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LA RÉPUBLIQUE
DES
LETTRES 71
LA RECONNAISSANCE HOMMAGES
À JAN
LITTÉRAIRE
HERMAN
Études réunies et présentées par Nathalie KREMER, Kris PEETERS et Beatrijs VANACKER
PEETERS
LA RECONNAISSANCE LITTÉRAIRE
LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES Collection dirigée par Beatrijs VANACKER et Nathalie KREMER
COMITÉ SCIENTIFIQUE Christian ANGELET (Gand-Leuven) Michel BIDEAUX (Montpellier) Michèle BOKOBZA-KAHAN (Tel Aviv) Luc FRAISSE (Strasbourg) Frank GREINER (Lille) Jan HERMAN (Leuven) Mladen KOZUL (Montana) André MAGNAN (Paris 10-Nanterre) Jenny MANDER (Cambridge) Fritz NIES (Düsseldorf) François ROSSET (Lausanne) Philip STEWART (Duke University)
LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES 71
LA RECONNAISSANCE LITTÉRAIRE HOMMAGES À JAN HERMAN
Études réunies et présentées par Nathalie KREMER, Kris PEETERS et Beatrijs VANACKER
PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT 2022
Illustration de couverture : Henri-Lucien Doucet, La reconnaissance d’Ulysse et de Télémaque (1880) – École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Paris.
© 2022, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium ISBN 978-90-429-4794-8 eISBN 978-90-429-4795-5 D/2022/0602/23
Jan HERMAN, été 2018
RECONNAÎTRE LA RECONNAISSANCE Nathalie KREMER, Kris PEETERS et Beatrijs VANACKER (Université Sorbonne Nouvelle — Université d’Anvers — KU Leuven)
Quand un livre d’hommages traite de reconnaissance, celle-ci ne forme pas seulement un thème ; elle devient un performatif. Dans le cas présent, ce performatif a trouvé sa première manifestation dans un colloque qui a été organisé au Palais des Académies à Bruxelles les 18 et 19 septembre 2019,1 et auquel la publication de ce livre fait écho. L’image reproduite en couverture, La reconnaissance d’Ulysse et de Télémaque, nous semble illustrer le mieux le sens du performatif que nous voulons exprimer ici. La reconnaissance entre père et fils – ou entre enfants, frères et sœurs spirituels et leur père ou frère intellectuel – est, par définition, réciproque, c’est un échange entre les deux parties concernées, étant à la fois hommage et engagement, héritage et dette, gratitude et récompense, dont tous sortent transformés. Ce livre se veut être la consignation des échanges qui l’ont précédé. S’y adressent en effet à notre dédicataire un choix d’amis et collègues auxquels celui-ci a lui-même pensé, là encore, en signe de sa reconnaissance. En répondant à son appel, les auteurs réunis dans ce volume ont reconnu Jan Herman comme un interlocuteur, au sens plein du terme, un compagnon de route, un ami, un parent intellectuel. Non seulement s’exprimentils sur la reconnaissance en littérature, mais encore et peut-être surtout expriment-ils, exprimons-nous tous, ici, notre profonde reconnaissance au dédicataire de ce livre. Pour les éditeurs du volume, en particulier, qui furent ses élèves, ces pages se veulent un modeste hommage, qui reste bien en-deçà de leur profonde reconnaissance intellectuelle, littéraire et affectueuse envers celui qui fut – et reste – l’ami, le collègue, le maître 1
Qu’il nous soit permis d’exprimer ici, dans toute sa plénitude de sens, notre profonde reconnaissance à François Rosset, frère d’armes et loyal ami de notre dédicataire depuis la nuit des temps, et le d’Artagnan des trois mousquetaires responsables de ce volume, ineffable soutien lors de l’organisation dudit colloque. Celui-ci n’aurait pas pu avoir lieu sans le précieux soutien des instances suivantes, que nous remercions : l’Académie Royale de Belgique ; la Fondation Zaleski ; la Faculté des Lettres de la KU Leuven ; et l’équipe de recherches « Formes et Idées de la Renaissance aux Lumières » (EA174) de l’Université Sorbonne Nouvelle.
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toujours stimulant et bienveillant, ouvert aux échanges, aux étonnements, aux idées neuves. Ce que Jan Herman leur a si généreusement apporté a été décisif, à plus d’un titre, pour l’évolution de leur personnalité, de leur recherche et de leur carrière professionnelle. *
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En littérature occidentale, depuis l’Antiquité, le thème de la reconnaissance est omniprésent et revêt de multiples formes. Il trouve sa configuration la plus courante dans l’anagnorisis théorisée par Aristote dans sa Poétique comme un élément de résolution de l’intrigue, lorsqu’une identité véritable se donne à reconnaître à un moment de paroxysme de l’histoire.2 Or cette reconnaissance d’une identité revêt de multiples formes au fil de l’histoire de la littérature : elle se manifeste particulièrement à travers le thème de l’enfant trouvé, sujet obsessionnel du roman du XVIIIe siècle où l’orphelin en soif de reconnaissance part en quête de son irrécupérable identité. Elle se retrouve aussi dans le topos du manuscrit trouvé, topos révélateur par lequel le roman se donne à reconnaître, en appuyant cette reconnaissance sur l’un ou l’autre éditeur ou rédacteur fictif qui a reconnu une œuvre digne d’être publiée – signalant, par ce besoin même d’inclure sa reconnaissance en abîme que le roman n’est encore au XVIIIe siècle qu’un genre en voie de reconnaissance. Aussi la reconnaissance forme-t-elle également un enjeu de la littérature, lorsqu’elle est mise en œuvre par le lecteur, dans son identification d’un topos, d’une citation, d’une scène, d’un style, d’un auteur ; ou encore lorsqu’elle échoit à certains auteurs et certaines œuvres, canonisés par l’édition, la suite, l’adaptation, la traduction. Aussi diverses ces formes soient-elles, la négociation de la reconnaissance n’en est pas moins, dans tous ces cas, un processus à la fois dynamique et réciproque qui aboutit à un accord, qui a valeur de pacte : la reconnaissance littéraire est aussi une connaissance mutuelle, une invention réciproque de l’auteur et du lecteur de romans. Explorant le thème de la reconnaissance littéraire dans ses multiples sens et formes, ce livre en est donc un de reconnaissance sur la reconnaissance : la symétrie entre l’intention et le thème de ce volume répond au fonctionnement même de la reconnaissance en tant que retour réflexif qui nourrit et enrichit le lien originellement noué entre deux personnes, ou instances narratives. Fondée, donc, sur l’une ou l’autre forme d’engagement double et mutuel, la reconnaissance n’en demeure pas moins un véritable 2 Voir à ce sujet l’étude fondatrice de Terence CAVE, Recognitions. A study in poetics, Oxford, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 1988.
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caméléon lexical et littéraire. En effet, la reconnaissance en littérature est aussi diverse que dans les dictionnaires : l’analyse linguistique variationniste conduite par Stefanio Marzo au début de ce volume en montre toute la complexité sémantique, tant dans un corpus de récits du XVIIIe siècle que dans l’usage aujourd’hui. Cette complexité sémantique donne lieu, en littérature, à une variété de thématiques et d’implications socio-pragmatiques : impossible vertu pour Tartuffe (V, 6) ; signe d’orgueil, de flatterie et de fausse bonne foi car « secrète envie de recevoir de plus grand bienfaits » selon le toujours joyeux La Rochefoucauld (maximes 223, 224, 225, 298) ; devoir moral mais non pas un droit que l’on puisse exiger pour Rousseau (seconde partie du Discours sur l’inégalité) ; « fardeau [...] fait pour être secoué » d’après le Neveu de Rameau ; plaisir des bons cœurs à en croire La Harpe (Philoctète, I, 4), voire seul plaisir qui ne soit jamais mêlé de honte ou de regrets, selon Ségur (De la reconnaissance, 1816). Signe d’amitié, obligation morale ou étalage courtois imposé par les convenances, la reconnaissance à l’âge classique concerne aussi bien la gratitude que l’identification, la conscience de soi et celle des autres, l’individuel et le social, la reconnaissance que l’on donne et celle que l’on reçoit, l’amourpropre, ou le propre, l’être à soi et aux autres.3 Les XVIIe et XVIIIe siècles sont extrêmement riches en modes de reconnaissance que la production littéraire met sur le métier des façons les plus diverses, en nous enseignant des vérités profondes dans de « vrais romans véritables », sans que la formule ne soit ici un pléonasme.4 *
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Les travaux de Jan Herman n’ont pas manqué de reconnaissance, par les multiples échos qu’ils ont reçus, tout au long de sa carrière. Ses idées sur 3 Simone DE BEAUVOIR n’écrivait-elle pas, précisément, dans La force de l’âge (1960), que « l’individu ne reçoit une dimension humaine que par la reconnaissance d’autrui » ? (Paris, Gallimard-Folio, 1982, p. 711). 4 L’introduction de Christian Angelet au vol. II du Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle présente parfaitement cette définition paradoxale du genre comme « roman véritable » au XVIIIe siècle (Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle. Volume II : 1751-1800, dir. Christian ANGELET, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2003). C’est aussi l’un des enjeux profonds du dernier livre de Jan Herman, Essai de poétique historique du roman au XVIIIe siècle, dans lequel il revient sur l’argument topique du manuscrit trouvé comme protocole pragmatique et non pas comme procédé d’accréditation : « Cet argument n’est pas de faire croire à la vérité historique du texte, mais de faire accepter l’histoire racontée comme un univers fictionnel contenant cependant une vérité qui lui est inhérente » (Essai de poétique historique du roman au XVIIIe siècle, Leuven-Paris-Bristol, Peeters, 2020, p. 727).
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le topos romanesque en tant que signal déclencheur du pacte de fiction,5 sur la poétique romanesque au XVIIIe siècle6 et plus particulièrement sur la génétique des textes narratifs,7 ainsi que sur l’histoire et la culture littéraires européennes8 ont profondément marqué les recherches dans le domaine de l’histoire et de la théorie littéraires. Il n’est pas exagéré de dire que l’œuvre de Jan Herman occupe une place centrale dans nos travaux sur « la république des lettres », dont la présente collection, naguère fondée par lui, se veut le reflet. Et c’est encore en écho à ses travaux que s’est écrit le présent livre à mains multiples. En effet, à travers la variété des sens et des fonctions narratives de la reconnaissance qu’explorent les textes réunis ici, s’appuyant sur des corpus et des genres divers, nous distinguerons trois perspectives sur la reconnaissance littéraire, qui sont autant de fils rouges dans les travaux de Jan Herman. Des études sur la reconnaissance littéraire en tant que thème narratif, premièrement, dans la mesure où les romans, les pièces de théâtre, les fabulae depuis l’Antiquité ne cessent d’explorer les ressorts profonds de l’anagnorisis comme principe de dénouement dans la diégèse. Jan Herman s’est à maintes reprises attaqué à ce thème de la reconnaissance pour étudier le paradigme de l’enfant trouvé, en montrant que la recherche d’une identité perdue et non retrouvée est une donnée structurante du roman du XVIIIe siècle. Ce sens thématique, qu’on appellera ici diégétique, est exploré par les études rassemblées dans la première partie de ce volume. La deuxième partie est consacrée à des approches du thème de la reconnaissance en tant que question poétique, qui dépasse donc la diégèse et 5 Mis à part les nombreux articles ou ouvrages collectifs dirigés (que nous reprenons à la fin de ce volume), Jan HERMAN a publié Le Mensonge romanesque. Paramètres pour l’étude du roman épistolaire en France, Amsterdam, Rodopi et Leuven, Presses Universitaires, 1989, et avec Mladen KOZUL et Nathalie KREMER, Le Roman véritable. Stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2008. Sur la poétique préfacielle du roman au XVIIIe siècle, voir aussi Jan HERMAN, Incognito et roman au XVIIIe siècle. Anthologie de préfaces d’auteurs anonymes ou marginaux (1700-1750), New Orleans, University Press of the South, 1998 ; Jan HERMAN et Christian ANGELET, Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle. Volume I : 1700-1750, dir. Jan HERMAN, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 1999 et Volume II : 1751-1800, dir. Christian ANGELET, op. cit. 6 Jan HERMAN, Essai de poétique historique du roman au XVIIIe siècle, op. cit. 7 Jan HERMAN, Le Récit génétique au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2009. 8 Jan HERMAN, Ontluikende letteren I. Europese literatuur van Homerus tot Goethe, Pelckmans pro, 2017 et Ontluikende letteren II. Europese literatuur van Goethe tot Eco, Pelckmans pro, 2019. Pour un compte rendu (en néerlandais), voir Kris PEETERS, « De ‘grand tour’ van de Europese literatuur », Streven Vrijplaats, mars 2020, https://streventijdschrift. be/de-grand-tour-van-de-europese-literatuur/.
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les questions de reconnaissance entre personnages. C’est une manière de rendre hommage à cet autre versant, poétique et narratologique, des travaux de Jan Herman. Cette partie regroupe des articles étudiant le mécanisme propre à la fiction, dans la façon dont elle se fait connaître et se donne à reconnaître à ses lecteurs. Comme l’a montré Jan Herman, particulièrement dans son Essai de poétique historique du roman au dix-huitième siècle, la fiction littéraire construit sa légitimité à l’âge classique en recourant à des scénographies spécifiques. Celles-ci établissent une reconnaissance poétique fondée sur la mise en place d’un contrat de lecture ou plutôt, pour emprunter le mot du maître, sur la « négociation » d’un pacte triple, qui concerne à la fois la « visibilité » de l’auteur lorsqu’il s’autorise à se montrer, une nouvelle manière de « lecture », et un code « de participation » invitant le lecteur à adhérer à la vérité de l’illusion fictionnelle.9 Enfin, la reconnaissance littéraire concerne aussi l’image de soi que l’on projette aux autres, afin d’être reconnaissable et d’être reconnu, comme auteur et comme individu. La reconnaissance implique, en d’autres termes, une pragmatique, qui est à la fois esthétique et morale : elle n’est pas seulement une question d’auctoritas, mais aussi d’ethos, d’une image de soi qui est offerte à la lecture et à l’interprétation, et qui s’avère inséparable de la relation à autrui, à ceux qui recevront cette image et à qui on demande de la reconnaître – qu’il s’agisse de lecteurs, de critiques du roman ou d’une postérité aux contours plus vagues. Cette reconnaissance pragmatique, qui implique la manière dont un auteur est lu ou interprété, et donc la façon dont l’image du moi écrivant est reçue par le public auquel il s’adresse, concerne l’individu, l’être moral et social, le moi désireux d’être reconnu dans son individualité, autant que l’auteur en quête de reconnaissance esthétique. La réception et la transmission des œuvres, car c’est bien de cela qu’il s’agit, et la reconnaissance de leur valeur littéraire, sociale et morale impliquent ainsi la reconnaissance du moi écrivant, de l’auteur, de la femme ou de la femme auteure, par l’autre – le public, le critique, le commentateur postérieur, le traducteur. Ressort de l’intrigue à l’intérieur de la diégèse, mécanisme par lequel l’œuvre se donne à lire, ou encore facteur de réception et de transmission culturelle, la reconnaissance opère ainsi à différents niveaux, diégétique, poétique, et pragmatique, dans un éventail de possibilités dont les études rassemblées ici soulèvent un pan. * 9
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Jan HERMAN, Essai de poétique historique, op. cit.
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RECONNAISSANCES DIÉGÉTIQUES Reconnaissance, recognitio, révélation, illumination, découverte, coup de théâtre… que de termes au XVIIIe siècle pour traduire l’anagnorisis d’Aristote, ce passage de l’ignorance à la connaissance lorsqu’un personnage comprend enfin la vérité de sa situation – et cela de préférence au moment le plus brûlant de l’intrigue : le moment où le père allait épouser sa fille, le frère sa sœur. La bonne Euryclée, touchant avec ses mains la cicatrice de cette plaie, la reconnut aussitôt; hors d’elle-même, elle laissa aller la jambe qu’elle tenait, et qui retomba dans le bassin : l’airain résonna, le vaisseau fut renversé et l’eau répandue. En même temps elle sentit dans son cœur un mélange de douleur et de joie ; ses yeux furent baignés de pleurs et sa voix arrêtée.10
Quel lecteur de romans du XVIIIe siècle n’est pas tombé sur de telles scènes de reconnaissance entre les personnages de l’histoire ? Comme on le sait, la reconnaissance d’Ulysse par Euryclée que nous citons ici, ne coïncide toutefois pas avec le dénouement de L’Odyssée : bien d’autres reconnaissances y trouveront encore place, qui montrent toute la richesse de ce ressort d’une intrigue narrative que l’Ancien Régime saura si bien, à son tour, exploiter. Les articles réunis dans cette première partie explorent le thème de la reconnaissance comme anagnorisis dans les diégèses, sous différents angles et à travers divers exemples de la fiction à l’âge classique. En premier lieu, Philip Stewart offre un panorama de multiples scènes de reconnaissance dans les romans d’Ancien Régime, dont il explore de nombreuses variantes. Son étude insiste en particulier sur la complexité de la structure temporelle qu’engendre la reconnaissance : « l’événement qu’on appelle reconnaissance est toujours par sa structure analeptique », affirme Philip Stewart, montrant que l’anagnorisis a une fonction de restauration temporelle, en ce sens qu’elle réécrit le passé et change le cours de l’avenir. Ce vaste aperçu de scènes de reconnaissance est suivi de plusieurs études de cas, qui nous permettent de considérer de plus près le mécanisme de transformation temporelle de l’anagnorisis. François Rosset montre ainsi que le roman Dom Ursino le Navarin (1782) du comte de Tressan se présente comme un roman médiéval, dans lequel « le processus de restitution d’une identité perdue ou faussée se décline sans cesse et sous toutes 10
HOMÈRE, L’Odyssée, trad. Anne Dacier, Paris, Garnier, 1875, livre XIX, p. 316.
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les formes imaginables ». Ces nombreuses reconnaissances diégétiques contribuent à la reconnaissance d’un roman « assez maladroitement » présenté comme imitation. Dans ce cas particulier, le rapport assez flou avec une source médiévale quelconque (même si elle est revendiquée) s’explique aussi par le genre des “Extraits” de romans médiévaux auquel le texte appartient. « Initiés par quelques passionnés très marginaux », ces textes finissent par être reconnus par un certain public, dans l’absence même d’une affiliation très nettement marquée avec le texte-source présumé. Jacques Cormier, pour sa part, a choisi de suivre les traces de deux aventuriers du début du XVIIIe siècle pour montrer comment la question de l’identité et de la filiation, qui est centrale dans Le Récit génétique de Jan Herman, se pose dans un roman représentatif de ces questions prééminentes du XVIIIe siècle romanesque, Les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne de Lesage (1732). Les deux protagonistes qui relatent leurs aventures dans ce roman-mémoires incluant une narration enchâssée présentent la même situation familiale que Marianne par rapport à Tervire : l’une en quête de son identité, l’autre en souffrance de cette identité. Ce hiatus identitaire forme le moteur de l’histoire dont Jacques Cormier étudie les ressorts les plus insoupçonnés. Baudouin Millet, ensuite, analyse la façon dont l’anagnorisis est mise en œuvre par Defoe dans Robinson Crusoé, Roxana et Moll Flanders, « au point d’en faire la matière même de son récit ». Les reconnaissances y « mettent en jeu des personnages importants, qui plus est avec leurs proches (fille et mère, demi-sœur et demi-frère, épouse et époux, mère et fille) ». Or, comme le soulignait Aristote dans le chapitre XIV de la Poétique, les événements les plus aptes à toucher le lecteur concernent précisément des personnages liés par des alliances. Baudouin Millet étudie ainsi les reconnaissances chez Defoe en mesurant leur conformité aux règles de l’anagnorisis édictées par Aristote. Dans sa contribution consacrée non pas à la fiction mais au genre mémorial, Marc Hersant examine le fonctionnement de la reconnaissance dans les Mémoires de Saint-Simon. Le célèbre mémorialiste évoque souvent les retraites volontaires grâce auxquelles, retirés du « monde » dans la perspective d’un face-à-face avec le bon Dieu aux relents jansénistes, les courtisans retournent à l’essentiel, tout en se libérant des contraintes de la cour, et donc de la reconnaissance obligée qui va de pair avec les privilèges reçus du Roi. Dans les Mémoires, la reconnaissance est cependant au carrefour de deux valeurs : d’une part, celle, précitée, sociale et hiérarchique, et d’autre part une valeur profondément humaine, personnelle,
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affective, celle du sentiment intérieur d’une dette profonde envers autrui. Explorant cette seconde composante, Marc Hersant montre comment Saint-Simon pense la gratitude à travers l’opposition à un double envers, soit ingratitude comme signe de bassesse morale, soit feintise et jeu de pantomime tout aussi blâmable qu’il dénonce à toutes les occasions. Paul Pelckmans reprend ensuite la question de la reconnaissance aristotélicienne pour étudier le traitement de la scène de reconnaissance dans l’Iphigénie en Tauride (1757) de Claude Guymond de La Touche et l’Iphigenie auf Tauris (1786) de Goethe, deux réécritures célèbres en leur temps de la pièce d’Euripide. La fine analyse de Paul Pelckmans montre comment la pièce de Guymond de La Touche met en œuvre « une reconnaissance sans révélations ou preuves de fait, où le seul débordement de l’émotion suffit à faire lâcher un secret que l’honneur interdisait de révéler ». Goethe, pour sa part, fait preuve d’une « émotion mesurée », comme c’est le cas dans sa mise en scène du « noble désir de véracité » incarné par Iphigénie lors de retrouvailles inattendues. Mladen Kozul clôture cette première partie par une étude de l’impossibilité de se reconnaître dans le Cleveland de Prévost, à travers la pulsion incestueuse et infanticide du philosophe aveugle, d’une part, et dans Les Liaisons dangereuses, à travers la figure du père Anselme, personnage topique du criminel malgré lui, d’autre part. Dans ces deux exemples « d’opacité intérieure », en effet, le lecteur voit un refus ou une incapacité de la part du personnage de se reconnaître : échec donc d’une anagnorisis qui empêche la réparation finale à laquelle Aristote la vouait. RECONNAISSANCES POÉTIQUES Dans la deuxième partie de ce volume, on trouvera les articles explorant les niveaux poétique et rhétorique de la reconnaissance comme ressort de la fiction littéraire, c’est-à-dire comme mise en place du pacte de fiction tel que l’a théorisé Jan Herman. C’est à partir de l’étude du cas spécifique de l’anagnorisis dans L’Astrée, donc d’exemples de reconnaissance dans la fiction, que Marta Teixeira Anacleto met au jour la façon dont le lecteur peut reconnaître la fiction elle-même en tant qu’artifice. En effet, le roman d’Honoré d’Urfé comprend de nombreux jeux de déguisement et de reconnaissance de l’identité, qui reposent sur une connaissance du genre littéraire dont l’auteur exploite les topoi vers une reconfiguration du genre, à travers reconnaissance et surprise. Ainsi, le thème du déguisement typique du
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roman pastoral est ici voué à être dénoncé, donc à être reconnu. Marta Teixeira Anacleto conclut à « l’inévitabilité de la reconnaissance (du nom, de la forme) ou, pour le moins, son inscription tacite dans le récit, dans la progression du récit » pour que la fiction puisse être reconnue par le lecteur, « comme si la diégèse avait besoin de cet artifice pour se développer et être reconnue comme un fait de fiction ». La reconnaissance d’un texte peut toutefois s’ériger au détriment de celle de ses sources. C’est ce que montre Geert Missotten dans son enquête sur l’une des sources fondatrices du mythe de Don Juan, Jodelet ou le maître valet (1645) de Paul Scarron, qui ne fait guère partie du canon des versions reconnues. Jodelet est en effet antérieur aux premières manifestations du mythe de Don Juan en France ; or, même si la pièce de Scarron ne porte pas témoignage des grands invariants naguère définis par Jean Rousset – la figure du séducteur éternel, les femmes séduites ou trompées et, surtout, la statue de pierre –, Geert Missotten expose avec finesse et citations à l’appui que Jodelet ou le maître valet, inspiré non pas de l’italien mais d’une pièce espagnole de Rojas Zorrilla, montre des ressemblances déconcertantes avec les textes de Tirso, Molière ou Da Ponte. Au bout du compte, argumente Geert Missotten, Scarron part du texte de Rojas Zorrilla, mais forge un nouveau cadre interprétatif qui prend à contrepied certains éléments constitutifs du mythe. La thématique de la reconnaissance conduit directement à celle de l’autoréflexivité de la fiction : dans quelle mesure la fiction réfléchit-elle (sur) ses propres procédés, et les donne-t-elle à reconnaître à ses lecteurs ? Les pseudo-mémoires de Courtilz de Sandras forment un cas troublant de « vraie fausse fiction », que Zeina Hakim examine dans un article explorant les contours de la reconnaissance ambivalente de la fiction. « Le lecteur de ces textes oscille alors en permanence entre deux positions : celle, d’une part, qui consiste à “s’immerger dans la fiction” et celle qui, à l’inverse, l’en arrache sans cesse et le maintient à distance, l’empêchant de croire à ce qu’il lit. Le texte devient alors un espace de jeu, auquel l’auteur invite son lecteur à participer activement. Jeu d’illusion, en quelque sorte », soutient Zeina Hakim. Faux mémoires ou vrai romanmémoires ? Quand la fiction fait tout pour se cacher, se donne-t-elle encore à reconnaître ? Ce qui est sûr, c’est que sous la plume de Courtilz, la fiction met ses plus rusées astuces en œuvre pour nous entraîner dans la “vérité” de l’univers diégétique. L’article de Jean Mainil nous permet de poursuivre cette réflexion sur la reconnaissance de la fiction à travers l’étude du « genre topique par excellence » qu’est le conte de fées, pour une analyse des enjeux de la
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« reconnaissance » à un double niveau : l’effet de reconnaissance chez les premiers lecteurs et lectrices confrontés à la traditionnelle formule « il était une fois », et les scènes de reconnaissance telles qu’elles sont imaginées dans les contes. Esquissant la fonctionnalité de la scène de reconnaissance dans les différentes versions de La Belle au Bois Dormant (où la Belle reconnait son Prince, sans cependant l’avoir connu avant), Jean Mainil avance que Perrault y prépare le public de son époque à la naissance d’un nouveau genre, « qu’ils pouvaient peut-être déjà connaître sous d’autres formes antérieures, mais qu’ils pourraient désormais reconnaître immédiatement telles que Perrault les leur donnait ». L’autoréflexivité d’une fiction qui vise à se faire reconnaître comme fiction nous mène à la question du rapport entre le texte et le livre : une fiction qui réfléchit sur elle-même est aussi, en effet, une fiction qui nous permet d’accéder, fût-ce de manière indirecte, à ses procédés de fabrication. C’est ce vers quoi se tourne Nathalie Ferrand, en nous entraînant dans le fond de l’« atelier du roman », à travers une étude aussi fine que lucide des brouillons de La Nouvelle Héloïse. La confrontation des brouillons authentiques à ceux qui sont représentés dans la fiction même de la diégèse romanesque montre que non seulement le roman fictionnalise les copies réelles, mais que la réalité elle-même s’invite dans la fiction. Jean-Paul Sermain, enfin, étudie les trois niveaux auxquels intervient la reconnaissance dans la fiction – « l’individu représenté par le roman, la figure de l’auteur et la qualification du genre romanesque » – pour montrer leur constante interaction en s’appuyant essentiellement sur La Vie de Marianne. Il rend hommage à ceux qu’il baptise les deux prestidigitateurs de la littérature, « Jan Herman pour ses travaux poétiques et théoriques, Marivaux pour la façon dont il associe des types de reconnaissance variés et leur donne des fonctions elles aussi composites ». Ces formes variées de reconnaissance permettent à Marivaux de « traiter la question pour lui centrale de la conscience de soi et de la difficulté à délimiter et fixer l’identité du sujet », tandis qu’elles sont pour Jan Herman, comme l’expose sciemment Jean-Paul Sermain, une occasion de lire avec et pour le genre romanesque, en entrant dans les mécanismes de ses effets de lecture. RECONNAISSANCES PRAGMATIQUES Dans la troisième partie de ce volume, on trouvera les articles explorant la reconnaissance sur le plan pragmatique de la relation à autrui. En fiction,
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celle-ci relève, au-delà du « pacte de visibilité » entre l’auteur et le lecteur que Jan Herman commente dans son Essai de poétique historique du roman au dix-huitième siècle, d’une légitimité existentielle et culturelle plus large. Le pacte de visibilité touche en effet à l’auteur ou plutôt à son ethos, à l’image qu’il construit de lui à travers ou à l’aune de son texte en tant que femme, être moral, bienfaiteur, ami ou amie, etc. À côté de l’anonymat, du recours au pseudonyme ou de la fictionnalisation, la posture d’auteur la plus récurrente est celle de la dénégation du rôle d’auteur : “je ne suis pas auteur – mais simple éditeur / rédacteur / traducteur / trouveur du manuscrit…” Ces diverses scénographies auctoriales sont autant de manières de négocier entre l’image de soi et la doxa du public pour assurer la réception et la transmission des écrits. Antonia Zagamé se penche ainsi sur la reconnaissance comme identification au héros à partir des écrits de Rousseau, dont elle étudie les mécanismes de réception. La reconnaissance comme identification émotive et empathique aux personnages de fiction, au théâtre comme dans les romans, a en effet été expérimentée aussi bien que théorisée par le philosophe de Genève. Pour Rousseau, se reconnaître en l’autre, et faire du personnage un double fictionnel du moi à travers un procédé de déplacement psychologique consistant à « sortir de soi », de son cœur, peut conduire à l’élévation morale. Rousseau n’en avertit pas moins qu’en fiction, cette reconnaissance-identification morale est vaine, car elle n’est qu’une vertu stérile, imaginaire, qui n’opère pas de véritable changement. La reconnaissance de soi dans un autre fictif, en effet, rend pour ainsi dire la reconnaissance fictionnelle. Sous la plume de Julie, il est question, avance Antonia Zagamé, d’une telle identification, mais sans que le mot, sans doute trop moderne, ne soit explicitement utilisé. L’intérêt qu’on porte aux héros vertueux et à leur réussite, puis, de manière décisive, le déplacement imaginaire dans l’état et la situation des héros, enfin le désir d’être semblable aux personnages et de suivre leur exemple, voilà les éléments qui déterminent la reconnaissance comme identification. Or, il est intéressant de constater que cette négociation ne va pas de soi, ou peut même conduire à une méconnaissance de l’auteur et de son œuvre. On sait combien Rousseau a souffert de s’être senti incompris par ses contemporains, en tâchant d’y remédier d’œuvre en œuvre. Cette quête de reconnaissance du moi concerne en particulier une question qui prend le devant vers la fin du XVIIIe siècle, celle de l’auctorialité féminine. Ainsi, Michèle Bokobza explore le manque de reconnaissance des femmes auteures dans une société discriminatoire qui oppose féminité et auctorialité : « Faut-il renoncer au désir d’être reconnue dans le registre
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de l’amour en tant qu’épouse et mère pour pouvoir satisfaire un désir de reconnaissance vis-à-vis de soi dans le registre de l’accomplissement intellectuel ? » Mme de Staël pointe du doigt l’incohérence d’une société qui tient les femmes dans l’ignorance pour les soumettre à leur condition d’exclues de la république des lettres, alors qu’il faut « [é]clairer, instruire, perfectionner les femmes comme les hommes, les nations comme les individus ». Dans son étude de la « dynamique conflictuelle » qui définit les relations de la femme auteure avec elle-même aussi bien qu’avec son environnement, Michèle Bokobza présente un aperçu remarquable qui met en avant les mécanismes de « reconnaissance dépréciative », inspirée en partie d’une lecture de La femme auteur de Mme de Genlis. Cette question de l’auctoritas féminine au XVIIIe siècle est explorée par Beatrijs Vanacker à partir des lettres de Sophie Cottin. Si, vers la fin du siècle, les femmes auteures se font plus nombreuses et thématisent plus ouvertement les difficultés liées à l’auctorialité féminine, l’association du gender au genre particulier du roman sentimental dévalorise aussi la reconnaissance publique de la femme auteure : aux yeux de la critique littéraire, celle-ci écrit, précisément, comme une femme. Face à cette donnée et aux catégories sociales qu’elle mobilise et qui enferment la condition de femme | auteure dans l’aporie de deux exigences incompatibles, Sophie Cottin développe, dans les mises en scène de l’auctorialité féminine que renferment ses romans et ses lettres, une attitude ambiguë, que Beatrijs Vanacker qualifie de « paratopique ». Ayant largement intériorisé le postulat social de la féminité vécue dans l’ombre, Sophie Cottin met en avant, au bout du compte, un ethos de femme vertueuse et modeste qui a pourtant écrit des romans, bien plus qu’une posture auctoriale de romancière qui est aussi femme. Or l’auctoritas et la reconnaissance ou la méconnaissance de celle-ci ne concernent pas nécessairement l’auteur. Dans sa contribution interrogeant la reconnaissance qui incombe aujourd’hui aux textes du XVIIIe siècle, Kris Peeters se penche sur la traduction. A partir du constat d’un paradoxe entre le mécanisme de consécration des œuvres mis en marche par la traduction, « condition sine qua non de la canonisation internationale », et le manque de reconnaissance, voire l’invisibilité souvent complète des traducteurs, Kris Peeters interroge un cas particulier, qui fait exception, celui de la dernière traduction néerlandaise des Liaisons dangereuses. Dans Riskante relaties (signifiant littéralement : “relations risquées”), en effet, le traducteur Martin de Haan met en scène sa propre visibilité, en inscrivant explicitement la « voix du traducteur » dans le (para)texte. Etudiant les mécanismes de la scénographie dans Riskante relaties qu’il
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compare à celle des Liaisons dangereuses, ainsi que les stratégies de traduction mises en œuvre qui tiennent à la fois de l’historisation et d’une résolue modernisation et que le traducteur lui-même décrit comme « un grand écart », Kris Peeters conclut que Riskante relaties est un événement littéraire important dans le contexte cible, car pour la première fois « le traducteur réclame haut et fort la reconnaissance littéraire et l’autorité discursive (auctoritas) » du texte qu’il a produit. La réflexion sur la reconnaissance des textes du XVIIIe siècle par les auteurs et lecteurs d’aujourd’hui est poursuivie par Francis Mus, qui se penche sur l’œuvre littéraire et théorique de Milan Kundera à partir de son essai Le Rideau. Cet essai prolonge tout en la modifiant sa pensée sur le roman, particulièrement du XVIIIe siècle, exposée dans ses écrits antérieurs plus connus. La reconnaissance n’est pas abordée explicitement dans Le Rideau, mais ne fonctionne pas moins, tel est l’argument de Francis Mus, comme thème structurant de l’œuvre de Kundera, à un double niveau. D’une part, l’auteur tchèque se construit un héritage littéraire, sous la forme d’une « histoire subjective de la littérature », une filiation historique dans laquelle le XVIIIe siècle occupe une place privilégiée. D’autre part, cependant, la position centrale du roman de l’Ancien Régime dans la conception esthétique de Kundera a aussi entraîné, en dépit de la canonisation de l’œuvre, une certaine méconnaissance, plutôt que reconnaissance, par les lecteurs contemporains. Francis Mus interroge ce rapport d’amour-haine que le lectorat français entretient avec le romancier et essayiste tchèque pour conclure qu’il est sans doute l’effet d’une stratégie par laquelle Kundera « instrumentalise » l’histoire du roman afin d’organiser sa propre reconnaissance littéraire. Au bout du compte, il semblerait que le lectorat français n’apprécie guère le fait que Kundera utilise le roman français pour promouvoir sa propre œuvre. Avec la contribution de Luc Fraisse, nous quittons un instant l’Ancien Régime pour trouver une situation en quelque sorte inverse, c’est-à-dire celle d’un auteur interrogeant la reconnaissance que lui donne le public. Marcel Proust, au moment de la consécration solennelle qu’a été l’attribution du Goncourt aux Jeunes filles en fleurs en 1919, a en effet été pris entre deux eaux, comme le montre Luc Fraisse. Il semble que le romancier a pu ressentir la reconnaissance officielle dont il a bénéficié comme une certaine méconnaissance du moi, de sa personnalité changeante, vivante, libre. Longtemps méconnu, Proust, en l’instant de la reconnaissance littéraire et publique, se perçoit comme un objet littéraire, comme une image construite par les autres et dans laquelle il ne se reconnaît guère. Ainsi, la vraie reconnaissance littéraire nécessiterait-elle pour Proust, comme
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pour Rousseau avant lui, une reconnaissance du « moi », d’un moi de l’auteur dans lequel celui-ci pourrait se reconnaître. En d’autres termes, c’est dans l’isolement de l’individu créateur bien plus que par la reconnaissance publique que se réalise l’accomplissement du moi vers la reconnaissance littéraire. Enfin, le dernier article de notre volume offre une perspective globale sur les discussions autour de la reconnaissance littéraire comme ressort narratif dans la diégèse des œuvres, comme ressort poétique instrument de la mise en place d’un pacte de fiction, et comme relation pragmatique entre le moi de l’écriture et son public. Nathalie Kremer appuie sa réflexion sur l’idée du ‘discours oblique’ (ductus obliquus), chère à notre dédicataire qui y voit, à juste titre, une notion clef de la poétique du roman au XVIIIe siècle. Le discours oblique, en effet, parole qui intègre le contraire de ce qu’elle affirme, ou affirme le contraire de ce qu’elle donne à lire, est une question de légitimation entre les lignes de ce qui n’est pas, ou pas encore, légitime ; en cela, argumente Nathalie Kremer, la reconnaissance est aussi une question de re-connaissance, au sens de ductus obliquus vers la connaissance. A partir de l’étude de Paul Ricoeur, Nathalie Kremer nous emmène dans les sentiers obliques des trois sens fondamentaux qu’elle reconnaît, à l’instar de Ricoeur, à la reconnaissance, c’est-à-dire la reconnaissance comme identification d’une chose comme étant elle-même (sens sur lequel repose notamment l’anagnorisis), la reconnaissance à soi (qui concerne l’identité d’auteur et l’ethos en tant qu’image de soi offerte aux autres) et la reconnaissance mutuelle, versant pragmatique constitué par la gratitude et la récompense. Se penchant successivement sur les Rêveries du promeneur solitaire, Les Malheurs de l’amour de Mme de Tencin et la Vie de Marianne, Nathalie Kremer montre comment ces différents sens se confortent mutuellement et comment la reconnaissance, qui est à la fois un détour et un retour, un re-nouveau, fonctionne comme un ductus obliquus vers la connaissance de soi comme des autres. *
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A l’heure où nous écrivons ces pages, nous venons d’apprendre que celui qui fut le second père, intellectuel, de notre dédicataire, lui-même notre maître, vient de quitter le monde des vivants. Christian Angelet, qui incarnait le ductus obliquus comme aucun autre, n’est plus. C’est donc à lui que nous dédierons, en guise d’hommage reconnaissant, nos derniers mots. Nous les emprunterons à Voltaire, cet autre maître du discours oblique, qui écrivit en 1777, dans la perspective assez immédiate de la mort :
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Pour savoir si nous serons heureux ou malheureux après notre mort, il faudrait savoir s’il peut exister de nous quelque chose de sensible quand tous les organes du sentiment sont détruits […] ; si dans l’animal raisonnable, appelé homme, Dieu avait mis une étincelle invisible, impalpable, un élément, quelque chose de plus intangible qu’un atome d’élément, ce que les philosophes grecs appellent une monade ; si cette monade était indestructible, si c’était elle qui pensât et qui sentît en nous, alors je ne vois plus qu’il y ait de l’absurdité à dire : cette monade peut exister, peut avoir des idées et du sentiment, quand le corps dont elle est l’âme sera détruit.11
L’âme, ‘monsieur Angelet’ l’a rendue ; mais son « invisible étincelle » est bien là, dans ce volume et dans ce que nous penserons et écrirons dans de nombreux autres textes à venir.
