques d’écriture ne seront que l’accessoire, que l’entraîne­ ment ayant pour but l’écriture lisible du texte choisi. Les résultats que nous avons obtenus sans effort avec cette méthode nous montrent qu’elle vaut bien toutes les autres pour la rapidité de l’acquisition et qu’elle les dépasse considérablement par le naturel et la logique de son évolu­ tion. Le dessin libre est, à ce degré, le complément indispen­ sable de notre méthode d’expression, de lecture et d’écriture. Par le dessin, chaque enfant revit le récit élaboré en commun; et, chose merveilleuse, il le complète, l’adapte à sa personna­ lité, se l’approprie intimement. Il ne lui suffira pas de dessiner « Louis dans la voiture », il attellera son âne à lui, à la place de la mule Belle; la maison voisine sera sa maison, son chien en gardera l’entrée. Peut-être compliquera-t-il l’épisode 46

de quelque drame particulier qui donnera à son dessin une expression complète de sa propre personnalité. Nous avons su toucher l’enfant; nous avons trouvé le chemin qui mène à son âme; il nous suffit dès lors de permettre, de rendre possible le travail subséquent. Les occupations de découpage et de collage acquièrent aussi une raison d’être. Le tirage terminé, les élèves illustre­ ront, par découpage et collage, la feuille cartonnée qui sera la page quotidienne de leur livre de vie. Ils évoqueront aujourd’hui la roulotte et le cheval à côté de la maison, sous l’œil bienveillant d’une lune monumentale. Ils colleront ensuite sur cette feuille les lignes imprimées, constituant ainsi, au jour le jour, le plus merveilleux et le plus profitable des livres de vie, réalisant la lecture globale idéale, expression même de la vie de l’enfant. Tous les éducateurs apprécieront l’originalité et la valeur pédagogique d’un tel livre et sa supériorité certaine sur tous les syllabaires existants. Nous pouvons, d’ailleurs, par l’imprimerie, compléter encore l’illustration de notre livre de vie. Nos élèves découpent du carton très mince, qu’ils collent sur une planchette. Avec la pointe d’une épingle on grave les détails complémentaires. Et voilà un véritable cliché, entière­ ment œuvre des enfants, que nous pouvons tirer avec notre imprimerie à 20, 30, 50 exemplaires. Ces clichés peuvent être tirés en couleurs diverses puis coloriés, piqués, découpés. Il y a là une source d’activité motivée extraordinairement riche et féconde. Nous ne nous interdisons pas d’ailleurs de compléter nos illustrations par l’emploi de la pâte à polycopie ou du limographe, qui sont cependant beaucoup moins à la portée des enfants que la pratique de l’imprimerie.

Nous tenons à préciser que cette méthode, expérimentée dans une classe de 42 élèves de 5 à 9 ans, peut être employée dans n’importe quelle classe, si chargée soit-elle. Elle ne nécessite nullement un supplément de travail pour le maître 47

ni pour l’école un supplément de dépense, la suppression des syllabaires libérant un crédit important qui sera affecté en partie à l’imprimerie.

Avantages de cette méthode. Surtout, ne dites pas dédaigneusement : nouveauté... tra­ vail satisfaisant le besoin d’activité des enfants!... Nouveauté? Après deux ans de travail à l’imprimerie nos élèves sont familiarisés avec leur matériel autant qu’ils pourraient l’être avec un syllabaire. Et pourtant, c’est vraiment, à chaque séance, la même joyeuse application. Satisfaction du besoin d’activité! N’est-ce pas une incon­ testable qualité de ce matériel? Les pédagogues ont signalé depuis longtemps l’intérêt pédagogique du classement de caractères d’imprimerie. Nous avons donné à cette occupa­ tion un sens profond, essentiellement éducatif, qu’il est nécessaire de montrer ici : En composant, l’enfant ne fait pas qu’assembler des caractères comme il assemblerait des chiffres pour obtenir un nombre quelconque. En composant, l’enfant crée un peu de vie, et surtout une portion de sa vie à lui. Ce composteur qu’il vient de remplir, et dont il corrige maintenant les fautes, contient une partie vivante de ce texte qui l’a intéressé. Et ce n’est pas une besogne vaine. On imprimera ensuite : l’enfant verra sortir de ce bloc magique, avec un étonnement toujours renouvelé, quelques jolies lignes qui seront entièrement son œuvre et qu’il lira avec avidité. Je ne m’abuse point : malgré les difficultés de la composi­ tion, malgré les ennuis divers qui peuvent survenir : carac­ tères mal placés dans le composteur, ligne tombant au moment de l’achèvement, erreur de ligne, etc., malgré la perfection demandée — ou est-ce peut-être à cause de cela? — ce travail de composition à l’imprimerie exerce une attirance incroyable. "Mais surtout, ne vous impatientez pas et ne venez pas au secours du compositeur pour terminer, en deux tours de mains, ce travail si délicat pour l’enfant; celui-ci interprète-

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rait votre intention généreuse comme une offense véritable. Il veut faire ce travail : il coordonne de son mieux ses connaissances et ses mouvements ; il y passera trente minutes peut-être, mais quel profit aussi et quelle joie ! Il faudrait voir l’élève triomphant apporter lui-même le composteur sur la presse, en le tenant soigneusement dans ses petites mains refermées... Il a terminé. Il rejoint sa place en sautillant. Les progrès sont naturellement rapides. Cet enfant ne connaît encore que quelques signes, mais il a voulu composer. Il cherche la lettre S. Il va du tableau à la casse, de la casse au tableau; il compare, il demande à ses compagnons plus avancés, à son instituteur parfois. Et la lettre S sera bien définitivement connue. Chaque séance de composition fait ainsi constater des progrès très sensibles en épellation et en lecture. Nul pédagogue n’a pu d’ailleurs, jusqu’à ce jour, nier qu’une activité scolaire ainsi comprise ne soit éminemment éducative. On nous a seulement objecté : « Que vous donniez ainsi aux enfants le désir et le goût de la lecture, cela est certain. Mais n’ajoutez-vous pas, aux difficultés ordinaires de la lecture, l’écueil d’une lecture à l’envers des caractères d’imprimerie? » Une difficulté est dangereuse à semer sous les pas des enfants quand ceux-ci ne peuvent la surmonter. Mais venez visiter nos écoliers au travail et vous verrez s’ils donnent l’impression de faire une besogne excédant leurs forces; vous verrez s’ils s’endorment comme devant vos manuels. S’il y a difficulté, tant mieux, dirais-je, puisque nos élèves sont heureux de faire effort pour réaliser le but qu’ils se sont assigné. Cette difficulté est d’ailleurs très rapidement vaincue, sauf pour les lettres interchangeables b d, p q, é è, sur lesquelles on hésitera jusqu’à un âge assez avancé, malgré les procédés correctifs que nous avons imaginés. Mais l’expérience nous a montré que cette hésitation n’a aucune influence dangereuse sur l’apprentissage de la lecture. Tous les débutants, et avec n’importe quelle méthode, ne confondent-ils pas longtemps

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ces lettres? Cette confusion est corrigée chez nous, et dans une très large mesure, par l’entraînement à la vision globale. En pratique, l’élève qui hésite devant b d, p q, lues isolément, ne commet jamais semblable erreur dans la lecture des mots et des phrases.

Si, au bout de quelques semaines de cet exercice, un pédagogue soucieux de la « forme graduée » en tout enseigne­ ment, si un inspecteur, dérouté par un contrôle apparemment plus difficile, venait nous dire : — Où en sont vos débutants ? A quelle syllabe? Nous répondrions que nous n’en savons rien. Demandez à la mère : — Que sait dire votre enfant? Où en est-il en langage? — Ma foi, vous répondra-t-elle, il y a des mots qu’il prononce convenablement, d’autres qu’il essaye d’articuler. Avec mon aide il en baragouine quelques autres. Mais il commence à se faire comprendre — du moins je le comprends et je suis satisfaite. Voyez comme il est heureux aussi de pouvoir parler tout au long du jour! Il n’arrêterait pas... D’un mois à l’autre il fait des progrès incroyables... Bientôt il parlera couramment... Nous vous dirons de même avec cette assurance et cette confiante certitude : — Nos élèves connaissent presque toutes les lettres de l’alphabet (que nous importe qu’ils ignorent encore les quelques lettres rarement employées). Les syllabes difficiles? Ils commencent à savoir les lire; cela dépend de leur disposition dans les mots. Ils en connaissent un grand nombre qu’ils lisent sans erreur; d’autres que nous sommes obligés de leur lire en entier pour qu’ils les répètent... Et cela dépend encore des individus, car chacun marche à son pas. Mais ils commencent à comprendre ce qui est écrit. En les aidant par-ci par-là, tous lisent nos textes. Nous sommes heureux d’écrire sous leur dictée de petites histoires intéres­ santes et de les leur faire lire, mais ils sont encore plus fiers que nous de lire leurs pensées. Et puis, de jour en jour, imperceptiblement, sans que nous les forcions à cette tâche, 50

ils liront couramment. Ils ont appris à écrire et à lire comme ils ont appris à parler. Ils ont monté lentement, graduellement, du langage à la lecture. Peut-être, avec d’autres méthodes, accompagnées de coercition, seraient-ils arrivés aussi tôt à une lecture correcte? mais cette acquisition aurait été faite certainement aux dépens de leur intelligence et de leur bon sens, aux dépens de leur vie. D’ailleurs, pour une catégorie importante d’élèves intelli­ gents — de ceux qui toujours brûlent les étapes — l’apprentissage de la lecture est ainsi considérablement plus rapide et peut être réduit pratiquement à quelques semaines. La conception globale qui est à la base de notre méthode permet à tous les autres élèves de copier et de lire de très bonne heure des textes préparés pour les autres cours, ce qui facilite le travail dans les classes hétérogènes. Par cette étude naturelle de la lecture, chaque élève, quelle que soit la date de son arrivée en classe, ou son retard à cause des absences ou des maladies, est entraîné immédiatement au travail commun dont il sent d’emblée tout l’intérêt. Cet avantage n’est pas négligeable dans nos classes rurales où les absences, pour diverses causes, désorganisent si profondé­ ment le travail scolaire. Nous n’excluons pas systématiquement de notre classe tous les éléments d’intérêt que les méthodes actuelles, anciennes ou nouvelles, ont pu y introduire. Nous possédons de beaux livres d’images que les enfants pourront lire individuellement ou par groupes, ou avec l’aide de quelque camarade plus avancé. Et les syllabaires, lorsqu’ils sont suggestifs et de lecture agréable, auront leur place aussi sur les rayons de notre petite bibliothèque. Nous ne méconnaissons pas non plus les avantages scolaires de jeux divers imaginés par des pédagogues contemporains. Nous louerons davantage encore les occupations naturelles et considérablement éducatives que sont le jardinage, l’élevage, etc. Mais l’école actuelle considérait ces occupations comme indispensables à l’acquisition de la lecture. Elle en faisait l’essentiel du travail scolaire. Nous rétablissons l’équilibre naturel en donnant le pas à la vie des enfants et à sa

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traduction manuscrite, puis imprimée, grâce à l’Imprimerie à l’École. Nous sommes certains de redonner ainsi à tout notre enseignement élémentaire une nouvelle vigueur.

Suppression des manuels. Notre lutte contre les manuels scolaires à partir du Cours Préparatoire va sembler à certains assez téméraire, tellement les auteurs et les éditeurs contemporains se sont appliqués à rendre attrayante la lecture de leurs ouvrages. Adaptation du texte à l’intérêt de l’enfant et aux nécessités scolaires, illustration riche et suggestive, typographie se pliant à tous les caprices des auteurs... Il semble vraiment que le manuel soit en train de parvenir au dernier degré de richesse et de perfectionnement. En face de cet effort certes appréciable nous ne devons pas nous lasser de répéter que nous ne critiquons pas ici les livres en eux-mêmes, mais seulement l’emploi de manuels qu’en font les éducateurs.

Des expériences récentes poursuivies aux États-Unis, en Autriche et en Russie, et suivies avec un sympathique intérêt par le monde pédagogique, nous aideront à justifier, à ce degré, la suppression de tous manuels scolaires. « En Autriche, nous dit R. Dottrens, le livre de lecture tel que nous le connaissons a été abandonné. Il a été remplacé par des ouvrages très courts, au contenu varié, et qui sont utilisés un mois, deux mois, trois au maximum. » Méthode bâtarde qui ne saurait être qu’un pis-aller. Conscients des dangers d’asservissement et de monotonie de l’emploi des manuels, les pédagogues autrichiens y ont paré dans une certaine mesure. Ils ont seulement amélioré la forme et les modalités de l’emploi des manuels; ils n’ont pas attaqué le mal à sa racine comme nous le faisons aujourd’hui. « Dans les pays anglo-saxons, écrit Mlle E. Rion (11), les (11) E. Rion : L’Éducation enfantine (Libr. Nathan, Paris).

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jeunes lecteurs reçoivent, après les syllabaires, de petits livres illustrés contenant des récits populaires... » Mais ce n’est vraiment qu’à Winnetka (U.S.A.) que le grand éducateur Carleton Washburne a fait une vaste expérience montrant tout à la fois l’avantage de la suppression des manuels scolaires et de l’individualisation de l’enseigne­ ment. « A Winnetka, la technique d’une classe de lecture est toute différente de celle qui sévit chez nous. Si vous entrez dans une classe des écoles publiques de Winnetka pendant la leçon de lecture, vous trouverez chaque enfant lisant un livre différent. Tous lisent comme dans la vie, silencieusement, excepté l’un d’entre eux qui, près du maître, lit à haute voix. Cet élève pourra ainsi recevoir du maître l’aide dont il a besoin personnellement, sans obliger les autres à entendre ses erreurs, et surtout, sans faire perdre un temps précieux au reste de la classe. Chaque élève peut, de cette façon, lire un livre parfaitement adapté à son propre stade de développement et à ses goûts personnels. Les exigences du programme de lecture requièrent, pour chaque degré, la lecture intelligente de 15 livrets par an et un résultat égal à la « norme » établie par les tests de Monroe... Au lieu de remettre aux 30 élèves un exemplaire du même livre, on organise donc une petite bibliothèque d’une tren­ taine de livres différents parmi lesquels une vingtaine de livres du degré correspondant et quelques volumes très simples traitant de géographie, d’histoire et de sciences naturelles (12). » Et le « Dalton Plan », d’autre part, n’est-il pas aussi une technique de travail sans manuels scolaires? En Russie, où un si gros effort a été fait pour la liaison de l’école à la vie, on a senti la nécessité de sortir le plus possible de cette technique étroite de l’emploi des manuels. « Le livre doit être léger, intéressant, accessible, afin d’inspirer aux enfants le désir de la lecture personnelle. Pour cela, il est (12) R. Buysse : L’individualisation du traitement pédagogique. (Revue Belge de Pédagogie 1-12-25 et 1-1-26)

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nécessaire d’avoir, dans chaque classe, plusieurs livres de lecture différents (13). » Seules les difficultés d’un enseignement forcément indivi­ dualisé dans nos écoles publiques, et la nécessité d’enseigner le plus tôt possible la technique de la lecture, rendaient indispensable jusqu’à ce jour l’emploi des manuels scolaires. Si nous donnons aujourd’hui une solution définitive et pratique à ce problème des manuels scolaires, nous avons voulu montrer cependant que notre méthode est la conclusion naturelle de l’évolution des idées modernes sur l’organisation du travail scolaire. La voie n’est ni nouvelle, ni originale; mais l’outil dont nous avons révélé les immenses avantages scolaires contribuera certainement à l’évolution de la pédago­ gie prolétarienne.

Bases de la méthode. « C’est dans la mesure où une idée est une projection de tendances instinctives qu’elle est, pour l’esprit, un phénomène important, dynamique, intéressant (14). » On a, jusqu’à ce jour, accordé une trop grande importance à la valeur propre des modèles proposés aux enfants. La perception de la pensée et de la forme littéraire ou scientifique ne sont que secondaires en éducation. L’indispensable c’est d’atteindre et de comprendre la pensée enfantine, de lui donner un motif d’épanouissement et d’élévation. « Nous conduisons l’enfant, alors que c’est lui qui doit nous conduire », dit le Dr Decroly. Cela devrait être une banalité, et pourtant une semblable conception de l’éducation doit révolutionner les méthodes actuelles. L’adaptation de l’enseignement à la nature de l’enfant n’est-elle pas cependant un des grands soucis de l’École actuelle? Mais il s’agit là d’une adaptation superficielle et seulement scolaire. On considère dans nos classes l’enseigne(13) Narodni Outchitel (U.R.S.S.), sept. 1927, article de O. Plavinskaïa. (14) Dewey : L’École et l'Enfant, op. cit.

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ment adapté lorsque l’enfant parvient, bon gré mal gré, à ingurgiter ce qu’on lui présente, lorsqu’on a trouvé apparem­ ment la voie logique qui lie la pensée enfantine à la pensée adulte. Conception statique, autoritaire, morte, d’une œuvre de vie. Adapter notre enseignement ne nous suffit plus : il nous faut toucher les tendances instinctives dont parle Dewey, conserver à l’enfant, et stimuler en lui, toutes les énergies vitales, faire du travail scolaire un véritable enri­ chissement intellectuel et moral. Comment y parviendrons-nous? Nous ne partirons pas systématiquement de la science ou des réalisations adultes pour descendre à l’enfant; nous prendrons le chemin inverse : considérant l’enfant tel qu’il est, avec ses intérêts et ses besoins particuliers, avec son raisonnement et sa logique spéciale, nous l’aiderons à se développer : nous organiserons et nous préparerons le milieu et les moyens qui lui permettront de s’élever, avec notre aide, jusqu’à la science adulte. La première condition est évidemment de trouver cette voie qui mène à l’âme enfantine, de découvrir la technique qui nous permettra d’établir la liaison nécessaire. Peut-on y parvenir par l’emploi systématique des manuels scolaires préparés par des adultes? En littérature notamment, les meilleurs choix de lectures peuvent-ils prétendre toucher profondément l’enfant? Certainement non! Les récits appa­ remment les mieux adaptés ne réussissent qu’à produire un intérêt superficiel qui est plus un amusement, une distraction, qu’une « projection d’activité ». Seules feraient exception les pages où des adultes ont su, avec « naïveté », raconter leur vie ou celle des enfants qui les entourent. Mais qu’avons-nous besoin d’aller chercher si loin des éléments qui sont au fond de nous? Demandons donc aux élèves de raconter leur vie avec naturel et simplicité. Lisons ces documents qui sont vraiment l’expression du moi personnel, dynamique, en constante évolution. Faisons plus : mettons en relations suivies les élèves de classes éloignées les unes des autres. Bref, organisons sur le plan du livre et du journal, une société d’enfants qui produira elle-même sa

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propre littérature, qui se perfectionnera non par l’imitation de modèles impressionnants, mais par le travail et la vie. Nous entendons aussitôt des protestations. Ces pédagogues n’ont en l’enfant aucune confiance. Ils passent leur vie à le dresser comme s’il s’agissait d’un animal dont on ne comprend aucunement le sens des cris. Ces histoires « pué­ riles » : un jeu si simple où les voyageurs sont des pierres, ce récit ému d’une joie d’enfant ; ce petit berger regardant avec étonnement ses moutons qu’on vient de tondre; peut-on leur faire l’honneur de les considérer à l’école? Fi donc! Faisons lire à nos élèves des histoires sérieuses où évoluent de grandes personnes qui parlent un langage parfois inintelligible... Cela seul est digne de l’austère pédagogie! Écoutons pourtant ce que pense des productions enfantines un des plus grands animateurs de l’éducation italienne actuelle, G. Lombardo Radice : « Encouragez les enfants à écrire librement sur ce qui les intéresse, sans autre préoccu­ pation que de leur fournir l’occasion d’exprimer quelque chose qu’ils vivent, qu’ils sentent, qu’ils pensent; vous obtiendrez non seulement des documents extraordinairement précieux pour l’âme enfantine, mais encore des œuvres d’un art acquis, auxquelles les compositions préparées suivant les anciennes recettes ne peuvent servir que de repoussoir (15). » Des rédactions? Des lettres? nous objecteront d’autres instituteurs. Quand nous en imposons à nos élèves de 13 ans, ils ne savent que nous fournir des textes d’une indigence ridicule. Peut-on baser une méthode sur un tel travail? L’expérience nous prouve chaque jour que les enfants, à partir de 6 ans, dès qu’ils sentent le but de leurs productions, écrivent des rédactions et des lettres excessivement savou­ reuses. Du moins — et ce n’est pas pour nous le moindre avantage — ces rédactions et ces lettres sont parfaitement comprises et senties par les enfants qui les reçoivent. Cette compréhension totale est certainement une des grandes joies et des grands avantages de la base enfantine de notre éducation. Si, comme le dit Tolstoï, « l’intérêt de l’enfant pour une forme d’instruction est le signe infaillible que cette (15) G. Lombarde Radice : Athena Fanciulla.

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forme lui convient et répond à un de ses secrets besoins », nous sommes en toute certitude sur la bonne voie.

En nous voyant accorder à l’expression enfantine une importance de tout premier plan en éducation, on a cru parfois que nous caressions le rêve chimérique de soustraire nos élèves à l’influence de toutes les manifestations intellec­ tuelles, artistiques ou scientifiques de la civilisation actuelle. Cela n’a jamais été dans notre idée. De même que l’enfant a besoin, pour son éducation, de l’aide et des conseils du maître, il est nécessaire qu’il puise largement dans les récits de toutes sortes qui sont les monuments de l’expérience humaine. Oubliant que la formation de l’individu ne peut venir que d’un effort personnel, actif et libre, et conforme aux besoins de notre nature, on a fait, de l’étude de textes adultes, l’élément essentiel de l’éducation. Et là est l’erreur. L’intérêt, le besoin de création et d’expression constituent l’ossature véritable de notre pédagogie. Les livres n'en sont que des auxiliaires. Sur ce chemin de l’éducation naturelle tout est joie et vie. Inutile désormais de secouer l’enfant, ni de le contraindre à d’arides tâches scolaires. Son besoin d’activité, son désir de connaître, son appétit de travail suffisent à tout pourvu qu’on lui donne la possibilité de les satisfaire utilement. Le jour où, matériellement, intellectuellement et morale­ ment, l’enfant, libéré des entraves scolaires, pourra ainsi s’épanouir, alors, l’éducation soulèvera vraiment le monde.

La lecture. A notre avis, la faute essentielle n’est pas tant dans le fait de faire lire un texte à haute voix — surtout aux degrés préparatoire et élémentaire — que d’exiger que tous les élèves d’une classe « suivent » pendant la leçon de lecture. Pourtant cette dernière pratique est encore généralisée en France, où la lecture en commun, sous la surveillance rigoureuse du 57

maître, semble la seule méthode possible. On exige des élèves qu’ils « fassent effort » sans se soucier si, effectivement, cet effort est consacré à la lecture du livre ou plutôt à refouler l’envie folle qu’on a de tourner la page pour voir du nouveau ou de regarder par la fenêtre à l’appel des oiseaux sur les branches. On n’a pas encore compris le profond avertisse­ ment de J. Dewey : « Si la besogne ne lui apparaît que comme une corvée, il est certain alors que, psychologique­ ment, l’enfant est en train d’acquérir l’habitude de diviser son attention; il apprend à diriger son œil et son oreille, ses lèvres et sa bouche vers les matériaux qu’on lui présente, de façon à les graver dans sa mémoire pendant que, du même coup, ses images mentales se libèrent de ce travail mécanique pour se porter vers ce qui est d'un intérêt vivant pour son organisme en croissance (16). » Accepterons-nous encore cette dissociation de la personna­ lité? Il ne s’agit pas d’invoquer ici l’intérêt possible pour un texte. On peut éprouver du plaisir à recommencer deux fois, cinq fois même une lecture intéressante. Mais quand cette répétition traîne une demi-heure, quand il faut piétiner pour ne pas devancer ce camarade qui syllabe encore, ou faire de l’acrobatie visuelle pour suivre tel autre qui lit couramment, lorsque la crainte du maître et la hantise du fatidique : « Continuez, un tel ! » dominent toute la leçon, l’enfant n’estil pas obligé de s’organiser psychologiquement pour sa défense? Les éducateurs qui infligent d’un cœur si léger à leurs élèves cette « discipline » antinaturelle, devraient bien se demander parfois s’ils l’accepteraient pour eux-mêmes sans essayer de s’y soustraire par toutes sortes de ruses... enfan­ tines. Qu’on les parque sur des sièges incommodes, qu’on leur mette sous le nez un livre ouvert à une page qu’il leur est interdit de tourner, qu’on les fasse lire tour à tour avec obligation de suivre vingt fois cette répétition somnifère! Peut-être alors seront-ils plus indulgents pour leurs pauvres élèves. Obligation pourtant indispensable, objecteraient-ils. Nous (16) J. Dewey : L’École et l'Enfant, op. cit.

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allons justement montrer la nouvelle voie, aussi rapide et aussi sûre et cependant conforme aux besoins et aux désirs des enfants, et pleinement éducative.

Nous avons supprimé la leçon de lecture habituelle. Quand l’imprimé sort tout frais de la presse, nous le lisons comme l’éditeur parcourt le texte nouveau. Pendant quelques minutes chaque élève lit et relit l’imprimé silencieusement. Puis le travail scolaire continue : grammaire, vocabulaire, chasse aux mots, ou travail libre. Nous procédons alors à la lecture individuelle à haute voix, qui sera la vraie leçon de lecture. Nul n’est contraint à « suivre ». Nous supprimons alors, radicalement, tous les inconvénients qui vont de pair avec la leçon collective de lecture. Plus d’obligation, plus d’oppres­ sion. La joie et le désir de lire. Partant, plus d’hypocrisie de la part de l’élève, plus de ruse consciente ou subconsciente : l’honnêteté et la sincérité de l’effort. L’éducateur lui aussi n’a plus à se gendarmer, à se tenir sans cesse sur le qui-vive, comme un geôlier hargneux, pour veiller à ce que les yeux ne quittent point le texte. Nous avons supprimé toute occasion de désobéissance et de colère; nous pourrons travailler avec calme et confiance. Procédé trop libéral ! ne manquera-t-on pas de dire ; il faut que les enfants aient longtemps les yeux sur leur texte pour que celui-ci s’imprime en eux! Nous répondrons d’abord que nos élèves, qui ont « créé » leur lecture, qui l’ont composée lettre par lettre et l’ont fait sortir magiquement de leur modeste matériel, se la sont entièrement appropriée, et bien mieux que par trente lectures mécaniques! Nous accordons, de plus, une grande impor­ tance à l’attention subconsciente de l’enfant : celui-ci termine un dessin ou copie un devoir qui n’accapare pas toutes ses facultés. Malgré lui, sans s’en rendre compte, il suit la lecture faite à haute voix par ses camarades ; et nous sommes parfois étonnés de voir que, sans avoir prêté une attention formelle, les derniers lecteurs connaissent par cœur leur texte. 59

De temps en temps cependant nous organisons une lecture collective sous forme de texte, de « course », comme nous l’appelons ordinairement. Chaque élève lit individuellement et s’arrête lorsqu’il a fait un nombre de fautes déterminé. Le suivant continue. Celui qui lit le plus longtemps est par cela même récompensé ; les moins habiles sont vite hors-jeu; mais du moins tous suivent la lecture avec attention. Cette pratique ne saurait évidemment être qu’accidentelle. Ce n’est pas à ces séances collectives que nous demanderons les vertus nécessaires au rapide apprentissage de la lecture. Ces exercices de lecture seraient vraiment insuffisants puisque chaque élève ne lit effectivement que quelques minutes chaque fois. Avec l’ancienne lecture en commun, les apparences du moins sont sauvegardées. Vous avez fait une leçon de lecture de 30 minutes : qu’importe si l’effort de chacun reste insignifiant! Les exigences du programme sont satisfaites. Nous ne nous accommodons point de pratiques hypocrites et nous cherchons loyalement des techniques pédagogique­ ment idéales. Il nous est possible aujourd’hui de marcher hardiment puisque nous avons réalisé les deux conditions essentielles : — Nos méthodes de travail à l’imprimerie, complétées par les échanges interscolaires, ont donné à nos élèves le goût et le désir de la lecture ; elles leur en ont fait comprendre le sens profond. Il nous suffira de prévoir une organisation scolaire qui permette la satisfaction de ce besoin. — Nous avons, d’autre part, dans les journaux bimensuels que nous recevons, dans les exemplaires de La Gerbe et nos éditions dérivées de ces productions enfantines, un premier fonds de livres, enrichi périodiquement, et qui, nous le savons par expérience, est très apprécié des enfants. Il suffira de mettre ces livres à leur disposition pour que tous, sans contrainte aucune, fassent le maximum de lecture dont ils sont capables. Nos élèves lisent leurs livres à la maison. Mais nous avons prévu, de plus, dans notre emploi du temps, entre 14 et 15 heures, 30 à 40 minutes de travail libre hors de la salle de

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classe. Le rêve serait, certes, que soient adjoints à notre école de petits ateliers de travail et que nous soyons munis d’un matériel élémentaire pour le travail en plein air pendant la belle saison. A défaut d’installation, nos élèves vont sous le préau en hiver, sous les ormeaux de la place en été et, assis où bon leur semble, ils travaillent tout de même. Ils sont partis à deux ou à trois, emportant leur livre favori et lisent à haute voix, l’un après l’autre ou tous ensemble. Les plus grands pratiquent déjà la lecture muette à laquelle les pédagogues contemporains accordent tant de prix. La cour est alors une vraie ruche au travail. Nous ne disons pas qu’il n’y ait jamais aucun désaccord; une grimace à l’adresse d’un camarade susceptible soulève parfois une plainte — ou bien un petit lecteur de six ans se repose un instant en faisant des cabrioles. D’ailleurs, la sanction est facile à administrer si besoin est : ces minutes de travail libre sont toujours considérées comme une récompense; il nous suffît de rappeler les élèves qui, accidentellement, gêneraient leurs camarades. Après un an d’expérience, nous ne voyons à cette pratique aucun inconvénient. Au contraire, le cours préparatoire et le cours élémentaire partent alternativement, ce qui nous permet de nous consacrer successivement à l’un et à l’autre pour les leçons ou conseils nécessaires. Ces séances de travail libre nous apparaissent, par la sérieuse activité qu’on y déploie, comme un des moments les plus profitables de la journée. Pourquoi perdre des heures entières à des copies insipides? Nous ne copions dans nos classes que nos textes et ceux de l’échange régulier; nous avons réduit au minimum les autres « devoirs » scolaires et, nous conformant aux Instructions Ministérielles de 1923 (nous exigeons qu’au cours préparatoire l’enfant consacre à la lecture le tiers de son temps — dix heures par semaine, sept heures au cours élémentaire), nous avons mis la lecture à sa place d’honneur. Les résultats obtenus — sans efforts supplémentaires de la part du maître — sont largement satisfaisants. La quantité de pages lues est toujours considérable par rapport à la matière offerte aux élèves dans les anciennes classes. Les progrès sont aussi plus 61

rapides et, surtout, ils sont obtenus dans la joie du travail, humainement, sans forçage ni énervement. Rien d’étonnant donc qu’une telle activité contribue, dans une large mesure, à l’éducation et à l’élévation des individus, qui reste notre but final.

