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LA RÉPUBLIQUE
LETTRES
DES
LETTRES 67
FAMILIÈRES
SUR LE ROMAN DU XVIIIE SIÈCLE
I. PROVIDENCES
ROMANESQUES
Jan HERMAN
PEETERS
LETTRES FAMILIÈRES SUR LE ROMAN DU XVIIIE SIÈCLE I. PROVIDENCES ROMANESQUES
LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES Collection dirigée par Beatrijs VANACKER et Nathalie KREMER
COMITÉ SCIENTIFIQUE Christian ANGELET (Gand-Leuven) Michel BIDEAUX (Montpellier) Michèle BOKOBZA-KAHAN (Tel Aviv) René DÉMORIS (Paris-3 Sorbonne nouvelle) Luc FRAISSE (Strasbourg) Frank GREINER (Lille) Jan HERMAN (Leuven) Mladen KOZUL (Montana) André MAGNAN (Paris 10-Nanterre) Jenny MANDER (Cambridge) Fritz NIES (Düsseldorf) François ROSSET (Lausanne) Philip STEWART (Duke University)
LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES 67
LETTRES FAMILIÈRES SUR LE ROMAN DU XVIIIE SIÈCLE I. PROVIDENCES ROMANESQUES
Jan HERMAN
PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT 2019
Illustration de couverture: Augustin de Saint-Aubin (1736-1807), d’après Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), Le Baiser envoyé (1771) Widener Collection. Washington National Gallery of Art. Open acces.
© 2019, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium ISBN 978-90-429-3990-5 eISBN 978-90-429-3992-9 D/2019/0602/74
Ad familiares
AVANT-PROPOS
Avec ce double volume, je veux rendre hommage aux collègues et amis qui ont rendu mon parcours académique heureux. Au bout d’une belle carrière à l’Université de Leuven, je n’attends pas d’eux qu’ils me gratifient d’une contribution à des Mélanges. J’attends encore moins de mon successeur qu’elle se charge de la coordination, toujours ingrate, d’un liber amicorum. Il me paraît plus juste de dire à ces amis ma gratitude en leur renvoyant, sous la forme de Lettres familières, les idées qui me sont venues grâce à eux. Je réunis dans ces deux volumes une cinquantaine de lectures de romans auxquelles je tiens et auxquelles d’autres pourraient s’intéresser. Mais je ne les lâche pas avant de les avoir renvoyées à ceux à qui ils sont, d’une façon ou d’une autre, liées. Les deux personnes qui m’ont marqué le plus directement sont Christian Angelet et Jean-Paul Sermain. Le premier a dirigé ma thèse. Son héritage intellectuel m’est précieux. Si d’aucuns ont pu dire qu’ils me reconnaissaient à certaine tournure d’esprit, c’est que la plupart de mes réflexes de lecture me viennent de lui. Le second a parrainé mon HDR. Le lecteur s’apercevra aisément de ce que je dois à ses nombreux écrits sur la Poétique de la prose narrative au XVIIIe siècle. Mon troisième maître s’appelle André Magnan. J’ai pu passer avec lui six mois en tête-à-tête quotidien à l’Académie Royale de la communauté flamande de Bruxelles, penché sur les écrits autobiographiques de Voltaire. Il m’a indiqué des voies de recherche insoupçonnées qui auraient pu changer le cour de ma carrière si j’avais pu le connaître plus tôt. Avec Paul Pelckmans j’ai pu organiser une quinzaine de colloques. Ainsi, il a souvent été mon premier lecteur. Cette heureuse collaboration avec l’université d’Anvers a constitué un axe majeur de ma carrière et de ma recherche. Un assez grand nombre de textes réunis ici se greffent sur cet arbre bifurqué auquel Paul Pelckmans a su donner de son côté la très abondante floraison que l’on sait. Je rends hommage à quelques éminents spécialistes de la littérature du XVIIIe siècle qui n’ont pas toujours été conscients de l’impact de leur personnalité sur un chercheur plus jeune : Regina Bochenek-Franczakova, Shelly Charles, Marian Hobson, Lucia Omacini, Annie Rivara, Jonathan Mallinson, Jean Sgard, Philip Stewart et Pierre Testud auxquels il faut ajouter les regrettés René Démoris et Henri Coulet à qui j’ai voulu rendre hommage d’une autre manière.
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J’ai aussi eu le privilège de partager mes idées avec de nombreux chercheurs lors de séminaires et de colloques. Beaucoup de ces rencontres ont mené à des amitiés durables et sincères, avec Michèle BokobzaKahan, Nathalie Ferrand, Jacques Berchtold, Ugo Dionne, Marc Escola, Marc Hersant, Alexandre Madonia, Jean Mainil, Christophe Martin et Baudouin Millet. Je dois des moments de chaleureuse amitié à Marie-Hélène Chabut, Monique Moser-Verrey, Marta Teixeira-Anacleto, Suzan van Dijk et Wim De Vos, tous membres de la Société d’analyse de la Topique romanesque. Grâce à la lecture et l’étude de l’œuvre de Robert Challe, je peux m’honorer de l’amitié de Françoise Gevrey, Geneviève et Sylvain Menant et Jacques Cormier. Jean Potocki m’a rendu le complice de François Rosset, Dominique Triaire, Luc Fraisse et Yves Citton pour l’étude du Manuscrit trouvé à Saragosse, qui nous réunira encore longtemps. Mon plus grand bonheur a été de contribuer à la formation de quelques jeunes qui, après avoir fait partie de l’équipe du Centre de Recherche sur le Roman du XVIIIe siècle à l’université de Leuven, ont cherché et trouvé leur propre chemin : Nathalie Kremer, Géraldine Henin, Beatrijs Vanacker, Katrien Horemans, Stefania Marzo, Kris Peeters et Geert Missotten. Dans les articles que je leur dédie, ils voudront bien reconnaître le fruit de nos discussions. Quelques-uns de ces textes ont été signés, dans leur première version, de deux noms. Je ne republie dans ces volumes que les parties qui m’appartiennent. Au sein du Centre R18 la fidèle compagnie de Mladen Kozul et d’Helena Agarez-Medeiros comme chercheurs postdoctoraux a été pour moi une des plus belles expériences de ma carrière. J’ai pu lire un grand nombre de thèses de doctorat et évaluer de nombreux ouvrages avant leur publication. Dans certains j’ai pu découvrir des échos de ma recherche. Antonia Zagamé, Zeina Hakim et Ann Lewis m’ont ainsi donné des idées qui ne me seraient pas venues sans leurs lectures attentives de mes travaux. Je leur en sais un gré infini. A la fin d’une carrière académique, je n’oublie pas qu’il y a eu un moment où celle-ci n’avait pas commencé et qu’elle n’aurait sans doute jamais existé sans la solide formation que j’ai reçue de Vic Nachtergaele et de José Lambert à la KU Leuven. Je ne peux qu’espérer qu’ils découvriront dans ce recueil assez de traces de l’énergie qu’ils ont investie en moi il y a plus de 40 ans. Je remercie enfin Lieven D’hulst et David Martens, mes collègues de littérature française de l’Université de Leuven, pour l’entente cordiale qui a marqué nos rapports. C’est grâce à l’équilibre amical qui régnait entre des esprits différents mais complémentaires que chacun de nous a pu
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orienter sa recherche et son enseignement dans la direction qui lui semblait la bonne. Que notre docteur-assistant Francis Mus soit ici vivement remercié pour sa fidèle collaboration et sa compétence. Merci aux directeurs de revues et aux rédacteurs d’ouvrages collectifs ainsi qu’à leurs éditeurs de m’autoriser à republier dans ces deux volumes, de façon actualisée et parfois fortement remaniée, quelques textes publiés antérieurement sous leurs auspices. Je ne saurais terminer ces remerciements sans exprimer mon regret de ne pas pouvoir rendre hommage à ceux qui pendant un temps ont été mes compagnons de route involontaires et dont les vicissitudes de la vie académique m’ont éloigné. Je ne peux pas les nommer, mais qu’ils apprennent par Lettre familière que je suis en paix. Jan HERMAN Septembre 2019
INTRODUCTION
La double signature du roman Dans un ouvrage antérieur, nous avons étudié le processus du devenirlivre : comment l’histoire racontée dans un roman du XVIII e siècle devient-elle le livre que nous lisons ?1 Dans quelles conditions un récit intègre-t-il l’histoire de sa propre composition et pourquoi ? L’histoire de la composition du texte que nous avons appelé son récit génétique ne se lit pas en clair, mais par transparence et pour ainsi dire ‘en filigrane’. En règle générale, la figure diaphane tracée par ce filigrane est triangulaire : elle fixe le regard du lecteur sur les relais narratifs, les incipits et les préfaces. En aval, le récit génétique mène le texte à sa version imprimée ; en amont il le ramène à sa source, qui peut être une narration orale, un manuscrit trouvé ou une autre forme d’original. L’existence d’un récit génétique dans un roman témoigne du besoin de légitimer le texte par autogenèse. Le filigrane est la trace d’un désir d’autonomie narrative dans la mesure où le texte ramène son existence non pas à un auteur, mais à un acte narratif et à un processus de genèse qu’il inscrit en lui-même, dans sa propre diégèse. Le récit génétique est une manière de négocier un contrat de lecture qui est celui d’une feintise partagée avec le lecteur, qui accepte la fictionnalité de l’œuvre en faveur de sa composition vraisemblable. Le lecteur accepte de faire comme si la fiction était la réalité même parce que l’illusion est intrinsèquement motivée. La première partie de ces Lettres familières est consacrée au problème inverse : est-ce que l’histoire racontée dans le roman que nous lisons remonte à un livre composé d’avance ? Est-ce qu’une autre main que celle de l’auteur laisse des traces dans le texte ? Dans ce volume, nous ne lirons pas un filigrane mais une signature. Le roman d’Ancien Régime apparaît en effet comme un texte doublement ‘signé’ : par un écrivain-Dieu, le romancier, et par un Dieu-écrivain, auteur d’un Grand Rouleau écrit au Ciel. Le lecteur peut repérer dans le texte qu’il lit les traces de la main d’un écrivain-Dieu qui crée l’univers diégétique ; 1 Jan Herman, Le Récit génétique au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2009.
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les personnages ne s’aperçoivent pas de ces traces, mais elles voient celles d’un autre créateur, qui est le Dieu-écrivain, dont ils croient qu’il règle leur Destin. Le lecteur et les personnages de romans ne voient pas les mêmes signatures. L’objet de ce volume est d’étudier comment les différentes modalités narratives, autrement dit les différents types de romans – picaresque, sentimental, libertin, etc. – et de contes – philosophique, moral, esthétique, etc. – gèrent cette situation de la double signature de l’œuvre. Pour les personnages de roman, les signatures de la création et de la gestion de l’univers où les événements se produisent s’appellent Providence, Destin, Fortune, Etoile, sort, hasard, libre arbitre, grâce, chance … Ce sont les noms dont le Dieu-écrivain signe sa création. Le lecteur du roman voit d’autres signatures de la création et de la gestion de l’univers diégétique. Il perçoit la main d’un romancier quand celle-ci devient trop pesante, par une façon trop explicite ou maladroite de gérer son univers. Les héros de romans sont heureux de voir la main de la Providence, surtout quand celle-ci récompense la vertu ou redresse les injustices ; le lecteur, en revanche, est mécontent quand il voit que l’illusion est rompue par la main pesante de l’auteur. La double signature pose à la Poétique de la prose narrative du XVIIIe siècle un grand nombre de problèmes. Elle implique la possibilité d’un conflit entre les intérêts de l’écrivain-Dieu et de ceux du Dieu-écrivain. C’est de ce conflit potentiel que ce volume veut rendre compte. Roman et causalité Avec l’idée de la double signature dans le roman du XVIIIe siècle, nous proposons une piste de lecture qui pourrait faciliter l’étude de quelques problèmes retors de la Poétique romanesque, comme par exemple sa causalité. Ces problèmes ne sont pensables de façon cohérente que quand on en considère la double face. La médaille de la causalité a un avers et un revers, qui sont inséparables. Voyons d’abord le point de vue des personnages de roman. Bien souvent, les héros se révoltent contre leur sort ou sont indignés de l’existence du mal. Mais tout aussi souvent ils acceptent les ‘décrets du destin’ et les ‘voies insondables de la Providence’. Dans sa Toute-puissance, le Dieuécrivain peut répandre le bien, récompenser la vertu, punir le vice, mais il n’y est pas obligé. Si Dieu a conclu avec les humains un contrat de
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bienfaisance, il est libre de l’honorer ou non. Sur l’axe vertical qui relie les personnages de roman au Dieu-écrivain se pose la question si Dieu est tenu à rendre compte de la causalité dans le monde. Sur cet axe vertical, la causalité est interrogée sous l’angle de la morale. Dans le roman du XVIIIe siècle, ce problème moral se traduit dans l’opposition constante entre une morale de la résignation et une morale de la protestation. Le point de vue du lecteur est différent. Sur un axe horizontal, le lecteur demande à l’écrivain-Dieu de rendre compte de la causalité. Le contrat que le romancier veut conclure avec son lecteur est celui de la feintise partagée. Ce contrat est rompu quand le romancier ou bien ne règle pas les problèmes de la causalité ou bien les règle trop. Dans les deux cas, il devient visible par sa signature. Le débat de la causalité qui se développe sur l’axe horizontal qui relie le lecteur à l’auteur se traduit en termes poétiques et plus particulièrement par le difficile équilibre entre vraisemblance et motivation. Ces différences de point de vue ont leur implications sur le très difficile problème du hasard. Pour les personnages de roman, le hasard est une intervention libre du Dieu-écrivain. Dieu suscite les ‘accidents’ nécessaires pour récompenser la vertu, punir le vice ou laisser la vertu sans récompense et le vice impuni. Les voies de la Providence sont insondables. Moins un ‘accident’ est motivé, plus on y voit une ‘intervention divine’, un ‘événement’ qu’on appelle alors fort à propos ‘providentiel’. C’est dans le hasard, la signature la plus libre du Dieu-écrivain, que Dieu signe le contrat de la bienfaisance. Pour le lecteur, en revanche, le hasard est à motiver. L’existence de l’événement immotivé lui est insupportable dans la mesure où le hasard rompt le contrat de lecture de la feintise partagée. Au niveau de la motivation de la causalité, le Dieu-écrivain et l’écrivain-Dieu n’ont pas les mêmes droits. En ce qui concerne le hasard, leurs intérêts sont opposés. Fin de la Providence et fin de la Rhétorique Nous menons ici l’enquête sur la double signature du roman du XVIIIe siècle à partir de la fin. Le long processus de laïcisation que connaît l’époque des Lumières marque en même temps une évolution dans la conception de la Providence. La laïcisation amène une ‘crise de la Providence’, qui marquerait le début des Temps Modernes. C’est au moins ce que déclarait jadis Erich Köhler, dans une étude importante dont tous les défis n’ont à ce jour pas été relevés : Le hasard en littérature.
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Le Possible et la Nécessité.2 En 1795, Chamfort pouvait en effet déclarer ceci : Quelqu’un disait que la Providence était le nom de baptême du Hasard : quelque dévot dira que le Hasard est un sobriquet de la Providence.3
A la fin de l’Ancien Régime, de la Providence au hasard, c’est du pareil au même, apparemment. ‘La génération du siècle sans espoir’, continue E. Köhler, ‘n’en finit pas de détrôner la Providence pour la remplacer par le hasard’. E. Köhler voit dans le romantisme français ‘l’instant historique où le monde a été privé définitivement de Dieu’.4 Nous nous proposons d’étudier le problème des Providences romanesques avant ce moment ‘historique’. L’idée de la ‘Fin de la Providence’ sera ici le point de départ de notre réflexion. Ce n’est pourtant pas qu’on l’accepte sans autre forme de procès. Les idées développées dans ce volume sont faites pour en interroger le bien-fondé : la Providence disparaît-elle vraiment au début du XIXe siècle, quand s’annonce une littérature plus moderne ? La disparition de la Providence à la fin de l’Ancien Régime dont parle E. Köhler est ici et pour l’instant un simple point de départ (et d’arrivée) méthodologique. Ce parti-pris nous paraît légitime dans la mesure où il en recoupe un autre, qui en est le parallèle : la ‘Fin de la Rhétorique’. L’expression remonte à l’étude importante que Tzvetan Todorov a consacrée à ‘Splendeur et Misère de la Rhétorique’ dans Théories du symbole.5 Cette étude, contemporaine de celle d’E. Köhler, sera ici notre second point de départ méthodologique. Au moment où E. Köhler voit la Providence s’éteindre, T. Todorov voit apparaître une nouvelle forme de rhétorique, que G. Genette pour sa part appelle ‘rhétorique restreinte’.6 L’idéal de cette ‘rhétorique restreinte’ est ‘la qualité intrinsèque du discours et non plus son aptitude à servir un but externe’. La ‘rhétorique restreinte’ est un art de la figure, c’est-à-dire un discours qui attire l’attention sur le discours même. La fonction de la rhétorique devient dès lors ornementale. L’effet immédiat de cette évolution est que l’inventio, la recherche des idées 2 Erich Köhler, Le Hasard en Littérature. Le Possible et la Nécessité, Paris, Klincksieck, 1986 ; Der Literarische Zufall, das Mögliche und die Notwendigkeit’, München, Wilhelm Fink, 1973. Chapitre I : La Fin de la Providence. 3 Sébastien Roch, dit Nicolas de Chamfort, Maximes et Pensées, Caractères et Anecdotes (1795), éd. Ad. Van Bever, G. Crès et Cie, 1923, maxime LXII, p. 24. 4 E. Köhler, Le Hasard en Littérature, p. 17. 5 Tzvetan Todorov, Théorie du Symbole, Paris, Seuil, 1977, p. 64. 6 Gérard Genette, ‘La rhétorique restreinte’, in Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 21-40.
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donc, et la dispositio, l’agencement de ces mêmes idées en une structure argumentative, sont peu à peu éliminées de la rhétorique, qui est dorénavant limitée à l’elocutio, à l’éloquence donc. L’ancienne rhétorique était faite pour argumenter, pour démontrer un argument. Dans les grands modèles de Cicéron et de Quintilien qui en contiennent les prémisses sont exposés les moyens d’atteindre cette fin. Le couple moyen-fin, propre à l’ancienne rhétorique, est peu à peu remplacé, selon T. Todorov, par celui de forme-fond. La ‘rhétorique restreinte’ cherche un équilibre entre le fond et la forme. Elle se met au service d’une nouvelle conception de la littérature qui serait celle du ‘discours apprécié en et pour lui-même à cause de ses qualités intrinsèques, de sa forme et de sa beauté’.7 Dans la mesure donc où la littérature, au sens moderne, coïncide ou se confond avec une ‘rhétorique restreinte’, elle cesse d’être un discours où les moyens de la narration ou de la poésie sont mis au service d’une fin, c’est-à-dire d’un argument dont ce discours veut convaincre. Transcendance et immanence Deux parti-pris méthodologiques donc : la ‘Fin de la Providence’ et la ‘Fin de la Rhétorique’, au même moment, à la fin de l’Ancien Régime, quand apparaît une nouvelle conception de la littérature. La notion fondamentale vers laquelle la ‘Fin de la Providence’ et la ‘Fin de la Rhétorique’ convergent est l’‘immanence’. L’‘immanence’ textuelle est le pendant de la Transcendance dont on voit dans le roman du XVIIIe siècle la double signature. Sur l’axe vertical qui relie les humains (y compris les personnages de roman) à un Dieu-écrivain se développent et se renforcent des théories de l’immanence qui offrent de la causalité du monde des explications d’où l’idée de la Transcendance est peu à peu évacuée : la natura naturans de Spinoza par exemple. De même, sur l’axe horizontal qui relie le lecteur et l’œuvre qu’il lit à un écrivain-Dieu, la Poétique du roman atteste une évolution vers l’autonomie de la création fictionnelle, qui se débarrasse de la fonction créatrice de l’auteur. En fondant le contrat de la feintise partagée, l’écrivain-Dieu veut se rendre invisible dans un monde clos, réglé par une causalité inhérente aux événements et à la psychologie des personnages. Cette double tendance vers l’immanence, qui équivaut à l’effacement de la double signature, produit un nouveau type de littérature. Une littérature qui se veut une construction autonome et autosuffisante. Sur l’axe 7
T. Todorov, Théorie du Symbole, p. 66.
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vertical, cette construction instaure une barrière entre l’univers diégétique et le Dieu-écrivain, comme le suggère E. Köhler, avec l’idée de la ‘Fin de la Providence’ : la causalité qui règle désormais la diégèse est humaine, immanente à la diégèse même. Sur l’axe horizontal, la construction autonome instaure une barrière entre l’univers diégétique et l’écrivain-Dieu, comme le suggère T. Todorov, avec l’idée de la ‘Fin de la Rhétorique’. Le romancier retire sa main de sa création pour gagner des hauteurs olympiennes. Réglant désormais sa propre causalité de façon interne, l’œuvre devient autonome, au niveau narratif. En même temps sa fictionnalité n’est plus légitimée par l’existence un argument. L’œuvre littéraire n’a plus rien à démontrer, elle ne se légitime plus comme le véhicule d’un argument, d’une idée morale, philosophique, esthétique ou autre, qui existerait avant elle et qu’elle aurait à illustrer. Elle est devenue un assemblage où le fond se justifie par la forme et vice versa. L’argument à soutenir n’est plus extérieur à l’œuvre même, il n’a plus besoin d’une démonstration pour être soutenu, l’œuvre est devenue son propre argument. Le Livre des Destinées La culture judéo-chrétienne et les religions dites ‘du Livre’ voient en Dieu un grand écrivain, auteur du Livre des Destinées. On en trouve des exemples aussi bien dans l’Ancien Testament – dans le livre d’Ezéchiel, par exemple – que dans le Nouveau, où l’Apocalypse apparaît comme un réservoir de livres divins. Le roman, qui met en avant une figure auctoriale rivale de ce Dieu-écrivain, interroge cette tradition de plusieurs manières. Dieu peut-il changer le plan qu’il a fixé au début des temps ? Peut-il récrire le Livre des Destinées ? Peut-il intervenir dans sa création du moment que tout est écrit et donc décidé d’avance sur un Grand Rouleau? Quelle importance Dieu-écrivain attache-t-il au destin de l’individu particulier ? Est-ce que ce destin compte pour quelque chose dans la façon dont le Grand Rouleau se déroule et devient le monde que nous habitons? Voltaire pose quelques-unes de ces questions dans Zadig. Zadig rencontre un ermite qui tient en main un livre qu’il lit attentivement. C’est le Livre des Destinées. Le livre paraît indéchiffrable à Zadig, qui a pourtant été instruit en plusieurs langues. L’ermite lui parle de la destinée, de la justice, de la morale, du souverain bien, de la faiblesse humaine, des vertus et des vices. Zadig sent du respect pour ce vieillard et il l’accompagne. Dans leurs conversations, l’ermite soutient que les voies de la
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Providence sont insondables et il en fournit bientôt lui-même une illustration choquante. Après avoir été accueilli avec respect et amitié par un homme hospitalier, l’ermite, à son départ, met le feu à la maison. Le lendemain, il fait pire. Une veuve qui héberge charitablement les deux voyageurs est remerciée d’étrange façon : l’ermite saisit le neveu de la veuve par les cheveux et le lance dans la rivière où le pauvre garçon se noie pitoyablement. Cela devait apparemment arriver car c’était écrit dans le Livre des Destinées que l’ermite possède et dont il se fait ici l’exécutant. Indigné, Zadig exige que l’ermite se justifie : est-il permis de noyer un enfant pour la simple raison que cet événement se trouve écrit dans le Livre des Destinées ? A quoi l’ermite répond qu’‘il n’y a point de mal dont il ne naisse un bien’.8 L’idée leibnitzienne de la cause suffisante et du meilleur des mondes possibles réglé par la Providence hante Voltaire, qui la parodie dans Candide : ‘Tout cela est indispensable, répliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font le bien général, de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien’.9 Ce qui est en cause chez Voltaire est, comme le dit magnifiquement Paul Pelckmans, ‘la hautaine impassibilité d’une transcendance qui n’aurait pas à entrer dans le détail’.10 La solution que Leibnitz proposait dans la Théodicée au problème du mal était pourtant fort ingénieuse. Il n’y a pas un seul Livre des Destinées, mais une infinité. Il y en a autant qu’il y a de mondes possibles. Chaque monde possible a son Livre des Destinées. Ce Livre est le rapport des choix que les humains font librement. Ils sont libres de faire le bien ou le mal. A chaque choix, le monde change et devient un autre monde possible. Dieu, dans son omniscience, connaît tous les mondes possibles et prévoit toutes les combinaisons de tous les choix faits par les humains. Mais de tous ces mondes, il n’en a réalisé qu’un seul, qui est le meilleur. Le Livre des Destinées du monde que nous habitons et qui est celui que Dieu a effectivement réalisé doit donc se lire de manière rétrospective : écrit d’avance, il explique comment le monde est ce qu’il est, par les choix que font les humains, librement. Et certains choix, qui paraissent produire le mal, auront des effets que l’homme ne voit pas, mais dont Dieu sait qu’il amèneront le monde au bien.
8 Voltaire, Zadig, in Romans et Contes, éd. Henri Bénac, Paris, Classiques Garnier, 1960, p. 56. 9 Voltaire, Candide, in Romans et Contes, p. 146. 10 Paul Pelckmans, Le problème de l’incroyance au XVIIIe siècle, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2010, p. 58.
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Zadig et Candide sont des contes philosophiques, qui se servent abondamment des ressources et des facilités de la parodie. Le roman aborde le problème du Livre des Destinées sous un angle moins ironique et de façon parfois beaucoup plus subtile. La métaphore de l’écriture divine est omniprésente dans le roman de la première moitié du XVIIIe siècle. Cleveland, dans le roman de Prévost, par exemple, a le sentiment que ‘[son] nom est écrit dans la page la plus noire et la plus funeste du Livre des Destinées’. Chez Mme de Villedieu, dans le dernier quart du XVIIe siècle, l’héroïne Henriette-Sylvie de Molière est convaincue que sa vie est réglée d’avance, non pas par un Grand Rouleau, mais par la Fortune, dont on connaît le caractère versatile. Dieu-écrivain est un romancier, qui n’arrête pas de donner à la vie de Henriette-Sylvie des tournants romanesques. A l’étonnement de l’héroïne, ce Dieu-romancier ressuscite à volonté les personnages dont la mort paraissait assurée et produit des hasards sans nombre qui font que sa vie, malgré elle, glisse peu à peu dans un univers romanesque. Tout se passe comme si Henriette-Sylvie était destinée à être personnage de roman, tellement sa vie lui paraît ‘aventureuse’. C’est pour montrer que sa vie n’est pas un roman et contredire les nombreuses versions romanesques de ses aventures que la Fortune a répandues dans le monde, qu’elle se décide enfin à écrire ses mémoires. Dans Les Illustres Françaises, Robert Challe envisage le problème des Providences romanesques sous l’angle de la probabilité. Le hasard confronte certains personnages, comme Des Ronais et Des Frans à des situations qu’ils n’arrivent pas à inscrire dans une combinatoire causale acceptable. Quand Des Frans voit de ses propres yeux sa maîtresse endormie dans les bras d’un autre homme, il est confronté à la criante vraisemblance de l’adultère, qui lui paraît néanmoins inexplicable : rien ne semblait motiver une telle situation. Entre le vrai et le faux, il n’y a pas seulement le vraisemblable, mais aussi une combinaison de faits incompréhensible. Cette combinaison cachée de la situation qui la rendrait explicable, ne lui sera révélée que quand sa maîtresse sera morte de chagrin d’avoir été injustement soupçonnée : elle agissait sous l’influence d’une drogue. Voulant lire dans le Livre de sa Destinée, le personnage interprète mal ce qu’il y lit. Peu de romanciers de la première moitié du XVIIIe siècle ont donné une plus grande profondeur à leurs réflexions sur la Providence que Prévost. Ces réflexions sont développées sur le double plan de la causalité et de la probabilité. Aucun écrivain de son temps, sans doute, n’a pensé avec une telle constance l’idée d’un effet sans cause. Dans les
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aventures de des Grieux, Gelin, l’ambassadeur, l’abbé Brenner, etc. leurs amours pour Manon, Fanny, Théophé ou Mlle Tékely apparaissent à ces héros comme des effets qui n’ont pas de causes. La passion amoureuse est troublante parce qu’elle est tout à coup là, inexplicablement. Rien n’est décidé d’avance. Dans la scène de la sélection des épouses qui fait partie du célèbre épisode de la colonie de Sainte-Hélène dans le Cleveland, Prévost pose ensuite la question de la probabilité. Dans le tirage au sort on peut calculer les chances de chacune des jeunes filles d’être élue, mais il est impossible de savoir quelle jeune fille sera donnée à quel garçon. Il est impossible de voir dans le tirage au sort la main d’un Dieu-écrivain. Dans leurs interrogations de la double signature, certains romanciers du XVIIIe siècle s’avouent tributaires de la tradition de l’Antiquité, où les questions de la Providence sont pensées autrement qu’à l’ère chrétienne. Dans Lamékis, le chevalier de Mouhy donne à son récit la structure d’un roman grec de la Seconde Sophistique dont les modèles sont bien connus en France depuis le milieu eu XVIe siècle. Ce sont des romans stéréotypés, dont le début in medias res suivi d’une longue analepse est un des topoi. Mouhy a besoin d’un labyrinthe textuel car des galeries latérales de ce dédale presque illisible sortent les porte-paroles d’idées hétérodoxes qu’il serait sans doute imprudent d’évoquer clairement à la surface du texte. Ces galeries latérales débouchent sur des mondes terrestres, sous-terrains et aériens qui sont tous réglés par un Livre divin. Ce sont des livres qui ne contiennent pas forcément la destinée, mais des lois instaurées par les fondateurs de ces différents peuples, qui sont d’origine divine. Ces Livres divins sont arrosés d’un tel ridicule par Mouhy que le lecteur est forcé de conclure qu’ils sont en réalité des projections fictionnelles de livres composés par des humains, sages et de bonne volonté, mais qu’au fil des temps les lecteurs ont commencé à mal interpréter. Ainsi fonctionnent les mythologies. Avec Lamékis, Mouhy fournit un exemple d’une technique d’écriture et d’un contrat de lecture auxquels nous consacrons une section dans le second volume de ce recueil : le discours oblique. Quand un contexte hostile ou répressif ne permet pas à un écrivain d’exprimer directement et clairement ses idées, il recourt à un ductus obliquus, comme disait Thomas More, qui lui permet de dire le ‘non’ à travers le ‘oui’ et vice versa et d’exprimer ses idées emballées dans un discours incohérent et difficilement lisible. Dans les Lettres persanes, que nous lisons sous l’angle du discours oblique dans notre second volume, Montesquieu recourt aussi à une
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structure en abîme où l’idée du ‘sérail’ est plusieurs fois évoquée. Le harem d’Usbek, détruit à la fin du roman, n’est qu’une des versions du sérail, qui réapparaît dans un ‘conte’ et encore dans le ‘fragment d’un roman arabe’. Dans les Lettres persanes, le ‘sérail’ est la métaphore de l’‘univers de référence’. Les habitants d’un ‘sérail’, qui par définition ignorent ce qui se passe dans le monde extérieur, s’imaginent le Ciel comme un ‘sérail’, c’est-à-dire comme un univers gouverné par un législateur tout-puissant, qui aime ses femmes, mais avec sévérité. Ainsi fonctionnent les mythologies, y compris la mythologie chrétienne. Dans les Lettres d’Elisabeth-Sophie de Vallière, Mme Riccoboni reprend le moule de la tragédie antique pour étudier la question du destin persécuteur et inéluctable qui venge un crime commis par les aïeux sur la tête des générations suivantes. Certains personnages de roman, comme Cleveland chez Prévost et Emma, la mère d’Elisabeth-Sophie chez Mme Riccoboni, sont des mal-nés, porteurs d’une faute commise par un parent et qu’ils sentent être la cause de leur errance, de leur exil et de leur malheur. Dans les Lettres d’Elisabeth-Sophie de Vallière, la persécution du destin, qui remonte à une faute héréditaire est rompue par un hasard réparateur, qui inverse le malheur en bonheur. Nulle part les problèmes de la double signature ne sont posés avec tant d’acuité que dans les anti-romans. Pour Jacques le fataliste, chez Diderot, tout est écrit Là-haut et le monde est l’effectuation d’un Grand Rouleau qui se déroule. A cette écriture du Dieu-écrivain, Diderot oppose la liberté de l’écrivain-Dieu, qu’il fait librement intervenir dans sa création, ‘ne fût-ce que pour faire enrager Jacques’. Dans Jacques le Fataliste les nombreuses interventions de l’auteur dans sa création peuvent s’expliquer logiquement si l’on suppose une intrusion du code du théâtre au code de la narration : le lecteur assiste-t-il à ‘the making of Jacques le Fataliste’, qui se déroule sur une scène contemplée par un auteur-metteur-en-scène et un lecteur-spectateur ? La projection du dramatique dans le narratif offrirait une solution qui ‘normalise’ cet anti-roman, mais est-ce là le modèle du nouveau roman que Diderot appelle de ses vœux depuis l’Eloge de Richardson ? Ce que Diderot a découvert dans les romans de Richardson n’est pas seulement un roman qui règle ses problèmes théoriques par l’intégration du code du théâtre, mais un roman qui produit des scènes intéressantes. La ‘vérité’ se redéfinit comme l’intéressant : face à l’infini des possibilités dont dispose l’auteur, il est important, pour Diderot, qu’il choisisse ce que le réel a de potentiellement vrai, c’est-à-dire d’intéressant. Le vrai-semblable devient une manière de rendre le réel semblable au vrai qu’il renferme intrinsèquement en lui-même et qu’il
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importe à l’artiste de révéler. Chez Diderot, la question des Providences romanesques et de la double signature se déplace du plan poétique au plan esthétique. Nous consacrons à ce déplacement la quatrième section de ce volume. A la fin de cette section consacrée aux Livres divins, il faut poser la question de savoir pourquoi la théorie littéraire ne profite pas, pour autant que nous sachions, de la notion de ‘métalepse’ pour intégrer la problématique des Providences romanesques à la Poétique du roman. L’idée de la ‘transgression du pacte de la représentation’ paraît pourtant éminemment propre à rendre compte des ‘intrusions’ du Dieu-écrivain dans sa création et de l’écrivain-Dieu dans son œuvre. Car voilà bien quelquesuns des problèmes posés par les Providences romanesques : la possibilité, la liberté ou la nécessité du créateur – qu’il s’agisse de Dieu ou du romancier – d’être présent dans son œuvre ou, mieux, d’y faire infraction. La réponse à cette question est liée à ce que nous appelions dans nos préambules le passage de la Transcendance à l’immanence, qu’on peut observer dans les constructions philosophiques s’élaborant dans le courant du XVIIIe siècle. Dans les romans qu’on vient d’étudier, l’univers représenté n’est pas encore une structure immanente ou entièrement autoexplicative. Les barrières ontologiques entre le Dieu-écrivain et sa création et entre l’écrivain-Dieu et son œuvre ne sont pas encore bien en place. L’œuvre n’est pas encore fermée comme une structure autonome. Il n’y a donc pas de barrière à franchir. Il n’y a pas véritablement ‘infraction’ ou ‘transgression d’un pacte de la représentation’, qui n’est d’ailleurs pas encore vraiment signé. Il n’y a donc pas, au sens ontologique de l’expression, métalepse. La structure et la définition de la métalepse offrent cependant à la théorie littéraire un outil qui permet de conceptualiser les questions posées par les Providences romanesques et de les intégrer à la Poétique du roman. Ces problèmes sont au moins de quatre ordres : d’ordre philosophique ou théologique – dans la mesure où nous avons affaire à une idéologie et une conception de l’univers – d’ordre moral – quelle est la liberté d’action de Dieu-écrivain, de l’écrivain-Dieu et des humains ? – d’ordre poétique – comment un récit règle-t-il l’équilibre entre la vraisemblance et la motivation ? – d’ordre rhétorique – dans quelle mesure le récit offre-t-il le véhicule à un argument qui légitime le recours à la fiction ? Ces problèmes sont ici étudiés dans deux romans qui occupent sur l’échelle de la gradualité des modèles romanesques du XVIIIe siècle des positions extrêmes et radicalement opposées. Adélaïde de Witsbury, d’une part, est l’œuvre du père Marin, producteur prolifique de romans
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catholiques ; Les Infortunes de la vertu, d’autre part, met en vedette la figure du marquis de Sade, auteur de romans libertins versant dans le pornographique. Les vertus du roman anglais Sur cette échelle des formules narratives, le roman sentimental issu du modèle richardsonien au milieu du siècle, pose à l’idée du contrat de lecture un réel problème. S’il veut garantir, sur le plan rhétorique, le transfert d’un argument ou d’un message – la vertu est récompensée et le vice puni par Dieu – le roman sentimental est obligé, sur le plan poétique, de rendre la main du romancier invisible. Celui-ci doit se montrer le moins possible et éviter toute forme d’‘originalité’ pour éviter que le lecteur attribue la récompense de la vertu et la punition du vice au romancier et non à la Providence divine. Le roman sentimental témoigne du très difficile équilibre entre les niveaux rhétorique et poétique de la construction romanesque et de l’interférence entre l’axe horizontal et vertical sur lesquels se déroule la causalité du roman. Dans le roman sentimental, le contrat de lecture risque à tout moment d’être rompu quand une signature se substitue à l’autre. C’est ce que montrent nos analyses de deux romans sentimentaux anglais qui constituent, de part et d’autre des romans de Richardson, un dyptique : The Fortunate Foundlings d’Eliza Haywood et The Happy Orphans d’Edward Kimber. A partir d’un tronc narratif commun, ces deux récits constituent deux branches d’un arbre bifurqué. L’on sait l’importance capitale des romans de Richardson pour l’évolution de la Poétique romanesque. L’implosion du code du théâtre dans le code narratif que remarquait Diderot donne forme au roman par lettres, qui marque une étape décisive dans le processus de l’autonomie du roman, donnant aux problèmes de causalité des solutions immanentes. Cette auto-explication ne manque cependant pas de poser de nouveaux problèmes, suscitant de nouveaux conflits, entre le plan poétique et le plan moral cette fois-ci. En effet, la récompense pour la conduite vertueuse de Pamela, qui résiste aux tentatives de séduction de son maître, est le mariage. Mais, pour les parents de Milord B., le mariage d’un noble avec sa servante n’apparaît comme décent, au regard des conventions sociales, qu’à condition que l’héroïne prouve qu’elle a su résister à toutes les audaces de son maître. Il devient donc nécessaire que les parents de Milord B. lisent le Journal de Pamela. Ce journal, qui contient des détails impubliables, justifie son mariage : la décence est achetée au prix de l’indécence.
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Quand la discussion sur les Providences romanesques bascule dans la deuxième moitié du siècle, un nouveau plan d’analyse se profile de plus en plus. Les plans idéologique, moral, poétique et rhétorique se complètent d’un plan esthétique. Se pose en effet la question de l’autonomie de l’art, censé traduire un autre type de ‘vérité’, que Diderot pour sa part cherche dans la catégorie de l’intéressant. Se pose également le problème de la hiérarchie des différents arts : peinture, poésie, sculpture, musique. Le principe classique du ut pictura poesis, ut poesis musica est fondamentalement remis en question. Cette double évolution traduit un mouvement vers l’immanence comparable à ce que nous observons dans la Poétique du roman. L’art se pense comme un système auto-explicatif, distancé d’une légitimation autre que celle que produit l’œuvre-même. Cette pensée sur l’art se développe très tôt dans des discours théoriques comme les Réflexions critiques sur la Poésie et la Peinture (1719) de l’abbé Dubos, mais elle est aussi le fait de l’interférence discursive entre littérature et théorie de l’art. Cette interférence se produit surtout dans le conte galant, mais comme on l’a vu avec Diderot et Jacques le Fataliste, nulle part les problèmes philosophiques, moraux, rhétoriques et poétiques liés à la Transcendance ne sont pensés avec plus de profondeur que dans les anti-romans. Il en va de même de The Life and Opinions of Tristram Shandy de L. Sterne. Cet anti-roman intègre deux importantes réflexions sur la natura naturans, c’est-à-dire, selon la théorie spinozienne, la force génétique inhérente à la nature, susceptible de générer des univers verbaux, picturaux et sonores autonomes. Notre lecture de Northanger Abbey de Jane Austen, d’autre part, annonce les développements de la troisième section de ce volume, qui est consacrée à la question de la Providence immanente. Quand la réalité dans laquelle se déroule l’aventure est mise en scène par un malin génie, le roman, à la fin du XVIIIe siècle, pose explicitement le problème d’une force créatrice inhérente à l’œuvre même, celle du démiurge. L’héroïne de Jane Austen, Catherine Morland, lit le monde comme un roman gothique. La fiction romanesque produit sur cette grande lectrice un effet de réel. A l’inverse, dans le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, la réalité est programmée de telle manière par un démiurge qu’il produit sur le héros un effet de fiction. Potocki et l’inspiration allemande Notre troisième section est centrée sur le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki qui, dans les différentes versions qu’on en possède, est fondamental comme illustration de l’évolution de la double signature
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vers l’immanence. Le dernier grand roman des Lumières françaises illustre exemplairement le moment historique où Dieu-écrivain est relayé par un démiurge intradiégétique. Le Manuscrit trouvé à Saragosse est ici le point de convergence de plusieurs romans allemands avec lesquels il interfère ou a pu interférer dans une mesure plus ou moins importante. L’idée du malin génie est empruntée à Descartes. Le doute systématique que Descartes a introduit comme méthode scientifique devait tôt ou tard affecter le roman, qui est pour nous le brassage de plusieurs discours – philosophique, moral, poétique, rhétorique, esthétique… – sous le signe de la narration et de la fiction. A la fin du XVIIIe siècle, le roman gothique allemand affiche une prédilection pour l’idée que ce ‘Dieu trompeur’ s’incarne dans un personnage charismatique ou dans une société secrète. Le héros a le sentiment d’être entouré d’un ‘réseau’ de personnages inconnus qui le surveillent, le protègent et contrôlent son existence. Dans le roman de conspiration – der Verschwörerroman – dont Schiller, Wieland, Goethe et Grosse ont fourni des specimens notoires, un univers soigneusement mis en scène par un groupe de conspirateurs ou d’associés, veut ‘convertir’ le héros à de nouvelles idées. Cette conversion dépend d’une ‘redisposition’ du héros – d’un ‘lavage de cerveau’ dirait-on aujourd’hui – qui s’effectue souvent par une action sur les sens. Son intégration dans la secte des conspirateurs, but ultime de la mise en scène, est aussi liée à une mise à l’épreuve. Il nous paraît probable que J. Potocki ait connu et assimilé le roman gothique allemand et en particulier ses variantes que sont le Verschwörerroman et le Bundesroman. C’est ici une piste que nous offrons à la recherche sur l’œuvre de cet écrivain. Mais J. Potocki demeure fondamentalement un écrivain de Lumières. Le Manuscrit trouvé à Saragosse est une illustration de la Providence immanente. En revanche, Potocki ignore totalement la nouvelle forme de Transcendance que la Spätaufklärung allemande et l’idéalisme de la première école romantique, autour des frères Schlegel à Iéna, sont en train de découvrir au moment où il compose les différentes versions de son roman. L’existence d’un ‘filon d’or’ dans le Manuscrit trouvé à Saragosse est ici l’occasion d’une analyse comparative de deux récits allemands où le filon d’or traduit une réalité d’un ordre supérieur, que l’homme peut découvrir au fond de lui-même, grâce à la poésie. Les manières dont la poésie et la littérature donnent accès à cette Transcendance intérieure sont, dans Henri d’Ofterdingen de Novalis et Les Mines de Falun de Hoffmann, opposées. Quant à Potocki, le filon d’or ne trahit aucun ordre supérieur, il représente la richesse susceptible de procurer le pouvoir.
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Le Manuscrit trouvé à Saragosse est un suprême exemple de l’autonomie textuelle. Le récit génétique qui s’y intègre et qui est censé expliquer comme l’histoire est devenue écriture et comment cette écriture est devenue un texte publié est lacunaire : aucune mention n’est faite à l’écriture dans le manuscrit déposé dans la cassette à la fin du roman ; et une fois trouvé, aucune mention n’est faite d’un passage à l’imprimé de ce manuscrit. C’est un livre impossible, qui n’a pas été écrit ni publié. En revanche, la forme est à l’image du fond. Comme l’espace de la diégèse, la structure narrative, qui emboîte des récits jusqu’au cinquième degré, est labyrinthique. Comment un tel livre peut-il exister ? La narration est née d’un ‘big bang’, d’une explosion de la Parole qui, selon la théorie sémiotique qui y est développée par le prêtre égyptien Chérémon, est à la fois Père et Fils. L’espace romanesque surgit de la séparation des pères et des fils. La Parole du Père est performative, disant ce qu’elle est : interdit, injonction, défense, vœu. La Parole du Père – qui prend parfois la forme d’un livre – emprisonne le destin du Fils. L’enfreinte de la Parole paternelle par les fils produit dans ce roman non seulement l’espace labyrinthique du roman, mais aussi la discursivité du narratif. Brisant la parole performative des pères, les fils deviennent narrateurs. L’espace romanesque issu de cette explosion de la Parole porte partout les traces d’une écriture constante. Celle-ci ne vient pas de Là-haut, elle est toujours déjà là, prête à être découverte sous la forme de hiéroglyphes sur les dalles et pierres funéraires, qui montrent que quelque chose est à chercher et à découvrir : un secret. Tout est écrit Ici-bas dans le roman de Potocki. Le corps humain même devient le support de tatouages ou de signe de la réprobation. Et enfin, beaucoup de ces innombrables récits narrés par une série impressionnante de narrateurs-fils, dans six décamérons successifs, sont empruntés à la littérature mondiale, des Mille et Une Nuits au Decameron, de la Bible aux écrits d’Hermès Trismégiste, des romans de l’Antiquité au Don Quichotte, etc. Les Livres auxquels le Manuscrit trouvé à Saragosse remonte ont été écrits Ici-bas. Aux nombreuses sources de Potocki appartient aussi un texte fondateur du sensualisme, le Traité des sensations de Condillac. Quand le héros Alphonse van Worden se réveille sous la potence, ce sont ses sens – et le toucher tout le premier – qui lui apprennent qu’il existe encore. Cette scène en rappelle de très semblables dans les écrits de Buffon, de Charles Bonnet ou de Condillac. Ces écrits ont en commun qu’ils rejettent la thèse carthésienne des idées innées. Pour eux, et pour Potocki, la connaissance de l’existence et du monde passe par les sens. On retrouve cette même idée de la table rase de Locke et de l’empirisme anglais et du
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sensualisme français dans certains contes galants, qui constituent le sujet de notre quatrième section. Avant de passer au dernier volet de cet ouvrage qui est consacré à ce problème, nous confrontons le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki à un roman de F.L.C. Montjoye publié en 1802 : Manuscrit trouvé au Mont Pausilype. Les ressemblances entre les deux romans sont telles qu’elles permettent sans doute d’affiner les hypothèses courantes quant à la genèse, en trois étapes, de la création romanesque chez Potocki. Art de la séduction et séduction des arts Dans cette section nous étudions de quelles manières le conte galant accueille dans sa trame ‘galante’ une réflexion sur le fonctionnement de l’art. La ‘galanterie’ et l’art ne mettent-ils par en œuvre une manière de séduire? Cette hypothèse se fonde sur la double étymologie du vocable ‘seducere’ en latin, selon le philosophe Mario Perniola.11 D’une part, ‘Se-ducere, seduco’, équivaut à ‘mener avec soi’, ‘mener à l’écart’ ; d’autre part, ‘sed-ducere, sed-duco’ signifie ‘séparer’. Séduire, c’est séparer quelqu’un de lui-même. Dans les deux cas, séduire, c’est faire en sorte que l’autre se déplace. Cette idée est étudiée dans une série de contes appartenant à ce que nous appelons le ‘paradigme du récit-opéra’, où le récit galant met en œuvre un dispositif narrativo-dramatico-musico-pictural, qui le rapproche de l’opéra dans la mesure où il fait interagir différents arts. Dans un récitopéra, un personnage est introduit dans un décor mis en scène – avec toutes les ressources qu’offre l’opéra – par le séducteur et plus souvent par la séductrice. Le jeune héros ou la jeune héroïne sont amenés à y contempler tantôt des ‘tableaux vivants’, tantôt de vrais tableaux. Ce paradigme contient des récits comme Le Guerrier Philosophe de Jourdan, Point de Lendemain de Vivant-Denon et La petite Maison de Bastide. Le problème qui nous intéresse est l’un des premiers objets de la théorie esthétique de Diderot : la théatralité de la peinture. De cette théâtralité, il existe deux modalités, soit que le spectateur est entrainé dans le tableau, soit qu’il est nié devant le tableau. Quel effet le ‘tableau vivant’ ou le tableau tout court exerceront-ils sur la personne à séduire : se déplacerat-elle ? Fera-t-elle le pas ? Dans une spatialisation du désir, le récit-opéra contient une réflexion sur le fonctionnement séductif de l’art dans la 11 Mario Perniola, ‘Logique de la séduction’, in Traverses 18 (numéro spécial : La stratégie des apparences. Séduction) (février 1980), p. 2-9.
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mesure où il figure une géométrie de regards : regards croisés, biaisés, absorbés en eux-mêmes, etc. ; regards qui perçoivent l’illusion et regards qui l’ignorent, ou qui papillotent entre les deux, etc. L’objet des Hommes de Prométhée de Meusnier de Querlon est la sculpture. L’analyse renoue avec le réveil sous la potence d’Alphonse van Worden dans le roman de Potocki, comme un corps réanimé. L’idée de la statue animée est au centre de ce récit, qui mobilise non seulement le mythe de Prométhée mais aussi celui de Pygmalion. Ces mythes reçoivent dans ce contexte sensualiste une nouvelle lecture quand la statue animée devient une version de l’‘homme machine’ de La Mettrie. Quelles sont les premières pensées de la statue quand elle s’anime ? Pour les uns, les idées viennent par le toucher, pour les autres par la vue. Pour Meusnier de Querlon, le premier réflexe de la statue de Pandore prenant vie par le feu est lié la vue : Pandore contemplant sa propre image dans le miroir de l’eau. La première idée, venue par les sens, c’est l’amour-propre. La naissance à la vie des premiers hommes est contemplés par Prométhée caché dans les buissons. Ses créatures l’ignorent superbement. Les deux derniers articles de ce volume sont consacrés à la musique. La Lettre sur l’origine de la musique de Caylus, qui est un conte, repose le problème de l’origine de l’art et nous ramène à l’immanence ; le Don Juan d’E.T.A Hoffmann, tout au contraire, contient une réflexion sur la finalité de la musique qui débouche sur une nouvelle forme de Transcendance. Caylus élabore, selon la logique du paradigme auquel il appartient, un lien entre la musique et l’érotisme. Mais c’est bien de la musique instrumentale qu’il s’agit. Celle-ci est susceptible d’imiter les soupirs de l’extase amoureuse, de dire le non-dit ou de donner une expression à l’indicible. La musique instrumentale est l’art le plus proche du ‘cri naturel’ que pousse l’homme à sa naissance. Caylus reste proche des thèses sensualistes de Condillac et de l’homme-machine de La Mettrie. L’indicible est tout autre pour E.T.A Hoffmann, qui lit le mythe de Don Juan dans une perspective ‘romantique’. Est romantique pour Hoffmann toute œuvre qui nous met en rapport avec un monde supérieur, totalement étranger au monde des sens et au monde qui nous entoure. La musique instrumentale ouvre à l’âme le royaume des esprits et des mystères. En tant qu’expression de l’indicible, la musique instrumentale devient dans le Romantisme allemand le premier des arts. Mais Hoffmann conçoit immédiatement ce que cette inversion de la hiérarchie des arts implique pour la littérature. Pour être dicibles dans un texte, les délices de la musique instrumentale ne pourront être exprimées que dans un langage qui efface les clivages entre le vrai et le faux, entre le réel et
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le fictif. La formule narrative qui se rapproche le plus de cet idéal, et qui peut tant soit peu résoudre la difficulté de dire l’indicible, c’est un récit qui donne le ‘frisson du fantastique’. Au moment donc où les Lumières françaises catalysent la Fin de la Providence et de la Rhétorique en jetant les bases d’une nouvelle littérature où le fond coïncide avec la forme dans une construction autonome, la Spätaufklärung et le Romantisme allemands fondent la nouvelle littérature sur la redécouverte de la Transcendance, intériorisée.
PREMIÈRE PARTIE
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I. LE LIVRE DES DESTINÉES
SUR LEIBNITZ DU DIEU-ÉCRIVAIN À L’ÉCRIVAIN-DIEU A Wim De Vos Bruxelles
Quelqu’un disait que la Providence était le nom de baptême du Hasard : quelque dévot dira que le Hasard est un sobriquet de la Providence.1
De 1600 à 1800, le roman ne cesse de conforter sa position dans le champ littéraire. On voit même poindre à l’horizon du XIXe siècle l’idée d’un narrateur omniscient et connaissant de ses personnages jusqu’à leurs moindres pensées. Mais en même temps, ce narrateur peut observer les événements qu’il raconte avec une distance ‘olympienne’. L’écrivain est devenu un dieu : omniscient, tantôt engagée dans sa création, tantôt indifférent. Durant la même période, l’idée de Providence se transforme considérablement. Etudiant le problème du hasard au début du XIXe siècle, Erich Köhler parlait jadis de la ‘fin de la Providence’ : ‘La génération du siècle sans espoir n’en finit pas de détrôner la Providence pour la remplacer par le hasard’.2 ‘Le hasard combine tous les cas possibles et il ne lui faut que du temps pour amener la chance fatale’, lit-on déjà chez Diderot.3 Octave, l’enfant du siècle qui fait sa confession dans le roman de Musset, traduit bien la maladie de son temps : ‘Fatalité, hasard, providence, qu’importe le nom ? Ceux qui croient nier l’un en lui opposant l’autre ne font qu’abuser de la parole’.4 Première publication : ‘Du Dieu-Ecrivain à l’Ecrivain-Dieu’, in Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, Journée Providences romanesques, organisée par Jan Herman et Paul Pelckmans, Paris, CAIEF, 2016, p. 113-126. 1 Sébastien Roch, dit Nicolas de Chamfort, Maximes et Pensées, Caractères et Anecdotes (1795), éd. Ad. Van Bever, G. Crès et Cie, 1923, maxime LXII, p. 24. 2 Erich Köhler, Le Hasard en littérature. Le possible et la nécessité, Paris, Klincksieck, 1986, p. 17 (édition originale : Der Literarische Zufall, München, Fink Verlag, 1973). 3 Diderot, ‘Sur l’inconséquence du jugement public de nos actions particulières’ (1772), in Œuvres complètes, Paris, Librairie Brière, 1821, Tome VII, p. 401. 4 Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle (1836), Paris, Charpentier, 1862, p. 83.
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Le rapport entre ces deux transformations sera ici au centre de notre propos. Le ‘sacre de l’écrivain’ dont parlait Paul Bénichou5 sera ici compris comme l’aboutissement d’un processus de longue durée par lequel se transforme l’image du ‘Dieu-écrivain’ propre aux religions du Livre, en celle de l’‘écrivain-Dieu’ que fonderont Balzac et Flaubert. Il s’agira de montrer que cette transformation est inséparable de la transformation de l’idée de Providence, voire de son ultime disparition. Notre démonstration s’articulera en deux temps. Dans un premier élan, il faut s’attarder sur les différentes conceptions de la Providence dans son rapport avec le hasard, le destin, la Fortune, etc. pour ensuite, dans un second élan, focaliser sur la question de l’écriture et l’évolution du statut du romancier. Providences au pluriel La Providence est une notion théologique, qui ne commence à nous intéresser qu’au moment où elle se croise avec l’idée d’écriture, dans un contexte très largement chrétien. Il faut donc se contenter dans ce premier élan de l’évocation de quelques moments charnières ou plutôt de quelques moments de bifurcation où d’autres notions, comme le hasard, le destin, la nécessité, le libre arbitre ou la grâce entrent en jeu, afin de distinguer deux conceptions fondamentalement différente de la Providence divine. Un très vieux débat théologique et philosophique sur la Providence concerne la différence entre la Providentia generalis et la Providentia specialis. Malebranche formule cette différence ainsi : La Providence de Dieu consiste principalement en deux choses. La première […] en ce qu’il a commencé, en créant le monde et tout ce qu’il renferme à mouvoir la matière […] d’une manière qu’il y a le moins qui se puisse de désordre dans la nature, en dans la combinaison de la nature avec la grâce. La seconde, en ce que Dieu remédie par des miracles aux désordres qui arrivent en conséquence de la simplicité des lois naturelles, pourvu néanmoins que l’ordre le demande ; car l’ordre est à l’égard de Dieu une loi dont il ne se dispense jamais.6
Pour Immanuel Kant, toutes les choses se trouvent simultanément soumise à une Providence générale et à une Providence spéciale.7 La pertinence 5
Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque en France (1750-1830), Paris, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1996. 6 Malebranche, Méditations chrétiennes, Lyon, Léonard Plaignard, 1707, VIIe Méditation, §XVII, p. 138 ; Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1979, Tome II. 7 Immanuel Kant, Metaphysik. Zweiter Teil, p. 264 : ‘Alle Dinge und Begegenheiten stehen unter einer algemeinen und besonderen Vorsehung’ ; Immanuel Kant, Métaphysique
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de cette distinction pour notre débat est que la première conception de la Providence, la Providentia generalis, implique que Dieu, dans son omniscience, sa toute-puissance et surtout sa prescience, a donné à l’univers un ordre fixé d’avance et qui reste donc immuable. La Providentia specialis, par contre, implique la liberté que possède Dieu d’intervenir dans sa création. Pour Malebranche, cette deuxième Providence est de l’ordre du miracle. La Providence spéciale est également appelée ‘extraordinaire’ par I. Kant, parce qu’elle ne concerne pas l’ordre général des choses mais le sort des particuliers. L’intervention divine en fonction de ses créatures ne rompt cependant pas l’ordre général. Ce débat est séculaire et jamais les deux formes de Providence ne sont entièrement séparées. C’est plutôt la compatibilité entre un plan fixé d’avance et la possibilité de le changer par des interventions qui constituent le noyau du débat auquel théologiens et philosophes ont donné des solutions différentes. On peut cependant, sur l’axe diachronique, reconnaître des différences sur lesquelles il faut brièvement insister. Les Pères de l’Eglise, premiers théologiens du Christianisme, s’intéressent surtout à la Providentia generalis. Leur conception de la Providence est née du double héritage du Stoïcisme et du Néoplatonisme. Les intermédiaires, parmi lesquels on pourrait mentionner Cicéron, Sénèque et Lactance, importent moins à notre démonstration que le constat que cette première en date des conceptions chrétiennes de la Providence est largement fataliste. L’idée que le monde est gouverné par une force aveugle est inadmissible pour les stoïciens. Ils n’acceptent pas l’idée que c’est le hasard qui règle le monde. Ils se persuadent que les choses arrivent selon un plan divin, qu’ils appellent Providence. Le terme de Providentia, traduction du grec Pronoia qui signifie sagesse, vient de Cicéron. Dans l’opposition entre le Stoïcisme et l’Epicurisme, deux notions connexes entrent en jeu : le hasard et le destin. La Providence des Stoïciens s’oppose au hasard des Epicuriens comme principe organisateur du monde. En même temps, dans le Stoïcisme, la Providence rejoint l’idée de destin, c’est-à-dire que l’action de Dieu se déploie dans le monde selon des lois immuables. A la vision atomistes de l’Epicurisme s’oppose la vision déterministe de la Stoa. Sur cette vision fataliste du monde qu’implique l’idée de Providence, se greffent un certain nombre de problèmes. Le premier concerne la des mœurs, II, trad. Alain Renaut, Paris, Flammarion, 1994 : ‘Toutes les choses sont soumises à une Providence générale et une Providence spéciale’.
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compatibilité de la Providence avec le mal, dont parle abondamment Sénèque.8 Un autre problème est celui de la compatibilité de l’idée de Providence avec la bienfaisance et la justice de Dieu. Ce problème est entre autres posé par Lactance au IIIe siècle.9 Les pères de l’Eglise empruntent largement au Stoïcisme. On voit peu à peu paraître des questions qui seront pour nous centrales. Le problème de l’étendue de la Providence par exemple : la Providence divine affectet-elle les particuliers ? Pour saint Jérôme, il est absurde de penser que la Providence s’étende jusqu’aux questions minuscules.10 La Providence divine est limitée et n’affecte pas la vie des particuliers. Saint Augustin fait rentrer le destin dans la Providence : le destin n’est rien d’autre que la volonté de Dieu. La providence augustinienne est une forme de prescience : Dieu est omniscient, il sait d’avance et ordonne tout.11 A cette vision déterministe du monde et de la Providence, propre à l’Antiquité tardive, qui est déjà chrétienne, se pose le problème du libre arbitre et donc de la liberté d’action des humains face à Dieu qui a tout prévu et fixé d’avance. Ces problèmes sont fondamentaux et le demeureront à l’époque qui nous intéresse, notamment dans la conception janséniste de la grâce divine. Je n’insiste pas ici sur l’importance de Boèce pour la pensée médiévale de la Fortune et du hasard. Elle est capitale, mais tombe en dehors de notre propos.12 Durant le Moyen Âge se développe une autre conception de la Providence dont saint Thomas est la figure centrale. L’idée de la Providence de Thomas d’Aquin est inséparable de la distinction de deux mondes. 8 Sénèque : De la Providence ou pourquoi les gens de bien sont sujets au malheur. La citation provient de Cicero, Moral essays, éd. T.E. Page, London, Heinemann, Loeb Classical Library, 1927 : ‘Quare multa adversa adveniunt bonis viris’ (Pourquoi de nombreux malheurs arrivent au gens de bien). 9 Selon ce ‘Cicéron chrétien’, qui vécut à la cours de l’empereur Constantin, le cours du monde est entièrement gouverné par la Providence, mais tout ce qui arrive concourt à la réalisation de la justice divine. Lactance, Institutiones divinae (Institutions divines), Paris, Editions du Cerf, 6 tomes, 1986-2007. 10 Saint Jérôme, Commentaire sur Habacuc : ‘Il est absurde d’étendre la majesté de Dieu au point où il saurait à chaque instant combien de moustiques naissent et combien meurent. Nous ne devons pas devenir des vains adulateurs de Dieu au point de galvauder la Providence en l’étendant jusqu’à ces questions’. 11 Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre V, chapitre 8 : ‘Il est bon et vrai de croire qu’Il sait d’avance et ordonne tout, étant le principe de toutes les puissances sans l’être de toutes les volontés’. 12 Voir à ce sujet Yasmina Foehr-Janssens et Emmanuelle Métry (éds), La Fortune. Thèmes, représentations, discours, Genève, Droz, 2003 et Enea Balmas (éd.), Il tema della Fortuna nella letterature francese e italiana del Rinascimento. Studi in memoria di Enzo Giudici, Firenze, Olschki, 1990.
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Elle est imprégnée du Neo-platonisme de Plotin, qui avait mis en avant l’idée du premier principe, appelé l’‘Un’, dont tout émane, comme d’un vase débordant. L’imperfection du monde matériel est due à son éloignement de l’‘Un’ dont il est issu. Les réalités immatérielles, qui se trouvent plus proches de l’‘Un’ sont moins imparfaites. L’important pour la bonne compréhension de la conception néoplatonicienne de la Providence est que les deux mondes sont liés dans la mesure où la réalité procède de la Divinité. La Providence permet au Créateur transcendant d’agir dans le monde qui procède de lui. Elle garantit le passage de la transcendance divine à l’immanence du monde. La théologie chrétienne médiévale donne ensuite à l’homme une responsabilité fondamentale en ce sens que l’homme est destiné à accomplir le dessein divin de la Création. Le problème de la liberté d’action se pense en termes de responsabilité : Dieu désire que l’homme accepte en toute liberté de contribuer à la réalisation du plan divin, par choix et non par obligation. Tout émane de Dieu et tout est fait pour rentrer en Dieu. Dieu est la cause efficiente et universelle et donc aussi la cause finale. La divine Providence est la disposition par laquelle Dieu conduit ses créatures à leur fin ultime. Dans l’article 3 de la Question V des Questions disputées sur la Vérité, Thomas pose explicitement la question cruciale : ‘La Providence s’étend-elle aux réalités corruptibles’. 13 La réponse donnée n’est pas univoque. Pour Thomas la réalité est un tout : ‘Les réalités inférieures étant subordonnées aux réalités supérieures, l’univers s’organise ainsi de proche en proche comme un seul tout harmonieux soumis à un unique principe qui lui est extérieur : Dieu lui-même, seule cause efficiente et finale du tout’.14 On voit qu’avec Thomas d’Aquin, la conception de la Providence s’est profondément transformée. La Providence est un attribut de Dieu, mais la personne humaine apparaît comme une Providence-relais.15 Dieu est immédiatement présent à tout ce qui est, comme cause première. Mais cette présence est médiée par des causes secondes, des instruments de la Providence, comme les être immatériels, les anges. La conception de la Providence médiévale, telle qu’elle apparaît chez Thomas d’Aquin n’est 13 Thomas d’Aquin, Questions disputées sur la Vérité. Question V : La Providence (De Providentia), La Prédestination (De Praedestinatione), éd. Jean-Pierre Torrell, Paris, Vrin, 2011, p. 73-79. 14 Jean-Pierre Torrell, Introduction à Thomas d’Aquin, Questions disputées sur la Vérité, éd. citée, p. 22. 15 Jean-Pierre Torrell, Introduction à Thomas d’Aquin, Questions disputées sur la Vérité, éd. citée, p. 23.
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pas déterministe. Nous l’appellerons, pour la facilité de l’exposé, indéterministe. C’est l’homme qui, librement, amène l’œuvre de Dieu à son ultime achèvement, guidé par la divine Providence, qui n’apparaît pas (encore) comme une instance qui récompense la vertu, mais comme un principe qui ‘gouverne’ (gubernatio) au sens de conduire au bien. A cette conception indéterministe de la Providence se pose le problème de sa communicabilité. La spiritualité de corps incorruptibles (les corps célestes ou les substances spirituelles comme les anges) les rend proches de la spiritualité absolue et cela leur permet d’accomplir le plan de la Providence. La matérialité des corps corruptibles, disons des humains, en revanche, est la cause qui les éloigne de la connaissance du plan divin et de leurs défaillances. Cette difficulté amène notre second parcours qui concerne la communication du plan divin aux humains par des instruments que sont notamment les prophètes. Se pose ici la question du rôle de l’écriture dans ce processus de communication. Dieu-écrivain Dans les Questions disputées sur la Vérité de Thomas d’Aquin, les questions V et VI, consacrées respectivement aux problèmes de la Providence et de la Prédestination, sont suivies de la question sur le ‘Livre de Vie’. Le Livre de Vie apparaît à plusieurs endroits de l’Ecriture Sainte où il s’intègre le plus souvent à l’expression ‘être effacé du Livre de Vie’.16 Les références à ce livre sont surtout nombreuses dans l’Apocalypse. Dans son songe de la fin des temps, l’évangéliste Jean, présumé auteur de l’Apocalypse, voit apporter plusieurs livres devant le trône de Dieu : Et j’ai vu les morts, grands et petits, se tenir devant le trône et on a ouvert des livres. On a aussi ouvert un autre livre, celui de la vie. Et on a jugé les morts selon leurs œuvres d’après ce qui a été écrit dans les livres.17
Si une âme ne se trouve pas inscrite dans le livre de vie, elle est jetée dans l’étang de feu.18 Le Livre de Vie est un premier exemple d’écriture divine. Il s’agit d’un registre tenu du début à la fin des temps, contenant le nom des justes. C’est le ‘liber scriptus proferetur/ in quo totum continetur/ unde mundus judicetur’ du Dies Irae’.19 Ce premier avatar de 16 Principalement Exode 32, 32-33 ; Psaumes 69, 29 ; Philippiens 4, 3 et Apocalypse 3, 5 ; 5, 1-9 ; 20, 5-15. 17 Apocalypse 20, 12. 18 Apocalypse 20, 15. 19 ‘Un livre sera apporté, où tout est écrit et à partir duquel le monde sera jugé’.
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l’écriture divine est donc rattachable à la Providentia specialis, aux choix que l’individu a faits et qui lui valent de n’être pas effacé du Livre où son nom se trouvait écrit de toute éternité. L’Apocalypse contient un autre témoignage de l’écriture divine, très différent du premier. Il s’agit du livre qu’un ange donne à Jean dans son songe apocalyptique : Et la voix du ciel que j’avais entendue m’a parlé de nouveau, elle m’a dit : Va, prends le livre ouvert dans la main de l’ange qui se tient sur la mer et sur la terre. Je suis allé vers l’ange lui dire de me donner le livret. Il me dit : Prends-le et dévore-le, il sera amer à ton ventre, mais dans ta bouche il sera doux comme du miel. J’ai pris le livret de la main de l’ange et l’ai dévoré. Il était dans ma bouche comme un doux miel et quand je l’ai avalé il était amer à mon ventre ; Et on me dit : Tu dois prophétiser encore sur beaucoup de peuples, de nations, de langues et de rois.20
L’auteur de l’Apocalypse reprend ici l’image du livre mangé dont la première trace se trouve dans le livre Ezéchiel de l’Ancien Testament : Il me dit : ‘Fils d’homme, mange ce que tu trouves : mange ce rouleau, puis va, parle à la maison d’Israël. J’ouvris alors ma bouche et il me fit manger ce rouleau. Puis il me dit : ‘Fils d’homme, nourris ton ventre et remplis tes entrailles avec ce rouleau que moi je te donne !’ Je le mangeai donc et il fut dans ma bouche comme du miel pour la douceur. Il me dit : ‘Fils d’homme, allons, va auprès de la maison d’Israël, tu leur parleras avec mes paroles’.21
La ressemblance entre les deux passages est évidente. Le livre offert par l’ange, contient l’écriture divine, qui est immatérielle, non faites pour être lue mais pour être digérée et restituée par la voix humaine. C’est un livre prophétique qui, d’après une des nombreuses interprétations qu’on en a données, contient le plan divin tel que Dieu veut qu’il soit communiqué aux humains.22 C’est l’écrit contenant les secrets de la Providentia generalis. Ce livre sera ouvert à la fin des temps, comme cela est dit à un autre endroit de l’Apocalypse : c’est le livre aux sept sceaux, sur lequel se trouve couché un agneau représentant le Christ, qui brisera les sceaux et ouvrira le livre pour dévoiler enfin le plan divin. C’est un livre dont le contenu ne peut être vu que comme une succession de visions. Dans 20
Apocalypse 10, 8-11. Nous soulignons. Ezéchiel 3, 1-3. Nous soulignons. 22 Jean-Grosjean, La Bible. Nouveau Testament, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 873 et Edouard Dhorme, La Bible. Ancien Testament, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, Tome II, p. 441. 21
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l’Apocalypse, chaque fois que l’agneau fait sauter un sceau, les présages du destin s’en échappent un à un sous la forme d’une apparition énigmatique. Et s’il est vrai que le Livre aux sept sceaux est identifiable au Livre du Destin réglé par la Providentia generalis, il est important de constater qu’il est scellé. Livre du Destin et Livre de Vie sont deux avatars de l’écriture divine. Le Livre du Destin contient le monde conçu d’avance par l’omniscience et la Toute-puissance divine selon la Providentia generalis. Il détermine le déroulement du monde. Le Livre de Vie est aussi un livre divin, contenant de toute éternité les noms de tous les humains, à moins qu’il n’en aient été effacés à cause de leurs écarts ou méfaits, malgré la Providentia specialis que Dieu a répandu sur eux. Ce Livre de vie ne détermine pas le déroulement du monde, il est le rapport écrit de la liberté humaine.23 Providences romanesques Si, après ce survol historique, l’on pose la question des implications de la foi en une Providence divine sur la création romanesque, les problèmes se posent de façon globale en termes de ‘création’ et de ‘liberté’. Tout d’abord, l’activité du romancier est une création qui correspond à la construction d’un univers gouverné et réglé par le romancier qui en est le ‘démiurge’. Au XVIIIe siècle, la création romanesque est en réalité une création au second degré. La mise en place d’un univers fictionnel s’effectue au sein d’un univers de production qui est très largement réglé par les prémisses du Christianisme, partagées par les producteurs et les consommateurs des textes. L’univers de la création fictionnelle est donc comme ‘emboitée’ dans la ‘Création’ divine et elle est dès lors imprégnée de la métaphysique et de la morale qui découlent de la foi en une Providence divine. Le problème se pose ensuite en termes de ‘liberté’ : pas plus que son personnage, le romancier ne peut se soustraire à la doxa chrétienne ; le romancier n’a pas une entière liberté de création, ni son personnage une entière liberté d’action. Notre parti-pris est de poser la question de la Providence en termes d’écriture et ce parti-pris permet d’entrevoir dans le rapport entre Providence et écriture une possible rivalité entre Dieu et le romancier. Dans 23 Pour une étude des personnages de roman lecteurs de la Bible, voir l’étude de Paul Pelckmans, ‘En marge de la Bible’ in Le problème de l’incroyance au XVIIIe siècle, Montréal, Les Presses de l’Université Laval, 2010, p. 95-120.
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ce contexte, on voit toute l’importance de la métaphore du livre et de l’écriture en tant que volumen. Le monde se déroule-t-il comme un Grand Rouleau et est-il vrai, comme le disait le capitaine de Jacques le Fataliste, que chaque balle qui partait d’un fusil avait son billet ?24 Le problème de la rivalité entre Dieu et le romancier sera débattu par Diderot dans Jacques le fataliste, sur le double plan de la création et de la liberté qu’offre l’écriture : quand le narrateur déclare qu’‘il ne tiendrait qu’à [lui] que tout cela arrivât…’25 ce propos signifie : ‘il suffirait que je l’écrive pour que tout cela existe’. Mais Diderot écrit un méta-roman, un roman du roman, un roman autoréflexif. Jacques le Fataliste marque la fin d’un parcours de problématisation des rapports entre Dieu et le romancier. Il faut se tourner ici vers un texte qui en marque le début et qui, débattant de ces mêmes rapports, jette les fondements d’un nouveau type roman. Il s’agit de la fin de la Théodicée (1710) de Leibnitz où le problème de la Providence est également posé en termes de création, d’écriture et de liberté. Après avoir débattu du problème du libre arbitre, Leibnitz conclut son grand livre sur un dialogue qu’il emprunte à Lorenzo Valla. Dans ce dialogue, le grand humaniste Valla discute avec un interlocuteur appelé Antonio. Le sujet du débat est le libre arbitre en rapport avec la Providence. On discute plus particulièrement de la différence entre prescience et prédiction divines. La conclusion de la discussion est que Dieu sait l’avenir, mais il ne le fait pas. Leibnitz admire le raisonnement de Lorenzo Valla mais y trouve un défaut important qui est que Dieu est ‘presque fait l’auteur du péché’.26 Leibnitz reprend donc la même scénographie et essaie de résoudre le problème de Dieu auteur du mal en développant sa théorie des mondes possibles. Il ajoute au dialogue de Lorenzo et Antonio une fable où Pallas, la fille de Jupiter (alias Dieu), montre à son visiteur Théodore le palais des destinées.27 Pallas explique qu’‘en ayant fait la revue avant le commencement du monde existant, Jupiter a digéré les possibilités en mondes, et a fait le choix du meilleur de tous’.28 Le meilleur des mondes possibles, qui est le seul que Dieu a effectivement créé, constitue le sommet d’une pyramide infinie. Celle-ci 24
Diderot, Jacques le Fataliste, éd. Paul Vernière, Paris, GF, 1970, p. 25. Diderot, Jacques le Fataliste, p. 37. 26 Leibnitz, Essais de Théodicée, éd. P.J. Brunschwig, Paris, GF, 1969, p. 359, no 413. 27 Voir aussi Françoise Lavocat (éd.), Usages et théories de la fiction. Le débat contemporain à l’épreuve des textes anciens (XVIe-XVIIIe siècles), Rennes, Presses universitaires, 2004, ‘Avant-propos’. 28 Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 360, no 414. 25
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contient toutes les variantes de ce meilleur des mondes possibles. Le principe qui engendre la pyramide est la bifurcation, autrement dit le choix : si Sextus Tarquinius n’avait pas fait le choix d’aller à Rome pour saisir le trône, il serait arrivé dans un autre monde, qui était possible, mais qui ne s’est pas réalisé. Il existe seulement en idées, comme tous les autres mondes possibles qui dépendent tous d’autres choix et de choix découlant d’autres choix encore, etc. à l’infini. En faisant le choix qu’il a fait, Sextus Tarquinius est passé de la région des possibles à celle des êtres actuels. Il y commettra le crime bien connu – le viol de Lucrèce – qui mettra fin à la monarchie à Rome. Ce n’est donc pas Dieu qui a créé le péché en rendant Sextus méchant, il l’était de toute éternité et il l’était librement. Et Pallas continue : ‘Le crime de Sextus servira a de grandes choses ; il en naîtra un grand empire qui donnera de grands exemples’.29 Le meilleur des mondes possibles remonte donc à une série incommensurable de choix dont certains sont malheureux. Un aspect de cette fable bien plus important pour notre propos que le problème du mal est le constat que la pyramide infinie dont chaque monde possible est une infime partie, constitue une immense bibliothèque. Chaque chambre contient le Livre de la Destinée du monde possible qu’elle représente. A chaque monde possible correspond un livre. Il faut voir de près comment Leibnitz formule, par la bouche de Pallas, cette idée fondamentale pour le fondement d’une nouvelle conception de la fiction et de l’écriture romanesque : Il y avait un grand volume d’écriture dans cet appartement ; Théodore ne put s’empêcher de demander ce que cela voulait dire. C’est l’histoire de ce monde où nous sommes maintenant en visite, lui dit la déesse : c’est le livre de ses destinées. Vous avez vu un nombre sur le front de Sextus, cherchez dans ce livre l’endroit qu’il marque. Théodore le chercha, et y trouva l’histoire de Sextus plus ample que celle qu’il avait vue en abrégé. Mettez le doigt sur la ligne qu’il vous plaira, lui dit Pallas, et vous verrez représenté effectivement dans tout son détail ce que la ligne marque en gros. Il obéit, et il vit paraître toutes les particularités d’une partie de la vie de ce Sextus. On passa dans un autre appartement, et voilà un autre monde, un autre livre, un autre Sextus, qui, sortant du temple, et résolu d’obéir à Jupiter, va en Thrace. Il y épouse la fille du roi, qui n’avait pas d’autres enfants, et lui succède. Il est adoré de ses sujets. On allait dans d’autres chambres, on voyait toujours de nouvelles scènes.30
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Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 362, no 416. Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 361, no 415.
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On voit immédiatement ce que ce tableau a de spectaculairement moderne. Dans sa fable, écrite en 1710, Leibnitz invente en quelque sorte le lien internet sur lequel il suffit de cliquer pour voir apparaître un monde virtuel dont le lien lui-même n’est que la formule codée. L’auteur de tous ces Livres des Destinées de ces différents mondes possibles, est Dieu. Mais on entrevoit en même temps une vacance dans cette fable : ces innombrables Livres des Destinées, différents d’une chambre à l’autre de la pyramide-bibliothèque des mondes possibles, ne pourraient-ils pas être composés par un autre que Dieu ? Après tout, de quel intérêt peuvent être pour Dieu de tels livres puisque les mondes dont ils parlent n’ont pas été réalisés par lui. Ce sont les brouillons du Dieu-écrivain. Les livres des mondes possibles que Dieu n’a pas créés, le romancier peut s’en servir pour engendrer des univers fictionnels. Dans certains cas, un Livre des destinées écrit par le romancier, peut ressembler de façon infinitésimale au monde réel, mais il peut dans d’autres cas en être fort éloigné selon sa place dans la pyramide. Dans la fable de Leibnitz, la fiction romanesque reçoit la possibilité de se légitimer comme l’exploration par l’écriture de l’immense champ des mondes possibles qui couvre tout ce qui est envisageable, tout ce qui peut exister en idées. Sans qu’il y ait songé et sans que, probablement, aucun romancier n’y songeait en ce début du XVIIIe siècle, Leibnitz offre ici au roman une légitimation presque théologique. Les implications de ce nouveau contrat pour le roman sont nombreuses. (a) La fable de Leibnitz marque tout d’abord le début d’un processus qui mène du Dieu-écrivain à l’écrivain-Dieu. Chez Leibnitz, la Providence demeure une instance qui transcende tous les mondes : c’est elle qui a fait que le meilleur monde se réalise. Ce serait aller trop loin de dire que Leibnitz suggère ici la possibilité d’une Providence immanente à chaque monde irréalisé. Une Providence incarnée par l’écrivain. Mais c’est là le pas que franchiront, inconsciemment, certains romanciers au XVIIIe siècle : Dieu et l’auteur impliqué deviennent des Providences parallèles en non plus emboitées. Le romancier devient celui qui, dans la fiction, crée un monde non créé par Dieu dont il est, lui, la Providence autonome. Le roman remplit la case vide, le romancier saute dans la vacance créée par la fable de Leibnitz. (b) Si l’on admet notre hypothèse que l’apparition d’un nouveau type de roman et d’une nouvelle conception de la fiction peut être conceptualisée en termes de Providence devenant immanente, la différence narratologique entre l’auteur réel et l’auteur impliqué devient soudain très
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pertinente. Un auteur réel, un romancier, peut créer différents mondes possibles, dans différents romans, et chacun de ces mondes est réglé par un ‘auteur impliqué’ qui le met en place selon des prémisses particulières. Celles-ci ne sont pas forcément compatibles avec celles qui sont en jeu dans d’autres romans du même auteur. La fiction devient un instrument de dédoublement de l’écrivain. (c) Avec Leibnitz, l’univers fictionnel apparaît comme un monde fermé et autonome, qui aurait pu exister et qui n’existe pas, pour l’unique raison qu’il n’est pas le meilleur possible. (d) Quand on comprend la fable de Leibnitz comme un nouveau programme offert au roman, le champ romanesque devient soudain illimité et trouve sa légitimité dans l’exploration des réalités possibles, qui sont infinies. Le roman devient une machine d’exploration de ce qui est possible. (e) Le roman se transforme en même temps en machine à penser, où aucune pensée ne peut plus être directement attribuée à l’auteur réel mais seulement à son délégué que la narratologie appelle l’‘auteur impliqué’. (f) Au niveau énonciatif également, le roman reçoit une nouvelle forme de légitimation, quand il apparaît comme un univers linguistique où s’expriment les réalités complexes pour l’expression desquelles le lexique ordinaire est insuffisant ; des réalités complexes qui ne peuvent être dites qu’à travers une construction narrative multi-discursive, où la pensée du roman se formule dans le concert des voix de narrateurs et de personnages. La fable de Leibnitz constitue le contrat qui entraine le roman dans la modernité. C’est peut-être l’idée d’une Providence autonome et immanente au monde possible créé par le romancier qui a rendu possibles les romans de Sade, où le vice n’est pas puni et où la vertu reste sans récompense. Les univers sadiens sont réglés par une causalité implacable incompatible avec l’idée même d’une Providence divine transcendante. Comme Jacques le Fataliste, Sade se situe au bout extrême du parcours où se déroule l’évolution de la conception déterministe de la Providence où l’on voit le Dieu-écrivain se transformer en un Ecrivain-Dieu. Providence et exemplarité Il est nécessaire, pour finir, de compléter ce premier parcours de celui de la conception indéterministe de la Providence, où la divinité intervient directement ou indirectement dans le déroulement des choses créées. Cette conception subsiste évidemment au XVIIIe siècle, mais elle pose
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un problème assez troublant à une dimension importante du roman qui est son exemplarité. Dès les premières théorisations du genre qui sont l’œuvre d’humanistes italiens31 jusqu’à la fin du XVIIe siècle au moins, la légitimité du roman est liée à son exemplarité, c’est-à-dire à la capacité de la fiction narrative d’offrir à ses lecteurs des modèles de pensée et de comportement dignes d’imitation. A l’Âge classique, le roman ne peut se justifier que si sa fiction permet de révéler une vérité du monde. Exemplarité et efficacité sont liées. L’idée que le vice est puni et que la vertu sera récompensée n’est bien sûr qu’un aspect de ce rapport entre l’utilité légitimante du roman et son exemplarité. La fiction encourage à une bonne conduite en offrant des modèles à suivre. On reconnaît le schéma du roman sentimental et moral dont Richardson a fourni un des modèles avec entre autres Pamela or the virtue rewarded (1740-41).32 Il paraît évident que l’autonomie de la fiction par rapport au monde réel ‘programmée’ par Leibnitz est incompatible avec l’idée même d’exemplarité quand on pense celle-ci en termes de récompense. La question posée par le roman sentimental et moral à la providentia specialis est la suivante : comment faire croire au lecteur que la vertu est récompensée et le vice puni, si cette punition et cette récompense dépendent d’une décision de l’auteur impliqué et donc d’une Providence immanente ? La vertu récompensée par les bonnes grâces du narrateur n’est d’aucune garantie pour le monde véritable et n’est donc pas ‘efficace’. Pour rendre l’exemplarité efficace, la Providence doit être transcendante au sens que le récit doit au moins supposer l’existence d’une instance qui transcende l’auteur impliqué. Et cette instance est Dieu, garant de la justice sur terre. Pour garantir l’efficacité de l’exemplarité de son récit, l’auteur impliqué n’a pas d’autre choix que de disparaître autant que possible et de faire oublier qu’il est le démiurge réglant l’univers narratif. Le conflit entre la Providentia specialis et l’exemplarité du roman se pose, me semble-t-il, en termes de causalité et en termes d’invention. Une causalité trop huilée du récit fait voir la main d’un créateur qui ordonne, structure, prépare de loin des effets par des causes premières ou secondaires. Il semble que la parfaite vraisemblance est le plus grand ennemi de l’exemplarité pensée en termes de Providence spéciale. L’auteur impliqué 31 Giorgetto Giorgi, Les Poétique italiennes du roman, Paris, Champion, 2005 et Les Poétiques de l’épopée en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2016. 32 Paul Pelckmans, La sociabilité des cœurs. Pour une anthropologie du roman sentimental, Amsterdam-New York, Rodopi, 2013.
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trahit son existence par un univers narratif parfaitement articulé, un peu comme le Dieu du Christianisme révèle et prouve son existence dans la beauté de la nature : il en est la cause première. En d’autres termes, pour que l’exemplarité produise son effet dans le monde du lecteur, il faut que le tissu de la vraisemblance, si nécessaire sur le plan poétique, soit rompu. Sur le plan de sa causalité comme modalité de la Providence, le hasard regagne ici une importance capitale. Un événement qui n’est pas apporté par l’auteur impliqué et qui se soustrait donc à la causalité dont il est le maître, ne peut être qu’un événement immotivé, amené par le hasard. Le hasard devient une nécessité logique du roman sentimental qui veut récompenser la vertu. L’événement immotivé maintient l’illusion que la vertu est récompensée et que le vice est puni non pas par l’auteur impliqué (qui se rend invisible) mais par une autre force qui le transcende, qui est Dieu. L’efficacité de l’exemplarité dépend de la mise en place d’un régime très particulier de la fiction où, d’une part, l’auteur impliqué s’évertue par une causalité cohérente à produire un univers auquel le lecteur puisse adhérer, mais où, d’autre part, il est forcé de rompre cette causalité cohérente pour montrer que ce même univers créé par l’auteur impliqué est réglé par un deuxième démiurge, qui transcende le premier, appelé la Providence divine. Et ce contrat de lecture est profondément paradoxal à cause du conflit qu’il instaure entre le plan poétique et le plan moral de l’œuvre, autrement dit entre la vraisemblance et le hasard qui apparaissent comme une double et contradictoire nécessité de l’œuvre. Les détracteurs du roman sentimental et moral voient dans le hasard un défaut du romancier en l’appelant, avec un terme moqueur mais tout à fait approprié, ‘providentiel’. Dans le roman sentimental, le hasard est en effet ‘providentiel’ : il est l’expression de la Providence divine spéciale qui intervient librement dans la causalité des événements. Le hasard est la clef de voûte du système de l’exemplarité légitimante du roman sentimental et moral. Le conflit entre la Providence indéterministe et l’exemplarité se pose aussi en termes d’invention. La démonstration de l’argument ne peut être garantie que par la disparition du romancier, qui doit prendre soin d’inventer aussi peu que possible et de présenter les ‘invraisemblances’ de son récit comme les ‘invraisemblances’ de la vie même, c’est-à-dire comme les voies insondables de la Providence. Le transfert des leçons morales auxquelles aboutit l’exemplum n’est efficace que si celui qui est l’artisan de ce transfert ne se met pas en évidence par la richesse de son invention. Il doit simplement créer un cadre familier où, à travers des
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procédés tout aussi familiers, le transfert de la leçon morale de l’univers fictionnel à l’univers réel puisse s’effectuer. Il ne doit surtout pas paraître ‘bon romancier’. Il apparaît donc que les deux conceptions de la Providence évoluent dans des sens contraires. Quand on observe l’évolution du roman par rapport à la Providentia generalis, qui est déterminante dans la mesure où elle est écriture, on voit surgir, chez Leibnitz, la possibilité d’un Ecrivaindieu se substituant peu à peu au Dieu-écrivain. Mais quand on étudie, parallèlement, le même problème au niveau de la Providentia specialis, on voit surgir, au XVIIIe siècle, un paradoxe où, dans certains sous-genres du roman tel que le roman sentimental, le romancier-narrateur doit se montrer aussi peu que possible le rival de Dieu.
SUR Mme DE VILLEDIEU LA FORTUNE EST BONNE ROMANCIÈRE. LA FICTION COMME INFECTION DANS MÉMOIRES DE LA VIE DE HENRIETTE-SYLVIE DE MOLIÈRE A Françoise Gevrey Reims
La conscience romanesque de l’existence Henriette-Sylvie de Molière s’appelle Sylvie parce qu’elle est venue au monde à la lisière d’une forêt appelée le bois de Sylves ; le nom de Molière lui vient de la famille qui l’a adoptée. Quant au prénom de Henriette, il lui a été donné par sa mère d’adoption pour une raison que celle-ci est seule à connaître.1 Que de mystères renfermés dans un nom ! Henriette-Sylvie apparaît d’emblée comme un être sans identité propre, sans ascendance, sans origine, à qui on a donné un nom qui de plusieurs manières dit ce qu’elle est : personne, c’est-à-dire un enfant trouvé et ensuite adopté. Le reste est silence.2 Cette Henriette-Sylvie ignorera le mystère entourant son origine jusqu’au moment où son père d’adoption, le financier de Molière, lui déclarera son amour au milieu d’une forêt où les deux Première publication : ‘La Fortune est bonne romancière. La fiction comme infection dans Les Mémoires de Henriette-Sylvie de Molière de Mme de Villedieu’, in Hedwige Keller et Nathalie Grande (éds), Madame de Villedieu ou les audaces du roman (Actes du colloque de Lyon II, sept. 2004) in Littératures classiques no 61 (2007), p. 105-115. 1 ‘Je fus nommée Henriette-Sylvie, par ordre de ma mère, à ce que l’on m’a dit. Henriette, sans doute, pour quelque raison, qui n’était connue que d’elle seule, et Sylvie, apparemment, parce que j’étais venue au monde à l’entrée d’un bois appelé le bois de Sylves ? Je reçus le nom de Molière, qui m’est demeuré par habitude, de ceux qui se donnèrent le soin de m’élever, et qui le portaient eux-mêmes’. Madame de Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, éd. René Démoris, Paris, Desjonquères, 2003, p. 44. 2 En réalité Henriette-Sylvie est née dans un hameau près de Montpellier où quatre hommes et deux femmes amenèrent nuitamment une femme prête à accoucher. Confiée d’abord à une pauvre paysanne qui nourrissait son enfant elle sera retirée du hameau à l’âge de cinq ans par le Duc de Candale qui, frappé de la beauté de la petite fille, la confie aux bons soins de Monsieur de Molière dont la fille vient de mourir. C’est à la faveur d’une substitution adroite que Henriette-Sylvie peut passer pour la fille du financier de Molière. Henriette-Sylvie soupçonnera le Duc de Candale d’être son vrai père et la marquise de Séville d’être sa mère.
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s’étaient éloignés de leurs compagnons chasseurs. La révélation du secret devient à ce moment-là un préliminaire indispensable à l’aveu qui, sans cette ouverture, rendrait cet amour adultère incestueux. Henriette devient objet de désir dès qu’elle est rejetée sur son identité problématique. De cette scène, doublement inquiétante pour Henriette-Sylvie, l’on trouve un écho à peine quelques pages plus loin, quand le marquis de Birague, amant de la mère d’adoption de Henriette-Sylvie, lui offre l’hospitalité après son évasion de la maison paternelle. Il lui suffit d’apprendre par la bouche de Henriette-Sylvie même qu’elle n’est qu’un enfant trouvé, pour que Birague revienne de sa générosité désintéressée et que la fille de sa maîtresse se transforme, pour lui aussi, en objet de désir. Pour la deuxième fois en quelques pages, l’interdit de l’inceste est balayé par la révélation de la naissance obscure de l’héroïne.3 Il semble que la divulgation du secret de la naissance mystérieuse déclenche les aventures qui ne manqueront pas à Henriette-Sylvie. En effet, au moment où les avances du père adoptif deviennent un peu trop pressantes, elle n’hésite pas à lâcher sur lui deux coups de pistolets qui le tuent. Elle sera plus prudente avec Birague qu’elle est forcée pour le moment de ménager mais qui ne s’en transformera pas moins en persécuteur amoureux tout au long du récit. Tout n’est dès lors que fuite, recherche d’asile, emprisonnement, évasion à la faveur de déguisements de toutes sortes, changement d’identité, alliance, mésalliance, etc. Ce déroulement romanesque de sa vie, Henriette-Sylvie ne l’a pas choisi, il lui apparaît comme une nécessité logique, réglée par ce qu’elle appelle ‘ma destinée’ : Pour commencer, je n’ai jamais bien su qui j’étais ; je sais seulement que je ne suis pas une personne qui ait de communes destinées ; que ma naissance, mon éducation et mes mariages ont été l’effet d’autant d’aventures extraordinaires et que si je voulais emprunter l’éclat de quelque héroïne fabuleuse, il se trouverait des gens au monde, comme peut-être il s’en est déjà trouvé, qui travailleraient à appuyer la fable de ma généalogie […].4
Les circonstances mystérieuses de sa naissance sont ressenties par Henriette-Sylvie comme l’effet d’aventures extraordinaires. Après tout, l’orpheline a des antécédents : nobles peut-être, aventuriers sans aucun 3
Notons qu’à l’époque classique la notion d’inceste couvre aussi les amours d’un père pour sa belle-fille, ou d’une seconde épouse pour un enfant du premier lit de son mari. Phèdre de Racine constitue sans doute l’exemple le plus connu de cette conception large de l’inceste. 4 Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 5. C’est nous qui soulignons.
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doute. Née pour les aventures, elle est en même temps l’effet ou le produit dérivé d’aventures prénatales d’autant plus mystérieuses qu’elles lui resteront à jamais inconnues. Henriette-Sylvie ressent son existence comme Geworfenheit, comme dirait M. Heidegger.5 De par sa naissance mystérieuse, elle est comme jetée dans un roman. Henriette-Sylvie est née héroïne de roman, ainsi le dit-elle, tel semble être son destin. Le thème séculaire de l’enfant trouvé devient chez Mme de Villedieu l’emblème de la conscience romanesque de l’existence. Pour HenrietteSylvie le hasard ne fait rien à demi ; tout est établi d’avance par la Fortune ou par ce qu’elle appelle ‘mon étoile’. Pour son malheur ‘il est de mon étoile de me faire partout des amants et des importuns ?’.6 Cette fatalité qui s’attache à ses pas et cette prédestination aux aventures romanesques sont étroitement liées, comme on l’a suggéré ci-dessus, à la révélation de la naissance incertaine. Henriette-Sylvie ne peut devenir le jouet du sort qu’à force d’être sans attaches généalogiques identifiables, sans nom, sans passé autre que chimérique, mystérieux et incertain. Le mystère attaché à sa naissance contaminera toute son existence dès qu’il est révélé. Etre ‘enfant trouvé’, c’est naître aux aventures : Mais, Madame, quand on est né pour les aventures on a beau faire ! L’influence est toujours la plus forte ; et lorsqu’on y songe le moins, il arrive des choses qui donnent un tour de roman aux affaires les plus simples et les plus communes.7
Dans son livre sur le récit à la première personne, René Démoris a souligné l’importance du thème de l’enfant trouvé,8 que le roman-mémoires emprunte au roman baroque, fortement influencé par le roman antique, d’Héliodore en particulier. Dans l’imaginaire baroque, les naissances illégitimes favorisaient surtout la mise en valeur du sujet qui, dénué de tous les avantages matériels attachés à la naissance, se voit forcé de montrer sa qualité par ses actions et ses vertus. Il semble qu’inaugurant un nouveau paradigme romanesque, Mme de Villedieu détourne ce vieux thème de cette fin valorisante. Dans les Mémoires de Henriette-Sylvie de Molière, la naissance problématique n’est plus un vecteur de construction du moi, elle est au contraire un mécanisme de décomposition de l’individualité et d’arrachement à la liberté d’action. René Démoris signale que dans le 5
Martin Heidegger, Sein und Zeit (Halle/Saale 1927). ‘Geworfenheit’ se traduit par ‘être-jeté-dans-l’existence’. 6 Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 236. 7 Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 231. 8 René Démoris, Le roman à la première personne. Du Classicisme aux Lumières, Genève, Droz, 2002, p. 135.
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roman baroque, comme dans les comédies de Molière d’ailleurs, la véritable naissance se découvre toujours, souvent très tard mais toujours de manière sûre. Dans les Mémoires de Henriette-Sylvie de Molière comme dans La Vie de Marianne qui appartient au même paradigme qu’on veut saisir ici, l’origine véritable n’est pas toujours découverte de manière certaine, même si le récit est ponctué de plusieurs conjectures. Ce seul trait suffit pour risquer l’hypothèse d’un changement dans la portée argumentative du vieux topos de ‘l’enfant trouvé’. Saisir ce nouvel argument et en montrer l’importance pour l’évolution ultérieure de l’écriture de soi, voilà la perspective que nous voulons ouvrir ici. La Marianne de Marivaux est elle aussi orpheline et enfant trouvée. On sait par la page de titre qu’elle finira comtesse mais sans qu’il nous soit révélé comment elle a pu trouver dans la haute société la place qui lui était due de par sa naissance vraisemblablement noble. Comme Henriette-Sylvie, Marianne a le sentiment que sa vraie vie est ailleurs, et que la boutique de Madame Dutour ‘figure mal dans une aventure comme la [s]ienne’.9 Loin d’empêcher l’ascension sociale, les ténèbres qui cachent la naissance apparaissent comme l’aiguillon de l’imagination moyennant lequel un amant comme Valville est amené à passer outre à toutes les conventions sociales et à élever l’enfant trouvé à un rang distingué. Le moi est promu non pas par ses vertus ou par ses mérites, mais par le romanesque de sa naissance. ‘Je suis née pour avoir des aventures et mon étoile ne m’en laissera pas manquer’,10 déclare Marianne dans la huitième partie, où Marivaux se souvient presque textuellement des Mémoires de Henriette-Sylvie de Molière. Deux héroïnes ignorant leurs origines, deux femmes voyant leur vie se dérouler comme un roman, deux narratrices prenant conscience de leur existence romanesque dont la nécessité inéluctable est liée aux circonstances mystérieuses de leur naissance. C’est bien cette conscience d’une prédestination romanesque qui donne au thème de l’enfant trouvé une exploration toute nouvelle. Les ‘vies’ de Marianne et de Henriette-Sylvie ne sont pas dans le roman, le roman est dans leur vie. Et pourtant, quand l’héroïne de ce roman entreprend la narration de sa vie, elle ne rate aucune occasion de la dire véridique.11 La constellation narrative s’organise 9
Marivaux, La Vie de Marianne, éd. Frédéric Deloffre, Paris, Classiques Garnier, 1957, p. 70. 10 Marivaux, La Vie de Marianne, p. 418. 11 C’est par la protestation de véridicité que se terminent les différentes parties du récit. Ainsi, la fin de la seconde partie : ‘Cependant je la supplie très humblement de croire que je ne lui ai rien dit ici que de véritable’ (p. 109).
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autour d’une dialectique du véridique et du fictionnel. Paradoxe fondateur d’un nouveau type de roman. Rien de neuf évidemment dans cette absorption du fictif par le véridique ou dans cette expérience, bien baroque à la vérité, d’une existence ressentie comme fiction. L’extraordinaire, le surprenant est dans la conscience romanesque de l’héroïne même. La Fortune romancière La Fortune est bonne romancière : la vie est comme une page déjà écrite et arrachée à quelque roman baroque. La vérité intime que l’écriture de soi semble communiquer est que le moi est le jouet d’une force incontrôlable appelée destin et qui l’éloigne de ce qu’il voudrait être : Nous songions à accomplir cet heureux mariage, même avant la fin du deuil : nous en arrêtions le temps, comme si tout n’eût plus dépendu que de nous. Mais nous comptions sans la Fortune, qui n’était pas de nos amies. Le comte d’Englesac, dont elle avait juré que les aventures assortiraient dignement les miennes avant qu’il fût heureux, n’en avait pas eu à son gré d’assez bizarres. Elle voulait qu’il méritât d’être mon héros par une infinité d’autres traverses et que cela me donnât à moimême des occasions de tomber dans de nouvelles extravagances.12
La conscience romanesque est sûrement beaucoup plus aiguë dans le récit de Mme de Villedieu que dans celui de Marivaux. Il adopte la forme du ‘tout est écrit là-haut’ de Jacques le Fataliste, quand Henriette-Sylvie renvoie à un destin consigné par décret divin : ‘(le prince allemand) augmenta le nombre des importuns dont il est écrit dans le ciel que je serais toute ma vie accablée’.13 La métaphore de l’écriture divine est courante dans le roman du premier XVIIIe siècle. Cleveland de Prévost par exemple en offre de nombreux exemples et elle est très présente dans l’œuvre de Robert Challe.14 Dans les Mémoires de Henriette-Sylvie de Molière, le livre divin est un roman dans les règles qui respecte les topoï du genre, comme par exemple la naissance incertaine. La conscience romanesque prend la forme d’une conscience du divin romancier. Au début de la deuxième partie, faisant retour sur l’époque de sa vie où elle était résolue à épouser le vieux Dom Gonzalez de Ménèze, Henriette-Sylvie 12
Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 110. Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 159. 14 Par exemple dans le Cleveland : ‘Mon nom était écrit dans la page la plus noire et la plus funeste du livre des destinées’ (Prévost, Le Philosophe anglais ou Histoire de Monsieur Cleveland, fils de Cromwell, in Œuvres Choisies de l’abbé Prévost, Amsterdam, Amsterdam et Paris, Rue et hôtel Serpente, 1784, tome IV, livre 2, p. 153). Nous étudions l’œuvre de Robert Challe dans un autre article de ce recueil. 13
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s’exclame : ‘Mais, Madame, une si grande fortune me devait-elle arriver sans mélange de traverses ? Non sans doute, cela eût été directement contraire à la fin pour laquelle il semblait que je fusse née’.15 Plus clairement encore, la Fortune s’avère bonne romancière dans l’épisode de la mort présumée du grand amour de Henriette-Sylvie, le comte d’Englesac. Elle le croit péri tragiquement pendant une bataille navale en Hollande. Replacé dans le cadre général de sa vie, cet épisode lui paraît bien romanesque, bien baroque aussi, car le comte d’Englesac refera surface : Il n’en était pourtant rien encore, et il ne serait pas juste, ni dans les règles que le héros d’une histoire qui doit ressembler à une belle fable, fut mort tout à fait avant que d’avoir achevé ses aventures. Nous le ressusciterons, s’il vous plaît, quand il en sera temps. Et il se trouvera que les flots l’avaient seulement emporté en divers endroits de mer, jusqu’à ce que par la miséricorde du destin de Romain, qui en faisait son jouet, aussi bien que de moi, il avait été secouru par une frégate des ennemis mêmes.16
Narratrice d’un récit où elle déclare dire la vérité et rien que la vérité, Henriette- Sylvie se voit néanmoins forcée d’écrire un roman malgré elle. Les hommes qu’elle attire ont la manie de se transformer aussitôt en personnages de roman, en amants surtout mais aussi en héros. Dans les Mémoires de Henriette-Sylvie de Molière, l’écriture de soi est en même temps affaire de lecture dès lors que la narratrice perçoit l’analogie de sa propre vie avec celle d’héroïnes de roman. Dans le roman-mémoires de Mme de Villedieu, la naissance incertaine est ressentie par les personnages mêmes comme une nécessité intrinsèque de ce qu’on appelle à cette époque ‘un roman’. Comme le destin de Henriette-Sylvie est d’être héroïne de roman, il faut qu’elle soit enfant trouvée, bâtarde sans doute, née d’amours illégitimes. Cela est dans les règles. La contamination romanesque de la vie de Henriette-Sylvie transforme le hasard en nécessité : la naissance obscure est moins la cause de sa vie aventureuse qu’elle n’en est l’effet, paradoxalement, comme elle le dit elle-même dans l’étrange passage déjà cité. Ainsi s’écrit dans ce roman une sorte de motivation à rebours. Ce n’est pas le début qui motive la ‘fin’ (au double sens de l’expression), mais la ‘fin’ qui motive le début. Henriette-Sylvie est enfant trouvé parce que sa destinée est d’être héroïne de roman.
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Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 79. Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 135.
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L’étouffement du moi Tout se passe donc comme si le romancier, à qui la narration à la première personne avait montré la porte, rentrait par une fenêtre diégétique, sous la figure d’une Fortune démiurgique personnifiée. Le moi est sans cesse et malgré lui rendu conforme à une tradition romanesque reconnue comme telle. Or, à la Fortune romancière qui écrit d’avance le récit de la vie de Henriette-Sylvie s’oppose l’écriture de soi détenue par le moi, à la fois objet et sujet de l’écriture. Cette écriture se prétend véridique. Et pourtant, dans les Mémoires de Henriette-Sylvie de Molière, l’écriture de soi n’est pas non plus un acte émanant d’une instance devenue libre qui, comme l’Homme de Qualité, a retrouvé le calme et la sérénité après une vie extrêmement mouvementée et malheureuse. L’écriture est, ici encore, une nécessité découlant de l’histoire. La vie de Henriette-Sylvie, déjà ‘livre’ avant sa naissance, est destinée à déboucher sur l’écriture où le moi ne s’affirme que par négation. En effet, prenant la forme d’une apologie, sollicitée d’ailleurs par l’Altesse à qui le récit est destiné,17 les Mémoires composés par Henriette-Sylvie n’ont pour but que de contredire les nombreuses variantes de son histoire qui circulent dans le monde. La naissance problématique qui confère à Henriette-Sylvie une identité romanesque en lui ôtant une reconnaissance publique initiale est la cellule génétique d’où surgissent ensuite les versions concurrentes du récit. Quand elle fera un séjour à Spa, gardant l’incognito, ‘tout le monde se mit en tête de deviner qui j’étais ; et je ne puis vous dire, Madame, combien cela fit faire de jugements téméraires’.18 Il serait difficile pour un auteur de montrer plus explicitement du doigt la cellule génétique de son roman : l’absence de nom ou le manque d’identité sont producteurs de récits, de fictions, de récits fictionnels, bref : de romans. Comment cette cascade de versions a-t-elle été amorcée ? La révélation de l’origine problématique par le père adoptif est l’événement fatal qui déclenche la ramification de versions. En effet, la mère Molière, qui a plus d’une raison pour détester sa fille d’adoption dès qu’elle la voit 17
Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 43 : ‘Ce ne m’est pas une légère consolation, Madame, au milieu de tant de médisances qui déchirent ma réputation partout, que Votre Altesse désire que je me justifie. J’en ai les sentiments que je dois, et pour n’en être pas ingrate j’obéirai volontiers au commandement qu’elle me fait de la divertir, par un récit fidèle de mes erreurs innocentes’. 18 Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 215.
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comme rivale et cause involontaire de la mort de son mari, décide de se venger : […] pour y parvenir, elle commença à publier le secret de ma naissance et à donner des preuves que je n’étais point sa fille ni celle de son mari. La nouveauté de l’histoire fit aussitôt un grand bruit dans la ville : les parents du mort se rassemblèrent pour délibérer des moyens de me détruire.19
Certaines de ces versions se développent en romans : La renommée, ce monstre qui grossit toujours en chemin faisant avait porté le bruit de mes affaires dans Toulouse, m’y avait dépeinte avec de pires couleurs que celles dont la Marquise d’Ampus et la Comtesse d’Englesac s’étaient servies pour me détruire chez la Reine-mère. On m’y venait faire tous les jours, sans me connaître, des histoires ou plutôt des fables de ma vie qui me chagrinaient fort.20
A l’inverse, quand il s’agira de rétablir tant soit peu la réputation de Henriette-Sylvie, le Marquis de Birague ‘éclaircit les aventures qu’on me donnait dans le public, et en avait publié et fait publier l’innocence’.21 La fiction s’est doublement emparée de la vie de Henriette-Sylvie, qui se trouve comprimée entre deux romans qui ne sont ni l’un ni l’autre de sa propre composition : sa vie est un livre écrit d’avance, commencé avant sa naissance, et l’écriture de cette vie se transforme progressivement et inéluctablement en roman, orchestré par d’autres personnages, comme la comtesse d’Englesac, véritable démiurge intradiégétique. Cette Comtesse, qui veut empêcher le mariage de son fils avec une fille sans naissance, est la principale romancière intradiégétique, celle qui répand avec le plus d’acharnement les fausses lectures des faits et gestes de sa future belle-fille.22 Il n’y a pas d’emblème plus parlant de cet étouffement du moi par le récit faux de sa propre vie que les scènes, assez nombreuses dans le roman, où Henriette-Sylvie s’entend raconter sa vie à elle-même.23 La plus 19
Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 55. Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 70. 21 Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 173. 22 Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 123-24 : ‘La Comtesse d’Englesac ne perdit pas de temps à se rendre à Paris, où elle arriva presque furieuse, et en menaçant de ruine tous les curés qui auraient l’audace de songer à nous marier. Ce ne serait jamais fait de vouloir rapporter dans leurs circonstances tous les emportements de cette turbulente femme ; et toutes les avanies qu’elle me vint faire. Suffit que son premier soin fut de semer partout de ces romans que j’ai dit dans la seconde partie de ces Mémoires qu’on avait écrits sur ma vie ; et cela m’établit d’abord tout à fait mal dans des esprits que j’eusse pu mettre de mon côté s’ils n’eussent été prévenus’. 23 Ainsi, Henriette-Sylvie entend raconter sa vie passée par un écuyer de Mme de Séville, venue de Bruxelles pour l’adopter et courant ainsi après le bruit public : ‘[…] je 20
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amusante est sans doute celle où l’héroïne, forcée de cacher son identité, se fait passer pour le Prince de Salmes. Quand elle rencontrera plus tard le vrai Prince de Salmes, ce dernier, qui ne la connaît pas, lui racontera une intrigue qu’il aurait eue avec elle : ‘Mon Prince allemand me dit des circonstances de mon intrigue avec lui qui pensèrent me persuader, tant elles étaient vraisemblables’.24 Ces scènes sont emblématiques dans la mesure où Sylvie n’est pas reconnue par les narrateurs qui lui racontent ses aventures. ‘Il parla de moi comme d’une absente’,25 dit-elle à propos d’un voyageur rencontré dans le coche d’eau. Il n’y a aucune adéquation entre le réel et sa fausse copie. Res et verba s’ignorent complètement. L’individu éclate en différentes identités toutes prisonnières du discours des autres. Il n’en va pas autrement à Maubeuge, quand Henriette-Sylvie demande des nouvelles d’elle-même à un de ses prétendants qui ne la reconnaît pas : ‘[…] il me fit voyager habillée en homme, dans je ne sais combien de villes d’Italie, et me donna plusieurs aventures qu’on sait être arrivées à une belle dame, et de grande qualité, pour qui assurément je ne pouvais pas être prise’.26 Les identités sont interchangeables, elles peuvent être usurpées, supposées, confondues. A témoin, les innombrables scènes de déguisement et de changement d’identité dont le récit de Henriette-Sylvie est parsemé. Les ‘Mémoires’ de Henriette-Sylvie de Molière se donnent pour un récit écrit contre les versions romanesques de lui-même. Un récit composé pour élaguer la ramification que sa propre histoire fait naître. C’est l’histoire d’une vie qui était destinée à se dérouler comme un roman et dont la mise à l’écrit s’est faite d’elle-même roman, générée par les événements. Histoire de l’auto-composition d’un roman. L’univers où déambule Henriette-Sylvie est peuplé d’individus romanesques particulièrement enclins à la digression discursive, médisante le plus souvent. On repense ici en particulier à la Marquise de Séville, ce personnage héroïque, qui se conforme à tel point aux héros de romans qu’elle imite leur tendance à raconter leur vie au tout-venant : ‘Mais j’avais tout sujet de craindre l’indiscrétion ordinaire à ces esprits héroïques, ayant remarqué dans les livres qu’ils contaient toujours leurs histoires aux premiers inconnus sans aucune précaution’.27 ne pouvais concevoir la cérémonie avec laquelle on me venait parler de moi à moi-même’. (p. 74) 24 Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 158. 25 Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 192. 26 Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 237. 27 Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 83.
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A cette réalité, où la vie est prisonnière du destin et du discours des autres, Henriette-Sylvie oppose elle-même un discours vrai, ultime version de l’histoire d’une vie qui n’a de garantie pour sa véridicité que la parole de la narratrice. C’est-à-dire qu’elle est sans garantie aucune. Le ton badin adopté par Henriette-Sylvie est illustratif de la dimension métafictionnelle de ce roman qui implique sans doute moins une réflexion sur la fatale fragmentation du moi que la remise en question d’une tradition romanesque. On ne saurait en effet rendre justice au projet romanesque de Mme de Villedieu sans prêter attention à l’énonciation et aux réflexes narratifs de Henriette-Sylvie même. Ceux-ci traduisent une double mise à distance, par le ton et par la technique narrative. La mise à distance du modèle du roman ramifiant est d’abord le fait d’un comportement narratif radicalement opposé : à la ramification des versions provoquée par l’indiscrétion des autres, la narratrice oppose son souci de discrétion discursive. Tentée plus d’une fois de s’égarer dans quelque galerie latérale de son récit, menacée à tout moment de digression, Henriette-Sylvie s’impose la discipline de l’unité du sujet comme on pourrait l’attendre d’un récit ‘classique’ : ‘Mais je ne dirai pas davantage des circonstances de cette histoire, qui n’a plus rien de commun avec la mienne’.28 Ces réticences sont obsessionnelles dans le récit qui, à l’instar des versions intradiégétiques, se veut tout le contraire d’un discours ramifiant. ‘Mais c’est trop m’arrêter dans cette digression, il faut revenir à mon sujet’.29 Dans le travail d’élagage qu’elle implique, la réticence narrative et l’éviction systématique du récit secondaire traduisent par la forme le sujet fondamental de ce roman qui est la contamination romanesque, que Henriette-Sylvie contrecarre dans sa propre écriture. Ramener son propre discours à soi, arracher le moi au discours des autres, s’affirmer comme individu-écrivant face à l’écriture prédestinante de la Fortune, voilà le triple enjeu de l’écriture de soi dans ce roman de Mme de Villedieu. Badinerie La mise à distance du modèle du récit ramifiant et romanesque est ensuite le fait d’un changement de ton, étudié par René Démoris. Avec les Mémoires de Henriette-Sylvie de Molière on voit apparaître un nouveau modèle de récit, que Sorel appelait de ses vœux : ‘le roman moyen, 28 29
Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 70. Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 72.
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éloigné des bassesses du comique comme des extravagances baroques’. Le badinage semble essentiel à la réussite d’une telle entreprise, selon R. Démoris.30 Le ton badin apparaît comme un ‘tempérament’ entre la bassesse du comique et l’irréalisme baroque. Voilà sans doute pourquoi on a joint au double prénom de l’héroïne celui de Molière. Si le prénom de Sylvie plonge l’héroïne dans une tradition romanesque, son nom d’adoption, de Molière31 traduit la mise à distance du romanesque de la vie par une certaine forme d’écriture. On ne saurait nier, d’autre part, la triple insistance sur la badinerie dans le ‘Fragment de lettre’ qui précède le récit et qui lui sert de préface. L’auteur de la lettre mène avec lui une dame à Toulouse. Cette dame brûle de revoir Paris, mais l’auteur de la lettre refuse, en badinant, de s’arrêter dans ‘une ville où j’ai eu la folie de consentir qu’on me fît imprimer’.32 La lettre est clairement une réponse à la demande d’un libraire de faire une préface au livre qui s’imprime actuellement à Paris : Je suis bien aise de ce que vous me mandez qu’on doit le faire corriger par d’habiles gens, prenez garde seulement que ces habiles gens-là ne soient pas trop sérieux, car cela leur aiderait à y trouver beaucoup plus de fautes ; et on dit qu’il faut être un peu badin pour lire les badineries, ou du moins, qu’il les faut lire en badinant pour y avoir plus de plaisir. Je finis, car on m’attend pour achever de déjeuner.33
Qui parle dans cette lettre-préface ? Rien n’est sûr. Partons de l’idée que c’est une dame. Est-il bien certain, pour cela, que ce soit HenrietteSylvie ? A la fin de son récit, celle-ci avait déclaré qu’elle s’était retirée dans un couvent à Cologne où elle est heureuse ; quelles affaires pourraient la rappeler soudain à Toulouse ?34 Le destinataire est vraisemblablement quelqu’un qui parle au nom d’un libraire, et qui avait sollicité en son nom une préface. Mais est-il certain que l’épistolière soit identifiable à la narratrice du récit ? Elle pourrait aussi être rédactrice d’un manuscrit 30 René Démoris, ‘De l’importance d’être badin : pour une mise en situation des Mémoires de la Vie de Henriette-Sylvie de Molière (1671-1674)’, dans Madame de Villedieu romancière. Nouvelles perspectives de recherche, études réunies par Hedwige Keller-Rahbé, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2004, p. 130. 31 C’est encore une idée que nous empruntons à René Démoris : ‘On peut arguer que Molière, c’est la voie du comique, et c’est bien celle que choisit notre auteur, sur un mode personnel’, dans Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 27. 32 Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 42. 33 Ibidem. 34 Voici le début du ‘Fragment de lettre’ : ‘J’amène avec moi une belle dame que vous connaissez et qui me menace de me faire aller bien plus loin ; Elle a une étrange démangeaison de se revoir à Paris, mais je doute qu’elle puisse obtenir sur moi de me faire faire ce pas-là, outre que mes affaires me rappelleront bientôt à Toulouse’. (p. 42)
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qu’on lui a remis. Il est vrai que l’épistolière n’a pas pu se dispenser, dit-elle, ‘d’y parler de quelques personnes vivantes’, mais quant aux applications éventuelles, elle sera ‘le garant de l’ouvrage de ce côté-là’. Est-ce à dire qu’elle ne se porte pas garante du reste ? Rien n’est clair dans cette étrange ‘préface’.35 Qui parle ? De quoi ? D’un livre assurément. Ou plutôt du besoin qu’a ce livre d’une préface. Le livre, qui est vraisemblablement celui que nous tenons entre les mains, n’est donc pas précédé d’une préface, qui n’a finalement pas été écrite. Et faute de préface, on a affublé le récit d’un fragment de correspondance entre l’agent d’un libraire et une épistolière (ou un épistolier) dont le statut n’est pas clair. Le fragment de lettre qui précède les Mémoires de Henriette-Sylvie de Molière nous confronte avec un problème qu’on rencontrera souvent : le caractère métaleptique du cadre du type de roman qui est ici à l’étude. Est-ce qu’on est encore dans la diégèse, ou est-ce qu’on en est déjà sorti ? Cette partie de correspondance échappe-t-elle à la diégèse ? Peut-être eston dans la réalité du lecteur… En d’autres termes, si l’auteur de la lettre n’est pas Henriette-Sylvie, narratrice du récit, c’est peut-être Madame de Villedieu, auteur du livre ? Il n’est pas impensable en effet que, cachant Mme de Villedieu elle-même, l’épistolière parle en auteur d’une ‘belle histoire’ qu’elle a eu ‘la folie’ de faire imprimer à Paris et pour laquelle elle refuse de composer la préface que demande l’usage… : […] que votre libraire m’embarrasse avec ce qu’il me demande ; est-ce qu’il ne peut rien faire sans cela ? et puis de quoi veut-il que je lui compose une préface, je n’ai rien à dire aux lecteurs, et j’ai tout dit en leur abandonnant la belle histoire que vous faites imprimer. D’ailleurs je ne vois pas que son livre exige une grande justification […].36
Et voilà mis à distance un autre usage du roman. Dans cette préface, on est imperceptiblement passé de la justification de la conduite de Henriette-Sylvie qui faisait le sujet du récit à la justification d’un livre, contenant une ‘belle histoire’. Si ce livre est abandonné par l’auteur, sans 35
Nathalie Grande relève l’ambiguïté de cette préface : ‘[…] il y est question d’un livre à imprimer, pour lequel une préface a été sollicitée, mais si on peut supposer vraisemblablement que ce livre est les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, on ne sait quel rapport entretient l’auteur de la lettre, une femme semble-t-il, avec le roman, dont il est clair qu’elle n’est pas l’auteur. Comme il est aussi question d’une ‘belle dame’ connue du destinataire, on est tenté de supposer que cette dame pourrait être HenrietteSylvie, l’auteur des Mémoires… Comme on le voit, cette préface, loin d’éclairer le lecteur, le renvoie au contraire à une série de questions sans réponse possible’. Voir Nathalie Grande, ‘Discours préfaciel et stratégie d’écriture chez Mme de Villedieu’, dans Madame de Villedieu romancière, p. 171. 36 Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 42.
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la protection d’une préface, c’est qu’il n’en a pas besoin et qu’il contient en soi sa propre justification. L’ambiguïté du statut du ‘Fragment de lettre’, qui n’est pas une préface, marque la rupture entre l’œuvre et l’auteur, qui badine sur un livre cédé au libraire. Ce badinage est d’un autre ordre que celui de Henriette-Sylvie, qui marquait une mise à distance du romanesque de la vie par la badinerie de l’écriture. Dans la préface, le style badin s’inscrit dans une autre rhétorique de distanciation, qui met en scène un auteur se séparant de son livre en l’abandonnant comme un enfant exposé. La badinerie porte sur le texte comme objet littéraire et non plus comme récit. Cet objet littéraire est censé contenir en lui-même sa propre légitimité. Il peut être abandonné sans préface. Pourtant préface il y a, métafictionnelle, préface sur l’inutilité d’une préface. Le romanmémoires, qu’on trouve ici à ses débuts dépose le produit littéraire comme un orphelin, comme un enfant abandonné.
SUR ROBERT CHALLE COMMENT ROBERT CHALLE A-T-IL PENSÉ LE HASARD ?’ A Jacques Cormier Bruxelles
Vraisemblance et probabilité Pourquoi parler du hasard à propos de Robert Challe ? Arguer qu’à l’époque dont nous parlons le hasard envahit les domaines artistique et littéraire, ne pourra sans doute pas suffir comme motivation. Certes, le hasard est partout dans la première moitié du 18e siècle : il y a celui du coin du feu, il y a ceux de l’escarpolette, les jeux de l’amour sont souvent traversés de ceux du hasard, grand nombre de manuscrits de récits se découvrent par hasard et il n’est pas rare que leurs narrateurs même se coiffent du hasard en s’appelant ‘chevalier hasard’1 ou ‘sire du hasard’,2 sans parler des innombrables tables de jeu qui encombrent les salons où les personnages de roman, comme le père de Dupuis dans les Illustres Françaises (1713), ‘topent, perdent masse et paroli’. Mais, en soi, une telle surabondance d’occurrences pourra tout au plus se prêter à un examen thématique, intéressant sans aucun doute du point de vue de l’histoire des idées, mais qu’il s’agit pourtant de dépasser ici. L’omniprésence du hasard dans le champ littéraire n’aura pour moi de pertinence que dans la mesure où elle entre en conflit avec ce qui s’observe dans un autre champ discursif, la philosophie, que nous envisagerons ici à l’endroit précis où ce champ est croisé par un autre champ discursif encore : les mathématiques. Non encore séparé du champs des nombres, le discours lettré de la première moitié du XVIIIe siècle a marqué un intérêt plus que frappant pour les théories de la probabilité issues des découvertes de Pascal, s’inscrivant ainsi dans la foulée des premières théorisations de la chance qu’on doit à Première publication : ‘Comment Robert Challe a-t-il pensé le hasard ?’, in Jacques Cormier, Jan Herman et Paul Pelckmans (éds), Robert Challe : sources et héritages (Actes du colloque de Leuven-Anvers, 21-22-23 mars 2002), Leuven-Paris, Peeters, 2003, p. 9-23. 1
Anonyme, Mémoires du chevalier Hasard, 1703. Anonyme, Histoire abrégée et très mémorable du chevalier de la plume noire, écuyer, sire du hasard, de la fortune, de l’aventure, etc. etc., 1744. 2
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Fermat, Bernoulli et Huygens.3 Ainsi, dans Essai sur les jeux de hasard (1708), Pierre Rémond de Montfort offre une première application aux jeux de cartes des techniques mathématiques, qui mesurent la probabilité de toutes les combinaisons possibles.4 En 1718, Abraham de Moivre, quant à lui, affirmera de manière très explicite, dans Doctrine of Chances (1718), le véritable enjeu de la théorie des probabilités : réduire l’idée même de hasard à néant. Le hasard n’existe pas.5 ‘It is a mere word’ qui n’existe que pour ceux ‘blinded by metaphysical dust’. Cet intérêt pour la théorie de la probabilité et ce désir d’intégrer le hasard au domaine de l’explicable, voire du prévisible, ont été beaucoup étudiés.6 Ma réflexion s’appuie sur les hypothèses développées par Thomas Kavanagh dans un livre lumineux, Enlightenment and the shadows of chance.7 Thomas Kavanagh, qui est le premier à souligner le paradoxe entre l’énorme intérêt pour le hasard dans le champ romanesque et les tentatives de réduire ce même hasard à néant dans certains secteurs du champ philosophique, en cherche l’explication dans les prémisses mêmes des théories de la probabilité. Celle-ci se définissent explicitement comme des théories de ce qui peut arriver, sans qu’elles parviennent à prédire ce qui va arriver. Elles focalisent sur la probabilité variable de toutes les issues possibles, qu’il s’agisse des jeux de hasard, ou de la probabilité d’une grossesse, plus ou moins grande selon le nombre de fois que le couple s’unit. Ce que ces théories n’arrivent jamais à prédire est la combinaison exacte de cartes à la prochaine donne, la combinaison exacte qui sortira du boisseau de dés au prochain jet ou le moment exact où la femme sera enceinte. Les premiers probabilistes regardaient leur science comme une tentative suprême de rationalisation de l’univers et de libération de l’individu, marquant en cela la fin de l’ère de la Providence, réduite au hasard désormais rationalisé. Mais en même temps, ces mêmes théories sont les précurseurs de l’ère de la statistique, inaugurée par Laplace8 et Quételet,9 qui enlève à ce même individu soi-disant libéré son individualité propre
3
Christian Huygens, De Ratiociniis in aleaea ludo, 1657. Pierre Rémond de Montfort, Essais sur les jeux de hasard, 1708. 5 Abraham de Moivre, Doctrine de la chance, 1718. 6 Voir notamment Lorraine Daston, Classical probability in the Enlightenment, Princeton UP, 1988. 7 Thomas Kavanagh, Enlightenment and the shadows of chance, Baltimore and London, The John Hopkins Universiy Press, 1993. 8 Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 1814. 9 Adolphe Quételet, Sciences mathématiques mathématiques et physiques chez les Belges au début du XIXe siècle, Bruxelles, 1864. 4
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en créant l’une des figures majeures de notre modernité : l’homme moyen, ‘the average man’.10 Voilà donc une problématique intéressante ; importante je dirais. Au travers de l’analyse de romans de Préchac, de Prévost, de Crébillon, de Vivant Denon et de Diderot, Thomas Kavanagh développe l’hypothèse que le roman des Lumières et les théories du probable sont de mèche pour ériger une digue contre le hasard. Pour Th. Kavanagh, le roman des Lumières présente un univers déterminé où les actions sont suivies de réactions. Mais cette prévisibilité peut à chaque moment être rompue par un évenement imprévu qui entraîne une redéfinition radicale de la position de l’homme sur la chaîne causale.11 Sans vouloir contredire radicalement ses analyses, je dirais pour ma part qu’au contraire, les romans analysés par Kavanagh font preuve d’un discours qui s’inscrit en faux contre la théorie du probable, qui est une théorie du collectif. A mes yeux, un certain roman du XVIIIe siècle, auquel appartient Les Illustres Françaises, fait du hasard un actant qui confronte l’individu à une combinaison de situations de tout point de vue probable et vraisemblable mais inexplicable. L’écrivain confronte son personnage à un événement imprévu, amené par le hasard, qu’il n’arrive pas à inscrire dans une chaîne causale satisfaisante, ou dont cette inscription s’avérera fausse. Dans le roman que j’ai ici en vue, la notion même de vraisemblance se redéfinit radicalement. Elle n’affecte plus le fait isolé mais la combinaison d’événements. Un exemple pourra suffire pour l’instant : quand Des Ronais découvre une lettre adressée à sa maîtresse et signée par un nommée Gauthier, c’est le hasard qui la lui fait décacheter. Ce hasard lui fait voir de manière spectaculaire une combinaison de situations qui, à cause de son extrême vraisemblance, ne peut l’empêcher de soupçonner sa maîtresse d’adultère. La combinaison vraisemblable s’avérera cependant fausse et ce ne sera que plus tard, dans une histoire racontée par un autre, que Des Ronais verra son injustice. Tel est l’enjeu de la discussion que je veux entamer ici. Le type de roman auquel appartient Les Illustres Françaises est nouveau dans la mesure où il implique la redéfinition de certaines catégories fondamentales du récit : la vraisemblance notamment se reconceptualise à la lumière des théories de 10
Thomas Kavanagh, op.cit., p. 25. ‘The novel, more than any other literary genre, reflects this ambiguity of eighteenth century’s attitude towards chance. The novel of that period always tells two stories. On the one hand, it speaks of a deterministic universe in which actions are followed by reactions. On the other, it tells the story of how, within this predictability, the chance event may at any moment redefine the individual’s place within the world’s apparently ordered sequences of cause and effect. […] Probability theory and the novel worked together to consolidate a bulwark against chance’. Th. Kavanagh, op.cit., p. 108. 11
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la probabilité en se redéfinissant comme l’inscription d’un événement dans une combinatoire causale probable. Difficultés sur la Religion Les œuvres de Robert Challe offrent à ce type de problématiques un champ d’investigation privilégiée, dans la mesure où elles intègrent une dimension explicitement idéologique – avec les Difficultés sur la Religion – et une dimension tout aussi explicitement romanesque. Au sein de cette dimension romanesque, Challe inaugure, avec Les Illustres Françaises, un nouvel ordre et achève, avec La Continuation du Don Quichotte, une ancienne modalité du roman. On ne peut pas ne pas être frappé, par ailleurs, de l’extraordinaire contemporanéité de ces trois textes. Là où les deux oeuvres romanesques ont été publiées l’une et l’autre en 1713, la rédaction des Difficultés sur la religion remonte aux années immédiatement antérieures : entre 1710 et 1712, vraisemblablement. Malgré les hésitations qui entourent encore, mais de moins en moins, l’attribution de certains de ces textes à Robert Challe, il est légitime de se demander si, entre ces trois productions contemporaines, il n’y a pas quelques reflets cachés. La logique de notre démonstration demande qu’on commence l’enquête par les Difficultés sur la Religion. La manière dont l’auteur y parle du hasard est extrêmement intéressante pour notre propos. Le hasard est surtout sollicité dans le troisième cahier, où il est abondamment question de la liberté humaine. Pour l’auteur, il s’agit surtout de démontrer que la liberté d’action dévolue à l’homme ne réduit en rien la toute-puissance de Dieu. A ceux qui estiment que la prescience de Dieu est une condition de sa toute-puissance, l’auteur répond ceci : A l’égard des actes libres Dieu voit tous les cas possibles, toutes les circonstances possibles, tous les degrés de probabilité pour le oui ou le non ; toutes les suites possibles des actions dans toutes les différentes circonstances possibles, et toutes les combinaisons possibles de tout cela, ce qui est d’une infinité infiniment composée. On peut faire réflexion qu’une très petite chose, et très peu remarquable, peut changer toute la face des affaires de la terre. Dieu prévoit toutes les possibilités, mais il ne prévoit point en cette occasion, laquelle de toutes ces possibilités deviendra actuelle, quoiqu’il voie le plus ou le moins d’apparence. On se couvre d’une fausse idée que Dieu ne serait pas infini, et que sa puissance serait bornée, s’il ne prévoyait pas les actions de tous les êtres.12 12 Robert Challe, Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche, éd. Frédéric Deloffre et François Moureau, Genève, Droz, 2000, p. 326.