11 VOLTAIRE, Les Dialogues d’Évhémère, in : Œuvres complètes, éd. Moland, Paris, Garnier, 1883, t. 30, p. 475-531, ici p. 483-484.
LES MOTS DE LA RECONNAISSANCE
À LA RECHERCHE DU SENS VOULU : LA RECONNAISSANCE SELON LA SOCIOLINGUISTIQUE VARIATIONNISTE Stefania MARZO (KU Leuven)
Les pages qui suivent sont dédiées à la recherche des multiples sens et utilisations du mot « reconnaissance », que je compte mobiliser ensemble afin d’exprimer dans toutes ses nuances ma profonde gratitude envers Jan Herman. Cette quête de sens, je l’envisagerai sous un angle particulier, qu’il faut situer à l’intersection des deux grandes passions de ma vie professionnelle. Ma première passion – que je dois tout entière à Jan Herman – est celle de la littérature française du siècle des Lumières ; l’autre est celle qui est venue orienter ma carrière académique, c’est-à-dire la sociolinguistique variationniste. La combinaison de ces domaines à première vue dépourvus de quelque rapport que ce soit, peut étonner. Je me permets néanmoins d’en montrer pour commencer quelques points communs, avant de tourner mon attention vers les multiples sens de la reconnaissance. LUMIÈRES SUR
LA SOCIOLINGUISTIQUE
Comme les Lumières, la sociolinguistique est un mouvement et une perspective sur l’individu et la société, bien plus qu’une école ou une approche particulière. Pour la sociolinguiste canadienne Sali Tagliamonte, « Sociolinguistics pervades the human world »1 : la sociolinguistique est partout dans l’activité humaine. On s’attendrait donc à ce que l’étude de l’interface entre langue et société connaisse une longue histoire. Or, ce n’est pas le cas : la sociolinguistique n’a pas beaucoup plus de 50 ans, ce qui en fait une perspective relativement neuve et moderne sur l’étude des langues. En un sens, comme c’était le cas pour l’Encyclopédie et les Lumières, cette perspective consiste à mettre l’homme au centre de la recherche, et l’empirie au centre des connaissances. 1 Sali TAGLIAMONTE, Making Waves. The Story of Variationist Sociolinguistics, Oxford, Wiley-Blackwell, 2015, p. ix.
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En effet, née aux États-Unis, vers la fin des années 1960, dans un climat culturel particulier qui caractérisait les décennies après la Seconde Guerre mondiale, la sociolinguistique variationniste a pris forme lors d’une séries de rencontres organisées par un groupe d’intellectuels aux idées semblables, des salons, pourrait-on dire, mutatis mutandis. Dans le cas de la sociolinguistique, la réponse à l’hégémonie de l’ordre classique a pris la forme d’une critique du générativisme chomskyen. Là où Chomsky et ses élèves se penchaient sur la structure inhérente, voire, à leurs yeux, universelle, du langage, les nouveaux sociolinguistes ont embrassé l’idée de la vie sociale du langage et se sont mis à étudier les structures, non pas du langage comme phénomène abstrait ou structural, mais du langage comme phénomène humain et (donc) social. A l’idée d’une structure unique, ils ont opposé celle de la variété sociale du langage. A l’étude immanente d’un phénomène réputé unique, ils ont opposé l’idée d’hétérogénéité et l’importance d’une approche empirique. Le constat de l’omniprésence de la variation linguistique et la volonté de chercher un système dans l’hétérogénéité observée sont en effet les piliers fondamentaux de la sociolinguistique variationniste. La préoccupation centrale de la sociolinguistique réside dans la description systématique de la variation et de la liberté d’expression. La variation linguistique renvoie à l’observation et à l’acceptation d’une pluralité des usages, des pratiques et des identités linguistiques. Il s’agit effectivement d’accepter cette pluralité et donc aussi la liberté de chaque individu de choisir entre différentes formes. Cette variation n’est pas une erreur ; au contraire, elle constitue l’une des pratiques de base des individus. Cette hétérogénéité n’est pas aléatoire ; elle est, au contraire, clairement structurée : elle reflète l’ordre et la structure de la grammaire et d’une langue en général, en tant que phénomène social. L’analyse des variations vise à révéler la nature de cette structure complexe. Si la sociolinguistique variationniste en tant que perspective sur l’homme et sur la société partage ainsi avec le siècle des Lumières (mutatis mutandis, certes) une certaine approche de l’homme et des connaissances, il me semble que c’est avant tout une méthode qu’ils ont en commun. La sociolinguistique se veut en effet résolument empirique. Elle part des données observées lors de l’utilisation (parlée ou écrite) de la langue par une communauté donnée, pour ensuite en déduire les principes raisonnés. Sa méthode s’inspire du principe de la réplicabilité et utilise des paramètres maîtrisables et des méthodes mathématiques, statistiques et quantitatives, qui permettent de répondre aux questions de recherche.
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SOCIOLINGUISTIQUE DE LA RECONNAISSANCE AU XVIIIE
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SIÈCLE
Le second rapport que j’établirai entre les Lumières et la sociolinguistique variationniste est davantage instrumental : j’appliquerai dans ce qui suit les méthodes que je viens d’esquisser à un corpus de textes du XVIIIe siècle, en les confrontant aussi au français contemporain. Cherchant à exprimer ma reconnaissance, je me suis posé la question de savoir ce que le mot « reconnaissance » veut dire, dans les romans du XVIIIe siècle d’une part, et pour un public francophone d’aujourd’hui d’autre part. Deux études exploratoires permettent de répondre à ces deux questions. Tout d’abord, le fait que « la reconnaissance revêt de multiples formes au XVIIIe siècle » (comme on a pu le lire dans l’annonce du colloque qui a précédé cette publication) a attisé ma curiosité de sociolinguiste. D’après le même texte, en effet, la reconnaissance est tout d’abord une question d’identité, reconnue ou non, et de gratitude. Or quel serait le rapport entre ces différents composants et comment les textes les utilisent-ils ? Afin de trouver une réponse à cette question, j’ai analysé un corpus de romans du XVIIIe siècle, tirés de la base de données Frantext, et contenant deux cents textes d’auteurs divers. Afin de déterminer comment la notion de « reconnaissance » y est utilisée, j’ai analysé les mots qui se produisent le plus fréquemment dans le cotexte, c’est-à-dire dans le voisinage immédiat d’un mot contenant la racine “reconna”, donc reconnaissance et reconnaître dans toutes leurs formes. Cette méthode, conventionnelle en linguistique, permet de calculer une mesure de co-occurrence, afin de découvrir des collocations, c’est-à-dire des mots qui tendent à se produire ensemble plus souvent que la moyenne. Des mesures statistiques d’association peuvent ensuite être effectuées pour déterminer la probabilité que ces mots se produisent ensemble. À partir des co-occurrences, on peut dès lors déduire le ou les sens du mot en question. Sans m’attarder sur les détails statistiques de la méthode utilisée, il résulte de cette analyse que la notion de « reconnaissance » se produit le plus souvent avec les dix noms ou adjectifs suivants, par ordre décroissant de fréquence d’apparition : « respectueuse », « éternelle », « vive », « respect », « amitié », « joie », « tendresse », « marques », « attachement », « transport ». De cette liste de dix mots, on peut déduire que la « reconnaissance » dans le roman du XVIIIe siècle est bien souvent associée au respect (respectueux, respect), à l’amitié (amitié), à la joie (vive, joie) et à des sentiments d’attachement (tendresse, attachement, transport, …). Voilà comment
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l’identité de l’individu et la gratitude se joignent quand on exprime sa reconnaissance : la gratitude envers l’autre, le respect que l’on ressent pour lui ou elle, l’amitié, la tendresse sont aussi sources de joie. La reconnaissance de l’autre est aussi la reconnaissance d’une signification et d’une importance pour soi. FIGURES CONTEMPORAINES DE LA RECONNAISSANCE La deuxième question qui m’a intéressée est celle de savoir s’il en va de même aujourd’hui de l’emploi du mot « reconnaissance ». Quelle est sa signification actuelle ? Pour cette seconde partie de ma modeste quête de sens, j’ai organisé une expérience qui est souvent utilisée en sociolinguistique. Il s’agit d’une word association task, une tâche d’association verbale. Celle-ci consiste à demander à un groupe de locuteurs de fournir le plus grand nombre possible d’associations en un temps limité, à partir d’un mot utilisé comme stimulus. Les participants sont invités à formuler ces associations dans les plus brefs délais possibles, afin de garantir la spontanéité des associations. En analysant les associations ainsi produites, le chercheur peut reconstruire les sens les plus saillants d’un certain mot. Lors d’une enquête distribuée en ligne, 81 personnes francophones, résidant en France, en Suisse ou en Belgique ont indiqué les deux mots avec lesquels elles associent le mot « reconnaissance ». Il en résulte une base de données de deux cents mots, qui a été analysée de façon quantitative, à l’aide d’une méthode linguistique appelée la keyword analysis, soit analyse des mots-clés. Le diagramme ci-dessous représente les dix mots qui ont été associés le plus fréquemment au mot « reconnaissance » par nos informateurs :
Figure 1 : Les dix mots les plus fréquemment associés à « reconnaissance »
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Sur l’axe horizontal figurent les dix mots les plus fréquemment associés au mot « reconnaissance » tandis que l’axe vertical indique le nombre d’occurrences du mot dans la base de données. En français actuel, « reconnaissance » est associé avant tout avec « gratitude », « merci », « remerciement », puis avec « respect », « amitié », « bienveillance », « travail », « valeur », « bien-être » et « estime ». Cette liste appelle deux commentaires. D’une part, on constate que le XVIIIe siècle n’est apparemment pas si éloigné de nous, ou, si l’on préfère, que l’homme a peut-être moins changé ses habitudes d’animal social que ce qu’on aurait cru. La reconnaissance, qui est tout d’abord associée à la gratitude et au remerciement, est, en effet, toujours une question de respect et d’amitié, mais aussi de bien-être. D’autre part, cependant, mais ceci n’étonne guère, le lexique qui sert à exprimer cette reconnaissance a bien connu une évolution : des mots comme « attachement » ou « transport » ne viennent plus spontanément à l’esprit des répondants du XXIe siècle, qui préfèrent évoquer la notion de « bienveillance » ; leur reconnaissance n’est plus « éternelle » non plus, même si elle reste une « valeur » importante. Dernier changement notable : apparaît aussi la notion du travail – soit que l’on demande de la reconnaissance pour le travail que l’on a fait, ou que l’on reconnaît l’importance du travail des autres, ou dans la vie en général ; cette enquête ne permet pas de le déterminer – qui n’occupait pas encore, bien entendu, une place prépondérante dans les romans du XVIIIe siècle. Au fil de cette enquête, j’ai constaté un autre élément intéressant, qui peut étonner, à savoir que la reconnaissance n’est apparemment pas tout à fait la même pour les Français et les Belges francophones. Ainsi, les 11 répondants français (qui étaient donc nettement moins nombreux que les Belges, de sorte qu’il faut lire cette remarque avec de la précaution) ont associé notre terme clef à des mots comme « connu », « identification », et « investissement », qui restent absents dans les réponses les plus fréquentes données par les Belges. Considérons ces réponses comme des éléments de sens supplémentaires qui viennent de greffer sur le socle commun aux deux groupes de répondants, que nous avons commenté ci-dessus : expression de gratitude avant tout, de respect, d’amitié, de bienveillance, mais aussi de bien-être, la reconnaissance est aussi, pour certains répondants, une question d’investissement et d’identification de l’autre comme, aussi, de soi :
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Figure 2 : Les dix mots les plus fréquemment associés à « reconnaissance » par les répondants francophones belges
Figure 3 : Les dix mots les plus fréquemment associés à « reconnaissance » par les répondants francophones français
Au terme de ces deux études de cas, d’ordre tout à fait exploratoire, émerge une certaine idée de la reconnaissance et de ses multiples sens qui illustre comment les méthodes issues de la sociolinguistique variationniste permettent de structurer des données variables et, à première vue, hétérogènes. Cette idée ne révèle pas seulement, cependant, l’emploi d’un mot dans une certaine communauté de locuteurs ; elle est aussi indicative de l’esprit d’une époque, d’une communauté, d’un groupe de personnes. Une telle idée, on peut l’exprimer dans un nuage de mots comme celui que le lecteur trouvera ci-dessous. Et ces mots, dont la taille représente l’importance relative dans les deux études de cas que j’ai voulu partager avec le lecteur, illustrent toute la reconnaissance que je voudrais ici exprimer à celui que nous célébrons dans ce volume.
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LES MOTS DE LA RECONNAISSANCE
Figure 4 : Nuage de mots associés à « reconnaissance »
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PREMIÈRE PARTIE :
RECONNAISSANCES DIÉGÉTIQUES
DE L’ENFANT SUBSTITUÉ AU CI-DEVANT : JALONS POUR UNE TAXINOMIE DE L’IDENTITÉ RÉTABLIE Philip STEWART (Duke University)
C’est un grand privilège pour moi de pouvoir participer à ce colloque en l’honneur d’un collègue que je n’ai malheureusement vu que peu de fois mais avec qui j’ai longtemps partagé un domaine de recherche et même collaboré à l’occasion. La rigueur intellectuelle et méthodologique de Jan Herman, sans parler de son esprit de collégialité, a été une inspiration pour nous tous, et c’est pour cela aussi que nous faisons nôtre aujourd’hui la notion de reconnaissance. Il y a d’ailleurs plusieurs autres d’entre vous qui sont pour moi des collaborateurs peu ou jamais rencontrés, que grâce à ce colloque j’ai enfin le bonheur de connaître et de remercier personnellement. Vous avez vraisemblablement entendu parler du boxeur Mohammed Ali. Mais si je vous parlais d’un sosie qui avait auparavant été champion olympique sous le nom de Cassius Clay, il est plus que probable que vous hausseriez les épaules. S’agit-il du même homme ? Voilà toute la question : il a voulu se faire autre. Dans ce cas c’était sans doute un passé collectif plutôt que personnel qu’il cherchait à conjurer en rejetant son patronyme, comme d’autres célébrités du sport l’ont fait depuis. Afin qu’on ignore qui il est ? Guère ; mais pour être reconnu comme autre, comme un être qui s’est volontairement substitué une identité ré-imaginée. On peut écarter son « propre » nom pour beaucoup de raisons, y compris idéologiques. La reconnaissance que nous évoquons ici c’est surtout, comme le dit le Dictionnaire de Trévoux, « un dénouement fort commun dans les romans, les comédies, ou tragédies » ; et le Trévoux ajoute aussitôt une brève typologie du phénomène. Dieu sait s’il y en a, des reconnaissances, dans la littérature des XVIIe et XVIIIe siècles, même en dehors des exemples les plus connus. On peut dire aussi que la reconnaissance est le dénouement idéal, sauvant souvent sinon toujours, à la fois l’honneur, la face, et le bonheur de tout le monde. Ces retrouvailles qui ôtent tout d’un coup les obstacles à la félicité et souvent la comblent sont le deus ex machina qui arrive à point pour répandre la joie à tous, personnages et spectateurs confondus.
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Ou, plus rarement, c’est le contraire, comme le souligne encore le Dictionnaire de Trévoux, citant en particulier le cas d’Œdipe. La reconnaissance, comme tous les sujets agréables, est sujette aux ombres. Et alors le dénouement n’est pas nécessairement une fête ; il peut au contraire être parfaitement tragique. Shakespeare, dans sa Comedy of Errors, met en scène deux paires de jumeaux et deux sœurs : belle symétrie, d’autant plus que deux de ces jumeaux sont les valets des deux autres et qu’en dehors des amours couronnées, leurs pères et mères seront retrouvés (et se retrouveront) aussi. On ne va guère plus loin dans ce genre d’enchevêtrement et de cascade de reconnaissances. Mais à quelques degrés près cette comédie en rappelle beaucoup d’autres. Ayant enseigné le théâtre comme le roman, j’ai toujours eu une certaine prédilection pour les romans qui mettent théâtre et roman simultanément en jeu, en particulier Le Roman comique et Gil Blas de Santillane, de deux auteurs féconds dans l’un et l’autre genre. Le Roman comique nous présente toute une troupe de comédiens. D’entrée de jeu on les trouve non seulement sous leurs noms de théâtre mais affublés – quoiqu’ils soient dans la rue – de leurs costumes de scène. Le Destin a en plus « un œil et la moitié de la joue » couverts par son fameux « emplâtre » (chap. 1), cela pour une raison dont on attendra longtemps l’explication : c’est « pour se rendre méconnaissable » à un « ancien persécuteur » dont il craint de ne pouvoir se défendre (chap. 12). Le pouvoir de disparaître ainsi peut être pour lui une question de vie ou de mort ; être reconnu en ce cas c’est la catastrophe. Cette distinction peu commune va de pair avec tout le mystère du passé du Destin : « il ne découvre point qui il est, ni d’où il est, non plus que la belle Chloris qui l’accompagne » (chap. 5). Or vers le début de son récit on entend Le Destin raconter : « Je fus mis en nourrice et l’étranger fut mis en la place du fils de la maison » (chap. 13). Rien de plus classique ; tout lecteur avisé saura instinctivement où à la longue ce fait doit mener. Le Roman comique nous offre en fait deux substitutions d’enfants, d’où aussi des couples analogues, Le Destin étant à Glaris comme Verville est à St Far, par le truchement mythique implicite de Jacob et Ésaü. Quelquefois, loin de la terminer, la reconnaissance permet le relancement de l’histoire, cette fois avec les choses mises à l’endroit, ce qui pourrait être le cas du Roman comique, mais c’est difficile à vérifier quand le roman reste inachevé. Quant à Gil Blas, l’un des voleurs du livre I représente le renversement de la situation qui lance ou résout tant d’intrigues comiques, dans la mesure où c’est lui le roturier substitué à l’enfant noble – et qui a ainsi
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perdu ses titres plutôt qu’il ne les a recouvrés lorsque sa véritable parenté a été sue. On y rencontre plusieurs autres reconnaissances, dont la découverte de l’identité de Sirena avec Catalina (livre VIII, 12) forme un autre type, deux personnages se trouvant n’être que les deux visages d’un seul, la même situation que celle de Mme Turcaret dans la comédie (1709) de Lesage. Alphonse, le fils adoptif de don César de Leyva, se trouve être son fils à part entière et restauré dans ses droits d’héritage (livre VI). Et ainsi de suite. Gil Blas n’est pas comédien, mais il a des amis qui le sont. Or il n’est pas toujours au courant quand il retrouve ses anciens amis. Il ne semble pas comprendre d’abord comment l’« Estelle » qu’il rencontre en route peut être la Laure qu’il a connue. Sur un plan ceci n’est que l’effet des noms d’emprunt, qui cependant vont de pair, chez les comédiens, avec une inclination, comme Laure elle-même le reconnaît, à se voir transformée en quelqu’un d’autre. Le personnage de comédie supprime provisoirement ses origines réelles : il est pris dans un tourbillon de feintes et d’identités variées qui en fin de compte est celui du théâtre lui-même, qui selon l’une de ses prétentions conventionnelles représente la vie, tout en y étant en même temps opposé.1 Donc, toutes sortes de configurations possibles, à n’évoquer que ces deux romans. Parfois le personnage dissimulé est, comme Le Destin, l’agent de son propre déguisement. Dans d’autres cas – ou les mêmes encore – justement comme Le Destin, et aussi comme dans toutes les substitutions d’enfants, on perd son propre nom sans s’en rendre compte, avec le résultat qu’on porte longtemps le faux nom sans états d’âme, car on y croit. Le plus souvent, sans doute, du moins en littérature, c’est un autre qui a introduit la supercherie et normalement sans même que la victime le sache. Mais le jour vient où l’identité originelle est rétablie, ou bien les deux sont tant bien que mal réconciliées, le personnage déguisé étant aussi surpris que les autres intéressés. Si le substitué et le substituteur sont une seule et même personne, c’est à un imposteur qu’on a affaire. Arnaud du Tilh, au risque de sa vie, essaie de s’approprier l’identité de Martin Guerre (qui lui a facilité la chose en disparaissant) et tout ce qu’elle entraîne : une femme, une maison, et le reste, qui ne sont pas non plus les siens. Et la femme (Bertrande de Rols) pour sa part, au risque de sa vie, estime apparemment qu’elle a gagné au change. 1 Il arrive au comédien aussi de les confondre. Il est dit de Lucinde, par exemple, qu’« à force de jouer des rôles sanguinaires dans les tragédies, elle s’était familiarisée avec le crime » (livre V, chap. 1).
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Pour elle, la reconnaissance – c’est-à-dire le règlement de comptes – n’a pas dû être réjouissante. Et cela n’est pas une fiction.2 Le jeune Cleveland, malheureusement pour lui, hébergeant en lui-même à son insu un ci-devant Cromwell, apprend par deux fois – l’une auprès de son père et l’autre auprès de son grand-père maternel – qu’une reconnaissance dans son cas peut avoir des conséquences non voulues et peutêtre même désastreuses, en l’occurrence l’interminable succession de ses tragiques aventures en Angleterre, en Amérique et en France. C’est alors qu’on se débaptiserait volontiers si l’on le pouvait, afin de s’échapper d’un piège où votre patronyme vous a condamné. Le changement d’identité peut ainsi relever de toute une gamme d’autres motivations et d’intentions. N’oublions pas non plus, à ce propos, que dans l’Ancien Régime la possibilité de s’inventer une identité faisait en quelque sorte partie du système nobiliaire. Les étrangers se faisaient passer pour nobles avec une petite particule ou un nom inventé de toutes pièces, c’était presque monnaie courante. Et à un moment où plusieurs surnoms pouvaient être simultanément en usage dans les grandes familles, à mesure qu’un fils ou l’autre succédait à un titre vacant, il n’était pas si rare de tricher un peu sur ses origines et son état, à l’instar du bien connu quoique fictif Monsieur de La Souche chez Molière.3 En termes du vocabulaire analytique de Roland Barthes, la reconnaissance participe du code herméneutique mais aussi du code actantiel ou proaïrétique. Elle prend son sens narratif en fonction d’une séquence qu’elle complète, séquence qui s’était ouverte par l’imposition d’une pseudonymie. Ainsi, l’événement qu’on appelle reconnaissance est toujours par sa structure analeptique, au même titre que la substitution d’enfant est à sa manière proleptique. Or il y a autant de situations pseudonymiques que de reconnaissances. Symétriquement, au ci-devant, appellation analeptique, correspond virtuellement un ci-après, désignation qu’on pourrait appliquer aussi à un dauphin ou toute autre personne destinée à un rang qu’elle n’occupe pas encore. Anticiper sur cette épithète-là, c’est pour garder le même paradigme tout en changeant radicalement les circonstances, et reconnaître que la permutation d’identité peut avoir des conséquences autres que fictives. (Mais en fait les substitutions et reconnaissances qu’on associe intrinsèquement à la fiction avaient toujours été solidement ancrées dans des réalités historiques.) Il s’agit d’une circonstance historique où s’est 2 Je parle d’après la version du « Faux Martin Guerre » donnée par GAYOT DE PITAVAL au tome I de ses Causes célèbres et intéressantes (1738). 3 L’École des femmes, acte I, scène 1.
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produit l’abandon généralisé d’anciennes identités pour des raisons souvent racontées, mais non dans ce contexte. Un ci-devant possède aussi un nom présent, mais ce nom est considéré comme moins approprié, au moins à certains moments, que le nom qu’il a tenté d’abandonner. C’est bien là le cas de dire que « la reconnaissance est aussi une question d’accusation ».4 Elle nie à certains le pouvoir et même le droit d’aliéner un nom qui est devenu creux mais n’en incorpore pas moins un passé, une essence qui s’attache toujours à la personne qui se voudrait transmuée en une autre. Car il n’est pas donné à tout le monde de se débarrasser ainsi de son ancien bagage. On n’est pas ancien marquis, on est ci-devant marquis, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, et grâce au glissement de l’adverbe en substantif, on rejoint cette classe qui s’appelle des ci-devants. Ci-devant est la marque de la « différance », d’une identité périmée mais en même temps perdurable. La désignation échoit aux personnes ou aux choses qui ne sont pas encore pourvues d’une identité considérée comme légitime dans la nouvelle dispensation, ou qui ont essayé de s’en inventer une sans en avoir encore payé le prix. Le duc d’Orléans au contraire, essayant de prendre l’avenir à pleines mains, refuse d’être un ci-devant en se rebaptisant de son propre chef Philippe Égalité. Une nouvelle entité, Philippe ne sera pas le ci-devant duc d’Orléans parce qu’il sera ‘re-né’ citoyen. Le titre de citoyen même représente à cet égard une transformation d’identité civique. On se crée en quelque sorte un nouvel être, ajustée au temps présent dans un mouvement pour s’arracher à un passé qui est en train de se consumer. Ce n’est pas subtil mais Philippe ne cherchait pas la subtilité. Il n’en a pas moins été la victime de son passé taré auquel il prétendait échapper, comme tant d’autres ci-devants. « Ci-devant » signifie que la rupture est imparfaite, qu’elle est en quelque sorte refusée par l’histoire et n’est pas entérinée ; l’expression reconnaît implicitement que le référent passé est encore un repère essentiel afin de donner une assise au présent. En même temps ci-devant sert de reproche : vous n’êtes pas encore être celui ou celle que vous réclamez ; il survit en vous un être caduc mais non éradiqué que vous souhaiteriez sans doute un jour faire revivre. Vous ne demandez pas mieux que de récupérer un jour ce que vous fûtes ci-devant mais il n’en sera rien : vous ne serez jamais qu’un citoyen, peut-être même pas tout à fait cela. C’est la réimposition – non la récupération – d’une identité à laquelle l’individu 4
Selon les termes de l’annonce du colloque qui a été diffusée en 2018-2019.
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ou la famille n’est pas tout à fait autorisé à renoncer. Ce genre de « reconnaissance » n’est ni voulu ni bienvenu et peut être funeste. La reconnaissance la plus célèbre dans ce nouveau contexte – c’est-àdire la résurgence la plus violente du passé dans le présent sans parler de l’avenir – est plutôt celle qui survient à Sainte-Menehould, où, selon le célèbre témoignage du maître de poste, Jean-Baptiste Drouet, devant l’Assemblée constituante, le 24 juin 1791 : Le 21 juin, à 7 heures et demie du soir, deux voitures et onze chevaux relayèrent à la poste de Sainte-Menehoud. Je crus reconnaître la Reine ; et apercevant un homme dans le fond de la voiture à gauche, je fus frappé de la ressemblance de sa physionomie avec l’effigie d’un assignat de 50 livres.5
Détail curieux : la ressemblance ici se fait reconnaissance grâce à la petite image sur l’assignat courant.6 C’est assez phénoménal, si c’est exact, car l’image (d’après Gatteaux) sur l’assignat inscrite « Louis XVI roi des François » est assez schématique et toute petite. L’histoire aurait-elle tourné autrement si cette image en profil du roi n’avait pas été reportée sur les billets révolutionnaires ? Arrivés à Varennes, on fait difficulté à la reine pour son passeport au nom de baronne de Korff, et c’est le roi lui-même qui simplifie tout en déclarant son identité. C’est du coup, comme chacun sait, la fin de la royauté : dès le 21 septembre la République est proclamée et le ci-devant Louis XVI ne portera plus que son soi-disant vrai nom de Louis Capet – alors qu’en fait il n’a jamais été ni Capet ni capétien. Mais pour un roi déchu il n’y a plus moyen de ne pas représenter, bon gré mal gré, sa « race ». *
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Qu’on ne conclue pas que le cycle d’aliénation et de reconnaissance soit un phénomène d’époque qu’on peut aujourd’hui regarder de loin comme une curiosité de l’histoire. Au contraire, avec la multiplication que nous vivons d’adoptions, de clonages, et de gestation pour autrui, les possibilités de reconnaissance sont géométriquement démultipliées ; elles ont lieu tous les jours en nombre accru. Il y a deux ou trois siècles, un zygote 5 Mercure historique et politique de Bruxelles, [2 juillet 1791], p. 58-59, books.google. fr/books? id=NWIMAAAAYAAJ&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false. Même texte que le Journal historique et politique de Genève qui le remplace à partir du 18 août 1792 (data.bnf.fr). 6 http://assignat.fr/1-assignat/ass-32a.
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restait normalement dans une même matrice et les moyens de dépistage étaient peu nombreuses. Mais maintenant ! Et avec l’universalisation de l’analyse par ADN les récupérations de parents perdus sont quasiment illimitées. Peut-être le trope de la reconnaissance recèle-t-il après tout quelque sagesse. Chaque reconnaissance nous rappelle que s’il y a des secrets partout, les erreurs sont quelquefois récupérables. Et c’est pour cela que la reconnaissance est fondamentalement un effet comique, sa vocation la plus naturelle étant de réaffirmer la vie et la jeunesse, en somme l’ordre naturel, c’est-à-dire le renouvellement perpétuel du monde.
RECONNAISSANCE ET PASTICHE DU ROMAN MÉDIÉVAL : DOM URSINO LE NAVARIN DU COMTE DE TRESSAN François ROSSET (Université de Lausanne)
Si l’on devait s’en tenir au jugement proféré par le pseudo-Bachaumont, il ne semblerait pas absolument nécessaire de s’intéresser de plus près aux productions du comte de Tressan. Car voici ce que l’on peut lire dans les Mémoires secrets à la date du 11 décembre 1780 : Comme beaucoup de gens se recrient contre la nomination du Comte de Tressan à une des places vacantes de l’Académie françoise, ses partisans rassemblent ses titres littéraires et en font l’énumération. On vante d’abord ses Réflexions sommaires sur l’esprit ; ouvrage fait pour l’éducation des enfants auxquels il est adressé, les Discours académiques, l’Eloge de Maupertuis ; le Portrait historique du roi de Pologne & les pieces qui l’accompagnent et qu’ils appellent charmantes, quoique très ennuyeuses. Enfin on cite les Extraits piquans, dont il a enrichi la Bibliotheque des Romans, Tristan de Léonis, Ursino le Navarin, le petit Jehan de Saintré, &c. la traduction libre de l’Amadis de Gaule, l’extrait de l’Orlando inamorato, & la traduction élégante qu’il vient de publier de 46 chants de l’Arioste. Il faut convenir que toutes ces productions, malgré les éloges qu’on leur donne, ne sont marquées qu’au coin de la médiocrité. Du reste, M. le Comte de Tressan est depuis 1750 des Académies royales des Sciences de Paris, de Londres, de Berlin & d’Edimbourg : il avoit dû cette distinction à un Mémoire ingénieux & profond sur l’Electricité, considérée comme agent universel, composé en 1749 & qui n’a jamais été imprimé.1
Cette opinion dégradante a longtemps prévalu, même si l’on a vu paraître, en 1923, une solide thèse consacrée à Tressan, qui reste à ce jour la référence.2 Mais le développement récent des études de médiévistique 1 Mémoires secrets pour servir à l’Histoire de la République des Lettres en France, depuis MDCCLXII jusqu’à nos jours, tome quinzième, Londres, chez John Adamson, 1781, p. 98-99. 2 Henri JACOUBET, Le Comte de Tressan et les origines du genre troubadour, Paris, PUF, 1923. Deux autres publications de la même époque évoquent Tressan : Edmond ESTÈVE, « Le Moyen âge dans la littérature du XVIIIe siècle », Revue de l’Université de Bruxelles, 1923, p. 353-382 et René LANSON, Le Goût du Moyen âge en France au XVIIIe siècle, ParisBruxelles, G. van Oest, 1926.
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où l’on s’intéresse à la réception du Moyen Âge au cours des siècles a donné une seconde chance au comte lorrain et à ses productions médiévophiles. C’est en particulier l’intérêt pour la Bibliothèque bleue et surtout la Bibliothèque universelle des romans, objet de plusieurs travaux d’importance ces dernières années, qui a pour ainsi dire réhabilité cette entreprise particulière de réécriture des romans médiévaux où Tressan a joué les premiers rôles.3 Le mot est lâché : c’est bien de réécriture qu’il va être question ici, c’est-à-dire aussi de l’origine des textes, de leurs transformations et de l’auctorialité, en un mot, de ce que Jan Herman a brillamment réuni sous l’étiquette du « roman génétique ».4 En juillet 1775, dès sa première livraison qui en comptera 224, la Bibliothèque universelle des romans (désormais : BUR) alimente d’un premier « Extrait » la « classe » des « Romans de chevalerie » qu’elle a distinguée dans l’histoire universelle des romans. C’est au Roman de Merlin qu’échoit cet honneur : « C’est le premier Roman de Chevalerie puisqu’il est la source de ceux de la table ronde, qui sont les premiers de tous les ouvrages de ce genre ».5 Désormais, chaque nouvelle livraison comportera un ou plusieurs « Extraits » de la classe des « Romans de Chevalerie ». Qu’est-ce qu’on en extrait ? L’essentiel de ce qui devrait intéresser les contemporains des éditeurs, soit les principaux éléments de l’intrigue ainsi que les détails propres à rendre compte des realia de ces temps passés et obscurs. Mais extraire signifie aussi réduire : « nous aurons soin de n’offrir que les traits principaux »6 ; d’où des coupes impitoyables dans tout ce qui relève de la digression, de la prosopopée, de la pièce rapportée, de la description et des longs récits de bataille. Deux rédacteurs seront particulièrement actifs dans ce traitement assez brutal des romans médiévaux : le marquis de Paulmy et le comte de Tressan. En mai 1777, la BUR publie un « Extrait » de Valentin et Orson, un roman de chevalerie du cycle carolingien qui aurait eu d’abord la forme d’une chanson de geste perdue depuis ; les fragments d’une version en 3 Parmi les publications récentes, voir notamment Maria COLOMBO-TIMELLI, Lancelot et Yvain au siècle des Lumières : La Curne de Sainte-Palaye et la Bibliothèque Universelle des Romans, Milan, LED, 2003 ; Véronique SIGU, Médiévisme et Lumières, le Moyen-âge dans la Bibliothèque Universelle des Romans, Oxford, The Voltaire Foundation, 2013 ; Alice C. MONTOYA, Medievalist Enlightenment from Charles Perrault to Jean-Jacques Rousseau, Cambridge, D. S. Brewer, 2013 ; Fanny MAILLET, Extraire la littérature médiévale : du fonds de l’Arsenal à la “Bibliothèque Universelle des Romans”, Perspectives médiévales, n° 37, 2016 [en ligne : https://journals.openedition.org/peme/11875#bodyftn13]. 4 Jan HERMAN, Le Roman génétique au XVIIIe siècle, Oxford, The Voltaire Foundation, 2009. 5 Bibliothèque universelle des romans, Paris, juillet 1775, p. 109. 6 Ibid.
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néerlandais datant du XIVe siècle, Valentijn en (de) Nameloos sont la première trace connue de cette œuvre.7 L’histoire était devenue très populaire dans le nord de l’Europe, au point que Pieter Breughel l’ancien produisit une gravure pour en illustrer une scène célèbre :
Pieter Breughel l’Ancien, La Mascarade de Valentin et Orson, 1566 7 Sur cette œuvre et ses avatars, voir Wilhelm SEELMANN, Valentin und Namelos. Die niederdeutsche Dichtung. Die hochdeutsche Prosa. Die Bruchstücke der mittelniederländischen Dichtung. Nebst Einleitung, Bibliographie und Analyse des Romans Valentin et Orson, Norden et Leipzig, Diedr. Soltau’s Verlag (Niederdeutsche Denkmäler, 4), 1884. Quelques études ponctuelles récentes : Régine COLLIOT, « Un prédécesseur de Tartuffe : l’archevêque de Constantinople dans Valentin et Orson (remaniement épique du XVe siècle) », in : Mélanges Jean Larmat. Regards sur le Moyen Âge et la Renaissance (histoire, langue et littérature). Centre d’études médiévales de Nice, dir. Maurice ACCARIE, Paris, Belles Lettres (Annales de la Faculté des lettres et sciences humaines de Nice, 39), 1983, p. 69-78 ; Régine COLLIOT, « Le prêtre séducteur dans les fabliaux et dans un remaniement épique du XVe siècle : Valentin et Orson », in : Épopée, fable, fabliau. Actes du IVe colloque de la Société internationale renardienne, Évreux, 7-11 septembre 1981, dir. Gabriel BIANCIOTTO et Michel SALVAT, Paris, Presses universitaires de France (Publications de l’Université de Rouen, 83 ; Cahiers d’études médiévales, 2/3), 1984, p. 141-145 ; Madeleine JEAY, « Valentin et Orson, figures duelles et archétypales. Idiotie et sainteté au Moyen Âge », in : Idiots : figures et personnages liminaires dans la littérature et les arts, dir. Véronique CNOCKAERT, Bertrand GERVAIS et Marie SCARPA, Nancy, Éditions universitaires de Lorraine, 2012, p. 77-91; Adolf MEMMER, Die altfranzösische Bertasage und das Volksmärchen, Halle, Niemeyer (Romanistische Arbeiten, 25), 1935, xvi + 245 p. ; Danielle RÉGNIER-BOHLER, « Jumeaux par contrat », Genre humain, n° 16, 1988, p. 173-187 ; Shira SCHWAM-BAIRD, « Terror and laughter in the images of the wild man : the case of the 1489 Valentin et Orson », Fifteenth-Century Studies, n° 27, 2002, p. 238-256 ; Shira SCHWAM-BAIRD, « “A husband to her liking” : the wily Saracen queen Rozemonde in the 1489 Valentine et Orson », Olifant, 26:1, 2007, p. 45-65.