Grammaire. « De même qu’il doit être simple, l’enseignement gramma­ tical doit être concret. Le maître doit partir des textes placés sous les yeux des enfants pour lui faire comprendre la fonction habituelle du nom, de l’article, de l’adjectif, du pronom et du verbe. Il ne s’agit pas de formuler des définitions abstraites dont une connaissance plus approfondie de la langue ferait vite apparaître le caractère artificiel. Il s’agit d’amener les enfants, par la pratique du langage parlé ou écrit, à classer avec une suffisante précision les formes verbales sous les rubriques que les grammairiens ont imaginées pour mettre un peu d’ordre dans le chaos des réalités linguistiques. Puis, une fois que les élèves auront acquis ces connaissances, on les priera d’en faire l’application et d’accorder entre eux les articles, les adjectifs et les noms, les verbes et les sujets (17). » C’est la condamnation formelle du procédé grammatical, qui consistait à « apprendre les mots puis les principes grammaticaux sous forme de règles et finir par la syntaxe pour arriver à parler et à écrire ». « Le procédé grammatical est, en effet, le procédé classique préféré par beaucoup de professeurs. Ce qui semble cepen­ dant établi par la pratique c’est qu’il est un moyen peu sûr pour faire acquérir le maniement de la langue usuelle et que, lorsqu’il y réussit, on ne peut affirmer que d’autres facteurs n’y aient contribué pour une part plus ou moins large. Ce qui est évident, c’est que peu de cerveaux s’y adaptent avec facilité et que beaucoup ont, à cause de lui, un dégoût pour l’étude... (18). » (17) Instructions Ministérielles de 1923. (18) Dr Decroly : l’Application de la fonction globale dans l’Enseignement (N° du 25 mars de la Revue de l’Enseignement).

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De même que l’enfant peut apprendre à parler très correctement, tout en ignorant totalement les règles de la syntaxe, nous pensons qu’il peut apprendre à écrire correcte­ ment sans connaître les règles de grammaire. Nous reconnaî­ trons surtout la nécessité de ces règles quand nous voudrons orthographier convenablement. Quelques exercices systéma­ tiques liés à notre travail journalier préciseront les règles essentielles d’accord. Quant à la syntaxe, c’est par la vie que nous l’enseignons. Nos meilleures leçons de grammaire ne sont-elles pas, comme nous l’avons dit, nos rédactions d’élèves? Nous vivons là la syntaxe française; nos tâtonne­ ments mêmes contribuent à montrer la voie grammaticale. Les programmes ne prescrivent d’ailleurs, à ce degré, aucune connaissance inaccessible. Quelques remarques, quelques exercices ou quelques jeux sur le singulier et le pluriel, les pronoms et les verbes. Lorsque ces exercices ont leur fondement dans le texte composé, ils sont faits avec plaisir par les élèves. Nous les réduisons d’ailleurs au minimum, car ils ne sont ni urgents ni essentiels : l’essentiel reste toujours la rédaction, la lecture et l’écriture vivantes.

Vocabulaire. Même changement d’orientation en ce qui concerne l’acquisition du vocabulaire. L’école avait, jusqu’à ce jour, la prétention d’enseigner des mots aux enfants, sans se préoccuper du besoin que ceux-ci pouvaient en avoir, ni de l’usage qu’ils en feraient. Nous avons pensé qu’il est au moins inutile d’enseigner mécanique­ ment des théories de mots nouveaux et nous avons complète­ ment banni de notre classe ce genre d’exercices de vocabu­ laire. Seuls sont nécessaires à l’enfant, seuls sont pour lui un enrichissement les mots dont il connaît, dont il désire du moins l’emploi, parce que ces mots s’intégrent aussitôt dans sa vie et s’incorporent à sa personnalité. Est-ce à dire que nous nous abstiendrons systématique­ ment d’enseigner tous mots nouveaux? Nous voyons sur deux 63

plans notre tâche d’apprentissage du vocabulaire. L’enfant qui nous arrive connaît déjà un nombre considérable de mots. Qu’il les connaisse en patois, en italien ou en français, peu importe. Notre devoir n’est-il pas de partir de cet acquis pour traduire en bon français les éléments familiers? Ce sera justement l’objet de nos travaux de rédaction individuelle et collective. La première conséquence de cette orientation nouvelle, basée sur l’expression enfantine, de notre travail scolaire, est que nos imprimés sont toujours parfaitement à la mesure de nos classes. Ils sont du même coup compréhensibles aussi par tous les enfants de même niveau qui les recevront. Seuls quelques mots techniques ou locaux nécessitent parfois une explication. Hors cela, nous n’avons presque jamais rien à ajouter aux imprimés d’échange; toute lecture expliquée devient superflue. Habituer l’enfant à utiliser correctement les nombreux mots qu’il possède, n’est-ce pas le vrai fondement du vocabulaire? Nous cherchons cependant à agrandir ce fonds primitif. La vie elle-même se charge de cet enrichissement. L’enfant ne souffre pas un piétinement grammatical. Lorsque, son rayonnement social s’étendant, il sent la nécessité de mots nouveaux, il ne se rebute jamais et sait au besoin faire le grammairien créateur. Notre tâche est justement de l’aider à ce moment-là pour qu’il ne fasse pas fausse route et n’attribue pas aux mots une signification erronée qu’il serait ensuite difficile de corriger. Enfin les lectures libres sur nos livres de bibliothèques accroissent chaque jour le vocabulaire de nos élèves, nous dispensant de tous exercices méthodiques. Nous faisons cependant, presque quotidiennement, des exercices de vocabulaire que nous intitulons chasse aux mots. Mais ils n’ont point pour but d’enseigner des mots nouveaux; nous voulons de préférence organiser les connaissances actuelles, créer des groupes selon certaines caractéristiques, de façon à préciser la structure et l’emploi des mots connus : terminaisons, racines, consonnes doubles, formation du plu­ riel, etc. Nous nous abstenons toujours dans ce travail de 64

prononcer nous-mêmes des mots nouveaux. Nous ne faisons que classer les connaissances qu’a enseignées la vie scolaire ou sociale. Préoccupation peu ambitieuse certes, qui est du moins à la mesure de nos élèves et dont on ne saurait contester la grande valeur pédagogique. Elle s’harmonise sans réserve avec l’idée* qui guide nos efforts; partir de l’enfant, l’aider à enrichir sa personnalité et non plus dispenser du haut de notre suffisance adulte des richesses verbales qui ne parviennent jamais jusqu’à l’âme de nos enfants.

Organisation du travail libre. On a certes fait trop d’honneur aux belles leçons magis­ trales, qui versaient « comme dans un entonnoir » la matière scolaire. La conception nouvelle est à tous points de vue plus rationnelle : seuls sont vraiment profitables l’activité person­ nelle créatrice, l’effort voulu pour satisfaire le désir de curiosité, la soif de connaissances et de recherches. Le rôle de l’éducateur sera moins pédantesquement préten­ tieux. L’essentiel sera d’abord d’éveiller ou plutôt de conser­ ver en l’enfant ces forces vivaces qui conditionnent la véritable éducation; puis de mettre les élèves en mesure de satisfaire leurs besoins en leur fournissant tous les éléments qui contribueront à leur instruction et à leur élévation. « L’École, disait Tolstoï, ne sera plus peut-être telle que nous la comprenons, avec des planchers, des bancs, des chaires : ce sera peut-être un théâtre, une bibliothèque, un musée, un entretien. » Nous ne pouvons pas encore prétendre à ce degré d’évolution; mais il nous est possible de modifier dès ce jour nos conditions de travail. Dans notre vieille école, c’est l’instituteur qui se donne le plus de mal; que dis-je? Il est souvent le seul dans sa classe à manifester quelque activité, comme si celle-ci pouvait suffire à préparer les jeunes élèves à la vie. L’insuccès évident de l’école actuelle est dû certainement, pour une grande part, à cette erreur des éducateurs qui ont cru trop longtemps à la 65 L'itinéraire de Celestin Freinet.

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toute-puissance de leur parole et de leurs leçons administrées à des élèves « bras croisés ». La critique de cette conception n’est plus à faire. Mais il faut, du moins, trouver les pratiques nouvelles qui nous sortiront de l’ornière. « En dernière analyse, l’éducation consiste dans l’organisa­ tion des ressources de l’être humain (19). » Organisons donc l’activité scolaire! Créons l’école travail­ leuse! Nos élèves ont besoin d’activité, même si leurs occupations sont dédaigneusement qualifiées par nous de jeux. Laissons-les travailler! Contentons-nous de faire comme l’ingénieur à l’usine : préparer les grandes lignes de notre effort collectif ; organiser le travail, son ravitaillement et ses débouchés ; contribuer à mettre chacun à la place qui sera la plus profitable à l’individu et à la collectivité; assurer, dans les meilleures conditions, un rendement de travail maximum. Le ravitaillement et les débouchés sont tout trouvés dans nos classes : correspondants qui nous expédient leurs travaux et reçoivent les nôtres, échanges de documents divers, achat de livres de bibliothèque adaptés à notre travail, etc. Organisation du travail : seuls quelques exercices, comme la lecture et la copie du texte d’imprimerie, doivent être exécutés simultanément par tous les élèves. Mais, pour ne pas favoriser la paresse et la dissipation, pour donner sans cesse l’habitude du travail, nous nous sommes appliqués à per­ mettre l’activité libre, hors des tâches immédiatement exi­ gibles. Nous avons, à cet effet, préparé sur fiches des exercices divers, numérotés, avec leurs réponses pour l’auto­ correction, et qui sont constamment à la disposition des élèves. Toutes les fiches Demandes sont classées dans une boîte portant l’étiquette : Grammaire : Demandes. Les fiches : Réponses sont classées dans la boîte : Grammaire : Réponses. Même préparation pour le calcul. Nous disposons sur fiches un programme gradué de travail que chaque élève doit parcourir, en suivant nécessairement l’ordre indiqué. Certes, ce travail n’est pas toujours, pour les enfants, d’un intérêt passionnant. Mais ils ont compris que, pour écrire (19) W. James : Causeries pédagogiques (Payot, édit.).

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correctement — et ils en voient la nécessité —, il faut connaître les règles de grammaire; ils veulent tous savoir faire les opérations et comprennent l’importance des exercices. Ils sont d’autre part tellement entraînés au travail joyeux auquel on se donne tout entier que ces exercices, même assez arides, sont faits avec plaisir. Nous ne sanctionnons nullement ces travaux. L’enfant se contrôle lui-même. Nous avons écarté dans nos rapports toute hypocrisie scolaire; nous avons de plus — et plus particulièrement par l’imprimerie — donné à l’enfant l’habi­ tude de l’application consciencieuse. L’expérience nous a montré que, dans ces conditions, nous avions tout avantage à faire à l’enfant une large confiance. L’enfant qui fait de son propre gré, et lorsqu’il le désire, un travail dont il comprend la nécessité, s’applique naturellement, surtout si l’activité qu’on lui offre renferme, comme nos fiches, une certaine part d’imprévu et de jeu éducatif. La préparation des fiches ne constitue d’ailleurs pas toute notre organisation du travail libre. Nous pensons qu’en calcul notamment, comme en système métrique, l’expérimentation personnelle est à la base de l’acquisition. Les diverses mesures ne sont plus enfermées dans un imposant compen­ dium d’où on ne les sort que le jour de la leçon spéciale ; elles sont là, à la portée des élèves qui, individuellement ou par groupes, peuvent s’en servir à leur aise. Papier, carton, contreplaqué sont également à la disposition des jeunes artisans qui, la tâche commune achevée, traduiront leur inspiration en une belle illustration du texte journalier ou en savoureux clichés que nous imprimerons dans la soirée. »

AU COURS MOYEN ET SUPÉRIEUR, UNE TELLE TECHNIQUE EST-ELLE APPLICABLE?

Quand il écrit son Plus de Manuels scolaires, Freinet n’a pas d’expérience directe des classes du cours 67

moyen et de fin d’études. La classe traditionnelle de son directeur, qui fait vis-à-vis à la sienne, est en permanence une démonstration de ce qui est pédago­ giquement condamnable. Déjà, dans sa classe, les élèves surdoués sont du niveau du C.M. pour les techniques de base, ce qui exige la mise en place de pratiques d’un autre échelon. Mais c’est dans la collaboration étroite avec les maîtres de ce qu’on pourrait appeler « ses écoles filiales » que Freinet se documente inlassablement. La documentation qu’il reçoit des classes au travail (écoles mixtes ou à plusieurs cours dans les villages, écoles de ville à classes à un seul cours, cours complémentaires) donne lieu à une exploitation pédagogique qui constitue l’essentiel du contenu de la revue l’Imprimerie à l’École. Freinet, nommé à Saint-Paul en 1928 dans une classe comprenant C.E., C.M. et C.S. et œuvrant ensuite dans son école mixte de Vence dont les enfants s’étagent de trois à quinze ans, aura temps et raison d’approfondir le problème de la pratique pédagogique dans des classes de tous niveaux scolaires. Dans le même temps, Freinet va préciser les idées directrices qui doivent orienter le problème éducatif de l’École populaire.

La discipline et le travail. « Que sera cette classe où les élèves ne feront pas, tous en même temps, le même devoir, où ils ne croiseront pas tous les bras en attendant nonchalamment de réciter la leçon du jour en trichant de leur mieux? Comment régler tout le travail scolaire? Et l’horaire? Dans les classes mortes où le travail scolaire — à juste titre appelé « devoir » — ne serait presque jamais exécuté sans la surveillance stricte du maître; où les plus grands efforts des enfants sont parfois consacrés à la recherche des moyens 68

d’échapper à l’emprise avilissante de l’école; dans ces classes l’éducateur est accaparé par les nécessités de la discipline et de l’instruction. Tout change si l’enfant a conservé intégralement sa soif de connaissance. Une partie de l’activité du maître, celle qui était consacrée à contraindre ses élèves au travail, est alors libérée. Il ne reste guère à l’éducateur que les besognes nobles et passionnantes : il dirige le travail communautaire, surveille, arbitre, suggère, réprouve parfois. L’éducation acquiert le calme et l’intimité qui lui sont tellement indispensables. Ah! nous ne garantissons pas le silence complet; nous ne voulons d’ailleurs pas d’une immobilité antinaturelle. C’est peut-être un peu pénible au début; c’est sans doute plus fatigant pour l’éducateur que la direction d’un groupe d’élèves somnolents. Mais c’est la vie! et c’est, au plus beau sens du mot, l’éducation active et joyeuse. »

Mais la discipline reste le premier souci de l’institu­ teur qui craint de devenir « le maître en proie aux enfants », qui redoute les sanctions d’un inspecteur prescrivant la classe silencieuse « où l’on entend voler une mouche ». A plusieurs reprises, Freinet reviendra sur ce sujet de grande importance, puisqu’en dépend tout le travail scolaire. « Être humain, faire confiance à l’enfant, éviter au maxi­ mum l’oppression, la coercition, c’est très bien, disent nos camarades. Ce qui nous intéresse davantage, c’est de savoir comment, pratiquement, nous pouvons poursuivre, dans nos classes, ces objectifs souhaitables pour toute bonne éducation. Le problème n’est pas simple en effet, surtout dans nos écoles populaires. Nous n’avons pas la prétention d’apporter des solutions définitives mais seulement de montrer une voie que nous croyons solide et salutaire. Il faut d’abord, pensons-nous, donner au mot discipline un sens nouveau. Ou plutôt, ce mot, avec son acception courante, devrait disparaître de notre vocabulaire pédago­ gique.

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En effet, l’enfant à qui on offre des activités répondant à ses besoins physiques et psychiques est toujours discipliné, c’est-à-dire qu’il n’a pas besoin de règle ni d’obligation extérieures pour travailler ou pour se plier à la loi de l’effort collectif. Nous pouvons affirmer que, si nous étions en mesure de donner à nos élèves la possibilité dé travailler selon leurs besoins et leurs goûts, nous pourrions avoir à intervenir pour organiser le travail et l’activité de notre communauté, mais tous les problèmes ordinaires de la discipline scolaire n’auraient plus de raison d’être. L’introduction de l’imprimerie dans nos classes nous laisse deviner tout ce qui pourrait être réalisé dans ce sens. La discipline traditionnelle nécessitait le contrôle strict des « devoirs ». Et voilà que nous avons su motiver notre enseignement à tel point que, spontanément, nos élèves écrivent, avec une application incroyable, plus de rédactions que n’en prévoient les programmes... Les manuels indi­ quaient en détail comment obtenir l’attention des enfants pendant la lecture, et nos élèves lisent avec sérieux et curiosité les livres de leurs correspondants... Obligation encore pour leur enseigner les formes arides d’une grammaire sans vie, alors que tout s’éclaire à la lumière de la nécessité scolaire et sociale. S’il n’y a pas dans la classe une libre activité à la base même de toute l’organisation, alors une discipline spéciale est nécessaire, tant pour contraindre l’enfant aux besognes non désirées que pour refouler ses activités inemployées qui cherchent à tout prix à se réaliser. Et il est faux de croire que cette discipline puisse être libérale ou consentie. Même si, sous la suggestion des adultes, elle est établie par les élèves eux-mêmes, elle n’en reste pas moins une discipline oppres­ sive dans son essence, qui laisse intact le problème si délicat de l’action réciproque des éducateurs et des éduqués. Le problème de la discipline nous parait se poser de la façon suivante : l’enfant qui participe à une activité qui le passionne se discipline lui-même, à moins que le travail ne le discipline automatiquement. Notre vraie besogne consiste à permettre à nos élèves toutes les activités éducatives qui 70

satisfont leur personnalité, à étudier attentivement la tech­ nique de ces activités, laquelle suppose une discipline motivée par le but à atteindre. Le seul critérium sera alors, non pas : ces enfants sont-ils sages, obéissants, tranquilles, mais : travaillent-ils avec enthousiasme et entrain? Cette libre activité n’est malheureusement possible que dans certaines conditions favorables d’installation et d’organi­ sation. Les classes, trop nombreuses, dans des locaux trop exigus, ne peuvent, en aucune façon, s’accommoder des nouvelles techniques de travail. Les classes populaires sont, hélas! de par leur conception et leur constitution, des écoles assises, où chaque élève a sa place assise, mais où les groupes ne peuvent nullement se réunir ni circuler sans bruit et danger préjudiciables à l’ensemble de la classe. C’est pour­ quoi nous avons placé le matérialisme scolaire à la base des revendications de l’école populaire. Un autre état de fait, qui nécessite presque toujours l’établissement d’une discipline sévère, est l’obligation où nous sommes dans nos classes d’enseigner à nos élèves des éléments de connaissance nullement en rapport avec l’esprit de l’enfant; et je pense tout particulièrement au calcul mercantile et à l’histoire officielle. Tant que les examens ne seront pas transformés dans leur nature même, l’école souffrira d’enseigner des mots au lieu de former et de développer les esprits.

Malgré ces difficultés, qu’avons-nous pu réaliser dans notre classe, vers la voie que nous venons de définir? Quel compromis avons-nous trouvé pour amorcer dans notre régime, si peu soucieux de l’éducation du peuple, des réalisations qui ne sauraient se généraliser sans un gros effort pécuniaire en faveur de nos écoles? dans quelle mesure nos collègues peuvent-ils nous suivre? Nous tâcherons de répondre à ces questions dans les prochains numéros » (20). (20) L’Imprimerie à l’École, février 1930.

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Techniques et Méthodes. Au fur et à mesure que s’enrichit l’outillage éducatif, que s’affirment et se perfectionnent les techniques découlant de cet outillage souvent poly­ valent, certains dangers peuvent compromettre la cohérence interne d’une pédagogie par essence uni­ taire. Freinet craint, en effet, que ne s’improvisent des spécialistes de pédagogie de détails, pour lesquels certains de ses camarades sont passés maîtres ; que soit perdue ainsi la ligne générale de pensée et d’action de techniques entrées par le texte libre et les divers aspects de la libre expression prise dans son sens le plus large d’expression par la vie. Par ailleurs, il tient à réfuter les critiques de ses détracteurs, qui visent à l’enfermer dans un pragma­ tisme empirique de l’exclusif emploi de la typographie à l’école. Il tient donc dès le départ (nous sommes en 1928, où paraît Plus de Manuels scolaires) à faire une différence fondamentale entre la Méthode et les Techniques : ce thème sera d’ailleurs repris, dans des circonstances diverses, tout au long de sa vie, quand les scolastiques tenteront de le maintenir dans l’exclu­ sif domaine du praticien valable seulement dans le chantier du primaire. « Ce grand mot de méthode a été tellement galvaudé par tous les faiseurs de manuels de toutes sortes, qu’il nous est difficile aujourd’hui de lui redonner le sens précis et complet que nous lui voudrions en éducation. Qui dit méthode dit système d’éducation basé sur des éléments sûrs, prouvés scientifiquement, et coordonnés d’une façon absolument logique. Or, la science pédagogique en est encore à ses balbutiements et nulle méthode aujourd’hui existante ne peut s’en réclamer.

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Seule l’Église, qui dédaigne la science, et s’appuie inébran­ lablement — croit-elle — sur la révélation et la croyance, a sa méthode d’éducation, éprouvée par des siècles d’emploi, avec ses procédés, ses techniques presque immuables malgré les découvertes; méthode qui ne recherche d’ailleurs pas la libération de l’individu, mais seulement sa résignation à l’ordre établi, son asservissement toujours plus grand à ses maîtres. Hors cet essai relativement logique, il n’y a pas encore eu, pour la pédagogie populaire, de véritable méthode d’éduca­ tion. Dès ses débuts, notre école nationale laïque a idolâtré l'Instruction; elle a pensé qu’enseigner les premiers éléments de la lecture, de l’écriture, des sciences, devait contribuer à l’élévation maximum des citoyens. Condorcet ne parlait-il pas de tableaux synoptiques par lesquels les élèves pourraient parcourir une véritable encyclopédie et être en mesure de parler à tort et à travers, et de faire un article de journal ou un discours au Parlement sur des matières qu’ils connaissent mal? « De nos jours, comme au temps de Fontenelle, la société dominante exige qu’on la mette en possession d’une science complète du monde, qui lui permette d’avoir une opinion sur toute chose sans avoir besoin de traverser une instruction spéciale... S’inspirer de la philosophie du XVIIIe siècle, former des esprits éclairés, nous savons ce que cela signifie : c’est vulgariser les connaissances de manière à mettre les jeunes républicains en état de tenir une place honorable dans une société constituée suivant les conceptions de l’Ancien Régime; c’est vouloir que la démocratie se modèle sur la noblesse disparue; c’est placer les nouveaux maîtres au rang mondain qu’occupaient leurs prédécesseurs (21). » Mais, ajoute G. Sorel, « un grand changement se produira dans le monde, le jour où le prolétariat aura acquis, comme l’a acquis la bourgeoisie après la Révolution, le sentiment qu’il est capable de penser d’après ses propres conditions de vie ». (21 ) G. Sorel : Les Illusions du Progrès, 3e Édition, Marcel Rivière, Paris.

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La vulgarisation scientifique est encore à la base de notre système éducatif. L’éducation est reléguée au second plan et elle ne s’en évadera pas sans mal. Conformément à cette conception du rôle de l’école, on s’est appliqué à créer des méthodes d’instruction : méthodes pour l’apprentissage de la langue, de la composition, du calcul, de l’écriture, de l’histoire, etc. Chaque branche avait sa méthode. Mais ce mot de méthode n’était-il pas lui-même usurpé, et avait-on le droit d’appeler méthodes des procédés qui ne s’appuyaient sur aucun élément certain, et que d’autres procédés venaient d’ailleurs chaque année détrôner et parfois ridiculiser? Non pas que nous croyions à l’impossibi­ lité de créer une méthode scientifique pour l’apprentissage de la lecture par exemple. Mais cela ne peut être que pour un très lointain avenir, lorsque la pédologie aura révélé tous les secrets du dynamisme enfantin. Jusqu’à ce jour, toutes les tentatives, même les plus hardies, sont caduques. Elles peuvent, de plus, être nuisibles, si, comme cela se produit trop souvent aujourd’hui, des procédés basés sur une fausse science, abêtissent l’enfant au lieu de contribuer à sa véritable éducation. Cela nous montre la nécessité d’avoir un plan directeur, une méthode d’éducation qui montrera pour les divers procédés d’instruction et d’éducation, qu’on nommait à tort méthodes et que nous appellerons techniques, la route à suivre si nous ne voulons pas gaspiller nos efforts. L’instruction du peuple n’est donc plus notre seul souci. Elle a, avec trop d’éclat, montré qu’elle n’est trop souvent que ruine de l’âme. Elle n’a pas rendu l’homme meilleur et nous a privés souvent des trésors de bon sens et d’originalité que nous révélaient des peuples ignorants. Le bon sens des Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, est en train de reprendre ses droits. Pour s’éduquer, il ne suffit pas que l’enfant ingurgite toutes les matières qu’on lui présente d’une façon plus ou moins tentante; il faut qu’il agisse par lui-même, qu’il crée. Il faut aussi surtout qu’il vive véritablement dans un milieu normal et non qu’il s’endorme dans nos modernes « geôles de jeunesse captive ». Vivre, vivre

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le plus intensément possible, n’est-ce pas là, en définitive, le but de tous nos efforts : et développer au maximum les possibilités d’y parvenir ne devrait-il pas être la tâche essentielle de l’École? La notion d’École Active, dont M. Ad. Ferrière a été l’ardent initiateur, ne nous satisfait plus totalement. Je sais que M. Ferrière donne lui-même à ce mot son acception totale d’éducation nouvelle. Mais, pour la clarté des positions, il nous faut préciser les termes. La notion d’activité peut conditionner nos techniques. Même comprise dans son sens le plus large elle n’implique pas le changement d’orientation de l’école que nous préconisons. Le mot d’éducation nous semble d’ailleurs suffisant. Dans l’ancienne école, en effet, l’instituteur instruit, parfois même prétend éduquer ses élèves. Nous disons : c’est l’enfant lui-même qui doit s’éduquer, s’élever, avec le concours des adultes. Nous déplaçons l’axe éducatif : le centre de l’École n’est plus le maître, mais l’enfant. Nous n’avons pas à rechercher les commodités du maître, ni ses préférences : la vie de l’enfant, ses besoins, ses possibilités sont à la base de notre méthode d’éducation populaire. Cela, une méthode? Une simple direction idéologique! Nous ne prétendons pas pouvoir établir dès ce jour ce qui sera plus tard la méthode. Mais, nous appuyant sur les enseignements de nos meilleurs pédagogues, nous pouvons dire au moins : voilà des fondements certains pour une éducation libératrice de la classe travailleuse. Comment parviendrons-nous à suivre cette ligne métho­ dique avec le maximum de profit? Là réside tout le problème réaliste, que nous nous proposons d’étudier dans toute sa complexité : organisation matérielle et sociale de l’école, rythme du travail scolaire, modalités de l’épanouissement des enfants, etc. Nous ne parlerons nullement de méthodes en cela, mais seulement de techniques éducatives. Nous voulons, par cette appellation nouvelle, montrer, d’abord que les diverses solutions que nous apporterons à ces problèmes ne sont rien par elles-mêmes, sans l’esprit de la méthode qu’elles doivent servir; et aussi que ces procédés, si nouveaux et si

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bien étudiés soient-ils, sont, eux, à notre mesure, c’est-à-dire incomplets, sujets à changements fréquents, à perfectionne­ ments incessants pour une marche assurée vers notre idéal éducatif. Si nous avons tenu à faire cette distinction capitale entre la méthode d’éducation et les techniques de travail, c’est afin qu’on ne continue pas à confondre l’œuvre d’élévation et de libération avec les outils qui permettront de l’édifier, et qu’on n’isole pas nos recherches pratiques du grand problème social, politique, économique et philosophique qu’est la recherche d’une méthode d’éducation populaire. »

Le Dr Decroly précise lui-même sa pensée sur cette importante question des techniques et des méthodes, ou plutôt de la méthode : « Je partage entièrement votre manière de voir. Comme je l’ai répété encore dans les conférences d'Elseneur, aucune méthode ne peut prétendre actuellement donner la solution dernière de tous les problèmes de l’éducation et de l’enseignement. La pédagogie est encore à construire dans beaucoup de ses parties. Ce qu’on a appelé « la Méthode Decroly » n'a pas, à vrai dire, le caractère des méthodes dont on parle habituellement. Elle n’est pas limitée à un côté du problème éducatif ou instructif; elle n’a pas non plus un caractère absolu ni exclusif s’opposant aux autres d’une manière irréductible ; elle ne prétend pas imposer un code de dogmes immuables et définitifs. Elle cherche bien plutôt à embrasser toutes les forces de l’éducation et de l’enseignement; elle se défend d’être figée et parfaite, mais elle veut être éminemment souple et prête à toute évolution vers le mieux. Elle emprunte aux autres méthodes les buts et les moyens qu’elle considère comme utiles; elle s’inspire des règles qui dominent dans toutes les branches des sciences, sans pour cela se défendre de recourir à des hypothèses de travail... »

Une opinion aussi autorisée ne pouvait que réjouir Freinet. C’est d’ailleurs dans les œuvres decrolyennes 76

que Freinet puisera des points d’appui pour continuer son expérience jusqu’ici soumise à bien des incerti­ tudes. Car Decroly est certainement le Maître qui a influencé le plus profondément le Mouvement d’Éducation Nouvelle, parce qu’il tente, plus que tout autre pédagogue, de lier sans cesse la théorie à la pratique. L’École de l’Ermitage qu’il a fondée en pleine nature, dans les environs de Bruxelles, s’efforce d’appliquer les conceptions synthétiques d’éducation qui sont les siennes. Pour Decroly, l’école doit se développer à la fois dans les domaines concrets de la vie de l’enfant et sur le terrain spéculatif. Ces deux tendances sont irrémé­ diablement liées par l’unité organique et psychique de l’enfant, unité réalisée par la conjonction du milieu extérieur et du milieu intérieur de l’individu. Partant de cette conception unitaire, Decroly va affirmer des points de vue en opposition avec la psychologie classique abstraite et analytique : nous pensons fonc­ tionnellement et non abstraitement. Il n’y a pas une fonction de la pensée s’exerçant au-dessus et au-delà de l’expérience concrète. Il y a une activité globale de l’être qui, par toutes ses possibilités d’action et d’expression, s’adapte à toutes les circonstances : « Les vues nouvelles de la psychologie fonctionnelle [celles de Dewey et Claparède notamment], dit Decroly, ont ramené l’attention sur l’entièreté du problème psychologique, sur les interactions psychiques et les interférences mentales qui font de la mentalité un tout organique indissoluble. »

Voilà des conceptions qui trouvent chez Freinet un écho favorable. Déjà dans sa classe de Bar-sur-Loup où il a instauré la méthode naturelle globale, il était en permanence au cœur des manifestations unitaires du comportement des enfants par la globalisation. 77

Quand démenti dit : « Monsieur, les cerises, elles tètent par la queue », il y a plus et mieux qu’une image originale, une intuition globale des processus de vie universelle. Quand Lulu constate : « les étoiles ne tombent jamais, même quand il y en a plein », il se situe, instinctive­ ment, au cœur des lois universelles de l’univers. La globalisation est le processus de la vie : c’est elle qui permet au petit agneau nouveau-né de reconnaître sa mère dans le troupeau, au poussin de se fixer au premier objet auquel il s’accroche à sa sortie de l’œuf, au jeune chiot de s’attacher au maître qui lui donne sa première pâtée. Nous sommes là dans un empirisme décisif dont il est urgent de sonder les potentialités. C’est en remontant à la source originelle d’énergie cosmique potentielle que Freinet redécouvrira la clef qui libère les pouvoirs unitaires des créatures : le tâtonnement. Nous allons y revenir.

Toujours élargir l’horizon pédagogique et culturel. La propagande enthousiaste et la justification opti­ miste des techniques Freinet par Freinet et ses disciples, peuvent donner l’impression de militants plus ou moins sectaires, enfermés dans un ghetto hors duquel il n’est pas de salut. En fait, la réalité est tout autre : peu de novateurs, de ceux qui ont déjà acquis la notoriété, seront aussi ouverts à l’expérience éducative des autres que le fut Freinet et que le furent, à sa suite, les éducateurs du Mouvement International de l’Imprimerie à l’École. « Notre expérience collective est là maintenant. Tous ensemble, nous devons mettre debout la nouvelle technique de travail.