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On observe du premier coup d’oeil combien la pensée de l’auteur est imprégnée de la théorie de la probabilité. La liberté d’action de l’homme et l’infini divin ne semblent conciliables que moyennant la théorie des combinaisons : Dieu, dans son savoir infini, prévoit toutes les combinaisons possibles ; celle qui se réalise effectivement, dépend, comme le dit l’auteur, ‘de la détermination libre des agents auxquels il a donné une volonté libre, qui a en elle-même la faculté de se tourner et de se porter où il lui plaît’.13 L’auteur consolide ensuite cette thèse avec force exemples, plus d’une fois empruntés aux théories de la probabilité : Jetez un boisseau de dés du haut d’un clocher, dès que la secousse est donnée, Dieu voit quelle chance feront tous ces dés, et sur quelle face chacun sera, parce qu’elle dépend du degré de force de cette secousse, de la situation que les dés avaient dans le boisseau, de leur dureté, de leur figure, et des qualités du pavé sur lequel ils tombent. Mais cette secousse était libre, vous pouviez en changer la force à l’infini, c’est tout ce que Dieu voyait à cet égard ; en quoi sa connaissance était parfaite, infinie, parce qu’elle était vraie, proportionnée à notre nature, et entièrement conforme à la chose elle-même.14
En quoi consiste donc la différence entre la connaissance humaine et la connaissance divine ? La réponse est capitale pour notre sujet : ‘Nous ne voyons pas toutes les possibilités, Dieu les voit toutes et tout ce qui en résulterait’.15 La liberté de l’homme et l’omnisience divine sont pensées en des termes directement empruntés au calcul des probabilités. On verra dans la suite de quelle importance ce constat est pour la création romanesque de Challe. Pour nous en rapprocher, il faut relever un second élément important du raisonnement de l’auteur des Difficultés : le recours à des métaphores littéraires et en particulier à celle du livre. L’écriture divine n’existe pas. Cela est dit dans au moins quatre des 21 propositions contenues dans le second cahier : ‘aucun livre n’est le livre de Dieu’ ; ‘des livres et des discours des hommes ne sont point des moyens que Dieu emploie pour instruire les hommes de ses volontés’, etc.16 Dans le troisième cahier, qui va continuer à retenir notre intérêt, le livre divin réapparaît cependant sous la forme d’une métaphore. Le contexte est, on s’en souvient, le problème de la liberté et de la prescience divine. C’est ici que le hasard intervient comme une des prémisses d’un syllogisme. 13 14 15 16
R. R. R. R.
Challe, Challe, Challe, Challe,
Difficultés Difficultés Difficultés Difficultés
sur sur sur sur
la la la la
religion, religion, religion, religion,
p. p. p. p.
326. 328. Je souligne. 329. 236.
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‘Je regarde’, déclare l’auteur, ‘la prescience comme une chose extante (sic) et réglée comme un livre, où toutes les actions des êtres libres sont traitées’.17 La thèse à démontrer est qu’un tel livre ne saurait exister. La prémisse majeure du syllogisme est, comme il est de méthode, une vérité établie et incontestable : le hasard n’est pas uniforme, c’est-à-dire qu’il n’est pas capable de se reproduire lui-même. La prémisse mineure équivaut à un récit. Ecrivez, dit l’auteur à son interlocuteur, une combinaisons de 500 articles : Pierre touchera la table au 1er, au 3e, au 4e instant, il ne touchera pas au 5e, ni aux 7e, 8e et 9e, etc. Cachez-moi ensuite votre écrit et sommez-moi de toucher au hasard la table en m’indiquant les moments par un signal. Faites noter comment j’agis. Quand les 500 instants seront finis, comparez les deux écrits. Ils ne se rapprocheront certainement pas : j’ai agi par hasard et le hasard n’est pas uniforme. Donc, et ici je cite l’auteur : ‘s’il y avait une prescience, comme il y a un écrit que vous aviez fait, il serait impossible que je m’y conformasse, comme il m’a été impossible de me conformer à votre écrit’.18 Ce raisonnement, qui n’en est peut-être pas un, paraît péremptoire à l’auteur. Cette lecture de quelques pages des Difficultés sur la Religion nous permet de circonscrire, sous la forme d’une synthèse provisoire, ce que j’appellerais un champ épistémologique du hasard, dont il s’agira d’interroger la récurrence dans les romans de Challe. Le hasard est lié à la question de la liberté et du savoir, qui se mesurent l’une et l’autre en termes combinatoires. Cependant, les combinaisons des possibles, sur lesquelles l’homme, contrairement à Dieu, a une vue incomplète, ne sont pas toutes également probables. La probablilité que certaines combinaisons se réalisent ou se sont effectivement réalisées détermine une nouvelle sémantisation du concept de vraisemblance, qui entre lui aussi dans une logique combinatoire, comme on l’a insinué dans la partie théorique de cet exposé. Ce champ épistémologique, mis en place pour une très large partie dans les Difficultés, y est ensuite plusieurs fois narrativisé tout en étant l’objet d’une métaphorisation livresque. La question d’une éventuelle narrativisation romanesque de ce même champ argumentatif, me paraît dès lors parfaitement légitime.
17 18
R. Challe, Difficultés sur la religion, p. 236. R. Challe, Difficultés sur la religion, p. 334.
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Journal d’un voyage aux Indes orientales Un coup d’œil sur les écrits autobiographiques de Challe, et en particulier sur le Journal d’un voyage aux Indes orientales, servira ici de raccourci. En tant qu’écrit autobiographique, cette œuvre permet en effet de voir comment Challe comprenait, en 1690, certaines des notions qui nous intéressent. Je me contente, pour l’économie de mon propos, de cueillir dans l’œuvre les propos suivants : Il se mit à crier à son secours, comme si le diable l’avait en effet saisi. Par hasard un portugais passait : je dis par hasard, parce que l’endroit où cela se passait est peu fréquenté étant fort éloigné.19
La définition du hasard que renferme ce passage, reconduit le concept à un événement isolé, exceptionnel, rare, imprévu, qui s’inscrit difficilement dans une chaîne causale. Un autre jour, un autre Portugais trouve sur la côte un grand nombre de cadavres. Après avoir passé en revue différentes possibilités explicatives, sous la forme d’un triple ‘il se peut que’, Challe s’arrête à la combinaison des faits qui lui paraît la plus vraisemblable : ‘Cette pensée me paraît si vraisemblable et même si juste que je m’y arrête avec d’autant plus de raison que la quantité de cadvres que le Portugais dit qui ont été trouvés sur la côte ne convient point au peu de monde que nous avons perdus, etc.’ Sous doute qu’on peut entrevoir, par anticipation, l’ombre de l’auteur des Difficultés dans l’admirable passage où Challe contemple avec émerveillement la lueur australe des tropiques. Il nous livre en même temps un autre échantillon du vraisemblable, qui implique l’inscription de l’insolite, de l’imprévu dans une logique combinatoire et causale, d’une manière très comparable à ce qui se passe dans l’exemple précédent : J’avais moi-même plusieurs fois admiré cet effet de la nature, sans en comprendre la cause ; parce que je n’ai vu que cette nuit cette illumination, et qu’ainsi il m’avait été impossible d’en demander la cause. Celle-ci me paraît vraisemblable ; bien persuadé qu’il faut que le faible esprit de l’homme se contente de la vraisemblance, dans l’impossibilité où il est de connaître par les effets naturels l’Etre suprême qui les produit.20
19 Robert Challe, Journal d’un voyage aux Indes Orientales, éd. Frédéric Deloffre et Méleagat Menemencioglu, Paris, Le Mercure de France, 1983, p. 425. 20 R. Challe, Journal, p. 155. Je souligne.
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Moins qu’elle n’affecte des faits isolés, la vraisemblance engage une combinaison de choses, et plus précisément l’enchaînement de causes et d’effets dont Dieu est seul à connaître la vraie combinaison, alors que l’homme se voit réduit à conjecturer en pesant le plus ou moins de probabilité de l’une ou de l’autre combinaison. Or, le hasard est précisément ce qui résiste à l’inscription dans une telle combinatoire. Le hasard n’est pas l’invraisemblable, c’est ce qui résiste à la vraisemblance. Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de la Manche Dans la Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de la Manche on est très loin d’une telle épistèmè. Le hasard précisément y apparaît comme ‘uniforme’, ou plus exactement comme le catalyseur d’un événement qui se reproduit lui-même. Ainsi, dans la continuation de l’histoire de Sylvie et de Sainville, ce dernier reconnaît l’hôtesse de son hôtellerie, qu’il a vue ailleurs : ‘Il lui avait dit sa qualité et son nom, et par hasard il se trouva que cette femme avait été élevée dans la maison de son père’.21 Les romans de Lesage abondent de ce type de hasards, qui sont prévisibles à tel point qu’il n’est pas évident de trouver dans Gil Blas un personnage que le protagoniste ne rencontre pas plusieurs fois, et toujours par hasard. Le hasard est fonction de reconnaissance, d’une rencontre qui se reproduit. Autre exemple, plus probant encore, tiré de l’oeuvre de Challe : le hasard voulut que Ginès de Passamont, autrement Ginesille de Parapilla, ce fameux filou que Don Quichotte avait délivré des galères, avait été surpris en vol dans le château de Médoc, où on l’avait retenu.22
L’expression même ‘le hasard voulut’ montre en suffisance que dans le roman baroque, le hasard est une fonction jouissant d’une logique qui lui est propre. On peut compter sur le hasard, en quelque sorte. Il fera bien les choses, on peut s’y fier. Le hasard n’a pas besoin de s’inscrire dans une chaîne causale logique, il possède sa propre logique interne qui est reproductive. Il est un topos littéraire ; figure de reconnaissance. Les choses se compliquent dans la grotte de Montesinos. A plusieurs endroits du parcours que traverse le chevalier de la Triste Figure, des
21 Robert Challe, Continuation de l’Histoire de l’admirable Don Quichotte de la Manche, éd. Jacques Cormier et Michèle Weil, Genève, Droz, 1994, p. 173. 22 R. Challe, Continuation, p. 292.
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comédiens, amateurs ou professionnels, lui jouent une scène de théâtre,23 que Don Quichotte prend évidemment pour la réalité. On le promène tour à tour en enfer, au palais de Merlin, dans la grotte du magicien Montesinos, qui tient prisonnière l’adorable Dulcinée, transformée par ses soins en paysanne. On peut lire sans doute ces différentes mises en scène, ces scènes d’ombres, comme autant de versions challiennes de l’allégorie de la caverne de Platon. Mais le jeu de l’être et du paraître, de la réalité véritable et de la fausse réalité, nous retiendra moins ici que l’apparition d’un livre, que brandissent les comédiens déguisés en magiciens, et sur lequel se trouvent consignées, non seulement les scènes qu’ils jouent, mais également toutes les aventures de Don Quichotte telles qu’elles devaient se dérouler. Le destin du chevalier errant est réglé comme un livre. Ainsi l’on voit le magicien Parafaragaramus lancer à Don Quichotte des propos de ce genre : ‘Voici un livre où toute ta destinée est écrite ; je viens de faire en sorte de l’avoir de Pluton, à qui le destin a bien voulu le prêter’.24 ‘Tel est l’ordre du destin que voilà écrit dans mon livre’.25 Il est écrit dans les destinées que le grand Don Quichotte doit combattre et vaincre un jeune chevalier qu’il protège, et que tous les démons croient son bâtard.26
De même, dans une autre mise en scène, Minos, qui tient l’urne fatale en enfer, lui lance l’imprécation suivante : ‘Allez-vous souffrir que les lois des destinées soient violées ?’27
Et, pour montrer de manière inébranlable qu’aucune des actions de Don Quichotte ne dépend de sa propre volonté, Merlin lui déclare : Tu sais seigneur […] que les décrets du ciel sont inviolables ; il était écrit dans le ciel qu’elle (Dulcinée) serait transformée en une vile paysanne et qu’elle serait enfermée dans la caverne de Montesinos.28 23 cf. p. 353 : ‘Cid Ruy Gomez s’arrête ici lui-même, et dit qu’il est persuadé qu’il ne doit pas donner au lecteur l’explication de tous les prodiges qu’on a lus au désenchantment de Dulcinée et des autres enchantés de la caverne de Montésinos ; que l’explication qu’il a faite de ceux qui sont entrés dans la Ribeyra doit suffire à un lecteur intelligent, et que les esprits d’un ordre inférieur ne méritent pas qu’on se donne la peine de les tirer de l’obscurité de la matière dont ils sont formés. Il ajoute pourtant que le capitaine Bracamont qui avait conduit toutes les machines, avait été longtemps employé au service des théâtres de la comédie et de l’opéra à Venise et à Rome, etc.’. 24 R. Challe, Continuation, p. 343. 25 R. Challe, Continuation, p. 343. 26 R. Challe, Continuation, p. 204. 27 R. Challe, Continuation, p. 317. 28 R. Challe, Continuation, p. 318.
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Dans la version challienne des aventures de l’admirable Don Quichotte, la liberté de l’homme est circonscrite, prescrite, par le livre divin, dans un univers où le hasard n’existe pas. L’une des nouveautés introduites par Challe dans le grand dossier quichottesque du XVIIIe siècle a été, il me semble, de dédoubler, de manière très affirmée, l’existence livresque du héros. Double existence livresque en effet, en ce sens que Don Quichotte, qui voit sa liberté prescrite par le livre divin, n’éprouve aucune difficulté à accepter comme vraisemblables les décrets livresques du destin dans la mesure même où ces derniers cadrent avec ce qu’il a déjà lu dans les innombrables romans dont il s’est aproprié l’aventure. Ce qui vraisemblabilise les décrets du destin, c’est le roman. Dans l’univers fictionnel mis en place par Challe, l’effacement du hasard et de la liberté est au prix d’une légitimation doublement livresque de la vérité du fait que la fiction est légitimée par la fiction, ou autrement dit la mise en scène théâtrale par le roman. Le récit quichottesque de Challe semble reprendre, mais sur un mode inversé, la fiction du double livre telle qu’on l’a repérée dans les Difficultés sur la Religion. On se souvient des expérimentations avec la table qu’on touche ou ne touche pas au hasard : mes actions ne seront jamais conformes à quelque combinaison notée auparavant. Par conséquent, il est impossible que mes actions soient conformes à un quelconque écrit humain préexistant, et encore moins à un livre divin, qui dès lors n’existe pas. Dans la Continuation du Don Quichotte, au contraire, est mis en place un monde sans hasard, prédéterminé par le livre divin que légitime le livre terrestre qu’est le roman. La Continuation du Don Quichotte me semble être une démonstration ex absurdo de la même thèse que celle que soutient l’auteur des Difficultés sur la Religion. Ce n’est pourtant pas que l’inattendu, l’inexplicable n’existent pas pour notre héros. L’inexplicable, pour Don Quichotte, est ce qui n’a jamais été dit dans un roman. La scène où les sorciers se jettent tous ensemble sur un plantureux repas alors que notre chevalier est habitué à des chevaliers errants qui n’ont jamais faim ni soif en constitue une illustration convaincante : Don Quichotte qui n’avait jamais rien lu de pareil dans ses romans, ne savait où il en était.29
Par rapport au champ épistémologique du hasard esquissé plus haut, on est donc en droit d’affirmer que Don Quichotte, pour qui le hasard n’existe pas, inscrit sa perception dans une chaîne causale qui est tributaire d’une logique romanesque, vécue non seulement comme vraisemblable (dans la 29
R. Challe, Continuation, p. 314.
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mesure où elle est conforme au roman) mais également comme vraie et inévitable (dans la mesure où elle se conforme à l’écriture divine). Les Illustres Françaises Il me semble légitime de lire le grand roman de Challe sous l’angle de ce que nous avons appelé le champ épistémologique du hasard, où l’entrecroisement de concepts comme la liberté, le savoir, le probable, le possible, le vraisemblable semble inséparable de la métaphore même du livre divin. L’hypothèse est séduisante de voir dans Les Illustres Françaises un univers qui soit en tout point l’inversion de l’univers quichottesque. L’hypothèse tient la route jusqu’à un certain niveau. Si Don Quichotte n’a aucune conscience du fait qu’on lui fait jouer le rôle de personnage d’un roman de chevalerie, la plupart des personnages des Illustres Françaises, quant à eux, s’attribuent consciemment l’étiquette de ‘héros de roman’ : ‘Il fallait donc me résoudre à quitter la patrie, ou à filer le parfait amour en fidèle héros de roman’, déclare Des Rosnais.30 ‘Il faut être plus héros de roman que je ne suis pour conter une histoire si longue d’un seul trait ; faisons une pause’ propose Des Frans.31 ‘Ce que je vous demande à présent’ déclare Jussy, ‘c’est de ne point nous quitter que vous n’ayez entendu la suite de notre roman’.32 Et Dupuis : ‘Puisque suivant la règle des romans, je dois en véritable héros vous raconter mon histoire après avoir appris toutes les vôtres, je vais le faire, au hasard d’être blâmé dans ma conduite’.33
Cette conscience romanesque des personnages est constante. Elle est importante dans la mesure où elle révèle la double portée sur laquelle évolue le récit : ce sont des histoires véritables, mais qui ont l’air d’être des romans. Ce que les personnages savent être absolument vrai, semble pourtant invraisemblable. Le romanesque fait implosion dans le réel et produit une inversion complète de la mimesis classique. Le vrai est comme le fictif. La réalité est comme un roman. Ce qui, subitement, dans la vie de personnages comme Des Ronais et Des Frans, change leur vie en roman est le hasard qui, au contraire de la Continuation du Don Quichotte, est omniprésent dans Les Illustres 30 Robert Challe, Les Illustres Françaises, éd. Frédéric Deloffre et de Jacques Cormier, Paris, Le Livre de Poche, Bibliothèque classique, 1996, p. 92 31 R. Challe, Les Illustres Françaises, p. 424. 32 R. Challe, Les Illustres Françaises, p. 270. 33 R. Challe, Les Illustres Françaises, p. 530.
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Françaises. Le hasard les confronte à une situation qu’ils n’arrivent pas à inscrire dans une combinatoire causale acceptable. Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas l’invraisemblance qui transforme leur vie en roman. Au contraire, c’est la criante vraisemblance des situations qu’ils sont obligés de vivre, mais qui leur demeurent inexplicables. L’on a déjà parlé de l’histoire de Des Rosnais et Mlle Dupuis au début de cet essai. Celle de Des Frans et Sylvie est plus pertinente encore. Ce que ce récit montre est qu’entre le vrai et le faux, il n’y a pas que le vraisemblable, mais une face de la vérité, une combinaison particulière des faits, qu’on ne voit pas. A ce sujet, le propos de Sylvie, qui élucide un malentendu, est on ne peut pas plus clair : Eh bien Monsieur, continua-t-elle, je ne disputerai point contre la vérité. Ce qu’on vous a écrit est vrai dans toutes ses circonstances et dans toutes ses apparences ; mais il est faux par les motifs qui en sont encore inconnus ; et dont le secret n’est su, que de Monsieur le commandeur de Villeblain, de Mme Morin et de moi, et c’est ce que je vais vous apprendre.34
Sylvie n’aura pourtant pas toujours l’occasion de présenter à Des Frans la face sombre de la vérité. Quand il la voit endormie entre les bras d’un rival, Des Frans, que le hasard ramène à Paris, ne saurait douter de l’infidélité de Sylvie. Il est obligé de croire à la combinaison des faits que sa vue lui impose : Sylvie joue double jeu, elle est infidèle, comment est-ce possible ? Cependant, ce qui est plus que vraisemblable est aussi incompréhensible. Ce n’est qu’à la fin du livre, dans l’histoire de Dupuis et de Mme de Londé, quand Sylvie sera morte de douleur, que la vraie combinaison des faits sera révélée à Des Frans : Sylvie ne s’est donnée à Galouïn que sous l’effet d’une drogue. Un dernier point, pour finir. On a dit que le roman, que Don Quichotte ne faisait qu’imiter, fait implosion dans la réalité des Illustres Françaises. Mais que devient le livre divin dans ce mélange, dans cette combinaison de récits, où Challe met en place un univers qui, au contraire du Quichotte, est habité par le hasard. Il est vrai qu’un nombre significatif de personnages, dotés comme ils le sont d’une conscience romanesque, croient également en l’existence d’un livre divin. Cela est tout à fait clair dans le cas de Des Frans, qui déclare : Mais forcé par une certaine puissance que je ne comprends point ; et qui me fait croire, que si nos actions sont tout à fait volontaires, du
34
R. Challe, Les Illustres Françaises, p. 403.
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moins peut-on dire, que notre vie n’est pas toujours gouvernée par notre seule volonté et que l’étoile en règle les principaux mouvements et la disposition. En effet toute la force de ma raison se bornait à me faire connaître le péril où je me jetais, et ma faiblesse, sans me donner la force de m’en sauver.35
Même si l’existence du livre de la prescience divine n’est pas explicite, ce passage ne peut pas manquer de rappeler la discussion sur la liberté de l’homme qui semble obséder Robert Challe. L’homme ne détient pas toutes les combinaisons que voit Dieu, il n’en voit que quelques-unes, disait l’auteur des Difficultés. Or, comme le montrera Diderot à la fin du siècle dans Jacques le Fataliste, il ne tient qu’à l’auteur de lui en révéler d’autres. Dans Les Illustres Françaises le livre divin n’est autre que le livre que nous lisons. C’est Robert Challe qui combine et qui attend la fin du livre pour montrer à ses propres personnages, à travers un jeu de combinaison de récits, combien ils ont été dupes de leurs propres sens. Robert Challe, énonciativement absent de son oeuvre, y est partout présent comme auteur impliqué. C’est lui le démiurge qui prévoit toutes les combinaisons, qui crée l’univers romanesque pour l’abandonner à sa propre logique, donnant aux personnages une liberté d’action à laquelle ils ne croient pas, pour les confronter par moments à des combinaisons de cartes imprévues. Les Illustres apocryphes Un argument qui me paraît conforter assez décisivement cette lecture se trouve dans les récits dits apocryphes.36 Dans l’histoire de M. de Bréville et de Mlle de Beaumont, Les Illustres Françaises semblent redémarrer à zéro. Non seulement le continuateur reprend sans pudeur le récit-cadre, mais également les événements du récits contenus dans le livre qu’il veut achever, empruntés en particulier à l’Histoire de Jussy et de Babet Fenouil qui est plagiée presque point par point. Quelle audace ! Il y a cependant une différence, pour moi très intéressante. Il est à propos d’écouter ici Jacques Cormier dans son commentaire de ce récit : Néanmoins, le rédacteur modifie certains détails. Après le procès au cours duquel elle témoigne des sentiments constants pour M. de Bréville, Mlle de Beaumont donne le jour à deux jumeaux, une fille et un garçon.
35 36
2012.
R. Challe, Les Illustres Françaises, p. 372. [Robert Challe,] les Illustres apocryphes, éd. Jacques Cormier, Leuven-Paris, Peeters,
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Puis, inexplicablement, elle ne veut plus rencontrer Bréville, ni même en entendre parler.37
Inexplicablement donc. Il n’est rien d’aussi insupportable, pour un personnage de roman comme pour un lecteur, que l’inexpliqué. Voilà pourtant un récit dont la véritable combinaison ne nous sera jamais livrée. Récit qui se soustrait à la vraisemblance, du fait qu’il n’y a plus aucune combinatoire causale dans laquelle l’événement imprévu puisse s’inscrire de manière satisfaisante : pourquoi, après son accouchement, Mlle de Bréville refuse-t-elle obstinément de revoir son amant à l’égard de qui elle avait toujours témoigné d’une fidélité à toute épreuve ? Les Illustres Françaises recommencent pour entraîner lecteurs et personnages dans l’ère de ce que Gérard Genette appelle le récit arbitraire,38 dont il serait difficile de trouver un exemple aussi précoce et aussi merveilleusement beau que celui-ci. Ici s’ouvre au roman le règne des complexes psychologiques. Je ne sais s’il y a dans ce que je viens de dire quelque chose de suffisamment neuf pour contribuer aux études challiennes. Quoi qu’il en soit, je m’incline devant Helvetius, pour qui toute idée neuve est un don du hasard.39
37
Bulletin de la Société des amis de Robert Challe no 3 (1996), p. 8. Gérard Genette, ‘Vraisemblance et motivation’, in Figures II, Paris, Seuil, 1972, p. 71-91. 39 Helvetius, Oeuvres complètes, De l’Homme, Paris, Le Petit, 1818. 38
SUR PRÉVOST PENSÉES SUR LE SORT CHEZ PRÉVOST A Jean Sgard Grenoble
Roman et Pensées En 1764, un an après la mort de Prévost, on vit paraître à Amsterdam, un petit volume de Pensées de M. l’abbé Prévost, précédées de l’abrégé de sa vie. Le Dictionnaire des Journalistes édité sous la direction de Jean Sgard attribue cet opuscule à A.N. Dupuis.1 L’ouvrage est présenté comme ‘le Précis de la Morale renfermée dans tous les écrits de cet excellent auteur’ et consiste en un ensemble de traits ou de maximes susceptibles de perfectionner le cœur et d’éclairer l’esprit ‘en faveur de ceux qui ne lisent point de romans’.2 La publication des Pensées de Prévost témoigne de l’extraordinaire valorisation que reçoit le roman dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle : non seulement Prévost est un auteur reconnu, ses romans apparaissent aussi comme un réservoir d’idées morales. L’Avertissement qui précède les Pensées de l’abbé Prévost est un document intéressant qui renseigne sur la définition du roman comme support du discours moral. Prévost a en effet contribué considérablement à légitimer le roman comme une ‘morale mise en action’. Il est cependant plus surprenant de voir attribuer les idées contenues dans le petit volume à Prévost lui-même. L’éditeur des Pensées semble ignorer que Prévost a également contribué à repenser la structure discursive du roman. La formule narrative que nous appelons le Roman-mémoires repose sur un contrat de lecture qui sépare la production effective de la production fictive de l’œuvre. Ce contrat de lecture n’implique pas seulement la délégation Première publication : ‘Pensées sur le sort chez Prévost’, in Coralie Bournonville, Colas Duflo, Audrey Faulot et Sergine Pelvilain (éds), Prévost et le débat d’idées de son temps, Leuven-Paris, Peeters, La République des Lettres, 2015, p. 113-128. 1 Pensées de M. l’abbé Prévost, précédées de l’abrégé de sa vie, Amsterdam, chez Arksté et Merckus, 1764. 2 Pensées de M. l’abbé Prévost, précédées de l’abrégé de sa vie, Avertissement, p. IV.
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de la voix narrative à un individu fictif qui parle à la première personne, mais également une restriction du champ conceptuel que G. Genette a appelée la ‘préfocalisation’.3 Délégation vocale et restriction modale sont les deux caractéristiques essentielles du roman à la première personne. Et l’une est inséparable de l’autre. En d’autres termes, aucune pensée formulée dans aucune narration à la première personne ne peut être attribuée directement à l’auteur du texte. Est-ce une subtilité de narratologue dont un lecteur comme A.N. Dupuis se serait bien moqué ? La question mérite d’être posée. Où est passée la pensée de l’auteur dans la formule narrative à la première personne que Prévost a illustrée par neuf romans ? Je la reformulerais ainsi, en en faisant une question rhétorique : la pensée de Prévost ne resterait-elle pas en soi informulée ? ; ne serait-elle pas saisissable, d’autre part, dans l’engrenage plurivoque de discours qu’est le roman-mémoires ? ; le contrat de lecture du roman-mémoires ne consisterait-il pas, précisément, à permettre à l’auteur de ne pas formuler ses idées et de renoncer à une pensée clairement définie avant l’écriture de l’œuvre même ? Ou, pour exprimer plus affirmativement l’idée que j’aimerais soutenir ici : la pensée de Prévost ne s’exprime pas dans le roman, le roman est ‘pensée’. Le roman ‘pense’, non pas dans le sens qu’il produit une pensée ou une série de pensées, mais dans un sens qui l’identifierait à un ‘cerveau’. Au moment où il s’inscrit dans la formule discursive de la délégation vocale et de la restriction modale, le roman renonce à la pensée formulable dans l’œuvre et à la pensée concevable avant l’œuvre. Quand il adopte la formule des mémoires, le roman reçoit ici une nouvelle légitimation, qui est d’occuper dans le champ discursif de l’époque, un domaine unique où se pensent et s’expriment les réalités complexes qui ne peuvent être dites autrement que dans une structure narrative. La pensée est dans la composition narrative faite avec du langage. En tant que modalité de la pensée à laquelle aucun lexique ne suffit, le roman-mémoires contribue à forger la conception moderne de la Littérature. Lire, c’est voir comment le roman pense. C’est l’essence même de son contrat de lecture. Lire c’est aussi, selon les prémisses de l’herméneutique formulées par Schleiermacher, s’inscrire dans un cercle herméneutique : pour comprendre un texte, il faut comprendre (toute) l’œuvre. Et pour comprendre l’œuvre, il faut avoir compris (tous) les textes.4 Les pensées 3 Gérard Genette, Nouveau Discours du Récit, Paris, Seuil, 1983, p. 52 : ‘On pourrait donc dire que le récit homodiégétique subit, en conséquence de son choix vocal, une restriction modale a priori, et qui ne peut être évitée que par infraction, ou contorsion perceptible. Pour désigner cette contrainte, peut-être faudrait-il parler de préfocalisation ? 4 Friedrich Schleiermacher, L’Herméneutique, Paris, Le Cerf, 1989.
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fondamentales de Prévost, si jamais celles-ci pouvaient être extraites sans dommage de ses romans, ne peuvent se dégager que de l’ensemble de son œuvre. Le chercheur est parfois heureux de pouvoir se replier sur des travaux dont les auteurs ont assimilé cette totalité. Dans Prévost Romancier, Jean Sgard évoque de façon subtile une de ces pensées de Prévost, sans rompre le cercle herméneutique : Prévost a senti les passions comme un danger ; il a vu dans la sensibilité une puissance panique, primordiale et foncièrement inexplicable.5
Les romans de Prévost essaient de saisir, au travers d’une structure narrative complexe, l’insaisissable. Ils donnent une forme à une réalité inquiétante contre laquelle les autres discours de l’époque – moral, religieux, philosophique – mettent en garde ou qu’ils condamnent, mais qu’ils ne parviennent pas à ‘penser’. Bien entendu, Prévost s’est ménagé, surtout dans la grande trilogie du début des années 1730, des intermédiaires qui prennent la figure de mentors : Renoncour, le doyen, Milord Clarendon…. A ces intermédiaires, il a donné le droit de formuler des pensées. Ce sont ces pensées qu’on retrouve dans le recueil de ses Pensées, où elles sont attribuées directement à Prévost lui-même. Dans une ‘pensée’ retenue pour la catégorie ‘Des passions’ dans le recueil de Dupuis, on peut voir un programme de lecture, c’est-à-dire la formulation imparfaite de la chose même que le roman essaie de penser. S’il est vrai que Prévost romancier essaie de penser l’inexplicable, il me semble le faire en termes de causalité : l’amour est un effet dont la cause est insaisissable. Peut-être l’amour est-il même un effet sans cause : La Nature a mis dans les deux sexes une violente inclination l’un pour l’autre. Ce penchant général est quelquefois déterminé par des causes qui sont inconnues à ceux mêmes qui en ressentent l’effet. Les uns sont touchés par la beauté, d’autres par l’esprit, par la bonne grâce, par le son de la voix, par un coup d’œil, par un sourire ; d’autres enfin, par quelque chose de tout cela, qui se fait sentir bien souvent, sans qu’on puisse en démêler la cause, pour s’en rendre raison à soi-même.6
La passion amoureuse est sans aucun doute le sujet principal de l’œuvre de Prévost. De Des Grieux à l’ambassadeur, de Patrice à Montcal, du commandeur à l’honnête homme et de Renoncour à l’abbé Brenner, on voit sans cesse se reconfigurer le hiéroglyphe d’un amour qui s’empare soudain de l’être et qui paraît indomptable si on n’y met pas soi-même 5 6
Jean Sgard, Prévost romancier, Paris, J. Corti, 1989, p. 27. Pensées de M. l’abbé Prévost, précédées de l’abrégé de sa vie, p. 94.
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les freins que demandent l’honneur, la sagesse et la probité. L’idée sur les passions dans le recueil des Pensées se poursuit : Si l’on se laisse entraîner par un aveugle penchant, il n’y a point d’excès où l’on ne puisse tomber sans les avoir prévus ; et ce qui est encore plus malheureux, c’est que les passions déréglées se fortifiant plus vite qu’on ne peut se l’imaginer, il devient presque impossible de les vaincre, lors même qu’on aperçoit le précipice où elles ont conduit.7
Les effets sans cause Mais où et comment s’écrit la pensée de Prévost ? Face à la réalité effrayante de la passion amoureuse et des problèmes qu’elle pose, la pensée dans les romans de Prévost semble s’articuler en termes de cause et d’effet. C’est au niveau abstrait de la causalité que le discours romanesque se distingue des discours religieux, moral et philosophique qui l’environnent. La réception du roman en tant que genre, qui émane précisément de ces différents discours environnants, montre assez que le lectorat savant s’est surtout attaché aux effets, le plus souvent funestes, de la passion amoureuse telle qu’elle est peinte dans les romans. Une lecture attentive de l’œuvre, dans la perspective que nous avons esquissée dans nos prémisses et qui n’a rien d’anachronique, suggère que la ‘pensée’ de Prévost si situe du côté de la cause plutôt que de l’effet. Certes, il n’a pas manqué de traduire les effets funestes des passions par les mentors qu’il met en scène, mais moins explicitement, et peut-être plus secrètement, Prévost s’intéresse à la cause, à la cause première qui souvent demeure une énigme. Que le discours sur les effets dans ses romans mêmes soit plus explicite ou en tous cas plus apparent que le discours sur les causes est ce qui doit nous arrêter et fixer notre effort de lecture. Si les Pensées de M. l’abbé Prévost sont un relevé attentif des maximes contenues dans ses romans, il devient évident qu’au niveau de la formulation explicite, le discours sur les effets l’emporte largement sur celui qui concerne les causes. Le passage cité est à peu près le seul à évoquer la question de la cause insondable de la passion amoureuse. Les réflexions sur les effets des passions, amoureuse en particulier, en revanche, abondent : Il ne faut qu’un moment à l’amour pour répandre son poison.8 L’amour est une passion dont on ne connaît jamais les bornes.9 7 8 9
Pensées de M. l’abbé Prévost, précédées de l’abrégé de sa vie, p. 95. Pensées de M. l’abbé Prévost, précédées de l’abrégé de sa vie, p. 106. Pensées de M. l’abbé Prévost, précédées de l’abrégé de sa vie, p. 106.
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L’amour est non seulement une passion violente, mais elle s’empare de l’imagination aussi souverainement que du cœur ; et, étendant sa tyrannie sur le corps et sur l’âme, elle trouble tout à la fois le sang et la raison.10 Etrange effet de l’amour ! qui rend le cœur capable d’embrasser aveuglément ce qui est le plus contraire à ses propres désirs.11 On ne peut connaître les grandes passions que par l’expérience. Sans cette clef, l’on n’entre jamais parfaitement dans la science du cœur humain, qui ne consiste que dans la connaissance de leurs effets. Comment concevoir avec un cœur tranquille qu’il y ait des mouvements capables de faire oublier des devoirs qu’on aime et qu’on ne viole pas même sans remords ?12 Quelles sont les passions dont on puisse attendre autre chose que des folies et des crimes ?13
Les effets de la passion ont dès lors besoin d’être réglés. Les maximes tirées des romans de Prévost ne diffèrent en rien de ceux qu’on trouverait dans le discours moral : Il ne faut point d’art ni d’étude pour savoir aimer ; mais on en a besoin continuellement pour régler une passion violente quand on veut se contenir dans les bornes de la bienséance et de l’honneur.14 L’amour est une charmante passion ; c’est une passion innocente du moins par rapport à ceux qui n’ont point cherché à la faire naître et qui ont vécu avec assez de vertu pour n’avoir rien dans le cœur qui puisse venir d’une mauvaise source. Mais c’est une passion dangereuse, qui a besoin d’un frein continuel ; si elle manque d’être ainsi retenue, elle endort la vertu peu à peu lors même qu’elle est en bonne intelligence avec elle, et elle la trahit et la ruine à la fin.15
Tous ces propos figurent dans l’un et l’autre roman de Prévost, mais traduisent-ils sa pensée ? Ce n’est pas la morale mise en action ni la belle collection de maximes qui font des romans de Prévost une machine à penser. La pensée précisément ne peut pas être extraite du discours narratif qui l’absorbe tout entière. Et cette narration pense ce qui n’est pas dit. Un passage de l’Histoire de la jeunesse du commandeur, où le chevalier est soudain frappé par la beauté d’une jeune fille dont les charmes l’avaient laissé indifférent six mois auparavant, peut servir d’appui au 10 11 12 13 14 15
Pensées Pensées Pensées Pensées Pensées Pensées
de de de de de de
M. M. M. M. M. M.
l’abbé l’abbé l’abbé l’abbé l’abbé l’abbé
Prévost, Prévost, Prévost, Prévost, Prévost, Prévost,
précédées précédées précédées précédées précédées précédées
de de de de de de
l’abrégé l’abrégé l’abrégé l’abrégé l’abrégé l’abrégé
de de de de de de
sa sa sa sa sa sa
vie, vie, vie, vie, vie, vie,
p. p. p. p. p. p.
107 107. 93. 88. 90. 97.
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raisonnement que nous voulons développer ici. Il est encore question d’un effet violent provoqué par la vue qui, cette fois-ci, s’accompagne d’une réflexion sur les causes d’un si brusque changement de sentiment : Mais ce que j’ai mal représenté dans notre première rencontre, ou plutôt ce qui ne pouvait être que le fruit des six mois qui s’étaient écoulés depuis ma visite, car il n’est pas vraisemblable que mon cœur et mes yeux ne fussent plus les mêmes, je lui trouvai plus de charmes qu’une femme n’en a jamais réuni. Ce fut l’impression d’un seul moment et l’effet en devint tout d’un coup si terrible que ne pensant pas même à m’en défendre, je m’approchais d’elle avec une avide impatience, comme si tout mon bonheur eût déjà consisté à la voir de près, à la contempler et à ne plus m’éloigner d’elle un moment.16
On verra bientôt un autre exemple de ce ‘coup de foudre’ dans la scène que j’aimerais étudier dans la suite. La colonie de l’île de Sainte-Hélène dans le Cleveland en est le théâtre. Mais j’aimerais d’abord évoquer l’idée centrale de mon propos qui sert de prélude à cette analyse. Il me semble que la question de la cause des choses est une idée absolument centrale dans les romans de Prévost et que cette idée affecte différents sujets. La causalité amoureuse, qui peut être d’ordre physique et qui peut résider dans ce que Prévost appellera, dans le Doyen de Killerine en particulier, les ‘humeurs’, n’est qu’un avatar d’un problème qui est d’ordre métaphysique. C’est la question de la cause première des choses. Cette causalité est-elle d’ordre divin ou non ? La causalité dans le domaine de la passion amoureuse n’est qu’une variante de la causalité métaphysique, dans la mesure où elle abrite également la question de savoir si l’être humain est libre d’aimer ou même de choisir l’objet de son amour. La source de l’amour-passion, qui affecte l’être sans l’avertir, est-elle dans la Nature, ou répond-elle à une volonté divine. L’homme est-il libre ou son destin, y compris son amour, est-il en quelque sorte fixé ou prévu d’avance ? C’est ce que pense Cleveland, à la fin du deuxième livre : ‘Mon nom était écrit dans la page la plus noire et la plus funeste du livre des destinées’.17 Les problèmes qui se posent au bout de ce raisonnement convergent vers cette problématique métaphysique centrale au XVIIIe siècle que résume Diderot dans Jacques le Fataliste : est-ce que tout est écrit 16
Prévost, Histoire de la jeunesse du commandeur de***, ou Mémoires pour servir à l’Histoire de malte, in Œuvres Choisies de l’abbé Prévost, Amsterdam, Amsterdam et Paris, Rue et hôtel Serpente, 1784, tome XIII, p. 55-56. 17 Prévost, Le Philosophe anglais ; Histoire de Cleveland, fils naturel de Cromwell, in Œuvres Choisies de l’abbé Prévost, Amsterdam-Paris, Rue et hôtel Serpente, 1783, tome IV, p. 228.
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là-haut et qui a écrit le Grand Rouleau ? ‘Est-ce que nous menons le destin ou est-ce le destin qui nous mène ?’.18 Le sort est-il calculable ? Ce problème est évidemment colossal. Il convoque un champ conceptuel où interviennent tout à la fois des notions comme le Ciel, le destin, la Fortune, l’étoile, le hasard, le sort, la Providence, mais aussi le pressentiment, le présage ou le songe prémonitoire. Je devrai me limiter ici, avant l’analyse, à quelques préliminaires. Une première remarque préliminaire concerne l’emploi métaphorique de ces différentes notions qu’on trouve dans tous les romans de Prévost. Des expressions telles que ‘Le Ciel m’est témoin’ ou ‘ma mauvaise étoile a voulu’ sont des formules figées entrées dans la langue. Elles sont de l’ordre de la catachrèse et ne renvoient donc pas ipso facto au problème métaphysique qui nous intéresse. A partir de quand et dans quelles circonstances ces emplois métaphoriques se sont-ils figés et ont-ils commencé à s’inscrire dans la langue comme des catachrèses ? Une étude approfondie du problème qui nous intéresse devra essayer de répondre à cette question capitale. La deuxième remarque concerne le partage inégal de notre problème dans la production romanesque de Prévost. Jean Sgard a fait remarquer que cette vaste production, apparemment éparpillée, s’organise en réalité autour de deux crises, en 1731 et en 1740. En 1731, année centrale autour de laquelle se composent simultanément les Mémoires d’un Homme de qualité, le Cleveland et Manon Lescaut, Prévost ‘se libère de son passé et tente de reconstruire une religion’. En 1740-1741, il compose coup sur coup l’Histoire d’une Grecque moderne, Histoire de la jeunesse du commandeur et Les Campagnes philosophiques, sans parler de l’Histoire de Marguerite d’Anjou et de l’Histoire de Guillaume le conquérant qui ne sont pas des romans-mémoires. En cette seconde phase de production explosive, Prévost renonce, comme le souligne Jean Sgard, ‘à toutes les illusions romanesques, religieuse, morales, pour se limiter à la critique des passions et des mœurs’.19 Ce changement profond se traduit de façon assez spectaculaire au niveau de la question de la causalité métaphysique qui nous intéresse. A titre indicatif, et en se limitant aux seules occurrences lexicales, on peut observer que le mot de ‘Providence’ ne figure 18 19
Diderot, Jacques le Fataliste, éd. Paul Vernière, Paris, GF, 1970, p. 36. Jean Sgard, Prévost Romancier, p. 25-26.
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que deux fois dans l’Histoire d’une Grecque moderne et que la question de la fatalité, omniprésente dans la grande trilogie des années 1728-1735, n’intervient que tout à fait à la fin de l’Histoire de la jeunesse du commandeur d’où le mot de ‘Providence’ est même totalement absent. La troisième remarque préliminaire concerne l’emploi même des concepts de ‘sort’, de ‘destin’ et de ‘Fortune’ dans les trois premiers romans de Prévost. ‘Le sort’ a plusieurs sens, qu’on doit distinguer au niveau de l’analyse mais qui peuvent être cumulés dans une même occurrence. Quand Cleveland dit que son ‘sort avait attendu jusqu’alors pour se déclarer’,20 le sort est une entité métaphysique, liée à une instance qui a déjà décidé du cours de sa vie et donc aussi de la tournure que doit prendre son aventure amoureuse. Le sort est ici la cause de son malheur et Cleveland se demande tout au long du roman comment et quand il a pu mériter un tel traitement par le ‘sort’. Le ‘sort’ peut ici s’identifier au ‘destin’. En même temps, ‘le sort’ est aussi l’effet de cette cause. Quand Cleveland dit que les sauvages ‘ne pouvaient ignorer le sort cruel auquel ils étaient destinés’,21 le sort ne coïncide évidemment pas avec le ‘destin’ puisqu’il en est le résultat. Et enfin, quand dans la cérémonie d’élection d’épouses à Sainte Hélène, Bridge constate que ‘le sort s’est déclaré contre tous nos désirs’, c’est du tirage au sort qu’il s’agit.22 Le vocable ‘sort’ est donc d’une grande complexité qui a ceci de particulier qu’il peut désigner à la fois la cause et l’effet et le lien entre les deux. En effet, le tirage au sort est ce que j’appellerais avec un terme emprunté à M. Foucault, la ‘signature’23 du sort. Cette signature, un coup de dés par exemple, ou un tirage au sort, écrit le sort, comme cause, dans le monde, en montrant quel en est et doit en être l’effet. Une analyse comparable au sujet des notions de destin et de Fortune amènerait le même résultat. Le destin est conçu comme une cause décidée dans un ailleurs inconnu qui produit un effet, qu’on appelle aussi ‘destin’ ou ‘destinée’. De la même façon, la ‘Fortune’ est la cause de la bonne ou mauvaise ‘fortune’ qui scande, comme effet, la vie des individus et dont Bridge et Cleveland
20
Prévost, Le Philosophe anglais, tome IV, p. 227. Prévost, Le Philosophe anglais, tome V, p. 219. 22 Prévost, Le Philosophe anglais, tome IV, p. 338. 23 Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 40 : Il n’y a pas de ressemblance sans signature. Le monde du similaire ne peut être qu’un monde marqué. ‘Ce n’est pas la volonté de Dieu, dit Paracelse, que ce qu’il crée pour le bénéfice de l’homme et ce qu’il lui a donné demeure caché… Et même s’il a caché certaines choses, il n’a rien laissé sans signes extérieurs et visibles avec des marques spéciales – tout comme un homme qui a enterré un trésor en marque l’‘endroit afin qu’il puisse le retrouver’. 21
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se demandent sans cesse quelle peut être la cause première dont ils ressentent de si terribles effets. Le bisémantisme des notions de destin, de Fortune et de sort est plus qu’une subtilité lexicale susceptible de compliquer l’étude de notre problème. Dans le lexique s’écrit de façon embryonnaire une idée fondamentale que le romancier Prévost n’ose pas encore dire de façon affirmative, mais qui se traduit et se trahit dans la narration et la composition de ses romans. Cette idée est qu’il y a des effets qui sont leur propre cause, que certains effets n’ont pas de cause et que peut-être il n’y a pas de cause première, pas de livre des destinées, pas de Providence. Quand l’effet coïncide avec la cause apparaît une idée qui n’est à proprement parler pensable que dans le roman, cachée dans et véhiculée par une composition narrative complexe : l’idée de la contingence, la possibilité qu’une chose arrive ou n’arrive pas, indépendamment d’une causalité contraignante. Je voudrais placer l’analyse du fragment de la cérémonie de SainteHélène sous le signe d’une Pensée qui, par hasard, se trouve être la toute dernière du recueil d’A.M. Dupuis : On parle de l’expérience du passé comme d’un flambeau qui doit éclairer les démarches futures et aide à conjecturer les événements ! Mais qu’un tel secours paraît faible quand on considère la variété infinie des motifs qui font agir les êtres libres et l’obscurité des ressorts qui déterminent les causes nécessaires.24
L’obscurité des causes nécessaires donne à cette ‘Pensée’ une tonalité métaphysique qui est largement absente du recueil de ses Pensées mais qui raisonne d’une façon particulière dans les trois premiers romans de Prévost. L’épisode de la colonie des exilés de La Rochelle qui s’installe à SainteHélène est une des trois utopies que contient le Cleveland. Il occupe le centre du récit de Bridge, le demi-frère et à plus d’un égard le double de Cleveland. Bridge, qui s’était présenté à Cromwell avait été immédiatement arrêté par ce père dénaturé pour être déporté aux îles. Il est sauvé par Mme Elliot qui l’amène, avec cinq autres hommes qu’elle est allé chercher en Europe, à Sainte-Hélène. La colonie de Sainte-Hélène, favorisée par l’extraordinaire fertilité de la terre, est cependant menacée d’extinction. Les femmes ne mettent au monde que des filles. ‘Il est vrai’, déclare Mme Elliot à Bridge, ‘que nos filles sont des créatures toutes parfaites ; il semble que la nature en les formant, mette en charmes tout ce qu’elle 24
Pensées de M. l’abbé Prévost, p. 215.
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aurait dû employer de plus pour produire un garçon’.25 D’emblée, la narration met en scène une situation polarisée. L’invraisemblance évidente de cette situation signale que la narration se fait pour quelque temps le véhicule d’un discours argumentatif, qui a besoin de poser son problème en termes clairs. D’emblée une proportion est posée : un garçon pour quatre filles, pendant vingt ans que la colonie existe. Le danger est littéralement ‘exponentiel’. Le besoin d’hommes est dès lors pressant. La solution du problème prend la forme de six hommes robustes de qui on attend qu’ils fécondent chacun une seule jeune fille qu’ils acceptent pour épouse. La colonie protestante ne saurait en aucun cas accepter la polygamie, qui résoudrait évidemment le problème. A travers la narration d’une histoire, Prévost pose le fameux problème de la probabilité, qui est immédiatement relancé car voilà que surgit la question de l’élection de 6 épouses dans un groupe de 96 jeunes filles nubiles. Cette élection, à laquelle préside le ministre de la colonie, se fait par tirage au sort, qui s’effectue en deux temps. Les filles sont d’abord partagées en 6 groupes de 16. Il n’est pas spécifié comment ce partage se fait et cela est étrange. Un premier tirage assigne un homme à chaque groupe. Dans un second temps, le tirage au sort indique la jeune fille qui doit appartenir au jeune homme assigné à son groupe. La narration héberge à nouveau un discours sur la probabilité. Les jeunes femmes se réjouissent de la procédure car, dit Bridge, ‘il semblait en effet qu’il y eût plus de proportion de seize à un, que de quatre-vingt-seize à six et cette réduction rapprochait en quelque sorte leurs espérances’.26 Les jeunes filles traduisent ainsi une foi en un destin calculable, soumis à une probabilité qu’on peut en quelque sorte diriger. Toutes sont désireuses d’être élues. Pour elles un tirage au sort n’en vaut pas un autre. Le sort apparaît comme manipulable par celui qui en est l’objet. Mais le lecteur ne saurait pas ne pas reconnaître la vanité de ces spéculations sur le Destin. Le propos de Bridge est légèrement ironique car il comprend que 6 sur 96 ou 1 sur 16 font la même proportion et que le sort n’est donc pas manipulable. Le tirage au sort en deux temps n’augmente pas les chances de chacun mais règle simplement qui peut entrer en compétition avec qui. Le partage en groupes et le tirage au sort de l’homme qui appartiendra à chaque groupe exclut certaines combinaisons. Ce que ce discours sur la probabilité montre est que s’il est sans doute possible de prévoir la proportion des chances de chacun, qui restent invariables, il reste toujours imprévisible qui aura 25 26
Prévost, Le Philosophe anglais, Tome IV, p. 299. Prévost, Le Philosophe anglais, Tome IV, p. 213.
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cette chance. En d’autres termes, le sort ne peut pas élire au sens où l’entend le ministre. A cette foi en un destin calculable, s’oppose de façon radicale la conception qu’a le ministre du tirage au sort. Le tirage au sort est pour lui ce que nous avons appelé une ‘signature’ de Dieu, qui marque sa volonté en faisant du tirage au sort l’instrument de son plan divin. Le sort fixé au ciel, qui est la cause première, devient le sort sur terre, comme effet de la volonté de Dieu, par l’intermédiaire du tirage au sort, qui est la ‘signature’ de Dieu. La signature est le lien entre la cause et l’effet. C’est ce que le ministre n’arrête pas de répéter, dès que le résultat du tirage est connu : ‘Voilà vos épouses : recevez-les de la main de dieu, dont la volonté vient de se déclarer’.27 En embrassant les jeunes élues, les six Européens acceptent leur sort. Pour le ministre c’est le Ciel qui a assigné son épouse à chacun des compagnons.28 Le ministre s’exprimera, tout au long du conflit qui se prépare dès la cérémonie du tirage au sort, en termes de ‘légitimité’ : les six hommes sont obligés de se joindre ‘à [leurs] légitimes épouses, à celles qu’il avait plu à Dieu de [leur] donner par la voie du sort et qu’[ils] avaient acceptées solennellement à la face du Ciel et de la terre pour vivre dans une douce union avec elles’.29 Mais le sort qui sera le leur, comme effet du tirage au sort, ne plaît pas aux six compagnons. Ou plutôt, ce sont leurs épouses qui leur déplaisent. Ils avaient accepté le tirage au sort étant convaincus qu’il ne pouvait leur assigner qu’une fille qui serait jolies parce qu’elles le sont presque toutes. Mais par un effet vraiment bizarre du sort, celle qui a été impartie à Bridge est une des seules qui soient vraiment laides. Cette issue du tirage au sort était hautement improbable, mais c’est l’improbable qui s’est réalisé. Il est remarquable que Bridge n’en conclut pas que le tirage au sort est complètement aléatoire. C’est une conclusion qui s’imposerait à un regard moderne, mais Prévost, qui frôle ici l’idée de la contingence, relance aussitôt la question sur l’orbite de la volonté divine. Bridge se croit persécuté par le sort : ‘j’étais si malheureusement partagé, déclaret-il dans son récit de cette fatale scène, qu’il semblait que le sort m’eût réservé exprès pour ce qu’il y avait de plus désagréable et de plus dégoûtant dans cette nombreuse compagnie de filles’.30 Plus encore que Cleveland, Bridge se sent persécuté par le sort. L’idée se renforce en lui que la colère 27 28 29 30
Prévost, Prévost, Prévost, Prévost,
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Philosophe Philosophe Philosophe Philosophe
anglais, anglais, anglais, anglais,
Tome Tome Tome Tome
IV, IV, IV, IV,
p. p. p. p.
325. 366. 388. 325.
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du ciel s’abat sur lui pour le punir des crimes de son père, Cromwell. Bridge se sent l’innocente victime d’un sort injuste. Loin donc de rejeter le tirage au sort comme un exercice aléatoire, Bridge y voit, comme le ministre, la signature de Dieu. Si pour le ministre la volonté de Dieu est nécessairement bonne, Bridge croit lire son mauvais sort comme l’œuvre d’un Dieu malveillant, qui punit les innocents. Sans que cela soit jamais explicité, Bridge est proche de l’aporie avec laquelle Voltaire luttera toute sa vie : si Dieu est toute bonté, il n’est pas tout-puissant car autrement il n’admettrait pas le mal ; si Dieu est tout-puissant, il ne saurait être bon. Comme le ministre, Bridge reconnaît l’existence d’une écriture divine qui se traduit par des signatures. Mais dans cette signature il ne saurait reconnaître l’image d’un Dieu qui serait toute bonté. Il est remarquable que les jeunes filles sont les seules qui ne reconnaissent pas la volonté de Dieu dans le tirage au sort. Pour elles, il s’agit d’augmenter leurs chances par une attitude pragmatique. Mais où est la voix de Prévost dans cette discussion qui oppose jusqu’ici trois point de vues différents ? Prévost est romancier et utilise les instruments de la narration dont il dispose. Un de ces instruments est la vraisemblance. L’épisode du tirage au sort est semé d’invraisemblances. Il s’avère en effet que les six compagnons sont atteints du même mal que Bridge. Au même moment, c’est-à-dire pendant la cérémonie du tirage au sort, chacun des six compagnons est tombé passionnément amoureux. Tous les six avaient fait comme Bridge : leur regard s’était fixé sur un objet qui les avait aussitôt enflammés. On a affaire à six coups de foudre simultanés, des six jeunes gens pour six jeunes filles différentes, qui justement ne leur sont pas réservées par le sort. Cette invraisemblance monumentale est liquidée en une phrase par Prévost : ‘Cette ressemblance d’aventures ne fit que serrer le lien qui nous unissait déjà’.31 L’invraisemblance de cette scène est une ‘signature’ du romancier par laquelle il signale que son discours se schématise et que sa pertinence n’est plus de l’ordre du narratif, mais de l’argumentatif. Mais cela étant, Prévost ne parle pas, il n’évoque aucune idée, mais il dirige la lecture. Le coup de foudre est un ‘accident’, une chose qui arrive. La question est de savoir si l’accident est destiné d’avance ou s’il arrive comme une possibilité qui aurait pu aussi ne pas se réaliser. Multiplier le même accident par 6, souligne par les moyens de la narration que le vrai problème est dans cette alternative. Lire la scène des six coups de foudres simultanés 31
Prévost, Le Philosophe anglais, Tome IV, p. 328.
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comme invraisemblable équivaut à dire que l’aléatoire ne peut pas se reproduire. La lire comme vraisemblable équivaut à dire que la reproduction du même accident désigne la toute-puissance de Dieu à qui il n’est pas impossible de signer le destin de six individus de la même façon. La vraisemblance est un effet de lecture et il appartient au romancier d’en faire l’instrument de sa ‘pensée’. Ce qui arrive à Bridge durant la cérémonie est donc aussi arrivé à ses cinq compagnons. Les termes de Bridge méritent ici d’être regardés de près : ‘L’amour me fit sentir tout d’un coup qu’il avait attaché le bonheur de ma vie à ce qu’il m’avait fait voir et que ce n’était plus du sort, ni de mon propre choix qu’il fallait l’attendre’.32 C’est une de ces formules typiquement prévostiennes qui traduisent un de ses sujets obsessionnels : la passion amoureuse qui s’abat sur l’individu et dont la cause demeure inexplicable. La vue a produit un effet inconnu mais on ne sait pas ce qu’il y a derrière cette vue. Le bonheur de Bridge ne dépend plus ni du sort, ni de sa propre volonté. Il n’a pas choisi librement l’objet de son amour, qui s’est imposé de lui-même. Ici encore, Prévost frôle l’idée de la contingence, que nous avons définie comme un effet sans cause identifiable, comme un pur hasard qui est un possible qui se réalise, mais sans nécessité. Pourtant la question est de nouveau relancée sur l’orbite de la signature de Dieu par un nouvel intervenant dans ce débat qui est Gelin. En brillant rhéteur qu’il est, Gelin ne conteste pas le tirage au sort en insistant sur son aspect aléatoire. Il s’ingère au contraire de façon extrêmement subtile dans l’argumentation du ministre pour la miner de l’intérieur. Pour Gelin, la vraie signature de Dieu réside dans le côté involontaire de l’amour, qui se produit indépendamment de la volonté : les desseins de dieu ne se déclarant jamais plus sensiblement que par ces mouvements indélibérés, auxquels la volonté de l’homme ne contribue en rien, nous les avions expliqués dans le sens le plus naturel, c’est-à-dire comme une marque que le ciel nous destinait à épouser les jeunes personnes pour lesquelles il nous inspirait tout d’un coup la plus vive affection.33
Ce raisonnement est tellement fin qu’il paraît devoir rester sans réplique. Aussi un murmure s’élève-t-il, témoignant de l’approbation de l’assistance, qui sort de l’Eglise. Mais le ministre empêche les compagnons de
32 33
Prévost, Le Philosophe anglais, Tome IV, p. 322. Prévost, Le philosophe anglais, Tome IV, p. 412.
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profiter du triomphe remporté par la rhétorique de Gelin et leur intime l’ordre de se constituer prisonnier. La portée argumentative de l’épisode du tirage au sort est indiscutable, par la polarisation des positions. Dans le grand écart entre une conception du sort comme dirigé par la volonté divine, incarnée par le ministre, et une conception du sort comme contingence, qui est constamment frôlée mais jamais évoquée, différentes positions sont successivement évaluées : celle de Bridge, celle de Gelin, celle des jeunes filles. La voix du romancier, qui ne se prononce pas, et sa liberté d’expression non encore reconnue à ce stade de l’évolution du roman, s’exercent dans la construction du récit et par les ressources de la narration. La catégorie narrative qui exige de la vraisemblance est un des connecteurs entre le niveau narratif et le niveau argumentatif. L’invraisemblance n’est en effet pas toujours maladresse ou signe d’incompétence. Entre les mains du plus grand romancier de son temps, l’invraisemblance est le signe le plus clair par lequel le romancier marque son existence et peut-être même pointe-t-elle vers ses idées. Il faut revenir, pour finir aux jeunes filles. Cette catégorie de personnages est le pivot d’un raisonnement sur la probabilité, on l’a vu. Les compagnons, après avoir rejeté définitivement les ordres du ministre de la colonie, ont consommé, tous ensemble, leur mariage avec les jeunes femmes qu’ils aiment après un rituel qui se déroule au clair de lune. On ne s’arrêtera pas à l’indécence de cette scène qui est une enfreinte à une autre catégorie du récit, à savoir les bienséances. Cette enfreinte paraît futile quand on voit dans la manipulation des bienséances un autre moyen pragmatique dont dispose le romancier pour connecter le niveau purement narratif et le niveau argumentatif du discours romanesque. Cet unique commerce des six jeunes gens avec leurs amantes donne en effet lieu à une spéculation où la question de la vraisemblance est aussitôt convoquée, par Bridge : Faisons-nous la violence de passer trois ou quatre mois en prison, il est impossible que des six que nous sommes il n’y en ait pas du moins quelques-unes dont l’amour ait produit des fruits qui paraîtront. La grossesse de quelques-unes de nos épouses suffira sans doute au ministre pour le persuader de la réalité de notre commerce et il faudra le supposer le plus méchant de tous les hommes pour le croire capable après cela de nous séparer.34
La ‘certitude’ de Bridge, qui estime la probabilité des grossesses après un seul commerce à 1 sur 3 au moins, est évidemment hautement improbable. Les compagnons, dit Bridge, ‘goutèrent tellement ce conseil qu’ils 34
Prévost, Le Philosophe anglais, p. 422.
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m’embrassèrent mille fois en témoignage de reconnaissance’.35 Pour les six européens il n’y a aucune invraisemblance et l’expédient imaginé par Bridge est considéré comme infaillible. Le romancier, cette fois-ci prépare son coup de loin. La certitude de Bridge et ses amis vole en éclats quand au bout de quelques mois, une seule des filles paraît enceinte. C’est Angélique, l’amante de Bridge. Le sort se laisse calculer, mais ce calcul n’est jamais qu’un ensemble de possibilités qui pourraient tout aussi bien ne pas se réaliser. Le probable n’est pas une catégorie du nécessaire mais du possible. En d’autres termes, il était tout aussi possible qu’aucune des jeunes fille ne se trouvât enceinte après la nuit de noces collective. La manipulation de la catégorie de la vraisemblance conduit à une ‘pensée’ du romancier, qui ne se déclare pas autrement que dans sa composition. Le romancier compose donc son récit en même temps qu’il compose avec son lecteur. Il ménage dans son roman des failles, qui peuvent concerner des catégories comme la vraisemblance ou les bienséances. Dans les brèches faites dans la narration, le discours s’ouvre à l’argumentation. L’idée fondamentale qui peut se lire dans cette brèche n’est jamais évoquée par aucun personnage, mais elle est constamment frôlée. C’est l’idée de la contingence, de la cause sans effet, du hasard qu’à ce stade de l’évolution des mentalités, peu d’écrivains osent définir sans précaution comme une possibilité qui se réalise, mais qui aurait aussi pu ne pas se réaliser.
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Prévost, Le Philosophe anglais, p. 423.
SUR MOUHY LAMÉKIS, OU DE L’ESPRIT DES LOIS DU CHEVALIER DE MOUHY A Annie Rivara Lyon
Le modèle narratif des Folies romanesques L’on sait le peu de cas que Mouhy affectait de faire de ses romans. Voici ce qu’il déclare dans l’Avertissement de la Huitième et dernière partie de Lamékis (1735-1738): Ce que je puis faire de mieux pour moi, c’est d’attendre le jugement que le public en prononcera. Si j’étais à sa place, je ne feindrais point de dire ou que l’auteur est fou ou qu’il a de grandes dispositions à le devenir. Si cet aveu n’est point honorable, du moins il est adroit ; il y a bien des choses qu’on passe à la folie, et il n’en est pas de même pour ceux qui se sont annoncés raisonnables, et qui veulent l’être en dépit du bon sens. On ne leur fait aucun quartier, et on a en vérité raison.1
Le fameux chevalier n’insiste-t-il pas un peu trop souvent sur ses folies romanesques pour qu’on le prenne au sérieux. Ne serait-il pas plus sage de lire les affirmations de Mouhy comme ‘discours oblique’, c’est-à-dire comme un discours qui suggère le contraire de ce qu’il déclare ? L’aveu de folie est en effet adroit, comme il le signale lui-même. La folie peut faire passer bien des choses. Mais lesquelles ? Si l’on accepte de lire les assertions préfacielles de Mouhy comme ‘discours oblique’, où faut-il aller chercher le sérieux dont ses folies romanesques sont l’emballage cadeau ?2 Cet article est inédit. 1 Mouhy, Lamékis (1735), Huitième Partie, Avertissement, in Jan Herman et Christian Angelet (éds), Recueil de Préfaces de romans du XVIIIe siècle, Tome I, Saint-Etienne, Presses universitaires et Leuven, Presses universitaires, 1999, p. 169. Les Préfaces aux différentes livraisons (Parties I, III, V et VIII) de Lamékis n’ont pas été reprises dans l’édition de l’œuvre dans les Voyages imaginaires de Garnier, publiée à Amsterdam, rue et hôtel Serpente, 1787, tomes XX et XXI, qui est par ailleurs notre édition de référence. 2 Nous consacrons une section de ce receuil à la technique d’écriture du ‘discours oblique’ dans la perspective du sociologue américain Leo Strauss, qui parle du ductus obliquus dans Persécution et l’art d’écrire, Paris, Gallimard, Tel, 2009.
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A cette question, que le lecteur familier des productions de cet auteur est en droit de se poser, Mouhy répond, dans l’Avertissement de la Troisième Partie, par un autre ‘discours oblique’ : Je les avertis de la meilleure fois du monde, que mon but dans mes productions est autant de les porter à la vertu qu’à les amuser, et que j’éloignerai toute ma vie de mes écrits ce venin dangereux dont quelques auteurs les infectent, dans la seule vue d’y glisser adroitement des manières équivoques qui peuvent se rapporter à l’Etat ou à la Religion. Tout ce qui ressemble à ces choses s’éloigne absolument de ma façon de penser, tout ce qui m’est défendu, est pour moi respectable.3
De nouveau, l’insistance sur ce qu’il ne fera pas est trop forte pour que le propos ne s’inverse pas en son contraire. Les détails avec lesquels Mouhy décrit les démarches de ceux à qui il ne veut pas ressembler sont trop explicites pour ne pas suggérer qu’il les imitera en effet et que son intention est précisément de parler de manière équivoque de choses qui regardent la Religion et l’Etat. Le contrat de lecture proposé par Mouhy à son lecteur est donc bien particulier. En tant que ‘discours oblique’, il s’inscrit pourtant dans une très longue tradition, qui commence sans doute par la paradoxale Histoire véritable de Lucien (IIe siècle), où l’auteur déclare que tout ce qu’il racontera est faux. Mais c’est surtout d’Erasme que Mouhy se souvient : que signifie un discours où il est parlé de toutes sortes de folies par la Folie même ? Pour ceux qui pourraient croire qu’un fou n’a rien de très sérieux à dire sur les folies quelles qu’elles soient, il faut ajouter que l’ouvrage est un éloge de la Folie,… par la Folie. Un labyrinthe de folies. On aurait tort de lire Lamékis comme un livre où l’auteur verse dans le burlesque sans savoir où il va. Pour une fois, Mouhy sait où il va et ; cette fois-ci, on a affaire à un livre achevé. De plus, Mouhy ne manque pas de culture littéraire. Les modèles narratifs empruntés à la longue tradition du roman sont en effet nombreux. Le modèle narratif du roman grec de l’Antiquité Lamékis raconte lui-même ses aventures. Son récit adopte la structure d’un roman grec de la Seconde Sophistique, à laquelle appartient aussi Lucien, déjà évoqué.4 Il commence donc in medias res. Un roman de la Seconde Sophistique, comme Théagène et Chariclée d’Héliodore, 3
Mouhy, Lamékis, Troisième Partie, p. 167. La Seconde Sophistique est un courant littéraire coïncidant avec la renaissance du Grec dans l’empire romain, entre le règne de Néron et le début du IIIe siècle. 4
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est l’histoire de la séparation de deux jeunes personnes, souvent d’ascendance royale, et de leur réunion finale, qui n’aboutit pas seulement au mariage, mais aussi à la royauté et à la possession du royaume d’où ils ont été éloignés dans leur jeunesse. Très longtemps les héros sont persécutés par le sort, leurs aventures se déroulent pour une bonne part sur mer. Ils doivent faire face à tempêtes et naufrages ; des ordalies les exposent aux éléments, entièrement abandonnés à la Providence. Dans toutes ses aventures, les deux héros parviennent de façon presque miraculeuse à préserver leur virginité, malgré des menaces et des ruses de quantité de personnes à mauvaises intentions. Le lecteur fait connaissance avec Lamékis, fils d’un prêtre égyptien, quand ses aventures touchent presque à leur fin. Il se trouve à bord d’un vaisseau où il raconte son histoire à un autre passager, Sinouïs. Ils viennent juste d’essuyer une effroyable tempête, à laquelle le bateau a heureusement résisté. Lamékis est à la recherche de sa femme, Cléomélis, dont il a été séparé à cause d’un soupçon d’infidélité tout à fait injustifié. Conscient de son injustice, il se reproche son propre aveuglement. Dans une immense analepse, occupant pratiquement les quatre premières parties du roman, Lamékis explique comment il a pu en arriver à la situation où il se trouve au moment où il rencontre Sinouïs. Quand après cette longue analepse Lamékis-narrateur aura rejoint le moment de la narration, le lecteur a déjà lu plus de la moitié du roman. De plus, le récit analeptique de Lamékis sera encore plusieurs fois interrompu par des phénomènes atmosphériques étranges. Soudain le navire sur lequel se trouvent les deux interlocuteurs est élevé au ciel par une onde immense qui les dépose dans l’île des Sylphides, une planète. Lamékis ne pourra reprendre son récit qu’en différentes séances de narration, dans cette île-planète et après le retour sur terre, pour rejoindre enfin le moment présent. C’est alors qu’il continue sa recherche de Cléomélis. Tout se terminera bien : aidé de Sinouïs, Lamékis retrouvera sa femme, se fera pardonner ses soupçons, punira les méchants. Devenu roi, Lamékis se met à coucher ses aventures par écrit. Le livre que le lecteur tient entre les mains est le manuscrit, très vieux, de Lamékis. Si le chevalier de Mouhy fait adopter par son héros-narrateur la structure du roman grec de la Seconde Sophistique, c’est qu’en empruntant ce modèle narratif, il peut donner d’emblée à son roman la structure d’un labyrinthe. Il récit ne commence pas seulement in medias res, le déroulement n’en est pas seulement interrompu pas des aventures sans beaucoup de rapport avec le récit principal (comme celle de l’île des Sylphides), la longue analepse qui reprend les aventures au début est en outre truffée
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de récits au second degré, qui en contiennent d’autres au troisième degré de narration. Les aventures de Lamékis et de Sinouïs et leur recherche de Cléomélis est donc le corridor central du roman sur lequel débouchent des galeries d’où sortent d’autres personnages ayant chacun leur histoire. Vers ces corridors latéraux du labyrinthe textuel convergent d’autres histoires racontées par d’autres personnages encore sortant de galeries encore plus reculées. Le labyrinthe est aussi la structure spatiale fondamentale du livre. Toutes les histoires racontées dans ce très complexe roman se déroulent dans un espace labyrinthique, tantôt souterrain, tantôt aérien, tantôt terrestre. La forme du roman est à l’image de l’espace où se déroule l’action. La structure labyrinthique du texte même et des aventures racontées n’est pas gratuite. Elle rend la lecture linéaire du récit impossible. Elle est faite pour que le lecteur s’y perde. En brouillant les pistes du récit, Mouhy déplace le centre d’intérêt sur un autre plan qui est signalé par la répétition de certains motifs ou situations. Le récit, interrompu sans cesse, se retire derrière certaines scènes qui sont mises en évidence par leur récurrence. On peut d’emblée en énumérer quelques-unes. Nombreuses sont les scènes où un personnage est initié à un mystère. Au sein de l’espace labyrinthique, il y a un parcours secret qui se fait reconnaître à certains signaux comme sa décoration de plus en plus riche et de plus en plus merveilleuse. Le long de ce parcours un personnage est conduit à un endroit où un secret soigneusement gardé lui est révélé, à certaines conditions. Ce secret est le plus souvent lié à un Livre divin contenant une Loi. Le personnage qui reçoit son initiation, ou qui y est invité ou forcé, vient d’un autre monde. On verra des personnages descendre dans des souterrains jusqu’au centre de la terre, où ils font la connaissance de créatures monstrueuses et hybrides : hommes-vers et hommes-crapauds. Ces créatures ont leur secrets et leurs livres. On en verra d’autres, comme Lamékis et Sinouïs, élevés aux étoiles et à l’île des Sylphides qui est un monde peuplé d’être éthérés, désincarnés, sans substance, auxquelles ils sont invités de se joindre après une cérémonie d’initiation à laquelle est de nouveau lié un Livre de la Loi. Par la récurrence du parcours initiatique à travers un labyrinthe, dans un texte dont la structure est elle-même labyrinthique, le roman de Mouhy révèle un de ses arguments, caché au fond du labyrinthe textuel comme son propre ‘secret’. Au bout du parcours d’initiation du personnage, le récit débouche sur des questions qui concernent l’origine des religions, l’origine des peuples qui y est liée, l’évolution et la hiérarchie des espèces de l’hybridité à la pure essence.
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Le récit de Lamékis est aussi un manuscrit, écrit par lui-même. Dans Lamékis, Mouhy laisse échapper l’occasion de raconter l’histoire du manuscrit qui est très développée dans d’autres romans de sa main. On n’apprend pas, comme dans La Mouche par exemple, comment ce manuscrit est parvenu à celui qui l’édite. D’autres ressources du topos du manuscrit retrouvé sont en revanche exploitées. Le manuscrit est extrêmement vieux. Il présente des lacunes à des moments essentiels, quand un secret est sur le point d’être révélé. Mouhy n’est pas le premier éditeur du manuscrit de Lamékis. A en juger par l’abondant apparat de notes, le manuscrit a été lu et étudié par énormément de savants à travers les âges. Aristote l’a vu et s’est trompé dans certaines lectures. Après lui Heinsius, Scaliger et Cyrano de Bergerac l’ont eu entre les mains ainsi qu’une infinité de grands savants dont la liste remplirait une page entière. Dans cet apparat de notes Mouhy s’occupe de problèmes linguistiques posés par un texte où les personnages, appartenant à différents peuples, s’expriment en un grand nombre de langues. Mais surtout, Mouhy-éditeur s’intéresse aux coutumes de ces différents peuples, qu’il ridiculise avec une verve inédite. Lamékis apparaît comme la version romanesque d’une réflexion sur les lois et les coutumes de différents peuples imaginaires. Pour Mouhy, il apparaît moins important de démasquer la fausse érudition, comme le faisait Rabelais, avec qui on pourrait être tenté de le mettre en rapport. L’érudition dont Mouhy arrose le manuscrit de Lamékis est entièrement contrefaite et dégage trop un relent d’absurdité pour pouvoir être mise sur le compte d’Aristote ou de Heinsius. A travers le ridicule, Mouhy met en évidence la relativité des coutumes et des usages des peuples, d’une manière qui dépasse en ridicule dix fois ce que fera Voltaire dans Micromégas. Ainsi, dans le pays des Amphitéoclès, la manière de demander silence est de jeter sa toque au nez de celui dont on veut être entendu. Dans ce royaume, il n’est pas permis aux sujets de regarder le souverain en face et même de respirer en sa présence. Quand il apparaît, on ferme les yeux et on met le doigt dans la bouche, signe de respect. Une note ajoute que d’aucuns prétendent que le doigt dans la bouche était un expédient pour ne pas suffoquer ‘parce qu’on peut respirer de cette sorte sans qu’on s’en aperçoive’.5 Dans l’Avertissement de la Troisième Partie de Lamékis, Mouhy suggère au lecteur de passer les notes à la première lecture ; le sujet de lui-même est si abstrait et demande une telle attention qu’il doit être suivi sans aucune 5
Mouhy, Lamékis, Troisième Partie, p. 228-29.
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interruption ; j’avertis encore qu’une première vue ne suffira pas pour entendre les matières qui y sont exposées. Tout est ici mystères et secrets ; ce n’est qu’avec une application continuelle qu’on peut parvenir à en trouver la clef ; si quelque lecteur est assez heureux pour y parvenir, je le prie avec insistance de vouloir bien me la communiquer ; je l’ai perdue depuis longtemps, et je serais au comble de la joie de la retrouver.6
Que Mouhy ait perdu la clef, ne signifie pas qu’il n’y en a pas. Dans les Avertissements éparpillés sur les différents tomes de l’œuvre, l’auteur propose adroitement un contrat de lecture. Le lecteur est invité à chercher la clef que l’auteur a perdue. L’auteur s’est égaré dans son propre labyrinthe. C’est encore une folie romanesque de Mouhy bien sûr. Car la clef est là : ‘tout est ici mystères et secrets’. Mystère et secret sont les arguments centraux du roman, répétés dans la récurrence des scènes d’initiation : un peuple ou une nation fonde son origine dans un secret de nature religieuse. Ce secret est lié à une Loi instaurée par son fondateur, figure humaine érigée en divinité après sa mort ou sa disparition. Sa Loi est écrite dans un Livre conservé dans un sanctuaire au plus profond du parcours initiatique. Cette Loi fonde la séparation d’un pouvoir politique et d’un pouvoir religieux. Le pouvoir religieux protège le secret. Mouhy s’applique à montrer, surtout dans les notes, combien ces lois, coutumes et interdits liés au culte sont absurdes pour un étranger qui vient d’un autre monde. Il semble même que la Loi n’est faite que pour instaurer une scission au sein du pouvoir, qu’un ordre religieux et un ordre politique se partagent. Quand le pouvoir politique transgresse la Loi entourée de cultes et de secrets par le pouvoir religieux, l’Etat s’effondre. La Loi est connue, elle est écrite dans un Livre conservé au sanctuaire. Mais au plus profond du sanctuaire, au-delà du Livre de la Loi, un autre secret est conservé. Aux endroits où le secret des secrets est sur le point d’être révélé, le texte présente soudain une lacune. Le contrat de lecture proposé dans les Avertissements par Mouhy propose plusieurs lectures du texte. ‘Une première vue ne suffira pas pour entendre les matières qui y sont exposées’. C’est après une application continuelle qu’on en trouvera enfin la clef, que l’auteur feint d’avoir perdue. On peut essayer de sortir du labyrinthe textuel par la reconstruction linéaire de l’histoire de Lamékis qui constitue l’axe central du roman. La plupart des motifs récurrents y sont exposés.
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Mouhy, Lamékis, Troisième Partie, Avertissement, in Recueil de Préfaces, p. 167.
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Les aventures de Lamékis La reconstruction linéaire des aventures de Lamékis n’est possible qu’à la fin du récit, quand tous les événements qui le composent, racontés à différents moments, tombent enfin en place. Les ressemblances avec le roman grec n’en deviennent que plus claires. Lamékis est le fils d’un grand-prêtre du culte du dieu Sérapis, en Egypte. Les aventures du petit Lamékis sont déclenchées par un conflit entre ce grand-prêtre, son père, et la reine d’Egypte, Sémiramis. Celle-ci veut connaître les secrets du culte de Sérapis. Sur la connaissance des mystères liés à ce culte est fondée la séparation du pouvoir politique, assumé par la roi ou la reine, et du pouvoir religieux, assumé par le grand-prêtre. Malgré l’interdit consigné dans le Livre contenant la Loi de Sérapis, Sémiramis oblige le grand-prêtre à la conduire dans les souterrains en dessous du Temple de Sérapis. Un très long parcours initiatique la conduit au Livre de la Loi, et puis à la catacombe sacrée de Vestasia où le secret des secrets est gardé par trois vierges. C’est l’endroit où le texte présente, fort à propos pour le projet de Mouhy, une première lacune. Remonté à la surface, Sémiramis décide d’exterminer le culte de Sérapis. Elle a pu constater de ses propres yeux que sous le sanctuaire s’est créé un monde souterrain de prêtres et de sujets préposés au culte susceptibles de prendre un jour le pouvoir. Le grand-prêtre et sa famille se réfugient dans le sanctuaire. Connaissant la structure du labyrinthe souterrain, les fugitifs réussissent par des passages secrets à gagner la mer, où ils sont néanmoins rattrapés par les soldats de Sémiramis. La reine expose le grand-prêtre et sa famille à une ordalie, ingrédient obligé dans un roman grec de la Seconde Sophistique. La famille du grand-prêtre et celle d’un ministre qui lui est resté fidèle sont placées dans un bateau sans mât ni voile et abandonnées aux vagues. A cette ordalie ne survivront que peu de passagers : Lamékis, sa mère et la fille du ministre, Cléomélis. Lamékis ne les retrouvera que beaucoup plus tard. Un accident dont lui-même ne se souvient plus les sépare. Lamékis se réveille entre les bras d’un homme bleu, qui s’appelle Motaoca. Motacoa adopte Lamékis et lui donne son éducation. Ils passent dix années ensemble. Motacoa raconte aussi son histoire à Lamékis. C’est une longue analepse dans l’analepse, car n’oublions pas que toute l’histoire est racontée par Lamékis sur le navire où il a rencontré Sinouïs. L’histoire de Motacoa ressemble à plusieurs endroits à la sienne : Motacoa est lui aussi un fugitif, expulsé de son pays. Son histoire commence aussi avec celle de ses parents. Il est d’origine royale. Son pays est celui
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des Abdalles, hommes bleus. Sur un faux soupçon d’infidélité, sa mère a été exposée elle aussi à une ordalie : avec son enfant on l’a descendue dans un panier dans l’affreux puits d’Houzaïl. Par miracle, mère et fils ont survécu à la descente qui a duré trois jours. Au centre de la terre, ils ont eux aussi trouvé un sauveur, Lodaï, un autre fugitif. Quand Motacoa a commencé à explorer le souterrain, il a découvert un passage qui pouvait le ramener à la surface. Il y a rencontré Boldéon, chef d’une rébellion contre le nouveau roi des Abadalles, qui est un usurpateur. Motacoa, qui est le prince héritier de ce royaume arrive donc fort à propos pour réclamer son trône. Quand l’histoire de Motacoa rejoint le moment présent, Motacoa va prendre possession de son royaume, assisté de Boldéon, Lodaï et Lamékis, son protégé. Lamékis et Motacoa sont désormais intimement liés, comme père d’adoption et fils adoptif, mais aussi comme roi et sujet. On est entré dans la sixième partie, où le récit sort de son labyrinthe et devient linéaire. A la cour de Motacoa, Lamékis retrouve sa mère et la fille du ministre, qui ont eux aussi survécu à l’ordalie. Lamékis s’éprend de la jeune fille devenue une jeune femme d’une ravissante beauté. Elle s’appelle Cléomélis. Ils se marient. Mais par un malheureux concours de circonstances, dont une partie est mise en scène par Zélimon, le méchant fils de Boldéon, Lamékis soupçonne Motacoa, son roi et père d’adoption, d’être amoureux de Cléomélis. Lamékis, trompé par des scènes ambiguës dont il est témoin, poignarde sa femme. Il est condamné à l’ordalie, livré aux vagues mais survit et revient encore. Il poignarde une seconde fois sa femme, qui a survécu au premier attentat. Il s’enfuit et revient. C’est durant son second retour au pays des Abdalles que Lamékis rencontre Sinouïs, son interlocuteur sur le navire où il a raconté toute cette histoire. Sinouïs l’aidera, après l’aventure de l’île des Sylphides, à regagner Cléomélis et à démasquer le perfide Zélimon, le metteur en scène des épisodes ambigus. Ce récit, qui présente toutes les caractéristiques d’un roman de la Seconde Sophistique, dont les modèles étaient bien connus au XVIIIe siècle, n’est que l’axe central du labyrinthe textuel. On pourrait l’appeler terrestre, ou maritime. C’est à partir de galeries latérales que d’autres régions seront explorées. Le bateau de Lamékis et Sinouïs est transporté par une immense vague dans l’île des Sylphides, qui est un univers aérien. Quand, d’autre part, Motacoa, après avoir trouvé une issue du labyrinthe où il a passé douze ans en compagnie de sa mère et de Lodaï redescend dans l’intérieur de la terre pour aller les chercher, il est confronté à des monstres hybrides, hommes-vers et hommes-crapauds qui l’enlèvent en
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le séparant de Lodaï et de sa mère. Une partie des aventures de Motacoa se déroule dans un univers souterrain.7 Les différentes galeries du texte-labyrinthe, se ressemblent à certains égards. Les ressemblances entre les aventures de Lamékis et celles de Motacoa sont claires. Elles sont conformes à ce qu’on peut attendre d’un roman grec. Le début in medias res ne confère pas seulement une structure labyrinthique au récit, d’autres topoi de ce modèle sont adroitement mis à contribution par Mouhy dont le projet est désormais clair. L’ordalie à laquelle sont exposés Lamékis aussi bien que Motacoa transporte le personnage d’un monde à l’autre. La tempête, le naufrage ou l’immense onde qui élève le bateau de Lamékis et Sinouïs remplissent la même fonction. Mais les corridors les plus reculés du labyrinthe textuel, où les personnages sont confrontés à des créatures qui ne les ressemblent pas, n’ont plus rien d’un roman grec. Ils se ressemblent pourtant par la récurrence de certaines scènes d’initiation qu’on a évoquées ci-dessus et auxquelles il faut revenir ici. L’initiation et le secret Dans Lamékis, l’espace s’organise autour de trois labyrinthes. L’univers parcouru par les personnages qui sont amenés d’un monde à l’autre par les moyens que l’on sait est organisé en trois zones – terrestre, aérienne et souterraine – qui correspondent à autant de labyrinthes. La question de l’initiation est déjà un événement majeur sur l’axe terrestre le long duquel le roman est lancé. La reine Sémiramis enfreint la Loi de Sérapis en forçant le grand-prêtre à l’initier au secret. Cette enfreinte est l’événement déclencheur du roman. Au fur et à mesure que le récit se ramifie, les histoires latérales amènent d’autres labyrinthes, d’autres descentes et d’autres initiations. Sur l’axe aérien, où l’on suit les aventures de Lamékis et de Sinouïs dans l’île des Sylphides, les deux amis descendent de l’arbre énorme sur lequel leur navire a été déposé par l’énorme vague qui les a amenés dans cette ‘moyenne région’.8 Assis sur un nuage, ils arrivent dans un palais aérien. D’appartement en appartement et de galerie en galerie,9 ils 7
Voir le livre de Mathieu Brunet, L’appel du monstrueux. Pensées et Poétiques du désordre en France au XVIIIe siècle, Leuven-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2010. 8 Mouhy, Lamékis, Deuxième Partie, p. 126, note. 9 Le palais que parcourent Lamékis et Sinouïs est explicitement désigné comme un labyrinthe : ‘Nous arpentâmes de nouveau ce vaste labyrinthe, mais il nous fut impossible de retrouver le vestibule […]’. Mouhy, Lamékis, Deuxième Partie, p. 132.
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parcourent le palais. Pendant cette errance ils sont séparés, mais Lamékis finit par arriver dans une chambre où une balustrade de marbre défend l’entrée du lieu qui marque la fin de son parcours : à une table se trouve assis un jeune homme, les yeux attachés sur un grand Livre.10 Ce personnage s’appelle Dehahal. Il est lui aussi un humain qui, aspirant à une forme moins matérielle d’existence, est arrivé par ses propres moyens dans ce monde aérien. Il y a été initié aux secrets de la désincarnation qui libère l’esprit de son enveloppe physique. Il s’est plié au rituel d’initiation qui lui a permis enfin de lire dans le Livre de la Loi de Sehalgalis, la divinité de ce monde aérien. Lamékis est ensuite invité par Dehahal à se soumettre lui aussi à ce rituel d’initiation, qui va de pair avec ‘l’épreuve des douze tables’. Quand Lamékis apprend en quoi consiste cette épreuve, il refuse l’initiation. Dehahal se met alors en colère et ordonne à ses acolytes que Lamékis soit rejeté sur la terre transformé en serpent. Sinouïs de son côté aura le même sort et sera transformé en hibou. Un oracle, autre topos du roman grec, apprend à Lamékis qu’ils ne reprendra sa forme première que quand il aura trouvé une ‘femme pure’. Quand Lamékis retrouvera sa forme humaine, la réalisation de l’oracle sera l’ultime preuve que son épouse Cléomélis, enfin retrouvée, lui a été fidèle. En quoi consistait cette ‘épreuve des douze tables’ à laquelle Dehahal s’est soumis et dont Lamékis s’abstient. Il s’agit de se faire démembrer après avoir été écorché vif. Dehahal raconte : le prosélyte est avalé par une gigantesque abeille, au sein de laquelle la très douloureuse opération a lieu. Lui-même, après avoir été ainsi désincarné, a ensuite été revêtu de muscles qui le rendaient visible. Les peaux des initiés, en revanche, sont conservées aux archives. L’‘épreuve des douze tables’ autorise l’initié à lire dans le Livre de la Loi : ‘Il ne manquait plus qu’une formalité essentielle pour mon initiation, c’était la sainte lecture des usages, des lois et des mœurs’, raconte Dehahal.11 Cette lecture est de nouveau liée à un rituel ridicule et absurde. L’initié est conduit en grande pompe à une salle ‘où a été déposé un triple rouleau’ : Deux sylphes me saisirent chacun par un pied et me suspendirent en l’air, pour y entendre la lecture de l’histoire sacrée ; un autel sur lequel paraissait un simulacre, représentant Sehalgalis, fut ouvert.12
On lui arrache ensuite deux dents de chaque côté, on les brûle pour lui en insuffler la fumée dans la bouche par une seringue, avec une telle 10 11 12
Mouhy, Lamékis, Troisième Partie, p. 271. Mouhy, Lamékis, Quatrième Partie, p. 279. Mouhy, Lamékis, Quatrième Partie, p. 338.
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force qu’‘elle me sortit bientôt par les yeux et par les oreilles’.13 Le triple rouleau est tiré du sanctuaire, mais au moment où Dehahal pourra enfin connaître le secret des secrets, le manuscrit s’interrompt. Sur l’axe souterrain, les choses se passent de façon semblable. Motacoa, redescendant dans le souterrain pour aider sa mère et son père adoptif Lodaï à regagner la surface de la terre, est séparé de son compagnon Boldéon et erre dans le labyrinthe souterrain. Il entre peu à peu dans un autre monde, appelé le monde de Trifolday, le pays des hommes-vers. Il rencontre une jeune fille qui paraît de sa race, et qu’il a déjà vue en rêve. Elle est aussitôt enlevée par des hommes-vers. Mais il la retrouvera, après avoir suivi un chemin qui ressemble au parcours initiatique que nous connaissons déjà par des scènes parallèles sur les autres axes du textelabyrinthe. Il arrive dans un lieu qui se fait remarquer par sa splendeur. D’abord un long corridor dont la voûte est lambrissée avec art. Cette galerie voûtée aboutit sur les bords d’un canal dont l’eau est de vif argent. A côté il découvre un ruisseau de souffre allumé. Une porte à droite ouvre ensuite sur un appartement éclairé de flambeaux qui flattent agréablement l’odorat. Motacoa arrive dans une grande salle au milieu de laquelle se trouve un mausolée de pierres de différentes couleurs. Le tombeau est soutenu par quatre hommes de la terre sculptés. Motacoa entend alors une voix dans sa propre langue qui semble venir d’un appartement voisin. Il est ensuite témoin d’une dispute entre la jeune beauté qu’il a vue en rêve et qui lui a été enlevée dans le souterrain : ‘Non barbare, je ne serai jamais à toi ; tes persécutions sont vaines : j’aime mieux descendre dans la nuit du tombeau que de m’unir à un monstre tel que toi’.14 Le monstre en question est Za-ra-ouf, le roi de Trifolday, un homme-ver. Quand le poignard est déjà levé, Motacoa veut intervenir, mais Za-ra-ouf est fort. Au dernier moment, un chien énorme survient et arrache la vie à Za-ra-ouf. Le parcours dans le labyrinthe de Motacoa n’est différent des scènes comparables que par le fait que l’initiation concerne ici non pas les secrets de la religion, mais ceux de l’amour. Ensemble, Motacoa et la Princesse vont s’échapper, aidé du chien Falboa. Ils retrouveront la mère et Lodaï et guidés par le chien, ils gagneront la surface. La jeune beauté révèle alors son identité. Elle est la Princesse Nasilaë, la fille du roi des Amphitéoclès, un peuple qui, comme les Abdalles dont Motacoa deviendra le souverain, vit sur terre. Une fois unis par le mariage, Motacoa et Nasilaë régneront sur les deux royaumes. 13 14
Mouhy, Lamékis, Quatrième Partie, p. 339. Mouhy, Lamékis, Deuxième Partie, p. 140.
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Cette aventure, Motacoa l’a déjà vue en rêve, qui en présente une version floue et déformée. Au bout du parcours onirique, il découvre, comme les personnages dans les scènes comparables, un Livre : Je rêvais donc que j’étais dans cet antre, lorsque [le] fond du rocher s’ouvrit avec un tremblement de terre, et me laissa voir une galerie éclairée ; la voûte était parsemée de mille pierreries de couleurs différentes, qui rendaient un éclat si brillant, que les yeux pouvaient à peine en soutenir le feu. J’y entrai ; elle aboutissait à une grande salle ornée et décorée avec autant d’art, que si nos plus habiles ouvriers y eussent mis la main. Une table d’une seule opale était au milieu, devant laquelle était un fauteuil de nacre de perle d’un travail exquis : un livre ouvert, dont les caractères étaient d’or, paraissait sur cette table ; je m’en rapprochai, et me voyant seul, je ne pus résister à la curiosité de lire une sentence qui était détachée : ‘Tu ne peux, disait-elle, ô mortel, monter sur un trône qui t’appartient sans que l’hymen à la face d’Ascalisse ne t’y place’. Ces paroles me convenaient si bien, que je m’en fis l’application.15
Ascalisse, dans le langage de Motacoa, signifie ‘couleur de rose’, comme l’explique une note. Le Livre n’est plus le Livre de la Loi, c’est le Livre de la Destinée, livre oraculaire où se trouve écrit, de façon cryptée, ce qui arrivera si certaines conditions sont remplies. Apparaissent ensuite deux Spilghis, c’est-à-dire des ‘anges’, ayant le doigt devant la bouche, qui conduisent Motacoa dans un autre appartement, splendidement décoré lui aussi, où il découvre une belle endormie allongée sur un lit. Quand la belle lâche un soupir, un Spilghis la frappe d’une verge de cristal. Elle jette un cri. Sur ce, Motacoa se réveille en sursaut, se rendent compte qu’il vient d’avoir un rêve prémonitoire. En la belle endormie, Motacoa reconnaîtra plus tard la princesse à qui il sauve la vie. Elle est héritière du royaume des Amphitéoclès, enlevée par l’horrible monstre Za-ra-ouf. Comme elle le raconte elle-même, elle avait été enlevée du royaume des Amphitéoclès pour être reine dans celui de Za-ra-ouf, roi des Trifolaystes. Pour pouvoir épouser ce roi, on se proposait de lui faire l’honneur de lui couper les deux jambes, pour la rendre semblable aux hommes-vers sur lesquels on voulait la faire régner. L’écriture divine Les scènes d’initiation sont liées au Livre : Livre de la Loi mais aussi Livre oraculaire, qui dit ce qui arrivera. Le Livre oraculaire est un livre où l’histoire se trouve écrite d’avance. C’est l’écriture sainte par laquelle 15
Mouhy, Lamékis, Première Partie, p. 85-86.
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la divinité fixe non seulement sa Loi, mais le destin des êtres. L’écriture divine est particulière. Elle ne peut se plier à une langue à proprement parler. Avant d’être écriture lisible dans un Livre, elle s’exprime dans le langage imagée des hiéroglyphes, qui sont faits pour être regardés. Dans Lamékis, plusieurs corridors du labyrinthe textuel sont décorés de bas-reliefs. Ce sont les versions imagées où les personnages peuvent lire des parties de leur propre histoire. Les bas-reliefs représentent les aventures qu’ils ont déjà vécues, mais parfois aussi celles qui les attendent. Les bas-reliefs apparaissent d’abord sur l’axe terrestre. A l’endroit où la reine Sémiramis fait entrer le Nil dans le souterrain pour détruire le culte de Sérapis et ses prêtres, une note explicative est ajoutée : On prétend que dans un tremblement de terre qu’il y eut en Egypte en 1504, il sortit de ce souterrain submergé, comme on le verra, une quantité surprenante de Bas-reliefs, dont plusieurs ont été transportés dans différentes cours de l’Europe, entre autres une figure de grandprêtre ayant le doigt sur la bouche et un livre à la main où était inscrit sur la couverture : Coroïca ou Loi.16
Sur l’axe aérien, Lamékis et Sinouïs, parcourant le palais-labyrinthe, constatent que certaines salles sont décorées de bas-reliefs : ‘un bas-relief de métaux et de pierres rapportées composait un corps d’histoires qui devait être très curieux : il servait de meubles à cet appartement’.17 Dans ces bas-reliefs qui composent une histoire suivie se trouve sans doute la clef de l’‘épreuve des douze tables’, qui ne reçoit pas d’autres explication. A la lumière de ce qu’on peut lire sur d’autres axes du roman, il paraît en effet légitime d’établir un rapport entre l’épreuve et les tables. Les tables, c’est-à-dire les bas-reliefs, figurent les différentes étapes de l’initiation. On verra plus loin, qu’en ce qui concerne les séries des bas-reliefs, le chiffre douze a son importance. Sur l’axe souterrain, Motacoa, errant dans le labyrinthe, découvre lui aussi que le corridor magnifique qui le conduira à son ‘initiation’ est décoré de bas-reliefs : […] ce qui paraissait de remarquable, c’est que ces différentes productions de ce monde intérieur étaient placées de façon qu’elles formaient des espèces de bas-reliefs, qui représentaient des hommes et des femmes, dont les attitudes différentes semblaient former un corps d’histoire.18
16 17 18
Mouhy, Lamékis, Première Partie, p. 22. Mouhy, Lamékis, Deuxième Partie, p. 131. Mouhy, Lamékis, Deuxième Partie, p. 138.
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Avec les scènes d’initiation, les Livres divins et les bas-reliefs, constituent un réseau de ressemblances qui donnent à l’un des romans les plus complexes du XVIIIe siècle, une convergence qui amène le lecteur à son véritable argument. Tous les corridors du texte-labyrinthe ne sont pas décorés de basreliefs pourtant. En revanche, tous les peuples ont leur Livre de la Loi. Dans le royaume des Amphitéoclès duquel la princesse Nasilaë a été enlevée, le Livre de la Loi a été apporté par un ange du ciel.19 Ce Livre de la Loi est lié au culte de la déesse Fulghane et n’est consulté que quand il y a désaccord entre le roi et le pouvoir religieux : Ce livre avait dix-huit pieds de hauteur, et douze de largeur : il n’était rempli que de points et de virgules ; et c’était la manière dont ces caractères étaient disposés, qui signifiait les mots : c’était dans ce prodigieux volume qu’étaient écrites les lois, et on ne l’ouvrait que dans les nécessités urgentes de l’Etat.20
A travers les ressemblances entre différentes scènes qui se déroulent sur plusieurs axes et dans les corridors les plus divers de son texte-labyrinthe, Mouhy en a donc prévu l’issue. Le lecteur pourra en sortir s’il suit le fil d’Ariane des ressemblances. Celles-ci concernent en tout premier lieu les scènes d’initiation et le Livre divin. Le discours mythologique Cette cohérence est renforcée par le discours mythologique pris en charge par des personnages à tous les niveaux du texte-labyrinthe. Une mythologie est à l’origine d’un peuple et de son culte. Voici comment, sur l’axe terrestre, les Egyptiens commencèrent à adorer Sérapis. C’est le grandprêtre, père de Lamékis, qui parle : Sérapis est le plus grand des dieux ; c’est à lui que nous sommes redevables de la création de l’univers et de la nôtre ; d’un souffle il peut anéantir tout ce qui a vie, et d’un souffle il peut le ranimer. Avant que les Egyptiens fussent éclairés des lumières qu’il leur a bien voulu communiquer, ils étaient dans une monstrueuse ignorance ; la nature grossière faisait toutes les lois ; ils se dévoraient les uns les autres. Sérapis du haut de son trône éternel eut compassion de leur aveuglement ; il résolut de les rendre ce qu’ils sont aujourd’hui ; mais il voulut mettre à l’épreuve leur cœur féroce, et connaître s’ils étaient dignes des faveurs qu’il leur réservait : il prit la forme d’un bœuf, inconnu 19 20
Mouhy, Lamékis, Troisième Partie, p. 241. Mouhy, Lamékis, Troisième Partie, p. 229, note 1.
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par eux jusqu’alors : il parut un jour au milieu d’une prairie émaillée de mille fleurs, et il se mit à paître devant le peuple assemblé à l’occasion d’une fête qu’il faisait pour une victoire remportée sur des ennemis voisins, célébrée en mangeant leurs prisonniers. C’était selon l’accueil que Sérapis recevrait de ce peuple barbare, qu’il devait le combler de biens, ou l’exterminer entièrement.21
Le bœuf est bien accueilli, mais refuse les offrandes de chair humaine qu’on lui offre. La divinité fait entendre sa voix dans un coup de tonnerre et ordonne qu’on lui érige un temple, interdisant en même temps les sacrifices du sang humain. Sérapis prend ensuite une figure humaine, vit parmi les Egyptiens, bâtit de sa propre main le souterrain mystique et dépose dans les catacombes le grand Livre dans lequel sont écrites ses lois. Il stipule dans ce livre que le culte demeurera secret et que nul mortel ne descendra dans les caveaux mystiques, excepté le roi, une fois seulement à son avènement à la couronne, pour être touché du feu divin entretenu par ses prêtres. Sur l’axe souterrain, Le monstre Za-ra-ouf fait sa cour à la Princesse dont il veut faire sa femme. Il lui explique l’origine de son peuple, qui peut être ramenée au divin Ver-fund-ver-ne : Nous devons notre origine à Ver-fund-ver-ne, qui suscita parmi nous un philosophe nommé Za-ra-ouf, qui nous dicta des lois dont la pratique entière était récompensée par la promesse, à ceux qui en feraient les religieux observateurs, de passer de ce monde intérieur sur la superficie où l’on doit jouir d’une vraie lumière, et voir réellement les flambeaux divins qui en sont les principes. La punition de ceux qui violeraient ces préceptes, consistait dans la privation éternelle de cette lumière promise. La sagesse qui éclatait dans ces lois donna à Za-raouf un crédit si légitime sur les peuples de Trifolday, qu’ils l’élurent roi et se soumirent entièrement à sa puissance ; il se montra d’autant plus digne de ce haut rang, qu’il voulut contrebalancer lui-même son autorité. Il fit assembler un jour son peuple dans la plaine de Kin-zanda-or, et il établit les vieux qui conservent encore aujourd’hui le nom de cette plaine, pour être conservateurs des lois qui avaient été publiées et reçues, avec le pouvoir souverain de déposséder le roi même, lorsqu’il voudrait y contrevenir. Za-ra-ouf aussi grand philosophe que sage législateur, prévit que son espèce n’était pas la seule qui habitât dans ce monde intérieur, et pour assurer la conservation de ses peuples, il fut dit : que s’il arrivait que d’autres peuples pénétrassent dans son royaume, les siens se réuniraient pour le détruire et ne formeraient jamais avec eux aucune alliance.22
21 22
Mouhy, Lamékis, Première Partie, p. 7-8. Mouhy, Lamékis, Deuxième Partie, p. 159.
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Comme dans la mythologie du peuple égyptien, les lois de la divinité sont civilisatrices. Dans leur sagesse Sérapis et Ver-fund-ver-ne divisent le pouvoir. Les lois et coutumes cruelles et absurdes, comme celle de couper les jambes, sont l’effet d’une décadence qui commence avec le règne des successeurs du philosophe fondateur qui adoptent son nom. Mais en même temps, les lois sont aussi des mesures protectrices contre d’autres peuples. Le législateur a prévu l’isolement de son peuple des autres. L’intrusion d’un étranger est ressentie comme une menace. Il se fera initier ou il mourra ou sera expulsé. A moins qu’il ne soit, comme la princesse Nasilaë, enlevé d’un royaume étranger et forcé de se faire initier. La princesse Nasilaë, future reine du royaume des Amphitéoclès, raconte aussi que son peuple doit son existence à un législateur. Les lois trouvent leur origine dans la peur de l’autre et plus particulièrement des autres peuples. Le législateur a fait bâtir autour du royaume des Amphitéoclès une muraille dont la construction a duré dix ans. De ce royaume n’est sorti qu’un seul homme : ‘philosophe et curieux de connaître par sa propre expérience la vérité de toutes ces choses, il se fit des ailes et un jour qu’il était de garde sur le grand mur, il les déploya et se laissa emporter par un grand vent qui le soutint […]’.23 Le royaume des Amphitéoclès connaîtra, comme l’Egypte, la rébellion, quand la classe des prêtres se révolte contre le pouvoir royal détenu par le père de Nasilaë.24 Les coutumes de ce royaume ne sont pas moins absurde que celles d’autres peuples. Par exemple : Il n’était permis à aucun des sujets du roi de quelque qualité qu’ils fussent, de gratter, ni de heurter aux portes des appartements où le roi était enfermé ; un trou, fait vers le bas, servait à souffler à ceux qui en demandaient l’entrée : derrière la porte se tenait un nain, sourd et muet, qui faisait les fonctions d’huissier, et dont l’emploi était de tenir son oreille collée contre l’ouverture par laquelle le souffle passait.25
Les royaumes sont donc ‘mythologiquement’ fermés, jusqu’à ce qu’un étranger y pénètre ou y est apporté par enlèvement. On essaie alors de l’initier, toujours de façon extrêmement bizarre, par un rite qui manifestement est une version décadente, et dénué de sens, d’un rite plus ancien instauré jadis par le législateur. L’île des Sylphides, sur l’axe aérien, a aussi son discours mythologique. Le royaume des Sylphides doit son origine à l’être universel 23 24 25
Mouhy, Lamékis, Deuxième Partie, p. 181. Mouhy, Lamékis, Troisième Partie, p. 211. Mouhy, Lamékis, Troisième Partie, p. 213.
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appelé Noc-kha-dor. Les sylphes croient qu’après la mort, l’âme ne va pas directement rejoindre l’être universel, mais se porte dans le corps de mortels qui habitent des planètes heureuses ou malheureuses. Elles y restent jusqu’à ce que le monde soit anéanti. Ce n’est qu’alors que les âmes rejoignent Noc-kha-dor, qui les revêt d’une nouvelle peau. Quand les enfants de Sylphes demandent ce que fait exactement Noc-kha-dor, on leur répond : […] il broie les corps de nos pères et nous en fabrique de neufs, pour nous en revêtir, selon que nous aurons ou bien ou mal observé ses lois.26
Ces différentes mythologies burlesques présentent des analogies et des différences avec des discours mythologiques connus, y compris celui du Christianisme. Les réminiscences à la mythologie grecque – l’évasion de Dédale du labyrinthe de Crète – et romaine – l’enfant-dieu nourri par une ‘renarde’ – ou égyptienne – les disiecta membra du dieu Osiris – sont patentes. Il n’est pas sûr qu’il faille supposer au chevalier de Mouhy des intentions qui vont dans le sens d’un commentaire sur les superstitions. Toujours est-il que son roman Lamékis est une sorte d’Esprit des Lois où les lois, coutûmes et croyances des différents peuples, terrestre, aérien et souterrain, passent par les fourches caudines du ridicule. Chez Mouhy, l’argument n’est pas là. S’il est vrai que tout le potentiel d’une visée philosophique est mis en place, celle-ci cède cependant le pas à des préoccupations liée à l’activité du romancier, qui est ici au centre de l’argumentation. C’est enfin sur le plan de l’écriture du roman même que l’on trouve la clef de cet étrange roman, que dans un des Avertissements l’auteur prétend avoir perdue. L’argument fondamental du roman est la mythologie du romancier, avec son initiation à la divine inspiration. Le passage du discours mythologique à proprement parler à la mythologie du romancier est facilité par un personnage omniprésent dans le roman, le chien Falboa. Falboa fait sa première apparition sur l’axe terrestre au moment où l’histoire de Lamékis rejoint celle de Motacoa. Au moment où ce dernier sauve Lamékis de la noyade, il a à ses côtés un chien bleu.27 Ce chien protège Motacoa dans le monde souterrain contre les hommes-vers. On l’a vu intervenir tout à l’heure quand l’affreux monstre Za-ra-ouf menaçait la princesse. Il est celui qui conduit Motaoca hors du souterrain. Il est fait prisonnier par les hommes-vers, 26
Mouhy, Lamékis, Quatrième Partie, p. 277. On apprend dans la Sixième Partie, p. 32, que c’est Falboa qui a sauvé Lamékis en se lançant spontanément dans la mer au moment où le bateau sans mât ni voile sur lequel Lamékis et ses parents sont exposés aux vagues, chavire. 27
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blessé, soigné par Motacoa, qui guérit ses blessures avec l’eau de la veine d’or coulant dont la source se trouve dans le souterrain.28 On ne le retrouve pas immédiatement sur l’axe aérien, mais il apparaîtra à la fin que Falboa, c’est Dehahal. Falboa est donc à la fois ange gardien et guide. Il est vulnérable, mais il a l’étrange caractéristique d’être présent sur tous les axes et de pouvoir parcourir tous les mondes. Il surgit au bon moment et disparaît. Qui est Falboa ? Il est le romancier qui se promène librement dans son œuvre, intervenant quand cela lui paraît nécessaire. C’est le romancier initié. Il faut donc s’arrêter à la longue scène, au milieu du roman, répondant plus ou moins à la Cinquième Partie, où est raconté le rituel d’initiation de l’écrivain Mouhy. Cette initiation se déroule de la même façon que celle des personnages du roman. Le modèle narratif du Don Quichotte On a bien vu que Mouhy ne manque pas de culture littéraire. Après la tradition des folies romanesques, le roman grec, le roman utopique à la Gulliver (1726), il se souvient aussi de Cervantès. Lamékis présente une des plus extraordinaires exploitations de la fameuse scène du combat entre le héros et le biscayen dans le premier Don Quichotte (1605), où le narrateur est forcé de s’interrompre parce que le manuscrit qu’il transcrit s’arrête là. Le manuscrit de Lamékis, que Mouhy publie en l’annotant s’arrête, à la fin de la Quatrième Partie, juste au moment où Dehahal pourra lire dans le Livre de la Loi de l’île des Sylphides le secret des secrets : La quatrième partie finit dans cet endroit et dans la cinquième il ne se trouve aucune trace de l’histoire de Dehahal, ce qui m’ayant fait imaginer que ce défaut venait d’une lacune considérable, ou de la perte de quelques pages de manuscrit ; j’ai cru devoir y suppléer en cherchant dans les auteurs les plus savants quelques passages qui pussent m’aider à finir une histoire si intéressante ; deux ans se sont passés à feuilleter dans les bibliothèques les plus connues, tous les savants qui ont écrit dans ce genre, et surtout ceux qui ont commenté les aventures de Lamékis. Je commençais à me rebuter de tant de soins inutiles, lorsqu’une aventure extraordinaire qui mérite d’être rapportée, m’a mis enfin en état d’achever cet ouvrage.29
Cervantès s’est trouvé dans une situation comparable. Il découvrira par hasard une version arabe du manuscrit qu’il cherche dans le quartier juif 28 29
Les vertus de la veine d’or coulant sont expliquées dans la Première Partie, p. 76. Mouhy, Lamékis, Quatrième Partie, p. 339-40.
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de Tolède. Tout cela est bien connu du lecteur, et de Mouhy. Dans Lamékis, la trouvaille du manuscrit est l’effet d’une descente de Mouhy lui-même dans un souterrain à Paris, conduit par un chien, le long d’un parcours initiatique. Un soir, à son retour de la Bibliothèque royale où il a fait des recherches, Mouhy est poursuivi d’un gros chien noir qui semble vouloir s’attacher à lui. La nuit il en rêve. A son réveil il le trouve encore sous sa fenêtre aboyant imperturbablement malgré les menaces des habitants du quartier. Le jour, le chien qui le suit partout, semble vouloir l’entraîner dans les fossés du faubourg Saint-Antoine, mais l’endroit lui paraît un peu dangereux. La nuit suivante, il est réveillé par un étrange phénomène : autour du chien noir, illuminés par quatre barbets portant des flambeaux, une douzaine de chiens danois dansent en rond en aboyant de différentes manières un vaudeville, jusqu’au moment où les barbets mettent le feu dans le poil du gros chien noir. Mouhy, très effrayé de ce spectacle, se remet au lit où il est aussitôt horrifié par d’autres surprises : un homme vert se tord dans son lit, à côté de lui. Puis la reine Sémiramis lui apparaît. Elle est en colère et en veut à Mouhy de l’avoir dépeinte avec des couleurs si noires. Elle lui apparaît pour l’obliger à se dédire. Cette scène rappelle le deuxième Don Quichotte (1615) où certains personnages ont lu le premier Don Quichotte (1605) et protestent. ‘Depuis le temps fatal où ton livre a paru, mes tourments ont redoublé, les lecteurs augmentent tous les jours, et par conséquent l’horreur qu’on a de moi’, s’exclame Sémiramis.30 La reine lui parle du remords qui l’a persécutée après avoir livré la famille du grand-prêtre à l’ordalie. De même le père de Motacoa apparaît afin d’exprimer son regret d’avoir précipité sa femme et son enfant, sur un faux soupçon, dans l’affreux puits d’Huzaïl. Mouhy est donc informé par les personnages mêmes de certains événements les concernant mais qui ne figurent pas dans le manuscrit qu’il transcrit. Soudain, le plafond de sa chambre lui paraît un ciel étoilé. Un homme ailé apparaît et enlève les apparitions disant : ‘c’est assez’. Ainsi, dans la Cinquième Partie de Lamékis, l’univers fictionnel du roman pénètre dans le vécu de son auteur. On a affaire à une métalepse, c’est-à-dire à une transgression d’une barrière logique du texte.31 30
Mouhy, Lamékis, Cinquième Partie, p. 350. Au sujet de la métalepse dans Lamékis, on lira avec profit l’article de Michèle Bokobza-Kahan, ‘Intrusions d’auteur et ingérences de personnages : la métalepse dans les romans de Bordelon et de Mouhy’, in Eighteenth-Century Fiction 16/4 (2004), p. 248-645. 31
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Mouhy se croit devenu fou. Dans Lamékis, ce n’est pas la lecture qui rend fou, mais l’écriture : ‘Ah ! sans doute, m’écriai-je en moi-même, [mon esprit] s’aliène, le travail a dérouté ma cervelle. Eh bien, j’y renonce absolument, trop heureux s’il est encore temps !’32 L’auteur n’en est pas moins convaincu qu’il ne rêve pas et que le chien n’est autre que Falboa. Il décide de le suivre, quoiqu’il arrive. Le chien surgit, Mouhy le suit et aussitôt commence la descente dans les fossés du faubourg Saint-Antoine. Après avoir chassé quelques chauve-souris et hiboux, Mouhy et Falboa arrivent bientôt sur un terrain pavé de marbre sur lequel Lamékis découvre bientôt des tombeaux. Une grille de fer donne ensuite sur ‘une avenue dont les murs étaient revêtus de marbres incrustés d’hiéroglyphes’.33 Au bout de cette avenue se présente une portre de marbre, qui livre le passage à un large vestibule éclairé. Falboa conduit Mouhy par un escalier de cinq cents degrés qui les amène à un autre vestibule revêtu de bas-reliefs d’or fin : Ils retracèrent à mon esprit toutes les aventures de Lamékis, décrites dans les quatre premières parties de cet ouvrage, avec un tel art, que les ayant lues, on ne pouvait s’y méprendre. Tous les cartouches se suivaient dans l’ordre de l’histoire.34
La description détaillée de ces cartouches est pour Mouhy une occasion de donner un résumé de son roman, particulièrement utile au lecteur qui à ce stade du texte en a en effet grand besoin. La galerie suivante est décorée de glaces qui ne renvoient pas à Mouhy son image, mais ‘tout ce que j’avais pensé et tout ce que j’avais vu de ma vie’.35 Quand il aperçoit au fond de cette galerie un trône, un bruit étourdissant lui fait perdre connaissance. Dans son rêve, il sent son âme dégagée des liens du corps. Il voit des choses étonnantes… Une forme d’autocensure arrête ici la main de Mouhy. Il déclare en note qu’au moment où il voulait écrire cette scène, ses deux mains refusaient d’écrire. Il ne pouvait pas douter qu’une puissance supérieure lui interdisait d’écrire ce ‘secret’.36 Quand Mouhy revient de son étourdissement, quelle est sa surprise quand il voit le chien Falboa sur le trône. Son aspect physique se transforme et devient celle de l’Arménien. Qui est cet Arménien ? Il en est question dans l’Avertissement de la Première Partie de Lamékis, où Mouhy raconte 32 33 34 35 36
Mouhy, Lamékis, Mouhy, Lamékis, Mouhy, Lamékis, Mouhy, Lamékis, Mouhy, Lamékis,
Cinquième Cinquième Cinquième Cinquième Cinquième
Partie, Partie, Partie, Partie, Partie,
p. p. p. p. p.
361. 367. 368. 375. 376.
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qu’au retour d’un voyage il avait rencontré un Arménien qui lui avait raconté l’histoire de Lamékis. Il en avait été tellement frappé qu’il avait demandé à l’Arménien de la raconter une seconde fois et de lui permettre de prendre note. Ces notes lui ont servi à faire son travail de romancier et de remplir trois parties. Il ne se cache pas d’être romancier. Il espère que ‘ces fictions’ amuseront le lecteur. Comme on sait, il a choisi pour son roman le modèle du roman grec : Lamékis écrit lui-même son manuscrit, après avoir raconté une grande partie de ses aventures à Sinouïs, etc. L’Arménien n’est donc pas l’auteur, mais celui qui a ‘inspiré’ l’œuvre. L’inspiration du romancier est l’argument central de cette espèce de Préface, qui se trouve au milieu du roman, entre la quatrième et la sixième partie. Initier le romancier, c’est l’inspirer. L’Arménien explique ensuite à Mouhy qu’il n’est pas seulement le chien Falboa qui intervient à propos à tous les niveaux de l’univers labyrinthique du roman, mais qu’il est aussi Dehahal, l’homme désincarné, devenu pur esprit après l’ ‘épreuve des douze tables’ dans l’île des Sylphides. Il est celui qui a ‘inspiré’ cette histoire à Mouhy, qui se croyait romancier et donc auteur de fictions, mais qui n’en a pas moins raconté ce qui est vrai et ce qui est réel : Je suis le philosophe Dehahal ; dont tu as fait mention dans ton histoire de Lamékis ; tu t’es persuadé que tu imaginais en l’écrivant ; tu n’as fait que te rappeler des faits qui ont existé et qui existent encore. Le grand Scéalgalis a permis que je m’apparusse à toi dans le voyage dont tu te souviens, pour débrouiller ton entendement ténébreux, afin que tu apprisses aux hommes quel est le souverain bien. C’est moi qui jusqu’ici t’ai inspiré, et à qui tu as donné mentalement le nom d’intelligence secrète.37
Alors Dehahal-Falboa-Arménien propose à Mouhy l’initiation que Lamékis a jadis refusée. Il en connaît les termes : il s’agit d’être écorché vif et démembré. Mouhy répond ‘avec un respect courageux que je n’étais pas assez fortuné pour jouir des biens achetés par des endroits si cruels’.38 Il se réveille aussitôt dans son lit, baigné de sueur. Etait-ce un rêve ? Peut-être, mais une chose est indéniable : il tient entre les mains un rouleau de papier. Il s’agit d’un manuscrit composé de caractères inconnus et donc indéchiffrable. Découragé, Mouhy dépose le manuscrit dans un tiroir. Mais au bout de six mois, quand déjà il n’y pense plus, le manuscrit commence à remuer de lui-même. Le manuscrit saute du tiroir, 37 38
Mouhy, Lamékis, Cinquième Partie, p. 378. Je souligne. Mouhy, Lamékis, Cinquième Partie, p. 381.
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s’installe sur le bureau et immédiatement une plume tirée de l’écritoire par une main invisible commence à écrire. ‘Il me parut aussi que l’écriture ressemblait à la mienne, et je ne me trompais pas’. La plume continue à écrire pendant trois heures, après quoi le manuscrit se remet de lui-même dans le tiroir pendant qu’une voix venant du tiroir déclare : ‘C’est assez. A demain !’.39 Le manuscrit se remet dans le tiroir et Mouhy parcourt ce que la plume admirable a écrit. C’est la suite de Lamékis : ‘J’y trouvai vingt pages d’écriture, mon style était absolument semblable et à l’exception des idées que je ne me rappelais point, tout se rapportait exactement avec les parties précédentes’.40 Mouhy veut alors revoir le rouleau de Dehahal qui s’est remis de lui-même dans de tiroir. Mais quand il veut le saisir, il fait des bonds et se dérobe. La mystérieuse voix issue du tiroir se fait de nouveau entendre. C’est le manuscrit lui-même qui parle : ‘Arrête, il n’est pas encore temps’ !’.41 Quand sera-t-il temps, pour quoi faire ? Huit jours plus tard Mouhy rentre chez lui et découvre dans son cabinet de travail une femme d’une exquise beauté assise à sa table, écrivant. Il veut se rapprocher, mais elle s’envole et se glisse dans le tiroir ‘avec autant de facilité qu’un renard dans son terrier’.42 C’est alors que le cahier dans lequel la plume admirable et ensuite la belle dame ont écrit commence à se remuer. La voix du tiroir se fait à nouveau entendre : ‘Ne crains rien, me dit la voix, lis ce qui est écrit, et achève, l’Esprit fera le reste’.43 Mouhy obéit et continue donc l’écriture dans le cahier déjà entamé par la plume et la belle dame. Guidé par ‘l’Esprit’, il continue pendant un mois et un jour. Epuisé, il s’endort et quand il se réveille après trois jours et trois nuits de sommeil, il trouve le manuscrit de Lamékis achevé. Un contrat de lecture Que faut-il déduire de cette étonnante préface, insérée au milieu du livre et qui livre au lecteur une des explorations les plus spectaculaires du topos du manuscrit trouvé que le XVIIIe siècle ait produites ? Mouhy a refusé l’initiation proposée par le philosophe Dehahal. Il refuse le démembrement qui le rendrait pure intelligence. Il refuse d’être écorché vif et de devenir ‘philosophe’. Dehahal, que rien ne décourage, s’y prendra 39 40 41 42 43
Mouhy, Mouhy, Mouhy, Mouhy, Mouhy,
Lamékis, Lamékis, Lamékis, Lamékis, Lamékis,
Cinquième Cinquième Cinquième Cinquième Cinquième
Partie, Partie, Partie, Partie, Partie,
p. p. p. p. p.
384. 385. 386. 388. 389.
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donc d’une autre manière. L’inspiration viendra à Mouhy d’une autre manière que par l’éclatement des fonctions-auteur, comme les appellerait M. Foucault.44 Un manuscrit lui parvient de la part d’un de ses personnages, qui est ce même Dehahal. Ce manuscrit indéchiffrable est la version pure de son texte, la feuille blanche, immaculée. L’auteur doit pourtant rendre lisible ce que cette feuille dit intrinsèquement. Il est devancé dans son travail par une plume d’abord, par une belle femme ensuite, jusqu’à ce qu’il soit temps de prendre lui-même la relève. C’est le moment où sa main tiendra la plume et que l’Esprit fera le reste. Mouhy ne se veut pas philosophe, qu’on n’attende pas de lui qu’il se laisse démembrer ou écorcher vif. Il se veut un romancier pur-sang, producteur de fictions, amuseur intelligent. Son inspiration ne provient pas des hautes sphères de l’esprit, mais de l’univers même qu’il crée, des personnages qu’il invente et qui guident sa plume. Il appelle cette inspiration intelligence secrète, mais ce n’est pas l’intelligence des philosophes des Lumières. Tel est le contrat de lecture que le chevalier de Mouhy offre à ses lecteurs. On peut sans difficultés lui appliquer les paroles par lesquelles il introduit la Cinquième Partie de Lamékis qui, comme on l’a dit, a fonction de Préface : O vous, intelligence, qui m’avez inspiré tant de fois, qui présidez à toutes les actions de ma vie, que j’ai sentie réellement à toutes les actions de ma vie, que j’ai sentie réellement agir en moi, et qui ne me quittez jamais, conduisez vous-même ma plume, dirigez mon élocution, et rendez avec le feu qui vous est si naturel, les merveilles que j’ai à rapporter ! sans vous, quel mortel oserait détailler tant de faits admirables ? Ne portent-ils pas avec eux le caractère divin de la vérité ? Oui, sans doute ; ils offrent à l’esprit des lumières persuasives et consolante.45
44 Michel Foucault, ‘Qu’est-ce qu’un auteur’ (1969), in Dits et Ecrits, éd. Daniel Defert et François Ewald, Gallimard, Quarto, 1994. 45 Mouhy, Lamékis, Cinquième Partie, p. 346.
SUR Mme RICCOBONI LES LETTRES D’ÉLISABETH-SOPHIE DE VALLIÈRE ET LE MOULE DE LA TRAGÉDIE ANTIQUE A Monique Moser-Verrey Québec
Le paradigme de l’enfant trouvé Les Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière (1772) peuvent être considérées comme un roman ‘généalogique’ dont l’histoire se déploie sur trois générations. Se déroulant dans le présent de l’écriture épistolaire, l’histoire de Sophie est doublée d’une série de récits rétrospectifs insérés dans ses lettres dont la concaténation permet de reconstituer peu à peu l’histoire de ses parents. Le roman se joue donc sur deux plans diégétiques, le présent et le passé, artistement mêlés l’un à l’autre grâce à une manipulation particulièrement adroite de la technique épistolaire. Dans le présent de l’écriture s’amorce une simple histoire d’amour selon le schème traditionnel du roman sentimental : Sophie aime le marquis de Germeuil, son cousin. Au moment où les dernières difficultés, d’ordre financier, susceptibles d’entraver le projet de mariage semblent balayées, un obstacle rédhibitoire, ayant trait au passé de Sophie, s’interpose entre les amants. Le passé, faisant soudainement irruption dans le présent, fera obstacle à son déroulement logique. Cet événement imprévisible est la mort de Mme d’Auterive, la tante et mère adoptive de Sophie, qui laisse dans ses tiroirs un cahier et une correspondance contenant des détails sur l’origine de Sophie. C’est alors que la famille découvre que la prétendue nièce de Mme d’Auterive est en réalité la fille de parents sans doute nobles mais inconnus, morts l’un et l’autre dans des circonstances dramatiques et violentes. Lors d’un voyage d’affaire en Hollande peu après son veuvage, Mme d’Auterive avait en effet été Première publication : ‘Les Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière. Du sentimental au pathétique’, in Jan Herman, Paul Pelckmans et Kris Peeters (éds), Madame Riccoboni. Romancière, épistolière, traductrice (Actes du colloque de Louvain-Anvers, mai 2006), Leuven-Paris, Peeters, coll. ‘La République des Lettres’, 2007.
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témoin d’une affreuse scène, où une enfant est arrachée au sein de sa mère déjà morte. L’infortunée mère de cette enfant venait d’expirer sur le corps de son mari, ou de son amant, qu’on lui avait rapporté percé d’un coup d’épée dans le cœur. Mme d’Auterive décide d’adopter l’enfant. Peu avant elle avait adopté une autre orpheline, fille de sa nièce, Mme de Saint-Aulay. Quand la petite Saint-Aulay meurt, Mme d’Auterive substitue la fille inconnue à celle de sa nièce et lui donne une éducation soignée sous son nom. La petite inconnue devient ainsi Sophie de SaintAulay. Vallière est le nom d’une terre que Mme d’Auterive destine à sa fille adoptive. Cette situation initiale des Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière en rappelle d’autres au lecteur du roman d’Ancien Régime. Une série de ressemblances inscrit le roman dans un paradigme de récits problématisant la question de l’origine. Ce paradigme traverse le massif géologique du roman sentimental du XVIIIe comme un filon constant et ondulant. La mort violente des parents ne peut pas manquer de rappeler celle des parents de Marianne dans le roman de Marivaux. Le titre même du roman de Mme Riccoboni semble calqué sur celui d’un des premiers romans d’orphelins de l’ère moderne, Mémoires de Henriette-Sylvie de Molière (1671-74) de Mme de Villedieu. La substitution d’un enfant à l’autre sera exploitée de manière extrêmement complexe par Sade dans Aline et Valcour (1795). Et il ne serait pas trop difficile de mettre le roman en parallèle avec l’Histoire de Miss Jenny (1764) qui constitue avec celui que nous étudions ici une sorte de diptyque. Au-delà de ces ressemblances, le filon à explorer ramène bien évidemment aux romans d’orphelin antiques, aux Amours de Daphnis et Chloé et aux Amours de Théagène et de Chariclée en particulier, connues dès le milieu du XVIe siècle par les traductions de Jacques Amyot,1 que le XVIIIe siècle revoit et corrige à plusieurs reprises.2 L’histoire est, dans l’un et l’autre cas, celle d’un enfant issu de parents royaux, exposé avec des signes de reconnaissance qui devront permettre aux parents de reconnaître plus tard leur enfant quand les raisons qui les obligent à l’abandonner n’existeront plus. 1 La traduction du roman de Longus parut en 1559. Celle du roman d’Héliodore en 1547. 2 Pensons à la célèbre ‘double traduction du grec en français’ des Amours pastorales de Daphnis et Chloé ‘de Mr Amiot et d’un anonyme, mises en parallèle, et ornées des estampes originales du fameux B. Audran, gravées aux dépens du feu Duc d’Orléans, Régent de France’, Paris, imprimées pour les curieux, 1757. Le roman d’Héliodore a été traduit par Maulnoury de la Bastille en 1716 et par Fontenu en 1727.