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Le roman fut ensuite réécrit à de nombreuses reprises et sous différentes formes, jusqu’à l’« Extrait » publié dans la BUR.8 Celui-ci est annoncé avec beaucoup de précautions par les rédacteurs qui avertissent leur public de sa longueur inhabituelle (150 pages) comme de l’énormité des extravagances qu’il présente dans le traitement de la matière historique. Dès lors, disent-ils pour conclure leur présentation, « commençons notre Extrait, en suppliant nos Lecteurs d’avoir de l’indulgence pour la simplicité et la bonhomie avec lesquelles cet ouvrage a été composé. On y trouvera bien des traits curieux & des situations très intéressantes, mêlés avec mille circonstances ridicules. La singularité de tout cela pourra, du moins, amuser ».9 Pour résumer la trame à l’essentiel, disons qu’il s’agit de deux frères jumeaux, fils de la sœur du roi des Francs Pépin le Bossu (le père de Charlemagne) et du roi de Grèce, qui, pour toutes sortes de raisons qu’il n’y a pas lieu de résumer ici, furent mis au monde dans une forêt près d’Orléans où une ourse enleva l’un des nouveau-nés. Il sera donc l’un de ces nombreux « enfants sauvages » qui devaient poursuivre la lignée des illustres frères fondateurs de Rome. Des péripéties en nombre variable suivant les versions (mais toujours considérable) s’enchaîneront alors pour les deux frères jusqu’à ce qu’ils se retrouvent. Un peu moins de deux ans après la publication de cet « Extrait », alors que les souscripteurs de la BUR s’étaient habitués à recevoir leur petite pastille médiévale mensuelle, le périodique publie, en janvier 1779, toujours sous la rubrique des « Romans de chevalerie », un texte intitulé Dom Ursino le Navarin et dona Inès d’Oviedo, précédé d’une préface où un sujet en je qu’on identifiera bientôt au comte de Tressan lui-même, raconte avoir lu cette histoire quarante-six ans auparavant à la Bibliothèque vaticane alors qu’il travaillait à son adaptation des Amadis. Il affirme la reconstituer de mémoire en corrigeant les graves incohérences historiques, s’accordant ainsi « le petit mérite d’avoir lié les faits avec l’Histoire contemporaine ».10 Il va de soi qu’il s’agit d’une de ces innombrables mystifications affichées sans vergogne à l’ouverture des romans11 8 Une première édition de Valentin et Orson a été imprimée à Lyon en 1489 ; une vingtaine d’autres ont été répertoriées jusqu’au XVIIIe siècle et à la double publication d’une adaptation du roman dans la Bibliothèque bleue (Troyes, 1698, puis s.d.). On a répertorié aussi des traductions en allemand, anglais, italien, néérlandais, islandais, ainsi qu’une adaptation espagnole au théâtre par Lope de Vega (1604-1611) – voir : https://www.arlima.net/ uz/valentin_et_orson.html. 9 Bibliothèque universelle des romans, mai 1777, p. 62. 10 Œuvres choisies du comte de Tressan, Paris, s.n., 1787, t. VII, p. 2. 11 Voir les travaux de Jan HERMAN sur le sujet, notamment, avec Mladen KOZUL et Nathalie KREMER pour coauteurs, Le Roman véritable : stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford, The Voltaire Foundation, 2008.
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et que cette fois-ci, l’auteur zélé d’« extraits » est en réalité l’auteur d’un roman de sa propre invention qui est doublement masqué : de façon purement conventionnelle (et donc pratiquement sans effet) par le procédé usé du manuscrit trouvé, mais également de manière subtile, voire perverse, par l’insertion d’un faux roman médiéval au milieu d’une série d’adaptations par « Extraits » de textes médiévaux authentiques. Quels sont ces « faits » qui auraient été seulement « liés à l’Histoire contemporaine » ? Après des années d’attente et de prières à Saint Jacques, le roi et la reine de Navarre ont enfin un fils ; obéissant à la promesse faite au saint, ils envoient le nouveau-né sous escorte pour le présenter à Compostelle. En chemin, non loin de Penaflor, le char qui portait le petit prince se brise et dans la confusion qui fait suite à l’accident, le nourrisson est enlevé par une ourse. Celle-ci protégera et élèvera le prince, son lait lui donnant une vigueur et une force extraordinaires, jusqu’à ce que le garçon, âgé de sept ans, fasse par hasard la rencontre d’un ermite retiré dans les environs, qui lui donnera le nom d’Ursino et prendra en charge son éducation. Un autre hasard (car il n’en manque pas dans ce roman qui aurait pu être écrit par le jeune Marivaux ou l’abbé Prévost) fait qu’Ursino, devenu presque adulte et formé comme le plus parfait chevalier, rencontre don Pedre, fils unique du duc de Santillane. Les chevaliers en herbe se lient d’amitié et vont bientôt s’illustrer dans des tournois, chacun d’entre eux ayant aussi trouvé une élue de cœur dans la plus pure veine courtoise. Mais Ursino est sans nom et sans aveu, redevable de sa réputation qu’à sa seule bravoure et à son invincibilité. Il faudra quantité de péripéties insérées dans le contexte des incursions normandes en Aquitaine sous le règne de Charles le Chauve, pour que le roi de Navarre retrouve enfin son fils, Ursino ses parents ainsi que son rang, et les amants un bonheur désormais tout légitime. S’il fallait constituer une classe de « romans de la reconnaissance », Ursino le Navarin pourrait assurément concourir pour figurer en haut de la liste. Car tout est là dans cette histoire où le processus de restitution d’une identité perdue ou faussée se décline sans cesse et sous toutes les formes imaginables. En effet, ce n’est pas seulement le héros de l’histoire qui doit d’abord se reconnaître lui-même comme appartenant à une espèce différente des animaux de la forêt, avant d’être reconnu, grâce à une série de signes opportunément cachés puis dévoilés, comme enfant légitime et même fils de roi. Tout le monde y passe, depuis l’ourse qui sait très bien distinguer son bienfaiteur l’ermite des autres humains toujours hostiles, jusqu’à Sigefried, le chef normand, qui doit ignorer seulement pendant le temps nécessaire à l’intrigue l’identité des deux femmes et du chevalier que ses hommes ont pris en otage, en passant par l’ermite lui-même qui
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s’avère être un des plus illustres chevaliers retiré du monde pour s’être cru, à tort évidemment, l’assassin de son meilleur ami. Le roman raconte toute une série de destinées biaisées par une méprise avant de se voir redresser par l’avènement de la vérité. Et au-dessus de tout cela, il y a naturellement ou surnaturellement la Providence et son agent le plus actif en terre ibérique, le bon saint de Compostelle qui, à travers des méandres temporairement désespérants, conduit toutes les affaires de ses affidés dans le bon sens. Car c’est bien dans les plus hautes sphères que le romancier a établi ses alliances, tout en puisant dans le réservoir des signes les plus convenus pour ourdir ses séquences de dissimulation-dévoilement : marques sur la peau, amulettes, armes et couleurs des chevaliers, portraits, dessins, aveux involontaires, tout y passe. Dans cette perspective, il y aurait une étude un peu détaillée à faire sur le motif du sang qui est omniprésent dans ces pages de Tressan. Luimême issu d’ancienne noblesse, le comte fait par son récit une démonstration limpide de l’adage : « Bon sang ne saurait mentir ». Il n’y a pas de méchants dans le noble personnel du roman. Même le félon Drogador finira par se repentir, tandis que le Normand Sigefried fera connaître sa rectitude chevaleresque et sa grandeur d’âme pour devenir finalement l’allié le plus sûr du roi de Navarre. Dans ces conditions Ursino (ou plutôt Alphonse, car tel est son vrai prénom qui avait été prononcé sur les fonts baptismaux)12, ne pouvait bien sûr pas rester hébergé chez les animaux sauvages et identifié à eux, même s’il a été nourri du lait de l’ourse et même si le bon ermite s’était occupé, chez lui comme chez l’ourse, de soigner une plaie dangereusement saignante. Il sera encore une fois blessé par le méchant Drogador, son sang coulant bien entendu « à gros bouillons », mais un mire habile sera là pour le soigner et empêcher l’épanchement d’un sang que personne, à ce moment de l’histoire, n’a encore reconnu pour royal ; personne, en dehors du lecteur qui a toute connaissance depuis le début et n’est pas tenu en haleine par la question de savoir qui est qui, mais tout au plus par le désir d’apprendre comment se déroulera le processus de reconnaissance. Sans pouvoir pousser plus loin cette prospective hématocritique qui semble s’ouvrir devant nous, disons que nous voilà tout de même en beau chemin pour rejoindre les propositions si convaincantes de Jan Herman, qui nous a si souvent suggéré de lire les récits de filiation dans 12 Les familiers du Manuscrit trouvé à Saragosse (dont le récipiendaire du présent volume d’hommages) auront levé le sourcil pour la deuxième fois à l’évocation d’Alphonse, après avoir enregistré l’importance du lieu-dit Penaflor.
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une perspective métafictionnelle, exercice auquel le roman de Tressan se prête particulièrement bien. Parmi les nombreux « Extraits » de romans médiévaux que nous devons à Tressan, Dom Ursino le Navarin occupe une place à part, quand bien même tout tendrait à prouver le contraire, puisqu’il est intégré sans distinction dans une série cohérente où chaque texte est précédé d’une explication portant sur son origine et ses avatars successifs, souvent aussi sur les principes qui ont guidé l’auteur de la réécriture. D’un point de vue éditorial, cette série sera triplement confirmée comme telle : d’abord dans la collection uniformisée de la Bibliothèque universelle des romans, puis dans le recueil en quatre volumes des Romans de chevalerie du Comte de Tressan paru en 1782 et enfin dans les Œuvres choisies du Comte de Tressan publiées en 12 volumes en 1787 et plusieurs fois rééditées par la suite. Dom Ursino, redisons-le, est cependant la seule de ces productions médiévales de notre auteur à n’avoir de source que purement fictive. La préface nous raconte une de ces petites fables attendues de manuscrit trouvé et veut nous faire croire à l’existence, dans les trésors de la Bibliothèque vaticane, d’un manuscrit lu jadis et reconstitué de mémoire. Mais nous savons bien que ce manuscrit n’existe pas et que Tressan nous offre tout au plus une variation sur le thème de Valentin et Orson. Petite supercherie qui gardait pourtant un peu de crédibilité à l’époque où l’on était encore bien loin d’avoir recensé tout ce que les collections renferment de manuscrits médiévaux. Côté vraisemblance, il faut bien dire que Tressan n’a pas fait preuve de beaucoup de discipline. Car ne le voilà-t-il pas qui émaille son récit de citations du texte original qu’il donne dans une sorte de moyen-français comme si les tiroirs de sa mémoire avaient conservé non seulement l’intrigue, mais le texte lui-même ! Et cela donne des passages comme celuici où il est question du chevalier qui avait accompagné le malheureux convoi du bébé vers Compostelle et était allé, après l’accident, se prosterner devant le saint : « Toutefois, bien qu’il le priàt, dit l’Auteur, moult aigrement l’argüoit-il de reproches, d’avoir délaissé tant doulce et royalle créature à la dent cruelle et felone de la male beste ». Un peu plus loin, on arrive au moment où le jeune Ursino voit pour la première fois un cheval qu’il prend pour un monstre : « Biou fils, lui dit adoncques l’hermite, de pieça ne vistes beste plus gente et que deviez mieux aimer ; or sus caressez la beste, en brief tems bon besoin vous fera-t’elle ».13 Dans son 13
Œuvres choisies…, op. cit., t. VII, p. 10 et 24. Les italiques sont dans le texte.
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enthousiasme imitateur, notre auteur en vient à déraper dans ses indications de régie narrative qui passent tout à coup elles aussi à cette forme postiche de moyen-français (lui dit adoncques l’hermite). Mais peut-être pensait-il reproduire le récit du narrateur « original » – proposant alors au lecteur, assurément sans l’avoir voulu, un dispositif particulièrement retors de confusion narrative ? À la fin du roman, cependant, lorsque se trouve cité in extenso un échange de correspondance entre don Pedre et Sigefried, les lettres sont reconstituées en français moderne – sans qu’on sache d’ailleurs comment il se fait que le Normand communique avec l’Espagnol dans cette langue. Quoi qu’il en soit, la mise en scène discursive a surtout pour qualité d’être parfaitement visible, sinon même exhibée : des notes lexicales viennent expliquer l’emploi de vocables anciens mobilisés ou inventés pour « faire vrai », le narrateur se réfère à l’auteur du texte qui fait à tel endroit tel ou tel commentaire, alors qu’il invoque ici ou là ses propres lecteurs : C’est à regret – avoue-t-il – que nous avons laissé si longtems nos lecteurs dans l’inquiétude du sort qu’éprouvèrent la belle Inès, l’aimable Félicie et le brave Ursino ; mais nous avons cru devoir leur faire connoître l’histoire de ce tems, qui, se trouvant liée intimement à celle du prince de Navarre et de la princesse des Asturies, nous a paru ne point diminuer l’intérêt, et porter du jour sur ces tems reculés […]
– propos renforcé par une note de bas de page où il est rappelé que « Tous les faits rapportés ci-dessus sont exactement conformes à l’histoire de ce tems »14 ; ce qui, par parenthèse, est loin d’être vrai. C’est donc assez maladroitement que Tressan s’efforce de donner à son roman une crédibilité qui tiendrait seulement à la conduite efficace de l’intrigue et à la qualité de l’information historique, soit à des éléments qui ne préoccupaient pas trop les auteurs de romans médiévaux. On le voit bien en comparant Dom Ursino avec Valentin et Orson où les faits historiques sont allégués avec la plus grande fantaisie et où le merveilleux demeure le pilier principal de la motivation. De fait, en revendiquant la vraisemblance de son ouvrage, Tressan trahit lui-même la supercherie qu’il s’était amusé à monter, mais ce faisant et probablement sans le vouloir, il « porte le jour » (selon l’expression qu’il affectionne) sur les questions théoriques vers lesquelles nous conduit, par réfraction poétique, la mise en fable de la filiation et de sa reconnaissance. 14
Ibid., p. 133.
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Il y a toujours, dans les romans, la superposition solidaire de deux histoires, celle qui est racontée et celle du texte lui-même, la première pouvant être vue comme une réflexion métaphorique de la seconde. Telle qu’elle est racontée dans les fictions narratives, la reconnaissance d’une identité, prestigieuse ou non, est un exercice de sémiologie qui porte non seulement sur lui-même en exhibant le jeu de combinaison entre encodage et décodage ainsi que celui de relation entre encodeur et décodeur, mais qui révèle dans cet exercice comme dans le besoin de le pratiquer un des questionnements les plus angoissants qui travaille l’être humain : « D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? ». Le héros de notre roman est-il Alphonse ou Ursino ? un personnage prétendument historique ou son double fantasmé ? Est-il issu d’un berceau doré ou des fonds obscurs de la forêt ? Son histoire vient-elle d’un manuscrit perdu ou de l’entrecroisement d’éléments tirés d’autres histoires ? Quelle que soit l’ingéniosité avec laquelle on aura inventé ce manuscrit perdu (dans notre cas, il faut bien dire que l’ingéniosité n’a rien de foudroyant), celui-ci ne sera jamais qu’un label convenu de singularité, attribué néanmoins à un texte singulier. C’est ainsi qu’il faut considérer les « Extraits » de romans médiévaux produits au XVIIIe siècle. Initiés par quelques passionnés très marginaux au milieu du mépris généralement éprouvé pour les temps de la gothique obscurité, portés par des entreprises éditoriales de grande envergure, finalement reconnus et appréciés par un certain lectorat comme un genre particulier, ils n’ont plus grand-chose de commun avec la source dont ils sont issus. C’est aussi pourquoi il est très facile d’inventer cette source quand elle n’a pas d’existence dans les faits de l’histoire des romans. Tressan l’a bien montré avec Ursino qu’il a voulu faire ressembler aux autres « Extraits » qu’il avait produits. Mais même ce récit à l’ascendance purement fictive a une histoire de démultiplication. C’est exactement le même texte qui paraît dans la BUR, puis dans les éditions successives des œuvres de Tressan et aussi, en 1785, dans la Bibliothèque universelle des Dames. Le même texte, mais des projets éditoriaux différents, un public-cible différent, un rapport à l’auteur différent selon que les éditions paraissent avant ou après la mort de Tressan, survenue en 1783 à la suite d’une chute de voiture, accident réel qui n’a dès lors pas donné lieu à un sauvetage romanesque assuré par quelque animal sauvage. Ainsi donc, le même texte, mais une œuvre chaque fois redéployée dans un contexte un peu différent, une œuvre chaque fois différente. Une œuvre aussi qui entre en résonance non pas avec le texte originel, lequel n’existe pas, mais, premièrement, avec un faisceau d’interrogations qui
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se posent de façon spécifique au temps des Lumières : sur la naissance et les déterminations qu’elle impliquerait, sur les relations entre humains civilisés et animaux sauvages, sur le rapport entre savoirs innés et savoirs acquis, sur la lecture et la relecture de l’Histoire, sur l’articulation difficile entre conventions sociales et sentiments subjectifs. Et deuxièmement, avec la variété des patrons narratifs qui garnissent le grand magasin du roman : à plusieurs endroits, on se retrouve en terrain connu, reconnaissant la tonalité du roman sentimental, les ressorts du roman d’aventure, les procédés de la nouvelle historique ou même (très discrètement il est vrai), les senteurs du récit libertin.
Clément-Pierre Marillier, ill. pour Ursino le Navarin, dans Œuvres choisies du comte de Tressan, Paris, 1787
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C’est aussi un roman qui s’édite comme bien d’autres, avec une illustration commandée au célèbre Clément-Pierre Marillier, ce qui tend à rapprocher Dom Ursino le Navarin de quantité d’autres romans et récits rehaussés par le dessin du même artiste, caractéristique par sa rigueur de composition, l’élégance du trait et l’expressivité des scènes représentées. Dans la grotte qui sert de demeure à l’ourse, l’ermite découvre un couple affichant une tendresse inattendue : c’est l’enfant dont il avait fait la connaissance un peu plus tôt enlaçant l’ourse qui est immobilisée par une blessure. Sous la voûte que Marillier a rendue semblable aux reliefs alpins tels qu’un Caspar Wolf a pu les peindre, l’ermite regarde de haut le double objet de son étonnement ; beaucoup plus grand que lui, il apparaît à la fois comme l’envoyé de la Providence et le représentant d’une autre espèce ou tout au moins d’un autre monde. Car c’est au fond des cavernes, comme nous l’a appris Jan Herman, lecteur assidu et subtil de Cervantes et locataire périodique de la grotte de Montesinos, que peuvent surgir à nos regards les produits de nos fantasmes qui peuplent l’univers des fictions. La reconnaissance d’Ursino n’est finalement rien de plus, ni rien de moins que la révélation des transferts que nous opérons, le livre à la main, d’un monde à un autre.15
15 Ces pages ont pour origine un séminaire de master, conduit conjointement avec Barbara Wahlen à la Section de français de l’Université de Lausanne en 2018, sur les romans médiévaux au temps des Lumières ; une pensée reconnaissante va à ma collègue ainsi qu’à la dizaine d’étudiants que nous avons eu le bonheur d’encadrer.
RECONNAISSANCE ET RESSEMBLANCE DANS LES AVENTURES DE ROBERT CHEVALIER, DIT DE BEAUCHÊNE DE LESAGE (1732) Jacques CORMIER (Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles)
Comment un spécialiste de l’œuvre de Robert Challe peut-il être amené à se pencher sur Les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne ? Deux éléments permettent de répondre à cette question. Alain-René Lesage n’est pas seulement un contemporain de Robert Challe ; c’est un rival, et un rival heureux, de l’auteur des Illustres Françaises. Quand il s’est agi de publier de nouvelles aventures pour le héros du chef-d’œuvre de Cervantès, tous deux se sont retrouvés concurrents directs. Le 14 septembre 1702, Challe soumettait personnellement aux services de la librairie, en vue d’obtenir une approbation et un privilège du roi, une Continuation des Aventures de Don Quichotte, c’est-à-dire un sixième tome, apocryphe, qui viendrait s’adjoindre au cinquième tome de la traduction de Filleau de Saint-Martin laissé en plan à la suite de la mort de ce dernier au cours de l’été 1691. Challe n’obtint aucune réponse des services de Pontchartrain. Le 27 octobre 1702, l’imprimeur libraire Gabriel Martin présentait aux services de Pontchartrain le manuscrit des Nouvelles Aventures de Don Quichotte traduites et adaptées par Lesage à partir du texte pirate d’Avellaneda.1 Or dans ce duel entre écrivains parisiens, c’est Lesage qui l’emporta dans un premier temps, puisque c’est son texte qui bénéficia d’une approbation signée par Fontenelle et accompagnée d’un privilège2 : c’est son adaptation qui parut, accompagnée du privilège obtenu par Gabriel Martin, chez Marie Cochard, la veuve de Claude Barbin, dès 1704.
1 Ce texte apocryphe, dont l’auteur n’a pas été identifié, parut à l’été 1614, au milieu de la rédaction et de la publication des deux parties du roman de Cervantès (respectivement 1605 et 1615). 2 Voir Roger LAUFER, Lesage ou le métier de romancier, Paris, Gallimard, 1971, p. 5455.
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L’affaire ne s’arrêta pas là puisqu’en 1713, onze ans plus tard, MichelÉtienne David, successeur de Claude Barbin et de sa veuve, dans la boutique de laquelle le manuscrit de Challe avait dû être conservé3 utilisa frauduleusement – en jouant sur la parenté des titres – le même document administratif pour accompagner la publication de la Continuation de l’Histoire de l’admirable Don Quichotte de la Manche. Sur la durée, la Continuation de Challe connut un succès commercial éclatant.4 Le Don Quichotte de Barbin/Filleau de Saint-Martin/Challe, en six volumes, fut réédité plus de quarante fois de 1713 à 1789 au point qu’il est un best-seller présent dans toutes les bibliothèques de châteaux du XVIIIe siècle, dans toute l’Europe. La seconde rencontre entre Challe et Lesage réside dans le fait que Lesage, qui n’a jamais mis le pied hors de France, fournit dans Les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne, paru en 1732,5 un témoignage particulièrement évocateur sur le Canada des années 1670-1710, le Canada qu’a connu l’auteur des Illustres Françaises. Le témoignage d’Alain-René Lesage rejoint celui de Robert Challe, ce qui justifie que j’aie été amené à les rapprocher dans mes recherches. *
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Dans Les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne, l’auteur du Gil Blas de Santillane prétend ne faire qu’éditer un manuscrit autographe rédigé par le pirate Robert Chevalier, dit de Beauchêne. Ce récit, à la structure complexe,6 lui permet d’emboîter un roman de la flibuste, un roman exotique et un roman passionnel. Ce roman d’aventures, qui revêt les apparences d’un témoignage non fictionnel,7 présente avec une brutalité 3 Voir Robert CHALLE, Continuation de l’Histoire de l’admirable Don Quichotte de la Manche, éd. Jacques Cormier et Michèle Weil, Genève, Droz, 1994, p. 16-28 ; voir aussi Jacques Cormier, L’Atelier de Robert Challe, Paris, PUPS, 2010, p. 65-67. 4 Mais un succès en trompe-l’œil puisque le rôle de Challe passa inaperçu jusqu’à la publication de la Continuation de l’Histoire de l’admirable Don Quichotte en 1994. 5 LESAGE, Les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne, éd. Emmanuel Bouchard, Paris, Champion, 2018 (abréviation : Beauchêne). 6 Voir l’analyse remarquable de Francis ASSAF, « Structure de Beauchêne », in : Lesage écrivain, dir. Jacques Wagner, Amsterdam / New-York, Rodopi, 1997, p. 195-207. 7 Au point qu’E. Bouchard, le dernier éditeur de ce « roman » accumule dans ses notes toutes les références historiques qui justifient l’authenticité des faits rapportés mais refuse d’accepter l’affirmation de Lesage qui soutient, dans sa préface, qu’il s’est servi des Mémoires authentiques de Beauchêne. E. Bouchard souligne qu’il est très peu fait mention de Beauchêne dans les témoignages historiques du temps. Tous les détails rapportés sont vrais, mais pas l’existence de celui qui les raconte. Lesage souligne que Beauchêne a
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déconcertante un reportage sur les violences commises par les flibustiers français ou anglais, et diffère fortement de l’image que l’on se fait de l’œuvre de Lesage si l’on n’a lu que Gil Blas de Santillane ou Le Diable boiteux. Ce roman s’articule sur la confession des deux protagonistes : Robert Chevalier dit de Beauchêne et le comte de Monneville présenté au début du récit sous le nom de Monsieur le Gendre. Ces deux aventuriers qui se sont croisés à plusieurs reprises au cours de leur existence se « reconnaissent » plusieurs fois de différentes manières. Dans les livres I et II, Beauchêne, qui parle à la première personne, s’adresse directement au lecteur : ce sont donc des Mémoires autodiégétiques. Dans les livres III, IV et V, Monneville intervient en narrateur second, différé, puisqu’il s’adresse, en théorie, oralement à Beauchêne et aux pirates qui l’accompagnent, en racontant « la mystérieuse histoire de sa naissance » et les détours de son existence. Ces récits rétrospectifs terminés, le Livre VI redonne la parole à Beauchêne qui raconte ce qui arrive par la suite aux deux amis qui se sont retrouvés et mutuellement reconnus sur les côtes du Sénégal, avant de faire voile vers Rio de Janeiro, Buenos Aires, la Martinique et Saint-Domingue. Beauchêne y reprendra des opérations de piraterie tandis que Monneville, dégoûté des aventures et délivré de la quête de ses origines, regagnera la France.8 Ce roman confronte donc deux itinéraires de vie, si bien que le lecteur se trouve, comme Hercule à la croisée des chemins, devant deux voies antithétiques. Tout oppose les deux protagonistes du roman qui se partagent la voix narrative : les deux héros se sont rencontrés plusieurs fois au Canada ou sur les bateaux de pirates. Quand je dis que tout oppose Beauchêne et Monneville, c’est parce que le premier rejette son origine – il sait qui sont ses vrais parents mais revendique une autre filiation en accord avec ses pulsions profondes – tandis que le second, ignorant tout de ses origines, est à la recherche de son ascendance. Dès le départ, leur situation est sensiblement différente. Tandis que Beauchêne est un fils de pauvres colons français de Montréal, Monneville se croit une origine aristocratique qu’il lui faut retrouver et prouver pour s’inscrire parmi les privilégiés qui ont un « nom ».
« passé près de 50 ans au service du Roi » mais comme les informations biographiques dont on dispose sur lui le font mourir à l’âge de 45 ans (voir Beauchêne, p. 80, n. 1), il faudrait donc croire qu’il était au service du Roi dès avant le berceau ! 8 Ed. cit., p. 343.
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Si Lesage présente bien deux personnages que tout différencie sur le plan psychologique, il faut reconnaître que sur le plan de l’expression il reste le meneur de jeu et que les deux narrateurs manient la même ironie et le même humour, tout en exploitant les références culturelles, historiques et mythologiques que Lesage doit aux jésuites de Vannes et qui sont évidemment incompatibles avec la formation, ou plutôt l’absence de formation de Beauchêne et de Monneville. Les narrateurs ne recourent qu’à un seul et même registre : la même gouaille emporte tout et oblige le lecteur à sourire d’épisodes révoltants qui devraient le révulser. *
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Les enfants trouvés, perdus, volés ou conçus hors mariage constituent une donnée sociologique douloureuse de la société d’Ancien Régime. D’Alembert est le fils de Madame de Tencin et Jean-Jacques Rousseau abandonnera ses enfants sans scrupules à l’hospice des Enfants-Trouvés au titre que dans son milieu tout le monde faisait ainsi, et que personne n’en éprouvait aucun remords…9 Les naissances hors mariage et l’abandon des enfants non désirés constituent des pratiques courantes qui peuvent donner lieu à des reconnaissances surprenantes. Ce fonds commun de reconnaissances inattendues dans lequel romanciers et dramaturges puisent à l’envi donne naissance à de nombreuses scènes de reconnaissance qui permettent à l’effusion sentimentale d’être un motif récurrent dans les romans ou le théâtre de Marivaux, dans les comédies larmoyantes de Nivelle de la Chaussée ou dans les drames de Beaumarchais… La recherche de son identité constitue donc un thème romanesque et théâtral traditionnel au XVIIIe siècle. Il en est beaucoup question dans La Vie de Marianne où l’ombre d’une improbable reconnaissance permettrait à Marianne, seule survivante d’une attaque de « carrosse de voitures », de récupérer une origine aristocratique. La jeune fille est convaincue qu’elle est née de sang noble et cette conviction anime tout son comportement, mais une conviction, si forte soit-elle, ne constitue pas une preuve. On se souvient que dans Les Illustres Françaises (1713), le père et la mère de Silvie de Buringe se firent une promesse de mariage mais que 9
Il aurait déposé à l’orphelinat de Paris les cinq enfants qu’il aurait eu avec Thérèse Levasseur, une pauvre servante d’auberge. Rousseau ne culpabilise pas. Dans son milieu, à l’époque, la pratique est courante. Les statistiques de Buffon dans son volume sur l’Homme montrent que trente à quarante pour cent des enfants nés à Paris, voire plus, sont abandonnés. Dans les hôpitaux, la mortalité est effroyable : 5 % survivent à la première année (dysenterie et maladies pulmonaires).
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la mort du père, disparu au cours du siège de Candie (1669), en compagnie de Monsieur de Beaufort, empêcha Silvie de se prévaloir de sa noble ascendance et que seuls le témoignage du commandeur de Villeblain et la protection de la duchesse de Cranves,10 sœur de Monsieur de Buringe son père, lui permirent de bénéficier d’un traitement de faveur dans l’hospice des Enfants-Trouvés où elle avait été recueillie. Cette situation administrative compliquée l’empêcha de pouvoir se marier dans les formes avec des Frans, parce que la mère de ce dernier considérait que Silvie n’était pas une épouse digne de lui, vu qu’elle ne disposait pas de papiers « en ordre »… LE CAS DE MONNEVILLE : RECHERCHE DE SON
ASCENDANCE
Dans Les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne, paru en 1732, Lesage recourt à un topos du même genre : l’histoire d’un enfant né hors mariage et qui ne se sent pas « responsable si le sacrement n’avait pas précédé les embrassements [de ses parents] »11 : C’était le mystère de ma naissance ; car ma nourrice en m’avouant que je n’étais pas son fils, ne m’apprenait point qui était mon père, et je demeurais incertain de mon état. Quelquefois m’imaginant qu’elle m’en avait dit assez pour concevoir de ma famille une opinion avantageuse, j’avais la vanité de me croire d’un sang des plus nobles ; et dans les mouvements orgueilleux que cette pensée flatteuse m’inspirait, je brûlais d’envie d’être à Paris habillé d’une manière convenable à mon sexe et à la noblesse que mon imagination me prêtait. Jusqu’où n’allaient pas les chimères dont mon esprit prenait plaisir à se repaître ? Je me flattais que je ne serais pas [sitôt] arrivé dans cette ville, que j’y rencontrerais une personne de 10 « Madame la duchesse de Cranves était sœur de Monsieur le marquis de Buringe mort en Candie avec Monsieur de Beaufort ; c’est lui qui était mon père. Il fut blessé, et avant que de mourir, il eut le temps de faire un testament tout de sa main, ou plutôt il écrivit à Madame de Cranves, sa sœur, qu’étant prêt d’aller rendre compte à Dieu, il voulait décharger sa conscience. Il lui faisait le détail d’une amourette qu’il avait eue avec une demoiselle de sa mère, de qui il avait eu une fille ; mais que n’étant pas en état d’en avoir soin, étant cadet de trois frères et fort jeune, et outre cela destiné à l’ordre de Malte, il avait été obligé de la faire exposer, n’ayant qui que ce fût à qui se confier ; la mère de cet enfant étant morte en couches. Il lui cita le jour, l’heure, l’endroit, et toutes les marques qui pouvaient me faire reconnaître. Il la priait de retirer cet enfant […] Madame de Cranves en me regardant, dit qu’il avait été inutile de prendre tant de précautions ; qu’elle m’aurait distinguée entre cent mille autres, parce que j’étais le vivant portrait du pauvre marquis de Buringe » (Robert CHALLE, Les Illustres Françaises, éd. Jacques Cormier, Paris, Garnier, 2014, p. 376-378). 11 CHALLE, Les Illustres Françaises, ibid., p. 376.
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considération qui me reconnaîtrait pour son fils, et que cette reconnaissance serait suivie d’une parfaite félicité…12
Il se construit un « roman familial »13 proche du schéma que présente Marthe Robert : [Retrouver ses parents] c’est d’abord un gage de sécurité […] et même un moyen de renverser toute la situation puisqu’à diviniser ses parents on devient soi-même l’enfant-dieu. Ici en somme l’apologiste bénéficie le premier des vertus supposées de son idéal : […] la gloire des siens rejaillit sur lui et le miroir grossissant de son admiration lui renvoie sur le champ sa propre image magnifiée. Comme le narcissisme infantile qui inspire cette glorification de la famille amplifie et éternise tous les objets avec lesquels il peut s’identifier, le monde hyperbolique de la première enfance a naturellement tendance à se perpétuer ; or la vie elle-même en décide autrement…14
La poursuite de l’examen du cas de Monneville15 illustre la structure imaginaire que caractérise Marthe Robert. Monneville est l’objet d’une reconnaissance annoncée dès l’argument du Livre V.16 Il révèle dans son récit autodiégétique ce qui lui est arrivé 12 13 14
p. 45.
LESAGE, op. cit., p. 201. Ibid. Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, 1972,
15 LESAGE, op. cit., p. 183. Le marquis de Ganderon avait une fille qui s’éprit du comte de Monneville : « Mademoiselle de Ganderon s’aperçut peu à peu qu’elle avait eu trop de complaisance pour le comte, et se représentant alors que l’état où elle était pourrait plutôt exciter la colère que la pitié du marquis [son père], elle se repentait de son imprudence. Cette réflexion qu’elle aurait dû faire auparavant la mit dans la nécessité de chercher quelque expédient pour dérober à ses parents la connaissance d’une faute qu’elle aurait voulu se cacher à elle-même. » (p. 187). Tous deux jugèrent « qu’il était très important pour l’un et pour l’autre que la famille ignorât leur indiscrétion » (ibid.). Tout cela pour dire de façon détournée qu’elle était enceinte. Elle profite d’un prétexte – l’envie de se rendre dans un couvent à Paris – pour accoucher en cours de route dans une auberge et pour confier son petit garçon à l’épouse de l’aubergiste. Un voisin, le baron du Mesnil épouse une jeune orpheline riche qui accouche d’une petite fille, Lucile, dont Monneville sera « la compagne » de jeu. La femme de l’aubergiste est engagée comme nourrice et s’occupe des deux enfants tous deux supposés « filles ». Un soir, le vieux baron du Mesnil tue un rôdeur, c’est le comte de Monneville. La mère de Lucile décède et le baron du Mesnil, devenu veuf, épouse la fille du marquis de Ganderon (restée jusque-là dans son couvent et qui, n’ayant plus de nouvelles du comte de Monneville, le suppose donc fort justement mort). La femme de l’aubergiste, devenue nourrice de la petite Lucile trouve que la nouvelle baronne du Mesnil ressemble fort à la jeune femme qui était venue accoucher dans son auberge des années auparavant, mais elle n’obtient aucune confirmation de ses intuitions de la part de la nouvelle baronne du Mesnil qui ne reconnaît pas dans cette nourrice la femme de l’aubergiste chez qui elle a accouché et ne sourcille pas devant les observations que formule cette femme. 16 LESAGE, op. cit., p. 289.
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à sa naissance : alors qu’il était encore nourrisson, que son père était mort et que sa mère avait disparu, le jeune garçon avait été pris en charge par la femme d’un aubergiste qui l’avait adopté en le faisant passer pour sa fille ; la femme de l’aubergiste avait réellement une fille et l’avait mise dans son lit en compagnie du jeune garçon ; durant son sommeil elle l’avait malencontreusement étouffée. Pour éviter que son mari l’aubergiste lui en fasse le reproche, elle avait préféré affirmer que le petit garçon qu’elle avait recueilli avait été rendu quelques heures auparavant à une suivante venue le récupérer. Pendant des années, elle avait fait croire à son mari que l’enfant survivant – qu’elle avait habillé en fille – était sa propre fille.17 Monneville a donc été un enfant caché, dont le sexe même avait été travesti. À l’adolescence, le petit garçon s’enfuit et doit d’abord récupérer son identité sexuelle avant d’entreprendre une quête qui lui permettra de retrouver « sa vraie mère » [son vrai père ayant été assassiné], et sa camarade de jeux, Lucile, qu’il a connue au temps du « vert paradis des amours enfantines ».18 Monneville19 explique que le château familial étant à vendre, il s’est rendu sur place pour l’acheter. Il a rencontré le curé du village qui l’a mis en présence de la baronne du Mesnil (ex-Mademoiselle de Ganderon, devenue épouse, puis veuve du vieux baron du Mesnil et qui se révèlera la mère « cachée » de Monneville) et de Lucile, la compagne des jeux d’enfance et l’amour de jeunesse de Monneville. Madame, dit ce bon ecclésiastique [à Mademoiselle de Ganderon, la mère « cachée »], en me regardant, je ne sais si mes yeux me trompent. Dites-moi, je vous prie, si dans votre première jeunesse vous n’avez vu personne qui ressemblât à ce monsieur. La baronne […] avait encore mieux que lui remarqué cette ressemblance dont il parlait […] elle répondit qu’elle croyait avoir connu quelqu’un dont j’avais quelques traits, mais qu’elle ne se souvenait pas dans quel endroit20. – Avez-vous oublié, reprit le curé, le comte de Monneville, grand ami de feu M. votre père et qui fut tué en Franche-Comté en soixante-huit ? Il avait laissé deux fils [l’aîné mourut]. Le cadet lui survécut de quelques années. Tenez, Madame, considérez ces traits ; voilà certainement la vivante image de ce cadet [le père de l’actuel Monneville]. Je suis surpris que 17 La chose peut paraître invraisemblable à nos contemporains, mais il faut se souvenir qu’à l’époque les garçons portaient des robes et des cheveux longs jusqu’à huit ou dix ans, ce qui permettait ce type de confusion. 18 BAUDELAIRE, Moesta et errabunda, vers 21 et 25. 19 Pour simplifier, je l’appelle Monneville, mais je rappelle qu’à sa première apparition dans le roman ce personnage s’appelle Monsieur le Gendre ; il ne prend le nom de comte de Monneville qu’après avoir racheté le château de son père et récupéré son identité. 20 C’est ce qu’on appellerait du « refoulement ».