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Des camarades, travaillant selon la méthode Decroly des Centres d’intérêt, vous diront après expérience si l’activité nouvelle de nos classes est compatible avec la réglementation souvent bien arbitraire du travail scolaire selon cette méthode. Nous connaîtrons de même, après expérience, ce que nous pouvons attendre de la pratique du travail libre par groupes (Méthode Cousinet) et quelle adaptation nous pourrions en faire dans nos classes. Nous avons beaucoup à apprendre de nos camarades russes car l’imprimerie, la correspondance, les échanges intersco­ laires nous obligent à aller, comme eux, vers la vie sociale, pour y puiser les éléments essentiels de notre travail scolaire. Nous n’hésiterons pas non plus à nous mettre à l’école des pédagogues américains pour tayloriser, dans une large mesure, le matériel de travail qui conditionne nos activités nouvelles : imprimerie, échanges interscolaires, fichier, bibliothèque de travail. Nous répétons encore une fois que nous ne cherchons pas forcément la nouveauté ni l’originalité, bien que nous ne les redoutions nullement. Nous prenons notre bien où nous le trouvons : nous adaptons de notre mieux les techniques existantes à notre travail. Notre désir est seulement de mettre debout, tout à la fois, le matériel répondant à nos besoins et les techniques de travail qui permettront la meilleure exploitation éducative des possibilités créatrices des enfants (22). »

Il suffit de feuilleter les revues de ces années d’enthousiasmantes recherches expérimentales pour se rendre compte de l’existence d’une curiosité passion­ née pour toute expérience non conformiste; pour constater l’ouverture et l’objectivité qui dominent les recherches des pionniers de l’École du Peuple. La correspondance internationale est une rubrique perma(22) L’Imprimerie à l’École. 1/10/30.

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nente qui relie le mouvement Freinet (d’ailleurs international depuis ses origines) à tous les pédagogues du monde et à leurs expériences généralisées. Ce sont les créations nouvelles menées en U.R.S.S., aux U.S.A., en Allemagne, en Belgique, en Italie, en Angleterre, qui sont rapportées et analysées avec le concours des adhérents se trouvant sur place, et cela dans un souci de compréhension et d’enrichissement permanent. La chronique des revues et des livres de l'Impri­ merie à l’École est d’une grande richesse documentaire et l’actualité des événements pédagogiques est une mise à jour permanente. Le Mouvement Freinet adhère d’ailleurs dans sa totalité à la Ligue internatio­ nale d'Éducation Nouvelle, présidée par la haute personnalité d’Adolphe Ferrière. Tous les congrès et manifestations diverses de la Ligue sont régulièrement suivis par des imprimeurs ou par Freinet lui-même. Des voyages d’information sont organisés à l’étran­ ger grâce à l’entraide des adhérents des divers pays. Freinet se fait un devoir de visiter les écoles nou­ velles qui, en Europe, sont à l’avant-garde de la pédagogie mondiale : écoles allemandes de Petersen à léna, d’Alatona, de Hambourg (1923-1924), écoles soviétiques avant-gardistes et polytechniques (1925) et, plus fréquemment, à nos frontières, écoles Decroly, écoles Montessori, et la « Maison des Petits » créée par Claparède à Genève. C’est, en France, une période difficile pour les novateurs pédagogiques : nombre de camarades imprimeurs connaissent des déplacements d’office qui arrêtent leur travail constructeur dans des écoles, dans un univers social qui leur étaient favorables : la lutte administrative contre l’Imprimerie à l’École est com­ mencée. 80

Freinet accepte le combat sur le plan pédagogique si difficile à défendre : « L’Imprimerie à l’École se développe et s’impose impla­ cablement. Il ne nous appartient plus — et il appartient moins encore aux forces de réaction — d’en limiter l’évolu­ tion et l’influence. L’Imprimerie à l’École n’a d’ailleurs besoin d’aucune propagande ni d’aucun patronage spécial. Nos adhérents, anciens et nouveaux, n’ont qu’à montrer leurs travaux et dire les avantages incontestables de cette technique pour que d’autres camarades se joignent à nous. Je n’ai jamais eu à intervenir pour organiser les expositions dans lesquelles notre matériel et nos travaux ont été examinés avec tant d’intérêt. Car notre groupe n’est en rien comparable à ces organisations péniblement constituées d’adhérents passifs qu’administre et dirige un bureau fortement centralisé. Il nous suffit à nous de coordonner et d’aider les initiatives individuelles ou locales, de fournir les documents complémentaires, tâche immense encore mais profondément encourageante et fructueuse. C’est aussi parce que nous sommes sans cesse poussés par nos adhérents qui nous assaillent de demandes, de sugges­ tions, de projets, de réalisations amorcées, que notre essentiel travail coopératif n’a pas souffert des coups si cruellement redoublés que l’Administration a portés, depuis un an, à tous les camarades de notre Conseil administratif. En cette fin d’année, nous sommes plus que jamais disposés à continuer notre action coopérative en complet accord avec les groupements qui luttent pour la libération scolaire par la libération prolétarienne (23). »

(23) L’Imprimerie à l’École, juillet 1930.

III

IL Y A UNE PÉDAGOGIE DE CLASSE EN RÉGIME CAPITALISTE

Les pratiques pédagogiques d’éducation nouvelle rendent plus évidentes encore les aliénations de l’école du peuple en régime capitaliste.

Délabrement, vétusté des locaux, manque d’outillage éducatif et de crédits, hostilité des pouvoirs publics à toute initiative des maîtres. État de privation et de sous-alimentation de l’enfance prolétarienne.

Manque de formation des instituteurs voués à l’empirisme pédagogique face aux maîtres universitaires hautement spécialisés, en posses­ sion de tous les moyens favorisant leurs œuvres pédagogiques. Opposition permanente entre les uns et les autres d’une culture intellectualiste et d’une culture populaire de sensibilité et de bon sens.

Il y a une école de classe.

Ces prises de contact avec les créations pédago­ giques de pédagogues étrangers éminents, ayant à la portée de leur talent toutes les possibilités d’aménage­ ment et d’enrichissement d’œuvres typiquement per­ sonnelles, dans un climat de paix et de détente, sont une occasion d’approfondir le fossé qui sépare les expériences de la classe aisée des expériences popu­ laires françaises : la pédagogie nouvelle n’y a pas les mêmes démarches ni les mêmes résonances. Certes, les écoles Decroly et Montessori, qui sont géographiquement si proches, témoignent d’un renou­ 85

veau indéniable de l’enseignement, d’une condamna­ tion de la scolastique ; mais cantonnées dans la mise en pratique exclusive des théories du Maître, elles fonc­ tionnent en vase clos. Par ailleurs, elles sont significa­ tives, exclusivement, de leur implantation sociale en milieu bourgeois. Elles ne courent aucun risque de la part des gouvernements qui les cautionnent. Les enseignants de l’imprimerie à l’École, travail­ lant dans des conditions d’aliénation matérielle et pédagogique, ne sauraient prendre pour modèle des créations typiquement bourgeoises. Ceci constaté sur un plan simplement objectif, sans préméditation politique, mais qui justifie cependant une prise de position irrévocable. La pauvreté aux mille détails des écoles prolétariennes subissant en permanence les réalités paralysantes des privations, si ce n’est de la misère, sont un défi à la rénovation de l’enseignement. Nous sommes dans les années de crise économique de 1929 à 1935; sur le plan familial et social, les enfants du peuple sont les victimes d’un état de paupérisation qui influe gravement sur leur santé, leur comportement, leur inaptitude scolaire. La pratique de l’expression libre basée sur la liberté et la confiance fait la preuve qu’il y a une éducation de classe. Il est cependant risqué d’en faire la constata­ tion dans des textes libres. C’est l’expérience drama­ tique que vécut Freinet dans son école de Saint-Paulde-Vence où les récits de ses élèves, les enquêtes, aboutissaient à la vérité toute simple et toute nue qu’il y avait des pauvres démunis de tout et des riches comblés de tous les biens. « Moi je mange du riz tous les jours. Ma maman ne peut pas acheter de la viande. Elle n’a pas de sous. » « Ma maman dit que si cela dure longtemps bien des 86

malheurs vont arriver. Il faut que ça s’arrange car les parents ne veulent plus voir leurs enfants souffrir. » « Non, Madame, je n’ai pas mal à l’estomac, j’ai faim. » Ah! certes cela nous change un peu des textes exagé­ rément expurgés de nos manuels scolaires, dans lesquels les ouvriers et les paysans n’apparaissent qu’embellis et idéalisés. Mais nous avons donné la parole aux enfants. Ce qu’ils nous disent, ce qu’ils écrivent, ce qu’ils sentent, ils ne l’expriment pas dans des morceaux littéraires où les mots voient la rude vérité, mais par des faits, des cris, des réalités. Par eux, nous parviennent alors les plus graves révélations sur l’état social, sur la vie, sur les peines d’une des portions les plus misérables de l’humanité : nous pénétrons les secrets de la dure vie familiale, la promiscuité des taudis, l’exploita­ tion de la misère et — à la campagne — les péripéties de la lutte ancestrale que le paysan livre avec la terre pour échapper, sans y réussir, à l’incertitude du lendemain, au poids irréductible que font peser sur lui l’organisation rurale, l’individualisme outrancier et l’exploitation. Non pas que ces faits soient aussi précisément rapportés par nos élèves. L’enfant n’en a qu’une conscience diffuse car il manque souvent des termes de comparaison qui le feraient maudire son état. C’est au travers de son travail — qui a, dans nos classes, une si primordiale importance — de ses jeux, de ses rêves, que nous, adultes, sentons l’injustice bar­ bare qui pèse sur eux et qui nous révolte. Devons-nous interdire l’expression ingénue de la vie de nos petits prolétaires? Devons-nous voiler la réalité de leurs révélations, en déformer la portée pour éviter qu’inter­ viennent des jugements défavorables au régime social actuel? Mais au nom de quels grands principes intervenir, sur quelles bases, dans quel but? La question est, on le sent, excessivement grave. Nous avons voulu humblement, honnêtement, une pédago­ gie basée sur la vie même de nos élèves, une école sur mesure à la mesure des fils d’ouvriers et de paysans de nos classes. Humainement, psychologiquement et pédagogiquement par­

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lant, cela est infiniment souhaitable, nul ne peut le contredire. Mais il se trouve que les faits économiques et sociaux sont tels que leur simple relation risque d’être considérée comme attentatoire à l’ordre établi. D’une part, les programmes officiels nous recommandent d’enseigner aux enfants à regarder autour d’eux, à juger, à apprécier — et d’autre part, nos chefs objecteraient que certaines vérités sociales incontes­ tables, que tous les adultes divulguent d’ailleurs, ne doivent pas être exprimées par des enfants. Ceux-ci ne devront plus crier : J’ai faim! Ils ne devront plus dire qu’ils couchent à six dans une même pièce, que la récolte ne se vend pas, qu’ils n’ont plus de souliers. Si on dévoilait trop fort ces vérités, la société serait contrainte de faire quelque chose. Imposez donc à vos élèves des morceaux de littérature dans lesquels les enfants vivent honnêtement sans se plaindre jamais. C’est tout le problème de l’école de classe qui est ainsi brutalement posé. Nous pensons, nous l’avons dit, qu’une école psycholo­ giquement organisée doit avoir comme base la nature, les besoins et la vie de ses élèves et que, dans ce sens, nos écoles fréquentées par des petits prolétariens devraient donner un enseignement prolétarien. Cela est normal, irréfutable. Enseignement de classe? Si l’on veut, dans la mesure où ce prolétariat est une classe et dans cette mesure seulement. Nous précisons ici que nous n’attribuons aux mots classe ou prolétarien aucun contenu politique. Nous avons regardé les faits objectivement, techniquement. Nous nous défendons notamment de faire de la lutte de classes en ce sens que nous ne poussons pas à l’envie ou à la haine. Mais si les faits sont tels que les enfants arrivent à faire eux-mêmes des constatations nuisibles au régime, nous n’y pouvons rien. Ce n’est pas nous alors qui avons tort, mais bien les faits ou les régimes qui les autorisent; et il appartient à ces régimes de faire disparaître les contradictions sociales dont le spectacle pourrait nuire à l’idéologie de nos enfants. Combien plus dangereuse nous apparaît la besogne à laquelle on voudrait nous contraindre. Servir la vérité, le droit, la justice, cela n’est plus de mise 88

dans une société qui foule aux pieds ces entités. Il nous faut servir un régime : pauvres au milieu des pauvres et éduquant les fils de pauvres, nous devrions mettre notre ascendant moral, notre dévouement, notre savoir, au service des riches exploiteurs; mutilés, haïssant la guerre que nous avons faite, il nous faudrait justifier à nouveau le brigandage capitaliste; il nous faudrait mentir sans cesse à nos élèves, leur inculquer une morale éminemment contestable qui n’a aucun rapport avec la véritable morale que nous pratiquons et enseignons. Ce qu’on voudrait, nous le voyons bien et nous le savons, ce serait que nous continuions le bourrage immoral et antipéda­ gogique qui prépare non des hommes mais des serviteurs dociles d’un régime; on voudrait nous obliger, nous éduca­ teurs prolétariens, à faire pratiquer sans réserve l’école de classe bourgeoise. A cela nous répondons non. Nous sommes des éducateurs. Notre premier devoir est de respecter les enfants qui nous sont confiés, de les éduquer, de les élever. Pour cela, nous nous opposons à tout dogmatisme qui se justifierait par des considérations extra-pédagogiques. Nous ne sommes pas au service des gouvernements qui passent ni des régimes qui changent; nous sommes au service des enfants, au service de la société pour laquelle nous voulons les préparer selon des techniques de vérité et de liberté, heureux et fiers de nous appuyer pour cela sur toutes les forces qui poursuivent le même but de libération et de rénovation (1). »

INÉGALITÉ DANS LA FORMATION DES MAÎTRES

Des constatations permanentes font surgir des diffé­ rences de comportement et de culture chez les maîtres (1) L’Éducateur Prolétarien, janvier 1933.

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en renom assurés de leurs capacités et de leur noto­ riété, et les instituteurs voués à l’empirisme péda­ gogique et à la lutte contre le conformisme scolaire. Les instituteurs du peuple — et tout spécialement Freinet qui se collète en permanence avec la culture dans sa fonction éducative, dans ses lectures, dans ses écrits — ont une conscience très nette des insuffi­ sances de leur formation primaire. Les Maîtres qui honorent de leurs écrits et de leur action l’Éducation Nouvelle sont des universitaires : Binet, Decroly, Claparède, Montessori, Dewey, ont été orientés vers la biologie ou la profession médicale. Ils sont à même de donner à la fonction et aux problèmes d’éducation une ampleur scientifique qui — en apparence du moins — justifie et cautionne leurs innovations pédagogiques et consolide leur renommée : médecine, biologie, pédagogie sont des disciplines complémentaires qui ouvrent un large champ d’expériences. Il faut constater que ces Maîtres ont acquis, par la pratique médicale ou biologique, une idée très nette de l’unité organique et psychique de l’enfant. Plus que tous les autres pédagogues, leurs expériences cliniques les incitent à rompre avec la science parcellaire d’une psychologie des entités considérées in aparté les unes des autres : toutes les facultés sont intégrées dans une personnalité, comme les organes dans un organisme. L’unité de l’être n’est pas statique, mais génétique, fonctionnelle, dynamique. Et cela en fonction du milieu avec lequel elle fait corps et réagit de façon spontanée. On ne saurait justifier mieux les raisons de la libre expression. Pour Freinet, praticien polytechnique, ce sont là des idées toutes simples, banales même, qui ressortent tout naturellement de la vie en action. Elles sont, en chacun de nous, dans l’informulé, comme des ombres 90

de pensée qui attendent l’heure d’éclore, conséquence inéluctable de la vie organisatrice. Cependant la spécialisation ne risque-t-elle pas de venir à l’encontre de ces naturelles et évidentes constatations? Binet, Decroly, Montessori se sont spécialisés dans la médecine des anormaux et handicapés. En tant que spécialistes, ils ont créé des techniques, un outillage, des jeux, des tests, s’adaptant aux enfants de mentalité débile, lents à la compréhension. Ces cas exception­ nels exigent la présence étroite et consciencieuse de l’éducateur-médecin pour faire gagner à l’enfant retardé des étapes plus ou moins rapprochées vers sa réadaptation au milieu. Le patient doit s’élever, construire dans les limites de l’outillage éducatif. Dans le cas d’enfants anormaux, il n’y a, semble-t-il, pas d’autres solutions et les résultats sont certainement positifs qui ont marqué la pédagogie internationale. « Mais devons-nous nous louer sans réserve de cette origine et de cette tendance d’une importante partie de l’éducation nouvelle contemporaine? Nous y avons gagné, certes, l’enseignement sur mesure, la nécessité de l’intérêt fonctionnel sans lequel ne vibre aucune fibre de l’être amorphe, l’individualisation de l’enseignement qui permet à chaque élève de mieux marcher à son pas, la matérialisation et l’expérimentation qui corrigent peu à peu l’intellectualisme à outrance dont nous mourrions — toutes conquêtes dont nous ne saurions exagérer la portée dans le processus de modernisation pédagogique. Mais n’y aurait-il pas aussi de graves dangers à nous aligner ainsi, sans réserves, sur l’éducation des anormaux, et ne serait-il pas temps de réagir pour la réalisation d’une pédagogie plus naturelle et plus humaine? 1° La pédagogie des anormaux nous enseigne à monter prudemment, marche à marche, dans la voie de la compré­ 91

hension, de l’acquisition et de l’action. Elle oublie qu’il est des individus qui sont aptes à monter l’escalier quatre à quatre ou qui, même, d’un bond, parviennent au sommet, et pour qui il est suprêmement énervant et quelque peu débilitant de piétiner sur place. 2° La pédagogie des anormaux a mis en valeur l’enseigne­ ment concret et l’expérimentation, mais aussi le matériel didactique et les jeux. Nous assistons dans ce domaine à une véritable régression qui, sous le couvert du progrès, limite les envolées et les audaces. 3° Le docteur Decroly a mis en valeur la nécessité de l’observation minutieuse, pièce à pièce, brin à brin. Elle réussit fort bien aux anormaux. Mais elle néglige totalement cette autre observation qui agit selon d’autres processus synthétiques, par des sens et avec des possibilités parfois encore mystérieux, cette observation qui se fait dans un éclair, qui voit, en un clin d’œil, ce que des heures d’observation dirigée ne sauraient faire découvrir (2). »

Decroly et Montessori ont recours à des contrôles rapprochés de leurs élèves, à l’étalonnage des progrès, au passage à des situations de difficultés hiérarchisées, créées de toutes pièces par l’adulte. D’où le rôle abusif et, dans certains cas, oppressif du maître devenu indispensable à la conduite de l’élève. De tels dangers sont aggravés par le fait que les classes Decroly, Montessori, Binet, Dewey, fonctionnent par personnes interposées pour tout ce qui regarde la pratique pédagogique : ainsi le maître-éducateur ignore les avantages de prendre chaque jour le bain de foule enfantine qui lui donne le pouls de la communauté scolaire, le fait participer à ces échanges spontanés où l’on ne cesse de donner et de prendre parce qu’ils sont tissés dans les circuits mêmes d’une vie sans frontière. Freinet, avec ses élèves, est constamment comme le (2) Les Dits de Mathieu.

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berger au milieu du troupeau, tout entier voué à sa vocation éducative. Il se juge seulement comme un homme de grande activité polyvalente, de grand bon sens et de naturelle générosité. Ce sont là à ses yeux des valeurs positives utiles à son métier. Aussi n’a-t-il aucun complexe d’infériorité de sa formation pri­ maire. Il n’est pas un universitaire, mais il a eu une expérience réelle, profonde, élémentaire, celle du berger-travailleur, inscrite en lui comme une encre indélébile sur un parchemin. De quoi faire sourire les clercs et susciter leur commisération. — De quoi lui donner, à lui, raison de se faire confiance et de s’introduire sans appréhension dans le troupeau d’en­ fants qu’il prend en charge. Depuis des millénaires, aux lointaines frontières de l’humanité, et aujourd’hui encore, dans le présent, la fonction de berger a fait et fait école. Sans se dégrader, sans que se perdent les vertus d’une science empirique très complète, qui va chercher bien loin, aux sources de la vie, les lois mêmes de l’énergie cosmique. Nul, autant que le berger-éleveur, ne sera dominé par cette soumission nécessaire aux lois de nature qui sont des fatalités implacables; nul ne sera aussi attentif au rythme spontané de l’intime organisme de la créature; nul ne sentira dans son être, au plus lointain de l’instinct retrouvé, les règles d’or de la conduite du troupeau à la fois souple soumission et perpétuelle autorité. Des écrivains de grande expérience pastorale et de grand talent ont écrit d’innombrables et denses ouvrages sur cette avancée d’une connaissance intuitive entrant, dans le plein de la nature, en contact avec la créature. Les hautes terres (3), d’Elian J. Finbert — le plus lucide et le plus génial des penseurs conducteurs de (3) Albin Michel.

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troupeaux — serait, s’il en était besoin, le plaidoyer le plus émouvant et le plus autorisé d’un humanisme nouveau : pour l’atteindre, nous l’avons dit déjà, il faut prendre une autre voie. C’est celle que choisit Konrad Lorenz désertant les laboratoires pour une quête instinctive dans la colonie des oies sauvages. C’est par ce chemin, par le simple flair d’un métier voué aux puissances élémentaires de vie, que Freinet entrera au cœur du phénomène universel d’éducation. Et, aux instants d’interrogation et de doute, quand la pensée intellectuelle reste en suspens au-dessus des problèmes à sonder et à résoudre, c’est vers les libres espaces des alpages qu’il reviendra pour saisir les démarches d’une pratique qui place l’homme en plein feu des choses vécues et gagnées. Dresser un chien de berger c’est une œuvre éducative de grande subtilité qui ne se règle que sur les besoins, les élans, la sensibilité de la bête impatiente d’aller vers les vérités de sa race et de son destin. Élever des enfants exige les mêmes démarches, réglées sur le rythme et la spontanéité de leur intime organisme physiologique et psychique. C’est ainsi que, tout au long de sa vie, l’expérience pastorale sera pour Freinet le leitmotiv de son expérience éducative. Et face aux difficultés rencontrées dans la fonction enseignante, il mettra sans cesse en parallèle sa vocation pastorale et sa vocation pédagogique, relevant l’une et l’autre du prodigieux contenu de la vie. « Vous avez tort, sermonnait le vieux berger, de garder si longtemps à l’étable vos deux chevreaux, habitués seulement à dormir au chaud derrière leur parc, à manger au râtelier et à suivre leur mère ou à bêler dès qu’ils se sentent perdus au détour d’un buisson... Vous verrez, quand vous les joindrez au troupeau : ils ne seront pas même capables de « suivre » : ils se laisseront 94

mordre par les chiens, se casseront une patte sur un éboulis, ou se perdront dans les barres... La vie se prépare par la vie. Si vous craignez que votre fils se bosselle le front, déchire son tablier, se salisse les ongles et les mains, risque de tomber ou de se noyer, enfermez-le dans votre salle à manger confortable, ou tenez-le en laisse quand vous sortez, de crainte qu’il ne se joigne trop vite aux bandes d’enfants qui, dans la rue, dans les jardins, parmi les vergers et les fourrés, poursuivent intrépidement leurs élémentaires expériences. Posez tout autour de son activité particulière une série de barrières qui, comme le parc de l’étable, empêcheront votre petit homme de faire jouer ses muscles et ses sens. Choisissez attentivement les discours que vous lui destinez et les livres qui lui donneront l’image toujours fausse, puisqu’elle n’est que l’image, de cette vie qui l’appelle impérieusement. Et restez insensibles aux regards d’envie qu’il jette sur les activités défendues, comme ces chevreaux qui, la tête entre les barreaux, tendent leurs regards et leurs sens vers la nature qui les attire... Choisissez pour lui une école bien conformiste, où l’on ne maniera ni marteaux, ni éprouvettes, où l’on ne composera pas à l’imprimerie, où l’on ne se maculera pas au rouleau encreur, où l’on ne se blessera pas avec la gouge qui glisse malencontreusement sur le lino qu’on grave, où on ne salira pas ses chaussures à la boue des chemins ou à la terre du jardin. Leçons et devoirs... Devoirs et leçons... C’est l’esprit qui s’encroûtera de vase... Vous vous étonnerez ensuite si votre enfant est maladroit de ses mains, hésitant dans ses jeux ou ses travaux, inquiet et timide devant les exigences de l’effort, désaxé dans un monde où il ne suffit plus de savoir lire et écrire mais qu’il faut appréhender à bras-le-corps, avec décision et héroïsme. La vie se prépare par la vie (4). »

(4) Les Dits de Mathieu.

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SENSIBILITÉ ET INTELLECTUALISME

Je considère la sensibilité comme une des propriétés fondamentales de toute cellule vivante, le grand phénomène initial d’où dérivent tous les autres aussi bien dans l’ordre physiologique que dans l’ordre intellectuel. Claude Bernard.

Cet élargissement de la fonction éducative jus­ qu’aux sources de l’instinct et aux influences du milieu, cette interpénétration de son savoir-faire pas­ toral et de son savoir-faire pédagogique, expliquent, chez Freinet, une attitude de méfiance vis-à-vis de certains « spécialistes de l’esprit ». Ceux qu’il appelle : « les scoliastres, les vrais ou faux savants, les penseurs à la petite semaine qui ne cessent de vanter les vertus formatives de l’instruction, jusqu’à faire croire qu’elle est l’unique et décisive déterminante du progrès et que c’est par sa seule vertu que se construisent les écoles, que s’élève le peuple et que se transforme le monde (5) ».

C’est l’intellectualisme qui, par explications abu­ sives, enchaînements d’idées, logiques, formelles, dis­ socie la culture et la pensée des données réalistes de la vie : « la culture moderne a produit un décalage dangereux entre la vie et la pensée, un hiatus dans le processus d’évolution de l’organisme individuel et social (6) ». (5) L’Éducation du Travail. (6) Ibidem.

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Par la lecture analysée et commentée des œuvres des philosophes et psychologues, Freinet a eu un aperçu du contenu et de la forme de certaines « sciences de l’esprit » et tout spécialement de la psychologie scientifique. S’il a abandonné cette noble confrérie de maîtres à penser c’est non seulement que ces notoriétés n’éclairaient en rien sa route, mais surtout qu’elles risquaient de brouiller ses propres pistes de recherches. L’intellectualisme est un aspect majeur de la culture bourgeoise, contre lequel il doit falloir lutter. Les maîtres d’Éducation Nouvelle, pourtant sou­ cieux de pratique pédagogique, ne sont pas, eux non plus, étrangers à une sorte de métaphysique de l’action, domaine réservé de l’intellectuel. Ainsi le professeur Wallon, ainsi le professeur Piéron que Freinet rencontre dans les réunions du Groupe Fran­ çais d’Éducation Nouvelle. Freinet leur fera le reproche de « s’égarer » dans une psychologie des données notionnelles plus ou moins évasives, ne précisant pas ce qui est fondamental pour une pédagogie pratique et humaine. Il constate, en fait — surtout chez les théoriciens de l'École Nouvelle —, qu’une théorie, parfaite en apparence, sur le plan des idées, est en réalité coupée de la pratique, laissée au hasard de l’improvisation, alors que c’est dans la pratique qu’on peut trouver solution aux problèmes de la vie quoti­ dienne. Cela est particulièrement vrai pour la théorie pédagogique et philosophique de Dewey, le plus fertile théoricien de l’École Active, qui sème dans le monde tant et tant de vérités essentielles pour la connaissance de l’enfant. Dewey, il faut le regretter, n’a en fait aucune pratique scolaire à promouvoir : l’organisation technique de l’école qu’il propose relève 97 L’itinéraire de Célestin Freinet.

4.

de doctrines philosophiques qu’il justifiera dans sa conception d’une école-laboratoire idéale qui ne verra jamais le jour. C’est simplement en critique autorisé qu’il entrera dans la pratique pédagogique par l’ana­ lyse d’écoles nouvelles américaines créées en dehors de lui. La conception de Dewey, basée sur le principe de la continuité (continuité de l’enfant à l’école, de l’école à la société, de l’homme à la nature), est mythologique, étrangère à l’expérience vécue, et sous-estime le milieu social constructeur ou destructeur de la person­ nalité de l’enfant suivant la classe sociale à laquelle il appartient. « Nous avons de grandes réserves à faire sur les idées de J. Dewey, écrit Freinet en 1930, notamment sur sa concep­ tion de la révolution culturelle, sur l’éducation, la démocratie. Ce sont là des pages que les événements des dix dernières années ont vieillies, et dont la crise récente qui atteint nécessairement l’école américaine vient souligner les faibles­ ses. Dewey parle de la démocratie de façon trop idéale; il nous semble ignorer certaines réalités prolétariennes dont dépend l’école du peuple dont il faut sans cesse souligner l’aliénation en régime capitaliste dans tous les pays du monde (7). »

On ne trouve jamais, dans les écrits des pédagogues les plus illustres de ces temps, ce souci de la joie de vivre, cette universelle notion de sensibilité, test de plaisir et de souffrance si important dans la vie de l’enfant. La recherche de la connaissance intellectuelle est toujours le facteur déterminant de toutes les démarches des pédagogues soucieux, bien sûr, d’asso­ cier intérêt et plaisir à ces démarches, mais soucieux (7) L’Imprimerie à l’École, 1er janvier 1930.

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plus encore de somme de savoir, d’où une certaine confusion entre instruction et éducation. Rien de semblable chez Pestalozzi, chez Ligthart, chez Makarenko, chez Bakulé, toujours ouverts à la compréhension du drame de vivre, passionnés d’ac­ tion humanitaire, étrangers, par nécessité, à toute attitude spéculative systématique. Il faut avoir fait compagnonnage avec les victimes de la misère et de la douleur pour sentir au plus profond de soi-même que toute éducation doit débuter par l’approche de la joie. La littérature enfantine qui, au long des années, prend élan et densité, apporte aux éducateurs Freinet des documents de première valeur sur la personnalité psychique de l’enfant. Dans d’innombrables textes libres, dans la Gerbe, dans les Enfantines, affleure la psychologie de l’enfant du peuple, une psychologie faite de sensibilité, de spontanéité, d’élan de vivre, malgré les obstacles et les épreuves inhérentes à l’existence de l’enfance prolétarienne. Ce sont ces vertus qu’il faudrait sauvegarder et qui devraient servir de base à une science globale de psychopédagogie. Dès 1928, quand déjà il avait donné cohérence et efficacité à son œuvre éducative, Freinet projetait des perspectives nouvelles sur la portée psychologique de la libre expression. « L’école actuelle pèche surtout par la faiblesse de ses assises psychologiques. Des études récentes comme celles de J. Piaget ou de Van de Zande apportent des précisions insoupçonnées sur la pensée enfantine et les modalités de l’acquisition. ... A la psychologie et à la pédagogie, l’imprimerie à l’École et le texte libre apportent des possibilités de progrès que nous pouvons à peine entrevoir. Les améliorations pédagogiques sont conditionnées, dans 99

une large mesure, par les découvertes psychologiques et surtout pédagogiques. Or, la science de l’éducation tâtonne encore et l’apport des personnalités les plus géniales ne peut suffire à faire avancer le problème d’une façon décisive. Pour connaître, apprécier, étalonner, mesurer une chose aussi changeante et fugitive que l’âme de l’enfant, il nous faut de vastes enquêtes, basées sur des documents certains et poursuivies dans les divers milieux et aux différents âges. Les résultats obtenus par J. Piaget après examen de quelques centaines d’enfants nous laissent bien augurer de nos possibilités ultérieures. Car nos Livres de Vie et nos journaux, où s’expriment librement nos élèves, constituent, dès ce jour, des milliers de témoignages sur la vie et le développement enfantin. Nous sommes à même, désormais, d’étudier la vie des enfants dans tous les milieux et à tous les âges : leurs pensées les plus intimes, leurs rêves, leurs jeux, leur conception du monde, etc. Nous pourrons établir d’une façon certaine les intérêts et les besoins sur lesquels peut s’appuyer la pédagogie de l’avenir. Cette enquête ne sera pas menée par quelque professionnel plus ou moins enfermé dans ses théories; c’est la masse des instituteurs qui, vivant la vie des enfants, sachant en traduire fidèlement les manifestations, en sera le premier artisan. Nous ne préjugeons pas de nos forces et de nos possibilités, et nous espérons que les psychologues et pédagogues intéres­ sés par notre travail auront à cœur de nous aider dans nos recherches et nos réalisations (8). »

Mais ce sont là des perspectives lointaines. A ce point d’aboutissement d’une pédagogie qui, par la libre expression, fait la preuve que l’enfant est l’artisan de sa propre culture, les praticiens achoppent à des problèmes psychologiques que l’expérience ne permet pas de résoudre pour l’instant. (8) L’Imprimerie à l’École, avril 1928.