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Tragédie et destin Mais en même temps, et de manière sans doute moins immédiatement perceptible, les Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière portent l’empreinte de la tragédie grecque telle qu’elle a été théorisée par Aristote.3 Pour l’auteur de La Poétique, la catharsis, qui se traduit par la frayeur et la pitié suscitées par le spectacle, s’induit de préférence d’événements conflictuels situés au sein du cadre de la famille. La scène familiale est le centre de l’intrigue qui doit s’organiser autour de trois concepts-clefs : la reconnaissance, la péripétie et l’effet violent. La reconnaissance (anagnorisis) implique le passage de l’ignorance au savoir ; la péripétie se définit comme un renversement subit de la situation, du bonheur en malheur, qui provoque un événement violent. Idéalement, la tragédie est saisie entre deux péripéties qui s’annulent : Thésée est mort, Thésée n’est pas mort, par exemple. L’Histoire d’Élisabeth-Sophie se joue entre deux péripéties qui s’annulent, et deux fois par le même moyen : la lecture d’un manuscrit. La découverte du cahier de Mme d’Auterive après sa mort enlève à Sophie sa mère adoptive. Ce cahier déclenche un processus de reconnaissance, qui inverse le bonheur en malheur. A la fin du roman, la scène se reproduit, mais en sens contraire. La lecture du cahier de Milord Lindsey relatant l’histoire de deux infortunés dont l’un a péri par sa main, produit une seconde scène de reconnaissance qui aura un effet inverse : Sophie est reconnue fille de ces deux nobles malheureux, le malheur est retourné en bonheur et rien n’empêche désormais son mariage avec Germeuil. La première péripétie enlevait à Sophie une mère d’adoption et la chassait du sein familial ; la deuxième péripétie lui donne un père adoptif en la personne de Milord Lindsey qui lui lègue sa fortune. Par la seconde péripétie, Sophie est réintégrée dans le sein de la famille. La scène de violence, qui rend la grille aristotélicienne complète est surtout le fait des récits secondaires, du cahier de Mme d’Auterive d’abord et des trois cahiers de Milord Lindsey ensuite, où est relatée la complexe histoire des parents de Sophie. Autant l’histoire de Sophie est concentrée dans le temps et dans l’espace, autant celle de ses parents se caractérise par la multiplication constante des lieux et des espaces parcourus. Si Sophie est réduite à la presqu’immobilité et à la passivité, ses parents sont condamnés à l’errance presque permanente. Tandis que le présent de l’écriture et le roman sentimental qu’il brode autour de Sophie rappellent 3 Aristote, La Poétique, texte traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980, chapitre XIV.
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des romans déjà mentionnés, le passé des parents évoque immanquablement le souvenir du Cleveland de Prévost, par les pérégrinations par mer, par le sauvetage de Nelson qui rappelle celui de Bridge, par le silence d’Emma (la mère de Sophie), qui rappelle celui de Fanny dans Cleveland. Mais de manière plus fondamentale, Emma se sent, comme Cleveland, persécutée par le sort. Elle se sent prédestinée à l’impossible expiation d’une faute commise par le père. Et cela aussi, c’est un héritage de la tragédie grecque, dont aussi bien Prévost que Mme Riccoboni ont dû être des lecteurs attentifs. Cleveland, et plus encore son demi-frère Bridge, l’un et l’autre fils de Cromwell, expliquent la singulière concaténation de malheurs qui semble les écraser comme la suite inévitable d’une faute héréditaire. Ecoutons Bridge parlant à son frère, dans le roman de Prévost : ‘Nous sommes nés du même père : nous portons le châtiment de ses crimes’.4 Ou encore : ‘Songez que nous ne sommes pas faits pour être heureux, ni vous ni moi ; et que le Ciel nous ayant fait naître pour être misérables, il faut que notre triste destinée se remplisse’.5 Dans le roman de Mme Riccoboni, quelque chose de très analogue se produit. Juste avant leur séparation définitive et fatale, Henri Nelson, dont Lord Lindsey ne sait pas encore qu’il s’appelle Henri Maubray et qu’il est le mari d’Emma, le supplie de rendre à celle-ci son autonomie et de l’affranchir de sa tutelle : O mon ami, mon généreux ami, me dit-il en me serrant avec ardeur, si vous vouliez….si vous pouviez… Ce cœur si noble est-il incapable d’un grand effort ? Le mien gémit du penchant qui vous entraîne : cessez de vous occuper d’une fille dont tout doit vous éloigner, cédez à ses désirs, abandonnez-lui le soin de sa destinée, craignez le malheur attaché à elle, à sa famille…. Je ne sais quel sombre présage me fait craindre… Elle-même vous presse de l’oublier, elle-même redoute …. Au nom du ciel, ne vous obstinez plus….6
Dans l’impossibilité de révéler la vérité à Lindsey sans paraître ingrats, Emma et Henri l’incitent à les abandonner à leur destin, qui de toute façon ne saurait être que malheureux. Ici encore, les paroles d’Emma rappellent celles de Cleveland : Privée de mes parents, des avantages de ma naissance, étrangère dans ma patrie, vivant sous les yeux des ennemis de mon père, triste, 4 Prévost, Le Philosophe anglais, ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell, éd. Jean Sgard et Philip Stewart, Paris, Desjonquères, 2003, p. 284 5 Prévost, Cleveland, p. 462. 6 Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière à Louise-Hortense de Canteleu, son amie, éd. Marijn Kaplan, Paris, Indigo Côté Femmes, 2005, p. 158.
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inquiète, sans état, sans appui, des idées vagues remplissent mon esprit de terreur : le passé m’afflige, et l’avenir m’épouvante. Je ne puis être paisible à Londres ; la fille d’un proscrit devait-elle jamais paraître au milieu de cette brillante capitale ? Hélas ! pourquoi la volonté de mon père m’a-t-elle arrachée d’un asile plus convenable à ma fortune ? Ah ! si son malheur, si le mien s’étendait sur vous… Un destin rigoureux s’attache à me nuire ; il vous menace peut-être… Et s’arrêtant, levant au ciel ses yeux baignés de larmes : Dieu tout puissant, s’écriat-elle, ne permets pas, ne permets jamais que le noble, le compatissant, le généreux ami de mon père, partage les malignes influences du sort affreux qui me poursuit.7
Comme Cleveland et Bridge, Emma appartient à la race des ‘mal-nés’, porteurs d’une faute commise par un parent et qui est cause de leur errance, de leur exil, de leur malheur. Infortunée dans tous les sens du terme, Emma descend d’un exilé, d’un hors-la-loi. La faute héréditaire Digne héritière du Cleveland de Prévost, Élisabeth-Sophie de Vallière inscrit au centre de l’univers romanesque l’idée de la faute. Au début de la fable de notre roman : un acte de violence. Le père d’Emma, Sir Edmond Nesby a eu le malheur de tuer en duel un homme qui l’avait offensé. La vie de Sir Edmond sera désormais marquée par les suites de ce geste fatal.8 La colère et le respect du point d’honneur avaient un moment triomphé de la générosité et du bon sens. Ce duel, conséquence malheureuse de passions mal domptées, est la cellule génétique du roman, dont tous les événements découlent comme une chaîne fatale : Qu’un instant d’imprudence m’a coûté de larmes ! De quels reproches cet instant est devenu la source. Ma condamnation, mon éternel exil ont fait succomber ma femme à sa triste langueur, ils réduisent ma fille à une condition obscure, j’ai causé le malheur de tout ce que j’aimais. Ah Lindsey ! À quel prix on achète la satisfaction cruelle et passagère de punir une offense que peut-être on eût dû mépriser ! Oh mon jeune ami, que la vengeance cause de longs et d’amers regrets.9
La faute initiale de Sir Edmond en entraînera d’autres. La fille du proscrit aime Henri Maubray, dont la famille rejette d’abord l’alliance avec un exilé. La faute, qui prend ici l’aspect de la transgression de l’interdit paternel, cause une seconde scène de violence dont l’instrument est 7 8 9
Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière, p. 150 Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière, p. 214. Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière, p. 125.
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encore l’épée. Décidant de se marier en secret, les amants sont trahis et surpris avant la consécration de leur mariage, dans l’église même. Dans le tumulte qui s’ensuit Maubray blesse involontairement la mère d’Emma, qui lui pardonne, mais meurt peu après. Le père d’Emma, Sir Edmond, d’abord favorable au mariage, devient dès lors inflexible et, sur son lit de mort, menace Emma de sa malédiction si elle épouse ‘un homme né hors du sein de la Grande Bretagne’.10 Effrayée par cette terrible menace d’outre-tombe, Emma se laisse conduire en Europe par Lindsey, institué son tuteur. S’installe dès lors une situation triangulaire entre Emma, son tuteur Lindsey et Henri Maubray, que Lindsey sauve de la noyade au moment où il essaie de rejoindre le bateau qui emporte sa bien-aimée. Doublement liée par la promesse faite au père mourant, de respecter les volontés de son tuteur et de ne jamais épouser Henri, Emma s’enferme dans un silence protecteur, qui pourtant l’étouffe. Le silence coupable Le motif de la faute héréditaire en rejoint ici un autre également emprunté à la tragédie grecque et classique : le silence coupable et le discours ambigu.11 A plusieurs reprises Emma se soustrait aux questions de Lindsey par l’équivoque. Ainsi, à la question de savoir si elle connaît le naufragé, Emma répond : ‘Jamais je n’entendis le nom de Nelson’.12 L’homme sauvé des flots est pourtant son amant, qui s’appelle en réalité Maubray. Devenue fille adoptive de Lindsey, Emma adoucit la peine de son amoureux tuteur en déclarant que ‘je ne pleure point l’absence d’un amant, un amant ne fait point couler mes larmes’.13 Ce ne sera que plus tard que Lindsey apprendra qu’au moment de prononcer ces paroles, Emma était déjà mariée avec Henri Maubray. A destinée piégée, langage piégé. L’ambiguïté discursive est la seule arme laissée par le ciel qui destine Emma à l’expiation d’une faute dont elle n’est aucunement coupable. Le serment ambigu appartient à une tradition très ancienne illustrée au Moyen Âge par Yseult, dans le roman de Béroul quand, se prêtant à un duel judiciaire, elle déclare ne jamais avoir été dans les bras d’un autre homme que son mari, si ce n’est ceux du pauvre qui vient de l’aider à 10
Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière, p. 130. On peut penser ici au ‘Seigneur, vous êtes offensé’ de Phèdre, dans la pièce de Racine. 12 Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière, p. 139. 13 Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière, p. 152. 11
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traverser la rivière. Ce pauvre n’est autre que Tristan déguisé. Le ciel même laisse ce mensonge impuni car il dit aussi la vérité profonde de cette histoire d’amour : Yseult et Tristan ne sont pas coupables de leur sort : ‘je ne l’aime et il ne m’aime qu’à cause d’un vin dont je bus et dont il but. Ce fut l’erreur’.14 Mme Riccoboni n’a sans doute pas connu le roman de Béroul. Il n’en est pas moins patent qu’elle est tributaire d’une riche tradition littéraire qui dissocie la faute et la culpabilité. Dans le roman généalogique que constituent les Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière le plan diégétique du passé, relatant l’histoire des parents de Sophie, porteurs d’une faute héréditaire, est entièrement innervé de la logique du crime et du châtiment, de la faute appelant la punition violente dont l’épée est l’instrument. Au plan diégétique du présent, où se déroule l’histoire de Sophie même, se produira, comme on le verra, le processus du rachat et de l’expiation de cette faute héréditaire. Revenons au plan diégétique du passé, à Emma, malheureuse enfant de Sir Edmond, porteuse de sa faute. La crainte d’être poussée un jour à transgresser l’interdit paternel, paralyse Emma. Sa plus grande appréhension est que par sa faute la scène violente se répète. La scène primordiale de l’épée est en effet appelée à se reproduire. Emma se trompe pourtant quant à la vraie nature de la faute qu’elle commet. La vraie faute, celle qui déclenchera une nouvelle révolution de la spirale de la violence et de la scène de l’épée, est son silence coupable. Lindsey quant à lui, déplorant encore, après dix-huit ans, le crime involontaire d’avoir tué un ami, ne s’y trompe pas : Ah, les cruels, pourquoi la défiance de l’un et la timidité de l’autre m’ont-elles conduit à déplorer sans cesse mon peu de pénétration et ses suites terribles ? Infortuné Henri ! Malheureuse Emma ! Comment vos cœurs me restèrent-ils fermés ?15
Un mot, une seule parole, la plus légère confiance en la générosité de Lindsey auraient empêché le crime involontaire. Ce mot n’a pas été prononcé, cette confiance ne s’est jamais donnée. La peur de paraître ingrats et l’ombre du père ont empêché les malheureux amants de révéler leur amour à leur protecteur Lindsey, qui les aurait pressés contre son sein au lieu de leur percer le cœur de son épée, sacrifiant sa passion à leur union et à leur bonheur. 14 15
Béroul, Le Roman de Tristan, éd. Herman Braet, Gand, Ktemata, 1974, p. 38-39. Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière, p. 140.
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L’aveuglement Les motifs de la faute héréditaire et du silence coupable sont intimement liés à un troisième topos tragique : l’aveuglement. Au défaut de parole répond le défaut de lecture. D’une façon qui lui paraît a posteriori incompréhensible, Lindsey interprète mal les signaux non verbaux qu’émettent sa pupille et celui qu’il croit s’appeler Nelson : Emma me fit cette réflexion d’un air si triste que cent fois je me suis étonné comment elle n’excita point mes soupçons.16 Quelquefois je croyais apercevoir dans les regards de la charmante fille… Ah, ne rappelons point cette fatale erreur ; elle n’aida que trop peut-être à fermer mes yeux sur ses vrais sentiments.17
Le voile se déchire après la fuite des amants. L’aveuglement fait place à une scène de reconnaissance : L’espèce de douleur dont me pénétra le discours de cette femme, ne peut être exprimée. Ah, Monglas ! Quel voile commençait à se déchirer ! Mes yeux longtemps fermés s’ouvrirent enfin ; tout s’éclaircissait devant moi. Amant d’Emma, Nelson était sans doute l’objet de l’article du testament qui excluait tout étranger de l’alliance de Sir Edmond, celui des pleurs que répandait sa fille en s’éloignant des rives de Beauford. Eh ! Comment n’ai-je jamais pensé qu’en se précipitant dans la mer, cet homme devait être poussé à cette action violente par un motif plus pressant que le désir de se soustraire à la tyrannie d’un parent, ou d’abandonner des contrées où il se déplaisait. Dès qu’un trait de lumière se répand sur nos idées, nous rassemblons rapidement toutes les circonstances que l’erreur ou la prévention rendaient importantes à nos yeux.18
Se précipitant à la poursuite des fugitifs dans le but d’obtenir de plus amples éclaircissements de leur conduite, Lindsey remplit le destin qui prévoyait pour cette tragédie une issue funeste : le départ précipité de Lindsey empêche qu’il lise une lettre de Maubray expliquant sa conduite et implorant le pardon au nom de la malheureuse chaîne de malheurs dans laquelle les deux amants se trouvent pris. La non-lecture de cette lettre fera de Lindsey l’instrument même de la catastrophe. La scène de l’épée se reproduit, à l’ombre d’un terrible malentendu, qui cause la mort des deux amants. Lindsey noie dans le sang l’union dont il aurait voulu être l’instrument. Au moment d’offrir sa générosité il se voit lui-même 16 17 18
Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière, p. 139. Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière, p. 143. Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière, p. 163.
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pris dans l’engrenage fatal dans lequel le sort lui réserve la plus affreuse des destinées, de réaliser précisément ce qu’il voulait éviter : Mais juste encore au milieu des cruelles agitations de mon âme, je ne me proposais point d’user de violence ; prêt à tout immoler au bonheur d’Emma, si Nelson n’employait ni la force, ni l’artifice pour la soustraire à mon pouvoir, si elle le suivait volontairement, si elle l’aimait, si elle se destinait à lui, je me sentais capable de lui sacrifier mon amour, même mon ressentiment contre un homme en qui je respectais son choix et la préférence dont elle l’honorait. Comment avec des dispositions si conformes à l’équité, des intentions si modérées, ai-je été conduit, poussé !... Quelle fatalité présidant au sort de Nelson, au mien, à celui de l’infortunée miss Nesby, m’apprit où mes pas devaient s’adresser pour me préparer d’éternels regrets, pour répandre le sang d’un ami malheureux, pour porter la mort, une mort si douloureuse dans le sein d’une femme adorée !... O Monglas ! Je ne puis… ma main se refuse… Souvenir affreux ! Que d’horreurs cet instant me retrace… Je suis contraint de m’arrêter.19
‘Dix-huit années de regrets, de gémissements, de remords n’ont-elles point expié mon crime, mon crime involontaire !’,20 s’exclame Lindsey à la fin de sa longue confession. Au moment où il s’apprête à réparer sa faute en offrant à la fille d’Emma sa fortune, son nom et sa protection, un nouveau malentendu se prépare. Un bruit sourd court que Milord Lindsey veut épouser sa pupille. L’histoire se répète. De nouveau Lindsey se trouve pris dans une situation triangulaire et conflictuelle qui peut conduire une nouvelle fois à la violence. Une nouvelle scène de l’épée se prépare, entre Lindsey et Germeuil, qui envoie un cartel à celui qu’il croit être son rival. Mais, rejoignant le présent de l’écriture, la dialectique de la faute est déjà entrée dans la phase de la réparation : au mystère et au silence coupable qui ont fait le malheur d’Emma, Germeuil oppose la franchise et Lindsey une généreuse clairvoyance : Regardé depuis longtemps dans les environs de ma demeure comme un sauvage inaccessible, j’appris avec étonnement que le marquis de Germeuil s’était présenté chez moi. N’ayant pu me parler, il m’écrivit. Une affaire très importante le forçait, disait-il, d’insister pour obtenir l’entrée de ma maison, et la faveur d’un entretien particulier avec moi. Je consentis à recevoir la visite dont il s’obstinait à m’honorer. Ah, Monglas ! Pourquoi ne trouvai-je point dans l’époux de miss Nesby la sincérité, la candeur qui distinguent l’amant aimable et passionné de sa fille ? Une intention violente l’attirait peut-être chez l’homme qu’il croyait son rival. Sa noble franchise a bientôt excité la mienne ; nos 19 20
Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière, p. 164. Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière, p. 184.
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cœurs se sont ouverts, ma confiance a été le prix de la sienne, j’ai reçu, j’ai serré dans mes bras celui qui craignait de trouver en moi le ravisseur de son bien le plus cher.21
C’est au moment précis de cette réconciliation symbolique et définitive que l’histoire du passé renoue avec le présent de l’écriture. L’histoire des parents se résout et se dissout dans celle de la fille. Au présent de l’écriture se déroule l’histoire de la troisième génération de ce grand roman familial. A cause d’une première péripétie catalysée par la lecture d’un manuscrit retrouvé, Sophie avait été expulsée du sein familial et son bonheur s’était inversé en malheur ; la lecture des trois cahiers de Milord Lindsey provoque une seconde péripétie qui inverse le malheur en bonheur. Passé et présent se rejoignent au moment précis de la réconciliation de Lindsey et de Germeuil. La spirale de la violence s’arrête, les épées sont rengainés. Le hasard L’Histoire de Sophie, racontée au présent de l’écriture, est une progressive inversion de la spirale de la violence, qui mènera à la réintégration de Sophie au sein familial. Comme le passé, le présent de l’écriture est investi de la faute mais, comme le déclare Sophie ‘(s)on malheur est l’effet du hasard, il n’est point l’effet de (s)a propre imprudence’.22 La ‘bizarrerie attachée à son destin’ le rend indéchiffrable à elle-même.23 Porteuse sans doute de quelque faute héréditaire, elle ne sait pas laquelle. ‘Hortence, qui suis-je donc ? Dois-je le jour à un infâme ravisseur ? Serais-je le fruit de la honteuse faiblesse d’une femme misérable’ ?24 La soudaine inversion du bonheur en malheur est liée à l’incertitude quant à l’origine de Sophie. Elle est une ‘inconnue’, et le manque de racines identifiables rend la vie de Sophie, comme de tant d’orphelines et enfants trouvés au XVIIIe siècle, sujette à des conjectures : ‘dispensez-moi de vous répéter ses conjectures sur ma naissance, sur la condition, même sur les mœurs de mes infortunés parents’ déclare-t-elle, rendant compte de la manière offensante dont son ancienne tante, Mme de Germeuil, l’expulse du cercle familial.25 La génération précédente en revanche est obsédée de l’idée d’une destinée réglée d’avance par une Fortune vengeresse. 21 22 23 24 25
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Lindsey, Emma, Henri sont, à la manière de Cleveland, des mal-nés. ‘Une puissance, une invisible main semble préparer les événements, marcher dans le sentier qu’elle trace devant nous’,26 s’exclame Lindsey se ressouvenant des événements immédiatement antérieures à la grande catastrophe : Faible raison, inutile prudence, votre pouvoir se borne-t-il à exciter nos regrets ? Le temps où je devais éprouver toutes les peines, sentir toutes les douleurs qui peuvent accabler une âme sensible, était déjà marqué par le sort.27
L’histoire de la troisième génération de ce roman familial semble tout au contraire déterminé par le hasard fortuit. Le hasard n’est certes pas absent de l’histoire d’Emma et de Henri, mais il est toujours perçu comme un décret du sort, comme une fatalité qui ne pouvait pas ne pas se produire. Ainsi dans la scène décisive où Emma, très émue et attendrie, s’apprête à tout révéler à Lindsey. L’arrivée imprévue de Henri interrompt cette confidence que les malheureux ne trouveront jamais l’occasion de reprendre. ‘De quelles légères circonstances le sort des malheureux humains peut dépendre : Fatale interruption’.28 Il appartient à Monglas, l’ami à qui Lindsey destine sa longue confidence, de débarrasser les consciences du mauvais rôle qu’a eu le hasard, instrument d’une Fortune vengeresse, dans la vie des parents de Sophie. Ayant pris connaissance de toute l’étendue de la tragédie il écrit à Hortence, la confidente de Sophie, ces paroles extrêmement révélatrices : Représentez-lui (à Sophie) combien il serait injuste de punir milord des combinaisons du hasard qui semblent avoir préparé les événements dont il gémit encore. Il fut malheureux d’accomplir les décrets du sort, les circonstances l’y forcèrent, et le plongèrent lui-même dans l’infortune.29
Dans l’histoire dont Emma, Henri et Lindsey sont les protagonistes, le hasard n’est que ce que le mauvais sort montre d’une chaîne causale inéluctable dont le début et la fin sont fixés d’avance, suite à un crime dont les conséquences s’étendent sur les générations, in saecula saeculorum. Une toute autre logique du hasard sera mise en place dans l’histoire de Sophie. Le hasard devient le chaînon visible d’une chaîne invisible filée par les mains d’une Fortune réparatrice. Le hasard surgit comme réparation d’une faute dont Sophie n’est aucunement coupable. Cette réparation 26 27 28 29
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est subordonnée à un geste volontaire et désintéressé de Sophie, qui redresse autour d’elle les injustices du sort dont elle est témoin. Ainsi la belle scène, sans fonction apparente pour l’économie du roman, où Hortense et Sophie, composent une jolie corbeille pour une jeune pensionnaire, Mlle d’Alby, que ses parents négligent et veulent obliger à prendre le voile. La corbeille lui est généreusement offerte pour adoucir son sort.30 Cette scène jouera un rôle crucial dans l’histoire de Sophie. Là où la vengeance et le point d’honneur auquel tenait si fort Sir Edmond avaient déclenché la concaténation inéluctable de crimes et de châtiments, la générosité de Sophie déclenche ici, au présent de l’écriture, une chaîne réparatrice du destin. Autre cellule génétique du roman, la générosité désintéressé de Sophie amènera à un premier hasard réparateur : la rencontre de cette même pensionnaire qui, devenue la marquise de Monglas, se trouvera à son tour à même d’adoucir le sort de Sophie en lui offrant un asile. L’histoire de Mlle d’Alby est une de ces vies parallèles développées comme des scènes secondaires dans le roman, mais auxquelles il faut prêter la plus haute attention, dans la mesure où elles constituent souvent des mises en abyme. L’histoire de Mlle d’Alby emblématise en miniature la générosité désintéressée comme argument moral essentiel du roman. Quelle est cette ‘Histoire parallèle’. Prenant sa retraite après une longue carrière militaire, le marquis de Monglas est accueilli chez le père de Mlle d’Alby. Choqué devant le sort qu’on lui destine et en même temps pris d’une affection véritable pour la pauvre fille, Monsieur de Monglas la demande en mariage. Il met le comble à sa générosité en n’exerçant pas les droits que le mariage lui donne sur la personne de celle qui aurait pu être sa petite-fille. C’est au titre de père qu’il la choisit à ses côtés. Dans cette ambiance d’empathie désintéressée Sophie trouvera un asile, petit univers de douceur où la générosité appelle la générosité. Le hasard réparateur y attirera aussi Milord Lindsey. Il déclenchera une scène de reconnaissance quand Lindsey verra avec émotion les traits de Sophie, qui lui en rappellent, et avec quelle douleur !, d’autres. Le reste est connu. C’est par hasard, mais un hasard appelé par la générosité, que Lindsey peut enfin réparer son crime involontaire. Je n’apporterai sans doute pas grand chose aux études riccoboniennes en disant que le tragique n’est pas étranger à la composition romanesque de notre auteur. Il est peut-être plus utile de souligner combien Mme Riccoboni a réfléchi à l’une des plus fondamentales questions posées par l’écriture romanesque et qui concerne le hasard. 30
Riccoboni, Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière, p. 38.
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Le pathétique Les Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière constituent un roman généalogique où la narration est saisie dans le moule de la tragédie et où le présent est pensé comme la réparation de la faute héréditaire. A la concaténation inéluctable de crimes et de châtiments entraînée par une première faute, que la fatalité ponctue de ‘hasards’ qui ne sont que les chaînons visibles d’une chaîne invisible tissée d’avance, la romancière oppose un autre type de hasard : hasard compensatoire, amené par une Fortune réparatrice qui redresse l’injustice du sort à qui sait lui-même réparer l’injustice faite à autrui. Hasard vengeur et hasard réparateur donc, dans les deux strates d’un roman familial, qui en empruntant sa structure thématique à la tragédie, injecte le pathétique dans le sentimental. Guérir l’âme de la peur et de l’impatience en l’habituant au spectacle du malheur et de la douleur qui n’épargnent pas les plus hautes fortunes, telle était la fonction du pathétique chez les Anciens. Le théâtre moderne par contre se propose ‘d’intimider les passions actives, en nous rendant témoins des malheurs qu’elles causent, et en nous faisant compatir aux tourments qu’elles font souffrir’.31 Le témoignage des malheurs est cependant insuffisant en soi, car que restera-t-il après qu’on aura effacé ses larmes : la triste conviction que l’homme est incapable de se garantir des maux dont l’accable la Nature. Aussi l’écriture romanesque chez Mme Riccoboni donne-t-elle au pathétique théâtral une issue rédemptrice dans la mesure où la vertu et plus particulièrement l’élévation morale de l’héroïne apportent à la suite inéluctable des malheurs un cran d’arrêt, qui réinverse le malheur en bonheur.
31
Marmontel, Eléments de Littérature, Belin, 1809, tome III, p. 574.
SUR DIDEROT LES ÉCHOS DE L’ÉLOGE DE RICHARDSON DANS JACQUES LE FATALISTE A Marian Hobson Londres
Le programme de L’Éloge de Richardson Jacques le Fataliste a été conçu dès 1765. Diderot ne cessera de développer et d’augmenter son œuvre, même après sa parution en feuilleton dans La Correspondance littéraire de 1778 à 1780. L’Éloge de Richardson, d’autre part, paraît en janvier 1762 dans le Journal étranger. 1761 est l’année où meurt Samuel Richardson. C’est aussi celle qui voit paraître La Nouvelle Héloïse. Et, comme l’a suggéré Henri Lafon,1 la lecture du roman de Rousseau par Diderot n’est peut-être pas étrangère à son éloge du grand romancier anglais qui, comme Rousseau, avait moulé son récit dans un recueil de lettres. Le chantier de Jacques le Fataliste est donc ouvert peu après la publication de l’Éloge de Richardson. L’énorme écart, à presque tous les niveaux, qui sépare l’univers de Clarissa ou de Pamela de celui de Jacques ne devrait pas oblitérer une affinité structurale profonde, dans la mesure où dans son propre roman Diderot transforme en programme narratif les impressions qu’il a reçues en lisant les romans de Richardson. Le passage suivant, tiré de l’Éloge de Richardson, anticipe point par point un projet d’écriture qui sera, quelques années plus tard, celui de Jacques le Fataliste : Ô Richardson ! on prend, malgré qu’on en ait, un rôle dans tes ouvrages, on se mêle à la conversation, on approuve, on blâme, on admire, on s’irrite, on s’indigne. Combien de fois ne me suis-je pas surpris, comme il est arrivé à des enfants qu’on avait menés au spectacle pour la première fois, criant, ne le croyez pas, il vous trompe… Si vous allez Première publication : ‘L’intérêt romanesque et les aventures poétiques de Jacques le Fataliste’, in Études françaises no 49/1 (2013) p. 81-100. 1 Henri Lafon, ‘Appendice : Éloge de Richardson’, dans Diderot, Contes et Romans, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2004, p. 1260.
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là vous êtes perdu. Mon âme était tenue dans une agitation perpétuelle. Combien j’étais bon ! Combien j’étais juste ! que j’étais satisfait de moi ! j’étais, au sortir de ta lecture, ce qu’est un homme à la fin d’une journée qu’il a employée à faire le bien. […] J’avais parcouru dans l’intervalle de quelques heures un grand nombre de situations que la vie la plus longue offre à peine dans toute sa durée. J’avais entendu les vrais discours des passions ; j’avais vu les ressorts de l’intérêt et de l’amour-propre jouer en cent façons diverses ; j’étais devenu spectateur d’une multitude d’incidents ; je sentais que j’avais acquis de l’expérience.2
L’Éloge de Richardson offre à Jacques le Fataliste un vrai programme de lecture. Ecrivant son grand roman, Diderot donne libre cours aux impressions, aux réflexes et impulsions qu’il a reçus en lisant les romans de Richardson : le narrateur intervient, il se mêle aux conversations, il s’indigne et s’irrite. Et surtout, en tant que lecteur, il se perçoit en même temps comme un spectateur. Comme Don Quichotte qui interrompt violemment le jeu de poupées de Don Pedro, il a envie de faire intrusion (et de détruire le théâtre de marionnettes). Le roman comme théâtre Dans Jacques le Fataliste, les contraintes du code narratif sont explorées à travers l’invasion massive du code du théâtre dans le récit. Le code narratif est progressivement contaminé par le code théâtral, jusqu’à ce que surgisse l’incompatibilité fondamentale des deux systèmes de représentation, dans la métalepse. Cette invasion du code théâtral dans le récit est exploré par Diderot à plusieurs niveaux. A un premier niveau d’analyse, la narration extradiégétique est rongée par le bourdonnement de voix intradiégétiques. Le récit du voyage de Jacques et son maître se déroule comme une pièce de théâtre, où l’énonciation est abandonnée aux personnages, qui discutent et se racontent des histoires. Le discours du narrateur, pour autant qu’il concerne la narration des événements, reste très maigre et se limite à des interventions du genre : ‘Après un moment de silence, Jacques se frotta le front et secoua ses oreilles, comme on fait lorsqu’on cherche à écarter de soi une idée fâcheuse, et reprit brusquement’.3 Si le narrateur intervient, c’est le plus souvent pour commenter. Ces commentaires, il les adresse au lecteur, en 2 Éloge de Richardson, dans Diderot, Contes et Romans, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2004, p. 898. Je souligne. 3 Diderot, Jacques le Fataliste, éd. Paul Vernière, Paris, GF, 1970, p. 66.
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anticipant les réactions de ce dernier ou en y répondant. Le discours proprement narratif se rétrécit donc aussi sous le poids d’un discours métadiscursif qui prend la forme d’un dialogue métaleptique avec le lecteur : Vous allez croire, lecteur, que ce cheval est celui qu’on a volé au maître de Jacques : et vous vous tromperez. C’est ainsi que cela arriverait dans un roman, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de cette manière ou autrement ; mais ceci n’est point un roman, je vous l’ai déjà dit.4
Ce lecteur, directement apostrophé, interrompt souvent le narrateur par des demandes d’explication ou des remarques critiques. Par moments, le narrateur s’énerve de ces interruptions intempestives : Jacques suivait son maître comme vous le vôtre ; son maître suivait le sien comme Jacques le suivait. – Mais, qui était le maître du maître de Jacques ? – Bon, est-ce qu’on manque de maître dans le monde ? Le maître de Jacques en avait cent pour un, comme vous. – Mais parmi tant de maîtres du maître de Jacques, il fallait qu’il n’y eût pas un bon ; car d’un jour à l’autre il en changeait. – Il était homme. – Homme passionnée comme vous, lecteur ; homme curieux comme vous, lecteur ; homme questionneur comme vous, lecteur ; homme importun comme vous lecteur….5
Le dialogue avec le lecteur souligne une impossibilité du code narratif qui ne permet pas que le lecteur intervienne dans le narré. Cette impossibilité ne peut être levée que par la supposition de l’irruption du code du théâtre dans celui du récit et la transformation du lecteur en spectateur. Tout se passe en effet comme si lecteur et le narrateur assistaient ensemble à la représentation scénique du voyage de Jacques et son maître. Le lecteur ne manque pas d’aviser le narrateur des contraintes de l’un et de l’autre code quand ce dernier commence à les confondre : Il était tard ; la porte de la ville était fermée, et ils avaient été obligés de s’arrêter dans le faubourg. Là j’entends un vacarme… – Vous entendez ? Vous n’y étiez pas ; il ne s’agit pas de vous. – Il est vrai. Eh bien ! Jacques … son maître… on entend un vacarme effroyable. Je vois deux hommes… – Vous ne voyez rien ; il ne s’agit pas de vous, vous n’y étiez pas. – Il est vrai. Il y avait deux hommes à table […].6
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Diderot, Jacques le Fataliste, p. 61. Diderot, Jacques le Fataliste, p. 71. Diderot, Jacques le Fataliste, p. 110.
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L’interpénétration du code narratif et du code théâtral provoquent la métalepse. Celle-ci produit son effet aux endroits où le voyage est interrompu par le sommeil des deux compagnons. La contamination du code narratif par le code théâtral affecte surtout les entr’actes, pour ainsi dire, marqués par les différents gîtes auxquels Jacques et son maître interrompent leur voyage : ‘Tandis que Jacques et son maître reposent, je vais m’acquitter de ma promesse, par le récit de l’homme de la prison, qui raclait de la basse, ou plutôt de son camarade, le sieur Gousse’.7 Mais le narrateur, qui a suivi le voyage du valet et de son maître en spectateur et qui continue à entretenir le lecteur pendant que ses héros reposent, se fatigue aussi et interrompt son récit pour faire comme eux : ‘Si j’allais aussi mettre ma tête sur un oreiller, en attendant le réveil de Jacques et de son maître ; qu’en pensez-vous ?’.8 Rideau. Aux ‘entr’actes’, l’invasion du code théâtral se traduit par un changement du régime temporel du récit, qui passe au présent : ‘Tandis que je disserte, le maître de Jacques ronfle comme s’il m’avait écouté, et Jacques, à qui les muscles de jambes refusaient le service, rôde dans la chambre en chemise et pieds nus, culbute tout ce qu’il rencontre et réveille son maître qui lui dit d’entre ses rideaux : ‘Jacques, tu es ivre’.9 La barrière entre le voyage de Jacques et son maître d’une part et le narrateur et le lecteur d’autre part, entre la scène et la salle, n’est cependant pas étanche. Le spectacle observé n’a pas lieu dans une salle, mais en plein air, dans la vie réelle. La scène de théâtre, c’est le monde. Jacques, le maître, le narrateur et le lecteur partagent le même univers : ‘Je ne sais de qui sont ces réflexions, de Jacques, de son maître ou de moi ; il est certain qu’elles sont de l’un des trois, et qu’elles furent précédées et suivies de beaucoup d’autres qui nous auraient menés, Jacques, son maître et moi, jusqu’au souper, jusqu’après le souper, jusqu’au retour de l’hôtesse, si Jacques n’eût dit à son maître : […]’.10 Le narrateur, spectateur de la ‘pièce’ du voyage, que les gîtes divisent en ‘actes’, observe aussi le lecteur : Lecteur, il me vient un scrupule, c’est d’avoir fait honneur à Jacques ou à son maître de quelques réflexions qui vous appartiennent de droit ; si cela est, vous pouvez les reprendre sans qu’ils s’en formalisent.
7
Diderot, Jacques le Fataliste, p. 116. Diderot, Jacques le Fataliste, p. 119. 9 Diderot, Jacques le Fataliste, p. 187. 10 Diderot, Jacques le Fataliste, p. 138. 8
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J’ai cru m’apercevoir que le mot Bigre vous déplaisait. Je voudrais bien savoir pourquoi.11
Dans ce passage, la métalepse atteint un degré d’intensité tel que le narrateur-spectateur se donne le droit d’intervenir directement dans la scène au point de dicter aux personnages ce qu’ils ont à dire ou à faire : Ici Jacques reprit sa gourde, oubliant qu’il n’y avait ni tisane ni vin. Son maître se mit à rire. Jacques toussa un demi-quart d’heure de suite. Son maître tira sa montre et sa tabatière, et continua son histoire que j’interromprai, si cela vous convient ; ne fût-ce que pour faire enrager Jacques, en lui prouvant qu’il n’était pas écrit là-haut, comme il croyait, qu’il serait toujours interrompu et que son maître ne le serait jamais.12
Le code narratif, qui repose, dans sa formulation classique, sur la séparation de la narration et du narré, est ici complètement rompu par le code théâtral. Le narrateur devient non seulement spectateur de sa ‘pièce’, mais aussi son commentateur et ‘son metteur en scène’. Le lecteur qui tient en main le livre n’assiste pas à la pièce en tant que telle, comme son double dans le livre qu’il lit ; il lit le récit d’une mise en scène : ‘the making of Jacques le Fataliste’. A un deuxième niveau d’analyse, la narration par les personnages est rongée par l’interaction discursive. Le récit des amours de Jacques en particulier est constamment interrompu, non seulement par les soubresauts de son cheval ou par d’autres incidents survenus en cours de route, mais aussi par la curiosité du maître qui a la manie de deviner le dénouement des amours de Jacques. Jacques en est irrité : ‘Eh ! Non, non, de par tous les diables ! Non. Mon maître, il est écrit là-haut que vous en avez pour le reste de vos jours ; tant que vous vivrez vous devinerez, je vous le répète, et vous devinerez de travers’.13 Le récit de Jacques s’effiloche constamment à cause des interruptions du maître qui le font sans cesse bifurquer : Le Maître. – Mais qu’est-ce que ton frère Jean était allé chercher à Lisbonne ? Jacques. – Il me semble que vous prenez à tâche de me fourvoyer. Avec vos questions, nous aurons fait le tour du monde avant que d’avoir atteint la fin de mes amours.14
11 12 13 14
Diderot, Jacques Diderot, Jacques Diderot, Jacques Diderot, Jacques
le le le le
Fataliste, p. Fataliste, p. Fataliste, p. Fataliste, p.
236. 277. 227. 63.
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L’hôtesse de l’auberge du Grand Cerf vient elle aussi malencontreusement interrompre le récit de Jacques : Jacques. – C’est-à-dire que pour aujourd’hui le ciel veut que je me taise ou que ce soit l’hôtesse qui parle ; c’est une bavarde qui ne demande pas mieux ; qu’elle parle donc. Le Maître. – Tu prends de l’humeur. Jacques. – C’est que j’aime à parler aussi. Le Maître. – Ton tour viendra. Jacques. – Ou ne viendra pas.15
A un troisième niveau d’analyse, la contamination du code narratif par le théâtre affecte aussi les interventions du narrateur qui, tout en se désistant généreusement de la fonction narrative largement dévolue aux personnages, prend la peine de mettre en garde le lecteur : ‘Soyez circonspect si vous ne voulez pas prendre dans cet entretien de Jacques et de son maître le vrai pour le faux, le faux pour le vrai. Vous voilà averti, et je m’en lave les mains’.16 En d’autres termes, l’histoire des amours de Jacques pourrait être pure fiction. La réalité elle-même pourrait être ‘théâtre’. A un quatrième niveau d’analyse, la réalité vécue par Jacques et son maître ressemble étrangement à des pièces de théâtre qu’ils connaissent. Le narrateur déclare avoir rencontré dans la réalité le pendant du Médecin malgré lui, ‘qu’il avait regardé jusque-là comme la plus folle et la plus gaie des fictions’.17 Molière n’a rien inventé, la réalité a précédé la fiction. Goldoni offre le cas inverse. La violente discussion de l’hôte de l’auberge du Grand Cerf avec le paysan infortuné, qui semble sans rapport direct avec les autres événements et récits dans Jacques le Fataliste, en contient cependant une autre clef argumentative : la fiction préexiste à la réalité. Le réel, avant même de se dérouler sous les yeux mêmes de Jacques et son maître, existe dans une pièce de théâtre que le lecteur peut connaître : Je vous entends, lecteur ; voilà, dites-vous, le vrai dénouement du Bourru bienfaisant. Je le pense.18
‘Si je rencontre jamais M. Goldoni’, ajoute le narrateur, ‘je lui réciterai la scène de l’auberge’. Et le lecteur de répondre : ‘Et vous ferez bien, il est plus habile homme qu’il ne faut pour en tirer bon parti’.19 15 16 17 18 19
Diderot, Jacques Diderot, Jacques Diderot, Jacques Diderot, Jacques Diderot, Jacques
le le le le le
Fataliste, p. Fataliste, p. Fataliste, p. Fataliste, p. Fataliste, p.
126. 86. 86-87. 126. 127.
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L’intrusion du code du théâtre dans le code narratif débouche donc sur une immersion complète du narré et de la narration dans le théâtre. Le théâtre prend le dessus. Tout est théâtre. Théatrum mundi. Selon le programme offert par l’Éloge de Richardson qui a été notre guide de lecture, le lecteur d’un bon roman comme ceux qu’a produits Richardson est transformé en un spectateur. Dans l’intervalle de quelques heures, Richardson offre à son lecteur ‘un grand nombre de situations que la vie la plus longue offre à peine dans toute sa durée’. Il l’a rendu le ‘spectateur d’une multitude d’incidents’. Dans Jacques le Fataliste, Diderot étudie les implications de l’intrusion du théâtre dans le récit, à laquelle invitent les romans de Richardson. Le récit est brisé en s’ouvrant à tous les possibles, par la transgression de ses propres codes. Si le lecteur est un spectateur, le narrateur est le metteur en scène. Il tient tous les cordons et peut ‘faire du théâtre’ en toute liberté, s’il le veut. Il est tout-puissant, comme le Metteur en scène suprême, qu’est Dieu, l’auteur du Grand Rouleau. L’intérêt romanesque La liberté infinie du narrateur devenu metteur en scène est d’ordre métaleptique. Cela signifie qu’exploitée jusqu’au bout cette liberté mène à la destruction du récit et à l’effacement des frontières entre les genres. S’il est vrai que Diderot a écrit avec Jacques le Fataliste un anti-roman, il est sûrement vrai aussi que cet anti-roman contient en même temps le mirage du roman ‘idéal’ dont rêvait Diderot et dont il voyait la réalisation dans les romans de Richardson. Le roman ‘idéal’ n’est pas celui qui rompt le code narratif, mais celui qui parvient à gérer la liberté infinie du narrateur en la ramenant dans les bornes de ce code. Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Est-ce que le Grand Rouleau dont il est si souvent question dans Jacques le Fataliste peut être proposé comme modèle du roman ‘idéal’ ? Le modèle narratif du Grand Rouleau implique que le narrateur a un plan fixé d’avance. Un narrateur modelé sur le Dieu omniscient et toutpuissant voit devant lui un champ de possibilités infini qui lui offre les matériaux de son récit. Dans l’immense champ du possible, il lui faut choisir. Selon Leibnitz, qui à la fin de la Théodicée (1710) développe la fable de la pyramide des mondes possibles, Dieu, qui a la liberté totale de créer selon sa volonté, choisit librement dans le champ infini des mondes possibles de créer le meilleur de ces mondes. Le monde qu’il a fait naître par l’acte créateur n’est pas parfait. Le mal existe, mais il n’est
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qu’un élément dans un rouage de causes et d’effets qui finalement entraîne le monde vers le bien.20 Dans la fable des mondes possibles de Leibnitz, tous les mondes que Dieu aurait pu créer ont leur ‘Livre des Destinées’. Tous les événements qui auraient pu arriver dans les mondes que Dieu n’a pas créés se trouvent consignés dans un livre qui décrit le ‘déroulement’ de ce monde non créé. Chaque monde possible a donc son Grand Rouleau, qui rend compte, avant la création éventuelle du monde en question, de l’enchaînement causal des événements de ce monde. La fable de Leibnitz, par laquelle le philosophe voulait expliquer l’existence du mal dans le monde tel qu’il a été créé par Dieu, offre à la fiction romanesque une légitimation presque théologique dans la mesure où le romancier, comme un créateur qui ressemble à Dieu, choisit de créer un autre monde qui n’est pas celui dans lequel il vit lui-même. Par son acte créateur, le romancier réalise un monde possible (ou impossible) que Dieu n’a pas créé. Le romancier est l’auteur du Livre des Destinées du monde qu’il crée. Le plan en est conçu d’avance. Le déroulement des événements l’entraîne vers une fin fixée d’avance. Tout l’art du romancier consiste à cacher cette fin à son lecteur. Si on y voit, comme nous le soutenons ici, une légitimation théologique de la fiction narrative, la fable de Leibnitz rejoint le problème crucial de la ‘causalité régressive’ qui caractérise le code narratif. S’il veut garantir la vraisemblance de son récit, le romancier est tenu à motiver tout événement par une cause compatible avec le cadre de référence qu’il a choisi. Cette causalité est, comme l’a montré G. Genette, régressive, ce qui signifie que l’agencement des événements est pensé en fonction d’une ‘fin’.21 L’art du roman consiste précisément à cacher cette causalité ‘régressive’, cette ‘détermination rétrograde’.22 De l’équilibre entre vraisemblance et motivation dépend la réussite du récit. S’il est vrai que la vraisemblance exige que les événements soient motivés, elle peut aussi être détruite par trop de motivation, quand le narrateur laisse trop facilement transparaître un plan conçu d’avance selon lequel l’histoire doit de dérouler. Produire un bon roman équivaut à bien gérer la liberté narrative et à faire rentrer l’infini liberté du narrateur dans le 20
Leibnitz, Essais de Théodicée, éd. P.J. Brunschwig, Paris, GF, 1969, p. 359, no 413. Marc Escola, ‘Le clou de Tchekhov’, dans Marc Escola, Jan Herman, Lucia Omacini, Paul Pelckmans, Jean-Paul Sermain (éds), La Partie et le Tout. La composition du roman, de l’âge baroque au tournant des Lumières, Leuven-Paris-Walpole, Peeters, coll. La République des Lettres, 2011, p. 110. 22 Gérard Genette, ‘Vraisemblance et Motivation’, Figures II, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1969, p. 91. 21
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code narratif dont les deux bornes fondamentales sont la vraisemblance et la motivation. Pour Diderot, dont les écrits philosophiques contemporains du roman affirment l’athéisme, il est cependant impossible que le modèle du narrateur ‘idéal’, soit un démiurge omniscient, libre et tout-puissant qui ressemble à Dieu. Du moment que, tout au long de Jacques le Fataliste, l’existence d’un Grand Rouleau est remise en question par le maître, le récit dont le plan est tracé d’avance par un narrateur omniscient ne saurait être le modèle du roman dont rêve Diderot. Son athéisme ne lui permet pas d’accepter la légitimation théologique du roman. Richardson offre à Diderot un autre modèle pour le roman qui consiste à rendre la réalité intéressante. En lisant les romans de Richardson, Diderot n’avait pas seulement eu le réflexe d’intervenir, d’applaudir ou de protester comme un spectateur face à un spectacle, il avait aussi ‘entendu les vrais discours des passions’ : ‘J’avais vu les ressorts de l’intérêt et de l’amour-propre jouer en cent façons diverses’.23 Pour Diderot, le génie de Richardson consistait à produire des scènes intéressantes. Cela demande du génie. Tout l’art du roman consiste dès lors à rendre intéressant ce qui dans la vie réelle est si souvent sans intérêt. La discussion à ce même sujet entre le narrateur et le lecteur dans Jacques le Fataliste est un écho direct du passage cité de l’Éloge de Richardson : La vérité, me diriez-vous, est souvent froide, commune et plate ; par exemple, votre dernier récit du pansement de Jacques est vrai, mais qu’y a-t-il d’intéressant ? Rien. – D’accord. – S’il faut être vrai, c’est comme Molière, Regnard, Richardson, Sedaine ; la vérité a ses côtés piquants, qu’on saisit quand on a du génie ; mais quand on en manque ? – Quand on en manque, il ne faut pas écrire.24
Les réflexions du narrateur qui précèdent immédiatement ce parti pris impliquent un rejet pur et simple du modèle narratif du Grand Rouleau, adopté par l’abbé Prévost dans Le Philosophe anglais ou l’Histoire de Monsieur Cleveland. Aux yeux du narrateur de Jacques le Fataliste, Prévost gère mal la liberté narrative : Mais quelle autre couleur n’aurais-je pas été le maître de lui donner, en introduisant un scélérat parmi ces bonnes gens ? Jacques se serait vu, ou vous auriez vu Jacques au moment d’être arraché de son lit, jeté sur un grand chemin ou dans une fondrière. – pourquoi pas tué ? – 23 24
Diderot, Éloge de Richardson, p. 898. Diderot, Jacques le Fataliste, p. 59.
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Tué, non. J’aurais bien su appeler quelqu’un à son secours ; ce quelqu’un aurait pué le Cleveland à infecter.25
Le modèle du roman ‘idéal’ que Diderot entrevoit dans les romans de Richardson consiste en un art romanesque qui parvient à rendre la réalité intéressante. C’est ce que Diderot appelle le ‘vrai’. Dans les réflexions sur l’art du roman que l’on voit se développer dans L’Éloge de Richardson et Jacques le Fataliste, on observe un glissement important dans la signification accordé au vrai et dans la conception du rapport entre la vérité et la vraisemblance. La vérité d’un fait raconté ne dépend plus de son insertion dans une chaîne causale qui cherche un équilibre entre vraisemblance et motivation, mais du potentiel d’intérêt qu’il renferme. L’art consiste à produire de l’intérêt. Face à l’infini des possibilités dont dispose le narrateur, il lui importe de choisir dans le réel ce qui est potentiellement ‘vrai’. L’art consiste à faire dire au réel sa vérité intrinsèque. Quand l’artiste parvient à montrer ce que le réel a d’intrinsèquement vrai, ce réel devient intéressant, grâce au travail artistique. La vrai-semblable devient dès lors une manière de rendre le réel semblable au vrai qu’il renferme, mais que le travail artistique doit révéler. Le réel n’est donc pas forcément vrai pour Diderot. Il le devient par le génie de l’artiste qui parvient à faire dire au réel ce qu’il a de vrai. Tout auteur n’a pas ce génie, tout lecteur ou spectateur n’a pas les facultés pour voir ce que le réel peut avoir d’intéressant. Que l’intérêt produit par le travail artistique soit perçu par le lecteur ou non, n’est plus du ressort du narrateur : Tandis que Jacques vide à terre sa gourde, son maître regarde sa montre, ouvre sa tabatière, et se dispose à continuer l’histoire de ses amours. Et moi, lecteur, je suis tenté de lui fermer la bouche en lui montrant de loin un vieux militaire sur son cheval, le dos voûté, et s’acheminant à grands pas ; ou une jeune paysanne en petit chapeau de paille, en cotillons rouges, faisant son chemin à pied ou sur un âne. Et pourquoi le vieux militaire ne serait-il pas le capitaine de Jacques ou le camarade de son capitaine ? – Mais il est mort. – Vous le croyez… ? Pourquoi la jeune paysanne ne serait-elle pas ou la dame Suzon ou la dame Marguerite, ou l’hôtesse du Grand Cerf ou la mère de Jeanne, ou même Denise, sa fille. Un faiseur de romans n’y manquerait pas, mais je n’aime pas les romans, à moins que ce ne soient ceux de Richardson. Je fais l’Histoire, cette histoire intéressera ou n’intéressera pas : c’est le moindre de mes soucis. Mon projet est d’être vrai, je l’ai rempli. Ainsi, je ne ferai point revenir le frère Jean de Lisbonne,
25
Diderot, Jacques le Fataliste, p. 59.
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ce gros prieur qui vient à nous dans un cabriolet, à côté d’une jeune et jolie femme, ce ne sera point l’abbé Hudson.26
‘Il est facile de faire des contes !’27 C’est que, selon le modèle du Grand Rouleau, l’immense liberté que s’arroge le faiseur de romans de faire courir à ses personnages ‘tous les hasards qu’il (lui) plairait’28 risque à tout moment d’être au détriment de la vraisemblance. Chez Diderot, vérité et vraisemblance son redéfinies. La vraisemblance est une semblance de vrai, qui se produit quand le vrai intrinsèque du réel est révélé. La vraisemblance ne réside plus dans la façon dont le créateur de l’œuvre d’art parvient à motiver les hasards. La vraisemblance est devenue pour Diderot, dès l’Éloge de Richardson, la manière dont le récit parvient à rendre le vrai intéressant.29
26
Diderot, Jacques le Fataliste, p. 256. Diderot, Jacques le Fataliste, p. 27. 28 Ibidem. 29 Pour une étude approfondie sur la notion de vraisemblance au XVIIIe siècle, on peut se reporter à l’ouvrage de Nathalie Kremer, Vraisemblance et Représentation au XVIIIe siècle, Paris, Champion, 2011. Pour les concepts poétiques constituant les soubassements de la théorie esthétique de Diderot, voir du même auteur Traverser la peinture : Diderot – Baudelaire, Leiden-Boston, Brill, 2018. 27
SUR MARIN ET SADE LA PROVIDENCE COMME MÉTALEPSE A Marie-Hélène Chabut Lehigh Pennsylvania
Métalepse rhétorique et métalepse ontologique N’est-il pas étonnant que la figure rhétorique de la métalepse ne surgisse dans la théorie littéraire que pour l’étude des ‘entorses faites au pacte de la représentation’ dans la littérature moderne, à partir de 1800 ?1 Les occurrences glanées avant cette date se limitent le plus souvent à Tristram Shandy (1759-67) de Sterne ou à Jacques le Fataliste (1797) de Diderot, où l’auteur déclare : ‘Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le Maître ou de le faire cocu ?’. Ce n’est là, déclare Gérard Genette dans son étude sur la métalepse, qu’une ‘manière plaisamment équivoque de revendiquer la liberté d’invention du romancier, qui mène à sa guise le destin de ses personnages’.2 Cela est indéniable, mais en même temps G. Genette met le doigt sur un problème crucial de la production romanesque au XVIIIe siècle qui concerne précisément la façon dont un auteur ‘mène le destin de ses héros’. Quand un auteur comme Diderot affirme qu’il dispose du sort de ses personnages, il s’érige en un écrivain-Dieu. Le personnage suppose et l’écrivain-Dieu dispose, pour ainsi dire. Cette idée rend la figure rhétorique de la métalepse éminemment propre à donner quelque cohérence théorique aux nombreux problèmes que suscite tout au long du XVIIIe siècle le problème de la Providence. L’application assez exclusive de la notion de métalepse à la littérature de l’époque Moderne, qui voit précisément la disparition de la Providence,3 Cet article est inédit. 1 Voir par exemple John Spier et Jean-Marie Schaeffer (éds), Métalepses. Entorses au pacte de la représentation, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2005. 2 Gérard Genette, ‘De la figure à la fiction’, in J. Spier et J.-M. Schaeffer (éds), Métalepses, p. 29. 3 Erich Köhler, Le Hasard en littérature. Le possible et la nécessité, Paris, Klincksieck, 1986.
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ne laisse pas de surprendre. Mais cette rencontre manquée entre Providence et métalepse dans le roman de l’Âge classique se laisse aussi expliquer. La question de la métalepse est pensée par G. Genette en termes de superposition d’univers – réel et fictionnel – et en termes d’intrusion de l’un dans l’autre, dans les deux sens. Cette intrusion est ressentie comme une transgression. En définitive, les paroles de Diderot, qui traduisent son infinie liberté de créateur, n’impliquent aucune véritable transgression. La métalepse et ici pure ‘figure’, qui est du même ordre que le propos de Virgile déclarant qu’il a fait mourir Didon au IVe livre de l’Enéide. Il s’agit de ce que Marie-Laure Ryan appelle une ‘métalepse rhétorique’, une pure figure donc. Qui plus est, l’intrusion ne semble fonctionner que dans un sens : l’auteur fait intrusion dans son œuvre, mais les personnages de l’œuvre ne font pas irruption dans la vie de l’auteur… Mais n’allons pas trop vite : le lecteur n’apostrophe-t-il pas en permanence l’auteur dans Jacques le Fataliste et ne devient-il pas par là une sorte de personnage ? Et là, il y a transgression. Cette fois-ci on a affaire à une ‘métalepse ontologique’.4 L’emploi de l’adjectif ‘ontologique’ pour désigner une métalepse qui implique une véritable transgression de la frontière logique entre deux mondes superposés ou juxtaposés est significatif. Il suggère que la question de la métalepse intègre une dimension ‘transcendantale’ et que, par ricochet, la question de la Transcendance peut être pensée en termes de métalepse. Cette dimension ‘transcendantale’ apparaît clairement dans les exemples les plus notoires de la métalepse ‘ontologique’ dans la littérature moderne. Dans Niebla (1914) de Miguel de Unamuno, par exemple, le personnage, tenté par le suicide, demande conseil a une personne de confiance. Cette personne n’est autre que l’écrivain Unamuno, qui révèle au héros qui lui rend visite son véritable statut ‘ontologique’ : il n’est qu’un personnage de fiction et le choix de mettre fin à sa vie ne lui appartient pas. L’auteur seul décide de sa vie ou de sa mort, autrement dit de son destin. Sur ce, le personnage supplie l’auteur Unamuno de ne pas le tuer. Rentré chez lui, il s’assied près du feu et meurt à côté de son chien.5 Il y a ici intrusion dans les deux sens : le personnage s’ingère (à son insu et on ne sait comment) dans l’univers de l’auteur, et l’auteur intervient dans celui du personnage, dont il est le créateur. Dans le premier 4 Marie-Laure Ryan, ‘Logique culturelle de la métalepse’, in J. Spier et J.M. Schaeffer (éds), Métalepses, p. 205. 5 Miguel de Unamuno, Brouillard, trad. Noémi Larthe, Paris, Le Sagittaire, 1926.
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cas, il y a une vraie transgression ; on y a affaire à une métalepse ontologique. Dans le second cas, il y a simple figure, métalepse rhétorique car tout auteur fait ce qu’il veut de ses personnages. La métalepse ‘ontologique’ n’est plus simplement une ‘figure’ rhétorique, elle est devenue ‘fiction’. La distinction établie par Marie-Laure Ryan, entre une ‘métalepse rhétorique’, somme toute très courante au XVIIIe siècle, et une ‘métalepse ontologique’ dont les exemples se retrouvent surtout dans une littérature plus récente, recoupe pratiquement l’opposition élaborée par G. Genette entre ‘métalepse ‘figurale et ‘métalepse fictionnelle’.6 L’intérêt de l’opposition genettienne réside dans l’idée de la ‘gradualité de la fiction’. Une figure est une petite fiction, une fiction embryonnaire, une esquisse de fiction. Mais cette figure peut devenir un univers. Une catégorie tripolaire Ce bref rappel des grandes lignes de force de la théorie de la métalepse était nécessaire pour montrer que celle-ci offre à la Poétique du roman une grille de lecture cohérente pour la conceptualisation des Providences romanesques. L’exemple du roman Niebla de Miguel de Unamuno montre clairement que dans la théorie littéraire la métalepse est pensée comme une figure bi-polaire, ce qui veut dire pour Marie-Laure Ryan qu’elle implique ‘un passage logiquement interdit, une transgression qui permet l’interpénétration de deux domaines censés rester distincts’,7 le réel et la fiction. Mais à y regarder d’un peu plus près, on est bien forcé d’admettre que la mort du héros d‘Unamuno n’est pas forcément causée par une décision arbitraire de l’écrivain qui l’invente. Le malheureux personnage peut aussi mourir d’une cause qui s’inscrit dans la logique du récit, ou par une intervention divine. Cette hypothèse enlèverait évidemment au récit tout son sel, mais elle montre en même temps qu’une troisième instance et un troisième univers sont exclus du raisonnement : en 1914, pour Unamuno, le ciel paraît vide, sans doute. Or, au XVIIIe siècle, le ciel n’est pas forcément vide, ni pour les personnages, ni pour la plupart des écrivains. Une des raisons pour lesquelles la figure de la métalepse n’est pas envisagée comme une clef susceptible d’ouvrir la théorie littéraire aux problèmes de la Transcendance est que la problématique 6 G. Genette, ‘De la figure à la fiction’, in J. Spier et J.M. Schaeffer (éds), Métalepses, p. 26. 7 M.-L. Ryan, ‘Logique culturelle de la métalepse’, in J. Spier et J.M. Schaeffer (éds), Métalepses, p. 207.
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des Providences romanesques met en place trois univers : la diégèse, l’univers de l’auteur et le ciel. Il faut donc envisager le problème de l’intrusion de l’instance créatrice dans sa création sur deux axes qui s’entrecroisent. Sur un axe vertical, d’une part, l’univers diégétique des personnages de roman est relié au ciel, et à l’enfer. Ce ‘deuxième univers’ appartient à l’ambitus sinon de la perception au moins de la conception du monde des personnages. Un axe horizontal, d’autre part, met le romancier en contact avec son lecteur à travers l’univers diégétique. Ce ‘troisième univers’, qui est celui où l’on se figure le romancier et le lecteur, tombe en dehors de l’ambitus de la perception des personnages. Sur l’axe vertical, Dieu a la possibilité d’intervenir dans sa création. La plupart des personnages de romans croient à la réalité de ces interventions. L’intrusion divine est même si logique qu’elle devient souvent une simple figure rhétorique, une catachrèse, c’est-à-dire une métaphore figée. On en trouve presque à chaque page dans Gil Blas (1715-35). Repérées en tournant les pages, les expressions suivantes n’impliquent aucun renvoi à une instance divine autre que celui qui est entré dans le langage quotidien : ‘je sais trop bon gré à mon étoile de m’avoir fait rencontrer …’, ‘il faut que tu sois né coiffé pour être tombé entre nos mains…, ‘mon mauvais sort voulait’, ‘je paraissais né pour être échanson’, ‘il protestât et prit le ciel à témoin que…’, ‘Dieu soit loué, s’écria le capitaine (des voleurs) en riant’, ‘Vive Dieu, s’écria le lieutenant’, etc.8 En revanche, dans un type de roman comme le roman sentimental dont Richardson offre avec Pamela ou la vertu récompensée un exemple emblématique, les personnages sont tantôt étonnés de voir l’instance divine intervenir en leur faveur, tantôt surpris de l’absence d’une intervention divine qu’ils croient avoir méritée par leur comportement ou par leurs prières. Quand la problématique des Providences romanesques est considérée sous l’angle des personnages, une chose est certaine : les héros et héroïnes de roman n’ont aucune conscience de l’existence d’un axe horizontal sur lequel leur destin est pourtant effectivement réglé. Ils vivent dans l’ignorance du romancier qui les invente. Mais ces axes ne demeurent pas stables. La conscience d’une Providence autre que divine s’empare des personnages de roman quand la Providence devient immanente, autrement dit quand le héros ou l’héroïne ont le sentiment que leur vie n’est plus réglée par une instance divine, mais par un démiurge intradiégétique, qui veut les amener à un but fixé 8 Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, éd. Erik Leborgne, Paris, GF, 2008, p. 51, 59, 60, 61, 63, 73 et 76.
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d’avance.9 Les exemples d’une Providence immanente sont légion à la fin du XVIIIe siècle. Le problème de la liberté Certains personnages de roman sont par ailleurs bien conscients que la Providence qui règle leur destin prend la forme d’un Dieu-écrivain. Or, s’il est vrai que tout est décidé d’avance et que la Destinée se trouve écrite sur un Grand Rouleau céleste, Dieu a-t-il le pouvoir de récrire ce Livre des Destinées ? En d’autres termes, est-ce que la vie d’un particulier compte dans le déroulement de l’univers tel que Dieu l’a fixé par écrit au début des Temps? C’est le problème posé par Voltaire dans Zadig (1747).10 S’il existe un Livre des Destinées, celui-ci semble enlever la liberté aux hommes. Leur comportement, bon ou mauvais, ne changera rien à la façon dont le monde se déploie. Ce problème est celui du mal, qui semble incompatible avec l’existence de Dieu si on le pense comme bon et juste. C’est aussi le problème de la liberté de l’homme, qui peut choisir de faire le mal. Malgré les railleries de Voltaire, dont la mauvaise foi est évidente,11 la façon dont Leibnitz avait pensé le problème de la liberté humaine face au Grand Rouleau dans la Théodicée (1709) était fort ingénieuse. Il n’y a pas un Livre des Destinées, mais une infinité : il y en a autant qu’il y a de mondes possibles. Cette infinité de mondes possibles est générée par les choix que font les hommes. Dieu les connaît tous d’avance et il a écrit pour chaque monde possible un Livre des Destinées. Ce Livre est en quelque sorte le résultat des choix de l’humanité, que Dieu a prévus d’avance. Le Livre des Destinées est le status quaestionis des choix humains dans un monde possible donné. Ce Livre des Destinées doit se lire rétrospectivement. Il ne contient pas les décisions de Dieu, mais celles des hommes, que Dieu, dans son omniscience, a consignées dans un Livre écrit d’avance. Or, ce Dieu-écrivain n’a réalisé qu’un seul des mondes possibles : le meilleur.12 9 Nous consacrons à la question de la Providence immanente la troisième section de ce volume, construite autour du Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki. 10 Voir l’Introduction de ce volume. 11 Dans Candide, on trouve des propos comme celui-ci : ‘Tout cela est indispensable, répliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font le bien général, de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien’, in Romans et Contes, éd. Henri Bénac, Paris, Garnier, 1960, p. 56. 12 Pour un exposé approfondi, voir Paul Rateau, Leibniz et le meilleur des mondes possibles, Paris, Garnier, 2015.
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Une autre solution au problème de la liberté humaine face à un Livre des Destinées inchangeable, est formulée dans la mise en roman des Lumières catholiques.13 Le monde dans lequel nous vivons n’est rien par rapport au monde de l’Au-delà qui nous accueillera après la mort. Même si les récompenses pour une vie vertueuse ne se manifestent pas immédiatement dans la vie d’Ici-bas, la félicité que nous éprouverons dans l’Au-delà sera proportionnée aux choix que nous aurons faits, soit que Dieu nous accueille directement après la mort dans sa divine gloire, soit qu’il attende pour cela la fin des Temps où il viendra prononcer son jugement dernier. Quand on pose la question de la liberté humaine en termes de métalepse, il apparaît que les intrusions du créateur dans sa création ne sont pas pensées comme des transgressions, au contraire : l’intervention divine est désirée autant qu’appréhendée… comme récompense ou comme punition. Pour un très grand nombre de personnages de roman, l’intrusion d’auteur repose sur une promesse ou au moins sur un ‘pacte de bienfaisance’ conclu par Dieu avec les humains. Son intrusion dans le monde qu’il a créé n’est pas vécue comme une entorse à ce pacte. Il n’y a pas métalepse. Le problème de la causalité La discussion sur la Providence dans les romans du XVIIIe siècle change de nature quand elle est posée en termes non pas de liberté, mais de causalité. Dans quelle mesure les aventures des héros de romans trouventelles leurs causes dans une décision divine et dans quelle mesure découlent-elles logiquement des événements mêmes ? La question peut se penser en termes de ‘hasard’. Comment le hasard est-il perçu, par les personnages d’une part et le lecteur d’autre part, sur les axes vertical et horizontal respectivement ? Sur l’axe vertical, l’existence du hasard peut être expliquée par un renvoi à la Providence, qui veille sur le héros et lui envoie de l’aide au bon moment. On en verra ci-après de nombreux exemples dans le roman sentimental anglais : ‘Then Charlotta blessed heaven for making Horatio the instrument of her preservation’.14 Le hasard, c’est la Providence, autrement dit une intrusion bénéfique du Dieu-écrivain dans sa création. Cette intervention n’est jamais ressentie comme une transgression pour 13 Isabelle Tremblay (ed.), Les Lumières catholiques et le roman français, Liverpool University Press, Oxford University Studies in the Enlightenment, 2019. 14 Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 65.
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l’évidente raison que le Ciel et le monde d’ici-bas ne sont pas considérés comme deux univers séparés par les personnages de roman qui croient en la Providence. La question des Providences romanesques est ici de nature idéologique et à ce niveau, qui concerne la conception de l’univers, il n’y a pas métalepse. Mais l’on sait que l’époque des Lumières connaît une tendance à expliquer les problème idéologiques sans recourir à la Providence. L’interaction conçue par B. Spinoza entre une natura naturans et une natura naturata, par exemple, est une manière de penser l’univers en termes de causalité sans l’intervention de la Providence. La natura naturata apparaît comme l’effet, ou le produit passif, de l’activité autogénitrice de la nature, appelée natura naturans. La nature naît d’elle-même et est donc sa propre cause. Quand la nature se referme ainsi sur elle-même, le monde n’apparaît plus comme un univers qui se déroule selon un livre divin et grâce à des interventions divines, mais comme la seule réalité, à partir de laquelle le Ciel est créé comme une fiction idéologique. Dieu devient une projection fictionnelle, imaginée à partir du réel. Le Ciel apparaît comme un univers ontologique distinct du réel dans la mesure où il est considéré comme une fiction. Dans ce contexte matérialiste, s’exprimer en termes de Providence pour expliquer la causalité du monde, c’est supposer des intrusions du fictif dans le réel. Pour un auteur athée, comme Sade, l’intervention divine est une métalepse. Le problème de la causalité est posé en d’autres termes sur l’axe horizontal. Sur cet axe la question n’est plus d’ordre idéologique, mais poétique. En ce qui concerne la création d’une causalité immanente, le plan poétique engage deux catégories poétiques fondamentales : la vraisemblance et la motivation. Le vecteur principal qui mène à la séparation de deux univers ontologiques sur l’axe horizontal est sans doute la transformation de la notion de vraisemblance dont témoigne le roman du XVIIIe siècle.15 Dès que la vraisemblance se définit comme une causalité interne, la diégèse évolue vers un univers clos et autonome, où les événements ne s’expliquent plus par l’intrusion du créateur dans sa création, mais par un mécanisme de cause à effet lié à des facteurs psychologiques, sociaux et en tout cas humains. Sur le plan poétique, la vraisemblance essaie d’exclure le hasard. L’autonomie poétique qui se construit sur l’axe horizontal n’est cependant pas seulement une question de vraisemblance. L’autonomie 15 Nathalie Kremer, Vraisemblance et Représentation au XVIIIe siècle, Paris, Champion, 2011.
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romanesque dépend également de la position de l’écrivain-Dieu, qui est obligé de se cacher autant que possible et d’éviter de se montrer dans sa création. La main du romancier, quand elle devient trop pesante, détruit la vraisemblance. Sur le plan poétique, l’art du roman est un exercice où l’écrivain cherche le juste équilibre entre la vraisemblance et la motivation. La vraisemblance, d’une part, est l’effet d’un enchaînement causal logique. La motivation du récit est l’effort que fait le romancier de donner à son récit cette causalité cohérente. Mais la motivation ne doit jamais tomber entre les mains de ce G. Genette appelle, en parlant de Balzac, le ‘démon explicatif’.16 On ne pourrait pas choisir une métaphore plus appropriée pour désigner la difficulté d’évacuer du récit la ‘transcendance’, dans le sens de ‘la main’ ou la ‘voix’ du romancier qui règle sa création. Le ‘démon explicatif’ qui hante le plan poétique risque a tout moment de faire surgir une forme de transcendance dont le lecteur ne s’apercevrait que trop. Le problème que les Providences romanesques posent sur le plan poétique peut dès lors se résumer ainsi : Comment l’écrivain-Dieu – le romancier donc – peut-il faire oublier qu’il est lui-même une forme de transcendance ? Comment faire sortir la Transcendance par la porte de la vraisemblance – en neutralisant les hasards – sans la faire rentrer par la porte de la motivation – par une trop forte présence du dieu-écrivain dans sa création ? La question du pacte C’est à ce stade de notre raisonnement que se pose la question du pacte, c’est-à-dire de l’accord entre le créateur et sa création. Cette notion est un élément-clé de la définition de la métalepse. La métalepse est ‘une entorse au pacte de la représentation’. Sur l’axe vertical et du point de vue des personnages de roman, le Dieuécrivain gouverne sa création selon un ‘pacte de bienfaisance’. S’il ne récompense pas directement la vertu, au moins le monde évolue-t-il vers le bien ; si la vertu n’est pas immédiatement récompensée, elle le sera dans une autre vie. Que certains personnages plus sceptiques croient en une Providence négative qui récompense le vice et reste indifférente devant la vertu montre que ce pacte peut être transgressé par le Créateur.17 16 Gérard Genette, ‘Vraisemblance et motivation’, in Communications no 8 (1968), p. 10, repris dans Figures II, Paris, Seuil, 1969. 17 Sur l’idée d’une Providence négative, voir l’étude de Marc Hersant, ‘De Scarmentado à Candide et à Justine. L’idée d’une providence négative dans les contes philosophiques du XVIIIe siècle’, in CAIEF no 68 (2016), p. 175-190.
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Sur l’axe horizontal, l’écrivain essaie de conclure avec son lecteur le ‘pacte de la feintise partagée’ où il propose que ce dernier joue le jeu et accepte la fiction à condition qu’elle soit bien faite. La conclusion du pacte est donc conditionnelle et dépend de l’équilibre entre vraisemblance et motivation. Sur le plan poétique, le ‘pacte de la feintise partagée’ est donc constamment mis sous pression par le ‘démon explicatif’. Le manque d’équilibre entre vraisemblance et motivation n’est pas à proprement parler une métalepse, mais il implique une entorse au pacte de la représentation. Le problème de l’argument La discussion sur les Providences romanesques change une nouvelle fois de face quand elle est posée en termes rhétoriques. Et ces termes concernent des problèmes de légitimation d’une part et de transmission du savoir d’autre part. Le Dieu-écrivain, auteur du Grand Rouleau, n’a rien à expliquer, il n’est pas tenu à se justifier. Son seul message est celui de sa propre existence et cette existence est prouvée par sa bienfaisante Providence. L’écrivain-Dieu, en revanche, doit tout expliquer. Il ne se montre pas seulement sur le plan poétique quand il motive la causalité, mais également sur le plan rhétorique quand il met en évidence un argument. Tout au long de l’Âge classique, l’emploi de la fiction se justifie quand et si elle est le véhicule d’une idée. L’écrivain-Dieu expose un argument et transmet un savoir à l’aide de la fiction, mais il doit aussi légitimer cette fiction même. Rien ne va de soi pour l’écrivain, qui n’est pas encore tout à fait un Dieu. Le plan rhétorique des Providences romanesques où se pose le problème de l’argument à soutenir par le récit fait appel à un autre aspect de la définition de la métalepse qui est l’idée de la gradualité de la mimesis. Il y a des récits qui sont plus narratifs que d’autres, il y a aussi des récits qui sont plus fictionnels que d’autres. Ou, pour reprendre l’idée genettienne de la gradualité, la fiction narrative peut se réduire à une simple figure, elle peut aussi se déployer et s’étendre sur une diégèse complète. Entre ‘figure’ et ‘fiction’ se déploie toute une gamme de récits plus ou moins narratifs et plus ou moins fictif. La ‘figure’ dont on a besoin pour penser le plan rhétorique des Providences romanesques est la ‘scénographie’. La scénographie offre à l’argument à soutenir une scène d’énonciation. Celle-ci peut être minimale, stéréotypée, limitant ses contours à une simple ‘figure’ ; elle peut aussi prendre l’envergure d’une vraie fiction narrative qui se déploie dans une diégèse
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ayant des contours spatiaux et temporels très vastes. Or, le plan rhétorique est tout aussi graduel que la fiction narrative. Les deux plans sont souvent inversement proportionnels. Une scénographie faible, minimale et stéréotypée offre souvent une scène d’énonciation à une argumentation forte. Inversement, quand la scénographie se déploie et devient une vraie fiction narrative, le plan argumentatif paraîtra comme immergé dans le narratif. Au XVIIIe siècle, on n’est pas sorti de l’Âge de la Rhétorique. Ce n’est qu’au moment où le narratif évacue totalement l’argumentatif que l’évolution du roman rejoint la ‘Fin de la rhétorique’ et qu’apparaît une nouvelle littérature, autonome et réglée par les lois de l’immanence. Pour saisir l’interaction de ces différents plans – idéologique, moral, poétique et rhétorique – de la problématique des Providences romanesques, nous étudions dans la suite de cette étude deux romans qu’on peut considérer comme radicalement opposés, à plusieurs niveaux. Adélaïde de Witsbury ou la pieuse pensionnaire est un roman édifiant dont l’auteur, Michel Ange Marin (1697-1767), né à Marseille et mort à Avignon, est un ‘religieux minime’, qui fut quatre fois provincial de son ordre. Il est l’auteur d’un ouvrage théologique sur Les Pères des déserts de l’Orient (1761-64), mais c’est surtout par ses nombreux romans apologétiques qu’il obtient un succès durable. Son roman le plus connu est celui que nous étudions. Il a été réédité jusqu’à la fin du XIXe siècle.18 A ce roman d’édification chrétienne, nous opposons Les Infortunes de la vertu (1787), où le marquis de Sade (1740-1814) donne libre court à son athéisme virulent. Les deux romans ont un élément important en commun. Adélaïde de Witsbury aurait pu connaître Justine à l’un ou l’autre couvent, où elles reçoivent l’une et l’autre leur initiation à la morale chrétienne. Adélaïde n’en sortira jamais, elle meurt à 18 ans avant de pouvoir choisir entre le monde ou une vie de religieuse. Elle est un modèle à imiter : Adélaïde n’avait aucun de ces défauts qui rendent les enfants moins aimables. Elle n’était ni querelleuse, ni jalouse, ni capable de se fâcher, pas même de se plaindre dans ce qui la regardait personnellement ; mais elle était bonne, affable, complaisante, toujours prête à céder ou à faire plaisir, et si compatissante, qu’on ne l’a jamais vue pleurer que de ce qui faisait de la peine aux autres. Elle était belle comme le jour, et c’était là le moindre avantage dont la nature l’avait heureusement partagée : aussi toutes ses compagnes l’aimaient.19 18 Raymond Trousson, ‘Michel Ange Marin et les Pensées Philosphiques’, in Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, no 13 (1992), p. 47-55. 19 Marin, Adélaïde de Witsbury, Avignon, 1734. L’édition à laquelle nous renvoyons a été publiée à Paris, chez les Libraires associés, en 1821. Pour le passage cité : p. 13.
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Justine et sa sœur aînée Juliette, sortent du couvent quand leur père fait faillite et s’enfuit en Angleterre. Leur mère meurt de chagrin au bout de huit jours et les voilà donc dans la rue, munies de cent écus chacune. Leurs caractères sont opposés ; aussi prennent-elles des routes radicalement différentes dans le monde : ‘Autant on voyait d’artifice, de manège, de coquetterie dans les traits de l’une (Juliette), autant on admirait de pudeur, de délicatesse et de timidité dans l’autre (Justine). Un air de vierge, de grands yeux bleus pleins d’intérêt, une peau éblouissante, une taille fine et légère, un son de voix touchant, la plus belle âme et le caractère le plus doux, des dents d’ivoire et de beaux cheveux blonds, telle est l’esquisse d’une fille charmante dont les grâces naïves et les traits délicieux sont d’une touche trop fine et trop délicate pour ne pas échapper au pinceau qui voudrait les réaliser.20
Juliette est une créature perverse qui est résolue à devenir une grande dame par tous les moyens possibles, qui n’excluent pas, comme il apparaît plus tard, le meurtre. Justine, par contre, est résolue à ne jamais renoncer aux principes de vertu qui lui ont été inculqués durant sa formation au couvent. Les deux sœurs se séparent donc sans l’intention de se revoir jamais. Malgré une vie de débauchée et de criminelle, Juliette est heureuse ; Justine est une infortunée, persécutée par la Providence qui ne récompense jamais sa vertu. Nous avons affaire à deux romans à thèse. L’argument d’Adélaïde de Witsbury est que si l’on imite Adélaïde, on plaît à Dieu et on aura sa récompense dans l’Autre monde. Cet argument est formulée par Adélaïde même : Agissons pour Dieu, et soyons assurées qu’il nous en tiendra compte, parce qu’il le peut et qu’il le veut. Mais comment le fera-t-il ? Avec la magnificence d’un Dieu ; et c’est là tout dire.21
L’argument des Infortunes de la vertu est que la Providence, si elle existe, est injuste. Ici encore la formulation de la thèse est abandonnée à un personnage, la Dubois, avec qui Justine, qui cache son vrai nom sous celui de Sophie, s’est évadée de prison : Crois-moi, laisse là ta justice céleste, tes châtiments, ou tes récompenses à venir, tout cela n’est bon qu’à oublier quand on sort de l’école ou qu’à faire mourir de faim si l’on a la bêtise d’y croire quand on en est une fois dehors.22 20 Sade, Les Infortunes de la vertu, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, vol. II, p. 5. 21 Marin, Adélaïde de Witsbury, p. 194. 22 Sade, Les Infortunes de la vertu, p. 22.
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Les thèses sont démontrées dans un récit, qui dans la gradualité qu’offre la fiction, peut doser différemment le narratif et l’argumentatif. Les deux récits émanent d’une scénographie qui offre une scène d’énonciation à l’argument qui sera déployé dans la fiction narrative. Dans Adélaide de Witsbury, la scène est située au couvent où une très vieille religieuse, appelée la Mère de la Vera Cruz, raconte à ses pensionnaires l’histoire de son amie de couvent Adélaïde, morte il y a plus de soixante-dix ans, mais qui n’en continue pas moins d’être un modèle pour de jeunes pensionnaires. Dans Les Infortunes de la vertu, Justine retrouve sa sœur, qu’elle ne reconnaîtra qu’à la fin, et lui raconte l’histoire de ses mésaventures sans nombre. La scénographie du roman de Sade met face à face deux conception de la vie, deux idéologies, deux morales. Deux destins contraires : un destin où le vice est récompensée et un autre où la vertu laisse la Providence indifférente. Michel Ange Marin, Adélaïde de Witsbury ou la pieuse pensionnaire (1734) La récit de la vie d’Adélaïde de Witbury par la Mère de la Vera Cruz est le prétexte pour ‘graver plus profondément dans l’esprit’ des pensionnaires la nécessité de la soumission aux décrets de la divine Providence. Un contrat de lecture est rendu très explicite dans la Préface de l’auteur : La nature du sujet qu’on traite a amené certains faits moins sérieux que les moralités qu’on en tire : ils ne seront pas inutiles. Outre qu’ils sont fondés sur la vraisemblance, ils rendront la gravité des préceptes plus supportables aux jeunes personnes, et la feront passer plus aisément dans leur esprit, à la faveur d’un innocent amusement.23
Le rapport entre l’argumentatif et le narratif est immédiatement établi : la narration est à prendre comme l’enveloppe agréable d’une leçon morale sévère. Sur l’échelle de la gradualité, la fiction narrative dans Adélaïde de Witsbury occupe un degré très bas. Ce n’était qu’avant son arrivée au couvent que la vie d’Adélaïde était véritablement romanesque : Echappée aux troubles politiques en Angleterre où le Protestantisme s’était de nouveau imposé, la famille catholique des Witsbury avait cherché un asile en Espagne, mais le bateau avait fait naufrage et Adélaïde s’était vue orpheline à quatre ans. Elle avait été mise au couvent à l’âge de sept par sa protectrice, la comtesse de Verda. Voilà les péripéties les plus spectaculaires, racontées en un seul paragraphe de quelques lignes, 23
Marin, Adélaïde de Witsbury, p. 14
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d’un récit dont la chaîne narrative coïncidera par la suite avec la vie régulière au couvent. Dans celle-ci la première communion, la retraite, la confession, les grandes fêtes religieuses marquent des moments suprêmes, à tel point que la première communion, précédée d’une longue préparation spirituelle, est présentée comme ‘notre triomphe’.24 L’arrivée d’une pensionnaire rebelle, qui sera bientôt rappelée par ses parents, l’éducation à la foi chrétienne d’une naufragée turque par Adélaïde même et une lettre d’amour introduite clandestinement au couvent par une sœur converse sont les seuls moments de variété dans cette vie de couvent, calme et sans autres accidents notoires. La réduction de la portée narrativité du roman est au profit de la mise en évidence du portrait moral d’Adélaïde, qui est le modèle à imiter. Ce n’est pourtant pas que la narration soit négligée. L’auteur prend soin de la vraisemblance en faisant expliquer par la narratrice, la mère de la Vera Cruz, comment elle sait ce qu’elle raconte : ‘c’est d’elle que j’ai su…’,25 ‘Je trouvai écrites [ses résolutions] parmi les papiers qui me furent confiés après sa mort…’,26 ‘le récit que je tiens de la mère Gabrielle…’.27 Au milieu de cet espace romanesque exigu, borné aux quatre murs d’un couvent, se dresse un axe vertical qui est, selon la Mère de la Vera Cruz, l’espace de la vraie vie, celle qu’on vivra dans l’Au-delà. Toute la vie terrestre ne doit avoir pour but que d’être agréable à Dieu.28 Ce ne sont pas les talents naturels qui amènent l’âme à Dieu, mais la vertu et surtout la dévotion. La vertu consiste à ne pas commettre de péché mortel, par une fausse confession ou une communion reçue quand l’âme n’est pas pure, etc. L’impureté est l’œuvre du démon. En revanche, par la dévotion, nous nous faisons remarquer par Dieu, qui ne nous oubliera pas. La prière ne doit pas toujours directement s’adresser à Dieu même. On peut implorer l’intercession de la vierge ou choisir comme avocat un saint de l’Eglise. Les confesseurs sont d’autres intermédiaires entre les humains et Dieu sur cet axe spatial vertical, qui est le seul que ce récit développe véritablement. La Mère de la Vera Cruz inculque à ses élèves une morale de la soumission. Que la vie soit éphémère, l’histoire d’Adélaïde le montre assez. Qu’on se souvienne des dernières paroles de sa mère, morte très jeune : ‘Tu vois comme je meurs en peu de jours, comprenez par là quel fond on doit faire sur cette vie. Malheur à ceux qui n’en profitent pas pour en 24 25 26 27 28
Marin, Marin, Marin, Marin, Marin,
Adélaïde Adélaïde Adélaïde Adélaïde Adélaïde
de de de de de
Witsbury, p. Witsbury, p. Witsbury, p. Witsbury, p. Witsbury, p.
72. 26. 81. 176. 50.
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mériter une meilleure dans l’éternité’.29 Pour la vieille religieuse ‘le bonheur éternel est le plus excellent bien que nous puissions attendre’.30 Pour y parvenir, il faut ‘s’abandonner à la Providence’,31 ‘se soumettre aux ordres de la Providence’,32 se fier aux ‘admirables dispositions de la Providence’.33 Ces dispositions se passent de toute justification ou d’explication. Cet abandon à la Providence implique aussi qu’on renonce à comprendre la causalité du monde. La philosophie ne procure qu’un savoir inutile. Quand Adélaïde lui demande comment il faut expliquer qu’on souffle un feu pour l’allumer et une lampe pour l’éteindre, la mère répond : Ce que vous proposez là, mon enfant, est du ressort de la philosophie, dont l’étude n’est pas si utile à une demoiselle qu’elle ne doive se réserver pour des connaissances plus profitables. Dieu a créé pour notre usage la terre que nous habitons ; mais nous nous tourmenterions l’esprit inutilement, si nous voulions découvrir la cause de tant d’effets qui nous étonnent. Il doit nous suffire de savoir qu’il faut souffler le feu pour l’allumer, et la lampe pour l’éteindre, et il n’importe point du tout que nous sachions en donner la raison. […] Aimons là-dessus notre ignorance, ou plutôt servons-nous-en pour admirer la bonté de Dieu, qui a fait des ouvrages si merveilleux et si fort élevés au-dessus de notre intelligence, pour servir nos usages les plus communs.34
Tout s’explique par la Providence. La causalité physique qui existe sur l’axe horizontal est sans cesse ramenée à une causalité verticale. La mort d’Adélaïde offre de cette permutation un bel exemple : ‘Comme la bonne mère Gabrielle nous le rapportait, il parut plutôt qu’elle expira par un effort d’amour de Dieu, que par l’effet de la maladie’.35 A aucun moment dans ce long roman, le romancier n’entre en rivalité avec Dieu. Jamais il n’oppose à la causalité de la Transcendance une autre causalité, immanente. Son propre récit n’a rien d’original, le cadre spatial en est réduit à l’extrême comme si l’auteur se retenait d’inventer sans stricte nécessité. En écrivant ce roman, Michel Ange Marin a dû penser être lui-même agréable à Dieu en enveloppant les divins préceptes dans un si modeste cadre, qui n’a eu d’autre but que d’en faciliter l’adoption 29 30 31 32 33 34 35
Marin, Adélaïde de Marin, Adélaïde de Marin, Adélaïde de Marin, Adélaïde de Marin, Adélaïde de Marin, Adélaïde de Marin, Adélaïde de
Witsbury, p. 25. Witsbury, p. 215. Witsbury, p. 23. Witsbury, p. 60. Witsbury, p. 217. Witsbury, p. 41. Je souligne Witsbury, p. 198.
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par un peu de vraisemblance, comme il le déclare dans sa Préface. Dans la scénographie de son roman, Marin cède la parole à un être de fiction qui est la Mère de la Vera Cruz. Celle-ci est le digne porte-parole de Dieu. Au bout d’une longue vie vécue dans l’observance de la volonté de Dieu, elle en a si parfaitement assimilé les préceptes qu’elle est désormais à même de les transmettre. Le romancier n’est pas le rival de Dieu. A l’instar de la narratrice mise en scène dans la scénographie, il s’inscrit dans cette chaîne de transmission d’idées d’origine divine devant lesquelles il s’efface complètement parce qu’il peut pleinement s’y identifier. Donatien Alphonse François de Sade, Les Infortunes de la vertu (1787) Sur l’échelle de la gradualité de la narration, le roman de Sade occupe un degré beaucoup plus élevé que celui de Marin. Dans un effort récapitulatif, juste avant de mourir frappée de la foudre, Justine formule ellemême l’argument central du roman et insiste sur les différents épisodes qui l’ont amenée à envisager sérieusement la thèse d’une Providence maligne et maléfique : Sous quelle étoile faut-il que je sois née, me dis-je, pour qu’il me soit devenu impossible de concevoir un seul sentiment vertueux qui n’ait été aussitôt suivi d’un déluge de maux, et comment se peut-il que cette Providence éclairée dont je me plais d’adorer la justice, en me punissant de mes vertus, m’ait en même temps offert aussitôt au pinacle ceux qui m’écrasaient de leurs vices ? Un usurier, dans mon enfance, veut m’engager à commettre un vol, je le refuse. Il s’enrichit et je suis à la veille d’être pendue. Des fripons veulent me violer dans un bois parce que je refuse de les suivre, ils prospèrent et moi je tombe dans les mains d’un marquis débauché qui me donne cent coups de nerfs de bœuf pour ne vouloir pas empoisonner sa mère. Je vais de là chez un chirurgien à qui j’épargne un crime exécrable, le bourreau pour ma récompense me mutile, me marque et me congédie ; ses crimes se consomment sans doute, il fait sa fortune et je suis obligée de mendier mon pain. Je veux m’approcher des sacrements, je veux implorer avec ferveur l’être suprême dont je reçois autant de malheurs, le tribunal auguste où j’espère me purifier dans l’un de nos plus saints mystères, devient l’affreux théâtre de mon déshonneur et de mon infamie ; le monstre qui m’abuse et qui me flétrit s’élève à l’instant aux plus grands honneurs, pendant que je retombe dans l’abîme affreux de ma misère. Je veux soulager un pauvre, il me vole. Je secours un homme évanoui, le scélérat me fait tourner une roue comme une bête de somme, il m’accable de coups quand les forces me manquent, toutes les faveurs du sort viennent le combler et je suis prête à perdre mes jours pour avoir travaillé de force chez lui. Une femme indigne veut me séduire pour un nouveau crime, je reperds une seconde fois le peu
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de biens que je possède pour sauver la fortune de sa victime et pour la préserver du malheur ; cet infortuné veut m’en récompenser de sa main, il expire dans mes bras avant que de le pouvoir. Je m’expose dans un incendie pour sauver un enfant qui ne m’appartient pas, me voilà pour la troisième fois sous le glaive de Thémis. J’implore la protection d’un malheureux qui m’a flétrie, j’ose espérer de le trouver sensible à l’excès de mes maux, c’est au nouveau prix de mon déshonneur que le barbare m’offre des secours… Ô Providence, m’est-il enfin permis de douter de ta justice et de quels plus grands fléaux eussé-je donc été accablée, si à l’exemple de mes persécuteurs, j’eusse toujours encensé le vice ?36
Ce long résumé des aventures de Justine, fait par elle-même, est fort instructif pour ce qui est du rapport entre le narratif et l’argumentatif dans ce roman. Le caractère répétitif de tant d’infortunes, dont deux ou trois auraient suffi pour amener l’hypothèse d’une Providence injuste, montre assez qu’à la manière du roman picaresque, nous avons affaire à une succession de scènes isolées qui se déroulent toutes selon le même schéma. Ces scènes sont en outre reliées l’une à l’autre de façon fort artificielle et souvent purement aléatoire. Ainsi, Justine peut se sauver d’entre les mains de quatre scélérats parce que ceux-ci commencent à se battre pour une futilité et ne s’aperçoivent pas de sa fuite. Ailleurs c’est un incendie, ou une mort imprévue qui change tout à coup, comme ‘par hasard’, la scène du roman. Les transitions à peine motivées entre les scènes et le caractère répétitif de celles-ci pointent vers un écrivain-Dieu, qui suscite les accidents dont il a besoin pour revenir à son argument dans une nouvelle scène. Le juste équilibre entre vraisemblance et motivation qui aurait pu donner à ce récit une cohérence poétique est sacrifié au plan rhétorique où une thèse est à prouver. Cette thèse est l’injustice de la Providence. L’existence d’une Transcendance n’est donc pas remise en cause. Seulement, si un axe vertical qui relie l’homme à une instance transcendantale existe réellement, il faut nécessairement conclure que cette instance est injuste ou en tout cas indifférente. Cette conclusion déduite des infortunes de Justine est sans cesse répétée par les personnages à qui elle les raconte ou avec qui elle les partage. Ainsi de la Dubois, qui met le feu à la prison pour pouvoir s’évader : ‘mais si j’ai un conseil à te donner, c’est de renoncer à des pratiques de vertu qui comme tu vois ne t’ont jamais réussi’.37 Ou encore, par la même, que Justine retrouve à la fin : ‘Non, non Sophie, non, ou 36 37
Sade, Les Infortunes de la vertu, p. 115-16. Sade, Les Infortunes de la vertu, p. 21.
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cette Providence que tu révères n’est faite que pour nos mépris ou ce ne sont pas là ses intentions… Connais-la mieux, Sophie, connais-la mieux et convaincs-toi bien que dès qu’elle nous place dans une situation où le mal nous devient nécessaire, et qu’elle nous laisse en même temps la possibilité de l’exercer, c’est que ce mal sert à ses lois comme le bien et qu’elle gagne autant à l’un qu’à l’autre.38 La Providence n’est donc pas seulement injuste, elle est aussi indifférente et ne s’intéresse pas à ce que font les particuliers. La liberté d’action qu’elle laisse aux humains ne change rien à ses plans. Tous les humains naissent égaux et il paraît parfaitement légitime à la Dubois que l’homme porte remède à tous les déséquilibres que le sort suscite. Un autre porte-parole de la thèse du roman est M. Dubourg, un riche traitant de la capitale qui envisage de donner Justine tantôt à son valet de chambre, tantôt à sa gouvernante pour que, devant lui, chaque matin … Le reste n’est pas dit. Le récit de Sade connaît aussi la réticence : Apprends, petite novice, que le ciel est la chose du monde qui nous intéresse le moins ; que ce que nous faisons sur la terre lui plaise ou non, c’est la chose du monde qui nous inquiète le moins, trop certains de son peu de pouvoir sur les hommes, nous le bravons journellement sans frémir et nos passions n’ont vraiment de charme que quand elles transgressent le mieux ses intentions ou du moins ce que des sots nous assurent être tel, mais qui n’est au fond que la chaîne illusoire dont l’imposture a voulu captiver le plus fort.39
Il ne dépend donc que de l’homme de maîtriser son sort. Sans cesse, d’autres personnages essaient d’inculquer à Justine une morale de la révolte, mais elle en revient toujours, malgré ses infortunes sans nombre, à sa morale de la résignation, continuant à croire en l’existence d’un monde meilleur dans l’Au-delà : ‘Si la Providence me rend pénible la carrière de la vie, c’est pour m’en dédommager plus amplement dans un monde meilleur’.40 Comme Adélaïde de Witsbury, Justine accepte les dispositions de la Providence parce qu’elles sont écrites au ciel par un Dieu-écrivain, comme elle le déclare elle-même : ‘Mais il n’était pas écrit dans le ciel que la pauvre Sophie dût jamais être heureuse’.41 Au ciel, la Providence a écrit sa propre injustice. Il faut néanmoins s’y soumettre : ‘Mais il était écrit dans le ciel que cet abominable crime s’exécuterait et la vertu humiliée céderait aux
38 39 40 41
Sade, Sade, Sade, Sade,
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23. 14. 21-22. 30.
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efforts de la scélératesse’.42 Pour Justine, la morale de la résignation implique qu’on va jusqu’à s’incliner devant l’injustice permanente de la Providence et d’en accepter les voies insondables. La Transcendance n’est pas tenue à se justifier : ‘Ô mon Dieu, m’écriai-je, vous l’avez voulu, il était dans vos décrets éternels que l’innocent devînt encore la proie du crime et de l’iniquité ; disposez de moi, seigneur, je suis encore bien loin des maux que vous avez soufferts pour nous ; puissent ceux que j’endure en vous adorant me rendre digne un jour des récompenses que vous promettez au faible quand il vous a toujours pour objet dans ses tribulations et qu’il vous glorifie dans ses peines’.43 Pour Justine, l’expérience des infortunes de la vertu n’est d’aucune efficacité ; sa conviction morale n’en est pas affectée. Elle n’est ébranlée qu’une seule fois, dans la longue synthèse de ces infortunes que nous avons citée, mais Justine se ressaisit vite. Reste à savoir si Les Infortunes de la vertu ont l’efficacité voulue par Sade. Est-ce que le roman produit un effet sur le lecteur ? Et lequel ? La portée argumentative du roman de Sade se structure autour de la tentative d’effacer l’axe vertical et d’installer une barrière ontologique entre le monde d’Ici-bas et le monde de Là-haut. Le but de Sade est de convaincre que métalepse ontologique il y a. Le soin de dire que ce monde de Là-haut n’existe pas est ici encore abandonné aux personnages dont Justine croise la route, comme le marquis qui veut qu’elle empoisonne sa mère : Daigne le croire, Sophie, ce dieu que tu admets n’est que le fruit de l’ignorance d’un côté et de la tyrannie de l’autre, quand le plus fort voulut enchaîner le plus faible, il lui persuada qu’un dieu sanctifiait les fers dont il l’accablait, et celui-ci abruti par sa misère crut tout ce que l’autre voulut. Toutes les religions, suites fatales de cette première fable, doivent donc être dévouées au mépris comme elle, il n’en est pas une seule qui ne porte l’emblème de l’imposture et de la stupidité.44
Des propos de ce genre requièrent un contexte de fiction et une structure narrative pour pouvoir être proférés. Les porte-paroles fictionnels de Sade ne font que tirer les conclusions qui devraient s’imposent à Justine après tant d’infortunes. Nous savons que ces argumentations sont inefficaces. Etrangement, le récit des infortunes de Justine produit sur sa sœur Juliette un effet tout à fait immotivé : elle abjure sa vie dissolue, se convertit, prend le voile et devient par sa grande piété, au bout de trois 42 43 44
Sade, Les Infortunes de la vertu, p. 40. Sade, Les Infortunes de la vertu, p. 45. Sade, Les Infortunes de la vertu, p. 33.
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ans, le modèle des sœurs Carmélites. Rien ne motive une telle fin totalement invraisemblable. Dans cette fin se déploie une transformation morale qui n’est pas motivée par la construction narrative. C’est que Sade se prépare à lui-même une issue, par la fausse fin morale qu’il donne à son histoire : ‘Ô vous qui lirez cette histoire, puissiez-vous en tirer le même profit que cette femme mondaine et corrigée, puissiez-vous vous convaincre avec elle que le véritable bonheur n’est que dans le sein de la vertu et que si Dieu permet qu’elle soit persécutée sur la terre, c’est pour lui préparer dans le ciel une plus flatteuse récompense’.45 La fin sonne faux, bien évidemment. Le discours narratif de Sade est oblique : il vise une conclusion qui est le contraire de celle qui est affirmée. Cependant, la vraie conclusion et l’argument de Sade qu’il a voulu démontrer tout au long de ce récit, sont-ils efficacement prouvés ? Comment Sade peut-il ignorer que dans la construction même de son roman – ou plutôt de son conte philosophique – il apparaît lui-même comme un écrivain-Dieu qui suscite les accidents dont il a besoin pour tuer Dieu-l’écrivain, son rival ? La répétitivité du schéma des scènes successives, le lien aléatoire qui les conjugue, la formulation explicite et systématique de thèses par certains personnages, font peser sur la narration la main d’un écrivain. Le déséquilibre flagrant entre le plan narratif et le plan argumentatif du texte détruit l’efficacité du conte philosophique de Sade. En voulant prouver que la Providence est une ‘chimère’ – mot répété plusieurs fois dans le texte – Sade se montre trop comme une Providence rivale. Pour tuer efficacement le Dieu-écrivain, il fallait un peu moins s’ériger en un écrivain-Dieu.
45
Sade, Les Infortunes de la vertu, p. 121.
II. LES VERTUS DU ROMAN ANGLAIS
SUR ELIZABETH HAYWOOD PROVIDENCE ET HASARD DANS THE FORTUNATE FOUNDLINGS A Helena Agarez-Medeiros Lisbonne
La Fable de l’enfant trouvé Au vu du titre, le roman de Haywood sacrifie au thème de l’enfant trouvé. En 1744, ce thème n’a plus rien de nouveau. Aussi n’est-ce pas par son originalité que The Fortunate Foundlings est susceptible d’intéresser le lecteur moderne. Mais comment en allait-il au milieu du XVIIIe siècle ? Quel est le programme offert par l’auteur au lecteur et comment Haywood convainc-t-elle son lecteur de lire son roman ? Dans le roman anglais du XVIIIe siècle, la page de titre est une véritable affiche publicitaire du roman. Elle propose un programme de lecture qui soulève un premier coin du voile : The Fortunate Foundlings, being the Genuine History of Colonel M… Rs, and his Sister Madam Du P…Y/ The Issue of the Hon. Ch…Es M….Rs, son of the Late Duke of R…L…D./ Containing Many Wonderful Accidents That Befel to their Travels,/ And Interspersed with the Characters and Adventures of Several Persons of Condition,/ In The Most Polite Courts of Europe./ The Whole Calculated for the Entertainment and Improvement of the Youth of Both Sexes.1
Trois personnages sont mentionnés : le premier est colonel d’armée ; le deuxième est sa sœur, mariée semble-t-il ; le troisième est le fils d’un Première publication : ‘The Fortunate Foundlings. Programme de lecture d’un roman familial’, in Elizabeth Haywood, The Fortunate Foundlings, éd. Beatrijs Vanacker et Jan Herman, Paris, Garnier, (sous presse). 1 Elizabeth Haywood, The Fortunate Foundlings, etc., London, T. Gardner, 1744. Nous soulignons.
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duc et porte le même nom que le premier (M…Rs). Le récit racontera l’histoire véritable des deux premiers personnages (the genuine history) et le dénouement (the issue) de l’histoire du dernier. Malgré son caractère véridique, cette triple histoire contiendra des événements surprenants (wonderful accidents). Il s’agira du voyage d’au moins deux personnages (their travels). Ces voyages amèneront au moins un des personnages aux cours les plus polies du continent (the most polite courts of Europe). Le programme de lecture promet non seulement un décor, mais aussi une scène sociale : les aventures mettront en évidence des caractères (characters) de plusieurs personnes de condition (several persons of condition). Et le tout vise à la fois à plaire et à instruire (for the entertainment and improvement) un double public : masculin et féminin (of both sexes). Entre le titre – The Fortunate Foundlings – et ce programme de lecture renfermé dans le sous-titre, une tension s’installe. Ce colonel et cette dame mariée, sont-ils ces enfants trouvés qui, après des voyages sur le continent, où ils fréquentent des personnes de condition à des cours raffinées, se marient ou acquièrent une haute position dans l’armée ? Il semble que l’œuvre veuille se présenter comme un roman d’ascension sociale de personnages qui, au début, ne sont rien, et qui, à la fin, trouvent dans la société une position stable, confortable et heureuse. Alors que le titre enregistre l’état des choses au début de cette ‘genuine history’, le soustitre en semble marquer la fin. Entre ce début et cette fin, les personnages ont été ‘fortunate’. Cependant, une fois la lecture du roman terminée, le lecteur reste perplexe devant un tel programme qui laisse à l’ombre l’expérience amoureuse, effacé du sous-titre mais omniprésent dans le récit même. Le programme de lecture est donc remarquable aussi bien par ce qu’il promet que par ce qu’il cache. Il faut donc voir les choses de plus près. The Fortunate Foundlings d’Eliza Haywood s’ouvre sur une trouvaille : peu après son retour en Angleterre après le Grand Tour, le gentilhomme Dorilaus découvre dans le jardin de son domaine un panier contenant deux nouveaux-nés. Une lettre épinglée sur la poitrine d’un des enfants déclare qu’ils ont été baptisés Horatio et Louisa. Dorilaus prend les deux orphelins sous sa garde et leur donne la meilleure éducation possible. Le récit passe rapidement sur leur enfance. L’intrigue est définitivement lancée au moment où ils atteignent l’âge de seize ans. Elle va désormais se dérouler sur deux portées : on suit alternativement les aventures d’Horatio et celles de Louisa, avant de retrouver Dorilaus dans une
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scène finale. Horatio, qui témoigne d’une forte propension pour la carrière militaire, s’éloigne de l’Angleterre après ses études, pour aller rejoindre l’armée du duc de Marlborough. Entretemps, Horatio à peine parti, l’équilibre domestique entre Louisa et Dorilaus se voit perturbé par l’aveu d’amour de Dorilaus, tombé amoureux de sa pupille. Effrayée par la demande en mariage de son tuteur et voyant changer de nature l’affection paternelle de Dorilaus, Louisa décide de s’enfuir nuitamment. Après de longues errances, elle est mise sous la protection d’une veuve, Melanthe. Celle-ci veut se remettre d’une déception amoureuse par un voyage sur le continent, auquel elle convie Louise. Le voyage conduit les deux femmes à Aix-la-Chapelle, puis à Vienne – où elles fréquentent la cour impériale – et à d’autres cours européennes. Le récit suit alternativement les aventures de Horatio sur plusieurs champs de bataille et celles de Louisa dans différentes villes. Après de multiples détours romanesques, les deux enfants se retrouvent à Paris, où Dorilaus leur révèle l’énigme de leur naissance qu’il vient de découvrir lui-même : il est le père naturel des jumeaux. Le mystère de la naissance des orphelins révélé, le récit court à son dénouement, sous la forme d’un double mariage. Le thème de l’enfant trouvé ou de l’orphelin est depuis longtemps un topos, hérité de romans grecs comme Les Ethiopiques d’Héliodore2 et Daphnis et Chloé de Longus.3 Mais au-delà du roman – et dès l’Antiquité – le cadre narratif de ce roman d’ascension sociale est emprunté à la tragédie classique telle qu’elle a été théorisée dans La Poétique d’Aristote. Le dénouement est l’effet d’une anagnorisis, c’est-à-dire d’une reconnaissance de l’origine noble, sinon royale, de l’orphelin. Cette anagnorisis produit une peripeteia, un changement soudain de la situation en son contraire. Ce changement répare ou le plus souvent punit hamartia, la faute d’un des personnages, qui a déclenché, souvent dans un passé lointain, la chaîne causale embrouillée dans un nœud. Les événements sont ensuite entrainés vers un dénouement final, appelé catastrophe. Aristote recommande en outre que le déroulement des événements entre le nœud et le dénouement affecte les membres d’une même famille et qu’il soit l’effet de la violence. L’agencement linéaire et chronologique des événements racontés constitue ce qu’on pourrait appeler la ‘Fable’, au sens de 2 Traduits en français en 1547 par Jacques Amyot et en anglais par Thomas Underdowne en 1569. 3 Traduit en français par Jacques Amyot en 1559, le roman pastoral de Longus fut le modèle de The Gentle Shepherd d’Allan Ramsay publié en 1725.
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structure élémentaire, d’une œuvre. Dans celle-ci la ‘Fable’ est ensuite organisée selon une syntaxe particulière. La ‘Fable’ dans The Fortunate Foundlings trahit au moins un souvenir du schéma élémentaire d’Aristote.4 A la fin du Grand Tour, avant de traverser la Manche, Dorilaus avait rencontré une jeune française, Matilda, fille merveilleusement belle, mais promise par ses parents à un gentilhomme français. Cet engagement n’empêche pas Dorilaus et Matilda de s’aimer et de s’abandonner l’un à l’autre. Quand ses affaires rappellent Dorilaus en Angleterre, les amants sont obligés de se dire adieux et ils pensent ne jamais se revoir. Dorilaus oublie Matilda. Hamartia. Mais Matilda est enceinte. Bien des années plus tard, sur le point de succomber à une maladie incurable, Matilda appelle auprès d’elle son ancien amant Dorilaus et lui dévoile l’énigme des orphelins : c’est elle qui a fait exposer les deux enfants nés de leur amour dans le jardin de Dorilaus. Cette révélation est le dénouement du nœud que constitue l’énigme (the riddle) de l’origine des deux enfants exposés. L’énigme du début se résout ainsi à la fin du roman, au chapitre XXV, dans un récit rétrospectif sur les amours de Dorilaus et Matilda. Louisa et Horatio – les deux premiers personnages mentionnés dans le soustitre – retrouvent en leur père adoptif et protecteur leur véritable père. Anagnorisis. En même temps ils se voient promus au rang social le plus élevé car Dorilaus est Duke of R(utlan)d. Cette inversion soudaine de leur situation – peripeteia – est extrêmement favorable au dénouement de l’affaire d’amour de l’une et de l’autre : Louisa se marie avec Monsieur du Plessis et Horatio, nommé précédemment colonel sur le champ de bataille, épouse la belle Charlotta de Palfoy. Par sa résistance aux avances de Dorilaus, Louisa a échappé à l’inceste. Le dénouement de l’énigme produit donc un effet heureux. Dans la tragédie, on s’attend au contraire à ce que ce dénouement ait des effets désastreux et douloureux. Que le dernier chapitre du roman soit appelé ‘catastrophe of the whole’ confirme, d’une part, l’existence d’un schéma dramatique sous-jacent au roman, mais marque d’autre part l’écart que s’autorise le roman par rapport au schéma tragique en donnant au nœud un dénouement heureux.
4 Aristote, La Poétique, traduction et annotation par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980. Pour ‘Fable (mythos)’ voir le ch. 6, 50a ; pour anagnorisis et péripétie voir le ch. 11, 52a, pour hamartia voir ch. 13, 53a, pour nœud (desis) et dénouement, voir ch. 18, 55b. La violence comme partie de la Fable et les liens familiaux sont traités au ch. 14, 53b.
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Fatum et Fortune La Fable ne constitue que le canevas pour d’autres enjeux. Dans le genre qui l’accueille, que ce soit la Tragédie ou le Roman, la Fable est articulée dans une syntaxe particulière propre au genre. La syntaxe, narrative en l’occurrence, est à son tour le support discursif d’un argument. Dans The Fortunate Foundlings, cet argument est donné dès le titre. Il ne réside pas dans le topos de l’enfant trouvé qui ne fait que le soutenir au niveau narratif, mais dans une idée qui y est projetée : la Fortune. En quoi, en effet, les ‘foundlings’ sont-ils ‘fortunate’ ? Comment la syntaxe narrative exploite-t-elle l’argument projeté dans la structure stéréotypée de la Fable ? Telle est la question qui orientera ici notre lecture de The Fortunate Foundlings. Au niveau de la Fable, l’ascension sociale de Louisa et d’Horatio est l’heureux effet de la reconnaissance tardive de leur origine noble. C’est ce qui s’appelle ‘to be fortunate’. L’invraisemblance d’une telle ‘anagnorisis’ saute aux yeux, mais n’en est pas moins un topos de la littérature romanesque, que les amateurs de romans lui pardonnent volontiers. Certaines invraisemblances sont trop courantes et intégrées au contrat de lecture des romans pour ne pas suggérer que la lecture doit être haussée à un autre niveau que nous avons appelé l’‘argument’. Cette reconnaissance tardive, la ‘bonne Fortune’ des enfants trouvés, est-elle elle-même l’effet du hasard ou au contraire d’une volonté transcendante qui dirige les événements, en récompensant la vertu et en punissant le vice ? Ou est-ce qu’ils la doivent à eux-mêmes, à l’illustration d’un mérite personnel ? The Fortunate Foundlings est l’histoire de deux jeunes personnes qui ne sont rien, comme le déclare Louisa : ‘Could I but say I was descended from honest, tho’ mean parents, I would not murmur at my fate, but I have none, none to own me. I am a nothing’.5 Entre ce ‘nothing’ renfermé dans le topos de l’enfant trouvé auquel sacrifie ce roman dès le titre, d’une part, et le happy end insinué par le sous-titre, d’autre part, se déroule une chaîne causale dont la grande question est de savoir qui ou quoi en tient les ficelles : un Destin qui prédestine l’homme pour un ordre ou un autre de façon inéluctable dès sa naissance ? ; la Providence, qui surveille les événements, prête à intervenir au moment opportun pour les (re)diriger en fonction des mérites des héros ? ; la Fortune versatile qui, de façon aléatoire, incline le cours des événements tantôt vers le bonheur, tantôt vers le malheur ? ; le Hasard qui est l’effet sans cause, comme un 5
Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 107. Je souligne.
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coup de dés ? Ou est-ce que le mérite personnel triomphe de ces différentes variantes du Fatum. L’argument de The Fortunate Foundlings, qui est une question, peut se formuler autrement : le roman au XVIIIe siècle, en Angleterre comme en France, est-il un genre essoufflé qui continue à illustrer une éthique de la résignation face au Destin/Fate, ou est-il un discours novateur où est promue une morale de la perfectibilité du monde et de l’individu ; un genre où celui qui n’est rien peut arriver à quelque chose par ses propres moyens ? C’est la question fondamentale à laquelle The Fortunate Foundlings formule une réponse complexe, comprise entre le premier mot du titre, ‘Fortunate’, qui inscrit l’ensemble des événements sous le signe de la Fortune, et la dernière phrase, qui renferme un message étonnant : By these examples we may learn that to sustain with fortitude and patience whatever ills we are preordained to suffer, entitles us to relief while by impatient struggling we should but augment the score, and provoke fate to show us the vanity of all attempts to frustrate its decrees.6
On ne saurait formuler en termes plus clairs ce que nous venons d’appeler ‘l’éthique de la résignation’. Lu à la lumière de cette phrase ultime, le roman serait une longue démonstration des décrets inéluctables du Destin, contre lesquels il serait vain de s’insurger ? Mais ce message, est-il la vraie Morale de la ‘Fable’ de l’enfant trouvé ? Le titre même de ‘catastrophe of the whole’ ne suggère-t-il pas qu’il y a dans ce roman, au-delà de ce message pessimiste et ‘catastrophique’, une autre leçon, plus optimiste, qui souligne la possibilité de l’homme de construire son propre destin ? La dernière phrase du roman, qui n’apparaît pas comme une conclusion adéquate à ce qu’on vient de lire, sonne faux. Mais la façon dont le roman tourne et retourne le problème du Destin, n’est ni clair ni univoque. Aussi l’argument du roman est-il évoqué de façon oblique, dans la structure narrative du texte qui répond à une rhétorique de l’opposition. Elisabeth Haywood a imposé à une Fable extrêmement stéréotypée et au topos de l’enfant trouvé une structure narrative complexe qui mérite d’être regardée de plus près. Le problème fondamental qui surgit dans ce processus, et qui transforme la Fable en Roman, est celui de la Causalité. Ce problème engage trois niveaux d’analyse : la position du romancier, celui des personnages et celui du genre. 6
Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 231.
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Causalité progressive et causalité régressive L’espace entre le nœud et le dénouement, autrement dit entre l’énigme de l’origine des enfants trouvés et la reconnaissance de leur noblesse, est gouverné par une causalité que le romancier et les personnages ne perçoivent pas de la même façon. Sur cette chaîne causale qui relie le début à la fin, le romancier dépose et les personnage subissent ou éprouvent une série d’accidents. Dans une lettre à Horatio, Dorilaus donne une très belle définition, de ce qu’est un ‘accident’ : ‘An accident which at our partings neither of us could foresee’.7 Un ‘accident’ est un événement que les personnages ne peuvent pas prévoir, … mais que le romancier ne prévoit que trop. C’est un événement qui change la situation actuelle des personnages de façon inattendue. L’accident’ est au roman, ce que la péripétie est à la Tragédie. Mais, comme dit le proverbe, l’homme (le personnage) suppose et Dieu (le romancier) dispose. Le héros se demande quelle est la cause de l’accident. Le romancier se demande quels accidents il doit mettre en place pour donner une cause aux effets qui constituent la finalité, l’issue finale, de son œuvre et qu’il connaît d’avance : le happy end. Si, pour le personnage, l’‘accident’ est l’effet d’une cause qu’il ignore, il est, pour le romancier, la cause d’un effet qu’il a fixé d’avance. Le souci principal du romancier au XVIIIe siècle est de prendre soin de la vraisemblance de l’œuvre afin de garantir la cohérence de l’univers créé et de maintenir la lecture par le lecteur. Cette vraisemblance est un article important du contrat de lecture dans lequel le lecteur signe une ‘suspension of disbelief’, selon la formule de Coleridge. La vraisemblance comprise comme cohérence causale de l’ensemble concerne entre autres et plus concrètement la motivation des ‘accidents’ par des causes acceptables. L’équilibre entre vraisemblance et motivation est précaire dans la mesure où une motivation trop explicite ou, au contraire, l’absence de motivation rompent l’une et l’autre la vraisemblance en montrant la main du romancier à l’œuvre. L’on sait, depuis une étude capitale de Gérard Genette,8 que la causalité du romancier est régressive et qu’elle va à rebours de la causalité active dans la diégèse telle que l’éprouvent les personnages. Pour le romancier, la finalité de la narration est le ‘dénouement’, la fin, à laquelle une chaîne causale dont le romancier est le maître absolu doit aboutir. Pour les personnages eux-mêmes – ces enfants trouvés prisonniers d’un Destin qu’il n’ont pas choisi – le déroulement 7
Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 146. Gérard Genette, ‘Vraisemblance et Motivation’, in Figures II, Paris, Seuil, 1969, pp. 71-99. 8
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de leur vie est déterminé par le ‘nœud’ qu’est leur origine inconnue, et se déroule, de leur point de vue, comme une causalité progressive. Ces deux logiques causales interfèrent constamment. Du point de vue des personnages, un ‘accident’ surprenant et inattendu s’explique souvent par la Providence qui veille sur eux. Ainsi, lorsque Horatio sauve la vie à son futur beau-père : ‘Then she (Charlotta) blessed heaven for making Horatio the instrument of his preservation’.9 Mais cette intervention du ciel est en même temps un moyen facile du romancier pour faire avancer l’intrigue vers la fin prévue. Quand Louisa tombe entre les mains de son persécuteur Bellfleur, son amant Du Plessis arrive à point nommé pour la sauver : ‘I had been inevitably lost, had not heaven sent me a deliverer in the unexpected arrival of Monsieur du Plessis’.10 Un ‘accident’ change la situation de Louisa : intervention d’une Providence bienveillante, mais aussi intervention maladroite de l’auteur qui rompt ici le contrat de lecture par son incapacité à donner à la délivrance de Louisa une autre cause que le deus ex machina. De même, dans la scène de reconnaissance avec Louisa, Dorilaus remercie le ciel d’avoir échappé à l’inceste : ‘It was heaven, answered he, that inspired you with that abhorance of my offers’.11 Mais en même temps, cette Providence qui a donné à Louisa le courage de s’évader de la maison de Dorilaus est un paravent pour la liberté arbitraire du romancier. Avec la fuite de Louisa s’ouvre un immense espace narratif où d’autres ‘accidents’ seront disposés sur la chaîne causale régressive du romancier. La Providence est donc une sorte d’interface entre la causalité progressive des personnages et la causalité régressive du romancier. E. Haywood est bien confiante au bon fonctionnement de cette interface à laquelle elle recourt à volonté. Quand Louisa arrive à Paris après ses aventures de Venise et de Livourne, elle se fie une fois de plus à la Providence : ‘as soon as she had put herself into a convenient neat garb, but plain, befitting her condition, she went out with a design to take a private lodging, where she might live more cheaply than she could at the hotel, till providence should throw some person in the way that might recommend her either to work, or to teach young ladies music’.12 Cette Providence est ici encore un dispositif utile à la romancière dont les ressources semblent épuisées. L’événement imprévu, envoyé par la Providence en laquelle 9
Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 65. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 127. 11 Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 192. 12 Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 189. 10
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Louisa semble avoir une confiance aveugle, se produira en effet, car en face de l’auberge où Louisa s’est retirée habite un personnage dont le romancier a grand besoin pour conduire le récit à son dénouement : Dorilaus. L’‘accident’, en l’occurrence la réapparition inattendue de Dorilaus, est pour Louisa l’effet dont la cause est la Providence. Ce même accident est pour la romancière une cause nécessaire pour conduire cette longue aventure à son effet final. Ces nombreux ‘accidents’, qui s’inscrivent dans une chaîne causale à la fois progressive et régressive confrontent le lecteur du XXIe siècle et le poéticien du roman à une question embarrassante : avons-nous affaire à un roman des plus médiocres où l’équilibre entre vraisemblance et motivation est souvent rompu par un recours trop fréquent à la Providence, ou est-ce qu’au-delà des maladresses évidentes de la romancière, ce roman abrite une réflexion subtile sur la question du Destin ? Est-ce que, en d’autres termes, les défauts de la causalité régressive qui dénoncent un romancier de second rayon sont compensés par une réflexion en profondeur concernant la causalité progressive, où E. Haywood s’interrogerait, par personnage interposé, sur les différentes modalités du Destin ? Ethique de la résignation et éthique de la protestation Si l’on admet l’hypothèse que la question du Destin et de la causalité se trouve au centre de la dimension argumentative de l’œuvre, il devient patent que cet argument est soutenu, dans The Fortune Foundlings, par une rhétorique oppositionnelle. La question du Destin se pose, dès le titre, doublement, à deux héros, dont les aventures se déroulent de façon parallèle mais non identique. Au bord de l’âge adulte, les deux orphelins quittent l’un après l’autre le foyer de Dorilaus, leur père adoptif. Horatio est attiré par la carrière des armes et demande à Dorilaus la permission de partir. Une première piste argumentative s’ouvre. Fait prisonnier durant la première bataille à laquelle il prend part, il fait bientôt l’expérience de l’amour quand il est présenté par son ‘hôte’ français, M. de La Valière, à la cour du roi exilé Jacques, à Saint-Germain-enLaye, où il s’éprend de Mlle Charlotta de Palfoy, dame d’honneur de la fille du roi. D’autre part, le départ de Louisa de chez Dorilaus n’est pas volontaire. Elle s’enfuit quand elle devient pour Dorilaus un objet de désir. Le désir de Dorilaus est l’‘accident’ qui déclenche cette seconde chaîne événementielle. A quel mécanisme cette causalité répond-elle ? Est-ce la Chance, la Providence, la Fortune ou le Hasard qui amènent
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Louisa, en différentes étapes, chez une dame noble, Melanthe ? Celle-ci, dégoûté de son pays natal par un amour malheureux, prend la jeune fille sous ses ailes et l’amène avec elle en voyage ? En passant par Vienne les deux compagnes arrivent à Venise, où Louisa est de nouveau un objet de persécution avant de rencontrer en la personne du gentilhomme français du Plessis l’amour de sa vie. Deux chaînes causales donc sur lesquelles, par accident, se produit un coup de foudre. A Horatio aussi bien qu’à Louisa, le mariage apparaît cependant comme une impossibilité, précisément parce qu’ils ne sont rien. Dans ces deux histoires parallèles, l’amour crée une tension qui ouvre au romancier un espace où il met doublement en jeu la question du Destin. Le coup de foudre déclenche, sur le plan argumentatif de l’œuvre, l’opposition entre deux attitudes morales face au Destin. Le Destin n’est pas toujours favorable aux héros. Les personnages se plaignent en effet souvent de leurs mésaventures. Après s’être enfuie de la maison de Dorilaus, Louisa se plaint amèrement de son Destin : ‘Hard fate ! unlucky passion that drives me from his presence and protection’.13 Quand elle écrit à du Plessis une lettre d’adieu qui est censée mettre fin à leur relation amoureuse, ‘she fell into fresh complaints at the severity of her fate’.14 Lorsque qu’elle devient sans le vouloir la rivale de sa protectrice Melanthe, elle évalue ses aventures et mésaventures à la lumière de ‘this sudden turn’ et ne peut que constater que son Destin est capricieux : From the present, she cast thoughts back on the past accidents of her life, and comparing them together, how capricious is my Fate, said she, which never presents me with a good but to be productive of an adequate evil ! How great a blessing was the protection and the tenderness I found from Dorilaus, yet how unhappy did the too great increase of that tenderness render me ! What now avails all the friendship received from Melanthe, but to make me the less able to support her ill usage ! And what, of what advantage is it to me that I am beloved by a man the most worthy to be loved, since I am of a condition which forbids me to give any encouragement to his, or my own wishes.15
Le Destin, dans un premier sens, correspond donc à la situation où se trouve le héros et à son état d’âme. Mais le dernier exemple montre que ce Destin – ‘hard’, ‘severe’, ‘capricious’ – remonte à différentes causes concrètes. Il est déterminé par une cause première et lointaine qui est l’origine inconnue de Louisa. Il est ensuite déterminé par les passions des 13 14 15
Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 22. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 116. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 112.
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autres – Dorilaus, son persécuteur Bellfleur – mais il apparaît aussi comme l’effet de la versatilité de la Fortune ou du pur hasard. Le Destin reçoit ainsi un deuxième sens, qui est celui de la cause de la situation actuelle. Le Destin est l’effet d’une cause qui est aussi appelée Destin. Destin comme effet, dans un premier sens et comme cause dans un deuxième sens. Destin reçoit même un troisième sens quand il désigne ‘ce qui attend le héros’ dans un avenir encore inconnu. Ce troisième emploi est cependant très rare dans The Fortunate Foundlings. Il y est illustré par des situations où le héros, Louisa en l’occurrence, spécule sur un avenir incertain : ‘I left my country with Melanthe, devoted myself to her service while she was pleased to continue me in it, and only wait her commands for my doing so, or to return to England. I believe, by what her woman told me this day, the latter will be my fate’.16 Dans la perspective de cette étude, les deux premiers sens vont seuls nous retenir. Le champ sémantique du Destin comme causalité qui entoure l’‘accident’ est hétérogène et se construit dans The Fortunate Foundlings autour de trois notions différentes. Le Destin au premier sens, qui concerne la situation actuelle du personnage et de son état d’âme, peut changer, on le sait. L’instrument de ce changement est l’‘accident’ ou, si l’on veut, la péripétie. Cet ‘accident’, qui change l’état d’âme du héros et la situation dans laquelle il se trouve peut être l’effet de plusieurs causes, qui sont autant de modalités du Destin/Fate, au deuxième sens : la Providence, la Fortune et la Chance. Le Destin comme Providence renvoie à une causalité transcendantale qui règle la chaîne causale selon un plan divin et en fonction d’une finalité qui inspire de la confiance à celui qui y croit. Le Destin comme Fortune, au contraire, ne répond pas à un plan conçu d’avance et adapté constamment en fonction du comportement plus ou moins vertueux de celui qui subit l’infortune. Fortune est une déesse inconstante. Louisa aussi bien que Horace éprouvent ‘the caprice of that fickle goddess’.17 Le Destin comme Fortune renvoie à une causalité indécidable, indépendante du comportement moral des personnages. Le mobile leur reste caché. Le Destin comme Hasard renvoie à un effet sans cause prévisible. Un effet sans autre cause que l’impulsion matérielle, physique, est ce qu’on appelle le Hasard. Le Destin comme Hasard est l’‘alea’, le coup de dés, autrement dit le déroulement ‘aléatoire’ des événements.
16 17
Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 116. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 179.
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Ces différentes modalités du Destin sont très inégalement distribuées dans les deux histoires parallèles qui composent The Fortunate Foundlings. Louisa est convaincue que la Providence veille sur elle et jette sur son chemin les accidents qui la préservent d’un malheur plus grand. Après ‘the providential rescue’ par du Plessis, Louisa veut rentrer en Anglettere par la France et trouve que ‘she must trust wholly to that providence for her future support, which had hitherto protected her’.18 Louisa respecte ‘the decrees of fate’ et croit fermement à une volonté divine qui arrange tout au mieux, jusqu’à la fin heureuse qui maintenant est toute proche : ‘the most perfect resignation to the divine will however made her support even this last and severest trial with fortitude and patience’.19 Il s’agit de son errance dans Paris à la recherche d’un hébergement convenable durant laquelle elle est une dernière fois persécutée par Bellfleur. Louisa adhère fermement à ce que nous avons appelé une éthique de la résignation, où Le Destin est intimement lié à la Providence. Pourtant, et de façon emblématique, les scènes essentielles de l’histoire de Louisa se déroulent à Venise, la ville du jeu de Fortune. Le Destin apparaît aussi, aux yeux de Louisa, comme une cause aléatoire et versatile, on l’a vu. Avant qu’elle ne fasse l’expérience d’interventions providentielles, c’est la Chance qui dirige les pas de Louisa, après sa fuite : ‘She wandered on, almost tired to death, without stopping any where, till chance directed her to a retired nook, where she saw a bill for lodgings’.20 Il est remarquable, d’autre part, que le persécuteur Bellfleur n’attribue pas les ‘accidents’ à la Providence mais à la déesse profane qui s’appelle ‘Fortune’ : ‘Fortune has crowned my wishes, you are in my power !’.21 L’histoire d’Horatio, en apparence, se déroule selon le même schéma. Lui aussi se plaint de ‘my wretched fate’ quand, pour prix de sa délivrance d’une prison honteuse après la bataille de Pultava en Russie, il se trouve au pouvoir d’une femme qu’il n’aime pas mais qui l’aime passionnément.22 Comme dans le cas de Louisa, le Destin renvoie à la condition où se trouve le héros (sa mésaventure) et à son état d’âme. Horatio se demande quelle pourrait être la cause de ce Destin, au premier sens. Ici encore, cette cause est la passion des autres mais aussi ce qu’on appelle ‘la naissance’ du héros, c’est-à-dire son arrière-fond social ou national : 18 19 20 21 22
Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 117. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 189. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 18. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 119. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 161.