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cela ne vous frappe pas comme moi. Vous étiez déjà grande quand ce Monneville vivait, et vous avez cent fois joué tous deux ensemble Votre père l’aimait beaucoup et l’a bien regretté…21
Pour renforcer l’effet que produit cette troublante ressemblance, Monneville organise pour sa part un suspens : J’ignore qui je suis ; et c’est de vous, Madame, dis-je à la baronne, que je viens l’apprendre, puisque c’est à vous seule que l’aura révélé en mourant la seule personne qui le savait, la nourrice qui m’a élevé. La baronne n’était pas en état de me répondre : elle changea de couleur et s’évanouit entre les bras de Lucile, qui ne sachant que penser de ce qu’elle voyait, était dans un extrême étonnement. Cependant la baronne reprit l’usage de ses sens, et jetant sur elle des yeux à demi ouverts : Hé quoi, ma fille, lui dit-elle, vous ne reconnaissez pas la petite sœur avec laquelle vous avez été élevée ? – Oui, Madame, dis-je alors à Lucile, c’est moi qui sous un autre habillement ai passé les premières années de ma vie auprès de vous. Vous me faisiez l’honneur de payer de votre amitié le tendre et respectueux attachement que j’avais pour vous.22
Lucile persuadée, mais pas encore convaincue, hésite à le reconnaître au cours du dîner : « Je voyais Lucile tomber dans une rêverie [au sens d’une réflexion] qui me faisait juger qu’elle doutait que je fusse bien ce que je disais. J’étais au désespoir qu’elle ne me reconnût que comme par degrés ».23 Pour forcer la réminiscence à provoquer la reconnaissance, Monneville recourt à un procédé destiné à déclencher un choc psychologique décisif dans l’esprit de la jeune fille jusqu’alors réticente : il reprend la coiffure de son enfance et revêt des vêtements semblables à ceux qu’il portait durant son jeune âge, avant de réapparaître en sanglots feints devant Lucile24 : Je quittai pour un moment ma perruque et pris à l’aide des femmes de chambre du château une coiffure pareille à celles que je portais à l’âge de dix ans. Ensuite je me présentai devant les dames et feignant de pleurer, je m’approchai de Lucile pour la prier de me consoler comme autrefois en me permettant de lui baiser la main, Oh ! pour le coup, ditelle à sa belle-mère, la voilà elle-même, c’est ma petite sœur. Vous en LESAGE, op. cit., p. 304. Ibid., p. 305-06. 23 Ibid., p. 306. 24 En 1921, marqué par les premiers travaux de S. Freud, Pirandello met en œuvre un procédé similaire dans son Henri IV : pour forcer le héros à sortir d’un rêve éveillé dans lequel il est plongé depuis des années et à revenir dans le présent, il fait jouer aux comparses assemblés la scène au cours de laquelle Henri IV a perdu conscience. 21 22
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souvenez-vous, Madame, quelque chagrin qu’elle eût en lui donnant ma main à baiser, je la consolais : c’était un remède à tous ses maux…25
L’ébranlement affectif est tel que toutes les défenses de Lucile s’effondrent et qu’elle se trouve submergée par les sentiments enfouis depuis très longtemps : le passé peut ressurgir dans la conscience et entraîner la reconnaissance. La ressemblance de ses traits avec ceux de son père décédé quinze ou seize ans plus tôt amène Monneville à être identifié, ce qui lui permet de récupérer une identité dont il ne disposait pas à cause de sa naissance clandestine. Il est donc reconnu comme le fils de son père et peut d’autant plus facilement récupérer sa succession que le frère aîné de son père, qui bénéficiait des faveurs de son grand-père, est entretemps opportunément décédé. Monneville est homme à être reconnu plusieurs fois : l’annonce d’une autre reconnaissance de sa personne se fait très tôt dans le récit (p. 99) même si la reconnaissance proprement dite ne surviendra que plus tard, lorsque Beauchêne croira reconnaître dans le visage du comte de Monneville – l’un des deux prisonniers français qu’il vient de libérer des Anglais sur les côtes du Sénégal (p. 178) – les traits d’un certain M. le Gendre qui l’avait sauvé en 1695 au temps où M. de Frontenac était venu faire une opération militaire dans le canton des Iroquois parmi lesquels Beauchêne se trouvait. C’est au cours de la conversation que Beauchêne découvre inopinément que le comte de Monneville et M. le Gendre ne sont qu’un seul et unique personnage : Je [le] questionnai beaucoup, et plus je le considérai, plus il me sembla qu’il ne m’était pas inconnu. Montréal, Chambly, Sorel, Frontenac, il connaissait tous ces lieux-là. Je le priai de m’apprendre son nom, et il me dit qu’il s’appelait le comte de Monneville. Ce nom mit toutes mes idées en défaut, mais je les débrouillai le lendemain en m’entretenant avec lui ; ce qui donna lieu à une reconnaissance qui nous fit un plaisir extrême à l’un et à l’autre. Comme nous parlions de l’expédition de Frontenac contre les Iroquois, je lui dis que j’étais moi-même dans ce temps-là parmi ces sauvages, à telles enseignes que je fus fait prisonnier, et ramené à mes parents par un officier nommé le Gendre. À ce mot de le Gendre, il m’interrompit, et me regardant avec encore plus d’attention qu’il n’avait fait : C’est donc moi, s’écria-t-il, qui vous ai rendu ce service, car c’était là le nom que je portais alors. Serait-il possible, ajouta-t-il que vous fussiez un de ces enfants que j’enlevai aux Iroquois ? […] Je lui protestai que je ne prétendais pas l’obliger à demi : que je ferais tout ce qui dépendrait de moi pour trouver une 25
LESAGE, op. cit., p. 307.
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occasion de le renvoyer dans sa chère patrie, et que c’était la moindre preuve qu’il devait attendre de la reconnaissance que j’avais de tous les bons traitements qu’il m’avait fait dans un temps où il pouvait me traiter en esclave.26
C’est à peu près de la même manière, par la similitude des traits de la physionomie que Monneville reconnaît dans un jeune débauché qu’il fréquente à Paris le frère cadet de Mademoiselle du Clos, la femme admirable qu’il a vue au Canada et qui « reconnue comme Sakgame par les Hurons » les a amenés à changer de mode de vie et a transformé des sauvages incultes en « bons sauvages » : [J’]aurais eu peut-être le sort de [ma] sœur qui a disparu tout à coup et qu’on dit morte, quoiqu’elle soit peut-être très vivante. À ces dernières paroles, je considérai le chevalier avec attention, et plus je le regardai plus je trouvai qu’il ressemblait à Mlle du Clos […] Ce chevalier […] est assurément le frère de la sakgame.27
En apprenant la vie menée par Mademoiselle du Clos, que lui rapporte Monneville, son frère « se répandit en discours reconnaissants. Il me fit mille protestations d’amitié ». Ils écrivent « en même temps plusieurs lettres, dans l’espérance qu’elles ne seraient pas toutes inutiles. […] En attendant une réponse, il m’appelait son frère, en m’assurant qu’il ne tiendrait qu’à moi de le devenir, et il ne pouvait vivre un moment sans moi ».28 LE CAS DE BEAUCHÊNE : REJET DE L’ASCENDANCE ET RECHERCHE D’UN AUTRE MODÈLE PARENTAL
Le cas de Beauchêne se situe aux antipodes de celui de Monneville : son tempérament vif et emporté l’empêche de pouvoir se reconnaître dans les parents que la nature lui a donnés ; ce ne sont que de simples colons français dont la situation sociale n’a rien de prestigieux, installés près de Montréal, au bord du Saint-Laurent. « Ils vivaient là dans cette heureuse tranquillité que procure aux Canadiens la soumission que le gouvernement exige d’eux » (!!!). En proie à des pulsions de violence irrépressibles Beauchêne revendique très tôt une filiation spirituelle avec les Iroquois. Dans le fond de son cœur, il se sait, se veut et se reconnaît iroquois ; mais il finira par se trouver une filiation qui correspondra mieux encore à la 26 27 28
Ibid., p. 178-179. LESAGE, op. cit., p. 292. Ibid., p. 293.
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sauvagerie de son caractère. Sa rencontre avec les pirates, au milieu desquels il pourra donner libre cours à la violence de son tempérament, lui permettra de se reconnaître au milieu de ses « frères ». Présentant une variante du schéma présenté par Marthe Robert,29 Beauchêne ne peut s’identifier à ses vrais parents. Dans la scène inaugurale, ce psychopathe rejette ceux qui lui ont donné le jour. Il avait cinq ou six ans le 5 août 1689, quand les troupes de la Chaudière-Noire attaquèrent le hameau où résidaient ses parents.30 C’est lui qui, au milieu d’une scène de pillage, appelle les Iroquois et les prie instamment de l’enlever. Il vécut avec les indigènes jusqu’à ce que « M. de Frontenac vienne piller le Canton où [il] demeurait, vers l’année 1695 ». Il est donc âgé d’une douzaine d’années lorsqu’il se trouve réintégré contre son gré parmi les Canadiens français ; mais il « continue à se regarder longtemps comme Iroquois ».31 Beauchêne a trois frères aînés, dont l’un (les Iroquois firent « quelques prisonniers, parmi lesquels mon frère aîné eut le malheur de se trouver »)32 est enlevé lors de la razzia du 5 août 1689 : les Iroquois l’emmènent en même temps que lui. Ce frère se trouve peut-être parmi les prisonniers qu’ils assomment illico. Quoi qu’il en soit, Beauchêne n’en parlera plus. Il ne sera plus question par la suite que des frères qu’il se reconnaît, à savoir les Iroquois qui l’ont enlevé à sa demande ! Beauchêne ne se sent de lien qu’avec les frères d’élection qu’il a choisis, les Iroquois. Les frères de sang disparaissent dans les marges du récit. Lorsque Beauchêne se retrouve plus tard à Montréal,33 le lecteur ne saura jamais si les aînés sont deux ou trois, c’est-à-dire si le plus âgé a échappé à la mort ou s’il a été massacré ; ce détail ne revêt aucune importance, puisqu’affectivement les frères de sang n’existent pas pour lui. Quand, en 1695, le parti des Iroquois, « ses frères », est capturé par un détachement de Canadiens français, Beauchêne finit, sans qu’il le veuille, par être identifié par un des soldats à la façon dont il lui réplique, et cette reconnaissance lui permet d’échapper à la mort qui l’attendait. Déjà attaché à un arbre et sur le point d’être brûlé vif, [un] grand homme me prit par le menton pour me regarder en face, et dit ensuite aux autres : Parbleu, Messieurs, en voici un bien jeune ; ce serait dommage de le faire rôtir, ce n’est qu’un enfant. À ces paroles 29 30 31 32 33
Marthe ROBERT, op. cit. C’est ce que les historiens canadiens appellent le « massacre de Lachine ». LESAGE, op. cit., p. 96 ; sur les Iroquois voir en particulier la note 19. Ibid., p. 91. Ibid., p. 92-93.
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que je ne pus souffrir [supporter] patiemment, je lui dis en colère : Grand benêt, on n’a qu’à me délier et me lâcher après toi, tu verras si je ne suis qu’un enfant.34
Cette réplique prononcée avec l’intonation qu’on imagine, le fait reconnaître à l’instant pour un Canadien français. [Quelques jours plus tard] en passant par Montréal, je voulus par pure curiosité voir mes parents sans me faire reconnaître. Je m’imaginais que c’était une chose aisée : je me trompais. Ma résolution ne put tenir contre les mouvements de tendresse que la nature inspire dans ces occasions. Quand j’abordai mon père et ma mère, ces doux noms sortirent de ma bouche malgré moi, au lieu de ceux de Monsieur et de Madame que je croyais seulement prononcer.35
Ses parents, ses frères et les voisins le reconnaissent : ses parents le reçoivent « comme l’Enfant prodigue »,36 tandis que ses deux « frères [aînés] qui ne [l’]avaient jamais aimé […] frémirent en [le] revoyant », tout autant que les voisins. À quelque temps de là, plusieurs Iroquois sont capturés par un détachement de Français et promis au même supplice – d’être brûlés vifs – le sort que les Français réservent par mesure de rétorsion aux indigènes qu’ils capturent. Alors qu’il était sur le point d’être exécuté, un des Iroquois capturés par M. de Maricour attire l’attention de ce dernier : [L’Iroquois était enseveli dans une profonde affliction] Monsieur de Maricour lui en fit des reproches en langue iroquoise qu’il savait bien : « Comment donc, ami, lui dit-il, tu manques de fermeté ! Il semble que tu finisses tes jours à regret ? – Tu te trompes, lui répondit le sauvage : ce n’est point la mort qui m’afflige et m’empêche de chanter. […] Ce qui m’attriste en ce moment, ajouta-t-il, c’est de t’avoir arraché toimême, il y a dix ans au sort que tu me fais éprouver aujourd’hui. À ces mots, Monsieur de Maricour […] le reconnut pour le sauvage qui l’avait adopté ; il court à lui d’abord en l’appelant son père ; il l’embrasse avec transport à plusieurs reprises. Ensuite se tournant vers le peuple, il lui demande la grâce de ce sauvage. Le peuple, déjà tout attendri de cette reconnaissance, commençait à crier qu’on le déliât, quand un nommé Cardinal, jeune bourgeois de Montréal, dont le frère avait été tué dans la dernière expédition, s’étant brusquement approché de l’Iroquois qu’on voulait sauver, lui plongea dans l’estomac [= la poitrine] le couteau que l’on porte attaché à la jarretière dans ces pays-là.37 34 35 36 37
Ibid., p. 99. Ibid., p. 101. Ibid. LESAGE, op. cit., p. 95.
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Ces exemples illustrent bien le sens du mot reconnaissance qu’on trouve couramment dans les Aventures de Beauchêne. Beauchêne reste bloqué sur ses problèmes de comportement qui impliquent le rejet de ses vrais parents : ce psychopathe s’identifie à des pulsions de meurtre qu’il assouvit comme il le peut d’abord avec les poulets, les chiens et les chats du voisinage avant de les satisfaire avec les Iroquois, puis avec les pirates. Mais puisqu’il ne peut dépasser ce stade, il est condamné, comme le capitaine du vaisseau fantôme, à errer sans fin sur les mers et à poursuivre ses aventures de flibustier. Le roman, « son » roman, ne peut s’achever parce que Beauchêne n’a pas résolu son roman familial. Il n’a d’autres frères que ses frères d’armes unis dans une violence de damnés. Il n’a pas d’amour, pas de compagne… et pourtant l’Avertissement publié en tête du volume signale que c’est la veuve de Beauchêne qui aurait remis à Lesage le manuscrit que nous lisons… Mais le chemin qui mènerait à cette histoire de passion n’est pas même suggéré… Monneville, à la recherche de son identité depuis le début de son récit, a retrouvé sa mère et Lucile la compagne qu’il aimait à l’époque où, habillé en fille, il jouait avec elle ; il a récupéré une filiation qui lui assure une identité sociale. Il peut sortir de l’histoire. Son roman familial s’achève sur son retour en France et sur sa réunion avec sa mère et son amour de jeunesse. Cette acception du mot reconnaissance qui suppose que l’on soit reconnu est stimulante pour l’imaginaire et ouvre de multiples possibilités romanesques. Dans un monde incertain où l’on n’est pas sûr d’avoir sa place, ni même d’avoir une place, tout enfant rêve de découvrir la formule magique qui lui permettrait de passer instantanément de la situation inquiétante et humiliante de l’anonymat à la notoriété. Dans le système hiérarchisé que connaît le XVIIIe siècle, cette formule magique existe : il suffit d’être reconnu comme le fils d’un noble pour obtenir immédiatement la reconnaissance sociale qui s’attache au Nom. Les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne est en apparence l’un des romans les plus atypiques de Lesage : c’est en même temps une histoire d’Iroquois et de pirates, et parallèlement l’histoire d’une recherche d’identité et de filiation. À l’examen, c’est l’un des romans les plus troublants que Lesage ait écrits : en recourant à des situations aux confins de la vraisemblance, il y sonde les tréfonds de l’inconscient. Paradoxalement, c’est aussi l’un des moins connus.
RECONNAISSANCES CHEZ DANIEL DEFOE : ROBINSON CRUSOÉ (1719), MOLL FLANDERS (1722) ET ROXANA (1724) Baudouin MILLET (Université Lumière – Lyon 2)
L’une des reconnaissances les plus fameuses du roman anglais est celle de deux enfants trouvés – configuration chère à Jan Herman – ou plus exactement, deux enfants volés et substitués l’un à l’autre. C’est aussi un épisode parfaitement parodique, qui marque le dénouement de Joseph Andrews (1742) de Henry Fielding. Joseph, frère de la Pamela de Samuel Richardson, apprend de la bouche d’un colporteur rencontré en chemin que sa fiancée Fanny a été volée par une troupe de bohémiens à l’âge d’un an et demi. Les parents de Fanny, selon les souvenirs du colporteur, porteraient le patronyme d’Andrews et auraient également eu une autre fille prénommée Pamela. Toutes les apparences, qui attendent encore d’être confirmées par la venue du couple Andrews, donnent ainsi à penser que Joseph n’est autre que le propre frère de sa fiancée. Cette reconnaissance permet d’éviter de justesse un inceste : « Le pasteur [Abraham Adams] tomba à genoux et émit force actions de grâces de ce que cette découverte [Discovery] ait été faite avant que fût commis l’horrible crime d’inceste ».1 Mais cette reconnaissance est bientôt suivie de deux autres tout aussi dignes d’admiration. Le lendemain matin, les Andrews mandés sur place confirment les dires du colporteur, ou plutôt corroborent une partie des faits, puisque Mme Andrews reconnaît en Fanny sa fille volée en s’exclamant : « “Oui, oui, c’est bien mon enfant !” ».2 Quant aux origines de Joseph, elles sont l’objet d’une révélation inattendue : le jeune homme, qui porte « une marque sur la poitrine » en forme de fraise se révèle n’être autre que l’enfant que les bohémiens avaient substitués à Fanny dans son berceau. Et l’ascendance véritable de Joseph ne tarde pas à être l’objet d’une heureuse découverte : il n’est pas l’humble fils du couple Andrews, mais le fils glorieux d’un aristocrate du nom de Wilson rencontré au 1 Henry FIELDING, Joseph Andrews (1742), in : Romans, trad. et éd. Francis Ledoux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 333. 2 Ibid., p. 346.
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livre III, et qui arrive à point nommé pour parachever le dénouement : « M. Wilson […] n’eut pas plus tôt vu la marque que, s’abandonnant aux transports les plus extravagants, il étreignit Joseph dans un ravissement inexprimable et s’écria avec des larmes de joie : “J’ai retrouvé mon fils ; je le serre de nouveau dans mes bras” ».3 Sous la plume de Fielding, cette série de reconnaissances est explicitement mise sous le signe de l’anagnorisis aristotélicienne. Le narrateur précise notamment, alors que Fanny et Joseph attendent confirmation de leur naissance, qu’« [i]ls ne ressentaient peut-être pas moins d’anxiété qu’Œdipe au moment où se révélait son destin ».4 Fielding fait ici référence à la seule pièce de théâtre qui ait l’honneur d’être citée à deux reprises dans le chapitre XI de la Poétique d’Aristote, chapitre portant essentiellement sur la reconnaissance au sein de la tragédie. Dans Tom Jones, le destin du héros se verra de nouveau placé sous le signe de la Poétique et de l’Œdipe de Sophocle puisque Tom croira momentanément avoir commis l’inceste avec sa propre mère. Pour autant, la reconnaissance dans le roman anglais du XVIIIe siècle est-elle immanquablement mise sous le signe d’Aristote ou a-t-elle pu s’affranchir de la référence à la Poétique en explorant des voies non balisées par le philosophe grec ? Il semble que d’autres romanciers anglais du XVIIIe siècle ne se soient pas référés tous aussi explicitement que Fielding au paradigme aristotélicien, parfois peut-être dans le but d’éviter les effets parodiques non désirés qu’une telle référence peut induire. Ainsi, le très sérieux dénouement de Roderick Random (1748) de Tobias Smollett – auteur nourri aux classiques et qui connaît bien son Aristote5 –, dénouement marqué par la reconnaissance mutuelle d’un père et de son fils, est davantage associé à l’invocation de la force de la Providence qu’à un quelconque intertexte aristotélicien. On souhaiterait montrer que ce principe est tout aussi vrai, voire davantage, dans le cas des grands romans de Defoe, qui semblent s’inscrire encore plus nettement en dehors de la théorie aristotélicienne, tout en s’y montrant paradoxalement fidèles. Du point de vue du discours réflexif mis en œuvre par Defoe dans les marges et au cœur de ses romans, Aristote n’est jamais directement 3
Ibid., p. 348-349. Ibid., p. 345. 5 En tant que médecin, Smollett est notamment familier du De Generatione et Corruptione qu’il cite dans Peregrine Pickle (1751). Voir George Sebastian ROUSSEAU, « Pineapples, Pregnancy, Pica, and Peregrine Pickle », in : Tobias Smollett : Bicentennial Essays Presented to Lewis M. Knapp, dir. Paul-Gabriel Boucé et G. S. Rousseau, New York, Oxford University Press, 1971, p. 83. 4
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invoqué : on ne s’étonnera d’ailleurs pas de rencontrer fort rarement des mentions du Stagirite dans les écrits d’un auteur qui, à la différence d’un Fielding formé aux lettres classiques à l’université de Leyde, fut élevé dans une académie dissidente presbytérienne, qui ne familiarisait ses élèves ni avec les écrits aristotéliciens ni avec les fictions de l’Antiquité. Alors que Fielding, en bon classiciste, emploie le terme consacré de « reconnaissance », discovery,6 dans un contexte aristotélicien, le discours que tient Defoe sur la reconnaissance dans ses œuvres romanesques principales est mis sous le signe d’un vocabulaire souvent plus neutre. Le terme même de discovery, dans Robinson Crusoé en particulier, appartient plutôt au registre des découvertes et de l’exploration de l’île déserte. Dans les autres récits de Defoe, lorsqu’un personnage « reconnaît » un autre, le narrateur emploie habituellement les verbes monosyllabiques d’origine anglo-saxonne « to know », voire « to own » dans le cas d’une reconnaissance de filiation. Dans les paratextes des trois romans considérés, la référence à Aristote est également absente. Le titre complet de Robinson Crusoé par exemple met en avant le caractère « étrange et surprenant » (« Strange Surprizing ») des aventures du héros, celui de Moll Flanders de son côté précise que l’héroïne connaît de nombreux « heurs et malheurs » (« Fortunes and Misfortunes »), tandis que celui de Roxana parle des « fortunes très diverses » (« Vast Variety of Fortunes ») du personnage. Ainsi, si ces trois romans mettent parfois en jeu des reconnaissances « étranges et surprenantes », les titres de ces trois œuvres n’inscrivent pas, à première vue, les récits de Defoe dans un cadre aristotélicien mais dans un discours beaucoup plus général qu’on trouve dans beaucoup d’ouvrages de l’époque destinés à un public non docte. Pourtant, au vu de la manière dont les reconnaissances sont traitées dans ces trois romans et au vu de la façon dont évolue la technique narrative de Defoe, on peut penser qu’au fil de ses romans, Defoe semble s’être de plus en plus résolument rapproché des préceptes aristotéliciens tels qu’ils sont exposés dans la Poétique, et tels qu’ils sont relayés par les critiques contemporains de Defoe, notamment André Dacier et son vulgarisateur anglais Charles Gildon.
6 On le trouve chez Charles Gildon. James Upton (1670-1749), le traducteur de Dacier utilise quant à lui le terme de remembrance. Voir Aristotle’s Art of Poetry. Translated from the Original Greek, According to Mr. Theodore Goulston’s Edition. Together With Mr. Dacier’s Notes Translated From the French, Londres, 1705, Chapitre XI, p. 162170.
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La composition de la bibliothèque de Defoe n’étant pas connue avec certitude,7 il est permis de spéculer sur les livres qu’il aura pu détenir et donc sur son accès, direct ou non, à Aristote. Defoe a pu accéder à la Poétique par le biais d’André Dacier, dont la traduction paraît en français en 1692, et qu’il connaît par ailleurs pour l’avoir mentionnée, certes un peu ironiquement, dans un de ses traités de morale paru par livraisons successives de 1715 à 1718, The Family Instructor. Dans un dialogue entre un frère et une sœur inclus dans ce manuel de conduite (conduct book), la sœur découvre avec stupéfaction qu’on lui a volé sa malle de livres. Son frère la console en lui annonçant qu’il lui reste une bible et un ouvrage pieux, mais la jeune fille reste inconsolable : « Tous mes beaux livres ont disparu. Je possédais une belle collection de pièces de théâtre, tous les romans français, tous les poètes modernes, Boileau, Dacier et bien d’autres ».8 Defoe, éduqué dans une académie puritaine qui faisait la part belle aux langues modernes, lisait sans doute couramment le français. Les « Remarques » de Dacier sur la Poétique, associées au traité d’Aristote, furent par ailleurs retraduites en anglais par James Upton sous le titre Aristotle’s Art of Poetry dès 1705. Defoe aura également pu lire un traité directement inspiré de Dacier et paru en 1718, l’année avant Robinson Crusoé, sous le titre The Complete Art of Poetry,9 dû à l’un de ses ennemis et rivaux, un polygraphe du nom de Charles Gildon, qui l’attaquera violemment dans un pamphlet contre Robinson Crusoé paru en 1719 (l’année de la publication du roman).10 C’est à la lumière des travaux de Dacier et de Gildon que peut se poser la question de l’aristotélisme de Defoe. Comme romancier, Defoe semble reprendre à son compte dans ses trois principaux ouvrages trois principes aristotéliciens présentant un degré variable de généralité, commentés par Dacier dans sa traduction de la Poétique et relayés par Gildon. Ces trois principes attestent tous trois de l’importance croissante qu’a prise le thème de la reconnaissance dans l’art de Defoe : (1) la reconnaissance doit se faire entre les « principaux personnages » de l’œuvre ; (2) elle peut concerner un seul personnage mais aussi « chacun des deux », ce qui peut introduire un temps de latence 7
Voir l’article de James KELLY, « Defoe’s Library », The Library n° 3, 2002, p. 284-
301. 8 « All my fine books are gone. I had a good collection of plays, all the French novels, all the modern poets, Boileau, Dacier and a great many more » (Daniel DEFOE, The Family Instructor, Newcastle upon Tyne, M. Angus & Son, 1809, Ie partie, Dialogue IV, p. 97). 9 Les « Remarques » de Dacier y sont incorporées au texte d’Aristote, contrairement à la traduction de 1705 où les remarques figurent à la fin de chaque chapitre, comme dans l’édition française. 10 Il s’agit de The Life and Strange Surprizing Adventures of D— De F— (1719).
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dont, éventuellement, le poète pourra tirer des effets dramatiques ; (3) enfin, en coïncidant avec le coup de théâtre ou en précédant de peu ce dernier, elle se révèle être « la plus belle », pour reprendre le superlatif aristotélicien.11 De Robinson Crusoé (1719) à Roxana (1724) en passant par Moll Flanders (1722), Defoe a souhaité faire figurer au premier plan dans ses romans des scènes de reconnaissance, qui marquent durablement la destinée de ses protagonistes. Dans Robinson Crusoé, c’est Vendredi qui reconnaît son père à un moment important du récit, puisqu’il vient de le sauver de la mort en tuant les Indiens qui s’apprêtaient à en faire leur repas : Lorsque Vendredi se fut approché [de l’homme], je le priai de lui parler et de l’assurer de sa délivrance ; puis, tirant ma bouteille, je fis donner une goutte de rum à ce pauvre malheureux ; ce qui, avec la nouvelle de son salut, le ranima, et il s’assit dans le bateau. Mais quand Vendredi vint à l’entendre parler et à le regarder en face, ce fut un spectacle à attendrir jusqu’aux larmes, de le voir baiser, embrasser et étreindre ce Sauvage ; de le voir pleurer, rire, crier, sauter à l’entour, danser, chanter, puis pleurer encore, se tordre les mains, se frapper la tête et la face, puis chanter et sauter encore à l’entour comme un insensé. Il se passa un long temps avant que je pusse lui arracher une parole et lui faire dire ce dont il s’agissait ; mais quand il fut un peu revenu à lui-même, il s’écria : « C’est mon père ! ».12
Defoe exploite alors au paragraphe suivant les effets spectaculaires que produit cette reconnaissance sur les protagonistes : Il m’est difficile d’exprimer combien je fus ému des transports de joie et d’amour filial qui agitèrent ce pauvre Sauvage à la vue de son père délivré de la mort. Je ne puis vraiment décrire la moitié de ses extravagances de tendresse. Il se jeta dans la pirogue et en ressortit je ne sais combien de fois. Quand il y entrait il s’asseyait auprès de son père, il se découvrait la poitrine, et, pour le ranimer, il lui tenait la tête appuyée contre son sein des demi-heures entières ; puis il prenait ses bras, ses jambes, engourdis et roidis par les liens, les réchauffait et les frottait avec ses mains, et moi, ayant vu cela, je lui donnai du rum de ma bouteille pour faire des frictions, qui eurent un excellent effet.13
Même s’il ne sera plus question de cet épisode avant le début de la seconde partie du roman et si la scène n’occupe que deux paragraphes dans cette première partie, Defoe donne à penser qu’il ne considérait pas cette reconnaissance comme un épisode parmi d’autres, car dans la seconde 11 Les expressions d’Aristote mises entre guillemets sont citées d’après la traduction de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot. 12 Daniel DEFOE, Robinson Crusoé [première partie], trad. Pétrus Borel, éd. Baudouin Millet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2018, p. 305. 13 Robinson Crusoé, ibid.
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partie du roman il y revient à propos d’une nouvelle scène qui rappelle au héros la reconnaissance dont il avait traité peu avant : le bateau dans lequel Robinson Crusoé embarque pour retourner dans son île des Caraïbes rencontre un navire à la dérive et le héros sauve de la mort les marins frappés par la famine. Leurs démonstrations d’enthousiasme à la vue du navire ami rappelle au bon souvenir du héros la reconnaissance de Vendredi et de son père, dans l’une des nombreuses analepses qui relient la première et la seconde partie du roman : « Le ravissement du pauvre Vendredi, mon fidèle sauvage, en retrouvant son père dans la pirogue, est ce qui s’en rapprochait le plus ».14 Il est vrai que cette reconnaissance ne concerne qu’un personnage secondaire, du moins un personnage assujetti au personnage principal, et que la vie de Robinson Crusoé lui-même n’est pas marquée par une reconnaissance notable. L’épisode demeure donc quelque peu marginal et on ne peut pas dire que la reconnaissance prenne une place considérable dans le premier roman de Defoe. En revanche, dans Moll Flanders et Roxana, ce sont les protagonistes qui sont confrontées à des reconnaissances autrement plus importantes d’un point de vue structurel, puisque Moll aussi bien que Roxana ont l’occasion de reconnaître, une fois ou plusieurs, leurs proches. Au cours de sa confession, Moll Flanders découvre en effet que la mère de l’homme qu’elle a épousé lors de son séjour en Virginie n’est autre que sa propre mère, et qu’elle est donc la femme de son demi-frère. Quant à Roxana, c’est au milieu de son autobiographie qu’elle reconnaît son mari lors d’un séjour en France, avant d’apprendre, à la fin du récit, que l’une des anciennes domestiques qui l’a servie lors de sa carrière de courtisane est sa propre fille. Il s’agit bien là de reconnaissances qui mettent en jeu des personnages importants, qui plus est avec leurs proches (fille et mère, demi-sœur et demi-frère, épouse et époux, mère et fille). Que ces reconnaissances se fassent entre proches a par ailleurs une vertu aristotélicienne puisque selon le chapitre XIV de la Poétique, les événements propres à la tragédie doivent mettre aux prises des personnages liés par des alliances. Entre Robinson Crusoé et ses deux dernières autobiographies spirituelles, Defoe semble donc avoir progressivement consacré un intérêt de plus en plus vif aux scènes de reconnaissance, au point d’en faire la matière même de son récit. Ceci dit, les reconnaissances sont légion dans le roman anglais du XVIIIe siècle, que celles-ci s’inspirent des intrigues issues du roman grec et latin ou, plus vraisemblablement dans le cas de Defoe, des récits vernaculaires, souvent anonymes, offerts par les 14
Robinson Crusoé [Seconde partie], ibid., p. 426.
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pourvoyeurs d’intrigues du temps en vue de l’édification de leur lectorat, et la présence de reconnaissance dans leurs récits ne fait pas forcément des romanciers des disciples d’Aristote ni des imitateurs de la littérature classique. L’aristotélisme de Defoe doit donc s’étayer d’arguments plus précis. Aristote dans sa Poétique distinguait les reconnaissances simples – où un personnage unique est reconnu par un autre dont l’identité est déjà connue – des reconnaissances dites « doubles ». Il ne formule pas de hiérarchie entre ces deux types de reconnaissance, même s’il s’abstient d’illustrer de lui-même le cas des reconnaissances simples au sein de son traité et s’il juge bon en revanche de donner un exemple de reconnaissances doubles. Dacier, dans ses « Remarques sur le chapitre XI » de la Poétique, complète l’exposé d’Aristote en citant l’Œdipe de Sophocle comme exemple de tragédie ne proposant qu’une reconnaissance simple. On sait la valeur qu’Aristote attribue à cette tragédie tout au long de la Poétique, ce qui ne l’empêche pas de concentrer son attention sur les reconnaissances doubles, puisque la Poétique cite l’exemple d’une reconnaissance double avec l’Oreste d’Euripide, où Iphigénie et Oreste se reconnaissent mutuellement : « par exemple Iphigénie, dans l’Oreste, est reconnue par suite de l’envoi de la lettre, mais il faut une autre reconnaissance d’Oreste par Iphigénie ».15 Les commentateurs d’Aristote que sont Dacier et Gildon se montreront très intéressés par la reconnaissance double, et lui trouveront des vertus poétiques indiscutables : le décalage temporel entre les deux moments de la reconnaissance, si ceux-ci ne sont pas simultanés, peut se révéler riche de potentialités dramatiques. Ainsi, Dacier, dans ses « Remarques sur le Chapitre XI », insiste encore plus explicitement qu’Aristote sur le laps de temps qui peut séparer les reconnaissances dites doubles : « Iphigenie est reconnue d’Oreste […] Et Oreste est ensuite reconnu d’Iphigenie à certaines enseignes qu’il luy donne ».16 Il introduit alors de son propre chef l’exemple de l’Electre de Sophocle et renchérit sur Aristote à propos de l’absence de concomitance entre les deux reconnaissances : « Dans l’Electre de Sophocle la reconnaissance est aussi double, car Electre est premierement reconnue par Oreste, & Oreste est ensuite reconnu par Electre ».17 Les héros d’un poème épique ou tragique peuvent ainsi différer la révélation de leur identité, notamment si celle-ci est appelée à avoir des conséquences tragiques qui précipitent la catastrophe. 15 ARISTOTE, La Poétique, éd. et trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, « Poétique », 1980, p. 73. 16 ARISTOTE, La Poétique d’Aristote, trad. André Dacier, Paris, 1692, p. 164 [je souligne]. 17 Ibid. [je souligne].
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Defoe n’exploite pas, dans Robinson Crusoé, cette forme de reconnaissance, puisque Vendredi et son père se reconnaissent simultanément et que la reconnaissance est heureuse. En revanche, Moll Flanders et Roxana explorent longuement les potentialités tragiques d’une reconnaissance double, en différant significativement la seconde reconnaissance. Dans Moll Flanders, on sait que l’héroïne est née dans la prison de Newgate d’une mère criminelle dont elle est rapidement séparée. Or, dans le cours du roman, Moll se retrouve en Virginie où elle épouse un homme honnête qui lui donne deux enfants. Au cours d’une conversation avec sa bellemère, cette dernière lui raconte son histoire et lui révèle le nom qu’elle portait jadis et les circonstances de son emprisonnement à Newgate. Moll découvre alors que cette femme est sa mère : « qu’on juge quelle dut être l’angoisse de mon esprit quand je vins à réfléchir que cette femme n’était ni plus ni moins que ma propre mère, et que maintenant j’avais eu deux enfants, et que j’étais grosse d’un troisième des œuvres de mon propre frère, et que je couchais encore avec lui toutes les nuits ».18 Defoe exploitera longuement la situation pour en tirer des effets pathétiques. En effet, Moll, isolée en terre américaine, ne peut se résoudre tout de suite à révéler son identité à sa mère et à son mari, au risque de se retrouver livrée à ellemême dans une contrée lointaine, et il faut plusieurs pages au cours desquelles elle dépeint sa détresse avant qu’elle ne puisse se résoudre à conter à son mari « toute l’histoire ».19 Les effets de cette révélation sur son mari confinent au pathétique : « il changea de couleur, pâle comme un mort, muet comme un frappé par la foudre, et une ou deux fois je crus qu’il allait pâmer ».20 Ensuite, c’est à sa mère que Moll conte ses malheurs, créant un nouvel effet dramatique : « je lui dis ma propre histoire, et mon nom, et l’assurai, par tels autres signes qu’elle ne pouvait méconnaître, que je n’étais point d’autre, ni plus ni moins, que sa propre enfant, sa fille, née de son corps dans la prison de Newgate ; la même qui l’avait sauvée de la potence parce qu’elle était dans son sein, et qu’elle avait laissée en telles et telles mains lorsqu’elle avait été déportée ».21 On est bien ici dans le cas aristotélicien d’une reconnaissance double, voire triple, que Defoe approfondira dans son ultime roman. Roxana reconnaît elle aussi son mari au terme d’une longue séparation. Au début du roman, le mari, qui a mangé sa fortune en quelques années, 18 Daniel DEFOE, Moll Flanders, in : Romans II, trad. Marcel Schwob, éd. Francis Ledoux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 694. 19 Ibid., p. 698. 20 Ibid., p. 699. 21 Ibid., p. 701.