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Il ne s’agit pas pour eux d’une simple question de culture, mais d’un manque de maturité expérimen­ tale : il y a encore contradiction entre la pratique et la théorie.

IV

L’ÉCOLE FREINET LABORATOIRE DE PLEIN VENT ÉBAUCHE DE L’ÉCOLE DU TRAVAIL

« Livré à lui-même, l’enfant, comme l’animal, comme d’ailleurs la masse des hommes, reste confiné dans les gestes et les processus instinctifs. Nous devons respecter et utiliser cet instinct qui est comme la figure originelle de la race, mais tâcher aussi d’y inscrire lentement, minu­ tieusement, obstinément, la marque, que nous voudrions généreuse, de notre géné­ ration. » L’Éducation du Travail.

En 1935, Freinet, chassé de l’enseignement public, crée son école de Vence, première école privée prolétarienne. Elle est conçue comme réserve d’enfants dans une nature privilégiée et dont l’école sera l’âme. L’expérience sera écologique dans toute l’ac­ ception du terme : intégrée à la nature, au milieu, à la communauté d’enfants et d’adultes.

Sur le plan pédagogique, en toute liberté, Freinet va approfondir ses techniques, en créer de nouvelles, mûrir ses conceptions sur l’édu­ cation par le travail, découvrir les bases maté­ rialistes de son Essai de Psychologie Sensible.

Il faut compter comme un événement important, dans l’œuvre pratique et théorique de Freinet, la création de son école libre de Vence (Alpes-Mari­ times). Expérience prodigieuse que la construction, l’aménagement, l’installation, l’équipement, le fonc­ tionnement d’une école dans les difficultés rebutantes de la pauvreté. S’y ajoutent, inévitablement, la pesan­ teur des effectifs d’enfants pour la plupart sousalimentés et retardés scolaires, les tracasseries admi­ nistratives et, en conséquence de ces fâcheuses réalités, le surmenage du responsable partagé entre ses pré­ sences à l’école et ses responsabilités dans le Mouve­ ment international qu’il anime. Les charges d’un militantisme social et politique sont le supplément du fardeau... J’ai retracé ailleurs les données et péripéties dramatiques de cette action d’audace et d’infinie 105

ténacité qui, malgré tant de contre-temps, fut posi­ tive (1). Dans la garrigue provençale où s’est implantée l’école, Freinet va retrouver sa vocation paysanne dans une obligation de nécessité vitale de liaison avec le milieu. Par ailleurs, il va sentir la pression permanente de la communauté sur les tendances égocentriques de l’individu. D’emblée, il se trouve au cœur d’une écologie dans laquelle le milieu et la communauté vont donner une ampleur décisive à l’éducation devenue, par la force des choses, événement quotidien à vivre et à résoudre. Et pour lui-même, devenue aussi perspectives intellectuelles d’une théorie organique située au-delà de la simple théorie pédagogique vécue jusqu’ici. C’est du réel travail constructeur que va dépendre l’existence actuelle et l’avenir de la petite société d’enfants et d’adultes qui ont lié leur sort pour une étonnante aventure. Comme Makarenko, œuvrant dans de semblables circonstances économiques, sociales et humaines, Freinet fera, à longueur de journée, la constatation que la valeur de l’individu dépend de ses capacités de travail ; un travail favorable à la fois à la communauté et à l’individu lui-même devenu acteur efficace et responsable. « Sûre et solide dans ses fondations, mobile et souple dans son adaptation aux besoins individuels et sociaux, l’éducation trouvera son moteur essentiel dans le travail. »

Travail pédagogique d’abord, pour lequel l’éduca­ teur achoppe à de multiples difficultés dans une école qui est à vrai dire une école de retardés scolaires; avec (1) L’École Freinet, Réserve d’enfants. Éd. Maspero.

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eux une dizaine d’enfants normaux ou surdoués. Il s’agit donc d’un effectif qui suscite une plus large et complexe expérience que celle vécue dans l’école publique avec des classes plus homogènes par l’âge et le niveau mental des élèves. Dans l’alternance des échecs et des succès, Freinet va donc repenser son expérience pédagogique. Ses conceptions, définitivement acquises, d’une école répondant aux réalités d’une éducation écolo­ gique, mettent au premier plan de son enseignement l’étude du milieu local. « Pour cette étude du milieu local nous irons puiser dans la vie véritable de l’enfant, à l’origine de ses sensations, de ses expériences et de ses découvertes, les éléments essentiels, les éléments de base — les seuls solides et définitifs — de sa formation, de son instruction, et de son éducation. Par réaction contre les manuels scolaires qui, rédigés et édités à Paris, prétendaient nous indiquer, à nous instituteurs des divers coins de France, et à toutes les heures du jour, les points du programme sur lesquels nous devions attirer l’attention de nos élèves, ou même les centres d’intérêt que nous allions offrir à leur curiosité, nous avons montré que notre enseignement devait normalement prendre ses racines dans le milieu où nous vivons, par le travail effectif répondant à nos besoins fonctionnels ; que nos enfants doivent connaître la géographie de leur pays avant d’étudier sur la carte les lignes bleues qu’on leur dit être des fleuves, et les masses bistres qui sont les montagnes; que l’histoire de France ne commence pas par les Gaulois, pas plus que par Louis XIV, mais par l’étude affective des traces que le passé proche ou lointain a laissées autour de nous; qu’avant de s’attaquer savamment aux sciences abstraites de nos livres, il nous faut expérimenter à même les possibilités et les exigences de notre milieu; qu’avant de résoudre les problèmes standards de nos manuels, il faut avoir enquêté, supputé, calculé sur tout ce qui, autour de nous, nécessite mesures et comptes; que le

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français lui-même ne s’apprend pas par des exercices froidement méthodiques, mais d’abord par la rédaction et la lecture que motive notre commune vie journalière. Voilà ce qu’est pour nous l’étude du milieu local : non pas un dangereux recroquevillement scolastique sur les choses qui nous sont familières aux dépens de tout l’inconnu dont l’enfant veut et doit, pour grandir et monter, se saisir avec témérité. Nous pourrions dire que, par l’activité fonctionnelle et l’expression libre, nous enfonçons sans cesse nos pieds dans la solide réalité du milieu, nous creusons prudemment les fondations qui soutiendront à jamais les constructions ulté­ rieures. Mais par notre documentation, par le cinéma et la radio puissamment motivés et orientés par nos échanges interscolaires, nos yeux et notre esprit débordent constam­ ment ce milieu restreint et s’élèvent hardiment vers les conquêtes qui enrichissent en permanence les élémentaires enseignements du milieu (2). »

CENTRES D’INTÉRÊT ET COMPLEXES D’INTÉRÊT

Il s’agit là, dira-t-on, des centres d'intérêts decrolyens. Oui et non, car l’introduction de techniques nouvelles (le texte libre, la correspondance inter­ scolaire, les conférences) va donner à l’enfant un comportement d’acteur qui personnalise une docu­ mentation qui, dans les centres d’intérêts de Decroly, vise surtout une acquisition intellectuelle. Certes, en théorie, chez Decroly, les connaissances doivent naître des besoins primordiaux de l’enfant, chaque centre d’intérêt répondant à un besoin fondamental, d’où leur prolongation qui ira s’enrichissant tout au long de la scolarité, de 6 à 14 ans. Sur le plan didactique, il est (2) C. Freinet : Le milieu local. L’Éducateur, 15/12/48.

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à craindre que la compilation remplace l’intérêt initial et que l’élève, progressivement écrasé par la somme de documents, ne sombre dans un enseignement encyclopédiaue sans âme. Decroly reconnaît des centres d’intérêts « occasion­ nels » qui s’imposent à l’enfant, qui sont typiquement personnalisés et ne sauraient être prétextes à exploita­ tion pédagogique didactique. Mais certains adeptes de Decroly s’en tiendront au plan limitatif établi par le Maître et enfermeront, dans une étroite scolastique, des données relevant du dynamisme de la vie de l’enfant. Très tôt, dans les débuts de ses prises de contact avec l’œuvre de Decroly, Freinet dénoncera cette dangereuse déviation de la pensée decrolyenne. Et, restant toujours au niveau des intérêts sensibles de l’enfant, de la mobilité et de la courte durée de ses intérêts, il fera des centres d’intérêts une technique plus ou moins passagère, liée au contenu de la libre expression, soit dans le texte libre, soit dans l’expres­ sion orale, soit dans les événements vécus indivi­ duellement ou socialement. C’est ainsi qu’il parlera de Complexe d’intérêt : « Faute de moyens techniques suffisants pour répondre à la complexité originelle des intérêts enfantins, on se rabat sur 'une concentration plus ou moins arbitraire autour de cer­ taines tendances dominantes. Comme ces magasins qui limitent leur activité à un nombre réduit d’articles parce qu’ils n’ont pas la place suffisante, ni des rayons spéciaux pour répondre à des besoins exagérément fantaisistes de leur clientèle. Mais l’acheteur a du moins le loisir de sortir pour aller chercher ailleurs l’objet qu’il éprouve le besoin de posséder. Alors que l’enfant, à l’école, en est réduit à se contenter de l’article approchant qu’on lui offre. « C’estmieux que rien », lui dira-t-on en guise de consolation. Mais

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l’enfant s’accommode mal de ces demi-mesures qui tra­ hissent la vie parfois plus qu’elles ne la servent. Plutôt que de centres d’intérêts, nous parlerons de complexes d’intérêts. Notre école du travail est au centre de la vie et conditionnée par les mobiles multiples et divers de cette vie. Aux enfants de choisir parmi nos rayons les articles à leur parfaite convenance. Que ce complexe d’intérêts soit supérieur aux centres plus ou moins logiques, nul n’en doutera. Ce qui n’a pas permis jusqu’à ce jour de passer du formalisme de l’un à la réalité vivante de l’autre, ce n’est qu’une question de technique, comme pour le marchand. Si nous résolvons cette question — et par nos techniques pédagogiques et par notre organisa­ tion du milieu scolaire, nous pensons y être parvenus — nous aurons fait pédagogiquement un pas important dans la voie de l’éducation fonctionnelle. Par la pratique de l’imprimerie, nous sommes à l’écoute des vrais intérêts dominants. Nous nous garderons cependant de donner aux seuls intérêts par le texte libre journalier une sorte d’investiture scolastique qui réduirait aussitôt, souvent arbitrairement, le complexe. Au cours des recherches qui accompagneront ce texte, nous ne manquerons pas de laisser s’extérioriser et s’exprimer les autres besoins en rapport avec l’intérêt initial. Nous détecterons, pour ainsi dire, la direction complexe selon laquelle s’oriente la vraie vie des enfants. Notre besogne pédagogique consistera à les aider au maximum pour la réalisation manuelle, artistique et psychique de leurs poten­ tialités dominantes (3). »

Les centres d’intérêts sont donc ainsi adaptés à la vie de l’enfant, dans son existence quotidienne et historique, et c’est tout naturellement la libre expres­ sion qui en décide. En Belgique, à Paudure, un groupe Freinet va (3) Pour l’École du Peuple. Maspero. Réédition. (L’École Moderne Française. Éd. 1944.)

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s’affirmant sous l’action militante de praticiens éméri­ tes : Lucienne Balesse et Jean Mawet en sont les responsables infatigables. Leur action est difficile à mener au pays de Decroly, où de nombreux adeptes du Maître enseignent une pédagogie de centres d’intérêts souvent abusifs mais de loyale inspiration : les partisans des Techniques Freinet s’étaient organi­ sés en Coopérative de l’École Belge, devenue l’Éducation Populaire, qui rallie toujours des adeptes soucieux d’une éducation intégrale. Mais, à l’époque, si Paudure restait un foyer vivant de la pédagogie Freinet, certains adhérents risquaient de déborder quelque peu l’esprit et la pratique instaurés par Freinet. Si bien qu’une opposition tendait à s’affirmer entre les parti­ sans de Decroly et les partisans de Freinet. Dans l’Éducateur du 5 juin 1938, Freinet écrit : « Les Belges ont tort de comparer, et encore davantage d’opposer, Freinet à Decroly. Nous ne voudrions pas qu’on nous place au même rang que les créateurs de systèmes pédagogiques. Je n’ai pas la prétention d’être plus haut : je ne suis pas sur le même plan. [...] Il n’y a pas de Méthode Freinet. Oui, j’ai été l’initiateur, de l’Imprimerie à l’École. Mais ce serait un danger si notre méthode se cantonnait à cette technique, si elle mettait en valeur au détriment des autres une activité particulière, si elle nous faisait négliger les ressources innombrables de la vie, des découvertes et des expériences de ceux qui nous ont précédé dans cette voie périlleuse. [...] L’Imprimerie à l’École doit jouer son rôle, mais rien que son rôle. Nous n’en ferons pas un nouveau tyran, une nouvelle lubie pédagogique. Elle éclaire, elle anime, elle pousse à l’action vraie, et cela est déjà considérable. [...] Nous n’avons jamais dit que nous étions contre Decroly. Au contraire. Mais, actuellement, il est des pra­ tiques dites decrolyennes qui ne résisteront pas à l’expérience pratique d’une pédagogie organisée hors de tout parti-pris

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scolastique. Il y a suffisamment dans le decrolysme de principes généraux vivants pour que nous puissions laisser tomber et même combattre les erreurs de technique et ne mettre en lumière que l’apport dynamique du Maître. »

Mais revenons à l’École Freinet : Le comportement scolaire des inadaptés est une occasion de mettre continuellement en évidence le refus de toute scolastique dont ces enfants ont été les victimes. Ils sont réfractaires à tout effort d’attention. Ici, Freinet a donné le feu vert à l’activité naturelle de l’enfant : celui-ci n’a recours au maître que dans les cas difficiles et, plus que jamais, Freinet est persuadé de l’inutilité des explications et prêches. D’où un nouveau slogan :

PLUS DE LEÇONS (4)

La leçon est la formule par excellence de la scolastique entre quatre murs. Elle est mise en honneur dans tous les pays du monde, y compris les écoles nouvelles où maîtres et élèves collaborent pour sa réussite. Il faut détrôner la leçon qui sert le prestige du maître, souvent au détriment de l’initiative et de l’intérêt des enfants, devenus passifs contre leur nature : « La grande erreur scolastique est, à mon avis, la leçon et les devoirs qui en découlent. C’est toute la technique de l’école traditionnelle que nous essayons de jeter bas, nous le savons ; c’est tout un passé d’illusions, parfois généreuses, que nous ne craignons pas de dénoncer. » (4) C. Freinet, B E.N.P. Plus de leçons. Novembre 1937.

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Plus spécialement Freinet porte ses flèches contre la leçon qui fait le mérite de l’instituteur et qui est le fleuron d’une pédagogie concrète : la leçon d’observa­ tion. A plusieurs reprises, au long des années, il reviendra sur le sujet : « Nous avons trop tardé, à notre gré, pour l’étude particulière de cette question, qui risque de devenir comme un cheval de bataille pour un dernier assaut de la scolastique contre la vie. »

L’observation ne s’impose pas : elle est naturelle si l’attention est naturelle, si l’intérêt la suscite : « on ne fait pas boire le cheval qui n’a pas soif ». Pour expliquer sa pensée, Freinet a recours à l’analogie dont il est coutumier, mettant ainsi la réalité sensible à la base du raisonnement : « L’exemple de la photo devrait nous être révélateur. Vous pouvez partir à la chasse aux images avec votre appareil imparfait, à lentille défectueuse, et vous acharner à saisir, par temps mort et sans lumière, les aspects multiples d’un phénomène dont vous voudriez fixer le déroulement et, dans huit jours, dans un an, vous chercherez dans cette série de photos floues et sans éclairage, un seul souvenir précis de ce que vous auriez voulu graver à jamais. Il est bien préférable d’attendre que le soleil éclaire le spectacle; vous choisirez le biais le plus favorable pour obtenir un maximum de détails. Un vingtième de seconde y suffit. Vous aurez une photo parlante, révélatrice, sensible, qui traduira un moment de vie, et la transcription dans ce moment de vie d’un état d’âme et d’un sentiment. C’est ce que tente de réaliser le cinéma en concentrant tous les feux sur l’objet ou le spectacle à observer, en le chargeant d’inquiétude, de mystère et d’affectivité. Et le cinéaste qui, lui, est obligé de mesurer les réactions du public, le sait bien : pour vous accrocher à un paysage, à une action, à un objet, il

113 L'itinéraire de Célestin Freinet.

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se garde bien de vous le présenter scolastiquement sous toutes les faces, aux diverses heures du jour, avec d’énervantes explications... Il sait que le spectateur veut du changement, et qu’il ne veut pas « savoir », mais sentir et vibrer. Alors le cinéaste vous accroche et vous conduit par des chemins de mystère jusqu’à ce tournant où, ému et inquiet, vous voyez tout d’un coup, dans un éclair, avec un maximum d’acuité et d’efficacité, ce que l’observation la plus attentive ne vous aurait point révélé. Les pédagogues disent aussi : pour observer, il faut susciter et retenir l’attention. Mais — nous l’avons noté bien des fois — vos leçons ne mettent en action que cette attention de deuxième zone dont parle Dewey. L’attention puissante, celle qui mobilise l’être tout entier, en le projetant sans réserve vers les lignes de vie révélées, nécessite cette concentration de feux, cette intensité d’éclairage sans lesquelles vous n’aurez que du flou et du mort. Nous ne faisons point cette critique pour le malin plaisir de tourner en ridicule les instituteurs attachés à leurs leçons d’observation. Nous sommes à la recherche d’une technique de travail. Il s’agit de choisir la meilleure. Et dans cette recherche, nous n’oublierons pas que la leçon d’observation n’a pas que des défauts. Elle a été, en son temps, un progrès certain sur le dogmatisme des leçons exclusivement verbales et du par cœur. Nous devons, et nous pouvons faire mieux. Nous ne mettrons donc pas l’accent sur l’observation systématique, même lorsqu’elle est apparemment métho­ dique, mais sur l’éclairage par la vie. Nous nous souviendrons qu’il est bien délicat d’intéresser l’enfant, par l’extérieur, à un objet, à un événement que n’éclaire aucune lueur affective. Seuls peuvent y parvenir les éducateurs d’élite qui savent mystérieusement colorer de poésie et de sentiment les faits les plus neutres. Par contre, quand nous avons su mobiliser, par la vie, l’attention fonctionnelle des individus, nous réalisons de ce fait, automatiquement, la conjonction des feux qui donnera à l’attention son maximum d’intensité. Nous recherchons donc cette vie, nous l’introduisons à 114

l’école selon les mêmes normes qui portent les individus, au cours des jours, aux plus éminentes activités constructives ; nous éclairons fortement, et nous attendons le moment propice pour faire jouer le déclic qui impressionnera à jamais la plaque sensible. Nous sommes certains alors d’avoir fait de la bonne besogne et définitive. Ce qui inquiète parfois les pédagogues, c’est cette part d’imprévu et d’accidentel que nous donnons toujours à l’exploitation de nos intérêts fonctionnels. Le pédagogue tient à faire ses leçons à heure fixe, quel que soit l’éclairage; l’emploi du temps et les programmes les prévoient et les imposent. Prenons encore une fois exemple sur le cinéaste qui attend patiemment que le ciel soit favorable à sa prise de vue, qui utilisera les rayons brillants du matin et non la lumière comme usée et vieillie de l’après-midi, et qui profitera parfois d’une éclaircie pour réaliser en quelques minutes ce que n’auraient pu donner des journées entières de lumière tamisée. On dira : oui, mais il y a les studios, avec leurs maquettes et leurs feux artificiels. Oui. Mais il faudrait savoir ce qu’ils représentent de gaspillage d’énergie, si la déformation qu’ils infligent à la vie n’est pas, par elle-même, un grave danger, et si, en définitive, il ne vaut pas mieux, comme l’ont réalisé quelques films récents à succès, s’en retourner à la vie, et attendre s’il le faut que le soleil luise. Tout ce que nous venons de rappeler ne signifie nullement que nous soyons contre l’observation et que nous en niions les avantages et la nécessité. C’est de la technique de cette observation que nous discutons. Nous aurons d’ailleurs l’occasion d’y revenir car ces notes un peu désordonnées ne prétendent point épuiser techniquement le sujet. En attendant, voici le conseil que nous donnons : Méfiez-vous de la scolastique, des leçons, des exercices. Ce sont des procédés apparemment commodes, consacrés par la tradition et dont les résultats méthodiques peuvent être soigneusement consignés sur des cahiers qui sont, en effet,

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des modèles, ou sur des tableaux qui sont trop bien faits et trop léchés pour nous émouvoir. Intéressez profondément vos enfants à la vie, à leur propre vie et à la vie qui les entoure, raccordez cette vie à la vie d’enfants éloignés par la correspondance interscolaire; motivez recherches et travaux par textes libres, imprimerie, journal scolaire, conférences, cinéma et photo. Vous verrez alors l’enfant accroupi devant le terrarium comme Fabre devant ses bousiers au travail ; vous aurez le spectacle émouvant d’une équipe, ou de toute la classe parfois, concentrée à cent pour cent sur l’examen d’une plante, d’un animal, ou sur le colis qui arrive de vos correspondants et qui révèle une flore ou une faune qui vous étaient inconnues; vous partirez dans les champs, non pas pour expliquer, à chaque pas, à la mode scolastique, la pierre que vous heurtez ou l’arbre que vous frôlez, mais pour enquêter, pour chercher, pour sonder, pour mesurer, comme le cinéaste qui, dans le silence de son cabinet, a préparé son scénario et qui, profitant du soleil et de l’air léger, part à la chasse aux images. Et l’heure passera; et il n’y aura plus de récréation parce que vous aurez fait la meilleure observation, celle qui prend tout l’être parce qu’elle répond à l’être (5). »

Mais par quoi remplacer les leçons ? Car enfin, dans l’école publique, les programmes sont une exigence première de l’enseignement. Bon gré mal gré, les diverses disciplines scolaires (histoire, géographie, sciences, calcul) doivent être enseignées. Elles sont, pour l’école traditionnelle, la base de l’instruction de l’enfant. Il va de soi que, dans les écoles employant les techniques Freinet, les programmes sont respectés. Dans son école, Freinet respecte de même ces programmes qui peuvent être « vécus » par l’étude du milieu, par les enquêtes, les explorations, toutes démarches d’une connaissance directe qui va servir de (5) L’Éducateur, janvier 1947.

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support à une connaissance plus élargie faisant appel à une documentation qui va s’enrichissant d’année en année et classée dans le Fichier scolaire coopératif. Cette œuvre collective, assidue, consciencieuse, apporte les documents les plus sûrs qui seront classés selon les principes de classification décimale interna­ tionale. C’est Roger Lallemand, fidèle collaborateur de Freinet, qui assume ce long travail de bénédictin. Les documents réunis, affichés, examinés de près au moment du compte rendu, favorisent l’intervention du maître a posteriori pour un complément d’infor­ mation si nécessaire. De façon que s’ouvrent devant les enfants les perspectives nouvelles d’un savoir de continuité dynamique. Ainsi, c’est toute la personna­ lité enfantine qui, partant d’une documentation de base, monte vers des notions générales redonnant unité à des acquisitions qui seront progressivement synthèse. Là où les programmes secs, arides, compar­ timentés, imposaient un émiettement de l’enseigne­ ment, se rapprochent et s’interpénétrent les disciplines complémentaires des programmes scolaires.

LE CONTRÔLE

Mais ces conditions favorables d’acquisition ne sauraient se passer d’un contrôle faisant le point, à la fois sur les matières enseignées, et sur l’acquis de l’enfant dans ces pratiques scolaires en apparence anarchiques. « A technique nouvelle contrôle nouveau par les Plans de Travail et les Brevets. Nous sommes, il n’est peut-être pas inutile de le rappeler,

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pour un maximum d’ordre et de discipline, mais ordres et disciplines non formels mais profonds, ordre et discipline du travail. La pratique de l’expression libre et de son exploitation pédagogique maximum nous a valu souvent l’accusation d’anarchisme. Il est certain que si un maître expérimenté, dynamique, souple, habile, cultivé, peut exploiter un com­ plexe d’intérêt avec un maximum de profit pédagogique et humain, et dans un ordre et une discipline exemplaires, un maître mal entraîné, qui ne sait pas s’engager hardiment dans les pistes, qui hésite à donner à chacun le peu de réussite qui enthousiasmera, peut aboutir à une impasse caractéristique de désordre et d’inefficience. Cette exploitation pédagogique reste l’idéal, comme reste idéale une société dans laquelle chacun œuvrerait selon ses goûts ou selon ses besoins. Dans la pratique, nous soutiendrons notre organisation scolaire par les Plans de travail. Ces Plans de travail, pas plus que le fichier, le journal ou les conférences, ne sont une invention scolastique. C’est une technique adulte adaptée à l’école mais avec exactement les mêmes motivations et les mêmes buts. Ce que nous pouvons dire a priori, c’est que le Plan de travail, comme le fichier auto-correctif, est une technique qui passionne les enfants. Pourquoi? Parce que, comme dans la vie, et compte tenu d’un certain nombre d’impératifs extérieurs, les enfants décident eux-mêmes de ce qu’ils vont faire, et qu’ils peuvent y travailler ensuite à leur rythme et aux heures qui leur conviennent. Nous ne devons pas laisser croire que notre pédagogie ne sera axée que sur la fantaisie ou l’intérêt immédiat des enfants. Il en sera peut-être ainsi dans une classe enfantine ou un C.P. Mais dès le C.E., les intérêts profonds sont plus durables et plus permanents. Comme pour les adultes d’ailleurs : des idées nous viennent, des projets naissent qui nous enthousiasment. Nous avons juste le temps de les noter sur notre agenda car la vie a ses exigences. Seulement, la semaine prochaine, nous inscrirons ce projet dans notre Plan

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de travail, pour lequel l’instituteur pourra, en temps voulu, prévoir les éléments. A l’École Freinet, nous n’exploitons que très accidentelle­ ment, immédiatement, un complexe d’intérêt. C’est le Plan de travail qui est vraiment au centre de notre organisation et qui suscite une bonne volonté, une application et une ténacité exceptionnelles, étant donné qu’aucune récompense ne vient sanctionner le travail si ce n’est l’inscription au graphique. Nous faisons un plan hebdomadaire. Certains camarades ont trouvé le délai un peu court et préfèrent un plan pour la quinzaine. Avec des enfants de 13 à 16 ans, ce délai peut en effet être préférable. Mais avec nos élèves, un trop long délai ferait perdre le bénéfice du stimulant. Nous préférons reporter au plan suivant des travaux trop importants qui n’ont pas pu être terminés. »

Voir, page 120, le graphisme qui sanctionne le tra­ vail de l’enfant pendant une semaine et dans lequel le comportement scolaire d’acquisition et le comporte­ ment social dans la communauté établissent le profil de sa personnalité. Autre moyen de contrôle des capacités de l’enfant : les Brevets (6) : « La formule, la pratique et la portée des examens sont, dans le complexe de notre éducation nationale, les éléments déterminants de notre organisation scolaire et de la pratique pédagogique. Théoriquement, nous le savons, l’école n’est pas faite pour les examens mais pour la préparation optimum des enfants à la vie. Seulement, les examens sont la porte obligatoire par laquelle on accède aux fonctions de la vie, et c’est à qui y pénètre avec le plus de succès. [...] Ce qu’il y a de grave dans les examens actuels c’est qu’ils mesurent mal ou plutôt qu’ils ne mesurent pas tout ce qui devrait être mesuré. Ils procèdent un peu comme le (6) Les Brevets. B.E.N.P. 1947.

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tailleur qui choisirait l’étoffe d’un costume, déterminerait la qualité et l’emplacement de la doublure, des boutonnières et des boutons et qui négligerait de déterminer la longueur des manches et l’ampleur de la taille. Nous ne pouvons pas assurer que les élèves reçus au certificat d’études sont les meilleurs de la promotion. Ils sont peut-être les meilleurs pour le calcul, la dictée et la rédaction, mais ils ne sont pas toujours les plus aptes en face de la vie. Les échecs aux examens sont désastreux à la fois pour les élèves et pour le maître. Pour les éviter, les éducateurs sont condamnés au bachotage qui est le plus grand danger de notre pédagogie. ... Nous avons, pendant longtemps, cherché la solution vers une nouvelle forme d’épreuves par l’amélioration des pratiques existantes ou le recours aux tests. Ni l’une ni l’autre n’aurait changé les inconvénients des examens. C’est hors de l’école que nous sommes allés chercher des modèles possibles pour les formules à envisager et notam­ ment chez les scouts dont nous avons adapté le système complexe des brevets. De quoi s’agit-il? Nous partons de quelques principes différents de ceux de Baden Powell. — Notre pédagogie doit s’orienter de plus en plus vers une pédagogie du travail. Il y aura donc lieu, de moins en moins, de considérer le verbiage théorique et les acquisitions abstraites. Munis d’outils et de techniques de travail, nous devons être en mesure de montrer l’efficacité de nos pratiques. — L’École actuelle ne peut plus se contenter de contrôler les acquisitions techniques des diverses disciplines scolaires. D’autres éléments de culture, pas strictement intellectuels, interviennent d’une façon majeure dans le comportement social des individus et dans leur mode de vie. En lisant la liste des brevets que nous avons prévus, on mesurera mieux la diversité des tendances et des aptitudes dont l’école doit désormais tenir le plus grand compte : Brevets obligatoires : écrivain, lecteur, bon langage, histo­

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rien, géographe, ingénieur de l’eau, ingénieur de l’air, ingénieur des végétaux, collectionneur d’insectes, ingénieur des minéraux, maître du feu. Brevets accessoires : meilleur de fruits, légumes, plantes médicinales, chasseur, grimpeur, explorateur, apiculteur, éle­ veur, cuisinier, constructeur, électricien, chimiste, secouriste, artiste, imprimeur, graveur, acteur, musicien, chanteur, potier, menuisier, etc. Dès la rentrée d’octobre, les brevets sont mis en chantier. Une semaine par mois leur est consacrée. En fin d’année scolaire, au cours d’une séance solennelle, une exposition générale de tous les travaux est organisée. En présence des parents, les brevets sont distribués. La pratique des brevets est précieuse pour l’orientation des enfants. A la sortie de l’école, un enfant de 14 ans pourrait se présenter à un établissement, à une organisation, à un employeur avec une sorte de pedigree rassurant (7). »

Le Carnet scolaire ne fait mention, on le devine, ni de notes ni de classement. Il est pour l’enfant un document personnel ayant valeur de niveau d’instruc­ tion, de comportement scolaire, moral et social avec la photographie de l’enfant qui en éclaire en quelque sorte la signification humaine. Des pages blanches sont prévues sur lesquelles sont collés les graphiques des plans de travail et mentionnés les brevets succes­ sifs obtenus au cours de l’année.