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‘How cruel is my fate to make me of a nation at enmity with yours, and that I can neither fight for you nor againts you’ déclare Horatio à son ‘hôte’ français, La Valière.23 Son Destin est encore dit ‘sévère’ quand il est soupçonné d’hypocrisie par sa maîtresse Charlotta : ‘Ah Mademoiselle cried he, how unjust and cruel are you, and how severe my fate, which not content with the despair my real unworthiness of adoring you has plunged me in, but also adds to it an imputation of crimes my soul most detest !’.24 L’analyse du Destin au deuxième sens, de cause donc, concerne les différentes forces qui produisent ou changent la situation actuelle du héros. Le Destin de Horatio est lui aussi réglé par une force qui veille sur lui, notamment quand lui et ses compagnons sont enfin délivrés de leur prison en Russie par un ‘accident’ inattendu : ‘But providence at length thought fit to send them a relief by means they least expected’.25 Mais, beaucoup plus que dans l’histoire de Louisa, le Destin comme Providence est incliné dans le sens de Fortune et même de Hasard. Ce glissement mérite d’être regardé de plus près. Du point de vue du Destin comme cause, l’enjeu principal des histoires d’Horatio et de Louisa est la façon dont l’expérience amoureuse est conduite à un dénouement heureux, par le mariage. Quand sa maîtresse Charlotta est enfermée dans un couvent par son père, Horatio désespère de jamais la revoir. C’est à ce moment que la Providence produit un ‘accident’ : ‘Fate was providing a relief as unexpected as the cause of his present unhappy situation’.26 Tous les éléments pertinents pour l’analyse de la causalité sont réunis dans cette phrase. L’‘accident’ est, par définition, l’événement inattendu. Cet accident va changer la situation dans laquelle Horatio se trouve et la cause invisible qui produit cet accident est la Providence, qui semble veiller sur Horatio. L’‘accident’ imprévu qui changera l’état présent des choses est l’acte héroïque commis par Horatio quand il délivre un vieillard des mains d’une bande de voleurs. Ce vieillard se trouve être Monsieur de Palfoy, le père de sa maîtresse. Le lecteur comprend immédiatement que cet ‘accident’ changera le Destin, au premier sens, d’Horatio. A ce moment, ce qui est d’abord annoncé comme un ‘accident’ providentiel est soudain mis sur le compte de la Fortune : ‘Fortune hitherto favourable to his desires now presented him 23 24 25 26
Haywood, Haywood, Haywood, Haywood,
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Fortunate Fortunate Fortunate Fortunate
Foundlings, Foundlings, Foundlings, Foundlings,
p. p. p. p.
40. 46. 158. 60.
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with one more than any thing his own invention could have supplied him with’.27 La causalité qui produit les accidents qui changent la situation d’Horatio n’est plus la Providence, mais la Fortune, sur laquelle il est prudent de ne pas trop compter car on sait que la déesse est versatile. De plus, dans la même phrase, l’‘accident’ est présenté comme une ressource qu’il n’aurait jamais pu inventer lui-même. C’est pourtant à une telle inventivité, à une telle maîtrise de son propre Destin, dépassant les décrets de la Providence, l’imprévisibilité de la Fortune et le caractère aléatoire de la Chance, qu’Horatio est appelé dans la suite de son histoire. Un second exemple peut témoigner de ce glissement subtil. Ignorant le lieu où sa maîtresse a été conduite par M. de Palfoy, Horatio va l’apprendre, par ‘accident’. Déjà il s’est soumis aux décrets de la Providence : The baron of Palfoy had trusted none, so could not be deceived but by those persons who had the charge of conducting her, and of their fidelity he had many proofs. Yet how impossible is it for human prudence to resist the decrees of fate.28
La dernière phrase est proverbiale. L’homme est appelé à accepter l’état des choses tel qu’il est. Les décrets du Destin sont impénétrables et il serait imprudent de vouloir les violer. Le texte semble promouvoir une éthique de la résignation. Cependant, ‘the secret was betrayed, without any one being guilty of accusing the confidence reposed in them, and by the strangest accident that perhaps ever was, Horatio learned all he wished to know when he had given over all his endeauvours for that purpose and was totally despairing of it’.29 Est-ce encore la Providence qui produit l’‘accident’ ou est-ce le Hasard ? Le texte ne le dit pas, mais la découverte du secret, par ‘accident’, est, fort emblématiquement, l’effet d’une errance dans les rues de Paris, où Horatio s’est engagé, conduit par sa mélancolie. Quand il est complètement perdu dans le dédale, il entre dans une auberge où son oreille est frappée par des voix. Il reconnaît ensuite des gens portant la livrée du baron de Palfoy se disputant avec l’aubergiste au sujet de chevaux qu’ils ramènent de Reims en Champagne. Immédiatement après la découverte du lieu où sa bien-aimée est enfermée, Horatio prend définitivement la résolution de s’engager dans l’armée du roi de Suède, Charles XII, pour acquérir de la gloire, afin de mériter un jour la main de Charlotta. Horatio va prendre en main son 27 28 29
Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 64. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 76. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 76.
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destin et refuser ses décrets. Le moteur de cette initiative est l’amour qui, comme dans les romans de chevalerie, est une force capable d’éléver l’homme au-dessus de lui-même : ‘It must be confessed, indeed, that love had a very great share in reviving in him those martial inclinations, which for a time had seemed lulled to rest, since it was to render himself in a condition which might give him hope of obtaining the object of his love that now pushed him on to war’.30 Reims en Champagne, où se trouve Charlotta, n’est plus qu’une étape sur la route vers la Pologne. Avant de s’arracher à son Destin et de se révolter contre ses décrets, Horatio a un entretien décisif avec le père de Charlotta qui, malgré tout ce qu’il doit à son sauveur, ne peut pas consentir à lui donner sa fille. Dans cette belle page, le baron de Palfoy tient devant Horatio un discours qui concerne le Destin qui lui lie irrémédiablement les mains. Les causes de son refus sont à chercher dans des lois sociales – l’honneur, les droits du sang, l’ancienneté de la famille – qui imposent à l’homme de bien une éthique de la résignation. En somme, ce qui est en cause, sur le plan argumentatif, est l’ordre social voulu par la Providence : Horatio, said he, after having made him seat himself, I doubt not but you think me your enemy, after the treatment I gave you the last time you were here ; but I assure you, I suffered no less myself in forbidding you my house, than you could do in having what you might think an affront put upon you. But, continued he after a pause, you ought to consider I am a father, that Charlotta is my only child, that my whole estate, and what is of infinite more consideration with me, the honour of my family, must all devolve on her, and that I am under obligations not to be dispensed with, to dispose of her in such a manner as shall not any way degrade the ancestry she is sprung from. I own you merits. I also am indebted to you for my life, but you are a foreigner, your family unknown, your fortune precarious. I could wish it were otherwise; believe, I find in myself an irresistible impulse to love you, and I know nothing would give me greater pleasure than to convince you of it. In fine, there is nothing but Charlotta I would refuse you.31
Après ce discours, qui les émeut l’un et l’autre, Horatio ne comprend que trop que les décrets du Destin ne peuvent être brisés que par le mérite personnel et que l’obscurité de son origine ne peut être rachetée que par la gloire. Il n’est pas question, comme cela serait le cas dans un roman libertin dont le siècle a produit tant d’exemples, d’enlever Charlotta ou de l’épouser en secret. Aux décrets du Destin, Horatio répondra par la 30 31
Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 80. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 81-82.
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quête de la Renommée. C’est à quoi le baron l’encourage sans le dire explicitement : ‘On the whole it appeared most reasonable to conclude, that if he could by any means raise his fortune in the world to the pitch the baron had determined for his daughter, he would not disapprove their loves’.32 A l’éthique de la résignation à laquelle adhère sa sœur et qu’il rejette lui-même, Horatio répond par une éthique de la protestation. Sur le plan argumentatif, la juxtaposition de ces deux morales est la raison d’être de la scission de la Fable d’Aristote en deux histoires parallèles. Dans une première histoire d’amour, qui concerne Louisa, le rapport entre cause et effet inhérent à la notion de Destin est accepté par Louisa ; dans une deuxième histoire d’amour, autour d’Horatio, ce rapport est refusé. Dans l’histoire d’Horatio, le rapport de cause à effet est brisé au nom de la promotion de l’individu, révolté contre le Destin. Cette opposition entre deux éthiques, développées dans deux histoires que la structure narrative fait alterner, devient très claire dans l’attitude différente qu’adoptent Louisa et Horatio face à la reconnaissance (l’anagnorisis, si l’on veut) qui rend tout à coup, à l’un et à l’autre, leur mariage possible. Pour Louisa, cette reconnaissance, qui s’accompagne d’une élévation sociale et d’une réunion de la fille et de son père, a lieu à la fin du roman. L’anagnorisis est le dernier grand ‘accident’, la péripétie décisive, qui change définitivement le Destin de Louisa. La reconnaissance et l’heureux dénouement qui en est la suite directe sont considérés comme l’effet de la Providence, par Dorilaus : ‘Oh heaven ! Oh providence ! How mysterious are thy ways ! How, in thy disposal of things dost thou force us to aknowledge thy devine power and wisdom’.33 Le dénouement couronne donc une éthique de la résignation. Il semble même que Louisa est redevable de cet heureux dénouement à son respect constant pour les décrets impénétrables de la Providence. C’est ce que suggère ce passage récapitulatif, qui englobe l’ensemble de ses aventures, juste avant sa dernière rencontre avec le vilain Bellfleur : It would prolonge this narrative to a tedious length, should I attempt any description of what she felt in this situation, or the reflections she made on the odd circumstances of her life. The greatness of her spirit, and the most perfect resignation to the divine will, however, made her support even this last and severest trial with fortitude and patience.34 32 33 34
Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 83. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 270. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 189. Je souligne.
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Les vertus qu’exige cette morale de la résignation, pour être parfaite, sont la patience et la force. Nul doute que la reconnaissance finale est une récompense pour cette constance. Horatio apprend le changement de sa Fortune beaucoup plus tôt dans le roman. Dans le deuxième grand épisode le concernant, Horatio acquiert la gloire qu’il recherchait et est nommé colonel sur le champ de bataille par Charles XII. La réception de trois lettres va ensuite radicalement changer son sort. Après réception d’une lettre de Charlotta où celle-ci insinue un changement dans leurs affaires et une autre lettre du baron de Palfoy qui l’enjoint à renoncer à ses exploits militaires, Horatio en lit une, renfermée dans le même paquet, de son père adoptif Dorilaus, qui exprime son désir de le revoir à Paris. Qu’est-ce que ces trois lettres arrivées en même temps impliquent ? That seeming neglect in me, at a time when you were a prisoner among strangers, and had most need of my assistance had the appearance of the greatest misfortune could befall on you ; yet has it been productive of the greatest good, and laid the foundation of a happiness which cannot be but lasting. I reserve the explanation of this riddle till you arrive at Paris, where I now am, and intend to continue my whole life. That I impatiently desire to see you, ought to be a sufficient inducement for you to return with as much expedition as possible.35
Tout annonce un changement de Fortune. Un ‘accident’ s’est produit qui change tout. L’heureux dénouement de l’histoire d’amour est mis en perspective. Manque, seule, l’anagnorisis, l’explication de l’énigme par la reconnaissance. L’idée d’être le fils de Dorilaus ne traverse à aucun moment l’esprit d’Horatio. Tout ce qu’il peut s’imaginer est que Dorilaus veut faire de lui son héritier et que ce changement de ‘fortune’ avait déterminé le baron de Palfoy à lui donner sa fille. Horatio, pourtant, refuse un dénouement où il n’a aucune part et qui semble d’un seul coup annuler les efforts qu’il a fait sur la route vers la gloire. Le dénouement, dont il ignore le fin mot, est sans rapport avec l’éthique de la protestation qu’il s’est appropriée et dont les valeurs sont fondées sur le mérite personnel : la bravoure tout d’abord, mais aussi la fidélité à la parole donnée et surtout un sens de l’honneur qui ne se confond pas avec le respect des traditions, mais avec un sens de la responsabilité dans une grande entreprise collective. Horatio balance longtemps entre son bonheur et ce qu’il considère comme un nouveau devoir. La Gloire n’est plus une façon de conjurer ou de briser les décrets du Destin, elle 35
Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 146.
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s’inscrit désormais dans une nouvelle éthique du dépassement de soi. Au niveau de l’‘argument’ du roman, dont la Fable et la syntaxe narrative ne sont que les véhicules, la décision d’Horatio de continuer à suivre le jeune conquérant Charles XII est l’‘accident’ le plus important du roman, sa péripétie essentielle : Tho’ he impatiently longed to see Dorilaus after so long an absence, tho’ in the possession of Charlotta all his hopes were centered, yet to leave a prince who had so highly favoured him, and under whose banners he had gained so much consideration, was a piece of ingratitude, which it was worse than death for him to be guilty of. No !, said he, it would be render me unworthy of all blessing they make me hope, should I purchase them on such conditions ! How can they demand them of me ! The Baron, Charlotta and Dorilaus have all of them the highest notions of honour, generosity and gratitude, and can they approve that in me, which I am certain they would not be guilty of themselves !36
La voix du héros n’est cependant pas celle du narrateur, qui présente la décision d’Horatio as ‘unhappy’. Le dilemme est horrible et le narrateur insinue que la décision finale n’a pas dépendu du libre arbitre du héros, mais d’un ‘accident’ : ‘both by turns appeared so prevalent, that it is uncertain which would have got the better, had not an accident happened, which unhappily determined him in favour of the latter’.37 Quand il revient enfin lui aussi à Paris, il apprend la vérité sur son origine, mais cette anagnorisis finale n’a plus aucune pertinence au niveau de l’argument du roman. En revanche, elle se prête encore à une dernière scène larmoyante qui a pu plaire à certains lecteurs : ‘No words were exchanged between them for a considerable time but – oh my dear son, my ever loved Horatio, on the one side, – my more than father, patron, on the other’.38 Le roman est, comme le disait Bakhtine, une structure polyphonique. La voix de l’auteur, Elisabeth Haywood, est immergée et peut-être même étouffée dans un concert de voix discordantes. Le roman est une structure discursive à voix multiples où aucune voix ne l’emporte sur d’autres. Structure dialogique qui rend problématique l’idée de ‘message’. Le roman, comme structure discursive et narrative, est un espace où un ‘argument’ ou une ‘idée’ sont tournés et retournés dans tous les sens. Le roman s’ouvre à un large éventail de lecteurs : un tel peut s’arrêter à la Fable, tel autre peut pénétrer jusqu’à l’argument du texte. A l’un et à l’autre, il appartient d’en tirer une éventuelle ‘vérité’. 36 37 38
Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 147. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 148. Haywood, The Fortunate Foundlings, p. 212.
SUR EDWARD KIMBER EST-CE QUE LA PROVIDENCE PEUT RÉCOMPENSER LA VERTU ? THE HAPPY ORPHANS ET LE PARADOXE PRAGMATIQUE A Beatrijs Vanacker Louvain
Réflexes de lecture A un regard moderne, il pourrait paraître étonnant que The happy Orphans d’Edward Kimber (1719-1769), paru en 1759 à Dublin (WilsonExshaw-Saunders),1 aient connu une réédition au bout d’un an, en 1760 à Londres (Woodgate), et que le roman ait bénéficié de deux éditions posthumes : une première en 1770, à Londres (Baldwin), un an après la mort de l’auteur, et une autre aussi tard qu’en 1820, à Manchester (J. Gleave Deansgate).2 Ce succès et cette longévité assez exceptionnelle semblent en flagrante contradiction avec le caractère stéréotypé de l’histoire et les nombreuses invraisemblances de la narration. Edward Kimber reprend en effet à son compte le topos de l’enfant trouvé qui, en 1759, quinze ans après The fortunate Foundlings d’Elisabeth Haywood, est devenu un lieu commun plus qu’éculé aux yeux du lecteur de romans anglais. Par ailleurs, la traduction des romans grecs, d’Héliodore notamment,3 avait depuis longtemps instauré un horizon d’attente que le
Première publication : ‘The happy Orphans by Edward Kimber : Four weddings and a funeral’, in Edward Kimber, The Happy Orphans, critical edition by Jan Herman and Beatrijs Vanacker, Cambridge, Modern Humanities Research Association, volume 29, 2015, p. 249-283. 1 [Edward Kimber], The Happy Orphans : an authentic History of Persons in High Life, with a variety of uncommon events and surprizing turns of Fortune. […] Translated from the French of Monsieur Crébillon, the Son, Dublin, Printed for P. Wilson, J. Exshaw and H. Saunders, MDCCLIX. Pour les citations, nous renvoyons à l’édition critique, procurée par Jan Herman et Beatrijs Vanacker, parue à Cambridge, Modern Humanities Research Association, 2015. 2 L’édition de Manchester porte un autre titre : Edwin and Lucy, or The happy Orphans. Authentic History. Of moral tendency. 3 Par Thomas Underdowne, en 1566.
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titre seul rappelait au public instruit : il peut s’attendre à un récit où des orphelins ignorants de leur origine véritable la retrouvent au bout d’un parcours tortueux qui couronne le bonheur des retrouvailles par un ou plusieurs mariages. Le sous-titre promet plus : ‘with a variety of uncommon events and surprising turns of fortune’. En réalité, au milieu du XVIIIe siècle, ces ‘uncommon events’ sont devenus extrêmement prévisibles et la reprise constante de l’annonce de ‘surprising turns of fortune’, jusque dans le titre de la réédition de 1820, peut paraître surprenante aux yeux d’un lecteur moderne qui, avec la distance qui est la sienne, voit s’imposer dans le courant du XVIIIe siècle une conception de la ‘vraisemblance’ en termes de cohésion interne et de causalité logique et soutenue.4 A rebours d’une telle conception de la vraisemblance, les ‘surprising turns of fortune’ se produisent le plus souvent, dans The happy Orphans, sans aucune justification autre que le hasard, ultime ressource du romancier. Quand on veut faire du roman d’E. Kimber une lecture qui rende justice à la fois à l’auteur et au public qui a apparemment beaucoup apprécié l’œuvre, on fait bien de prendre au sérieux cet éclatant contraste entre le succès du roman et ses défauts qui, à un regard moderne, paraissent évidents. A moins qu’il ne se décide à sous-estimer la sagacité, le goût, l’esprit critique du lecteur anglais de la deuxième moitié du XVIIIe, le lecteur moderne se voit forcé par la lecture d’un roman comme The happy Orphans de s’interroger sur ses propres réflexes de lecture, qui ne sont pas forcément ceux d’un lecteur contemporain d’E. Kimber. Il est probable qu’en Angleterre comme en France, les réflexes de lecture du lecteur modal n’aient pas encore basculés dans cette conception moderne de la lecture, régie par les idées d’originalité et de vraisemblance au sens de cohésion interne, que le discours théorique a seulement commencé de mettre en place au milieu du XVIIIe siècle. Au regard d’une telle conception, The happy Orphans peuvent en effet paraître comme un roman des plus médiocres, par des défauts qui tiennent autant à un manque d’originalité qu’à l’absence d’un agencement quelque peu logique ou vraisemblable des événements, que le romancier ne prend pas la peine de motiver. Il ne s’agira pas ici de revaloriser ce roman, mais de montrer qu’on peut le lire autrement, à la lumière d’une conception de la création romanesque qui est sans doute déjà en train de s’effacer, mais qu’on peut encore déduire du paradigme de romans auquel appartiennent The fortunate 4 Voir Nathalie Kremer, Vraisemblance et Représentation au XVIIIe siècle, Paris, Champion, 2011.
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Foundlings et The happy Orphans. Ce paradigme inscrit l’idée de stéréotype, ou de topos, au centre de l’inventio romanesque. Cette conception de la lecture et de la création littéraire est, évidemment, tributaire de la Rhétorique classique. La crise de la rhétorique T. Todorov a très bien décrit ‘la splendeur et la misère de la rhétorique’ au XVIIIe siècle,5 où l’on voit peu à peu apparaître une nouvelle éloquence dont ‘l’idéal est la qualité intrinsèque du discours et non plus son aptitude à servir un but externe’.6 Cette nouvelle éloquence, que G. Genette appelle une ‘rhétorique restreinte’,7 fait de la rhétorique un art de la figure, définie comme un discours qui attire l’attention sur le discours même. La fonction de la rhétorique devient ornementale. L’effet immédiat de cette évolution est que l’inventio, la recherche des idées donc, et la dispositio, l’agencement de ces mêmes idées en une structure argumentative, sont peu à peu éliminées de la Rhétorique. Le couple moyens-fin, selon T. Todorov, est remplacé par celui de forme-fond. La rhétorique ‘restreinte’ a affaire à la forme. Or, ‘ce discours apprécié en et pour lui-même à cause de ses qualités intrinsèques, de sa forme et de sa beauté […] est ce que nous nommerions aujourd’hui littérature’.8 Dans la mesure donc où la littérature, au sens moderne, coïncide ou se confond avec une ‘rhétorique restreinte’, elle cesse d’être un discours où les moyens de la narration ou de la poésie sont mis au service d’une fin, d’un argument dont ce discours veut convaincre. A cette restriction considérable du champ de la Rhétorique aux qualités intrinsèques du discours répond une conception de la vraisemblance définie comme un principe qui assure la cohérence interne de l’œuvre, condition nécessaire pour que le lecteur puisse participer à l’illusion que l’œuvre veut créer. Selon Aron Kibédi-Varga, la vraisemblance au sens où l’entend Marmontel, par exemple, n’est pas du tout une question de probabilité des conduites humaines, mais une certaine logique interne et cohésion structurale propre à l’œuvre d’art. Des choses qui en soi seraient absolument invraisemblables
5 Tzvetan Todorov, ‘Splendeur et Misère de la Rhétorique’, in Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977, p. 59-83 6 T. Todorov, Théorie du Symbole, p. 64. 7 Gérard Genette, ‘La rhétorique restreinte’, in Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 21-40. 8 T. Todorov, Théorie du Symbole, p. 66.
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peuvent arriver vraisemblablement tout simplement parce que la structure de l’œuvre les prépare et les implique.9
Un discours vraisemblable, au sens poétique, est donc un discours qui fait de la motivation cohérente la condition de sa réussite. La vraisemblance a cessé, dans le courant du XVIIIe siècle, d’être ce qu’elle était selon la conception classique des Belles-Lettres : un consensus communis de ce qui était représentable, que le public avait le droit d’imposer à l’œuvre et à son auteur. Une conception poétique de la vraisemblance, en termes de relations internes, s’est peu à peu substituée à une conception rhétorique, qui envisageait le rapport entre l’œuvre et son lecteur, dans les deux sens. Parallèlement à cette fascination pour le discours en lui-même apparaît, sur le plan des réalités que ce discours est supposé traduire, l’idée d’originalité. Comme l’a montré avec beaucoup de précautions Roland Mortier, rien n’est moins original que l’idée d’originalité, qui connaît une longue histoire depuis Platon en passant par la Renaissance, la querelle des Anciens et des Modernes et le Sturm und Drang allemand. Il n’en est pas moins vrai que les revendications d’une expression libre de la pensée, indépendamment des ressources qu’offrait l’inventio de la Rhétorique classique, connaissent une poussée décisive dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, chez Rousseau et Diderot notamment.10 En Angleterre la publication des Conjectures on original composition d’Edward Young, publiées en 1759, l’année où paraissent aussi The happy Orphans, marquerait dans ce processus un moment important. Mais les évolutions décrites par T. Todorov, A. Kibedi-Varga et R. Mortier définissent surtout la situation française. Elles découlent en outre d’un examen de textes à portée théorique. Il n’est pas sûr, par ailleurs, que ces évolutions et révolutions se soient traduites dans une mesure égale, ou simultanément, dans la production romanesque. Le roman, français et anglais, a beau être un genre à succès, relativement nouveau et susceptible d’accueillir des idées nouvelles, ces évolutions y ont été beaucoup moins repérées que dans le discours théorique. L’impact de ce discours théorique sur la production créatrice romanesque ne doit pas être surestimé, ni en France ni en Angleterre. Dans la masse toujours croissante des romans, on voit en effet se perpétuer, jusqu’à la fin du siècle, une conception rhétorique de la création littéraire, qui se solde par un contrat de lecture dont la page de titre et les préfaces sont les lieux privilégiés. 9 Aron Kibédi-Varga, ‘La vraisemblance – problèmes de terminologie, problèmes de poétique’, in Critique et création littéraires en France au XVIIe siècle, Paris, 1977, p. 233. 10 Roland Mortier, L’originalité, Genève, Droz, 1982.
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Contrats de lecture Quel est le contrat de lecture que The happy Orphans d’E. Kimber propose à son lecteur ? Il lui offre, dans le titre, une Fable désormais bien connue et qui, en soi, ne promet rien de neuf. Le titre ajoute qu’il s’agira de ‘persons in high life’. La courbe générale de l’histoire est connue d’avance. En va-t-il de même pour les événements ? Ceux-ci seront ‘uncommon’ et on peut s’attendre à des ‘surprising turns of fortune’. On l’a dit, le lecteur s’apercevra vite du caractère stéréotypé de ce qui est ‘uncommon’ et ‘surprising’. Il s’agit d’événements imprévus, certes, mais les ressources mise en œuvre par le romancier pour les produire paraissent bien pauvres. Ainsi, le roman comporte trois accidents de carrosses, qui procurent aux personnages principaux des connaissances qui changeront leur ‘fortune’. Les ‘surprising turns of fortune’ sont amenés par des ‘accidents’ qui, par leur caractère stéréotypé et répétitif, deviennent prévisibles. La formule ‘translated from the French of Monsieur Crébillon, the son’, qui est un autre article du contrat de lecture, n’est que partiellement vraie. Des 329 pages que comporte l’édition de 1759, 55 correspondent plus ou moins au début des Heureux Orphelins de Crébillon-fils, qui lui-même avait repris le début des Fortunate Foundlings d’E. Haywood, présentant lui aussi son œuvre comme une traduction. Le roman d’E. Kimber, qui doit certainement plus à E. Haywood qu’à Crébillon-fils, se développe très vite en une œuvre autonome. E. Kimber prend même soin de distinguer cette courte partie ‘traduite’ de la longue partie autonome par une abondance de notes de bas de page concernant certains détails de la traduction. Ces notes, destinées à soutenir l’emprunt, disparaissent brusquement au début de la partie autonome, comme si E. Kimber voulait signaler par leur omission qu’il assumait désormais l’œuvre. La ressource de la (pseudo-)traduction est donc elle aussi désignée comme un rite de passage stéréotypé, que vient confirmer la très courte préface : We have retained the French Idiom, in this translation, as far as it could be clear to the English reader; and the masters of the French tongue will observe, that we have taken no other liberty than to run, at times, two sentences into one, preserving all the ideas, whilst we less embarrass the sense. The short, starty sentences, which are deemed a beauty by the French, are not very pleasing to an English reader.11
Ce propos est d’autant plus étonnant que ‘the masters of the French tongue’ n’ignoraient probablement pas que la syntaxe de Crébillon est 11
Kimber, The happy Orphans, éd. J. Herman et B. Vanacker, p. 1.
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particulièrement complexe et que Les Heureux Orphelins excellent par des phrases très longues. Il serait bien difficile de faire de deux phrases crébillonniennes une seule phrase anglaise. Très brièvement évoquée, l’idée d’une traduction n’a donc besoin que de quelques lignes pour s’auto-détruire. Ensuite, l’histoire est présentée sans aucune preuve comme ‘an authentic history’. La revendication d’authenticité apparaît elle aussi comme un stéréotype. Le pacte de lecture des Happy Orphans semble donc tout entier composé d’articles vides ou qui désignent le contraire de ce qu’ils affirment. Le roman d’Edward Kimber, qui se présente comme la traduction des Heureux Orphelins de Crébillon, en reprend la première partie qui est aussi la partie de son roman que Crébillon a empruntée aux Fortunate Foundlings d’Elisabeth Haywood. Un bref résumé de la partie empruntée et de la partie autonome est ici à sa place. Un jour, Lord Rutland découvre dans le jardin de son domaine un panier contenant deux nouveaux-nés. Une lettre en révèle le nom – Lucy et Edward – mais jette le voile sur leur véritable identité et leur origine. Comme chez Haywood et Crébillon, l’enfance des orphelins reçoit peu d’attention. Le récit démarre vraiment au moment où Edward, animé d’un désir de s’illustrer sur un champ de bataille, quitte son protecteur pour la Hollande, où il va rejoindre l’armée du duc de Marlborough. On ne retrouvera Edward qu’à la fin du roman, au moment où la véritable identité des orphelins sera enfin révélée. Alors que dans Les Heureux Orphelins l’histoire du frère est entièrement laissée de côté et que dans The Fortunate Foundlings les aventures du frère et de la sœur sont développées sur deux portées parallèles, c’est Lucy qui, chez Kimber, reçoit la pleine lumière. Ses aventures sont d’abord celles décrites dans les deux modèles de l’auteur : Lucy fuit la maison de son protecteur Rutland quand les empressements de ce dernier deviennent incompatibles avec son rôle de père adoptif. A Londres, Lucy est d’abord hébergée par madame Pikring qui la confie ensuite aux bons soins de la chapelière madame Yielding. Celle-ci s’avère indigne de sa confiance. Elle expose Lucy aux avances du débauché Lord Chester qui, habitué à obtenir ce qu’il pense pouvoir saisir, s’étonne de la résistance qu’il rencontre. Avec l’aide de madame Pikring qui intervient à temps, Lucy trouve un nouveau refuge à Bristol, chez madame Heppeny, la sœur de madame Pikring. Elle y rencontre Lady Suffolck avec qui elle se lie d’amitié. Cette belle intimité amène une longue confidence, dans un long récit secondaire dont la narratrice est Lady Suffolck. Elle raconte à Lucy son amour malheureux pour un
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nommé L’anglai, dont le caractère est un mélange de qualités nobles et de vices. Le recours massif à des topoi dont témoigne ce résumé n’est cependant que l’avers de la médaille. La page de titre des Happy Orphans est aussi ornée de quatre vers d’Addison, qui donnent du contenu au vide et qui constituent probablement le véritable nœud du contrat de lecture. Ce nœud, qu’on peut aussi appeler l’‘argument’, se fait d’autant plus remarquer qu’il est cerné dans les stéréotypes qu’on vient d’évoquer : If there is a power above us, (And that there is, all nature cries loud Tro’ all her works,)12 he must delight in virtue, And that which he delights in must be happy. (Addison)
La reprise du dernier mot du titre à la fin du dernier vers n’est sûrement pas un hasard. Le bonheur annoncé des orphelins dépend de la vertu. La vertu seule conduit au bonheur. Et de ce bonheur un pouvoir divin est le maître et le guide. Le roman s’inscrit dans cette veine morale illustrée par Richardson où la vertu est récompensée si elle est constante : ‘the virtue rewarded’. Qu’un être divin qui récompense existe, toute la nature le dit dans ses œuvres. L’argument du roman est ici clairement affirmé, par poète interposé. Formulé dès la page de titre, il est repris à l’avantdernière page du roman, après l’heureux dénouement qui assure le bonheur des orphelins. A ce moment, Lucy – l’orpheline qui retrouve son père adoptif et qui apprend que le mystérieux L’anglai était son père et que Mlle de Sainte-Hermione était sa mère – se souvient de ces vers : The ways of heaven are dark and intricate, Puzzled in mazes, and perplexed with errors ; Our understanding traces them in vain, Lost and bewildered in the fruitless search ; Nor sees with how much art the windings run, Nor where the regular confusion ends!
Ce poète cité par Lucy est le même que celui à qui Kimber avait emprunté les vers de l’épigraphe, Joseph Adisson. Les deux passages sont tirés respectivement de l’acte V et de l’acte I de la même œuvre : Cato, a tragedy, écrite en 1712 et qui eut un succès prodigieux. The happy Orphans est donc tout entier cerné dans une formulation en vers de son argument. L’argument, clairement évoqué dans les vers d’Addison, est noyé dans une série de stéréotypes. Un contrat de lecture 12
Nous ajoutons les parenthèses qui ont été omises par E. Kimber.
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qui se compose de telle sorte répond à une conception rhétorique de la littérature, et du roman. Cette conception s’articule, comme le disait Todorov, autour du couple fin/moyen. Les moyens sont subordonnés à une fin. En d’autres termes : la fin, l’acceptation de l’argument par le lecteur, justifie les moyens mis en œuvre. Ces moyens seront pour une bonne part empruntés à la Tradition. Ce sont des topoi. Un paradoxe pragmatique Mais, au-delà de cette revendication morale, l’épigraphe contient un deuxième argument : il y a un être au-dessus de nous, la Nature le déclare hautement dans toutes ses œuvres. Ce second argument ne renvoie pas seulement à l’Être Suprême, le créateur de cette Nature, mais aussi au romancier, créateur de l’univers dans lequel le lecteur est prêt à entrer. ‘A power above us’, du point de vue des personnages qui subissent de nombreuses ‘infortunes’, est Dieu. Les personnages n’ont pas conscience d’une autre instance qui les conduit et suscite les événements qui produiront à la fin leur ‘happyness’. ‘A power above us’, du point de vue du lecteur, à qui l’argument s’adresse, est encore Dieu. Mais en même temps, le lecteur n’ignore pas qu’il est entraîné par une autre instance dans une démonstration rhétorique qui doit l’amener à croire en la Providence et à rester dans les voies tracées par la vertu. ‘A power above us’, pour le lecteur, c’est aussi le romancier. La morale du ‘virtue rewarded’ apparaît soudain comme un argument indémontrable. Si, à la fin du roman, les personnages remercient à genoux l’Être divin en reconnaissant les voies insondables de la Providence, le lecteur pourrait hésiter à s’identifier aux personnages dès qu’il se rend compte que le bonheur inattendu des personnages ne provient pas de la Providence divine, mais du Romancier. Ce qui, par l’issue heureuse de leurs aventures, paraît incontestablement démontré aux personnages, pourrait apparaître au lecteur comme une vérité produite dans la fiction et par la fiction. Une vérité fictive. Dans ce cas, toute la rhétorique démonstrative s’effondrerait. Rien n’a été démontré. La Providence pose donc un grave problème au roman sentimental qui en fait son argument central. La démonstration de l’argument ne peut être garantie que par la disparition du romancier, qui doit prendre soin d’inventer aussi peu que possible et de présenter les ‘invraisemblances’ de son récit comme les ‘invraisemblances’ de la vie même, c’est-à-dire comme les voies insondables de la Providence. Cette ‘passivité’ du romancier n’est compréhensible que dans une conception rhétorique du roman.
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Il est certainement vrai que du point de vue d’un lecteur moderne, qui s’attache au concept d’originalité et à la ‘vraisemblance poétique’, le manque de ressources mises en œuvre par le romancier le dénonce comme le créateur de l’œuvre et rompt l’illusion. Dans une conception rhétorique du roman, la réussite de l’œuvre est fondée sur d’autres bases. L’efficacité de la démonstration est inséparable de l’ethos du romancier. Du point de vue rhétorique, celui-ci doit se mettre en évidence le moins possible et donner à son histoire la valeur d’un exemplum, c’est-à-dire d’un univers certes fictionnel mais fermé et autonome, qui est l’image de ce que la réalité devrait être. Le transfert des leçons morales auxquelles aboutit l’exemplum n’est efficace que si celui qui est l’artisan de ce transfert apparaît comme un être de bonne foi. L’auteur-orateur ne doit pas se mettre en évidence par la richesse de son invention, il doit simplement créer un cadre familier où, à travers des procédés tout aussi familiers, le transfert de la leçon morale de l’univers fictionnel à l’univers réel puisse s’effectuer. Il ne doit surtout pas paraître ‘bon’ romancier. Du point de vue rhétorique, la validité de l’argument dépend moins de l’inventivité créatrice que du profil moral, de l’ethos donc, de l’orateur. Cette loi rhétorique est explicitée dans The happy Orphans, par mise en abyme, dans un récit au troisième degré. Il s’agit de l’histoire du personnage L’anglai qui, au sein du long récit intercalé de Lady Suffolck, lui raconte sa vie dans le but de l’obtenir comme épouse. C’est le récit d’un héros, qui n’a échappé que de justesse à la mort sur le champ de bataille, grâce à l’intervention providentielle du nommé ‘reverend Bridges’. Mais en prenant des informations sur le héros de cette trop belle histoire, Lady Suffolck découvre qu’elle n’est pas la première conquête de L’anglai et que ce héros avait fait des avances à Mlle de la Marche alors qu’il avait rendu une troisième jeune femme, Mlle de Sainte-Hermione, enceinte. La perception qu’a Lady Suffolck de son amant change dès lors radicalement et le changement de cet ethos transforme la belle histoire de L’anglai en roman. La portée morale en est aussitôt détruite, comme le déclare Lady Suffolck : How did I reflect over the story of his adventures and the discourses that passed between him and the reverend Mr Bridges, so replete with christian and human maxims. And after this instance of cruelty to poor Mademoiselle Sainte Hermione, could I suppose them other than fictions, and that he had neither regard for religion or for any other valuable duty? Indeed I could not, and, tho’ it cost me numberless sighs and tears, yet I had already so hearty a detestation of his crimes, that I bad little fear of continuing long to admire his person, which I
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looked upon as I would upon a find gilt book, which contained only blotted leaves of paper.13
Ce qui décide de la véracité d’un discours, du point de vue rhétorique, est certes l’articulation cohérente des arguments, mais tout aussi bien l’ethos de l’orateur. Au regard moderne, le caractère stéréotypé de l’œuvre et l’emploi de topoi dénoncent le romancier et sont des signes évidents du ‘mauvais’ roman, c’est-à-dire de celui qui ne réussit pas à ‘faire illusion’. En revanche, du point de vue d’un lecteur et d’un auteur qui ont l’un et l’autre été formés selon une conception rhétorique de la littérature, l’emploi de topoi signale le retrait de l’orateur devant la tradition qui pose les assises, bien reconnaissables et sans originalité aucune, sur lesquelles un argument peut se déployer. Ce déploiement a valeur d’‘exemple’. L’orateur n’invente pas ce cadre argumentatif, il le trouve tout fait, il est largement reconnu, dans tous les sens de l’expression, par le public. Il est à sa disposition. Mais, même si le cadre rhétorique où se déploiera l’argument est tout entier emprunté à la tradition, lointaine (le topos de l’enfant trouvé) ou plus récente (la pseudo-traduction), l’exemplum n’en est pas moins inventé. La veine sentimentale du roman anglais, dans la mesure où elle ramène sa morale à la Providence, continue à se heurter à un paradoxe pragmatique : l’existence de la Providence et ses interventions bienveillantes sont indémontrables, puisque dans un roman, Dieu s’identifie au Romancier. L’argument se heurte à la forme de la démonstration. Ce conflit entre fond et forme, pour parler comme Todorov, est le paradoxe que les romans comme The happy Orphans doivent gérer. Et la gestion de cette question fondamentale, qui concerne tout le paradigme du roman sentimental du ‘virtue rewarded’, rend le roman d’E. Kimber intéressant, même pour un lecteur moderne. La solution de ce problème fondamental pourrait être triple. Elle est toute simple si la démonstration s’adresse à un lecteur déjà convaincu de l’argument ; un lecteur donc qui, avant même de commencer la lecture du roman, croit d’ores et déjà en l’action bienfaisante de la Providence que le roman ne fait alors qu’illustrer, à la manière d’un exemplum. Cela a sans aucun doute été le cas d’une bonne partie du lectorat anglais en 1759. Une solution du paradoxe pragmatique moins simple pourrait se fonder sur la réflexion qu’en définitive un roman comme The happy 13
Kimber, The happy Orphans, p. 67.
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Orphans répond moins à une rhétorique démonstrative qu’à une rhétorique émotive. Le roman, surtout quand il est sentimental, n’est pas à proprement parler une oratio. Il ne démontre rien. Le propre du roman sentimental est de créer les conditions d’une adhésion émotive aux vérités de l’argument. Et cette adhésion émotive n’est pas une question ni de cohésion interne, ni de démonstration. Elle vise à créer un horizon d’attente que le récit promet de combler. L’arrivée imprévue d’un chevalier qui délivre Lucy de son agresseur peut être un hasard immotivé aux yeux d’un lecteur moderne, il est aussi, aux yeux d’un certain public, un événement désiré qui se justifie par son caractère conventionnel. L’intervention miraculeuse de la Providence est une ressource essentielle du roman sentimental en ce qu’elle répond à un horizon d’attente et à un désir. Mais avant d’étudier comment un roman sentimental comme The happy Orphans résout le paradoxe constitutif du genre, il faut souligner l’incompatibilité entre le roman sentimental et la conception poétique de la littérature Confronté à un paradoxe entre l’argument et son développement, entre la fin et les moyens, le romancier n’a qu’à s’effacer derrière la tradition topique, qui seule peut justifier son existence. Si, primo, l’argument de la construction rhétorique véhiculée par le roman est l’existence d’une Providence qui suscite des événements nécessaires à la réalisation des fins, lointaines ou immédiates, que l’Être Suprême s’est fixé ; si, secundo, l’argument est de prouver que l’observation constante de la vertu finira par être récompensée ; si, tertio, il s’agit de montrer, comme le suggèrent les vers d’Addison, que ‘the ways of heaven are dark and intricate’, le romancier est dans l’impossibilité de motiver les ‘surprising turns of fortune’. Donner une cause logique aux événements imprévus suscités par La Providence serait contredire l’argument. Si, en d’autres termes, le romancier motive par une causalité cohérente les ‘accidents’ qui articulent son récit, il devient impossible d’attribuer ces mêmes ‘accidents’ à la Providence dont, précisément, les voies sont insondables. ‘The secret dispensations of Providence’,14 argument profond du roman, sont en flagrante contradiction avec la ‘vraisemblance poétique’ qui constitue un des souhaits essentiels du lecteur moderne. Il devient clair que la Providence est incompatible avec une conception moderne, non pas rhétorique mais poétique, de la littérature et du roman. Et dans ce sens, la crise de la Rhétorique dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle dont parle T. Todorov est inséparable de la ‘fin 14
Kimber, The happy Orphans, p. 135.
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de la Providence’ à laquelle Erich Köhler a consacré son remarquable livre sur Le Hasard en Littérature.15 Dans la conception rhétorique de la lecture et de la composition, où il n’est pas encore coupé d’une explication transcendante, le hasard est une nécessité. En revanche, dans la conception moderne de la création littéraire, où il est privé de son caractère divin, le hasard est un écueil. Quand la fin, au sens d’argument, est subordonnée aux moyens, qui restent topiques, la fin, au sens de point d’aboutissement de l’histoire, n’est pas ce qui, en soi, fascine le lecteur car elle est connue d’avance, annoncée dès le titre et amenée à travers une Fable empruntée à la tradition. Toute la construction narrative, dont l’idée d’originalité ne constitue pas un vecteur essentiel, est faite pour mettre en évidence le moyen : l’idée de Providence. La fin, au sens d’argument, est donc le moyen, au sens narratif. La Providence est la fin du roman au niveau argumentatif, elle en est le moyen, au niveau narratif. La fin est le moyen. Cela veut dire que, selon la conception rhétorique, le roman est un discours qui s’organise autour du dialogue entre une dimension argumentative, qui est la fin, et une dimension narrative, qui est le moyen. L’une et l’autre concernent, dans le cas des Happy Orphans qui n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres, la Providence. Mais est-ce que, pour autant, ce dialogue entre un niveau argumentatif et un niveau narratif, subsumés dans l’idée de Providence, résout le paradoxe pragmatique ? Résoudre ce paradoxe équivaudrait à faire oublier au lecteur la figure de l’auteur, cette ‘Providence romanesque’. L’existence effective de la Providence est indémontrable dans un discours fictionnel, on l’a dit. Face à ce problème, la conception rhétorique du roman s’évertue à entourer le romancier d’un ethos de respectabilité et à réduire son invention à une certaine façon de disposer des topoi. Le romancier s’efface derrière la tradition. La conception poétique du roman, en revanche, perçoit l’abondance de topoi comme un manque d’originalité et comme une enfreinte à la vraisemblance, pensée comme cohérence interne, qui conduit à une fin encore inconnue. Dans une telle conception, plus moderne, l’abondance de topoi met en évidence le travail du romancier. Le paradoxe pragmatique est donc inséparable du cadre de référence dont le texte s’entoure, rhétorique ou poétique. Le ‘contrat de lecture’, qui est une négociation entre le romancier et son lecteur concernant son statut, peut réussir dans tel cadre de référence et échouer dans l’autre. On l’a dit, la Providence est tantôt une nécessité tantôt un écueil. 15 Erich Köhler, Le Hasard en littérature. Le possible et la nécessité, Paris, Klincksieck, 1986, chapitre I : ‘La fin de la Providence’, p. 15-38.
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Dans The happy Orphans, comme dans d’autres romans du même paradigme, la résolution du paradoxe pragmatique consiste à soustraire l’écriture de l’histoire à un narrateur-romancier et à ramener cette histoire à un livre écrit d’avance, au ciel, par Dieu. La façon dont Dieu surveille l’effectuation de ce livre divin s’appelle la Providence. Les figures du Sort L’argument du roman, que la page de titre a désigné et placé sous l’enseigne de la Providence, peut être mieux analysé quand on le place sous celle du Sort, qui sera pour nous une catégorie plus générale intégrant au moins trois autres figurations de l’argument, à savoir ‘Fate’, ‘Fortune’ et ‘Destiny’. Les rapports complexes entre ‘Fate’, ‘Fortune’, ‘Destiny’ et ‘Providence’ constituent l’enjeu d’une Fable, très stéréotypée, empruntée à la tradition, théâtrale et romanesque. Le personnage qui marque le début et la fin de cette Fable est le chevalier Rutland. C’est lui qui trouve dans son jardin une corbeille renfermant deux enfants, une fille et un garçon, dont les noms – Edward et Lucy – figurent sur une lettre fixée sur la poitrine d’un d’eux. En ce qui concerne ce personnage tutélaire, le problème du Sort prend dès son introduction sur la scène du roman l’aspect de la Destinée : With these happy dispositions and a soul unruffled by violent passions, he easily preserved a gaiety of temper, which might have constantly possessed him, had he not fallen into misfortunes, which those of a different way of thinking easily draw upon themselves : but his destiny prepared them for him, even before his existence ; and, though they ought to have been familiar to him, he could not help himself sometimes being afflicted by them.16
Le Sort de Rutland semble à lui-même fixé dès avant sa naissance. Les ‘misfortunes’ de Rutland ne sont pas l’effet de sa conduite ni de sa façon de penser, mais d’une causalité qu’il ne contrôle pas et qui existe indépendamment de son être. Cette figure du Sort appelé Destiny apparaît surtout au début du roman. Elle n’affecte pas seulement Rutland mais également Lucy qui, après avoir écouté et rejeté les propositions d’amour de son tuteur, est convaincue qu’elle ne connaîtra jamais l’amour : Or what is the sentiment he would have me to feel? How can nature have planted it in the human breast and not have given it to me? I shall 16
Kimber, The happy Orphans, p. 1.
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never, it is my destiny, know what it is, or otherwise my heart had already found it for Rutland.17
La vertu, et le respect pour son tuteur, sont des sentiments ‘born with her’ et Lucy ne voit que trop que l’amour ‘depends not upon our will’.18 Le Sort, qui s’impose à Rutland et à Lucy comme une nécessité, provoque la fuite de Lucy, qui n’a guère d’autre choix : My cruel destiny imposes on me the hard, but inevitable, necessity of quitting, forever, my father, my benefactor, and my friend.19
Tout au long de l’histoire, Lucy est persécutée, par le vilain Lord Chester qui réapparaît aux moments les plus inattendus. Ces ‘accidents’, ces soudaines et inexplicables irruptions du séducteur dans l’histoire de Lucy, peuvent être perçues comme des enfreintes à la vraisemblance poétique. Dans la conception rhétorique de l’œuvre, toutefois, ces accidents s’inscrivent dans une causalité qui n’est pas celle du roman tel que le compose le romancier, mais celle d’un ‘Livre de La Destinée’, écrit au Ciel et qui a sa propre logique. Ni Rutland, ni Lucy ne parviennent à lire dans ce ‘Livre de la Destinée’ et n’en soupçonnent, au départ, même pas l’existence. Lucy en particulier se sent persécutée par le Sort : Ah! Sir, I fear some fatal influence ruled at my birth, and prognosticated that all my future days should be unhappy.20
Mais à la fin du roman, après le dénouement heureux, ce ‘Destin cruel’ sera perçu par Rutland comme une mesure de protection de la Providence, cette autre modalité du Sort : How good, how kind was providence in resisting my intention to marry her! That reluctance to give me her heart in the manner I desired, was it not dictated by heaven itself!21
S’il est donc vrai que le ‘cruel destin’ a déclenché une suite d’événements qui commence avec la fuite de Lucy, il apparaît clair aux personnages, et au lecteur, que le manque d’amour de Lucy pour Rutland avait une cause et qu’il n’était pas simplement un effet de la Nature qui forme le caractère. Toute l’histoire, déclenchée par la fuite de Lucy, semble réglée d’avance. L’Histoire se déroule comme un rouleau écrit au Ciel, par la Providence divine, dont l’histoire apparaît comme l’effectuation : 17 18 19 20 21
Kimber, The Kimber, The Kimber, The Kimber, The Kimber, The
happy happy happy happy happy
Orphans, Orphans, Orphans, Orphans, Orphans,
p. p. p. p. p.
14. 9 et 13. 16. 106. 148.
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c’est la Providence qui a évité que Rutland épouse Lucy. Au début de cette histoire et de cette Fable, il y a donc un Livre, semblable mais non identique à celui composé par l’auteur et que nous lisons, mais qui existait avant les événements qui n’en sont que la ‘réalisation’. La notion de ‘Destin’ affecte aussi le personnage le plus complexe du roman, le mystérieux L’anglai, demi-frère de Rutland, qui s’avérera être le père des deux orphelins. Dans une lettre à Rutland, L’anglai ‘complains of the rigour of his destiny’. L’anglai est le personnage le plus tragique du roman. Doté de toutes les qualités qui caractérisent l’honnête homme et même le héros, il est entaché de duplicité. Il aurait mérité la main de Lady Suffolck, s’il ne s’était pas écarté du chemin tracé par la vertu en séduisant d’autres femmes. Une de ces aventures est la cellule génétique du roman : L’anglai, séducteur de Mademoiselle de SainteHermione, est le père de Lucy et d’Edward, adoptés par son demi-frère Rutland sans qu’il sache qui sont ses protégés. Le Destin de L’anglai, dont il se plaint à Rutland, ne concerne pas seulement le refus de Lady Suffolck de l’épouser. Il remonte à une cause plus profonde qui est sa duplicité. Dans la Fable des enfants trouvés telle qu’elle se déploie dans The happy Orphans, on entend un lointain écho de la tragédie antique. A l’origine de toute l’histoire se trouve une faute, qui détermine le Sort du protagoniste. A cause de cette faute, qui appelle une punition, ce Sort est inéluctable. Sur le personnage de L’anglai, le Sort pèse comme un Destin fatal. Aux personnages purs, comme Lucy, honnêtes comme Rutland, héroïques comme Edouard, l’écrivain du Livre de la Destinée réserve un autre Sort. Leur Sort sera dirigé par la Providence. Dans The happy Orphans, le Destin est cette figure du Sort qui détermine, aux yeux de personnages concernés, de façon inéluctable le déroulement de leur vie. Il marque le début de la chaîne causale et, en tant que telle, ce début échappe au contrôle de ceux et de celles qui s’en croient les victimes, soit qu’il se ramène à une faute originelle, soit qu’il se trouve inscrit dans leur caractère dès leur naissance. ‘Destiny’ désigne, dans The happy Orphans, ces forces qui dans d’autres romans du même paradigme, français en particulier, sont attribués à ‘la mauvaise étoile’. Dans le roman d’E. Kimber, le Destin n’est pourtant jamais associé à une influence astrologique. Même s’il est question d’une ‘fatal influence [that] ruled my birth’,22 cette fatalité n’est jamais expliquée, même métaphoriquement, par la position des planètes dans le système solaire ou par le signe du zodiaque sous lequel on est né. 22
Kimber, The happy Orphans, p. 106.
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Si le Destin marque le début de la chaîne causale, la figure du Sort que le roman appelle Fate se situe à la fin de cette chaîne. Dans The happy Orphans, Fate est le résultat final d’une chaîne de malheurs. Le vocable est toujours accompagné d’un adjectif qui renvoie au malheur. Ainsi Mlle de Sainte Hermione, que L’anglai a rendue enceinte, peut parler de ‘my ill Fate’.23 Et quand elle meurt en couches, Lucy ne peut que déplorer son sort en ces termes : ‘The unhappiness of Mlle de Sainte Hermione called up every soft and tender passion to bewail her undeserved fate’. Mais Lucy non plus n’est épargnée par le Sort, on le sait. Non moins de cinq fois elle tombe entre les mains de Lord Chester. La dernière fois, son Sort semble bien inélucatble. Elle est arrêtée par une bande armée sur la route de Cainsham et l’intervention de son futur mari Breyfield ne peut pas éviter qu’elle est conduite à un endroit où le pire est à craindre : ‘And with tears and trembling [Lucy] waited for the decision of her fate’.24 Quand elle se plaint dans sa lettre d’adieu à Lady Suffolck, sa protectrice, de ‘the uncommon severity of my fate’,25 elle ne pense pas à son Destin, qui marque le début de la chaîne causale, mais au résultat d’une longue suite de malheurs. Au bout du long récit de Lady Suffolck qui renferme la triste histoire de Mlle de Sainte Hermione et de L’anglai, Lucy apprend que le conte de Rutland, son tuteur devenu son persécuteur, vient d’arriver à Bristol. Le personnage qu’elle a le plus de raison de fuir, arrive donc on ne sait pourquoi ni comment, au lieu où s’est réfugiée Lucy. Une rencontre semble inévitable surtout que Lady Suffolck, sa protectrice, a exprimé le désir de rencontrer le comte pour s’expliquer avec lui au sujet de la mort de son demi-frère, L’anglai. Lucy se voit donc forcée, par un concours de circonstances particulièrement malheureux, de s’enfuir une seconde fois. Ici encore, elle désigne son Sort par Fate. Une page plus haut cependant, dans une lettre d’adieu adressée à Mrs Heppeny, la propriétaire de la maison où elle s’est retirée avec Lady Suffolck, Lucy parle de ‘my ill fortune’.26 La figure appelée Fortune désigne un changement imprévu et inexplicable du Sort. En effet, Lucy est sur le point de trouver un havre : Lady Suffolck veut la placer auprès des enfants de Mlle de Sainte Hermione dès qu’on en aura retrouvé les traces. Lucy ne comprendra que plus tard qu’elle est elle-même un des 23 24 25 26
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63. 104. 94. 93.
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orphelins. Mais au moment où une solution pour sa vie errante s’ébauche, l’arrivée de Rutland relance l’errance de Lucy. Ill fortune. En tant que figuration du Sort, la Fortune occupe donc, sur la chaîne causale, une position intermédiaire entre Destiny et Fate. Destiny renvoie à une cause première, inconnue, qui a tout déclenché. Fate est ce que les personnages perçoivent comme le résultat désastreux de la chaîne causale. Fortune est cette figuration du Sort qui produit un changement brusque et qui fait basculer le bonheur en malheur ou vice versa, car il y a une bonne Fortune et une mauvaise. Fortune apparaît surtout au début du roman, où les personnages sont le plus sujets à la versatilité du Sort. Quand elle arrive chez Madam Pikring, à Londres, après sa fuite de la maison de Rutland, Lucy a bien raison de se plaindre de sa mauvaise fortune. Mais Madam Pikring la console : ‘Cease then to bewail your fortune, which is so far enviable, and tell me truly your disasters’.27 Lady Suffolck insiste sur l’aspect aléatoire de la noblesse de sang, quand elle présente la naissance comme une question de Fortune : ‘It is not to what fortune has been pleased to make me that I desire respect to be paid, for that which our virtues inspire is the only respect I would wish from you’.28 Le séducteur Chester, lui-même surpris de ses rencontres avec Lucy, n’y voit qu’un jeu de la Fortune : ‘I give you, my lovely Lucy, but a feeble proof of the desire I have to serve you when I pray you to accept of it, and to repair, by anything else in my power, the injuries fortune seems to have done you’.29 A la fin du roman, la rencontre inopinée d’Edward avec son futur beaufrère Breyfield est ressentie comme un accident produit par la bonne Fortune : ‘My dear friend, what great good fortune is it that has thrown you in my way’.30 Cette ‘bonne fortune’ apparaît peu à peu sous une nouvelle lumière, qui est celle de la Providence. Fate n’est pas très éloigné de la mauvaise fortune. Mais c’est surtout le résultat d’un concours néfaste de circonstances. C’est au terme de Fate que recourt Mme de Rabutin quand elle demande à son fils et à Edward, qui est son ami, fiancé à sa sœur, mais son ennemi sur le champ de bataille, de s’épargner : Ah, his worthy mother would often say, ‘how hard is your fate, gentlemen, you esteem and value each other and yet the allegiance due to
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18. 28. 22. 125.
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your sovereigns, and which persons born like you ought never to dispense with, obliges you to be enemies.31
Le personnage le plus touché par Fate est le mystérieux, l’héroïque, le tragique L’anglai. Destiny et Fate sont intimement liés comme l’avers et le revers d’une même médaille. Son Destin était de mourir dans des circonstances dramatiques, tués dans un duel par Chabran, parent de Mlle de Sainte Hermione. Cette mort punit L’anglai de ces méfaits, vers lesquels son Destin l’entraînait. Elle n’en est pas moins ressentie comme extrêmement déplorable par ses proches, Lady Suffolck tout d’abord, qui malgré la comédie dont elle a été victime n’en aimait pas moins L’anglai. Celui-ci méritait de l’être par tant de bonnes qualités : Oh, my Lucy, I must confess, that tho’ reason and equity condemned him, love still pleaded strongly with me in his behalf and I found, too surely that his fate would cost me many tear, and many a mournful sigh.32
Rutland, qui chérissait extrêmement son demi-frère mais qui ignore, au moment où il parle, la véritable cause de sa mort, déplore son triste Sort, qui l’oblige à recevoir les derniers honneurs par des mains étrangères : ‘Ah ! My brother, how hard was thy fate, to receive those last offices from strangers’.33 Fate est donc la figure la plus fatale du Sort, qui implique aussi un sentiment d’injustice. Fate est un Sort que le concerné ne semblait pas mériter et qui est dû soit à un concours de circonstances fatales, soit à l’iniquité d’un autre personnage qui influence la chaîne causale de façon dramatique. Le Sort de L’anglai, qu’il a bien mérité par ses méfaits et ses mensonges, est ressenti comme injuste par ceux qui n’en voient pas la cause. Ainsi de Rutland et d’Edward, à la fin du roman, juste avant l’élucidation finale, qui leur fera penser la même situation en termes de Providence. Au moment où ils parlent, ils tiennent encore la duchesse de Suffolck responsable de la mort de L’anglai : How is Lord Rutland concerned in anything that relates to Monsieur de Sainte Hermione? And yet, he had a brother whose fate he but lately with many tears imparted to me who, he hinted, fell a victim to the treachery and cruelty of the duchess of Suffolck!34
Destiny, Fate et Fortune sont trois figures voisines mais différentes du Sort. Elles concernent la chaîne causale des événements. Ces trois figures 31 32 33 34
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138. 78. 85. 133.
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ont en commun qu’elles semblent exclure le libre arbitre. Face à ces trois figures du Sort, les personnages concernés se posent des questions qui concernent la responsabilité et la culpabilité humaines. La Providence et le Livre de la Destinée A l’horizon de ces trois figures pointe le concept de Providence, qui est la cause expliquant l’inexplicable et qui ramène les innombrables ‘accidents’ du roman à un plan concerté d’avance, autrement dit à ce que nous avons appelé un ‘Livre de la Destinée’. La fatalité n’est qu’apparente, elle n’existe qu’aux yeux des personnages qui restent longtemps aveuglés par leur ignorance. Cela signifie que ce qui s’annonce comme un malheur pourrait se retourner en bonheur. Le Destin n’a rien d’inéluctable, dans The happy Orphans. L’association intime entre Destin et Providence reste implicite et n’est formulée qu’une fois, au début du roman, dans une conversation entre Lucy et Mme Pikring : The manner of my education and bringing-up has been unfortunately but little suitable to the state to which providence seems to have destined me.’ ‘What you now think a misfortune’, replied Madame Pikring, ‘may one day prove a source of happiness, and even this moment be a blessing to you’.35
De même, la Fortune s’incline vers la Providence. Autre hapax du roman : But fortune, by this time, had again shifted sides, or rather providence was pleased to display itself in the protection of this amiable pair.36
Aux apparences, marquées par trois figures du Sort, se substitute progressivement la grande idée du roman, qui est son argument annoncé sur la page de titre et ré-évoqué à la fin du roman, dans les vers d’Addison : l’existence et l’action bienfaisante de la Providence. C’est la Providence qui gouverne le déroulement de l’action. L’axe narratif du roman est articulé autour de ‘situations’ d’une part et d’‘accidents’ d’autre part. Les situations pertinentes pour notre discussion sur la question du Sort – et il n’y en a pratiquement pas d’autres – sont désignées comme des ‘misfortunes’. La notion d’‘adventure’ est pratiquement absente du texte. Les ‘aventures’ entraînent en effet constamment les personnage vers une situation qu’ils éprouvent comme une ‘mésaventure’, comme un coup du Sort où la balance de la Fortune leur 35 36
Kimber, The happy Orphans, p. 18. Kimber, The happy Orphans, p. 104.
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est défavorable. Dès le début du roman, le fait que Lucy est incapable de répondre aux affections de son tuteur Rutland qui l’aime passionnément, est éprouvé comme ‘our mutual misfortune’.37 L’histoire de Lady Suffolck est une longue suite de mésaventures. Il ne lui est pas donné de pouvoir s’unir à un être qu’elle aime : le mari qui lui est destiné par ses parents, et qui est pour elle un étranger, meurt à Genève avant le mariage. Son cousin, qu’elle aime tendrement et à qui elle est engagée, meurt à Vérone lors de son ‘Grand Tour’. Et L’anglai, pour qui elle se sent une vive passion, s’avère être un hypocrite et succombe lors d’un duel. C’est bien à juste titre que Lady Suffolck se plaint à Lucy de ce que ‘misfortunes dogged me at the heels from my very infancy to this period.38 Et, significativement, la mort tragique de L’anglai est aussi désignée comme ‘his misfortune’.39 ‘Misfortune’ est bien, littéralement, la mauvaise Fortune, une décision du sort qui, à chaque fois qu’une bonne issue serait parfaitement possible, conduit les événements vers une fin funeste. La ‘misfortune’ est due à la Fortune qui détourne le visage. Cette situation se heurte souvent à l’incompréhension des personnages. Ceux-ci – Lucy en particulier, qui, avec Lady Suffolck, est le personnage le plus persécuté par le Sort – souhaitent que la Providence suscite un ‘accident’ qui renverse la situation. La séduction, incarnée par la figure de Lord Chester, est introduite dans le récit pour thématiser ce rapport entre ‘misfortune’, ‘accident’ et ‘providence’. Quand elle est tombée une fois de plus au pouvoir de Chester, Lucy, prisonnière dans la maison de Mrs Easy à Bristol, lui déclare que Chester ‘accidentally set eyes on me, in London, some time ago, and ever since has proved a vilainous persecutor and an enemy of my peace’. Elle a été attaquée pour la cinquième fois par lui, ‘on the road to Cainsham, where he accidentally met me, and, but for a noble youth, whom providence, at that dreadful moment, raised up to my assistance, would have perpetrated the greatest of crimes.40 Lord Chester, tout séducteur qu’il est, n’est pas à proprement parler un persécuteur. Il ne fait que profiter des ‘accidents’ qu’il croit lui-même devoir à la ‘chance’. Lord Chester, clairement, n’est pas un vrai ‘caractère’ dans l’économie narrative. Sa fonction dans le roman doit être comprise sur le plan de la constellation rhétorique du discours, où il est au service de la ‘fin’ (argumentative) 37 38 39 40
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18. 33. 82. 118. Je souligne.
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du texte. Le récit insiste, non sans raison, sur le caractère répétitif d’une même situation, cinq fois reproduite durant l’histoire. Mêmes circonstances, mêmes tentatives d’abuser de Lucy, même intervention providentielle d’un sauveur : ‘When she was alone, she indulged all that gratitude which overflowed her soul, to that good providence, which had once more, raised up, so miraculously, a friend, in her adversity and the most pressing necessity’.41 En effet, chaque fois que Lucy tombe entre les mains de Lord Chester, le récit articule sa logique autour des notions de ‘misfortune’, ‘accident’ et ‘providence’ : In the former case, she hoped, providence, which had so remarkably afforded her its protection in so many preceding misfortunes, would, in the interim, point out some way to escape from her wretched confinement; whereas, in the latter, without a miracle, she was sure to be ruined and undone.42
L’‘accident’ se produira peu après. Lucy sera placée, à Bristol, dans la maison de Mme Easy, comme on sait, où elle sera remarquée par un vieillard, Monsieur de Sainte-Hermione, qui la prendra sous sa protection et qui s’avérera être son grand-père. L’‘accident’ envoyé par la Providence est donc un hasard qui produira plusieurs effets heureux : tous les personnages, venus d’horizons différents, se retrouveront et se reconnaîtront comme membres d’une même grande famille dans la maison de Mme Easy. Lues à la lumière d’une conception poétique de la littérature, les ‘situations’ comme celle-ci peuvent paraître de la plus grande invraisemblance en ce qu’elle mobilisent constamment le ‘hasard’ pour dénouer une situation. A moins qu’on ne veuille rejeter ce roman comme une production médiocre, ces scènes sont trop nombreuses pour qu’on ne soupçonne pas qu’elle revendiquent un autre contrat de lecture. Au couple vraisemblance/ hasard il faut substituer la constellation logique ‘misfortune’/‘accident’/ ‘providence’. Le hasard Le contrat de lecture de The happy Orphans ne connaît pas la notion de hasard. Dans une note de la partie traduite, le traducteur prend soin de signaler que ‘par hasard’ dans le texte français signifie ‘by chance’. 43 Le mot ‘chance’, avatar du hasard, ne figure que sept fois dans le texte. 41 42 43
Kimber, The happy Orphans, p. 119. Kimber, The happy Orphans, p. 113. Kimber, The happy Orphans, p. 22.
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On le trouve dans le discours du narrateur : ‘In fine, she passed through the garden to the park, and directed by nothing but chance, found herself in a street, which, as well as all the rest in London, she was a stranger to’.44 Lucy elle-même se considère comme ‘an abandoned orphan left to the care of an excellent nobleman by chance’.45 Lord Rutland, dans une lettre amère addressée à Lady Suffolck qu’il croit responsable de la mort de son demi-frère, estime ‘that women are governed by no settled principal in their love ; but that chance, idle fancy, or vanity, will induce them to break through the most sacred ties’.46 Il est significatif que le villain Chester, qui sans aucun doute ne croit pas à la Providence, désigne la vie comme une loterie : ‘which ever of us should meet with the unfortunate chance, in this lottery of life and death’.47 Les autres occurrences concernent un emploi verbal du vocable ‘chance’ : ‘it chanced that…’. Le contrat de lecture proposé dans ce récit appelle un cadre de référence épistémologique et moral où il n’y a pas d’effet sans cause et où, en définitive, la cause première est au Ciel. C’est à partir de ce cadre de référence que le contrat de lecture s’établit. Et inversement, quand le lecteur accepte ce contrat, il sera, à travers sa lecture, amené à accepter le cadre de référence. La Providence est à la fois un moyen (narratif) et une fin (argumentative) du texte, on l’a déjà dit. La fin justifie le moyen, et le moyen conduira à la fin. La situation de Lucy prisonnière de Chester n’est pas différente de celle où se trouve L’anglai, lors de son aventure héroïque. Selon le récit qu’il fait à Lady Suffolck, il avait participé à une descente du parti protestant, sous la conduite du Duc de Monmouth, dans le Dorsetshire, lors de laquelle il avait été forcé de chercher un abri pour ne pas être fait prisonnier. Espérant qu’une solution se présentera, il s’exprime ainsi : Therefore let me be confident that heaven will look upon my actions with a favourable eye and will extricate me out of my present misfortunes.48
L’‘accident’ ne tardera pas à se produire, en la personne de M. Bridges : You see, Sir, now, undisguised, the person who providentialy came to your assistance – and indeed, it seems a particular act of the divine being in your favour, and so I hope you will ever esteem it. For it was purely accidental that I came to the spot where I found you ; I was seeking after 44 45 46 47 48
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17. 107. 89. 73. 52.
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that youth, who, by my permission, had repaired to the Duke of Monmouth’s standard, and in my way, determined, if possible, to relieve any other unfortunate men whom heaven might throw in my way.49
A travers des ‘situations’ de ce type, le récit témoigne d’une tentative de penser le problème du ‘hasard’. Celui-ci est ramené à un plan divin et cesse dès lors d’être un hasard, c’est-à-dire un effet sans cause. C’est la Providence qui produit les accidents et qui les ‘jette’ sur le chemin de ceux qu’elle éprouve, comme le dit littéralement Lady Suffolck à Lucy, quand elle croit que sa rencontre avec Rutland, qui lui aussi arrive à Bristol, est providentielle : ‘Now, my Lucy, does not providence seem to have thrown this nobleman in my way, for the benefit of his young relations ? Yes, and I am resolved to improve the opportunity’.50 Le récit regorge de questions rhétoriques qui affirment l’existence d’une force bienfaisante qui surveille les actions des humains. Lucy, qui croit que ‘some fatal influence ruled at my birth, and prognosticated, that all my future days should be unhappy’,51 éprouve sa rencontre avec Breyfield comme une nécessité, un ‘accident’ qu’elle ne pouvait pas éviter. L’évidence est de nouveau cachée dans une question rhétorique : But could I avoid your accidental meeting me, your noble appearing in behalf of distressed innocence and all that has followed our interview? No; And, so dear as I must ever say you are to me […] ‘tis on your account that I give myself so much apprehensive uneasiness: as to myself, I have known so many misfortunes, which even now oppress me with their weight, that I am surely armed I think, to meet the worst that can fall upon me, except it should be your hatred!52
La Providence doit être comprise comme une intervention bienfaisante de l’Être divin, qui s’effectue en fonction, d’une part, d’un ‘ordre’ immuable et d’autre part, de la conduite de l’homme. Au personnage le plus complexe du roman, L’anglai, est réservée la formulation la plus belle et la plus profonde de ce que la plupart des personnages, Chester excepté, sentent, chacun à leur façon, être la Providence : My opinion is, that the designs of providence are circumscribed and obstructed, and the business of life is left unperformed, unless we obey that great command given in paradise and that most essential for the preservation and increase of the human race.53 49 50 51 52 53
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54. 92. 106. 106. 42.
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Providence et vertu C’est l’homme qui fait exister le monde, par ses choix et décisions. A lui, qui a reçu de Dieu le libre arbitre, de parfaire le monde selon les ‘designs of providence’, qui se ramènent à un ordre, ‘a great command given in paradise’. En respectant ce grand précepte, qui est la vertu, l’homme participe en quelque sorte à la création qui est restée ‘unperformed’. Il existe donc bien un plan divin, un Livre de la Destinée, comme nous l’avons appelé, mais qui laisse à l’homme la liberté d’action tout en lui fournissant un guide, simple, pour orienter ses actions. Le monde tel qu’il est prévu, et qui est l’effectuation du Livre de la Destinée, est un ‘monde moral’. A Lady Suffolck cette fois-ci, de formuler cette idée sur la Providence, face à sa belle-sœur, Mme de Rabutin : Let me tell you, Madam, no fashions will ever be able to put virtue out of countenance, which is, by the immutable decree of God and Nature, necessary to the wellbeing and existence of the moral world. Let any deviations from virtue be varnished over by what names you please, those who transgress her precepts shall be no companions of mine, I assure you, much less shall they be placed in a situation to oppose that rectitude of conduct, which, I hope, I shall ever persist in.54
Le monde, qui est en perpétuel devenir, est d’avance conçu par Dieu tel qu’il devrait être. C’est l’ordre moral, non encore réalisé sur terre, mais déjà présent comme idée, comme ‘ordre’, dans le Livre de la Destinée. Et dans cette perspective, le vice, quelle que soit la forme sous laquelle il se déguise, est une enfreinte à cet ‘ordre’ divin. On peut comprendre cet ‘ordre’ comme une commande, mais également comme un cadre de référence qui contient le monde in posse, le monde donc tel qu’il devrait être et tel qu’il sera quand la Providence aura corrigé les erreurs commises par les hommes. C’est encore à Lady Suffolck que la formulation de l’argument profond du roman est déléguée : But, my Lucy, sin and vice, however they may be disguised, under whatever specious pretences or authorities they may be cloaked, amongst mankind, are the most horrid and unnatural acts of rebellion against the almighty maker of heaven and earth ; against the reason and nature of things and against the beauty, order and harmony of the moral and intellectual world.55
54 55
Kimber, The happy Orphans, p. 60. Kimber, The happy Orphans, p. 67.
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L’‘ordre’, prévu par Dieu, tel qu’il existe déjà dans le Livre de la Destinée, est à la fois moral et intellectuel. C’est un monde harmonieux, un monde de beauté. Le Sort de l’individu est donc subsumé dans un ‘Destin’ collectif. La Providence est cette instance, cette force, cette variante du Sort, qui surveille l’effectuation de l’‘ordre divin’. Ses voies sont insondables. ‘How unfathomable are the ways of providence’,56 s’exclame L’anglai. Lady Suffolck constate, avec résignation, que le bonheur individuel n’est pas forcément compatible avec l’effectuation de l’ordre divin : ‘I had worked myself devoted to a single life, by the immutable decree of providence, which had now thrice, as it were, contradicted my purposes’.57 Pour la troisième fois, en effet, après la trahison de L’anglai, elle se voit privée du bonheur d’un mariage heureux. L’Histoire de Lady Suffolck est une caisse de résonance qui répercute la question. L’emboîtement de l’histoire de Lady Suffolck dans celle de Lucy, est l’écho, sur le plan narratif, de leur affinité sur le plan argumentatif. Les histoires se déroulent selon un schéma parallèle qui bifurque à un moment crucial. L’une et l’autre sentent leur Sort fixé d’avance, sans percevoir la cause de cette rigueur du ‘Destin’. L’une et l’autre se voient confrontées à une ‘situation’ qui se répète plusieurs fois. Lucy s’affronte sans cesse à Chester, jusqu’à cinq fois, et chaque fois elle échappe au malheur de façon providentielle. Lady Suffolck voit son projet de mariage échouer jusqu’à trois fois. Mais le Sort ne sera pas aussi favorable à Lady Suffolck qu’à Lucy. Jamais Lady Suffolck ne contractera de mariage. Le romancier n’exploite pas la possibilité que la logique du récit lui offre de rendre Lady Suffolck heureuse, en lui faisant épouser Rutland, avec qui elle se réconcilie tendrement après l’explication du malentendu qui les éloignait l’un de l’autre. Lady Suffolck reste privée du bonheur collectif couronné de plusieurs mariages sur lequel s’achève le roman. La dernière phrase est expéditive : ‘The earl of Rutland, Monsieur de St. Hermione, Sir James and his lady, and the duchess of Suffolck, maintained a constant and tender friendship for each other, during the residue of their lives, and the families of Rabutin and De Lorges exist with honour at this day, as do the descendants of Breyfield and his friend, who are ornaments of their country and blessings to mankind’.58
56 57 58
Kimber, The happy Orphans, p. 55. Kimber, The happy Orphans, p. 84. Kimber, The happy Orphans, p. 152.
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Mais même si Lady Suffolck n’est pas aussi favorisée par la Providence que Lucy, sa vie a eu un but dans la grande perspective argumentative du roman. Son triple malheur servait une ‘fin’, qui était la solution du mystère qui est à l’origine du livre : la découverte de l’identité véritable des orphelins. Lucy et Lady Suffolck étaient appelées à se rencontrer. C’est à cette rencontre que servait la fuite de Lucy, c’est à la ‘reconnaissance’ finale que servait la malheureuse histoire de Lady Suffolck avec L’anglai, le père des orphelins. Tous les hasards du roman sont liés et constituent des articulations d’un plan divin, d’un Livre de la Destinée, qui instaure, en s’effectuant, un ‘ordre moral’. La Providence est une instance bénéfique. Mr Carter, le gouverneur de Lady Suffolck qui devient son homme de confiance après son second veuvage, ‘so wisely displayed the goodness and wisdom of providence in all its dispensations’ ;59 Breyfield, amoureux de Lucy dès la première rencontre, s’étonne de cette ‘amazing goodness of providence ;60 et Rutland ne peut que s’émerveiller devant l’heureuse résistance que Lucy avait jadis opposée à ses avances : ‘How good, how kind was providence in resisting my intentions to marry her !’.61 Les personnages s’inclinent devant les rigueurs de leurs ‘destin’ et s’émerveillent devant la bonté de la Providence chaque fois qu’elle croient en voir la main. La Providence ‘preserves’, ‘vouchsaves’, afforts protection, ‘succours’, etc. Cependant la Providence ne dispense pas son secours indifféremment. Il est clair que les interventions bénéfiques de l’Être divin sont considérées comme des faveurs. Les personnages sont convaincus que la vertu est une règle directrice qui permet aux humains de réaliser l’‘ordre’ divin sur terre et que leur conduite vertueuse leur attire la bienveillance de la Providence, même si celle-ci est dispensée librement par Dieu. La prière dans la détresse de Lucy, qui constitue peut-être la scène la plus touchante du roman, rend très explicite le rapport entre le ‘Destin’ qu’on accepte, l’‘ordre moral’ dans lequel on s’inscrit et la ‘Providence’ dont on croit mériter la bienveillance : Restore me, oh God! to my mourning friends – to peace and content of mind, to safety and to myself! I bow myself with due submission to the afflictions thou hast been pleased to suffer me to endure! But oh! Grant that the measure of them may be now full! Regard the integrity of my heart, and let the innocence of my actions plead in my behalf! Cast forth in my infancy to mercy of strangers, how wonderful 59 60 61
Kimber, The happy Orphans, p. 32. Kimber, The happy Orphans, p. 122. Kimber, The happy Orphans, p. 148.
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was my preservation! Oh, most excellent and exalted being, do not abandon me then, in my present distress! Bless those means that shall be made use of to extricate me from it, and those instruments who may now be employed for that purpose.62
La prière de Lucy rend aussi compréhensible le paradoxe entre ‘the immutable decree of providence’ et ses interventions en faveur d’individus particuliers. Ainsi le paysan qui sauve L’anglai de la mort se croit récompensé par la Providence pour sa bonne action : ‘We have been rewarded this day for my humanity to you, Sir, by a very signal act of providence in my behalf and we may now savely leave this place’.63 Le paradoxe n’est qu’apparent, car le monde moral, tel qu’il se trouve écrit dans ce que nous avons appelé le ‘Livre de la Destinée’ est un ordre collectif, qui concerne le monde entier et l’espèce humaine dans son ensemble. Il est immuable et définitif. L’homme, en tant qu’individu, a reçu de Dieu le libre arbitre qui le rend le maître de ses actions. L’homme est libre de faire le mal, mais s’il choisit la vertu comme règle de conduite, le regard de Dieu qui surveille la réalisation du ‘monde moral’, pourrait se tourner vers lui. Que l’intervention de la Providence en faveur de ceux qui observent la vertu ne soit pas une obligation, mais qu’elle dépende d’un geste librement dispensé par l’Être divin devient clair dans l’histoire de Lady Suffolck, qui ne trouve pas le bonheur au même titre que Lucy. Elle trouve la paix de l’âme sans voir comblés ses désirs les plus profonds. La vertu n’est donc pas forcément récompensée. Le Sort de l’individu demeure subordonné à un ordre collectif. Le vice n’est pas forcément puni, et certains personnages en sont révoltés. Le vieux Monsieur de Sainte Hermione, qui retrouve en Lucy et Edward les enfants de sa fille, souhaiterait que le vice soit puni au même degré que la vertu est récompensée par Dieu. Chester reste en effet impuni. Il en est quitte pour une balle dans l’épaule : Oh! heaven, is it possible that such basenesss should long go unpunished – have you not reserved in the stories of your righteous vengeance, a punishment adequate to such crimes! Will you abandon innocence to the spoil and ruin of the destroyer! Forbid the impious thought! No, I see, you have, already, melted these generous persons in my favour, for which, thus prostrate before you, I adore your inconceivable goodness.64 62 63 64
Kimber, The happy Orphans, p. 120. Kimber, The happy Orphans, p. 53. Kimber, The happy Orphans, p. 119.
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Dieu Le vocable ‘God’ est relativement rare dans The happy Orphans. Même si on y rencontre des expressions comme ‘the visible protection of the almighty God’,65 ‘the immutable decree of God’,66 ‘Gracious God ! ‘tis all miracle ! All mystery’,67 l’auteur préfère renvoyer à l’Être suprême par le concept de Providence qui, dans la deuxième moitié du roman, est de plus en plus souvent remplacé par ‘Heaven’, parfois dans des phrases exclamatives : ‘Heaven however, which seldom abandons virtue and innocence’,68 ‘the great mercies heaven has graciously vouchsafed’,69 ‘Gracious heaven ! How is your providence manifeste in me !’,70 ‘Heaven be blessed and praised !’.71 S’il est vrai que l’homme est doté du libre arbitre, il ne semble pourtant pas libre de tomber amoureux, dans The happy Orphans. Toutes les amours dans le roman d’E. Kimber sont des coups de foudre. Après la déclaration d’amour de Rutland qui déclenche l’action du roman, Lucy comprend que l’amour n’est pas un sentiment volontaire : ‘Alas ! I perceive but too well it depends not upon our will’.72 Quand elle rencontre son futur mari Breyfield, l’attachement mutuel est immédiat, ce qui arrache au narrateur le commentaire suivant, qui a valeur de maxime : ‘When love has, in so short a time, fixed itself in the heart, it seems almost to be the appointment of heaven’.73 Lucy s’étonne à la fois de son peu d’amour pour son tuteur et de son attachement soudain et inexplicable pour un homme dont elle ignore encore le nom : Alas! too surely I know, that our affection is not our own power to bestow, otherwise could I refuse to the earl, under such repeated obligations as I laboured, what, at first sight, I could not help bestowing upon this bewitching stranger? Sure Heaven interferes in the disposal of our hearts!74
L’amour est donc un ‘accident’ qui, comme les autres événements décisifs du roman, est le produit de ce qu’on pourrait appeler le ‘hasard’, mais 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74
Kimber, The Kimber, The Kimber, The Kimber, The Kimber, The Kimber, The Kimber, The Kimber, The Kimber, The Kimber, The
happy happy happy happy happy happy happy happy happy happy
Orphans, Orphans, Orphans, Orphans, Orphans, Orphans, Orphans, Orphans, Orphans, Orphans,
p. p. p. p. p. p. p. p. p. p.
55. 60. 129. 97. 150. 118. 129. 13. 100. 101.
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où les personnages eux-mêmes perçoivent ‘the hand of heaven’.75 C’est la Providence qui produit les ‘accidents’ de l’histoire, selon un plan conçu au Ciel. Un Livre de la Destinée, écrit d’avance, prévoit le déroulement du monde et de l’Histoire en fonction d’un plan immuable. A un monde en train de devenir, il trace un cadre de référence qui oriente l’action humaine vers la vertu. La Providence s’attache à la fois au collectif et au particulier, mais l’un demeure subordonné à l’autre. L’existence d’un Livre de la Destinée, écrit au ciel, qu’à la fin du XVIIIe siècle Diderot appellera le ‘Grand rouleau’, est en flagrante contradiction avec la liberté créatrice de l’écrivain. Mieux qu’aucun autre écrivain de son temps, Diderot a vu le paradoxe entre l’idée de Providence et celle de la Vraisemblance poétique. Mais Diderot avait besoin d’écrire un anti-roman, Jacques le Fataliste, pour rendre clair et visible ce problème. L’intérêt du roman The happy Orphans d’E. Kimber est d’illustrer exemplairement le paradoxe fondamental du roman sentimental dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. La thèse de la virtue rewarded, qui dépend de la Providence, est indémontrable dans un roman si l’auteur revendique en même temps le droit à la liberté créatrice et se réclame d’une poétique de la Vraisemblance.
75
Kimber, The happy Orphans, p. 142.
SUR RICHARDSON VERTU RECOMPENSÉE ET AUTONOMIE DU ROMAN : LES DILEMMES DE PAMELA A Ann Lewis Londres
‘A chaque époque, les réussites du roman sont infiniment plus ambitieuses que celles du besoin de bien écrire et de bien raconter. La littérature s’interroge sur des sujets autrement profonds, et, pour divergentes qu’elles puissent paraître, les formes que le roman a prises au cours de son histoire n’en sont pas moins liées par la permanence de cette interrogation’.1
Avec ce propos, Tomas Pavel achève son histoire du roman occidental. La problématique que Pavel estime être constitutive du roman dès sa naissance se définit, aux différents moments de son évolution, par les rapports particuliers et mouvants qu’il noue entre l’individu, l’idéal moral et la communauté humaine. Dans le vaste panorama déployé par l’auteur, le XVIIIe siècle opère un premier grand tournant. A l’époque précédente, qui est à ses yeux couverte par le roman hellénistique, le roman de chevalerie médiéval et le roman pastoral baroque, les œuvres qui donnaient forme à ces trois formules narratives se caractérisaient par la domination d’une idée, la multiplication apparemment immotivée des épisodes et l’invraisemblance des aventures et des caractères. Cette immotivation et cette invraisemblance tiennent moins à une méconnaissance de l’effet de réel par leurs auteurs qu’au fait que ‘le projet artistique et moral auquel ils souscrivaient – […] la représentation de l’idéal moral dans toute sa majesté – les encourageait à inventer des modèles exaltants plutôt qu’à raconter des faits plausibles’.2 En d’autres termes, aux yeux de Th. Pavel, la fiction narrative sacrifiait la vraisemblance à ce que nous appelons l’exemplarité’, c’est-à-dire la proposition de modèles et d’exemples encourageant une conduite qui mène à plus de moralité. Le XVIIIe siècle Cet article est inédit. 1 2
Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p. 89. Th. Pavel, La Pensée du roman, p. 90.
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interrompt cette idéographie dans la mesure où l’idéal moral sera progressivement intériorisé. Si l’époque précédente avait placé les normes de l’idéalité morale en-dehors de l’homme et les avait conçues à la fois comme extérieures et supérieures, le roman du XVIIIe siècle donne à la même question une nouvelle réponse, subjective, en accord avec le ‘dualisme’ des Lumières : Tout comme le sujet connaissant était censé tirer de son propre sein les principes qui gouvernent l’univers et tout comme la principale mission de la société était de sauvegarder les droits inaliénables de l’individu, l’idéal moral se trouva désormais inscrit dans le cœur de l’homme.3
S’affirment dès lors dans le roman la dignité de l’individu, indépendante de sa position sociale. La Marianne de Marivaux rappelle l’intrigue des Ethiopiques d’Héliodore, l’enjeu de l’histoire étant la reconnaissance par la société du véritable rang moral de la narratrice qui, de haute naissance mais coupée de sa famille, manifeste une dignité morale en dépit de son origine inconnue. La forme de ces nouveaux romans est empruntée au roman picaresque, civilisé par Marivaux selon Pavel.4 Or, le premier roman qui soit parvenu de manière convaincante à allier dans un discours soutenue à la première personne la noblesse des êtres humbles, la richesse de la vie intérieure, la matérialité de l’univers et l’unité d’action fut Pamela ou la vertu récompensée de Samuel Richardson : Cette œuvre réussit à opérer une synthèse inédite entre le roman idéaliste, le picaresque et la nouvelle : elle inventa une nouvelle incarnation de l’héroïne vertueuse, la plaça dans une intrigue cohérente dont les multiples épisodes convergeaient vers une seule fin, et lui fit tenir un discours à la fois secret et hautement moral. L’héroïne du roman, Pamela Andrews – simple servante dans la maison de Monsieur B. – raconte à la première personne sa résistance aux tentatives de séduction entreprises par le jeune aristocrate. Monsieur B. attaque et Pamela se défend inlassablement, mais au cours du combat la position réciproque des personnages se modifie et après chaque acte de résistance, le respect du maître pour la servante augmente. Ayant dérobé et lu le journal de Pamela (le texte même du roman) Monsieur B. est ébloui par la noblesse intérieure de la jeune fille et la demande en mariage. Pamela, qui au fond ne regarde pas son maître d’un oeil indifférent, accepte.5
Mais, n’est-on pas un peu vite convaincu de l’intégrité morale de l’héroïne et la convergence indéniable des intrigues – assaisonnée d’une magnifique 3 4 5
Th. Pavel, La Pensée du roman, p. 141. Th. Pavel, La Pensée du roman, p. 143. Th. Pavel, La Pensée du roman, p. 144.
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mise en abyme de la lecture du livre dans l’intrigue – ne cache-t-elle pas la profonde invraisemblance d’un mariage mal assorti ? Et, bien loin d’incarner l’idéal moral intériorisé, Paméla n’emprunte-t-elle pas quelquesuns de ses traits aux ‘paysannes parvenues’ dont Th. Pavel oublie de signaler l’opportunisme ? Pamela a-t-elle autant de motifs de se flatter des louanges de Diderot que Clarissa, qui suscitera en 1761 un des plus fulgurants manifestes pro-romanesque du siècle qu’est L’Eloge de Richardson ? En 1743, au moment où le climat littéraire est particulièrement hostile au roman, la traduction française du premier roman de Richardson par Aubert de la Chenaye des Bois ne pouvait logiquement parlant s’attirer que des reproches, à un double niveau : sur le plan moral, le roman met en scène une réalité révoltante ; sur le plan poétique, il est invraisemblable. Immoralité et invraisemblance, voilà les deux chefs d’accusation les plus couramment évoqués par la critique de l’époque. Chefs d’accusation où Georges May reconnaît les deux volets d’un dilemme du roman.6 Il n’y a pas de doute : le mariage entre un richissime gentilhomme et sa vertueuse servante est parfaitement invraisemblable dans ce sens qu’il choque la doxa, c’est-à-dire l’ensemble des maximes morales, esthétiques, sociales…. que l’auteur est censé partager avec son public. De plus, sur le plan de la morale, les descriptions des tentatives de séduction entreprises par Milord B. enfreignent en plus d’un endroit les bienséances : C’est tout juste si Pamela, harcelée sans succès et ensuite enlevée, n’est pas violée sous les yeux du lecteur. Tout cela était fait pour révolter un public (français), qui en 1743 n’était pas encore habitué aux violences physiques de ce genre, que les récits libertins et érotiques de la deuxième moitié du siècle montreront sans voile. Mais cela, c’est la théorie. Dans la pratique, les choses se sont passées autrement. L’accueil favorable que l’ouvrage a reçu tant en Angleterre qu’en France montre bien que le public savait passer outre à cette invraisemblance et à cette enfreinte aux bienséances. Serait-ce donc à dire que le roman avait trouvé un moyen de se légitimer, de se justifier – de l’intérieur peut-être – en trouvant une solution à son dilemme ? Dilemme intériorisé ? Et quel dilemme ? Notons d’abord que, malgré son succès, le roman a connu des censeurs ? C’est ce que le traducteur se voit obligé de déclarer. Mais il ajoute aussitôt que l’auteur a pris la peine de répondre à ses censeurs dans une Suite, d’une 6 Georges May, Le Dilemme du roman. Etudes sur les rapports du roman et de la critique, New Haven, Yale UP et Paris, PUF, 1963.
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longueur égale au roman même et comportant deux gros volumes, complétant l’histoire de Pamela, après son mariage avec M. de B. Pour l’instant, trois choses semblent importantes pour la réflexion que nous voulons faire ici : Primo : Pamela nous permet de relever la très courante interaction entre la production romanesque et la réception. L’une n’existe pas sans l’autre, voire elles sont interdépendantes, dans la mesure où la réception réservée au roman de Richardson a dicté l’idée d’une suite. Secundo : La réception du roman recèle une ambiguïté fondamentale qui pour notre propos est capitale. Le roman a bon public et mauvaise presse. A une légitimité de fait s’oppose un besoin de se légitimer également sur un niveau théorique. Public et critiques ne chantent pas forcément à l’unisson. Tertio : L’interaction entre production et réception, fût-elle ambiguë, recoupe l’opposition texte/méta-texte. Dès lors que l’auteur se propose de répondre aux critiques encourues par son œuvre dans une suite, cette dernière revêt un caractère méta-textuel et remplit une fonction de commentaire. Le plus souvent, l’élément justificateur se cantonne dans une préface. Dans Pamela la justification ne s’abrite pas dans une préface, mais se confond parfaitement avec l’aspect diégétique, avec l’histoire racontée donc. C’est-à-dire qu’à son développement diégétique elle mêle sa propre justification. C’est bien en absorbant sa propre légitimation dans sa diégèse que le roman de Richardson est exemplaire d’un tournant dans l’évolution du roman au XVIIIe siècle. Mais cette intégration de la justification morale de l’œuvre dans l’histoire qu’elle raconte ne va pas sans problèmes. Dans la suite de Pamela – dans la partie méta-textuelle du roman donc – Milady Davers devenue la bellesoeur de Pamela après le mariage de la servante avec son frère Milord B., auquel, dans la Première Partie elle s’était d’abord opposée comme une diablesse, éprouve le besoin d’expliquer sa conduite à son égard : Il était nécessaire pour vingt bonnes raisons, mon enfant, que nous, ses parents et les vôtres, qui nous intéressons également à votre bonheur, fussions convaincus qu’il (Milord B.) avait mis en usage toutes sortes de stratagèmes, et dressé toutes ses batteries pour vous faire consentir à ses desseins, avant de vous épouser.7
7 [Aubert de la Chesnaye des Bois], Pamela ou la vertu récompensée. Traduit de l’anglais. A Londres et se vend à Liège, 1744, Tome III, cinquième partie, p. 85-86.
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Quels sont ces ‘stratagèmes’ et ses ‘batteries’ ? Voyons d’abord le problème du point de vue de l’auteur. La stratégie d’autolégitimation dont se sert Richardson annonce celle mise en œuvre un demi-siècle plus tard par Laclos. Elle réside dans l’exploitation du topos du séducteur séduit par la vertu de sa victime : la description plus ou moins circonstanciée de scènes de séduction est en quelque sorte nécessaire à la vraisemblance du récit. L’immoralisme se justifie en s’inscrivant dans une logique de la vraisemblance. Vraisemblance et immoralité sont rendues interdépendantes au travers d’une rhétorique extrêmement habile. En d’autres termes : l’issue inattendue du roman – la mésalliance – est vraisemblabilisée par le manque de respect des bienséances. Ou plus concrètement et du point de vue des personnages : Milord B. ne pouvait se résoudre à épouser sa servante avec décence qu’après avoir épuisé tous les autres moyens de convaincre Pamela. La séduction était nécessaire à la vraisemblance de l’histoire et du récit. L’histoire est vraisemblable à force d’être immorale. La décence c’est l’indécense. L’autojustification diégétique est ensuite relancée sur une autre orbite où l’histoire, désormais vraisemblabilisée, se transforme en texte. Si, par le topos du séducteur séduit, l’histoire s’est conféré un semblant de légitimation, est-elle pour autant digne de devenir texte, voire livre imprimé ? Richardson a pensé à ce problème car Milady Davers continue : Mais comment en aurions-nous été convaincus sans la lecture de votre journal ? Comment aurions-nous pu concilier la démarche qu’il a faite avec son caractère entreprenant et sa fierté, si nous n’avions pas été instruits en détail de la nature de ses attentats, auxquels vous avez si noblement résisté.8
Le problème n’est plus le même. La vraisemblance, pensée ici comme l’adéquation du caractère d’un personnage et de ses actions, n’est complète que si les choses, même et surtout quand elles sont répréhensibles, sont connues dans le détail et sont en outre appuyées par un écrit composé au jour le jour. Le manuscrit de Pamela se transforme ainsi en une preuve à conviction de l’histoire qu’il contient. L’on sait en effet que les fragments de ce journal se trouveront rassemblés entre les mains de Monsieur B., soit qu’il en vole une partie, soit qu’il exige que Pamela lui remette la suite, soit qu’après la réconciliation la partie manquante est envoyée par les parents de Pamela, à qui le journal était initialement destiné. Au travers de cette circulation textuelle interne, la diégèse de 8
Ibidem.
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Pamela héberge un mécanisme de composition textuelle qui explique et justifie l’existence même du livre. De la même manière, dans Les Liaisons dangereuses (1782), les différents paquets de lettres se trouveront rassemblées entre les mains de Mme de Rosemonde. Ces héritiers les donneront au rédacteur, qui en fera un livre. Dans Pamela comme dans Les Liaisons dangereuses, l’existence même du livre est expliquée et justifiée par les événements, qui s’expliquent et se justifient les uns les autres. Dans Pamela l’immoralité est nécessaire à la vraisemblance du récit. L’écriture même s’inscrit dans la logique événementielle et génère en quelque sorte le roman de l’intérieur. Le livre que nous lisons se compose, s’explique et se justifie lui-même, de l’intérieur, sous les yeux du lecteur, sans l’intervention d’une quelconque instance auctoriale hors-texte. La manœuvre de Richardson est plus adroite encore que celle de Laclos, à un double niveau : d’abord, l’auteur anglais se passe entièrement d’un discours préfaciel et, ensuite, il rend le dévoilement des actions les plus libres et les plus répréhensibles nécessaires à la vraisemblance du récit. L’absorption de la justification du texte par les événements, et l’absorption du méta-texte par le texte sont totales et parfaites. Le roman semble avoir pris la voie de l’autonomie, mais ce faisant, a-t-il répondu au dilemme entre vraisemblance et moralité ?
SUR STERNE TRISTRAM SHANDY OU LA REMISE EN QUESTION DE LA MIMESIS A Nathalie Kremer Paris Natura naturata et natura naturans Tristram Shandy est généralement considéré comme un anti-roman et comme de la métafiction.1 Il l’est notamment à cause de la thématisation permanente de la difficulté de narrer, qui rend ce roman plus ou moins illisible. Ainsi l’on a souvent remarqué la mise en déroute de la narration par des silences, visualisés par une traînée d’étoiles. Or, cet illisible recoupe de manière assez inattendue le problème de l’ut pictura poesis. Le principe même de l’ut pictura poesis est mis en évidence par Sterne au moment où les chemins tortueux de l’acte de narrer sont visualisés par des espèces de figuration de la narration elle-même, par exemple à la fin du Livre VI :2
Première publication : ‘Ut pictura poesis, ut poesis musica. La page noire de la musique’, in Ralph Dekoninck, Agnès Guiderdoni-Bruslé et Nathalie Kremer (éds), Aux limites de l’imitation. L’ut pictura poesis à l’épreuve de la matière (XVIe-XVIIIe siècles), AmsterdamNew York, Rodopi, 2009, p. 213-230. 1 Le roman parut en anglais entre 1760 et 1767. La traduction de Joseph-Pierre Frenais parut en 1776. 2 Nos images sont tirées de Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, trad. par Charles Mauron, Paris, GF, 1982.
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Notons tout de suite que cette figuration ne représente pas ce qui a été narré dans les livres précédents, mais la narration elle-même. Natura naturans plutôt que natura naturata, pour employer une terminologie spinoziste. Si une image s’impose ici, c’est moins celle du hiéroglyphe comme emblème du narré, que celle d’un pas de danse, autrement dit du geste même qui consiste à montrer les volutes de la narration imaginante : les mouvements de la narration imaginante rendus par l’image, donc. Ces volutes de la narration imaginante sont accompagnées du commentaire suivant :
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Ces figurations de la narration imaginante en rappellent une autre, à rebours dans le livre, qui en est la continuation et la radicalisation. Nous sommes dans le livre III. Vous feriez mieux, je vous le dis à l’avance, de jeter ce livre aussitôt, car sans beaucoup de lecture […], vous serez aussi incapable de pénétrer le sens moral des marbrures couvrant la page ci-après (emblème jaspé de mon œuvre) que le monde le fut, malgré toute sa sagacité, de discerner les opinions et vérités encore mystiquement cachée sous le voile de ma page noire.3
Avec les marbrures d’une page de garde, qui sont désignées explicitement comme l’emblème de l’œuvre, se poursuit un mouvement de soustraction de la narration imaginante. Dans un premier mouvement celle-ci était ramenée à une visualisation qui la représente de manière figurative, pour ensuite se dissoudre dans le dessin jaspé d’une page de garde, placée au milieu du volume, jusqu’à ce qu’enfin, par une nouvelle soustraction, la narration imaginante se dissolve dans la double page noire du livre I, chapitre XII :
3
Tristram Shandy, p. 215. C’est moi qui souligne.
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Le noir de la page ‘cache’ les ‘opinions et vérités’ ; elle contient, dans sa matérialité encrée le narré, natura naturata, que la narration imaginante pourra en extraire. Une double page noire de Tristram Shandy est placée à l’endroit où il est question de la mort de Yorick. Elle y assume la double fonction de figurer la dalle funéraire du défunt et de marquer le point d’aboutissement, à rebours dans le roman, d’un triple mouvement de soustraction. En sens inverse, dans la progression linéaire du roman, la narration imaginante se représente donc elle-même comme une tâche d’encre, d’où elle pourra émerger à travers des formes de figuration, d’abord embryonnaires, ensuite plus figuratives pour aboutir enfin à l’écriture. Partant de son point aveugle, la narration imaginante parcourt une gamme qui la conduit peu à peu de la figuration visuelle à la figuration mentale.4 A un moment du parcours, la narration imaginante, la natura naturans donc, cesse de se représenter elle-même et devient signe, les 4 Notons que Diderot a développé une théorie du hiéroglyphe musical, étudiée par Alessandro Arbo dans ‘Diderot et l’hiéroglyphe musical’, in Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie no 30 (2001), p. 65-73 : ‘Par la notion d’hiéroglyphe, Diderot cherche à démontrer que dans l’audition de la poésie et de la musique est en jeu une indication schématique qui, comme dans le cas de l’esquisse, favorise la production d’images. Le plaisir est généré dans le mécanisme de reconnaissance d’une représentation idéogrammatique qui s’imprime dans la mémoire grâce aux rapports qu’elle instaure entre les sons’.
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volutes devenant écriture, renvoyant à une réalité en dehors d’elle-même. La natura naturata, que le lecteur pourra se représenter par la composition d’une image mentale, pourra à son tour se figurer, si l’artiste le veut, dans des gravures, illustrant des scènes du roman. Le moment du processus artistique que je veux saisir ici est le point précis où l’art cesse de ne représenter que sa propre matérialité, le moment où dans le processus créateur, l’esprit prend le relais, traduisant le signe en image mentale. A l’autre bout extrême de la chaîne, et de façon absolue, cette image mentale ne s’ancre – ou ne s’encre – plus dans l’écriture mais dans son absence, dans la page blanche qui efface à la fois la natura naturans et la natura naturata, laissant au lecteur la liberté totale d’imaginer. A la fin du roman, ce parcours aboutit à deux chapitres blancs précédés de la phrase ‘Entrons donc dans la maison’.5 Le problème de l’ut pictura poesis est pensé par Sterne comme une gamme qui va de la page noire à la page blanche. Du noir de l’encrier à la blancheur de la page blanche qui invite le poète à se lancer dans l’attraction créatrice du vide, comme disait Mallarmé. Ce qui vient d’être dit n’est pas sans rapport avec la fameuse toile de Kasimir Malévitch, appelée le Carré noir, qui est une des œuvres les plus emblématiques de l’art du XXe siècle, créée en 1913.
Pour beaucoup de critiques d’art, cette œuvre monochrome est le degré zéro de la peinture, aboutissement radical de l’épuration ou de ce qu’on a appelé ci-dessus la soustraction : une réflexion sur les possibilités de la peinture qui se soustrait ici, de façon programmatique à ce qui l’éloigne de la figuration. La figuration est la principale menace pour l’identité de la peinture, dont la quintessence est de donner à voir ce qu’elle est 5
Sterne, Tristram Shandy, p. 569. Livre IX, chapitres 18 et 19.
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fondamentalement : l’émanation d’une force créatrice dans une matière particulière, la couleur par exemple, et de façon absolue, dans le noir, le rassemblement de toutes les couleurs. Dans le carré noir, la natura naturans, l’énergie créatrice ne renvoie qu’à elle-même, encore emprisonnée dans une matière première. Dans son ouvrage L’Objet du siècle, Gérard Wajcman décrit l’histoire de la peinture moderne comme une lutte contre ce qui, trop facilement, ne fait que s’offrir au regard : la peinture n’atteint sa véritable nature qu’en se délivrant de la spécularité des images, à laquelle on aurait pu la croire vouée. Elle se constituerait donc comme une remontée de ce qui se donne à voir vers ce qui ne se voit pas.6
Le paradoxe fondamental de l’art moderne consisterait en d’autres termes à se construire contre le piège de la figuration, qui l’aliène de son essence, ou à faire voir, dans l’œuvre même, une forme d’intériorité immédiate qui contredise l’extériorité de l’œuvre d’art, c’est-à-dire l’image qu’elle fait voir. Cette extériorité de l’art, on peut l’appeler ‘figuration’. L’intériorité de l’art, on peut l’appeler ‘matérialité’, c’est-à-dire le support matériel de l’œuvre sur lequel elle se fixe (la toile, le papier …) et la matière première de l’art (la couleur, le marbre, la sonorité, le rythme, etc). Ut pictura poesis, ut poesis musica Une autre page de Tristram Shandy permet de pousser cette réflexion sur le problème de la mimesis et d’aller de la peinture à la musique. Le passage qui m’intéresse se trouve, à neuf petits chapitres près, à la fin du roman. Le narrateur semble définitivement renoncer à la narration des amours de son oncle Toby. Diderot, qui connaissait évidemment bien ce roman, s’en souviendra dans Jacques le Fataliste, où les amours de Jacques finiront par ne jamais être racontées. Mais là où Diderot laisse la fin ouverte en donnant à son lecteur le choix entre plusieurs fins possibles, Sterne dépose la plume et déclare ceci : Trop longtemps, je me suis hâté vers cet épisode, sachant bien que je n’aurais rien de mieux à offrir au monde ; maintenant que m’y voici parvenu enfin, quiconque voudra me prendre la plume des mains et poursuivre le récit à ma place sera le bienvenu ; j’aperçois la difficulté 6 Gérard Wajcman, L’objet du siècle, Paris, Verdier, 1998, cité dans Catherine Kintzler, ‘Les arts contre leur esthétique naturelle et le problème de la musique, « cet art de paresse »’, in Catherine Kintzler (éd.), Peinture et musique : penser la vision, penser l’audition, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2002, p. 180.
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des descriptions que je vais entreprendre et ressens la faiblesse de mes propres pouvoirs.7
Déçu et fatigué, le narrateur recourt, en dernier ressort, à sa muse en réclamant l’inspiration qu’il a perdue : ‘Gentil esprit, ô douce gaieté, qui jadis animas la plume de mon cher Cervantès […] je t’implore, tourne les yeux de mon côté […].8 Et le récit continue. On voit le narrateur monter dans sa chaise et poursuivre son chemin sans se rendre compte que son vœu est déjà exhaussé. Suit alors le passage, stupéfiant, que voici : Les amours de mon oncle Toby qui, tout au long du chemin, ne cessaient de me trotter par la tête, m’enivrèrent alors autant que si elles eussent été les miennes ; je me sentais déborder de générosité et de bon vouloir, la plus douce des harmonies chantait en moi aux balancements de la chaise quels qu’ils fussent, de sorte que, bon ou mauvais, l’état des routes ne m’importait guère : tout ce que je voyais, tout ce qu’il fallait faire, émouvait un ressort secret du sentiment ou de l’extase. Jamais notes si douces n’avaient frappé mes oreilles et je baissai aussitôt les glaces pour les entendre plus distinctement. – C’est Maria, dit le postillon lorsqu’il me vit aux écoutes. Pauvre Maria ! poursuivit-il en se penchant pour me permettre de la voir car il me l’avait masquée jusque-là ; elle est assise sur un talus et joue ses vêpres sur sa flûte avec sa petite chèvre auprès d’elle. […] – Et qui est la pauvre Maria ? dis-je. – Un objet d’amour et de pitié pour tous les villages environnants, répondit le postillon. Voilà trois ans à peine que le soleil s’est obscurci pour cette fille ; elle était belle, aimable, elle avait l’esprit vif, et certes, Maria méritait mieux que de voir ses bans publiquement interdits par l’intrigant curé de sa paroisse…9
La jeune folle avec la chèvre pourrait susciter chez certains lecteurs un lointain souvenir de la lecture de Cervantès et plus précisément de l’histoire de Marcella, la riche héritière qui se déguise en bergère et qui rend fous les hommes, qui se font bergers pour pouvoir être auprès d’elle.10 Mais l’essentiel n’est pas là. Dans ce passage, l’alchimie se produit dans le carrosse où la muse invoquée déclenche chez le narrateur ‘un ressort secret du sentiment et de l’extase’ qui est aussitôt lié à une cause externe : le son mélancolique d’une flûte chantant la douloureuse histoire d’un amour perdu. On ne saurait trop dire si l’extase est d’abord intérieure et 7
Tristram Shandy, p. 578. Tristram Shandy, p. 579. 9 Tristram Shandy, p. 580. 10 Cervantès, Don Quichotte, Première partie, chapitre XXX. 8
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due à une intervention de la muse ou si elle a d’emblée une cause externe. Il y a ce que j’appelais ‘alchimie’ entre cause externe et interne de l’émotion. Le narrateur saute à bas de sa chaise et s’assied entre la chèvre et la jeune fille qui a le regard tourné vers l’intérieur. Elle ne dit pas un mot mais promène son regard de folle alternativement sur la chèvre et le narrateur comme si elle voulait dire que l’homme n’est qu’une bête. La communication s’effectue pourtant surtout par le son de la flûte : Maria […] porta à nouveau la flûte à ses lèvres, les mêmes notes en sortirent, dix fois plus douces qu’auparavant. – C’est l’air des Vêpres pour la Vierge, dit le jeune homme. Qui le lui a enseigné et d’où lui vient cette flûte ? Nul ne le sait ; le ciel, croyonsnous, y a pourvu dans les deux cas car depuis le jour où son esprit s’est dérangé, elle a paru trouver là son unique consolation ; l’instrument ne quitte jamais sa main et elle y joue les vêpres presque jour et nuit.11
Cette magnifique page de littérature peut elle aussi être lue sous le signe de la soustraction : la pauvre Maria est devenue folle après que ‘le soleil s’est obscurci pour cette jeune fille’.12 Maria est incapable de raconter son histoire, mais la mélodie prendra la relève de la parole : Adieu Maria ! Adieu, pauvre demoiselle infortunée ! Un jour peut-être – mais pas aujourd’hui13 – me sera-t-il donné d’entendre de ta bouche le récit de tes malheurs ; mon attente pour l’instant fut trompée ; Maria reprit sa flûte. Ses notes racontaient une histoire si triste que je me levai et d’un pas incertain et las regagnai doucement ma chaise. Quelle excellente auberge à Moulins !14
L’expérience esthétique est trop émouvante pour que le narrateur de Sterne s’y attarde plus longtemps. Le narrateur gagne sa chaise et le chapitre se termine par le souvenir des délices culinaires goûtés à Moulins… Dans ce passage, enfoui dans les bas-fonds d’un anti-roman, il est question de l’indicible. A la fin de Tristram Shandy, la narration avoue son incapacité de parler des choses du cœur et surtout son inaptitude à évoquer l’extase. Celle-ci est une expérience intime qui trouve ici sa source dans une inspiration divine (la muse invoquée) relayée par une cause externe qui apparaît comme le privilège de la musique. Cette musique n’est pas seulement instrumentale, elle est en outre réduite à une simple mélodie, en l’absence de tout rythme. Elle n’est pas une ‘œuvre’ 11 12 13 14
Tristram Shandy, p. 580. Ibidem. En italiques dans le texte. Tristram Shandy, p. 582.
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composée, mais une sonorité simple et naturelle. La musique, qui prend la relève de la narration déficiente, trouve son origine dans l’expression naturelle et quasi improvisée du sentiment douloureux. C’est la flûte qui raconte une histoire d’amour qu’on ne lira pas. Nous assistons, comme dans les pages noires et blanches, à un relais de la narration par un autre art, en l’occurrence la musique, qui apparaît au dernier stade d’un processus de soustraction : à quelques notes, à une mélodie des plus simples qui recoupe un chant grégorien. Le renvoi aux Vêpres s’explique évidemment par les deux noms, de la jeune vierge folle et de la Vierge Marie, qui se recouvrent. Le choix de la mélodie liturgique n’est pas arbitraire. La musique reçoit ici une connotation quasi divine et évoque une ère où la musique échappait au temps, c’est-à-dire au temps métrique, qui n’a pas encore été ‘inventé’. L’apparition de la mesure comme paramètre fondamental de la musique occidentale est en effet assez tardive. Le chant grégorien ne connaît ni rythme, ni mesure, au sens de succession d’unités rythmiques de durée égale. Le chant grégorien échappe au temps humain.15 En même temps, dans notre texte, l’extase que provoque la simple mélodie de flûte chez le narrateur est liée à l’état de folie qui à son tour est perçue comme un don divin : c’est Dieu qui a dû lui donner cette flûte. L’extrême douleur a conduit à la folie et simultanément – le même jour – à un mystérieux don céleste de compenser la douleur en musique qui procure ensuite au narrateur une sorte d’extase. Si la jeune folle peut nous apparaître comme l’image de l’artiste romantique, cette image est d’emblée liée à la folie et à la divinité. Un changement de paradigme Dans le champ artistique du dernier quart du XVIIIe siècle se produit un changement de paradigme, qu’enregistre au plus profond de sa fiction anti-romanesque le roman de Sterne. 15
La mesure (mensura), qui scande la composition musicale, articulées par le battement du pouls qu’on appelle tactus, n’apparaît qu’au XIIe siècle, avec les premières formes de polyphonie auxquelles on donne le nom d’ars antiqua. La mesure ne doit pas être confondue avec le rythme : différents rythmes se développent à l’intérieur de la mesure. Dans ce qu’on appelle ars antiqua, les formes primitives de polyphonie comme l’organum ou le conductus répondent à des patrons rythmiques, déjà mensurés, mais plus ou moins identiques pour les différentes voix polyphoniques qui surplombent le tenor ou cantus firmus grégorien. L’ars nova, qui apparaît vers 1300, se caractérise par l’introduction de formes métriques plus complexes et différentes d’une voix à l’autre. C’est au même moment, vers 1300, que de nouvelles formes de notation musicale impliquée par la complexité rythmique, font leur apparition.
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Ce changement de paradigme s’effectue aussi bien dans des écrits spécifiquement axés sur la musique que dans de grandes constructions philosophiques. Peu importe pour notre sujet si ce changement se désigne comme ‘romantique’ ou par un autre terme. Il importe ici d’en percevoir quelques grandes lignes de force. J’en vois essentiellement trois : (1) l’apparition de l’idée de l’‘autonomie esthétique’, (2) la suprématie de la musique et (3) la figure du ‘génie’. Je me limiterai ici à l’évocation de deux figures : A.W. Schlegel et A. Schopenhauer. Pour la première idée on peut se référer à August Wilhelm Schlegel et aux Vorlesungen über schöne Literatur und Kunst (1801). Ce texte est particulièrement intéressant pour notre sujet en ce qu’il ne rejette pas le principe même de l’imitation, qui demeure pour Schlegel la prémisse fondamentale de la musique. Ce qui est remis en cause est l’idée de ‘nature’. L’ut poesis musica, que Schlegel rejette avec force, avait été le véhicule d’une conception de la Nature comme natura naturata : Bei Natur denken sich viele nichts weiter als das ohne Zutun menschlicher Kunst Vorhandene. Wenn mann nun zu diesem negativen Begriff der Natur, einen ebenso passiven von Nachahmen hinzufügt, so dass es ein blosses Nachahmen, Kopierern, Widerholen bedeutet, so wäre die Kunst in der Tat ein brotloses – nutzloses – Unternehmen16. Quand ils parlent de la Nature, beaucoup de gens ne pensent qu’à ce qui existe sans l’intervention de l’art humain. Si l’on ajoute à cette conception négative de la nature, l’idée tout aussi passive de l’imitation, de sorte qu’imitation ne signifie plus que singer, copier, répéter, alors l’art est effectivement une affaire inerte et inutile.17
La natura naturata, réprouvée par Schlegel, est contrastée avec la natura naturans, c’est-à-dire la nature créatrice, productive. A l’idée d’imitatio, Schlegel substitue celle d’aemulatio : la musique comme art imitatif doit participer à la natura naturans, elle doit faire comme elle, elle doit être une façon de créer autonome, produisant et organisant des œuvres vivantes. La musique doit être ‘ein Organismus’, émanation d’un principe organisateur interne. Natura naturans qui est le principe génétique actif dans la sonorité même. L’œuvre musicale est fermée et fondée en elle-même. Ou comme le disait le redoutable critique Edward Hanslick, un demisiècle plus tard : ‘freie schöpfung des Geistes aus geistfähigem, begrifflosem Material’18. Et ce ‘Material’, c’est le son, qui peut, grâce à ce 16 17 18
p. 45.
Cité dans Carl Dahlhaus, p. 47. Ma traduction. Edward Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, Leipzig, 1854, cité dans C. Dahlhaus,
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principe organisateur se structurer autour d’une tonalité, se scander en mesures, se plier à des rythmes variables, se donner une intensité énergique, etc. La musique, secundo, apparaît comme un art absolu, dans le sens d’indépendant, libéré, autonome. Elle apparaît en même temps comme l’art suprême. Dans son instrumentalisation, la musique se libère de la soumission au discours et au quotidien. En effet, l’esthétique romantique, en particulier celle de Schopenhauer, présente la musique comme l’expression immédiate et directe de l’essence immatérielle de l’homme. Elle devient l’expression de l’âme du monde. On pourrait ici penser à un retour du pythagorisme. Beaucoup de penseurs ont en effet perçu ainsi la conception musicale de Schopenhauer, mais avec cette différence notoire que la musique ne traduit plus l’ordre immuable instauré par Dieu, mais apparaît comme l’expression dynamique, libre et autonome de l’individu. Pour Kant, la chose derrière les phénomènes – das Ding an Sich – ne peut pas être connue. Schopenhauer est ici en désaccord profond avec son maître : nous faisons partie de la réalité et la chose en soi, nous l’éprouvons en nous-mêmes. Ce que nous avons de plus profond est notre volonté et à la volonté nous avons un accès direct. La volonté est le noyau de tout ce qui existe, c’est elle qui fait pousser les plantes, qui constitue le principe de la gravité et qui fait que la boussole indique le Nord. Entre cette volonté et les phénomènes que nous observons, il y a les idées. Les idées sont des modèles vers lesquels la volonté s’oriente. Or la musique, pour Schopenhauer, est l’art suprême car elle est la représentation directe de la Volonté : elle voit directement et immédiatement l’essentiel, l’existence humaine dans son essence. La musique instrumentale ouvre ainsi sur un horizon infini, elle permet d’exprimer l’indicible. Ou comme le disait admirablement Mme de Staël, avant Schopenhauer : La musique réveille en nous le sentiment de l’infini… C’est l’art qui doit toujours l’emporter sur tous les autres, car la pensée délicieuse dans laquelle il nous plonge anéantit les pensées que les mots peuvent exprimer19.
L’idée de Génie telle qu’on l’entend à l’époque romantique, tertio, est kantienne. Le Génie est le talent de produire une chose pour laquelle il n’existe pas de règle ou de norme. Le produit du génie est lui-même une norme qui pourra être imitée par ceux qui n’ont pas ce talent. Les produits du génie ne sont pas le résultat d’une imitation, ils sont au contraire 19 Cité dans Herman Sabbe, All that Music. Een antropologie van de Westerse muziekcultuur, Leuven-Amersfoort, Acco, 1996, p. 18.
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susceptibles d’être imités. Le génie, c’est celui qui crée les modèles de façon autonome, tout en étant incapable de décrire comment il crée : il établit la règle, la nature (natura naturans) parle en lui. Revenons, pour terminer, à Tristram Shandy, ce roman qui dans sa structure anti-romanesque dit simultanément ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, et ne peut pas être. C’est un roman qui met en abyme la matérialité absolue de la littérature, de la peinture et de la musique dans une remise en question profonde de la conception de l’art comme mimesis. Les problèmes fondamentaux qui gravitent autour des Providences romanesques ne sont nulle part explicités et visualisés avec autant de force et de précision que dans les anti-romans. Tout comme Jacques le Fataliste pose le problème de la double signature du roman, Tristram Shandy pose celui de l’immanence de l’art. Le principe fondateur de l’art n’est plus la mimesis – ut pictura poesis, ut poesis musica – mais la natura naturans, c’est-à-dire la force génétique inhérente à la nature, susceptible de générer des univers verbaux, picturaux et sonores autonomes.
SUR JANE AUSTEN LA RÉALITÉ LIVRESQUE. STÉRÉOTYPES GOTHIQUES DANS NORTHANGER ABBEY ET MANUSCRIT TROUVÉ À SARAGOSSE A Baudouin Millet Lyon
Paradigmes anglais et allemand du roman gothique Il est parfois bon d’aborder un sujet sous l’angle de son contraire. Et en matière littéraire, cela veut dire : par la parodie. Il paraît, par exemple, tout à fait justifiable d’étudier rétrospectivement le roman de chevalerie à partir du Don Quichotte, qui est à la fois l’illustration la plus stéréotypée et la liquidation définitive du genre. Il me paraît tout aussi pertinent d’approcher le roman gothique à partir d’un roman qui est généralement considéré comme une de ses meilleures parodies, à savoir Northanger Abbey (L’Abbaye de Northanger) de Jane Austen. C’est cette parodie du roman gothique qui me mènera au Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, qu’il faudra interroger dans la perspective que j’ouvre ici : s’agit-il, là aussi, d’une parodie du roman gothique ? L’Abbaye de Northanger est le premier roman de Jane Austen, mais le dernier à être publié. Il paraît en 1818 après la mort de son auteur, survenue en 1817. Il a été écrit vingt ans plus tôt, en 1798, à un moment où la vogue du roman gothique bat son plein en Angleterre. Contrairement à Cervantès, qui remet sur le métier un genre délaissé depuis un peu moins d’un demi-siècle, Jane Austen n’a pas pris l’avantage de la distance. Quand L’Abbaye de Northanger est enfin offert au public, le genre est passé de mode, bien que la même année 1818 voie encore paraître des romans post-gothiques comme Frankenstein de Mary Shelley et Nightmare Abbey de Thomas Love Peacock, qui est justement aussi un roman gothique parodique. Le roman de Jane Austen est donc une parodie précoce, mais Première publication : ‘Stéréotypes gothiques dans Northanger Abbey de Jane Austen et Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki’, in Marc Hersant et Catherine Ramond (éds). Romanesques noirs. Paris, Garnier, 2018.
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inédite du vivant de son auteur. Il contient, comme nous espérons le montrer, une discussion en profondeur sur le genre du roman à la fin de XVIIe siècle. Catherine Morland, l’héroïne du roman, est comme Don Quichotte une grande lectrice de romans et en particulier de romans gothiques. Au chapitre 6 est inséré un petit catalogue de textes, qui est souvent considéré comme le ‘canon’ du genre. Il n’est pas inutile de jeter un coup d’œil sur cette liste, qu’on peut considérer comme l’équivalent de la bibliothèque de Don Quichotte chez Cervantès. Catherine Morland que lit-elle ? La jeune femme est fort entichée des Mystères d’Udolpho (1794) d’Anne Radcliffe. Ce roman est pour Catherine ce qu’est l’Amadis pour Don Quichotte. Tout au long de Northanger Abbey, le chef d’œuvre d’A. Radcliffe est le roman gothique de référence. Isabella Thorpe, une charmante demoiselle que notre héroïne rencontre à Bath et qui deviendra rapidement son amie, lui propose de lire ensemble The Italian (1797) du même auteur. Et elle a même noté dans son ‘pocket book’ d’autres titres du même genre qui pourront meubler leur lectures en commun pendant quelque temps. En voici la liste, par ordre chronologique : [Eliza Parsons,] The Castle of Wolfenbach (1793) [Ludwig Flammenberg,] The Necromancer. (A tale of the Black Forest) (1794) [Eliza Parsons,] The mysterious warning. (A German Tale) (1796) [Marquis de Grosse,] Horrid mysteries (1796) [Regina Maria Roche,] Clermont. (A tale) [Francis Lathom,] The Midnight Bell (1798) [Eleanor Sleath,] The Orphan of the Rhine (1798) Jusqu’au XXe siècle, lecteurs et chercheurs ont pensé que ce petit catalogue était inventé, mais on sait désormais qu’il correspond réellement à un ensemble de textes qui ont en commun le succès considérable qu’ils ont remporté et la célébrité temporaire qu’ils ont procurée à leurs auteurs. Ce succès en fait un corpus intéressant dans la mesure où il semble légitime d’en déduire un certain nombres d’éléments caractéristiques du genre, qui pourront ensuite structurer notre raisonnement. 1) Ces romans paraissent tous durant les années 1790 et les deux derniers sont même tout récents. 2) Ils sont pour les deux tiers écrits par des femmes. Deux seulement sont écrits par un homme, Ludwig Flammenberg pour le deuxième et le marquis de Grosse pour le quatrième roman de ce petit catalogue.
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3) Beaucoup de titres et sous-titres contiennent un renvoi à un décor allemand : The Mysterious Warning d’Eliza Parsons est appelé ‘a German tale’ et il y a dans d’autres titres la mention du Rhin et de la Forêt Noire. Ce constat est significatif parce qu’il permet de nuancer l’importance d’un des (faux) stéréotypes du roman gothique, sur-accentué par certains spécialistes, qui considèrent le décor italien comme typique du genre. La lecture d’un corpus un peu plus vaste montre à l’évidence que le ‘setting’ est plus souvent allemand qu’italien et que le voyage à travers différents pays est un vrai topos du genre. Le relevé de titres permet aussi d’épingler quelques lieux gothiques : le château (souvent en ruine, mais pas forcément médiéval), la forêt, le confessionnal (et par élargissement les églises). On relève aussi l’importance de certains types de personnages : le magicien ou le nécromancien, les moines, l’orphelin. A travers les titres s’ébauche un décor gothique : le clair de lune et les scènes éclairées par des chandelles, le son de cloches, l’heure de minuit. Lieux et décors transparaissent jusque dans les noms de certains personnages, comme Clermont : le clair (de lune) et la montagne. Et tout cela est fait pour créer une atmosphère mystérieuse qui conduit tôt ou tard à la confrontation avec l’horreur. Sur ce mystère plane constamment un doute. Comment l’expliquer ? Peut-on expliquer les événements mystérieux de façon naturelle ou faut-il croire à l’existence de forces surnaturelles ? Cette hésitation est précisément ce que T. Todorov appelle le ‘fantastique’ : ‘le fantastique occupe le temps d’une incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel’.1 Cette liste n’est pas faite au hasard. C’est une fiche d’identification du roman gothique dont il faut tirer tout ce qu’elle dit implicitement. Il faut ici insister sur trois aspects qui n’apparaissent qu’indirectement dans ce catalogue. On ne peut pas manquer de constater, d’abord, l’absence de deux romans qui sont considérés par tous les spécialistes du genre comme des textes fondateurs. Il s’agit du roman d’Horace Walpole The Castle of Otranto (Le Château d’Otranto) (1765) et de Matthew Lewis The Monk (Le Moine) (1796). Une explication possible de cette lacune est que les deux romans absents n’expliquent pas l’existence du mystérieux. Dans les autres, le surnaturel reçoit tôt ou tard une explication naturelle. Il y a 1 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, coll. Points, 1970, p. 29.