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allègue une partie de chasse avant de s’éclipser lâchement, laissant son épouse seule avec une demi-douzaine d’enfants à charge, et couverte de dettes. Roxana se console de cette disparition dans les bras de son riche logeur, puis, après la mort de ce dernier, auprès d’un prince allemand, avant de tomber par hasard sur le mari légitime, devenu indésirable. Comme la triple reconnaissance qu’on trouve dans Moll Flanders, la reconnaissance de son mari par Roxana est riche de conséquences dramatiques puisque Roxana, qui vit désormais maritalement avec son prince, n’a plus aucune envie de retrouver ce mari qui lui est devenu odieux. Les circonstances de la reconnaissance sont données alors que l’héroïne, qui roule en carrosse à Versailles, rencontre un gendarme à cheval : « qui vis-je là, à mon inexprimable confusion, sinon M…, mon premier mari, le brasseur ! // Il n’y avait pas à s’y tromper : je passai près de lui à le frôler presque de mes jupes et je le regardai en plein, mais en tenant mon éventail devant mon visage de façon qu’il ne pût me reconnaître [know]. Moi, je le reconnus parfaitement, toutefois, et je l’entendis parler, ce qui était une seconde façon d’être assurée ».22 Roxana prend bien soin de ne pas se faire reconnaître de son mari, et elle ne reverra plus jamais cet homme jusqu’à la mort de ce dernier. Ainsi, la reconnaissance de Roxana et de son mari vu à Versailles est celle d’une double reconnaissance dont la seconde est non plus seulement différée mais même empêchée, ce qui permet à Defoe de tirer de nombreux effets dramatiques de cette situation. Assurément, ces reconnaissances témoignent d’un art plus achevé que celui dont fait preuve la reconnaissance de Vendredi et de son père, qui se cantonne à l’évocation du spectacle de leur joie mutuelle, objet de deux paragraphes seulement. Mais les reconnaissances maritales de Moll et de Roxana, pour dramatiques qu’elles paraissent, ne constituent qu’un épisode parmi d’autres dans le cours varié de la vie des héroïnes. Elles ont lieu bien avant la fin du récit, et représentent une illustration parmi plusieurs autres des « heurs et malheurs » de l’héroïne, pour reprendre le titre de Moll Flanders, ou encore une des « fortunes très diverses » du personnage éponyme, pour reprendre le titre de Roxana. Par ailleurs, Aristote lui-même ne s’était guère appesanti sur la double reconnaissance, contrairement à Dacier et Gildon, et la technique narrative de Defoe qui leur fait la part belle ne fait pas de lui un disciple direct d’Aristote. En revanche, il est une règle de composition beaucoup plus propre à Aristote que Defoe semble avoir voulu faire sienne dans son dernier roman. 22
Daniel DEFOE, Lady Roxane, in : Romans II, op. cit., p. 1368.
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Aristote explique en effet dans sa Poétique que la reconnaissance atteint une plus grande perfection si elle coïncide avec le coup de théâtre, ce retournement qui fait passer le héros du bonheur au malheur (ou inversement), et qui doit intervenir à la fin de l’œuvre tragique. Dans leur traduction d’Aristote, Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot traduisent ainsi la pensée d’Aristote : « [l]a reconnaissance [anagnorisis] la plus belle est celle qui s’accompagne d’un coup de théâtre [peripeteia], comme par exemple celle de l’Œdipe ».23 Dacier, se fondant sur le texte grec, avait lui aussi repris à son compte le terme de « reconnaissance » (anagnorisis) pour l’associer à ce qu’il appelait pour sa part la « Péripetie »24 (peripeteia). Il reformule ainsi cette même proposition : « [l]a plus belle des reconnaissances est celle qui se trouve avec la Péripetie, comme dans l’Edipe ».25 Le traducteur anglais de Dacier, James Upton, conserve le mot péripétie mais traduit la notion d’anagnorisis par remembrance (souvenir) : « The best Remembrance, is that which is found with the Peripetie, as in Œdipus ».26 On remarquera qu’anagnorisis et peripeteia sont chez Dacier (et Upton) simultanées et conjointes par le biais de la préposition avec (with), qui implique une coïncidence parfaite. Gildon infléchira pour sa part le texte d’Aristote, en diluant quelque peu l’énoncé de départ : l’anagnorisis (appelée désormais Discovery) doit avoir lieu, précise-t-il, avec ou « immédiatement après » le coup de théâtre (Change of Fortune) : « The best Discovery is that which is followed immediately or accompany’d with the Change of the Fortune of the Principal Persons, as it is in the Œdipus ».27 Gildon semble ajouter à l’idée de concomitance parfaite la possibilité d’un décalage entre les deux événements. Or, le dénouement de Roxana semble fidèlement illustrer ce principe aristotélicien d’une reconnaissance coïncidant avec un changement de fortune ou suivant celuici de très près. La fin de Roxana est en effet marquée par la reconnaissance mutuelle de l’héroïne et de sa fille Susan et ses conséquences aussi brutales que funestes. Susan, que Roxana avait abandonnée au début du roman à la charité publique, se trouve aussi avoir été sa domestique au moment où Roxana officiait comme courtisane à la cour du roi Charles II. À la fin du roman, lassée de son vice, l’héroïne tente de se racheter une conduite en épousant un homme de bien et en laissant derrière elle son passé de 23 24 25 26 27
ARISTOTE, La Poétique, op. cit., p. 71. R. Dupont-Roc et J. Lallot désignent la péripétie sous le nom de « coup de théâtre ». ARISTOTE, La Poétique d’Aristote, trad. André Dacier, op. cit., p. 158 [je souligne]. Voir Aristotle’s Art of Poetry, op. cit., p. 163. Charles GILDON, The Complete Art of Poetry, Londres, 1718, I, p. 241-242.
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prostituée, dans le but d’en étouffer à jamais le souvenir. Seule sa fidèle servante Amy, qui a toujours vécu avec elle, est au fait de ses turpitudes passées. Malheureusement, le désir de l’héroïne d’apporter une aide financière à ses enfants éveille la suspicion de Susan, qui devine peu à peu que sa bienfaitrice pourrait bien être cette mère qui l’a jadis abandonnée. Roxana ne tarde pas à comprendre que Susan est sa fille, mais la reconnaissance de Roxana par sa fille (on a encore une fois affaire à une double reconnaissance) n’a lieu que progressivement, à la faveur des échos lointains et déformés du passé de l’héroïne qui parviennent aux oreilles de Susan et qui lui donnent peu à peu la certitude que Roxana est sa mère. Susan finit ainsi par représenter une sérieuse menace pour la quiétude et la réputation de sa mère, que cette dernière cherche à préserver à tout prix, et c’est bien la reconnaissance de Roxana par Susan28 qui précipite la chute de l’héroïne. Amy décide en effet de supprimer la jeune fille pour étouffer toute l’affaire, et le roman se clôt sur une phrase qui tire la leçon des catastrophes que la reconnaissance de Roxana par sa fille a précipitées : « Le châtiment du Ciel parut répondre au mal que nous avions toutes deux fait à la pauvre fille, et je tombai si bas que ma repentance ne semblait être que la conséquence de ma misère, comme ma misère l’était de mon péché ».29 La reconnaissance d’une mère par sa fille est suivie ou « accompagnée », comme dit Gildon, d’un (double) coup de théâtre, la mort de la jeune fille et la déchéance de sa mère, provoqué par la colère divine. Le dénouement du roman fait ainsi écho au précepte qu’on trouve chez Aristote tel qu’il est relayé et modulé dans le traité de Gildon. Defoe se révèle à cet égard être un scrupuleux disciple du commentateur d’Aristote. *
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Que cette stratégie soit délibérée ou due à une méconnaissance des poétiques de son temps, Defoe s’abstient souvent de recourir au vocabulaire néo-aristotélicien de remembrance ou de discovery pour caractériser ses scènes de reconnaissance. Pour évoquer la reconnaissance d’un personnage par un autre, il emploie de préférence les termes courants anglosaxons, tandis que dans ses paratextes, il mise sur le caractère « étrange » 28 Celle-ci a lieu progressivement mais est formulée au cours d’un entretien entre Susan et l’ami quakeresse de Roxana : « elle [Roxana] ne doit pas me connaître, en effet, mais moi je la connais ; et je sais qu’elle est ma mère » (Lady Roxane, op. cit., p. 1607). 29 Ibid., p. 1634.
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et « surprenant » de la « fortune » et de l’« infortune » de ses héros et héroïnes, sans s’éloigner outre mesure d’une langue vernaculaire qui fait peu de cas d’Aristote. C’est que les grands modèles de ses autobiographies confessionnelles n’appartiennent pas à la littérature classique ni aux romans grecs et latins dont il n’avait sans doute pas connaissance, mais beaucoup plus directement aux biographies criminelles vernaculaires relatant de manière édifiante des vies à la destinée « étrange » et « surprenante ». Il n’en est pas moins net que le thème de la reconnaissance se révèle prendre une place de plus en plus grande à mesure que Defoe approfondit sa technique narrative, entre 1719, année de la parution de son premier roman Robinson Crusoé et 1724, date de publication de son ultime chef-d’œuvre Roxana. De simple motif qu’elle était au départ, la reconnaissance devient sujet, matière principale du récit. Tout se passe comme si au gré de sa carrière romanesque, Defoe avait approfondi sa connaissance des ressorts dramatiques qu’il pouvait tirer de cet aspect de l’art du poète, sans qu’on puisse vraiment dire si c’est grâce à la fréquentation d’Aristote et de ses commentateurs ou si c’est l’effet de son propre génie, instruit par sa seule pratique de démiurge inventeur de techniques romanesques. Cette énigme en vertu de laquelle Defoe se révèle être paradoxalement aristotélicien sans avoir forcément fréquenté le traité du philosophe grec trouve un écho inattendu dans le traité de Charles Gildon. En effet, dans son Complete Art of Poetry, Gildon avait imputé à un autre génie indiscipliné, Shakespeare, la qualité de découvreur des règles de composition dramatique en vertu de son seul mérite de praticien : « Car il est certain qu’il y a de nombreuses personnes qui ignorent entièrement les règles, et qui pour autant ne laissent pas de réussir certains morceaux. Mais cela est bien loin de détruire l’autorité des règles, puisque certains les suivent sans le savoir, comme notre Shakespeare ».30
30 « For it is certain, that there are many Persons, who are entirely ignorant of the Rules, who do not however fail of Success in some Particulars. But this is far from destroying the Rules, since those often follow them who know nothing of them, as our Shakespear [sic] » (Charles GILDON, The Complete Art of Poetry, Londres, 1718, I, p. 138).
LA RECONNAISSANCE DANS LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON Marc HERSANT (Université Sorbonne Nouvelle)
Pour Jan Herman, avec ma reconnaissance.
Saint-Simon, dans ses Mémoires, mentionne, le plus souvent avec des marques d’estime et d’affection pour les intéressés, de nombreux cas de retraite choisie1: il s’agit, dans la quasi-totalité des cas d’hommes (ou plus rarement, de femmes), s’arrachant à l’aliénation de la cour et du monde pour se replier dans une méditation chrétienne, s’éloigner des hommes, et se rapprocher de Dieu, retraite qui peut se faire dans un cadre monastique ou quasi-monastique, mais aussi dans un cadre privé. C’est ce que le mémorialiste appelle à plusieurs reprises « mettre un intervalle entre la vie et la mort », formule aux relents jansénistes qui ne lui appartient certes pas de manière exclusive mais qui revient comme un leitmotiv dans son œuvre, et a suscité l’intérêt de Dirk Van der Cruysse dans son bel essai sur La Mort dans les ‘Mémoires’ de Saint-Simon.2 Je donnerai d’abord l’exemple de Courtin qui illustre ce que peut être une retraite dans le « particulier » : « Avec ses yeux, sa santé diminuait. Il avait été fort galant et avait passé toute sa vie dans les affaires et dans le plus grand monde, où il était fort goûté, et il voulut absolument mettre un intervalle entre la vie et la mort. Aussi ne parut-il guère depuis, et demeura fort retiré chez lui ».3 D’un côté, les « affaires » et le « grand monde », de l’autre un face à face avec l’essentiel (Dieu, la mort, la vraie pensée que la foire aux vanités du monde rend absolument impossible) dans la solitude : Saint-Simon sait bien ce qu’il en est d’un attachement excessif au tumulte des affaires, et son œuvre suggère assez qu’il a été super-actif au milieu du tourbillon du monde, avant de se retirer lui-même, et de faire, de cette retraite, la « plus haute tour » d’une création incomparable. 1
La forme de retraite subie la plus fréquente dans les Mémoires étant la disgrâce, avec tout un jeu sur les images contrastées de la lumière (lorsqu’on vit à la cour) et de l’obscurité (lorsque l’on s’en est écarté, ou lorsqu’on en a été écarté). 2 Dirk VAN DER CRUYSSE, La Mort dans les ‘Mémoires’ de Saint-Simon, Paris, Nizet, 1981. 3 Saint-Simon, Mémoires, éd. Yves Coirault, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 342.
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Le Peletier fournit un exemple encore plus frappant. La perspective de la mort du Chancelier Boucherat lui fait craindre que la place ne lui soit donnée, et pour prévenir ce coup fatal d’aliénation définitive, il décide de prendre les devants et de se retirer : Le Peletier était droit et vraiment homme de bien ; Il fit ses réflexions : il avait toujours eu dessein de mettre un intervalle entre la vie et la mort, et il comprit qu’un chancelier ne pouvait plus se retirer. Boucherat, plus qu’octogénaire, tombait de jour en jour : cela fit peur à Le Peletier ; il voulut prévenir la vacance. L’affaire de la paix le retenait ; il ne trouvait pas séant de la laisser imparfaite ; mais dès qu’il la vit assurée à peu près, il demanda son congé. Ce fut un débat entre le Roi et lui qui dura plus de deux mois ; il ne l’arracha qu’à grand-peine. Au moins le Roi exigea qu’il le viendrait voir tous les ans deux ou trois fois dans son cabinet par les derrières, et qu’il conservât toutes ses pensions, qui allaient à quatre-vingt mille livres de rente.4
Le texte commence par un jugement élogieux de Saint-Simon, qui justifie toute la suite : c’est parce qu’il est « droit » et « homme de bien » que Le Peletier éprouve le besoin de se retirer et cherche à obtenir du roi l’autorisation de le faire. Il finit par obtenir gain de cause, mais au prix de deux concessions qui le retiennent malgré tout dans le monde par des fils presque invisibles, la visite du roi dans les « derrières » et le maintien des pensions, dont il obtient, comme pour réduire leur capacité à le retenir dans le cercle dont il a décidé de sortir, qu’elles soient baissées le plus possible : « il se débattit tant sur les pensions qu’il n’en garda que vingtmille livres pour lui et six mille pour son fils ».5 Il ne semble pas que ces deux légères obligations altèrent, aux yeux de Saint-Simon, la sincérité de la retraite de Le Peletier, et les efforts qu’il fait pour rendre aussi légères et fragiles que possible les chaines par lesquelles le roi continue à le tenir montrent plutôt à quel point sa spiritualité n’accepte qu’en apparence de transiger avec ce qui voudrait l’empêcher de se libérer. De tels textes rappellent au lecteur de la préface des Mémoires le célèbre passage où Saint-Simon, méditant le « rien de tout »6 du monde, évoque l’agitation des mortels sur la sphère mondaine, tous amenés à constater la parfaite dérision « de leurs peines, de leurs sueurs, de leurs soins, de leurs intrigues ».7 Certes, ceux qui parviennent à faire cesser cette ronde infernale ne sont pas la majorité, mais ils sont comme un reproche vivant 4 5 6 7
Ibid., t. I, p. 423. Ibid. Ibid., t. I, p. 15. Ibid.
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adressé aux autres, qui continuent à rester obstinément dans leur cercle d’enfer, alors que la porte de sortie est toute proche. Et pour ouvrir une parenthèse qui n’a certes rien à voir avec le sujet de cet article, mais qui a davantage de liens avec le contexte humain de la publication de ce livre, remarquons que l’Université du XXIe siècle n’est pas tellement plus que la cour de l’époque de Saint-Simon un lieu propice à la méditation, à la solitude créatrice et à la pensée. Du coup, l’universitaire d’aujourd’hui, comme le courtisan d’hier, peut se voir amené à envisager la retraite comme le seul lieu possible d’un retour à l’essentiel. Comme le courtisan, il peut choisir et non subir cet événement décisif, et le transformer en victoire pour sa vie et pour l’authenticité d’une démarche intellectuelle n’ayant plus de comptes à rendre à l’institution. Mais revenons à Saint-Simon et à ses admirables Mémoires. La sensibilité évidente du mémorialiste à la dignité et à la profondeur de ces courtisans qui quittent le monde pour Dieu oblige en effet à nuancer considérablement un certain nombre d’idées reçues sur l’homme et sur son œuvre : Saint-Simon ne saurait en effet être réduit à un génie de la haine, hurlant silencieusement ses imprécations dans la solitude de son cabinet, diabolisant ses contemporains, contemplant avec horreur la pente irrésistible d’un temps négatif emportant la France vers le chaos, le désordre, le règne du mal, et voyant tout en « noir » – image romantique de l’œuvre qui imprègnent les approches critiques d’Yves Coirault ou de François Raviez. L’œuvre, souvent présentée comme le monologue échevelé d’un homme perpétuellement en colère, ce qu’elle est aussi, mais en partie seulement, n’a pas assez été vantée pour l’exceptionnelle délicatesse qui la caractérise si souvent dans son rapport à ces autres innombrables dont elle atteste l’existence et dont elle offre au lecteur d’aujourd’hui, dans une générosité « résurrective », pour employer un mot cher au mémorialiste, la quasiprésence. Est-ce un hasard ? Le fait d’avoir trop privilégié les aspects amers et furieux de l’écriture de Saint-Simon semble avoir empêché la critique spécialisée de mesurer l’importance de la notion de reconnaissance dans les Mémoires. Or l’œuvre fait de la reconnaissance une des manifestations les plus évidentes d’une authentique noblesse de l’âme (que Saint-Simon ne confond pas totalement avec celle de la naissance, même s’il tient comme on sait beaucoup à cette dernière), ainsi qu’un des ressorts de la fidélité mémorielle de l’écrivain à ceux qu’il a perdus et auxquels il veut rendre hommage. Le mot « reconnaissance » est d’ailleurs au carrefour de deux valeurs essentielles du mémorialiste : une valeur humaine et personnelle, qui fait de la reconnaissance un des éléments de la vie affective les plus forts de
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l’humanité de cour qu’il met en scène, et un des signes électifs d’une hauteur d’âme intacte et de l’amitié la plus épurée ; une valeur sociale et hiérarchique, dans un sens tout à fait différent du mot, qui fait de la « reconnaissance » la caution de prétentions hiérarchiques plus ou moins légitimes ou assurées d’elles-mêmes. Les plus de deux cents occurrences du mot dans le texte complet des Mémoires travaillent la tension entre ces deux pôles de signification, et dans le deuxième sens « reconnaître » est parfois un acte tout formel qui n’est nullement validé par le mémorialiste, comme par exemple quand celui qu’il s’obstine à appeler le prince d’Orange est « reconnu »8 ici ou là en Europe comme roi d’Angleterre. La « reconnaissance » des enfants légitimés de Louis XIV comme princes du sang dans des écrits officiels suscite les éclats de son indignation. Et le fait que les princes étrangers visent à la « reconnaissance » d’un statut supérieur aux ducs rend le mémorialiste littéralement malade. Car Saint-Simon rêvant une hiérarchie immobile, toute « reconnaissance » est en ce genre reconnaissance d’une « nouveauté », et donc d’une fausseté, mots presque synonymes chez lui. Ce n’est pas cette idée de reconnaissance que j’ai voulu approfondir, qui touche à un aspect trop connu de Saint-Simon, et qui n’aurait rien ajouté à tout ce qui a été écrit sur lui, mais bien celle de « reconnaissance » comme gratitude et sentiment intérieur d’une dette envers autrui. L’incapacité à vivre authentiquement le sentiment de reconnaissance en ce sens particulier est pour le mémorialiste le propre d’âmes de boue, soit qu’elles soient mal nées, soit qu’elles soient indignes de leur naissance, alors que les membres d’une élite humaine qu’il juge en parfait pessimiste en voie de disparition mettent la reconnaissance, la fidélité du cœur à ce qu’on doit à autrui, au cœur de leur existence affective. On ne sera donc pas surpris de constater qu’à propos de la reconnaissance, comme à propos de toutes les autres valeurs qu’il veut défendre, Saint-Simon multiplie les réflexions désabusées : dans un passage, il remarque par exemple avec un laconisme amer que « la reconnaissance n’est plus à la mode depuis longtemps »,9 et dans un autre, il déplore avec plus d’humour mais non moins de noirceur que « l’attachement et la reconnaissance sont des vertus qui se sont envolées au ciel avec Astrée ».10 Dans un passé idéalisé et chevaleresque, une noble reconnaissance attachait les hommes les uns aux autres, et l’ingratitude, phénomène honteux et rare, suscitait leur réprobation unanime, mais tout s’est corrompu et déréglé, et la reconnaissance n’est plus, à l’époque 8
Ibid., t. II, p. 143-150. Ibid., t. VI, p. 429. 10 Ibid., t. V, p. 642. 9
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où écrit le mémorialiste, la plupart du temps qu’une pantomime purement extérieure. Saint-Simon dénonce donc à toutes les occasions, d’une part l’ingratitude pure et simple, d’autre part une reconnaissance feinte qui n’est, comme dirait La Rochefoucauld, qu’un hommage d’hypocrisie que le vice rend à la vertu. Les manifestations d’ingratitude sont très nombreuses dans les Mémoires et Saint-Simon ne manque jamais sur ce sujet de donner toute la mesure de sa rhétorique d’indignation. Je ne donnerai qu’un seul exemple, qui se trouve dans la chronique de 1705 : Saint-Simon, demi-frère de la duchesse de Brissac, s’est démené pour faire obtenir à Cossé, cousin germain du duc de Brissac le titre de ce dernier après sa mort, lequel titre se serait autrement éteint. L’affaire est pour le moins compliquée, mais un peu après, cet homme qui doit tout à Saint-Simon entre contre lui dans un procès sordide pour des questions d’argent, et le trahit de manière particulièrement odieuse. Ce procès scandaleux donne lieu à plusieurs scènes assez fortes, l’une d’entre elles faisant intervenir Mme de Saint-Simon, pourtant toujours présentée comme un modèle de douceur et de discrétion, mais qui ne supporte pas de voir Cossé parler avec hauteur de Saint-Simon et défendre de manière aussi cynique ses intérêts : Quelque douce et modeste qu’elle fût, ce procédé lui déplut ; elle ne put s’empêcher de lui dire qu’elle était étonnée de le voir si vif contre moi. Il répondit avec quelque politesse que cinq cent mille livres de différence pour lui lui en faisaient une si grande, qu’il ne fallait pas s’étonner s’il y était sensible. « Mais, monsieur, lui répliqua Mme de SaintSimon d’une voix mesurée, mais avec hauteur, c’en était une bien plus grande d’être M. de Cossé, ou de vous trouver duc de Brissac ! » Il fit la pirouette et disparut. Il traversa la cour et s’en alla chez Livry, où il y avait toujours grand monde et grand jeu tout le jour. Il se mit à parler de son procès, qui était la nouvelle du jour. La Cour, qui jouait, et qui avait été capitaine des gardes de M. le maréchal de Lorges, lui demanda s’il n’avait pas ouï dire que je l’avais fait duc et pair. La force de la vérité le lui fit avouer formellement. Là-dessus, chacun lui tomba sur le corps. Pour fin, lui et Mme d’Aumont perdirent leur procès avec ignominie, c’est-à-dire avec amende et dépens, et l’affaire renvoyée à Rouen. On veut bien être ingrat ; mais on ne veut pas en être soupçonné.11
Presque toutes les figures les plus noircies des Mémoires ont par ailleurs comme caractéristique récurrente l’ingratitude, élément commun à ces espèces de « démons » que sont dans l’œuvre, au propre ou au figuré,12 11
Ibid., t. II, p. 657. Je renvoie sur ce point à la somme de François RAVIEZ, Le Duc de Saint-Simon et l’écriture du mal, Une lecture démonologique des Mémoires, Paris, Honoré Champion, 2000. 12
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le duc du Maine, l’abbé Dubois ou encore le duc de Noailles. À propos de Saumery qu’il déteste, Saint-Simon fait par exemple cette remarque : « Ce qu’il avait d’’esprit était tout tourné à l’intrigue, que la probité ne contraignit pas, ni la reconnaissance ».13 Et un autre bon exemple est donné par l’abbé de Polignac, « sirène enchanteresse », dit Saint-Simon, qui connaît tous les secrets de l’art de séduire, mais n’a au fond de l’âme qu’une terrible dureté. Le portrait est loin d’être un des plus connus de Saint-Simon, et l’absence de reconnaissance inhérente au personnage n’est mentionnée qu’en passant, mais il mérite malgré tout une assez longue citation, car l’absence de reconnaissance est clairement associée chez lui à une fausseté « ontologique » qui semble toucher à toutes les fibres de son être : C’était un grand homme très bien fait avec un beau visage ; beaucoup d’esprit, surtout de grâces et de manières, toute sorte de savoir avec le débit le plus agréable ; la voix touchante, une éloquence douce, insinuante, mâle, des termes justes, des tours charmants, une expression particulière, tout coulait de source, tout persuadait. Personne n’avait plus de belles-lettres ; ravissant à mettre les choses les plus abstraites à la portée commune, amusant en récits, et possédant l’écorce de tous les arts, de toutes les fabriques, de tous les métiers. Ce qui appartenait au sien, au savoir et à la profession ecclésiastique, c’était où il était le moins versé. Il voulait plaire au valet et à la servante, comme au maître et à la maîtresse. Il butait toujours à toucher le cœur, l’esprit et les yeux. On se croyait aisément de l’esprit et des connaissances dans sa conversation ; elle était en la proportion des personnes avec qui il s’entretenait, et sa douceur et sa complaisance faisaient aimer sa personne, et admirer ses talents. D’ailleurs tout occupé de son ambition, sans amitié, sans reconnaissance,14 sans aucun sentiment que pour soi ; faux, dissipateur, sans choix sur les moyens d’arriver, sans retenue ni pour Dieu ni pour les hommes, mais avec des voiles et de la délicatesse qui lui faisaient des dupes ; galant surtout, plus par facilité, par coquetterie, par ambition, que par débauche ; et, si le cœur était faux et l’âme peu correcte, le jugement était nul […].15
Les signes extérieurs factices de la reconnaissance sont encore plus souvent épinglés par Saint-Simon que l’ingratitude manifeste. Parmi les expressions qu’on rencontre à plusieurs reprises sous sa plume, il y a ainsi celle de « faire parade de reconnaissance »,16 celle de se « parer de reconnaissance », celle surtout de se « piquer de reconnaissance »17 qui 13 14 15 16 17
Ibid., t. III, p. 462. Je souligne. SAINT-SIMON, ibid., t. II, 663. Par exemple, ibid., t. VI, p. 216. Voir un exemple juste après.
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peut occasionnellement renvoyer à une reconnaissance sincère mais parfois aussi à une pure agitation sémiotique. Dans la chronique de 1718, à propos d’hommes qui avaient un certain pouvoir sous Louis XIV et qui espéraient le conserver après la mort du Régent, on lit par exemple ceci : « Les anciens courtisans du feu roi se piquèrent, aux dépens d’autrui, d’une reconnaissance qui ne leur coûtait rien ».18 Rien ne choque plus Saint-Simon que la survie artificielle des vraies valeurs dans ces simagrées et il ne manque jamais une occasion de les dénoncer. Et l’idée apparaît aussi à propos de Monsieur le prince, aîné des Condé, que le mémorialiste, après lui avoir reconnu un esprit étincelant, accable d’un portrait tout au noir, qui se termine précisément sur l’idée que la reconnaissance n’est chez lui qu’une apparence au service de son intérêt : Avec cela un homme dont on avait peine à se défendre quand il avait entrepris d’obtenir par les grâces, le tour, la délicatesse de l’insinuation et de la flatterie, l’éloquence naturelle qu’il employait, mais parfaitement ingrat des plus grands services, si la reconnaissance ne lui était utile à mieux.19
Il est évident qu’une reconnaissance « utile » n’est qu’une parodie, un simple outil qu’on utilise stratégiquement pour arriver à ses fins, et que le cœur n’y a rien à faire. Dans le monde de Saint-Simon, qui est d’un manichéisme assez profond, seuls les cœurs purs et nobles (qualités indissociables pour le mémorialiste) sont capables de reconnaissance, les autres n’étant capables que de la singer d’une manière grossière dont la fausseté n’échappe pas au regard perçant de ce guetteur de signes d’exception. À l’inverse, l’image idéalisée que Saint-Simon veut donner de lui-même dans ses Mémoires et dans ses autres textes passe souvent par la mise en scène de la profondeur de sa fidélité et de sa reconnaissance, et les marques les plus profondes de ce sentiment concernent presque toujours des figures paternelles. Être capable de reconnaissance, c’est dans la plupart des cas éprouver au fond de son âme ce que l’on doit à autrui, moins pour les dons matériels qu’on en a obtenu que pour les valeurs que ceux que nous aimons et admirons ont incarnées, et qui ont constitué pour nous une sorte de boussole morale qui nous a guidé tout au long de notre vie. Une des occurrences les plus significatives du mot sous la plume du grand mémorialiste se trouve dans une lettre qu’il avait écrite, à l’âge de 24 ans, à son père spirituel l’abbé de Rancé, texte célèbre où il lui présente le projet de ses Mémoires et lui demande si d’un point de vue chrétien il 18 19
SAINT-SIMON, ibid., t. VI, p. 651. Ibid., t. III, p. 412.
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peut obtenir sa caution pour continuer dans son entreprise, alors qu’il y passe déjà son temps à dire beaucoup de mal de ses contemporains. La formule de politesse finale de cette lettre est la suivante : Il ne me reste plus rien à ajouter ici, sinon de vous demander pardon cent et cent fois de la distraction que cela vous causera de tant de saintes et d’admirables occupations dont vous vous nourrissez sans relâche, et de vous assurer que je suis, Monsieur, plus que personne du monde, pénétré de respect, d’attachement et de reconnaissance pour vous, et à jamais votre très humble et très obéissant serviteur.20
Ces quelques lignes pourraient paraître conventionnelles, mais comme souvent chez Saint-Simon la convention est profondément imprégnée d’humanité et d’affects. En l’occurrence, la reconnaissance est prise dans un trio « respect / attachement / reconnaissance » qui la place sous le double signe de l’affect et de la valeur, plus exactement d’un affect déterminé par des valeurs qui ne sont pas abstraites mais incarnées et sublimées par la figure suave, angélique de Rancé. Il ne s’agit donc évidemment pas de reconnaissance pour ce que Rancé a fait ou dit, encore moins de reconnaissance pour des actes que Rancé aurait réalisés en faveur de Saint-Simon, que depuis son sanctuaire de La Trappe il n’était de toute manière pas en mesure de produire sur le terrain social, mais de reconnaissance pour ce qu’il est. La conscience qu’il existe des hommes comme Rancé comble Saint-Simon d’une sorte de joie intérieure, et suffit à le convaincre que la mesquinerie des existences ordinaires n’est pas une fatalité, qu’il est possible d’accéder à une pureté absolue entièrement vouée à la bonté pour les hommes et à l’adoration de Dieu. L’existence même de Rancé est donc pour une lui une profonde consolation de ce que la vie lui a déjà appris, et la reconnaissance de Saint-Simon envers Rancé va essentiellement à ce qui, en ce saint-homme qu’il vénère, et qu’il vénèrera toute sa vie, le protège de toute bassesse et de toute fausseté, et contribue à faire de lui cet être de vérité qu’il essaiera d’être, contre vents et marées, jusqu’au bout. Les deux autres exemples que je vais mentionner se trouvent dans les Mémoires, et ont un point commun, à savoir que le sentiment de reconnaissance qui y est dépeint, et qui concerne dans les deux cas Saint-Simon lui-même, va à des morts, et que la pureté de la reconnaissance y est encore plus parfaite de rendre hommage à ceux dont on ne peut plus rien attendre. 20 Les Siècles et les Jours, éd. Yves Coirault, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 25-26. Ce magnifique volume réunit l’ensemble des lettres de Saint-Simon connues à l’époque de sa conception par Yves Coirault.
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La première figure qu’il faut évoquer ici est celle de Louis XIII, à qui Saint-Simon doit l’érection, pour son père, du duché-pairie de Saint-Simon. La reconnaissance passe de père en fils, et, au moment où le mémorialiste résume la vie de son père à l’occasion de l’évocation de sa mort dans la chronique, il insiste sur le fait que la reconnaissance du duc Claude a survécu à la mort de son protecteur. J’ai souvent écrit sur l’impossibilité de faire le deuil qui caractérise Saint-Simon.21 Il attribue le même trait à son père, dont il dit ceci : Jamais il ne se consola de la mort de Louis XIII, jamais il n’en parla que les larmes aux yeux, jamais il ne le nomma que le « Roi son maître », jamais il ne manqua d’aller à Saint-Denis à son service, tous les ans, le 14 de mai, et d’en faire faire un solennel à Blaye22 lorsqu’il s’y trouvait dans ce temps-là. C’était la vénération, la reconnaissance, la tendresse même qui s’exprimait par sa bouche toutes les fois qu’il parlait de lui […].23
Beaucoup plus loin dans les Mémoires cependant, Saint-Simon explique qu’en 1708, alors qu’une messe était donnée à Versailles au moment du départ du duc de Bourgogne pour l’armée des Flandres, il ne put y assister, malgré tout l’amour qu’il avait pour ce prince, malgré aussi la gravité de la situation militaire de la France, et il en donne cette raison : Je n’en fus pas témoin ; j’étais à Saint-Denis, à l’anniversaire de celui dont, par mon père, je tiens toute ma fortune ; c’est à son exemple un devoir qui l’emporte sur tout autre, et auquel je n’ai jamais manqué. Il est vrai que je m’y suis toute ma vie trouvé tout seul, et que je n’ai jamais pu m’accoutumer à un oubli si scandaleux de tant de races comblées par ce grand monarque, dont plus d’une, sans lui, seraient inconnues et demeurées dans le néant.24
Ces lignes sont significatives de l’image que Saint-Simon veut donner de lui-même dans les Mémoires, celle d’un homme tentant de protéger dans un climat d’ingratitude universelle la vertu, le souvenir de ceux à qui il doit tout et la vérité. C’est de la même manière et pour les mêmes raisons que le mémorialiste se donne constamment dans son œuvre pour le gardien de la vérité dans un contexte du triomphe universel de la fausseté, et que le duc et pair se montre ici comme l’ultime et unique refuge de la 21 Voir notamment « Les Collections sur feu Monseigneur le dauphin et l’écriture de l’individu dans l’œuvre de Saint-Simon », Cahiers Saint-Simon n° 32, L’œuvre hors Mémoires, 2004, p. 19-30 ; « L’histoire interdite : Saint-Simon et le bouleversement du singulier », Écrire l’histoire n° 1, 2008, p. 70-82. 22 Dont le duc Claude était Gouverneur. 23 SAINT-SIMON, ibid., t. I, p. 87. 24 Ibid., t. III, p. 19-170.
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reconnaissance pour le souverain disparu. Et sa fidélité à Louis XIII, qu’il n’a évidemment pas connu personnellement, Saint-Simon la manifeste jusqu’au bout : en 1746, il interrompt la rédaction de ses Mémoires pour composer un grandiose Parallèle des trois premiers rois Bourbons où il compare Henri IV, Louis XIII et Louis XIV presque toujours à l’avantage du second de ces trois rois. Ce texte exceptionnel, et pourtant presque ignoré par des dix-huitièmistes qui semblent s’obstiner à ne pas remarquer l’existence, en plein milieu de leur siècle, d’un des plus grands écrivains français, est tout entier un monument de fidélité et de reconnaissance. Plus significative et plus émouvante encore est la manière dont SaintSimon fait intervenir l’idée de de reconnaissance à propos de ses grands amis le duc de Beauvillier et le duc de Chevreuse. Je ne vais pas revenir sur l’histoire de cette exceptionnelle amitié entre les trois hommes, que leurs divergences de sensibilité religieuse – Saint-Simon n’ayant jamais partagé l’enthousiasme quiétiste des deux autres – n’ont jamais altérée. Cette amitié était faite de sympathie mutuelle, bien sûr, mais aussi d’admiration, chacun de ces hommes soutenant les deux autres dans sa conception du monde et les protégeant dans le sentiment de leur propre dignité et de leur propre authenticité. À ceci s’ajoute, comme dans le cas de Rancé, et pour le seul duc de Beauvillier, un amour proprement filial, SaintSimon ne cessant de dire que Beauvillier, après la mort du duc Claude, était devenu une sorte de second père pour lui. Dans une scène stupéfiante que j’ai longuement analysée dans ma thèse,25 alors que les deux hommes sont en désaccord, Saint-Simon demande à Beauvillier de renoncer à argumenter pour imposer son point de vue et de n’utiliser que son autorité de père à laquelle, dit-il, il se soumettra sans hésiter. Dans l’imaginaire de Saint-Simon, Beauvillier, dont la mort est décrite, dans une prose d’une prodigieuse intensité, comme une sorte d’épuration allant jusqu’au bout de son angélisme dans la destruction,26 est à la fois un ami et un rarissime exemple d’une humanité ayant réussi à échapper à la dénaturation qui est partout ailleurs devenue la norme. Le passage qui a attiré mon attention cependant se situe dans la chronique de 1722, huit ans donc après la mort de Beauvillier en 1714, à un moment où Saint-Simon raconte comment il a rendu un service posthume à son tendre ami, lors de son séjour en Espagne en tant qu’ambassadeur exceptionnel : 25 Le discours de vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 496-498. 26 Voir les pages exceptionnelles consacrées par Saint-Simon à l’agonie de son ami, éd. cit., t. IV, p. 863.