LE JOURNAL MURAL

Au jour le jour, le journal mural donne pour ainsi dire le pouls de la communauté scolaire dans laquelle s’insère l’enfant. A cet effet, y figurent les rubriques (7) L’Éducateur, novembre 1955.

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suivantes : Je critique, Je félicite, Je vaudrais, J’ai réalisé. Si la colonne des critiques s’allonge, alors que se raccourcit celle des félicitations, si les projets sont rares et les réalisations en perte de vitesse, un redressement est nécessaire. Si les mêmes noms s’inscrivent dans les critiques pour les manquements à la règle, il faut aider les défaillants à retrouver le bon chemin. Le journal mural, lu à la séance de la coopérative, en fin de semaine, détermine toujours une prise de conscience favorable à la communauté. Ces innovations (plans de travail et brevets spéciale­ ment) marquent une étape nouvelle d’une pédagogie, prenant assise sur des outils et des techniques qui, par leur utilisation, amplifient l’action personnelle de l’enfant, cela dans un milieu de plus en plus aidant, offrant sans cesse les recours de la vie sociale. « Par l’outil, l’être humain accélère la construction de son propre échafaudage, il franchit à une allure accélérée les étapes de sa croissance, il crée lui-même, il construit, il s’élève tel un dieu qui ne voit aucune limite à son ascension. (...) Nous avons dans l’outil, et dans le travail, l’élément essentiel de l’éducation. »

Nous résumons ici les outils et techniques de travail qui sont mis à la disposition des enfants des écoles Freinet et dont l’acquisition et l’emploi exigent la coopération dans un climat nouveau de grande portée éducative. Freinet fera la preuve que, tout bien considéré, l’équipement d’une telle école nouvelle n’est pas plus onéreux pour chaque élève que celui de l’école traditionnelle. • Le texte-libre par l’imprimerie et le limographe. • La correspondance et les échanges interscolaires. 123

• La littérature enfantine (Poèmes, Gerbes, Enfan­ tines). • La coopérative scolaire. • L’étude du milieu local (enquêtes). • Le fichier scolaire coopératif. • Les fichiers scolaires auto-correctifs (calcul, géomé­ trie, grammaire). • Le dessin et l’expression artistique (poterie, céra­ mique, gravure, etc.) • La musique et le théâtre libres. • Le plan de travail hebdomadaire (contrôle). • Les brevets (contrôle). • Le journal mural. • Le cinéma. • Phonos et disques. • Photos-caméras. • Magnétophone (dès 1947). • Liaison de l’école avec les parents. Toutes ces techniques exigent une installation et une organisation adéquates en ateliers de travail : • 4 ateliers pour le travail manuel de base : 1. Travail des champs, élevage. 2. Forge et menuiserie. 3. Filature, tissage, couture, cuisine, ménage. 4. Construction, mécanisme, commerce. • 4 ateliers d’activité évoluée, socialisée et intellectua­ lisée : 5. Prospection, connaissance, documentation. 6. Expérimentation. 7. Création, expression et communication gra­ phiques. 8. Création, expression et communication ar­ tistiques. Voilà qui exige un souci permanent d’organisation et de fonctionnement de la classe et des ateliers, et qui 124

expose la collectivité à une conception nouvelle de la discipline. Mais la pratique qui sert les intérêts profonds de l’enfant donne, nous l’avons vu, un sens nouveau à la discipline. « Le souci de la discipline est en raison inverse de la perfection dans l’organisation du travail, de l’intérêt dyna­ mique et actif des élèves (8). »

VERS L’ÉCOLE DU TRAVAIL

« Nous ne nous arrêtons pas trop souvent, on le sait, à la justification théorique de nos techniques. Et c’est à dessein. Le raisonnement le plus subtil et le plus logique apparem­ ment est, à nos yeux, sans valeur, s’il est contredit par les faits et par les observations que les éducateurs sont amenés à faire au jour le jour, avec leur simple bon sens. Nous laissons à d’autres les grandes spéculations philosophiques, même si on doit taxer d’exagérément primaire cette attitude toute expérimentale, qui se refuse momentanément à l’explication et à la justification dialectique (9). »

Cependant, au long des années, vont se précisant et s’amplifiant les données positives d’une œuvre généra­ lisée. De cette quantité, il faut faire jaillir la qualité, dégager les lignes de forces qui orientent et éclairent notre route ; il nous faut aller vers une logique des faits qui est celle du simple bon sens populaire. Elle a fait ses preuves bien avant la venue de Descartes. Il nous faut personnaliser cette logique, la faire nôtre : il nous (8) L’Éducation du Travail. (9) L’Éducateur Prolétarien. « Encore un effort de compréhen­ sion. » Février 1938.

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appartient de l’élaborer. Il nous faut trouver les raisons de nos réussites pour en montrer la perma­ nence, pour les hiérarchiser, les consigner sur le plan d’une généralité qui aurait valeur de loi. Nous avons, au départ, les points solides d’une théorie pédagogique : ce sont les grands principes qui orientent l'Éducation Nouvelle, dont les grands maîtres théoriciens ont fait la base de leur œuvre et orienté la nôtre. Ce qui ne veut pas dire que nous devions nous contenter de suivre passivement la ligne qu’ils nous ont tracée. Notre expérience est différente de la leur par les données de milieu économique et social, par la formation individuelle et professionnelle. Ce sont ces différences qui expliquent que les principes d’éducation nouvelle ont, chez nous, un contenu et des résonances souvent très éloignés des conceptions pédagogiques et philosophiques des Écoles Nouvelles bourgeoises et que les mots n’ont pas, chez les théoriciens intellectuels et chez les praticiens autodidactes, le même sens et la même portée. «... Il est un mot qui risque d’égarer les nouveaux venus à nos techniques, et sur lequel nous devons faire toute réserve, c’est l’emploi du mot Liberté.

Non, nous ne sommes pas pour la liberté totale de l’enfant, ni théoriquement ni pratiquement. Nous pensons que la notion de liberté est une de ces « grues métaphysiques » qu’on manœuvre toujours contre le peuple et contre la liberté. Il n’y a pas, ni à l’école ni dans la société, de liberté tout court. On a la liberté de travailler, la liberté de se déplacer, de parler ou d’écrire; mais alors, naturellement, cette liberté, qui est une notion essentiellement pratique, est subordonnée au milieu et à la liberté semblable des individus avec lesquels nous vivons.

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La réalisation d’un maximum de liberté de travail, de mouvement, d’expression suppose, de ce fait, un maximum d’organisation technique sans laquelle la notion de liberté ne sera jamais qu’un leurre. C’est pourquoi, dans notre effort de modernisation pédago­ gique, nous portons sans cesse l’accent sur cette organisation technique qui rendra plus favorables à l’éducation les conditions de vie et de travail des enfants.

L’intérêt, comme la liberté, n’est pas une fleur qui éclot spontanément quand certaines conditions de milieu sont réalisées. Il est plutôt, comme la liberté, l’aboutissement d’une multiplicité d’éléments qui le suscitent, l’animent et le soutiennent. Il est, comme la liberté, l’esprit dans lequel baigne notre commun comportement. Mais ce n’est pas l’intérêt qui est à la base essentielle de notre pédagogie. On ne s’intéresse pas abstraitement, on s’intéresse à une recherche, à un travail, à une réalisation et il y aurait lieu d’étudier méthodiquement quelles sont les conditions de travail qui rendent possible le puissant intérêt : référence au réel et aux éléments de vie, liberté dans le cadre d’une organisation coopérative, initiative et création, climat de collaboration et non d’opposition et de lutte dans la classe. Si ces conditions sont réalisées, l’intérêt surgira dans la classe, non plus accidentel mais permanent, non superficiel mais intégré à la vie profonde des individus et de la classe. C’est sur ces éléments fondamentaux de nos techniques qu’il nous faut ramener l’accent. Pratiquez le texte libre motivé par le journal scolaire et les échanges : les enfants s’intéresseront naturellement à des événements de la vie intérieure ou extérieure qui leur paraissaient indifférents. Entraînez vos élèves à expérimenter dans tous les domaines, à créer : des poèmes, de la musique, des peintures ou de la céramique, des arrangements scientifiques et techniques : c’est trop peu dire qu’ils s’y « intéresseront ». Le mot exprime fort mal une réalité qui va jusqu’à l’exaltation de l’être, souvent d’ailleurs dans le silence et la communion. N’essayez pas de procéder à l’envers et de susciter — 127

artificiellement ou non — des intérêts avec lesquels vous espérez mouvoir une machine qui ne peut fonctionner qu’à partir de la source. Mais cet intérêt que nous avons ainsi déclenché et suscité, qu’en ferons-nous? Cette source que nous avons mise à jour, plus ou moins puissante, allons-nous l’accaparer immédiate­ ment, ou la laisserons-nous, canalisée, s’en aller vers les champs qu’elle fertilisera? Ce centre d’intérêt né du texte libre, nous contenterons-nous de le vivre en tant que texte, ou saurons-nous l’exploiter au maximum jusqu’à en faire le moteur de notre classe? Cette exploitation doit-elle être immédiate ou peut-elle s’étaler sur plusieurs jours? Est-elle même indispensable au bon rendement de nos techniques? Nous savons que nombreux sont les camarades qui se posent ces questions et qui hésitent à s’engager dans nos techniques parce qu’ils ne se sentent pas en mesure de faire jaillir cette source, et encore moins de l’utiliser et de l’exploiter (10). »

« L’axe central de nos réalisations est, en effet, cette grande question d’intérêt et de travail... Le grand problème pédago­ gique reste incontestablement : par quelle organisation du travail, par quelles techniques, l’école peut-elle toucher au maximum les enfants, afin d’obtenir le maximum d’effi­ cience? »

«... Par réaction contre la triste école ennuyeuse, l’école nouvelle a prêché d’abord l’école attrayante. A cet enfant, si totalement vidé de réactions profondes par les pratiques traditionnelles, on a offert d’abord le puissant intérêt du jeu. Nous sommes contre une telle éducation qui est tout à fait dans la ligne bourgeoise de la facilité. Nous réprouvons ces techniques, qui ont été une étape qui consiste à « attirer » l’attention de l’enfant par des procédés qui tiennent souvent (10) L’Éducateur, novembre 1961.

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du charlatanisme. Mais nous sommes à l’aise dans cette réprobation parce que nous pouvons affirmer que le jeu n’est pas du tout l’instinct le plus puissant et le plus profondément dynamique chez l’enfant : du moins le jeu tel qu’on le comprend communément, si spécifiquement déformé et détourné de ses buts. »

TRAVAIL-JEU OU JEU-TRAVAIL

Le jeu et le travail, loin de s’opposer l’un à l’autre, sont tous deux les grandes fonctions qui sont pour ainsi dire synchroniques dans les apprentissages; ils sont unis génétiquement, d’essence instinctive. Cependant, le travail a une priorité organique : tout nouveau-né dans la série animale exécute à sa venue au monde un travail moteur instinctif, alimentaire, sensoriel, sans lequel il ne saurait assurer sa vie nouvelle dans le milieu qui sera le sien. Le jeu est un pré-apprentissage de seconde zone : « Il n’y a pas chez l’enfant de besoin naturel de jeu. Il n’y a que le besoin de travail, c’est-à-dire la nécessité organique d’user le potentiel de vie à une activité tout à la fois individuelle et sociale, qui ait un but parfaitement compris, à la mesure des possibilités enfantines et présentant une grande amplitude de réactions : fatigue-repos ; agitation-calme ; émo­ tion-apaisement ; peur-assurance; risque-victoire. Il faut, de plus, que ce travail sauvegarde une des tendances psychiques les plus urgentes, à cet âge surtout : le sentiment de puissance, le désir permanent de se surpasser, de surpasser les autres, de remporter des victoires, petites ou grandes, de dominer quelqu’un ou quelque chose... Selon que vous considérez ces deux éléments : travail et jeu, vous vous comportez différem­ ment dans vos réactions avec vos enfants, ainsi d’ailleurs que 129

dans le choix de vos livres de classe, de votre matériel d’enseignement, de vos méthodes d’éducation. ... Ce jeu qui est essentiel au petit animal comme au petit homme, c’est, en définitive, du travail, mais du travail d’enfant, dont nous ne saisissons pas toujours le but, que nous ne reconnaissons aucunement parce qu’il est moins terre à terre, moins bassement utilitaire que nous l’imaginons communément. ... Il y a un jeu pour ainsi dire « fonctionnel » qui s’exerce dans le sens des besoins individuels et sociaux de l’enfant et de l’homme, un jeu qui prend ses racines au plus profond du devenir ancestral et qui, indirectement peut-être, reste comme une préparation essentielle à la vie, une éducation qui se poursuit mystérieusement, instinctivement, non pas sur le mode analytique, raisonnable, dogmatique, de la scolastique, mais dans un esprit, par une logique, selon un processus qui semblent être spécifiques à la nature de l’enfant. Pour l’enfant, ce travail-jeu est une sorte d’explosion et de libération comme en ressent encore, de nos jours, l’homme qui parvient à se donner une tâche profonde qui l’anime et le divinise. »

A défaut de travail-jeux, jeux-travaux, « qui répondent aux grands besoins organiques, fonctionnels, sociaux et vitaux des enfants (...) par leur forme, par leur profondeur, par leur subconsciente inspiration, les jeuxtravaux ne sont effectivement que des réminiscences plus ou moins attardées d’un travail dont ils ont toutes les caractéris­ tiques. ... Cette conception nouvelle du véritable travail au centre de notre éducation et de notre vie est essentiellement morale, comme nous apparaît moral le naturel fonctionnement des pièces si bien ajustées de notre corps. L’harmonie, l’équilibre individuels, au service de l’harmonie et de l’équilibre social, ne sont-ils pas le but même de la conception la plus élevée du bien moral? .. Le travail ainsi compris, régénéré à son origine dès 130

l’école, ne pourrait-il pas devenir, en effet, comme l’élément actif d’un nouvel humanisme, qui serait susceptible d’at­ teindre et d’animer, non seulement l’élite, mais le corps social tout entier, auquel il apporterait des raisons encore de lutter, de vivre et de croire (11). »

(11) L’Éducation du Travail.

V

DE LA PRATIQUE A LA THÉORIE

« Quand la théorie se confond avec la pratique, la science pédagogique est à son maximum. » Makarenko.

Dans sa réserve d’enfants, laboratoire ouvert sur la nature et sur la communauté humaine, Freinet donne au phénomène de l’éducation toute l’ampleur de la vie : une vie potentielle qui sans cesse se recrée par l’automatisme d’un feed-back vital, processus universel d’appren­ tissage : le tâtonnement expérimental.

Une voie nouvelle s’ouvre devant lui vers une psychologie matérialiste, brisant définitive­ ment avec une psychologie mythologique des entités.

A LA RECHERCHE D’UNE PSYCHOLOGIE MATÉRIALISTE

Après quelque vingt ans d’une pratique pédago­ gique exercée dans les aspects les plus divers de la fonction enseignante dans le premier degré (écoles publiques de 5 à 14 ans — École Freinet mixte avec internat — œuvre coopérative d’adultes et d’enfants à l’échelle mondiale), Freinet aura fait la preuve de l’importance primordiale de la pratique efficiente et généralisée. A l’épreuve des événements, il est passé de l’empi­ risme instinctif individuel à l’empirisme expérimental collectif qui permet la réussite progressive par succès partiels sans cesse réajustés. C’est une méthode de 135

travail de démarches scientifiques : elle permet d’at­ teindre un savoir-faire où le travailleur domine son œuvre, dans lequel il pressent la loi qui éclaire le fait singulier, le rattache à la généralisation pour toutes les manifestations semblables de la vie. Ce qui compte, en effet, c’est qu’une œuvre participe à la généralité convaincante qui est la plus élémentaire et la plus justifiée des théories. C’est à cette quête théorique de second niveau que Freinet va s’employer quand la guerre l’aura déraciné de son chantier, aura brisé ses liens humains avec le monde de l’enfance et de ses camarades de travail et de combat. Une période de pensée spéculative va s’ouvrir devant lui. Est-ce à dire que son activité de praticien va être terminée? Dans les conditions péjoratives des camps d’internement, il trouvera l’occasion de se vouer encore et toujours à sa vocation éducative. Dans ce rassemblement disparate d’hommes arrachés à leur destinée personnelle et sociale, il sera l’artisan actif d’une communauté d’adultes vécue dans l’expérience la plus dramatique. La libre expression y atteindra une valeur humaine et culturelle de premier plan. Freinet y retrouvera, à chaque instant, les lignes de fond qui, déjà avec les enfants, lui avaient permis de construire une psycho-pédagogie pré-scientifique. Amarré depuis toujours — depuis son enfance — à un pragmatisme de nécessité et d’efficacité, il a la conviction que son expérience profuse et généralisée doit donner toutes les garanties d’une œuvre scientifique : il ne lui manque que des points d’invariance. Hors de son domaine pédagogique, Freinet a déjà une culture de vaste horizon humain et une philoso­ phie d’orientation relevant du matérialisme dialectique. La pensée marxiste a éclairé en lui la révolte 136

de 1917 vécue dans les tranchées et liée à la Révolu­ tion d’URSS. « Il faut, comme l’écrivait Henri Bar­ busse, aller jusqu’au bout de la vérité. » C’était dans les actes un engagement justifiant son adhésion au Parti Communiste et son militantisme dans l’Interna­ tionale de l’Enseignement. Et c’était, dans sa pensée, entrer sans cesse au centre des contradictions de tout système, y compris le système prodigieux de la Vie. Cette libre expression sur laquelle il a bâti toute son œuvre, il va la scruter jusqu’à ses origines dans le phénomène énergétique initial de la vie potentielle. Dans cette voie nouvelle, un Maître sera son recours : Politzer. C’est en 1928, quand déjà Freinet avait assuré sa pratique pédagogique par les outils et les techniques qui en sont le moteur, quand déjà il portait ses attaques contre l’école traditionnelle capita­ liste, qu’il lut ce pamphlet, étonnant de lucidité iconoclaste : La crise de la psychologie contemporaine. Critiquant avec une verve de polémiste le formalisme d’une psychologie qui ne prend ses titres de noblesse que dans l’abstraction, Politzer se demandait : « Comment peut-on concevoir aujourd’hui une psychologie générale qui serait vraiment et rigoureusement tirée de l’expérience? »

Face aux conceptions d’une psychologie mytholo­ gique par la réalité supposée des facultés de l’âme — et donc idéaliste — Politzer recherchait une psycholo­ gie matérialiste sortie du drame de vivre et tout simplement de la vie quotidienne : « La psychologie scientifique ne pourra être que celle qui retourne à l’expérience psychologique véritable qui est le drame. ... Une science positive doit s’occuper de faits réels. Il doit

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y avoir opposition entre la psychologie qui n’a pour objet qu’un mythe et celle qui a pour objet les faits réels... Il ne s’agit rien moins que de l’invention d’une nouvelle psycholo­ gie. »

Quand, dans le camp de prisonniers, Freinet écrivit son Essai de psychologie sensible, il n’avait pas à sa portée les écrits de Politzer et c’était bien ainsi. Freinet n’avait pas une mentalité de disciple : il était le défricheur, le bâtisseur dont le dynamisme est fait de toute une imprégnation d’une expérience de travail et d’une expérience culturelle, indissolublement liées l’une à l’autre. C’est toute l’ampleur philosophique du matérialisme dialectique qui le liait à Politzer : l’unité dans la contradiction. Il se sentait par ailleurs différent de lui en raison de ses origines prolétariennes et de la formation de sa personnalité. Politzer était un intellec­ tuel manieur de pensées et d’idées, mais étranger à toute expérience pratique déterminante pour Freinet. C’est l’expérience réelle, productrice et créatrice qui permet de passer de la connaissance sensible à la connaissance logique et d’établir, de construire l’unité organique de la pratique et de la théorie. « Je crois, moi, écrit Freinet, qu’il y a lente montée des individus de l’occupation matérielle à la majesté croissante de la pensée intelligente et logique. C’est le travail qui distille la pensée, laquelle agit, par réaction, sur les conditions de travail (1). »

C’est toujours sous la forme la plus simple que Freinet présente les idées complexes qui sont l’assise d’une conception nouvelle de la vaste expérience humaine. Et l’idée marxiste du passage de la connais(1) L’Éducation du Travail.

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sance sensible à la connaissance logique était lourde de signification et de portée. Elle témoignait d’un proces­ sus unique d’unité, de totalité de l’être et ouvrait la voie vers une psychologie matérialiste. Cette notion d’unité organique et intellectuelle, Freinet l’avait vécue sous l’autorité de la globalisation decrolyenne et dans les innombrables démarches de la libre expression. Elle sera l’armature de ces deux réalités sur lesquelles s’appuie la construction psycho-pédago­ gique de Freinet : la pensée sensible et le travail. « ... Il serait curieux d’étudier le progrès humain en fonction justement de cette interdépendance méconnue. Cette étude nous révélerait à quel point les pures spéculations intellectuelles et morales, si elles ont satisfait parfois certains esprits anormalement torturés de pensée, ont aussi perpétré des erreurs que le simple bon sens des travailleurs a heureusement en partie contrecarrées ou corrigées. ... Nous reprendrons patiemment et obstinément la voie naturelle qui mène des indispensables fonctions de base jusqu’à la différenciation cérébrale et sociale, par un travail lent, souvent souterrain, dont on ne distingue pas d’emblée les effets immédiats ni la portée supérieure, mais qui n’en distille pas moins l’essence idéale dont la culture formelle ne donne que des ersatz. C’est parce qu’ils avaient méconnu l’inéluctabilité de ce trajet vital que les « intellectuels » ont cru à la nécessité d’imposer par le sommet ce qui ne pouvait plus monter de la base. A les entendre, l’individu serait condamné à tourner en rond dans le cercle maudit de ses activités physiques s’il n’était appelé par une force supérieure — grâce, foi, intelligence ou raison — à s’élever au-dessus de l’humaine condition. Mais cette force, nous la portons en nous, indéfectible et vivace : c’est celle qui transforme le grossier aliment en influx nerveux et en élément de vie, celle qui anime l’effort physique, le motive et l’idéalise pour le porter à 139

la dignité d’instrument de la spiritualité. Il suffit de ne pas empêcher cette ascèse naturelle, de faciliter au contraire le fonctionnement normal d’un mécanisme auquel nous devons faire rendre tout ce qu’il porte en lui d’étonnantes virtualités. C’est une révolution à opérer, un courant à rétablir dans un lit depuis trop longtemps abandonné et encombré par les alluvions et les souches vivaces qui déjà reprennent racine. Je ne m’illusionne pas sur les difficultés de la tâche(2). »

C’est ainsi que par des arguments d’une réalité sensible, biologique, Freinet introduit la voie nouvelle d’une psycho-pédagogie matérialiste : le drame de vivre se joue par l’effet de la sensibilité, propriété fondamentale de la vie, mobilisée à plein dans un travail de finalité. Entre les deux, un processus universel : le Tâtonnement, démarche instinctive vers un accroissement de la puissance vitale : on tâtonne vers un but qui sert la vie.

l’automatisme, loi de la vie : l’acte réussi et l’intelligence

C’est par Vacte réussi que l’être — animal ou humain — atteint le but qui lui redonne l’énergie potentielle indispensable à la continuité de sa vie. « Une expérience réussie au cours du tâtonnement crée comme un appel de puissance et tend à se reproduire mécaniquement pour se transformer en règle de vie (7e loi du comportement mécanisé). ... Ce sont là des réactions automatiques qui ne supposent ni observation, ni comparaison, ni réflexion intelligente. (2) L’Éducation du Travail.

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L’homme — et l’enfant plus particulièrement — acquièrent avec la même facilité que les animaux l’automa­ tisme de certains réflexes : le bruit du seau de pâtée rassemble les poules, les pas de la fermière réveillent le cochon qui se met à grogner; le nouveau-né sent sa faim se réveiller dès qu’apparaît le biberon. ... Il s’agit là d’une règle de vie automatique, indépendante de la volonté qui acquiert la précision et l’exigence de toute notre vie végétative. C’est l’indispensable étage qui s’ancre et se fixe dans la vie subconsciente et sur lequel pourront s’élever d’autres étages nécessaires à la construction de l’individu, d’autant plus faciles à dresser, d’autant plus assurés, que le premier étage aura été définitivement et inébranlablement fixé. ... Loin donc de considérer cette mécanisation des réflexes comme une aptitude mineure du fait qu’elle nous est commune avec les animaux, nous devons y voir la condition même du développement ultérieur. Nous devons l’exalter et la faciliter. »

Certains êtres, animaux ou humains, ont la faculté de faire passer tout de suite l' acte réussi dans l’automa­ tisme et de libérer ainsi, dans l’immédiat, une énergie qui s’oriente vers de nouveaux tâtonnements pour d’autres buts. « Ici intervient une nouvelle propriété : la perméabilité à l’expérience qui est le premier échelon de l’intelligence. Le tâtonnement, de mécanique qu’il était, devient intelligent. C’est même à la rapidité et à la sûreté avec lesquelles l’individu profite intuitivement ou expérimentalement des leçons de ses tâtonnements que nous mesurerons son degré d’intelligence. (8e loi du Tâtonnement intelligent).

L’acte réussi par d’autres entraîne la même répétition automatique lorsqu’il s’inscrit dans le processus fonctionnel de l’individu. Cette imitation de gestes dont nous sommes témoins a 141

toutes les caractéristiques de nos actes réussis : ... ce sont autant de chaînons qui s’ajoutent à la chaîne de notre propre expérience. (9e loi du comportement : l’imitation et l’exemple). »

Nous pouvons, dès à présent, représenter de façon schématique le comportement élémentaire et normal des êtres par le processus automatique de l’expérience et de l’imprégnation de l’exemple. La machinerie vitale opère par feed-back. Regardons-y de plus près :

Que voilà des constatations simplistes, diront les spécialistes d’une psychologie transcendante ! Et pour­ tant, déjà, nous sommes introduits à la fois dans les fondements de la cybernétique et dans les réflexes de Pavlov. Déjà nous sommes en possession des données premières de l’œuvre de Freinet. C’est dire que sur ce schéma peuvent prendre assise les données fondamentales suivantes : — Liaison organique de l’individu au milieu dans lequel il trouve ses ressources énergétiques. — Unité due à l’organisation du système vivant — ou artificiellement vivant — ayant pouvoir de recréer de l’énergie et de rétablir automatiquement son équilibre (feed-back). — Mise en valeur de l’importance fondamentale de l’automatisme, libérateur d’énergie nouvelle. — Simplicité initiale des comportements par éco­ nomie de moyens et d’efforts. 142

— Synchronisation des fonctions somatiques et psychiques par la perméabilité à l’expérience. Et nous voilà au cœur des apprentissages. Certes, les schémas ont l’inconvénient d’un raccourci et d’une condensation abusifs de la pensée : ils appellent des développements plus approfondis dans une dialectique permanente de l’action et de la pensée. C’est là le contenu d’Essai de psychologie sensible, dans lequel théorie et pédagogie s’interpénétrent dans une cohé­ rence qui ne laisse pas de vide, appuyées qu’elles sont par des points d’invariance qui ont valeur de loi (24 lois au total sur lesquelles repose la démonstration). Freinet, continuant sur sa lancée matérialiste, avait le projet d’aborder un troisième niveau de son œuvre centré par le tâtonnement expérimental, en prenant appui sur les principes fondamentaux du Pavlovisme et de la cybernétique. Il en informait ses camarades dès 1952, en précisant les grandes lignes des déve­ loppements ultérieurs de son œuvre théorique, dans une intervention de congrès qui, pour si laconique qu’elle soit, sous-entendait de futurs développements. « Nous nous référons avec quelque réconfort aux théories de Pavlov. Mon expérience par tâtonnement basée sur la trace que laisse en l’individu l’acte réussi devenu automatique, c’est le réflexe conditionné qui s’inscrit dans le comportement matériel et automatique de l’individu. ... Tout le processus, au deuxième et au troisième degré, de l’expérience tâtonnée qui va se diversifiant pour atteindre les zones les plus évoluées de l’organisme, c’est la théorie des réflexes qui, partis des zones mineures (physiologiques), portent leur action jusqu’à la zone corticale où ils influencent la pensée qui devient ainsi comme une émanation de ce tâtonnement complexe. ... Ma psychologie sensible est de même pleinement

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d’accord avec Pavlov lorsqu’elle rétablit dans les conceptions physiologiques, médicales et psychologiques, certains proces­ sus normaux automatiques, à base matérialiste, qui se haussent aux plus hauts destins constructifs de l’être pensant et affectif. Dans ma psychologie sensible — et je suis heureux d’en trouver une explication scientifique chez Pavlov— il n’v a pas une intelligence-entité qui serait donnée à dose plus ou moins généreuse par des forces ou des destins extérieurs à l’individu. L’intelligence se crée, s’édifie, elle n’est que l’aboutissement du Tâtonnement Expérimental de la série la plus complexe des réflexes conditionnés qui deviennent, à l’expérience et au long du temps, réflexes inconditionnés, d’une permanence et d’une sûreté inégalée (3). »

Par ailleurs, dans une interview par le professeur Évelyne Nguyen-Thi, au sujet du rapprochement de la psychologie sensible de Freinet et de la psychologie matérialiste de Pavlov, Freinet précisait : «... J’ai l’intention de reprendre la théorie des réflexes conditionnés et non conditionnés de Pavlov, pour en montrer la similitude de conception avec le Tâtonnement Expérimental. Bien sûr, je n’ai ni la compétence, ni les moyens techniques, ni les laboratoires, ni les ressources financières pour mener à bien un tel projet. Mais je pense qu’à ce point d’une expérience collective efficiente, nous pouvons essayer d’expli­ quer et, dans une certaine mesure, de démontrer, quelles sont les forces sensibles qui enregistrent l’expérience et dont l’automatisme est la base. ... Si la pensée est l’aboutissement complexe de l’expé­ rience tâtonnée, dans toutes les activités humaines, de toute une suite d’actes réussis qui se sont inscrits dans l’organisme, comme le robot les enregistre dans sa mémoire, il serait insensé de penser que ce qui est au bout de la chaîne n’ait plus aucun pouvoir sur les maillons qui en sont l’origine. (3) L’Éducateur, 1952.

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C’est une erreur de croire que l’expérience par tâtonnement n’existe qu’à la base, au niveau de l’enfant qui ajuste ses premiers pas ou construit expérimentalement son langage. Le tâtonnement expérimental se poursuit dans la recherche de plus en plus complexe, la recherche scientifique se fait par Tâtonnement Expérimental (4). » « Nous sommes sur la bonne voie — disait Freinet à ses camarades — puisque c’est celle que prennent les inventeurs d’organismes auto-gouvernés qui s’appliquent à créer des machines subtiles qui imitent le comportement des êtres vivants. Ainsi les tortues de Grey Walter ou l’homéostat de Ashby. Ces hommes de science qui essaient de reconstruire une pensée à base matérialiste, ont dû en chercher les vraies bases expérimentales, et les processus les plus simples et les plus sûrs dans les automatismes issus du tâtonnement. Et, ce faisant, ils entrent, inévitablement, dans le domaine des réflexes conditionnés. ... Les tortues électroniques de Grey Walter agissent par tâtonnements successifs : elles se heurtent à des obstacles, essaient de les dominer. A défaut, elles les contournent et s’en vont dans une direction différente vers ce qui est, pour elles, l’acte réussi : la prise de courant qui recharge leurs accus. Certains servo-organismes ont même une « mémoire » de l’échec. Mais ce qui leur manque, c’est la perméabilité à l’expérience, les potentialités de l’instincts, les prévisions constructives de l’avenir. Pour vous donner une idée de la fécondité de cette voie de recherche, nous dirons seulement que l’homéostat de Ashby détient près de quatre cent mille solutions pour retrouver son équilibre. ... On peut se demander pourquoi, avec ses milliards de cellules nerveuses et de connexions, le cerveau humain nous a laissés dans l’impasse où risque de sombrer l’humanité (5). »

Si Freinet aborde avec sérénité l’apport de la cybernétique dans ses tentatives d’assimiler les sys­ tèmes auto-gouvernés mécaniques aux systèmes auto(4) L’Éducateur culturel, février 1954. (5) Congrès de la Rochelle, 1952.