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en effet deux types de romans gothiques, selon qu’ils expliquent ou n’expliquent pas complètement l’effet surnaturel qui est à la base de l’aventure. Cette distinction est importante pour ce que nous aurons à dire tout à l’heure sur Le Manuscrit trouvé à Saragosse. Dans le roman de Jean Potocki, les événements mystérieux vécus par le personnage Alphonse van Worden seront rationnellement expliqués. Un deuxième aspect moins immédiatement visible du catalogue de Jane Austen concerne les qualifications génériques. Jane Austen ne donne que les titres, sans les noms des auteurs et sans spécifier le genre auquel le texte appartient. Quand on regarde les titres des originaux, on constate que dans plusieurs cas, le texte est désigné comme ‘a tale’, dans un autre comme ‘a romance’. Les deux romans d’Anne Radcliffe mentionnés hors liste sont qualifiés par leur auteur de ‘Romances’. Le terme générique de ‘novel’ n’apparaît donc pas pour qualifier le roman gothique. Serait-ce que, aux yeux de Jane Austen, ce que nous appelons communément le ‘gothic novel’ n’est pas ‘a novel’ ? Même si elle-même n’ajoute pas les sous-titres rhématiques, la question mérite d’être posée. Un troisième élément n’apparaît qu’après une étude plus approfondie du catalogue. Les deux romans écrits par des hommes sont également des traductions de l’allemand. Dans le texte de Northanger Abbey tel que Jane Austen nous l’a laissé, les noms d’auteurs ne sont pas mentionnés. Flammenberg est le pseudonyme de Karl Friedrich Kahlert qui publie son roman en allemand sous le titre Der Geisterbanner. Eine Wundergeschichte aus mündlichen und schriftlichen Traditionen (1792). Ce roman a été traduit en anglais par Peter Theuthold. Le roman, Horrid Mysteries, a été écrit par Carl Friedrich August Grosse entre 1790 et 1794. Le titre allemand est Der Genius. Aus den Papieren des marquis C*** von G***. Ce roman a été traduit par Peter Will en 1796. La présence dans la liste de Jane Austen de ces deux auteurs allemands, qui sont les seuls auteurs masculins de la série, est intéressante en ce qu’elle permet d’insister sur les couleurs nationales du roman gothique. Les éléments allemands dans les titres de romans écrits en anglais attestaient déjà l’impact de l’inspiration allemande sur l’imagination anglaise dans la dernière décennie du XVIIIe siècle. Il faut ajouter à ce premier constat un deuxième, qui concerne les orientations très différentes que prennent le gothique allemand et le gothique anglais. Cette différence assez fondamentale orientera nos analyses de Northanger Abbey d’une part et du Manuscrit trouvé à Saragosse d’autre part. Les deux romans allemands remontent tous les deux à un texte fondateur du gothique allemand, qui est Der Geisterseher de Friedrich Schiller,
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paru entre 1787 et 1789 dans la revue Thalia, que Schiller dirigeait luimême. Il s’agit d’un roman-feuilleton inachevé, qui a connu sans doute pour cette même raison une série de continuations, parmi lesquelles se trouvent les deux romans allemands dont la traduction en anglais est attestée par la liste de Jane Austen. Ce roman de Schiller a lancé le sousgenre du ‘Verschwörerroman’, c’est-à-dire du ‘roman de conspiration’, auquel nous consacrons un article dans ce volume. Dans le cadre de notre réflexion sur les différences entre le gothique anglais et le gothique allemand, il suffit de savoir qu’il s’agit d’un prince étranger, vivant en exil à Venise, qui se sent tout à coup entouré d’étranges personnes qui le surveillent et qui veulent l’amener à un but qu’il ignore. Le prince découvrira peu à peu que ces figures sont membres d’une association secrète. Le roman s’interrompt au moment précis où le lecteur était en droit d’espérer l’explication d’une série d’énigmes. Dans les continuations, il est suggéré que cette association veut mettre le prince sur le trône de Courlande et restaurer, avec un nouveau roi, le catholicisme dans ce pays dont la tradition est protestante. La conspiration veut amener le prince à se convertir et à s’assurer du trône par un meurtre. Les ressemblances avec le roman de Potocki sont patentes, comme on le verra. Der Genius de Grosse, qui deviendra Horrid Mysteries en anglais, est l’histoire d’un homme qui a le sentiment que ‘eine unsichtbare Hand habe den Schiksalsfaden vorausgesponnen’, c’est-à-dire qu’‘une main invisible a tissé d’avance les fils de son destin’. Dans le roman de Flammenberg, Der Geisterbanner, le héros Hellfried est invité à assister à un rituel de nécromancie qui est censé lui expliquer le vol mystérieux de certaines de ses possessions. Durant la cérémonie, Hellfried s’évanouit et se réveille dans un carrosse. Ici, il y a un rapport évident avec le roman de Potocki. Mais il faut retourner au roman gothique anglais et essayer d’en saisir de plus près les caractéristiques. La lecture du corpus de Jane Austen pour ce qui est de sa dimension anglaise permet d’ajouter quelques éléments à la fiche d’identification du roman gothique anglais. Le corpus anglais se distingue du corpus allemand par un trait essentiel, qui est l’étroit rapport entre le gothique et le roman sentimental anglais. Ce rapport se traduit en particulier par la mise en évidence de la structure familiale. Le thème de l’orphelin est omniprésent. A travers une série d’épreuves, l’héroïne découvre sa véritable identité et celle de ses parents. Cette découverte la confronte souvent à la plus épouvantable des horreurs, l’inceste, à laquelle elle échappe de justesse. Parallèlement elle rencontre l’amour de sa vie, qui concerne le plus souvent aussi l’homme qui veut l’arracher à ses persécuteurs.
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On retrouve ce canevas de base dans les romans de Radcliffe et dans ceux de Eliza Parsons, par exemple. Au niveau des événements, l’enlèvement est un topos, comme par ailleurs le voyage ou la pérégrination, la menace de torture, la découverte de papiers anciens ou de portraits dont les traits sont familiers et évoquent des souvenirs d’une personne défunte. Le personnage principal est au début accompagné ou assisté d’une personne de confiance, mais se trouve tout à coup isolé. Au niveau du décor, il faut ajouter les orages et tempêtes, tonnerres et éclairs, les vues panoramiques sur les montagnes ou sur les baies de mer. Les cimetières sont des lieux favoris ainsi que les souterrains. L’effet d’angoisse ou de terreur est presque toujours préparé par des rumeurs locales, et est liée à la superstition qui caractérise le peuple. L’intérêt pour le passé et en particulier le Moyen Âge est souvent invoqué comme caractéristique du gothique. Cet intérêt est évident, mais le roman gothique n’est pas un roman historique qui se déroule au Moyen Âge. Il est le plus souvent contemporain. L’élément italien est aussi à nuancer, car les enlèvements des héroïnes et les quêtes de leurs libérateurs conduisent les personnages dans différents pays européens, notamment germanophones. Il faut quitter ici la phase purement constative de notre raisonnement pour nous engager sur un terrain plus interprétatif afin d’orienter le raisonnement vers quelques éléments d’une Poétique du genre. L’élément le plus important de cette Poétique est que le roman gothique, anglais ou allemand, vise essentiellement un effet : l’épouvante. Il est composé en fonction d’un effet de lecture et tout y est subordonné. Cet effet résulte de la combinaison d’éléments stéréotypés que nous avons relevés. Le roman gothique repose sur un contrat de lecture où, en échange du plaisir de l’effet de lecture (sur lequel il faudra revenir), le lecteur est invité à fermer les yeux sur la façon dont cet effet est obtenu, c’est-à-dire sur le problème de la causalité. Au niveau de ce contrat de lecture et du problème de la causalité qui y est lié, la tradition anglaise et la tradition allemande du roman gothique sont fondamentalement différentes. Le hasard des rencontres est une nécessité du roman gothique anglais. Tout semble programmé d’avance par la Providence, qui veille sur les héroïnes. Aussi celles-ci y croient-elles avec fermeté. C’est là un des facteurs importants qui démarquent le corpus gothique des romans de Sade où justement il n’y a pas de Providence. En même temps, le gothique anglais, dans son rapport avec le roman sentimental, accentue ici sa différence avec la tradition allemande du ‘Verschwörerroman’. Dans la
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tradition inaugurée par Schiller, justement, la Providence s’incarne en un metteur en scène réel mais invisible qui contrôle le va-et-vient du personnage. On se souvient du prince vénitien contrôlé par une association secrète. Le roman gothique anglais substitute à une causalité logique et rigoureuse la bienveillance divine qui protège les bons et punit les méchants, en réglant les rencontres. Dans le gothique allemand tel qu’il nous apparaît dans les trois exemples cités, le personnage est constamment à la recherche d’une causalité qu’il sent très proche et qui, pour n’être pas d’origine divine, est menaçante. Un troisième trait important du gothique anglais concerne la psychologie. En échange de l’effet de lecture attendu, auquel tout est sacrifié, le lecteur du gothique anglais est implicitement prié d’accepter une extrême polarisation des caractères. Les antagonistes sont excessivement bons d’un côté et extrêmement mauvais de l’autre. C’est dans la polarisation que réside le principal approfondissement psychologique. S’il y a quelque développement nuancé, celui-ci concerne davantage le monstre que la vierge persécutée. Dans le gothique allemand, où le lien avec le sentimental est beaucoup moins affirmé, il y a aussi beaucoup moins de vierges persécutées. Les caractères des bons et des mauvais y reçoivent un développement psychologique plus poussé : les personnages évoluent, grandissent et, dans ce processus, deviennent plus clairvoyants. On aura remarqué que les romans gothiques allemands cités sont tous écrits à la première personne et fondés sur des lettres ou mémoires des personnages eux-mêmes. C’est beaucoup plus rarement le cas dans le roman gothique anglais, où la narration à la troisième personne semble être plutôt la règle. Le roman gothique vise donc le plaisir de la lecture à travers l’horreur. Ce parti-pris qui détermine les différents choix des auteurs anglais et allemands au niveau de la narrativité est capital et pose, sur le plan poétique, un problème qui va orienter notre lecture de nos deux romans. Ce problème concerne une notion centrale de la Poétique, la catharsis, qu’il ne faut pas cantonner dans la théorisation du théâtre. La catharsis a en effet son pendant dans le roman. La catharsis est définie par Aristote de façon assez vague comme un effet d’épuration des passions par la pitié et l’angoisse.2 Comme le remarque avec beaucoup de pertinence Gérard Dessons, on peut lire les propos d’Aristote de différentes façons. Une première lecture voit la 2 Voir pour un exposé clair et utile sur la catharsis le livre de Gérard Dessons, Introduction à la Poétique, Paris, Dunod, 1995, p. 33.
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notion de catharsis comme un effet de la chose représentée : confronté à cette chose terrifiante par le spectacle, le spectateur est encouragé à une conduite modérée. Une deuxième lecture, qui n’exclut pas la première, consiste à voir la catharsis comme un effet non pas de la chose représentée, mais de la représentation elle-même, autrement dit de la mimesis. Quand l’accent se déplace de la chose représentée à la représentation, l’angoisse est perçue comme un plaisir poétique. Cela signifie que l’angoisse se transforme en un sentiment de bien-être dès que le spectateur se rend compte qu’il a affaire à une représentation et que la durée et l’effet de l’angoisse ne seront donc que temporelles et liés à un ‘ailleurs’. Au moment où la notion de catharsis commence à intéresser les théoriciens du classicisme français, la Poétique d’Aristote a subi à travers ses traductions italiennes et ensuite françaises des transformations importantes auxquelles Anne Duprat a consacré des pages essentielles.3 Même si la première lecture de la catharsis s’inscrit au XVIIe siècle encore dans un discours de légitimation de la littérature comme manière de corriger les mœurs, la deuxième y est tout aussi impliquée, me semble-t-il. Il me paraît pour le moins certain que la deuxième lecture prend le pas sur la première dans le courant du XVIIIe siècle. On en voit la conséquence dans le roman gothique. Le plaisir du texte réside dans la sensation d’une épouvante dont le lecteur sait qu’elle est un effet de lecture et qu’elle durera autant que la lecture elle-même. Jane Austen, Northanger Abbey Le roman gothique renferme donc un problème poétique de premier ordre. Je suis persuadé que Jane Austen a vu clairement ce problème et que c’est à la lumière de ce même problème qu’il faut lire Northanger Abbey. Le roman de Jane Austen est une parodie du roman gothique dans la mesure où il intègre une dimension quichottesque : qu’arrive-t-il quand l’effet de lecture ne s’arrête pas avec la lecture elle-même ? Qu’arrive-t-il quand on commence à lire le monde comme un livre, et surtout comme un livre qui répond au programme du roman gothique qu’on vient d’esquisser ? Le problème posé dans Northanger Abbey n’est pas que l’héroïne lit le monde comme un livre, mais qu’elle le lit selon le contrat de lecture que propose le roman gothique. Elle va à la recherche de l’angoisse, comme un pur effet, sans faire la moindre attention à l’approfondissement 3 Anne Duprat, Vraisemblances. Poétique et Théories de la Fiction du Cinquecento à Jean Chapelain, Paris Champion, 2008.
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psychologique et à la causalité. C’est ici qu’apparaît l’importance des renvois aux qualifications génériques. Le ‘gothic novel’ pour Jane Austen n’est pas ‘a novel’. Il appartient à cette catégorie de romans à laquelle les théoriciens anglais réservent l’étiquette de ‘romance’. Il est remarquable toutefois que le terme de ‘romance’ comme une des variantes du genre romanesque n’apparaît pas dans Northanger Abbey. Dans ce roman, le mot ‘romance’ a un sens purement sentimental et renvoie à l’aventure amoureuse. Mais il n’en est pas moins certain que le clivage entre ‘romance’ et ‘novel’ structure la réflexion de Jane Austen : son roman est autant la défense d’un bon roman (qu’elle n’appelle pas ‘novel’) que la parodie d’un mauvais roman (qu’elle n’appelle jamais ‘romance’). Le ‘gothic novel’ est un exemple d’un mauvais roman, notamment à cause du sacrifice de la causalité et de l’approfondissement psychologique à l’effet de lecture. Les romans qu’écrira par la suite Jane Austen seront de vrais ‘novels’, c’est-à-dire des constructions narratives vraisemblables, avec un subtil approfondissement psychologique et une attention toute particulière pour la causalité. Northanger Abbey contient trois passages où la question du ‘vrai roman’ est discutée : à côté du catalogue au chapitre 6, le chapitre 5 contient un important playdoyer assumé par l’auteur lui-même. Au chapitre 14, un dialogue où Catherine Morland et son cavalier Henry Tilney pèsent le pour et le contre du roman gothique complète la discussion littéraire que renferme le roman. Tout cela est du plus grand intérêt pour l’argument théorique renfermé dans Northanger Abbey. Mais voyons d’abord comment Catherine Morland lit le monde. ‘No one who had ever seen Catherine Morland in her infancy would have supposed her born to be an heroine’ ;4 ‘De toutes les personnes qui ont connu Catherine Morland, dans son enfance, il n’en est pas qui aient dû la croire née pour figurer comme héroïne de roman’.5 Il était nécessaire de juxtaposer le texte anglais et sa traduction française par Hyacinthe de Ferrières pour relever un détail important : la traduction français déclare que Catherine Morland n’était pas destinée à devenir héroïne de roman ; Le texte anglais dit simplement que rien ne laissait présager une carrière d’héroïne, tout court. Jane Austen ne spécifie pas le genre. C’est la teneur générale de ce premier chapitre où l’argument est plusieurs fois répété. Catherine va devenir une héroïne, mais de quel 4 Jane Austen, Northanger Abbey, with an afterword by David Pinching, London, Collector’s Library, 2004, p. 11. 5 Jane Austen, L’Abbaye de Northanger, traduction par Hyacinthe de Ferrières, Paris, Pigorau, 1824.
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genre : ‘a novel’ ou ‘a romance’ ? Le problème générique se pose au chercheur précisément parce qu’il il n’est pas explicitement posé par l’auteur. Le procès du ‘romance’ qu’instaure le roman mène à une condamnation par contumace. Le problème posé par ce roman est que Catherine lit la réalité comme elle lit un roman gothique et ces lectures la mènent à de fausses suppositions. Elle interprète les choses d’une certaine façon. La première partie du roman est tout entière consacrée au séjour de Catherine à Bath où elle fréquente Isabelle Thorpe et son frère John et où elle fait aussi la connaissance d’Elenore Tilney. Elle s’éprend du frère d’Elenore, Henry Tilney. Elle est invitée par le père Tilney, qui est général, à venir passer quelques jours à son château, Northanger Abbey. C’est avec l’arrivée dans ce château que commence la partie gothique du roman. La femme du général est décédée et le veuf interdit à Catherine l’accès à l’aile du château que la défunte habitait autrefois. L’imagination de Catherine est aussitôt mise branle. Certaines circonstances l’amènent à penser que le général a assassiné sa femme. Après la découverte de vieux documents difficiles à déchiffrer (qui ne sont que des registres de comptes de lessive), elle se met à explorer le château. Son exploration est interrompue presque simultanément par Henry et son père qu’elle croyait absents. Le même soir, Catherine est renvoyée dans des circonstances humiliantes. Elle s’imagine alors avoir perdu son amour et avoir blessé le général par son indiscrétion. Mais la réalité lui échappe. Les motifs du général pour inviter Catherine avaient été purement pécuniaires. Attachant foi à une fausse rumeur diffusée par l’impertinent John Thorpe, le général la croyait une riche héritière qui pourrait faire le bonheur d’un de ses fils. Quand il est détrompé en apprenant que Catherine n’a aucun héritage à espérer, il n’hésite pas à la renvoyer immédiatement en la traitant d’aventurière. Son indiscrète visite à l’aile interdite du château n’y est pour rien. L’indiscrétion de Catherine a été provoquée par sa lecture de romans gothiques, dont l’impression est augmentée par le décor médiéval. Mais elle n’est pas la cause du renvoi de Catherine de Northanger Abbey. La causalité de ce qui lui arrive et la différence entre l’être et le paraître échappent complètement à Catherine. Les romans dont elle est tellement friande sacrifient la causalité à l’effet de frayeur, on l’a dit. Les nombreuses lectures de Catherine ne lui ont pas appris à déchiffrer la psychologie des caractères. Elle ne voit pas que les actions des hommes sont dirigées par la cupidité et l’ambition. C’est ainsi qu’elle devient héroïne. Héroïne de roman ? Certainement pas au sens de ‘novel’ ; plutôt au sens de ‘romance’.
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Dans le ‘novel’, l’action est moins importante que l’approfondissement psychologique des caractères. Le personnage se meut dans un milieu où il construit des relations avec d’autres personnes, de sa propre classe sociale et des autres. Ces relations constituent le vrai sujet du récit : les causes pour lesquelles elles se nouent, les motifs pour les entretenir ou les rompre. Ces motifs sont liés à la force des sentiments mais aussi aux codes sociaux. L’action est conduite avec vraisemblance. Ce qui veut dire que l’histoire constitue un tissu cohérent d’effets et de causes. On aura reconnu, sinon la définition du ‘novel’ depuis l’apparition des romans de Richardson, du moins le programme des romans qu’écrira Jane Austen elle-même après Northanger Abbey : Sense and Sensibility, Pride and Prejudice, Emma, Mansfield Park, Persuasion. Catherine Morland n’est pas l’héroïne d’un ‘novel’ ni d’un ‘romance’. C’est un être qui n’était pas destiné à devenir héroïne. Elle est lectrice de ‘romances’ et doit en assumer les conséquences qui sont dues à l’inadéquation du monde et des livres qu’elle lit. Elle s’imagine être un personnage de ‘romance’. Et en même temps elle est l’héroïne d’un roman d’analyse, d’un véritable ‘novel. En même temps que Northanger Abbey démontre l’inadéquation du monde et d’un certain type de roman, ce premier roman de Jane Austen renferme un vif playdoyer pour un autre type de romans, auquel Jane Austen ne refusera pas l’étiquette de ‘novel’. Au chapitre 5, la romancière s’adresse directement à son lecteur : elle condamne ses confrères et consoeurs, romanciers et romancières, quand ils se joignent aux journalistes pour condamner le roman : Let us leave it to the reviewers to abuse such effusions of fancy at their leisure, and over every new novel to talk in threadbare strains to the trash with which the press now groans. Let us not desert one another: we are injured body. Laissons les rédacteurs de revues et les critiques exagérer tous les inconvénients de ces lectures ; laissons-les, à l’apparition d’un roman nouveau, se plaindre de leur abondance, de leurs dangers ; mais qu’aucun de nous ne se joigne à eux : car ils en veulent à tout le corps des romanciers….6
Pour Jane Austen, le roman mérite mieux que ces condamnations, fondées sur des bases fort légères, ne laissent entendre. Il y a des reproches plus sérieux à faire à certains types de romans. Jane Austen s’apprête à exposer l’inadéquation d’un type particulier de romans et du monde 6
Jane Austen, Northanger Abbey/L’Abbaye de Northanger, Chapitre 5.
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contemporain. Ce roman, qui est le roman gothique anglais, est l’aboutissement d’un long parcours poétique où les questions de narrativité ont été peu à peu subordonnées à la catharsis, redéfinie comme un effet de lecture qui fait plaisir : le plaisir de l’angoisse. Mais Jane Austen, dans la suite de sa tirade, proteste qu’il y a de bons romans : Although our productions have offered more extensive and unaffected pleasure than those of any other literary corporation in the world, no species of composition has been so much decried. From pride, ignorance, or fashion, our foes are almost as many as our readers. And while the abilities of the ninehundreth abridger of the history of England, or of the man who collects and publishes in a volume some dozen lines of Milton, Pope, and Prior, with a paper from the Spectator, and a chapter from Sterne […]
Il est remarquable que la traductrice du roman de Jane Austen, Hyacinthe de Ferrières, a renforcé le trait en insérant, pour défendre le roman, le passage que nous mettons en italiques : ‘quelle branche de la littérature est plus vaste et plus agréable ? Laquelle procure plus de plaisir ? Quel mortel, sachant lire, n’a parcouru quelquefois, souvent même, avec intérêt ces ouvrages qui charment la pente qui nous entraîne vers le merveilleux ? … et n’a pas lu avec délices ceux qui retracent si bien tous les secrets du cœur et les divers événements de la vie ; nous ne recueillons que le blâme, et nos ouvrages sont dans toutes les mains ! C’est dans nos productions que ces ennemis eux-mêmes viennent chercher quelques idées agréables, quelques souvenirs de bonheur, quelques moments de distraction. Voyez les neuf cents abréviateurs de l’Histoire d’Angleterre ; voyez les auteurs non moins nombreux, qui publient des volumes, en compilant quelques passages de Milton, de Pope, de Prior, quelques articles du Spectateur, quelques chapitres de Sterne […].7
Le roman que défendent Jane Austen en 1798 et sa traductrice Hyacinthe de Ferrières en 1828, est le ‘novel’, dont elle donnent les plus belles définitions. Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse J’ai insinué plus haut que le Manuscrit trouvé à Saragosse s’inscrit dans le paradigme allemand du roman gothique. Il s’agira ici de conforter ce point de vue. Nous savons grâce aux travaux de François Rosset et 7
Jane Austen, L’Abbaye de Northanger, chapitre 5.
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de Dominique Triaire que Potocki, qui était un comte polonais écrivant en français, lisait l’allemand et l’anglais.8 Nous savons aussi qu’en 1794 quand il écrivit une première version de son roman (dont seule une partie subsiste), Potocki voyageait en Allemagne. Lorenz Frischknecht a par ailleurs montré que durant l’hiver de 1795-1796, il séjournait a Brunswick et qu’il faisait venir de la bibliothèque de Wolfenbüttel une soixantaine d’ouvrages. La plupart de ces ouvrages, dont L. Frischknecht donne la liste, sont écrits en latin et servaient à documenter des études historiques et géographiques.9 Mais il y a aussi quelques livres en allemand. Aucun ‘Verschwörerroman’ cependant. Potocki a pu connaître la tradition gothique par un intermédiaire anglais et plus particulièrement par la Minerva Press de Londres, établie vers 1790 par William Lane. La Minerva Press est le centre de publication par excellence du roman gothique en Angleterre. Six des sept romans du petit catalogue de Catherine Morland donné dans Northanger Abbey ont été publiés par Lane. Seul The Midnight Bell a eu un autre éditeur (H.D. Symons, à Londres). Minerva Press publiait aussi les traductions de romans gothiques allemands. Il ne faut exclure ni l’une ni l’autre piste, directe et indirecte, quand il s’agit d’expliquer la profonde connaissance qu’avait Potocki du corpus gothique. La piste anglaise est d’autant moins négligeable que le Manuscrit trouvé à Saragosse paraît tributaire aussi bien du paradigme allemand que du paradigme anglais, comme il paraîtra dans la suite. Le Manuscrit trouvé à Saragosse, dans sa version complète de 1810, prend la forme d’un récit-journal divisé en 61 journées qui constituent ensemble six ‘Decamérons’. L’ensemble est en effet conçu comme un gigantesque recueil de récits de toutes sortes saisis dans un récit-cadre. Les traces du roman gothique se trouvent éparpillées dans le roman entier. On les retrouve dans le récit-cadre aussi bien que dans les récits emboités. C’est le récit-cadre qui va nous intéresser. Un bref résumé permettra de relever un grand nombre de traits du gothique anglais, déjà devenus des stéréotypes au moment où Potocki compose la première version de son roman. 8 François Rosset et Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, Paris, Flammarion, 2004. 9 Lorenz Frischknecht, ‘Un hiver pour les livres. Dix lettres de Jean Potocki à Ernst Theodor Langer, bibliothécaire de Wolfenbüttel’, in François Rosset (éd.), Entretiens sur le Manuscrit trouvé à Saragosse, Lausanne, Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, coll. Etudes de Lettres, 2012, p. 196-221. La liste des ouvrages empruntés par Potocki constitue l’annexe II de cette étude.
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Alphonse van Worden, jeune officier des Gardes Wallonnes, est arrivé à Cadiz et a reçu l’ordre de gagner Madrid par le chemin le plus court. Ce chemin passe par la Sierra Morena, une chaîne de montagnes habitée par des voleurs, des contrebandiers et des Bohémiens. La nature même prête à ce lieu un caractère lugubre : le sifflement de la tempête et le bruit des torrents ressemblent à des voix lamentables, des lueurs trompeuses éconduisent les voyageurs,…. Ce naturel terrifiant est renforcé par des rumeurs diffusées par les rares habitants de cette contrée : les Bohémiens passent pour anthropophages, des mains invisibles poussent les voyageurs vers des précipices sans fond. Et surtout : il y des revenants. Pour toutes ces raisons on conseille à Alphonse de prendre une autre route, mais son honneur et son devoir l’obligent à prendre le chemin le plus court. Et il s’engage dans la Sierra Morena. Alphonse ne va pas tarder à être confronté au terrifiant. Premier élément : un de ses deux serviteurs disparaît de façon mystérieuse enlevant en même temps toutes les provisions. Deuxième élément : il se nourrit de quelques figues qu’il trouve dans une corbeille auprès d’un abreuvoir (los Alcornoques) et d’un peu de vin d’Alicante que lui offre son deuxième serviteur. Aussitôt la tête commence à lui tourner. Troisième événement : le deuxième serviteur disparaît lui aussi et Alphonse est désormais seul. Quatrième événement : à l’entrée d’une vallée, appelée ‘vallée de los Hermanos’, Alphonse aperçoit deux corps de pendus. Ce sont les deux frères du bandit Zoto. On lui avait parlé de ces malheureux suppliciés comme de revenants qui, la nuit, se détachent de la potence pour aller ‘désoler les vivants’. Cinquième élément : au sortir de cette lugubre vallée, Alphonse aperçoit enfin le lieu où il pensait passer la nuit. C’est la Venta Quemada, un ancien château maure transformé en hôtellerie. Mais la Venta est déserte et un écriteau l’avertit qu’il ferait bien de continuer son chemin sans y passer la nuit. Alphonse n’est pas facile à effrayer et il néglige l’avis. Sixième événement : la faim incite Alphonse à explorer l’ancien château. Il découvre que les caves, creusées dans le rocher, communiquent avec des souterrains qui pénètrent fort loin dans la montagne. Pendant tout ce temps, Alphonse reste à jeun. La nuit tombe pourtant et, septième élément, à minuit un son de cloche le fait tressaillir de surprise car aucune cloche n’avait sonné les autres heures. C’est l’heure des revenants. Alors, huitième élément, la porte de sa chambre s’ouvre et une figure toute noire et demi-nue l’invite à la suivre pour aller rejoindre ses deux maîtresses qui invitent Alphonse à dîner. Dans le lieu où la négresse le conduit s’ouvre à Alphonse un nouvel univers, qui semble tiré directement des Mille et une Nuits. En effet, le roman abandonne ici
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l’imaginaire stéréotypé du roman gothique pour entraîner le lecteur dans l’atmosphère des contes orientaux où tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Alphonse est accueilli par deux beautés parfaites qui se présentent comme Emina et Zibeddé. Elles sont musulmanes. Le repas servi est d’une richesse extraordinaire. Au désert, des négresses dansent et une seconde fois Alphonse est pris d’un vertige, causé par une nourriture prise trop précipitamment et le bruit de la musique arabe. Sur le point de défaillir, Alphonse établit une première fois un lien entre ces deux musulmanes et des succubes : ‘Je ne savais plus si j’étais avec des femmes ou bien avec d’insidieux succubes’.10 Neuvième élément : les deux sœurs racontent alors à Alphonse qu’elles et lui appartiennent à la même famille. La mère d’Alphonse n’était-elle pas une Gomelez ? Emina et Zibeddé sont ses cousines. Elles lui racontent que leur famille est sur le point de s’éteindre. Elles lui parlent aussi du secret de l’extraordinaire richesse des Gomelez. Alphonse découvrira peu à peu ce secret : sous le château du scheik des Gomelez se trouve un souterrain qui conduit à un tombeau, sous lequel se trouve un souterrain plus profond encore. Et c’est de là que provient la richesse des Gomelez. Le scheik s’y retire au dernier vendredi de chaque lune. L’existence d’un filon d’or inépuisable dans ce souterrain, qui constitue le secret proprement dit des Gomelez n’est pas encore révélé à Alphonse à ce moment-là, mais il le sera plus tard quand il se sera montré digne de le connaître. Les deux musulmanes lui déclarent qu’elles pourraient devenir ses épouses à condition qu’il embrasse leur foi. Mais surtout elle lui demandent le secret sur ce qu’il a vu et vécu à la Venta Quemada cette fameuse nuit. Et enfin, dixième élément, il lui apportent une coupe contenant une liqueur qu’elles l’invitent à boire d’un seul trait. Ce qui arrive ensuite mérite d’être cité : Mais à peine avais-je eu le temps de faire cette réflexion qu’un sommeil irrésistible appesantit ma paupière, et tous les mensonges de la nuit s’emparèrent aussitôt de mes sens. Je les sentais égarés par de fantastiques prestiges, mais ma pensée emportée sur l’aile des désirs malgré moi me plaçait au milieu des sérails de l’Afrique et s’emparait des charmes renfermées dans leurs enceintes pour en composer mes chimériques jouissances ; je me sentais rêver et j’avais cependant la conscience de ne point embrasser des songes. Je me perdais dans le vague des plus folles illusions, mais je me trouvais toujours avec mes belles cousines. Je m’endormis sur leur sein, je me réveillais dans leurs 10 Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse (Version 1804), éd. Dominique Triaire et François Rosset, Paris, GF, 1810, p. 72.
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bras. J’ignore combien de fois j’ai cru ressentir ces douces alternatives… (Seconde Journée) Enfin je me réveillai réellement ; le soleil brûlait mes paupières, je les ouvris avec peine, je vis le ciel, je vis que j’étais en plein air, mais le sommeil appesantissait encore mes yeux. Je ne dormais plus, mais je n’étais pas encore éveillé. Des images de supplices se succédèrent les unes aux autres, j’en fus épouvanté. Je me soulevai en sursaut et me mis sur mon séant… Où trouverai-je des termes pour exprimer l’horreur dont je fus alors saisi ? … J’étais couché sous le gibet de Los Hermanos. Les cadavres des deux frères de Zoto n’étaient point pendus, ils étaient couchés à mes côtés. J’avais apparemment passé la nuit avec eux.11
Avec le réveil d’Alphonse, nous sommes passés à la deuxième journée. Progressivement, à travers les symptômes qu’atteste un esprit perturbé revenant à lui-même, nous repassons de l’univers des Mille et une Nuits à celui du roman gothique. Les stéréotypes du gothique dans cet épisode inaugural sont trop patents pour qu’on y insiste longtemps : lieu isolé et désert, contrée sauvage, château en ruine, disparitions, lieu du supplice, routes souterraines, minuit, le son de cloche, etc. Il faut surtout remarquer que ces différents clichés et l’angoisse qu’ils produisent sont structurés de façon adroite. Le paysage lui-même inspire l’angoisse. A cela s’ajoute la rumeur locale qui fait surgir une dimension démoniaque. Et cette dimension démoniaque se concrétise dans la vallée de Los Hermanos avec les deux pendus. Quand le lendemain Alphonse se réveille au lieu du supplice flanqué des deux cadavres détachés, s’impose automatiquement l’idée qu’il a passé la nuit dans les bras non pas de deux princesses orientales, mais de deux succubes. On aura pu remarquer dans le résumé en dix étapes que le chevauchement de l’imaginaire gothique et de l’imaginaire oriental, la nourriture et la boisson jouent un rôle remarquable : il semble qu’Alphonse ait été drogué, à petites doses, par le vin d’Alicante que lui tend son serviteur d’abord, par l’olla potrida qu’il mange en compagnie de ses cousines ensuite et enfin, à plus forte dose, par la liqueur contenue dans la coupe. L’effet d’angoisse et d’horreur qui repose sur la fusion de deux imaginaires – le gothique et l’oriental – est donc catalysé par un narcotique adroitement administré. Autant dire que l’effet de terreur est soigneusement préparé d’avance.
11 Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse (version de 1810), éd. Dominique Triaire et François Rosset, Paris, GF, 2008, p. 85.
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C’est précisément au sujet de la nourriture qu’un premier soupçon surgit dans la tête d’Alphonse. Quand Emina lui présente l’olla potrida, Alphonse la soupçonne presque d’avoir fait enlever exprès la mule chargée de [ses] provisions…12 Alphonse a vu juste, dès le départ : en entrant dans la Sierra Morena il entre dans un autre chronotope qui est réglé comme un roman gothique. Profitant des rumeurs locales et aidé de l’angoisse qu’inspire d’elle-même la nature, on lui joue une comédie. Il est intégré dans une gigantesque mise en scène qu’il aurait pu reconnaître comme telle si seulement il avait relu avec plus d’attention les récits terrifiants consommés dans son enfance. Dans la 10e journée, Alphonse découvrira dans la bibliothèque d’un château où il est invité un livre ouvert dont une page ‘avait été pliée à dessein sur le commencement d’un chapitre’.13 Ce chapitre contient le récit d’une aventure qui ressemble étrangement à la sienne : c’est l’histoire de Thibaud de la Jacquière, qui passe la nuit avec une belle femme et qu’on retrouve mort, le lendemain étendu sur un squelette.14 Un coin du voile est levé. Par la page pliée, on semble suggérer à Alphonse que tout ce qu’il a vécu se trouvait écrit d’avance dans un livre et que c’est ce livre qui a constitué le livret d’une mise en scène. Peu à peu, Alphonse se rend compte que la réalité provient d’un livre, et plus particulièrement d’un roman gothique avant la lettre. Mais qui est ‘on’ et pourquoi cette mise en scène ? La réponse à cette question montre que le projet de Potocki lui-même est tout entier issu du paradigme allemand du roman gothique appelé le ‘Verschwörerroman’ ou ‘Bundesroman’. ‘On’, c’est une société secrète, au service du scheik des Gomelez. La famille s’éteint et elle est forcée de faire appel à la branche qui s’est convertie au catholicisme. Alphonse est un Gomelez chrétien. Il est destiné par le scheik des Gomelez à générer dans le sein d’Emina et de Zibeddé des descendants dignes. Mais pour cela il doit se convertir à l’Islam et surtout il doit se montrer vaillant, intrépide et capable de garder des secrets. Toute la mise en scène est effectuée dans ce double but. La traversée de la Sierra Morena par Alphonse est une initiation au secret des Gomelez, qui va de pair avec une mise à l’épreuve. Cette mise à l’épreuve consiste à observer 12
Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse (version de 1804), p. 70. Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse (version de 1804), p. 200. 14 Le livre en question est nommé. Il s’agit des Relationes curiosae de Eberhard Werner Happel (1646-1690). Une édition de ce périodique, en trois tomes, se trouve actuellement à la Bibliothèque de Wolfenbüttel, à laquelle Potocki empruntait, en 1795, une trentaine de livres. Il s’agit d’une réédition de 1709 parue après la mort de Happel. La première édition date de 1687. 13
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dans la suite sa réaction devant les scènes angoissantes qu’on multiplie autour de lui. Les innombrables récits qu’il entendra raconter par des narrateurs aux service du scheik ont pour but de le retenir assez longtemps dans la Sierra Morena pour constater avec certitude, après deux cycles lunaires, la grossesse d’Emina et Zibeddé. L’idée de l’angoisse, s’inscrit donc très clairement dans la logique du paradigme allemand. L’épisode qu’on vient de parcourir permet en même temps de poser un problème théorique déjà soulevé dans notre lecture du roman de Jane Austen, auquel il faut revenir, pour finir. Tout comme dans Northanger Abbey, le thème de l’angoisse permet d’interroger les compétences du héros en tant que lecteur. Catherine Morland lit la réalité comme un roman gothique, avec toutes les conséquences que l’on sait. La réalité s’avère ne pas correspondre aux livres dont Catherine est une lectrice passionnée. Dans le Manuscrit trouvé à Saragosse, à l’inverse, la réalité est tirée d’un livre. Un roman gothique (avant la lettre) y devient réalité. Comment Alphonse lit-il cette réalité ? Pour répondre à cette dernière question, le constat suffit qu’à aucun moment Alphonse n’est vraiment dupe de la mise en scène. Dès la première rencontre avec ses deux cousines, il a des soupçons. Ces soupçons se transforment en certitude dans la 10e journée. Avant même qu’il découvre le livre qui contient son histoire, il voit clair, le matin de la dixième journée, sur la terrasse du château. Par la sérénité qu’elle inspire, la scène qui inaugure cette 10e journée est comme le contre-pied de celle qu’il a vécue dans la Sierra Morena. Dans la dixième journée la logique du gothique s’inverse. Voici cette scène, une des plus significatives du roman : Je me réveillai plus matin qu’à l’ordinaire et j’allais sur la terrasse pour y respirer plus à mon aise avant que le soleil eût embrasé l’atmosphère. L’air était calme. Le torrent lui-même semblait mugir avec moins de fureur et laissait entendre les concerts des oiseaux ; la paix des éléments passa jusqu’à mon âme et je pus réfléchir avec quelque tranquillité sur ce qui m’était arrivé depuis mon départ de Cadix. Quelques mots échappés à don Emanuel de Sa, gouverneur de cette ville, et que je ne me rappelai qu’alors, me firent juger qu’il entrait aussi dans la mystérieuse existence des Gomelez et qu’il savait aussi une partie de leur secret. C’était lui qui m’avait donné mes deux valets, Lopez et Moschito, et je supposai que c’était par son ordre qu’ils m’avaient quitté à l’entrée de la vallée désastreuse de Los Hermanos. Mes cousines m’avaient souvent fait entendre que l’on voulait m’éprouver ; je pensai que l’on m’avait donné à la Venta une boisson pour m’endormir et que pendant mon sommeil, l’on m’avait transporté sous le gibet.15 15
J. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse (version de 1804), p. 197.
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Quel est le problème théorique qui se pose ici ? On a vu que la catharsis se transforme d’une angoisse réelle en un plaisir de lecture. Dans le roman de Potocki, l’évolution de la catharsis est réinversée. L’angoisse n’est plus un effet de lecture qui procure le plaisir, mais une angoisse qu’on essaie d’inspirer réellement. Le vortex de la fiction a accompli un tour de plus en ce sens que l’effet de représentation est effacé. Ce qui facilite cet effacement est qu’Alphonse n’est pas vraiment un lecteur de romans. Mais on lui montre les livres qui ont inspirés la mise en scène. La représentation est d’abord effacée, pour inspirer une peur réelle ; elle est ensuite montrée, pour suggérer que tout est mise en scène. De Northanger Abbey au Manuscrit trouvé à Saragosse se produit une gigantesque inversion du rapport entre le livre et la réalité. Catherine Morland lit la réalité comme un livre ; Alphonse van Worden vit effectivement un livre devenu réalité. Northanger Abbey s’inscrit dans le paradigme anglais du roman gothique. Il problématise l’effet de réel que peuvent produire les livres. La parodie réside dans le fait que Catherine Morland ne se rend pas compte de l’inadéquation de cet effet de réel que produit la fiction. Le Manuscrit trouvé à Saragosse présente une situation exactement contraire de deux points de vue. Le roman s’inscrit dans le paradigme allemand du roman gothique dont le trait le plus caractéristique n’est pas un effet de réel produit par la fiction, mais un effet de fiction produit par la réalité. Les héros ont l’impression que la réalité est théâtre. Est-ce que le roman de Potocki intègre un aspect parodique ? Oui, dans la mesure où l’effet de fiction, caractéristique du paradigme allemand ne fonctionne pas et qu’on n’a même pas besoin de le montrer à Alphonse, qui le sent dès la Première Journée. Il y a longtemps qu’un collectif de chercheurs a montré que le Manuscrit trouvé à Saragosse est un roman largement fondé sur l’intertextualité.16 Mais au-delà des découvertes érudites des sources de Potocki, parmi lesquelles je compte le paradigme allemand du roman gothique, se fait jour l’idée centrale du roman selon laquelle peut-être tout est écrit d’avance et que la réalité est issue de quelque livre. Cette question a été soulevée de plusieurs façons par la littérature qui se dit postmoderne et par le cinéma contemporain. Je pense à un film comme The Truman show (1998), réalisé par Peter Weir, où la vie entière d’un jeune homme est, dès sa naissance, transmise en direct sur les chaînes télévisées. Il vit dans une gigantesque bulle artificielle, à l’intérieur de 16 Jan Herman, François Rosset et Paul Pelckmans (éds), Le Manuscrit trouvé et ses intertextes, Leuven-Paris, Peeters, 2001.
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laquelle tout est décor et où toutes les personnes qui entourent le jeune homme répondent aux commandes d’un réalisateur caché dans les coulisses, manipulant des ordinateurs. L’une des caractéristiques de cette littérature qui s’appelle elle-même postmoderne est que tout a déjà été inventé et qu’on ne peut plus que reproduire en transformant et en combinant les choses autrement. Si telle est la définition du post-moderne, il faut bien constater que le post-moderne précède la modernité d’où elle est issue. Belle métalepse dont le Manuscrit trouvé à Saragosse, composé à la fin de l’époque prémoderne, me semble être une magistrale illustration.
III. POTOCKI ET L’INSPIRATION ALLEMANDE
SUR SCHILLER ET WIELAND LE ROMAN À COMPLOT, PRODUIT DES LUMIÈRES : DER GEISTERSEHER ET PEREGRINUS PROTEUS A François Rosset Lausanne
Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse (1794, 1804, 1810) Nous sommes à Saragosse, assiégée par l’armée napoléonienne, en 1809. La ville vient de se rendre. C’est alors qu’un officier français découvre dans une maison abandonnée, un manuscrit. Ce Manuscrit trouvé à Saragosse est écrit en espagnol mais sera traduit en français. C’est une sorte de journal d’un nommé Alphonse van Worden, qui raconte ses aventures dans la Sierra Morena, où il a été retenu pendant presque deux mois par des gens qui n’arrêtent pas de raconter des histoires de tous genres, le plus souvent imbriquées les unes dans les autres. Le journal manuscrit est découpé en périodes de dix jours, appelées ‘Décamérons’. Le jour, le plus souvent, Alphonse et ses guides errent dans la Sierra Morena ; le soir un brigand, Zoto, bientôt relayé par le bohémien Avadoro, se mettent à raconter des histoires. Et cela pendant 60 jours. Six Décamérons, donc. La transcription de ces récits et les péripéties de cette errance dans la Sierra sont doublées de la lente découverte par Alphonse d’un complot. Alphonse a l’intuition que pour une raison ou une autre, on essaie de le retenir dans la Sierra Morena et d’éviter qu’il gagne Madrid. C’est sans doute pour cette raison qu’on lui raconte tant d’histoires. Alphonse sent et voit autour de lui les fils d’une gigantesque toile d’araignée, sans voir l’araignée, mais elle peut surgir à tout moment. C’est de cette toile d’araignée, métaphore du complot bien sûr, qu’il s’agira ici. Mais d’abord : deux remarques. L’auteur de cette fiction est Jean Potocki, un comte polonais qui écrivait un excellent français. Le Manuscrit trouvé à Saragosse est d’abord un manuscrit bien réel, que l’auteur Première publication : ‘Le roman à complot : produit des Lumières’, in Stéphane Lojkine (éd.), Roman rose/roman noir. Territoires hétérogènes de la fiction, Aix-en-provence. Colloque international de la SATOR, 23-25 mars 2017 (sous presse).
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garde avec lui durant ses nombreux voyages et qu’il ne cesse pas de remanier. Il en existe trois moutures : 1794, 1804 et 1810. Le Manuscrit trouvé à Saragosse est aussi un manuscrit fictif. Le titre est en place presque dès le début de l’écriture, mais ce n’est qu’en 1810, que Potocki décide d’imaginer enfin les circonstances du manuscrit ‘fictivement trouvé’ à Saragosse. Il profite du siège bien réel de Saragosse par l’armée française en 1809, pour faire trouver son texte à la fin de l’époque des Lumières à laquelle Napoléon met une fin définitive. Je ne saurais m’empêcher – c’est ma deuxième remarque – de rapprocher les conditions d’apparition de l’énorme roman de Potocki d’un roman de la Seconde Sophistique, écrit au IIe siècle : L’Âne d’or d’Apulée (ca. 125 – ca. 180 après J.C.), connu aussi par le titre plus ovidien des Métamorphoses. Apulée est un Africain, qui écrit en latin une histoire qui se déroule en Grèce. Potocki est un Polonais écrivant en français une histoire se déroulant en Espagne. Le personnage Lucius traverse, comme Alphonse, une région connue pour ses sorcières et pour le brigandage : ici, la Thessalie ; là la Sierra Morena. Lucius est métamorphosé en âne, on s’en souvient. Or, le complot dont Alphonse suppose être l’objet, consiste aussi à le métamorphoser. Il s’agit plus particulièrement de lui faire abandonner sa foi et de le rendre musulman. La traversée de ces régions étranges s’intègre à un rite initiatique : chez Apulée, l’inversion de la métamorphose qui rend à l’âne sa figure humaine de Lucius s’effectue dans le cadre du culte d’une déesse égyptienne, Isis ; chez Potocki, Alphonse est initié au secret d’une secte islamique, incarnée par la mystérieuse famille des Gomelez. Le roman d’Apulée contient plusieurs histoires insérées dont celle d’Amour et Psyché est la plus célèbre ; le roman de Potocki en contient tant qu’il est un véritable thesaurus de la topique romanesque. L’Âne d’or et le Manuscrit trouvé à Saragosse sont des romans charnières. Apulée écrit au début du IIe siècle, au moment où la culture romaine se mondialise à travers l’absorption de l’héritage hellénistique que l’empereur Hadrien en personne propage dans tout l’empire. Le roman de Potocki témoigne lui aussi d’une extraordinaire fascination pour un monde qui s’ouvre : ouverture à d’autres religions, à d’autres littératures, à d’autres cultures et cela à un moment où Napoléon impose par les armes à l’Europe entière les valeurs qui ne sont déjà plus celles de la France révolutionnaire. Dans le roman de Potocki, le monde occidental se heurte à ses propres valeurs. Dans les ruines de Saragosse, emblème de la disparition du monde ancien, on découvre un livre colossal qui survivra grâce à la fascination
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qu’ont pour lui les deux partis combattants. En effet, l’officier français sera fait prisonnier et écrira la traduction du livre dictée par son adversaire, l’officier espagnol. Cette collaboration est emblématique de l’étonnante ouverture d’esprits que défend ce roman dans le recyclage et le bilan d’un héritage narratif qui couvre des millénaires. Ce thesaurus de la Topique romanesque constitué de six décamérons est emballé dans un récit-cadre. L’emballage narratif de six décamérons constituera le sujet de cette étude. C’est l’histoire d’un complot dont la cible est Alphonse van Worden. Mon idée est que ce récit-cadre est issu de la veine allemande du roman gothique. C’est vers Schiller, Wieland, Grosse et Goethe que j’orienterai mon exploration. Ces réflexions sur le rapport entre le Manuscrit trouvé à Saragosse se situe aussi dans la prolongation d’une série d’études sur la Providence au XVIIIe siècle rassemblées dans la première section de ce volume. La fin de l’Ancien Régime marque, selon l’expression d’Erich Köhler, la ‘Fin de la Providence’. Le début du XIXe siècle est, pour Köhler, un ‘siècle sans espoir (qui) n’en finit pas de détrôner la Providence pour la remplacer par le hasard’.1 Voilà un propos auquel l’étude du roman à complot peut emprunter toute sa pertinence. Dans le roman à complot qui est ici à l’étude d’innombrables hasards convergent vers une Providence qui n’est plus métaphysique mais bien réellement humaine. La Providence devient immanente. Elle s’incarne en une société secrète à la tête de laquelle on trouve un personnage extraordinairement charismatique. Et cette évolution au niveau du traitement narratif que reçoit la Providence est une de celles qui marquent le roman allemand à la fin des Lumières. Friedrich Schiller, Der Geisterseher (1787-1789) Friedrich Schiller est le premier à donner une forme romanesque à une hypothèse endémique du roman gothique allemand à la fin du siècle : tout ce qui arrive n’est, peut-être pas l’œuvre de Dieu, mais d’un homme ou d’un groupe d’hommes, d’une secte, qui se met à sa place. L’idée qui se trouve au centre du roman de conspiration allemand est que le monde est peut-être le produit, non pas d’un malignum ingenium comme le supposait Descartes, mais d’une gigantesque conspiration. Die Räuber (Les Brigands, 1781), la première grande pièce de Schiller qui appartient encore au mouvement du Sturm und Drang (Tempête et 1 Erich Köhler, Le Hasard en Littérature. Le Possible et la Nécessité, Paris, Klincksieck, 1986, p. 17.
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Passion), est traditionnellement considérée comme le texte qui a donné le coup d’envoi au gothique allemand. Un autre texte de Schiller, un roman cette fois-ci, me paraît le texte fondateur de ce qu’on appelle en allemand der Verschwörerroman, c’est-à-dire le ‘roman de conspiration’, le roman à complot. Il s’agit de Der Geisterseher (littéralement : ‘Celui qui voit des esprits’), paru entre 1787 et 1789 dans la revue Thalia, dirigée par Schiller lui-même.2 L’inachèvement de ce roman-feuilleton a provoqué une série de continuations, sollicitées d’ailleurs par le public. Il est important d’en évoquer brièvement l’intrigue car elle nous ramènera tout à l’heure au Manuscrit trouvé à Saragosse. Pendant un séjour à Venise, un Prince protestant de Courlande, qui n’est que le troisième en ligne pour la succession dans son pays, se voit soudain entouré de personnages mystérieux. Le Prince est ce qu’on appelle à l’époque ‘ein Schwärmer’, un ‘enthousiaste’. Le personnage du ‘Schwärmer’ est une figure-clé du gothique allemand. Il s’agit d’un homme à moitié enfermé dans son propre monde imaginaire et en même temps ouvert aux expériences sensorielles qui pourraient le mettre en contact avec un monde d’un autre ordre. Cette disposition d’esprit le rend très influençable. Certaines organisations, maléfiques ou bénéfiques, en abusent. Un soir, un mystérieux Arménien qui surgit soudain sur la place Saint-Marc félicite le Prince de la mort de son cousin, le Régent de son pays. Notre Prince, qui n’a aucune ambition politique, est très étonné de cette nouvelle, d’autant plus que le messager disparaît aussitôt. Quand plus tard il est attaqué au jeu par un Vénitien agressif, il doit constater qu’on veille sur lui car aussitôt le Vénitien est arrêté par l’Inquisition romaine (die Römische Staatsinquisition), conduit dans des souterrains où un tribunal de vieillards habillés de noir le juge, le condamne à mort et le décapite immédiatement. Une autre scène confirme l’impression que le Prince a d’être surveillé et protégé. Un Sicilien rencontré pendant une promenade en bateau sur la Brenta l’invite à une séance de spiritisme. On propose de lui montrer l’esprit d’un de ces compagnons d’armes, le marquis de Lanoy, qui est mort sur le champ d’honneur. Dans cette séance apparaissent tous les ingrédients qu’on y attend pour produire une mise en scène trompeuse : une machine électrique (eine Elektrisiermaschine), une lanterne magique, une machine à produire des éclairs et des coups de tonnerre, le tout dans un décor où les autels, les crucifix d’argent et l’encens produisent un effet 2 Friedrich Schiller, Der Geisterseher, édition Mathias Maier, Stuttgart, Reclam Verlag, 1996.
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macabre. Au milieu de ces attributs, l’esprit du marquis de Lanoy apparaît enfin, dans une chemise ensanglantée. Au moment où elle produit son plus spectaculaire effet, cette séance est interrompue par un personnage qui fait partie du public. C’est un officier russe, dans lequel notre Prince reconnaît le mystérieux Arménien. Comme le Vénitien agressif, le prestidigitateur sicilien est arrêté et conduit en prisons – I Piombi – où le Prince est autorisé à l’interroger. Le Sicilien avoue qu’il n’est qu’un imposteur et explique par quelles adresses il a produit l’illusion. Cette scène justifie le titre du roman de Schiller, Der Geisterseher, ‘celui qui voit des esprits’. Cette explication de ce qui n’était donc qu’une adroite supercherie n’empêchera pas le prince de tomber au pouvoir d’une association qui le manipule. Il devient membre d’une société secrète, Bucentauro, qui entraîne le prince dans la licence et la débauche. Les membres de cette société affectent le bon goût et la finesse. Peu à peu le prince perd la droiture et le sens profond de la morale qui faisait tout le charme de son caractère. La débauche a un tel effet sur les sens du Prince qu’elle produit un lavage de cerveau. Quand, en plus, il tombe amoureux d’une femme merveilleusement belle, la cour de Courlande lui notifie qu’il est désormais persona non grata, parce qu’il est soupçonné d’être en contact avec des visionnaires et avec des catholiques. Le roman s’interrompt brusquement avec le meurtre de la femme aimée. Le mystère reste entier, mais plusieurs indications dans le roman suggèrent que le prince envisageait de se convertir au catholicisme. Il n’y a pas d’explication univoque de ce petit roman de Schiller. Schiller y avait travaillé par intermittence et sans plan préconçu quant à une fin.3 Tout porte à croire que le Prince du pays protestant qu’est la Courlande est l’objet d’une conspiration conduite par une organisation catholique – peut-être les Jésuites, peut-être le saint Siège – afin de le mettre sur le trône et de renforcer l’influence catholique en Courlande. Le prince est un ‘Geisterseher’ : il a cru voir un esprit, mais c’était une supercherie, révélée par ceux-là mêmes entre les mains de qui il est tombé et qui lui font jouer un rôle dans une trame politique qui le dépasse. Une illusion peut en effet en cacher une autre. Le Prince est détrompé au sujet d’une illusion particulière, mais en même temps il est entraîné dans une autre illusion beaucoup plus envahissante dont il ne voit pas les tenants et aboutissants. 3 Voir Rüdiger Safranski, Friedrich Schiller oder Die Erfindung des Deutschen Idealismus, München-Wien, Carl Hanser Verlag, chapitres 13 et 15, passim.
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Les ressemblances avec le roman de Potocki sont patentes. L’intuition d’Alphonse van Worden qu’on le retient dans la Sierra Morena dans un dessein qu’il ignore se justifie. Il apprend peu à peu qu’il a été élu pour devenir un des chefs de la famille des Gomelez, à laquelle il appartient pas sa mère. Il sera un jour le détenteur d’un énorme trésor et deviendra l’un des seuls à en connaître le secret, à condition qu’il accepte de se convertir à la religion de Mahomet. Sa traversée de la Sierra est un rite initiatique, un parcours semé d’épreuves où Alphonse est censé faire preuve de vaillance et de bravoure, mais surtout de discrétion : il doit avant tout prouver qu’il est capable de se taire. Sa traversée du désert montagneux a été entièrement mis en scène. Pratiquement tous les personnages qu’il rencontre sont au service du scheik des Gomelez : les uns sont chargés de l’occuper par les histoires qu’ils racontent, d’autres, déguisés en inquisiteurs, en maréchaussées ou en voleurs, s’occupent à lui faire peur. Mais surtout, il y a deux merveilleuses princesses orientales qui essaient de le séduire. Elles ne se donneront à lui que quand il aura prouvé qu’il sait être discret. En réalité, elles sont les héritières des Gomelez. De leur union avec Alphonse devra naître un descendant mâle qui sera un jour chef de cette famille, dont l’ambition est de répandre son influence dans le monde entier grâce à un réseau de banquiers que le trésor approvisionne. Surtout l’idée de la conversion et l’intrication de la politique et de la religion sont des traits qui permettent d’établir un rapport direct entre Potocki et Schiller. En même temps, on peut relever dans le roman de Schiller beaucoup de topoi du roman gothique qui ne sont pas issus d’une tradition germanique, mais qui paraissent liés au roman d’horreur qui s’est déjà bien établi en Angleterre, en France et en Allemagne. Les topoi bien connus du gothique international comme les souterrains, les déguisements, les exécutions nocturnes, les chemises ensanglantées et les messes noires apparaissent dans des scènes dont le Prince est témoin. Ces scènes particulières le font frémir, mais elles reçoivent une explication rationnelle. Parallèlement et à son insu le prince est le centre actif d’une mise en scène englobante qui ne reçoit jamais d’explication. Le propre du roman de conspiration est qu’il constitue une sorte de roman gothique au second degré : l’horreur du gothique est devenue instrumentale. Les caractéristiques désormais topiques du gothique se retrouvent dans des scènes particulières. Celle-ci reçoivent une explication. Mais sur ce premier niveau du gothique se construit une illusion plus envahissante où la vie du héros est transformée en théâtre. Le roman de Schiller est très subtil : l’organisation entre les mains de qui le Prince est tombé n’aime pas les scènes
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d’illusion qu’elle n’a pas arrangées elle-même. Si l’officier russe, alias l’Arménien, perturbe la scène de spiritisme arrangée par le Sicilien, c’est qu’elle ne fait pas partie du plan de son organisation. Le roman de conspiration est lié à une mise en scène englobante qui met à profit l’idée cartésienne du malignum ingenium. Au début de la première de ses Méditations (1641), en préludant à son idée du doute systématique, Descartes évoque l’idée d’un Dieu trompeur, qu’il rejettera peu après : Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sens et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité.4
A travers cette figure du mauvais génie, le roman de conspiration allemand de la fin du XVIIIe siècle interroge la notion de Providence. L’âge des Lumières qui sépare Schiller de Descartes n’a pas manqué de faire son action. Le doute systématique que Descartes a introduit comme méthode philosophique, a profondément bouleversé la métaphysique. On pourrait dire, pour éviter de mener ici un débat qui nous mènerait trop loin, que la notion de Providence est une de celles qui sont le plus profondément remises en question : peut-être après tout n’y a-t-il pas de plan divin et le monde est-il gouverné par le hasard ou par des lois qui sont inhérentes à la matière. Le roman est le réceptacle de ces interrogations métaphysiques. Dans le gothique allemand lancé par Schiller à la fin du XVIIIe siècle apparaît l’hypothèse d’une Providence non plus métaphysique, mais humaine, non plus transcendante mais immanente. L’argument central du roman de conspiration est que le monde qui nous entoure est organisé comme un Livre dont l’auteur n’est pas Dieu, mais quelque génie invisible, un metteur en scène charismatique et à proprement parler ‘génial’. Le malin génie s’humanise, la Providence descend des hauteurs célestes. Les manœuvres du génie ne servent pas des ambitions personnelles, mais ne sont pas non plus au bénéfice de l’humanité entière. Les ambitions politico-religieuses du démiurge existent en fonction d’une secte, souvent fanatique.
4 Descartes, Méditations, in Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 272.
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Christoph Martin Wieland, Peregrinus Proteus (1788) Le Peregrinus Proteus de C.M. Wieland constitue un deuxième exemple du gothique allemand susceptible d’intéresser les spécialistes du roman de J. Potocki. Ce ‘roman à l’antique’ composé en 1788 est la réécriture d’un texte de Lucien de Samosate (ca 125 – ca 185). Le grand satiriste Lucien est aussi l’auteur d’un Lucius en grec, qui a pu servir de source à Apulée pour L’Âne d’or dont il a été question plus haut. On retrouve donc l’atmosphère de l’Empire romain hellénisé et on retourne à l’époque de la Seconde Sophistique qui marque au IIe siècle une véritable ‘renaissance du grec’. Lucien est l’auteur d’une Mort de Peregrinus Proteus.5 Peregrinus Proteus est un philosophe qui vivait durant la première moitié du IIe siècle (95-165), une génération avant Lucien même. Son histoire est celle d’un cynique qui, après avoir vécu un certain temps avec les chrétiens en Palestine, se retire en Grèce où il pousse le cynisme au point d’achever sa vie par auto-combustion après avoir fait sa propre oraison funèbre. Lucien déclare avoir été témoin de cette affreuse scène et parle de Peregrinus Proteus avec beaucoup d’hostilité. On a de cette étrange mort un autre rapport, par Aulu-Gelle, qui en parle avec plus de modération.6 A la fin du XVIIIe siècle, l’écrivain allemand C.M. Wieland imagine, dans la préface de son roman Peregrinus Proteus, une conversation au ciel entre Lucien et Peregrinus, où ce dernier justifie son étrange suicide en expliquant ce qui lui est réellement arrivé : il a été victime d’une conspiration. Pour cette scénographie de son cru, qui place la situation de la narration au ciel, Wieland se souvient évidemment des Dialogues des Morts de Lucien, qu’il imite et qui a souvent été imitée avant lui, par Fontenelle et Fénelon, notamment. Peregrinus est, comme le Prince de Schiller, ‘ein Schwärmer’, un passionné, un enthousiaste, qui reconnaît en lui-même quelque chose de démoniaque, au sens de l’Antiquité : comme Socrate, il se sent possédé par un ‘daimon’ qui l’exalte et lui insuffle le désir d’atteindre des hauteurs spirituelles inconnues. Le roman est l’histoire en trois étapes d’un parcours d’ascension spirituelle. Peregrinus essaie d’abord la voix de la magie. Cet endroit du roman de Wieland intéressera certainement les Potockiens, puisque Wieland 5 Lucien de Samosate, Œuvres complètes, Paris, Laffont, coll. Bouquins, éd. Alain Billault et Dominique Goust, 2015. 6 Aulu-Gelle, Nuits attiques, Livre III, éd. R. Marache, Paris, Les Belles Lettres, 2003, XII, 11.
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évoque deux personnages dont il sera bientôt question dans le Manuscrit trouvé à Saragosse : Apollonius de Tyane et Menipe de Lycie dont l’histoire se trouve dans La Vie d’Apollonius de Tyane de Philostrate, comme ne manquent pas de le signaler François Rosset et Dominique Triaire dans leur édition du roman de Potocki.7 Quant au héros du roman de Wieland, il rencontre ce même Ménipe, ein gewisser Menippus, à Smyrne. Ce Ménipe le met en contact avec un personnage important du roman de Wieland, Dioklea, qui est présentée comme la fille d’Apollonius de Tyane. Cette Dioklea aurait reçu dans un rêve un ordre paternel qui consiste à accepter Peregrinus comme un protégé de la déesse Venus Urania dont elle est elle-même la prêtresse. Peregrinus se trouvera plusieurs fois en présence de la déesse Vénus Urania dans des théophanies mises en scène dont il est longtemps dupe, jusqu’au moment où il paraît clairement à Peregrinus que cette déesse est incarnée par une comédienne. Peregrinus s’enfuie, en proie à une profonde mélancolie. Il arrive à Pergame où il s’associe à une société chrétienne. Ici commence la deuxième grande époque de son errance spirituelle. Peregrinus est attiré dans cette communauté par l’intermédiaire d’un inconnu, ein Unbekannter, qui exerce sur son esprit une action extraordinaire. Dès le début de son errance dans le monde hellénistique et à son insu, Peregrinus est tombé entre les mains d’une organisation qui abuse de son enthousiasme, sous le manteau du Christianisme. Après avoir été instruit d’une partie des mystères des soi-disant Chrétiens, Peregrinus est renvoyé par l’Inconnu dans sa patrie, Parium, où il a ordre d’attendre un messager. En route il trouve l’hospitalité auprès de gens simples, vivant dans une remarquable harmonie et une paix de l’âme qui leur assure le bonheur. Il les prend pour de vrais Chrétiens qui appartiennent à la secte des Johannites. En réalité, ils sont eux aussi des acolytes de l’Inconnu. Dans l’erreur à laquelle le prédispose son ‘enthousiasme’, Peregrinus n’a désormais plus d’autre désir que de partager cette vie de douceur qui lui assurera, croitil, la tranquillité intérieure. Il doit cependant poursuivre son chemin et une fois arrivé chez lui, il y retrouve un nouveau complice de l’Inconnu, Hegesias. L’inconnu lui-même se révèle enfin. Il s’appelle Kerinthus. C’est un homme charismatique, qui lui accorde un nouveau grade du parcours initiatique. Ce parcours doit le mener à la perfection spirituelle que promet le Christianisme. Sous le prétexte de son initiation et sa conversion au Christianisme, Peregrinus est doucement amené à léguer 7 Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse (version de 1810), éd. François Rosset et Dominique Triaire, Paris, GF, 2008, p. 208.
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sa fortune au soi-disant Chrétiens, qui en réalité forment une secte assez dangereuse, qui s’écarte à maints égards de l’esprit du fondateur du Christianisme. Derrière ce mirage d’ascension gnostique se cache donc une organisation politique et religieuse dont les plans ne sont jamais vraiment révélés. Mais il est clair que le très fortuné Peregrinus, qui est le détenteur d’un grand héritage, est la victime de la cupidité des sociétaires. Une fois parvenu aux degrés supérieurs de la secte, Peregrinus est envoyé en mission en Syrie, où il connaît la prison. Dans sa prison il reçoit la visite de cette même Dioklea, qui se révèle être non pas la fille d’Apollonius de Tyane, mais la sœur du redoutable Kerinthus. Elle lui révèle les tromperies dont il a été victime. Il est libéré et rompt tout rapport avec Kerinthus et son complice Hegesias. Mais le pèlerinage de Peregrinus ne s’achève pas avec cette démystification. Ici commence la troisième époque de son pèlerinage spirituel. Je n’y insisterai pas car ce roman est d’une complexité infinie, comme tous les romans à complot. Je dirai seulement que Peregrinus s’engage dans la voie du cynisme. On le retrouve à Alexandrie et à Rome où il est à nouveau la victime d’une femme, Faustina, qui met son apathie cynique à l’épreuve en le séduisant. A Rome, il retrouve encore Dioklea qui est donc un personnage surgissant dans les trois étapes de son pèlerinage spirituel. Après avoir été chassé de Rome, Peregrinus arrive en Grèce où il fonde une école de philosophie cynique. C’est là enfin où, se comparant à Hercule, il se suicide en allumant lui-même le bûcher sur lequel il trouve la mort. Il faut se poser la question de savoir ce qui a pu amener l’écrivain allemand C.M. Wieland à réécrire l’histoire racontée seize siècles plus tôt par Lucien de Samosate. Les scènes de théophanie sont comparables à la scène de spiritisme dans le roman de Schiller. Mais dans l’un et l’autre roman, il y a une illusion englobante, une illusion qui n’est pas limitée à une scène particulière, mais qui engage la vie entière. C’est là, me semble-t-il, la caractéristique fondamentale du roman de conspiration : la vie du héros est réglée par un démiurge caché, qui se révélera un jour. Ce démiurge est une figure providentielle, dans la mesure où la vie du héros est mise en scène selon un plan préconçu et que la progression que fait le héros dans l’univers fictif où il déambule mène à un but fixé d’avance. L’univers mis en scène amène le personnage à une nouvelle vie. En définitive, le but de la mise en scène est une conversion. Au-delà de la conspiration qui le relie au gothique allemand, le Peregrinus Proteus de C.M. Wieland illustre aussi une transformation dans la
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conception de l’illusion sur laquelle nous insistons dans d’autres articles de ce volume.8 Nous y reviendrons ci-après. L’illusion est l’effet d’une impulsion que reçoivent les sens, et en particulier la vue. Mais en même temps, l’illusion dépend aussi de la disposition intérieure de celui qui la reçoit. On croit ce qu’on veut croire. Le roman étudie aussi l’étrange dialectique entre illusion et désillusion. La désillusion ne provoque pas forcément déception ou dégoût. L’illusion une fois rompue, l’effet peut néanmoins en être durable, quand il répond à un désir. Des scènes de théophanie se prêtent particulièrement à l’étude de cette dialectique : le personnage croit assister à l’apparition d’une déesse alors que c’est une comédienne, mais l’identité de la déesse une fois découverte, le désir de s’unir avec elle n’en reste pas moins très fort. La désillusion est alors compensée entre les bras de l’assistante de la comédienne, Dioklea. Pour une topique du roman de conspiration Ayant en tête les deux romans allemands, de Schiller et de Wieland, et sachant ce que le roman de conspiration deviendra ensuite entre les mains de Potocki à partir du début des années 1790, on peut tenter d’établir une topique provisoire. La donnée de base est le rapport entre un individu et une société qui le trompe. Sans ce rapport entre l’individuel et le collectif, il n’y pas de roman de conspiration. 1) La subordination de scènes d’illusion particulières à une mise en scène englobante me paraît, je l’ai dit, une caractéristique constitutive du genre. 2) Cette mise en scène englobante est pragmatique, elle a un but, qui est la conversion du héros. 3) La mise en scène prend la forme d’un parcours initiatique, qui se fait par étapes et est souvent liée à des épreuves. Et l’épreuve consiste entre autre à être discret : le héros doit apprendre à se taire. C’est un élément-clé du roman de Potocki, qui est déjà présent dans le roman de Wieland. 4) La mise en scène englobante est inséparable d’une prédisposition du héros à la tromperie. 5) Cette prédisposition est elle-même liée à ses lectures. Ce n’est pas le cas du Prince de Schiller, mais dans le roman de Wieland, le héros, 8
Voir dans ce recueil l’article sur Les Hommes de Prométhée de Meusnier de Querlon.
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dans sa jeunesse, a exploré la bibliothèque de son grand-père, et y découvre notamment les dialogues de Platon et en particulier le Symposium qui provoque en lui la fascination pour les démons. Potocki et Goethe s’intéressent eux aussi beaucoup aux bibliothèques. 6) Le roman de conspiration est une variante du Bildungsroman, du ‘roman d’apprentissage’, dans ce sens que le héros est amené à se perfectionner. En héros des Lumières tardives, il fait aussi l’apprentissage de la ‘clairvoyance’. 7) Le héros qu’on amène à travers la tromperie à la clairvoyance est présenté comme un privilégié, comme un élu. En tout cas, la société secrète lui inculque cette idée. 8) Le parcours initiatique n’est qu’une mise en scène et l’apprentissage est en réalité un lavage de l’esprit, qui se présente comme une purification de tout ce qui est terrestre, mais qui en réalité consiste à implanter au cerveau du héros une sorte de lentille qui lui fait voir le monde d’une certaine façon. 9) Le lavage de l’esprit s’effectue par un travail sur les sens. Pensons à la débauche dans laquelle est entraîné le prince de Schiller et les délices sexuelles de Peregrinus. 10) La nouvelle disposition d’esprit amène souvent le héros à voir la réalité comme une œuvre d’art. L’œuvre d’art est partout dans le roman de conspiration, comme dans le roman gothique dont il est une variante. On voit partout des portraits qui ressemblent vaguement à des personnages rencontrés. Alphonse van Worden à l’impression qu’on lui représente des histoires connues qu’il a lues dans quelque livre. Peregrinus a le sentiment qu’on lui représente des mythes. Le mythe de Galathée par exemple, la statue qui s’anime. 11) Le jardin forme un décor privilégié pour la tromperie. On y reconnaît une partie cultivée où l’on voit des pavillons, de petits temples et d’autres spécialités de l’architecture classique. Mais il y a aussi les parties incultes du jardin où l’on s’égare comme dans un labyrinthe. Dans la forêt sauvage qui le borde, on découvre des grottes et des souterrains, qui correspondent parfois avec les bâtiments classiques du jardin. La dimension architecturale du roman de conspiration, qui le rapproche d’autres formes du roman gothique, est particulièrement claire dans les romans de Grosse et de Goethe sur lesquels nous insisterons ci-après.9 Le domaine 9 Pour cet aspect de la discussion voir Harald Tausch, Die Architektur ist die Nachtseite der Kunst. Erdichtete Architekturen und Gärten in der deutschsprachigen Literatur zwischen Frühaufklärung und Romantik, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2006.
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qui entoure un château est un vrai topos du genre. C’est aussi un chronotope. Espace et temps, intimement liés, y fonctionnent de façon très particulière. La théophanie dans le domaine de Dioklea fait vivre à Peregrinus un moment d’éternité. 12) La désillusion ou le désenchantement qui est le contre-pieds de l’illusion constitue aussi une dimension cruciale du roman de conspiration allemand. Dans Peregrinus Proteus par exemple, l’illusion est comparée à l’effet que produit une potion magique (ein Zauberbecher). Le désenchantement est souvent comparé à un ‘réveil’ (ein Erwachen). La désillusion est comme une chute d’Icare et la comédienne démasquée se sent comme Phaéton qui tombe parce qu’il n’est pas maître du char d’Apollon. La dialectique entre illusion et désillusion ne peut pas manquer de susciter l’intérêt des lecteurs de l’œuvre de J. Potocki. Dans le Manuscrit trouvé à Saragosse, la métaphore devient événement. Dans la première journée déjà, après avoir passé une nuit dans le lit de deux merveilleuses princesses orientales, Alphonse est obligé d’avaler une boisson. Le lendemain, il se réveille sous la potence entre deux affreux cadavres. Le trait du réveil n’est pas tout à fait neuf. On trouve une scène beaucoup moins forte mais tout de même assez ressemblante dans Der Geisterbanner, de Lorenz Flammenberg publié en 1792. Le héros Hellfried y est invité à assister à un rituel de nécromancie qui est censé lui expliquer le vol mystérieux de certaines de ses possessions. Durant la cérémonie, Hellfried s’évanouit et se réveille dans un carrosse. Il s’agissait ici de montrer que de toute façon, avant que Potocki ne commence la rédaction du Manuscrit trouvé à Saragosse, le roman de conspiration allemand répondait à une topique reconnaissable et que certains topoi circulaient déjà. N’est-ce pas le propre du topos d’exister indépendamment d’œuvres précises, comme des unités atomiques infiniment recyclables et combinables. Matière première de nouveaux empires romanesques ?
SUR GOETHE ET GROSSE LA PROVIDENCE IMMANENTE. RÉFLEXIONS SUR LA SOCIÉTÉ SECRÈTE DANS WILHELM MEISTER ET DER GENIUS A Luc Fraisse Strasbourg
L’intérêt que suscite le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki depuis la parution des deux versions longues de l’œuvre en 2008, ne s’est pas élargi à la question de l’affinité qu’a pu avoir l’auteur avec la littérature allemande de la dernière décennie du XVIIIe siècle.1 Durant la Spätaufklärung allemande, le grand roman de Potocki est en pleine gestation et prend peu à peu forme. On a un vestige tangible de la genèse complexe de l’œuvre dans la version dite de 1794, dont on ne possède qu’une partie.2 En attendant que d’autres fragments de cette version ‘courte’ refassent surface, on en est réduit aux hypothèses quant aux influences susceptibles d’avoir orienté cette genèse dans un sens ou un autre. L’existence, à la même époque, d’un Bundesroman – c’est-à-dire d’un type de récits donnant une large place à une société secrète – suggère une piste de recherche d’autant plus intéressante que le Manuscrit trouvé à Saragosse se laisse inscrire sans difficulté dans ce paradigme très à la mode en Allemagne.3 Il n’est pas établi que Potocki ait effectivement lu des Bundesromane comme Die Geheime Geschichte des Philosophen Peregrinus Proteus (1791) de Ch. M. Wieland, Die Unsichtbare Loge (1793) de Jean-Paul Richter, Die Geweihten des furchtbaren Bundes (1793) d’un auteur anonyme, Aurora (1794) de Ch. A. Vulpius, Wilhelm Meisters Cet article est inédit. 1 Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, éd. François Rosset et Dominique Triaire, Paris, GF, 2008. 2 De cette première version du Manuscrit à Saragosse, on n’a retrouvé que les Journées 19 à 33. Voir Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, édition citée, version 1804, Introduction, p. 17. 3 Daniel Hall, French and German Gothic Fiction in the Late Eighteenth Century, Bern, Peter Lang, 2005, p. 151 : ‘The motif of the secret society is an almost exclusively German preserve’.
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Lehrjahre (1795-96) de J. W. Goethe ou Der Genius (1791-95) de C. Grosse. Si Potocki a connu Wilhelm Meister de Goethe, l’influence de ce grand roman sur l’imaginaire du Manuscrit trouvé à Saragosse n’est certainement pas décisive. En revanche, des ressemblances assez remarquables entre la Première Journée des aventures d’Alphonse van Worden et celles du marquis de G* et du comte de S* suggèrent que Potocki a eu une connaissance plus que superficielle de Der Genius de Carl Grosse qui paraît, en quatre volumes séparés, pendant la genèse du Manuscrit trouvé à Saragosse, entre 1791 et 1795. Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister L’idée de la société secrète de la Tour atteint son apogée dans le Livre VII des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, qui ne paraît qu’en 1796, à un moment où la genèse du Manuscrit trouvé à Saragosse est probablement déjà fort avancée. Mais dans la perspective d’une confrontation du roman de Potocki avec Der Genius de Carl Grosse, certains aspects de la genèse de Wilhelm Meister ont leur importance. En juin 1796, Goethe écrit à Schiller qu’il ne sait pas comment achever son roman. Il lui demande conseil. Schiller lit la partie déjà achevée du roman avec une admiration grandissante, qui n’empêche cependant pas certaines réserves concernant, en particulier, les dernières parties de l’œuvre.4 S’il est devenu clair que Wilhelm s’est trompé de vocation et qu’il n’est pas destiné à devenir homme de théâtre, à quoi a donc servi son apprentissage ? Qu’a-til appris ? Les réserves de Schiller concernent aussi le rôle de la société secrète de la Tour ? Si le destin de Wilhelm a été dirigé par une société secrète, que devient la liberté du héros ? Est-ce que la machinerie et les mises en scène à l’arrière-fond des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister n’enlèvent pas au héros l’initiative et le pouvoir de décision ? Wilhelm est-il parvenu à se connaître et à se construire comme individu ou son identité a-t-elle été construite par d’autres, de l’extérieur ? Est-il plus qu’un pion dans un jeu d’échecs ? Selon Schiller, l’existence d’une société secrète enlève au héros une chose essentielle qu’il inscrit lui-même au centre de sa poétique : la liberté et la capacité de devenir ce que l’on est. Werden wer du bist, devenir ce que l’on est intrinsèquement. 4 Voir Johann Wolfgang Goethe/Friedrich Schiller, Der Briefwechsel. Eine Auswahl, éd. Rüdiger Safranski, Frankfurt, Fischer, 2011, ‘Briefe aus dem Jahr 1796’. Pour une analyse des commentaires de Schiller sur Wilhelm Meister, voir également Rüdiger Safranski, Goethe. Kunstwerk des Lebens, München, Hanser, 2013, chapitre 22.
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Goethe répond à ces remarques qu’il se demande si son roman doit vraiment se terminer et s’il ne pourrait pas rester inachevé. Quant à la société secrète, il faut bien se rendre compte pour Goethe qu’elle ne se prend pas tellement au sérieux. C’était une initiative de jeunes qui n’y tenaient déjà plus beaucoup au moment où Wilhelm est entré dans leur sphère d’influence. C’est, en d’autres termes, ‘pur jeu’. Tout est jeu dans Wilhelm Meister. D’abord, fasciné par le jeu des marionnettes dans son enfance, Wilhelm adolescent s’intègre à un groupe de comédiens. Il espère apprendre à se connaître en ‘jouant’. Mais il se rend peu à peu compte qu’il ne fait que se jouer lui-même. Il n’est pas un bon comédien capable de s’imaginer dans le rôle d’un autre individu. C’est la société secrète qui lui fait comprendre que sa vocation n’est pas au théâtre. La seconde phase de son apprentissage consiste à comprendre qu’on se joue de lui et qu’il joue un rôle dans une pièce dont il n’a pas le livret. Il pense ‘jouer’, mais il ‘est joué’. Enfin, il apprend à jouer le jeu de la vie. Quand Wilhelm apprend que le petit Felix, l’enfant de son amante décédée Marianne, est son fils, ses Années d’apprentissage sont finies et il peut entrer dans la vie, en jouant. A la fin du roman, prenant le petit Félix dans ses bras, Wilhelm s’écrie : ‘Viens, mon fils, viens, mon frère, allons de par le monde jouer sans but, aussi loin que nous pourrons’.5 Un second aspect du roman de Goethe qui peut se prêter à l’analyse comparative concerne le rituel d’initiation. L’existence d’une société secrète qui l’a suivi durant ses années d’apprentissage est révélée à Wilhelm dans le chapitre 9 du Livre VII, au moment où le héros retourne dans le domaine de son ami Lothario. Il y retrouve ses amis Jarno et l’abbé. Ces derniers sont si occupés de l’achat d’un terrain voisin qu’ils non pas le temps d’écouter le récit de Wilhelm qui aurait voulu leur parler de sa douteuse paternité. Le sujet est esquivé, mais Wilhelm remarque aussi que certaines conversations sont interrompues dès qu’il approche. Maints sujets lui restent manifestement cachés. Comme Catherine Morland, l’héroïne de Northanger Abbey (1798/1818) de Jane Austen, Wilhelm se rend compte qu’une aile du château, dont il avait vainement cherché l’entrée, lui reste inconnue. En particulier la tour, qu’il connaît bien de l’extérieur, semble renfermer un secret qu’on lui cache. Un soir, son ami Jarno l’aborde déclarant qu’il est temps qu’il soit initié aux secrets du groupe d’amis dont il fait désormais partie. Qu’il se tienne prêt le lendemain avant le lever du soleil. Une maxime lui révèle 5 Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, éd. Bernard Lortholary, Paris Folio classique, 1999, p. 693.
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d’emblée les objectifs humanitaires de la société aux secrets de laquelle il sera initié : Il est bon que l’homme, en entrant dans le monde, commence par compter beaucoup sur lui-même, qu’il songe à acquérir de nombreux avantages, qu’il exerce ses facultés, mais lorsque sa formation a atteint un certain degré de développement, il y a profit pour lui à savoir se perdre dans une plus grande masse, à apprendre à vivre pour d’autres et à s’oublier lui-même dans une activité accomplie par devoir. C’est alors seulement qu’il apprend à se connaître, car c’est l’action seule, en somme, qui nous confronte avec les autres. Vous n’allez pas tarder à apprendre quel petit monde s’abrite près de nous et combien vous y êtes connu.6
Le lendemain, Jarno est au rendez-vous et conduit Wilhelm par des corridors et des galeries d’abord connus ensuite inconnus jusqu’à une grande porte chargée de ferrures. La porte s’ouvre et Wilhelm doit continuer tout seul. Il se trouve dans un local sombre et exigu dont les parois sont faites de tapisseries. Une voix l’invite à entrer. L’endroit a dû être autrefois une chapelle. A la place de l’autel se trouve une grande table surélevée tendue d’un tapis vert. Un rideau baissé devant cette table paraît dissimuler un tableau. Sur les côtés Wilhelm aperçoit des armoires fermées de treillis fins à la manière des bibliothèques. Mais il ne voit pas des livres, mais des rouleaux. Au sol est fixé un fauteuil dans lequel la voix invisible invite Wilhelm à prendre place. Il est aveuglé par le soleil levant qui commence à le frapper à travers des vitraux. Lumière sera faite sur les secrets de la société secrète. Le rideau placé devant l’autel se lève et laisse voir un homme qui lui est vaguement connu. Le rideau se baisse et se relève encore deux fois laissant voir le même homme sous différentes apparences. C’est sous ces apparences que cette figure a croisé son parcours. Il est à la fois ‘l’inconnu’ de l’auberge, le pasteur de campagne et l’abbé. Cette figure prononce une autre partie du secret de la société, une autre maxime : ‘Le devoir de celui qui veut éduquer les hommes n’est pas de les préserver de l’erreur mais de guider celui qui s’égare’.7 Apparaissent encore d’autres figures dans le vide sur lequel s’abaisse et se relève le rideau : d’abord un officier et ensuite un comédien disant qu’il est le spectre du père d’Hamlet. Wilhelm les reconnaît. Quel est l’intérêt que ces personnes prennent à son destin et pourquoi ? Le père d’Hamlet lui donne une autre maxime : ‘les régions escarpées ne se laissent gravir que par des chemins détournés, dans la plaine, ce sont des chemins droits qui 6 7
Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, p. 604. Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, p. 606.
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mènent de lieu en lieu’.8 Alors apparaît l’abbé qui se place derrière la table verte et lui remet un petit rouleau : c’est son brevet d’apprentissage. Ce rouleau contient une longue série de nouvelles maximes dont certaines sont significatives dans le cadre de la discussion de Goethe avec Schiller : ‘l’enfant s’étonne, l’impression le détermine ; il apprend en jouant, le sérieux le déconcerte’ ; ‘le sommet nous attire, non les degrés qui y mènent’, etc.9 L’abbé ne permet pas à Wilhelm de terminer sa lecture et lui montre les rouleaux dans la bibliothèque. Ce sont les ‘Années d’apprentissage’ de Lothario, de Jarno et les siennes, rangées parmi beaucoup d’autres. Désormais Wilhelm a libre accès à cette bibliothèque. Wilhelm comprend que cette société, en le surveillant, n’a pas voulu diriger sa formation, mais qu’elle a seulement essayé de le détourner de certaines fausses décisions. Il a appris ‘en jouant’ et en s’égarant parfois. Une question lui pèse et il se permet de la poser à ce moment solennel : Félix est-il son fils ? ‘Félix est votre fils, et sa défunte mère, en son âme et conscience, n’était point indigne de vous. Recevez de nos mains cet aimable enfant, retournez-vous et osez d’être heureux’ est la réponse.10 Wilhelm se retourne et voit son enfant s’élançant vers lui. Dans cette reconnaissance du père et du fils, l’initiation de Wilhelm marque aussi la fin de son apprentissage : ‘Salut à toi, jeune homme ! Tes années d’apprentissage sont achevées, la nature t’a affranchi’.11 Peu d’éléments de l’initiation de Wilhelm paraissent dans le Manuscrit trouvé à Saragosse. Les romans de Goethe et de Potocki participent l’un et l’autre mais indépendamment de la même veine du Bundesroman de la Spätaufklärung allemande, qui emprunte dans une mesure variable à la tradition gothique. Les choses en vont tout autrement dans Der Genius, le roman à succès de Carl Grosse, qui paraît un an avant le roman de Goethe et qui est lui aussi contemporain de la première version du Manuscrit trouvé à Saragosse. Carl Grosse, Der Genius L’idée d’une main secrète qui conduit le cours de la vie du héros dès sa jeunesse est évoquée dès l’incipit de Der Genius : Noch in der Jugendblüte meines Lebens, noch im vollen Genusse ungeschwächter Kräfte, und theuer bezahlter Erfahrungen, stehe ich 8
Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, p. 607. Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, p. 608. 10 Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, p. 609. 11 Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, p. 609. 9
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schon hier einmal still, den Weg meines Lebens zu sehen, den ich gieng oder den ich geführt wurde. Aus allen Verwicklungen von schienbaren Zufällen blickt eine unsichtbare Hand hervor, welche vielleicht über manchen unter uns schwebt, ihn im Dunkeln beherrscht, und den Faden den er in sorgloser Freiheit selbst weben vermeynt, oft schon lange diesem gedanken vorausgesponnen haben mag.12 In the spring of my life, and in the full enjoyment of unimpaired vigour, and of dearly bought experience, do I stop, to look back on the path I went, or, rather, was led. I behold, in all the mazy labyrinths of my career, a visible hand,13 that, perhaps, is also extended over many of my friends, guides them in the dark, and has wove the thread which they, in careless security, fancy to spin themselves.14
Der Genius est l’histoire du narrateur, le marquis de G*, Espagnol, et de son ami le comte de S*, Allemand, qui se sont rencontrés au siège de Gibraltar. Ils sont jeunes. Après le siège, le comte de S* fait un voyage à Madrid et revient bientôt, pour inviter son ami à l’accompagner à son domaine en Allemagne. Un secret lui pèse. Un soir, près du feu, il parle enfin et raconte à son ami une aventure qui lui est arrivée entre Lisbonne et Madrid. La ressemblance de cet épisode avec ce qui arrive à Alphonse van Worden traversant la Sierra Morena, pour aller droit de Cadiz à Madrid, est frappante : Wie Sie wissen, nöthigten mich Familiengeschäfte in Madrid, sehr schnell Lissabon zu verlassen. Ich zählte jede Minute. Einige verdriesliche Umstände, und besonders die Betrügereien meines Fuhrmannes zwangen mich zu einem kleinen Umwege, und ich beschloß die Nacht zu Fahren, um diesen Verzug wieder einzubringen. Man rieth mir schon vorher, einiger vorgefallenen Räubereyen und Mordthaten wegen, allenthalben Behutsamkeit an ; ich verließ mich immer auf meine zwey Bedienten, die wie ich wohl bewafnet waren. Aber da ich hier an der Grenze sogar des Nachts fahren wollte, stellte sich mir mein Wirth und seine ganze Familie mit einer freudenschaftlichen Gewalt entgegen. Man bat mich um Gotteswillen, nur den Tag zu erwarten. Man erzählte mir von feurigen Gestalten, Irrlichtern und Erscheinungen. Man wußte hundert Geschichten von nächtlichen Abentheuern und Ermordungen. Aber, vielleicht aus einer Art von Stolz, nicht furchtsam zu scheinen, und aus dem Trotze, der mich, wie
12
Carl Grosse, Der Genius. Aus den Papieren des Marquis C*. von G*, Frankfurt am Main, Zweitausendeins, 1982, p. 7. 13 Il est remarquable que ‘eine unsichtare Hand’ est traduit par ‘a visible hand’. 14 Pour la traduction des fragments allemands, nous citons la traduction de Peter Will publiée à Londres par William Lane en 1796 sous le titre de Horrid Mysteries. Il n’existe pas de traduction en français du roman de C. Grosse.
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Sie wissen, niemals verläßt, bestand ich darauf, beredete meinen Fuhrmann, tröstete meine Wirthsleute und fuhr.15 You know that family affairs obliged me to quit Madrid abruptly. I counted every moment. Some disagreeable incidents, but chiefly the impositions of my postillion, forced me to take a roundabout way, and I resolved to ride all the night, in order to make up for that delay. Several robberies and murders having been committed on the road, I was cautioned, previously to my setting out, to be on my guard ; yet I relied entirely on the protection of my two servants, who, as well as myself, were well armed. But, when I came to frontiers, and proposed to travel all the night long, my host and hostess exerted themselves in the tenderest manner to dissuade me from my purpose, conjuring me for God’s sake to stay till sunrise. They endeavoured to frighten me by the relation of fiery phantoms, of Wills-with-the-wisp, apparitions, and numberless tales of nocturnal adventures and murders. However, the fear of being thought timorous, and the pertinacy which, as you know, is a predominant structure of my character, impelled me to insist on my departure. I persuaded the postillion, comforted my host and his family, and proceeded on my journey.
Le bruit court que l’audacieux qui s’aventure dans la Sierra Morena dans le roman de Potocki, même s’il ne voyage pas de nuit, risque d’être surpris par des voix lamentables se mêlant au bruit des torrents et aux sifflements de la tempête, sans parler des lueurs trompeuses qui l’égareront ou des mains invisibles qui le pousseront dans les abîmes sans fonds. C’est aussi une région frontalière, entre l’Andalousie et la Manche, habitée par des contrebandiers et des bandits, voire des Bohémiens qui ont la réputation de manger les voyageurs qu’ils attrapent. Voilà assez de raisons pour que l’aubergiste de l’hôtellerie d’Andujar conseille à Alphonse de prendre la route de l’Estrémadure. Mais, fraîchement nommé capitaine des gardes wallonnes, Alphonse est forcé par l’honneur de prendre la route la plus directe pour Madrid, quelle qu’elle soit. Il est déjà loin quand, se retournant, il voit encore l’aubergiste gesticulant lui montrer la route de l’Estrémadure. Alphonse est lui aussi accompagné de deux valets, qui disparaîtront l’un après l’autre de façon mystérieuse. Les valets et le cocher du comte de S* disparaissent d’une autre façon, dans Der Genius : c’est le comte lui-même qui s’éloigne de sa voiture, s’engage dans la forêt, s’abandonnant aux rêves, enchanté par la merveilleuse nuit d’été, la lune, le chant d’oiseaux de nuits, … jusqu’à ce qu’il trébuche sur une racine d’arbre et fait une chute qui le fait revenir à lui : tout a changé. Il se trouve dans 15
C. Grosse, Der Genius, p. 12-13.
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un labyrinthe de bosquets, cherche le chemin, croit entrevoir son cocher et ses serviteurs, mais se trompe. Il n’est plus sur la grand-route. Cherchant une issue, il suit un petit lévrier qui saute un ruisseau, arrive dans une charmille où, soudain, il est embrassé par une inconnue. L’inconnue est d’une beauté céleste, mais ce n’est pas lui qu’elle attendait. A peine le comte et la belle inconnue ont-ils le temps de constater la méprise qu’ils se trouvent entourés de quatre figures masquées et enveloppées dans des tuniques blanches tenant des flambeaux. On leur lie les mains. Le comte est conduit avec la belle, que les masqués appellent Franziska, le long d’un parcours labyrinthique dans un bâtiment ancien à demi caché dans les feuillages qui semble faire corps avec la colline. Une porte à demi couverte de terre s’ouvre et les prisonniers sont poussés dans un caveau profond qui dégage une odeur de cadavres. Une grille donne accès à un long corridor qui amène à une salle magnifiquement décorée de cristaux. Un nouveau corridor amène les prisonniers et leurs gardes à une voûte encore plus magnifique : deux girandoles éclairent cet endroit, décoré de glaces et de draperies noires. Sur une estrade on aperçoit, assis sur des sièges, quatre femmes et cinq hommes. Devant l’estrade, deux chaises, séparées d’un puits, attendent les prisonniers. Il s’agit manifestement d’un tribunal. Une des dames accuse Franziska d’infidélité avec le comte et exige la peine de mort. Les juges se rendent très vite compte de la méprise et de l’innocence du comte. On fait jurer à ce dernier de garder toute une année durant le silence sur ce qu’il vient de voir. Franziska n’en est pas moins précipitée dans le puits. Le comte entend son horrible cri et s’évanouit. Arrivé à ce point de son récit, le comte constate que le marquis de G*, son interlocuteur, s’est évanoui. Le marquis de G* avait sursauté au nom de Franziska. Ce nom est apparemment un lien entre l’aventure du comte et la sienne : c’est lui qu’elle attendait ; c’est avec lui qu’elle avait été infidèle. A travers le récit du comte, le marquis vient d’assister aux derniers moments de Franziska. Ces masqués, il ne les connaît que trop : c’est une société secrète qui ne le perd pas de vue. Le comte, lui-même hors de lui, quitte son ami pendant deux jours au bout desquels il revient avec une lettre contenant sans doute la suite de son aventure, mais le marquis n’est pas à même de la lire car elle est mystérieusement volée. La nuit de son évanouissement il avait lui-même reçu la visite d’une mystérieuse figure appelée Amanuel, qui lui lance à la figure l’avertissement suivant : Zwey Jahre sind’s, sprach er mit huldvollem Ernst, seit Du mich nicht gesehen hast. Aber ich habe dich nicht eine Stunde verlassen. Hüte dich, Karlos, daß ich dir nicht noch einmal erscheinen muß. Allenthalben
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bist du von Lauschern umringt. Ich warne dich, Karlos! Hier verschwand er.16 ‘Two years are now elapsed’, he replied, kindly, ‘since you have seen me, but I have never left you for one hour. Remember, Carlos, that I must not appear to you again. You are surrounded every where with invisible spies : I warn you, Carlos!’ So saying, he disappeared.
Il est clair que cet Amanuel est l’émissaire de la société secrète qui ne veut pas que son secret soit révélé. C’est aussi elle qui a fait intercepter la lettre du comte. Mais elle n’en reste pas là. La nuit, le marquis est témoin d’une nouvelle rencontre du comte avec la société secrète. Un homme masqué lui met l’épée à la main et par une sorte d’hypnose l’oblige à tuer le marquis de G*, Karlos, son ami. Les choses ne prennent pas se tournant dramatique, cependant. Le comte revient à lui à temps et révèle à son ami qu’on lui a fait jurer de le tuer. Quand peu après le comte s’éloigne pour mettre en ordre quelques affaires, Karlos, marquis de G., profite de cette absence pour coucher par écrit son histoire à l’intention du comte.17 Ici commence une énorme analepse, qui occupe plus de la moitié du roman, jusqu’au début de la Troisième Partie. Le comte et le marquis, Ludwig et Karlos, comprennent qu’ils ont vécu l’un et l’autre une partie d’une horrible histoire. Ils se savent entourés d’une société secrète menaçante. Une chose est certaine : on essaie de les séparer. Quel est l’objectif de cette société et comment les existences du comte et du marquis sont-elles mêlées à ses activités ? Le lecteur ne l’apprendra qu’à la fin de la Troisième Partie, après la longue analepse et longtemps après que le récit a trouvé un déroulement linéaire qui l’amène à sa fin. On peut ici reconstituer l’histoire, épargnant à notre propre lecteur les très nombreux détours du récit analeptique. Le marquis interrompt en effet constamment son récit rétrospectif par des histoires latérales et des anecdotes qui sont censées apporter des éclaircissements, mais qui ne font en réalité que compliquer infiniment les choses. L’essentiel revient à ceci : Karlos, le marquis de G*, a l’impression que les nombreux hasards de son existence s’expliquent par l’existence d’un réseau – ein Gewebe – de personnages inconnues qui surveillent ses pas. Il est conscient qu’à des moments cruciaux de sa vie les événements sont mis en scène. Mais les raisons pour lesquelles un Genius, un ‘génie’, semble le suivre dans tous ses mouvements lui restent inconnues, jusqu’à ce qu’il découvre qu’on veut l’amener à se faire intégrer dans une société secrète. 16 17
C. Grosse, Der Genius, p. 26. C. Grosse, Der Genius, p. 37. Le manuscrit du marquis de G. est achevé p. 385.
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Ce n’est qu’au début de la Quatrième Partie que tout s’explique. Le Genius qui lui apparaît de temps en temps n’est autre que son valet de chambre, Alfonso qui, au moment d’être mortellement blessé par Karlos lui-même, avoue qu’il est en réalité son oncle, frère de sa mère. Toute sa vie a été au service de son neveu, à qui il ne voulait que du bien. Il est en même temps le grand-maître d’une société secrète à laquelle il a voulu l’intégrer. Pour parvenir à ce but, il a fallu éloigner de lui certaines personnes, comme le comte, et certaines femmes, qui contrecarraient les objectifs de cette société. Les affaires de la société secrète se sont cependant compliquées par une division interne dont Karlos a été victime. La cause de cette division est liée à la figure de Don Pedro, un des initiés, qui avait pour tâche d’aborder Karlos et de lui insuffler peu à peu les idées de la société, pendant que sa ‘femme’, Franziska, essayerait de le séduire. Mais cette double ‘séduction’ avait mal tourné : Franziska était réellement tombée amoureuse de Karlos. La société a donc dû la liquider. C’est de cette exécution que le comte de S*, qu’on a pris pour Karlos, a été témoin. En même temps Don Pedro est devenu renégat et sa jalousie l’a rendu l’ennemi de Karlos et la cause de ses nombreux malheurs. La division interne de la société secrète explique donc comment Alfonso, l’ange gardien de Karlos, a pu paraître un ‘malin génie’. Luimême a plusieurs fois sauvé Karlos des coups de Don Pedro, le renégat jaloux. Malgré la tendresse que Karlos éprouve pour son oncle qu’il connaît enfin, la mort de cet ‘ange gardien’ confirme l’idée que la société secrète qu’il dirigeait ne recule pas devant le crime. On n’a pas de peine à s’apercevoir des ressemblances qu’offrent les grandes lignes de l’intrigue du roman de C. Grosse avec le récit-cadre du Manuscrit trouvé à Saragosse. Comme Karlos, Alphonse van Worden est ‘séduit’ de plusieurs manières. Emina et Zibeddé oublient elles aussi leur rôle et le metteur en scène, le scheik des Gomelez, est obligé d’intervenir, mais de façon moins cruelle. Comme le marquis de G*, Alphonse ne doute pas de la mise en scène, mais ni l’un ni l’autre n’en voient l’ultime ressort. Ils ont l’un et l’autre du mal à saisir la cause de l’attention particulière dont ils bénéficient de la part des initiés. Ils sont mis à l’épreuve et sont conscients qu’on essaie de les ‘reprogrammer’. La ‘Venta Quemada’ dans le roman de Potocki est l’équivalent de la ‘hutte de Jacob’ dans le roman de Grosse. C’est le lieu de la double initiation, aux secrets de la secte et aux secrets de l’amour. C’est aussi le lieu auquel on revient sans cesse. Il est important de mettre en parallèle ces deux endroits, cruciaux dans les deux romans.
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C’est Don Pedro, son nouveau voisin, qui fait trouver à Karlos le chemin de cette hutte, après lui avoir insufflé ‘assez d’idées pour fournir une année de réflexions’ (genug Ideen um Jahre lang darüber brüten zu können).18 A la hutte, Karlos est attendu par un vieillard qui l’amène à travers les broussailles à une fente dans le rocher où commence une descente. Le corridor s’élargit et ils arrivent dans un bois, puis un jardin les amène à un bâtiment où commence une nouvelle descente. C’est par cette même route que passera plus tard le Comte de S* pour être témoin de l’exécution de Franziska. Mais, pour l’instant, le lecteur lit la partie analeptique du roman et c’est ici la première rencontre de Karlos avec la société. Il est envahi d’un sentiment de bonheur et a l’impression de marcher à la rencontre d’une famille à laquelle il appartient. La salle dans laquelle il arrive ensuite est décorée de glaces. Devant lui : une table sur laquelle se trouvent étalés un crucifix, un calice, et un poignard. Il est installé dans un siège. Autour de la table se trouvent les initiés. Ils se démasquent et Karlos voit des visages ‘apostoliques’ – eine Gesellschaft von Gesichtern voll apostolischer Menschlichkeit – et reconnaît des amis.19 On assiste à un rituel où Karlos est initié de trois manières consécutivement. Il l’est d’abord par un serment par lequel il souscrit aux idées de la société et aux moyens qu’elle met en œuvre : Um uns an zu gehören, mußt du alle die Bande lösen, welche Menschen den Menschen weihen. Unser Eigenthum ist nur allein in der Welt. Erwürge deinen Vater, stoß deiner zärtliche Schwester den Dolch in die Brust, mit offnen Armen werden wir dich erwarten.20 You will become a deserving member of our community, you must dissolve all bonds whereby men bind themselves to men. Our property is only to be found in the world at large. Murder your father, poniard a beloved sister, and we shall receive you with open arms.
Le grand-maître, que Karlos ne reconnaît pas, déclare vouloir réunir les fortes têtes de tous les pays afin d’abattre le despotisme. Le but : ‘béatitude du monde entier par la maîtrise’ (Glückseligkeit der Welt in allgemeiner Beherschung). Les moyens : la foi, le poignard et le poison (Der Glaube, der Dolch oder der Giftbecher).21 Des cendres de quelques-uns qui doivent être sacrifiés naîtront des milliers qui auront une nouvelle vie. Il faut tuer les monarques afin d’atteindre un but supérieur : la liberté de tous. 18 19 20 21
C. C. C. C.
Grosse, Grosse, Grosse, Grosse,
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Genius, Genius, Genius, Genius,
p. p. p. p.
90. 110. 111. 114.
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On demande aux initiés de jouer le rôle qu’on leur impose, d’obéir et de garder le secret. Karlos recule intérieurement devant le machiavélisme de la société, qui sacrifie l’individu au bien général, mais prête néanmoins serment. Il boit le liquide contenu dans le calice. On lui ouvre une veine et son sang est bu par les autres initiés. Il est ensuite conduit dans un jardin où une femme vient au-devant de lui. Sa deuxième initiation s’effectuera par l’ivresse des sens. Dans les bras de Rosalie, qui joue évidemment son rôle, il jure une deuxième fois d’appartenir tout entier à la société. Elle lui révèle qu’on suit ses mouvements dès son enfance et qu’un homme comme lui valait bien cette peine. Elle exige aussi qu’il jure à elle personnellement qu’il la préférera à toute autre femme. De nouveau le sang coule. Suite à cette perte de sang, Karlos s’évanouit et se réveille dans un lit. A son réveil, un homme, Jacob, est prêt de lui et lui parle : Rosalie est allée trop loin ; son rôle consistait à enivrer Karlos par les sens, mais elle est tombée réellement amoureuse (Rosalie war anfänglich nur dazu bestimmt, ihre Sinne zu fesseln, das Mädchen hat aber zu Ihnen eine wahrhafte Liebe gefaßt. Dies verändert ihre Lage/ Rosalia was, at first, designed only to charm your senses ; the girl has, however, conceived a sincere love for you, and this alters the matter).22 Voilà donc une deuxième comédienne qui, comme Franziska, oublie son rôle. Elle aurait dû être la récompense de Karlos après une mise à l’épreuve de sa constance. Mais Rosalie s’est donnée trop tôt, comme Emina et Zibeddé : Es war nicht in unserem Plane, daß Sie schon itz genießen sollten, was dem Gemahle nur zukommt. Ihr vermählet euch früher, als ihr es verdientet.23 It was not in our plan that you should anticipate what is only the privilege of a wedded husband. You have tied the bonds of wedlock sooner than you deserved.
Malgré ce privilège, on continuera à le mettre à l’épreuve avant de lui révéler le reste des secrets de la société : Wen wir dich hinlänglich geprüft haben werden, wenn du unter alle Umstände, in jeder Lage derselbe bleibst, immer Karlos, dann wird deinen Augen die Hülle entsinken welche noch für dich manche unsere Operationen verstecken muß.24 22 23 24
C. Grosse, Der Genius, p. 136. C. Grosse, Der Genius, p. 136. C. Grosse, Der Genius, p. 137.
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After you shall be tried sufficiently, and have given us unexceptionable proofs of your firmness, the veil will be removed from your eyes, which, as yet, cannot bear the strong light of many truths.
Jacob exige de Karlos un troisième serment et lui donne ensuite des livres à étudier, l’avertissant qu’un Genius le suivra partout. Jacob se retire, un inconnu apparaît et Karlos est conduit par les corridors du palais délabré (durch mehrer Gänge des morschen Gebäudes), arrive dans le bois et retrouve son cheval. Il se demande si ce qu’il vient de vivre a été rêve ou réalité.25 La description des différents rites d’initiation de Karlos montre que les ressemblances avec le récit-cadre du Manuscrit trouvé à Saragosse dépassent les détails et ne sont pas pures coïncidences. On peut encore ajouter que la société secrète a une prédilection pour les aphrodisiaques. De nombreux ‘déjà-vus’ ponctuent les aventures, très complexes, de Karlos. Les différences ne manquent pas, d’autre part. Der Genius de C. Grosse est un véritable roman gothique où tous les topoi du genre sont exploités, comme les tempêtes et orages, qu’on ne peut évidemment pas mettre en scène, les passages secrets dans les châteaux en ruine et, surtout, le motif de la mort apparente. La mise à l’épreuve de Karlos s’effectue à travers la mise en scène de la mort de son épouse Elmire. Celle-ci meurt dans ses bras la nuit de leurs noces. C’est une mort apparente causée par un breuvage. On lancera sur les traces du veuf des femmes comme Franciska et Rosalie qui doivent mettre à l’épreuve sa fidélité à la société. Mais, comme on sait, elles oublient leur rôle. Rosalie est en outre saisie de jalousie de Franziska et deviendra l’instigatrice de son exécution. Elmire, la femme de Karlos, mourra une deuxième fois, tuée d’un coup de pistolet, mais le Genius, c’est-à-dire Alfonso, veille sur elle. Ayant découvert les plans du renégat Don Pedro, il substitue à Elmire une femme qui lui ressemble et qui est tuée à sa place. Le motif du double et du dédoublement est également très exploité dans le roman de C. Grosse. Elmire n’en mourra pas moins, empoisonnée, peu après que Karlos l’aura retrouvée. Elle a le temps de lui révéler qu’elle a été entre les mains de la société, mais qu’elle s’est évadée. On a voulu la convaincre de l’infidélité de Karlos en la rendant témoin d’une mise en scène dont elle a été, elle aussi, la victime.
25
C. Grosse, Der Genius, p. 138.
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Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1794. Dans la version dite de 1794 du Manuscrit trouvé à Saragosse, qui est contemporaine des romans de Grosse et de Goethe, Alphonse van Worden est lui aussi initié au secret d’une société secrète, les Gomelez. Depuis longtemps, le camp du Bohémien Avadoro est l’espace de la narration. Avadoro lui-même, Alphonse et Vélasquez, racontent leur histoire et écoutent celles des autres. Dès que la caravane se remet en marche, ils sont rejoints par le Juif errant, qui ne peut jamais se reposer. L’épisode de l’initiation d’Alphonse commence dans la 30e Journée, mais occupe surtout la Journée 31. L’initiation d’Alphonse interrompt ainsi l’histoire d’une autre initiation, racontée par le Juif errant, qui depuis la 20e Journée parle de ses aventures, en alternance avec Velasquez. Dans la 28e Journée, le Juif errant en arrive à l’épisode où le prêtre égyptien Chérémon évoque les secrets du culte égyptien d’Isis. Il reprendra ce récit dans la 33e Journée, après l’initiation d’Alphonse. L’initiation d’Alphonse au secret des Gomelez interrompt donc le récit de l’initiation au culte d’Isis racontée par le Juif errant. Ce rapprochement et ce recouvrement partiel de la narration de deux scènes d’initiation entre la 28e et la 33e Journée sont d’autant plus remarquables que dans la version de 1804 du Manuscrit trouvé à Saragosse les deux scènes d’initiation ne seront pas seulement éloignées l’un de l’autre – la 30e Journée pour l’initiation d’Alphonse et les Journées 33e-34e-35e et 36 Journées pour l’initiation au culte d’Isis – mais l’ordre sera aussi inversé. L’Histoire du Juif errant, et donc celle de l’initiation au culte d’Isis racontée par le prêtre Chérémon, disparaît complètement dans la version de 1810 du roman. En même temps, il est clair que la chronologie du roman n’est pas encore bien en place. Dans la 24e Journée, Alphonse reçoit l’ordre de se rendre ‘dans huit jour’, au coucher du soleil, à l’ouest du camp de Bohémiens où on l’attendra pour lui communiquer des choses importantes. Ce rendez-vous a lieu dans la 30e Journée, six – et non pas huit – jours plus tard. Manifestement, Potocki a hâte d’en venir au récit de l’initiation d’Alphonse. Il n’est sans doute pas importun de supposer que les deux scènes d’initiation ont été pensées ensemble dans la version 1794 et qu’elles constituent les deux volets d’un même argument. Dans la 30e Journée donc, Alphonse se souvient qu’on l’attend à 400 pas du camp. Il est accueilli par une bande armée qui l’introduit dans un souterrain par une faille dans un rocher. Il y descend seul. Après une cinquantaine de pas, le rocher se referme par un mécanisme secret et
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Alphonse voit devant lui une longue allée éclairée par des rayons de soleil qui pénètrent par quelques crevasses. Le terrain est en pente douce et Alphonse s’engage dans l’allée pendant deux heures jusqu’à une grille fermée. Un lit qu’il découvre et tâtonnant semble l’attendre, et il s’y endort. Le Lendemain – la 31e Journée – la grille est ouverte et au bout d’une demi-heure de marche Alphonse arrive à un escalier en limaçon par lequel on peut aussi bien monter que descendre encore plus profondément dans le souterrain. Alphonse descend et arrive à un caveau où il découvre un tombeau de marbre blanc. Un vieux derviche en prières l’y attend. Avant de s’expliquer davantage, le derviche offre une légère collation pour redonner à Alphonse des forces pour le travail qu’on attend de lui. Le tombeau recouvre le secret des Gomelez. Ce secret, déclare le derviche, n’est révélé qu’à des hommes du sang des Gomelez et après qu’on s’est assuré de leur caractère et de leur fermeté par des épreuves variées. Il y a cependant une autre clause qu’on observera avec moins de rigueur : Il est encore d’usage que l’on exige des serments solennels et accompagnés de tout l’appareil de la religion. Mais la connaissance que nous avons de votre caractère fait que nous nous contenterons de votre parole d’honneur. J’ose donc, Seigneur cavalier, vous demander votre parole de ne jamais révéler ce que vous allez voir.26
L’appartenance à la religion de Mahomet est une condition moins stricte que la loi du sang. Dans la première version du Manuscrit trouvé à Saragosse, la mise à l’épreuve vise beaucoup moins à inculquer à Alphonse des maximes qu’à tester sa capacité de garder le secret. Le secret en soi n’a rien d’un programme moral ou métaphysique. On lui déclare qu’un homme maître du secret des Gomelez n’aurait pas de peine à se faire obéir par des nations entières et à parvenir à la monarchie universelle. Il peut deviner que le secret est purement matériel : les Gomelez disposent de ressources financières inépuisables dont l’origine doit rester secrète. Le projet des Gomelez n’est donc pas d’initier Alphonse à une nouvelle foi, il s’agit de ‘capter son sperme’,27 pour revigorer une branche de la famille qui est confrontée à un grand nombre de naissances femelles. 26 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1794, éd. modernisée de François Rosset et Dominique Triaire, in Emilie Kleene (éd.), Jean Potocki à nouveau, AmsterdamNew York, Rodopi, 2010, p. 407. 27 Selon l’expression d’Yves Citton, ‘L’imprimerie des Lumières. Filiation de Philosophes dans le Manuscrit trouvé à Saragosse, in Pierre Hartmann et Françoise Lotterie (éds), Le Philosophe romanesque. L’image du philosophe dans le roman des Lumières, Strasbourg, Presses universitaires, 2007, p. 301-335.
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Et comme cette branche est musulmane, le géniteur sera de préférence musulman, mais à défaut on se contentera de chrétiens, comme Alphonse et Velasquez, pourvu qu’ils soient du sang des Gomelez. Le sang importe plus que la foi. Tout cela est explicité par le derviche après qu’Alphonse est descendu dans le souterrain profond auquel le tombeau donne accès. Ce qu’Alphonse y voit – le secret des Gomelez – n’est pas révélé : Je descendis donc et je vis des choses que je me ferais un plaisir de vous dire si ma parole d’honneur n’y mettait un obstacle invincible.28
A cet endroit précis, le Bundesroman se heurte au paradoxe qui le fonde : si un récit concernant l’initiation au secret d’une société secrète fait révéler ce secret par le personnage initié, il s’expose au paradoxe pragmatique, c’est-à-dire à la contradiction entre son énoncé et son énonciation. Le personnage a juré de ne rien révéler et ne peut donc pas révéler le secret dans son récit au lecteur. Le paradoxe pragmatique ne peut être levé que si le récit s’écarte de sa propre logique : ou bien le héros n’adhère plus à la société et peut donc rompre le secret, ou bien la société secrète cesse elle-même d’exister de sorte qu’il n’y a plus de secret à garder. Potocki a très bien vu ce paradoxe. Il se rend aussi compte que le paradoxe pragmatique implique une déception de l’attente du lecteur de son roman, qui attend évidemment que le secret lui soit révélé. Dans le roman de Goethe, le secret de la société de la Tour ne peut être révélé que parce que la société elle-même a cessé de se prendre au sérieux. Dans le Manuscrit trouvé à Saragosse, le secret sera révélé, mais seulement dans la version de 1810 du Manuscrit trouvé à Saragosse. Ce n’est que dans la 55e Journée de cette dernière version du roman que l’existence d’un filon d’or qui paraît inépuisable est révélé. Alphonse peut dévoiler le secret car peu après, dans la 61e Journée, la société secrète aura cessé d’exister après l’explosion du souterrain. Il est surtout très remarquable que dans la version de 1804, l’existence du filon d’or est protégé par la même clause que dans la version de 1794 que nous venons de citer. C’est ici que le voisinage d’une autre scène d’initiation se révèle d’importance. Le récit de l’initiation au culte d’Isis racontée par le prêtre Chérémon – qui encadre celle d’Alphonse au secret des Gomelez – se heurte lui aussi au paradoxe pragmatique. L’initiation à un culte religieux s’achève en principe par la révélation des grands secrets qui concernent l’origine du culte et du dieu ou de la déesse qui en sont l’objet. L’épisode sur l’initiation au culte d’Isis dans le Manuscrit trouvé à Saragosse n’est 28
Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1794, p. 407.
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pas sans rappeler certaines scènes analogues dans Lamekis de Mouhy, qui a pu être ici le modèle de Potocki.29 Dans ce roman, les assez nombreuses scènes d’initiation débouchent presque systématiquement sur une ‘lacune’ dans le manuscrit, qui soustrait donc le secret au lecteur. Dans la version de 1794 du Manuscrit trouvé à Saragosse, le secret du culte d’Isis est soustrait à l’initié même, au tout dernier moment : Il ne me reste plus qu’à vous parler de nos mystères (continue Chérémon, dans le récit du Juif errant), et je vous en dirai tout ce qu’il vous importe d’en savoir. D’abord soyez bien persuadé que lors même que vous seriez initié, vous ne sauriez rien du tout sur l’origine de notre mythologie. Ouvrez l’historien Hérodote : il était initié et en avertit le lecteur à chaque page, et cependant il fait des recherches sur les origines des dieux de la Grèce, comme quelqu’un qui n’en saurait pas plus que le vulgaire. Ce qu’il appelle le discours sacré n’avait aucun rapport avec l’histoire. C’était ce que les Latins ont appelé turpi loquentia, ou discours honteux. On faisait à chaque initié un conte extraordinairement indécent comme celui de Baubo à Eleusis, celui des amours de Bacchus en Phrygie. Nous croyons en Egypte que cette turpitude est un emblème qui désigne combien l’essence de la matière est vile en elle-même, et nous n’en savons pas davantage. […] L’ignorance de ces initiés qui perce dans tous leurs ouvrages prouve assez, comme je vous l’ai déjà dit, que si vous étiez initié, vous n’en seriez pas plus savant sur l’origine de nos religions.30
Il se pourrait donc qu’il n’y ait pas de secret du tout ou qu’il soit tellement indicible, ou vil, que chaque initié en reçoit une version fausse et indécente. Le secret peut être révélé quand on le transforme, mais de telle manière que l’initié n’osera le révéler tellement il est indécent. L’ultime façon de révéler le secret et d’échapper au paradoxe pragmatique est de le transformer et d’en faire un discours ‘honteux’ pour celui qui le révèle : turpi loquentia. Dans la comparaison des romans de Grosse, de Goethe et de Potocki, qui sont absolument contemporains, nous trouvons assez d’indices pour affirmer que le récit-cadre du Manuscrit trouvé à Saragosse est emprunté à la foulée de romans qui compose le Bundesroman allemand de la dernière décennie du XVIIIe siècle. Mais il faut en même temps constater que l’impact du roman allemand sur la création romanesque de Potocki se limite à l’emprunt de thèmes, de motifs ou de topoi qui nourrissent l’imaginaire narratif et que l’influence ne va pas jusqu’à l’adoption de l’argumentation morale, métaphysique ou politique qui constitue 29 30
Voir notre contribution sur Mouhy dans ce recueil. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1794, p. 402.
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l’essence de la tradition romanesque allemande. Le récit-cadre qui aboutit à l’initiation d’Alphonse aux secrets des Gomelez est une version matérialiste de ses homologues allemands. Certes, les questions d’ordre religieux et politiques constituent une dimension importante du secret de Gomelez, mais le rôle d’Alphonse dans la mise en scène est aussi réduit qu’il le veut lui-même. Il est vrai que les Gomelez proposent à Alphonse de changer de religion et qu’ils lui offrent même de hautes fonctions politiques, mais son refus est accepté gracieusement. Il n’en épousera pas moins ses deux cousines, Emina et Zibeddé, qu’il rendra mères. C’était le but minimal des Gomelez, et ils s’en contentent. Chez Potocki, les questions religieuses et politiques sont développées dans les récits insérés : le Juif errant, Velasquez, Avadoro et le cabaliste en sont les porte-paroles. Le secret non révélé des Gomelez est le trou dans le récit-cadre dans lequel se mettent en abyme les nombreux récits qui y sont emboités. Ils constituent la turpi loquentia, le discours honteux, de Potocki. Mais chez un romancier, la turpi loquentia est fiction, c’est-à-dire un discours qui essaie de dire les vérités indicibles par les ressources du mensonge.
SUR NOVALIS ET HOFFMANN LES MERVEILLES DE LA MINE DANS MANUSCRIT TROUVÉ A SARAGOSSE, HENRI D’OFTERDINGEN ET LES MINES DE FALUN A José Lambert Louvain
Potocki et le filon d’or Il n’existe pas de version définitive du Manuscrit trouvé à Saragosse. C’est un de ces romans troublants dont l’inachèvement permanent trahit les hésitations de l’auteur quant à l’orientation qu’il donnera à la masse narrative dans laquelle son génie créateur – la natura naturans de Spinoza – cherche à se réaliser. L’intérêt du roman de Potocki réside moins dans l’existence d’un produit final arrondi que dans la visualisation d’une pensée créatrice au travail, qui se laisse saisir, dans les trois versions que nous possédons de l’œuvre – 1794, 1804, 18101 – comme une énergie réflexive qui pense et repense les mêmes données narratives. Il serait vain de lire le Manuscrit trouvé à Saragosse à partir de sa fin, qui n’en est pas une. Le secret des Gomelez autour duquel gravite le récit-cadre des six décamérons ne se trouve à la fin du récit que dans la dernière version du roman, celle de 1810. Dans la version de 1794, Alphonse van Worden est initié au secret des Gomelez dès la 31e Journée. La partie que nous possédons de cette première version continue jusqu’à la 39e Journée et l’existence d’autres documents permet de supposer qu’un projet de plus vaste envergure est d’ores et déjà en place. Le secret des Gomelez n’est donc pas la fin, loin de là. Il en va de même de la version de 1804 où l’existence d’une mine est révélée à Alphonse à peu près au même endroit – dans la 30e Journée – alors que le récit continue cette fois-ci jusqu’à la 45e Journée.
Cet article est inédit. 1 Pour la version de 1794 du Manuscrit trouvé à Saragosse, voir l’édition de François Rosset et Dominique Triaire dans Emilie Kleene (éd.), Potocki à nouveau, AmsterdamNew York, Rodopi, 2010. Pour les versions de 1804 et 1810, nous renvoyons à l’édition procurée par les mêmes éditeurs, en deux volumes, à Paris, GF, 2008.
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D’une version à l’autre, Potocki ne fait pas que compléter son œuvre en insérant dans un récit-cadre préétabli la matière de six décamérons, il repense aussi les données narratives de ce récit-cadre même en les déplaçant. Le déplacement du secret des Gomelez à la 61e et dernière Journée dans la version de 1810, s’accompagne d’un changement important. Dans les versions précédentes, le secret est révélé à Alphonse, mais ce dernier ne le communique pas à son lecteur. Au dernier moment, Alphonse avale sa langue : Je descendis donc et je vis des choses que je me ferais un plaisir de vous dire si ma parole d’honneur n’y mettait un obstacle invincible.2
Dans la version de 1810, en revanche, le dernier voile qui couvrait le secret des Gomelez est levé : Je descendis un millier de marches toujours dans l’obscurité, puis j’arrivai à une caverne éclairée par plusieurs lampes. J’y vis un banc de pierre sur lequel étaient rangés des ciseaux d’acier et des maillets du même métal. Devant le banc était un filon d’or de l’épaisseur d’un homme. Le métal était d’un jaune foncé et paraissait très pur. Je compris aisément que ce qu’on demandait de moi était de détacher du filon autant d’or que je le pourrais.3
La version de 1810 implique une transgression de la logique textuelle : comment la version de 1810 résout-elle l’incompatibilité entre l’initiation à la secte de Gomelez et la trahison du secret qui en est la condition ? Alphonse couche par écrit ses aventures dans la Sierra Morena peu après les événements. Il dépose son manuscrit chez les frères Moro, les banquiers des Gomelez. Il ne retire son manuscrit que 25 ans plus tard, après l’explosion de la mine et l’épuisement du filon d’or pour ensuite le déposer dans une cassette de fer que ses héritiers retrouveront.4 L’existence du filon d’or a donc été raconté par Alphonse dans un manuscrit qui est resté caché pendant 25 ans. Le manuscrit déposé dans la cassette est
2
La phrase se trouve, à l’identique, dans les versions de 1794 (31e Journée) et de 1804 (30e Journée). 3 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 59e Journée, p. 787. 4 C’est ainsi que se termine la version de 1810. Cette 61e Journée est décalée par rapport aux six décamérons. Nous sommes en 1761, comme le suggère le récit d’Alphonse : ‘En l’année 1760, on me donna une escadre avec la commission de faire la paix avec les puissances barbaresques’ (p. 830). Arrivé à Tunis, Alphonse retrouve Emina, la mère de son fils, qui est désormais dey de Tunis. Il revoit aussi Zibeddé, mère de sa fille, qui a été éduquée dans la foi chrétienne. L’année suivante, en 1761 donc, cette fille épouse le fils de Vélasquez et de Rebecca. Les événements qui occupent les 60 Journées précédentes ont eu lieu 25 ans plus tôt, soit en 1736.
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destiné aux héritiers d’Alphonse, qui apprendront le secret quand il n’y a plus de raison pour le garder. L’apparition du filon d’or dans la version de 1810 est d’autant plus remarquable que sur le plan narratif elle n’apporte rien de vraiment neuf. Dans les versions précédentes son existence peut être supposée ou au moins déduite des circonstances. Comme l’explique le derviche qui attend Alphonse devant le tombeau qui conduit à la mine dans la version de 1794 et dans delle de 1804, ‘Un homme maître de notre secret n’aurait point de peine à se faire obéir par des nations entières et s’il savait s’y prendre, à parvenir à la monarchie universelle’.5 Le lecteur peut supposer que le secret concerne la richesse immense de la secte. Sur le plan narratif le filon d’or n’est donc pas d’une importance capitale. Il pourrait en revanche nous renseigner sur les lectures de Potocki qui, une fois de plus, pointent dans la direction de la littérature allemande. Dans la suite, il sera question de deux récits où un filon d’or se trouve au centre de l’argumentation. Henri d’Ofterdingen (Heinrich von Ofterdingen) est un Bildungsroman inachevé de Novalis (1772-1801) publié après la mort de son auteur par son ami Ludwig Tieck, en 1802. Les Mines de Falun (Die Bergwerke zu Falun) est un conte ‘fantastique’ d’E.T.A. Hoffmann (1776-1822), publié dans le recueil des Frères de la Saint-Serapion (Die Serapionsbrüder) en 1819. Le roman de Novalis d’une part est un produit du romantisme allemand tel qu’il prenait forme à Iéna, dans le cercle autour des Frères Schlegel qui fut le foyer de l’idéalisme allemand. Le conte d’E.T.A Hoffmann d’autre part est à maints égards une réaction contre l’idéalisme du Cercle d’Iéna. Le motif du filon d’or justifie ici la mise en parallèle de ces deux récits dans l’analyse qui suivra. Il est évident que Potocki, qui se suicide en 1815, n’a pas pu connaître le conte d’Hoffmann, mais il n’est pas exclu qu’il ait pu avoir connaissance, directement ou indirectement, du roman de Novalis avant d’écrire la version de 1810 de son roman. Quoi qu’il en soit, la conclusion de notre analyse devra ici être la même que celle à laquelle aboutissait notre étude sur la société secrète dont Potocki a pu trouver des modèles dans les romans de Wieland et de Schiller, de Grosse et de Goethe : l’auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse a pu emprunter des thèmes à la littérature allemande de la Spätaufklärung et du Romantik, mais l’argumentation dont ils sont les véhicules dans ces romans allemands est entièrement laissée de côté. Potocki demeure un écrivain des Lumières. 5 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version de 1794, p. 406, version de 1804, p. 503.
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Un facteur par lequel le projet de Potocki se rapproche cependant de celui du Cercle d’Iéna réside dans la conception du roman comme genre. Le moule du Bildungsroman fourni par Goethe avec Wilhelm Meister que Fr. Schlegel aimait tant fait du roman un organisme, une forme d’art qui permet de faire la synthèse ‘des religions, des sciences et des mythologies’ et cela en réunissant tous les tons de l’expression humaine.6 Que Potocki ait respiré l’air de l’idéalisme allemand ou non, le Manuscrit trouvé à Saragosse est exactement cela : une synthèse des religions, des mythologies et des sciences qui varie infiniment les tons, donnant la parole à des narrateurs aussi différents que Velasquez ou Diègue Hervas, pour les sciences, le cabaliste Uzeda ou le Juif errant (et par son intermédiaire le prêtre Chérémon), pour les religions et les mythologies. Même s’il n’insère pas, comme le Bildungsroman, des poèmes, des chansons ou des Lettres, le Manuscrit trouvé à Saragosse mêle tous les genres narratifs, du roman picaresque, sentimental, libertin, … à l’utopie. Et pour ce qui est de sa conception globale il n’a pas vraiment de modèle dans la tradition française, se rapprochant davantage du Totalroman allemand. Henri d’Ofterdingen et l’idéalisme allemand Pour Novalis, l’univers est un organisme vivant animé d’une pulsion qui ramène la Nature et l’homme à un ordre supérieur. En 1798, Novalis envisageait d’écrire un grand ouvrage philosophique, auquel il renonce en 1799, mais qu’il réalisera sous la forme d’un Bildungsroman dont Goethe lui fournit le modèle. Henri d’Ofterdingen aurait dû être le premier d’une série de six romans. Ce que Novalis avait en vue n’est rien de moins que la création d’un Mythos romantique dans lequel tout aurait dû trouver sa place, de la philosophie grecque, la tradition chrétienne ou la mystique allemande au destin politique et intellectuel de l’Allemagne, et tout cela saisi dans une narration à la fois féerique et réflexive. A la fin, Henri aurait dû trouver et cueillir la fleur bleue – die blaue Blume – qu’il a vue en rêve dans sa jeunesse et qui devient le symbole du romantisme idéaliste du Cercle d’Iéna. Dans une lettre du 27 septembre 1799, Novalis écrit à Caroline Schlegel : Ich habe Lust mein ganzes Leben an Einen Roman zu wenden – der allein eine ganze Bibliothek ausmachen – vielleicht Lehrjahre einer Nation enthalten soll.7 6 Voir l’Introduction de Marcel Camus à notre édition de référence : Novalis, Henri d’Ofterdingen, traduit et préfacé par Marcel Camus, Paris, GF-Flammarion, 1942/1992, p. 12. 7 Rüdiger Safranski, Romantik. Eine Deutsche Affäre, Frankfurt, Fischer, 2007, p. 111.
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J’ai envie de consacrer ma vie entière à un unique roman qui formerait à lui seul une Bibliothèque et qui contiendrait peut-être les Années d’apprentissage d’une Nation entière.8
Novalis ne réalisera que la première partie du premier livre du cycle projeté. Cette première partie d’Henri d’Ofterdingen s’intitule ‘L’Attente’ ; la deuxième, que la mort l’empêche de réaliser, aurait dû s’intituler ‘L’accomplissement’. Henri d’Ofterdingen n’est pas seulement le récit de la découverte progressive de son destin – la poésie sous toutes ses formes – par Henri lui-même, c’est également l’épopée de toute une Nation telle que la voyait Novalis. Une première idée centrale chez Novalis est Einbildungskraft, capacité de représentation. L’homme qui possède cette capacité est à même non seulement de se créer une réalité subjective, mais surtout de voir à travers l’imagination la cohérence de cette réalité intérieure, qui est le reflet plus complet de la réalité extérieure. Par sa capacité de représentation l’homme ‘romantise’ la réalité, c’est-à-dire qu’il la hausse à un niveau supérieur dans la mesure où il la comprend dans sa cohérence. Le chemin de la connaissance du monde est donc un chemin qui mène vers l’intérieur. Ce chemin se dissout aussi dans la nuit et entraîne vers le monde souterrain. La nuit est l’intérieur absolu ; elle est ce à quoi nous retournons pour y renaître. La mine, l’intérieur de la montagne, est le lieu de l’origine. La nuit et la mine sont pour Novalis – lui-même ingénieur de mine ayant un intérêt particulier pour la minéralogie – des ‘symboles’ de la vie intérieure. Pour le Cercle d’Iéna, l’imagination n’est pas seulement une capacité de compréhension du monde mais aussi un instrument pour son éducation. Le projet romantique consiste à pénétrer le monde de l’esprit poétique. La Einbildungskraft est un pouvoir susceptible d’éveiller en l’autre ce qu’il a de meilleur en lui. L’idéalisme du Cercle d’Iéna, cette fusion du réel extérieur et de l’idéal vue et vécue intérieurement, est une réponse aux idées de la Aufklärung. Les Lumières ont produit l’idée d’un univers qui se contient lui-même et qui est, selon l’expression de Novalis empruntée à l’idée du Dieu horloger de Voltaire, un perpetuum mobile. L’homme commence à maîtriser techniquement cet univers refroidi et déshabillé, où Dieu n’apparaît plus comme une cause nécessaire. Les temps modernes où les armées napoléoniennes submergent l’Europe et se trouveront en 1806 devant Iéna même, s’ouvrent sur un monde qui est ‘entzaubert’, désenchanté. 8
Je traduis.