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La duchesse de Beauvillier, qui par le mariage de sa fille au duc de Mortemart, dont elle était dans le repentir depuis longtemps, avait fait passer presque toute la fortune du duc de Beauvillier sur ce gendre, était touchée après coup de voir sa grandesse sortie de sa maison. Elle m’en témoigna sa peine avant mon départ, et me pria de voir si je ne pourrais point obtenir une grandesse pour le duc de Saint-Aignan, qui avait peu de biens et beaucoup d’enfants. J’aimais et je respectais extrêmement la duchesse de Beauvillier, et M. de Beauvillier était vivant et agissant dans mon cœur dans la dernière vivacité du sentiment le plus tendre et le plus rempli de vénération. Quoique le duc de Saint-Aignan ne m’eût jamais cultivé que suivant la mesure de son besoin, et que sa futilité me fût désagréable, il m’était cher parce qu’il était frère du duc de Beauvillier, et par cette raison, lui et tout ce qui porta son nom me l’a été toute ma vie, sans nul égard à rien de tout ce qui aurait dû émousser les pointes de ce vif attachement. Je partis donc bien résolu de ne rien oublier pour le succès d’une chose que je désirais assez passionnément pour ne savoir de bonne foi ce que j’aurais choisi, si on m’eût donné en Espagne l’option de cette grandesse ou de la mienne. Les services et la reconnaissance pour de tels morts, et desquels ni des leurs on ne peut rien attendre, sont d’une suavité si douce, et jettent dans l’âme quelque chose de si vif, de si délicieux, de si exquis, que nulle sorte de plaisir n’y est comparable et dure toujours […].27
J’ai tenu à citer ce texte, qui n’est certes pas un passage célèbre des Mémoires, et auquel je n’avais jusqu’à présent pas porté l’attention qu’il mérite, en entier, parce qu’il est symptomatique lui aussi d’une étonnante permanence des sentiments de Saint-Simon, qui semblent vivre, dans une absolue fidélité à soi-même, hors du temps. Ce n’est nullement un élément ponctuel et on retrouve cette affectivité atemporelle partout dans les Mémoires : elle est une des clés de l’émotivité frémissante qui envahit ce texte à chaque instant. Un des passages les plus admirables est celui où Saint-Simon décrit son cher ami disparu comme agissant « dans son cœur dans la dernière vivacité du souvenir le plus tendre et le plus rempli de vénération ». La manière dont il parle de lui tout au long des Mémoires, dans des passages écrits pour la plupart dans les années 1740, montre que cette « vivacité » et cette « vénération » ne devaient nullement diminuer dans les décennies suivantes, et que le duc de Beauvillier est resté jusqu’à la mort de Saint-Simon lui-même comme un des sanctuaires de la piété, de la dignité et de la vérité, et une de ces âmes auxquelles il pense constamment en écrivant ses Mémoires, qu’il écrit d’une certaine manière pour elles, figures imaginaires du lecteur d’autant plus pures qu’elles ne peuvent plus incarner ce rôle dans la réalité. Mais évidemment la dernière phrase 27
Ibid., t. VIII, p. 358.
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de la partie de texte que j’ai retenu est encore plus frappante : le sentiment de reconnaissance y est présenté comme d’autant plus voluptueux qu’il est gratuit et qu’on ne peut « rien attendre », dit Saint-Simon, de ceux auxquels est rendu un profond hommage du cœur. La circonstance en est relativement superficielle, le bénéficiaire concret et vivant de l’acte de reconnaissance ne mérite en rien ce qu’on fait pour lui, mais tout cela n’est que l’occasion pour Saint-Simon d’éprouver au plus profond de son âme la permanence du lien qui subsiste avec ses plus chers amis disparus, et la reconnaissance du don que le simple fait de leur existence a représenté pour lui pour toute sa vie. Le monde intérieur de Saint-Simon est ainsi peuplé de morts dont le souvenir console le mémorialiste des vivants et dont l’œuvre fait ressurgir dans le présent de l’écriture une pureté spectrale qui continue à rayonner grâce à elle dans un monde déchu.
LES AVEUX D’ORESTE. À PROPOS DE DEUX IPHIGÉNIE EN TAURIDE Paul PELCKMANS (Université d’Anvers)
À en croire Aristote, l’horrible découverte d’Œdipe Roi serait « la plus belle reconnaissance »1 du répertoire tragique. Les retrouvailles d’Iphigénie et d’Oreste, auxquelles le Philosophe donne une sorte de seconde place toujours fort honorable, s’y opposent à toutes sortes d’égards. Les révélations sur Œdipe valent dénouement, alors que la reconnaissance d’Iphigénie en Tauride intervient à mi-chemin de la pièce et y serait plutôt une complication suprême. Œdipe, qui plus est, découvre l’implacable cruauté d’un destin auquel il n’aura pas su se soustraire ; les retrouvailles en Tauride suggèrent au contraire une théologie quasi providentialiste, où les voies d’Apollon et de Diane auront été insondables, mais s’avèrent finalement bénéfiques. En effet, Iphigénie est rendue aux siens et Oreste aura été chargé de sa mission impossible en Tauride pour y guérir de sa folie. Comme quoi son péché lui aura été pardonné… Les auteurs du XVIIIe siècle qui reprennent l’épisode ne s’attardent pas forcément à cette conduction divine, qui reste un présupposé incontournable, mais qu’il ne s’imposait pas de gloser de près. On savait que les dieux étaient des actants coutumiers de la mythologie, que la tragédie des XVIIe et XVIIIe siècles évitait sans doute de mettre trop directement en scène, mais qui pouvaient toujours fournir un point de départ – ou, dans le cas de l’oracle, un ordre de marche – tout à fait approprié. Diane avait amené Iphigénie en Tauride, Apollon y envoie Oreste ; il fallait des dieux pour aménager ce rendez-vous au bout du monde. Par la suite, presque tout ce qu’on voit concrètement sur la scène relève, à l’exception d’un songe prémonitoire qui fait lui aussi un début familier, d’une logique toute humaine. Les sacrifices humains se réclament sans doute d’un impératif sacré ; ils se profilent aussi bien comme une superstition barbare, dont Euripide se demandait déjà si elle déférait vraiment à un commandement divin.2 Ses successeurs éclairés se devaient d’y dénoncer un horrible préjugé. 1 2
Poétique, XI, 4. Cf. notamment EURIPIDE, Iphigénie en Tauride, vv.380-391 et passim.
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Les dieux n’interviennent ainsi, dans la pièce grecque, qu’à la toute dernière scène, où Athéna ordonne à Thoas de laisser partir Oreste et Iphigénie enfin réunis. Les vraisemblances classiques interdisaient pareille dea ex machina, qui, dans les conventions de l’époque, conviendrait tout au plus à l’opéra. Les auteurs venaient du coup à imaginer des dénouements inédits, qui deviennent par la force des choses leurs épisodes les plus originaux. Aussi les rares études consacrées à ces Iphigénie tardives se sont-elles attachées surtout3 à leurs solutions de rechange, qu’on pouvait estimer, au cas par cas, plus ou moins réussies et accordées ou non à un nouveau Zeitgeist éclairé. La présente étude voudrait se concentrer, conformément au thème de ce volume, sur les scènes de reconnaissance proprement dites, que l’Iphigénie en Tauride (1757) de Claude Guymond de La Touche et l’Iphigenie auf Tauris (1786) de Goethe réécrivent chacune à sa façon. L’épisode ne nécessitait à vrai dire aucune retouche de fond : il n’engage déjà, chez Euripide, que des ressorts qui n’ont rien de surnaturel. Son Iphigénie envisage de faire évader un des naufragés qu’on lui a amenés et de lui confier une lettre pour son frère, qu’elle croit tout naturellement devoir résider à Mycènes. Pylade se charge du message puisqu’Oreste ne demande pour sa part qu’à mourir et le remet, dès qu’il entend le nom du destinataire, à son ami qui se trouve à ses côtés. Coup de théâtre qu’Aristote estimait pour sa part parfaitement satisfaisant4 et que Guymond de La Touche comme Goethe auraient pu reprendre à peu près tel quel. L’un et l’autre préfèrent introduire des variantes inédites. Guymond de La Touche sera resté l’homme d’un seul ouvrage, notre Iphigénie précisément, avec lequel il s’est taillé, à 27 ans, un très beau succès et qui reste, à le relire aujourd’hui, un texte fort convaincant. L’idée s’impose que son auteur, s’il n’était mort à trente ans avant d’avoir achevé sa deuxième tragédie, aurait pu contribuer brillamment à l’après Voltaire5 de la tragédie. On peut donc bien faire voisiner un instant son Iphigénie avec celle de Goethe, qui, pour être évidemment mieux ‘entourée’ par une œuvre aussi prestigieuse qu’abondante, relève toujours, telle qu’en ellemême, d’une veine néo-classique assez comparable. Nous verrons d’ailleurs que Goethe, pour sa part, n’aura pas dédaigné de répondre à certain degré à son prédécesseur – et qu’on peut même se demander s’il a réussi à le retoucher de façon tout à fait convaincante. 3 Voir surtout Jean-Michel GLICKSOHN, Iphigénie de la Grèce antique à l’Europe des Lumières, Paris, PUF, 1985, p. 154-158, 161-168 et 207-209. 4 Poétique, XVI, 9. 5 Formule de Jacques TRUCHET, La Tragédie classique en France, Paris, PUF, 1975, p. 165.
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Guymond semble s’acheminer d’abord vers la reconnaissance qu’on connaissait depuis Euripide. Chez lui aussi, la prêtresse envisage de faire évader un des deux naufragés qu’elle devrait sacrifier et de lui confier une lettre. Elle la destine cette fois à Electre puisqu’elle vient d’apprendre qu’Oreste serait mort de son côté et la remet à Pylade quand il a déjà pris congé de son ami et sans lui expliquer quel lien la rattache à sa destinataire. Comme elle-même a respecté le secret de ses prisonniers, qui préfèrent garder l’incognito, Pylade ne peut que s’incliner devant son silence : – Laissez-moi mon secret ; j’ai respecté le vôtre. – Pardonnez. J’obéis. (III/7, v. 858-859)6
La situation, par la suite, se corse d’autant plus qu’Iphigénie ne tarde pas à apprendre – autre fausse nouvelle – que Pylade se serait noyé pendant sa fuite. Elle en oublie ses réticences, bien plus appuyées que chez Euripide, devant les sacrifices humains : que le Ciel se soit ressaisi de sa proie prouverait définitivement que l’exigence sanglante venait bien d’EnHaut ! Elle se dit aussi qu’elle immolera le prisonnier qui lui reste « aux mânes de (s)on frère » (IV/4, v. 950). Guymond, on le voit, ajouterait plutôt du suspense. Le sacrifice du frère par la sœur n’aura pourtant pas lieu parce qu’Oreste finit par avouer sa véritable identité. Il s’y était refusé, comme depuis toujours, pour ne pas découvrir son crime, qui, s’il était connu de ses bourreaux, souillerait jusqu’à sa mort : « je mourrais doublement, mourant déshonoré » (II/3 v.405). Scrupule pour nous un peu étrange, mais que Guymond semble d’abord partager assez largement : il s’en sert même pour couper court au combat de générosité traditionnel entre Oreste et Pylade, que sa pièce prolonge plus que d’habitude puisque ces parfaits amis, en ce siècle des âmes sensibles, sont inévitablement plus disposés que jamais à se dévouer l’un pour l’autre. Oreste l’emporte en disant qu’il saura, s’il le faut, forcer la main à la prêtresse en avouant son crime : – Tranchons d’inutiles discours, Ou jure-moi de fuir le trépas où tu cours, Ou j’achète à ce prix la mort que je mérite : J’en atteste les dieux, que mon aspect irrite. – Peux-tu jurer ta honte ? – Eh c’est toi qui la veux… […] 6 Références au texte fourni dans L’autre Iphigénie. Textes de Guimond de La Touche, Guillard et Favart, réunis et présentés par Jean-Noël Pascal, Perpignan, Presses Universitaires, 1997.
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– Je cède à ta fureur. Tes jours me sont encore moins chers que ton honneur. (III/5, v.760763 et 771-772)
L’honneur ici invoqué retrouve des réflexes archaïques, pour lesquels la honte semblait (au moins) aussi dure à porter que le remords ; il serait au demeurant excessif de prétendre que Guymond y adhère sans réserve puisqu’il fait toujours rimer ‘honneur’ avec ‘fureur’ et que le spectateur apprend à la faveur d’un aparté que Pylade garde le secret espoir de revenir sauver Oreste. N’empêche que celui-ci, pour sa part, n’en sait rien et que Pylade l’abandonne à un terrible risque : le souci de ne pas « perdre l’honneur de [s]es derniers moments » (III/1, v. 590) et de mourir « sans honte, du moins, s’il faut mourir sans gloire » (III/1, v. 592) figure bien, au long des trois premiers actes de notre tragédie, un impératif quasi inconditionnel. C’était rejoindre en somme un tropisme fondamental du genre : la tragédie classique a toujours sacrifié à l’honneur autant qu’à la vertu.
LE TRIOMPHE DE L’ÉMOI Au reçu de la fausse nouvelle sur la mort de Pylade, Iphigénie décide d’avoir un dernier entretien avec « l’autre étranger » (IV/4, v. 931), qu’elle est désormais décidée à sacrifier, mais dont elle espère obtenir auparavant quelques détails supplémentaires sur Mycènes : elle se dit non sans raison qu’il risque d’être « le dernier des Grecs » (IV/4, v. 933) à s’aventurer dans les parages redoutables de la Tauride et qu’elle n’aura plus d’autres occasions de s’informer. Le frère et la sœur se reparlent donc sans se connaître ; les premières répliques préludent si peu à une révélation qu’Iphigénie, qui admire le beau courage de son prisonnier devant la mort et regrette d’autant plus de devoir la lui donner, dit d’abord qu’elle préfère ignorer son identité : Qu’à ce noble transport mon cœur se sent presser ! Et quel est donc ce sang que vous voulez verser, Quel sein vous l’a transmis ? Quel sang vous a vu naître ? Mais je veux l’ignorer. Je crains de vous connaître… (IV/6, v. 985-988)
Guymond se plaît à filer son suspense… Iphigénie se contente donc d’interroger son prisonnier « seulement sur un point » (IV/7, v. 990) et lui demande si quelqu’un se doute, à Mycènes, du sort de la fille sacrifiée d’Agamemnon. Quand elle apprend que tout le monde la croit morte, elle répond, toujours sans s’identifier, que la prétendue victime,
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miraculeusement sauvée, se trouve elle aussi dans un recoin perdu de la Tauride. Oreste regrette un instant qu’il ne pourra pas la voir pour se dire aussitôt qu’elle aurait horreur de son frère matricide. S’ensuit un échange de plus en plus ému, où les interlocuteurs se reconnaissent enfin à leur émotion même : – Mon trouble et mes sanglots ne font que trop connaître… – Dans mon cœur éperdu quel soupçon fait-il naître ! Sa jeunesse… Ses traits… Un secret sentiment… Se peut-il, … Achevez, finissez mon tourment. – Eh bien ! à ses malheurs reconnaissez Oreste. – Mon frère ! - Iphigénie !... Oui, tout mon cœur m’atteste… Iphigénie! - Oreste… Ah tous mes sens charmés… Mon frère ! … Oh nom si cher…… (IV/6, v. 1035-1043)
La scène ne va pas sans maladresses. Iphigénie ne devrait pas être surprise que tout le monde, à Mycènes, la croie disparue à jamais et on ne voit pas trop pourquoi elle dément d’abord cette erreur en s’inventant une manière de double. Là aussi, Guymond se plaît apparemment à faire durer le plaisir ; on peut penser aussi que ces réactions, qui ne paraissent pas précisément marquées au coin du bon sens, conviennent à leur manière à une reconnaissance où les désarrois de l’émotion pure n’ont pas à se montrer très raisonnables. L’Iphigénie d’Euripide gardait assez de sangfroid pour demander à son frère révélé par Pylade quelques souvenirs d’enfance qui achèveraient de prouver son identité. Guymond ne se soucie pas de pareilles minuties : le ‘cœur’ du frère et les ‘sens charmés’ de la sœur suffisant à fonder, dans le halètement partagé, une évidence qui dispense de toute vérification. LA RÉVOLUTION DU SENTIMENT La très large majorité des reconnaissances traditionnelles se voulaient émouvantes et la plupart étaient précédées par des émois mystérieux qui l’étaient pareillement parce que la voix du sang s’y faisait entendre à l’insu des intéressés : les spectateurs étaient alors seuls à comprendre. Guymond ne lésine pas plus sur ces amorces, que je n’ai pas inventoriées parce qu’on n’y découvre, je crois, rien de neuf ; ils prouvent seulement que l’auteur, dès cette première pièce qui resterait la seule, avait déjà le métier très sûr. Il innove en montrant une reconnaissance sans révélations ou preuves de fait, où le seul débordement de l’émotion suffit à faire lâcher un secret que l’honneur interdisait de révéler.
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Cet épisode si neuf n’est toujours pas – pas plus qu’il ne l’était chez Euripide – le sommet de la pièce : Guymond a dû s’intéresser surtout à ses réquisitoires, bien plus virulents que dans l’original, contre la barbarie religieuse.7 Les personnages, qui plus est, n’ont guère le loisir de savourer leurs retrouvailles et doivent aviser surtout à échapper au terrible Thoas ; ce n’est pas trop de tout l’acte V pour les y soustraire. On comprend de même qu’Oreste, au moment de décliner son identité, ne revient pas sur les motifs qui l’avaient amené à la taire et n’y renonce donc pas explicitement : la tragédie était trop habituée à déférer aux impératifs de l’honneur pour qu’on pût les y rejeter en toutes lettres. Guymond se contente de les oublier. Toujours est-il que sa reconnaissance donne à voir, fût-ce sans le souligner, un triomphe de l’émoi sur l’honneur ; il reste, à côté du dénouement, le moment le plus inédit de son Iphigénie. Cette nouveauté consonne évidemment avec toute une dérive d’époque. On savait que la tragédie du XVIIIe siècle aura été elle aussi touchée par le raz de marée de ce que Philippe Ariès appelait la révolution du sentiment.8 Elle instaure notamment une nouvelle légitimité des émotions, qui n’ont plus à s’effacer, comme c’était le cas dans la plupart de sociétés traditionnelles, devant toutes sortes de convenances sociales imprescriptibles. L’individu et ses postulations spontanées tendent désormais à prendre le pas sur tout ce qui, depuis des temps immémoriaux, semblait devoir les encadrer sans recours. De nouveaux genres comme le roman sentimental et le drame9 explorent longuement cette nouvelle priorité ; la tragédie, qui date d’un autre âge, y fait écho de façon plus ambiguë. Le culte de l’honneur, qui est une de ses leçons les plus constantes, rejoint en effet à sa façon les immémoriales « cultures de la soumission »10 puisqu’il salue un ordre du monde et des normes devant lesquels ses héros mettent leur fierté à s’incliner. Oreste retrouve d’abord ces très anciens réflexes et commence par choisir, comme il se devait, une fin anonyme, où la prêtresse et ses entours ne se douteraient pas de sa honteuse souillure 7 Voir surtout, à ce sujet, Jean-Noël PASCAL, « Présentation », in : L’autre Iphigénie…, op. cit., p. 44-48. 8 Le terme apparaît pour la première fois dans Philippe ARIÈS, L’Homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, p. 604. 9 Le drame aime du coup multiplier les reconnaissances familiales ; voir à ce sujet une belle étude de Sophie MARCHAND, « D’une autre reconnaissance : l’efficacité du cliché des scènes de reconnaissances familiales dans le drame de la seconde moitié du XVIIIe siècle » in : La Reconnaissance sur la scène française. XVIIe – XXIe siècles, études réunies et présentées par Françoise HEULOT-PETIT et Lise MICHEL, Arras, Artois Presses Université, 2009, p. 185-199. 10 J’emprunte le terme à Mireille LAGUET, Naissances. L’accouchement avant l’âge de la clinique, Paris, Seuil, 1982, p. 125.
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et devraient admirer son impassibilité héroïque devant la mort. L’audace de Guymond est de se départir finalement de ce choix, que toute la tradition lui commandait, et de proposer un personnage que l’aveu ému de ce qui fait sa honte ne diminue pas. GOETHE : LE TRIOMPHE DE LA VÉRACITÉ On dira que ce n’est pas s’aventurer très loin dans le sens de la nouvelle sensibilité et on aura raison : la tragédie du XVIIIe reste trop inféodée à de très anciens impératifs pour ne pas se contenter en ces parages, de demipas. C’était apparemment toujours aller trop loin pour Goethe, qui, dans son Iphigenie auf Tauris, donne à voir lui aussi un aveu d’Oreste, mais l’amène par un biais différent. Que Goethe ait préféré éviter les notes sentimentales trop appuyées n’est pas étonnant. Il suffira de rappeler que Les Souffrances du jeune Werther auront fait pleurer toute l’Europe, mais voulaient être surtout, dans le chef de leur auteur, une mise en garde contre les dangers de la sensibilité, qui risquait d’acculer ses adeptes à la folie ou au suicide. Iphigenie entend délivrer un message plus positif et table pour y parvenir sur la séduction contagieuse d’un humanisme d’accent plus éclairé que sentimental. Il suffit même, sous la plume de Goethe, pour remplacer avantageusement le miracle final : lorsqu’Iphigénie dédaigne les mensonges avec lesquels elle cherchait d’habitude à endormir la vigilance de Thoas, son courage s’avère payant. Thoas la laisse partir et renonce aux sacrifices humains… On n’en est pas encore là au moment de la reconnaissance, qui intervient, comme chez Euripide, dès le milieu de la pièce. Ici aussi, Oreste et Pylade décident d’abord de dissimuler leur identité ; il est vrai qu’il ne s’agit pas, en l’occurrence, du souci héroïque de s’assurer une fin honorable mais d’une décision de Pylade, qui se résigne si peu à la mort qu’il entend chercher jusqu’au dernier moment à y échapper par quelque ruse. Les faux noms qu’il donne à la prêtresse sont censés la préparer, ce qui semble à la réflexion assez surprenant ; que la sacrificatrice croie avoir affaire à des Crétois plutôt qu’à des Mycéniens ne devrait pas changer grand-chose à rien. Comme quoi Goethe ne se sera pas trop soucié de motiver un incognito qu’il devait estimer acquis : il n’était pas question de priver le public de Weimar d’une reconnaissance que tout le monde attendait. Elle survient, comme chez Guymond, dans un tête-à-tête où Oreste se montre une fois de plus surpris et touché de la curiosité apitoyée de son
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interlocutrice pour les malheurs des Atrides. La différence est que l’aveu, cette fois ne lui échappe pas : Oreste choisit de se nommer, et motive ce choix en arguant que la haute qualité morale de son interlocutrice interdit de lui mentir : Je ne puis supporter, grande âme, De te voir abusée par de fausses paroles. Qu’un étranger ingénieux et rusé Tende à un autre étranger Un piège ourdi de mensonges ! Qu’entre nous Règne la vérité ! Je suis Oreste ! (III/1, v. 1076-1082)11
Désir de véracité dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne correspond pas au profil habituel du personnage : on devine que Goethe a voulu préparer, par un précédent couronné de succès, la décision plus surprenante encore d’Iphigénie, qui se refusera deux actes plus tard à tromper Thoas. La pierre d’attente a le double avantage d’être peu ou prou imperceptible (elle prépare un dénouement tout à fait imprévisible) et d’aboutir pour sa part à un succès qui, parce que le spectateur connaît la véritable identité de la prêtresse, paraît d’emblée plausible. La véracité finale d’Iphigénie devant Thoas est de toute évidence, même si Goethe s’efforce d’humaniser son roi scythe autant que faire se pouvait, incomparablement plus risquée. Il évite aussi, comme pour atténuer ce contraste, de créditer l’aveu d’Oreste d’un succès trop facile. Les effusions qui suivent les retrouvailles étaient interrompues d’ordinaire, et encore chez Guymond, par des dangers qu’on ne pouvait longtemps perdre de vue : Iphigénie et Oreste enfin réunis devaient commencer aussitôt à préparer leur fuite. Le bref moment d’émotion heureuse des personnages de Goethe se brise plus brutalement – et de façon semble-t-il assez inédite – sur un nouveau délire. Quand sa sœur s’est nommée à son tour et se jette dans ses bras, Oreste, ressaisi par sa folie, se croit d’abord en butte à des avances impudiques de la prêtresse et ne la reconnaît ensuite de nouveau que pour l’inviter à un fratricide qui couronnera dignement les fastes sanglants de sa famille. Iphigénie le quitte alors un instant pour aller chercher l’aide de Pylade ; il se trouve à son retour qu’Oreste, toujours délirant, se croit maintenant aux Enfers et imagine y rencontrer sa sœur et son ami nouvellement décédés. Ce n’est que 11 Je cite la traduction de Pierre Grappin dans GOETHE, Théâtre complet, édition établie par Pierre Grappin avec la collaboration d’Eveline Henkel, Paris, Gallimard, 1988. Les numéros des vers sont ceux du texte allemand.
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quand il constate qu’ils sont là en chair et en os et ne sont donc pas des esprits qu’il revient enfin de son délire. Il va même jusqu’à déclarer qu’il se sent définitivement guéri ; il se trouvera effectivement par la suite que le délire déclenché par l’émotion des retrouvailles aura été le dernier. Le spectateur n’est pas forcément tenu de croire d’emblée à ce beau succès : la terrible crise crée d’abord, parce qu’elle n’est cautionnée à cette étape de l’histoire par aucune tradition, le moment le plus ‘ouvert’ de la pièce, qui pourrait annoncer aussi bien d’infinies rechutes. Les retrouvailles imaginées par Goethe auront salué d’abord un noble désir de véracité ; elles indiquent ensuite que les émois les plus heureux ne vont pas sans danger et qu’elles peuvent chavirer en moins que rien vers de terribles dérives. La Deutsche Klassik se méfie de toutes notes sentimentales trop complaisantes. LA SENSIBILITÉ RETROUVÉE Est-ce à dire qu’elle reste complétement étrangère à la révolution du sentiment ? Non bien sûr : la pièce de Goethe est pleine, au contraire, d’une émotion qui se veut essentiellement mesurée, conforme dans ce sens à ce qu’on croyait être à l’époque la noble simplicité (edele Einfalz) grecque, et qui se démarque d’autant plus de toute exagération comme de toute mièvrerie sentimentale qu’elle ne fait qu’un, en principe, avec l’admiration qu’inspire l’élévation morale de la protagoniste. Ce pathétique lui est d’ailleurs d’autant plus indispensable que la supériorité d’Iphigénie, que tout le monde révère dans la pièce et que le spectateur est de toute évidence convié à admirer tout autant, est aussi, à y réfléchir, sujette à caution. La critique a souvent souligné12 que la décision de dire la vérité à Thoas, est à tout prendre un coup de tête téméraire et même assez immoral puisqu’Iphigénie n’y risque pas que sa propre vie. Son « geste inouï » (V/3, v. 1892) illustrerait, nous dit-on alors, le caractère foncièrement abstrait de l’idéalisme allemand… Il fallait donc, et peut-être surtout à l’acte V, que le spectateur fût assez ému pour ne pas y regarder de trop près. Goethe y tâche entre autres, dans sa toute dernière scène, par une seconde reconnaissance, qui semble cette fois entièrement de son cru. On se souvient qu’Oreste s’était rendu 12 On pourrra lire notamment Theodor ADORNO, « Zum Klassizismus in Goethe’s Iphigenie », in : Noten zur Literatuur IV, Frankfurt, Suhrkamp, 1974, p. 7-33 et HansRobert JAUSS, « De l’Iphigénie de Racine à celle de Goethe », in : Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1976, p. 230-287.
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en Tauride sur la foi d’un oracle par lequel Apollon lui enjoignait d’y aller chercher une image de sa sœur Diane et de la ramener en Grèce. La statue donne lieu, chez Goethe, à un dernier contentieux, lui-même assez inédit : on conçoit que Thoas, au moment où il laisse partir Iphigénie avec son frère, ne trouve toujours pas évident de leur céder l’image divine la plus vénérée de son pays. Le problème ne se posait pas chez Euripide, où la dea ex machina donne, en vertu de son seul bon plaisir, les ordres voulus. Il ne se pose pas plus chez Guymond, où Thoas trouve à l’Acte V une mort très méritée et où la statue fait partie du butin de guerre des vainqueurs ; il va sans dire qu’elle sera mieux à sa place en Grèce que chez des barbares qui imaginaient l’honorer par des sacrifices humains. Le Thoas de Goethe est digne d’un meilleur sort. Il fallait donc un expédient qui permît de lui laisser sa statue sans trop compromettre Oreste, qui risquait ainsi de devoir repartir un peu piteusement sur un demi-échec. Goethe réussit cette quadrature du cercle en terminant sur une réinterprétation de l’oracle. Oreste se rend compte, au moment suprême, qu’il avait mal compris l’ordre du dieu qui, en lui ordonnant de ramener sa sœur de Tauride, n’avait pas pensé à sa propre jumelle divine, mais avait annoncé, en mots à vrai dire très couverts, qu’Oreste en ramènerait sa propre sœur : Il répondit alors : « Si, au pays des Grecs, tu ramènes la sœur, Qui, contre son vouloir, habite un sanctuaire Sur les rives de la Tauride, De la malédiction tu seras délivré. » Nous crûmes qu’il parlait de la sœur d’Apollon Alors que c’était toi, ma sœur, qu’il désignait ! (V/6, v. 2112-2117)
La tragédie se termine ainsi, très conformément à son programme humaniste, sur une réconciliation générale où il n’y a ni vainqueurs ni vaincus. Trouvaille ingénieuse, d’autant plus que le Seigneur de Delphes passait depuis toujours pour affectionner les propos ambigus, dont le vrai sens ne se reconnaissait que par l’événement qui l’accomplissait ; l’expédient, de ce point de vue, avait pour lui de paraître exemplairement grec. Cet avantage ne suffisait pourtant pas à le rendre pour de bon convaincant. La relecture ingénieuse de l’oracle aurait pu rester, si elle n’avait pour elle que sa parfaite couleur locale, une simple pirouette ; les spectateurs risquaient même de se moquer d’un double sens où l’esprit fort des Lumières pouvait reconnaître surtout, en se souvenant de Van Dale ou de Fontenelle, un exemple typique de ces subterfuges grâce auxquels Apollon tombait toujours juste. Goethe avait besoin, pour terminer dans la note voulue, d’une réinterprétation qu’on pût prendre au sérieux.
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Elle convainc surtout, je crois, de rejoindre à sa manière plus d’un agenda fort contemporain. Le vrai sens découvert par Oreste opère d’abord une discrète sécularisation du dénouement. Oreste et Pylade ramènent Iphigénie et laissent Diane sur place ; comme la pièce s’intéresse surtout à leur projet de fuite et s’inquiète à peine des Scythes tels qu’en eux-mêmes, cela signifie inévitablement qu’on leur laisse un peu dédaigneusement leur idole. La tragédie de Goethe se montre globalement respectueuse des dieux : Iphigénie les prie souvent et la réinterprétation de l’oracle implique toujours qu’on y révère un message d’En-Haut. Ce message n’en enjoint pas moins de ne pas trop s’occuper de l’idole et s’aligne ainsi, en fin de parcours, sur la leçon habituelle des déismes éclairés, qui estimaient généralement qu’il suffisait d’honorer leur Rémunérateur et Vengeur par une bonne conduite et qu’on ne lui devait donc aucune dévotion particulière. Iphigénie, dans la version traditionnelle du mythe, emporte sa déesse, dont elle reste ainsi la prêtresse ; la conclusion d’Euripide renvoie à un sanctuaire attique de Diane, où l’on vénérait aussi le tombeau d’Iphigénie et dont elle aurait été en somme, si l’on me permet cet anachronisme, la première abbesse. L’Iphigénie de Goethe renonce, fût-ce sans le dire en toutes lettres, à ses fonctions religieuses. Son départ de Tauride la fait rentrer, telle une Suzanne Simonin qui aurait eu plus de chance, dans la vie civile. À quoi j’ajouterais qu’elle rentre plus précisément dans la vie privée. La nouvelle lecture de l’oracle entérine en effet à sa façon certaine relève du sacré par l’affection familiale, qui devient, en lieu et place des assises religieuses traditionnelles, un point d’ancrage ou d’adossement privilégié de l’individu moderne. La sœur remplace la déesse et paraît elle-même quasi divine ; elle réussit même un miracle puisqu’Oreste guérit de sa folie au contact de cette affection familiale retrouvée : De tes sévères liens, te voilà dégagée, Ame sainte, et voilà qu’aux tiens tu es rendue ! Tu m’as touché, je fus guéri… (V/6, v. 2117-2120)
Comme quoi les prestiges du prodige mythologique viennent auréoler cette fois ce que bien des romanciers contemporains se seraient empressés d’appeler un miracle de l’amour. Oreste rappelle à ce moment que la guérison se sera d’abord amorcée par une terrible rechute, qui aura donc, rétrospectivement, été une crise décisive : cela authentifie plutôt le ‘miracle’ puisqu’on savait, au moins depuis les guérisons de possédés de l’Évangile, que les mauvais esprits ne se retirent jamais de leurs victimes sans les livrer, devant leur exorciste même, à d’ultimes contorsions…
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APPOINT
Le nouveau sens reconnu à l’oracle couronne une tragédie qui multiplie les nouveautés à la fois très grecques d’allure et profondément modernes. S’y retrouve donc aussi, pour finir, un écho positif de la révolution du sentiment. L’écho n’est guère dans la manière de Goethe, qui avait proposé dans Werther et ailleurs une leçon très différente ; l’ultime délire d’Oreste, juste après les retrouvailles, rappelle d’abord à sa façon cette réserve. La scène finale le guérit définitivement en attribuant au moins une part du miracle à l’affection familiale retrouvée. Suggestion d’autant plus surprenante qu’Iphigenie auf Tauris, comme la critique l’a dit et répété depuis le XIXe siècle, entend prôner un idéal humaniste bien plus que sentimental, où la véracité courageuse de la protagoniste convertit un Thoas par chance lui aussi plus humain que de coutume, qui semble dès le début digne de s’affranchir un jour de sa coutume barbare. On n’ose imaginer ce que la franchise d’Iphigénie aurait donné face au Thoas de Guymond… Toujours est-il que, même dans les conditions idéales aménagées par Goethe, le salut par la seule franchise restait, qu’on le veuille ou non, un pari tout sauf évident, dont le succès pouvait paraître plus crédible de côtoyer au moins implicitement un autre espoir majeur de l’époque. Les mystères émouvants du cœur valaient toujours un appoint, que Goethe, au moment de proposer un des dénouements les plus risqués de son œuvre, devait préférer ne pas dédaigner.
NE PAS (SE) RECONNAÎTRE : L’OPACITÉ INTÉRIEURE Mladen KOZUL (University of Montana)
« À quelque point qu’en frémissent les hommes, la philosophie doit tout dire », proclame Juliette devant ses compagnons, à la fin de l’Histoire de Juliette de Sade (1800).1 Faut-il y voir l’expression d’une audace existentielle, fondamentale, ou une croyance naïve en la force démiurgique du langage ? Et même si le courage était de partie, le langage serait-il capable de tout dire ? Au XVIIIe siècle, cette croyance-ci n’était-elle pas la condition de cette autre croyance, celle en la capacité des citoyens-philosophes de changer la société ? Peut-on d’ailleurs s’en passer aujourd’hui même ? Si l’on met de côté l’évidente inadéquation entre ce que le langage peut désigner et ce qu’il peut expliquer, comment vivre sans croire qu’il a du sens et sert à communiquer vraiment ? À l’époque, le savoir sur l’homme et sur le monde était limité, comparé au nôtre. L’entreprise de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert porte témoignage de la croyance que « le tout » du savoir était envisageable, peut-être même dicible. Mais le « tout dire » sadien pointe vers quelque chose d’autre ou de plus aussi, peut-être surtout. Si tout était dit, les hommes en frémiraient. Le « tout » ne désigne pas tant ce qu’on pourrait dire, que ce que l’on ne dit pas parce que l’on n’ose pas le faire. Ce « tout » est pourtant supposé vrai, au moins si on le conforme à la définition polémique de la vérité philosophique de l’époque, où elle s’oppose aux mensonges et aux manipulations des institutions du pouvoir, de l’Église ou de l’État. Sous cet angle, cette philosophie s’oppose à la peur de la répression. Oser parler suppose certes le courage – sapere aude, dira Kant – mais elle s’oppose aussi à des scrupules plus diffus, aux réserves et délicatesses plus tenues, au bon ton et à la langue raffinée ou périphrastique, polie, « voilée ». Et puis, à quoi bon insister sur le pire, inévitable de toute façon ? Certes, cette réplique de Juliette fait partie des stratégies par lesquelles Sade cherche à légitimer son roman dont le langage est tout sauf « voilé ». Elle témoigne aussi de la proximité bien connue de la fiction et de la philosophie à l’âge classique. Mais au début du XXIe siècle, à l’extrême limite 1
D.A.F. de SADE, Histoire de Juliette, in : Œuvres III, Paris, Gallimard, 1998, p. 1261.