145 L‘itinéraire de Célestin Freinet.

6.

gouvernés vivants, ce n’est pas pour suivre les technocrates dans une voie scientifique qui place l’humanité en danger de progrès. C’est avant tout pour trouver une base analogique qui fasse com­ prendre la grande simplicité du phénomène de la vie. Pourquoi les lois de la vie ne seraient-elles pas d’une grande simplicité universelle généralisée puisque les rapports de l’être organisé — plante, unicellulaire, pluricellulaire, homme-pensant — à la contingence sont identiques? Puisque ces rapports sont basés sur les mêmes automatismes, puisque ces automatismes ont une finalité qui est recherche de la stabilité par le feed-back qui en assure l’efficacité? Il se peut que le principe rétro-actif soit encore affiné, rendu néces­ sairement plus complexe mais, de toute façon, il apporte une base matérialiste au comportement et dès lors ouvre une nouvelle voie vers la connaissance des sciences humaines.

VERS UNE PSYCHOLOGIE NATURELLE ET COLLECTIVE

C’est dans cette voie de l’intuition expérimentale, aboutissement supérieur et subtil du tâtonnement expérimental, que Freinet tente d’entraîner ses camaraces dès qu’il a repris en main et reconstitué son mouvement dispersé et frappé par la guerre et le fascisme. Bien des noms ont été effacés à jamais de ce groupe créateur et combatif qui repart à l’assaut de difficultés accrues par les conditions économiques et culturelles de l’après-guerre. Freinet a rédigé déjà ses ouvrages essentiels qui sont Essai de Psychologie sensible, L’Éducation du Travail, L’École Moderne Française. 146

Les techniques Freinet ayant redémarré sans diffi­ cultés sur le plan d’un enthousiasme collectif recon­ quis, Freinet va s’appliquer à introduire, dans la pratique scolaire, l’œuvre théorique qui doit entraîner un nouveau palier de création et de connaissance. Après la guerre, le manque de papier retarda, hélas, de quelques années la parution de l’Essai. Mais déjà, dès 1948, Freinet organisait des Commissions sur la Connaissance de l’enfant, travaillant sur des documents réunis en des cours paraissant régulièrement dans la revue l’Éducateur. Il n’y avait aucune raison pour que l’œuvre collective qui avait assuré le succès d’une pédagogie de libre expression, ne soit de nouveau efficace dans la recherche psychologique, second aspect d’une science unitaire de l’éducation. Les événements conduisaient Freinet à tenter de mettre sur pied la psychologie collective rêvée par Politzer, par opposition à une psychologie individualiste de Maîtres, chacun offrant « sa » vérité comme science définitive (6). Mais ce faisant, Freinet souligne la nécessité de lire les œuvres de ceux qui ont ouvert des voies nouvelles, et tout spécialement Freud et Pavlov : « Nous ne nous contenterons pas dans ces études de vous donner des comptes rendus de lectures. Notre souci majeur ne sera pas même de savoir si ce que nous en disons est vraiment conforme à l’enseignement des Maîtres. Nous nous applique­ rons à prendre dans leurs œuvres d’une incontestable fertilité, l’essentiel de tout ce qui peut nous aider à construire une (6) « Il faudra s’habituer à l’idée que tout ce qui concerne les fondements de la psychologie ne peut être élaboré définitivement que par le travail collectif, parce qu’un système individuel n’est toujours qu’une construction arbitraire et que le travail collectif seul peut aboutir à ce « système » qu’on appelle une science. » (G. Politzer, La

crise de la psychologie contemporaine.)

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méthode naturelle de psychologie. Elle n’aura peut-être pas de longtemps l’acquiescement des officiels mais elle consti­ tuera pour nous un grand progrès. J’éviterai d’ailleurs de vous offrir des théories ; c’est surtout expérimentalement que nous ajusterons nos conceptions aux découvertes récentes d’une science qui n’est pas encore suffisamment sûre d’elle-même pour négliger les enseigne­ ments de l’expérience et du bon sens. »

Ainsi la pratique expérimentale va se doubler de psychologie expérimentale, et placer les praticiens dans les démarches premières d’une science des apprentissages. Freinet domine son sujet qui sera, tout au long de sa vie, la mise en route d’une psychologie-pédagogie dans laquelle, il faut le rappeler, théorie et pratique s’interpénétrent à tous les niveaux. Il domine son sujet en praticien et en théoricien orienté par le matérialisme dialectique. Ce qui revient à dire qu’il verra toujours l’unité dans la contradiction soit sur le plan social, soit sur le plan expérimental, soit sur le plan théorique. C’est en œuvrant dans une vie loyale et naturelle de sa Réserve d'enfants de Vence, qu’il a approfondi le sens réel et la portée des contradictions dans la vie de l’enfant : la vie est toujours une course d’obstacles et c’est par tâtonnements qu’on arrive à les dominer, avant même de savoir le pourquoi de sa réussite. L’enfant, Freinet va le considérer dans sa trajectoire historique redevable d’un passé héréditaire, d’un présent qui le situe dans de permanents antagonismes, et dans un avenir qui déjà se dessine dans un comportement individuel et social. Ce sont ces consi­ dérations qui justifient le Profil Vital de l’enfant, élément de connaissance de l’enfant et, partant, base de son éducation. 148

« La montée de l’individu ne se fait pas sous l’influence d’impératifs catégoriques, qu’ils soient intelligence, affectivité ou raison. ... Nous pouvons affirmer que c’est toujours sur la base des obstacles, plus ou moins obstructeurs, qui se placent en travers de la vie de l’enfant, que se posent, pour l’individu, les problèmes les plus déterminants. ... En notant, chez l’enfant, les limitations physiologiques ou les oppositions plus ou moins surmontables du milieu — physique, familial ou social — nous aurons le schéma des combats — victorieux ou non — que l’individu aura à mener pour réaliser sa destinée et satisfaire son besoin vital de puissance. Munis de ce profil vital nous pourrons alors aider efficacement les enfants à triompher des obstacles pour réaliser une vie plus harmonieuse et plus utile. ... C’est, en fait, toute notre conception du processus de civilisation qui est à reconsidérer, comme sera à reconsidérer la fausse science qui a trop longtemps étayé un monde croulant » (7).

(7) Le Profil Vital. Éd. de l’École Moderne.

VI

LA MÉTHODE NATURELLE DES APPRENTISSAGES

Le processus de vie est basé sur l’acquisition des apprentissages. Ces apprentissages, au départ de la vie, relèvent exclusivement des automatismes de

l’instinct. C’est l’individu qui doit construire les bases solides de ses apprentissages avec recours aux adultes et au milieu aidants, favorisant son ascèse : il y a alors éducation. Si, de l’extérieur, on impose à l’individu un cadre de conditionnement qui ne sert pas ses besoins naturels, il y a dressage. La Méthode Naturelle, basée sur la libre expression de l’enfant et le tâtonnement expéri­ mental, favorise les apprentissages vers un travail génétique répondant à toutes les exi­ gences de l’homme.

DE L’INSTINCT A L’INTELLIGENCE

Tout organisme doit acquérir les apprentissages qui assurent son équilibre et la continuation de sa vie. Par lui-même, par automatismes instinctifs, l’être sait conduire ses apprentissages dans le milieu qui lui est spécifique. « A ce premier degré, au départ, c’est la vie végétative qui importe spécialement. C’est elle qui donnera à l’organisme sa puissance et son allant. Notre corps a sur la machine cette

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supériorité merveilleuse qu’il tend non pas à l’usure, à la fatigue et à la mort, mais à l’exaltation permanente de son potentiel de puissance, à la recharge de ce potentiel, à la régénération et à la compensation des déficiences; c’est un organisme parfait qui répare lui-même l’usure, panse ses plaies, corrige les erreurs. Il suffit de l’y aider » (1).

Il est donc naturel que tout apprentissage s’appuie sur ces pouvoirs d’une vie potentielle qui sait ce qu’elle fait. Et c’est ce que comprennent les éleveurs et les mamans — redisons-le encore — qui font confiance à ce moteur initial qu’est l'instinct. « L’instinct est la trace qu’ont laissée en chacun de nous — transmise à travers les générations — les tâtonnements infinis dont la réussite a servi la permanence de l’espèce dans le milieu qui est le sien. (3e loi : de l’instinct à l’éducation). ... La supériorité de l’instinct, c’est sa sûreté, son invariabi­ lité, le fait qu’il est inscrit dans le comportement et qu’il n’a pas à être appris ni enseigné. Il fait partie intégrante de l’être comme la couleur des cheveux ou le teint de l’épiderme. L’instinct est » (1).

Mais, que change le milieu avec lequel l’individu est organiquement lié, la technique de vie instinctive ne cadre plus avec la satisfaction des besoins dans les conditions nouvelles. « Les variations du milieu obligent l’individu à modifier la technique instinctive par de nouvelles expériences. L’adapta­ tion qui en résulte est l’essence de l’éducation. ... Le grand drame de l’éducation vient du déséquilibre permanent entre le milieu interne d’une part qui doit atteindre et a besoin de conserver pour vivre un minimum (1) Essai de Psychologie sensible.

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d’équilibre et d’harmonie, et un milieu externe, sans cesse en mouvement, et qui n’a pas la stabilité souhaitée. Et ce milieu varie aujourd’hui d’une génération à l’autre, à tel point que l’instinct, qui était naguère la technique de vie souveraine, est presque toujours totalement en défaut. Naguère, c’étaient les générations qui avaient temps et loisir pour s’adapter aux modifications du milieu. Ce sont aujourd’hui les individus qui doivent réussir ce tour de force : retrouver l’équilibre au mourir » (2).

Heureusement, l’homme est intelligent! Depuis des siècles, psychologues et philosophes achopent sur un problème à leurs yeux fondamental, mettant en parallèle — ou plutôt en opposition — l'instinct et l’intelligence. L’animal est irrévocablement soumis à l'instinct, sans l’aube d’une pensée. L’intelligence est la marque de noblesse de l’homme. Y a-t-il un pas de la pensée? Entre le singe — si proche de l’homme anatomiquement — et « l’homme-pensant »? Un hiatus. Comment l’expliquer? De pratique, la question devient spéculative, exclusivement. S’en remettre au pas de la réflexion comme l’affirme Teilhard de Chardin ne fait pas avancer le problème des apprentis­ sages dont l’urgence se fait de plus en plus sentir dans un milieu qui s’en va, à grands pas, vers l’incohérence et la catastrophe. Les physiologistes sont plus objectifs que les philo­ sophes et les psychologues, et moins pessimistes sur les pouvoirs du phénomène Vie qu’ils observent sur une très vaste étendue. Pourquoi partir du singe comme le font avec insistance la majorité des cher­ cheurs en ce domaine? Élargissons le champ d’obser(2) Essai de Psychologie sensible.

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vation jusqu’à la plus infime condensation de vie organisée, jusqu’aux protides (animaux ou végétaux) qui déjà ont un comportement d’êtres vivants et qui témoignent des « solidarités fondamentales » de toutes les formes de la Vie. « Une paramécie finit par fuir la lumière si, pendant un certain temps, cette lumière est associée à une température élevée (42°) » (3).

Ainsi, tout comme les chiens de Pavlov, l’unicellulaire est capable de réflexes conditionnés, et se montre apte à acquérir des comportements nouveaux par apprentissage. Sont-ce là les effets de l’instinct ou de l’intelligen­ ce? Spéculation confuse de mots qui n’éclaire pas le problème. Une chose est certaine : « la grande plasti­ cité de la matière vivante et la puissance d’invention des structures vivantes » (4).

ÉDUCATION ET DRESSAGE

Pour le praticien éleveur et berger qui, sans cesse, lie commerce avec la vie et en suppute les pouvoirs, ce sont là des choses qui vont de soi. Freinet est à la fois éleveur, berger, éducateur et paysan. Il sent la vie à travers le foisonnement de toutes ses formes végétales, animales, humaines. Il se refuse à lui assigner des frontières. Il porte son attention plus loin qu’une zoologie comparée, vers les potentialités d’une énergie vitale cosmique : tro(3) (4) Max de Ceccaty, La vie de la cellule à l’homme, Seuil.

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pismes et instincts ont pour lui même signification générale des pouvoirs potentiels des êtres organisés. Ce sont ces pouvoirs que, dans ses diverses fonctions, il a obligation de préserver et, si possible, d’exalter. En praticien objectif et efficient, il a établi, nous l’avons vu, les fondements du comportement de base de tout être organisé :

C’est la voie nouvelle et fondamentale d’une reconsi­ dération de tout le phénomène cosmique de l’édu­ cation, prise au niveau de automatismes. C’est cette fonction majeure des automatismes que matérialisent les animaux synthétiques auto-gouvernés des cybernéticiens tels que les tortues de Grey Walter, dont le comportement est dépendant de l’acte réussi. « Notre comportement s’organise par la systématisation successive d’expériences réussies qui font alors partie de notre nature, de notre être, que nous ne pouvons pas modifier sans nuire gravement à notre équilibre immédiat et à la solidité définitive de l’édifice. Il ne s’agit pas de savoir si nous devons risquer d’enchaîner de bonne heure l’individu à des règles de vie qui marqueront de façon si définitive son comportement. Les règles de vie sont inéluctables. Leur origine, leur nature et leur orientation peuvent nous échapper : elles n’en sont pas moins indispen­ sables à la montée organique de la vie. Les premiers éléments de l’échafaudage doivent se fixer avant que puisse s’élever le plan supérieur. C’est sur ce dynamisme progressif que nous devons agir avec la plus grande prudence, car il ne suffit pas de présenter aux individus en formation des échafaudages standards, qui tiennent et se montent en tous terrains, mais qui ne sont pas fixés en terre, qui ne sont pas ancrés dans la 157

bâtisse et qui branlent à mesure qu’on s’élève, laissant l’individu inquiet, indécis et impuissant devant la reprise difficile d’une œuvre manquée à son origine. »

Les échafaudages standards, ce sont ceux dont on use pour toute éducation autoritaire et scolastique. Dans ce cas, « les règles ne sont nullement conçues en fonction de l’enfant mais seulement en fonction du maître ou du groupe derrière l’intérêt duquel il masque son autoritarisme. Cette fois ce n’est plus l’enfant qui plante les poteaux sur lesquels il monterait sa construction. C’est l’adulte qui pose lui-même ces poteaux où il lui plaît, les renforce souvent de barrières et dresse l’enfant à construire à partir de cette limitation. Nous sommes alors dans le domaine du dressage. Or, le dressage, ce n’est pas l’éducation. Dans l’éducation c’est l’enfant qui monte selon les lignes qui répondent au maximum à ses besoins instinctifs ; c’est l’enfant qui édifie sa construction avec l’aide de l’adulte. Dans le dressage, l’adulte a décidé d’avance que la construction aura telle ou telle forme, que telle portion de l’édifice sera abandonnée, au profit de tel pavillon où seront dirigés tous les matériaux pour le monter le plus haut possible... C’est ce qui se produit pour le chien policier, les bêtes de cirque, ou le cheval de course... On peut de même dresser l’enfant comme on dresse le chien policier ou le cheval de course en croyant que c’est là de l’éducation. Malheureusement les moyens de ce dressage prennent parfois l’allure scientifique qui fait gravement illusion et qui nous égare sur de fausses pistes » (5).

Dans le comportement initial, il n’y a entre l’animal et l’homme aucune solution de continuité. « Les réactions primaires de l’homme et de l’enfant sont en (5) Essai de psychologie sensible.

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tous points comparables aux réactions des animaux et de tous les êtres animés en général. L’intelligence elle-même, que nous avons définie comme perméabilité à l’expérience, est commune aux hommes et aux animaux. Il n’y a, selon les espèces et les individus, qu’une différence de rythme et de degrés. Et c’est cette différence qui nous permet d’établir une échelle élémentaire du comportement intelligent. L’homme, cependant, dépasse l’animal, parce que son organisme, les milieux où il a vécu, le succès de ses expériences, ont suscité une infinité de tâtonnements, cristal­ lisés en règles de vie, qui ont marqué les générations. L’homme apparaît, de ce fait, comme un étemel insatisfait, toujours à la recherche d’une solution nouvelle aux problèmes insondables de la connaissance et de l’action. C’est à la multiplicité des tâtonnements pour satisfaire la multiplicité des besoins que nous mesurons notre échelle d’humanité. Au cours de cette infinité de tâtonnements se sont créés des rapports nouveaux que l’individu a utilisés pour prolonger le pouvoir et l’action de ses mains. L’homme a inventé l’outil qui est à la base du progrès technique contemporain. (Quinzième loi d’une échelle de l’humanité) (6) ».

La notion d’outil et de son usage a pris une signification de plus en plus élargie et subtile au fur et à mesure qu’ont été satisfaits les besoins physiolo­ giques et psychologiques, puis moraux et intellectuels, conséquences de la vaste expérience humaine. Il y a dans l’outil, dans son usage, dans le travail qu’il soutient, l’élément essentiel des apprentissages dont va dépendre la valeur de l’éducation.

(6) Essai de psychologie sensible.

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L’APPRENTISSAGE PAR TATONNEMENT EXPÉRIMENTAL

La littérature psychologique sur les apprentissages est profuse et diverse, et tend à englober toute la pédagogie. Comment se font les apprentissages? Par répétition, par imitation, par association, par stimuli-réponse, par conditionnement opérant, par ren­ forcement, par essai-et-erreur, etc... Toutes solutions valables dans le moment mais qui sont considérées comme un tout, alors qu’elles ne sont qu’un aspect du problème, alors qu’elles ne sont reliées par aucune théorie fondamentale. Il faut, dans l’apprentissage, associer sans cesse « théorie expérimentale » et « pratique expérimentale », l’une ramenant toujours à l’autre (7). « Le monde progresse dans la mesure où on améliore les techniques d’apprentissage. C’est une vérité essentielle et de bon sens. Ce n’est que si les générations qui s’écoulent sont capables de transmettre, à ceux qui les suivent, vivace et actif, le flambeau de la vie, que la course pourra continuer avec un maximum d’efficience, vers la progression de la vie et le progrès. ... Dans la mesure où nous ne possédons pas de théorie valable de l’apprentissage, il reste aux intéressés la seule possibilité de se débrouiller eux-mêmes, selon leurs possiblités personnelles ou au hasard des tours de mains appris empiriquement. Le départ de toute pédagogie systématique devrait être une psychologie de l’apprentissage; mais la psychologie de l’ap­ prentissage en est encore à ses premiers pas. (7) Grey Walter, Le cerveau vivant.

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C’est le paradoxe auquel nous avons dû nous-mêmes chercher une solution : les éducateurs sont, en effet, parmi les travailleurs, les seuls à œuvrer sans méthode éprouvée d’apprentissage. Du moins les méthodes employées jusqu’à ce jour se sont révélées, à l’usage, inefficientes. Pour nous sortir de cette ère de l’artisanat, nous avons dû chercher expérimentalement une technique d’apprentissage qui nous permette de sortir de l’impasse. C’est cette technique basée sur le tâtonnement expérimental que nous avons employée avec succès dans les Méthodes Naturelles d’apprentissage (8). ... Nous continuons tous, dans les incidences de la vie, à vivre selon des principes naturels basés sur le tâtonnement expérimental et non sur les processus scientifiques. La science n’est pour rien dans la façon dont nous avons appris à têter, à manger, à marcher, à nous exprimer, à regarder la nature autour de nous, à ajuster les comportements, à labourer, à bêcher, à cuisiner ou à pêcher à la ligne. Mais on a persuadé les éducateurs que les connaissances d’écoles ne pouvaient s’acquérir que selon des démarches scientifiques, faussement scientifiques d’ailleurs. Il faut connaître 1 et 5 avant la notion de 10 et on ne doit pas identifier les mots tant qu’on ne connaît pas les lettres, ni construire une phrase tant qu’on ne connaît pas les mots. Comme si la construction naturelle du langage enfantin n’était pas à tout instant une synthèse à base de vie, où l’élément constitutif joue à plein son rôle total jamais isolé du contexte de création et d’action. ... Notre psychologie du tâtonnement expérimental n’est nullement ni notre invention ni une nouveauté : elle est la norme de la vie. Toutes nos actions, même scientifiques, sont à base d’un tâtonnement expérimental. Seule, l’école seraitelle rebelle à cette loi générale? ... Il nous faut nous attaquer, d’abord, à la nature même de l’école. Une longue tradition scolastique nous a fait croire, et a fait croire aux parents, que l’éducation est une entreprise à part (8) Le Tâtonnement Expérimental (éd. de l’École Moderne) (collec­ tion « Documents »).

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qui ne s’organise ni ne fonctionne selon les normes courantes. Il y aurait là des secrets à connaître, un comportement spécial à acquérir, des réflexes à conditionner, sans lesquels on ne saurait être admis dans le royaume de la connaissance : l’école serait — et est en réalité — comme une île intentionnellement coupée du milieu, où l’on ne pénètre que sur la pointe des pieds, où l’on parle un langage particulier avec des mots et une intonation qui ont d’autant plus de valeur qu’ils sont différents de l’expression active des enfants dans la rue et dans leur famille. Et ce qui est grave, c’est qu’on a construit cette île matériellement. L’école, telle qu’elle est conçue, comme les temples où tout est réalisé en fonction de la divinité, ne permet pas une autre forme de fonctionnement que celle dont nous subissons les méfaits. Les quelques éducateurs conscients qui veulent sortir de cette île et retrouver la vie sont obligés d’abattre des murs, de briser des grilles, d’enfreindre des lois et des règlements — ce qui est toujours ennuyeux dans la carrière d’un fonctionnaire. Les enfants eux-mêmes, qui ne peuvent se plier à la règle, sont — comme les séminaristes, jugés indignes de leur sacerdoce — rejetés hors du sanctuaire et réduits à chercher par eux-mêmes, par d’autres voies, la culture que leur a refusée l’école. Quelques-uns y parviennent d’ailleurs avec un succès étonnant. N’attendons pas de cette école qu’elle se fasse hara-kiri. Force nous sera de la harceler dans ses retranchements jusqu’à ce qu’elle soit à tel point dévaluée qu’elle s’anéantisse, comme toute chose à jamais inutile. Il nous faut mener une campagne ardente pour les méthodes naturelles, les justifier pédagogiquement, psychologiquement, historiquement. Mais il nous faudra surtout mettre en compétition deux techniques de travail : faire connaître les résultats obtenus par les méthodes de libre expression et mettre à nu les procédés désuets de la scolastique. Mais, avant tout, il faut éviter d’être sectaire. ... Nous n’avons jamais édicté une règle intransigeante de pédagogie Freinet. Nous apportons tout un faisceau d’expé­ riences réussies. Nous ne disons même pas que vous deviez 162

les employer telles que dans votre classe. Vous vous appuierez sur ces expériences réussies pour établir vos propres ponts sur lesquels vous serez peut-être les seuls à pouvoir passer parce que toute classe reste toujours unique, comme reste toujours unique toute personnalité d’éducateur (9). »

Des objections ne manquent pas d’être faites à ces constatations de simple bon sens et à ces jugements de praticien qui domine ses problèmes, en apparence primaires : — N’est-il pas souhaitable d’éviter à l’enfant les tâtonnements? — Peut-on faire fond sur une spontanéité qui s’inscrit contre le processus scientifique? — La méthode naturelle ne risque-t-elle pas de sous-estimer la culture (10)? Freinet répond longuement, et à toute occasion, à de semblables questions qui ont valeur d’une mise en garde contre la pédagogie Freinet. C’est parce que la Méthode Naturelle touche les assises profondes et sûres de la vie, c’est parce qu’elle donne une permanente unité à nos comportements et à nos acquisitions qu’elle est un incomparable moyen d’apprentissage, de technicité et de culture. Les méthodes naturelles sont seules correctrices du mor­ cellement et de l’émiettement des connaissances scien­ tifiques : « Le travail en miettes », dit un auteur... Il n’y a que miettes dans notre vie d’éducateurs. Nous ne parvenons plus même à les rassembler, ce qui serait vain, d’ailleurs, des miettes pressées et roulées ne donnant jamais que des boulettes justes bonnes à servir de projectiles dans les réfectoires. Miettes de lecture, tombées d’une œuvre que nous igno(9) Techniques de Vie, n° 3. (10) Voir La Méthode Naturelle, éd. Delachaux.

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rons et qui ont ce goût de rassis du pain qui a trop traîné dans les tiroirs et dans les sacs. Miettes d’histoire, les unes moisies, les autres à peine cuites, et dont l’amalgame reste un insoluble problème. Miettes de calcul et miettes de sciences, comme pièces de mécanique, signes et nombres qu’une explosion aurait disper­ sés et qu’on s’évertue à retrouver en puzzle. Miettes de morale, comme des tiroirs qu’on déplace dans le complexe d’une vie aux combinaisons infinies. Miettes d’art... Miettes de classes, miettes d’heures de travail, miettes de cour... Miettes d’hommes! Dangers d’une école qui aligne, compare, groupe et regroupe, ausculte et jauge ces miettes. Urgence d’une éducation qui évite l’irréparable éclatement et qui fait circuler un sang neuf dans la fonction vivante et constructive de la pédagogie du travail (11). »

Tout au long d’un demi-siècle, d’innombrables expériences pédagogiques menées en prise directe sur la vie par la libre expression, dans des dizaines de milliers d’écoles, ont fait la preuve des pouvoirs dynamiques et efficaces des méthodes naturelles. L’aspect le plus marquant et le plus démonstratif de la libre expression est, à n’en pas douter, la mise en marche de la culture artistique et littéraire de l’enfan­ ce : dessins et peintures, poèmes, récits et pièces de théâtre, créations musicales, ne sont pas des réussites accidentelles mais des créations sans éclipse qui alimentent sans fin des expositions, des revues, des rassemblements d’enfants axés sur la créativité natu­ relle qui les passionne. Une bibliographie imposante d’œuvres enfantines, aussi bien dans l’art, la littéra­ ture, la scène, est la preuve la plus émouvante des (11) Les Dits de Mathieu.

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potentialités culturelles de l’enfance, écrasée jusqu’ici par la pensée adulte. L’enfant porte en lui assez de pouvoirs pour se soustraire à une autorité de petits maîtres et réaliser lui-même les éléments de sa propre libération culturelle (12). Le plus grand mérite de Freinet aura été de nous donner au départ l’appui d’une pédagogie de bon sens au sens noble du mot, parce qu’elle sert la vie, apte à devenir, à l’heure d’une compréhension plus pro­ fonde, une sorte d’eau-mère d’où l’enfant peut renaître. Ce sont là ses chances de vraie culture. Et, encore et toujours, il faut pénétrer le sens profond de l’apprentissage : Il faut changer de technique d’apprentissage. « Si on disait d’un éleveur de chiens que 50 % de ses bêtes sont ratées et inaptes à chasser, si les propriétaires d’une écurie voyaient leurs chevaux recalés dans toutes les compéti­ tions, on en conclurait naturellement que c’est la technique de formation et d’apprentissage qui est défectueuse, ou que sont incapables ceux qui l’appliquent, ou plus souvent les deux, car un bon ouvrier n’accepte pas des pratiques qui déprécient sa compétence et son dévouement. Les techniques actuelles de formation et d’apprentissage scolaires échouent — et les statistiques sont plus pessimistes encore — dans 50 à 75 % des cas. L’échec serait total si la vie, non encore totalement pervertie, ne corrigeait les erreurs des pédagogues. La conclusion naturelle en serait que la technique d’ap­ prentissage est à changer, et que les maîtres devraient être entraînés à travailler selon des méthodes plus efficientes. Eh bien! non, éducateurs et parents d’élèves sont insen(12) Pour complément d’information lire : I. La Méthode Naturelle d’apprentissage de la langue. II. La Méthode Naturelle de dessin. III. La Méthode Naturelle d’écriture (éditions Delachaux et Niestlé).

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sibles à cette évidence. Ils enregistrent l’échec comme s’il ne les concernait pas ou s’ils étaient persuadés d’avance de l’inutilité de leurs efforts. C’est l’enfant qui a tort. Je crois plutôt qu’ils jugent les situations de dressage des bêtes et d’éducation d’enfants comme non comparables, les tech­ niques valables pour des chevaux ou des petits chiens ne pouvant selon eux s’appliquer aux hommes. Pour les enfants, comme autrefois pour les princes, il faut des idées subtiles, prônées et définies par de grands maîtres, des mots qui impressionnent d’autant plus qu’on ne les comprend pas; il faut qu’on parle d’intelligence, de mémoire, de volonté, d’imagination et d’effort, même si la science psychologique balbutiante est loin d’être d’accord sur le contenu des vocables. Il ne suffit pas d’analyser, de tester, de peser, d’éprouver un cheval ; il faut surtout lui apprendre à sauter et à trotter, on mesurera après. Pour apprécier la valeur des méthodes, je regarde les résultats. Hélas! depuis cinquante ans que j’enseigne, je n’ai constaté que fort peu de progrès valables dans les méthodes; la scolastique actuelle en est l’officiel témoignage. Alors? Alors, il faut changer de technique d’apprentissage, en concevoir ou en trouver une plus vivante et décisive, si même il fallait pour cela mettre au pilon les livres savants qui nous ont conduits dans cette impasse. Il ne s’agit pas de savoir si nos théories sont démontrables ou démontrées. Le progrès pédagogique n’est nullement une affaire qui nous soit personnelle. Il nous faut, coûte que coûte, pour la société 1965 une pédagogie 1965. Tout ce qui peut y servir est souhaitable (13). » COUP d’œil sur la pédagogie américaine du com­ portement

Nous ne saurions terminer cette importante ques­ tion des apprentissages, trop hâtivement et sommaire(13) L’Éducateur, octobre 1965 (Dits de Mathieu).

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ment traitée, sans essayer d’établir les différences de conception entre le conditionnement opérant des péda­ gogues américains et les Méthodes Naturelles. Les conceptions américaines d’apprentissages sont basées sur la théorie du stimulus-réponse opératoire. La méthode naturelle est la méthode normale du Tâtonnement Expérimental. L’inquiétude des éducateurs français face au condi­ tionnement opérant vient surtout de la crainte d’un usage généralisé des machines à enseigner et visant exclusivement l’acquisition des connaissances. La programmation réalisée par des spécialistes est établie selon des conceptions adultes trop directement influencées par une automation de laboratoires d’ex­ périences sur les animaux. Or, si l’automatisme est une loi de la vie, la psychologie humaine n’autorise pas forcément la généralisation à l’espèce humaine des données relatives aux comportements conditionnés des animaux. La programmation doit tenir compte de la personnalité de l’enfant et lui réserver un rôle actif. Freinet a introduit les bandes enseignantes (14) dans son école de Vence. Des centaines d’écoles publiques ont approfondi l’expérience et conclu à l’efficacité pratique et psychologique de cette technique. Les bandes enseignantes sont établies par la collabo­ ration du maître et des élèves. Des bandes même sont réalisées par des enfants mis à l’épreuve d’une pratique personnelle efficace : ils ordonnent euxmêmes les séquences d’apprentissage, avec minutie et précision, et qui révèlent des aptitudes qui n’appa­ raissent pas dans les habituels compte-rendus d’expé­ riences. Il s’agit là d’une programmation toute natu­ relle et simple et qui éclaire souvent le travail (14) C. Freinet : Bandes enseignantes et programmation; Travail individualisé et programmation (éd. de l’École Moderne, Cannes).

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identique des adultes trop dominés encore par la scolastique héritée de l’emploi des manuels scolaires. Freinet a étudié avec grand intérêt cette nouvelle technique qui lui aurait permis de dépasser le condi­ tionnement systématique américain, « qui, sous couvert d’un pavlovisme rendu abusivement automatique, entache les formes majeures de l’éducation contemporaine ».