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Le projet de l’idéalisme allemand est de transcender le dualisme entre cette réalité empirique et la réalité subjective chère au romantisme naissant. Cette transcendance est réalisée par l’association de la poésie et de la religion. La nouvelle religion de la Drittes Weltalter doit être esthétique. Il s’agit de pénétrer le monde d’un esprit poétique qui doit l’amener à un autre niveau de compréhension et le rendre moralement supérieur. Heinrich von Ofterdingen est un ‘Minnesänger’ légendaire du début du XIIIe siècle connu par le combat poétique sur la Wartburg à Eisenach qui, selon la légende, l’aurait opposé à Walter von der Vogelweide et Wolfram von Eschenbach. Le Bildungsroman que Novalis compose autour de cette figure raconte la prise de conscience d’un individu qui s’ouvre à la poésie. Le Bildungsroman est ici encore un récit de voyage qui est à la fois un voyage dans l’espace et une découverte progressive du moi intérieur, ressenti comme une patrie. Le trait le plus caractéristique d’Henri est la Sehnsucht, l’aspiration à une vie plus belle, qui est associée à cette patrie perdue que symbolise la fleur bleue. Cette retrouvaille de la patrie intérieure coïncide avec un retour à Dieu. L’expérience amoureuse, forme instinctive de la religion, est ressentie comme le pressentiment de l’existence de Dieu. L’amour est une manière de vivre pleinement qui fait comprendre que la réalité contient une part d’éternité. Le poète, qui pour un ‘Minnesänger’ comme Heinrich von Ofterdingen est nécessairement amoureux, est celui qui révèle aux autres l’éternel caché dans les choses passagères.9 Plus précisément, la poésie est la description du monde intérieur du poète qui est un monde plus complet. Aussi toute œuvre de littérature, poème ou roman, doit-elle être une Stimmung, une vibration poétique qui se répand sur la réalité et en fait comprendre la profonde unité. Même si son déroulement est linéaire à la manière du Bildungsroman, un roman se veut pour l’idéalisme allemand réglé par une temporalité intérieure qui est le produit de réminiscences, de rêves et de pressentiments qui font que le présent se mêle à l’avenir et au passé. Le moi qui se forme n’est plus celui d’un individu, mais un moi commun qui se fond avec des forces hors de lui, comme l’amour. Cette fusion est causée par le fait qu’une idée universelle est trop envahissante pour se réaliser en un seul individu. Elle s’incarne dans des êtres différents qui se sentent vivement apparentés.10 Selon un raisonnement analogue, la réalité extérieure n’est que la projection symbolique d’une réalité plus riche et plus 9 10
Marcel Camus, Henri d’Ofterdingen, Introduction, p. 25. Marcel Camus, Henri d’Ofterdingen, Introduction, p. 51.
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complète qui est intérieure. Le rêve, qui a le plus souvent un aspect prémonitoire, est un des instruments de cette attirance galvanique du présent et de l’avenir et des êtres ‘sympathiques’. Henri d’Ofterdingen est composé de parties qui constituent des unités à part et qui figurent, chacune à sa manière, l’idée de l’ensemble. Le chapitre V qui nous intéressera ici peut être lu comme une de ces Parties intégrant le Tout. Deux événements rapprochent ce chapitre du Manuscrit trouvé à Saragosse : l’idée de la mine et de l’or qu’elle héberge d’une part et la rencontre avec un ermite d’autre part. Le rêve prémonitoire Le voyage du jeune Henri est déclenché par un rêve prophétique qui, dès le premier chapitre du roman, met en évidence les deux motifs mentionnés. En fait, il s’agit d’un double songe, du fils et du père, qui séparément et à des moments qu’une génération sépare, rêvent de la fleur bleue. Une nuit, le jeune Henri rêve, comme Dante, de se trouver dans une forêt obscure, où il découvre une gorge rocheuse qu’il escalade le long d’un ancien torrent. Il parvient ainsi à une verte prairie où s’élève une falaise abrupte dans laquelle il aperçoit une ouverture qui semble être l’entrée d’une galerie taillée dans le roc. Un corridor souterrain le conduit à une grande salle bien éclairée au milieu de laquelle Henri aperçoit un puissant jet d’eau qui s’élève jusqu’à la paroi supérieure de la voûte et s’y pulvérisait en mille paillettes étincelantes qui retombaient toutes dans un vaste bassin ; la gerbe resplendissante comme l’or en fusion ; on n’entendait pas le moindre bruit ; un silence religieux entourait ce spectacle grandiose.11
Après qu’il a humecté ses lèvres de l’eau de la fontaine, un souffle spirituel pénètre Henri, qui se sent métamorphosé : Alors il lui sembla qu’un des nuages empourprés du crépuscule l’enveloppait ; un flot de sensations célestes inondait son cœur ; mille pensées s’efforçaient, avec une volupté profonde, de se rejoindre en son esprit ; des images neuves, non encore contemplées, se levaient tout à coup pour se fondre à leur tour les unes dans les autres et se métamorphoser autour de lui en créatures visibles.12
Métamorphose et fusion sont les deux mouvements imaginaires que subit le jeune rêveur. Henri a ensuite une deuxième vision. Il se trouve couché 11 12
Novalis, Henri d’Ofterdingen, p. 75. Novalis, Henri d’Ofterdingen, p. 75. Je souligne.
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sur une molle pelouse au bord d’une source. Les rochers qui l’entourent sont d’un bleu foncé strié de toutes les couleurs, le ciel est d’azur sombre. Au bord de la source il revoit la fleur bleue, qu’il contemple avec une indicible tendresse. Quand il s’en approche, une étrange métamorphose a lieu : les feuilles deviennent plus brillantes mais se resserrent autour de la tige qui s’allonge. La fleur s’incline vers lui et les pétales commencent à former une collerette bleue où flotte un visage. A ce moment même Henri est réveillé par sa mère. D’emblée les grandes idées de l’idéalisme allemand sont mises en place. La fleur bleue est le symbole fusionnel qui ne se laissera embrasser qu’au bout d’une longue quête. Cette quête est celle d’un paradis auquel l’individu aspire et qu’il retrouvera après une descente au fond de soi. Ce paradis est une fusion de couleurs, de sensations et d’images où les temps se confondent. La pluie d’or, la prairie et la source sont les images qui évoquent un âge d’or perdu et à retrouver. Cette patrie perdue est aussi un lieu où les pensées s’empressent avec ‘une volupté profonde’. A l’horizon du rêve d’Henri d’Ofterdingen luit le beau vers de Baudelaire sur le pays qui ressemble à l’être aimé : ‘Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté’, en attendant que le symbolisme voie en Novalis une de ses figures annonciatrices.13 Dans le rêve du père, qu’il raconte à son fils Henri, on retrouve l’idée de la descente dans un monde souterrain. Errant à la campagne éclairée d’une belle lune, le père d’Henri s’arrête devant une villa où il demande à boire tranquillement un verre de vin. Entretemps, un vieillard assis dans la même salle lui montre des livres, des poèmes, des sceaux gravés et des antiquités qui évoquent un monde nouveau : ‘mon cœur s’épanouit lorsque je me rappelle la foule bigarrée des pensées et des impressions singulières qui m’envahirent cette nuit-là. Le père passe la nuit dans la villa et y a un songe. Il rêve d’un itinéraire qui le conduit au Harz et à une haute montagne d’où il voit, à ses pieds, la Plaine d’Or. Il aperçoit bientôt un escalier qui pénètre à l’intérieur de la montagne et le conduit à une vaste grotte où un vieillard enveloppé d’un grand manteau est assis à une table de fer, les regards fixés sur une statue de marbre représentant une jeune fille divinement belle. Le vieillard entraîne le nouveau venu par de longs corridors à une plaine verdoyante où toutes les choses sont différentes de ce qu’elles sont en Thuringe : des arbres énormes, aux longues feuilles brillantes, répandaient leur ombre loin alentour. L’air était très chaud, sans être étouffant. Partout 13
Baudelaire, ‘Invitation au voyage’, in Les Fleurs du Mal (1857).
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des sources et des fleurs ; mais parmi toutes ces fleurs, une me charma tout particulièrement, et il me sembla que les autres s’inclinaient vers elle… ‘A ! père bien aimé, dites-moi donc quelle était sa couleur !’, s’écria le fils en proie à une vive émotion.14
La patrie intérieure Au chapitre V d’Henri d’Ofterdingen le rêve se répand dans la vie où ce que le rêve avait de prémonitoire se réalise. Comme les rêves du Chapitre I, le chapitre V est une partie qui contient le tout. Cette partie est plus complète et préfigure davantage encore le tout, dans la mesure où les deux rêves, du père et du fils, s’y rejoignent dans une même aventure, qui est une descente dans un souterrain où un vieillard attend. Henri est arrivé dans une auberge de village au pied de hauteurs dentelées coupées de gorges profondes. Dans cette auberge, il rencontre un vieux mineur que les villageois prennent pour un chercheur de trésors. A la demande d’Henri le vieillard raconte son histoire. Cette histoire permet d’illustrer à quel point la pensée de Novalis est un pivot entre celle de Potocki et celle d’Hoffmann au sujet du filon d’or. Le vieux mineur de Novalis se souvient de son émerveillement au moment où il contemplait pour la première fois ‘le roi des métaux en feuillets délicats dans les interstices de la roche’ : […] il est impossible d’expliquer et de décrire cette entière satisfaction d’une tendance innée, cette joie étonnante qu’on prend aux choses qui sont en rapport étroit avec notre nature intime ainsi qu’aux occupations auxquelles on était destiné et préparé dès le berceau. Il est probable qu’à tout autre elles eussent semblé vulgaires, insignifiantes et rebutantes ; mais à moi, elles paraissaient aussi indispensables que l’air à la poitrine et les aliments à l’estomac. […] J’eus l’impression que [l’or dans les interstices de la roche] y était comme enfermé dans de solides prisons et que son éclat saluait amicalement le mineur qui parmi tant de dangers et de difficultés s’était creusé à travers les épaisses murailles un chemin pour l’atteindre et l’amener à la lumière du jour, afin qu’aux couronnes et aux coupes des rois comme aux reliques des saints il parvînt aux honneurs, et qu’en des monnaies ornées d’effigies, fort appréciées et soigneusement conservées, il pût dominer et conduire le monde.15
Cette dernière phrase ne peut pas manquer de rappeler le propos du derviche de Potocki qui avertit que la connaissance du secret des Gomelez 14 15
Novalis, Henri d’Ofterdingen, p. 81. Novalis, Henri d’Ofterdingen, p. 129.
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ferait parvenir à la monarchie universelle et à la domination de nations entières. Cependant, les richesses du mineur de Novalis sont d’une autre nature. L’or qu’il découvre donne du lustre aux idées et aux pensées : Pauvre est le mineur en venant au monde, et pauvre il s’en retourne. Il lui suffit de savoir où l’on trouve les puissances métalliques et de les amener au jour : mais leur éclat aveuglant est sans pouvoir sur son cœur intègre. Ne brûlant pour elles d’aucune dangereuse et folle passion, il prend plus de plaisirs à leurs étranges conformations et aux singularités de leur origine et de leur gisement qu’à leur possession qui promet pourtant monts et merveilles. Elles n’ont plus de charme pour lui dès qu’elles sont devenues des marchandises […].16
Le vrai mineur sait ‘quelle plante délicieuse fleurit pour lui dans ces profondeurs lugubres’.17 C’est aussi en contemplant le petit crucifix que chaque mineur porte avec lui qu’il met à jour dans son cœur ‘le filon le plus précieux, celui [qui] s’est révélé intarissable pour l’éternité’. La mine et le filon d’or sont ‘les graves symboles de la vie humaine’. La mine est le cerveau humain dans lequel la Einbildungskraft, à force de travailler avec confiance et acharnement, trouve ‘le véritable filon riche en minerai’ : ‘Quelle connaissance de tous les caprices du hasard le mineur n’acquiertil pas en cette occasion, – mais aussi quelle certitude que le zèle et la persévérance sont les seuls moyens infaillibles d’en triompher et de mettre au jour les trésors que ces fantaisies capricieuses défendent si opiniâtrement’.18 Les marchands rassemblés dans la même auberge et qui ont eux aussi écouté le récit du vieux mineur veulent tirer profit de son expérience et de sa connaissance pour nouer des relations commerciales avec la Bohême. Mais le vieux a d’autres projets. Il a vu à la lueur du jour quelques grottes remarquables dans le voisinage et, bien que la nuit approche, il se propose d’y entrer avec ceux qui veulent bien l’accompagner. Les marchants n’hésitent pas, mais les villageois, qui connaissent l’existence de ces grottes, ‘ont l’esprit plein de légendes terrifiantes au sujet des dragons et autres monstres dont, à les entendre, elles étaient le repaire’.19 Le pèlerinage vers les collines est entrepris par le vieux mineur, Henri, les marchands et quelques villageois. La descente dans la mine est précédée d’une sorte de Hymne à la Nuit qui est un autre fragment contenant le Tout. La nuit
16 17 18 19
Novalis, Henri Novalis, Henri Novalis, Henri Novalis, Henri
d’Ofterdingen, p. d’Ofterdingen, p. d’Ofterdingen, p. d’Ofterdingen, p.
131. 132. 133. 138.
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replie le monde sur lui-même et l’obscurité donne naissance à un monde fusionnel : La lune luisait d’un doux éclat au-dessus des collines, éveillant en toutes créatures des songes pleins de mystère. Semblable elle aussi à un rêve du soleil, elle régnait sur ce monde des songes, monde replié sur lui-même ; elle ramenait la nature, morcelée en d’innombrables existences limitées, à cette fabuleuse époque des origines où chaque germe sommeillait encore concentré sur soi, et, dans sa solitude inviolée, aspirait en vain à épanouir la secrète plénitude de son être inépuisable. Dans l’âme d’Henri se reflétait la féerie de cette soirée. Il avait l’impression que le monde reposait en lui, grand ouvert, et lui découvrait comme à un hôte familier tous ses trésors et ses grâces secrètes. Comme il semblait facile à comprendre, le grandiose et simple spectacle qui l’entourait. La nature lui paraissait ne devoir son obscurité qu’à la surabondance et à la variété des formes sous lesquelles elle amoncelle autour de l’homme les éléments les plus proches et les plus familiers.20
Pendant qu’Henri s’abandonne à ses méditations, la compagnie arrive à la grotte. Le parcours labyrinthique auquel le lecteur s’attend commence. Il a tout d’un rite d’initiation dont on rencontre tant d’exemples très similaires dans les romans de la Spätaufklärung.21 Conduite par le vieux mineur, la compagnie parvient par un couloir étroit à une salle haute. On y découvre des ossements, marques d’une antiquité immémoriale. Les villageois peureux ne veulent pas aller plus loin, mais les autres s’engagent dans une seconde galerie qui débouche sur une autre grotte. Au fur et à mesure qu’il progresse, il semble à Henri qu’il traverse ‘le palais intérieur de la terre […] et un inquiétant royaume souterrain’.22 Soudain un chant humain frappe les oreilles. On en cherche aussitôt l’origine. Un couloir en pente vers le bas conduit les courageux à une nouvelle voûte plus vaste où, auprès d’une lampe, un vieillard enveloppé dans un ample manteau, se trouve assis devant une table de fer. Il lit. La compagnie est accueillie comme si on l’attendait. Le vieillard explique qu’il est le comte de Hohenzollern, homme de guerre, qui s’est retiré du monde avec son épouse, dont on voit le tombeau. Une conversation s’engage entre le vieux mineur et l’ermite. Le premier reparle du jardin enchanté des mines, le second fait des réflexions sur l’histoire : celle-ci doit fusionner avec la poésie si elle veut parvenir à une connaissance supérieure d’une époque. Il ne faut pas se retirer trop tôt de la vie active 20 21 22
Novalis, Henri d’Ofterdingen, p. 139. Voir dans ce recueil la contribution sur Grosse et Goethe. Novalis, Henri d’Ofterdingen, p. 141.
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car la vraie intelligence ne vient que sur le tard : ‘les événements les plus proches paraissent ne se rattacher que par un lien assez lâche, mais ils n’en sympathisent pas moins d’une façon merveilleuse avec les événements plus lointains’. Ce n’est que dans la vieillesse ‘qu’on aperçoit l’enchaînement secret du passé et de l’avenir’.23 L’historien doit surtout être bon poète. Il n’y a que les poètes qui ont le sentiment délicat du mystérieux principe de la vie : ‘nous voulons parvenir à l’intuition de l’âme grande et simple des événements d’une époque, et quand ce vœu est exaucé, nous ne nous soucions pas de l’existence accidentelle de leurs formes extérieures’.24 Les paroles de l’ermite sont pour Henri comme ‘un pollen fécondant [qui] le faisait s’élever rapidement du cercle étroit de sa jeunesse à la vaste sphère du monde’.25 La connaissance de soi et du monde implique un mouvement fusionnel et expansif, à la manière des ondes concentriques qui continuent à l’infini. La scène la plus troublante et la plus inattendue de ce long épisode chez l’ermite est marquée par la découverte d’un grand manuscrit sans titre mais aux belles enluminures dans la petite bibliothèque de l’ermite. Il est écrit en provençal. L’ermite déclare qu’il l’a rapporté de Jérusalem où il l’avait trouvé dans les biens laissés par un ami défunt. Dans les enluminures de ce manuscrit pour lui indéchiffrable, Henri découvre sa propre histoire. Il se voit dans la grotte avec l’ermite et le mineur et il voit représenté dans les enluminures tous les épisodes de sa vie qui l’attendent encore. Les dernières images sont obscures et difficiles à interpréter. Henri voit aussi certaines figures qu’il a vues dans ses rêves… C’est le Livre de la Destinée d’Henri, la version d’ores et déjà écrite de sa vie telle qu’elle se déroulera… Le manuscrit est un rêve prémonitoire devenu écriture. L’histoire du vieux mineur, qui précède l’épisode chez l’ermite dans Henri d’Ofterdingen, fournira à Hoffmann le canevas pour son conte Les Mines de Falun. Il est important pour l’analyse de la pensée de Hoffmann d’esquisser ici les contours que prend cette histoire chez Novalis. Le vieux mineur est originaire de Bohême. Dès son enfance, une vive curiosité l’avait poussé à explorer les secrets cachés dans les montagnes et à savoir d’où venait l’eau des sources et cet or ou ces pierres précieuses qui ornent les images et reliques dans les églises. Il avait escaladé les montagnes et avait eu un secret plaisir à explorer les grottes et les 23 24 25
Novalis, Henri d’Ofterdingen, p. 145. Novalis, Henri d’Ofterdingen, p. 147. Novalis, Henri d’Ofterdingen, p. 152.
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voûtes souterraines. Un voyageur lui avait parlé des mines d’Eula où il s’était rendu. C’est avec une curiosité incroyable qu’il s’était rapproché de la vallée où s’étendaient les baraquements et les déblais du terrain de la mine, impatient d’y descendre. Il y avait été accueilli par un homme respectable, appelé Werner, qui connaissait bien les secrets de son art de mineur. Werner l’avait adopté plus tard comme un fils et, lorsqu’il était devenu un vrai mineur, lui avait donné sa fille unique en mariage. Le jour même des fiançailles, le mineur avait découvert d’un coup de pic heureux un filon particulièrement riche. Cette découverte lui avait valu une chaîne d’or avec une médaille à son effigie envoyée par le duc de Bohême. Il avait été tout heureux de la passer au coup de sa fiancée le jour de ses noces. Il avait succédé à son beau-père, qui est mort en paix longtemps après la naissance de ses petits-enfants. Hoffmann relira cette histoire selon des prémisses très différentes que celles que nous avons exposées plus haut. E.T.A Hoffmann et ‘das Unheimliche’. La notion das Unheimiche est communément associée à l’œuvre d’E.T.A. Hoffmann. Traduite en français comme l’effrayant, la notion doit être distinguée de ce qu’on appelle habituellement ‘le fantastique’, qui en allemand recouvre un champ textuel plus restreint qu’en français. Dans la littérature et la critique allemandes, das Fantastische est un monde parallèle, qui répond à d’autres prémisses et principes que le monde auquel on est habitué et dont il est clairement séparé. Souvent un personnage déçu ou mécontent s’enfuit dans le monde ‘fantastique’ où il trouve un refuge. S’il n’est un monde rêvé, ce refuge imaginaire est de l’invention de celui qui s’y réfugie. Dans un conte fantastique allemand, comme Der Nussknacker d’E.T.A. Hofmann, il n’y a pas d’interférence significative entre ces deux mondes parallèles. Dans une étude célèbre, T. Todorov a élargi la catégorie du fantastique posant la question de la compatibilité entre ces deux mondes : que se passe-t-il quand deux mondes en principe parallèles, réel et fantastique, interagissent ? Le problème qui se pose alors est de savoir si une explication rationnelle peut être donnée au sentiment d’effroi ou d’étrangeté qui résulte de l’interaction de deux mondes parallèles. Das Unheimiche – l’effrayant – est précisément cet effroi qui résulte de l’interférence de deux mondes, avec cette restriction que l’effrayant a une prédilection pour des personnages tourmentés par des visions, etc. qui sont l’effet de leur ‘folie’.
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Les Mines de Falun est un exemple d’Unheimlichkeitsliteratur, qui depuis la traduction des contes d’E.T.A Hoffmann par Loève-Weimar (1832) sous le titre trop général de Contes fantastiques est entré dans la catégorie de ce qu’on appelle en France ‘le fantastique’.26 Le ‘principe sérapiontique’ est une deuxième notion qui permet de lire Les Mines de Falun selon un programme développé non pas selon une méthode élaborée par le structuralisme, mais par E.T.A. Hoffmann luimême. Le conte fait partie du recueil des Frères de la Saint-Serapion (Die Serapionsbrüder), paru en 1819. Le ‘principe sérapiontique’ est un ensemble de réflexions d’où l’on peut dégager la conception artistique de l’auteur. Celle-ci est assez différentes de celles de Novalis. Hoffmann attache énormément d’importance à la Einbildungskraft, qu’il appelle aussi Phantasie. Par son Einbildungskraft, l’homme peut créer des réalités inexistantes dans la Nature. A travers la Einbildungskraft, il développe sa capacité ‘significative’ au sens de possibilité de conférer un sens aux choses. Cette capacité est liée à la réalité du vécu par un mouvement de va-et-vient : d’abord la réalité objective inspire les forces de l’imagination qui résident dans l’âme du poète, elle y est ensuite transformée, et doit enfin être réinscrite dans le monde extérieur. Ou plus précisément : la réalité empirique est tout d’abord perçue et définie selon les paramètres objectifs de la logique ; quand elle est reçue dans le monde intérieur du poète, la capacité d’imaginer qui est réglée par l’association peut en outre conférer à cette réalité des dimensions subjectives qui n’existent pas dans la réalité du vécu ; mais une fois transformée par la Einbildungskraft, la réalité enrichie doit être réinscrite dans la vie extérieure, rationnelle et objective. C’est dans ce processus de réinscription dans la vie d’une réalité enrichie par la fantaisie que la poésie et l’art en général trouvent leur légitimité.27 Le terme même de ‘principe sérapiontique’ est emprunté au premier conte des Frères de la Saint-Sérapion. Les ‘Frères Sérapion’ forment une société littéraire dont les membres, durant quatre veillées successives, se racontent à tour de rôle des histoires qui sont ensuite commentées par ceux qui les entendent. Le premier conte est raconté par Ciprian. Un jour il avait rencontré dans une forêt un ermite qui se prenait pour Sérapion, un ermite du IIIe siècle, mais qui en réalité est le comte P récemment 26 E.T.A. Hoffmann, Contes Fantastiques, traduction par Loève-Veimars, introduction, notices et notes par José Lambert, Paris, GF-Flammarion, 1979-82. 27 Ingrid Lacheny, Les Frères de la Saint-Sérapion d’E.T.A. Hoffmann. Une œuvre totale, Editions universitaires européennes, 2010 ; Hilda Meldrun Brown, E.T.A. Hoffmann and the serapiontic principle. Critic and Creativity, Rochester, Camdon House, 2006.
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disparu. Ciprian avait en vain essayé de convaincre l’ermite de sa véritable identité. Le faux Sérapion avait répondu fort lucidement avec des réflexions sur le temps et l’espace qui étaient pour lui des catégories relatives. Il n’y avait pour lui aucun moyen de décider s’il était le martyre Sérapion ou non. Le comte P reste donc enfermé dans son propre univers, qui est une fuite hors de la réalité. Il n’est pas capable de transcender la duplicité de la réalité objective et de son propre monde imaginaire. Le ‘principe sérapiontique’ est précisément le contraire, c’est-à-dire la capacité de revenir du monde imaginaire et d’enrichir la réalité objective des merveilles de l’imagination. Les Mines de Falun et le principe sérapiontique Le nombre de traits communs avec Henri d’Ofterdingen est suffisamment considérable pour justifier l’hypothèse que le chapitre V du roman de Novalis a servi d’hypo-texte aux Mines de Falun d’E.T.A. Hoffmann. Le commentaire de Hoffmann sur les idées de Novalis vont même dans le sens d’une inversion de son argument. Après la mort de sa mère, un jeune homme, Elis Fröbom, échange la vie de marin contre celle de mineur. Encouragé par un vieux mineur qui s’aperçoit de son chagrin, il prend la route de Falun où il rejoint une communauté de mineurs autour d’un contremaître sage, compétent et expérimenté, du nom de Pehrson Dahlsjoe. Elis prouve ses qualités de mineur et est bientôt adopté par Dahlsjoe comme un fils. Dahlsjoe lui promet aussi sa fille unique, Ulla. Mais le rapport d’Elis à la mine n’est pas univoque : il est à la fois terrifié et fortement attiré par les richesses mystérieuses du souterrain. Ces émotions contraires sont liées à son Einbildungskraft. Dès son arrivée sur le terrain, les talus, les baraques et les bures lui inspirent une réelle horreur et il est tenté de reprendre sa vie de marin et de s’en retourner à Göteborg dès le lendemain. Mais cette terreur se transforme en fascination d’un moment à l’autre quand il rencontre la fille du contremaître, qui deviendra sa fiancée. L’image de la mère restait attachée à la mer, celle de la jeune femme aimée est associée à la mine. Mais Ulla n’est pas la seule maîtresse de son cœur. Elle figure la surface du monde de la mine, son aspect extérieur et visible. Au fond du souterrain d’autres forces semblent de plus en plus emprisonner Elis. Au plus profond de la mine séjourne l’imaginaire Reine de la mine, qui l’attire irrésistiblement comme une sorte de ‘Erlkönigin’. Le jour de son mariage, qui est le jour de la Saint-Jean, Elis retourne tôt le matin dans la mine. Cette descente est nécessaire, déclare-t-il à sa fiancée, car ‘en
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bas, au fond de la mine, se trouve enfermée dans du chlorithe et du mica l’almandine étincelante d’une couleur de cerise, dont les lignes contiennent le présage de notre sort, ‘les tablettes de notre vie’.28 Elis ne reviendra pas à la surface. Le même jour un éboulement l’enterre vivant. Cinquante ans plus tard, des mineurs retrouvent son corps pétrifié, admirablement bien conservé dans de l’eau vitriolée, comme s’il était enseveli dans un sommeil profond. C’est le jour de la Saint-Jean. Au moment où le corps est apporté à la surface, une vieille qui venait à la mine chaque année le jour de la Saint-Jean surgit et réclame le corps d’Elis. C’est Ulla. Elle rend l’âme en embrassant son fiancé enfin retrouvé dont le corps se décompose aussitôt. Le début du récit n’est pas moins remarquable que cette fin horrifiante. Elis, que la mort de sa mère a rendu mélancolique, voit d’avance une grande partie de cette histoire dans un long rêve prémonitoire. Ce sont les pages les plus significatives et les plus ‘romantiques’ du conte. Sur le bateau qui le transporte, Elis voit l’océan se replier et former une voûte au-dessus de lui. Le bateau s’abîme dans une mer qui se dessèche et qui forme bientôt un plancher de cristal. Au lieu de vagues, il voit autour de lui de merveilleuses plantes de métal étincelant ‘qui au fond des gouffres les plus impénétrables, élevaient leurs fleurs et leurs feuilles, et les entrelaçaient en groupes charmants’. Le sol sur lequel elles reposent est si transparent qu’Elis peut apercevoir distinctement leurs racines. Tout en bas il voit de belles vierges sans nombre formant une chaîne de leurs bras blancs entrelacés. De leurs cœurs sortent les racines des fleurs et des plantes et ‘quand ces vierges souriaient une douce mélodie remplissait la voûte’. Elis se sent saisi d’un sentiment de douleur qui est aussi une volupté. Un monde de désir ardent s’ouvre dans son âme. Puis d’autres figures apparaissent. Du gouffre sort une femme gigantesque, puissante et terrible : c’est la Reine de la mine. Au-dessus de lui, Elis aperçoit par une crevasse les étoiles du ciel et une main qui lui est tendue. Il croit d’abord qu’elle appartient à sa mère, mais c’est la main d’une jeune femme. Surgit alors la figure du vieux mineur, gigantesque elle aussi, qui lui lance un avertissement : ‘reste fidèle à la Reine de la mine à laquelle tu as voué ton âme’.29 Il sent alors son âme refluer vers la reine et entrer comme dans une sorte de gangue. A ce moment précis il se réveille. 28 Nous renvoyons à l’édition électronique des Mines de Falun procurée par public.net en 2011. Nous donnons le numéro de l’emplacement. Pour le passage cité : 454 29 Hoffmann, Les Mines de Falun, 137
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Ce rêve est ‘romantique’ dans la mesure où la mine y apparaît comme un monde fusionnel où l’on voit l’humain se mêler au minéral et au végétal. Le rêve semble promettre à Elis la connaissance d’un univers intérieur à lui-même. Chez Novalis, l’amour pour une jeune femme était une étape dans le processus de la connaissance de soi et de la fusion avec un monde qui transcende l’individu. Chez Hoffmann, dans Les Mines de Falun, la connaissance de l’amour à travers la jeune fiancée et la profondeur incommensurable de la mine intérieure sont opposées comme deux mondes séparés entre lesquels Elis se sent étiré. Le problème posé par Hoffmann, qui implique une prise de distance par rapport à Novalis, concerne la transition entre ces deux mondes. Dans la mine, Elis a des expériences étranges. La voix du vieux mineur qui l’avait mis sur la route de Falun et qu’il avait aussi vu en rêve est devenue intérieure. Elis revoit le vieillard dans la mine même. Le vieux lui montre les bons trapp, qui contiennent les filons les plus riches ; ceux-ci sont bien différents du trumm, c’est-à-dire des sections qui ne contiennent rien qui vaille. Le soir, ses compagnons mineurs lui expliquent qu’il vient de rencontrer le vieux Torbern, une figure légendaire, qui de son vivant révélait aux autres mineurs les secrets de la mine jusqu’à ce que, le jour de la Saint-Jean, un glissement de terrain ait mis fin à sa vie. Torbern est devenu l’esprit de la mine. Il figure le danger des hallucinations que fait naître le travail dans le souterrain contre lequel Dahlsjoe met en garde son futur beau-fils. On peut lire Les Mines de Falun comme un conte ‘fantastique’ et se demander, comme T. Todorov, si les expériences vécues dans le monde de l’ailleurs et dans monde réel peuvent s’expliquer rationnellement : peut-être les visions d’Elis ont-elles été provoquées par sa mélancolie et leur origine se trouve-t-elle dans le traumatisme causé par la mort de la mère. C’est en effet ce type de questions que se posent les ‘Frères Sérapion’ qui commentent le récit de Ciprian. Mais le principe sérapiontique offert par Hoffmann lui-même permet d’aller plus loin. L’argument central du conte ne réside pas dans la question de la compatibilité de deux mondes, mais dans la continuité d’un monde à l’autre. Elis ne parvient pas à amener les richesses de la mine, qui sont celles de son univers intérieur, à la surface et à les partager avec sa fiancée Ulla. Le jour de son mariage, il entreprend une dernière tentative quand il veut offrir à sa future femme ‘l’almandine étincelante d’une couleur de cerise’ qui, rappelons-le, se trouve ‘enfermée dans du chlorithe et du mica’. Cette almandine est l’équivalent du livre de la destinée que Henri découvre dans la grotte de l’ermite dans Henri d’Ofterningen. Les lignes
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de l’almandine ‘contiennent le présage de notre sort, les tablettes de notre vie’. Cette almandine, qui figure ce que l’âme d’Elis renferme en luimême de plus précieux, reste pourtant enfermée dans le mica et le chlorithe comme dans une gangue. Le corps pétrifié d’Elis lui-même aura été conservé grâce à une sorte d’enveloppe contenant de l’eau vitriolée qui le préserve de la putréfaction. Le mica et l’eau vitriolée sont, selon la lecture de R. Safranski, des figures de la ‘cristallisation’, fréquentes chez E.T.A. Hoffmann.30 Cette lecture suppose évidemment qu’on considère l’eau comme une préfiguration du cristal. L’on sait par ailleurs ce que Stendhal fera de cette idée de la cristallisation dans De l’amour (1822) : ‘les mille perfections dont on orne une femme de l’amour de laquelle on est sûr sont comme les cristallisations brillantes dont se couvre un rameau d’arbre jeté dans les mines de sel de Salzbourg’.31 Plus importante que la ‘cristallisation’ me semble l’idée de la ‘gangue’, qui est une sorte de gaine où la pierre précieuse, le corps d’Elis et les secrets de la mine incarnés par la reine, restent enfermés. La gangue, dont l’image est omniprésente dans le récit, n’est pas seulement ce qui protège le secret de la mine, mais également l’enveloppe qui en empêche la transmutation ou la révélation. Sans cette enveloppe le secret se décompose dès qu’il est porté à la surface. Le secret qu’Elis découvre dans la mine et à l’intérieur de lui-même est pétrifié, comme le sera plus tard son corps. La gangue enveloppant le secret est une figuration du silence. La première partie du corps d’Elis qui se pétrifie, longtemps avant sa mort, est la langue. Il n’osa pas avouer son amour à Ulla : ‘Il aurait voulu déclarer de suite qu’il idolâtrait Ulla, et qu’il avait placé tout l’espoir de sa vie dans sa possession. Mais une crainte invincible lui a fermé la bouche’.32 Dahlsjoe doit même le forcer à se déclarer par la mise en scène d’un rival. Une force irrésistible empêche Elis de parler à Ulla de ce qu’il a vu dans la mine : ‘la poitrine d’Elis menaçait de se rompre. En vain il s’efforça de raconter à son amante la vision merveilleuse qu’il avait eue dans le gouffre’.33 La continuité d’un monde à l’autre et le transfert des richesses découvertes au fond de soi sont empêchés par la langue pétrifiée d’Elis. Cette étrange peur de s’exprimer est provoquée par ce que le romantisme allemand 30 Rüdiger Safranski, E.T.A. Hoffmann. Das Leben eines skeptischen Phantasten, Frankfurt, Fischer, 2010, p. 451. 31 Stendhal, De l’amour, Paris, GF Flammarion, 1965, p. 34. 32 Hoffmann, Les Mines de Falun, 313. 33 Hoffmann, Les Mines de Falun, 419. Je souligne.
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appelle das Unheimliche. Le vieux mineur, qui réapparaît comme la figure légendaire de Torbern, en est la figuration. L’aventure d’Elis dans Les Mines de Falun est une lutte interne avec ce démon méphistophélique. La fonction de Torbern dans le conte est de rompre l’aller-retour entre la vie et le rêve caractéristique du principe sérapiontique et donc d’empêcher que la richesse du monde intérieur développée par la Einbildungskraft soit réinvestie dans la vie réelle. Das Unheimliche apparaît dans les contes d’Hoffmann sous la forme de chimaerae, c’est-à-dire de figures ‘monstrueuses’ ou grottesques. Le bon fonctionnement du principe sérapiontique aurait empêché l’apparition de chimaerae et donc de l’effrayant. Ou inversement, das Unheimliche est causé par le dysfonctionnement du principe sérapiontique.34 Une nouvelle mythologie Dans sa Rede über Mythologie (1800), Friedrich Schlegel avait lancé un appel à la création d’une nouvelle mythologie : Es fehlt, behaupte ich, unsrer Poesie an einem Mittelpunkt, wie es die Mythologie für die der Alten war, und alles Wesentliche, worin die moderne Dichtkunst der antiken nachsteht, läßt sich in die Worte zusammenfassen : Wir haben keine Mythologie. […] Denn auf dem ganz entgegengesetzten Wege wird sie uns kommen, wie die alte ehemalige, überall die erste Blüte der jugendlichen Fantasie, sich unmittelbar anschließend und anbildend an das Nächste, Lebendigste der sinnlichen Welt. Die neue Mythologie muß im Gegenteil aus der tiefsten Tiefe des Geistes herausgebildet werden ; es muß das künstlichste aller Kunstwerke sein, denn es soll alle andern umfassen, ein neues Bette und Gefäß für den alten ewigen Urquell der Poesie und selbst das unendliche Gedicht, welches die Keime aller andern Gedichte verhüllt.35 Je prétends qu’il manque à notre poésie un point central, ce qu’était pour les Anciens la mythologie. Et la raison essentielle pour laquelle la poésie moderne n’atteint pas le niveau de celle des Anciens se laisse résumer en ces paroles : nous n’avons pas de mythologie. […] Car elle nous viendra par un chemin tout contraire, comme l’ancienne et première floraison de la jeune fantaisie, complétant et se rattachant immédiatement à ce que le monde des sens a de plus proche et de plus vivant. La nouvelle mythologie doit tout au contraire se développer à 34 Arne Herman, Gesamtkunstwerk: de ontwikkeling van een idee. Duitse muziekesthetica tussen Verlichting en Romantiek (1750-1850), Leuven-Paris-Bristol, Peeters, 2017, p. 50-52. 35 Friedrich Schlegel, ‘Rede über Mythologie’, in Friedrich Schlegel. Seine prosaïschen Jugendschriften, Wien, Verlagsbuchhandlung Carl Konegen, 1906 (seconde édition), p. 358.
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partir de la profondeur la plus profonde de l’esprit ; elle doit être la plus artistique des œuvres d’art, car elle doit embrasser toutes les autres et être un nouveau lit et un vaisseau pour l’ancienne et éternelle source originelle de la poésie ; elle doit elle-même être le poème sans fin qui héberge les germes de tous les autres poèmes.36
Parmi beaucoup d’autres poètes, familiers du Cercle de Jena ou non, Novalis et Hoffmann répondent à cet appel par la mise en évidence d’un axe vertical reliant les hauteurs des montagnes aux profondeurs des mines. L’érection de cet axe vertical est une riposte à la déconsidération des mines caractéristique de l’Âge classique. On en trouve une belle illustration dans les Rêveries (1782) de Jean-Jacques Rousseau : Le règne minéral n’a rien en soi d’aimable et d’attrayant ; ses richesses enfermées dans le sein de la terre semblent avoir été éloignées des regards des hommes pour ne pas tenter leur cupidité. Elles sont là comme en réserve pour servir un jour de supplément aux véritables richesses qui sont plus à sa portée & dont il perd le goût à mesure qu’il se corrompt. Alors il faut qu’il appelle l’industrie, la peine & le travail au secours de ses misères ; il fouille les entrailles de la terre, il va chercher dans son centre aux risques de sa vie & aux dépens de sa santé des biens imaginaires à la place des biens réels qu’elle lui offrait d’elle-même quand il savait en jouir. Il fuit le soleil & le jour qu’il n’est plus digne de voir ; il s’enterre tout vivant et fait bien, ne méritant plus de vivre à la lumière du jour. Là, des carrières des gouffres, des forges, des fourneaux, un appareil d’enclumes, de marteaux de fumée et de feu succèdent aux douces images des travaux champêtres. Les visages hâves des malheureux qui languissent dans les infectes vapeurs des mines, de noirs forgerons, de hideux cyclopes sont le spectacle que l’appareil des mines substitue au sein de la terre, à celui de la verdure et des fleurs, du ciel azuré, des bergers amoureux et des laboureurs robustes sur sa surface.37
Richard Wagner, qui était un grand lecteur d’E.T.A. Hoffmann et qui répond lui aussi à l’appel de Fr. Schlegel, trouvera dans le mineur des Mines de Falun un pendant du Hollandais Volant du Vaisseau Fantôme, et développera l’idée de la mine dans la grotte de Venus de Tannhäuser. Un projet musical autour des Mines de Falun n’atteindra jamais la scène, cependant. Dans L’or du Rhin, les eaux pures du fleuve s’opposent à la fois aux mines corruptrices des Nibelungen et du Walhalla des dieux trompeurs.38 36
Je traduis. Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, Septième Promenade, Paris, GF Flammarion, éd. Jacques Voisine, 1964, p. 130-31. 38 Holly Watkins, Metaphors of depth in German musical Thought, Cambridge, University Press, 2011. 37
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Dans les derniers vers des Filles du Rhin, qui se sont vu voler l’or qu’elles étaient censées protéger, l’élément aquatique, qu’Elis Fröbom abandonne pour les richesses de la mine, redevient le symbole de la pureté : Traulich und treu ist’s nur in der Tiefe : Falsch und feig ist, was dort oben freut. Seule la profondeur est fiable et fidèle : Faux et lâche est ce qui réjouit là-haut.39
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Je traduis.
SUR POTOCKI LE MANUSCRIT TROUVÉ À SARAGOSSE ET L’EXPLOSION DE LA PAROLE A Zeina Hakim Boston
L’explosion de la Parole On a souvent reproché à Potocki la manière dont il a achevé le Manuscrit trouvé à Saragosse. Le style en est précipité, les encadrements bâclés, le découpage en décamérons est abandonné…. Ce sont autant de signes d’une lassitude et d’un désir d’en finir.1 Tout cela semble indéniable. L’on sait par ailleurs de quelle manière le malheureux Potocki décida d’en finir : par un coup de pistolet. Des sources authentiques témoignent de l’horreur de la dernière page de la vie de notre auteur, page qu’il ne retournerait plus : la cervelle éclaboussait les murs. Il paraît que cette affreuse et ultime détonation ait été préparée avec le plus grand soin par Potocki : n’avait-il pas, au moins selon une des versions touchant les circonstances de sa mort, limé et poli lui-même, jour après jour, la balle d’argent qui ornait le couvercle de sa théière et qu’il glissa dans le canon de son pistolet ? Le Manuscrit trouvé à Saragosse se termine aussi par une détonation, par une terrible explosion détruisant le souterrain mystérieux d’où la famille des Gomelez tirait ses immenses richesses. Je n’ai aucune envie de supposer ici un rapport quelconque entre les deux détonations, soigneusement préparées l’une et l’autre, qui mettent fin, ici à la vie et là au roman de Jean Potocki. Il me sera loisible, en revanche, de postuler un rapport métaphorique entre le fond et la forme du roman, entre l’explosion finale du souterrain et l’explosion formelle, dont témoigne en particulier l’étonnante ‘Conclusion de tout l’ouvrage’ qui occupe presque tout l’espace de la 61e et dernière journée. Plusieurs spécialistes de Première publication : ‘Le Manuscrit trouvé à Saragosse et la désécriture du livre’, in Europe no 863 (mars 2001), p. 105-118. 1 René Raddrizani, préface à Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, Paris, J. Corti, 1994, p. XVII.
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l’œuvre ont suggéré que la construction formelle du roman est à l’image du souterrain labyrinthique.2 Le labyrinthe souterrain est la mise en abyme thématique de la forme. Ou, à l’inverse, la construction formelle du roman est une espèce de ‘mise en extase’ d’un espace textuel. Dans un même ordre d’idées, le labyrinthe n’est-il pas une image herméneutiquement intéressante dans la mesure où celle-ci présente toutes les caractéristiques d’une métaphore filée : non seulement le texte est un labyrinthe, il est aussi un labyrinthe explosé? La construction gigogne du roman où les récits s’emboîtent jusqu’au cinquième degré a été assez signalée. A un niveau plus profond et moins immédiatement visible, le roman juxtapose, dès la version incomplète de 1794, deux discours sur la religion, le premier émanant du Juif errant, le deuxième du géomètre Vélasquez. Juif errant et géomètre s’efforcent l’un et l’autre à penser la compatibilité de l’unité et de la division : ‘Mon enfant’, dit Chérémon, le prêtre égyptien, au juif errant : vous voyez que nous connaissons ainsi que vous un Dieu qui créa le monde par la Parole.3 Ce Dieu un est immobile, dans l’isolation de son unité. L’intelligence même ne peut s’unir à lui, non plus que toute autre chose. Il est son propre père, il est son propre fils, et seul père de Dieu. Il est le bon, il est la source de toutes les idées et de tous les êtres premiers. Ce Dieu un s’explique de lui-même, parce qu’il se suffit à lui-même. Il est le principe ; le Dieu des dieux, la monade de l’unité et le commencement de l’essence.4
Tout se passe comme si le roman inscrivait en son centre le souvenir du principe même de sa dislocation : le récit nourrit en son sein une force énergétique explosive qui sera cause de son éclatement structural. C’est en termes d’énergie et de dislocation que j’aimerais penser ce texte. J’ai besoin de lire le Manuscrit trouvé à Saragosse comme le résultat d’un ‘big bang’, qui en ses successives ondes explosives génère différentes nébuleuses de récits. Le ‘big bang’, c’est l’explosion de la Parole, sortie d’elle-même, engendrant l’univers des Mots et des Choses. Selon la théorie cabalistique expliquée par Uzeda, la Parole est l’intermédiaire entre la matière et les intelligences de tous les ordres.5 Il faut pour cela qu’il y ait 2 Voir en particulier le livre de Luc Fraisse, Potocki ou l’itinéraire d’un initié, Nîmes, Lacour, 1992. 3 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, 33e Journée, p. 537. 4 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, 34e Journée, p. 550. Je souligne. 5 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, 9e Journée, p. 186.
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séparation de l’Un, du père qui est son propre fils. Il faut, pour qu’il y ait création, qu’il y ait génération, généalogie. La religion elle-même n’échappe pas à cette loi, dislocatrice, généalogique : Les religions comme toutes les choses de ce monde – continue Chérémon – sont soumises à une force lente et continue qui tend sans cesse à changer leur forme et leur nature, si bien qu’au bout de quelques siècles, il se trouve qu’une religion qu’on croit toujours la même finit cependant par offrir à la croyance des hommes d’autres opinions : des allégories dont on ne pénètre plus les sens, ou des dogmes auxquels on ne croit plus qu’à moitié.6
La Parole une fois séparée de son origine, sortie de l’œuf, entame la course infinie du sens qui se déplace. Les trois religions du Verbe – le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam – qui se réunissent dans la famille ramifiée des Gomelez, sont issues de la religion égyptienne présentée comme originelle mais explosée. Dans cette perspective, les sages paroles de Vélasquez sont hautement significatives en ce qu’elles emblématisent la dimension généalogique du roman : Sans doute le Créateur des mondes pouvait en lettres de feu écrire sa Sainte Loi dans la nuit étoilée, mais il ne l’a point fait. Il a recelé dans les anciens mystères les rites d’une religion plus parfaite, tout comme il renferme dans le gland la forêt qui doit un jour ombrager nos neveux. Nous-mêmes, sans les connaître, nous vivons au milieu de causes dont les effets surprendront la postérité.7
L’arbre, sorti du gland, est la métaphore de la bifurcation, de la ramification, de la dispersion. Le gland dont parle Vélasquez n’est que le souvenir de l’arbre généalogique qui est la métaphore du livre même. Le graphème dans lequel tout le roman est condensé est la lettre Y, le signe de la ramification à l’infini. Au nom du père et du fils Il sera clair à quiconque cherche dans ce roman des récurrences narratives, que l’énergie nécessaire à la production de la matière romanesque est inséparable de la généalogie et que celle-ci est liée, en particulier, à la séparation du pére et du fils. C’est le cas de Vélasquez, qu’un père 6 7
Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, 33e Journée, p. 538. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 38e Journée, p. 606.
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géomètre pousse dans une direction tout opposée à la sienne : ‘Mon enfant, mon cher enfant! Laisse là tes calculs, apprends la sarabande, mon ami, apprends la sarabande’ ;8 le sort d’Avadoro est de suivre une carrière aussi irrégulière et vagabonde que celle de son père est régulière. Pendant de Vélasquez, Blas Hervas commence son itinéraire muni des remontrances d’un père que l’aventure encyclopédique avait conduit aux bords du désespoir et de l’athéisme : ‘Blas, mon cher Blas, […] ne te laisse point entraîner par ton père’.9 De même Lope Soarez quitte la maison paternelle, avec dans ses poches, à côté de quantités de romans d’amour, un catéchisme paternel lui interdisant de tirer l’épée et d’avoir le moindre contact avec la noblesse. Alphonse van Worden enfin, ne part pas pour l’Espagne sans qu’on lui greffe dans la tête un code de l’honneur auquel il ne doit jamais manquer sous peine de mort. Au départ de ces différents récits, il y a la parole du père. Il est tout aussi remarquable que la parole du père est performative. Elle est menace, vœu, exigence, interdit. Interdit qui, soit dit en passant, jette dans de nombreux cas l’anathème sur la lecture de romans : Marie de Torres défend à sa nièce Elvire de lire une seule page de roman ;10 la même défense de lecture frappe Emina et Zibbedé, qui grandissent elles aussi sous une tutelle maternelle ;11 le père Soarez envoie son fils à Madrid pour le soustraire à la lecture de ces dangereux ouvrages qu’on appelle romans…12 L’énergie responsable de la prolifération des aventures réside dans la transgression des codes paternels (et maternels). La transgression de la parole paternelle est le véritable détonateur de l’explosion narrative. Vélasquez n’apprendra pas la sarabande ; Lope Soarez tirera l’épée et épousera la fille de l’ennemi de son père ; Blas Hervas, qui aurait dû se méfier de la sagesse humaine, conclura un pacte avec le diable comme un autre Faust. Et comme Lonzeto et Elvire, Emina et Zibeddé continueront à mettre en scène des épisodes de roman, s’exerçant au rôle que le scheik des Gomelez leur réserve. La parole narrative naît d’une infraction à la parole performative du père, à laquelle elle se substitue. La parole narrative ne peut apparaître que quand la coque de la parole performative du père est brisée. Le récit est né de l’irruption de la narration dans la
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Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 47e Journée, p. 678. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 34e Journée, p. 512. 10 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, 16e Journée. 11 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, Première Journée. 12 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, 32e Journée. 9
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parole autoréférentielle du Père. Cette irruption est un acte de violence : le récit, c’est le péché. François Rosset a attiré l’attention sur cet aspect transgressif de notre roman, qui retrace cinq cercles autour d’un centre, la Venta Quemada – lieu de la faute (sexuelle) – à laquelle répond le gibet de Los Hermanos – lieu du châtiment : cinq récits émanant de personnages qui couchent tour à tour à la Venta pour se réveiller sous le gibet ; cinq cercles qui se complètent imparfaitement et qui nous ramènent infailliblement au même centre énigmatique, la Venta Quemada.13 La transgression est une figure de répétition fonctionnant comme un paramètre unificateur de la première grande enceinte du roman, le cycle de la Venta Quemada. Mais, pour continuer ma propre piste de réflexion, dans quelle mesure la faute dont la Venta est le théâtre est-elle autre chose qu’une faute sexuelle, dans quelle mesure répond-elle à la transgression d’un interdit paternel ? La réponse est facile dans le cas de Pacheco et de Rebecca. Mais l’est-elle aussi dans le cas d’Alphonse? La transgression la plus explosive n’est-elle pas en effet à inscrire au compte d’Alphonse, à qui le père avait inculqué un code de l’honneur dont il n’aurait jamais dû s’écarter? Il ne s’agissait pas seulement de ne reculer devant aucun danger ; il s’agissait aussi et surtout d’être fidèle à la parole donnée. Alphonse ne sera initié aux secrets des Gomelez qu’à condition de ne pas déroger à la parole donnée dans la Venta Quemada à Emina et Zibbedé, qu’on lui destine pour épouses. C’est exactement ce que signifie le propos qu’adresse Alphonse au lecteur de son journal, dans la 30e journée : ‘je descendis donc et je vis des choses que je me ferais un plaisir de vous raconter si je n’étais pas retenu par ma parole d’honneur, qui y met un obstacle invincible’.14 Le cycle de la Venta Quemada répond dès lors à une mise à l’épreuve où Alphonse est confronté à ses doubles qui, devenus narrateurs, le confrontent à différentes lectures de sa propre aventure, demonologique ou cabalistique, en vue d’en mesurer l’effet. C’est-à-dire qu’on en observe l’effet sur Alphonse : trahira-t-il le secret ou non? Or, ce secret si courageusement gardé intact par Alphonse devant le tribunal du Saint Office, sera pourtant trahi. Sinon comment le récit, qui est le journal d’Alphonse soi-disant tenu au jour le jour, existerait-il? L’existence même du journal, support du récit que nous lisons, est inséparable de la 13 François Rosset, Le Théâtre du romanesque. Manuscrit trouvé à Saragosse entre construction et maçonnerie, Lausanne, L’Âge d’homme, 1991, p. 28. 14 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, 30e Journée, p. 504.
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transgression d’un interdit, qui en dernier ressort est un interdit paternel. Or, la parole donnée par Alphonse à Emina et Zibeddé dans la Venta Quemada l’engageait à ne jamais parler. La parole donnée par Alphonse revient à dire qu’il ne dira pas : c’est une parole qui s’annule dans son propre dire, énonciation pure qui voisine le silence, parole qui n’aurait jamais dû sortir de sa propre performance. Le lieu où se signifie la parole du père – la Venta Quemada – est vide : non seulement elle est, comme toute parole performative, sans référence autre qu’elle-même, cette référence est en même temps négative, autosuppressive : ‘je jure de ne pas parler’. La loi du père enferme Alphonse dans ce vide : sa parole est implosive, parole suicidaire, qui ne laisse d’autre trace que le silence. Le récit naît, et de manière explosive, au moment où la parole sort de sa propre performance, où il y a séparation de l’énoncé et de l’énonciation. Ce clivage est lié à la transgression d’un tabou. La généalogie du récit et, à un niveau transcendant, sa naissance à la littérature, est le fait de la rupture d’un silence, de la transgression de l’interdit de parole, de la faille dans la parole autosuppressive, ou plus généralement, de l’éclatement de la parole une et indivisible du Père que bat en brêche la parole narrative d’un fils rebelle. L’enfant rebelle peut aussi être une fille, bien sûr, ou un couple de jeunes filles : Emina et Zibeddé par exemple. S’il est vrai que l’existence même du récit d’Alphonse van Worden est inséparable de la transgression d’un interdit paternel, le deuxième grand cycle – celui d’Avadoro – ne s’explique pas moins par un même type d’enfreinte. Cette enfreinte, tout aussi capitale que celle dont Alphonse est le sujet, permet en outre de poser une question cruciale dans la logique de l’énorme roman de Potocki : celle de sa durée. Le cycle d’Avadoro, emboîté dans celui de la Venta Quemada, inscrit dans ce dernier une temporalité, une durée, indispensable à la réalisation des plans du scheik. La durée du roman Rien de plus difficile, sans doute, que de penser la durée d’un roman. Comment appréhender la durée connotée par le vocable ‘journée’. La réponse me semble liée à la répétition de certaines scènes, qui est un aspect particulier du temps dans le roman. Comment expliquer qu’Alphonse se réveille deux fois sous le gibet de Los Hermanos ; comment expliquer que sa propre aventure n’est pas seulement doublée de celles de Pacheco, du Cabaliste, de Rebecca et de Velasquez, mais qu’il est
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amenée lui-même à la vivre deux fois? Voilà un grand nombre de questions qui se ramènent toutes à la transgression de la loi du père. C’est que le deuxième réveil sous la potence n’a pas été programmé comme les autres. Là où les autres scènes de réveil sous la potence s’expliquent par une mise en scène nécessaire à la mise à l’épreuve du héros, le deuxième réveil d’Alphonse dans le lieu du supplice est l’effet d’une transgression de cette même mise en scène. Il est l’effet d’une transgression dont les acteurs sont Emina et Zibbedé. Sur elles aussi pèse un interdit paternel, comme sur la plupart des personnages : elles ne doivent se livrer à Alphonse que quand ce dernier aura fait ses preuves. C’est exactement ce que signifient les ceintures de chasteté qu’elles portent jusqu’à la scène fatale dans la grotte de Zoto, racontée dans la septième journée, où les deux jeunes femmes transgressent les codes de la mise en scène du chef des Gomelez, en enlevant leurs ceintures. La douceur des étreintes qui s’ensuivent fait dire à Alphonse que ses cousines n’avaient pas eu une part bien réelle à ses songes érotiques dans la Venta Quemada, où l’étreinte n’avait été que l’effet imaginaire d’une drogue avalée. Mais le crime est désormais consommé, dans la septième nuit. Suit alors l’irruption furieuse du metteur en scène lui-même, du scheik des Gomelez, qui voit s’effondrer la supercherie si soigneusement montée par lui. Voilà pourquoi tout est à recommencer, voilà pourquoi il faut que d’autres personnages, plus convaincants que les deux traîtresses, sont mis sur le parcours d’Alphonse. Le cabaliste et Pacheco s’efforceront, l’un dans la neuvième et l’autre dans la huitième journée, d’effacer de l’esprit d’Alphonse l’irruption du metteur en scène dans sa propre pièce, en inspirant au héros des lectures cabalistiques et démonologiques de cette aventure. L’ Illusionszerstörung par le scheik ne peut être combattue que par une nouvelle révolution du cycle de la Venta Quemada. Dès lors, la pièce se complique : il s’agit non seulement de continuer à mettre à l’épreuve Alphonse, il s’agit en même temps de vérifier l’état de ses deux épouses et de garder Alphonse dans la Sierra Morena assez longtemps pour constater une double grossesse. Voilà pourquoi il fallait ‘distraire’ le héros pendant les 48 journées qui séparent la nuit de ses rapports avec Emina et Zibeddé de la 55e journée, où leur grossesse lui est annoncée par le scheik : Je suis le grand scheik des Gomelez. Sans doute aussi vous reconnaissez vos épouses. Toutes deux portent des fruits de leur union et pourront perpétuer la race destinée à rendre le califat à la maison d’Ali.15 15
Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, p. 788.
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Le cycle d’Avadoro commence dans la douzième journée pour s’achever avec la 55e de la version de 1810. Avadoro joue son rôle dans la pièce le temps de constater une grossesse. Cette double grossesse, causée par la transgression de la parole du Père metteur en scène, est la motivation intrinsèque, diégétique, de la durée du roman. Le cycle d’Avadoro ne s’enferme pas, comme l’aurait sans doute souhaité Aristote, dans l’espace temporel d’une révolution du soleil, mais dans celui de deux cycles lunaires.16 Le récit se gonfle donc comme un ventre qui s’enfle. Avadoro se tait au moment où le sang des Gomelez, en se réintériorisant, peut se perpétuer. La transgression de la parole paternelle est génératrice, non seulement d’une nouvelle branche de l’arbre généalogique des Gomelez, mais de la narration elle-même. Le livre désécrit Durant ce processus explosif à double détente, il faut nécessairement un moment où la parole narrative s’‘encre’, c’est-à-dire devienne encre, écriture. La matérialité du récit dépend en dernier ressort de sa mise à l’écrit. Est-ce que le devenir-encre de la parole narrative stabilise la fuite, l’explosion? L’explosion de la Parole du père par la violence narrative d’un fils connaît-elle une fin, aux limbes de l’explosion, à l’extrême limite du cosmos narratif, à l’epi-logos? Voyons la dernière frange du Manuscrit : Le gouvernement de Saragosse vint à vaquer et je l’obtins. Après avoir pris congé du roi, j’allai chez les Moro et je demandai un paquet cacheté que j’avais déposé chez eux il y avait vingt-cinq ans. C’était le journal des soixante premières journées de mon séjour en Espagne. J’en ai fait une copie de ma main et je l’ai déposée dans une cassette de fer que mes héritiers trouveront un jour.17
C’est le seul endroit où le texte indexe sa propre scripturalité. Mais en même temps, cette seule et unique occurrence est l’endroit où l’écriture se sépare de l’écrit, où, comme au début de l’explosion, l’énonciation est distancée par rapport à l’énoncé. La dernière phrase (‘Je le recopiai de ma main et le déposai dans une cassette de fer’) marque une nouvelle rupture, dans la parole narrative cette fois, en ce qu’elle est la seule du manuscrit qui n’ait pas pu être enfermée dans la cassette. Le dépôt de l’écrit dans la cassette est antérieur à l’écriture de cette dernière phrase, ce que souligne suffisamment l’emploi du Passé Simple. 16 17
Mathématiquement parlant, un cycle lunaire comporte 29,5 journées. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 61e Journée, p. 831.
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Situation aporétique, quand le moment où la production scripturale du texte est enfin évoquée est aussi celui où elle est séparée de son produit. La chose qui a été déposée dans la cassette est certes le manuscrit des soixante premières journées des aventures d’Alphonse, mais dans ce manuscrit aucune référence n’est faite à l’écriture. C’est un manuscrit, mais un manuscrit désécrit. Ecriture autosuppressive, dans ce sens qu’elle efface toute trace de son passage. Ecriture redevenue immatérielle qui, comme la Parole tout à l’heure, s’annule dans son unique dire, écriture-silence. C’est donc dans l’interstice entre deux performances absolues que se joue la généalogie du texte : entre une parole-silence et une écrituresilence, que figurent le père et le fils. Entre les deux s’inscrit la matière romanesque. Une rupture, une faille est cause à la fois de sa naissance et de sa mort. En même temps, l’extrême fin du roman fait bifurquer une dernière fois l’arbre généalogique. Nul doute que les héritiers (fils, petits-fils, neveux, …) retrouveront la parole d’Alphonse, devenu père à son tour. Dans la phrase finale tout peut encore une fois recommencer : l’aventure d’Alphonse est projetée sur l’axe généalogique qui traverse de part en part le roman, en installant les héritiers d’Alphonse dans la position de lecteurs-fils d’un texte qui n’a pas été écrit, en même temps qu’elle confirme Alphonse dans sa nouvelle dignité de père. En effet, dans la ‘Conclusion de tout l’ouvrage’ qui coïncide avec la 61e journée, le héros est enfin amené à rencontrer ses enfants. Ensuite il n’a plus qu’à solliciter le poste de gouverneur de Saragosse, à copier son journal et à l’enfermer dans une cassette de fer pour disparaître. Le fils est devenu père, la séparation entre père et fils est annulée sur l’axe généalogique dès lors que le fils devient père. Le père est toujours le fils de quelqu’un, tout comme le fils est appelé à devenir père, action et réaction répétée à l’infini, explosion généalogique. En la figure du père la parole absolue et l’écriture absolue se rejoignent. Le père est à la fois parole absolue et écriture absolue. La généalogie, omniprésente dans ce roman, est l’image même de cette loi explosive. Généalogie double : au niveau de la forme comme au niveau du fond. Ce qui est en jeu, c’est – pour parler comme Lacan – la plume d’Alphonse : son sperme qui préservera la généalogie des Gomelez de l’extinction ; son encre qui préservera la narration de l’effacement. Devenu père, devenu écriture – double processus transgressif – Alphonse s’efface, disparaît, laissant derrière lui une seule trace, un seul graphème: la lettre Y en laquelle tout le manuscrit se condense.
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Thot le trois fois grand J’avais besoin d’un cadre, cadre éclaté, pour penser le rapport entre le fond et la forme du roman, pour penser sa durée, sa spatialité, …. J’en ai besoin enfin pour penser son intertextualité, pour percevoir des questions sous-jacentes qui touchent aux racines mêmes de la culture occidentale : l’énigme de l’écriture, la question fondamentale de l’autorité de l’écriture, de son origine, de sa véridicité, de son authenticité, de son enracinement dans la pensée philosophique et religieuse, etc. Nul doute pour moi que l’intertexte capital du roman de Potocki est en même temps un texte fondateur de la critique littéraire : Phèdre, le dialogue de Platon où Socrate sonde les fondements de l’écriture. C’est à cet intertexte fondamental que je consacrerai les dernières pages de cet essai. Parmi les dogmes véhiculés par la religion fondatrice évoquée par le Juif errant, il y en a un qui, aux dires du prêtre égyptien, jouit d’une grande célébrité parmi les Grecs, par la vogue que lui a donnée Platon. Ce dogme fut établi par le dieu égyptien Thot, qui avait conçu la divinité comme partagée en trois grands pouvoirs : ‘Dieu lui-même auquel il donna le nom de Père, puis le Verbe et l’Esprit’.18 Thot est le Dieu de l’écriture. Potocki qui ignore peut-être que le nom du dieu s’inscrit dans son propre nom, n’ignore sans doute pas qu’il en est abondamment question dans le Phèdre de Platon, où Socrate déclare : C’est lui qui inventa la numération et le calcul, la géométrie et l’astronomie, le tric-trac et les dés et enfin l’écriture.19
Il serait trop long, continue Socrate, de relever toutes les observations que lui fit le roi Thamous pour ou contre chaque art. Nous allons faire comme Socrate et en venir tout de suite à l’écriture : ‘L’enseignement de l’écriture, ô roi, dit Theuth, accroîtra la science et la mémoire des Egyptiens ; car j’ai trouvé là le remède de l’oubli et de l’ignorance’. Le roi répondit : ‘Ingénieux Theuth, tel est capable de créer les arts, tel autre de juger dans quelle mesure ils porteront tort ou profit à ceux qui doivent les mettre en usage : c’est ainsi que toi, père de l’écriture, tu lui attribues bénévolement une efficacité contraire à celle dont elle est capable ; car elle produira l’oubli dans les âmes en leur faisant négliger la mémoire : confiants dans l’écriture, c’est du dehors, par des caractères étrangers, et non plus du dedans, du fond d’eux-mêmes qu’ils chercheront à susciter leurs souvenirs ; tu as trouvé le moyen, non pas de retenir, mais de renouveler le souvenir’.20 18 19 20
Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, p. 561. Platon, Phèdre, éd. d’Emile Chambry, Paris, GF, 1964, p. 165. Je souligne. ibid.
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Ecrire, c’est répéter sans savoir. La manière dont Potocki a lu et, le cas échéant, compris ce texte est un sujet d’enquête qui dépasse les limites de cet essai. On peut, pour le moment et en attendant une lecture en profondeur, se réclamer de l’autorité de Socrate pour considérer les principaux narrateurs du cycle de la Venta Quemada comme autant de fils, non seulement de Potocki, mais de Thot : le géomètre Vélasquez, l’astrologue et cabaliste Uzeda, la mémoire incarnée qu’est Avadoro, l’errance du sens que figure le Juif errant. Tous posent à leur manière la question du rapport entre l’écriture et la mémoire, entre l’écriture et la vérité, entre l’écriture et le sens. On n’a pas besoin de faire sienne la remarquable lecture du Phèdre par Jacques Derrida pour poser au Manuscrit trouvé à Saragosse les mêmes questions sur sa mise en scène de l’écriture : ‘Le désir de l’écriture est indiqué (par Socrate), désigné, dénoncé comme le désir de l’orphelinat et la subversion parricide’.21 Mais, pour être père de l’écriture, Thot est aussi un dieu subalterne, né du soleil, du père de toute chose qui, lui, se laisse représenter par la parole : un père est toujours fils de quelqu’un. Thot est seulement capable de doubler le Père, la Parole, le Soleil, comme sa répétition, comme son simulacre, ou de le supplanter en s’appropriant avec violence tous les attributs de la Parole. Dans le Manuscrit trouvé à Saragosse, l’écriture se rend le substitut de la Parole, elle en prend le masque, elle en endosse la forme mais avec une telle perfection qu’aucune trace ne distingue plus le Père et le Fils : l’écriture, c’est la parole. Et Potocki lui-même, est-il à son tour une incarnation de Thot, du dieu qui est Père de l’Ecriture mais Fils de la Parole? Invisible lui-même, ne laisse-t-il pas partout sa signature ? Scripteur invisible, Potocki ne l’est pas en tant que géomètre, en tant que astrologue, en tant que figure de l’errance ou de la mémoire, il l’est en tant que romancier. Cette idée permet d’ouvrir un très complexe dossier intertextuel. Il importe ici et pour l’heure de souligner que ce dossier se dédouble et que le problème de l’intertextualité se pose dans ce roman à au moins deux niveaux ontologiques différents. C’est que l’auteur Potocki se fait représenter, dans la diégèse, par un démiurge, le scheik, le dernier des narrateurs du cycle de la Venta Quemada. Le scheik est une nouvelle et ultime incarnation de Thot en ce qu’il représente l’inventeur du tric-trac, du jeu d’échecs ou, mieux, du ‘jeu des Dames’. Le scheik est metteur en scène d’un livret qu’il n’a pas écrit, mais qu’il a pris à un autre : la pièce 21
Jacques Derrida, ‘La Pharmacie de Platon’, in La Dissémination, Paris, Seuil, 1972.
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dans laquelle Alphonse détient le rôle de protagoniste a été prise dans l’immense arsenal de la littérature. La réalité mise en scène par le scheik des Gomelez se joue, nous l’avons dit, dans l’interstice entre Ecriture et Parole. Mais en même temps, la parole narrative n’est que l’imitation d’un texte déjà écrit, comme le montre de manière emblématique la première histoire du cycle d’Avadoro, celle de Giulio Romati : Ici, j’interrompis le chef pour lui dire que j’avais feuilleté chez le cabaliste les relations variées d’Happelius, et que j’y avais trouvé une histoire à peu près semblable. ‘Cela peut-être, reprit le chef ; peut-être Romati a-t-il pris son histoire dans ce livre. Peut-être l’a-t-il inventée’.22
Et si le maître-narrateur Avadoro l’avait prise lui-même dans le livre d’Happelius, où figure précisément l’Histoire de Thibaud de la Jacquière ? La création mimétique par le scheik relève de l’imitation dramatique. Alphonse est plusieurs fois amené à lire le livret de la pièce. Voyant partout des ressemblances avec sa propre aventure, il se demande même s’il n’est pas un second Thibaud de la Jacquière.23 La parole narrative, issue d’une faille dans la Parole performative, n’est en définitive que le simulacre d’une écriture. Ce que montre la figure du scheik, c’est qu’au début du récit il n’y a pas d’autre réalité que le livre. La pièce est tout entière une entreprise intertextuelle. Intertexte diégétique qui s’inscrit dans une esthétique de la simulation et du simulacre. L’autre dossier intertextuel, celui dont le sujet est Potocki lui-même, trouve son inscription textuelle dans un propos de Vélasquez, qui s’avoue ici aristotélicien convaincu : […] le génie le plus inventif ne peut cependant rien inventer. Les mythologues assemblèrent le buste d’un homme et le corps d’un cheval, le corps d’une femme et la queue d’un poisson. Ils ôtèrent un oeil aux cyclopes, ajoutèrent des bras à Briarée, mais ils n’inventèrent rien ; car cela n’est pas au pouvoir de l’homme.24
Il en va de Potocki comme des mythologues d’Aristote : il n’invente rien. Tout est assemblage ou montage de matériaux que le lecteur, ultime scripteur du récit, est invité à reconnaître. L’intertextualité extradiégétique, tout aussi capitale que l’intertexte diégétique, montre que dans ce roman, il n’y a aucune réalité qui ne soit pas toujours-déjà livre. Le Texte, c’est 22 23 24
Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, p. 261. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, p. 212. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, p. 620.
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l’intertexte; la Parole c’est l’Ecriture. Dissocier la Parole et l’Ecriture revient à inscrire dans la faille un texte qui n’a pas besoin d’être écrit puisqu’il est toujours-déjà écriture, manuscrit tout trouvé. L’intertextualité extradiégétique répond à une esthétique, non pas du simulacre, mais du recyclage. Elle relance l’écrit dans un nouveau cycle, cycle autour d’un centre qui, comme la Venta Quemada, est le lieu vide où la Parole absolue et l’Ecriture absolue attendent qu’une faute – la littérature – fasse exploser leur unité profonde. Lieu vacant où Thot, qui est à la fois Père et Fils, attend l’écrivain qui se tire une balle dans la tête.
SUR POTOCKI TOUT EST ÉCRIT ICI-BAS A Yves Citton Grenoble
Le livre impossible Le roman de Jean Potocki est assez souvent cité comme l’exemple prototypique du topos du manuscrit trouvé. L’Avertissement raconte en effet avec force détail la trouvaille d’un manuscrit. Il a été découvert dans une maison abandonnée par un officier français durant le siège de Saragosse. C’est lui-même qui raconte. Il avait trouvé la maison ouverte. A l’intérieur, tous les objets de valeur avaient été emportés. Il ne restait que les tables et quelques meubles. Mais, par terre, un manuscrit attendait en quelque sorte d’être trouvé. L’officier français, à qui un rapide coup d’œil avait appris que ce manuscrit espagnol était susceptible de le divertir des fatigues de la campagne, s’en était emparé. Il avait cependant été fait prisonnier aussitôt après. Heureusement le capitaine de la brigade ennemie avait pris grand intérêt à ce manuscrit, où sa famille était nommée. Ensemble, ils se sont divertis, l’un à traduire ce manuscrit d’espagnol en français, l’autre à noter cette traduction. Ce développement assez long du topos du manuscrit trouvé ne doit pas oblitérer le fait que le titre du roman de Potocki est en réalité hautement atypique. Le titre ‘Manuscrit trouvé à Saragosse’ est tout d’abord entièrement rhématique, ce qui est extrêmement rare. Un titre rhématique focalise sur le type de discours sans renvoi à un contenu thématique.1 Par un tel titre, le romancier ne s’engage à rien. A la rigueur, il peut fixer son Première publication : cet article est basé sur ‘Tout est écrit Ici-bas. Le jeu du hasard et de la nécessité dans Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki’, in Cahiers de l’Association internationale des études françaises LI (1999), p. 137-154. 1 La différence entre titres thématique et rhématique est expliquée ainsi par G. Genette : L’adjectif ‘thématique’ qualifie les titres portant sur le ‘contenu’ du texte, tandis que, pour être rhématique, un titre doit désigner le genre (ou une autre définition classificatoire). Thématique : ce livre parle de …, rhématique : ce livre est …(Genette, Seuils, Paris, Seuil, 2002).
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titre d’avance sans savoir de quoi il parlera exactement. Les éditeurs du roman de Potocki signalent par ailleurs que le titre du roman est en place au plus tard en 1804 quand Potocki soumet une partie de son manuscrit aux censeurs de Petersbourg. Le titre apparaît donc cinq ans avant le siège de Saragosse par l’armée napoléonienne. L’Avertissement, qui fait du siège de Saragosse l’espace-temps de la découverte du manuscrit, a été composé, quant à lui, après le siège de Saragosse par l’armée napoléonienne en 1809. Le titre même ne semble donc renfermer aucun contrat de lecture. En tout cas, il n’annoncé aucun sujet. Le titre dit uniquement ce que le texte est : un manuscrit. Aucun indice ne suggère de quoi il sera question dans ce manuscrit. Même l’indication spatiale ne renvoie pas au contenu car Saragosse est à peu près la seule ville espagnole dont il n’est pas question dans les aventures d’Alphonse van Worden. On apprend seulement, trois paragraphes avant la fin, que le héros du roman, devenu lieutenantgénéral, demande et obtient le gouvernement de Saragosse. Un second lien, tout aussi ténu, entre l’espace-temps de l’Avertissement et celui du roman même est la famille du capitaine espagnol. A quelle famille évoquée dans le roman ce capitaine appartient-il ? Le lecteur ne peut que deviner. C’est donc un manuscrit. Les choses se compliquent davantage quand on constate que l’Avertissement ne renvoie nulle part à la publication de ce manuscrit. Le texte espagnol a été traduit, mais il reste inédit. L’écriture du texte est tout aussi problématique. Durant sa lecture des 800 pages que le roman complet comporte dans son édition moderne, le lecteur ne peut relever aucun renvoi à l’acte d’écriture du texte. Ce n’est qu’à l’extrême fin, dans les trois derniers paragraphes de la soixante et unième journée qui contient la ‘Conclusion de tout l’ouvrage’ que le lecture apprend que le héros, Alphonse, a écrit un journal. Nous avons signalé dans un autre article de ce recueil que cette fin est bien étrange : Le gouvernement de Saragosse vint à vaquer et je l’obtins. Après avoir pris congé du roi, j’allai chez les Moro et je demandai un paquet cacheté que j’avais déposé chez eux il y avait vingt-cinq ans. C’était le journal des soixante premières journées de mon séjour en Espagne. J’en ai fait une copie de ma main et je l’ai déposée dans une cassette de fer que mes héritiers trouveront un jour.2
Quand, à l’extrême fin du roman, la scripturalité du texte est enfin assumée, celle-ci pose aussitôt un problème : la dernière phrase, qui est la 2 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, éd. François Rosset et Dominique Triaire, Paris, GF, 2008, 61e Journée, p. 831.
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seule de tout le roman qui renvoie à un acte d’écriture, est aussi la seule du manuscrit qui n’ait pas pu être enfermée dans la cassette de fer. Le manuscrit de la copie du journal d’Alphonse est déjà déposé et la cassette bien fermée quand pour la première fois il est question de son écriture. La cassette contient le manuscrit mais pas son écriture, en quelque sorte. En effet, la cassette ne renferme pas la 61e journée où l’écriture est enfin évoquée. Malgré l’allusion à une future découverte du manuscrit déposé dans la cassette par les héritiers d’Alphonse, ce manuscrit n’est pas celui que l’officier français découvre à Saragosse. La cassette contenant la copie des soixante premières journées des aventures d’Alphonse n’a pas été retrouvée. Il contient un manuscrit ‘désécrit’, qui reste inaccessible puisque ce n’est pas celui-là qu’on découvre à Saragosse. Dans le Manuscrit trouvé à Saragosse, le récit génétique qui raconte l’histoire du texte, le topos du manuscrit trouvé aidant, est donc bien incomplet. Il est aporétique à la fin du roman quand il est question de son écriture et amputé au début où il n’est pas question de sa publication. Il semble que l’auteur a tout fait pour rejeter son texte sur un état impossible : le manuscrit déposé dans la cassette n’a pas été écrit et celui qu’on trouve à Saragosse n’a pas été publié. Dans le Manuscrit trouvé à Saragosse, le vécu est décalé par rapport à l’écrit, comme l’écrit est décalé par rapport au publié. Le paratexte n’apparaît donc pas comme ‘ce par quoi un texte se fait livre’.3 Dans le paratexte de son roman, Potocki raconte comment il n’a pas écrit un de ses livres… Titre rhématique, épilogue aporétique et Avertissement interrompu concourent donc pour proposer un contrat de lecture très particulier où le lecteur est invité à voir dans ‘l’écriture’ l’argument fondamental du roman. Il semble que Potocki ait voulu écrire un livre impossible. Jacques, Alphonse et les fourches patibulaires Ce déshabillage n’est pas pur jeu. Dans un article déjà ancien, MariaEvelina Zoltowska suggère que la genèse du roman n’est pas séparable des contacts personnels noués par Potocki au long d’innombrables voyages.4 Ce fut probablement le frère de Frédéric le Grand, Henri de Prusse, qui chanta un jour l’éloge d’un ouvrage récent contenu dans La Correspondance 3 C’est la définition genettienne du paratexte telle qu’elle est formulée dans Seuils, Paris, Seuil, 1987. 4 Maria-Evelina Zoltowska, ‘La Genèse du Manuscrit trouvé à Saragosse’, Cahiers de Varsovie no 3, 1975, p. 90.
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littéraire, et qui s’intitulait Jacques le Fataliste (1797). Dans cet étrange roman, un même propos – ‘Tout est écrit Là-haut’ – est sans cesse répété par le personnage principal. Or, au moins une scène, célèbre dans l’un et dans l’autre cas, autorise le rapprochement du Manuscrit trouvé à Saragosse et de Jacques le Fataliste : le moment où les héros se voient entre les fourches patibulaires. Dans le roman de Diderot, le cheval de Jacques prend le mors aux dents, s’élance à toute allure dans une fondrière pour s’arrêter tout court entre les fourches patibulaires qui, comble de l’horreur, sont vacantes. ‘Diable’, dit le maître au retour de Jacques, cela est de fâcheux augure ; mais rappelle-toi ta doctrine. Si cela est écrit là-haut, tu auras beau faire, tu seras pendu, cher ami ; et si cela n’est pas écrit là-haut, le cheval en aura menti. Si cet animal n’est pas inspiré, il est sujet à des lubies ; il faut y prendre garde…5
Dans la Seconde Journée du Manuscrit trouvé à Saragosse, le héros de Potocki ne saisit pas par quel mystère il s’est réveillé sous le gibet de Los Hermanos. Revenu de sa surprise, il aperçoit, du haut d’une des colonnes de la potence, deux chevaux et deux voyageurs qui prennent aussitôt la fuite dès qu’ils s’aperçoivent que les fourches patibulaires ne sont plus vacantes. Ces deux cavaliers furent-ils Jacques et son maître…? Le manuscrit ne le dit pas, mais il se peut que par un léger chevauchement de deux diégèses Alphonse et Jacques se sont entrevus un bref instant. Cette passerelle entre les deux œuvres, pour être plaisante, n’est pas indispensable à mon hypothèse que Jacques le Fataliste et le Manuscrit trouvé à Saragosse sont l’un comme l’autre travaillés de la problématique de l’écriture. La chose est certaine dans le cas de Diderot ;6 la problématisation de l’écriture a été moins souvent soulignée dans le cas de Potocki. La Providence et le hasard Le problème de l’écriture est, dans Jacques le Fataliste comme dans le Manuscrit trouvé à Saragosse lié à la question du destin et du rôle qui joue le hasard. Je m’en tiendrai ici à un exemple emblématique, l’Histoire de Marie de Torres, qui relate les circonstances tragiques d’un amour manqué: Elvire n’entendit pas la fin de cette lecture ; elle s’était évanouie dès les premières lignes. Mon mari partit dès le même soir pour venger l’injure de ma sœur. Rovellas venait de s’embarquer pour l’Amérique. 5
Diderot, Jacques le Fataliste, éd. Paul Vernière, Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 66. Je renvoie ici au remarquable article de Wim De Vos, ‘La Narration est-elle un acte libre? La Métalepse dans Jacques le Fataliste’, Lettres romanes XLIV,1-2,1990. 6
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Mon mari se mit sur un autre navire. Un coup de vent les fit périr tous les deux.7
Un coup de vent suffit donc pour changer le destin de tous les personnages concernés. L’idée d’une contingence absolue se trouvant à l’origine des hasards et disposant des destins est tournée en dérision par Marie de Torres, quand elle entend le vice-roi du Mexique raconter sa partie de l’aventure : Madame, reprit le vice-roi, la providence avait sans doute des desseins sur mon indigne personne. En effet, si j’eusse obtenu la main d’Elvire, les Assiniboins, les Apaches Chiricahuas n’eussent pas été convertis à la foi chrétienne et la croix, signe sacré de notre rédemption, n’eût pas été plantée à trois degrés au nord de la mer Vermeille. Cela peut être, dit Madame de Torres, mais ma sœur et mon mari vivraient encore. Cependant, Monseigneur, veuillez bien reprendre la suite de votre histoire.8
On ne peut pas plus clairement répondre à l’idée de Leibnitz du meilleur des mondes possibles auquel ce propos du vice-roi allude. C’est en même temps une réponse à Jacques le fataliste qui croit que ‘chaque balle a son billet’ et que ce billet a été écrit ‘Là-haut’. Autre hasard, autre renversement imprévu des fortunes dans l’histoire racontée par Madame de Torres : cherchant la mort après l’échec amoureux en s’engageant dans une guerre entre sauvages, Sanché est élu chef de tribu, gagne deux provinces à la couronne espagnole, découvre une mine d’argent, devient Grand d’Espagne et vice-roi du Mexique… Le hasard règle bien les choses : cherchant la mort, on fait fortune. Voltaire n’aurait pas fait mieux. La même histoire de Marie de Torres est intéressante en ce qu’elle permet de mettre le doigt sur la façon dont Potocki règle ses comptes avec le hasard. A Potocki, le problème du hasard se pose en termes sémiotiques : la nécessité et le hasard peuvent-ils s’écrire, ou sont-ils toujours déjà écrits? Si tout est écrit Là-haut, comme le soutient Jacques le Fataliste, comment l’écriture d’un livre par un romancier, est-elle possible? L’énorme accumulation de récits qu’est le Manuscrit trouvé à Saragosse est une sorte de répartie au raisonnement de Jacques. Pour Potocki, ‘tout est écrit Ici-bas’. Ce qui intéresse Potocki est la façon dont le destin s’écrit dans le monde, la façon dont le destin se parle. Le grand rouleau est un peu plus qu’une métaphore pour Potocki en ce qu’il n’est 7 8
Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 16e journée, p. 289. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 18e Journée, p. 317.
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plus d’écriture divine mais terrestre: la culture humaine a elle-même développé des codes et des emplois du signe qui emprisonnent le destin. Tout est écrit ici-bas. La prose du monde ‘Tout est écrit Ici-bas’. Cette idée n’est pas que le reflet d’une modernité qui refuse toute téléologie extérieure en la remplaçant par un déterminisme matérialiste.9 Elle implique une interrogation sur la possibilité même d’écrire, dans la mesure où le déterminisme de l’écriture place l’écrivain qu’est Potocki devant un paradoxe pragmatique. S’il est vrai que tout est écrit Ici-bas, que l’écriture et la parole humaines emprisonnent le destin, cette idée même ne pourra être énoncée que dans un livre qui, en quelque sorte n’a pas été écrit : un livre où, entre l’écriture faite Là-haut et celle qu’on trouve dans le monde d’ici-bas, se développe utopiquement un destin qui n’est déterminé par aucune forme d’écriture. Revenons, pour illustrer cette écriture-dans-le-monde, à l’histoire de Marie de Torres. C’est le vice-roi du Mexique qui reprend son récit : Après avoir rempli ce devoir, je crus qu’il m’était permis de chercher la mort que ma religion m’empêchait de me donner moi-même. Un peuple sauvage allié des Espagnols avait la guerre avec ses voisins. Je me fis recevoir dans la nation. Il fallait pour être reçu souffrir que l’on picotât tout mon corps avec une aiguille pour y imprimer la figure d’un serpent et d’une tortue. Il fallait que la tête du serpent fût dessinée sur mon épaule droite, que son corps fît seize fois le tour du mien et que sa queue aboutît à mon orteil gauche.10
Hilarante, la scène du tatouage est l’explosion parodique d’un système graphique omniprésent dans le roman, où le corps humain apparaît comme un véritable lieu d’écriture. Les matelots de la méditerranée, dans l’histoire de Zoto, ont l’usage de se faire picoter des chiffres, des profils de galères et autres images sur le bras et la poitrine. Leur chef – est-ce par hasard qu’il s’appelle Lettereo ? – renchérit encore sur cet usage en se faisant tatouer le visage.11 Autre exemple : la diseuse de bonne aventure, qui lit le destin par l’inspection de la main, est une compagne inévitable dans le camp des bohémiens, lieu principal de la narration. Exemple encore : à la fin de la 9 Sur la dialectique causalité/ déterminisme dans la pensée philosophique de Potocki, on lira les belles pages de Dominique Triaire dans Potocki, Arles, Actes Sud, 1991, chapitre premier : L’épistémologie. 10 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 18e Journée, p. 319. 11 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 6e Journée, p. 149.
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très gothique Histoire de la princesse de Monte Salerno racontée dans la 13e journée, le narrateur montre sur son bras brulé les marques des cinq doigts de la diabolique princesse, etc. Mais la marque la plus fatidique s’imprime sur le front ; c’est le Thau. Deux personnages portent le signe. Le premier est le juif errant, destiné à marcher jusqu’à la fin des temps sans jamais s’arrêter ; le deuxième est le pèlerin maudit, marqué au front d’un Thau inversé, destiné à errer jusqu’à ce qu’il achète son salut en ramenant au bercail douze pécheurs, sur les fronts desquels il pourra voir le même signe, invisible au commun des mortels. Les stigmates sont évidemment les marques classiques de l’inscription divine du destin. De même que la chiromancie, ils témoignent d’une main divine dans ce que Michel Foucault appelle ‘la Prose du monde’.12 Ils ne font que copier sur le corps humain le destin écrit là-haut. La problématique change de face quand la pierre devient le support de la prose du monde, qui s’avère alors indéchiffrable. Dans l’histoire gothique de la princesse de Monte Salerno déjà évoquée, on tirera du sein de la terre un très beaux marbre chargé de caractères inconnus. Ailleurs, les hiéroglyphes qui parent les tombeaux égyptiens n’ont pas encore trouvé leur Champollion. Au début de l’histoire, il y a l’inscription. Une inscription dans la pierre, découverte il y a plus de mille ans par un ancêtre des Gomelez, lancera l’aventure d’Alphonse. Cette aventure, qui commence à la Venta Quemada, n’est en réalité que l’épisode final d’une histoire déclenchée plus de mille ans avant la naissance du héros et qui est liée à un secret de famille, que lui révèle à la fin le scheik des Gomelez. Ce dernier est le cinquante-deuxième successeur de Massoud ben Taher, qui, un jour, par hasard, fit une étrange découverte : Bien des années se passèrent ainsi et le calife Merwan régnait à Bagdad lorsque Massoud trouva dans une cave du château une pierre chargée d’anciens caractères. Il la leva et trouva un escalier tournant qui conduisait dans l’intérieur de la montagne. Massoud se fit donner un flambeau et descendit seul. Il trouva des chambres, des salles, des corridors et se hâta de remonter de peur de s’égarer.13
Le roman confronte les personnages avec l’écriture qui existe d’emblée dans le monde : elle n’est pas divine, elle est là on ne sait pas comment. C’est l’humanité, se manifestant dans différentes cultures successives, qui a produit cette écriture. Pour les personnages du roman l’écriture est toujours déjà-là, tout trouvée. 12 13
Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 56e Journée, p. 791.
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Au bout du labyrinthe, Massoud trouvera enfin le filon d’or qui assurera la fortune de tous ses descendants, jusqu’à son épuisement, dont Alphonse sera témoin. Après la découverte grâce à l’inscription, le secret du labyrinthe est consigné sur un parchemin découpé en six lanières verticales par rapport à l’écriture. On ne pourra le lire qu’en réunissant les six fragments. Luc Fraisse a remarqué dans une belle analyse que ces six lanières répondent aux histoires enchevêtrées dans le livre. Le secret du livre ne sera révélé que quand tous les récits se seront rejoints et se seront fondus en structure de roman.14 Mais le filon d’or est épuisé au moment même où le secret est révélé. L’explosion qui détruira le labyrinthe souterrain répond assez exactement à l’explosion du livre, le livre qui fait éclater ses propres limites. Le secret du filon d’or, révélé par l’inscription sur la pierre, est donc confié au livre. Le parchemin prend la relève de l’inscription. La prose du monde devient livre. Mais cette écriture à l’encre n’est que le succédané d’une écriture plus vieille qui correspond à l’inscription du monde dans sa propre matière. Le secret est toujours déjà écriture. Tout est d’emblée écrit Ici-bas. Le secret confiné dans le livre remonte à une écriture plus ancienne, archaïque, toujours-déjà-là, manuscrit trouvé par hasard, mais indéchiffrable, et dont le sens semble être que quelque chose est à trouver. On pourrait s’arrêter longuement au rapport sémiotique qu’installe la Cabale entre les mots et les choses à travers le livre. La lecture à haute voix et la composition d’écrits cabalistiques sont génératrices de réalités et de destins. Ainsi Rebecca acquiert un grand pouvoir sur les esprits en prononçant à haute voix des formules terribles que jusque-là elle n’avait osé lire que des yeux. Son frère, le cabaliste Uzeda, se risque à composer lui-même un verset cabalistique et aussitôt un bruit affreux se fait entendre et le château semble s’écrouler sur ses fondements. Le discours cabalistique représente dans le roman de Potocki ce que Michel Foucault appelle l’appartenance du langage au monde. La parole est créatrice, le livre peut donner la vie et la mort, comme le montre l’épisode du pâtre qui, au contact d’un livre sacré, tombe mort aux pieds de Rebecca qu’il avait voulu agresser.15 L’on sait depuis Les Mots et les Choses de Michel Foucault qu’au début du XVIIe siècle, la profonde appartenance du langage au monde 14 Luc Frasisse, Potocki ou l’itinéraire d’un initié, Nîmes, Lacour, 1992, p. 64. On lira aussi avec grand intérêt Luc Fraisse, Potocki et l’imaginaire de la création, Paris, Presses universitaires Sorbonne Université, 2006. 15 L’histoire du cabaliste est racontée dans la 9e Journée.
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est défaite. Un autre rapport des mots et des choses s’installe ; les choses et les mots vont se séparer. Le Manuscrit trouvé à Saragosse explore cette liberté des signes jusqu’à ce qu’elle butte contre la fatalité. Si le signe n’est plus la marque du destin comme le Thau, le destin apparaît comme prisonnier du langage, qui pour beaucoup de personnages du Manuscrit trouvé à Saragosse est la première réalité. Les pères de l’écriture Il est remarquable que le détenteur du livre, le représentant de l’écriture, est le père. Les récits majeurs du roman prennent tous une allure généalogique et l’enjeu est à chaque fois l’effort fait par le fils d’échapper au destin qu’essaie de lui imposer le père. Le père du géomètre Vélasquez fut l’un des plus grands mathématiciens de son temps. Pour recevoir la récompense royale pour ses travaux, qui implique aussi la permission d’épouser la femme qu’il aime, il lui suffit de signer la lettre qu’on lui présente. Or, dans la joie que lui cause l’arrivée de son frère, Enrique Velasquez signe du nom de ce frère, don Carlos. Son destin et celui de son fils seront désormais prisonniers de cette signature, puisque ce sera Carlos qui épousera Blanche, qui deviendra Duc, qui héritera d’une immense fortune, …. Et tout cela pour avoir eu le nez dans les livres. Son fils, le géomètre Vélasquez, sera plus malin : pour que pareille chose ne lui arrive pas, il écrit son nom sur ses tablettes et, quand il veut signer, il copie ce qui est écrit.16 L’aventure du pélerin maudit, qui porte le signe du Thau renversé sur le front, est plus dramatique encore. Son père, Blas Hervas, est lui aussi un grand savant. Son ambition est littéralement encyclopédique : il s’agit de prendre sa revanche sur le monde en l’enfermant dans un livre. Ce livre est d’abord un livre unique, imprimé à mille exemplaires à compte d’auteur, dont aucun ne se vend. L’entreprise se transforme ensuite en Polymathesis, comportant cent volumes. Après avoir fait proprement relier les cent volumes et après avoir fait un feu de joie de tous ses manuscrits, Hervas croit avoir droit à un voyage. C’est le moment qu’attendait la fortune pour sa vengeance : attirés par la colle de la reliure, une colonie de rats se met à dévorer les livres. Hervas refera tout son ouvrage, en cent volumes, mais sera obligé de le réduire ensuite à vingt-cinq pour avoir une chance d’être imprimé. Voilà l’image d’un livre qui voulait emprisonner le réel, livre dont l’écriture implique une 16
Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 46e Journée.
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répétition presque infinie de l’acte d’écrire même, livre qui est destiné à rester manuscrit. Au moment de rendre l’âme, Hervas suppliera son fils de se méfier de la sagesse humaine et de ne pas marcher dans ses traces.17 Les activités livresques des pères dans le Manuscrit trouvé à Saragosse constituent une véritable exploration du rapport entre le monde et l’écriture: le destin est prisonnier de l’écriture, mais il peut se venger. Le père d’Alphonse est lui aussi détenteur d’un livre : le fameux registre blanc des innombrables duels dont il a été soit le témoin, soit le protagoniste. Devenu un véritable catéchisme du code de l’honneur, le livre est copié et consulté par quiconque a une question d’honneur délicate à régler. Le code de l’honneur et la fidélité à la parole donnée sont les préceptes, consignés dans le livre du père, qui déterminent le destin d’Alphonse. Dans la première journée, il jure aux deux princesses orientales qui partagent sa couche dans la Venta Quemada de ne jamais trahir le peu qu’il sait du secret des Gomelez. Ses compagnons lui reprocheront à plusieurs reprises ‘son attachement presque religieux à la parole donnée’, vestige de l’héritage paternel. Dans cette perspective, il faut poser la question nodale : pourquoi Alphonse écrit-il son journal? Le livre nous révèle en effet le secret qu’il a promis de ne jamais révéler. Révéler le secret, écrire enfin un livre – qui efface ensuite ses propres limites – est pour Alphonse une manière de se délivrer de la tutelle du père, détenteur du livre contenant le code réglant son destin. Mais comme on le sait, le manuscrit d’Alphonse n’a pas été écrit… Le moyen d’échapper au destin réglé par le père et à la tutelle du livre, est le voyage. Le père de Giulio Romati, le narrateur du récit gothique, est envoyé en voyage par le père qui veut l’arracher à ses livres. Il en va de même de tous les personnages principaux. Enfin le destin des voyageurs est de se trouver réunis un jour dans la Sierra Morena, où ils se racontent leurs histoires. Lieu de l’errance, lieu de la narration orale, lieu fraternel, la Sierra Morena est l’exact opposé du lieu du père, qui est celui de l’écriture, emblématisé par le nom du libraire madrilène : Moreno. Moreno est à Morena ce que le Père est au fils et ce que l’écrit est à l’oral. C’est à Madrid qu’on pourra conclure. Madrid, centre de gravitation des récits, est la ville natale d’Avadoro, le chef des Bohémiens, qui se taille comme narrateur les trois quarts du roman. La scène marquant la séparation du père et du fils, le clivage de l’écriture et de l’oralité, la mise à distance de Moreno par Morena est peut-être la plus emblématique du roman. Le père, don Felipe est fabricant d’encre. La recette, il l’a trouvée 17
Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 34e Journée.
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dans un livre acheté chez le libraire Moreno. Ayant fait venir du Toboso une énorme jarre de terre cuite, il améliore la recette en fabriquant de l’encre en grande quantité. Tous les clients de Moreno s’approvisionneront dorénavant chez Don Felipe del Tintero Largo. Or, le petit Avadoro, ayant un jour escaladé une armoire, tombe dans la jarre. On ne peut le sauver de la noyade qu’en brisant le récipient à coup de pilon. Le fleuve d’encre qui inonde ensuite la chambre sera la proverbiale goutte qui fait déborder le vase : Avadoro doit partir. On le retrouvera dans la Sierra Morena après de nombreuses péripéties. En même temps que la jarre brisée est une manière de tuer le père et d’instaurer le régime de l’oralité qui sera celui de tout le texte, le fleuve d’encre est l’image même du roman. Le texte n’est pas vraiment écrit, il fait tache d’encre, on ne sait où il commence ni où il s’arrête. La figure noire qu’on retrouve au milieu de l’énorme marre est Avadoro, le héros de l’oralité, le narrateur devenu encre, par accident, par hasard.
SUR POTOCKI LE TRAITÉ DES SENSATIONS DE POTOCKI A Alexandre Madonia Palerme
D’un fantastique à l’autre Il n’est pas nécessaire sans doute de rappeler que la scène du réveil sous la potence est le noyau à partir duquel Todorov expose sa théorie et son histoire du fantastique. Ce fantastique exige que trois conditions soient remplies ; deux, obligatoires, concernent le lecteur, une dernière, facultative, porte sur le personnage. Il faut d’abord que le lecteur hésite entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués ; ensuite, il importe que le lecteur rejette à la fois l’une et l’autre interprétation pour rester dans le doute ; et enfin, condition facultative, l’hésitation peut être ressentie également par le personnage auquel le lecteur peut alors s’identifier.1 Avant le réveil sous le gibet, les aventures vécues par Alphonse van Worden relèvent simplement de l’insolite : rien d’absolument inexplicable à deux serviteurs qui disparaissent et à deux jeunes femmes qui invitent le héros à un délicieux souper dans les souterrains de son auberge. Le pas suivant, en revanche, est décisif pour Todorov : Un événement se produit que la raison ne peut plus expliquer. Alphonse se met au lit, les deux sœurs le rejoignent (ou peut-être le rêve-t-il seulement), mais une chose est sûre : quand il se réveille, il n’est plus dans un lit, il n’est plus dans une salle souterraine. ‘Je vis le ciel. Je vis que j’étais en plein air. […] J’étais couché sous le gibet de Los Hermanos. Les cadavres des deux frères de Zoto n’étaient point pendus, ils étaient couchés à mes côtés’. Voici donc un premier Première publication : ‘Le Traité des sensations de Jean Potocki’, in Jan Herman, Paul Pelckmans et François Rosset (éds), Le Manuscrit trouvé à Saragosse et ses intertextes (Actes du Colloque international Jean Potocki – Leuven-Anvers, 2000), Louvain-Paris, Peeters, 2001, p. 219-229. 1
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Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 35-
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événement surnaturel : deux belles filles sont devenues deux cadavres puants.2
Une première réflexion que peut inspirer ce fragment concerne le ‘doute fantastique’ que recèlerait ce passage. Il est indéniable que le lecteur, si déjà cette scène le plonge dans le doute, ne demeurera pas dans l’hésitation quant à l’interprétation à donner à cette scène : il apprendra plus tard que tout a été mis en scène. Mais ce qui me paraît plus intéressant dans la perspective que je veux ouvrir ici, c’est qu’Alphonse lui-même ne songe pas une seconde à un événement surnaturel : la scène s’inscrit pour lui dans la série des événements insolites qu’il n’a cessé de vivre depuis son départ de Cadix. Elle n’est pas plus surnaturelle que la disparition de ses deux serviteurs, par exemple. Une lecture attentive de la scène du réveil révèle en effet qu’Alphonse est loin d’établir un rapport entre la veille et le réveil, entre les deux belles femmes et les cadavres puants : Je crus encore n’être pas bien éveillé et faire un rêve pénible. Je refermai les yeux et je cherchai dans ma mémoire où j’avais été la veille … Alors je sentis que des griffes s’enfonçaient dans mes flancs. Je vis qu’un vautour s’était perché sur moi, etc.3
Après s’être emparé du déjeuner des deux voyageurs que son apparition au haut de la potence avait mis en fuite, il se remet à penser aux événements de la veille. Et pas davantage que la première fois un rapprochement des deux femmes et des deux cadavres, condition même du récit fantastique, n’est évoqué : Je me mis à réfléchir sur ce qui m’était arrivé pendant la nuit. Les souvenirs en étaient très confus, mais ce que je me rappelais bien, c’était d’avoir donné ma parole d’honneur d’en garder le secret, et j’étais fortement résolu à la tenir. […] L’on sera peut-être surpris de me voir si occupé de ma gloire, et si peu des événements de la veille ; mais cette façon de penser était encore un effet de l’éducation que j’avais reçue ; c’est ce que l’on verra par la suite de mon récit. Pour le moment j’en reviens à celui de mon voyage. J’étais curieux de savoir ce que les diables avaient fait de mon cheval que j’avais laissé à la Venta Quemada.4
On le voit, le surnaturel, le diabolique, ne sont évoqués que sur le mode de l’ironie. La question demeure donc : en quoi réside le fantastique de cette scène, où est passé le surnaturel? 2
T. Todorov, op.cit., p. 32. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, éd. François Rosset et Dominique Triaire, Paris, GF, 2008, 2e Journée, p. 86. 4 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, 2e Journée, p. 87-88. 3
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La discussion théorique autour du fantastique a pour l’instant moins d’intérêt que sa virtualité herméneutique : le fantastique permet-il de penser le Manuscrit trouvé à Saragosse ? Et pour l’instant le bilan est négatif. C’est peut-être qu’autre chose est en jeu dans la scène du réveil. Il est indéniable, d’autre part, que doute il y a. Todorov n’a pas tort quand il souligne le passage de la première soirée où Alphonse ne sait plus ‘si j’étais avec des femmes ou bien avec d’insidieux succubes’.5 Mais ne perdons pas de vue les circonstances particulières par lesquelles ce doute s’est installé, la danse : Je les contemplai quelque temps avec une sorte de sang-froid, enfin leurs mouvements pressés par une cadence plus vive, le bruit étourdissant de la musique mauresque, mes esprits soulevés par une nourriture soudaine, en moi, hors de moi, tout se réunissait pour troubler ma raison. Je ne savais plus si j’étais avec des femmes ou bien avec d’insidieux succubes. Je n’osais voir, je ne voulais pas regarder. Je mis ma main sur mes yeux et je me sentis défaillir.6
Cette scène est d’autant plus intéressante qu’elle amène Alphonse, en un espace de temps très court, de l’indifférence, du sang-froid, à la défaillance. Alphonse hésite moins entre deux lectures des événements qu’il perçoit, qu’il n’est en proie à l’apparition d’une réalité tout intérieure qu’il est amené à substituer à la réalité extérieure. Le fantastique se joue, non pas entre deux lectures d’une réalité extérieure, mais entre une réalité extérieure qui n’a rien de surnaturel et une réalité intérieure, imaginaire, qui se prête à des combinaisons extraordinaires telles qu’en offre aussi le rêve. Ce qui est en jeu ici, il me semble, est la genèse artificielle d’une réalité imaginaire, qui loin d’entrer en concurrence avec la réalité des événements, est censée s’y substituer. Alphonse est amené à croire à une réalité mentale qu’on l’aide à construire. Les instruments catalysant cette substitution s’appellent musique, danse, boisson, narration, lecture. Nous verrons d’autres scènes comme celle-ci, où ce sont moins les événements eux-mêmes, disons les réalités extérieures, qui génèrent le doute, qu’un travail sur les sens, moyennant des auxiliaires qui, d’une manière où d’une autre, sont liés à la drogue. Quelles sont les activités de contrebande auxquelles se livre Zoto, quelles sont les étranges marchandises que transportent les ânes du Bohémien aussi longtemps que dure le récit, qu’il doit sans cesse interrompre pour vaquer à ses affaires? 5 6
T. Todorov, op.cit., p. 32. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, Première Journée, p. 72.
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On sait qu’ils proviennent du Nouveau Monde, comme le café ou le cacao. Condillac et la scène du réveil Le fantastique dans le Manuscrit trouvé à Saragosse est pour moi inséparable d’une réflexion sur le sensualisme, exposée par Vélasquez dans la 39ème journée : Longtemps avant Aristote, le mot ‘idée’ voulait dire ‘image’ chez les Grecs, et de là vient aussi le mot ‘idole’. Aristote, ayant examiné chacune de ses idées, vit que toutes provenaient réellement d’une image, c’est-à-dire d’une impression faite sur les sens. […] Le mot image ne se rapporte pas uniquement à ce qui fait impression sur notre vue. Le son frappe notre oreille et nous donne l’idée qui appartient au sens de l’ouïe. Le citron agace nos dents et nous donne l’idée de l’acide. Mais observez que nos sens jouissent de la faculté d’être mis dans cet état d’impression en l’absence de l’objet qui l’a causée. Si l’on nous propose de mordre dans un citron, l’idée seule fait couler la salive et agace nos dents. Une musique bruyante résonne à nos oreilles longtemps après que l’orchestre a cessé de jouer. Dans l’état actuel de la physiologie, nous ne pouvons encore expliquer le sommeil, ni par conséquent les rêves ; mais on peut dire cependant que des mouvements de nos organes, indépendants de notre volonté, les remettent dans le même état où ils furent mis lors de l’impression faite sur les sens, ou bien, en d’autres termes, lors de l’idée conçue. De là, il résulte aussi que, en attendant que nous soyons plus avancés dans la connaissance de la physiologie, il nous est avantageux de considérer théoriquement les idées comme des impressions faites sur le cerveau, impressions dans lesquelles les organes peuvent se mettre en l’absence de l’objet, soit volontairement, soit involontairement. Observez que l’impression sera moins vive si l’on ne fait que penser à l’objet, mais que dans un état de fièvre, elle peut être aussi forte que la première impression reçue.7
Il fallait citer ce passage un peu long pour souligner le nombre de fois qu’y figure le vocable ‘impression’. Quand, dans son long récit de la 55e à la 60e journée, le scheik des Gomelez lève enfin le voile, c’est au même vocable qu’il recourt pour expliquer les étranges aventures qu’on a fait vivre au protagoniste : De là vous êtes venu à mon ermitage où vous avez trouvé le terrible démoniaque Pascheco, lequel n’est proprement qu’un saltimbanque basque qui s’est crevé un œil en faisant un saut périlleux. J’ai cru que 7
Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, 39e Journée, p. 620-21.
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sa terrible histoire vous ferait quelque impression et que vous trahiriez le secret juré à vos cousines, mais vous êtes resté fidèle à votre parole d’honneur.8
Et voilà le secret du fantastique dans le roman : faire impression, imprimer dans le cerveau du héros, par le biais des différentes sensations qu’on lui fait éprouver, une image qui ne correspond pas à la réalité observée. L’une des pistes de lecture intertextuelle qu’ouvre ce roman conduit donc aux théories sensualistes développées par Locke, Diderot ou Condillac. Quand le géomètre dénie à un enfant né aveugle et sourd toute capacité d’abstraction – ‘Les sourds-muets ont beaucoup de peine à saisir l’abstraction’9 – la suite du discours de Vélasquez ressemble beaucoup à une réponse à la Lettre sur les aveugles de Diderot (1749). Mais c’est dans le Traité des sensations (1754) de Condillac que nous allons retrouver la scène du réveil sous le gibet et notre discussion sur le fantastique, et plus particulièrement dans le chapitre 10 de la seconde partie, intitulé ‘Du repos, du sommeil et du réveil dans un homme borné au sens du toucher’ : Au bout de quelques heures, le repos commence à lui rendre ses forces. Ses idées reviennent lentement ; il semble qu’elles ne paraissent que pour disparaître ; et son âme, suspendue entre le sommeil et la veille, se sent comme une vapeur légère, qui d’un moment à l’autre se dissipe et se reproduit. Cependant le mouvement renaît peu à peu dans toutes les parties de son corps, ses idées se fixent, ses habitudes se renouvellent, son âme lui est rendue toute entière, elle croit vivre pour la seconde fois. Ce réveil lui paraît délicieux. Elle porte les mains sur elle avec étonnement ; elle les porte sur ce qui l’environne : charmée de se retrouver et de retrouver encore les objets qui lui sont familiers ; sa curiosité et tous ses désirs renaissent avec plus de vivacité. Elle s’y livre toute entière ; se transporte de côté et d’autre, reconnaît ce qu’elle a déjà connu, et acquiert de nouvelles connaissances…10
La scène du réveil d’Alphonse qui inaugure la deuxième journée est comme une version parodique du réveil de la statue de Condillac. Alphonse ne reconnaît pas les objets qui lui sont familiers, ses idées ont de la peine à se fixer. Si son âme paraît vivre pour la seconde fois, c’est décidément à force de recevoir des impressions totalement nouvelles, 8
Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 60e Journée, p. 823 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, 48e Journée, p. 709. 10 Condillac, Traité des sensations, Paris, Fayard, Corpus des Œuvres de Philosophie en Langue française, 1984, p. 142. 9
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étonnantes, insolites qui en effet ne sont produites que pour lui donner une âme nouvelle. De plus, son sommeil est emboîté dans un autre. Il se réveille deux fois, une fois dans le rêve et une fois réellement : A peine avais-je eu le temps de faire cette réflexion, qu’un sommeil irrésistible appesantit ma paupière, et tous les mensonges de la nuit s’emparèrent aussitôt de mes sens. Je les sentais égarés par de fantastiques prestiges, mais ma pensée, emportée sur l’aile des désirs, malgré moi, me plaçait au milieu des sérails de l’Afrique et s’emparait des charmes renfermés dans leurs enceintes pour en composer mes chimériques jouissances. Je me sentais rêver, et j’avais cependant la conscience de ne point embrasser des songes. Je me perdais dans le vague des plus folles illusions, mais je me retrouvais toujours avec mes belles cousines. Je m’endormis sur leur sein, je me réveillais dans leurs bras. J’ignore combien de fois j’ai cru ressentir ces douces alternatives.11 Enfin je me réveillai réellement.12
Ce sommeil emboîté est cause qu’Alphonse a de la peine à se rappeler où il a été la veille. La réalité dont il pourrait se souvenir, quelle estelle, du moment qu’on y a substitué une réalité mensongère, nocturne, délicieuse, inquiétante? Entre la réalité de la veille et la réalité du réveil est venue s’installer une réalité illusoire, imaginaire, qui n’est pas celle du rêve, mais du rêve dans le rêve. C’est cette réalité rêvée au-delà du rêve, qui est censée se substituer à la réalité de la veille. Ce n’est pas du souper en compagnie d’Emina et de Zibeddé qu’Alphonse doit se souvenir, c’est du rêve au second degré, celle d’avant le rêve, réalité du désir. La liqueur soporifique qu’on lui administre ne produit pas le rêve, qui serait venu sans la boisson, mais une réalité imaginaire qui fonctionne comme le rêve. Le breuvage redouble le rêve, qui se copie en quelque sorte. Au-delà du rêve, Alphonse est censé se souvenir d’une réalité qu’il doit prendre pour la réalité de la veille, alors qu’elle n’est que le produit d’une série de facultés que son esprit emprunte au rêve. Le châtiment dont le réveil sous le gibet est l’image, doit donc être rapporté à une faute imaginaire, commise dans une réalité produite par et comme un rêve. Voici la définition de l’imagination telle qu’on peut la lire dans le Traité des sensations de Condillac : Voilà la signification la plus étendue qu’on donne au mot imagination : c’est de le considérer comme le nom d’une faculté, qui combine 11 12
Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, Première Journée, p. 85. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, Seconde Journée, p. 86.
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les qualités des objets, pour en faire des ensembles, dont la nature n’offre point de modèles. Par-là, elle procure des jouissances, qui, à certains égards, l’emportent sur la réalité même : car elle ne manque pas de supposer dans les objets dont elle fait jouir, toutes les qualités qu’on désire y trouver.13
Il ne s’agit dès lors pas de semer le doute dans son esprit mais de le reprogrammer, d’y imprimer un imaginaire. Le roman me semble renfermer une réflexion sur les théories sensualistes de Condillac qui essaie de penser l’émergence de l’homme à la raison sans accepter la théorie cartésienne des idées innées. S’il est vrai, comme l’affirmait déjà Aristote et après lui Locke, radicalisé par Condillac, que toutes nos connaissances proviennent des sens, ne serait-il pas possible de redisposer un cerveau par un travail systématique sur ses sensations? Ne serait-ce pas là la question à laquelle nous confronte le ‘fantastique’ dans le Manuscrit trouvé à Saragosse? Potocki semble renvoyer dos-à-dos la statue de Condillac et celle de Pygmalion, à laquelle il essaie de donner une âme. Nous avons déjà souligné la fonction de la musique (soit de l’ouïe), de la danse (soit du mouvement), et de la boisson (soit du goût) sur un tel reconditionnement du cerveau humain ; il faut à présent s’attarder au rôle de la lecture et du récit oral. Pour la lecture je me contenterai d’interroger les quelques scènes des journées 8 à 11 pendant lesquelles Alphonse jouit de l’hospitalité du cabaliste et où après un va-et-vient plusieurs fois répété entre la bibliothèque et la terrasse du château, il quitte son hôte pour se rendre dans le camp du bohémien Avadoro, qui l’entraînera dans un autre monde imaginaire. Ces scènes sont parmi les plus belles du roman : L’ermite prit dans la bibliothèque une légende des Pères du désert, et ordonna à Pacheco de lui en lire quelques chapitres. Moi, je passai sur la terrasse dont la vue se portait vers un précipice au fond duquel roulait un torrent qu’on ne voyait pas, mais qu’on entendait mugir. Quelque triste que parût ce paysage, ce fut avec un extrême plaisir que je me mis à le considérer, ou plutôt à me livrer aux sentiments que m’inspirait sa vue. Ce n’était pas de la mélancolie, c’était presque un anéantissement de toutes mes facultés, produit par les cruelles agitations auxquelles j’ai été livré depuis quelques jours. A force de réfléchir à ce qui m’était arrivé et de n’y rien comprendre, je n’osais pas y penser, crainte d’en perdre la raison. L’espoir de passer quelques jours tranquilles dans le château d’Uzeda était pour le moment ce qui me flattait le plus. De la terrasse je revins à la bibliothèque.14 13 14
Condillac, Traité des sensations, p. 147. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, 9e Journée, p. 195.
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La vue du paysage, le torrent qui n’est visible que par le bruit qu’il fait impressionnent Alphonse. Sans inscrire dans son âme un doute quelconque, l’impression faite sur les sens y cause un ‘anéantissement de toutes ses facultés’, l’abandon de la réflexion. Le cerveau d’Alphonse se vide, devient ce que Locke appelle une ‘table rase’. N’existent plus que les impressions venant d’un monde extérieur inconnaissable étant donné qu’aucune faculté intérieure de réflexion n’est capable de les classer, de les ordonner, de les structurer. Le lendemain, un changement météorologique produit un soudain revirement de la situation. L’univers extérieur va produire d’autres impressions qui restaureront les facultés anéanties. Jamais le héros n’aura perçu aussi clairement le fond de son aventure : Je me réveillai plus matin qu’à l’ordinaire et j’allai sur la terrasse pour y respirer plus à mon aise avant que le soleil eût embrasé l’atmosphère. L’air était calme. Le torrent lui-même semblait mugir avec moins de fureur et laissait entendre les concerts des oiseaux. La paix des éléments passa jusqu’à mon âme et je pus réfléchir avec quelque tranquillité sur ce qui m’était arrivé depuis mon départ de Cadix. Quelques mots échappés à don Henri de Sa, gouverneur de cette ville, et que je ne me rappelai qu’alors, me firent juger qu’il entrait aussi dans la mystérieuse existence des Gomelez et qu’il savait aussi une partie de leur secret. C’était lui qui m’avait donné mes deux valets, Lopez et Mosquito, et je supposai que c’était par son ordre qu’ils m’avaient quitté à l’entrée désastreuse de Los Hermanos. Mes cousines m’avaient souvent fait entendre qu’on voulait m’éprouver. Je pensai que l’on m’avait donné à la Venta une boisson pour m’endormir, et que pendant mon sommeil l’on m’avait transporté sous le gibet. Pacheco pouvait être devenu borgne par un tout autre accident que par sa liaison amoureuse avec les deux pendus et son effroyable histoire pouvait être un conte. L’ermite, cherchant toujours à surprendre mon secret sous les formes de la confession, me paraissait être un agent des Gomelez qui voulait éprouver ma discrétion.15
A ces deux scènes en miroir se juxtaposent deux autres épisodes, qui elles, se déroulent dans la bibliothèque. Quand il passe de la terrasse à ce lieu de l’‘imprimé’, Alphonse y découvre sur la table un gros volume imprimé en lettres gothiques ouvert à une page sur laquelle on semble vouloir attirer son attention. C’est la fameuse Histoire de Thibaud de la Jacquière, que le héros se met à lire. Après cette lecture il est rejoint par le cabaliste qui ‘sembla vouloir lire dans mes yeux l’impression que m’avait fait cette lecture’.16 Et en effet, Alphonse en vient à croire que 15 16
Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, 10e Journée, p. 197. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, 10e Journée, p. 212.
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‘des démons avaient, pour me tromper, animé des corps de pendus, et que j’étais un second Thibaud de la Jacquière’.17 Ensuite il retourne à sa terrasse. Mais dans une scène parallèle, le même jour, quand on lui fait la lecture de deux autres histoires gothiques – celles de Ménippé de Lycie et ensuite celle du philosphe Athénagore – toute sa lucidité lui revient, et ‘voyant où le cabaliste en voulait venir, je me levai de table, peut-être un peu trop brusquement, et j’allai sur la terrasse’.18 Il ne semble pas facile d’imprimer à l’esprit d’Alphonse de nouvelles visions, ni volontairement, ni involontairement, ni par la vue, ni par l’ouïe, ni par la lecture, ni par le récit oral. Ce va-et-vient entre la bibliothèque et la terrasse va d’ailleurs prendre fin. La terrasse est le tremplin qui le projettera dans un nouveau cycle d’aventures et de récits, celui que domine la figure du bohémien Avadoro. Dès son second passage à la terrasse, Alphonse entend une musique fort gaie, il aperçoit un camp de bohémiens et quelle est sa surprise quand il voit sortir ses deux cousines de la tente du chef. C’est encore par la danse qu’elles essaient de lui faire tourner la tête. Autre scène en miroir donc, mais cette fois, comme dans les autres scènes-reflets, il conserve toute sa lucidité et veut s’assurer de la réalité de ses deux cousines. Ce n’est qu’après différents va-et-vient entre la terrasse à la bibliothèque qu’il réussira à sortir du château, pour entrer dans une nouvelle spirale d’un cercle que les metteurs en scène voulaient en vain infernal. Les goûts et les couleurs de l’autre monde Alors que le cycle de la Venta Quemada, dont Alphonse sort pour n’y rentrer plus que par intermittences, débutait par la disparition des provisions, le cycle d’Avadoro commence par un bon repas. Cependant, au vin que lui servent les filles du bohémien, Alphonse préférera l’eau de source, autre témoignage de sa lucidité. Il n’a pas oublié que dans la scène correspondante dans le cycle de la Venta Quemada, le vin qu’on lui a servi, à commencer par le reste d’un vin d’Alicante offert par le généreux Lopez juste avant sa disparition, l’avait fait défaillir. Dans le cycle d’Avadoro, l’imaginaire du récit change complètement. Alphonse est entraîné, comme les autres narrataires, dans la descente vertigineuse de différents récits emboîtés. Nouvelle forme d’ivresse, qui fait tourner la tête à Rebecca qui s’en plaint à plusieurs reprises. 17 18
Ibidem. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, 11e Journée, p. 222.
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L’ivresse passe moins par la bouche que par l’oreille, ce qui n’empêchera pas les deux imaginaires, celui du cycle de la Venta Quemada et celui du cycle d’Avadoro, d’être catalysés par le breuvage. L’imaginaire dans ce roman est un imaginaire bu, avalé. Les récits qui s’abyment les uns dans les autres sont, à de très rares exceptions près, racontés après le repas. Le chocolat y est servi en abondance, à tous les niveaux narratifs : Les Bohémiennes en apportent à Alphonse ; au niveau sous-jacent Avadoro reçoit l’ordre de préparer le chocolat de sa tante Dalanosa ; à un niveau encore plus profond Mme Dalanosa et Elvire prennent le chocolat à Villaca. Dans la 18e journée tout recommence : Vélasquez qu’on vient de ramasser sous la potence mange une soupe au chocolat ; dans sa propre histoire sa belle-mère vient le séduire en lui offrant du chocolat ; un autre personnage dans le récit d’Avadoro, la duchesse de Medina Sidonia, en rafolle, ainsi que Monsieur le duc, qui en meurt. Au niveau le plus profond, dans l’Histoire de Frasqueta Salero, un amoureux vient prendre son chocolat sous sa fenêtre et il n’y a pas jusqu’à Blas Hervas, dans le récit raconté par Busqueros à Avadoro qui la transmet à ses convives, que les femmes président au rituel du chocolat. Les gardes wallonnes que rencontre Avadoro et parmi lesquelles se trouve le père d’Alphonse croient remarquer qu’Avadoro se moque des buveurs de chocolat qu’ils sont et le duel est inévitable. Et que renferme la dangereuse bonbonnière du diable Don Bélial de Guevara ? L’imaginaire fantastique du roman de Potocki passe par l’estomac. Je termine par un propos emprunté à Nikita Harwich, qui résume bien ma pensée : Bartolomé Marradon lui-même l’avait fait entendre : le chocolat fait partie des ‘sortilèges’ du monde américain, comme le démontre le penchant suspect car excessif, de ceux qui le boivent. Les mouvements rythmés du moulinet son assimilés à une incantation démoniaque, la mousse qui lève devient la manifestation du réveil de ces forces obscures chtoniennes. Comme le fait remarquer à juste titre Mariarosa Schiaffino, dans la couleur même du chocolat, ‘il y a une fascination dangereuse et la petite patte de satan : le chocolat a la couleur du froc monacal, mais aussi de la peau des Indiens et, plus sombre, celle du diable’.19
Il existe un imaginaire du chocolat, peuplé de moines (Camaldules ou Théatins), d’Indiens comme ceux qui portent la litière de Torres Rovellas, de diables (comme Don Bélial), etc. Comme le remarque judicieusement 19
Nikita Harwich, Histoire du chocolat, Paris, Desjonquères, 1992, p. 95.
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Piero Camporesi dans un livre succulent, ‘les plaisirs de l’imagination sont préfigurés et prédégustés par les plaisirs raffinés de la table qui, plutôt que satisfaire et rassasier, doit suggérer en prédisposant à la rêverie, au voyage sentimental, à l’embarquement pour Cythère’.20 La barque d’Avadoro nous amène à la découverte d’un Nouveau Monde, à la couleur et au goût du chocolat. Et quant au devenir-encre de ce Nouveau Monde, Vélasquez, dans son éternelle distraction, ne trempe-t-il pas son crayon dans le chocolat, pour s’étonner que le chocolat n’est pas d’une aussi bonne encre que celle que fabrique le père d’Avadoro? Encre invisible, le chocolat a pourtant servi à l’écriture de notre livre qui, je l’ai dit ailleurs, n’a pas eu besoin d’avoir été écrit. Serait-ce trop de suggérer que c’est un livre à boire, ou en tout cas à déguster?
20 Piero Camporesi, Le goût du chocolat, l’art de vivre au siècle des Lumières, Paris, Grasset, 1992, p. 181.
SUR F.L.C. MONTJOYE MANUSCRITS TROUVÉS A SARAGOSSE ET AU MONT PAUSILYPE. SUR UN PROBLÈME DE GENÈSE TEXTUELLE CHEZ POTOCKI. A Dominique Triaire Montpellier
‘Quant à moi j’ai les Gardes wallonnes’.1 C’est ce que déclare le héros Henriquez d’Aveyro à la fin d’un roman de Félix Louis Christophe Montjoye.2 Il y a d’autres romans français, sans doute, où un personnage est récompensé des services rendus au roi d’Espagne par l’obtention d’une compagnie. Que cette compagnie soit les Gardes wallonnes3 ne doit pas davantage surprendre, mais que le roman en question s’intitule Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, voilà ce qui légitime le rapprochement de ce Première publication : ‘Manuscrit trouvé à Saragosse et Manuscrit trouvé au Mont Pausilype. Sur un problème de genèse textuelle chez Potocki’, in Emilie Kleene (éd.), Jean Potocki à nouveau, Études réunies et présentées par Émilie Kleene avec la collaboration d’Emiliano Ranocchi et de Przemysław B. Witkowski, Amsterdam/New York, NY 2010 (Faux Titre 356), p. 267-279. 1 Dans le roman de Montjoye, Henriquez d’Aveyro parle des ‘gardes wallons’ (sic). Nous avons corrigé cette faute. F.L.C. Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, Paris, 1802, tome V, p. 342. 2 Né en 1746 à Aix-en-Provence dans une famille noble, Félix Louis Christophe Monjoye poursuit des études de droit dans sa ville natale et s’installe comme avocat d’abord à Aix, ensuite à Paris, où il rejoint l’équipe de rédacteurs de L’Année littéraire, en 1790. Pendant le procès de Louis XVI, il est cofondateur du périodique royaliste L’Ami du roi. La Terreur le force à s’éloigner de Paris, mais il est de retour lors de la réaction Thermidorienne durant laquelle il publie plusieurs brochures royalistes. Le coup d’Etat qui met au pouvoir le Directoire le force à un second exil, en Suisse cette fois-ci. Pendant l’ère napoléonienne, il cesse ses activités politiques pour se vouer à la littérature et à l’enseignement, à Gand notamment. Louis XVIII lui accorde le poste de conservateur de la Bibliothèque Mazarine. Montjoye meurt en 1816 à Paris. L’on connaît de lui un troisième roman, Inez de Léon (1805), et un grand nombre d’écrits politiques, tous de teneur royaliste. 3 Il faut noter que dans la version de 1794 du Manuscrit trouvé à Saragosse déjà, Vélasquez désigne Alphonse comme ‘capitaines aux gardes wallonnes’ (19e journée, p. 8). On peut lire l’incomplète version de 1794 du Manuscrit trouvé à Saragosse dans Jean Potocki à nouveau. Études réunies et présentées par Émilie Kleene avec la collaboration d’Emiliano Ranocchi et de Przemysław B. Witkowski, Amsterdam/New York, 2010, coll. Faux Titre 356.
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roman, publié en 1802 à Paris, du Manuscrit trouvé à Saragosse dont la deuxième version a été datée 1804 par ses éditeurs.4 Il faut pourtant d’autres indices précis pour justifier la question que nous voulons soulever ici et qui est de savoir si Potocki a lu le roman de Monjoye et s’il a pu en faire son profit pour sa propre œuvre romanesque. L’indice qui invite le plus à prendre au sérieux le rapprochement des deux auteurs se trouve dans un autre roman de Montjoye, publié en 1801, Histoire de quatre Espagnols. Notons d’abord que le Manuscrit trouvé au Mont Pausilype (1802) et l’Histoire des quatre Espagnols (1801) sont liés l’un à l’autre, par le topos du manuscrit trouvé précisément. C’est dans la préface du second roman que nous apprenons quel est le rapport avec le premier : Préface On lit dans l’Histoire des Quatre Espagnols, qu’un héros de cette histoire, nommé César de Suza, trouva un manuscrit au mont Pausilype. Des mains de César de Suza, ce manuscrit passa dans celles de Fernand Texado, autre héros de l’Histoire des quatre Espagnols ; des mains de Fernand Texado, il passa dans celles du seigneur Sancha, libraire, place Mayor à Madrid, de qui nous le tenons, et lequel nous a attesté la vérité des événements qui y sont racontés. Ce manuscrit avait été composé, comme on le dit dans l’Histoire des quatre Espagnols, par l’homme dont, du temps de César de Suza, on voyait encore au Mont Pausilype, sous une cage de verre, la tête embaumée.5
Le manuscrit a donc été composé par un des anciens habitants de l’ermitage du Mont Pausilype qui est le lieu central servant de pont entre les deux romans. Il s’agit d’un criminel qui, pour pénitence, a écrit l’histoire de ses méfaits. C’est lui-même qui a demandé, avant de mourir, qu’on lui coupe la tête pendant qu’elle conserve un reste de vie, pour qu’elle serve d’exemple dissuasif aux futurs lecteurs de son manuscrit. Le lecteur est donc invité à lire le Manuscrit trouvé au Mont Pausilype comme une suite emboîtée de l’Histoire de quatre Espagnols où, on vient de le constater, le macabre ne manque pas. Or, un personnage comparse du premier roman est un redoutable bretteur, comme le père d’Alphonse chez Potocki, et connaît, comme lui, une botte secrète. C’est la seule interférence entre le premier roman de Montjoye et celui de Potocki, mais elle est significative à plusieurs égards et notamment par le renvoi qu’elle contient à la 4 Pour les deux versions longues (1804 et 1810), nous renvoyons dans ces pages à l’édition du Manuscrit trouvé à Saragosse publiée chez Garnier-Flammarion en 2008 par François Rosset et Dominique Triaire. La première édition, par les mêmes, a paru à Louvain, chez Peeters, en 2006, comme les tomes IV, 1 et 2 des Œuvres de Potocki. 5 Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, tome I, préface, p. i.