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de l’époque de la suspicion radicale envers toute parole et toute image, que Sade a peut-être contribué à inaugurer, à l’époque aussi de la disparition définitive de l’auteur sous les lignes anonymes des textes sur internet, les bras nous tombent devant cette foi en la philosophie capable de tout dire que Sade partage avec son époque, car nous savons, nous, qu’il est impossible de tout dire. Chaque mot de chaque phrase pourrait être remplacé par un autre dans l’ordre diachronique, leurs significations oscillent sans cesse dans l’ordre synchronique, les signifiants glissent, le langage résiste, je est un autre. On admire les écrivains qu’on ose dire grands parce qu’ils paraissent avoir réussi à imposer leur loi au langage. Et même là, chaque ligne de leurs textes en a expulsé d’autres, qui ont pu exister à la place des lignes qu’on a sous les yeux, qui y ont existé peut-être, qui existent d’ailleurs non seulement dans le palimpseste du texte, mais aussi dans ses versions antérieures effectives. Plus généralement, la parole révèle autant qu’elle cache. Le texte n’existe qu’en exhibant la partie visible de l’iceberg, il signifie par ce qu’il dérobe. Que sa part d’ombre soit probablement sa vérité, ou qu’on puisse légitimement la soupçonner de l’être est le point de départ et d’aboutissement de toute herméneutique. Celle-ci consisterait à reconnaitre les signes à peine discernables qui pointent vers d’autres signes qu’il s’agirait d’exhumer. S’il est vrai qu’on ne peut interpréter un texte qu’en reconnaissant ce qui le rattache à d’autres textes, à d’autres significations, à d’autres signes, toute reconnaissance est d’abord la reconnaissance d’un manque qu’il s’agit de restituer. À titre d’exemple, l’étude des préfaces de romans du XVIIIe siècle montre que, dans la culture livresque de l’âge classique qui fait coexister l’imprimerie et le travail de copiste, le manuscrit apparait comme l’emblème de cette partie manquante du texte. Il est présenté comme à la fois la version antérieure et immergée du livre qu’on lit. Notre modeste propos relève du cas canonique de l’anagnorisis où il s’agit de reconnaître l’identité véritable d’un personnage. Dans cette perspective, la reconnaissance apparaît comme une question d’identité. Jan Herman a raison d’y insister : l’enfant trouvé est un sujet obsessionnel du roman du XVIIIe siècle. Le sujet est lancé à la recherche de sa véritable identité qu’il découvre au bout d’une quête. La quête pointe vers le manque : son identité est à la fois un bien qu’il s’agit d’acquérir et sa partie manquante, fuyante, immergée. Rien d’étonnant alors que cette quête au bout de laquelle il se reconnaît pour un tel soit aussi une longue suite d’éliminations des autres identités
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que ce personnage fait siennes pour un temps, et qui l’étaient en effet. Il les anticipe, les désire, les acquiert presque ou effectivement aux yeux de certains autres personnages, puis continue son chemin. Elles aiguillonnent les étapes de son parcours, elles lui font faire des rencontres, elles servent au romancier de leviers de motivation, de véhicules diégétiques, d’amorces narratives, bref, elles engendrent des potentialités tantôt explorées et développées, tantôt négligées ou écartées. Ces identités sont d’ailleurs loin de toujours être des identités sociales que le personnage se reconnait et dans lesquelles il se reconnait, telle Marianne devenue comtesse. Ces identités virtuelles, jamais pleinement réalisées, souvent réfléchies et renvoyées par d’autres personnages, impliquées dans leurs actes ou paroles, n’en marquent pas moins tel personnage de traits disparates, profonds et obscurs. Ces traits changeants lui donnent du relief, ils enrichissent nos options interprétatives, ils le rendent plus ou moins cohérent, plus ou moins ambigu. Ils le complexifient, ils creusent son inconscient. Souvent, ils le terrifient, comme pour le forcer d’en détourner les yeux. Ils l’attirent comme s’il savait que son identité était là plus qu’ailleurs tout en la fuyant. On pourrait donc formuler l’hypothèse, basée sur la notion d’anagnorisis, que le refus de se reconnaître, de la part d’un personnage, pour ce qu’il serait ou craint d’être, appartient au vaste champ de la reconnaissance littéraire. Ce refus se déploie dans la temporalité narrative. Il peut évoluer, changer de portée et d’objet. Le lecteur identifie alors les ambiguïtés du personnage par son refus à se reconnaître tel qu’il serait. Il reconnait les identités virtuelles ou précaires que le personnage ne perçoit pas, ne veut pas reconnaître, ou ne peut reconnaître, du fait de l’agencement narratif dont ce personnage, avec toute sa complexité, est le produit. Le refus du personnage à se reconnaître une identité, aussi cursive et instable, ou bien, profonde et décisive, qu’elle puisse être, oriente alors le lecteur vers telle actualisation du récit, vers tel contrat de lecture. En attendant de mieux cerner cet éventuel élargissement du champ de la reconnaissance littéraire, contentons-nous ici de deux exemples venus des grands romans du siècle, Cleveland de Prévost et Les Liaisons dangereuses de Laclos. Cleveland met en place toute une cascade d’écrans qui empêchent le protagoniste de reconnaître que sa fille Cécile meurt du désir incestueux inassouvi et que cette mort est, en même temps, l’assouvissement pervers de son propre désir à lui, incestueux et infanticide à la fois. En maître narrateur qu’il est, Prévost ne se prive pas de révéler ces écrans au lecteur, d’en montrer aussi bien l’efficacité que les failles, dans l’ordre narratif
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comme dans l’ordre psychologique. Il présente les manifestations du désir incestueux de Cécile et du désir infanticide de Cleveland en termes d’une pathologie mélancolique protéiforme qui révèle autant qu’elle cache.2 Bien entendu, la narration à la première personne fait du protagoniste à la fois le personnage plongé dans le tumulte des actions, aventures et introspections qui composent le roman et le narrateur qui les raconte et analyse après les faits. Ce qui obligerait, dans notre perspective, à distinguer aux moins deux types d’écrans qui placent Cleveland dans une constante tension entre la reconnaissance de ses pulsions incestueuses qui mènent sa fille à la mort, et le refus de les reconnaître. On ne le fera pas ici. Ce qu’il importe de noter, afin de souligner la centralité du refus de se reconnaître, c’est que la production simultanée d’écrans et d’éclaircissements est la constante du discours de Cleveland qui est en même temps le discours du roman, comme elle est, logiquement, l’un des traits principaux du personnage de Cleveland. Prenons l’exemple de « la maladie de son âme » qui ne cesse de le préoccuper. Cleveland a la pleine conscience de la force hallucinatoire du « spectacle de [ses] infortunes, qui [lui est] sans cesse présent » et cherche à s’en affranchir par la philosophie. Celle-ci devrait pouvoir ôter à ce spectacle « cette force dominante avec laquelle elle [agit sur lui] ». Sous l’emprise de cette introspection obsessionnelle, il pousse « des cris involontaires » dont il ne s’aperçoit « que par l’étonnement de ceux qui l’entourent et sont « effrayés de les entendre ».3 Cleveland hurle sans s’en rendre compte. Il terrorise son entourage par des cris subits, mais analyse avec assurance les capacités qu’aurait la philosophie de le guérir de la même maladie qui lui fait pousser des hurlements compulsifs. Dans la psyché comme dans le discours de Cleveland, l’aveuglement et la clairvoyance se combinent de manière plus qu’étroite, symbiotique. La même tension commande la production de la série d’écrans que le récit dresse l’un après l’autre entre Cleveland et la reconnaissance de son identité – ou, de l’une de ses identités – inavouable tout en les abatant et les déplaçant sans cesse. D’ailleurs, ses incessantes délibérations intérieures, qui témoignent si bien du génie rhétorique de Prévost, établissent maintes fois l’équilibre entre ses efforts de se reconnaître, ou d’acquérir, une essence stable et nommable d’une part, et ceux qui visent à édifier une opacité intérieure insondable d’autre part. Quand il cherche 2 Voir Mladen KOZUL, « Maladies du corps, maladies de l’âme : le savoir médical dans Cleveland », in : Cleveland de Prévost, l’épopée au XVIIIe siècle, dir. Jean-Paul Sermain, Paris, Desjonquères, p. 122-140. 3 Antoine PRÉVOST D’EXILES, Cleveland, Paris, Desjonquères, 2003, p. 493.
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des conseils auprès de son ami le comte de Clarendon, celui-ci veut savoir ce qu’il aurait à combattre dans [l’]esprit ou dans [le] cœur de Cleveland, qui réagit de la façon suivante : Cette proposition m’effraya. À quels retours ne m’obligeait-elle pas sur moi-même, et quelle apparence de pénétrer tout d’un coup un chaos sur lequel j’avais évité de tourner les yeux depuis si longtemps ? Hélas, cher comte ! Lui dis-je, comment prétendez-vous que je puisse vous apprendre ce que je m’efforce continuellement d’ignorer ? Songez-vous que depuis plusieurs années toute mon étude est de fuir la vue de moimême, par la crainte d’y trouver sans cesse un ennemi ?4
Ce refus de (se) reconnaître est constitutif du personnage. Mais il implique, logiquement, au moins l’intuition de ce que cette identité pourrait être. Pour Cleveland, cette intuition se dérobe, sans cesse écartée ou déjouée, alors que de nombreux indices textuels en font le mécanisme central qui soutient le suspens du récit. Dans la réplique qu’on vient de citer, la valeur stratégique d’un terme aussi vague qu’« un ennemi » consiste à aiguillonner la reconnaissance, par le lecteur, de ce que Cleveland ne veut pas reconnaître. Ses efforts d’élucidation de ses actions et motifs sont en même temps ceux de leur obscurcissement. Pourtant, cela n’entame aucunement la cohérence paradoxale d’un personnage qui insiste sur sa méconnaissance de « son propre cœur ». « J’évite avec soin de tourner mes propres yeux sur ce qui se passe au-dedans de moi. Je ne veux ni ne puis me connaître », déclare-t-il à sa belle-sœur.5 En indiquant que ses maux lui sont chers, Cleveland suggère que son refus de se reconnaître et son plaisir pervers ne font qu’un.6 Ce refus, dont les mécanismes subtils tissent les liens serrés entre le discours narratif et les abîmes fantasmatiques de Cleveland est donc fondateur de la complexité du personnage et de l’intérêt du roman. Même si ce « moi » que Cleveland ne veut pas reconnaître acquiert des valeurs différentes au cours du roman, il resterait possible d’isoler, de son introspection continue et continuellement défaillante, trois moments qui cristallisent les traits d’un Cleveland incestueux et infanticide. Il est inutile de refaire ici les analyses de ces trois moments, la crise suicidaire qui le mène à vouloir tuer ses enfants, son désir sexuel pour sa fille Cécile et la mort de celle-ci, qui ont fait l’objet des analyses perspicaces d’Erik Leborgne. Son examen du Cleveland démontre de manière convaincante 4 5 6
Ibid., p. 1056. Ibid., p. 590, 597. Ibid., p. 575.
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le travail du fantasme qui « informe le texte du roman »7 et met en avant « une fantasmatique incestueuse révélée et enfouie en même temps ».8 En faisant apparaître, tantôt en filigrane, tantôt avec une brutalité angoissante bridée par les seules bienséances romanesques, les mécanismes textuels qui configurent le personnage de Cleveland comme amant, père et bourreau en même temps, le roman met à son centre un dispositif qui à la fois signale les identités inavouables de Cleveland et en empêche la reconnaissance. À un demi-siècle de distance, Laclos pose un autre type de personnage tourmenté par ce qu’il ne veut pas reconnaître. La faille béante qui creuse le personnage du père Anselme, Feuillant du Couvent de la rue SaintHonoré et confesseur de Mme de Tourvel dans Les Liaisons dangereuses n’est signalée que par le reflet qu’en renvoient les autres personnages. Il n’a jamais mérité l’attention particulière de la critique. Le roman ne contient qu’une lettre du vicomte de Valmont qui lui est adressée, et une qu’il écrit à madame de Tourvel. Mais il apparait dans quatre autres lettres comme personnage observé par les épistoliers du roman et surtout, du point de vue de l’intrigue, son rôle est décisif. Après avoir avoué à Mme de Rosemonde être tombée amoureuse du vicomte de Valmont, Mme de Tourvel quitte précipitamment le château de celle-ci, rentre à Paris et s’enferme chez elle. Pour « sauver sa sagesse », sa vertu s’étant déjà « évanouie », elle refuse de recevoir les lettres de Valmont. Celui-ci écrit alors au père Anselme. La présidente consent à recevoir Valmont grâce à l’intercession de celui-ci, qui est son directeur de conscience. C’est donc par cet ultime stratagème que le vicomte réussit à s’emparer de sa proie. Tout se passe comme si l’interdit que la doctrine religieuse fait peser sur le désir amoureux était le plus susceptible de ramener la revanche de la chair. Qu’est-ce qui fait du père Anselme un personnage ambigu, qui refuse probablement à se reconnaître l’acteur central du drame, à porter un regard lucide sur lui-même ? Qu’est-ce qui fait croire que, placé entre deux feux, il est comme suspendu entre les perceptions divergentes de lui-même, forcé, pour ainsi dire, de se méconnaître ? Le superbe talent rhétorique de Valmont y est pour beaucoup. D’abord, dans la lettre qu’il lui adresse, le vicomte annonce sa conversion, opérée « par la force plus qu’humaine 7 Erik LEBORGNE, Figures de l’imaginaire dans le Cleveland de Prévost, Desjonquères, Paris, 2006, p. 174. 8 Ibid., p. 176.
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que l’on est forcé d’y reconnaître ». Le but de sa démarche, écrit-il, est de « réparer [...] ses torts par [ses] excuses » et d’« anéantir à ses yeux les seules traces existantes d’une erreur ou d’une faute qui [l’]avait rendu coupable envers »9 la présidente de Tourvel. Celle-ci y voit la volonté de Valmont de lui rendre ses lettres. Ensuite, Valmont présente au père Anselme le rendez-vous avec la Tourvel comme la condition pour faire de lui son confesseur : le vicomte va « implorer sa médiation » pour se réconcilier avec Dieu. En échange de son intercession auprès de la Tourvel, Valmont fait miroiter au feuillant la charge de directeur de conscience du célèbre libertin qu’il est, puis ironise sur l’efficacité du médiateur lui-même avide de célébrité, en évoquant dans sa lettre à la Merteuil le « zèle » avec lequel « le saint personnage s’est employé pour [le] réunir » avec la présidente.10 Dans sa réponse, le père traduira les nouvelles dispositions de Valmont en termes théologiques, le pressant même de ne pas manquer le rendez-vous qu’il lui a fixé avec la Tourvel, car « celui qui tarde à profiter du moment de la grâce s’expose à ce qu’elle lui soit retirée ».11 De la juxtaposition des lettres émerge l’ironie frappant le discours du feuillant, sinon le discours religieux : l’étape décisive de la séduction est amenée par la grâce divine, qui est en même temps la grâce accordée par la présidente au libertin. De plus, la grâce divine devient l’argument imbattable qui, dans la bouche du père Anselme, vainc la réticence de la présidente à recevoir Valmont. Le religieux lui explique « qu’elle risquerait peut-être par son refus de mettre un obstacle à l’heureux retour », c’est-à-dire à la conversion de Valmont, et « de s’opposer ainsi, en quelque sorte, aux vues miséricordieuses de la Providence ».12 Par la médiation du feuillant, devenu l’avocat du diable tout en étant le représentant de l’Église, « les vues miséricordieuses de la Providence » livrent la présidente au libertin. Le stratagème de Valmont fait fonctionner sa prétendue conversion, qui motive la parole du père Anselme, de la même manière que fonctionne la confession dans Thérèse philosophe de Boyer d’Argens : au détriment du sens que l’institution ecclésiastique s’efforce de lui conserver, les deux font exprimer au discours théologique le retournement du religieux en érotique. Le père Anselme espère pouvoir convaincre Valmont, avec le concours de Dieu qui « rappelle » le vicomte, « que la religion sainte peut donner 9 Choderlos de LACLOS, Les Liaisons dangereuses, éd. Michel Delon, Paris, Le Livre de poche, 2009, p. 380. 10 Ibid., p. 393. 11 Ibid., p. 387. 12 Ibid., p. 386.
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seule, même en ce monde, le bonheur solide et durable que l’on cherche vainement dans l’aveuglement des passions humaines ».13 Cette formule pascalienne, qui se réfère à la distinction entre l’amour du créateur, seul garant du bonheur et de l’apaisement du désir infini du bien qui habite l’homme déchu, et l’amour des créatures, qui le voue aux malheurs icibas et à la perdition dans l’au-delà, fournit le contexte doctrinal et axiologique de la lettre de Mme de Tourvel qui suit immédiatement. Oscillant entre l’abattement et l’exaltation dévotionnelle, l’expression du sentiment amoureux de la présidente face à la conversion de Valmont épouse une axiologie des péchés et de pénitence. La présidente est prise au piège de la conversion enfin avérée du vicomte, garantie précisément par le père Anselme. Au séducteur converti répond maintenant le personnage déchiré d’une convertisseuse séduite par sa propre volonté d’agir sur l’autre au nom des valeurs religieuses. Dans le couvent où elle mourra après la lettre de rupture que lui envoie Valmont, la présidente reçoit Mme de Volanges. Pressée par la présidente, celle-ci fait venir le père Anselme. Il accourt et reste « fort longtemps avec la malade ». De manière inattendue, il est si bien rassuré sur l’état de sa santé qu’il croit pouvoir différer « la cérémonie des sacrements ». Il promet de revenir le lendemain.14 Veut-il croire que la maladie de la présidente est moins grave qu’elle ne parait pour ôter quelque poids de sa conscience à lui ? À la suite de la mort de Valmont, Mme de Volanges rend compte des derniers moments de la présidente à Mme de Rosemonde. Après avoir écouté le récit de la mort de Valmont, Mme de Tourvel fait appeler le père Anselme, « le seul médecin dont [elle] ait besoin ».15 Il reste seul avec elle « près d’une heure ». Lorsque Mme de Volanges revient, « la figure de la malade était calme et sereine, mais il était facile de voir que le père Anselme avait beaucoup pleuré ». La scène offre un transfert des émotions contrastées entre les deux personnages : « la tranquille résignation » de la malade tranche avec « la douleur profonde de son vénérable confesseur, qui fondait en larmes à côté d’elle ».16 Si les larmes sont les signes de la vertu malheureuse, celles du père Anselme indiquent que sa souffrance est peut-être celle du coupable qui a livré Mme de Tourvel au bourreau. Peut-il se reconnaitre tel ? Se rend-il compte du rôle que Valmont lui a frauduleusement fait jouer dans l’intrigue libertine ? Rien dans le roman ne permet de le décider. L’identité que le père 13 14 15 16
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. p. p. p.
387. 458 490. 491.
NE PAS (SE) RECONNAÎTRE : L’OPACITÉ INTÉRIEURE
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se découvre peut-être en découvrant qu’il était l’outil dont Valmont s’est servi pour perdre la présidente apparait ici comme un devenir incertain, moral plutôt que social, comme un processus dont le roman souligne l’intensité et la tension mais qu’il ne nomme pas. Le Cleveland de Prévost comme Les Liaisons dangereuses nous font reconnaître le personnage topique du criminel malgré lui (ou elle), dont on sait le succès au moins depuis Œdipe. Dans ce sens, la reconnaissance d’une configuration littéraire est la condition d’une lecture adaptée au texte. Mais dans le cas présent, la reconnaissance littéraire opérée par le lecteur suppose un refus ou une incapacité, de la part du personnage, de se reconnaître, à moins que ce refus ne soit lui-même annulé dans un destin tragique, comme dans le cas d’Œdipe. Peut-être ce refus de (se) reconnaître, qui renvoie tel personnage au domaine de l’involontaire, de l’inavoué ou de l’enfoui nous met-il au plus près de ce qui est le plus captivant dans le roman.
SECONDE PARTIE :
RECONNAISSANCES POÉTIQUES
« SOUS PERSONNES DE BERGERS ET D’AUTRES » : (RE)CONNAISSANCE DU PERSONNAGE ET DU SUJET DANS LE ROMAN PASTORAL Marta TEIXEIRA ANACLETO (Université de Coimbra)
En 2010, lors du XXIVe colloque de la SATOR organisé à l’Université de Coimbra, Jan Herman, conférencier invité, clôturait trois journées de débat sur la Topique du public et du privé dans le roman du Moyen Âge jusqu’à la Révolution en déconstruisant, devant nous, la belle métaphore de la chambre secrète qui, de Marie de France jusqu’au Manuscrit trouvé à Saragosse, marque le roman d’Ancien Régime, son autoréflexivité.1 L’expressivité épistémique de cette belle métaphore me permet ici, dans cette lumineuse rencontre de (et sur la) reconnaissance, de revenir, encore une fois, aux fictions pastorales des années 20 et 30 du XVIIe siècle, à L’Astrée et à ses continuations spéculaires (Gomberville, Du Broquart, entre autres), pour les envisager en tant qu’antichambres esthétiques – je me/les reconnais dans la métaphore de Jan Herman – de l’écriture romanesque de la deuxième moitié du Grand Siècle et du XVIIIe. En fait, la formule « sous personnes de Bergers et d’autres » que l’on retrouve dans le sous-titre de la Première partie de L’Astrée – « Où par plusieurs Histoires, & sous personnes de Bergers, & d’autres, Sont deduits les divers effects de l’honneste Amitié »2 – énonce le principe esthétique fondamental du déguisement (l’image de « Protée romancier », illustrée brillamment par Eglal Henein)3, en même temps que celui-ci annonce, de façon subliminaire, l’impossibilité éthique de rester confiné au secret de l’identité (des personnages, du texte du roman), c’est-à-dire l’inévitabilité de la reconnaissance (du nom, de la forme) ou, pour le moins, son inscription tacite dans le récit, dans la progression du récit. 1 Voir Jan HERMAN, « La chambre secrète du roman », in : Topique(s) du public et du privé dans la littérature romanesque d’Ancien Régime, dir. Marta Teixeira Anacleto, Louvain-Paris-Walpole, Éditions Peeters, 2014, p. 15-28. 2 Voir Honoré D’URFÉ, L’Astrée. Première Partie, éd. Delphine Denis et al., Paris, Honoré Champion, 2011, p. 103 (toutes nos références concernant la Ière Partie de L’Astrée renverront à cet ouvrage). 3 Eglal HENEIN, Protée Romancier. Les déguisements dans L’Astrée d’Honoré D’Urfé, Fasano-Paris, Schena-Nizet, 1996.
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MARTA TEIXEIRA ANACLETO
En fait, si les bergers de L’Astrée sont contraints, depuis le titre et les épîtres dédicatoires (à la Bergère Astrée, au Berger Céladon, à la Rivière de Lignon) à intégrer la fiction dans leur identité (les faux bergers) et à « joüer leur personnage » dans l’espace arcadique,4 le récit ne cesse d’expliciter l’ontologie ambigüe de ces personnages protéiformes (des bergers, des chevaliers, des nymphes, des druides), dont le masque s’impose et se dépouille simultanément. Léonide l’explique à Galathée, après avoir empêché le suicide de Céladon dans le Lignon, au début de la Ière Partie du roman : […] il faut aussi que vous sçachiez que les bergers sont hommes aussi bien que les Druides, & les Chevaliers ; & que leur noblesse est aussi grande que celle des autres, estant tous venus d’ancienneté de mesme tige, que l’exercice auquel on s’adonne ne peut pas nous rendre autres que nous ne sommes de nostre naissance ; de sorte que si ce Berger [Celadon] est bien nay, pourquoy ne le croiray-je aussy digne de moy que tout autre ? – En fin, Madame (dit-elle) [Leonide] c’est un Berger, comme que vous le vueillez desguiser. En fin (dit Galathée) c’est un honneste homme comme que vous le puissiez qualifier. […] Il faut que vous sçachiez qu’ils ne sont pas Bergers, pour n’avoir dequoy vivre autrement : mais pour s’acheter par ceste douce vie un honneste repos.5
Il me semble ainsi possible, à partir de ces jeux identitaires, de penser la reconnaissance dans ces romans-fleuves des années 20 et 30 du XVIIe siècle, en établissant trois niveaux de médiation de l’écriture pastorale, forcément complémentaires, révélant les apories qui marquent ces « Arcadies malheureuses »6 du XVIIe et, en même temps, leur modernité. Le dialogue des bergers du Forez (dont Astrée) contemplant le portrait de la déesse Astrée (ou de la bergère Astrée), lorsqu’ils pénètrent, par hasard, dans le Temple construit par Céladon, après son suicide manqué (et feint) dans le Lignon, montre, justement, l’ambiguïté des déclinaisons sémantiques de la reconnaissance (du mot, du geste, du principe esthétique) en Arcadie, la médiation (ou l’artifice) étant un enjeu préférentiel (comme l’a si bien compris Éric Rohmer, dans son dernier film, Les Amours d’Astrée et de Céladon, en récupérant cette scène): 4 On l’affirme au Livre 12 de la Ière Partie, à propos de la ruse inventée par Léonide, suite au travestissement de Céladon: « Ce pendant Leonide, pour mieux joüer son personnage, luy dit [à Galathée] qu’elle s’en pouvoit aller, de peur qu’Amasis ne les surprist. » (L’Astrée. Première Partie, op. cit., p. 654) 5 L’Astrée. Première Partie, ibid., p. 163-164. 6 Titre de l’ouvrage de Françoise Lavocat consacré à l’évolution du roman pastoral en France : Françoise LAVOCAT, Arcadies Malheureuses. Aux origines du roman moderne, Paris, Champion, 1998.
(RE)CONNAISSANCE DU PERSONNAGE ET DU SUJET DANS LE ROMAN PASTORAL
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Au milieu l’on voyait un tableau, par-dessus lequel les deux Mirtes, pliant les branches, sembloient luy faire une couronne ; & cela estoit bien recogneu pour n’estre pas naturel : mais entortillé de cette sorte par artifice. Le tableau représentoit une Bergere de sa hauteur, & au plus haut du tableau il y avoit, C’est la Déesse Astrée, & au bas on voyoit ce vers, Plus digne de nos vœux que nos vœux ne sont d’elle. Si tost que Diane jetta les yeux dessus, elle se tourna vers Philis. N’avez vous jamais veu (luy dit-elle), mon serviteur, personne à qui ce pourtrait ressemble ? Philis le considerant davantage, Voila, luy répondit-elle, le pourtrait d’Astrée. Je n’en vis jamais un mieux fait ni qui lui ressemblast d’avantage : mais, continua-t’elle, vous sembloit-il qu’on ne l’ait pas voulu rendre reconnaissable ? n’a-t’elle pas en la main la mesme houlette qu’elle porte : & lors prenant celle qu’Astrée tenoit. Voyez ma Maistresse ces doubles C. & ces doubles A. entrelassez de mesme sorte tout à l’entour ; & comme l’endroit où elle la prend quand elle la porte est garny de mesme façon, & les fers d’en bas de cuivre, avec les mêmes chiffres. […] Vous avez raison, dit Diane, mesme que je vois icy Melampe couché à ses pieds. Il est bien reconnoissable aux marques qu’il porte. […] Silvandre s’approchant d’elle, Et moy, dit-il, j’y recognois entre ce troupeau la brebis qu’Astrée ayme le plus. […] Astrée oyant tous ces discours, demeuroit étonnée & muette, sans faire autre chose que regarder avec admiration ce qu’elle voyait.7
Le fait de ne pas vouloir rendre reconnaissable le portrait d’Astrée, faisant coïncider le visage de la bergère avec une possible représentation picturale de la déesse, l’hésitation entre la peinture qui est fiction et le personnage représenté qui est réalité à l’intérieur de la fiction, témoigne bien de la complexité des négociations de la reconnaissance (du topos au personnage, du personnage au sujet, du sujet au récit) qui marquent ces « fictions fondamentales »8 du Grand Siècle. LE TOPOS ET
LE PERSONNAGE (OU L’ARTIFICE DE LA FAUSSE IDENTITÉ)
Le déguisement étant l’argument le plus explicite de la pastorale, le roman d’Honoré d’Urfé ainsi que les romans qui le suivent et, en quelque sorte, le citent ou le copient pendant les années 30 (« L’Astrée posthume », selon Eglal Henein)9 semblent reproduire les faits de fiction s’appuyant, Honoré D’URFÉ, L’Astrée. Deuxième Partie, éd. Delphine Denis et al., Paris, Honoré Champion, 2016, p. 251-252 (toutes nos références concernant la IIème Partie de L’Astrée renverront à cet ouvrage). 8 Expression utilisée par Henri Coulet pour désigner le roman pastoral d’Honoré d’Urfé : Henri COULET, Le Roman jusqu´à la Révolution, Paris, Armand Colin, 1967, p. 146. 9 Protée Romancier, op. cit., p. 393. 7
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MARTA TEIXEIRA ANACLETO
au départ (et depuis les incipit), sur le mensonge originaire du masque pastoral et sur les différents jeux d’identités et de reconnaissances qu’il légitime au long du récit et des histoires enchâssées. La fausse identité et le dévoilement de la véritable identité tissent le récit presque en dialectique continue (et sous forme topique), révélant la labilité intrinsèque des personnages aux identités interchangeables. Les histoires où les narrateurs pluriels des Bergeries exposent aux personnages et au lecteur les divers et étranges effets d’amour (la matière énoncée dans les sous-titres) s’ancrent forcément dans la topique des fausses identités ou des identités anonymes exigeant, plus ou moins rapidement, une révélation, comme si la diégèse avait besoin de cet artifice pour se développer et être reconnue comme un fait de fiction et, à la limite, un exemplum. On introduit ainsi depuis l’incipit des romans des personnages « étrangers », dont la conversation est écoutée par d’autres bergers qui cherchent, par la suite, à reconnaître leur identité véritable : l’inconstant Hylas, personnage essentiel et controversé de L’Astrée, est aperçu par Léonide qui considère l’étrangeté des habits du berger et de ceux qui l’accompagnent et veut, par la suite, savoir leurs noms. Lors qu’ils étoient sur ce discours, & que Leonide en elle mesme jugeoit ceste vie pour la plus heureuse de toutes, ils virent venir du côté du pré, deux Bergeres, & trois Bergers, qui à leurs habits monstroient d’estre estrangers, & lors qu’ils furent un peu plus pres, Leonide, qui estoit curieuse de connoistre les Bergers & Bergeres de Lignon par leur nom, demanda qui estoient ceux-cy. A quoy Phillis respondit, qu’ils estoient estrangers, & qu’il y avoit quelques mois qu’ils estoient venus de compagnie, que quant à elle, elle n’en avoit autre connoissance. Alors Silvandre adjousta qu’elle perdoit beaucoup de ne les connoistre pas plus particulierement, car entr’autres il y avoit un nommé Hylas de la plus agreable humeur qu’il se peut dire.10
Reconnaître le nom, c’est, de ce fait, reconnaître le nom de roman des personnages. Mais rester dans l’ambiguïté de leur identité peut aussi devenir une stratégie, à l’intérieur des histoires, pour prolonger l’intrigue et l’enchaîner dans d’autres histoires – comme si le roman pastoral ne pouvait se passer de ce jeu d’occultations et de révélations, d’une prévisibilité topique qui répond à sa précarité ontologique. Ainsi, les histoires se construisent souvent, en introduisant des personnages anonymes qui suscitent néanmoins la reconnaissance de l’autre et de soi-même : dans l’Histoire de Silvie (Ière Partie, Livre III), racontée par Léonide à Céladon pour justifier l’interdiction de la Fontaine de la Vérité d’amour, un 10
L’Astrée. Première Partie, op. cit., p. 414-415.
(RE)CONNAISSANCE DU PERSONNAGE ET DU SUJET DANS LE ROMAN PASTORAL
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« Chevalier si triste & mélancolique » arrive au temple, lors des célébrations du « sixiesme de la Lune de Juillet » et reconnaît, par un « estrange effet d’Amour », la nymphe « quoy qu’auparavant il ne l’eust jamais vuë »,11 la situation topique annonçant les jeux d’identités multiples qui se nouent tout au long du roman jusqu’à son dénouement artificiel (lorsque Baro conçoit les effets ex-machina qui libèrent l’enchantement maléfique de la fontaine pour les reconnaissances finales qui clôturent le roman). En ce sens, le topos de la fausse identité peut devenir obsession du récit12 : les personnages donnent à connaître leur véritable identité pour défaire les quiproquos amoureux, en même temps qu’ils réfléchissent, à l’intérieur du discours, sur la théâtralité du déguisement, ouvrant ainsi le chemin au méta-commentaire, voire à la métafiction.13 L’insistance des romanciers dans une configuration topique supposant les fausses identités et la reconnaissance des fausses et des véritables identités dévoile, par conséquent, la dimension de répétition théâtrale sous-jacente au roman pastoral – « comme les acteurs, les bergers connaissent leur texte à l’avance »14 – et, du coup, son esthétique « hésitante »15 (entre l’allégorie pastorale et la scène du roman). Le romancier cherche ainsi à légitimer le mensonge pastoral dans le cadre d’un romanesque en construction qui oscille entre la reconnaissance des identités ou sa continuelle suspension, justifiant la quête identitaire des bergers de fiction (du collectif, du groupe) et, par la suite, la quête du personnage et du sujet. Les différentes métamorphoses de Céladon – que Rohmer exhibe graduellement au long de son film – deviennent justement une mise en abyme de cette quête (de la re-connaissance) ; mais aussi, une mise en abyme du roman et une reconnaissance de son hybridation formelle.16 11
Ibid., p. 225-226. L’histoire de Diane, située dans le Livre VI de la Ière Partie de L’Astrée, en est un exemple expressif : Filidas, faux berger, cache son identité de jeune-fille ; Filandre devient la fausse Callirée, toutes ces « inventions » – « […] l’invention de Callirée à changer d’habits …] » (ibid., p. 382) – soulignant, à la fin, une éthique de l’amour véritable cher à l’auteur des Épîtres Morales. 13 « […] la fainte Callirée (…) joüast bien son personnage. » (ibid., p. 384). 14 Selon Jean-Pierre Van Eslande, certains gestes des bergers ont un caractère immuable, ce qui leur permet de devenir des « acteurs » : « Comme les acteurs, les bergers connaissent leur texte à l’avance. […] Leurs mouvements, leurs poses sont dirigées » (Jean-Pierre VAN ESLANDE, L’Imaginaire pastoral du XVIIe siècle, Paris, PUF, 1999, p. 31). 15 Le concept est développé par Thomas Pavel à propos du roman pastoral et de son écriture dans le cadre de la fiction romanesque du XVIIe siècle (Thomas PAVEL, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p. 79). 16 Voir à ce sujet, Louise K. HOROWITZ, « Hybridation dans L’Astrée », in : Lire L’Astrée, dir. Delphine Denis, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 2008, p. 89-97. 12
116 LE PERSONNAGE ET
MARTA TEIXEIRA ANACLETO
LE SUJET (OU LA QUÊTE DE LA VÉRITABLE IDENTITÉ)
Selon Thomas Carrier-Lafleur, Éric Rohmer recherche, en 2007, dans Les Amours d’Astrée et de Celadon, sur le plan de la fiction, « la plus petite différence entre deux choses : la différence entre une jeune fille qui ressemble à Céladon et Céladon déguisé en jeune fille ».17 Comme dans le roman d’Honoré d’Urfé, la (con)fusion d’identités dans le film de Rohmer – des acteurs dont les visages sont presque androgynes – est, en quelque sorte, un signe de l’hybridation ontologique du personnage du roman pastoral et du texte du roman lui-même. En même temps, Rohmer développe, sur l’écran, une lecture expressive du texte d’Urfé et des parcours erratiques des bergers de fiction (et de la fiction), en poursuivant une reconnaissance du sujet (et de l’écriture), et en démontrant, comme Fumaroli, que le berger ne survit pas, dans ce hortus conclusus,18 sans rechercher son identité, sans parcourir une géographie des lieux qui est aussi une géographie intérieure. On reconnaît, ainsi, que le pèlerinage de Silvandre, décrit dans la Ière partie de L’Astrée, ayant pour but de consulter l’oracle au sujet de son identité et de celle de ses parents, est soumis à cette logique de la quête identitaire et de la métamorphose essentielle des identités, légitimée au sein de l’univers pastoral : « Par Silvandre [dit Silvie aux autres nymphes d’Amasis], je sçeu qui estoit Celadon, & par Celadon qui estoit Silvandre : car l’un & l’autre avoit en ses façons & en ses discours quelque chose de plus généreux, que le nom de Berger ne porte ».19 Il existe, en fait, une double procédure de reconnaissance dans cette recherche de la véritable identité qui justifie les dédoublements successifs du sujet auxquels sont soumis les faux bergers.20 D’une part, la reconnaissance d’un statut littéraire se justifie dans le cadre d’un processus de légitimation de la forme (ou du genre) : pour s’éloigner des personnages invraisemblables des « romans anciens » et essayer de montrer une 17 Thomas CARRIER-LAFLEUR, « Choisir Rohmer. Variations sur le jeu bien curieux de la “reprise” », Acta fabula, vol. 13, no 9 (novembre-décembre 2012), http://www.fabula. org/revue/document7371.php. 18 Marc FUMAROLI, « Le retour d’Astrée », in : Jean MESNARD (dir.), Précis de Littérature Française du XVIIe siècle, Paris, PUF, 1990, p. 53. 19 L’Astrée. Première Partie, op. cit., p. 158. 20 Sur le sujet et le personnage dans le roman pastoral, voir Frank GREINER, « La notion d’individu dans L’Astrée », in : Topique(s) du public et du privé dans la littérature romanesque d’Ancien Régime, dir. Marta TEIXEIRA ANACLETO, Louvain-Paris-Walpole, MA, Éditions Peeters, 2014, p. 83-90 ; Marta TEIXEIRA ANACLETO, « Personnages bucoliques en quête d’identité : nature et individu dans le roman pastoral », in : Natura in fabula. Topiques romanesques de l’environnement, dir. Isabelle Trivisani-Moreau et Philippe Postel, Amsterdam-New York, NY, Brill-Rodopi, 2019, p. 68-82.
(RE)CONNAISSANCE DU PERSONNAGE ET DU SUJET DANS LE ROMAN PASTORAL
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« apparence de vérité » – expressions de Pierre-Daniel Huet21 –, le berger est reconnu, dans le cadre d’un ethos bucolique, en tant que courtisan déguisé aspirant, dans l’utopie arcadique, au repos. D’autre part, la reconnaissance d’un statut romanesque est intrinsèque au principe du fait de fiction : pour que les « cas » amoureux s’inscrivent simultanément dans la dynamique d’un récit vertueux et d’un récit historique, les personnages sont censés se métamorphoser les uns par rapport aux autres, exposant à l’autre et au lecteur leur fragilité existentielle – et la fragilité de l’écriture. On peut ainsi concevoir les déguisements successifs de Céladon au long des différentes parties de L’Astrée comme une sorte de fusion de cette double reconnaissance, littéraire et romanesque. C’est, d’ailleurs, la lecture qu’en fait Rohmer lorsqu’il accepte le défi d’adapter le romanfleuve urféien et qu’il isole l’histoire d’amour d’Astrée et de Céladon pour accentuer la métamorphose des identités, la quête de la véritable affection (éthique) sous le principe esthétique de l’indéfinition du personnage et du sujet. Au début de la première partie du roman, dans « l’Histoire d’Astrée et de Philis », Céladon devient « la dissimulée Orithie » pour pouvoir se rapprocher d’Astrée pendant la représentation du jugement de Paris, devançant le célèbre travestissement en Alexis. L’entrée dans le jeu théâtral (et mythique) – « Celadon resolut de se mesler parmy les filles, sous habit de Bergere »22 – entraîne un changement de nom et d’identité explicite – « & lors qu’on vint à tirer le nom de celle qui feroit le personnage de Paris, j’oüys nommer Orithie, qui estoit le nom que Celadon avoit pris »23 –, une légitimation du masque par son émergence dans les gestes de la symbolique pastorale – « il me demanda de mes cheveux pour faire un bracelet, ce que je fis »24 – et, finalement, la reconnaissance topique de la véritable identité (l’aveu à la première personne) comme détour éthique de l’honnête amour – « car sçachez que ce que vous m’avez promis, c’est de m’aimer plus que personne du monde, & me recevoir pour vostre fidele serviteur, qui suis Celadon, & non pas Orithie comme vous pensez ».25 Suite à ce premier déguisement (la représentation de la représentation), la nymphe Léonide habille Céladon en nymphe, Galathée lui attribue un faux nom – Lucinde – pour tromper Amasis, comme si le monde 21
Voir Pierre-Daniel HUET, Traité de l´origine des romans, Genève, Slatkine, 1970,
p. 8. 22 23 24 25
L’Astrée. Première Partie, op. cit., p. 263-264. Ibid., p. 264. Ibid., p. 265. L’Astrée. Première Partie, op. cit., p. 266.