Mais, quoi qu’on fasse, la technique américaine menace de rester envahissante pour la totalité du monde, soumis aux technocrates. Que nous le voulions ou non, la machine et la mécanique s’intégrent chaque jour davantage à notre existence. Il est normal que l’école s’habitue, sans trop de risques, à vivre au rythme de ce monde et qu’elle envisage l’entrée progressive des machines en milieu scolaire. Nous ne devons pas prendre automa­ tiquement une attitude d’opposition dans le domaine — trop envahissant, il est vrai — des techniques audio-visuelles et des machines à enseigner qui ne sont prévues pour l’instant que pour l’acquisition scolaire. Les Américains ont apporté à ce problème de la programmation un certain nombre de solutions qui ne sont pas sans dangers. « La programmation américaine a comme père spirituel le béhaviorisme, théorie matérialiste du comportement. Le béhaviorisme est incontestablement une rupture spectaculaire avec toutes les théories intellectualistes du comportement humain. ... L’accusation portée par le béhaviorisme contre la psychologie et la pédagogie traditionnelles est parfaitement justifiée et motivée. Les éducateurs traditionnels croient, en

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effet, qu’ils ont à résoudre exclusivement des problèmes d’intelligence et de compréhension et non des problèmes de comportement et de vie. Si l’enfant n’a pas compris, il faut lui expliquer ce qui n’entre pas dans son entendement. On ne peut expliquer qu’intellectuellement, comme si les mécanismes sensibles des individus fonctionnaient tous en circuit fermé, dans le cerveau souverain. L’idée ne viendra jamais à un éducateur traditionnel que l’enfant, placé dans certaines conditions, après avoir fait un certain nombre d’observations et d’expé­ riences, puisse, de lui-même, résoudre certaines difficultés dont le maître croit seul détenir le secret : la science, selon eux, descend d’en haut, elle ne monte pas d’en bas. Ce qui rétrécit considérablement le champ des machines à enseigner et des pratiques américaines de programmation, c’est qu’elles sont un simple instrument de transmission des connaissances. ... Nous avons la prétention de mettre boîtes et bandes enseignantes au service de la culture. L’erreur que commettent les Américains lorsqu’ils justi­ fient un tel conditionnement est d’ailleurs la conséquence d’une erreur psychologique pour ce qui regarde la théorie de l’apprentissage. Pour parer aux insuffisances du conditionnement, les psychologues invoquent un « répertoire déchos ». « Il ne s’agit pas simplement d'attendre l’occasion propice pour mettre en forme tous les types de comportement, mais bien d’établir un répertoire de réponses à des stimuli de manière à susciter n’importe quelle forme de réponse (15). » Les auteurs justifient cette opinion en donnant une explication à notre avis erronée des processus d’apprentissage. Et Skinner continue : « C’est d'ailleurs ce qu’on fait quand on apprend à parler à un enfant. Bien sûr, on pourrait attendre qu’il émette une approxi­ mation de tel ou tel mot, et renforcer ce comportement verbal spontané, puis attendre une approximation meilleure, et ainsi de suite. Mais ce processus d'apprentissage, théoriquement possible, (15) F. Skinner : La théorie de l’apprentissage et la recherche future.

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serait extrêmement lent. En principe, on enseigne à l’enfant un répertoire d’échos : on dit » dada », « chat », et il répète ces syllabes. On obtient rapidement toutes les formes de réponses en écho aux formes de stimuli. Pour apprendre à l’enfant à nommer les objets, on lui montre un livre d’images qui donne un stimulus formel, très proche d’un stimulus d’écho. Ceci, dit le texte, est une fleur, cela induit l’enfant à dire fleur, en regardant l’image qui la représente. Il pourra ensuite donner la réponse entièrement sous le contrôle de l’image. Il aura appris le mot fleur. » Que voilà une théorie bien compliquée pour retrouver la méthode traditionnelle d’apprentissage des mots que nous avons toujours dénoncée. D’abord, ce n’est pas ainsi que l’enfant apprend à parler dans sa famille et dans la rue. Dans la réalité de l’apprentis­ sage enfantin, on ne part que très accidentellement du mot, mais toujours de l’idée, de la chose sensible, qui se traduit par des gestes d’abord, puis par des sons qui prennent lentement forme, selon le processus de tâtonnement expérimental. L’étude préalable des mots, leur conditionnement par la répétition ne sont pas conformes aux véritables processus d’apprentissage. Ils sont, de ce fait, sinon à condamner radicalement, du moins à n’employer qu’avec la plus extrême prudence. Et comme, évidemment, les processus d’apprentissage déterminent la technique des machines à enseigner, on voit la portée de notre condamnation. Y a-t-il même une théorie de l’apprentissage vraiment valable? « Il nous faudrait, écrit Goodman, Directeur de la section Calcul et Cybernétique au Collège de Brighton(16), une théorie de l’apprentissage quifasse autorité, au même degré que la théorie quantique par exemple. Or, c’est précisément ce qui fait défaut. D’après Meredith, il y aurait 29 théories différentes de processus d'apprentissage, mais en fait, on peut en dénombrer 57. C’est une erreur flagrante de prétendre, comme l’affirme Enrich, que « les principes psychologiques de l’apprentissage sont connus (16) Revue Hommes et Techniques.

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depuis longtemps ». Tout ce qu’on peut dire, c’est que nous avons là-dessus un vague agrégat de notions acquises empiriquement, pragmatiquement, ce qui ne constitue pas une base bien satisfai­ sante pour construire des machines à enseigner! Entre autres conséquences importantes de cette carence, nous manquons du langage psychologique adéquat pour parler de ce que nous tentons de réaliser : en fait, nous reprenons un assortiment disparate de jargons empruntés à diverses théories de l’apprentissage, du comportement, des psychismes de l’homme et de l’animal, voire à des philosophes comme Locke, en les utilisant dans des acceptions spécieuses et en procédant sur cette base à ce que nous décorons du nom d'expériences et d’évaluations. » Face à ce désarroi, nous avons la prétention d’apporter, par notre tâtonnement expérimental, une théorie sûre et scienti­ fique, qui est certes fondée sur un aspect du conditionne­ ment, mais corrigé et complété par cette « perméabilité à l’expérience » qui est, en somme, la définition de l’intelli­ gence. Nous renvoyons les lecteurs qui désirent se familiariser avec cette théorie à notre livre Essai de psychologie sensible (op. cité). Ils y verront combien nous nous éloignons de cette caricature de Pavlov que nous donnent les béhavioristes. « Les réflexes conditionnés, dit Watson (17), sont les unités en lesquelles est décomposable toute habitude, aussi compliquée et intégrée soit-elle, et quelle que soit la complexité des relations spatiales et temporelles entre les mouvements qui la constituent. Quand une habitude compliquée est entièrement analysée, chaque élément de cette habitude est un réflexe conditionné. Un organisme est conditionné à un cercle auquel il répond en tournant à droite, ce qui le met en présence d’un carré, auquel il est conditionné à répondre en accomplissant deux pas à droite. » Une telle théorie, beaucoup trop sommaire, est valable peut-être pour une opération mécanique simple, mais elle néglige la réalité que les psychologues sont bien loin encore de savoir analyser, dans le cadre d’un comportement vital de l’homme et de l’enfant. « L’organisme humain, réagissant à son milieu, est ce que (17) R. Goodman, in Hommes et Techniques.

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Stafford Beer a appelé un système probabilistique infiniment complexe. » Et l’auteur pense que seules les calculatrices électroniques pourront s’attaquer à cette analyse le jour où elles seront intelligentes, ce qui n’est pas encore pour demain.

Il résulte de ces diverses considérations que les machines à enseigner genre américain : — ne sont nullement fondées sur une théorie sûre de l’apprentissage; — qu’elles s’appuient sur une conception beaucoup trop primaire du conditionnement, tout juste valable pour les opérations mécaniques ; — que ce serait une erreur grave de vouloir les utiliser telles quelles pour des études intelligentes ; — et qu’il y aurait danger à en généraliser l’emploi dans les écoles, du moins sous cette forme. »

VII

SUR LA VOIE DE LA CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE

Lorsque le fait qu’on rencontre est en opposition avec une théorie régnante, il faut accepter le fait et abandonner la théorie, lors même que celle-ci, soutenue par de grands noms, est généralement adoptée. Claude Bernard.

C’est la pratique qui transforme la réalité. C’est de la pratique que naissent les connais­ sances authentiques qui deviennent théorie expérimentale. Pratique expérimentale et théorie expéri­ mentale doivent sans cesse s’interpénétrer dans un mouvement ascensionnel pour atteindre de nouveaux paliers d’efficacité et de connais­ sances. Ainsi l’on passe de la réalité sensible à la logique rationnelle. Ainsi s’est construite au long de l’insondable aventure humaine la logique du bon sens. Ainsi s’édifie, à même la vie quotidienne, la connaissance scientifique démocratique et effi­ cace, incluse dans la culture des peuples.

Freinet n’a, par sa formation primaire et artisanale, par ses créations d’autodidacte, aucune prétention scientifique répondant aux prérogatives d’une science de spécialisation intellectuelle. Il se reconnaît simple­ ment l’avantage de bien connaître une petite partie de l’éducation. Car l’éducation est pour lui un phéno­ mène cosmique d’apprentissage dont il a déduit les données élémentaires d’une pédagogie pratique de l’enfance. Ce terme de praticien qu’on accole à son nom, il est pour lui un titre de noblesse; car il sait qu’avec une solide pratique, bien conduite et communicative, commencent de grandes choses Et tout d’abord 175

naissent les connaissances authentiques issues de l’expérience immédiate : homme du peuple, il sait qu’il faut savoir faire avant que savoir dire; et que le besoin de la théorie est dans la ligne naturelle du savoir faire, la théorie étant un aboutissement éclairé du savoir faire : à partir de là on peut faire mieux encore et on atteindra un nouveau palier d’efficacité et de connaissance apte à changer à nouveau la réalité. Tout homme du peuple, travailleur conscient d’un métier qu’il aime, sait cela : tout naturellement un cycle d’alternance de la pratique et de la théorie élève la connaissance à un niveau supérieur. Ainsi va le chemin de l’action à la pensée, ainsi s’établit sans fin la logique complexe du bon sens populaire. Il a fait ses preuves depuis l’aube de l’humanité, bien avant la logique linéaire des scientistes qui séparent la théorie de la pratique. Ainsi s’affirment les données fondamentales du matérialisme dialectique dont Freinet ne fait nul usage explicatif mais qui, sans cesse, lui donnera la vision de plus en plus vaste du phénomène humain et du phénomène de la vie. Le problème premier de toute éducation est tou­ jours pratique : comment apprendre à savoir-faire? Faute de clairvoyance qui donnerait d’emblée la façon de procéder, on ne peut qu’avoir recours au tâtonne­ ment qui, d’empirique, devient expérimental, apte à faire surgir la théorie qui va garantir une plus grande efficacité... Et que témoigne le tâtonnement, sinon que l’on se trouve sans cesse dans une réalité de contradictions qui est la loi de la vie, et que Freinet fait intervenir par l’image simple des obstacles à surmonter? Et quels plus grands obstacles se dressent devant la vie de l’enfant du peuple sinon l’oppression de la société 176

capitaliste contre laquelle il faut gagner ses conquêtes? Freinet n’a pas besoin de citer Marx pour éclairer les problèmes de l’école prolétarienne, car l’école proléta­ rienne est au cœur de l’aliénation. Elle est dans l’expérience sensible de l’aliéné. Le problème n’est pas de réciter le catéchisme de Marx, mais de faire monter de l’expérience sensible la connaissance rationnelle qui est à la fois théorie intellectuelle et sociale. Pour ce passage de la réalité sensible à la logique rationnelle, le bon sens sera toujours la théorie la plus éclairante pour le peuple qui ici nous occupe. Le bon sens a ses exigences de niveaux : c’est par lui qu’on accède à la maîtrise. Il est le garant de la méthode scientifique sur laquelle il n’est pas utile d’ergoter, mais qu’il faut savoir utiliser et généraliser dans le peuple sous le signe du doute constructeur. C’est à quoi Freinet convie ses camarades, sous l’autorité de Claude Bernard : « Les éducateurs qui acceptent aujourd’hui de s’essayer à la rénovation de leur enseignement feraient bien de relire Cl. Bernard et de méditer sur la méthode scientifique qu’il recommande. Car, dans aucune corporation peut-être, on n’en est aussi éloigné que dans l’enseignement. Et dans aucune autre, sans doute, on ne s’en croit si près! Cette méthode scientifique, l’instituteur devrait la prati­ quer en permanence à même les procédés d’enseignement et les techniques, anciennes ou nouvelles, qu’il passerait sans cesse au crible de l’expérience. Mais de l’expérience loyale, de celle qui ne craint pas d’aller jusqu’au bout du chemin, même et surtout si ce chemin tourne le dos à toutes les habitudes traditionnelles ou familières. Hélas! nous savons bien que le conservatisme anti-scienti­ fique est un travers facile de la nature humaine et que ceux qui le secouent sont toujours les mal venus, que la société se défend contre leur action jusques et y compris par la violence. Mais les instituteurs qui sont, de par leur fonction, les

177 L'itinéraire de Célestin Freinet.

7.

éveilleurs de l’esprit, ne doivent pas craindre d’être ces remueurs d’idées, ces briseurs d’habitudes, ces violenteurs de tradition, ces importuns qui dérangent les adultes soigneuse­ ment installés et réclament obstinément la part vitale d’une enfance sacrifiée. Cette méthode scientifique est au centre même de tout notre travail; elle est l’élément essentiel de la révolution pédagogique que nous avons opérée; elle est notre force et notre étoile dans la lutte permanente que nous avons à mener. Que nous impose-t-elle? De ne jamais accepter comme définitives les croyances les mieux établies, celles surtout qu’on nous dit parfois consa­ crées par une longue tradition, et de ne pas craindre de repasser au crible de l’expérience permanente les connais­ sances ou les méthodes qui s’offrent à notre activité. Et le mieux encore pour ne pas se fourvoyer dans une telle opération, pour éviter de la pousser jusqu’à l’attitude négative et destructive du sceptique, c’est de ne point la pratiquer seul, de rechercher la critique et le contrôle des travailleurs qui sont attelés à la même tâche. Et quand même le contrôle et l’expérience sembleront s’être prononcés, n’en tenez le résultat que comme relatif, sujet à révision, à modifications, à aménagements, selon les milieux et les temps. On vous avait prouvé, on avait établi... scientifiquement!... que l’enfant est paresseux, partisan du moindre effort et sensible au seul attrait du gain ou du jeu, et que votre comportement pédagogique doit être réglé en conséquence. Et si cela était totalement faux? Si l’inverse était justement la réalité? Si l'enfant, dans les conditions normales, affection­ nait avant tout le travail avec toute la gamme bénéfique des qualités que cela suppose? Sans parti-pris, ne devons-nous pas éclaircir ce point majeur dont la conception nouvelle risque de bouleverser heureusement tout notre comportement pédagogique? On nous a enseigné à baser tout notre effort éducatif sur un processus faussement intellectuel qui a fait faillite. Il faudra bien scruter les voies possibles pour sortir de l’ornière et construire enfin sur du réel et du tangible. 178

On vous avait dit que vous deviez être le maître qui impose son autorité, et n’admet point les critiques ni les discussions qui peuvent compromettre un ascendant hypothétique ! Et la vie a aujourd’hui irrémédiablement sapé cette attitude. Le maître nouveau devra puiser ailleurs les éléments de sa discipline et de son prestige. Les solutions? direz-vous. Nous manquerions à notre méthode scientifique si nous prétendions vous en apporter de définitives. Nous vous offrons des solutions possibles, que nous avons expérimentées collectivement selon la méthode scientifique, en éliminant, dans l’expérience et par l’expérience, les procédés et le matériel qui se sont révélés comme insuffisants. Nous avons ouvert des pistes qui commencent à être sérieusement éclairées et où vous pouvez vous engager désormais avec la certitude d’un pourcentage réconfortant de réussite et d’effi­ cience. Mais ne tenez jamais ces pistes et ces lumières comme définitives, ne rétablissez pas les tabous, ne jalonnez pas de routines les voies nouvelles. Ce qui est scandaleux, ce n’est pas que des éducateurs critiquent et cherchent à améliorer les méthodes de Mme Montessori, de Ferrière, de Decroly, de Piaget, de Washburne, de Dottrens ou de Freinet. Le scandale éducatif, c’est qu’il se trouve à nouveau des « fidèles » qui prétendent dresser, à l’endroit même où se sont arrêtés ces éducateurs, des chapelles gardiennes jalouses des nouvelles tables de la loi et des règles magistrales, et qu’on ne comprenne pas que la pensée de Ferrière, de Piaget, de Washburne, de Dottrens ou Freinet, est essentiellement mouvante, qu’elle n’est pas aujourd’hui ce qu’elle était il y a dix ans, et que dans dix ans, de nouvelles adaptations auront germé. Et que si Decroly ou Montessori revenaient (nous parlons de la Montessori scientifique des années de produc­ tion et non de l’éducatrice qui s’est suicidée avec le régime mussolinien), ils jetteraient bas nos chapelles comme ils avaient secoué en leur temps les chapelles de leurs réactions. C’est au nom de cette pratique scientifique pour l’applica­ tion d’une méthode expérimentale permanente que nous

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faisons de notre Coopérative une gigantesque guilde de travail pédagogique, avec ses nombreuses commissions qui scrutent sous tous leurs aspects les problèmes pédagogiques, reconsidèrent sans cesse méthodes et techniques, poursuivent l’adaptation du matériel, consolident les pièces anciennes qui s’avèrent précieuses, créent et construisent partout où cela est nécessaire. Je sais quelle sera l’objection majeure de tant de collègues habitués à des méthodes de travail depuis longtemps fixées et précises et qui redoutent — plus pour eux que pour leurs enfants — le mouvant des techniques que nous recomman­ dons. Que ceux qui ont perdu tout allant s’assoient prématuré­ ment au bord du chemin lorsqu’ils ne peuvent pas aller plus avant. Nous avons, nous aussi, préparé des bornes solides où appuyer leurs doutes. Ils pourront s’y arrêter provisoirement, car ils repartiront. Ils repartiront au spectacle de tous ceux qui, au contact de nos enseignements et à la lumière de nos découvertes, ont retrouvé eux aussi de nouvelles raisons de vivre, de travailler, de lutter, d’aller de l’avant. Il est faux de croire que, en pédagogie du moins, le statisme soit la relation la plus pratique et la plus favorable. Essayez de piétiner et de garder votre équilibre sur cette planche étroite qui vous sert de passerelle pour franchir le torrent ! Ne vous sera-t-il pas plus commode de traverser sans vous arrêter, en recherchant l’équilibre non dans une immobilité qui vous jetterait dans le précipice, mais dans Faction et la vie. Demain, la méthode scientifique et expérimentale animera tout notre enseignement et les éducateurs se remettront à vivre et à créer. Pour cette tâche éminente, ils ne ménageront plus leur peine et ils en seront, eux aussi, régénérés (1). »

La science, au demeurant, n’est pas inéluctablement favorable au progrès qui doit être tout à l’avantage de l’homme nouveau. (1) L’Éducateur, novembre 1945

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« La science, qui a imparfaitement mesuré ses efforts, prend des palliatifs dangereux pour des solutions définitives et ne s’aperçoit pas qu’elle mène la race à la dégénéres­ cence... (2). »

Dans certains aspects, la science, que d’aucuns considèrent comme tabou, est sujette à caution et d’autant plus qu’elle est un outil de la technocratie régnante : « Dans la mesure où elle nous apporte une étude impar­ tiale, solidement basée sur l’expérience sûre, sur une docu­ mentation complète, quelque chose qui soit évident comme deux et deux font quatre, et non seulement aujourd’hui et en ce lieu, mais exact aussi dans le temps et dans l’espace, une sorte de vérité portant en elle la pérennité du divin, je considère moi aussi la science comme une grande conquête humaine, je la révère et je l’appelle. Mais, hélas, il s’agit là d’un idéal après lequel nous courons, d’une insaisissable clarté... Il faudrait toujours dire : la science humaine pour en marquer la faillibilité et la relative impuissance. ... A l’échelle de l’immédiat, au jour le jour, les hommes de science peuvent avoir raison à 100 %. A l’échelle de la nature et de l’humanité, leurs erreurs ne sont pas sans influence directe sur la dégénérescence et la décadence dont les événements actuels sont la conséquence (3). »

De telles réflexions, que Freinet écrit en précurseur, lui valurent la condamnation irrévocable des scien­ tistes le vouant au plus noir des obscurantismes. « Le scientisme est le premier dénominateur de l’idéologie nouvelle des technocrates (4). » (2) L’Éducation du Travail. (3) Ibidem. (4) William H. Whyte, L’homme de l’organisation. Éd. Plon.

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« ... C’est là l’aspect pratique de la morale sociale car il nous promet qu’à l’aide de ces mêmes techniques qui ont fait leurs preuves dans les sciences physiques, nous pourrons arriver à créer une science exacte de l’homme. »

Il est exact de dire que les peuples subissent la science comme ils subissent les bienfaits et les catastrophes des grandes forces de la nature et du cosmos. Tout se prépare au-dessus de leurs têtes sans qu’ils aient rien à en connaître jusqu’à l’instant où ils font les frais de l’aventure. Dans cette tragique situation, une poignée d’hommes décide pour l’im­ mense multitude des créatures devenues cobayes d’expériences. La confession de R. Oppenheimer éclaire le pro­ blème d’une science opérant au-dessus de la mêlée. « La science ne représente plus de nos jours un enrichisse­ ment de la culture générale : elle devient la propriété de petites communautés hautement spécialisées qui voudraient la partager, l’expliquer, mais elle échappe à la compréhension universelle... ... La science d’aujourd’hui a deux caractères essentiels : elle est en grande partie neuve et non assimilée et elle ne fait pas partie du patrimoine culturel commun. Elle reste l’apanage de communautés spécialisées qui, à l’occasion, peuvent communiquer entre elles ou s’entraider mais qui, en général, poursuivent avec une ardeur grandissante leur propre chemin, un chemin qui s’éloigne chaque jour un peu plus des bases sur lesquelles est édifiée la vie quotidienne (5). »

La grande masse des hommes doit donc se contenter d’une conception très relative de sciences pratiques qui, comme la mode, ne durent qu’un temps. « Sommes-nous scientifiques? » se demande Frei(5) Robert Oppenheimer, L’arbre de la connaissance. Éd. Seghers.

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net, pour ramener la question de la science idéale à ses justes proportions humaines : « Question évidemment de la plus haute importance, puisque les diverses conceptions possibles influencent directe­ ment notre éducation. Il ne fait pas de doute que nous assistons pour certaines disciplines — la médecine, la pédagogie et la culture notamment — à un recul de certains aspects de la science. A tel point qu’on peut se demander si n’est pas dangereusement en cause cette grande idée de sciences qui a marqué la montée en flèche de cette première moitié du siècle, et si nous n’allons pas assister à une sorte de décadence comme celle qui a marqué certaines grandes époques de l’histoire des peuples. Dans cette crise atteignant tout le monde occidental et dont l’ampleur serait comparable à celles qui ont précédé la chute de l’empire Romain et plus tard du monde féodal, il serait nécessaire que les hommes de science fassent leur mea culpa, qu’ils dénoncent eux-mêmes les erreurs graves qui ont couvert et couvrent du nom de science les pratiques les plus antiscientifiques, qu’ils remettent en honneur l’inlassable et loyale expérimentation et la permanente recherche désintéres­ sée. Que pouvons-nous en effet penser d’une science qui, forte de l’autorité de l’état, condamne d’avance toutes recherches, tous essais et toutes découvertes qui risquent de contrarier les situations établies? En médecine et en pharmacie d’une part, en pédagogie d’autre part, les chercheurs ont beau accumuler les faits probants, fournir des statistiques, demander des enquêtes... ils sont des « oppositionnels » et, comme tels, condamnés d’avance. Les conséquences de ce sectarisme criminel sont l’exaspé­ ration de formes de pensée et d’action que nous croyions dépassées et qui semblent resurgir du plus profond des âges. Lorsqu’on pense que les fidèles du christ de Montfavet voient leur nombre et leur combativité s’accroître chaque jour, lorsqu’on apprend comment ils se réjouissent de tous les événements ou cataclysmes qui selon eux annoncent cette fin

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du monde déjà prêchée par Jésus, on mesure la profondeur et l’ampleur du danger. Et nous sommes, nous, pris entre ces deux extrêmes. Nous sommes des scientifiques partisans de la permanente recherche et de l’inlassable expérimentation. Nous partons sans aucun parti-pris sinon celui d’essayer de voir clair et d’agir rationnellement. Et nous nous heurtons à l’intransi­ geance de la fausse science qui nous repousserait bien volontiers vers un spiritualisme que nous dénonçons. Or, les positions intermédiaires sont toujours les plus dangereuses. Le sectarisme est tellement plus commode et plus spectaculaire! Il nous faut poser d’une façon décidée et brutale, dirais-je, cette question de la science en éducation, recueillir des exemples flagrants de fausse science, apporter des témoi­ gnages d’écrivains qui donnent du poids à nos affirmations dans un domaine où la fausse science a trop longtemps tenu le haut du pavé (6). »

Il faut en revenir à Oppenheimer pour comprendre qu’il faut donner à la connaissance scientifique son aspect le plus démocratique, celui qui tente d’unir les hommes dans une compréhension la plus objective possible. « J’use du mot « connaissance scientifique » dans son sens le plus sage, y incluant la science de l’histoire des hommes ou celle de leur comportement, et il semble que le premier caractère de cette connaissance scientifique soit assez élémen­ taire. Je dirai qu’elle se caractérise par le fait que l’on peut en parler de façon objective de sorte que les hommes du monde entier comprennent ce que signifient les mots, sachent exactement ce qu’a accompli le chercheur, puissent en faire autant et découvrir si cela correspond ou non à la vérité (7). »

(6) L’Éducateur, septembre 1954. (7) R. Oppenheimer, L’arbre de la connaissance. Éd. Seghers.

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Le problème est donc de savoir si la « connaissance scientifique » accessible à la communauté humaine, désireuse d’en faire un bien collectif, est un bien efficace et généralisable. C’est en tout cas le programme fondamental de Freinet, pour ce qui concerne l’éducation à laquelle il s’est voué. Parti de l’empirisme sensible dans ses débuts à Barsur-Loup, il a abouti très vite à l’empirisme expéri­ mental par le seul respect des lois de la vie. Et cet empirisme de l’action a tout naturellement appelé la création d’outils, ces outils déterminant des tech­ niques éducatives, les techniques introduisant la pra­ tique expérimentale. Tout ce processus de recherche devient générali­ sable, suscite une quantité de documents dont on fait surgir, sans forçage, une théorie de qualité, organique­ ment fondée, et qui va s’élevant vers les lois de l'invariance que Freinet consigne dans son Essai de Psychologie sensible. C’est la voie, toute simple et naturelle, de la connaissance scientifique que Freinet tente, par tous les moyens, de préserver d’une confusion possible avec les connaissances de l’instruction accumulées dans l’ordinateur des scientistes. « Instruction et connaissance ne sont que des outils, qu’on aurait tort de négliger d’ailleurs; mais leur emploi nécessite une direction avisée qui suppose la culture profonde de la personnalité (8). »

Freinet a la certitude que « la connaissance scienti­ fique » peut être mise à la portée du peuple, car le peuple, mis sans cesse à l’épreuve de l’efficacité dans (8) L’Éducation du Travail. 185

les contradictions, pense d’instinct et par expérience : dialectiquement. C’est donc aux instituteurs qu’il livre son essai de psycho-pédagogie expérimentale, ainsi qu’il le précise en préface à son Essai. «... (Ce livre) est tout spécialement destiné aux éducateurs du peuple, à ceux qui, comme moi, sont issus de la classe travailleuse qu’ils n’ont pas voulu déserter et qui ont à résoudre, tant bien que mal, les contradictions inscrites dans le grand problème de l’éducation, sous ses aspects intel­ lectuels, sociaux et humains dans un milieu révisible. Je voudrais aussi que ce livre soit compris de la grande masse des parents qui ont charge d’élever des enfants et donc de parer au mieux aux obstacles que pose une société imparfaite à l’éclosion des jeunes personnalités. Ce souci de rester compréhensible et clair pour la majorité des gens de culture moyenne non scolastique m’a dicté certaines obligations. J’ai voulu surtout aborder avec simpli­ cité et objectivité les problèmes multiples qui, dans le complexe individuel et social, nous conduisent à la connais­ sance de l’enfant. J’ai donc rejeté de mon vocabulaire le langage hermétique des spécialistes pour n’employer que le langage direct du peuple. J’ai résolument banni de mes démonstrations les traditionnelles abstractions philosophiques pour recourir sans cesse à des développements sensibles et synthétiques par image, dans lesquels le sujet et l'objet ne sont point entités métaphysiques disjointes, mais, au contraire, éléments cons­ tructifs d’une activité globale d’unité à ordonner et à orienter. Et, ce faisant — là est mon souci majeur —, je prétends avoir écrit un ouvrage de psycho-pédagogie que les instituteurs, les élèves-instituteurs, et les parents, pourront lire et com­ prendre, discuter et, je l’espère, critiquer en prenant en considération non des mots, mais des faits sensibles et familiers. Être lisible, n’est-ce pas une appréciable originalité pour un livre de psychologie?

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LES TECHNIQUES FREINET, FERMENT DE LA PÉDAGOGIE CONTEMPORAINE

L’œuvre militante de Freinet est tout entière orientée vers une pédagogie de masse, car c’est toute la rénovation de l’enseignement et, au-delà, de l’édu­ cation populaire qu’il visait. Le Mouvement International de l’École Moderne était et reste la preuve irréfutable que ce but de noble régénération est désormais inscrit dans l’histoire. « Si nous prétendons à une pédagogie de masse, il faut que nous puissions montrer par l’expérience que notre pédagogie est progressivement possible dans toutes les classes (du monde), pour tous les éducateurs (9). »

Pendant les derniers mois de sa vie, face au désarroi de l’actualité enseignante et humaine, Freinet tenait à faire le point de l’apport bénéfique de son œuvre : « Après un long mûrissement, fruit de quarante années d’expériences, nos techniques sont aujourd’hui invoquées partout où l’on considère objectivement la situation difficile de la pédagogie contemporaine, et la nécessité urgente de rattraper un retard qui risque de compromettre à jamais l’éducation démocratique. Malgré l’acharnement avec lequel les éducateurs en exer­ cice se cramponnent aux vieilles méthodes, nos idées gagnent du terrain à une allure réconfortante : l’expression libre, dont nul n’envisageait la possibilité lors de nos premières réalisa­ tions il y a trente et quarante ans, est désormais un élément nouveau de l’éducation; les fichiers documentaires et autocor(9) L’Éducateur, février 1966.