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géométrie, qui peut rappeler au lecteur potockien la figure du géomètre Velasquez : Dès que le maître d’armes m’aperçut, il vint à moi : ‘Soyez le bienvenu, me dit-il, seigneur cavalier ; vous faites bien de vous adresser à moi ; tous mes confrères sont des ânes qui n’ont qu’une vieille routine. Moi seul je possède la botte secrète, et je la démontre géométriquement.6
Gardes wallonnes, botte secrète, géométrie, une histoire se déroulant en partie sur les flancs d’un Mont infesté de brigands,… ces quelques indices suffisent sans doute pour prendre la question au sérieux. Cette question peut dès lors se préciser : si les effets de réflexion d’un roman à l’autre sont clairs, se pose le problème de savoir dans quelle direction l’interférence peut et doit être lue. Potocki travaillait probablement à son roman depuis 1791 et deux décamérons manuscrits d’une version très avancée, ont été retrouvés. Mais, comme nous l’apprennent François Rosset et Dominique Triaire, aucun manuscrit n’était passé au stade de l’imprimé avant janvier 1805. En effet, le 23 décembre 1804, Potocki obtient du comité de censure de Saint-Petersbourg l’autorisation pour la publication du premier décaméron puis, le 20 janvier 1805, d’une ‘suite’.7 Cette épreuve est considérée comme le point de départ de la deuxième version du roman, début d’une édition qui n’aboutira pas, mais qu’on peut dater de 1804, moment de l’obtention du ‘bon à tirer’ de la censure.8 Il importe surtout pour notre propre démonstration qu’en 1804, le titre ‘Manuscrit trouvé à Saragosse’ est bien fixé. Il semble improbable qu’un manuscrit ou un jeu d’épreuves (tirés à cent exemplaire, ce qui est exceptionnel) soient parvenus à la connaissance de l’auteur français Félix Montjoye qui avait déjà publié ses deux romans, en 1801 et 1802 respectivement, quelques années donc avant l’impression des épreuves petersbourgeoises du roman de Potocki. S’il y a eu interférence – et c’est ce que nous croyons – elle semble aller dans le sens d’une lecture par Potocki du roman de Montjoye. Si tel est le cas, le Manuscrit trouvé au Mont Pausilype constitue un intéressant repère de 6 L.F.C. Montjoye, Histoire de quatre Espagnols, nouvelle édition, revue et augmentée, Paris, 1801, tome III, p. 241-42. L’édition augmentée dont nous nous servons a paru la même année que la première édition, en 1801. A noter aussi que les deux romans de Montjoye sont signés. L’ordre des prénoms est cependant variable : ‘par F.L.C. Montjoye’ dans le Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, ‘par L.F.C. Montjoye’ dans Histoire de quatre Espagnols. 7 François Rosset et Dominique Triaire supposent que le roman a dû être entamé dès le voyage de Potocki en Espagne, puis au Maroc, en 1791. Voir Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, GF, 2008, p. 15. 8 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, p. 23-24.
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datation de certains épisodes du Manuscrit trouvé à Saragosse, un terminus a quo. A commencer par le titre. Manuscrit trouvé à Saragosse est un titre rhématique, entièrement focalisé sur le type de discours et vidé de toute substance thématique.9 Aucun indice dans le titre ne suggère de quoi il sera question dans le manuscrit. Même l’indice spatial ne renvoie pas au contenu du manuscrit. Saragosse est à peu près la seule grande ville espagnole dont il n’est jamais question dans le roman de Potocki, en dehors de l’‘Avertissement’, qui n’apparaît que dans la version de 1810. Potocki semble alors avoir profité du très historique siège de Saragosse par les troupes napoléoniennes en 1809, pour donner un sens quelque peu référentiel au titre ‘Manuscrit trouvé à Saragosse’ fixé au plus tard en 1804. Il n’en demeure pas moins qu’en 1804, le titre est dénué de toute substance thématique. Potocki pousse à ses extrêmes limites le titre rhématique de Félix de Montjoye, qui gardait un reste de substance thématique, puisque l’épisode final se déroule au Mont Pausilype. La manœuvre potockienne d’évidement titrologique est extrêmement rare. On n’en trouve pas d’exemple au XVIIIe siècle et il faut remonter jusqu’en 1695 pour rencontrer un titre entièrement rhématique avec le Livre sans nom.10 En revanche, on en voit surgir un exemple durant la genèse de la version de 1804 du Manuscrit trouvé à Saragosse. Les éditeurs des deux versions longues du roman de Potocki constatent que le titre est en place dès la version datée de 1804. Or, à la lumière des rapprochement que nous avons cités, on peut légitimement supposer que le titre de Potocki ne date pas d’avant 1802 et que c’est la lecture du roman de Felix Montjoye qui en a fourni l’idée. Avant de pousser plus avant cette analyse, il faut aussi souligner les différences énormes entre les deux romans. Le roman épistolaire de Montjoye est l’histoire de la réconciliation, ordonnée par le roi d’Espagne Philippe V, de deux familles qui se vouaient une haine réciproque depuis des générations. Les deux familles s’appellent d’Aveyro et Los Tormes. Le roi souhaite que Diègue, l’aînée des d’Aveyro, épouse Clara de Los Tormes et que Guzman de los Tormes épouse Amélie d’Aveyro. La paix entre les deux familles souhaitée par le roi devrait être scellée par ce double mariage. L’Histoire commence dans l’immédiat après-guerre qui 9
La différence entre titres thématique et rhématique est expliquée par G.Genette : L’adjectif ‘thématique’ qualifie les titres portant sur le ‘contenu’ du texte, tandis que, pour être rhématique, un titre doit désigner le genre (ou une autre définition classificatoire). Thématique : ce livre parle de …, rhématique : ce livre est … (Genette, Seuils, Paris, Seuil, 2002). 10 Ce livre est une Arlequinade qu’on doit à Charles Cotolendi.
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a mis sur le trône d’Espagne un roi Bourbon, Philippe, petit-fils de Louis XIV. Rodrigue de Los Tormes a été récompensé de sa fidélité au roi Philippe par le portefeuille de ministre de la guerre. Fernand d’Aveyro par contre a disparu. Certains déclarent l’avoir vu parmi les victimes de la bataille décisive qui a porté Philippe au pouvoir. D’autres prétendent qu’il a survécu et qu’il a été détenu prisonnier, d’abord en France, ensuite au Mont Pausilype, près de Naples, au château de l’Oeuf, d’où il se serait évadé pour rejoindre une troupe de brigands dont il aurait aussitôt été élu chef. La famille d’Aveyro, incertaine du sort de Fernand, ne veut rien décider quant au double mariage avant que le mystère de la disparition de leur père et époux ne soit entièrement éclairci. Les frères d’Aveyro, Diègue et Henriquez, découvriront assez rapidement que leur père est effectivement au Mont Pausilype et que le maître d’œuvre de son enlèvement est Guzman de Los Tormes, le promis de leur sœur Amélie. Le but du complot ourdi par ce Guzman était d’écarter à tout jamais la famille d’Aveyro du pouvoir en compromettant Fernand d’Aveyro par une évasion orchestrée au bout de laquelle Fernand serait obligé de rejoindre les brigands du Mont Pausilype, notoires perturbateurs de l’ordre et ennemis de l’Etat. Les deux familles ne sont donc pas prêtes à se réconcilier, malgré l’ordre du roi. Entretemps, une intrigue sentimentale se développe. Henriquez d’Aveyro, cadet de la famille et chevalier de Malte, tombe amoureux de Clara de Los Tormes que le roi destine à son frère. Deux coups de théâtres dénoueront ce roman. Sur le plan politique, Guzman de los Tormes s’avérera être en réalité le fils d’un paysan substitué au véritable Guzman, qui était mort au berceau. Le faux Guzman, véritable scélérat, meurt de manière honteuse. Second coup de théâtre, sur le plan amoureux : la rivalité naissante entre les deux frères d’Aveyro, Diègue et Henriquez, qui effrayait tant leurs amis n’est qu’une apparence car Diègue révèle à la fin qu’il a contracté un mariage secret et qu’il a même un petit fils. Il n’aurait jamais pu accepter le mariage proposé avec Clara de los Tormes. Le roman se termine par quatre mariages, et par la punition des complices de Guzman dont l’un s’appelle Stephano Montelirios. C’est l’auteur du manuscrit que nous lisons et celui à qui on avait coupé la tête pour l’exposer dans l’ermitage du Mont Pausilype. A première vue, rien ne rapproche cette maigre intrigue du Manuscrit trouvé à Saragosse, qui contient des intrigues, politiques et amoureuses, en abondance et beaucoup plus brillamment composées. Qu’est-ce qui aurait pu provoquer l’intérêt de Potocki pour ce roman après tout assez pauvre et surtout très long ? Il n’est pas absurde de supposer que du
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moment qu’il était personnellement impliqué dans les affaires politiques extrêmement complexe de son pays, Potocki s’intéressait à la figure du noble polonais dans les œuvres de fiction. Il y a parmi les nombreux personnages du Manuscrit trouvé au Mont Pausilype la très intéressante figure de Wenceslas Radziouski, un noble polonais, chevalier de Malte, et ami du protagoniste Henriquez d’Aveyro. Du point de vue de la psychologie, ce personnage est le plus complexe et le mieux développé du roman. Se rangeant d’abord du côté des d’Aveyro dans les rencontres armées qu’ils ont avec le redoutable Guzman de Los Tormes, il change de camp et prend le parti de Guzman. Tombé amoureux d’Amélie, la sœur des d’Aveyro, il ne supporte pas leur refus et projette d’enlever Amélie et même d’en abuser. Trempant dans le complot qui vise à discréditer la famille d’Aveyro, Radziouski espère pouvoir fléchir les deux frères d’Amélie une fois qu’il les aura humiliés. Le passé de Radziouski s’éclaire entretemps, par une longue lettre autobiographique11 d’une part, par des informations provenant de l’ambassadeur de Pologne d’autre part :12 il est à peu près certain qu’il a été à la tête d’un complot contre le prince Jean Sobieski et il est soupçonné d’avoir lâché le coup de pistolet qui a failli coûter la vie à ce prince. Il est aussi soupçonné d’avoir tué son frère aîné dont il aimait la fiancée. Radziouski est chassé par son père qui le maudit. Cette malédiction s’emparera peu à peu de l’imaginaire du personnage qui dans les crises qu’il traverse dans le quatrième tome13 s’imagine porter sur le front le signe de la réprobation. Radziouski est ainsi explicitement rapproché de Caïn, le fratricide. On n’a aucune peine à reconnaître ici la figure du pèlerin réprouvé de Potocki qui est marqué au front d’un Thau inversé.14 Le rapprochement de Caïn se 11
Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, I, lettre 8, p. 104-112. Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, II, lettre 9, p. 5-25. 13 Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, IV, p. 203-204 : ‘Tenez, s’écriat-il en tendant la main vers la mer, le voilà qui se promène tranquillement sur les eaux ; le voilà ; c’est lui-même ; je le reconnais bien ; il s’avance vers moi ; il me regarde ; ses vêtements sont blancs comme neige. Dieu ! comme il est pâle ! comme il est triste ! Juste ciel ! il me menace ; il découvre sa poitrine ; le sang en découle ; il ruisselle ; il rougit l’eau de la mer…’. Ce passage a pu inspirer à Potocki la scène de la tête sanglante de Peña-Flor qui apparaît à son meurtrier Conradez pour lui reprocher son crime. Cette scène se trouve dans le quatrième décaméron de la version de 1804, journée 35. 14 Wenceslas Radziouski n’est pas le seul personnage du Manuscrit trouvé au Mont Pausilype qui préfigure le pèlerin maudit. Stéphano Montelirios, l’auteur du manuscrit, et complice de Radziouski, est marqué du même signe de la réprobation : ‘Qui je suis ? lui répondit Stéphano d’un air égaré. Est-ce que vous ne lisez pas sur mon front ? Vous voyez Caïn’. (Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, V, p. 311-12). 12
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construit progressivement. Le premier à évoquer Caïn est le mentor des d’Aveyro, Estève Mendoza : Sortez, lui dis-je, sortez de cet état de turpitude et de tourment. Est-ce là vivre en gentilhomme que d’errer comme Caïn, d’asile en asile ?15
‘Ce malheureux gentilhomme a visiblement comme Caïn une note de réprobation sur le front’, déclare ensuite le même Mendoza quelques pages plus loin.16 Et dans la même lettre : ‘Fasse le ciel que nous n’en entendions plus parler ! Cet homme finira mal ; je le crois réprouvé par le ciel’.17 Dans le dernier tome enfin, Henriquez d’Aveyro répudie Radziousky, autrefois son ami, dans ces termes : ‘Malheureux, quel était ton erreur ! Tu pensais que la noirceur de ton âme ne me serait pas connue. Tu fondais des espérances sur mon amitié. Mais croyais-tu tromper aussi le ciel ? Tout est dit pour toi ; sa justice te poursuivra partout. Le signe que comme Caïn tu portes sur le front, éclairera tous les hommes sur tes crimes’.18 Un autre élément qui a pu éveiller l’intérêt de Potocki pour le personnage polymorphe de Radziouski est le fait que ce dernier se désigne lui-même explicitement, et par métaphore, comme ‘juif errant’ : ‘Si tu n’as pas vu Aranjuez, mon cher Henriquez, si tu n’as pas vu ses grottes, ses cascades, ses bosquets, ses jardins, ses sept fontaines, tu n’as rien vu. Quant à moi, si je n’étais pas un peu juif errant, je finirais ici mes jours’.19
A ce stade de notre réflexion, il est important de souligner que l’‘Histoire du juif errant’ est bien en place dès la version de 1794 du Manuscrit trouvé à Saragosse et qu’elle en constitue même la majeure partie. Conclure à une influence de Montjoye sur Potocki pour ce qui est de cette histoire serait dès lors une assomption audacieuse. Le renvoi au juif errant dans Montjoye est métaphorique et n’a rien à voir avec le motif de la réprobation que la tradition attache à cette figure. La coïncidence n’en est pas moins remarquable sans être vraiment étonnante. Un autre aspect lié à l’histoire du juif errant doit cependant nous arrêter : s’il est vrai que Potocki y attachait la plus grande importance dans la version de 1794, elle est soumise à un effacement progressif dans les versions longues, au point de disparaître presque totalement de la version 15 16 17 18 19
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Pausilype, Pausilype, Pausilype, Pausilype, Pausilype,
IV, p. 61. IV, p. 119. IV, p. 132. V, p. 18. II, 32.
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de 1810,20 au profit de Vélasquez, le géomètre distrait qui, déjà présent dans la version de 1794, ne cesse de gagner en importance dans les versions longues. Notre argument par rapport à cette substitution progressive est qu’elle a pu être catalysée par le roman de Montjoye, qui met en scène, et de manière assez spectaculaire, la figure du géomètre distrait. Le Père Mendoza, jésuite très respecté du Roi par ses écrits et ses sages conseils, est ‘l’homme d’Espagne le plus distrait’.21 Il a l’habitude agaçante d’égarer ou de perdre les lettres qu’on lui confie, de se tromper de jour dans ses rendez-vous, de substituer un document à l’autre, etc. Les scènes de distraction sont très abondantes dans le roman, où elles servent de moyen de faire rebondir l’intrigue.22 En voici un exemple : Telle a été, señora, la première conversation que le P. Mendoza a eue avec le Roi au sujet de don Fernand ; il en sortit, comme vous pensez bien, fort satisfait. De retour chez lui, il retomba dans ses calculs astronomiques, et oublia entièrement l’Escurial. Le jeudi suivant il se souvient tout à coup en se levant, et de la conversation qu’il a eue avec le Roi, et de celle qu’il doit avoir encore. Il court chercher une voiture, et se rend à l’Escurial. La première personne qu’il y rencontre, c’est le comte Rodrigue […]. – Puis-je vous demander où vous allez ? – Chez le Roi. – N’est-ce pas au P. Mendoza que j’ai l’honneur de parler ? – A lui-même. – Mais, P. Mendoza, le Roi n’est pas visible aujourd’hui. Vous vous méprenez sûrement, ce n’est que demain que vous devez lui parler. – Mais demain c’est samedi, et je dois lui parler vendredi qui est aujourd’hui.
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Le juif errant fait une brève apparition dans la version de 1810 du Manuscrit trouvé à Saragosse, dans la huitième journée, annonçant qu’on le reverra : ‘Je suis le juif errant. Adieu, je vais secourir Pacheco, nous nous verrons quelque jour’, in Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1810, Paris, GF, 2008, p. 170. Le Juif errant ne réapparaîtra plus. Signalant cette incohérence du récit, les éditeurs soulignent que la présence du juif errant dans la version 1810 se limite à cette brève apparition. 21 Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, I, p. 68. 22 Nous en relevons ici quelques occurrences : ‘Mais il a fallu bien du temps à mon cher oncle qui n’a guère que ses papiers de mathématiques en règle, pour retrouver ces lettres’ (I, p. 149) ; ‘Je n’ai que le loisir de vous dire que j’ai reçu ce matin une lettre du cher père de l’Isola, laquelle je ne peux pas vous envoyer, parce que je l’ai égarée dans la foule de mes papiers, mais j’ai parfaitement à la mémoire ce qu’elle contient’ (II, p. 106) ; ‘Eh ! bien, mes enfants, ce fut à la vue de ces bandes de papier, que je fus pris de mon étonnante distraction ; ainsi le voulait la Providence. Ces papiers me rappelèrent celui que le roi m’avait remis pour la nomination d’un troisième commissaire. J’en fus tout à coup inquiet ; je craignais de l’avoir laissé tomber dans la rue’ (III, p. 90) ; etc.
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– Aujourd’hui c’est jeudi, et demain c’est vendredi. – A d’autres ! – C’est la pure vérité, je vous jure.23
Le personnage du géomètre distrait n’implique pas forcément une interférence entre le père Mendoza et le duc de Vélasquez. Cependant, certains types de distraction sont troublants pour quiconque tire sur le fil. Le duc de Vélasquez chez Potocki a pris l’habitude, en signant une lettre, de copier son nom noté auparavant sur une de ses tablettes, pour éviter le sort de son père qui avait perdu fortune, carrière et fiancée pour avoir signé, par distraction, du nom de son frère au lieu du sien. Or, voici ce qui arrive au père Mendoza dans le roman de Montjoye : La tête pleine du château de l’œuf, au lieu de mettre sur l’adresse de ma laconique et impérative lettre : Au révérend père recteur du collège de Naples, j’écris : Au seigneur gouverneur du château de l’Oeuf, à Naples ; et sans me réveiller de ma distraction, je jette moi-même cette malheureuse lettre à la poste. Détestable distraction qui pouvait produire les effets les plus funestes !24
Le père Mendoza est le digne équivalent du duc de Velasquez, distrait comme lui, brillant géomètre25 comme lui. En témoignent les leçons qu’il prodigue à ses élèves : Si je procède ainsi, mes amis, avec méthode, c’est qu’en toute affaire il faut procéder en effet avec la rectitude des mathématiciens ; il faut réunir toutes les données qu’on peut se procurer, et arriver par les choses connues à la chose inconnue. Je continue donc sur le même ton ; j’établis d’abord les principes.26
Le père Mendoza meurt comme il a vécu, en homme distrait, perché sur son observatoire en pleine nuit, calculant la durée d’une éclipse de Vénus : ‘Son observation finie, il s’enfonça dans des rêveries, il s’oublia, il s’endormit’.27 A la fin du roman de Montjoye, le géomètre semble rejoindre 23
Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, I, p. 218. Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, I, p. 226. 25 Le père Mendoza n’est pas le seul géomètre distrait du roman de Montjoye : ‘Plein donc de l’idée de la miraculeuse conversion, je m’enfonçai dans la grande rue ; j’y fis rencontre d’un père capucin qui se mêle de mathématiques. Il m’aborda et m’apprit longuement qu’il était à la poursuite d’un problème épineux sur un singulier genre de courbes. Je n’entendis pas un mot de l’explication qu’il jugea à propos de me développer’. (V, p. 155). D’autres personnages souffrent de distractions, comme Estève, le neveu du père Mendoza, qui envoie à Clara d’Aveyro une lettre destinée à son frère Diègue (V, p. 6). 26 Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, I, p. 283. 27 Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, V, p. 329. 24
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la figure du cabaliste observateur d’éclipses. Mais il ne meurt pas sans avoir versé dans le ridicule, qui a pu fasciner Potocki : Ce que je fais, répondit le père Mendoza ? Je calcule. Mais très malheureusement je me trouve arrêté dans la solution d’un problème intéressant parce que quarante et quatorze font cinquante-cinq. Si quarante et quatorze faisaient cinquante-quatre, j’aurais fini il y a longtemps mon travail, et j’aurais satisfait à une question fort importante.28
Ce possible rapprochement de Velasquez du père Mendoza rendu vraisemblable par d’autres interférences à d’autres niveaux entre Potocki et Montjoye, se heurte pourtant à un problème crucial, que nous avons déjà effleuré en parlant du juif errant. Une grande partie de L’Histoire du duc de Velasquez, y compris la fameuse scène de la distraction qui coûte si cher à son père, figure déjà dans la version de 1794 du Manuscrit trouvé à Saragosse. Ou plutôt, elle figure dans la première version du roman qui est notée sur du papier filigrané 1794. Potocki n’a pas rendu la vie facile à ses futurs éditeurs, mais il avait, comme le déclarent ces derniers ‘l’habitude heureuse d’écrire sur du papier portant, en filigrane, la date de sa fabrication’. En outre, l’étude attentive de l’ensemble de ses manuscrits a montré à ces mêmes chercheurs que Potocki ‘utilisait son papier dans l’année même, tout au plus dans les deux ans suivant son acquisition’.29 Si tel est le cas, l’hypothèse d’une influence du roman de Montjoye sur Potocki pour ce qui est de la figure du géomètre distrait est à exclure. Il faut bien avouer qu’aucune des possibles interférences entre le Manuscrit trouvé au Mont Pausilype et le Manuscrit trouvé à Saragosse n’est décisive. Les indices sont cependant trop abondants pour encore risquer la solution du hasard : il n’est pas étonnant de rencontrer un personnage appelé Theresa Pacheca, fils d’un nommé Pacheco, chez Montjoye ; il y a sûrement d’autres romans, et de la même époque, où des bohémiennes prédisent la fortune ;30 d’autres romans où un personnage plus ou moins ridicule est l’arbitre de tous les duels ;31 les romans ne manquent pas sans 28
Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, V, p. 330. François Rosset et Dominique Triaire, ‘Présentation : La Pologne, l’Allemagne, et le premier Manuscrit trouvé à Saragosse’, in Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, p. 17. 30 Dans Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, une bohémienne prédit au marquis d’Alcaraz qu’il mourra de la petite vérole, ce qui arrive en effet (IV, 166). 31 Chez Montjoye ce rôle, qu’assume si brillamment Juan van Worden dans le roman de Potocki, est rempli par le marquis d’Alcaraz : ‘Lorsqu’il survient un différend entre des officiers, on me choisit pour arbitre ; l’habitude que je me suis faite de ne plus laisser sortir de ma bouche que des paroles obligeantes, me procure la facilité de caresser si adroitement l’amour-propre de ceux qui se querellent, que je les désarme et que de deux ennemis je fais deux amis’ (V, p. 91-92). 29
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doute où l’on voit d’hideux cadavres de pendus s’entrechoquer,32 des romans enfin où l’on boit du chocolat en abondance,33 etc. Mais que tous ces détails futiles figurent dans l’un et l’autre roman laisse perplexe. Certaines ressemblances, moins futiles, méritent qu’on s’y arrête. Le Mont Pausilype ne saurait manquer de réveiller chez tout lecteur attentif le souvenir du Mont Etna dans le Manuscrit trouvé à Saragosse, où les brigands, conduits par Zoto, se retirent dans une île inabordable formée par deux flots de laves qui font boucle.34 On n’accède à cet îlot que par un passage souterrain. De même, les brigands du Mont Pausilype conduisent leurs prisonniers par un tunnel qui conduit à leur camp, installé dans une île inexpugnable entourée de précipices. Le Nouveau Monde est totalement absent du roman de Montjoye qui, en revanche, réserve quelques centaines de pages à une histoire de conversion. L’on sait que la conversion est l’un des enjeux majeurs du roman de Potocki. Ibrahim, jeune Islamite que les chevaliers de Malte avaient fait prisonnier et que Henriquez d’Aveyro parvient à convertir au Catholicisme, demande la faveur de pouvoir retourner dans son pays. Ce jeune protégé est en réalité le futur Bey d’Alger, qui sauve plus tard la vie à son protecteur. Il raconte à son tour son histoire : à son retour dans son pays, il a succédé à son frère, qui avant sa mort violente, lui a communiqué un secret d’Etat : Ayant parlé ainsi, il se revêtit de ses armes, et nous ouvrit les trésors qu’il avait enterrés ; il ne laissa dans le souterrain où il les avait cachés, que quelques papiers qu’il me recommanda d’y venir chercher dès qu’il ne serait plus et dès que je pourrais faire cet enlèvement sans danger. C’est parmi ces papiers que j’ai trouvé son testament.35
S’il est vrai que le Bey de Tunis dans le roman de Potocki est le fils d’Alphonse, l’ancien Bey d’Alger, frère d’Ibrahim, a fait un enfant en Espagne, qui joue un grand rôle dans le roman comme complice de Guzman. L’on se souviendra aussi, en lisant le Manuscrit trouvé au Mont 32
C’est au Mont Pausilype, où les brigands se retirent dans une enceinte imprenable, qu’on est témoin d’un tel spectacle : ‘D’une part il vit plusieurs arbres aux branches desquels on avait suspendu des corps qui servaient de pâture aux oiseaux de proie. […] Le bruit que faisaient tous ces cadavres en s’entrechoquant, les cris plaintifs que poussaient du fond de leurs fosses les victimes vivantes qu’on y avait ensevelies, tout cela composait, un spectacle d’une harmonie digne des enfers’ (V, p. 213). 33 Le chocolat, dont nous avons pu marquer ailleurs l’importance et l’abondance dans le roman de Potocki, est présent dès la première scène du roman de Montjoye (I, p. 6). Il n’est pas une rencontre entre les deux familles où l’on n’en sert. 34 Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, septième journée, p. 166-67. 35 Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, V, p. 51.
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Pausilype du combat de taureau, comparable à ce qui est raconté dans la quinzième journée de la version de 1804 du Manuscrit trouvé à Saragosse, et qui se serait terminé de manière dramatique pour Rovellas si un jeune inconnu n’avait pas, d’un coup d’épée, abattu le féroce animal. Chez Montjoye, le rusé Radziouski, pour éblouir les dames, participe lui aussi à un combat de taureau, plus richement habillé qu’un chevalier de Malte ne devrait l’être et éclipsant tous les nobles espagnols en hauteur et magnificence. Son cheval est éreinté comme celui de Rovellas, mais Radziouski, d’un pied ferme, attend le taureau et le tue d’un coup d’épée dans la tête, comme le jeune inconnu chez Potocki.36 Les deux frères d’Aveyro, rivaux en amour, s’appellent Diègue et Henriquez. Les frères Velasquez, rivaux en amour également, s’appellent Carlos et Henrique. Cette dernière possible interférence avec le roman de Potocki nous ramène au problème de datation des versions que nous avons laissée en suspens. Les deux premiers décamérons de la version de 1794 n’ont pas encore été retrouvés. A supposer que Potocki les ait effectivement composés. Or, selon la logique narrative adoptée par Potocki dans les deux versions longues, c’est dans le deuxième décaméron qu’aurait dû se trouver l’histoire de Rovellas et du combat au taureau. Selon la même logique, c’est dans le premier décaméron qu’on aurait dû lire l’histoire de Zoto et des brigands du Mont Etna. Si l’on adopte l’hypothèse que Potocki a effectivement composé les quatre premiers décamérons de la version dite de 1794, on se heurte à un problème colossal : comment les ressemblances entre les quatre premiers décamérons du Manuscrit trouvé à Saragosse de 1794 avec le Manuscrit trouvé au Mont Pausilype ont-elles pu être tellement nombreuses, si ce dernier roman n’a été publié qu’en 1802 ? Qu’il y ait eu interférence entre Potocki et Montjoye nous apparaît comme une évidence, mais on est bien obligé de décider entre deux options : ou bien on a affaire a une coïncidence qui frôle l’invraisemblable, ou bien certaines pages, et non des moindres, de la version dite de 1794, n’ont pas pu être composées avant 1802, c’est-à-dire donc au moment où Potocki était déjà en train de remanier son roman. La figure du géomètre distrait dans le Manuscrit trouvé au Mont Pausilype nous paraît particulièrement troublante. Les ressemblances avec le duc de Velasquez et son père sont telles qu’on est enclin à penser que les pages conservées de la version dite de 1794 que les éditeurs de Potocki ont déterrées n’ont pas pu être composées avant 1802. L’argument du papier filigrané est puissant 36
Montjoye, Manuscrit trouvé au Mont Pausilype, III, p. 26-34.
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mais non décisif. La date en filigrane dans le papier utilisé par Potocki pour la rédaction de la version dite de 1794 nous paraît un terminus a quo en non un terminus ante quem de la rédaction du roman. Il nous est difficile d’agréer la conclusion des éditeurs de Potocki quand ils fixent ‘l’année 1794’ comme le moment le plus tardif de l’écriture d’une première version du roman’.37 Il est fort probable que Potocki ait nourri le projet romanesque dès 1791 et qu’il en ait rédigé des parties (comme le fragment conservé de la première journée, noté sur un papier filigrané 1796). Mais l’abondance d’interférences entre les romans de Potocki et de Montjoye, dans l’ensemble, nous autorisent à risquer l’hypothèse que le long fragment conservé de la version dite de 1794 (les journées 19 à 33) a pu être écrit (sur du papier filigrané 1794) après 1802. Quant aux 19 premières journées de la version dite de 1794 qui n’ont pas encore fait surface, l’analyse du Manuscrit trouvé au Mont Paulilype montre qu’il ne faut pas exclure la possibilité qu’elles n’aient pas été composées avant 1802 ou que, si une version antérieure existe ou a existé, elle ne présente pas encore l’Histoire sicilienne de Zoto et la scène du taureau dans l’état tel qu’on peut le lire dans la version de 1804. Nous soumettons cette hypothèse à la communauté des Potockiens, qui l’étudieront pour la confirmer ou la rejeter. Nous espérons ainsi contribuer à la solution d’un des nombreux problèmes que pose la genèse extrêmement complexe de ce grand roman et que ses deux éditeurs ont commencé à élucider de façon si brillante.
37
Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, version 1804, p. 17.
IV. ART DE LA SÉDUCTION ET SÉDUCTION DES ARTS
SUR JOURDAN SÉDUCTION ET CHRONOTOPE DE L’OPÉRA DANS LE GUERRIER PHILOSOPHE A Mladen Kozul Missoula-Montana
Le chronotope Beaucoup de récits brefs du XVIIIe siècle – qu’ils soient galants, érotiques, libertins – présentent un caractère intersémiotique, dans ce sens que des registres artistiques tels que la peinture, la sculpture, l’architecture, voire la musique y sont mis à contribution en fonction d’une entreprise de séduction. Angola (1751) de La Morlière, L’heureux Divorce de Marmontel (1761), La petite Maison de Bastide (1763), Le Souper des petits maîtres (1770) de Cailhava de l’Estendoux ou Point de Lendemain (1777) de Vivant-Denon témoignent exemplairement de la topicité d’un type de ‘récit-opéra’, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle en particulier. L’image d’un ‘spectacle total’ est d’autant plus appropriée à ce paradigme que la narration y est chevauchée par une ‘mise en scène’. Par exemple : une femme s’exposant au désir d’un jeune homme qu’elle veut séduire lui fait jouer un rôle dans un ‘jeu de marionnettes’ dont il ne voit pas les ficelles. La projection de ces différents registres non verbaux dans la structure narrative au XVIIIe siècle est suffisamment récurrente pour parler d’un chronotope. La notion de chronotope peut être prise dans plusieurs sens à la fois. Mikhaïl Bakhtine désigne comme chronotope la fusion d’indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret, apparaissant comme un pivot organisateur d’un genre particulier.1 L’opéra est certes un motif spatial récurrent dans la prose narrative du XVIIIe siècle : l’aventure du Première publication : ‘Scène de séduction et spectacle total dans le récit galant du XVIIIe siècle’, in L’esprit créateur vol. XLII, no 4 (winter 2003), p. 28-38. 1 Michaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 237 : ‘[Le chronotope] exprime l’indissolubilité de l’espace et du temps (celui-ci comme quatrième dimension de l’espace). Dans le chronotope de l’art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. Ici, le temps se condense,
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jeune Damon avec Madame de T*** dans Point de Lendemain commence à l’opéra, ainsi que celle d’Angola avec Zobéide dans le roman de La Morlière. Mais est-il pour cela un chronotope du récit galant? Le chronotope, dans la foulée bakhtinienne, cumule deux autres fonctions : d’abord, la corrélation entre temps et espace apparaît comme un opérateur structurant la forme et le fond du récit et ensuite, elle marque un ‘lieu’ fédérateur d’une série de récits qu’il constitue ainsi en paradigme, ou en ce que Bakhtine appellerait ‘genre’. Dans Point de Lendemain, au moment où Damon quitte sa loge pour entrer dans celle de Madame de T***, il entre en scène. En passant d’une loge à l’autre, il franchit la rampe séparant la salle et une nouvelle ‘scène’, où il sera immergé dans un univers merveilleux, qui n’est pas l’opéra, mais qui lui emprunte toutes ses caractéristiques : peinture, mise en scène, théâtralité, machines, références mythologiques et littéraires, etc… sont autant de traits constitutifs du chronotope de l’opéra, qui structurent le fond et la forme de ce que nous appelons ici le ‘récit opéra’. Le chronotope de l’opéra qui constitue une série de récits en paradigme homogène (même s’ils ne débutent pas tous à l’opéra) coïncide avec un ensemble de ‘lieux’, qui ont ceci de particulier qu’ils arrachent au quotidien. Dans son double aspect, temporel et spatial, le chronotope du spectacle total implique un ‘dépaysement’, un écart par rapport au temps et à l’espace réels. La fusion des arts est censée produire un effet d’émerveillement. Le Souper des petits-maîtres (1770) de Cailhava de l’Estendoux offre de cette fusion des différents registres artistiques, aiguillon d’un dépaysement à la fois temporel et spatial débouchant sur une scène de séduction, un exemple très stéréotypé. Dans ce récit-opéra, le spectacle total mobilise tous les sens et met à contribution, outre la fusion des arts, des métaphores mythologiques (et religieuses) et des références littéraires : La petite maison est charmante ; chaque meuble y affiche la volupté. On sent, en mettant le pied dans ce séjour enchanté, que c’est le temple du plaisir, et l’on est dévoré du désir d’y sacrifier, dût-on y servir de victime. […] A peine avait-il fini de parler que nous entendîmes du cor. Nous tressaillîmes sans savoir pourquoi. La tente disparut et nous laissa quatre jeunes beautés dont les charmes demi-cachés dans l’onde changèrent le bain en bassin de feu […] La toile se leva et laissa voir une décoration dont le fond blanc, mais légèrement chamarré de rouge, de bleu et d’un noir d’ébène, frappait non seulement la vue, mais tous devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire.
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les autres sens. Ma bouche ouvrit la scène et en joua une des plus agréables, qui servit de prologue. Sophie me proposa de représenter Zaïre ; j’applaudis à son choix. Je crois être Orosmane. Je mets mon sceptre aux pieds de mon amante, mais bientôt ma tendresse se change en fureur : je me précipite vers ma Zaïre, le poignard brille à ses yeux, pour disparaître dans son sein ; elle s’écrie : “je me meurs!” Je deviens furieux … je m’agite… je verse un torrent de larmes amoureuses… et je meurs à mon tour.2
Dans un dernier sens, chronotope doit être compris comme un topos, comme une structure rhétorique, stéréotypée certes, mais porteuse d’un argument. La question qui orientera ici notre analyse est de savoir si la disposition narrativo-dramatico-picturale, hautement stéréotypée de certaines scènes de séduction dans le récit galant héberge une réflexion d’ordre poétique ou esthétique sur la notion de ‘séduction’. Est-ce que, en d’autres termes, le chronotope du récit-opéra est susceptible de déplacer la question de la séduction du plan éthique au niveau esthétique ? La séduction mise en scène Point de Lendemain (1777) de Vivant-Denon est comme la matrice du récit-opéra. Commencée à l’opéra, l’aventure devient progressivement et tout entière une scène d’opéra, à laquelle ne manque que la musique pour être complète. On verra de quelle importance est le renversement de la musique en son contraire – le silence – et de l’action en immobilité pour la logique argumentative du récit-opéra. Plusieurs récits antérieurs à 1777 ont contribué à la mise en place progressive de cette matrice du récitopéra : la séduction d’Angola (1751) chez La Morlière, par exemple, s’articule le long des mêmes axes spatiaux qui rayonnent à partir de la rencontre à l’opéra : la loge, l’appartement, le cabinet secret, le pavillon, le jardin. Elle mobilise les mêmes motifs comme la promenade en carrosse, les mêmes métaphores sacrificielles et une même dimension picturale et dramatique. Le passage suivant, tiré du Guerrier Philosophe (1744) de Jean-Baptiste Jourdan, annonce ces mêmes axes et une fusion très analogue des registres artistiques. La scène analysée ici semble par ailleurs annoncer la fameuse lettre 10 des Liaisons dangereuses, où l’amant en titre de la Merteuil, le chevalier de Belleroche, est invité par un billet à s’en remettre 2 Cailhava de l’Estendoux, Le Souper des petits-maîtres, Paris, Le Livre du Bibliophile, 1956, p. 44-52.
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aveuglément à la messagère. C’est le héros de l’aventure, Saint-Julien, qui parle : […] Je fus encore confirmé dans cette idée, lorsque la femme en question me pria d’entrer dans un bateau, je ne doutai plus alors qu’il ne s’agît de quelque souper sur mer : vous savez que pendant les grandes chaleurs de l’été ces sortes de parties sont très fréquentes, & que l’on passe des nuits entières à respirer le frais au son de divers instruments & dans les plaisirs de la table. […] Comme j’étais extrêmement altéré, je priai la femme inconnue de me donner à boire ; elle s’empressa tout aussitôt de rincer un grand gobelet, dans lequel m’ayant versé du vin, je le bus avec un plaisir proportionné à ma soif. J’allais me placer ensuite vers la poupe ; mais à peine fus-je assis, que mes sens s’affaiblirent, un assoupissement involontaire me saisit, et cette espèce de léthargie me plongea comme par degrés dans un profond sommeil. […] Mais à mon réveil, mes yeux furent frappés d’un spectacle qui tenait de l’enchantement. Je me vis dans un lieu décoré d’une manière toute galante. Des rubans de diverses couleurs entrelassés avec art formaient des festons que l’on avait distribués à distances égales. Mon chiffre était placé à chaque entre-deux de ces mêmes festons ; il servait à nouer un cœur traversé d’une flèche. Au-dessus du chiffre voltigeait un petit amour prêt à le couronner, et l’on avait mis au bas : Rends-toi digne en ce jour Des faveurs de l’Amour. Dans les coins, on voyait sur de magnifiques piédestaux des girandoles d’un très-beau cristal contenant plusieurs bougies. Le plafond était aussi festonné, mais dans un autre goût que le reste du Salon. Vis-à-vis du sopha, sur lequel j’étais couché, s’en présentait un autre, où reposaient toutes les grâces réunies dans une seule personne. […] cette attitude semblait méditée pour mieux faire sortir une gorge charmante, que je découvrais à travers de grosses boucles de cheveux noirs qui me la cachaient à moitié […].3
Jetons le voile pour l’instant sur la scène de séduction proprement dite pour voir comment cette aventure se termine : Plus j’examinais l’air de son visage, moins ses traits m’étaient connus ; j’allais lui faire part de mon embarras : mais elle m’en détourna l’idée, en me présentant une liqueur que je n’avais pas encore débouchée ; je n’eus pas si-tôt achevé de boire le peu qu’elle en avait mis dans mon verre, que le sommeil s’empara derechef de mes sens ; à peine eus-je la force de jeter un de mes bras au cou de cette adorable personne, et 3 Jourdan, Le Guerrier Philosophe, ou Mémoires de M. le duc de *** contenant des réflexions sur divers caractères de l’amour et quelques anecdotes curieuses de la dernière guerre des Français en Italie, La Haye, P. de Hondt, 1744, p. 58-61.
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tout de suite je tombai sur son sein qui me servit d’oreiller. Vous brûlez d’envie je gage, mon cher chevalier, de me voir sortir des bras de Morphée, pour vous démêler le merveilleux de cet événement ; c’est une satisfaction que je vous dois, mais le fil de mon histoire ne me le permet pas encore ; au contraire, je vais vous surprendre peut-être davantage, en vous apprenant, que je m’éveillai le lendemain dans mon lit, où je crus avoir passé la nuit. Jugez de mon étonnement. J’envisageai tout ce qui m’était arrivé depuis la veille, comme un pur caprice de mon imagination ; cependant les circonstances en étaient si profondément gravées dans mon souvenir ; il m’en restait des idées si nettes et j’en étais encore si frappé qu’un moment de réflexion suffit pour détruire cette première pensée.4
La séduction d’un jeune novice en amour est ici doublée d’une mise en scène, qui repose sur la dissociation de l’être et du paraître à tous les niveaux possibles. Cette dissociation consiste à instaurer une oscillation entre la réalité et ce qui n’est pas le réel : le rêve, la comédie, le tableau, l’imaginaire. Plusieurs éléments sont ici à souligner. (1) Dès son réveil dans le lieu ‘enchanté’, Saint-Julien se demande s’il est bien réveillé ou si les objets qui s’imposent à son regard prolongent son sommeil : ‘est-ce une erreur, un songe, ou bien une vérité, me demandai-je’.5 Il n’y a qu’une manière de s’en assurer et c’est de se déplacer. Et avec le mouvement du héros, la dialectique de l’être et du paraître se déplace aussi. (2) La jeune femme dont la nudité à peine voilée s’offre au regard du jeune homme paraît endormie. Elle ne l’est sans doute pas et son attitude a tout d’une pose. Saint-Julien n’est pas sans s’en apercevoir : cette attitude (continue-t-il) ‘semblait méditée pour mieux faire ressortir une gorge charmante, que je découvrais à travers de grosses boucles de cheveux noirs qui me la cachaient à moitié : elle avait un de ses bras en partie hors du sopha, l’autre portait sur sa cuisse gauche et sa robe à demi retroussée me laissait voir à souhait une jambe fine chaussée en couleur rose.6
La rhétorique du voile est un topos du récit libertin : le voile recoupe, dans le registre pictural, la litote, qui consiste à dire moins pour dire plus. Mise en scène donc du corps, qui relève à la fois de la rhétorique comme litote, du registre pictural comme pose, et de la comédie en tant que pose étudiée. 4 5 6
Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 69-70. Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 61. Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 63.
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(3) Saint-Julien est-il vraiment conscient du dédoublement? La pose semblait méditée, déclare-t-il, pour mieux faire sortir une gorge charmante. Pose certainement, mais étudiée? Le spectateur qu’est devenu SaintJulien demeure dans une sorte d’indécision. La mise en scène est remise en question en tant que mise en scène. La comédie n’en est peut-être pas une. Et aussitôt, dans la suite du texte, la dialectique de l’être et du paraître est de nouveau déplacée à un autre niveau : si ce n’est pas une comédie, c’est peut-être une illusion picturale. Peut-être la scène n’est-elle pas réelle, mais est-elle tout entière une illusion, comme la peinture sait en produire : Quelle perspective pour un jeune homme qui conservait encore les prémices de sa tendresse. Je ne pouvais me rassasier de contempler tant de charmes, et ce plaisir se communiquait à mon cœur par la plus douce impression. Quelquefois il me prenait envie d’exprimer à cette belle, le trouble qu’elle me causait et la violence de ma flamme naissante, mais toujours prévenu contre la réalité de ma bonne fortune, j’avais peur d’en précipiter le cours par le moindre mouvement, et de faire évanouir une illusion qui m’était si chère.7
Tout semble disposé pour que le spectateur se déplace afin de vérifier la ‘réalité’ de la scène. Balançant entre désir de savoir – libido sciendi si l’on veut – et appréhension de voir s’évanouir le spectacle, Saint-Julien observe face à cette scène la plus stricte immobilité. (4) Quand il se sera réveillé dans son lit, le lendemain, une quatrième lecture de l’irréalité de la scène s’impose au jeune héros : ‘j’envisageai tout ce qui m’était arrivé depuis la veille, comme un pur caprice de mon imagination ; cependant les circonstances en étaient si profondément gravées dans mon souvenir ; il m’en restait des idées si nettement et j’en étais encore si frappé qu’un moment de réflexion suffit pour détruire cette première pensée’.8 On voit que l’on a affaire ici à un texte dont l’enjeu dépasse la seule séduction physique. C’est un véritable Essai sur l’art de séduire. Art de séduire où la séduction au sens libertin est inextricablement mêlée à l’impression que peut produire sur les sens tout ce qui s’écarte du réel. Les quatre registres d’irréalité mobilisés par ce récit – le rêve, l’imagination, le théâtre et le tableau – impliquent, en effet, un dépaysement par rapport à la réalité spatio-temporelle du vécu. Le théâtre et le tableau n’apparaissent pas ici comme des systèmes mimétique, qui reproduisent 7 8
Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 63. Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 69.
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le réel, mais comme des machines de création d’un réel ‘autre’, voisin du quotidien, qui enchante et invite celui qui regarde à se déplacer. Séduire, c’est faire en sorte que l’autre se déplace, qu’il quitte la place qu’il occupe dans la réalité, pour oublier celle-ci et participer à un nouveau réel. Dans l’extrait qui nous intéresse ici, tout est mis en scène pour que le héros se déplace, pour qu’il entre dans le tableau, pour qu’il s’aventure sur la scène où il est appelé à jouer le rôle que le décor lui suggère. S’il est vrai que toute la scène, qu’encadre un double arrachement par le sommeil, s’articule autour du déplacement du jeune homme et de la transformation du spectateur en acteur, il n’en demeure pas moins que la scène tout entière reste silencieuse, relevant très exactement de ce qu’on est en droit d’appeler la pantomime. Pas un mot n’est prononcé par la belle dame : Pendant toute cette scène surprenante je n’avais pas ouvert la bouche. Tout ce merveilleux m’avait tellement saisi que ma langue se trouvait glacée. Je me fis violence à la fin, j’adresse quelques paroles mêlées d’amour et de désespoir à ma belle maîtresse ; elle ne me répondit point et je n’en pus jamais tirer un seul mot ; mais le tendre mouvement de ses yeux me rassurait sur mon trouble ; langage dont elle se servit tout le temps que nous passâmes ensemble, et que les amants entendent mieux que les plus beaux discours.9
Le silence et la relative immobilité transforment la scène de séduction en un tableau vivant, où la peinture est dans le théâtre, et où le tableau représente en même temps une comédienne. Emboîtement réciproque de théâtre et de peinture. Toute cette scène semble être affaire de regard, plus encore qu’elle n’engage le toucher et le goût – qui sont tous les deux abondamment sollicités ailleurs dans ce récit. Le tableau vivant La scène de séduction dans ce roman s’effectue au travers d’une ‘mise en scène’ qui commence, de manière assez ‘romanesque’, hors-théâtre : par un embarquement pour Cythère, on pourrait dire. Ce départ, vécu par le jeune homme comme une scène de roman, ne peut se transformer en ‘scène de théâtre’ que moyennant un arrachement à l’univers du quotidien. Cet arrachement s’effectue par la drogue qui le dé-spatialise. Mais pour que Saint-Julien se rende compte du rôle qu’on veut lui faire jouer, 9
Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 65-66.
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il faut que la nouvelle réalité lui apparaisse comme une représentation. Il faut qu’il en perçoive la radicale différence avec le quotidien. Il faut, en d’autres termes, qu’il voie le théâtre comme différence, comme théâtralité. La notion même de théâtralité a été théorisée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, par Diderot et Mercier, qu’on peut citer ici : Si l’illusion était entière, parfaite et d’une durée continue, elle cesserait d’être agréable ; […] c’est la secrète comparaison de l’art rivalisant avec la nature qui fait le charme du théâtre.10
La dé-spatialisation par la drogue installe la ‘théâtralité’ en arrachant le personnage au quotidien. La théâtralité n’existe pas, d’autre part, sans une spatialité qui lui est propre et que le regard construit. Très significativement, dès son réveil dans le lieu enchanté, les yeux de Saint-Julien ‘furent frappés d’un spectacle qui tenait de l’enchantement’. ‘Je me vis dans un lieu décoré’, continue-t-il tout aussi significativement. Et son regard retrace les contours de cette scène de théâtre : il est d’abord frappé par ce qui est léger, suspendu le long des murs, par les festons distribués à distances égales et qui relient les unes aux autres des cœurs traversés d’une flèche, noués dans ses initiales. Au-dessus : un petit amour voltigeant. Le regard redescend pour s’arrêter aux quatre coins où de magnifiques piédestaux soutiennent des girandoles de cristal contenant des bougies. A la lumière de ces bougies s’esquisse ensuite un axe horizontal : ‘visà-vis du sopha où j’étais couché, s’en présentait un autre où reposaient toutes les grâces réunies dans une seule personne’. L’immobilité de ce spectacle théâtralise la scène, alors que dans la même manœuvre, le silence absolu la transforme en tableau vivant. Dans la nouvelle réalité, effet d’une dé-spatialisation, la scène de théâtre que le regard construit se découpe comme un tableau. Et, comme le remarque Pierre Frantz,11 le tableau fait sentir le quatrième mur comme une ‘séparation intérieure’. C’est exactement ce qui arrive à Saint-Julien après que son regard a transformé le temps en espace, immobile et silencieux : Figurez-vous mon étonnement, mon cher chevalier, j’étais dans un état qu’il est presque impossible de peindre. Mon âme surprise semblait avoir suspendu toutes ses fonctions. Mon esprit ne savait à quoi s’arrêter, 10 Louis Sébastien Mercier, Nouvel Essai sur l’art dramatique, 1773. Cité d’après Jean-Jacques Roubine, Introduction aux grandes théories du théâtre, Paris, Dunod, 1998, p. 62. 11 Pierre Frantz, L’esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998.
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et mes sens étaient interdits. Est-ce une erreur, un songe, ou bien une vérité, me demandai-je, dès qu’il me fut permis de réfléchir? Cependant poursuivis-je en moi-même, tous ces objets me paraissent sensibles ; mes yeux ne sont point fascinés. Je raisonne. Je me mues. Ma volonté ne rencontre point d’obstacles ; je veille donc, et par une conséquence nécessaire, tout ce que je vois doit être réel ; mais, ajoutaije ensuite, examinons tout avec soin, et poussons l’aventure jusqu’au bout. Je me lève en effet, et j’avance tout doucement vers l’autre sopha […].12
La théâtralité picturale, ou la peinture théâtrale, infléchissent la perception, localisée dans le regard du personnage, qui s’interroge sur sa propre position face à ce tableau : y est-il impliqué ou en est-il exclu, est-ce réalité ou irréalité? La réponse est, on l’a dit, liée à la mobilité du spectateur. Au premier abord de ce tableau vivant, aucun désir de savoir, de faire le petit pas nécessaire pour entrer dans le tableau ou sur la scène. La scène est seulement contemplée, comme tableau, comme scène, illusion peut-être, mais délicieuse. Le spectateur est en butte à l’impression, toute expression pourrait faire disparaître l’illusion. La théâtralité Cette scène-tableau contient, dans la fiction narrative et par anticipation, la double théorie du spectateur telle qu’elle sera développée vers 1760 par Diderot. L’on n’ignore pas que les idées sur le drame bourgeois exposées dans Les Entretiens sur le Fils naturel (1757) sont à peu près contemporaines du développement théorique sur la peinture dans Les Salons de 1765 et 1767 et que théâtre et peinture font l’objet d’une théorisation de l’illusion qui répond tant aux problèmes posés par le théâtre qu’à ceux que pose la peinture. Ces problèmes se ramènent à la question de la théâtralité de la peinture. Le terme est emprunté ici à la lumineuse étude de Michael Fried, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne.13 Théâtralité est un terme qui dénonce ce qu’un certain théâtre avait d’artificiel : ‘construction artificielle dénuée de toute existence propre en dehors de la présence du public’.14 Ou, pour résumer 12
Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 62. Michael Fried, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, Gallimard, 1990. Le titre anglais de l’ouvrage, Absorption and theatricality. Painting and beholder in the age of Diderot, Chicago UP, 1980 traduit mieux l’importance de cette étude pour notre propos. 14 M. Fried, La Place du spectateur, p. II. 13
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le même problème avec Pierre Frantz, qui enregistre une tendance fortement antithéâtrale dans la deuxième moitié du siècle : Le relativisme historique, la référence à l’expérience, l’idéologie sensualiste ont donné un autre sens aux mots de ‘raison’, de ‘vérité’ et de ‘vraisemblance’. On ne croit plus à l’appartement d’un prince si l’on n’y voit le bureau où il travaille, le fauteuil où il s’assied, le sopha où il repose, l’alcôve où il se retire. On ne croit plus au vingt-quatre heures de rigueur si l’on ne voit la lumière changer avec la journée et les chandelles suppléer aux lueurs du jour.15
Mais dans la recherche d’un mimétisme intégral, le dramaturge ne s’en heurte pas moins au problème que ce réalisme complet implique la mort de la représentation. Tout en rapprochant la copie de l’original – la pièce de la réalité – il faut marquer la différence entre le réel et la représentation, sans quoi l’illusion cesse d’être ‘agréable’. On n’échappe pas à la nécessité indispensable de la théâtralité et, comme le souligne JeanJacques Roubine, ‘la revendication d’un réalisme intégral se trouve mise en pièces par ses promoteurs même’.16 Face au problème de la théâtralité, Diderot a formulé deux réponses, qui ne sont qu’en apparence paradoxales. Sa première conception de la peinture est appelée dramatique par Michael Fried : elle recourt à des procédés qui ferment le tableau à la présence du spectateur17 en présentant un personnage fortement absorbé dans une activité : la lecture, la contemplation, un travail d’artiste… comme aimait à les représenter Chardin. La deuxième conception est nommée pastorale : à l’inverse de la conception dramatique, qui nie le spectateur, cette deuxième manière de résoudre le problème de la théâtralité absorbe le spectateur dans le tableau en l’y faisant en quelque sorte pénétrer. Ces deux conceptions définissent l’une et l’autre la place du spectateur face au tableau : elles convergent en ce qu’elles nient, l’une et l’autre, la présence du spectateur devant le tableau. Vingt ans avant Diderot, dans un récit galant, Jourdan place un jeune homme à séduire devant un tableau vivant auquel le regard confère une spatialité toute théâtrale : construction artificielle, sans rapport avec l’expérience quotidienne du spectateur. Face à cette théâtralité, la position du
15
P. Frantz, L’esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, p. 4. J.-J. Roubine, Introduction aux grandes théories du théâtre, p. 62. 17 Diderot : ‘La toile renferme tout espace, et il n’y a personne au-delà’ in Paul Vernière, Diderot. Oeuvres esthétiques, Paris, Garnier, 1965, p. 792. Cité par M. Fried, La Place du spectateur, p. II. 16
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spectateur se transforme progressivement. Revenu de son premier enchantement, Saint-Julien continue : Cependant poursuivis-je en moi-même, tous ces objets me paraissent sensibles ; mes yeux ne sont point fascinés. Je raisonne. Je me mues. Ma volonté ne rencontre point d’obstacles ; je veille donc et par une conséquence nécessaire, tout ce que je vois doit être réel ; mais ajoutai-je ensuite, examinons tout avec soin, et poussons l’aventure jusqu’au bout. Je me lève en effet et j’avance tout doucement vers le sopha. La personne dont je vous ai parlé paraissait endormie.18
Ce premier pas vers l’objet du désir traduit un désir de savoir, de constater la réalité de la scène. Le spectateur entre dans le tableau par le quatrième mur qui, comme le disait si bien Pierre Frantz, instaurait une séparation interne. Ce premier pas, ce savoir une fois acquis, n’abolit pas l’illusion. Arrivé devant le sopha, le regard du spectateur va retransformer la scène en tableau, d’où le spectateur va ressortir : Son habillement, quoique très simple, avait quelque chose de singulier et de romanesque ; elle reposait sur le côté ; sa tête relevée d’un grand carreau était un peu penchée en arrière, et cette attitude semblait méditée pour mieux faire sortir une gorge charmante, etc.
Dès qu’il se déplace sur cette scène de théâtre, le héros figure une conception pastorale de la peinture. A son réveil dans le lieu enchanté, confronté à un tableau vivant, il adoptait une attitude qu’on pourrait appeler avec Michael Fried dramatique. La scène représentant une femme à moitié nue allongée sur un sopha, feignant d’être absorbée dans le sommeil est contemplée comme un tableau fermé sur lui-même par le silence et l’immobilité. Il est absolument remarquable qu’arrivé devant le sopha, le spectateur a peur de s’avancer, de faire le moindre geste. A l’immobilité et au silence de la scène représentée répond l’immobilité et le silence du spectateur qui est en quelque sorte nié par la scène contemplée, qui est tableau précisément à cause de la distance contemplative instaurée par le spectateur. La séduction et le regard Il faut, pour finir, s’arrêter à la dimension rhétorique de la notion de chronotope. La topicité de la configuration spatio-temporelle interrogée ci-dessus signale, à nos yeux, et à cause de sa récurrence paradigmatique, 18
Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 62.
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une dimension argumentative. Quels sont les contours de cette portée rhétorique du récit galant? Un premier élément concerne la notion de tableau. La métaphore picturale est un des tropes les plus constants de l’auto-désignation du roman au XVIIIe siècle : le roman se dit ‘tableau’ ou ‘peinture’. Ainsi, la Bibliothèque Universelle des Romans chante l’éloge des romans comme ‘autant de tableaux allégoriques qui présentent la vérité voilée ou embellie par la fiction’.19 Ce tropisme pictural n’est pas moins fréquent dans la critique du roman. L’abbé Jaquin se demande s’il n’est pas à craindre ‘que la peinture de ces traits ardents n’enflamme le cœur d’un feu, qui ne brûle jamais impunément’.20 Claude-Joseph Dorat, défenseur du roman, estime que les Anglais ‘l’emportent beaucoup sur nous dans les peintures fortes’,21 etc. Un certain récit libertin semble explorer à fond cette ubiquité de la métaphore picturale en s’organisant autour de ‘tableaux vivants’, comme La Tourière des Carmélites, qui déclare au destinataire de son récit : ‘Ici commence, ma chère sœur, le tissu malheureux d’une vie dont vous avez chez vous mille tableaux vivants.22 Un deuxième élément concerne le regard. Un sujet est placé devant un espace. L’espace structure le regard du sujet, autant que ce regard structure l’espace. C’est dans cette interaction entre un regard et un espace que jaillit la force argumentative, persuasive de la scène. L’espace qui s’offre au regard est construit de telle manière que le regard du sujet le restructure. La séduction est déplacement, on l’a déjà dit. Mais ce déplacement est inséparable d’une action sur le regard. L’espace s’offre au regard qui en est modifié, troublé. L’espace est perçu non pas comme admirable, non pas comme beau, mais comme ‘merveilleux’, ‘romanesque’, comme appartenant à une irréalité dans laquelle le personnage est invité d’entrer. Le troisième élément argumentatif concerne lui aussi le regard. Le regard du sujet est un paramètre de différenciation utile quand il s’agit de typologiser le récit de séduction. Ce dernier s’articule autour de plusieurs configurations scopiques qui fonctionnent différemment. La plus topique de ces configurations est sans aucun doute le ‘voir sans être vu’, étudié
19
Bibliothèque Universelle des Romans, Préliminaires, 1775. Abbé Jaquin, Entretiens sur les romans, 1755. 21 Dorat, Les Sacrifices de l’amour, ou Lettres de la Vicomtesse de Senanges et du chevalier de Versenai, 1772. 22 Romanciers libertins du XVIIIe siècle, éd. Patrick Wald Lasowski e.a., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. I, p. 599. 20
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notamment par Heni Lafon.23 Le regard qu’on a interrogé ici est tout autre : il se montre. Il n’en est pas moins topique, mais moins souvent étudié que le regard caché qui favorise une pulsion scopique débouchant souvent, comme on le sait, sur la jouissance érotique en solitaire,24 comme dans la scène de voyeurisme au début de l’Histoire de Dom Bougre (1741) de Gervaise de Latouche.25 La jouissance que procure le regard montré est, quant à elle, destinée à être partagée. Quatrième argument. Les deux configurations scopiques – regard caché et regard montré – impliquent l’une et l’autre une esthétisation de l’espace : pour le premier, le trou de serrure ou le rideau entrouvert découpent dans la réalité observée un pan, un cadre à l’intérieur duquel la scène, souvent érotique, peut se dérouler. Le spectateur est nié devant le tableau par un, deux ou plusieurs personnages absorbés dans une activité érotique. Le regard montré quant à lui structure l’espace comme un décor de théâtre ou de tableau et souvent l’un à travers l’autre. Le spectateur, placé devant la scène ou le tableau, est invité à y entrer et à participer à la création de la jouissance tant esthétique qu’érotique. Le regard caché est témoin d’une scène ; le regard montré est témoin d’une mise en scène. Un cinquième argument prolonge et termine notre analyse du Guerrier Philosophe en focalisant le moment prégnant de cette jouissance esthéticoérotique. Voici le passage en question : Je l’embrasse, elle soupire et me serre étroitement dans ses bras ; nos lèvres se cherchent avidement ; elles se joignent ; nous ne faisons plus qu’un corps, une seule âme, une seule vie ; et transportés du même feu, nous allions nous livrer de concert aux plus flatteuses douceurs de l’amour, quand par un accident que je ne devais pas craindre à mon âge, la nature me trahit, et je trahis ma maîtresse.26
La défaillance masculine est un autre topos du récit galant, bien sûr. Mais n’est-il pas remarquable qu’au moment où la distance qu’instaure le regard s’évanouit, le charme de la séduction esthético-érotique s’évanouit aussi? La rhétorique du regard montré développée dans cette analyse est inséparable de la distance entre le sujet et l’objet du désir. La jouissance 23 Henri Lafon, ‘Voir sans être vu : un cliché, un fantasme’, in Poétique (1982), no 52, p. 303-312. 24 Jean-Marie Goulemot, Ces livres qu’on ne lit que d’une main, Lecture et lecteurs de romans pornographiques du XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Alinéa, 1991. 25 Gervaise de Latouche, Histoire de Dom Bougre, in Romanciers libertins du XVIIIe siècle, vol. 1, p. 339. 26 Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 64.
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est inséparable de la théâtralité, de cette différence irréductible entre le réel et sa reproduction. L’abolition de la distance détruit la théâtralité et ne peut conduire qu’à l’échec amoureux. La défaillance est donc l’aboutissement logique de la l’argumentation narrative étudiée dans cette analyse. C’est le contraire – la jouissance sexuelle – qui devrait nous surprendre en ce que celle-ci rendrait le récit à la filière des textes purement érotiques, à laquelle nous avons voulu l’arracher.
SUR VIVANT-DENON JOUISSANCE ESTHÉTIQUE ET EXTASE ÉROTIQUE DANS POINT DE LENDEMAIN A Stefania Marzo Louvain
Le récit-opéra Alors que le roman, ou la prose narrative d’une certaine longueur, ont besoin d’un discours préfaciel qui le défend et le légitime, le genre narratif bref au XVIIIe siècle semble aller plus ou moins de soi. Les contes sont souvent publiés en recueil ou elles sont parfois entourés d’un cadre narratif selon le modèle de Boccace, certes, mais un grand nombre paraît séparément et sans être enveloppé d’aucun texte explicatif qui puisse servir de mode d’emploi. L’histoire poétique du conte n’est pas celle du roman. Le conte a une tradition établie qui l’a confirmé comme genre longtemps avant le roman. La légitimité confirmée du conte tient sans doute à l’exemplarité qui en est un ingrédient sinon obligé, du moins souhaité : le public attend que le conte finisse par lâcher un argument, un exemple, une morale. Mais quels peuvent bien être cette morale, cette leçon ou cet argument dans le cas d’un sous-genre frivole comme le conte galant, dont le sujet est, au XVIIIe siècle au moins, la séduction qui mène à la possession physique d’une personne dont on est entiché ? L’hypothèse qui préside à notre réflexion est que le conte galant au XVIIIe siècle intègre et développe un discours théorique sur le phénomène même de la séduction dans la mesure où la séduction d’une personne y est entourée de la séduction qu’exercent les arts : la sculpture, la peinture et la musique. L’art de la séduction se double de la séduction des arts. Première publication : Cet article résulte de la fusion de deux petites études sur Point de Lendemain : ‘Topique et incipit. Le cas de Point de lendemain de Vivant-Denon’, in Pierre Rodriguez et Michèle Weil (éds), Topique des ouvertures narratives avant 1800. Actes du quatrième colloque de la SATOR, Montpellier, 1991, p. 345-352 et ‘Topologie du désir dans Point de lendemain de Vivant-Denon’, in Australian Journal of French Studies XXVII, 3 (1990), p. 231-241.
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Le lieu où ces différents arts fusionnent est l’opéra. L’opéra est un espace-temps où le spectateur est entraîné dans un monde différent de celui qu’il laisse derrière lui. C’est un espace-temps qui séduit, en surprenant les émotions et en captant les sens de celui qui y entre. Mais surtout, l’opéra est un chronotope où tout est mis en scène. C’est un espace-temps construit, où les sens de celui qui se laisse convaincre d’y entrer, sont manipulés. Le spectateur d’un opéra ne l’ignore évidemment pas. S’il accepte le contrat poétique proposé par le genre de l’opéra, c’est qu’il souhaite être entraîné dans un univers où ‘tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme, et volupté’, pour parler comme Baudelaire. Ce beau vers est sûrement d’application dans Point de Lendemain, le célèbre conte galant de Dominique Vivant-Denon. A l’opéra, le jeune homme qui racontera plus tard l’aventure répond à un signe que lui fait Mme de T. l’invitant à passer dans sa loge. Dès qu’il accepte l’invitation et entre dans la loge de Mme de T., qui veut le séduire, il est peu à peu entrainé dans un autre monde, où le luxe, les œuvres d’art, le calme de la nuit favorisent la volupté liée à une passade qui durera juste une nuit, le temps d’une pièce d’opéra, où à son insu il est ‘mis en scène’. Mme de T. et le jeune homme quittent l’opéra pour entrer dans un autre espace-temps dont la jeune femme est à la fois le personnage central et le metteur en scène. Mme de T. a besoin du jeune novice pour détourner le regard de son mari de son véritable amant, qui arrive ‘le lendemain’, quand le jeune homme aura passé avec la femme une nuit délicieuse, unique dans tous les sens de l’expression. Le lendemain, il est ‘renvoyé’, il a rempli son rôle, le mari le prend pour l’amant de sa femme, et le véritable amant, qui arrive ‘le lendemain’, est accueilli les bras ouverts par l’époux naïf qui ignore que sa femme a mis en scène une très belle scène d’opéra. En quittant le château de M. et Mme de T., le jeune homme se demande quelle est la morale de cette histoire et il n’en trouve point. Points de suspension Point de Lendemain paraît en 1777, sans nom d’auteur, dans les Mélanges littéraires de Cl.-J. Dorat, qui annote le conte comme un ‘document piquant, spirituel et original’ dont le fond serait vrai. Ce petit avant-texte du compilateur ne doit pas obnubiler l’autosuffisance que réclame le récit, qui nous apparaît dans une nudité totale, dépourvu de tout habillement péritextuel, si l’on fait exception du titre qui l’ouvre et des initiales qui le clôturent. Cette vacuité ne peut pas manquer de mettre
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en valeur les zones limitrophes du conte et plus particulièrement son étrange incipit : La comtesse d*** me prit sans m’aimer, continua Damon, elle me trompa.1
La formule attributive renfermée dans cet incipit ancre la narration dans une extradiégèse dont la suite du texte ne contient plus la moindre trace. D’emblée, le récit semble émaner d’un au-delà extra-textuel. Quant à la phrase finale, elle débouche elle aussi sur un hors-texte qui fait défaut : Je montai dans la voiture qui m’attendait ; je cherchai bien la morale de toute cette aventure, et … je n’en trouvai point.2
Dans la suspension de sa fin, le récit de Vivant-Denon s’interroge sur sa finalité morale. Par anti-thèse, ce propos rattache le récit à la foulée des ‘contes moraux’ dont ceux de Marmontel ont fourni les prototypes. Dans les zones frontalières du récit, le texte s’ouvre sur un hors-texte absent, posant les questions de sa situation narrative, d’un côté, et de sa portée morale, de l’autre. Dans les deux cas il s’agit de la suggestion d’une absence, d’un contexte énonciatif et d’une morale, indexés juste un moment, pour en marquer subtilement l’absence. ‘Point’, le dernier mot du récit est aussi le premier : ‘Point’ de Lendemain. Entre ce Point de départ et ce point final s’étale un discours ponctué de points de suspension et de tournures négatives qui placent eux aussi le conte sous le signe de l’absence et du vide. Voyons comment Mme de T. s’adresse au jeune homme quand il entre dans sa loge : […] il faut … l’idée est excellente, et, puisque vous voilà, rien de plus simple que d’en passer ma fantaisie. Il semble qu’une main divine vous ait conduit ici. Auriez-vous par hasard des projets pour ce soir? Ils seraient vains, je vous en avertis : je vous enlève. Laissez-moi vous conduire, point de questions, point de résistance … Abandonnez-vous à la Providence, appelez mes gens. Vous êtes un homme unique, délicieux … Je me prosterne … On me presse de descendre, j’obéis. J’appelle, on arrive. Allez chez Monsieur, dit-on à un domestique : avertissez qu’il ne rentrera point ce soir …3 1 Il existe plusieurs éditions du conte de Vivant-Denon. La plus accessible est celle procurée par Michel Delon, qui donne la version de 1812. Dans cette étude nous insistons sur les variantes que présente l’édition de 1777. Nous renvoyons à l’édition suivante : Vivant-Denon, Point de Lendemain, éd. Gaston Picard, Paris, Edition de La Couronne, 1945, qui reprend le texte de la première version publiée par Claude-Joseph Dorat, Mélanges littéraires ou Journal des Dames (1777). 2 Vivant-Denon, Point de Lendemain, 1777, p. 1. 3 Vivant-Denon, Point de Lendemain, 1777.
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De toutes les phrases suspendues, ‘il faut … l’idée est excellente’ est la plus emblématique. L’histoire entière s’inscrit dans le vide laissé par les trois points en même temps que la suspension marquée par eux reprend au niveau de la ponctuation le principe structurant le discours narratif tout entier. Enoncée sous le régime de l’omission et de la réticence, l’aventure galante est comme un non-lieu. Après coup, tout se passe comme si elle n’a pas eu lieu, qu’elle avait été vécue à l’état de rêve dont aucune trace ne subsiste après le réveil. La phrase suspendue marque l’effacement au niveau du discours de ce qui est parfaitement clair au niveau de l’idée, de l’image, de la vision. Plus tard, quand il fera le récit de son aventure nocturne avec Mme de T., le jeune homme déclare : Madame de T*** qui me lorgnait depuis quelques temps, semblait avoir de grands desseins sur ma personne. Elle y mettait de la suite, se trouvait partout où j’étais, et menaçait de m’aimer à la folie, sans cependant que cela prît sur sa dignité et sur son goût pour les décences ; car comme on le verra, elle y était scrupuleusement attachée.4
La décence, telle est bien la notion-clé de la stratégie séductrice féminine. L’art de la séduction féminine consiste, notamment, à mettre en scène, à engendrer un réel qui n’accède jamais au niveau du discours. Il reste non-dit. Or, cette mise en scène, elle, repose entièrement sur le pouvoir évocateur d’un certain discours et sur une pragmatique énonciative. Dans Point de Lendemain, cette pragmatique est du ressort de l’interruption, de la suspension. La suspension est une première ‘figure’ élocutive mise en œuvre, et de manière emblématique, par Point de Lendemain dans cette stratégie du non-dit. La rhétorique musicale parle ici d’une suspiratio : Encore… Non, je ne puis permettre… Non, jamais… Et elle me faisait toutes ces défenses-là d’un ton à n’être point obéi : ce que j’interprétais en perfection.5
La métalepse Le cercle de la séduction féminine est cependant brisé par la narration du récit même : divulgation d’un secret longtemps gardé, le récit de Damon rétablit le lien entre la réalité et le discours. Le silence dans le discours de Mme de T*** (‘il faut … l’idée est excellente’), sera en effet rompu par celui qui a été le héros de cette aventure. Le jeune homme parlera, il 4 5
Vivant-Denon, Point de Lendemain, 1777. Vivant-Denon, Point de Lendemain, 1777.
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racontera le récit. Mais on ne sait pas quand, comment et à qui il raconte. Et voilà précisément la question que renferme l’étrange incipit : ‘La comtesse de *** me prit sans m’aimer, continua Damon, elle me trompa’. La narration par Damon est présentée comme intradiégétique et orale, reprise en charge par un narrateur extradiégétique qui ne réapparaîtra plus. Qui est celui qui déclare que Damon ‘continue’ ? Quelle est la situation énonciative ? Or, au beau milieu du texte, le lecteur non averti sursaute : […] Je prie le lecteur de se souvenir que j’ai vingt-cinq ans, et que les faits de cet âge n’engagent personne.
Ce propos inattendu semble balayer le narrateur extradiégétique et hausser à son niveau le protagoniste-narrateur – qu’on peut donc appeler Damon dorénavant. A Damon est soudain dévolu une fonction scripturaire. Cette indécision narratologique, qu’on appelle métalepse, constitue une des particularités de la mouture de 1777 de ce conte, publié dans les Mélanges de Cl.-J. Dorat. L’incipit d’une part et le renvoie au lecteur d’autre part signalent de façon ponctuelle la présence d’un cadre du tableau, mais un cadre incohérent, métaleptique. La métalepse n’a pas échappé aux lecteurs contemporains de Point de Lendemain, qui cherchent à l’expliquer. Quand, en 1812, le conte sera publié séparément et deviendra donc un petit livre, son auteur le soumettra à une cure narratologique qui efface l’indécision. La petite incise ‘continua Damon’ est supprimée. 17 ans plus tard, Balzac se souviendra dans La Physiologie du mariage de cette deuxième version de Point de Lendemain qu’il reproduit presque intégralement en faisant quelques changements sur lesquels nous n’insisterons pas ici. En voici le début, repris à l’édition de 1812 : J’aimais éperdument la comtesse de***; j’avais vingt ans, et j’étais ingénu ; elle me trompa, je me fâchai, elle me quitta […].6
Plus aucune trace d’un cadre. L’importance de Balzac pour notre sujet réside dans la fabrication d’un nouveau cadre qui enveloppe le texte du conte : Un artiste estimable, un savant aimé de l’empereur, soutenait vigoureusement l’opinion peu virile suivant laquelle il serait interdit à l’homme de résister avec succès aux trames ourdies par la femme – J’ai heureusement éprouvé, dit-il, que rien n’est sacré pour elles… Les dames se récrièrent. – Mais je puis citer un fait… 6
Vivant-Denon, Point de Lendemain, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, Folio, 1995.
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– C’est une exception! – Ecoutons l’histoire! … dit une jeune dame. Oh! Racontez-nous-là! S’écrièrent tous les convives. Le prudent vieillard jeta les yeux autour de lui, et après avoir vérifié l’âge des dames, il sourit en disant : – Puisque nous avons tous expérimenté la vie, je consens à vous narrer l’aventure. Il se fit un grand silence, et le conteur lut ce petit livre qu’il avait dans sa poche […].7
Au dire de Balzac, le livre que le conteur a dans sa poche n’est autre que l’édition, tirée à trente exemplaires seulement, d’un conte qu’il attribue à Dorat et qui aurait paru en 1812, chez Didot. On reconnaît le relais narratif, si caractéristique d’innombrables récits balzaciens et qui replace la narration dans le contexte d’un dîner. Cette technique du récit au second degré reçoit ici un relief tout particulier quand on observe que certains éditeurs modernes, ont cru devoir imiter la démarche balzacienne en affublant Point de Lendemain d’une extradiégèse de leur cru. Ainsi de l’édition de 1945 par Gaston Picard, qui se souvient d’une série de topoï inchoatifs bien connus : […] L’assistance est satisfaite à ce point qu’elle presse Denon de publier un si attrayant récit. – Il a paru, répond-il, et sous-titre : Point de Lendemain. – Où donc? – Dans les Mélanges littéraires ou Journal des Dames, dédiés à MarieAntoinette, que publiait Dorat. Sous ces initiales : “M.D.G.O.D.R”, soit Monsieur Denon Gentilhomme ordinaire du roi”. C’était en 1777. Point de Lendemain a paru ailleurs, ensuite, et comme inséparable du nom de Dorat. Mais je doute que vous le trouviez en librairie. – Quel dommage! soupire le chœur des convives. – Puisque vous avez la bonté de vous intéresser à ce pêché de jeunesse, je porterai donc le texte, dont j’ai conservé un exemplaire, chez Didot, qui l’imprimera à mes dépens. Combien êtes-vous? Une trentaine?8
Même situation que dans la Physiologie du mariage – un dîner – même désir de motiver l’existence du texte imprimé. Cependant, là où chez Balzac il s’agit d’une lecture publique, le narrateur de G. Picard n’évoque la possibilité d’imprimer le récit qu’après l’avoir raconté oralement. Balzac semble avoir vu la difficulté qui échappe à G. Picard : Damon (Denon chez G. Picard) lit devant l’assistance un texte imprimé et c’est 7 Balzac, La Physiologie du mariage, in Intégrale des Œuvres : Etudes philosophiques et Etudes analytiques, Paris, Furne, 1846, Tome III, p. 550. 8 Vivant-Denon, Point de Lendemain, 1777.
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ainsi qu’il peut ‘continuer’. Damon continue de lire un livre devant un public. Dans ce livre il s’adresse à un lecteur. Dans la Physiologie du mariage de Balzac, la métalepse est donc levée, expliquée. Mais cette explication est tardive. Le conte Point de Lendemain, dans sa version de 1777 n’en reste pas moins métaleptique et il faut le lire comme tel. Dès la première lecture, on se heurte à l’opacité d’un discours citationnel – ‘continua Damon’– qui s’efface immédiatement et définitivement. Au milieu de l’œuvre surgit un renvoi très inattendu au lecteur et à l’imprimée. L’image métaleptique que le récit présente de lui-même le fait osciller entre opacité et transparence, entre médiation et immédiateté. Ce papillotage fait que le regard du lecteur s’arrête tout-à-tour à l’histoire et à la narration, à l’illusion produite et à la production de l’illusion. La version de 1812 ne présente pas ce papillotage. Elle offre un conte sans métalepse, bien fermé, autosuffisant, publiable en tant que tel, sans l’embarrassante formule ‘continua Damon’. Il n’y a plus d’oscillation. L’effacement de ce papillotage est le témoignage d’une évolution d’une conception de l’illusion à une autre dans le courant du XVIIIe siècle, que Marian Hobson appelle respectivement ‘illusion douce’ (aletheia) et ‘illusion dure’ (adequatio). Le papillotage, qui est le réflexe du spectateur caractéristique de l’illusion douce ou aletheia, fait osciller le regard entre illusion et perception, ou plus précisément entre la chose représentée et sa représentation. Le regard reste indécis. L’aletheia est une illusion douce dans ce sens qu’elle cèle et révèle à la fois qu’elle est illusion. Aussi cette illusion est-elle appelée bi-modale : elle existe simultanément selon deux modalités entre lesquelles le regard oscille : tantôt elle fait voir que l’œuvre est une illusion, tantôt elle fait oublier que ce qui est représentée n’est qu’une illusion. C’est à ce schéma que répond la version de 1777 de Point de Lendemain. L’œuvre d’art fait illusion. La version de 1812 du conte répond au modèle de l’illusion dure. Le papillotage en est absent. L’adequatio est une illusion dure, c’est-àdire qu’elle se veut le ‘replica’ pur et dur de la réalité qu’elle représente. Elle fait tout pour que le spectateur oublie qu’il se trouve devant un tableau en effaçant toutes les traces qui renvoient à sa fabrication. Bien sûr ce dernier ne l’oublie pas, mais son regard n’oscille plus : il tient l’œuvre d’art pour un objet externe, qui redouble la réalité qu’elle ‘copie’. Que cette copie s’effectue par des moyens artistiques est oublié pendant toute la durée de la contemplation de l’œuvre. Quand le spectateur s’aperçoit du cadre de l’œuvre qui signale l’artifice, l’illusion disparaît.
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L’illusion est donc bi-polaire, dans ce sens qu’illusion et conscience de l’illusion s’excluent réciproquement. L’œuvre d’art est illusion. Pour Marian Hobson, la pensée esthétique du dix-huitième siècle est progressivement passée de l’aletheia à l’adequatio : Soit l’illusion finit pas recouvrir l’expérience artistique qui devient bimodale, faisant osciller l’esprit entre absorption et perception, qui se complètent mutuellement ; soit elle n’agit que sur un des pôles de l’expérience, qui devient bipolaire ; c’est alors que le spectateur ne perçoit plus la nature ‘artistique’ de l’art’.9
‘Les efforts du XVIIIe siècle pour s’extraire de ce débat problématique ne sont pas sans intérêt’, continue M. Hobson. En effet, il semble que les réflexions esthétiques, de Diderot notamment, sur les modalités de l’illusion, s’implémentent dans le conte galant contemporain, qui en fait un de ces arguments, faute de pouvoir être un conte ‘moral’. La spatialisation du désir Dans le conte galant, la séduction dans le récit est recoupée par la séduction du récit. Le libertin met à contribution la littérature et les arts visuels, qui reçoivent dès lors une fonction instrumentale, performative. Le Danger des Romans (1770) de Jacques-Vincent Delacroix articule la chute de la femme sur la lecture d’un roman. La contemplation de tableaux peut précipiter la chute : c’est ce qui arrive dans La petite Maison (1758) de Bastide et ce qui manque de se produire dans L’Heureux divorce (1769) de Marmontel. Regarder des gravures érotiques s’avère chose périlleuse à Madame Dorigny dans Thémidore (1745) de Godard-d’Aucour, etc. Quand un rapport de cause à effet rapproche la jouissance sexuelle et la jouissance artistique, un problème à la fois éthique et esthétique est mis en abyme dans la narration de la séduction galante : dans quelle mesure l’art est-il susceptible d’infléchir notre perception du monde? Dans Point de Lendemain, la conquête amoureuse relève à la fois de la narration, de la mise en scène et de l’admiration visuelle. Après avoir quitté l’opéra et la loge, Mme de T. et Damon s’acheminent vers le château de la belle dans un carrosse qui traverse un paysage nocturne déjà enchanteur. Penchés à la fenêtre, les mouvements cahotant du carrosse font 9 Marian Hobson, L’Art et son objet. Diderot, la théorie de l’illusion et les arts en France au XVIIIe siècle, Paris, Champion, 2007, traduction Camille Fort, p. 59. L’ouvrage a d’abord paru en anglais sous le titre The Object of Art : The Theory of illusion in EighteenthCentury France, Cambridge, University Press, 1982.
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que les corps et les lèvres se touchent, comme par hasard. Arrivé au château, Mme de T. et Damon quittent rapidement le salon pour aller visiter les jardins. Ils descendent jusqu’à un pavillon bordé par la Seine, où ils rendent une première fois hommage au dieu de l’amour. Ils rentrent ensuite au château, se rendent à l’appartement de Mme de T, où se trouve un boudoir disposé comme un ‘bosquet aérien’. Au fond de ce bosquet se trouve une ‘grotte’. Dans ce lieu ‘enchanté’ ils goûtent à nouveau les délices de l’érotisme. Dans Point de Lendemain, la mise en scène séductrice est inséparable d’une localisation spatiale, qui dispose dans le temps les différents moments de jouissance érotique : Quel espace immense, me dit-elle alors, entre ce lieu-ci et le pavillon que nous venons de quitter.10
En effet, entre le jardin, où les amants ont échangé de leur propre gré le baiser que le hasard avait ravi dans le carrosse cahotant et le pavillon où ils se sont abandonnés l’un à l’autre, ils suivent, sans s’en douter, ‘la grande route du sentiment et la repren(ent) de si haut qu’il est impossible d’entrevoir le terme du voyage’.11 Le carrosse, le pavillon et la grotte artificielle sont les trois ‘termes du voyage’, espacés dans le temps comme l’exige le chronotope de ce récitopéra. ‘La grande route du sentiment’, par laquelle ils s’acheminent trois fois, les amène de la lumière (de l’opéra, du salon, de l’appartement) à l’obscurité (du carrosse, du pavillon, de la grotte) en passant par la pénombre (du paysage nocturne, du jardin baigné du clair de lune, du bosquet factice). Le chemin du sentiment les conduit d’un intérieur lumineux à un intérieur sombre à travers un paysage crépusculaire. La topologie de ce récit est articulée au long de trois axes, qui permettent d’isoler trois plans scéniques sur lesquels est porté un éclairage différent. Le récit évolue d’abord sur un axe horizontal tracé par le carrosse, qui amène les protagonistes de l’opéra au château. Ensuite, la promenade nocturne les conduit, le long d’un axe en pente, du château au pavillon, dont les murs sont baignés par la Seine. Et finalement, les pas sont dirigés vers la grotte artificielle au centre du bosquet factice, qui à son tour se trouve comme emboîté dans l’appartement de Mme de T***. Conduit par elle le long de cet axe en profondeur, Damon pénètre dans son domaine intime. 10 11
Vivant-Denon, Point de Lendemain, 1777. Vivant-Denon, Point de Lendemain, 1777.
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La zone obscure de cette topologie du désir est aussi celle du silence. On aura remarqué qu’à cet acte d’opéra manque la musique. Le carrosse, le pavillon et la grotte sont les témoins taciturnes de ce qui ne doit jamais devenir discours. En même temps qu’il spatialise la libido, l’entrecroisement de ces trois axes offre au récit une grille de lecture. Celle-ci permet, notamment, de mettre en évidence le statut privilégié du jardin, véritable locus amoenus, jardin des délices, mais aussi zone de transition. Sur l’axe en pente, le jardin sépare le pavillon du salon. C’est aussi un lieu crépusculaire. C’est dans le jardin que Damon sollicite le baiser ‘surpris tantôt par le hasard’. Le ‘voyage sentimental’ est ainsi replacé sous le signe de la maîtrise du destin. Ce qui tout à l’heure n’était dû qu’au hasard, devient bientôt volontaire et ce n’est que plus tard que Damon se rendra compte que tout est mis en scène. Un autre facteur qui assure le caractère transitoire du jardin est le silence qui suit le baiser, précurseur de l’embrassement voluptueux dont le pavillon, secteur obscure de l’axe vertical, forme le décor : Il en est des baisers comme des confidences, ils s’attirent. En effet, le premier ne fut pas plus tôt donné, qu’un second le suivit, puis un autre ; ils se pressaient ; ils entrecoupaient la conversation ; ils la replaçaient ; à peine laissaient-ils aux soupirs la liberté de s’échapper. Le silence vint, on l’entendit ; (car on entend quelquefois le silence), il effraya.12
Le rapport évoqué par le texte entre la scène du jardin et la zone obscure de l’axe en profondeur est ensuite fondamental pour notre raisonnement sur les implications esthétiques de ce conte galant : Nous sortîmes de la grotte pour aller lui (à l’amour) porter notre hommage. La scène avait changé. Au lieu du Temple et de la statue de l’amour, c’était celle du dieu des jardins. Le même ressort qui nous avait fait entrer dans la grotte, avait produit ce changement, en retournant la figure de l’amour, et en renversant l’autel. Nous avions aussi quelques grâces à rendre à ce nouveau dieu […]13
Avant d’entrer dans la mystérieuse grotte, Damon avait observé que le sol du bosquet aérien était couvert d’un tapis pluché, qui ‘imitait un épais gazon’. Ces renvois très explicites révèlent en suffisance la position cruciale du jardin, du locus amoenus, qui est comme le miroir archétypal dans lequel les scènes érotiques viennent se refléter. Du ‘banc de gazon’ du jardin au ‘tapis pluché’ du boudoir, on assiste à la projection de l’axe 12 13
Vivant-Denon, Point de Lendemain, 1777, p. 21. Vivant-Denon, Point de Lendemain, 1777, p. 57-58.
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vertical sur l’axe en profondeur et à la transformation du locus amoenus d’un endroit naturel en un lieu d’artifices. Les italiques du mot pluché dans le texte même, mettent en évidence une question d’ordre esthétique : le rapport entre la nature et les arts. La pause descriptive L’imitation – la Mimesis – est le maître principe de la théorie de l’art depuis le Classicisme jusqu’au dernier quart du siècle des Lumières. Tous les systèmes artistiques, inclusivement la musique, y sont soumis. Dans le récit-opéra qu’est Point de Lendemain est interrogé le lien entre action, narration, peinture et mise en scène. La poésie a beau être une ‘peinture parlante’ et la peinture une ‘poésie muette’, leur interaction n’en est pas moins problématique. Comme il est malaisé de ‘dire’ en peinture ce qui se déroule dans le temps, il est difficile de ‘figurer’ dans le discours ce qui s’étend dans l’espace. Aussi ne sera-ce que dans la pause descriptive que peinture et littérature pourront se prêter à l’échange. Trois pauses descriptives peuvent être isolées, correspondant à trois moments de contemplation de la nature (trois poses), soit que ceux-ci précèdent, soit qu’ils suivent immédiatement la scène érotique. Dans les deux premières scènes de vision, sur les axes horizontal et vertical, l’endroit de la contemplation est plongé dans l’obscurité, tandis que l’endroit focalisé – c’est-à-dire la nature – se situe à chaque fois dans la zone crépusculaire. Il s’agit d’abord du paysage nocturne que contemplent Mme de T. et Damon, penchés dans la portière du carrosse : ‘le flambeaux mystérieux de la nuit éclairait le ciel d’un demi-jour voluptueux’.14 La portière découpe dans le panorama nocturne un fragment qui par là-même se trouve transformé en ‘tableau’. Penchés à la fenêtre, Mme de T. et Damon sont, en tant que spectateurs, à moitié intégrés à ce ‘tableau’. L’analogie avec l’autre scène de vision, située sur l’axe vertical, est incontestable. Là, la contemplation de la nature précédait l’embrassement ; ici, elle y fait suite. Dans le pavillon, où les amants s’abandonnent à la volupté, le dernier rayon de la lune couchante emporte ‘le voile d’une pudeur qui devenait importune’ : Plus calme, l’air nous parut plus pur, plus frais. Nous n’avions pas entendu que la rivière qui baignait les murs du pavillon, rompait le silence de la nuit par un murmure doux qui semblait d’accord avec les tendres palpitations de nos cœurs. L’obscurité était trop grande pour 14
Vivant-Denon, Point de Lendemain, 1777.
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laisser distinguer aucun objet ; mais à travers le crêpe d’une belle nuit d’été, notre imagination faisait, d’une île qui était devant notre pavillon, un lieu enchanté. La rivière nous paraissait couverte d’amours qui se jouent dans les flots. Jamais les forêts de Gnide n’ont été si peuplées d’amants, que nous en peuplions l’autre rive. Il n’y avait point de plus heureux que nous. Nous aurions défié Psyché et l’Amour. J’étais aussi jeune que lui ; elle me sembla plus ravissante encore. Chaque moment me livrait une beauté. Le flambeau de l’amour me l’éclairait pour les yeux de l’âme, et le plus sûr des sens confirmait mon bonheur.15
Ici encore, une fenêtre ou porte vitrée du pavillon découpe dans l’obscurité un panneau demi-éclairé. Outre que le “flambeau de la nuit” s’est transformé en “flambeau de l’amour” (pour recevoir ensuite une connotation sacrilège quand il devient “la flamme qu’on voit briller sur l’autel de l’amour”, dans la troisième scène de vision, dans la grotte), le focalisé et les focalisateurs appartiennent à deux zones luminaires différentes. Cependant, contrairement à ce qui se passait dans le carrosse, l’œil vivant qui capte les rayons de la lune est doublé, sinon relayé, par les ‘yeux de l’âme’ ou par ce que Léonard de Vinci appelait ‘l’œil intérieur’, c’est-à-dire l’imagination. L’objet de la contemplation n’est plus tant la nature qu’un tableau d’amour mythologique, qui fait penser à Boucher. Si l’on admet l’hypothèse selon laquelle les éclairages différents portés sur le focalisateur et le focalisé cautionnent un découpage pictural, l’on admettra que dans la première scène de vision le tableau – dans le carrosse – offre un degré zéro d’imitation, tandis que dans la seconde scène le processus imitateur se conforme à un modèle idéalisé, qui se mesure par un écart par rapport au modèle offert dans la ‘nature’. Cette idéalisation du paysage nocturne est l’effet de l’extase érotique. La troisième scène de vision, sur l’axe en profondeur, relance la discussion mimétique en posant le problème du trompe-l’œil et de l’excès d’illusion où l’imagination supplée à l’image qui la provoque. Le processus initiatique qui conduit Damon le long d’un axe en profondeur où les lieux sont emboîtés les uns dans les autres – appartement, boudoir, bosquet aérien et grotte – se double donc de la construction d’un imaginaire mythologique et olympien, amorcé sur l’axe vertical, mais auquel, ici, le personnage a l’impression de participer activement : La déesse prit une couronne qu’elle me posa sur la tête, et me présenta une coupe où je bus à flots le nectar des dieux.
15
Vivant-Denon, Point de Lendemain, 1777.
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Hé bien, me dit après quelques moments la fée de ce séjour, en soulevant à peine ses beaux yeux humides de volupté, aimerez-vous jamais la comtesse autant que moi? – J’avais oublié, lui répondis-je, que je dusse jamais retourner sur la terre.16
En passant d’une loge à l’autre dans cette énorme scène d’opéra, Damon entre dans l’univers de la mise en scène. En s’engageant sur l’axe en profondeur, qui est celui du trompe-l’œil, il s’incorpore au tableau décoratif dont tout à l’heure, dans le carrosse, puis dans le pavillon, il avait contemplé d’autres variantes. C’est seulement quand l’extase érotique l’a conduit sur l’Olympe que subtilement Mme de T. parle d’une mise en scène. C’est ici qu’intervient la narration. Elle lui parle de sa maîtresse, la comtesse, dont il a été la dupe, déclare-t-elle, parce qu’elle l’a mis en scène pour distraire deux rivaux : Lorsqu’elle vous prit, c’était pour distraire deux rivaux trop imprudents, et qui étaient sur le point de faire un éclat. Elle les avait trop ménagés, ils avaient eu le temps de l’observer ; ils auraient fini par la convaincre. Mais elle vous mit en scène, les occupa de vos soins, les amena à des recherches nouvelles, vous désespéra, vous plaignit, vous consola, et vous fûtes contents tous les quatre. Ah, qu’une femme adroite a d’empire sur vous! Et qu’elle est heureuse lorsqu’à ce jeu-là elle affecte tout, et n’y met jamais du sien! Mme de T*** accompagna cette dernière phrase d’un soupir très intelligent, et fait pour être décisif. C’était le coup de maître. Je sentis qu’on venait de m’ôter un bandeau de dessus les yeux, et ne vis point celui qu’on y mettait.17
Ce récit par Mme de T. qu’elle ne fait qu’après qu’elle a fait goûter les délices de l’amour, est une analepse explicative qui révèle à Damon la vérité sur sa relation avec sa maîtresse, la comtesse. Mais en recevant cette explication, Damon ne voit pas le nouveau bandeau qu’on lui met sur les yeux : dans son essence, l’ancienne aventure avec la comtesse est rigoureusement identique à la passade avec Mme de T. Celle-ci n’a pas d’autre but, en effet, que de distraire deux hommes rivaux : le mari jaloux et le marquis, son véritable amant, et tout cela au contentement de tous quatre. L’aventure avec Mme de T. est l’imitation parfaite de la relation amoureuse avec la comtesse, cette ressemblance presque parfaite se heurte à l’aveuglement du protagoniste. Il n’en voit pas le ‘cadre’, qui aurait détruit l’illusion. 16 17
Vivant-Denon, Point de Lendemain, 1777, p. 58. Vivant-Denon, Point de Lendemain, 1777, p. 28-29.
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Le récit analeptique de Mme de T. nous apparaît comme un original dont l’aventure nocturne qu’elle a passée avec Damon est le replica parfait. Seulement, Damon ne voit pas la différence, parce qu’il est tout entier absorbé dans le tableau. Il en fait partie et il en jouit. Il en va de même dans l’autre système sémiotique qui fait fonctionner la diégèse de ce récit-opéra : la peinture. Si dans la scène du carrosse, Mme de T. et Damon contemplent l’original, la scène érotique au pavillon en est la reproduction idéalisée par l’extase érotique. Dans le bosquet, cette même extase entraîne le spectateur tout entier dans le tableau. Point de Lendemain contient donc une double mise en abyme du problème de la mimésis, qui se fonde, au XVIIIe siècle, sur le précepte d’Horace : ut pictura poesis. La vraie question que pose la mimésis n’est pas comment elle est faite, mais comment elle est perçue.
SUR BASTIDE PROMENADE DANS LA PETITE MAISON DE BASTIDE ET LES SALONS DE DIDEROT. VISITE GUIDÉE PAR UN SÉDUCTEUR. A Nathalie Ferrand Paris
La séduction des arts Une simple approche lexicologique atteste l’existence, au début du XVIIIe siècle, de deux valorisations contraires de la notion de ‘séduction’, qu’on peut appeler éthique et esthétique. Ethique d’abord : d’après le Dictionnaire de Furetière (1690), le ‘séducteur’ est celui ‘qui trompe, qui abuse les peuples, ou les particuliers’. Attestée dès la fin du XVIIe siècle, une acception plus esthétique est, d’autre part, entérinée par le dictionnaire de Trévoux (1771) : ‘séduire signifie aussi toucher, plaire extrêmement’. Cette ambivalence sémantique, largement répandue dans les différents champs discursifs du XVIIIe siècle, mérite l’attention des théoriciens du roman en ce qu’elle affecte également le discours préfaciel escortant la production romanesque elle-même. Les avant-textes de deux romans publiés la même année (1774) en témoignent. Dans Le Comte de Valmont ou les Egarements de la raison (1774/1778) de l’abbé Gérard, un critère d’ordre éthique est mobilisé pour partager le champ romanesque en deux secteurs, dont l’un serait à proscrire et l’autre à promouvoir : Ce livre [remplace] cette foule de romans licencieux que le libertinage enfante et dont la vogue et le succès ne sont fondés que sur le mérite affreux qu’ils ont de corrompre et de séduire.1
Première publication : ‘Promenade dans La petite Maison de Bastide et les Salons de Diderot. Visite guidée par un séducteur’, in Nathalie Ferrand (éd.), Locus in Fabula, (Actes du colloque de l’Ecole Normale Supérieure octobre 2001), Leuven-Paris, Peeters, 2004, p. 30-46. 1 Philippe-Louis Gérard, Le comte de Valmont ou les égarements de la raison, Paris, Moutard, 1774, Avertissement.
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En revanche, dans les Nouvelles historiques de Baculard d’Arnaud, publiées 1774 également, la séduction est posée en paramètre esthétique indispensable à la réussite de toute œuvre de fiction : La fiction ne se pardonne qu’autant qu’elle n’est point aperçue. Dès que le mensonge se trahit, il perd sa séduction ; l’intérêt qu’il avait excité s’évanouit, et la raison, rendue à toute la sévérité de son jugement, critique et prononce en quelque sorte contre le plaisir du sentiment.2
Pour peu qu’on veuille poursuivre cette manœuvre de rapprochement des dimensions esthétique et éthique de la notion de séduction, on constate que dès qu’on franchit le seuil du texte narratif même, les deux acceptions se confondent inextricablement au point d’imposer à la narration même la question de leurs incidences. La prose narrative du XVIIIe siècle a très explicitement posé la question du rapport entre la séduction esthétique et la séduction au sens éthique – ou physique, qui en constitue une variante plus extrême. Jean-Marie Goulemot a bien montré que dans le dossier de textes libertins et pornographiques, la corruption du personnage – disons sa séduction physique – est souvent relayée par la séduction exercée par la lecture d’un livre, soit qu’entraînés par la lecture commune d’un livre érotique les personnages tombent dans les bras l’un de l’autre, soit que la lecture solitaire d’un livre interdit conduit la lectrice à se donner le plaisir que la narration ne fait que suggérer, soit encore que le plaisir de la lecture par le lecteur réel est doublée d’une jouissance plus physique dès lors que son regard de lecteur est biaisé par celui d’un personnage-voyeur témoin d’ébats érotiques, etc.3 Voilà au moins trois modalités de l’interférence entre la séduction physique, qu’on peut appeler directe, et la séduction esthétique, qu’on peut appeler indirecte, dans ce sens qu’elle dépend d’un imaginaire suscité par le déchiffrement d’un discours sémiotique : lecture d’un livre, contemplation d’un tableau, d’une gravure, d’illustrations de livres obscènes ou autres, etc. Je voudrais poser la problématique de l’incidence de la séduction esthétique et de la séduction physique à partir d’un autre dossier de textes, voisins des récits érotiques étudiés par Jean-Marie Goulemot, et que l’on appelle communément, ‘galants’. Dans ce dossier galant je découperai un paradigme où la séduction du personnage (masculin ou féminin) dépend de son introduction dans un lieu merveilleux où toute 2
Baculard-d’Arnaud, Nouvelles historiques, Paris, Delalain, 1774. Jean-Marie Goulemot, Ces livres qu’on ne lit que d’une main, Aix-en-Provence, Alinéa, 1991. 3
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action s’efface devant l’émerveillement provoqué par la contemplation d’une œuvre d’art : tableau véritable ou ingénieuse mise en scène d’un tableau vivant, souvent d’inspiration mythologique l’un et l’autre, et qui sont plus souvent encore répétés dans les miroirs dont l’endroit dangereux est invariablement décoré. Nul besoin de montrer que les parcours galants sont semés de ‘lieux communs’ de toutes sortes. Michel Delon et et Henri Lafon en ont fait l’inventaire de manière trop convaincante pour que j’y insiste longuement ici.4 De plus, pour vaincre la résistance d’une belle, le petit-maître interpelle tous les sens à la fois dans ce qu’on peut appeler avec Bruno Pons ‘le théâtre des cinq sens’.5 Le savoir-vivre du petit-maître, ou du libertin, implique un art de l’enivrement par la surprise, la nouveauté, le luxe. La Petite maison Le paradigme où la séduction par les arts est mise en œuvre contient des récits comme Angola (1746) de La Morlière, Le Guerrier philosophe (1774) de Jourdan, Le Souper des petits-maîtres de Cailhava de l’Estendoux (1770), Les Sacrifices de l’amour (1771) de Dorat, L’heureux divorce (1769) de Marmontel, Les Soupers de Daphné (1740) de Meusnier de Querlon, Les Amours du chevalier de Faublas (1787) de Louvet de Couvray, Ma conversion ou Le libertin de qualité (1783) de Mirabeau, et bien sûr Point de Lendemain (1777) de Vivant-Denon et La petite Maison (1763) de Bastide. Véritable arsenal de topoï galants, ce dernier texte semble être, comme l’affirme Michel Delon, le modèle des autres.6 En fait, de quoi s’agit-il ? D’une gageure. Le marquis de Trémicour, désireux d’engager Mélite mais se heurtant à l’obstination vertueuse de celle-ci, entraîne la jeune dame de son propre gré dans sa petite maison qui, par la décoration, la disposition des appartements, le goût des nombreuses surprises olfactive, visuelle, auditive… qu’elle réserve au visiteur, inspire la volupté. Le lieu même et les différents jeux mimétiques qu’il héberge s’entendent comme une oasis où séduction esthétique et séduction physique sont susceptibles de se renforcer mutuellement. Bruno 4 Michel Delon, Le savoir-vivre du libertin, Paris, Hachette, 2000 ; Henri Lafon, Espaces romanesques du XVIIIe siècle de Mme de Villedieu à Nodier, Paris, PUF, coll. Perspectives littéraires, 1997. 5 Michel Delon, L’invention du boudoir, Paris, Zulma, 1999 ; Bruno Pons, ‘Le Théâtre des cinq sens’, in Jean-François de Bastide, La petite Maison, Paris, Le Promeneur, éd. Par Patrick Mauriès, 1993, p. 69-97. 6 Michel Delon, L’invention du boudoir, Paris, Zulma, 1999.
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Pons résume bien l’enjeu du conte : ‘Le marquis de Trémicour n’aurait pu parvenir à ses fins ni dans son hôtel ni dans son château, peut-être pas même dans sa maison de plaisance’.7 Pourquoi revenir sur cette rhétorique de la persuasion par les arts dont de nombreuses études ont suffisamment montré l’efficacité? C’est que peut-être autre chose est en jeu. Est-ce que le récit galant du XVIIIe siècle est susceptible d’intégrer, au-delà de cette rhétorique de la séduction plastique, une réflexion esthétique théorique? En d’autres termes : à l’époque où commence à s’affirmer en France un discours esthétique indépendamment de la Poétique ou la Philosophie, est-il pensable que la théorisation des grandes questions de l’art s’insinue dans la prose narrative et s’inscrive dans des textes aussi futiles que les récits galants? La question ne me paraît pas dénuée d’intérêt. Au moment où Bastide compose son conte, Diderot donne au discours esthétique ses lettres de noblesse. Dans les Salons de 1765 et de 1767, Diderot commence à expliciter les critères d’analyse et d’appréciation des tableaux dont il rend compte pour la Correspondance Littéraire de Grimm. Dans des rapports qui se présentent comme des lettres à son ami, Diderot développe un discours esthétique qu’il veut scientifique, mais où des méthodes dites poétiques sont appelées au renfort des démarches scientifiques proposées. Le compte rendu des tableaux de Vernet exposés au salon de 1767 offre un exemple magistral d’une de ces ‘méthodes poétiques’. La citation un peu longue d’un fragment tiré de l’introduction d’Eve Marie Bukdahl à l’édition du Salon de 1767 de Diderot me servira ici de raccourci pour mettre en place mon hypothèse : Non seulement la description et l’appréciation, mais aussi l’analyse des problèmes esthétiques et philosophiques que soulèvent les œuvres s’intègrent en une seule et même fiction d’ordre romanesque, dans un seul et même récit. Diderot laisse croire qu’il ne rendra pas compte des paysages et marines de Vernet et feint de raconter une promenade qu’il aurait faite, en compagnie d’un abbé et de deux de ses élèves, dans une contrée montagneuse où alternent sommets et gouffres, vallées et panoramas donnant sur la mer. Le récit est découpé en six sites et un tableau, grandioses évocations de la nature, reliées entre elles par le fil de la conversation de l’abbé et du philosophe. Ce n’est qu’à la fin du sixième site […] que le lecteur apprend qu’il a découvert la suite des paysages et marines de Vernet. La fiction romanesque a permis, tout en évoquant des questions d’ordre plastique, de faire naître une
7
B. Pons, ‘Le théâtre des cinq sens’, p. 73.
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émotion esthétique que ne pouvait susciter le discours rationnel et analytique des ‘méthodes scientifiques’.8
Saurait-on mieux rendre compte de l’extraordinaire virtualité que possède la fiction romanesque d’intégrer et de développer efficacement des pensées esthétiques? Reste la question de savoir si le paradigme galant se prête à une telle rhétorique, à un tel habillage de la pensée esthétique par le récit. On peut au moins s’autoriser de l’expérience et de l’autorité de Diderot pour en tenter l’examen. Pour ce qui regarde La petite Maison, plusieurs arguments me semblent justifier la démarche et en consolider les prémisses. Il me sera loisible d’interroger l’organisation argumentative du conte sous différents angles, que j’appellerai ‘solfège’, ‘harmonie’ et ‘contrepoint’, pour en arriver à la reconstitution de la partition du texte. Solfège Dans son édition annotée de La petite Maison, Michel Delon retrace la généalogie du texte, qui révèle l’existence d’au moins deux versions.9 La version que les éditeurs modernes rééditent sans cesse, depuis Paul Lacroix en 1879, est l’édition de 1763 publiée dans les Contes de Bastide, qui implique un remaniement très important de la première version parue en 1758 dans Le Nouveau Spectateur. La version de 1763 substitue au dénouement originel une fin tout opposée. D’une édition à l’autre, le récit se transforme d’échec en réussite. La confrontation des deux dénouements est assez révélatrice. Par rapport à la version première où l’intrigue se dénoue lentement le long de plusieurs pages qui entraînent les personnages d’abord à la ville ensuite à la campagne, la deuxième fin paraît extrêmement précipitée. La dernière phrase commune est la suivante : Non! Dit Mélite ; je suis troublée, mais je sais encore ce que je fais : vous ne triompherez point… Qu’il vous suffise que je vous en crois digne ; méritez-moi… Je vous abhorrerais si vous insistiez!10
Là où dans la version de 1758 le marquis désarme tout de suite et ramène Mélite chez elle. Il passe rapidement aux actes dans la nouvelle version 8 Else Marie Bukdahl, ‘Diderot entre le modèle idéal et le sublime’, in Diderot, Ruines et paysages. Salon de 1767, Paris, Hermann, 1995, p. 5. Nous soulignons. 9 Vivant Denon, Point de Lendemain, suivi de Jean François de Bastide, La petite Maison, édition de Michel Delon, Paris, Folio classique, 1995, p. 191-194. 10 Bastide, La petite Maison, éd. M. Delon, p. 135.
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et donne au récit une issue dont on peut se demander si elle est vraiment conforme à la logique narrative du conte : – Si j’insistais! … Ah Mélite… – Eh bien! Monsieur, que faites-vous?… – Ce que je fais… – Trémicour, laissez-moi!… Je ne veux point… – Cruelle! Je mourrai à vos pieds, ou j’obtiendrai… La menace était terrible, et la situation encore plus. Mélite frémit, se troubla, soupira, et perdit la gageure.11
Une chose me paraît pour le moins évidente : s’il est possible de donner à un même récit deux dénouements aussi radicalement opposés, c’est que la fin ne s’inscrit pas dans la nécessité logique du récit. La double fin nous montre à l’évidence que le potentiel argumentatif du récit ne l’entraîne pas vers une fin nécessaire. En d’autres termes : le rapport de cause à effet entre séduction plastique et séduction physique que la plupart des exégètes ont cru pouvoir déceler dans ce récit est fragile, pour ne pas dire problématique. Si, comme je le crois, ce texte recèle un puissant potentiel argumentatif, ce dernier ne peut exister qu’en dehors de la portée narrative du texte. Un autre niveau argumentatif est en jeu. Il faut ici faire appel à la notion de topos, ou plutôt à celle de ‘topicité’ qui me paraît plus pertinente encore. Le topos est une figure de la ‘reconnaissance’. Il correspond à un endroit du texte où le processus syntagmatique de la lecture est traversé d’un axe paradigmatique qui est celui de la reconnaissance. Ce qui veut dire que le lecteur s’arrête devant un lieu textuel qu’il reconnaît et qu’il inscrit dans un paradigme d’occurrences identiques ou semblables conservées dans sa mémoire de lecteur. C’est cet arrêt de la lecture qui m’intéresse, ce moment de reconnaissance intertextuelle. Interpelant le passé de la lecture et la mémoire lectorale, le topos appelle ensuite un avenir textuel. Il est le point d’ancrage de l’horizon d’attente du lecteur. En effet, la reconnaissance n’est jamais innocente : elle détermine la suite du processus de lecture par l’attente qu’elle crée, et en cela elle est une enfreinte à la liberté du lecteur qui, du moment qu’il le reconnaît, est prisonnier d’un paradigme. Cette topicité, cette inertie lectorale dont la reconnaissance est le principal vecteur, peut être un piège dans la mesure où un récit peut aussi déjouer sa propre topicité. C’est précisément le cas dans la première version de La petite Maison de Bastide, qui est celle que nous lisons. En jouant un peu sur les termes, je pense que le paradigme qui nous occupe peut être ramené 11
Bastide, La petite Maison, p. 136.
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à au moins deux constantes, l’une temporelle et l’autre spatiale : La Nuit et le Moment. Dans le conte de Bastide, le lecteur, prisonnier d’une topicité dont Crébillon fournit l’emblème, attend le ‘moment’… qui se fait attendre. La petite Maison n’est pas seulement le récit d’une déception amoureuse, mais aussi d’une déception lectorale : la séduction n’a pas lieu. Ou plutôt, elle est déplacée à un autre niveau. De quel ordre est ce niveau? La réponse à cette question peut s’emprunter à l’ami de Diderot, Melchior Grimm, qui éreinte la première version du conte dans la livraison de février 1761 de la Correspondance littéraire : L’auteur de ce conte n’a point de talent. Il paraît n’avoir fait sa brochure que pour citer le nom des artistes qui sont le plus employés à la décoration intérieure des maisons de Paris. Aussi les deux héros de sa petite maison, Mélite et Trémicour, sont précisément les personnages qui intéressent le moins.12
Avec une perspicacité qui compense un peu son énorme prétention, Grimm décèle dans le conte un double niveau, narratif d’un côté (jugé sans intérêt) et documentaire ou plus platement publicitaire de l’autre. Grimm ne croyait sans doute pas si bien dire. L’analyse attentive de l’emploi des temps révèle en effet que l’harmonie du texte évolue sur des portées dédoublées, dont l’une pourrait à la rigueur se lire indépendamment de l’autre. En effet, chaque fois que Mélite entre dans un nouvel appartement, chaque fois qu’elle en contemple l’ingénieuse beauté, ce n’est pas son regard que le lecteur épouse, mais celui d’un cicérone distant. Dans les scènes descriptives en question, l’adoption systématique de l’indicatif présent, temps inhabituel pour la description narrative, suggère que les descriptions des différentes pièces de la petite maison proviennent directement de quelque guide touristique, Baedecker ou autre. Un exemple, emblématique, pourra suffire ici : Le marquis qui l’avait vue si touchée des seules beautés du salon, et qui avait mieux à lui montrer, espéra que des objets plus touchants la toucheraient davantage, et se garda bien de l’empêcher de courir à sa destinée. Il lui donna la main, et ils entrèrent à droite dans une chambre à coucher. Cette pièce est de forme carrée et à pans ; un lit d’étoffe de Péquin jonquille chamarrée des plus belles couleurs est enfermé dans une niche placée en face d’une des croisées qui donnent sur le jardin. On n’a point oublié de placer des glaces dans les quatre angles. Cette pièce, d’ailleurs, est terminée en voussure qui contient dans un cadre circulaire un tableau, où Pierre a peint avec tout son art Hercule dans les bras de 12
Bastide, La petite Maison, p. 192-93.
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Morphée, réveillé par l’amour. Tous les lambris sont imprimés couleur de souffre tendre ; le parquet est de marqueterie mêlée de bois d’amaranthe et de cèdre, les marbres de bleu turquin. De jolis bronzes et des porcelaines sont placés, avec choix et sans confusion, sur des tables de marbre en console distribuées au-dessous des quatre glaces ; enfin de jolis meubles de diverses formes, et des formes les plus relatives aux idées partout exprimées dans cette maison, forcent les esprits les plus froids à ressentir un peu de cette volupté qu’ils annoncent. Mélite n’osait plus rien louer ; elle commençait même à craindre de sentir.13
Le fait même que Lydia Vasquez ait été à même de reconstituer le plan de la petite maison, sans d’autres précisions que celles fournies par le récit, conforte l’hypothèse de la projection de deux portées dans le récit, de tonalités différentes.14 Diderot n’est pas loin. Comme le flairait avec perspicacité Melchior Grimm, ce récit est peut-être d’abord la visite guidée d’un lieu artistique qui mérite le détour. Et d’une manière qui me semble très comparable à la ‘méthode poétique’ que développe Diderot au même moment dans les Salons, la fiction narrative est subordonnée à une pensée esthétique qui cependant ne peut se développer qu’en elle. Harmonie On peut dès lors passer du solfège narratologique à l’étude de l’harmonie du texte. Prêtons en effet l’oreille aux dissonances et aux consonances des deux portées. L’abandon des temps du récit (imparfait et passé simple) au profit de l’indicatif présent projette dans le texte deux perspectives – deux régimes focalisatoires aurait dit G. Genette – différents. Les descriptions des pièces ne sont pas effectuées à partir du point de vue d’un des personnages (comme elles pourraient l’être), mais par les yeux d’un observateur à l’écart des événements, en dehors du cadre narratif. Cette évolution de l’harmonie textuelle sur une double portée est mise en évidence par le changement de régime focalisatoire dès que le couple sort de la maison. Une fois dans les jardins, la description des scènes observées passe soudain par les yeux de Mélite et de Trémicour, en ‘focalisation interne’ ou ‘déléguée’, comme diraient les narratologues. Pendant la promenade au jardin, le narrateur recourt tout aussi systématiquement à l’imparfait qu’il privilégiait l’indicatif présent dans les descriptions de l’intérieur : Mélite et le marquis repassèrent par le salon. Il ouvrit la porte du jardin ; mais quelle fut la surprise de Mélite d’apercevoir un jardin 13 14
Bastide, La petite Maison, p. 114-15. Bastide, La petite Maison, p. 211.
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amphithéâtralement disposé, éclairé de deux mille lampions. La verdure était encore belle, et la lumière lui prêtait un nouvel éclat. Plusieurs jets d’eau et différentes nappes, rapprochées avec art, réfléchissaient les illuminations. Tremblin, chargé de cette entreprise, avait gradué ces lumières en plaçant des terrines sur les devants […], etc.15
Comme souvent dans les récits galants appartenant au paradigme qui sert de cadre de référence à notre analyse, il existe entre l’intérieur et l’extérieur un rapport mimétique qui se traduit par un échange entre l’art et la nature. Henri Lafon a insisté sur cette mimesis : ‘salle de verdure’ dans le jardin, troncs d’arbres artificiels dans la maison, par exemple.16 Art projeté dans la nature, nature projetée dans l’art. C’est sur le plan de sa géométrie spatiale que s’écrit dans le récit de Bastide l’harmonie, l’unisono, de la nature et de sa copie. Mais dès qu’un regard est jeté sur cet échange mimétique spatial, la petite maison se referme sur elle-même comme une unité sémiotique close s’appuyant sur un régime focalisatoire qui lui est propre, et qui implique un clivage textuel entre narration et description. S’il y a donc lieu de supposer dans ce conte une réflexion esthétique d’ordre théorique, celle-ci devra presque nécessairement se mesurer en termes de géométrie visuelle. On l’a dit au début de l’analyse, la topicité du paradigme auquel ce récit appartient détermine un horizon d’attente : ce que le lecteur attend, c’est ‘le moment’. Cette topicité est déjouée par le récit même, non seulement par la duplicité du dénouement, mais aussi et surtout par l’inscription d’un contre-thème dans ce récit de séduction. Comme l’analyse du jeu complexe des regards le montrera, le séducteur se laissera prendre à son propre piège et deviendra prisonnier de son propre stratagème. Là est, à mon sens, la véritable logique narrative de ce conte et le premier dénouement le dit assez clairement : ‘Soyez tranquille sur mon amour’, écrit Trémicour à Mélite, ‘il eût été ardent dans le plaisir ; il sera modéré dans la peine ; il se taira du moins, et vous ne saurez pas que vous avez fait une victime’.17 Dans La petite Maison de Bastide, l’interférence entre séduction esthétique et séduction physique est autrement complexe. On est tenté de paraphraser ici le beau propos de Georges Poulet, lecteur des Liaisons dangereuses : ‘la séduction préméditée d’une victime par un libertin est doublée de la séduction non préméditée du libertin par la victime’.18 Il est 15
Bastide, La petite Maison, p. 122. H. Lafon, Espaces romanesques du XVIIIe siècle, p. 47. 17 Bastide, La petite Maison, p. 209. 18 Georges Poulet, Etudes sur le temps humain, Tome 2 : La Distance intérieure, Paris, Plon, 1952, p. 77 : ‘Ainsi s’introduit subrepticement, dans un roman qui est celui de la 16
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dès lors nécessaire de passer à un troisième niveau d’analyse, qui concerne ce que j’appellerai, en reprenant ma métaphore musicale, le ‘contrepoint’ du récit, mais que je pourrais aussi appeler la rhétorique des regards croisés. Contrepoint Dans La petite Maison, comme dans d’autres récits du même paradigme tels que Point de Lendemain, le séducteur procède par gradations. Ce parcours gradué n’échappe pas à Mélite, qui est femme du monde : Tout cela est réellement très beau, lui dit-il, et j’en conviens ; mais il reste quelque chose à vous montrer qui vous surprendra peut-être davantage. – J’ai de la peine à le croire, répondit-elle ; mais après les gradations que j’ai vues, rien n’est impossible, et il faut tout voir.19
Mélite se rappelle parfaitement les termes de la gageure et elle sait que la séduction dépend de la vue et du regard. Pour gagner le pari, il s’agit de résister et de voir ou plus exactement de prouver qu’on peut voir tout en résistant, qu’on saurait résister à la vue. Voilà les termes de l’épreuve. Mais dans ce récit plusieurs regards entrent en jeu. Regard extradiégétique du cicérone d’abord, mais aussi double regard intradiégétique : d’abord, regard de Mélite face aux beautés qui l’entourent et, ensuite, regard de Trémicour, qui la regarde regarder. La première géométrie visuelle est angulaire : Mélite, faisant face au décor, est regardée de biais. Cette première géométrie et la ‘jouissance spectrale’ qu’elle suscite, produira une profonde mutation dans le rapport entre les deux personnages. Au fur et à mesure que le couple poursuit son parcours, le regard jeté par Mélite autour d’elle réveillera des sensations qui deviendront d’une intensité insoupçonnée. Etape par étape, pièce après pièce, le narrateur marque soigneusement la gradation de l’incidence du décor sur les sens de Mélite et son absorption progressive par le décor qu’elle contemple. Mais, plus important encore pour notre propos, le regard jeté par Trémicour sur la spectatrice produit en lui un changement autrement profond. La contemplation de l’extase grandissante de sa victime rend le séducteur à lui-même par une progressive réduction de sa duplicité : l’être commence à coïncider avec le paraître. Il me paraît utile d’épingler les premières occurrences conquête préméditée d’une victime par un séducteur, un autre roman, inattendu, qui est celui de la conquête non préméditée du séducteur par la victime’. 19 Bastide, La petite Maison, p. 128.
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de cette double progression, qui est catalysée, on s’en apercevra, par la géométrie visuelle angulaire : Dans la basse-cour […]tous ces objets attirèrent si singulièrement les regards, qu’on est impatient de les admirer tour à tour. Mélite avait cette impatience, mais elle voulut d’abord parcourir les beautés qui la frappaient de plus près.20 Dans le salon Ce nouvel éclat de lumière, qui reflétait dans les glaces, fit paraître le lieu plus grand et répéta à Trémicour l’objet de ses impatients désirs. Mélite, frappée de ce coup d’œil, commença à admirer sérieusement et à prendre l’envie de faire des malices à Trémicour.21 Au seuil de la chambre à coucher Le marquis qui l’avait vue si touchée des seules beautés du salon, et qui avait mieux à lui montrer, espéra que des objets plus touchants la toucheraient davantage, et se garda bien de l’empêcher de courir à sa destinée.22 Dans la chambre à coucher Mélite n’osait plus rien louer ; elle commençait même à craindre de sentir. Elle ne dit que quelques mots, et Trémicour aurait pu s’en plaindre ; mais il l’examinait, et il avait de bons yeux.23 Dans le boudoir Mélite était ravie en extase. Depuis plus d’un quart d’heure qu’elle parcourait ce boudoir, sa langue était muette, mais son cœur ne se taisait pas : il murmurait en secret contre les hommes qui mettent à contribution tous les talents pour exprimer un sentiment dont ils sont si peu capables. Elle faisait sur cela les plus sages réflexions, mais c’étaient pour ainsi dire des secrets que l’esprit déposait dans le fond du cœur, et qui devaient s’y perdre. Trémicour les y allait chercher par ses regards perçants, et les détruisait par ses soupirs. Il n’était plus cet homme à qui elle croyait pouvoir reprocher ce contraste monstrueux ; elle l’avait changé, et elle avait plus fait que l’Amour. Il ne parlait pas, mais ses regards étaient des serments. Mélite doutait de sa sincérité, mais elle voyait du moins qu’il savait bien feindre, et elle sentait que cet art dangereux expose à tout dans un lieu charmant.24
Ce passage crucial condense la plupart des thèmes du récit. On y voit la progression du sentiment dans le cœur de Mélite à la vue du décor. On y observe parallèlement s’installer le silence, que Trémicour prend soin 20 21 22 23 24
Bastide, Bastide, Bastide, Bastide, Bastide,
La La La La La
petite petite petite petite petite
Maison, Maison, Maison, Maison, Maison,
p. p. p. p. p.
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de ne pas rompre. Mais on y décèle aussi le regardant regardé : la vue de Mélite en extase transforme à son tour Trémicour : il n’est plus le même. Cette transformation n’est pas le fait de la contemplation de la beauté artistique ; elle est le résultat de la vue d’un regard extasié. Nous rejoignons ici une première dimension théorique du texte. A l’époque où Bastide compose ce conte, Diderot élabore la théorie de l’absorbement de la peinture. L’idéal que Diderot veut presque imposer à la peinture, et qu’il admire dans les tableaux de Chardin et de Greuze surtout, réside dans la représentation de l’absorbement, dans la représentation donc d’un personnage absorbé dans ses pensées pendant que son regard fixe un objet quelconque : un enfant fixant un jeu de cartes, un dessinateur fixant une statue, un philosophe occupé de sa lecture chez Chardin, une jeune fille contemplant un oiseau mort, un écolier qui étudie sa leçon chez Greuze, par exemple. Ecoutons-le dans sa description d’un tableau de Greuze intitulé Le baiser envoyé. Le titre primitif de cette toile, composée en 1765, contient tout un programme narratif : Une jeune fille qui envoie un baiser par la fenêtre, appuyée sur des fleurs qu’elle brise : Il est impossible de vous peindre toute la volupté de cette figure. Ses yeux, ses paupières en sont changés! […] Elle est ivre ; elle n’y est plus ; elle ne sait plus ce qu’elle fait ; ni moi, presque ce que j’écris. [ … ] Ce bras gauche qu’elle n’a plus la force de soutenir, est allé tomber sur un pot de fleurs qui en sont toutes brisées ; le billet s’est échappé de sa main. […] Il faut voir […] la mollesse voluptueuse qui règne depuis l’extrémité des doigts de la main, et qu’on suit dans tout le reste de la figure […].25
Le pathos du discours même montre que Diderot partage presque l’extase de la jeune fille. La belle analyse des idées esthétiques de Diderot par Michael Fried est ici parfaitement à sa place : Parler d’absorbement au sujet d’un tel texte serait pur euphémisme. Ce que Greuze cherche à représenter et que Diderot fait apparaître, c’est proprement, à travers le désir sexuel, l’abandon de soi, ce moment où la conscience s’éteint presque. […] il ne fait aucun doute que les actes involontaires et inconscients de cette jeune femme expriment un intense absorbement. […] Enfin, quoique faisant face au spectateur, elle semble ne regarder que son amant, ce qui, plus encore que son état, vise à nier la présence du spectateur.26 25 Michael Fried, La Place du Spectateur. Esthétiques et origines de la peinture moderne, Paris, Gallimard, 1990, p. 57. 26 Ibidem.
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Mettons Trémicour à la place de Diderot et Mélite à la place de la jeune fille extasiée et l’on comprend la complexité esthétique de cette magnifique scène. Comme Diderot, Trémicour s’enflamme devant un regard extasié par lequel – et c’est le plus important pour Diderot et pour nous – il est comme nié. Si Diderot défend dans ses écrits esthétiques ce que Michael Fried appelle ‘la primauté de l’absorbement’, c’est dans la perspective d’une dé-théâtralisation de la peinture, où la présence du spectateur devant le tableau est niée. Notons que pour Diderot, cette dé-théâtralisation connaît deux variantes : la première, conception dite dramatique, demande que le peintre établisse la fiction de l’inexistence du spectateur devant le tableau ; la deuxième, conception dite pastorale, demande au peintre d’établir la fiction opposée de la présence du spectateur dans le tableau. Dans les deux cas, la présence du spectateur devant le tableau est niée. A ce stade du récit, la séduction de Trémicour ne peut qu’échouer et Trémicour le sait. Le regard extasié de Mélite le nie. Il est devenu spectateur d’un tableau représentant Mélite absorbée dans la contemplation d’un décor. Ici se pose avec acuité le problème capital du transfert mimétique : comment transférer l’extase et la jouissance artistique au propriétaire de la petite maison, au metteur en scène, réduit ici à un rôle de spectateur, qui l’annule. Pour l’obtenir, il faudra que Trémicour entre dans le tableau dont Mélite fait désormais partie intégrante, pour devenir à son tour décor ; objet – et non plus sujet – de la contemplation artistique. Il faut en d’autres termes que Trémicour devienne petite maison, objet de la contemplation extasiée de Mélite. Se souvenant des termes de la gageure, Mélite le dit assez clairement : ce qui séduit, c’est le lieu. ‘Vous m’avez dit que votre maison me séduirait ; j’ai parié qu’elle ne me séduirait pas’.27 La réussite de la séduction dépend dès lors d’une transformation fondamentale de la géométrie angulaire des regards. Il faut que le regard de Mélite se déplace du décor à son propriétaire, qu’à travers la maison qui la met en extase elle aperçoive Trémicour. A la géométrie angulaire doit se substituer une géométrie linéaire. La séduction dépend désormais de l’échange des regards. Dans le récit, les regards se croisent plusieurs fois. Au début, quand Trémicour, qui n’a pas encore découvert la vertu des lenteurs, l’entraîne vers la maison avec impatience, Mélite rit intérieurement et ‘lui donn(e) de ces regards qui, par un artifice unique disent : je me plais à vous 27
Bastide, La petite Maison, p. 110.
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désespérer’.28 La seconde fois est plus importante. La scène fait immédiatement suite à celle dont nous venons de faire l’analyse. Mélite, qui veut se soustraire aux regards de Trémicour, se place devant un miroir feignant d’ajuster une épingle. En même temps Trémicour se place devant la glace qui est vis-à-vis et peut donc la contempler à son aise sans qu’elle soit obligée de détourner les yeux. Mais ce premier croisement de regards est le résultat d’un artifice que le jeu des miroirs placées face à face ne peut que mettre en évidence en le répétant à l’infini. Quand les regards se croisent dans ce stade du récit, quand en d’autres termes une géométrie linéaire des regards commence à l’emporter sur la géométrie angulaire, elle ne l’est qu’au prix de l’artifice et de la duplicité. C’est ce que confirme métaphoriquement la scène du jardin, où les regards se croisent une troisième fois à la lumière d’un feu d’artifice : Elle allait s’en dégager (de ses bras) avec une vivacité égale, lorsque l’éclat subit d’un feu d’artifice lui montra dans les yeux du téméraire l’amour le plus tendre et le plus soumis. Elle fut un moment immobile, c’est-à-dire attendrie.29
La duplicité, autre grand thème du récit et principal obstacle du transfert mimétique, va progressivement s’estomper au fur et à mesure que Trémicour devient moins entreprenant, passif même. Et pour tout dire, le transfert mimétique ne pourra s’effectuer – autrement dit : la séduction esthétique ne pourra efficacement déboucher sur l’abandon physique – que quand les regards se croisent dans le silence, dans l’immobilité et l’inaction absolues. La promenade nocturne se poursuit à l’intérieur, où la vue du décor inspire à Mélite des états d’âme de plus en plus véhéments : extase, trouble, embarras, suffocation. Sur le point de s’oublier, elle arrive enfin dans une salle à manger où les différents fils de ce contrepoint narratif vont se nouer et où s’écrit le véritable dénouement du conte, juste avant la bifurcation de la double fin. Voici cette scène, la plus belle du conte : Mélite, quoique frappée, ne donnait que des coups d’œil et ramenait bientôt ses yeux sur son assiette. Elle n’avait pas regardé Trémicour deux fois et n’avait prononcé vingt paroles ; mais Trémicour ne cessait de la regarder, et lisait encore mieux dans son cœur que dans ses yeux. Ses pensées délicieuses lui causaient une émotion dont le son agité de sa voix était l’interprète. Mélite l’écoutait, et l’écoutait d’autant plus qu’elle le regardait moins. L’impression que faisait sur ses sens cette
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Bastide, La petite Maison, p. 110. Bastide, La petite Maison, p. 124.
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voix agitée l’invitait à porter les yeux sur celui en qui elle exprimait tant d’amour. C’était pour la première fois que l’amour s’offrait à elle avec son caractère, non qu’elle n’eût jamais été attaquée (elle l’avait été cent fois) ; mais des soins, des empressements, ne sont pas l’amour quand l’objet ne plaît pas ; d’ailleurs, ces soins et ces empressements marquent les desseins, et une femme raisonnable s’est accoutumée de bonne heure à s’en défier. Ce qui la séduisait ici, c’était l’inaction de Trémicour en exprimant tant de tendresse. Rien ne l’avertissait de se défendre : on ne l’attaquait point ; on l’adorait et on se taisait. Elle rêva à tout cela, et Trémicour fut regardé.30
Toute cette scène a pour objet la très lente transformation d’une configuration visuelle angulaire en une géométrie linéaire. ‘Leurs yeux se rencontrèrent…’. C’est un topos bien sûr, mais qui est porteur d’une puissance argumentative qu’il y a lieu de démanteler ici. Au moment même où les regards se croisent enfin sans malice et sans l’intermédiaire de l’artifice, s’installent le silence et l’inaction. La séduction s’épuise, Trémicour n’entreprend rien, il n’attaque pas ; il adore et se tait. C’est dans cette absence de toute action et de toute parole que le personnage coïncide avec le lieu, que Trémicour devient la petite maison, dont il épouse l’inaction et le silence en devenant l’objet d’un regard extasié. Et c’est précisément au moment même où Trémicour désarme, où l’action séductrice devient inaction, qu’il devient réellement redoutable : ‘Ce qui la séduisait, c’était l’inaction de Trémicour en exprimant tant de tendresse. Rien ne l’avertissait de se défendre : on ne l’attaquait point ; on l’adorait et on se taisait’. Le séducteur séduit redevient séduisant. Séduisant parce que devenu lieu, mais lieu vide, inactif, ignorant la parole. La mise en scène du paradoxe du séducteur séduit redevenu séduisant est inséparable de la double étymologie du vocable ‘séduire’, sur laquelle insiste Mario Perniola dans un court mais lumineux article : la première étymologie ‘sui-ducere’ confirme les stratégies libertines où un séducteur ‘tire à soi’ sa victime.31 L’autre étymologie, sous l’angle de laquelle on a beaucoup moins souvent essayé de lire ce corpus de textes, ramène la séduction à l’étymon ‘sed-ducere’: diviser, séparer. Séparer de son lieu d’origine. Dans cette deuxième conception de la séduction, qui est celle des sophistes et en particulier de Gorgias, la séduction est un appel émanant d’un lieu vide, qui invite à se déplacer, à sortir de son contexte d’origine, à s’abandonner de son propre gré. Le séducteur est innocent, 30
Bastide, La petite Maison, p. 130-31. Mario Perniola, ‘Logique de la séduction’, in Traverses 18 (numéro spécial : la stratégie des apparences. Séduction), février 1980, p. 2-9. 31
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il est inactif, silencieux, il est ‘je ne sais quoi’. Telle est la manière dont fonctionne la séduction des arts. L’art, qui est fondamentalement séduction, dissout la dimension de la tromperie et de fraude dont la notion est entachée dans la tradition théologico-métaphysique occidentale. L’erreur décisive commise par Trémicour est de redevenir actif et de retrouver la parole. La parole et l’action détruisent le ‘je ne sais quoi’. Trémicour redevient séducteur, la séduction est de nouveau une manière de tirer à soi ; et même s’il continue à coïncider métaphoriquement avec la petite maison, cette coïncidence apparaît soudain comme le signe de la duplicité, aux yeux de Mélite : Quand je voudrais vous croire, lui dit-elle, le pourrais-je? Oubliez-vous où nous sommes? Pensez-vous que cette maison est dès longtemps le théâtre de vos passions trompeuses, et que ces mêmes serments que vous me faites ont servi cent fois au triomphe de l’imposture?32
Au travers d’un complexe contrepoint à la fois narratif et argumentatif, le récit de Bastide problématise plus qu’il n’illustre le rapport entre la séduction esthétique et la séduction physique. Les deux domaines relèvent d’une logique séductrice fondamentalement différente. Le séducteur ne parviendra à ses fins que s’il devient lieu. Persona-locus. Coïncidence métaphorique qui se doit d’être absolue, silencieuse et inactive, de peur que la duplicité, le papillotage entre être et paraître ne soient réveillés par la moindre parole, par le moindre geste. Le vrai séducteur est un lieu, mais un lieu vide, abyssal.
32
Bastide, La petite Maison, p. 132.
SUR MEUSNIER DE QUERLON LES HOMMES DE PROMÉTHÉE ET LES MODALITÉS DU CONTE ESTHÉTIQUE A Marta Teixeira Anacleto Coimbra
Le savoir et l’imaginaire Les critiques fulgurantes que la fiction narrative s’est attirées dans la première moitié du XVIIIe siècle et la condamnation officielle qu’elle a encourue aux environs de 1737 réfèrent principalement à l’immoralité du romanesque. Dangereux pour le cœur autant que pour l’esprit, la fiction romanesque est rejetée par la Religion et la Morale. Parallèlement, et sur le plan plus purement littéraire, son manque de vraisemblance et son défaut de naissance relèguent le roman aux confins du système des Belles-Lettres au cœur duquel se maintient encore et pour longtemps la Poétique classique, malgré les brèches battues par la Querelle des Anciens et des Modernes. D’un point de vue esthétique, on lui reproche en même temps un manque de goût. Tout cela n’empêchera pas la fiction narrative d’être omniprésente à l’Âge classique et d’affecter jusqu’aux différents discours qui la condamnent. D’un point de vue littéraire, la critique de roman ne se croit jamais aussi efficace que quand elle s’habille en roman.1 Et, reproche pour reproche, les pourfendeurs ecclésiastiques de la fiction ne peuvent pas empêcher la Bible d’abonder en paraboles. Quant au discours historique, la représentation du vrai ne se traduit pas par une adéquation absolue aux faits racontés mais par un écart transformant le particulier en illustration d’une vérité générale, moyennant une dose de fiction parfois forte. Le savoir historique ne s’en sentira pas moins menacé par le roman-mémoires Première publication : ‘Syntaxe visuelle et hiérarchie des arts. Les Hommes de Prométhée de Meusnier de Querlon : entre récit philosophique et récit esthétique’, in Didier Masseau (éd.), Peinture, littérature et critique d’art au XVIIIe siècle. Cahiers d’Histoire culturelle de l’Université de Tours no 17 (2005), p. 15-26. 1 L’abbé Bougeant, Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie, 1735.
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en vogue dès le dernier quart du XVIIe siècle, qui risque de corroder la vérité historique en la fondant dans l’imaginaire. La réprobation à l’encontre de la fiction narrative est indissociable de son succès, qui ne se mesure pas seulement à l’aune d’un lectorat sans cesse grandissant, mais également par son ubiquité. Aucun discours – moral, religieux, historique ou, comme on le verra, scientifique, philosophique et esthétique – ne s’interdit l’appel à l’imaginaire ou n’en est pas, parfois malgré lui, affecté. Il s’ensuit une situation épistémologique instable en ce que la fiction apparaît à la fois comme une force corrosive agissant à l’intérieur des discours du savoir et un vecteur de connaissance. Ce qui rend la fiction dangereuse, c’est son extraordinaire efficacité à transmettre, promouvoir, illustrer et, à défaut de preuves, alimenter un savoir, que celui-ci soit vrai ou faux. Le statut épistémologiquement problématique de la fiction narrative s’illustre en particulier dans la manière dont l’Histoire naturelle ou le discours philosophique du XVIIIe siècle se servent du fictionnel. Le recours à l’imaginaire y tient très souvent lieu d’argument. Faute de matériaux tangibles ou accessibles, la validité des théories proposées est testée sur des spécimens fictionnels. Ainsi, désireux d’accéder aux premières pensées, passions ou paroles de l’homme naissant et de voir comment ces pensées, passions ou paroles lui viennent, les philosophes des Lumières ont imaginé un homme pur, être primitif et vierge – nu par définition – dont la Nature même ne fournissait pas d’exemple. L’obsession philosophique et morale de l’homme primitif, typique des Lumières, se double dès lors de la création de figures de fiction observées, interrogées, disséquées… comme s’il s’agissait d’êtres réels. Ainsi, dans le troisième tome de l’Histoire naturelle (1749), cherchant dans l’homme les premières traces de la pensée, Buffon recourt à un récit fictionnel où il s’imagine prenant conscience de son existence pour la première fois : J’imagine donc un homme tel qu’on peut croire qu’était le premier homme au moment de la création, c’est-à-dire un homme dont le corps et les organes seraient parfaitement formés, mais qui s’éveillerait tout neuf pour lui-même et pour tout ce qui l’environne. Si cet homme voulait nous faire l’histoire de ses premières pensées, qu’aurait-il à nous dire ? Quelle serait cette histoire ? Je ne puis me dispenser de le faire parler lui-même, afin d’en rendre les faits plus sensibles : ce récit philosophique2 qui sera court, ne fera pas une digression inutile :
2
Buffon, Histoire naturelle, 1749, tome 3, p. 364, je souligne.
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Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble, où je sentis pour la première fois ma singulière existence ; je ne savais ce que j’étais, où j’étais, d’où je venais. J’ouvris les yeux, quel surcroît de sensation ! La lumière, la voûte céleste, la verdure de la terre, le crystal des eaux, tout m’occupait, m’animait, et me donnait un sentiment inexprimable de plaisir ; je crus d’abord que tous ces objets étaient en moi et faisaient partie de moi-même. Je m’affermissais dans cette pensée naissante lorsque je tournai les yeux vers l’astre et la lumière, son éclat me blessa ; et fermai involontairement la paupière, et je sentis une légère douleur […]3
Cette page d’anthologie aura pu influencer les essais de psychologie expérimentale de Charles Bonnet ou de Condillac dans la décennie suivante, où la fiction de l’être primitif prend une allure plus mécanique et plus sensualiste.4 Ce ‘récit philosophique’ s’installe d’autre part dans la droite lignée des théories physiologiques issues de Descartes. L’auteur du Traité de l’homme (1648) génère son hypothèse sur la physiologie du corps à partir des métaphores de la statue et de machine qui feront vogue au XVIIIe siècle : Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible : en sorte que, non seulement il lui donne audehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu’il met au-dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu’elle marche, qu’elle mange, qu’elle respire, et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes.5
L’argumentation des écrits philosophiques et scientifiques de ce genre est inséparable de l’emploi de figures rhétoriques comme la métaphore et la 3
Ibidem. Les italiques sont dans le texte. Pierre Citton résume bien la question dans son article ‘La preuve par Emile’, in : Poétique 100 (1994), p. 411-412 : ‘C’est autour d’un récit philosophique analogue, on le sait, que Condillac construit son Traité des sensations [1754] : ‘nous imaginâmes une statue organisée intérieurement comme nous, et animée d’un esprit privé de toute espèce d’idées. Nous supposâmes encore que l’extérieur tout de marbre ne lui permettoit l’usage d’aucun de ses sens, et nous nous réservâmes la liberté de les ouvrir à notre choix, aux différentes impressions dont ils sont susceptibles’. Et c’est dans le sillage direct de Condillac que Charles Bonnet inscrit son Essai analytique sur les facultés de l’âme [1760] : ‘Recourons donc à une fiction : elle ne sera pas la Nature ; mais elle aura son fondement dans la Nature [...]. Imaginons un homme dont tous les sens sont en bon état, mais qui n’a point encore commencé à en faire usage. Supposons que nous avons le pouvoir de tenir les sens de cet Homme enchaînés, ou de les mettre en liberté dans l’ordre, dans le temps et de la manière qu’il nous plaira’. 5 Descartes, Traité de l’homme, édition par André Bridoux, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 807. Je souligne. 4
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comparaison, qui ouvrent dans le discours du savoir les registres de l’imaginaire. Ces figures peuvent se développer en métaphores filées, ou même en récits complets absorbant tout entier le pouvoir argumentatif du discours du savoir. Le texte de Meusnier de Querlon qui sera à l’étude ici constitue un exemple particulièrement convaincant de l’alliance du savoir avec l’imaginaire. L’argumentatif y est tout entier immergé dans le narratif qui dès lors constitue un camouflage, parfois bien efficace, du discours du savoir. Le physiologique et l’esthétique La capacité du fictionnel de se développer au sein du discours du savoir ou, inversement, d’inscrire un savoir au sein d’un discours imaginaire constituait un premier chaînon de notre propos. La malléabilité du fictionnel qui consiste à enfiler différentes métaphores au sein du discours du savoir ou, inversement, à multiplier les différents discours du savoir qu’il absorbe constituera ici un deuxième argument à souligner avant d’en venir aux modalités du conte esthétique. Dans la Dioptrique de Descartes (1637), l’appel à la métaphore de l’homme-machine se double de ce qu’on peut bien considérer comme une ébauche d’essai sur la peinture. La métaphore de l’homme-statue devient le point de fusion d’un discours physiologique croisé avec un discours esthétique. L’importance de cette attraction discursive exercée par la métaphore pour la suite de notre propos pourra justifier la citation un peu longue du parallèle entre la vision d’un tableau et la manière dont le cerveau capte les images par le biais de l’œil. Le problème évoqué concerne la ressemblance entre l’objet et sa re-présentation dans le cerveau : […] voyant que notre pensée peut facilement être excitée, par un tableau, à concevoir l’objet qui y est peint, il leur a semblé [c’est-à-dire : à ceux dont Descartes combat ici les idées] qu’elle devait l’être, en même façon, à concevoir ceux qui touchent nos sens, par quelques petits tableaux qui s’en formassent en notre tête, au lieu que nous devons considérer qu’il y a plusieurs autres choses que des images, qui peuvent exciter notre pensée ; comme, par exemple, les signes et les paroles, qui ne ressemblent en aucune façon aux choses qu’elles signifient. […] Comme vous voyez que les tailles-douces, n’étant faites que d’un peu d’encre posée ça et là sur du papier, nous représentent des forêts, des villes, des hommes, et même des batailles et des tempêtes, bien que d’une infinité de diverses qualités qu’elles nous font concevoir en ces objets, il n’y en ait aucune que la figure seule dont elles aient proprement la ressemblance ; et encore est-ce une ressemblance fort imparfaite, vu que, sur une superficie toute plate, elles nous représentent des
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corps diversement relevés et enfoncés, et que même, suivant les règles de la perspective, souvent elles représentent mieux des cercles par des ovales que par d’autres cercles.6
Dans ce paradigme de l’homme-statue et de l’homme-machine, un récit oublié de Meusnier de Querlon occupe une place de choix en ce qu’il développe assez subtilement le parallélisme des discours physiologique et esthétique autour de la métaphore centrale de l’homme-statue. Publié en 1748, l’année même de L’Homme machine (1748) de La Mettrie, un an avant le fragment de Buffon cité ci-dessus (1749) et six ans avant le Traité des Sensations de Condillac (1754), les Hommes de Prométhee renforce la dose fictionnelle en rattachant la question de la naissance des émotions par le biais des sens au mythe de Prométhée qui, comme on pourra le constater ci-après, n’est déjà pas étranger au récit de Descartes.7 Illustrant le paradigme qui appuie les thèses sensualistes sur la fiction d’un nouvel Adam, le récit de Meusnier de Querlon redispose en même temps le paradigme en y développant la dimension esthétique qui y existe en embryon. Quand la fiction pseudo-scientifique de l’homme primitif rejoint le mythe de Prométhée, le lecteur est confronté à un discours fictionnel fédérateur mettant en scène, sur le mode narratif, la question de la création sous la double modalité d’un discours psycho-physiologique et d’un discours esthétique. La situation épistémologiquement instable entachant la fiction à l’Âge classique sera ici l’axiome de départ d’une réflexion sur la confrontation d’un discours psycho-physiologique et d’un discours esthétique fondus l’un et l’autre dans la fiction narrative. Notre propos n’est pas d’illustrer la manière dont Dubos, Batteux ou Diderot appellent à l’imaginaire ou de développer le paradigme scientifique qui appuie sa démonstration sur la métaphore mais, inversement, de montrer qu’au milieu du XVIIIe siècle 6 Descartes, La Dioptrique, in Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 203-204. Je souligne. 7 Soulignons que le développement de ce paradigme au XVIIIe siècle va dans le sens d’un endurcissement matérialiste et sensualiste. Descartes était persuadé de l’existence non seulement de l’âme mais de l’esprit et ne va pas jusqu’à donner aux pensées une origine purement sensorielle. Il est en outre important de relever que pour Buffon il s’agit de saisir les premières pensées de l’homme, alors que pour Condillac et Meusnier de Querlon l’enjeu est d’enregistrer les émotions produites par les sens qui s’éveillent. Le récit érotique de la même époque donnera au sensualisme son aboutissement moral. Ainsi le marquis d’Argens, dans Thérèse Philosophe, paru la même année que Les Hommes de Prométhée (1748) : ‘Nous sentons, et nous n’avons d’idées du bien et du mal physique comme du bien et du mal moral, que par la voie des sens’, in Romanciers libertins du XVIIIe siècle, édition de Patrick Wald-Lasowski, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 885.
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la fiction narrative est valorisée comme le terrain dialogal, conflictuel ou fédérateur de plusieurs discours de savoir. Le récit qui sera étudié ici montre en outre exemplairement comment se développe, conjointement à un ‘récit philosophique’, un ‘récit esthétique’ dont l’enjeu est la mise en scène narrative des catégories esthétiques. Il s’agira de montrer que ce ‘récit esthétique’, dont la ‘Promenade de Vernet’ dans le Salon de 1767 de Diderot constitue une sorte d’apogée, a été véhiculé par des modèles discursifs, certes moins célèbres mais non moins intéressants, qui ont préparé la route à l’auteur des Salons. Le récit esthétique Revenons d’abord à Descartes. Dans le raisonnement cartésien, la statue, figure métaphorique du corps humain, semble moins rappeler le récit biblique de la création de l’homme que le mythe de Prométhée. Un second emprunt par Descartes ne fait que corroborer cette impression : le feu, principe de tout l’univers volé au sanctuaire divin par le titan, animera la statue et lui donnera en même temps le mouvement et la vie. Il sera chez Descartes la métaphore des ‘esprits animaux’ : Pour ce qui est des parties du sang qui pénètrent jusqu’au cerveau, elles n’y servent pas seulement à nourrir et entretenir sa substance, mais principalement aussi à y produire un certain vent très subtil, ou plutôt une flamme très vive et très pure,8 qu’on nomme les ‘esprits animaux’.9
Ces esprits animaux, coulant dans les nerfs, transmettent au cerveau, siège de l’âme, les vibrations reçues par ‘les petits filets’ dont la substance intérieure des nerfs est composée et qui servent au sens. La démonstration de Descartes, développée d’abord dans la Dioptrique (1637) et reprise dans le Traité de l’homme (1648) et Les Passions de l’âme (1649), provoquera une révolution dans la hiérarchie des sens telle qu’elle existait depuis l’Antiquité.10 On découvre avec Descartes que la vue, considérée jusque là comme le sens le plus universel et le plus noble, est une sorte de toucher : tous les sens ont pour principe le toucher et leur diversité 8
Je souligne. Descartes, Traité de l’homme, p. 813. 10 Voir Jacqueline Lichtenstein, La Tache aveugle. Essai sur les relations de la peinture et de la sculpture à l’âge moderne, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2003 et notamment la p. 14 : ‘[la hiérarchie entre les arts] s’est en effet toujours appuyée sur une hiérarchie des sens. A la Renaissance comme au XVIIe siècle, la supériorité de la vue par rapport au toucher est ainsi constamment invoquée pour justifier la supériorité de la peinture sur la sculpture’. 9
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dépend du plus ou moins de subtilité de l’‘objet’ extérieur qui frappe les ‘petits filets’, qu’il s’agisse d’un objet matériel (le toucher, le goût), de l’air (l’ouïe et l’odorat) ou de la lumière (la vue). Comme le montre Jacqueline Lichtenstein, la lecture de Descartes marque un changement fondamental dans la hiérarchie des sens et des différents arts qui en dépendent, comme la peinture et la sculpture, essentiellement.11 Avec les lois de la perspective, on avait en outre découvert que le sens réputé le plus noble est aussi le plus trompeur. C’est là qu’on rejoint le fragment de la Dioptrique cité ci-dessus qui, dans sa tentative de figurer la réception des images extérieures dans le cerveau, enregistre en même temps une certaine méfiance à l’égard de la mimésis picturale. Le discours sur les sens se confond avec le discours sur les arts. L’exploration de ce double paradigme dans un récit de fiction est assez emblématique du type de ‘récit esthétique’ que nous avons en vue ici pour mériter une analyse en profondeur de son économie narrative et de sa dimension argumentative. Au seuil d’une telle enquête, le livre fondamental consacré par Raymond Trousson au mythe de Prométhée demeure une référence incontournable.12 L’appréciation du petit récit de Meusnier par R. Trousson est pourtant tout sauf favorable : […] les Hommes de Prométhée racontent l’étonnement naïf de l’homme et de la femme animés par le Titan devant les splendeurs de la nature ; leur découverte principale sera évidemment celle de l’amour qui les unira au pied d’un arbre. Si la bonté naturelle de ce couple parfait peut passer pour un pressentiment rousseauiste, il convient aussi d’y relever le souvenir lointain de Milton. C’est bien là le seul intérêt de l’œuvre, car ce récit en prose est froid sans vie ni couleur, simple tableau descriptif […].13
En dépit de la mièvrerie, ce récit n’a pas manqué d’avoir du succès. Traduit en italien, il a aussi été mis en vers, par Colardeau.14 Le manque d’intérêt a parfois quelque chose de troublant. Dans le récit de Meusnier de Querlon, il constitue précisément le déclic de l’argumentation cachée dans la narration. ‘Le sujet semble stérile’. Voilà ce que remarquent aussi 11 Ibid., p. 13 : ‘Tout au long du XVIIIe siècle, le toucher ne cessera d’élargir son empire pour devenir le modèle de toute sensation et par là même de la connaissance, puisque toutes nos idées, comme le diront les philosophes à la suite de Locke, viennent des sens’. ‘Tous les sens ne sont qu’un toucher’, écrira Diderot dans les Entretiens sur le fils naturel. 12 Raymond Trousson, Le Mythe de Prométhée dans la littérature européenne, Genève, Droz, 1976. 13 Ibid., p. 189. 14 Ibid.
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les deux protagonistes du récit : deux jeunes apprentis-médecins qui demandent à leur vieux maître de leur expliquer un morceau de peinture – représentant la création de l’homme par Prométhée – découvert dans un temple de Junon tombée en ruines. La scène, qui rappelle La Description de la Grèce de Pausanias, est placée dans l’Antiquité : Après avoir considéré cette peinture avec des yeux éclairés par ceux de Didyme, nous l’engageâmes à nous raconter ce que la tradition des poètes avait pu fournir à Pannénus sur un sujet qui nous paraissait stérile.15
Ce passage est la cellule génétique du conte. Elle est aussi et à plus d’un titre une cheville ouvrière du texte. Tout d’abord, la requête des deux élèves à leur maître partage les spectateurs du tableau en ceux qui savent (les maîtres) et ceux qui ignorent (les élèves). La communication picturale est perçue comme dépendante d’un savoir, comme une compétence à acquérir : ‘Didyme, qui ne laisait passer aucune occasion de nous instruire, nous fit asseoir à côté de lui parmi ces ruines, et il s’exprima de cette manière […]’.16 Cheville ouvrière, deuxièmement, en ce que la lecture du tableau est rattachée moins à la vision qu’à la perception : les yeux de Didyme qui découvrent à ses disciples les beautés de la fresque sont ceux d’un presque-aveugle. Le début du récit prend soin de nous l’apprendre : En parcourant l’intérieur (du temple), Phlégon et moi, nous vîmes un grand morceau de peinture, qui attira notre attention, mais dont nous ne pûmes expliquer le sujet. Nous eûmes recours au docte vieillard. Il était courbé sur une pièce de marbre, où l’on avait tracé quelques caractères qu’il s’efforçait de déchiffrer. Mais plus les lumières de son esprit s’augmentaient avec ses années, plus celles du corps s’affaiblissaient. Enfants, dit-il, s’adressant à nous, j’ai besoin ici de vos yeux ; les miens refusent de servir ma curiosité.17
Ce passage oppose la lecture d’une inscription, à laquelle la vue suffit, et le déchiffrement d’une peinture, qui a besoin de l’‘œil intérieur’ de l’aveugle. Le récit opère un clivage entre la vision, processus purement 15 Nos références vont à l’édition d’Henri Coulet des Nouvelles du XVIIIe siècle, Gallimard, Biblio. de la Pléiade, 2002, p. 445-452. Le passage cité se trouve à la p. 447. D’autres romans et contes de Meusnier de Querlon ont également fait l’objet d’une édition moderne : Psaphion ou la Courtisane de Smyrne, éd. Michel Delon, Nantes, Le Passeur, 2001 ; Les Soupers de Daphné, éd. Jacques Lemaire, Champion, 2000 ; La Tourière des Carmélites, éd. Alain Clerval et Patrick Wald-Lasowski in Romanciers libertins du XVIIIe siècle. 16 Les Hommes de Prométhée, p. 447. 17 Les Hommes de Prométhée, p. 445.
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physiologique, qui suffit à la lecture, et la perception, propre à l’art, où intervient une activité de jugement.18 Cheville ouvrière, troisièmement, en ce que le partage entre ceux qui savent et ceux qui ignorent est lié à l’âge mais aussi à la formation. Dans l’économie si habile et si fine de ce récit, il n’est sans doute pas sans intérêt que les ignorants en matière artistique sont des apprentis-médecins. Le récit opère un clivage entre les arts et les métiers ou entre les arts libéraux et les arts mécaniques. Seul le vieillard demi-aveugle, médecin et philosophe en même temps, représente l’idéal des compétences cumulées. On décèle dans son explication du tableau tant ‘d’intelligence et de goût…’ : qu’il y avait lieu de lui appliquer ce que dit Ménechme de Sicyone, dans son histoire des célèbres artisans : ‘qu’il ne faut guère moins d’habileté pour sentir ainsi les belles choses que pour les produire’.19
Cheville ouvrière encore, dans la mesure où l’explication du tableau par Didyme comprend celle-ci comme une entreprise demandant une dextérité et une sensibilité comparables à sa création. Regarder est devenu une compétence, un savoir-faire mesurable au geste créateur même. Au même titre que la création artistique, la lecture de tableau n’est pas seulement une question d’habileté, mais également une entreprise mentale requérant des facultés émotives. Cheville ouvrière enfin, en ce que le passage en question constitue une des articulations principales du récit même. A la narration de la Promenade dans les ruines (partie 1) succède la description-explication du tableau (partie 2). A cette description-explication, une seconde narration fait suite, au second degré, par la bouche de Didyme, qui raconte une ‘fable’ : le mythe de Prométhée (partie 3). Le récit reprend ainsi une tradition datant de la basse Antiquité qui consiste, comme le rappelle Louis Marin, à ‘lire dans le tableau le récit que le tableau a eu pour visée de traduire en image visuelle.20 Les Hommes de Prométhée est un spécimen du ‘récit esthétique’. Le récit esthétique met en scène, très souvent sur un fond mythologique, la contemplation de l’art. La description de l’œuvre d’art est une affaire de regards – croisés, interceptés, cachés ou entrevus – et abrite une argumentation qui s’articule, souvent de manière dialogale, autour de questions comme la hiérarchie des arts, la querelle des Anciens et des Modernes, la mimésis, etc. 18 Voir le développement de l’idée du philosophe-aveugle par J. Lichtenstein, op. cit., p. 87-96. 19 Les Hommes de Prométhée, p. 446. 20 Louis Marin, ‘Lire un tableau. Une lettre de Poussin en 1639’, in Roger Chartier, Pratiques de lecture, Paris, Rivages et Payot, 1993, p. 129.
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La syntaxe visuelle La Fable de Prométhée est – comme celle de Pygmalion – un mythe de la création intégrant une dimension esthétique. Ce mythe est ici articulé de manière dialogale le long de plusieurs axes oppositionnels. Il se construit d’abord autour du parallèle des paradigmes sensoriels et artistiques. Dans le récit de Meusnier, la création de la machine humaine est explicitement comparée au travail du sculpteur : ‘Là, comme un habile statuaire imprime en quelque sorte la vie au bronze en le réparant au sortir de la fonte, tel Prométhée, en approchant le feu divin de ces deux masses de terre, soudain les anime et les rend vivants’.21 Du point de vue narratif, ce travail du créateur-sculpteur est doublement emboîté : il est représenté en peinture dont la description fait ensuite partie intégrante de la narration d’une promenade. Si une partie du récit met en scène, par voix narrative au second degré, le travail de scultpure, une autre partie met en scène, par voix narrative au premier degré, la représentation picturale de la sculpture. En d’autres termes, le mythe de Prométhée fournit ici le prétexte à une description narrative d’une représentation picturale de la sculpture. Moyennant l’image de Prométhée et de la statue, le discours esthétique est ensuite branché sur un discours psycho-physiologique. La sculpture n’est en effet qu’une métaphore au sein d’un exposé sur la manière dont la nature sort du chaos par les sens de l’homme. Les figures de Prométhée et de la statue structurent donc le conte tout entier, jouant sur le parallèle entre les arts et les sens, confrontant la peinture à la sculpture, opposant le discours esthétique au discours psycho-physiologique. Et tout cela sur le terrain de la fiction narrative qui se trouve ainsi valorisée comme un vecteur de connaissance. Rien d’étonnant à ce que ce conte adopte la scénographie de la Promenade, qui est une constante du récit esthétique. La promenade est éminemment propre à mettre en avant l’argument du conte. La déambulation des trois personnages – le maître et ses deux élèves – qui n’avait pour but que la recherche des simples à des fins médicinales, se transforme en excursion artistique. Faisant le tour d’un cap, le sage médecin et ses deux acolytes admirent d’abord les proportions architecturales d’un temple de Junon tombé en ruines, puis un morceau de peinture sur un mur délabré et enfin le socle d’une statue. La statue elle-même a disparu. Par son absence même dans la première partie du récit, l’importance de la sculpture dans la dernière partie est soulignée. L’absence de 21
Les Hommes de Prométhée, p. 448.
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la sculpture dans les deux premières partie est d’autant plus visible qu’elle est ironiquement soulignée par l’inscription trouvée sur le socle : Le pirate Actor, pour obtenir une heureuse navigation, consacre à Junon, dont il emporte la statue, cette base de marbre, poids inutile, qui ne ferait que surcharger son vaisseau.22
Dans l’économie du conte, la fonction argumentative de la première partie est de préparer la scène qui se déroulera devant le tableau, de représenter les spectateurs et le décor où s’inscrira le regard. Les qualités attribuées aux spectateurs opèrent un clivage déjà évoqué entre vision et peception du tableau. Cette dernière distinction est aussi au départ de l’argumentation contenue dans les parties 2 et 3 du conte. Si la contemplation de la statue dans la partie 3 sera de l’ordre de la vision purement physiologique, la partie 2 développe, dans la description du tableau, une véritable syntaxe visuelle qui organise, oriente et structure la perception esthétique. L’enjeu de la seconde étape du conte est double : mettre devant les yeux du lecteur ét le tableau ét ses spectateurs – l’un à travers l’autre. Ce que G. Genette appellerait une focalisation interne – où le lecteur partage le point de vue des spectateurs – alterne avec une focalisation zéro où le point de vue du lecteur surplombe celui des personnages en coïncidant avec celui du narrateur.23 Ou comme le disait plus simplement Jean Pouillon : la vision avec se combine avec la vision par derrière.24 De cette combinaison résulte une ingénieuse hiérarchie des regards. Voici ce que ‘voit’ le lecteur, par derrière : (1) les deux jeunes acolytes contemplant le tableau ‘éclairé par les yeux de Didyme’ ; (2) dans le tableau, le créateur Prométhée, caché dans les buissons, contemplant sans être aperçu la statue à laquelle il vient de donner la vie (et la vue) ; (3) et enfin, Pandore admirant sa propre image reflétée dans un ruisseau. Tout y était achevé, la tête, les bras, le sein, les moindres parties. Un bel ordre de membres, des contours purs, partout de la grâce et de la rondeur (d), une carnation qui semblait avoir la chaleur (e) et le sentiment qu’elle excitait dans le spectateur (f), et sur laquelle on ne pouvait guère arrêter impunément la vue (g1) : formez-vous de tout cela l’idée d’un tableau (a) que je ne puis crayonner que bien faiblement (b1). Ces figures se tenaient par la main, et les doigts délicats de la femme pressaient tendrement celle de l’homme (i). L’air de son visage ne peut se décrire (b2) : c’était un mélange piquant de pudeur, 22 23 24
Les Hommes de Prométhée, p. 445. Gérard Genette, ‘Discours du récit’, in : Figures III, Paris, Seuil, 1972. Jean Pouillon, Temps et Roman, Paris, Gallimard, 1946.
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d’innocence et de timidité (c). Ses yeux à demi baissés paraissaient s’échapper avec un souris fin sur son image, que réfléchissait un petit ruisseau. Je ne sais si ce miroir naturel n’était point un incident placé par le peintre pour faire entrevoir l’origine de l’amour-propre né avec nous (h). On voyait un peu plus loin Prométhée tenant l’urne où il avait renfermé le feu céleste qui venait d’animer l’homme et la femme. Il contemplait son ouvrage avec complaisance : la joie, la surprise et l’admiration éclataient dans ses avides regards (g2).25
Cette narration pose le problème de la description du visuel. Le lecteur est invité à se former une idée d’un tableau (a). La description verbale d’un tableau en appelle à l’imaginaire et à un travail intellectuel de recréation visuelle intériorisée de la peinture. C’est bien ainsi que le voudra Diderot dans les Salons.26 Comme le remarque Norman Dyson, le projet fondamental de Diderot est d’arriver à la traduction d’une image en un langage hiéroglyphique qui permette la formation d’une peinture mentale issue en quelque sorte d’elle-même et prenant le pas sur le tableau réel. Pour Diderot, la reproduction du tableau lui-même à côté de sa description verbale est redondante.27 Le narrateur des Hommes de Prométhée n’arrive qu’à crayonner faiblement le tableau (b1). L’air du visage de Pandore ne peut se décrire (b2). Dans la hiérarchie complexe des arts mise en scène dans ce récit esthétique, la sculpture est rendue inférieure à la peinture, qui la contient. De même, le signe verbal est inférieur au signe pictural, susceptible de soustraire la représentation à la temporalité et d’exprimer la simultanéité des émotions : c’était un mélange piquant de pudeur, d’innocence et de timidité (c). La description verbale est à la peinture ce que le dessin est au tableau de couleur. La métaphore crayonner (b1) met en évidence cette hiérarchisation des moyens de la représentation dont ce conte fait un de ses enjeux argumentatifs. La peinture est capable de saisir le moment même de la métamorphose. L’avènement à la vie s’exprime ici par la couleur représentant la chaleur. Si la sculpture peut bien rendre un bel ordre de membres, des contours purs, partout de la grâce et de la rondeur (d), c’est à la peinture qu’il appartient de représenter une carnation qui semblait avoir la chaleur (e). Le travail du sculpteur est de traduire en trois dimensions les volumes, 25
Les Hommes de Prométhée, p. 446-47. Voir aussi la lettre à Sophie Volland du 30 septembre 1760. Denis Diderot, Lettres à Sophie Volland, Plan de la Tour, Editions d’aujourd’hui, 1978. 27 Norman Dyson, ‘Diderot and the Image’, in Word and Image. French painting of the Ancient Regime, Cambridge University Press, 1981, p. 182. 26
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la rondeur et les contours, mais le marbre restera toujours froid. L’art excite dans le spectateur la chaleur et le sentiment que (la figure) semble avoir (f). Ce que l’art imite n’est pas la nature, mais le sentiment. La représentation artistique installe un circuit entre la figure et le spectateur. Par les moyens qui lui sont propres, la représentation excite dans le spectateur des sentiments que ce dernier pourra ensuite prêter à la figure. Dubos avait bien dit ‘que le mérite principal des poèmes et des tableaux consiste à imiter les objets qui auraient excité en nous des passions réelles’, de sorte que ‘la copie de l’objet [excite] en nous une copie de la passion que l’objet y aurait excitée’.28 C’est bien le sens d’‘une carnation qui semble avoir la chaleur et le sentiment qu’elle excitait dans le spectateur’. La chaleur et le sentiment n’existent pas réellement dans l’image ; ils dépendent d’une représentation qui fasse en sorte que le spectateur prête à l’image des sentiments que le travail de l’artiste lui a fait d’abord ressentir. Sur cette image ainsi construite, le spectateur ne pouvait guère arrêter impunément la vue (g1). Les avides regards (g2) de Prométhée, qui regarde sans être vu sa création, montrent que le désir est entièrement passé du côté du spectateur. Les spectateurs, dans et devant le tableau, sont séduits.29 Chez Diderot, la séduction picturale prend la forme d’un désir de toucher le tableau. J. Lichtenstein traduit admirablement cette dimension tactile dans l’esthétique de Diderot : ‘Vous prendriez la bouteille par le goulot si vous aviez soif’, écrit Diderot à propos de Chardin. ‘Je prendrais le tableau si on ne me 28 Jean-Baptiste Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, préface de Dominique Désirat, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, coll. ‘Beaux-arts histoire’, 1993 (1719), I, s. 3, p. 9. 29 Développant de manière systématique ce parallélisme entre jouissance esthétique et jouissance physique auquel allude le conte, le récit érotique constitue l’aboutissement éthico-esthétique du sensualisme. Les scènes où la séduction dépend de la contemplation d’un tableau (érotique) ou de la lecture d’un livre (libertin ou pornographique) sont extrêmement nombreuses dans ce dossier. Pour exemple on se contentera de citer un texte exactement contemporain du nôtre, Thérèse Philosophe, où les deux modalités se conjuguent : ‘Faisons une gageure, que vous gagnerez sans doute’, déclare l’amant de Thérèse à la fin du récit. ‘Je parie ma bibliothèque et mes tableaux, contre votre pucelage, que vous n’observerez pas la continence pendant quinze jours, ainsi que vous me le promettez’. L’issue se laisse deviner : ‘Le cinquième jour, après une heure de lecture, je tombai dans une espèce d’extase. Couchée sur mon lit, les rideaux ouverts de toutes parts, deux tableaux (Les Fêtes de Priape, Les Amours de Mars et de Vénus) me servaient de perspective. L’imagination échauffée par les attitudes qui y étaient représentées, je me débarrassai des draps et des couvertures ; et sans réfléchir si la porte de ma chambre était fermée, je me mis en devoir d’imiter toutes les postures que je voyais’, in Romanciers libertins du XVIIIe siècle, p. 964-965.
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regardait pas’ dit-il à propos de Loutherbourg. Deux gestes également interdits à l’amateur de peinture. Il ne doit pas toucher l’image s’il veut continuer à la voir, et il ne peut pas toucher le tableau parce qu’il serait vu. Il ne peut prendre la bouteille parce qu’il n’y a rien à prendre, et il ne doit pas s’emparer de la peinture parce qu’il serait pris. Mais, si l’on en croit Diderot, le rêve de ces deux gestes interdits serait inséparable du désir d’écrire.30
Aucun signe de désir chez l’homme et la femme venus à l’existence. Le peintre les saisit avant même qu’ils ne découvrent l’amour. Là où, dans le volet psycho-physiologique de ce récit, le mythe de Prométhée sera raconté d’un point de vue mécanique débouchant sur la découverte de l’amour, c’est la découverte de l’amour-propre qui constitue le sujet du tableau : Ses yeux à demi baissés paraissaient s’échapper avec un souris fin sur son image, que réfléchissait un petit ruisseau. Je ne sais si ce miroir naturel n’était point un incident placé par le peintre pour faire entrevoir l’origine de l’amour-propre né avec nous (h).
Le tableau regardé est le tableau d’un regard. L’homme et la femme sont représentés d’une manière qui met en parallèle les arts et les sens en les hiérarchisant : ces figures se tenaient par la main, et les doigts délicats de la femme pressaient tendrement celle de l’homme (i). Mais ce toucher délicat, qui rappelle le travail du sculpteur au sein même du tableau, s’efface devant le regard de la femme, qui reçoit la pleine lumière. La femme touche l’homme, mais se voit elle-même. Regard réfléchi dans un miroir naturel, qui lui renvoie sa propre image : la femme représentée à elle-même, se détournant de l’homme. Cette connaissance de soi lui arrache un souris fin. Ses yeux paraissent s’échapper sur son image. Si le désir est du côté du spectateur, le tableau représente l’image réfléchie d’un spectateur : la femme séduite par sa propre image. Narcisse féminin. La nature humaine est saisie dans le principe même qui l’anime, au moment du péché originel si l’on veut. La représentation picturale n’est pas une imitation de la Nature, mais de la Vérité de cette Nature. Le traité des sensations A cet essai sur la représentation artistique, qui affirme et confirme la suprématie de la peinture sur la sculpture, s’oppose, dans la troisième partie du conte une lecture du mythe de Prométhée – faite par un médecin 30
J. Lichtenstein, La tache aveugle, p. 86.
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ne l’oublions pas – combinant un extrême mécanisme inspiré de Descartes avec un extrême sensualisme condillacien avant la lettre. Rappelons que Condillac compose son Traité des Sensations (1754) autour de l’idée d’une statue animée : Nous imaginâmes une statue organisée intérieurement comme nous, et animée d’un esprit privé de toute espèce d’idées. Nous supposâmes encore que l’extérieur tout de marbre ne lui permettoit l’usage d’aucun de ses sens, et nous nous réservâmes la liberté de les ouvrir à notre choix, aux différentes impressions dont ils sont susceptibles.31
Il n’est pas sûr que Condillac ait lu Les Hommes de Prométhée. La ressemblance des idées et des figures utilisées n’en est pas moins frappante. Conformément à la version canonique du mythe, Prométhée s’érige en rival des Dieux. Non seulement il se rend l’imitateur de leur pouvoircréateur, il les imite eux-mêmes en concevant l’idée de l’homme à l’image des Dieux. L’argile pure sert à modeler ‘les os qui servent de base et de soutien à toute la machine’.32 Devenue souple, mélangée à l’eau, elle sert de matière aux muscles, aux nerfs, aux tendons. ‘On dit que l’ingénieux Japet détrempa cette terre molle et spongieuse, destinée à être matière du cerveau, du cœur et du foie, avec différentes humeurs qu’il sut extraire des animaux et que c’est la source des passions humaines’.33 Ce qui suit est d’un pur sensualisme annonçant Condillac : Mais transportons-nous sur la scène : considérons ces deux automates dans l’instant qu’ils passent du néant à l’être. Prêtons-leur des expessions pour produire les idées que font naître en eux les divers objets qui frappent leurs sens. Faisons-les, pour ainsi dire, penser tout haut, et voyons leurs perceptions se développer.34
Le passage du néant à l’être est saisi ici d’une manière bien différente du tableau de Pannenus contemplé dans la seconde partie du conte. En réalité, il n’est pas saisi du tout. Représenter la métamorphose même, dans la simultanéité de ses émotions, est réservé à l’art. Le discours physiologique présente l’avènement à la vie dans la succession des impressions captées par les sens, présentés dans un ordre qui n’est pas encore celui de Condillac, chez qui le toucher est le sens le plus sûr et le moins trompeur. Le premier sens à être frappé dans la Fable telle qu’elle est racontée par 31 Condillac, Traité des sensations (1754), Paris, Fayard, Corpus des Œuvres de Philosophie en Langue Française, 1984, p. 11. 32 Les Hommes de Prométhée, p. 447. 33 Les Hommes de Prométhée, p. 448. 34 Ibidem.
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Didyme est la vue, comme chez Descartes. A l’exact opposé du tableau décrit dans la deuxième section du conte, le premier regard des figures est pour elles-mêmes. Leurs regards sont pourtant immédiatement détournés, ‘entraînés par d’autres objets’ qu’ils découvrent successivement par la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et enfin le goût : Toutes ces couleurs que la Nature semble assortir et varier pour le seul plaisir de la vue, tour à tour enchantent leurs yeux, y entrent agréablement et sans confusion, et, dilatant leur tendres membranes, y tracent leurs douces images. L’univers semble, en ce moment, sortir exprès pour eux du chaos. On dirait que tout vient d’éclore en même temps, le spectacle et les spectateurs.35
Outre un sensualisme extrême, cet important passage permet d’observer l’écart entre le discours biblique et la version du mythe de l’origine tel qu’il est traduit ici. Ce n’est plus Dieu qui fait succéder l’ordre au chaos, c’est le regard de l’homme, qui structure et organise ce qui auparavant n’était que confusion. Ecart aussi par rapport au discours pictural, quand le spectacle et les spectateurs naissent simultanément. La création n’existe que pour et par l’homme et parce qu’il y a l’homme, spectateur et créateur en même temps. Mais ce spectacle épuise assez vite leurs regards qui sont ramenés sur eux-mêmes : le plaisir qu’ils ont à se voir n’est plus borné à l’impression de la vue. Leurs âmes ont passé dans leurs yeux : c’est là qu’elles se montrent et se communiquent. Le sentiment supplée à l’intelligence ; elles s’entendent, sans se connaître, et la Nature est l’interpête de leur langage. Les perceptions que les autres objets ont produites n’ont laissé dans leur cerveau que de légères traces ; celles qu’excite réciproquement leur précence agitent leur imagination et la développent. ‘D’où viens-je ? Où suis-je ? s’écrie la femme (car il faut bien lui déférer l’honneur de rompre le silence). N’étais-je point, il y a un instant ? Qui tout à coup m’a donné l’être et le sentiment de mon existence ? Vous que je vois seul ici tout semblable à moi, aidez-moi à démêler tout ce que je sens’.36
Voilà les premières pensées de l’espèce appelée homme et ses premières paroles, que Buffon voudra tant entendre : qui est au départ de ma création ?, quel est le principe premier de mon existence ? C’est à son compagnon, né avec elle, que Pandore demande de lui révéler le secret de l’être et du néant. Prométhée, qui observe toute la scène, ne sera même pas entrevu par les premiers êtres humains. Il les contemple qui découvrent par les sens le monde qui les entoure sans voir d’autre principe créateur 35 36
Les Hommes de Prométhée, p. 449. Ibidem.
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que les sens mêmes : ‘Quelle félicité’, s’écrit Pandore, ‘la source de nos biens réside en nous-mêmes’.37 Dans la version du mythe racontée par Didyme, l’homme et sa compagne découvriront successivement les délices de la nature que le peintre du tableau avait relégué à l’arrière-plan. Focalisant immédiatement sur les deux êtres humains, le peintre Pannenus avait décoré le fond du tableau de riantes scènes champêtres dont les deux humains vont maintenant découvrir l’une après l’autre les délices. Le peintre privilégiait les plaisirs de la vue, au détriment des autres sensations comme le goût du miel, le parfum des fleurs, le son des oiseaux, représentés au second plan. En même temps que leurs sens s’épanouissent, les figures de la Fable apprennent que les sensations ont leurs degrés. Si l’oreille de l’homme est agréablement frappée par le chant des oiseaux, le son de la voix de la femme lui est pourtant le plus doux. Inversion complète par rapport au tableau : c’est la main de l’homme qui presse ‘l’ivoire des doigts’ de la femme : ‘la blancheur et le poli de cette peau excitent dans la mienne (mon âme) un sentiment délicieux ; elle lui communique une douce chaleur qui me pénètre, entre dans mes veines et m’enflamme’.38 La notion cruciale dans ce développement physiologique du mythe est celle de ‘communiquer’, rencontrée aussi dans la citation précédente. La communication picturale était quant à elle tout entière absorbée par le regard. Et la hiérarchie des regards indiquait dans le tableau son argument : la naissance de l’amour-propre. Dans la version physiologique du mythe, le spectateur externe est complètement neutralisé et laissé pour compte. La communication se fait par tous les sens et le grand mystère que se communiquent progressivement ceux qui éprouvent les sensations est qu’ils font partie d’un même être. Ce Traité des Sensations débouche en effet sur le mythe de l’Androgyne : ‘Je vous dois une nouvelle vie, moitié de mon être, en qui je respire : car, aux mouvements que vous m’inspirez, au pouvoir que vous exercez sur mes sens, vous ne pouvez être qu’une partie de moi-même’.39 Courant d’une découverte à l’autre, ils explorent les délices que les sens leur offrent. La vue de l’or du miel en appelle le parfum qui invite à en goûter, jusqu’à ce que ‘les vapeurs du miel font couler dans les libres canaux de leurs veines un baume qui les assoupit’.40 Inversant subtilement le 37 38 39 40
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Prométhée, Prométhée, Prométhée, Prométhée,
p. p. p. p.
451. 450. 449-50. 450.
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récit biblique du péché originel, le récit attribue le doux assoupissement qui précédera l’étreinte amoureuse à la curiosité de la femme : c’est Pandore qui offre à l’homme le rayon de miel enivrant : Qui peut résister aux invitations d’une femme dont la main présente du miel ! Ce sexe nous fait si souvent avaler le fiel et l’absinthe. A peine l’agréable suc a touché ses lèvres qu’il veut dévorer les rayons ; excité par l’exemple de sa compagne, il en mange et s’en rassasie. Ce dernier sentiment, dont l’expérience est due à l’heureuse curiosité de la femme, leur paraît encore plus piquant que tous ceux qu’ils ont éprouvés.41
L’homme sera le premier à se réveiller et il pourra contempler à son aise la femme encore endormie, comme la statue d’une dormeuse : ‘Deux globes de marbre plus blancs, plus polis, que le plus beau marbre de Paros […], et sa bouche entrouverte laisse apercevoir un rang de perles enchâssées dans le plus vif corail’.42 Mais la statue va s’animer et excitera, plus qu’aucun autre objet de la nature, le désir de l’homme. La fin du récit sera consacrée au ‘moment prégnant’. Dans le tableau, ce moment, amené par la syntaxe des regards, est la découverte de l’amour de soi. A cette hiérarchie des regards et des arts répond, dans le volet psychophysiologique du conte, la hiérarchie des sens et des sensations, l’une appelant l’autre et cumulant dans l’extase sexuelle : […] le sentiment que je viens d’éprouver renferme lui seul tous les autres. J’ai admiré l’éclat du soleil, la sérénité du jour enchantait ma vue ; mais tes yeux sont plus beaux encore, un de tes regards m’enivre de mille douceurs. Les fleurs des champs, leurs vives couleurs, faisaient le charme de mes yeux ; celles de ton teint les effacent toutes. J’ai respiré agréablement l’odeur de la rose et du myrte : ton haleine est encore plus douce. J’ai entendu l’harmonieux rossignol, la tendre fauvette ; ils ne charmaient que mon oreille : le son de ta voix retentit jusque dans mon cœur, je le sens couler dans mes veines. J’ai goûté la douceur du miel, et celui que j’ai sucé sur tes lèvres est mille fois plus délicieux....43
A la femme de dire par une maxime l’argument de cette version du mythe : ‘Nos besoins mêmes sont nos plaisirs : ils sont attachés à nos sens’.44
41 42 43 44
Ibidem. Les Hommes de Prométhée, p. 451. Les Hommes de Prométhée, p. 451-52. Les Hommes de Prométhée, p. 451.
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La vue et le désir Dans ce conte aussi court que complexe, la Fable de Prométhée est lue tantôt comme la découverte de l’amour-propre moyennant une syntaxe des regards, tantôt comme la découverte de l’amour sensuel grâce à l’expérience cumulée des sensations. Autrement dit, elle peut être lue comme un mythe de création artistique voisin de celui de Pygmalion et comme un mythe de procréation humaine proche de celui de l’Androgyne. Récit multiple ayant pour argument de base la métamorphose, puisant à pleines mains dans le fonds mythologique partagé par le public cultivé auquel il s’adresse, les Hommes de Prométhée montre de manière exemplaire qu’au milieu du XVIIIe siècle, la fiction narrative offre aux différents discours du savoir un champ dialogal et fédérateur. Un mot encore sur Prométhée, qui semble être le grand laissé-pourcompte du récit interrogé ici. Raymond Trousson a relevé trois façons dont le XVIIIe siècle s’est emparé du mythe de Prométhée. Il semble d’abord avoir nourri une lecture pessimiste du progrès. Prométhée a été la cible de la milice combattant l’esprit des Lumières. Inventeur des sciences, il apparaît comme un des emblèmes figurant la perversion de l’homme naturellement bon. On reconnaît la plume du premier Rousseau, auteur du Discours sur les Sciences et les Arts (1750) : ‘Les Sciences et les Arts doivent leur naissance à nos vices : nous serions moins en doute sur leurs avantages, s’ils la devaient à nos vertus’, dira Rousseau au début de la seconde partie. Le frontispice de la première édition de ce discours représente Prométhée tenant à la main un flambeau et prêt à animer la statue. Attiré par le feu un satyre s’est approché et Prométhée lui crie : ‘N’approche pas, satyre ; le feu brûle quand on y touche.45 L’allégorie est claire. Loin du pessimisme de Rousseau et sans doute franchement opposé à lui, notre conte s’inscrit davantage dans la visée combattante des Lumières, où le geste de Prométhée est revendiqué comme révolte contre l’obscurantisme religieux incarné par Jupiter. C’est un divorce éternel entre le ciel et la terre qui est prononcé dans Pandore (1740) de Voltaire, où Jupiter est désigné comme la cause du mal moral et physique, tyran jaloux et tout-puissant.46 Dans son aspect sensualiste où la création se défait progressivement de son créateur, mis à l’écart, Meusnier de Querlon transforme Prométhée en créateur qui observe sans être vu, prêt à abandonner sa machine. Dieu-horlogier en quelque sorte. 45
J.-J. Rousseau, Œuvres, Paris, chez E.A. Lequien, 1823, vol III, p. 21. Article Prométhée (R. Trousson), in Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de Pierre Brunel, Bordas, p. 1195. 46
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C’est pourtant bien des Sciences et des Arts qu’il s’agit dans Les Hommes de Prométhée, séparés comme deux discours opérant différemment, requérant des modes de pensée opposés. Mais, le mythe de Prométhée y déclenche surtout un débat esthétique, opposant les Sciences et les Arts dans un diptyque où, dans sa perfection de machine huilée, le corps humain est confronté à sa propre représentation artistique. L’artiste, créateur d’ordre dans le chaos du néant, crée à la manière de Dieu. A cette esthétique, ‘Goethe adjoindra une métaphysique de la révolte déduite de l’autonomie de l’acte créateur de l’artiste’.47 Mais on n’en est pas là en 1748. L’enjeu prométhéen du récit est ailleurs. Quasiment effacée dans la version picturale, où elle est réduite à un regard convoitant, la figure de Prométhée rejoint dans le volet physiologique du conte celle du créateur-artisan. Adoptant tour à tour les positions, passive, d’un spectateur contemplant une œuvre qui s’anime sous ses yeux et, active, du créateur donnant une âme à sa création, Prométhée se distingue à peine de Pygmalion, le sculpteur condamné par Vénus à tomber amoureux de la statue dès qu’il l’a achevée. Les deux figures sont l’une et l’autre prisonnières d’une dialectique du crime et du châtiment. Prométhée sera puni par Jupiter pour avoir volé le feu animateur au ciel ; Pygmalion le sera par Vénus pour s’être voué au célibat. Se rapprochant du mythe de Pygmalion, Les Hommes de Prométhée injectent dans le discours esthétique une dimension érotique à laquelle il faut consacrer nos dernières réflexions. Une fois de plus, la mise en regard de deux versions du mythe met en évidence la dimension argumentative du conte, qui consiste à opposer le travail de création à la contemplation de l’œuvre d’art, placés l’un et l’autre sous le signe de l’animation. En même temps que le feu divin anime la statue, s’animent les regards. Ceux des statues elles-mêmes d’abord, celui du créateur Prométhée, transformé en spectateur contemplant en cachette son œuvre ensuite, celui des spectateurs lisant le tableau contenant toute la scène enfin. Aucun de ces regards n’est innocent. Tous sont animés du feu du désir. Prométhée et Pygmalion se rencontrent ici à un double niveau. L’animation par le feu est entièrement pensée en termes visuels. Et, qu’il s’agisse de la création physiologique ou de la création esthétique, la vue est imprégnée du désir ; punition de Vénus si l’on veut. Pandore attirée par sa propre image, l’homme succombant aux délices de la contemplation de la femme nue, Prométhée lui-même jetant des regards à la fois ‘complaisants’ et ‘avides’ sur sa composition, les spectateurs enfin n’arrêtant ‘pas impunément la vue’ sur 47
R. Trousson, article Prométhée, p. 1196.
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Pandore telle qu’elle est représentée par le peintre, … le conte établit une connivence entre la vue et le désir. Le plaisir esthétique est ainsi inscrit dans la prolongation immédiate et logique du désir sexuel. Il est pensé en termes de séduction. Le récit érotique n’arrêtera pas d’explorer cette connivence multipliant les scènes de vision où la contemplation de la représentation artistique de la nudité entraîne la jouissance. Cette exploration des secrets mécanismes de la jouissance esthétique dont le récit érotique constitue une sorte d’aboutissement mérite ici d’être explorée dans un sens tout opposé qui mène au discours esthétique proprement dit. Comme on l’a suggéré, le discours fictionnel est fusionnel. Il existe dans l’intersection entre l’imagination et le savoir dont il fait en même temps ces deux principaux actants. Dans le récit érotique, la jouissance sexuelle est comme la détente d’une tension où l’imaginaire parvient à intégrer le savoir, cette ‘volonté du savoir’ où Michel Foucault reconnaît la figure positive de la sexualité moderne.48 Anticipant la connaissance par la contemplation de sa représentation, l’imaginaire érotique conduit à une explosion des sens où jouissance et connaissance coïncident. A l’autre bout de l’échelle : le discours esthétique, qui dans son travail de dissection de la jouissance essaie de séparer par une distance critique l’imaginaire et le savoir, sans jamais y parvenir entièrement. En effet, on y voit apparaître les mêmes actants et les mêmes métaphores : le regard, l’animation, le plaisir, …
48
1976.
Michel Foucault, Histoire de la sexualité. 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard,
SUR CAYLUS LA LETTRE SUR L’ORIGINE DE LA MUSIQUE DE CAYLUS : UN CONTE MUSICAL A Kris Peeters Anvers
Caylus et les querelles musicales au XVIIIe siècle Il ne serait pas difficile de montrer qu’en tant qu’archéologue et amateur d’art, Caylus s’est beaucoup moins intéressé à la musique qu’à la peinture, à la sculpture ou à l’architecture. Sans doute que la pénurie de sources historiques relatives à la musique des Anciens pourra fournir à ce constat un premier type d’explication, simpliste bien sûr. Il est vrai d’autre part que les Registres de l’Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres contiennent deux Mémoires sur Guillaume de Machaut, poète et musicien dans le XIVe siècle. Cet intérêt pour la littérature médiévale, dont témoigne aussi un Mémoire sur les fabliaux, a de quoi surprendre quand on sait que les autres écrits esthétiques de Caylus portent presque exclusivement sur l’art antique. Cependant, et malgré le titre qui annonce un volet musical, les mémoires sur Machaut laissent à désirer à quiconque y chercherait une étude approfondie de la question musicale au Moyen Age. Caylus se contente d’en souligner l’intérêt tout en s’avouant incapable de l’élucider : La qualité de trouvère et les morceaux de musique qui font une si grande partie du recueil des ouvrages de Machaut, me fournissaient naturellement une occasion de dire ce que la musique était alors, surtout à l’égard du contrepoint dont l’invention, suivant l’opinion la plus commune aujourd’hui, ne remonte pas plus haut que le XIIIe siècle, cent ans ou environ avant Guillaume de Machaut. Mais quelque soin que j’aie apporté à l’examen des airs de ce recueil, qui présentent d’abord aux yeux un chant à plusieurs parties, quelques recherches que j’aie faites auprès de ceux qui pouvaient éclairer mes doutes, je n’ai
Première publication : ‘Le comte de Caylus et la musique’ in Nicholas Cronck et Kris Peeters (éds), Le comte de Caylus, les arts et les lettres (Actes du colloque d’Oxford – 26 et 27 mai 2000), Oxford, Voltaire Foundation, 2004, p. 151-160.
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pu trouver de quoi me satisfaire. Ces obstacles me rendent plus vif à recommander aux lumières des gens de Lettres, un sujet d’éclaircissement qui peut mériter des recherches et devenir entre des mains habiles la matière de plusieurs Mémoires intéressants, qui formeraient une suite de ceux de M. Burette1 sur la musique des Anciens.2
Pour être fort mince, la réflexion théorique de Caylus sur la musique ne manque pourtant pas d’originalité dès lors qu’elle s’oriente vers des discussions plus contemporaines sur l’origine de la musique. Pensée indirecte, qui peut se déduire de deux lettres, dont l’une émane de Caylus et dont l’autre lui est déstinée. Il s’agit, d’une part, de la Lettre de M. *** à Mlle *** sur l’origine de la musique et d’autre part, d’une Lettre sur la Musique à Monsieur le comte de Caylus attribuée à l’abbé François Arnaud. Les deux discours épistolaires s’inscrivent dans un genre nouveau d’écrits sur la musique – libelles, mémoires et lettres – suscités par les trois grandes querelles musicales qui scandent le XVIIIe siècle et qui sont inséparables de la crise profonde de l’art vers le milieu de l’époque des Lumières : le conflit entre les Lullistes et les Ramistes dans les années 1730, la querelle des Bouffons qui échauffait les esprits entre 1752 et 1754, et celle qui oppose, dans les années 1770 surtout, les Gluckistes aux Piccinistes. Toute enquête sur la pensée musicale de Caylus se doit de positionner les deux écrits sur la musique par rapport à ces différentes querelles. L’histoire en a été trop bien étudiée, par Béatrice Didier notamment,3 pour qu’on s’y arrête longtemps ici. Il nous suffira de rappeler le rôle fort ambigu qu’on y fit jouer à Rameau. Considéré dès la première d’Hippolyte et Aricie en 1733 comme plus italianisant que Lully (d’origine italienne pourtant), il n’en fut pas moins promu chef de file des tenants de la musique française face aux zélateurs de l’opéra bouffon italien lors de la querelle de ce nom. Nous reviendrons bien sûr à Rameau. Quant à Gluck, auquel il faudra revenir également, sa position n’était pas moins ambiguë : étranger, d’origine autrichienne, et auteur célèbre d’opéras en italien dont il fit traduire les livrets en français tout en les adaptant à certaines contraintes de la tragédie lyrique, il fut, dans les années 1770,
1 Pierre Jean Burette (1665-1747), médecin et harpiste, est l’auteur de nombreux articles sur la gymnastique, les jeux et les danses des Anciens, publiés, comme le texte de Caylus sur Machaut, dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et BellesLettres. 2 Caylus, Premier Mémoire sur Guillaume de Machaut ; poète et musicien du XIVe siècle, in Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, Panckoucke, 1770, tome 34, p. 156-7. 3 Béatrice Didier, La Musique des Lumières, Paris, PUF, 1985
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tenu pour le représentant éminent de la musique française, alors qu’on lui opposait l’italianisant Piccini. La Lettre de l’abbé Arnaud paraît en 1754, l’année du départ des Bouffons. Elle est inspirée de la Lettre sur la musique française avec laquelle Rousseau avait réveillé, l’année d’avant, les hostilités dans la querelle des Bouffons. La datation exacte de la Lettre sur l’origine de la musique, quant à elle, pose plus de problèmes : elle est reprise dans Histoires nouvelles et Mémoires ramassés, recueil publié par Caylus en 1745 qui rassemblait un ensemble très hétérogène de textes provenant ‘des Mercures de M. l’Abbé Buchet, à la réserve de la Lettre sur la Musique, qui est beaucoup plus nouvelle, et qui provient cependant de la même source’.4 Propos quelque peu énigmatique car l’abbé Buchet abandonna la direction du Nouveau Mercure en 1722. Si la Lettre sur l’origine de la musique est de date plus récente que les autres textes rassemblés, elle peut difficilement provenir de la même source. Mais il n’est sans doute pas absolument indispensable de dater avec précision ce texte, écrit, semble-t-il, peu avant 1745, pour en saisir tout l’intérêt. Les deux écrits sur la musique pertinents pour notre enquête flanquent donc de part et d’autre, et d’assez prêt, la querelle des Bouffons. Les options esthétiques qu’ils reflètent les rapprochent cependant des deux autres querelles. La lettre adressée à Caylus est de la main d’un critique intelligent et redoutable que le Mercure de France sacrera bientôt ‘souverain pontife’ des Gluckistes.5 La lettre de Caylus lui-même d’autre part est inséparable de la remise en question des conceptions du compositeurthéoricien Rameau. La Lettre sur l’origine de la musique de Caylus semble donc tardivement s’inscrire dans la querelle des Ramistes et des Lullistes alors que la Lettre sur la musique à Monsieur le Comte de Caylus prélude à une révolution musicale à venir. Comprendre la pensée musicale de Caylus implique dès lors une double enquête. L’exercice revient d’abord à interroger dans la Lettre sur l’origine de la musique la manière particulière de penser les questions fondamentales qui agitent la réflexion musicale des Lumières : si la musique est, comme les autres arts, constamment ramenée à l’imitation de la Nature, que veut dire ‘imitation’ et que veut dire ‘Nature’? Notre enquête devra ensuite consister à comprendre comment la lettre du futur 4
Histoires nouvelles et Mémoires ramassés, Avertissement de l’éditeur. cf. Eugène de Bricqueville, Deux abbés d’opéra au siècle dernier : Joseph Pellegrin, François Arnaud, extrait de la Revue de la Société des Etudes historiques, Amiens, DelattreLenoël, Imprimerie de la Société des Etudes historiques, 1889, p. 20. 5
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gluckiste Arnaud a pu être adressée à Caylus et agréée par lui. La seconde question nous intéressera ici dans la mesure où elle permettra de révéler, rétrospectivement et à la lumière de la révolution gluckiste, la modernité de la pensée musicale de Caylus. L’existence de nombreuses querelles est en soi significative de la polarisation de la pensée musicale au XVIIIe siècle. Polarisation qui se traduit aussi dans la disposition rhétorique des écrits sur la musique même et en particulier des récits musicaux. Les Bijoux indiscrets (1748) constituent un bel exemple à la fois de cette polarisation et de la narrativisation du discours sur la musique. Lully et Rameau y sont portraiturés au moyen de figures à valeur allégorique : si le contemporain avait peut-être quelque peine à reconnaître dans utmiutsol le vieux Lully, il ne pouvait pas méconnaître en utremifasolasiututut son antagoniste Rameau. Pendant la querelle, Lully et Rameau sont opposés l’un à l’autre comme la mélodie à l’harmonie, comme la simplicité à la complexité retorse. Ce qu’on reprocha à Rameau était que sa musique avait l’audace de se présenter de façon autonome : elle ne semblait renvoyer qu’à elle-même, sans fidélité au modèle linguistique que la musique, selon les Lullistes, était censée soutenir. Lully était connu pour ses lignes mélodiques simples (do-mido-sol), tandis que Rameau privilégiait les grandes coulées, les gammes répétées, les doubles croches, la dissonance : musique tourbillonante soutenue par une harmonie, ingénieuse pour les uns, recherchée selon les autres. Tout cela est assez connu. Un conte musical Or, le conte musical qu’est la Lettre sur l’origine de la musique de Caylus n’est ni moins polarisant ni moins allégorisant. Les deux types de musique qui y sont confrontées s’emblématisent l’une – la fausse – par le chat, l’autre – la vraie – par le rossignol. La musique de chat telle qu’elle s’exécute à Cythère, renvoie incontestablement à Rameau, pour qui – répétons-le – la perception musicale n’est pas spontanée mais affinée par un détour théorique. Voici un passage-clef du conte. La scène est à Cythère : Tous travaillèrent à l’envi à composer de la musique. Chacun vantait son travail et la peine qu’il s’était donnée : les géomètres même s’en mêlèrent ; ils louaient les calculs immenses qu’ils avaient faits pour trouver le moyen de parcourir dans les airs de violon toutes les différentes combinaisons d’un re ou d’un mi, avec les autres notes. Il est vrai que cet air n’avait point de chant, et dans cette musique contrainte
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et si pénible à composer, rien ne coulait de source, nul génie ne les animait, ils fuyaient la nature, et les sentiments : l’art n’aurait dû servir qu’à chercher l’un et l’autre, pour les orner et les mettre dans leur plus beau jour. Quand celui où l’on devait exécuter sur le théâtre de Cythère ce ballet tant vanté fut arrivé, la plupart des spectateurs s’écrièrent que les instruments étaient faux ; leurs sons faisaient peine aux oreilles les moins délicates ; on leur déclara dogmatiquement que c’était des dissonances faites exprès, et le chef-d’œuvre de l’art. Les chats, originaires de Cythère, ont transmis jusqu’à nous quelques tons de cette harmonie, comme les rossignols nous en font entendre quelques-uns de celle qu’ils ont entendue dans l’île de l’amour.6
Reste la question de savoir si l’autre musique, telle qu’elle fut inventée dans l’île fortunée, recoupe les conceptions esthétiques de Lully. La pensée musicale de Caylus acquiert par cette question toute sa profondeur car, en effet, si Caylus ridiculise la musique de Rameau, ce n’est pas pour lui opposer Lully, mais pour creuser l’essence même, la Nature, de toute musique vraie. Pour ce faire, Caylus double le discours narratif de l’allégorie. Chats et rossignols, constituent des emblèmes doubles : à la fausse musique de Cythère correspond un faux amour. L’amour de Cythère est comme les chats : remplis de gentillesses dans leurs badinages, ils prennent un air doux, pleins de dissimulation, cruels, trompeurs, féroces, sans amitié ; lorsque l’amour les rend heureux, leur indiscrétion l’apprend au voisinage par leurs clameurs ; ils sont légers et volages comme les cupidons. Le rossignol amoureux, venu de l’île fortunée, ne chante que pour toucher sa maîtresse. Est-il heureux? Il se tait et ne chante plus ; content de sa bonne fortune, il la goûte en silence.7
C’est la fin du conte. Chats et rossignols incarnent, emblématisent, deux manières de penser le rapport entre Eros et les Muses. La double origine géographique de la musique, Cythère et l’île fortunée, ne double pourtant pas, comme on pourrait s’y attendre, le grand clivage qui plane sur toutes les querelles et qui consiste à opposer une musique française à une musique italienne : ‘les deux musiques se sont répandues dans les deux Nations’.8 L’enjeu du conte n’est pas de relancer ce concert des Nations. La Lettre sur l’origine de la musique se termine comme elle a commencé : en posant un accord profond et emblématique entre la musique et l’amour, entre l’expérience musicale et l’érotisme. Pour soutenir la 6 7 8
Caylus, Oeuvres badines, Amsterdam, 1787, tome VI, p. 328. Caylus, Lettre sur l’origine de la musique, p. 326-27. Caylus, Lettre sur l’origine de la musique, p. 326.
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thèse de l’érotisme musical, l’unique texte de Caylus sur la musique des Lumières choisit la forme, devenue topique, de la lettre-réponse : Vous m’avez souvent demandé ce que je pensais sur les différentes sortes de musique, en personne qui n’a pas décidé quel est son goût, qui n’ose s’y fier et qui reste dans l’incertitude.9
Si la destinataire qui sollicite l’avis de M*** reste indécise quant à son goût musical, c’est qu’elle n’a jamais connu le véritable amour. Voilà l’étrange thèse de l’épistolier : il en va de la musique comme de l’amour. Avant de parler musique, il est donc nécessaire de débrouiller les idées fausses qu’a la destinataire en matière amoureuse. Un conte fera ici l’affaire. Rien d’étonnant bien sûr à ce que Caylus nous reconduise à la mythologie grecque et plus exactement à l’histoire allégorico-romanesque de Psyché et d’Amour bien connue par le poème de La Fontaine.10 Psyché est également le titre d’une tragédie-ballet représentée en 1671 aux Tuileries : le plan et certaines scènes étaient dues à Molière, les dialogues à Corneille, les intermèdes à Quinault et la musique à Lully. Mais, comme pour marquer que sa pensée musicale transcende toute réflexion qu’auraient pu lui inspirer Lully et la tragédie lyrique, Caylus entreprend d’inventer une suite à l’histoire de Psyché et d’Amour. ‘La fable vous a appris les malheurs de Psyché’, déclare le narrateur : la curiosité et la vanité les causèrent ; elle y joignit la défiance, crime pour l’amitié, mais affreux et irrémissible aux yeux du véritable amour. Vous êtes étonnée de m’entendre dire aux yeux du véritable amour. Oui, à ses yeux, celui-là n’est point aveugle, il est clairvoyant, mais silencieux ; il parle peu, simplement, évite les phrases et les tours affectés ; son langage est vif, plein de naïvetés et d’expression, tout parle en lui.11
Tel est le dieu, Eros, qu’épousa Psyché. Eros et Psyché étaient seuls dans l’univers, faits l’un pour l’autre. De ce couple harmonieux naquit une fille : Volupté. Cette déesse était digne de son origine ; elle ne se sépara jamais de son père et de sa mère, elle en faisait les délices. Sans parler les différents idiomes, elle se faisait entendre à toutes les nations ; il suffisait pour cela d’avoir une âme ou de l’amour.12
9
Caylus, Lettre sur l’origine de la musique, p. 319 La Fontaine, Les Amours de Psyché, 1669. 11 Caylus, Lettre sur l’origine de la musique, p. 321. 12 Caylus, Lettre sur l’origine de la musique, p. 321. 10
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Mais il existe un autre amour : Anteros. Tous ceux qui suivent les étendards de ce faux dieu de l’amour sont sourds pour la voix de Volupté. Quand Anteros s’est établi sur la terre, il y a subjugué pratiquement tous les mortels. C’est lui, habitant de Cythère, qui les blesse de ses flèches empoisonnées et qui sème jalousie, trahison, inconstance, indiscrétion. A sa suite il traîne une fausse Volupté, qui ne donne que des plaisirs grossiers, vite détruits par le temps. Et la musique dans tout ceci? La fille de Psyché et d’Eros, un jour, eut la fantaisie d’imiter les soupirs d’amour sur un roseau. Sur l’instrument qu’elle se fabriqua, dit le conte, ‘elle trouva le moyen de peindre par des sons les différentes agitations d’un cœur amoureux : langueurs, larmes, délices, joie douce et naïve’.13 Volupté inventa bientôt d’autres instruments, qui chacun avaient leurs beautés particulières susceptibles de peindre les mouvements de l’âme et de les ressentir. Le doux ramage des oiseaux, et en particulier du rossignol, n’est à son tour qu’une imitation de la mélodie première où le sentiment amoureux et sa musicalisation se confondent. Et bientôt les bergers soupirent sur des flûtes et accompagnent leurs danses de la musette et du tambour… Un jour Vénus, la jalouse belle-mère de Psyché qu’un rossignol conduit à l’île fortunée, est secrètement témoin d’un merveilleux spectacle : Ses yeux furent frappés du plus agréable spectacle qui fut jamais ; son fils et Psyché sur un trône de gazon et de fleurs, dans le lieu le plus délicieux de l’univers. Je n’en ferai point la description ; l’amour l’avait choisi pour sa demeure, et sa fille l’avait orné. A la tête des nymphes et de leur cour, elle leur donnait une fête champêtre ; elle dansaient sur le gazon, les zéphirs légers dansaient avec elles ; les bergers et les bergères dansèrent quelques entrées de ce ballet, les grâces de la suite de Psyché en dansèrent aussi. Ces grâces ne ressemblent point à celles qui accompagnent Vénus ; elles sont aussi modestes, naïves et touchantes, que les dernières sont effrontées et minaudières. Toute la musique du ballet était caractérisée ; les yeux fermés, on pouvait deviner quels étaient les danseurs, et se représenter à peu près les différentes figures du ballet ; tant la même expression régnait et dans le chant et dans la danse. Il semblait que la nature seule eût produit l’une et l’autre ; et sans que l’on s’en aperçut, on ressentait les plus délicates nuances des douces passions, exprimées par les sons.14
13 14
Ibidem. Caylus, Lettre sur l’origine de la musique, p. 324.
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C’est ce spectacle que Vénus voudra imiter sur son théâtre à Cythère. On a vu plus haut le déroulement catastrophique du spectacle cythéréen. L’opéra – car c’est à cela que le spectacle de Cythère renvoie – qu’il soit de Rameau ou de Lully, n’est pour Caylus que le décalque ridicule du spectacle authentique de l’île fortunée. La musique et la mimesis Il est clair qu’à aucun moment Caylus ne remet en question la théorie classique de l’imitation. La musique est fondamentalement un art imitatif. La fausse musique de Cythère tente en vain d’imiter la vraie musique de l’île fortunée, qui est l’imitation des soupirs de l’amour, imitée à son tour dans le chant des oiseaux, etc. Cependant, pour ce qui regarde les questions délicates de savoir comment la musique peut imiter et quel est l’objet de l’imitation, des écarts surprenants par rapport à des théories voisines méritent d’être soulignés. Je vois, pour ma part, trois facteurs importants. Primo. La réflexion théorique des Lumières sur la musique est le plus souvent marquée d’un dédain pour la musique purement instrumentale. La musique est un art imitatif dans la mesure où elle imite la voix. Ainsi, Rousseau proclamera, dans l’article ‘musique’ de l’Encyclopédie, l’antériorité de la musique vocale. Contrairement à Rousseau, qui affirmera ensuite dans l’Essai sur l’origine des langues (1754) que ‘les premiers discours furent les premières chansons’ et que ‘les inflexions mélodieuses des accents firent naître la poésie et la musique avec la langue’,15 Caylus écarte tout modèle linguistique de sa conception musicale. A aucun moment dans le conte il n’est question de la voix.16 Les bruits de la nature même, comme le chant des oiseaux, ne sont que l’imitation de la musique instrumentale qu’inventa Volupté. Caylus est plus proche de Condillac et du ‘cri naturel’ que de Rousseau. Le cri naturel est arraché à l’homme, malgré lui, par la peur ou la douleur. Cri involontaire que produit une émotion violente.17 Mais pour Condillac aussi, musique et langage ont la même origine : musique et 15 Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1781), in Œuvres complètes, Editions numérique Arvensa, p. 43. 16 A noter que dans le conte le mot ‘chant’ renvoie à la mélodie et non à la voix humaine. 17 Condillac, Essai sur l’origine des connaissance humaines (1747), cité dans Marian Hobson, The Object of art. The Theory of Illusion in Eighteenth-Century France, Cambridge University Press, 1982, p. 284.
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langage imitent, par les sons et chacun à sa façon, les mouvements qui accompagnent le cri naturel. S’il est indéniable que Caylus est proche des théories sensualistes d’un Condillac, il n’en récuse pas moins le parallélisme entre la musique et la langue au profit d’une esthétique de la musique purement instrumentale. Dans la mesure où le concept même d’imitation se transforme au cours du siècle – processus qui, selon Béatrice Didier, va de pair avec l’élargissement considérable de la notion de Nature – la musique instrumentale est valorisée comme seule capable d’imiter le non-dit, l’infigurable.18 Cette idée rejoint ma deuxième réflexion. Béatrice Didier souligne qu’au milieu du siècle, Rousseau, Diderot ou Grimm, ont bien senti que la musique était l’art par excellence capable de traduire ce que nous appellerions la libido. Pour Caylus, dans un même ordre d’idées, l’origine de la musique c’est l’érotisme, dans ce sens particulier que la musique est transparence immédiate d’Eros à travers un tapis sonore. La musique vraie est fille d’Eros : elle ne fait pas qu’imiter les agitations qu’Eros produit, elle les reproduit à leur tour dans l’âme de celui qui écoute. Transparence immédiate donc, que ne ferait qu’obnubiler la médiation de la voix. Le véritable médiateur entre agitation du cœur et son expression sonore est le corps. La musique instrumentale produite par Volupté est une musique de danse. Tout le monde se consume en danses lors du spectacle de l’île fortunée : elle dansaient sur le gazon, les zéphirs légers dansaient avec elles ; les bergers et bergères dansaient quelques entrées de ce ballet, les grâces de la suite de Psyché en dansèrent aussi.19
Il me semble enfin incontestable que Caylus anticipe (ou rejoint) dans ce conte les théories sensualistes. Béatrice Didier évoque l’apparition progressive d’une esthétique comparatiste, qui repose sur la réunion des 5 sens, abondamment sollicités par les œuvres d’art qui répondent à la philosophie sensualiste.20 L’esthétique musicale de Caylus est sensualiste dans la mesure où l’œil s’installe en quelque sort dans l’oreille : […] les yeux fermés, on pouvait deviner quels étaient les danseurs, et se représenter à peu près les différentes figures du ballet ; tant la même expression régnait et dans le chant et dans la danse.21
18 19 20 21
B. Didier, La Musique des Lumières, p. 29. Caylus, Lettre sur l’origine de la musique, p. 323. B. Didier, La Musique des Lumières, p. 35. Caylus, Lettre sur l’origine de la musique, p. 324.
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Parmi toutes les figures de style dite ‘par imitation’, c’est à l’hypotypose22 qu’on pense ici ou, mieux, à son équivalent musical ‘l’harmonisme’, défini comme suit par Fontanier : L’harmonisme consiste dans un choix et une combinaison de mots, dans une contexture et une ordonnance de la phrase ou de la période, telles que par le ton, les sons, les nombres, les chutes, les repos, et toutes les autres qualités physiques, l’expression s’accorde avec la pensée ou avec le sentiment, de la manière la plus convenable et la plus propre à frapper l’oreille et le cœur.23
Un mot encore sur la Lettre de l’abbé Arnaud. Non seulement cette lettre préfigure la réforme de Gluck par un plaidoyer pour le retour au théâtre et aux mythes de l’Antiquité grecque, par une recherche poussée sur la prosodie antique ou sur le rapport entre la déclamation et la musique…., elle reprend aussi l’idée la plus surprenante de Caylus : la suprématie de la musique instrumentale. L’abbé Arnaud distingue en effet entre une mélodie libre et une mélodie asservie : la mélodie libre, l’instrumentale par exemple, peut parcourir à son gré toutes les idées dont elle s’avisera, quelque vague que soit son expression, pourvu qu’elle soit agréable et conforme au goût général, elle a rempli son objet. Il n’en va pas de même de la mélodie asservie ou vocale ; eût-elle tous les charmes, toutes les richesses possibles, elle peut être et n’est en effet que trop souvent très défectueuse.24
L’on sait toute l’importance d’une telle inversion de la hiérarchie musicale pour la mutation du concept même d’imitation au dix-huitième siècle. Ce sera, notamment, par le triomphe de la musique symphonique, et en particulier grâce au nouveau rôle qu’on réservera à l’ouverture, que l’art musical acquerra un statut autonome et autosuffisant. Que Caylus ait joué dans ce processus un modeste rôle, est ce que j’ai voulu démontrer.
22
Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 390 : ‘L’hypotypose peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante’ 23 P. Fontannier, Les Figures du discours, p. 392. 24 Abbé Arnaud, Lettre sur la musique à Monsieur le Comte de Caylus, s.l., 1754.
SUR E.T.A. HOFFMANN LE DON JUAN D’E.T.A. HOFFMANN ET LES FRISSONS DU FANTASTIQUE A Geert Missotten Saint-Trond
Mozart et Beethoven Je venais d’apercevoir en deux apparitions Shakespeare et Weber ; aussitôt, à un autre point de l’horizon, je vis se lever l’immense Beethoven. La secousse que j’en reçus fut presque comparable à celle que m’avait donnée Shakespeare. Il m’ouvrait un monde nouveau en musique, comme le poète m’avait dévoilé un nouvel univers en poésie’.1
Ce romantisme prométhéen et sublime, dont Beethoven a fourni le paradigme musical et qu’incarnait à sa façon Hector Berlioz, offusque, selon Joseph-Marc Bailbé,2 un romantisme plus discret, nourri d’élégance et d’intimité, qui porte la marque de Mozart. Sans avoir été le seul ni le premier à tirer Mozart du côté du romantisme,3 E.T.A. Hoffmann peut être tenu, de l’aveu des musicologues, pour le grand initiateur du mythe de Mozart. On est désormais bien renseigné sur les canaux par lesquels les œuvres théoriques et narratives du compositeur Hoffmann ont pénétré en France.4 Aussi ce chaînon de la discussion doit-il moins retenir notre intérêt que, par exemple, les implications esthétiques et poétiques du transfert de Mozart du classicisme viennois au romantisme français. Première publication : ‘Le Don Juan d’E.T.A. Hoffmann et le frisson du fantastique’, in Don Giovanni en prose. Huit études intersémiotiques sur le récit musical, numéro thématique de la Revue belge de Philologie et d’Histoire no 76(1998/3) sous la rédaction de Jan Herman, p. 667-678. 1
Hector Berlioz, Mémoires, Paris, GF, 1969, vol I, ch. XX, p. 137. Joseph-Marc Bailbé, ‘Images de Mozart dans le roman romantique français’, in JeanLouis Jam, Mozart, Origines et transformations d’un mythe, Berne, Peter Lang, 1994, p. 159. 3 Voir à ce sujet Jean-Charles Margotton, ‘Don Juan ou Mozart vu par Hoffmann’, in Jean-Louis Jam, Op.cit, p. 173. 4 Martine Kaufmann marque comment des quotidiens comme La Mode et des périodiques comme La Revue de Paris, Le Mercure de France et La revue musicale ont pu révéler l’art d’Hoffmann à des écrivains comme George Sand ; in Nouvelles musicales, Préface de Martine Kaufmann, Paris, Editions Liana Levi, 1992, p. 323. 2
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Pour E.T.A. Hoffmann, Mozart est, avec Beethoven, le musicien ‘romantique’ par excellence. Dans son étude du mythe de Mozart au romantisme français, Jean Giraud souligne que le clivage ‘classique’ et ‘romantique’, cher au Romantisme même, n’a rien d’exclusif pour un Hoffmann. ‘Classique’ est pour lui une catégorie réservée à toute œuvre méritant de passer à la postérité et de survivre comme modèle. Est romantique ‘toute œuvre qui nous met en rapport avec un monde autre, totalement étranger au monde des sens, au monde extérieur qui nous entoure, toute œuvre qui ouvre sur le royaume des esprits et ses mystères, sur ses affres comme sur ses délices, sur la fascination qui en émane, fascination de l’indicible.5 Ce ‘Romantisme’, Hoffmann le verra réalisé dans la musique instrumentale de Beethoven, en particulier dans les symphonies, et dans les opéras de Mozart, en particulier dans le Don Giovanni. Il est important pour notre propos de relever que la définition hoffmannienne du génie romantique s’accompagne d’une reconceptualisation de la catégorie esthétique du ‘fantastique’, qui, étymologiquement parlant, renvoie à l’imagination (phantasticus/phantastikos) et qui du XVIe au XVIIIe siècle signifie, en France comme en Allemagne, ‘rêveur, insensé, extravagant’.6 Inspirée du Phantasus (1845) de Ludwig Tieck, le fantastique equivaut, chez Hoffmann, à ce que le génie ressent au moment d’accéder au monde de l’ineffable. Dans Don Juan par exemple, la révélation soudaine des profondeurs mozartiennes au voyageur est décrite en ces termes : Tandis qu’elle parlait de Don Juan et de son rôle, il me semblait voir s’ouvrir à moi, pour la première fois, les profondeurs du chef-d’œuvre et pouvoir le pénétrer clairement et reconnaître distinctement les apparitions fantastiques d’un monde qui m’était nouveau.7
Cette reconceptualisation est d’autant plus importante que la nouvelle fait groupe avec les Fantasiestücke in Callots Manier (1813). Et que veut dire ‘enthousiasme’, cette autre notion paratextuelle qui marque l’étrange sous-titre ‘Fabuleux événement arrivé à un enthousiaste au cours d’un voyage’? A des endroits différents de son œuvre, A.W. Schlegel définit 5 Jean Giraud, ‘E.T.A. Hoffmann ou est-ce Mozart qu’on mythifie?’, in Jean-Louis Jam, Op.cit., p. 188. 6 Emmanuèle Baumgartner et Philippe Menard, Dictionnaire étymologique et historique de la langue française, Paris, Le Livre de Poche, 1996. 7 Nous lisons le texte dans l’édition procurée par Jean Massin, Don Juan. Textes réunis et présentés par Jean Massin, Bruxelles, Editions Complexe, 1993. La version en allemand peut être consultée dans Günter Helmes et Petra Hennecke, Don Juan. Fünfzig Deutschsprachige Variationen eines Europäischen Mythos, Paderborn, Igel Verlag, 1994.
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cette notion comme ‘Sehnsucht nach dem Unendlichen’, ‘Unerfüllter Trieb’, ‘Durst nach Ewigkeit’, ‘Begeisterung’.8 Au moment de la plus pure extase musicale, procurée au voyageur par la représentation du Don Giovanni, ‘une seule parole qui, par-dessus le marché, pouvait être stupide, (l’) aurait arraché douloureusement à ce moment délicieux d’enthousiasme poétique et musical’! Et dans la deuxième partie de la nouvelle : ‘seule une sensibilité romantique peut pénétrer ce qui est romantique ; seul l’esprit poétiquement exalté qui a reçu l’initiation au sein du temple peut comprendre ce que l’initié exprime dans son enthousiasme’.9 En même temps donc qu’à travers les concepts esthétiques qu’il charrie le paratexte du récit retrace le cadre d’une lecture ‘romantique’ du texte, celui-ci explicite les notions et les critères à partir desquels il faut qu’on l’aborde : l’enthousiasme, le fantastique. Les nombreuses lectures que musicologues et littéraires ont consacrées à cette admirable et importante nouvelle focalisent, pour la plupart, sur cet ‘enthousiasme’ musicopoétique que confère au spectateur la représentation du Don Giovanni. En ce qu’elles privilégient l’aspect ‘essayistique’ de la nouvelle, où l’on a voulu lire l’une des souches du mythe mozartien, ces analyses négligent la question, pour nous capitale, de savoir si la nouvelle est autre chose que la ‘représentation’ narrativisée de la conception hoffmannienne sur la musique. L’hypothèse qui orientera ici notre analyse est que la nouvelle, par la forme ‘fantastique’ qu’y donne l’auteur, est elle-même une réalisation ultime du ‘romantisme’ telle que le conçoit Hoffmann. S’il est vrai que la nouvelle, dans son volet essayistique, renferme un argument – la supériorité de la musique aux autres arts –, elle est aussi en soi, dans sa structure formelle même, son propre argument : ce frisson de l’enthousiasme musical, c’est par le discours fantastique qu’il est transmis au lecteur. Comme nouvelle musicale, Don Juan installe un double parcours de lecture, l’un menant à l’exaltation de la musique comme réalisation absolue du génie romantique, l’autre manifestant le recul de la musique 8 Citations empruntées à Dirk Gerard Van der Steen, Tussen verlangen en verlies. Antropologische aspecten van de Don Juan-figuur in de tijd van de Romantiek, Nijmegen, Vantilt, 1999, p. 214. 9 A noter cependant que, dans les deux citations, le texte allemand ne reprend pas le terme d’enthousiasme du sous-titre, mais donne ‘Begeisterung’: ‘Ein einziges Wort, das obendrein albern sein konnte, hätte mich auf eine scherzhafte Weise herausgerissen aus dem herrlichen Moment der poetisch-musikalischen Begeisterung’, et ‘Nur ein romantisches Gemüt kann eingehen in das Romantische, nur der poetisch exaltierte Geist, der mitten im Tempel die Weihe empfing, das verstehen, was der Geweihte in der Begeisterung ausspricht’.
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devant la parole fantastique, qui paraît seule susceptible de transmettre au lecteur le ‘frisson’ de la musique romantique au sens hoffmannien du terme. L’évolution artistique d’Hoffmann, du compositeur et critique d’art au littérateur, ne démentira pas une telle hypothèse, d’autant que le moment de l’écriture de Don Juan, en 1812, marque dans cette évolution une date importante. Elucider le rapport entre l’enthousiasme musical et la parole fantastique, entre texte et musique sous les nombreuses formes qu’il revêt dans cette nouvelle, tel est l’objet de cette étude. Berlioz et Hoffmann Mais revenons d’abord à Berlioz. On sait que le compositeur de la Symphonie fantastique admirait Mozart avec plus de calme que l’auteur des Phantasiestücke in Callots Manier. Le rapprochement des deux artistes, qui se partagent l’un et l’autre entre la composition, la littérature et la critique musicale, est d’autant plus intéressante que le scepticisme de l’un et l’enthousiasme de l’autre à l’égard de Mozart se ramènent au même passage du Don Giovanni, et plus exactement au propos énigmatique de Donna Anna dans le deuxième acte, mis en évidence par Hoffmann à la fin de sa lecture de l’opéra : Forse un giorno il cielo ancora sentirà pietà di me! (Peut-être qu’un jour le ciel aura encore pitié de moi!)
Le secret de la relation entre Don Giovanni et Donna Anna est là pour Hoffmann. C’est la phrase-clef de l’opéra, ‘étrange phrase incidente tracée peut-être inconsciemment par le poète’. L’appréciation de ce vers par Berlioz est tout autre. Mozart a eu, selon lui, le malheur de renforcer l’absurdité de cette exclamation par une déplorable vocalise : Je veux parler de l’allegro de l’air de soprano (no 22), au second acte, air d’une tristesse profonde, où toute la poésie de l’amour se montre éplorée et en deuil, et où l’on trouve néanmoins vers la fin du morceau des notes ridicules et d’une inconvenance tellement choquante, qu’on a peine à croire qu’elles aient pu échapper à la plume d’un pareil homme. Donna Anna semble essuyer ses larmes et se livrer tout d’un coup à d’indécentes bouffonneries. Les paroles de ce passage sont : Forse un giorno il cielo ancora sentirà a-a-a- (ici un trait incroyable et du plus mauvais style) pietà di me. Il me faut avouer que c’est une singulière façon, pour la noble fille outragée, d’exprimer l’espoir que le ciel aura un jour pitié d’elle!…10 10
Hector Berlioz, Mémoires, ch. XVII.
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Et Berlioz n’en démord pas : ‘Il m’était difficile de pardonner à Mozart une telle énormité. Aujourd’hui, je sens que je donnerais une partie de mon sang pour effacer cette honteuse page’. Et il n’en finit pas de vomir sa rage, qui continue en note : ‘Je trouve même l’épithète de honteuse insuffisante pour flétrir ce passage. Mozart a commis là contre la passion, contre le sentiment, contre le bon goût et le bon sens, un des crimes les plus odieux et les plus insensés que l’on puisse citer dans l’histoire de l’art’. Cette avalanche de plus en plus ravageuse en dit plus long sur Berlioz que sur Mozart, bien sûr. Il y a dans cette musique de Mozart quelque chose qui le dépasse. Mais quoi? Berlioz avait-il lu Hoffmann? Admiré au plus haut degré par Hoffmann, le même passage de la partition, au second acte, exprime ‘par de secrètes harmonies et par les rapports les plus admirables, cette disposition intime de l’âme qui consume tout bonheur terrestre’. C’est à travers la musique et par-delà même le texte, qui ne contient aucune forme de poésie pour Hoffmann, qu’est révélé le secret profond du mythe de Don Juan. Et ce secret profond, le voici : Don Juan est un élu, un enfant de prédilection, doué d’une sensibilité profonde, d’une intelligence hors du commun, d’un physique superbe ‘d’où rayonne l’étincelle qui tomba dans la poitrine pour y allumer les pressentiments de la vie suprême’. Le tragique du destin de cet être supérieur est que l’ennemi héréditaire, le malin, a su enflammer cet esprit par l’idée que déjà sur terre, par la possession de la femme, pourrait se réaliser la promesse céleste. Mais au bout de cette chasse aux femmes, en quoi Don Juan espère réaliser enfin son désir d’acquérir le bien suprême dont la promesse est inscrite dans son âme supérieure, il ne trouvera que l’amertume de la déception. Désormais la possession de la femme ne sera plus qu’un sacrilège, l’expression du mépris d’un Don Juan révolté contre le créateur. Donna Anna est elle aussi un être divin, sur lequel les forces diaboliques n’avaient eu aucune prise. Elle était destinée à faire reconnaître à Don Juan la nature divine qu’il porte en lui. Mais il est trop tard : bien loin de s’arracher à son désespoir au contact avec Donna Anna, Don Juan allume en elle le feu de la sensualité, l’ardeur de l’enfer, qui signifiera sa perte. Elle sait désormais que seule la destruction de celui qui lui a donné le feu de la perdition pourra lui rendre la paix. Mais cette paix est en même temps son propre anéantissement. Anna se sait perdue, irrémédiablement, et par Don Juan. Elle sait qu’elle doit mourir, damnée. Elle demande a son fiancé Don Ottavio de lui accorder un an encore ; une année à laquelle elle ne survivra pas, selon Hoffmann. Elle ne peut qu’espérer que le ciel, un jour aura pitié d’elle.
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Essayistique et Fantastique La nouvelle Don Juan d’E.T.A. Hoffmann n’est pas qu’un essai sur le Don Giovanni, une tentative de comprendre le chef-d’œuvre de Mozart, elle est aussi, et peut-être surtout, l’histoire de la genèse d’une lecture. Cette hypothèse a besoin de quelques remarques sur la structure du texte. Nombre de lecteurs ont observé l’indéniable ressemblance entre l’opéra et la nouvelle :11 aux deux actes de l’opéra correspondent les deux parties de la nouvelle. La Conversation tenue à midi, à la table d’hôte, en guise d’épilogue est ensuite l’équivalent de la scena ultima de l’opéra, où surgissent, après le dénouement fatal auquel Don Juan a été entraîné en enfer, toutes ses victimes, s’interrogeant sur la ‘morale’ de l’histoire. En cette composition binaire, la structure événementielle se dédouble : la première partie du conte présente le voyageur enthousiaste assistant à une représentation de l’opéra de Mozart dans une loge à laquelle il a directement accès grâce à un corridor reliant son hôtel à une salle de théâtre. Dans la deuxième partie, le voyageur se transporte à nouveau dans la loge, après la représentation, pour y coucher par écrit, à l’intention de son ami Théodore, le secret de l’œuvre de Mozart, dont il a la soudaine révélation. La deuxième partie du conte redouble la première en ce qu’elle en est le commentaire. La deuxième partie est à la première ce qu’un méta-récit est au récit. La structure récit/commentaire, qui caractérise la structure événementielle du texte, est cependant chevauchée par une structuration moins apparente concernant la genèse du texte même. L’analyse attentive de la structure temporelle révèle un dédoublement de l’acte narratif. En effet, l’écriture du texte, dans la loge, a lieu en deux temps. Une première séquence d’écriture coïncide avec le moment où le voyageur enthousiaste, dans la loge, à minuit, prend la plume – au moment donc où il se transforme d’auditeur en scripteur. Durant ce premier moment d’écriture, il écrit ce qui suit : J’ai maîtrisé mon émotion et je suis prêt, mon cher Théodore, à te donner tout au moins une idée de la manière dont j’ai cru maintenant pour la première fois embrasser exactement, dans la profondeur de son caractère, l’œuvre magnifique du divin compositeur.12
11 Cette ressemblance est l’un des éléments structuraux dans lesquels s’ancre la lecture de D.G. Van der Steen, Op. cit. 12 Hoffmann, Don Juan, p. 282.
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Voilà le début chronologique de l’écriture du texte. Jusqu’à l’épilogue, le voyageur enthousiaste ne cesse d’écrire, à l’indicatif présent qui est souvent un présent historique, son essai sur Don Giovanni. Seulement, les événements de la veille qui lui dictent ces réflexions – la représentation inespérée du plus grand des opéras dans le théâtre attenant à l’hôtel – quand sont-ils écrits, à quel moment d’écriture se rattachent-ils? De toute évidence, le récit des événements donnant lieu à l’essai est écrit après celui-ci. Au moment donc où le voyageur trace les premières lignes du conte, une partie, l’essai, en est déjà écrite. La chronologie des événements ne coïncide pas avec la chronologie de l’écriture. Le narrateur a déjà écrit son essai sur Don Giovanni au moment où il commence à écrire sa lettre à Théodore. Entre les événements vécus par le voyageur dans l’hôtel puis dans la salle de spectacle et leur narration s’intercale l’écriture de l’essai. L’écriture de l’essai est emboitée. Nous avons affaire à un récit emboîtant dans lequel l’essai sur Don Giovanni est emboîté. Ce récit emboîtant présente les caractéristique du ‘fantastique, à commencer par sa structure temporelle, qui est confuse. La distance temporelle entre les événements et le moment de l’écriture est brouillée. C’est comme si le narrateur, au moment de raconter son étrange expérience, revivait la scène : Une sonnerie retentissante, ce cri sonore : ‘le théâtre commence’, me réveillèrent du doux sommeil dans lequel j’étais plongé. Dès basses alternée bourdonnent… Un coup de timbale… Des éclats de trompettes… Un ‘la’ limpide soutenu par le hautbois… Les violons s’accordent : je me frotte les yeux. Est-ce que Satan, toujours actif, m’aurait… dans l’ivresse? … Non, je me trouve dans la chambre de l’hôtel où, hier soir, je suis descendu à moitié rompu de fatigue.13
Même alternance des temps du passé et du présent au début de la deuxième partie, quand, deux paragraphes avant que l’écriture de l’essai imprime au texte un régime temporel plus univoque, le voyageur s’apprête à redescendre dans la loge : Je me trouvais si à l’étroit, si inquiet dans la lourde atmosphère de la pièce! – A minuit je crus entendre ta voix, mon cher Théodore. Tu prononçais distinctement mon nom et un frôlement semblait venir de la porte de tapisserie. Qu’est-ce qui me retient de pénétrer encore une fois sur les lieux de ma merveilleuse aventure?14
13 14
Hoffmann, Don Juan, p. 275. Hoffmann, Don Juan, p. 282.
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La fusion temporelle, omniprésente, assure à la partie du texte qui emboîte l’essai sur Don Giovanni un caractère ‘fantastique’. La narration des événements vécus la veille est elle-même un délire. Le voyageur, si lucide tout à l’heure quand il écrivait son essai sur Don Giovanni, s’abandonne à l’écriture incohérente d’un somnambule dès lors qu’il s’agit de rendre compte des événements qui y ont donné lieu.15 Que s’est-il passé? Qu’est-ce qui est fantastique? Les événements ou la narration? Est-ce que des événements merveilleux et incompréhensibles catalysent l’extase musicale qui donnera ensuite lieu à l’écriture de l’essai ou est-ce que l’essai sur le Don Giovanni a besoin, pour l’une ou l’autre raison, d’être emboîté dans une écriture fantastique? La première hypothèse, courante et qui semble à première vue s’imposer, se heurte pourtant à la question de savoir comment le voyageur, après avoir vécu des événements extraordinaires, peut d’abord témoigner d’une profonde lucidité en écrivant son essai sur le Don Giovanni et ensuite, dans le récit encadrant, délirer en narrant les événements qui y ont donné lieu. La démonstration qui suit essaiera de fournir quelques arguments en faveur de la seconde hypothèse. Mais d’abord : quels sont ces événements? Reprenons les choses de plus haut. Lorsque, assis dans sa loge, le voyageur enthousiaste assiste à la représentation de l’opéra Don Giovanni, entendu pour la première fois en italien, il est immédiatement saisi par l’excellence de la prestation. Progressivement les frontières spatiales entre la scène et la loge vont s’estomper. En effet, au moment où, sur scène, Leporello déclare à Donna Elvira qu’elle parle come un libro stampato, le voyageur ressent une présence féminine dans sa loge, à laquelle, de peur d’être arraché à son extase, il ne prête cependant aucune attention. Son étonnement est d’autant plus grand quand il constate, à l’entracte, que Donna Anna est assise à côté de lui. Comment a-t-elle pu être à la fois sur la scène et dans sa loge? L’entretien entre le voyageur enthousiaste et Donna Anna qui a lieu durant l’entracte est décisif et va bouleverser le voyageur : Tandis qu’elle parlait de Don Juan et de son rôle, il me semblait voir s’ouvrir à moi, pour la première fois, les profondeurs du chef-d’œuvre et pouvoir pénétrer clairement et reconnaître distinctement les apparitions fantastiques d’un monde nouveau.16
15 Rappelons ici le passage du texte où le voyageur s’exclame : ‘dans le voisinage de cette femme merveilleuse, je tombai dans une sorte de somnambulisme, dans lequel je reconnus les rapports secrets qui me liaient si intimement à elle’. 16 Hoffmann, Don Juan, p. 279.
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Après cet entretien, il verra le second acte d’un autre œil : Le premier acte m’avait ravi, mais après cet événement merveilleux, la musique se mit à agir sur moi d’une manière tout à fait différente, d’une manière étrange. C’était comme si des promesses depuis longtemps faites au sein des plus beaux rêves, issus d’un autre monde, se réalisaient effectivement dans la vie.17
Pendant la scène anathématisée par Berlioz, le voyageur se sent vibrer d’une ivresse voluptueuse. Cette expérience extraordinaire lui inspirera l’essai sur le Don Giovanni, écrit entre minuit et deux heures du matin, alors que les cordes des instruments abandonnés sur la scène lui rendent par leur vibration le nom de Donna Anna lancé dans la salle vide. Le lendemain, il apprendra, à la table d’hôte, que l’actrice qui tenait le rôle de Donna Anna est morte la nuit même, à deux heures précises, après avoir été en proie à des évanouissements fréquents pendant la représentation. Racontée de cette manière, la nouvelle répond à toutes les définitions du récit fantastique. Le lecteur, et le personnage, restent dans l’incertitude quant à l’interprétations des événements : peuvent-ils s’expliquer de façon naturelle ou doit-on admettre l’existence de forces surnaturelles. L’indécision confère au lecteur, et au personnage, le ‘frisson fantastique’.18 Il est souvent question du ‘frisson’ dans le texte, et tout porte à croire que la question essentielle est là : comment communiquer au lecteur de l’essai sur le Don Giovanni le même frisson que celui que reçoit le spectateur quand il reconnaît ‘distinctement les apparitions fantastiques d’un monde qui (lui) était nouveau’?19 De même que c’est Donna Anna qui est destinée à réveiller dans l’âme de Don Giovanni le souvenir de la nature divine immanente, de même la musique révèle à l’enthousiaste l’existence d’un monde autre, inconnu, fantastique. Et de la même façon le frisson de la parole fantastique révèle au lecteur l’existence d’un monde autre que Hoffmann, à la fin de l’essai, appelle Djinnistan : Ouvre-toi donc, lointain et inconnu royaume des esprits, Djinnistan plein de magnificences où une douleur céleste, inexprimable, semblable à la joie la plus ineffable, remplit à l’extrême toutes les promesses qui ont été faites sur la terre à l’âme plongée dans le ravissement!20 17
Hoffmann, Don Juan, p. 280. Dans cette lecture, nous prenons à notre compte la conception du fantastique développée par Tzvetan Todorov dans Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970. 19 Hoffmann, Don Juan, p. 279. 20 Hoffmann, Don Juan, p. 286. 18
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La parole fantastique apparaît, dans notre hypothèse, comme une condition de nécessité à l’essai. Donna Anna est à Don Giovanni ce que la musique est au spectateur et ce que la parole fantastique est à l’essai. Sans l’emboîtement dans un discours fantastique, le discours argumentatif de l’essai perdrait son efficacité. Sans le redoublement par la parole fantastique, le discours argumentatif verserait dans un terrible paradoxe pragmatique. Paradigmes et Paradoxes La structure rhétorique de l’essai vise à prouver la thèse romantique de la supériorité de la musique aux autres arts : ‘A cette heure où les pensées et les idées sortant des profondeurs de mon esprit sont plus rapides que les paroles, je vais te dire en peu de mots comment, dans la musique, sans aucun recours au texte, m’apparaît tout le rapport des deux natures (Don Juan et Donna Anna) en train de se combattre’.21 Comment ne pas voir le paradoxe inscrit dans cette phrase et qui se répand sur toute la rhétorique de l’essai : comment dire ce que seule la musique peut révéler. L’énoncé est contredit par l’énonciation, la supériorité de la musique ne peut pas être dite. Dès lors, l’essai a besoin de l’assistance d’un discours autre, d’une parole qui échappe à la logique binaire, d’une parole qui inscrit en elle-même le paradoxe. Aussi le discours fantastique ne nous apparaît-il pas comme le catalyseur de l’essai, mais comme une nécessité épistémologique qui remédie à la rhétorique inefficace du discours essayistique. Dans l’essai qui, rappelons-le, défend la thèse romantique de la suprématie de l’art musical, les profondeurs du chef-d’œuvre mozartien sont révélées grâce à la musique et dès le premier récitatif de l’opéra et le récit de la visite nocturne de Don Giovanni à Donna Anna au milieu du premier acte. Dans le discours encadrant cependant, dans le récit fantastique donc, les mêmes profondeurs ne sont dévoilée qu’à l’entracte, dans la loge, et par la parole de Donna Anna. Pour le scripteur rédigeant l’essai, les portes de Djinnistan se sont ouvertes au spectateur dès le premier récitatif et par la seule force musicale. Comment une telle expérience pourrait-elle être traduite dans un récit, si ce récit n’est pas à son tour mystérieux, fantastique, incompréhensible ? S’il est vrai que seule la musique est susceptible d’ouvrir les portes de Djinnistan, il est impossible de communiquer l’expérience musicale à qui ne connaît pas déjà Djinnistan. L’expérience musicale, pour être efficacement communiquée, a besoin d’une parole qui échappe à la logique binaire du oui et du non, parole des fusions temporelles et spatiales, parole fantastique. 21
Hoffmann, Don Juan, p. 285.
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Nous avons posé comme hypothèse que Donna Anna est pour Don Juan ce que la musique est pour le spectateur, et ce que la parole fantastique est pour lecteur. La fonctionnalité paradigmatique de Donna Anna, de la musique et de la parole fantastique consiste à révéler, à Don Juan comme au spectateur et au lecteur, l’existence d’un monde supraterrestre, appelé Djinnistan. En même temps que, dans l’essai, la nouvelle d’Hoffmann soutient cette thèse, elle en souligne l’aspect tautologique : seul le poète comprend le poète, seule une sensibilité romantique peut pénétrer ce qui est romantique, la musique est un langage ou l’initié parle à l’initié. ‘Mais toi… toi, tu me comprends’ déclare Donna Anna au spectateur, ‘car je sais qu’à toi aussi est ouvert le merveilleux et romantique royaume où habitent les célestes enchantements des sons’.22 La musique n’est pas un système communicatif, la vérité musicale – qui est toute enthousiasme, Begeisterung – révélée dans son immédiateté aux initiés, ne peut se passer de la parole dès lors qu’il s’agit de la communiquer. Mais cette parole se devra d’être paradoxale, fantastique, le paradoxe ne pouvant se résoudre que dans le paradoxe. Pour Hoffmann, la vérité révélée par la musique est une expérience hautement personnelle, immédiate et incommunicable. Si la musique parle à l’âme, c’est à l’âme individuelle et non à l’âme collective. Ecrite en 1812 et publiée en 1813 dans les Fantasiestücke in Callots Manier, la nouvelle Don Juan d’E.T.A. Hoffmann témoigne d’une importante transformation artistique à l’époque en question. Pour Hideki Tanabe, Don Juan est une sorte d’adieu à la musique. Hoffmann avait à écrire cette nouvelle avant de se détourner de ses travaux de compositeur, et pour que s’ouvrent à lui les nouvelles voies de la littérature : ‘Ici Hoffmann quitte de manière douloureuse le merveilleux royaume romantique qu’habite l’enchantement divin des sons, et s’engage décisivement dans le chemin de la poésie, où il doit exprimer en paroles, tant de choses indicibles restées mystérieusement enfermées dans son âme’.23 La mort de Donna Anna est pour Hoffmann une naissance à la parole.
22
Hoffmann, Don Juan, p. 279. Nous empruntons cette citation, en la traduisant, à l’ouvrage de Dirk Gerard Van der Steen, p. 45. Dans son étude ‘Zwei literarische Konfrontationen mit dem Don Juanerlebnis : E.T.A. Hoffmanns Don Juan und E. Mörikes Mozartnovelle’, in Hitotsubashi Journal of arts and Sciences XXII (1981), p. 31-41, Hideki Tanabe écrit : “Hier verläbt Hoffmann schmerzlich das wunderbare, romantische Reich, wo die himmlischen Zauber der Töne wohnen, und geht entschieden den Weg zur Welt der Dichtung, wo er manches im Innern geheimnisvoll Verschlossene, was keine Worte aussprächen, trotzdem mit Worten zum Ausdruck bringen mub”. 23
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INDEX
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Condillac, E. Bonnot de. 15, 17, 32628, 397-99, 409, 424-25 Corneille, P. 422 Crébillon-fils, Pr. J. 53, 55, 177-78, 385 Cyrano de Bergerac, S. de. 87 Delacroix, J.-V. 372 Dante. 281 Descartes, R. 14, 245, 249, 397-401, 409-10 Diderot, D. 10, 12-13, 16, 23, 31, 34, 43, 55, 65, 72-73, 121-131, 133-34, 176, 201, 212, 214, 220, 313-14, 327, 358-60, 379-494, 399-400, 40608, 420, 425 Dorat, Cl.-J. 362, 366, 369, 381 Dubos, abbé. 13, 399, 407 Dupuis, A.-N. 67, 75 Erasme. 84 Ezéchiel. 6, 29 Fénelon, Fr. 250 Fermat, P. de. 54 Ferrières, H. de. 229, 232 Flammenberg, L. 222, 224, 255 Flaubert, G. 24 Fontanier, P. 426 Fontenelle, Bernard le Bovier de. 250 Fontenu. 108 Furetière, A. 379 Gérard, abbé. 379 Gervaise de la Touche, J. C. 363 Gluck, Chr.W. 418-19, 426 Godard-d’Aucourt, Cl. 372 Goethe, J. W. von. 14, 245, 254, 25774, 277-78 Goldoni, C. 126 Greuze, J.-B. 390 Gorgias. 393
454
PROVIDENCES ROMANESQUES
Grimm, M. 382, 385-86, 425 Grosse, C. 14, 222-225, 245, 254, 25774, 277 Guillaume de Machault. 417 Hanslick, Ed. 218 Happel, E.W. 237 Haywood, E. 12, 138, 155-72, 173, 178 Heidegger, M. 41 Heinsius, D. 87 Héliodore. 41, 84, 108, 157, 204 Helvetius, Cl. A. 66 Herodote. 273 Hoffmann, E. T. A. 14, 17, 275-95, 427-37 Huygens, Chr. 54 Jacquin, abbé. 362 Jean, évangéliste. 28 Jourdan, J.-B. 16, 351-64, 381 Kahlert, K. Fr. 224 Kant, I. 24-25, 219 Kimber, Ed. 12, 173-201 Laclos, P. A. Ch. de. 208, 353 Lactance. 25-26 La Fontaine, J. de. 376, 422 La Mettrie, J. Offray de. 17, 399 Lamorlière, J. 351-53, 381 Lane, W. 233, 262 Laplace, P. S. de. 54 Lathom, Fr. 222 Leibnitz, G. W. 7, 31-37, 127-28, 137 Léonard de Vinci. 376 Lesage, A.-R. 60, 136 Lewis, M. 223 Locke, J. 15, 327 Loève-Weimar, Fr. A. 288 Longus. 108, 157 Loutherbourg, Ph. J. de. 408 Louvet de Couvray, J.-B. 381 Lucien de Samosate. 84, 250, 252 Lully, J.-B. 418-24 Malebranche, N. 24-25 Mallarmé, St. 213 Marin, M. A. 11, 133-51
Marivaux, P. Carlet de. 42-43, 53, 108, 204 Marmontel, J.-Fr. 175, 351, 367, 372, 381 Maulnoury de la Bastille. 108 Menechme de Sicyone. 403 Mercier, L.-S. 358 Meusnier de Querlon, A. G. 17, 253, 362, 381, 395-415 Milton, J. 232, 401 Mirabeau, H. G. conte de. 381 Möricke, Ed. 437 Moivre, A. de. 54 Molière. 42, 49, 126, 129, 422 Montalvo, R. de. 222 Montesquieu, Ch. L. de Secondat, baron de. 9,83, 99 Montjoye, F. L. C. 16, 335-47 More, Th. 9 Mouhy, chev. de. 9, 83-105, 273 Mozart, W. A. 427-37 Musset, A. de. 23 Novalis. 14, 275-95 Panckoucke, Ch. J. 74 Parsons, E. 222-23, 226 Pascal, Bl. 53 Pausanias. 402 Peacock, Th. L. 221 Philostrate. 251 Piccini, N. 418-19 Platon. 61, 176, 254, 306 Plotin. 27 Pope, A. 232 Potocki, J. 13-15, 243-55, 257-74, 27595, 297-309, 311-21, 323-33, 335-47 Préchac, J. de. 55 Prévost, abbé. 8-9, 43, 45, 55, 67-81, 110-112, 129 Prior, M. 232 Quételet, A. 54 Quinault, Ph. 422 Quintilien. 4 Rabelais, Fr. 87 Racine, J. 40
INDEX
Radcliffe, A. 222, 224, 226 Rameau, J.-Ph. 418-24 Ramsay, A. 157 Régnard, J.-Fr. 129 Rémond de Montfort, P. 54 Riccoboni, Mme. 10, 107-119 Richardson, S. 10, 12, 35, 121-22, 12731, 136, 179, 203-08 Richter, J. P. 257 Roche, R. M. 222 Rousseau, J.-J. 131, 176, 294, 413, 419, 424-25 Sade, marquis de. 12, 34, 108, 133-51, 226 Scaliger, J. C. 87 Schiller, Fr. 14, 224-25, 227, 243-255, 258, 261, 277 Schlegel, A. W. 14, 218, 277, 428 Schlegel, Fr. 14, 277-78, 293-94 Schleiermacher, Fr. 68 Schopenhauer, A. 218-19 Sedaine, M. J. 129 Sénèque. 25-26 Shakespeare, W. 427 Shelley, M. 221 Sleath, E. 222 Socrate. 306 Sorel, Ch. 48 Spinoza, B. 4, 139, 210, 275
455
Staël, Mme de. 219 Stendhal. 292 Sterne, L. 13, 133, 209-20, 232 Swift, J. 100 Tchekhov, A. 128 Theuthold, P. 224 Thomas d’Aquin. 26-28 Tieck, L. 277, 428 Unamuno, M. 134-35 Underdowne, Th. 157 Valla, L. 31 Vernet, Cl. J. 382 Villedieu, Mme de. 8, 39-51, 108 Virgile. 134 Vivant-Denon, D. 16, 55, 351-52, 36578, 381, 388 Voltaire. 6, 78, 87, 137, 140, 279, 353, 413 Vulpius, Chr. A. 257 Wagner, R. 294-95 Walter von de Vogelweide. 280 Weber, C. M. von. 427 Wieland, Chr. M. 14, 243-55, 277 Will, P. 224, 262 Wolfram von Eschenbach. 280 Young, Ed. 176.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
VII
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1
PREMIÈRE PARTIE : PROVIDENCES ROMANESQUES I. Le Livre des Destinées Sur Leibnitz Du Dieu-écrivain à l’Ecrivain-dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
23
Sur Mme de Villedieu La Fortune est bonne romancière. La fiction comme infection dans Mémoires de la Vie de Henriette-Sylvie de Molière . . . .
39
Sur Robert Challe Comment Robert Challe a-t-il pensé le hasard? . . . . . . . . . . .
53
Sur Prévost Pensées sur le Sort chez Prévost . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
67
Sur Mouhy Lamékis, ou De l’Esprit des lois du chevalier de Mouhy . . . .
83
Sur Mme Riccoboni Les Lettres d’Elisabeth-Sophie de Vallière et le moule de la tragédie antique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
107
Sur Diderot Les échos de L’Eloge de Richardson dans Jacques le Fataliste
121
Sur Marin et Sade La Providence comme métalepse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
133
II. Les vertus du roman anglais Sur Elizabeth Haywood Providence et Hasard dans The Fortunate Foundlings . . . . . .
155
458
PROVIDENCES ROMANESQUES
Sur Edward Kimber Est-ce que la Providence peut récompenser la vertu ? The happy Orphans et le paradoxe pragmatique . . . . . . . . . . . . . .
173
Sur Richardson Vertu récompensée et autonomie du roman: les dilemmes de Paméla . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
203
Sur Sterne Tristram Shandy ou la remise en question de la mimesis. . . .
209
Sur Jane Austen La réalité livresque. Stéréotypes gothiques dans Northanger Abbey et Manuscrit trouvé à Saragosse . . . . . . . . . . . . . . . . .
221
III. Potocki et l’inspiration allemande Sur Schiller et Wieland Le roman à complot, produit des Lumières : Der Geisterseher et Peregrinus Proteus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
243
Sur Goethe et Grosse La Providence immanente. Réflexions sur la société secrète dans Wilhelm Meister et Der Genius . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
257
Sur Novalis et Hoffmann Les merveilles de la mine dans Manuscrit trouvé à Saragosse, Henri d’Ofterdingen et Les Mines de Falun . . . . . . . . . . . . . .
275
Sur Potocki Le Manuscrit trouvé à Saragosse et l’explosion de la parole.
297
Sur Potocki Tout est écrit Ici-bas. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
311
Sur Potocki Le Traité des sensations de Potocki. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
323
Sur F.L.C. Montjoye Manuscrits trouvés à Saragosse et au Mont Pausilype. Sur un problème de genèse textuelle chez Potocki . . . . . . . . . . . . . . .
335
TABLE DES MATIÈRES
459
IV. Art de la séduction et séduction des arts Sur Jourdan Séduction et chronotope de l’opéra dans le Guerrier Philosophe
351
Sur Vivant Denon Jouissance esthétique et extase érotique dans Point de Lendemain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
365
Sur Bastide Promenade dans La Petite Maison de Bastide et les Salons de Diderot. Visite guidée par un séducteur . . . . . . . . . . . . . . . . .
379
Sur Meusnier de Querlon Les Hommes de Prométhée et les modalités du conte esthétique
395
Sur Caylus La Lettre sur l’origine de la musique de Caylus : Un conte musical . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
417
Sur E.T.A. Hoffmann Le Don Juan d’E.T.A. Hoffmann et les frissons du fantastique
427
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
439
Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
453
Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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La République des Lettres 1. M. Bokobza Kahan, Libertinage et Folie dans le roman du XVIIIe siècle, 2001. 2. F. Rosset et D. Triaire (éds.), De Varsovie à Saragosse: Jean Potocki et son œuvre, 2001. 3. J. Herman, P. Pelckmans et F. Rosset (éds.), Le manuscrit trouvé à Saragosse et ses intertextes, 2001. 4. M. Brix, Éros et littérature. Le discours amoureux en France au XIXe siècle, 2002. 5. P. Eichel-Lojkine, Le siècle des grands hommes. Les recueils de Vies d’hommes illustres avec portraits du XVIème siècle, 2002. 6. S. van Dijk et M. van Strien-Chardonneau (éds.), Féminités et masculinités dans le texte narratif avant 1800. La question du ‘Gender’, 2002. 7. J. Wagner (éd.), Marmontel: une rhétorique de l’apaisement, 2003. 8. E. Leborgne et J.-P. Sermain (éds.), Les expériences romanesques de Prévost après 1740, 2003. 9. J. de Palacio, Le silence du texte. Poétique de la Décadence, 2003. 10. J. Cormier, J. Herman et P. Pelckmans (éds.), Robert Challe: sources et héritages, 2003. 11. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres I, 2004. 12. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres II, 2004. 13. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres III, 2004. 14. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres IVa, 2006. 15. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres IVb, 2006. 16. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres V, 2006. 17. F. Assaf (éd.), The King’s Crown. Essays on XVIIIth Century Culture and Literature in honor of Basil Guy, 2005. 18. B. Didier et J.-P. Sermain (éds.), D’une gaîté ingénieuse. L’histoire de Gil Blas, roman de Lesage, 2004. 19. N. Ferrand (éd.), Locus in fabula. La topique de l’espace dans les fictions françaises d’Ancien Régime, 2004. 20. M. Delaere et J. Herman (éds.), Pierrot lunaire. Albert Giraud - Otto Erich Hartleben Arnold Schoenberg. Une collection d’études musico-littéraires / A collection of musicological and literary studies / Eine Sammlung musik- und literaturwissenschaftlicher Beiträge, 2004. 21. F. Magnot-Ogilvy, La parole de l’autre dans le roman-mémoires (1720-1770), 2004. 22. M. Kozul, Le corps dans le monde. Récits et espaces sadiens, 2005. 23. M. Kozul, J. Herman, P. Pelckmans et K. Peeters (éds.), Préfaces Romanesques, 2005. 24. C. Martin, «Dangereux suppléments». L’illustration du roman en France au dixhuitième siècle, 2005. 25. K. van Strien, Isabelle de Charrière (Belle de Zuylen). Early Writings. New Material from Dutch Archives, 2005. 26. D. van der Cruysse, De branche en branche. Études sur les XVIIe et XVIIIe siècles français, 2005. 27. A. Duquaire, N. Kremer, A. Eche (éds.), Les genres littéraires et l’ambition anthropologique au dix-huitième siècle: expériences et limites, 2005. 28. C. Bel, P. Dumont, F. Willaert (éds.), «Contez me tout». Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Herman Braet, 2006. 29. J. Zufferey, Le discours fictionnel. Autour des nouvelles de Jean-Pierre Camus, 2006. 30. A. Principato, Eros, logos, dialogos. Huit études sur l’énonciation romanesque de Charles Sorel à Germaine de Staël, 2007. 31. B. Millet, «Ceci n’est pas un roman». L’évolution du statut de la fiction en Angleterre de 1652 à 1754, 2007.
32. M. Brunet, L’appel du monstrueux. Pensées et poétiques du désordre en France au XVIIIe siècle, 2007. 33. J. de Palacio, Configurations décadentes, 2007. 34. J. Herman, K. Peeters, P. Pelckmans (éds.), Mme Riccoboni. Romancière, épistolière, traductrice. Actes du colloque international Leuven-Antwerpen, 18-20 mai 2006, 2007. 35. J. Wagner (éd.), Des sens au sens. Littérature & Morale de Molière à Voltaire, 2007. 36. G. Missotten, Don Juan Diabolus in Scriptura. Roman, autobiographie, thanatographie (1800-2000), 2009. 37. E. Hénin (éd.), Les querelles dramatiques à l’Âge classique (XVIIe-XVIIIe siècles), 2010. 38. J. Herman, A. Paschoud, P. Pelckmans, F. Rosset (éds.), L’assiette des fictions. Enquêtes sur l’autoréflexivité romanesque, 2010. 39. C. Duflo, F. Magnot, F. Salaün (éds.), Lectures de Cleveland, 2010. 40. J.M. Losada Goya (éd.), Métamorphoses du roman français. Avatars d’un genre dévorateur, 2010. 41. J. Renwick (éd.), Voltaire. La tolérance et la justice, 2011. 42. R. Bochenek-Franczakowa, Raconter la Révolution, 2011. 43. A. Zagamé, L’écrivain à la dérobée. L’auteur dans le roman à la première personne (1721-1782), 2011. 44. K. van Strien, Voltaire in Holland, 1736-1745, 2011. 45. J. Cormier, «Les Illustres Françaises» apocryphes. L’«Histoire de Monsieur le comte de Vallebois et de Mademoiselle Charlotte de Pontais son épouse» et autres nouvelles, 2012. 46. M. Escola, J. Herman, L. Omacini, P. Pelckmans, J.-P. Sermain (éds.), La partie et le tout. La composition du roman, de l’âge baroque au tournant des Lumières, 2011. 47. J.-N. Pascal et H. Krief (éds.), Débat et écriture sous la Révolution, 2011. 48. K. Astbury (éd.), Bernardin de Saint-Pierre au tournant des Lumières. Mélanges en l’honneur de Malcolm Cook, 2012. 49. M. Geiger, Poétiques de la maladie. D’Honoré de Balzac à Thomas Mann, 2013. 50. N. Kuperty-Tsur, La critique au tournant du siècle. Mélanges offerts à Ruth Amossy, 2012. 51. C. Barbafieri et J.-C. Abramovici (éds.), L’invention du mauvais goût à l’âge classique (XVIIe-XVIIIe siècle), 2013. 52. C. Berg, L’automne des idées. Symbolisme et décadence à la fin du XIXème siècle en France et en Belgique, 2013. 53. F. Lavocat (éd.), Le mariage et la loi dans la fiction narrative avant 1800. Actes du XXIe colloque de la Sator Université Denis-Diderot Paris 7 – 27-30 juin, 2007, 2014. 54. G. Dubosclard, Le rectangle et l’éventail. Étude sur la description dans les romans de Claude Simon, 2014. 55. N. Cronk et Nathalie Ferrand (éds.), Les 250 ans de Candide. Lectures et relectures, 2014. 56. L. Steinbrügge et S. van Dijk (éds.), Narrations genrées. Les femmes écrivains dans l’histoire européenne jusqu’au début du XXe siècle, 2014. 57. M.W. Haugen, Jean Potocki: esthétique et philosophie de l’errance, 2014. 58. A.M. Teixeira (éd.), Topique(s) du public et du privé dans la littérature romanesque d’Ancien Régime, 2014. 59. F. Gevrey, A. Levrier, B. Teyssandier (éds.), Éthique, poétique et esthétique du secret sous l’Ancien Régime, 2015. 60. C. Bournonville, C. Duflo, A. Faulot, S. Pelvilain (éds.), Prévost et les débats d’idées de son temps, 2015. 61. H. Hersant, Voltaire: écriture et vérité, 2015. 62. K. Van Strien, Voltaire in Holland, 1746-1778, 2016.
63. K. Horemans, La relation entre «pacte» et «tabou» dans le discours autobiographique en France (1750-1850), 2017. 64. G. Artigas-Menant, C. Dornier (éds.), Paris 1713: l’année des «Illustres Françaises» Actes du 10émé colloque international des 9, 10 et 11 décembre 2013 organisé à l’initiative de la Société des Amis de Robert Challe à la Bibliothèque de l’Arsenal et en Sorbonne, 2016. 65. B. Millet, In Praise of Fiction. Prefaces to Romances and Novels, 1650-1760, 2017. 66. C. Gauthier, E. Hénin, V. Leroux (éds.), Subversion des hiérarches et séduction des genres mineurs, 2016.
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