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rectifs se substituent peu à peu à la vieille pratique des devoirs et des leçons; les journaux scolaires et la correspon­ dance sillonneront bientôt le monde des enfants; par les plans de travail et les conférences, les élèves ont désormais la parole et se préparent pratiquement, expérimentalement, à leur fonction d’hommes. Notre obstination à défendre l’esprit libérateur de nos techniques et à condamner du même coup l’abêtissement de la scolastique a aujourd’hui ouvert une brèche. Le problème est posé — officieusement hors de l’école, et même officiellement dans les diverses instances pédagogiques — de la prédominance des éléments culturels sur les acquisitions techniques. Au verbalisme séculaire, on tend à substituer l’expérience individuelle ou en équipe, et le travail. Or, ces idées ne sont pas nées — elles ne pouvaient pas naître — de spéculations théoriques sur les données stériles d’un passé condamné. Elles ont pris corps parce que, les premiers dans la pédagogie mondiale, nous avons apporté les outils et les techniques qui permettent des formes nouvelles de travail mieux adaptées à notre milieu : imprimerie et journal scolaire, limographe, peintures, fichiers, bibliothèque de travail, magnétophone, bandes enseignantes, etc. Tant que ces outils n’existaient pas, force était aux éducateurs de se contenter des explications intellectuelles et des démonstra­ tions dont ils nourrissaient leurs savantes leçons. Un progrès technique est aujourd’hui possible dans la masse des écoles. Ce ne sont pas les seules théories qui ont enrichi et modernisé l’équipement industriel de notre pays. Il a fallu certes des recherches théoriques : elles ne sont devenues efficientes que dans la mesure où elles ont débouché sur des réalisations pratiques conséquentes. L’organisation ménagère est en pleine évolution, non par le fait de discours et d’explications mais grâce à la fabrication et à la vente en grande série du matériel nécessaire. Et les campagnes les plus reculées s’équipent de faucheuses et de tracteurs, là même où l’école en reste le plus anachroniquement aux pratiques de 1900. Par le biais des outils et des techniques de travail au

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service d’une pédagogie moderne, la rénovation scolaire est commencée parce qu’elle est une impérieuse nécessité, elle peut évoluer désormais à un rythme surprenant. A nous d’orienter cette évolution. Nous n’avons hélas! que fort peu d’appuis dans le déve­ loppement de notre action. Pour des raisons diverses, qu’il ne serait pas inutile d’analyser, notre expérience se développe dans une période de vide pédagogique national et international surprenant. Il y a trente ans seulement, notre pédagogie, si elle avait alors pris forme, aurait pu se confronter à celle d’une quinzaine de grands psychologues et pédagogues qui étaient l’honneur et la promesse d’une époque : Decroly et ses centres d’intérêts, Maria Montessori et ses innovations pour la première enfance; Cousinet et son travail par groupes; Ferrière et son École Active; Pierre Bovet, Claparède et Dottrens, de l’École de Genève; Miss Pankurst et Washburne aux U.S.A., sans oublier John Dewey, le théoricien d’une conception nouvelle de l’école, Wallon, Piaget, Dalcroze, Freud, Paul Gheeb, avec le prestigieux cortège des grands penseurs qui, à l’époque, suivaient de près tous nos travaux : Romain Rolland, Barbusse, Jean-Richard Bloch, Gandhi, Gorki, Tagore. Comment et pourquoi ce feu dévorant qui nous encou­ rageait et nous nourrissait s’est-il subitement évanoui, et la théorie psychologique et pédagogique vidée de ses prestigieux chercheurs? Faut-il y voir le fait peut-être que les nouvelles générations se sont rendu compte qu’il était vain de suivre les voies du passé, alors que rien ne dessinait encore les chemins de l’avenir? Et serait-ce parce qu’elle s’est attaquée au problème par un biais nouveau, selon des données non encore entrevues, que la pédagogie Freinet, seule dans les perspectives actuelles, porte les espoirs du renouveau? La rénovation scolaire suppose une reconsidération en profondeur de la pédagogie, un changement radical dans les techniques de travail et de vie, un recyclage, pour employer un mot à la mode, sans lequel la réforme scolaire restera velléité et illusion.

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Il ne saurait s’agir en effet d’un simple recyclage technique. S’il suffisait de changer de manuel ou de reconsidérer la forme des leçons, l’opposition des maîtres pourrait n’être que formelle et passagère. Mais c’est toute la conception de l’apprentissage qu’il nous faut changer. Nous devons mettre au rebut tout ce qu’on nous a appris sur la façon d’aborder la classe et nous engager dans une nouvelle formule de travail et de vie. Pensez à la difficulté que rencontrent les maîtres à formation autoritaire pour reconsidérer sur des bases plus humaines et plus démocratiques la nature des rapports maître-élèves. Que sera-ce quand nous conseillerons aux éducateurs de partir de la vie de l’enfant dans son milieu, et de savoir aider et se taire au sein de l’équipe fraternelle? Pour les justifications qui s’imposent, il faudrait que nous ayons à côté de nous des intellectuels, des chercheurs, des psychologues, des professeurs aux divers degrés, prêts à étudier psychologiquement et pédagogiquement les pro­ blèmes nouveaux qu’ont fait surgir nos techniques : le problème de l’expression libre, celui de la création dans tous les domaines, de l’invention permanente, et partant de l’exaltation de l’imagination, des processus d’apprentissage pour lesquels nous présentons notre théorie du tâtonnement expérimental; la place de l’enfant et de l’adolescent dans la société nouvelle, et donc à l’école; le rôle possible des techniques audiovisuelles dans le cadre d’une pédagogie efficiente, l’incidence des films et de la TV. Tout est à reconsidérer. Des idées très anciennes et solidement assises dans la tradition et les livres sont désor­ mais ébranlées. L’exemple hardi des mathématiques moder­ nes doit nous encourager dans notre effort iconoclaste. Mais il y faut des ouvriers à l’esprit libre et capables de s’attaquer à ce qui est pour faire naître ce qui doit être, et qui sera. Nous avons l’avantage de présenter une théorie psycholo­ gique et pédagogique cohérente, fondée sur une expérience aujourd’hui concluante. Il faut que les plus clairvoyants parmi les éducateurs et les parents d’élèves prennent cons­ cience de l’impasse où se meurt l’école et de la possibilité d’en sortir par une action à la mesure de notre époque

190

dynamique. Il faut, coûte que coûte, rompre le total silence que les livres et les revues font autour des problèmes d’éducation, pourtant si vitaux. Quel bien est plus précieux que l’avenir de l’enfant (10)! »

C’était avant 68 ! Une dernière fois, Freinet faisait le procès de l’enseignement dans cette fin de régime capitaliste et apportait les arguments fondamentaux d’une réforme qui n’avait plus le droit de se payer de mots et d’user d’expédients à la petite semaine : « Le mouvement de l’École Moderne, né à l’origine de l'Imprimerie à l’École et des Techniques Freinet, bases mainte­ nant de la Pédagogie Freinet, a cette supériorité sur les tentatives pédagogiques contemporaines d’avoir prévu depuis longtemps l’échéance scolaire actuelle et d’avoir préparé de longue date, expérimentalement, pour y parer, les solutions possibles favorables. Quelle est donc cette échéance dont on s’accorde à reconnaître aujourd’hui, même officiellement, les graves incidences sur l’éducation et la culture d’une part, et, d’autre part, sur la formation en l’enfant de l’homme de demain, adapté techniquement, psychiquement et socialement, au monde nouveau qui l’attend? 1. Le décalage entre l'école et le milieu devient catastrophique.

Tout le système éducatif (administration, examens, conceptions psychologiques et pédagogiques) fonctionne encore en 1964 comme il fonctionnait avant 1914. Il a donc pris un retard d’au moins un demi-siècle, alors que pendant cette période, et selon M. le Recteur Capelle (11), « l’humanité a changé beaucoup plus qu’elle n’a changé pendant tout le (10) L’Éducateur, octobre 1965. (11) Préface au livre de Grandpierre : Une éducation pour notre temps, Berger-Levrault, éd.

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XIXe siècle, ou même pendant tout le premier millénaire de notre ère ». Il en résulte — et nous pouvons l’affirmer a priori — QUE PRESQUE TOUTES LES PRATIQUES SCOLAIRES DU DÉBUT DU

SIÈCLE DOIVENT FAIRE PLACE AUJOURD’HUI A DES TECHNIQUES NOUVELLES MIEUX ADAPTÉES A NOTRE SIÈCLE.

Cela ne veut pas dire que ces pratiques soient forcément mauvaises en soi : quelques-unes d’entre elles ont été d’excellente avant-garde au début du siècle. Elles n’en doivent pas moins céder la place à des techniques plus modernes, comme landau et char à bancs s’effacent défini­ tivement devant l’automobile et l’avion. De

ce

fait

: les

manuels

scolaires,

les

leçons

ex

CATHEDRA, LES DEVOIRS ET LES EXERCICES, LE PAR-CŒUR ET LES RÉCITATIONS, LES COPIES A LA PLUME D’ACIER, LES BRAS CROISÉS,

LES

PENSUMS

ET

LES

RETENUES,

L’OBÉISSANCE

STRICTE

ET

AUTORITAIRE A LA LOI DU MAITRE SONT, EUX AUSSI, DÉFINITIVE­ MENT CONDAMNÉS.

Ils ne disparaîtront évidemment que si on peut les remplacer. S’il n’y avait ni autos ni tracteurs dans nos campagnes, les charrues à bœufs ou à cheval, les chars à bancs et les landaux se survivraient. C’est l’évolution mécanique qui les fait automatiquement disparaître. La modernisation de notre enseignement est l’impératif de notre époque. Il y a aujourd’hui un point d’acquis : ce retard, ce décalage de l’école sont officiellement reconnus; des méthodes du début du siècle sont officiellement condamnées. Pour la première fois les Instructions Ministérielles disent l’inutilité et le danger des manuels scolaires. Ces faits, que nul ne devrait ignorer, et que nous dénonçons depuis le début de notre expérience, donnent aujourd’hui, implicitement, feu vert à l’École Moderne.

II. On condamne de même les tendances trop exclusivement intellectuelles de l’enseignement actuel. Nous avons eu longtemps à nous battre pour faire admettre cette chose simple, aujourd’hui officielle.

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De par ses origines de caste, l’école n’aborde traditionnel­ lement sa fonction que par le biais intellectuel. Cela nous a valu, et cela nous vaut encore, les manuels bourrés d’explica­ tions, de démonstrations et de théories, et les leçons ex cathedra que les enfants sont censés suivre et comprendre. On admet maintenant, ce que nous avons mis trente ans à prouver, que cette forme d’apprentissage n’est valable que pour une infime minorité d’enfants, exceptionnellement aptes à la compréhension abstraite et parfois même exagérément éloignés de la vie. Pour la grande masse des enfants, ce processus d’apprentis­ sage est totalement erroné et cette erreur est une des causes essentielles de l’échec actuel de l’école. Les acquisitions de quelque nature que ce soit ne tombent jamais d’en haut, par l’effet d’un miracle intellectuel. Elles sont toujours à base d’expérience et de vie, tout à la fois manuelles, intellectuelles et sociales Il nous faudra rétablir les processus normaux et, pour cela, abandonnant délibérément les méthodes scolastiques, trouver de nouvelles voies d’apprentissage et d’acquisition. III. L’adaptabilité devient aujourd'hui un des impératifs de notre enseignement.

Dans le passé, le monde changeait au rythme des siècles : ce qu’on enseignait aux enfant était encore valable trente ans après. Ce que nous enseignons aujourd’hui n’aura peut-être plus cours dans deux ans, ou dans un an. Quand nos enfants de 14 ans seront, à 18 ans, soldats ou ouvriers, ce que nous leur aurons appris sera caduc. Voilà la réalité nouvelle. Il faut donc moins nous préoccuper aujourd’hui d’ensei­ gner des notions, des principes et des connaissances aux enfants que de les préparer à s’adapter avec habileté et intelligence au monde mouvant auquel ils auront bientôt à s’intégrer. Il nous faut préparer les processus valables pour préparer cette adaptabilité. 193

IV. Démocratisation de l’enseignement. Et enfin, les éducateurs devraient se persuader qu’une société démocratique suppose un enseignement démocratique. C’est une question de bon sens et de justice que tous les éducateurs devraient comprendre et admettre. Les conséquences en seront inévitablement : une concep­ tion nouvelle du travail, de la vie et de la discipline à l’école fondée sur la coopération et le travail. Tels sont quelques-uns des arguments de la réforme. L’école actuelle ne peut plus durer. Elle est dans une impasse qui généralise son impuissance. Il faut, coûte que coûte, trouver des solutions pour sortir de cette impasse (12). »

Mais l’enseignement n’est qu’un aspect de l’éduca­ tion qui n’est pas « une mode inconsistante à la merci du caprice d’habiles marchands ou de dangereux politiciens. Il serait mortel pour l’homme et pour la société qu’on cesse de construire de bons murs épais sur de solides fondations, lentement et pénible­ ment creusées, et qu’on se contente de monter des murs en toc, en surface, pour la parade. Et qui tiendront... autant que nous, sous prétexte que le monde change si vite! Là serait le péril opposé; plus redoutable encore que l’immobilité majes­ tueuse de la tradition scolastique ».

« L’éducation doit être mobile et souple dans sa forme : elle doit nécessairement adapter ses techniques aux nécessités variables de l’activité et de la vie humaines. Mais elle n’en doit pas moins remplir pleinement son double rôle : exalter en l’individu ce qu’il porte de spécifiquement humain, cette parcelle de divin qui illumine une raison de vivre, même dans (12) L’Éducateur, octobre 1964.

194

les pires déchéances; enrichir et renforcer le fonds commun de connaissances et d’idéal qui est comme notre terre nourricière, le substratum essentiel de notre devenir. L’édu­ cation doit, de plus, dans le cadre de cette dignité, préparer techniquement, pourrait-on dire, l’individu à ses tâches immédiates. L’un ne va pas sans l’autre. Des fondations sans construction qui les surmonte sont bien vite recouvertes par le temps impitoyable qui anéantit l’inutile, nivelle et recouvre les cadavres; des constructions sans consciencieuses fonda­ tions s’évanouissent elles aussi aux premiers froncements de sourcils du temps. Il faut des racines à l’arbre, mais on ne saurait concevoir la plante sans tige vivante qui les continue et apporte une raison d’être à leurs fonctions obstinées. Et c’est pourquoi j’insiste à ce point sur la nécessité où nous sommes de retrouver d’abord les grandes lignes de vie qui assureront nos fondements et nous permettront de bâtir ensuite avec audace et dynamisme. C’est parce qu’ils avaient deviné, atteint, exploité cette trame de bon sens, cette révélation d’une étincelle d’éternité que des penseurs — et des pédagogues — comme Rabelais, Montaigne, Rousseau, sont restés actuels par delà les siècles. A nous de nous mettre à leur école, de retrouver cette étincelle, de l’amplifier si possible pour qu’elle anime les œuvres et les vies (13). »

(13) L’Éducation du Travail.

TABLE DES MATIÈRES

En introduction.........................................................

I. Empirisme

5

initial...................................................

11

IL De l’empirisme

pédagogique a la pédagogie EXPÉRIMENTALE ......................................................

17 Naissance du texte libre.............................................. 19 Un outil majeur : l’imprimerie. A l’origine d’une reconsidération de la pédagogie ....................... 25 Plus de manuels scolaires....................................... 32 Au cours moyen et supérieur, une telle tech­ nique est-elle applicable?................................. 67 III. Il

Y A UNE PÉDAGOGIE DE CLASSE EN RÉGIME

Inégalité dans la formation des maîtres............ Sensibilité et intellectualisme............................

83 89 96

IV. L’école Freinet. Laboratoire de plein vent, ébauche de l’école du travail............ Centres d’intérêt et complexes d’intérêt........ Plus de leçons..................................................... Le contrôle......................................................... Le journal mural................................................. Vers l’école du travail ....................................... Travail-jeu ou jeu-travail..................................

103 108 112 117 122 125 129

CAPITALISTE...............................................................................

V. De la pratique a la théorie.......................... A la recherche d’une psychologie matérialiste .. L’automatisme, loi de la vie; l’acte réussi et l’intelligence ............................................... Vers une psychologie naturelle et collective ...

140 146

VI. La méthode naturelle des apprentissages .. De l’instinct à l’intelligence ............................ Éducation et dressage........................................ L’apprentissage par tâtonnement expérimental .

151 153 156 160

VII. Sur la voie de la connaissance scientifique . Les techniques Freinet, ferment de la pédagogie contemporaine . . . . ....................................

173

133 135

187

PETITE BIBLIOTHÈQUE PAYOT

5. — HATZFELD : Histoire de la Grèce ancienne. 6. — FREUD : Introduction à la psychanalyse. 8. — GROUSSET et DENIKER : La face de l'Asie. 15. — ADLER : L’enfant difficile. 23. — LE FLOCHMOAN : La genèse des sports. 24. — CHILDE : L'Europe préhistorique. 26. — ROM ER : La découverte de l’atome. 27. — NETTL : Mozart. 31. — HESNARD : La sexologie. 36. — LAWRENCE : Les sept piliers de la sagesse (Tome I). 37. — LAWRENCE : (Tome II). 42. — WIORA : Les quatre âges de la musique. 43. — LÉNINE : La révolution bolchéviste. 44. — FREUD : Essais de psychanalyse. 45. — STANISLAVSKI : La formation de l'acteur. 46. — STAUDER : Les instruments de musique. 47. — EINSTEIN ET INFELD : L'évolution des idées en physique. 48. — BLOCH et NIEDERHOFFER : Les bandes d'adolescents. 51. — WELTER : Histoire de Russie. 53. — JUNG : L'homme à la découverte de son âme. 54. — FINK et LUTTYENS : La physique de la télévision. 55. — SCHUMPETER : Capitalisme, socialisme et démocratie. 58. — MARTHE ROBERT : La révolution psychanalytique (Tome I). 59. — MARTHE ROBERT : (Tome II). 61. — BOUTHOUL : La surpopulation. 62. — EINSTEIN : La relativité. 66. — LEMAIRE : La relaxation. 69. — VOYENNE : Histoire de l'idée européenne. 71. — NACHT : Le masochisme. 72. — P.-H. SIMON : L'homme en procès. 73. — PAGE : Le radar. 74. — LE ROY : Initiation à l’archéologie romaine. 75. — ATKINSON : Histoire d'Espagne et du Portugal. 76. — CHERTOK : L'hypnose. 77. — FREUD : Totem et tabou. 79. — RUSSELL : Problèmes de philosophie. 82. — HADFIELD : L'enfance et l’adolescence. 84. — FREUD : Cinq leçons sur la psychanalyse. 86. — BALINT : Le médecin, son malade et la maladie. 87. — DIEL : Le symbolisme dans la mythologie grecque. 89. — SOMBART : Le bourgeois. 90. — ADLER : Connaissance de l'homme. 92. — FOIX : La graphologie. 93. — JASPERS : Initiation é la méthode philosophique. 94. — FARRINGTON : La science dans l'antiquité. 95. — MALINOWSKI : La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives. 97. — FREUD : Psychopathologie de la vie quotidienne. 98. — PARAF : Le racisme dans le monde. 99. — OSBORN : Marxisme et psychanalyse. 101. — SEBAG : Marxisme et structuralisme. 102. — MAUSS : Manuel d'ethnographie.

108. — MARTHE ROBERT : L'ancien et le nouveau (de Don Quichotte à Kafka). 107. — MANN : Goethe et Tolstoï. 109. — MALINOWSKI : Trois essaie sur la vie sociale des primitifs. 110. — HELD : Psychothérapie et psychanalyse. 111. — WEIGALL : Histoire de l'Égypte ancienne. 112. — KLEIN et RIVIERE : L'amour et la haine. 114. — VALABRÈGUE : La condition masculine. 116. — DIEL : La peur et l’angoisse. 117. — BOUTHOUL : Variations et mutations sociales. 119. — BERGE : Les défauts de l’enfant. 121. — RANK : Le traumatisme de la naissance. 122. — MAGNY : Essai sur les limites de la littérature. 124. — JUNG et KERÉNYI : Introduction é l'essence de la mytho­ logie. 126. — RONDIÈRE : Rendez-vous 1980 (la science et la technique i au secours du tiers monde). 127. — ADLER : Le sens de la vie. 128. — OTTO : Le sacré. 129. — DOURLEN-ROLLIER : Le planning familial dans le monde. 130. — LAFORGUE : Psychopathologie de l'échec. 131. — BULTMANN : Le christianisme primitif. 132. — EVANS-PRITCHARD : Anthropologie sociale. 133. — CROISET : La civilisation de la Grèce antique. 135. — KONIG : Sociologie de la mode. 136. — CLARK : Ghetto noir. 137. — LOWIE : Traité de sociologie primitive. 138. — BERGE : Les maladies de la vertu. 139. — KEYNES : Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie. 140. — MOULOUD : Langage et structures. 141. — STENDHAL : Vie de Napoléon. 142. — FRAZER : Mythes sur l'origine du feu. 143. — RUEFF : Des sciences physiques aux sciences morales. 144. — P.-H. SIMON : L'esprit et l'histoire. 145. — ABRAHAM : Psychanalyse et culture. 146. — WATTS : Le bouddhisme zen. 147. — CHASSEGUET-SMIRGEL : La sexualité féminine. 148. — CHOMSKY : Le langage et la pensée. 149. — VALABRÈGUE : La condition étudiante. 151. — ADLER : Le tempérament nerveux. 152. — JASPERS : Essais philosophiques. 153. — DEUTSCH : Problèmes de l’adolescence. 154. — CHOMBART DE LAUWE : Des hommes et des villes. 155. — EVANS : Entretiens avec C. G. Jung. 156. — MALINOWSKI : La vie sexuelle des sauvages du NordOuest de la Mélanésie. 157. — GRENIER : Les Gaulois. 158. — CORNEVIN : Histoire de l'Afrique, des origines à la 2* guerre mondiale. 159. — MUELLER : L'irrationalisme contemporain. 160. — LEFRANC : Essais sur les problèmes socialistes et syn­ dicaux. 161. — MASNATA : Pouvoir, société et politique aux États-Unis. 162. — BALINT : Techniques psychothérapeutiques en médecine. 163. — CHOMBART DE LAUWE : Images de la culture.

165. — 166. — 167. — 168. — 169. — 170. — 171. — 172. — 173. — 174. — 175. — 176. — 177. — 178. — 179. — 180. — 181. — 182. — 183. — 184. — 185. —

OIEL Psychologie de la motivation. RUBEL : Pages de Karl Marx 1 : Sociologie critique. RUBEL : Pages de Karl Marx 2 : Révolution et socialisme. GALBRAITH : La crise économique de 1929. NEILL : La liberté — pas l'anarchie. BRAUNSCHWEIG-FAIN : Éros et Antéros. RUSSELL : La méthode scientifique en philosophie. MARKALE : L'épopée celtique d’Irlande. SCHELER : Nature et formes de la sympathie. MARKALE : L'épopée celtique en Bretagne. DAVID : L’état amoureux. LEISEGANG : La gnose. PIROUÉ : Comment lire Proust? TAJAN et VOLARD : Pourquoi des dyslexiques? LOWIE : Histoire de l’ethnologie classique. MENDEL : La crise de générations. PICHON : Histoire des mythes. WINNICOTT : L'enfant et sa famille. BASTIDE : Anthropologie appliquée. DIEL : La divinité. ANDRIEU : Notes pour servir é l’histoire de la Commune

de Paris en 1871. 186. — EVANS-PRITCHARD : La religion des primitifs. 187. — CONZE : Le bouddhisme. 189. — MILLAR : La psychologie du jeu. 190. — DESANTI : Les socialistes de l'utopie. 191. — SAUVY : Mythologie de notre temps. 192. — NACHT : Guérir avec Freud. 193. — CORNEVIN : Histoire de l’Afrique contemporaine. 194. — Collectif : Pour ou contre Summerhill. 195. — PANOFF : B. Malinowski. 196. — DADOUN : Géza Roheim. 197. — MENDEL : La révolte contre le père. 198. — BURCKHARDT : Considérations sur l’histoire universelle. 199. — GIRARD : Ernest Jones. 201. — SAADA : S. Nacht. 202. — LAING-COOPER : Raison et violence. 203. — KEYNES : Essais sur la monnaie et l'économie. 204. — BARANDE : S. Ferenczi. 205. — WINNICOTT : L'enfant et le monde extérieur. 206. — ELIADE : Religions australiennes. 207. — MEMMI : La libération du Juif. 208. — MENDEL : Anthropologie différentielle. 209. — BOSSARD : Psychologie du rêve. 210. — Collectif : Sociopsychanalyse 2 (la plus-value de pouvoir). 211. — RANK : Don Juan et le double. 212. — MEMMI : Portrait du colonisé. 213. — TAJAN et VOLARD : Le troisième père. 214. — BOYERS : Ronald Laing et l'antipsychiatrie. 215. — PARAF : Les grandes contestations de l’histoire. 216. — JAGCARD : L'inconscient, les rêves, les complexes. 217. — ROBINSON : Liberté et nécessité. 218. — HELD : L'œil du psychanalyste (surréalisme et surréalité). 219. — LOBROT : Priorité à l'éducation. 220. — HOCART : Le mythe sorcier. 221. — MASNATA : Autopsie d'une Amérique.

222. — Collectif : Sociopsychanalyse 3 (psychanalyse et sociopsychanalyse). 223. — MEMMI : L'homme dominé. 224. — PANOFF et PERRIN : Dictionnaire de l’ethnologie. 225. — CALVET : Roland Barthes, un regard politique sur le signe. 226. — MENDEL et VOGT : Le manifeste éducatif. 227. — BASTIDE : Les Amériques noires. 228. — PRÉVOST : Janet, Freud et la psychologie clinique. 229. — ROWBOTHAM : Féminisme et révolution. 230. — REICH : Écoute, petit homme! 231. — Collectif: Sociopsychanalyse 4 (sociopsychanalyse dans une institution psychanalytique). 232. — BELMONT : Arnold van Gennep. 233. — LORENZ : Évolution et modification du comportement. 234. — Collectif : Formation 1 (quelle formation?). 235. —- MAI R : Le mariage. 236. — REICH : L'irruption de la morale sexuelle. 237. — MUMFORD : Les transformations de l'homme. 238. — BERGER : Marx, l'association, l'anti-Lénine. 239. — ROUX et BRACONNOT : L'homme et la pollution des mers. 240. — Collectif : Formation 2 (administration, langage et for­ mation). 241. — BLOCH : La philosophie do la Renaissance. 242. — MENDEL : Pour décoloniser l'enfant. 243. — SPAHNI : Les Indiens des Andes. 244. — REICH : La psychologie de masse du fascisme. 245. — WINNICOTT : Processus de maturation chez l'enfant. 246. — DIEL : Le symbolisme dans la Bible. 247. — VÉDRINE : Les philosophies de l'histoire. 248. — ROHEIM : La panique dos dieux. 249. — LO B ROT : La libération sexuelle. 250. — KOFMAN : L'enfance de l’art (une interprétation de l'esthétique freudienne). 251. — Collectif : Sociopsychanalyse 5 (la sociopsychanalyse insti­ tutionnelle : pour qui? pour quoi?). 252. — WALTER : Les origines du communisme (judaïques, chré­ tiennes, grecques et latines). 253. — WINNICOTT : De la pédiatrie à la psychanalyse. 254. — Ml LL : L'asservissement des femmes. 255. — SCHOLEM : La Kabbale et sa symbolique. 256. — BERNFELD : Sisyphe ou les limites de l'éducation. 257. — GUILLERMAZ: Histoire du Parti communiste chinois (Tome I). 258. — GUILLERMAZ : (Tome II). 259. — ADLER : École et psychologie individuelle comparée. 260. — Collectif : Formation 3. Formation professionnelle et/ou personnelle. 261. — FROMM : Le langage oublié (introduction à la compréhen­ sion des rêves et des mythes). 262. — FULCHIGNONI : La civilisation de l'image. 263. — SAPA : Les rites secrets des Indiens sioux. 264. — JEANNEAU : Le psychiatre aujourd'hui. 265. — BAUDOUIN : L'œuvre de Jung. 266. — CALVET : Pour et contre Saussure. 267. — GRUNBERGER : Le narcissisme. 268. — NEILL : Journal d’un instituteur de campagne.

269. — Collectif : Sociopsychanalyse 6 (la sociopsychanalyse : un nouvel alibi éducatif?). 270. — GIRARD : Le Popoi-Vuh (histoire culturelle des MayaQuichés). 271. — FINLEY : Démocratie antique et démocratie moderne. 272. — EVOLA : Métaphysique du sexe. 273. — WOLLSTONECRAFT : Défense des droits de la femme. 274. — GILSON : La philosophie au Moyen Age (Tome I). 275. — GILSON : (Tome II). 276. — DIEL : Les principes de l'éducation et de la rééducation. 277. — PETERSON : Le Mexique précolombien. 278. — BOUANCHAUD : Charles Darwin et le transformisme. 279. — POUEIGH : Le folklore des pays d'oc. 280. — LEUENBERGER : La magie de la drogue. 281. — BAYET : La religion romaine (histoire politique et psycho­ logique). 282. — BERGLER : La névrose de base. 283. — RIEDER : Le folklore des Peaux-Rouges. 284. — MULLER : Histoire de la mystique juive. 285. — HOLT : S'évader de l'enfance. 286. — VICTOR : L'écriture, projection de la personnalité. 287. — PANETH : La symbolique des nombres dans l’inconscient. 288. — HARDING : Les mystères de la femme (préface de C. G. Jung). 289. — REICH : L'analyse caractérielle. 290. — AGEL : Métaphysique du cinéma. 291. — BLEANDONU : Dictionnaire de psychiatrie sociale. 292. — OXENSTIERNA : Les Vikings. Histoire et civilisation. 293. — SZASZ : Le péché second. 294. — CATHELAT : Publicité et société. 295. — LANGLOIS : Défense et actualité de Proudhon. 296. — LEPSCHY : La linguistique structurale. 297. — RUFFAT : La superstition à travers les âges. 298. — DUVAL : Les dieux de la Gaule. 299. — WEIGALL : Alexandre le Grand. 300. — LE PORRIER : Le médecin aujourd'hui. 301. — DADOUN/METTRA : Au-delà des portes du rêve. 302. — PANOFF : Ethnologie : le deuxième souffle. 303. — ABRAHAM : Rêve et mythe (Œuvres, Tome I). 304. — PALOU : La franc-maçonnerie. 305. — GUSDORF : Pourquoi des professeurs? 306. — FREINET : L'itinéraire de Célestin Freinet. La libre expres­ sion dans la pédagogie Freinet. 307. — LEFRANC : Le mouvement socialiste sous la IIIe Répu­ blique (Tome I). 308. — LEFRANC : (Tome II). 309. — CHASSEGUET : Pour une psychanalyse de l'art et de la créativité.

Si vous appréciez les volumes de cette collection et si vous désirez être tenu au courant des publica­ tions des Éditions PAYOT, PARIS, découpez ce bulletin et adressez-le à :

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Je m'intéresse aux disciplines suivantes: ACTUALITÉ, MONDE MODERNE ARTS ET LITTÉRATURE ETHNOGRAPHIE, CIVILISATIONS HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE PHILOSOPHIE, RELIGION PSYCHOLOGIE, PSYCHANALYSE SCIENCES (Naturelles, Physiques) SOCIOLOGIE, DROIT, ÉCONOMIE

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306

ACHEVÉ

5

D’IMPRIMER

LE

SUR

LES

FÉVRIER

PRESSES

DE

1977

L’IMPRIMERIE

BUSSIÈRE, SAINT-AMAND (CHER)

— N° d’impression : 1641. — Dépôt légal : 1er trimestre 1977.

Imprimé en France

l’itinéraire de

célestin freinet « Dans l’ignorance où nous sommes de la nature humaine, l’éducation, apparemment scientifique et objective de l’extérieur, n’est encore qu’un leurre. C’est dans l’individu que nous irons chercher les fondements et les lignes de notre action. » Cette réflexion de Célestin Freinet justi­ fie, à elle seule, la libre expression, thème fondamental de ce nouveau livre d’Elise Freinet.

S’éloignant d’une psychologie abstraite et mythologique, Freinet va, dès ses débuts d’enseignant, donner à l’enfant toute liberté d’expression et faire de lui l’artisan de la formation de sa personnalité.

Cela exige une organisation attentive et méticuleuse de l’école, de son équipement, de techniques libératrices : toutes solutions qui entraînent un changement d’attitude et de méthode du maître. Et qui va instaurer cette éducation du travail, point de départ d’une authentique culture. Ainsi s’opère une lente montée des individus de l’occupation matérielle à la majesté croissante de la pensée intelligente et logique.

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