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surnaturel des nymphes, contigu au monde pastoral, pouvait aisément accueillir la métamorphose et suspendre, par l’artifice précieux, la reconnaissance de la véritable identité : « Tant s’en faut, dit-il [Celadon], continuez seulement de m’habiller, car dans la confusion de tant de Nymphes, je pourray plus aisément me dérober ».26 Par la suite, le discours insiste sur un métalangage qui souligne, à travers la voix du narrateur, l’artifice, la théâtralité de la pastorale, qui retarde forcément la reconnaissance : Galathée, qui au commencement ne sçavoit que juger de ceste Metamorphose, loüa l’esprit de Leonide d’avoir inventé cette ruze […]. Ce pendant Leonide, pour mieux joüer son personnage, luy dit qu’elle s’en pouvait aller, de peur qu’Amasis ne les surprist. […] Alors Adamas prit la parolle de peur que si la fainte Lucinde respondoit, on ne reconnust quelque chose à sa voix.27
Or cette suspension de la reconnaissance prépare, en quelque sorte, la construction presque en abyme du travestissement de Céladon en Alexis, celui qui sera repris par Rohmer, ainsi que par les romanciers qui, dans les années 30 du XVIIe siècle, ont voulu continuer le roman inachevé d’Urfé ou qui ont résolu de le réécrire en prolongeant le romanesque du Forez. De même, le fait de faire dépendre la progression hésitante de l’histoire du couple élu de la répétition du mensonge, des apories esthétiques qu’il engage, transforme le travestissement de Céladon en un motif littéraire emblématique de la quête identitaire du sujet et de la quête de la forme du roman. Ainsi, la tentation de la reconnaissance est presque inévitable, au niveau du discours, lorsque Lycidas, frère de Céladon, rend visite à Adamas et à sa fausse fille Alexis, jusqu’alors retirée chez les filles des druides, dans les Carnutes – « […] mais aussi tost que Lycidas mit les yeux sur son frere, il demeura long temps sans les en pouvoir retirer, car il luy sembla d’abord de voir le visage de Celadon » –, l’univers de la fiction l’empêchant néanmoins, malgré la ressemblance extrême des deux visages, presque superposés, d’« en descouvrir la vérité ».28 La rencontre de Céladon/Alexis avec Astrée,29 préparée le long de cette ruse essentielle à la fiction romanesque, insiste, donc, au niveau 26
Ibid., p. 653. Ibid., p. 654 ; 675. 28 L’Astrée. Deuxième Partie, op. cit., p. 536. 29 Sur la topique de la rencontre dans le roman pastoral, voir mon article : « La mémoire apprivoisée: de la complicité des lieux bucoliques de la rencontre au Portugal et en France au XVIIe siècle », in : Littératures – Topographie de la rencontre dans le roman européen, dir. Jean-Pierre Dubost, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008, p. 95-107. 27
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du discours, sur l’univers sémantique du secret, associé à l’artifice et au déguisement : Il faut, dis-je, que, changeant de visage et de façon, vous receviez Astrée sans vous étonner, et qu’à son abord vous ayez tant de puissance sur vous-même que personne ne s’aperçoive de ce que vous voulez tenir caché. […] Voyez-vous, Alexis [dit Léonide], votre visage ressemble si fort à celui de Céladon que si vous voulez qu’il ne soit point reconnu, il vous faut user d’un grand artifice pour le déguiser.30
La non-reconnaissance (ou la suspension de la reconnaissance) – les visages qui se dévoilent à moitié, dans la pénombre de la salle, accompagnés de gestes honnêtes – permet ainsi la rencontre vertueuse des amants, sous le signe de la religion d’Adamas et de la pensée ascétique de l’auteur, tout en n’annulant pas l’érotisme implicite aux gestes décrits. Le travestissement de Céladon est, en fait, vu par Léonide comme « nécessité de vertu »,31 artifice qui cache le désir, le récit oscillant entre l’occultation (la dissimulation, le regard qui, dans la logique fictionnelle, refuse de voir la vérité) et la révélation sans reconnaissance, forme subtile de démontrer comment la fiction urféienne exhibe sa précarité essentielle : pour qu’Astrée ne la regarde pas directement, Alexis « feignant de s’appuyer du coude sur la fenêtre, […] se mit la main sur le visage ».32 À la précarité esthétique se joint, de ce fait, une précarité éthique à travers laquelle l’explicitation de l’érotisme des gestes échangés entre Astrée et Alexis/ Céladon, dans la chambre, leur « excès de bonheur »33 (d’après Léonide qui les regarde), à peine légitimé par l’artifice presque excessif de la nonreconnaissance, est suivie du commentaire explicite du narrateur (la voix d’Urfé) qui impose le jugement moral, la vision des tourments d’amour, la nostalgie du masque et de l’impossibilité de reconnaître l’autre par l’éblouissement « de trop de clarté ».34 Que Rohmer accentue, en réécrivant ces scènes sous le principe de légèreté, le clair/obscur, le seuil épistémique entre l’extérieur et l’intérieur qui s’interpose entre l’espace et le sujet, dans ce travestissement essentiel qui traverse son récit cinématographique, qu’il reproduise la beauté éthique du mélange érotique des corps qui se touchent à peine, tous ces 30 Honoré D’URFÉ, L’Astrée. Troisième Partie. https://astree.tufts.edu/_roman/fonctionnelle/fonctionnelle _3/fonctionnelle_3_livre_2.html, p. 43 recto (toutes nos références concernant la IIIème Partie de L’Astrée renverront à cet ouvrage). 31 Ibid., p. 43 verso. 32 Ibid., p. 173 verso. 33 Ibid., p. 430 recto. 34 Ibid., p. 431 recto.
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faits d’écriture ne peuvent être réduits à un simple choix esthétique. Ces options indiquent justement une symbiose de lectures, entre cinéaste et romancier, dans la façon de concevoir la nostalgie de la quête identitaire des personnages, l’idéalisme de cette quête et sa soumission à une morale esthétique, commune aux trois premières parties de l’Astrée, aux Épîtres Morales et aux films rohmériens exprimant le conflit entre le provisoire et le définitif. Reste que la reconnaissance finale des identités d’Astrée et de Céladon qui clôture presque naïvement (ou, si l’on veut, provisoirement) le film, doit être mise en parallèle avec le dernier travestissement de Céladon/Alexis en Astrée (le déguisement sur et sous le déguisement), énoncé par Urfé dans la IIIème partie du roman, ne serait-ce que parce que cet ultime masque cache un désir intime d’atteindre la beauté parfaite par la (con)fusion des vestes – « elles étaient toutes trois ravies de la voir si belle en cet habit inaccoutumé »35 – et, en même temps, un souci de ne pas donner à voir à l’autre le plaisir de la reconnaissance par un excès de pudeur dans l’exhibition de la pure vérité ou du pur mensonge. En fait, Diane conseille Astrée à prendre, à son tour, les habits de la fausse Alexis pour confondre Adamas, le narrateur associant, toujours, l’imaginaire pastoral au principe du déguisement et, à la limite, du surdéguisement : Astrée, qui aimait passionnément cette feinte Druide et qui désirait de laisser tout à fait l’habit de bergère pour prendre celui de Druide afin de pouvoir demeurer le reste de sa vie auprès d’elle, avait un désir extrême de porter les habits d’Alexis. Et toutefois, ni l’une ni l’autre n’osait en faire semblant pour ne donner quelque connaissance de ce qu’elles voulaient cacher.36
La reconnaissance n’est donc, à la fin de la IIIème partie de L’Astrée, qu’artifice éthique et esthétique – ce qui justifie simultanément et la scène finale du film de Rohmer (la reconnaissance utopique, cinématographique, de l’identité de deux bergers beaux et vertueux), et l’impossibilité de clôturer le récit vertueux d’Urfé par une scène de reconnaissance topique (qui ne sera menée à bien que par Balthasar Baro dans la Vème partie de L’Astrée). L’instabilité de cette quête d’identité suggère, ainsi, l’intégration d’un effet spéculaire entre le sujet et le récit, annonçant, en quelque sorte, la dissémination du genre ou la reconnaissance de sa singulière modernité.
35 36
L’Astrée. Troisième Partie, op. cit., p. 465 verso. Ibid., p. 466 verso.
(RE)CONNAISSANCE DU PERSONNAGE ET DU SUJET DANS LE ROMAN PASTORAL
LE
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SUJET ET LE RÉCIT (OU LA RECONNAISSANCE DE LA NOSTALGIQUE DU
SPECULUM)
Cette suggestion d’un déguisement en abyme à la fin de la IIIe partie de L’Astrée (Alexis/Céladon déguisé/e en Astrée, Astrée déguisée en Alexis/ Céladon) aurait pu se résumer à un passetemps précieux d’identités – comme, le suggère, d’ailleurs, la Nymphe Diane. Il configure, néanmoins, dans le cadre romanesque de la reconnaissance, la subtile mais inévitable tendance du roman pastoral – et du pastorat37 – à l’auto-analyse spéculaire, associée à son instabilité ontologique. En 1671, dans De la connaissance des bon livres, Charles Sorel se sert justement de l’image du spectrum lorsqu’il considère L’Astrée, dans son ensemble, comme « un roman qui contient plusieurs autres romans ».38 Ainsi, l’acceptation tacite du dédoublement ou du mensonge pastoral, au nom d’une identité romanesque, plutôt que d’une pensée ascétique associée à l’écriture éthique d’Honoré d’Urfé, explique le prolongement de la fiction du Forez et la tendance à la clôturer par la reconnaissance des identités et de l’identité du roman lui-même, dans et entre les textes qui le suivent. En ce sens, la résistance de Céladon et d’Astrée à la proposition de Diane d’échanger leurs habits, la peur de la reconnaissance d’une identité véritable, que seul le narrateur repère, fait de ces deux personnages, ponctuellement, dans le récit d’Urfé, des sujets utopiques et éthiques (comme le couple de Rohmer), alors que la progression infaillible du roman vers son organisation spéculaire ne permet plus cette suspension idéale, la substituant par une suspension formelle – le continuum des histoires enchâssées et des continuations annoncées voulant assurer la re-connaisance de la fabrication du sujet, du récit, du roman. Baro écrit la Vème partie du roman d’Honoré d’Urfé ; Gomberville en écrit une VIème partie annonçant une suite ; Du Broquart, et d’autres écrivains des années 30, prolongent artificiellement, dans leurs romans, le romanesque forezien.39
37 Concept développé par M. Foucault à propos du modèle pastoral, dans sa leçon du 8 février 1978 au Collège de France, et développé par Laurence Giavarini dans le chapitre « Le vertige du modèle : thème pastoral et pastorat selon Michel Foucault (1978-1981) », intégré dans son ouvrage de 2010 (Laurence GIAVARINI, La Distance Pastorale, Paris, Vrin, 2010, p. 21-27). 38 Charles SOREL, De la connoissance des bons livres ou examen de plusieurs autheurs (1671), éd. Hervé Béchade, Genève/Paris, Slatkine, 1981, p. 153. 39 Voir à ce sujet mon article « De la médiation poétique comme extravagance de l’écriture : les réécritures dans et de L’Astrée », in : Lire L’Astrée, dir. Delphine Denis, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 2008, p. 113-123.
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De ce fait, la VIème partie de L’Astrée, publiée en 1626 et attribuée à Gomberville, recommence l’histoire d’Astrée et de Céladon que Baro semblait avoir clôturée à la fin de la Vème Partie, pour ouvrir le texte d’Urfé à d’autres continuations possibles, comme si ces bergers de fiction et la fiction pastorale elle-même ne pouvaient survivre en-dehors de la circularité et de la relance narrative (la reconnaissance reprise à l’exhaustion). La logique de l’ouverture diégétique marque bien la fin du dernier Livre de Gomberville : Les deux Bergers & les quatre Bergeres, au desceu de Pâris, sortirent de Marcilly, & ne faisant autre chose que consoler Astree, qui sembloit deuoir mourir à chaque pas qu’elle faisoit, allerent tout bellement iusqu’à midy, sans se reposer : & ayans fait vn fort mauuais repas, à cause de l’ennuy d’Astree & de Diane, continuerent leur chemin comme ils l’auoient commencé, & n’arriuerent chez eux que bien auant dans la nuict.40
La Bellaure Triomphante (1630) et sa suite, La Fille d’Astrée ou la suite des bergeries de Forets (1633) de Du Broquart, insistent parallèlement, dans les titres, épîtres et dans le récit, sur le principe de l’hybridation qui marque la poétique pastorale, imposant, en même temps, et la métalepse et la redondance (ou le topos) comme effet de lecture circulaire de l’univers de la fiction recréé. Au-delà de leur désir d’exhiber la mémoire du texte séminal (ce qui est aussi une forme éthique de reconnaissance), ces textes posthumes développent le principe métalittéraire de l’écriture pastorale et prolongent, sous le prétexte de la suite chronologique ou des « histoires Chronologiques »,41 la fiction dans la fiction : Puisque l’incomparable Astrée de Monsieur d’Vrfé est une des plus charmantes pieces que nous ayons en nôtre langue, ie ne doute point que l’on ne doiue aussi cherir la lecture de ce liure qui en suit tous les desseins. […] Cecy est plustost une suite d’histoire, & l’on y void ce qui est arriué à plusieurs Cheualiers ou Bergers, Nymphes ou Bergeres, qui sont les enfans de ceux dont nous auons desia veu les estranges fortunes : tellement que c’est à bon droict que cette Histoire s’appelle, LA FILLE D’ASTREE.42 40 GOMBERVILLE, L’Astrée de messire Honoré d’Urfé. VIème Partie, Saint Étienne, Presses de Saint-Etienne, 1976, p. 255, nous soulignons. 41 L’expression est utilisée par Du Broquart dans l’« Avertissement au Lecteur » de la Fille d’Astrée pour justifier son rapport à L’Astrée (DU BROQUART, La Fille d’Astree, ou, la Suite des bergeries de forets. Contenant plusieurs Histoires de nostre temps, mises sous noms empruntez, qui font voir les effects de la vertu & de l’honneste affection, Paris, Pierre Billaine, 1623, s. p. ; toutes nos références renverront à cet ouvrage). 42 La Fille d’Astree, op. cit., s.p.
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De même, au début du Livre III de la Bellaure Triomphante, le berger Tyrsis et la belle Clymene qui « arriverent heureusement dans le pays de Forests ; Car ce fut cette agreable contrée, qu’ils s’aviserent de choisir pour leur retraicte, induits à cela par l’extreme desir qu’ils avoient de voir ces fameux Bergers qui habitoient, principalement Celadon & la belle Astrée ».43 Dans les deux romans, l’accès au pays de Forez et aux personnages qui l’habitent érigent la métalepse et la citation en formules de reconnaissance. Non seulement l’univers romanesque du texte d’Urfé devient un univers exemplaire qui légitime l’identité romanesque des personnages de Du Broquart, permettant l’inclusion de ces « véritables personnages » dans l’univers fictionnel des bergers de L’Astrée (l’univers du « renommé Sylvandre, & l’inconstant Hylas », par exemple)44, mais la citation transfictionnelle récupère aussi des faits du récit devenus topiques (tel que le suicide de Céladon), le geste dédoublé étant énoncé et reconnu par le narrateur de La Bellaure lui-même : Clymène, personnage de Du Broquart, après être enlevée par les Barbares, « eust bien tant de courage, que passant sur le bord de la belle riviere de Lignon, elle s’y precipita, comme fist autrefois Celadon par le commandement de sa chere Astrée ».45 La narration suit, ainsi, un continuum qui dépasse le récit pour que le texte original – celui des personnages de L’Astrée – devienne espace interstitiel de reconnaissances multiples (dans le texte, hors du texte). Tout en restant des « romanciers au miroir »,46 Gomberville et Du Broquart exhibent la nostalgie du speculum (le roman pastoral s’épuisera dans cette circularité excessive après les années 30), en même temps qu’ils annoncent, implicitement, la modernité prémonitoire du principe de la spécularité fictionnelle configuré dans et par le roman d’Urfé, sous le signe de la reconnaissance littéraire. En fait, comme l’a démontré en 2007 Louise Horowitz lors du colloque Lire L’Astrée en Sorbonne (à l’occasion du quadricentenaire de la parution de la première partie du roman) dans une étude citée ci-dessus, le roman d’Urfé est un texte liminal par excellence, « un ouvrage 43 DU BROQUART, Bellaure Triomphante ou par plusieurs veritables Histoires, se découurent les diuers effects de l’honneste Amour, & des autres Passions de l’ame, en la personne de quelques Princes & Princesses de nostre temps. Œuvre pleine d’instructions Morales & Politiques, Paris, Chez Pierre Billaine, 1630, p. 350 (toutes nos références renverront à cet ouvrage). 44 Ibid., p. 388. 45 Bellaure Triomphante, op. cit., p. 359. 46 Expression utilisée par Anne-Elisabeth SPICA, « Les Scudéry lecteurs de L’Astrée », Cahiers de l’Association Internationale des études françaises, vol. 56, nº 56 (2004), p. 397-416.
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libéré des limites et des catégories, et où ni l’ancien, ni le moderne, pour reprendre les remarques de Genette, ne se représentent ».47 De même, en 2007, l’adaptation de Rohmer est conçue sous le signe esthétique de « l’éclat de la pensée »48 : l’ouverture spéculaire du roman, la « visée totalisante » (Fumaroli)49 qui détermine sa conception du sujet et de l’amour, est traduite par les mouvements de la caméra qui oscillent entre les visages des personnages, les tableaux mythologiques qu’ils contemplent où l’amour est dépeint dans ses multiples effets, la voix off/over ou la voix du berger qui récite le texte du roman et qui en dévoile (ou plutôt, en reconnait) le sens. *
*
*
De ce fait, la chambre secrète du roman se présente, dans ces textes-seuil aux reconnaissances multiples, simultanément fermée (lorsque le roman cède à la nostalgie d’une forme circulaire) et ouverte. Le récit, celui de L’Astrée, ne coïncide pas encore, tout entier, avec la chambre secrète du roman – tel que Jan Herman conçoit le roman moderne du XIXe –, mais il ouvre déjà le chemin, dans le cadre du « roman baroque », de par sa singularité, au « récit génétique du XVIIIe siècle ».50 En effet, dans les parcours labyrinthiques des bergers de fiction et du récit pastoral cherchant, tous deux, continuellement à se reconnaître, à reconnaître la forme/formule du romanesque, « sous personnes de bergers et d’autres », on reconnait l’antichambre secrète de cette reconnaissance interne de la forme romanesque qui marquera l’univers de la fiction, au XVIIIe siècle, au moment où Florian, traducteur de La Galathée de Cervantès, s’interroge, dans l’Essai sur la pastorale qui précède Estelle,51 sur la rencontre vraisemblable entre le genre romanesque et la pastorale.
47
« Hybridation dans L’Astrée », op. cit., p. 96. « Choisir Rohmer », op. cit. 49 « Le retour d’Astrée », op. cit., p. 57. 50 « La chambre secrète du roman », op. cit., p. 20. 51 Jean-Pierre Claris de FLORIAN, Estelle, Paris, Bailly, 1788, p. 1-30, gallica.bnf.fr/ ark:/12148/ bpt6k9791965r. 48
« CECI N’EST PAS UN DON JUAN ». JODELET OU LE MAÎTRE VALET DE SCARRON : LA RECONNAISSANCE LITTÉRAIRE DÉFIÉE Geert MISSOTTEN
UN DON JUAN PRÉCOCE ? Jodelet ou le maître valet (1645) de Paul Scarron1 ne fait pas partie du canon des versions reconnues du mythe de Don Juan.2 A première vue, la raison en est simple : le titre de la pièce ne contient aucune référence au fonds mythique traditionnel, ni au nom de Don Juan, ce qui par ailleurs était la règle, avant Goldoni.3 Il n’est pas non plus question de la punition de l’athée ou du fils criminel, comme dans les versions de Dorimond, de Villiers ou de Rosimond, même pas dans le sous-titre.4 Aucun renvoi non plus à la statue de pierre ou au Commandeur pétrifié. A ces évidences s’ajoute un problème de chronologie historique. Les premiers Don Juan de langue française connus, ceux de Dorimond, Villiers et Rosimond datent respectivement de 1658, de 1659 et de 1669. Les auteurs se sont sans doute inspirés de la trame d’une commedia italienne, intitulée Convitato di Pietra. La comédie en question, écrite par Cicognini et jouée en Italie vers 1640, a été introduite en France via un scénario de commedia dell’arte de Giliberto interposé, ou peut-être via un autre scénario encore. Georges Gendarme de Bévotte fournit l’explication suivante : 1 SCARRON, Jodelet ou le maître valet, in : Chefs-d’œuvre des auteurs comiques, tome I, Paris, Librairie Firmin-Didot et Cie, 1879, p. 1-83. Notre abréviation : Scar. Nous utilisons la version mentionnée, avec en point de référence simultanée l’édition de 1648, Paris, Toussaint Quinet. Celle-ci est accessible via le lien suivant : http://www.theatre-classique.fr/ pages/programmes/edition.php?t=../documents/SCARRON _JODELET.xml. Le texte a été établi par Paul Fièvre. 2 La pièce de Scarron n’est pas mentionnée comme version donjuanesque dans les bibliographies concernant le mythe de Don Juan. Deux exemples in absentia seulement : Pierre BRUNEL, Dictionnaire de Don Juan, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1999 et Christian BIET, Don Juan. Mille et trois récits d’un mythe, Paris, Gallimard, 1998. 3 Carlo GOLDONI, Don Giovanni Tenorio o sia il dissoluto, première représentation à Venise en 1735. 4 DORIMOND, Le Festin de pierre ou le fils criminel, 1658 ; VILLIERS, Le Festin de pierre ou le fils criminel, 1659 ; ROSIMOND, Le nouveau Festin de pierre ou l’athée foudroyé, 1669.
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Un Convié de pierre a été joué pour la première fois par les Italiens sur la scène du Petit-Bourbon, dans les premiers mois de l’année 1658. Nous manquons de renseignements précis sur cette pièce. Les imitateurs français et les historiens de théâtre parlent du Convitato di Pietra comme d’une œuvre connue de tout le monde et comme s’il n’y avait eu sur le sujet qu’une seule comédie italienne. S’agit-il de la commedia de Cigognini? Evidemment non. En effet, Villiers […] dit que les Italiens n’« ont fait voir de la pièce qu’un imparfait original que sa copie surpasse infiniment ». Cette copie n’ayant aucune ressemblance avec la comédie de Cigognini, ce ne peut être celle-ci qui se jouait au Petit Bourbon. Etait-ce alors la pièce de Giliberto, aujourd’hui perdue? Ce n’est pas impossible ;5
Le passage est instructif : à partir de 1658, le monde littéraire se faisait largement inspirer par le thème d’une statue de pierre frappant de mort un jeune noble qui enfreint à la morale ou à la religion. Le thème était déjà bien connu. Or, comment voir alors en Jodelet ou le maître valet, qui date de 1645, c’est-à-dire quinze ans seulement après la publication de la pièce originale de Tirso,6 une version donjuanesque précoce ? Voilà la question sur laquelle nous nous pencherons dans ce qui suit. A cet effet, nous utiliserons comme prisme de lecture tant les versions donjuanesques de Tirso, de Molière et de Mozart/Da Ponte,7 que la version originale en espagnol de la pièce de Scarron, à savoir Donde hay agravios no hay celos, y amo criado de Francisco de Rojas Zorilla.8 Avant de le faire, il faut cependant se rendre à une évidence, à savoir que le fonds constitutif du mythe est généré non seulement au sein de la dynamique des trois invariants de Rousset9 : la figure du séducteur éternel, 5 Georges GENDARME DE BÉVOTTE, La Légende de Don Juan. Son évolution dans la littérature. Des origines au romantisme, Paris, Hachette, 1911, p. 62-63. 6 Nous passons ici sur le débat sur l’attribution du Burlador de Séville (Tirso de Molina ou Andrés de Claramonte ?). Voir, par exemple, A. RODRÍGUEZ LÓPEZ-VÁSQUEZ et L. VÁSQUEZ, « El Burlador de Sevilla : Tirso o Claramonte ? », Historia y crítica de la literatura española, vol. 3, Barcelona, edición crítica, 1992, p. 460-470. 7 TIRSO DE MOLINA, Le Trompeur de Séville et le convive de pierre, traduit de l’espagnol par M. Espinosa et Claude Elsen, in : Don Juan, textes réunis et présentés par Jean Massin, Bruxelles, Editions complexe, 1993, p. 75-144 ; MOLIÈRE, Dom Juan ou le festin de pierre, in : Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971 ; MOZART/DA PONTE, Il dissoluto punito ossia il Don Giovanni. Dramma giocoso in due atti, L’Avant-Scène Opéra, Paris, 1996 (livret établi par Michel Noiray. traduction française de Pierre Malbos, revue et complétée par Michel Noiray). 8 Nous utilisons la version, en orthographe moderne, de la biblioteca virtual universal (www.biblioteca.org.ar/ libro.php?texto=71216) avec, pour vérification, la version établie par Brigitte Wittmann, qui tient compte entre autres des éditions de Séville et de Barcelone (Genève / Paris, Droz / Minard, 1962). Toutes les références sont à la version numérique. 9 Jean ROUSSET, Le Mythe de Don Juan, Paris, Armand Colin, coll. U Prisme, 1978.
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le groupe des femmes séduites ou trompées et la statue de pierre. Il se compose également de schémas dramatiques, de constructions sociales et relationnelles représentées, de certains thèmes et motifs récurrents, de personnages, de noms de personnages devenus et devenant lourds de sens à l’esprit de créateurs, spectateurs et lecteurs. Ce qui revient à dire, aussi, que la question de la filiation historique directe, de l’attribution historique ou de la création originale n’est pas ici primordiale. La lecture qu’il s’agira de faire n’est ni anachronique ni généalogique, mais mythique, c’est-àdire adaptée aux caractéristiques du mythe. Toute version du mythe de Don Juan est par définition intertextuelle car renvoyant à d’autres textes ou à certains éléments constitutifs du récit mythique. La lecture d’un texte pareil est toujours un effort individuel et un effort intersubjectif, influencé par l’image du mythe de Don Juan que l’on partage avec une communauté de lecteurs. Et quoique la lecture s’effectue en un ou en des moments bien précis dans le temps, elle est néanmoins influencée par des lectures et interprétations qui la précèdent, excédant en quelque sorte la vie du lecteur présent. Notre lecture sera donc mythique : à la fois individuelle et intersubjective, textuelle et intertextuelle, temporelle et intemporelle. Reprenons le terme de Villiers pour mieux illustrer cette lecture que nous appelons mythique : les textes du corpus donjuanesque relèvent de diverses copies du mythe, toutes constitutives du mythe. Chaque copie est, à des degrés différents, une refacture ou une refonte du mythe, à l’aide d’un nombre variable d’éléments connus, utilisés auparavant et explicitement ou implicitement réutilisés ou réorientés. Autour des piliers structuraux du mythe, que Rousset appelait « invariants », évolue ainsi une nébuleuse d’éléments tout aussi essentiels mais plus volages, plus difficiles à capter. Si Rousset opérait au niveau de la physique du mythe, on pourrait dire que nous adoptons l’approche de la physique quantique et la conviction que tout élément du mythe porte en lui une multitude de réalités possibles qui ne se découvrent qu’à travers la lecture qu’on fait des diverses copies qui réalisent – ou non – ces réalités possibles. Le cas de Scarron démontre cette extrême malléabilité du mythe, pourvu que l’on veuille le reconnaître, dans la vision oblique sur le personnage du séducteur éternel qu’il donne. A l’aide d’infimes changements par rapport au texte original de Francisco de Rojas Zorrilla,10 Scarron met en scène 10 Il s’agit notamment des changements que Christophe Couderc discerne par rapport au texte de Rojas Zorrilla. Couderc se concentre sur le développement du/des valet(s), y compris une certaine intertextualité par rapport à Corneille et la réalité de Julien Bedeau comme acteur, une fonctionnalité plus importante du père (Dom Louis) et une tonalité
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une réalisation en négative du fond mythique. De plus, nous découvrirons qu’il a largement inspiré Molière, entre autres pour la création du personnage d’Elvire, malgré qu’elle soit communément reconnue comme contribution originale de Molière au mythe de Don Juan : La-dessus vient se greffer l’apport du Dom Juan de Molière, qui se résume à deux éléments dramatiques d’importance inégale : le personnage d’Elvire et, accessoirement, la dispute entre les deux paysannes que Don Juan cherche à séduire […]11
HISTORIETTE EMPRUNTÉE ?12 Au premier abord, la pièce à succès de Scarron est assez anodine. Il l’aurait écrite en trois semaines pour le fameux acteur Julien Bedeau, mieux connu sous le nom de Jodelet.13 Elle regorge de péripéties inattendues (ou plutôt attendues selon le goût espagnol et burlesque du temps). Au premier regard, Jodelet est même une copie de Donde hay agravios de Rojas Zorrilla. Le texte semble être une traduction à part entière, l’action est quasi identique et le système dramatique est très similaire : Jodelet/Don Juan d’Alvarade Isabelle de Rochas / Béatrice Lucrèce d’Alvarade Don Louis/Etienne Don Fernand de Rochas
Sancho/Don Juan de Alvarado Doña Inés de Rojas / Beatriz Doña Ana de Alvarado Don Lope de Rojas/Bernardo Don Fernando de Rojas
Or, d’infimes changements au niveau de l’action, des personnages et du texte transforment graduellement la lecture de la pièce de Scarron en une lecture donjuanesque. différente (par exemple l’effet comique exagéré dû au contraste entre le ton excessivement sérieux de Dom Louis et les situations réelles) (Christophe COUDERC, « Recepción y adaptación de Rojas Zorrilla en Francia (Siglo XVII) : algunos ejemplos », in : Francisco de Rojas Zorrilla, poeta dramático : actos de las XXII Jornadas de Teatro Clásico, Almagro, 2000, p. 323-346). 11 Voir, par exemple, COLAS / DI PROFIO, D’une scène à l’autre. L’opéra italien en Europe. Vol 2. La musique à l’épreuve du théâtre, Wavre, Mardaga, 2009, p.189-190. Sur les sources de Molière, voir les travaux de Claude BOURQUI, notamment Les Sources de Molière : répertoire critique des sources littéraires et dramatiques, Paris, Sedes, 1999. 12 On pourrait même parler d’un emprunt au deuxième degré. La pièce The Man’s the master (1668) de William DAVENANT est une copie (une recréation) de Jodelet, de la même manière que Jodelet est une copie (ou recréation) de Donde hay agravios. Sur la relation entre les trois pièces : voir l’article de Antonio BALLESTEROS GONZÁLEZ, « Vaporosas simetrías : la huella de Rojas Zorrilla en William Davenant », in : Francisco de Rojas Zorrilla, poeta dramático, op. cit., p. 303-321. 13 Colette COSNIER, « Jodelet, un acteur du XVIIe siècle devenu un type », Revue d’Histoire littéraire de la France, LXII, 1962, p. 329-352.
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L’intrigue se déroule comme suit : Don Juan d’Alvarade est amoureux de la duchesse Isabelle, fille de Don Fernando de Rochas. En signe de son amour éternel, il veut lui envoyer un portrait qui représente Isabelle et luimême. Or, le valet de Don Juan, Jodelet, sous la pression d’un départ hâtif à destination de Burgos où réside Isabelle, envoie son propre portrait au lieu du portrait de son maître. Nous apprenons au cours de l’histoire que Don Juan a perdu un frère, mort assassiné par la main d’un inconnu, et que sa soeur Lucrèce a été séduite par le même inconnu qui l’a délaissée presqu’aussitôt. Pour aller vite, à la fin Don Juan se marie avec Isabelle et Lucrèce prend en époux l’homme même qui l’a séduite et qui a assassiné, mais par mégarde et contre sa volonté, le frère regretté. SCÈNE PREMIÈRE/PRIMAIRE La première scène est capitale, dans la mesure où elle délivre aussitôt plusieurs clefs de l’interprétation, qui pointent toutes vers le mythe de Don Juan. Ainsi, dès le début, la pièce de Scarron fait penser au commencement in medias res de Tirso, Molière et Mozart. Chez Tirso, les premières paroles du valet Catalinon lors de sa première entrée en scène sont une réflexion saugrenue sur le vin et la création divine. Nous y reconnaissons aisément le Sganarelle de Molière qui, dès le lever du rideau, s’exprime sur les bienfaits du tabac et sur Aristote, tout en pestant contre son maître : Catalinon
Sganarelle
Par la Vierge de Chanaan, que la mer est salée ! Il se peut que sur cette terre, celui qui sait nager arrive à se tirer d’affaire, mais dans cette eau-là la mort est comme chez elle. Au lieu de tant d’eau, pourquoi Dieu n’a-t-il pas plutôt versé du vin ? De l’eau salée ! Quel intérêt cela présente-t-il pour qui n’est pas pêcheur ? Déjà l’eau fraîche est détestable, que dire alors lorsqu’elle est glacée ? Qui donc me trouvera une barrique de vin […] ? (Tirso, AI, sc. 11, p. 87)
Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. (Mol, AI, sc. 1, p. 31-32)
En fonction des caractéristiques de l’opéra, Da Ponte a également su donner un portrait condensé du valet et de sa relation avec son maître, dès le rideau. Les inoubliables paroles de Da Ponte se révèlent surprenantes si on les juxtapose aux premières paroles de Jodelet :
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Leporello
Jodelet
Notte e giorno faticar per chi nulla sa gradir Piova e vento soportar, Mangiar male e mal dormir… Voglio fare il gentiluomo E non voglio più servir. (Mozart, AI, sc. 1, p. 17, nos italiques)
Oui, je n’en doute plus, ou bien vous êtes fou, Ou le diable d’enfer, qui vous casse le cou, A depuis peu chez vous élu son domicile. Arriver à telle heure en une telle ville ! Courir toute la nuit sans boire ni manger, Menacer son valet et le faire enrager !... (Scar, AI, sc. 1, p. 7, nos italiques)
L’air de Leporello résonne dans les prime parole de Jodelet. Textuellement, « Courir toute la nuit sans boire ni manger » rappelle le « Notte e giorno faticar […] Mangiar male e mal dormir » de l’opéra. Surtout que la situation et le rythme sont quasi identiques. La scène se déroule de nuit, la faim et la soif dès l’entrée en scène tenaillent le valet et il s’exprime de façon peu bienveillante à l’égard de son maître. Plus loin dans la même scène, Jodelet le réaffirme : Il n’est pas sous le ciel un plus fâché que moi, Quand il faut à tâtons courir de rue en rue Ou dessous un balcon faire pied de grue. (p. 9)
Chez Mozart, Leporello fait effectivement pied de grue au-dessous du balcon, tandis que Don Giovanni s’est insinué dans les appartements de Donna Anna. Celle-ci a pris Don Giovanni pour son amant Don Ottavio. Par contre, le Don Juan de Scarron se trouve encore dans la rue, désirant déclarer son amour à Isabelle. « Isabelle » est un nom fort significatif dans le mythe de Don Juan : chez Tirso, elle apparaît dès la première scène comme victime de Don Juan déguisé en son amant, le duc Octavio. Isabelle et Donna Anna sont les véhicules d’une même fonction dramatique. En tant que femmes nobles trompées, elles catalysent une série d’événements dramatiques centrés sur l’honneur et la vengeance. Il est significatif que Scarron ait substitué le nom d’Isabelle à celui de Doña Inés de Rojas Zorrilla. La suite de la scène chez Scarron révèle une véritable hâte passionnelle chez Don Juan, beaucoup plus prononcée que chez Rojas Zorrilla, et qui est typique de la figure du séducteur dans les versions de Tirso, Molière et Mozart. Chez Tirso de très nombreuses métaphores du feu expriment la passion immédiate et répétée. Nous nous limitons à quelques exemples. Don Juan, au moment de rouvrir les yeux après avoir été sauvé de la noyade par Tisbée et ses pêcheurs, lui assure qu’elle allume en lui la flamme de l’amour et qu’elle le fait « brûler par sa seule présence » (Tirso, AI, sc. 12, p. 89).
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Pendant le deuxième acte l’histoire se répète. A l’approche de la belle paysanne Aminta, Don Juan avoue qu’il « brûle déjà » (Tirso, AII, sc. 22, p. 117). Et Catalinon de résumer qu’il s’agit de la « quatrième fois depuis quinze jours » (Ibid.). Don Juan en ses propres paroles le traduit ainsi : Don Juan La nuit étend son voile noir et silencieux. […] C’est le moment d’agir… L’amour m’aiguillonne, et du diable si j’y résiste! Je veux la tenir dans mes bras. (Tirso, AII, sc. 6, p. 122)
Chez Molière, Dom Juan se vante de « l’impétuosité de ses désirs » (Mol, AI, sc. 2, p. 36) et avoue à Sganarelle qu’ « une beauté [le] tient au cœur, et qu’entraîné par ses appas », il l’a « suivie jusques en cette ville » (p. 37). Or, le projet de séduction est avorté et à la rencontre de la paysanne Mathurine, Dom Juan confirme qu’ « il ne faut pas que ce cœur [lui] échappe » et qu’il a « pris déjà des dispositions » (Mol, AII, sc. 2, p. 46) pour s’en assurer. Il n’aura toutefois pas le temps de le faire à son aise, car à l’arrivée de la paysanne Charlotte il ressent aussitôt un « amour prompt » et une nouvelle promesse de mariage ne se fait pas attendre. Sganarelle ne s’est pas trompé quand il commente l’arrivée de Charlotte : « Assurément. Autre pièce nouvelle » (ibid.). La frénésie du Don Giovanni mozartien est surtout palpable sur scène. La rapidité des tentatives de conquête qui se succèdent se résume symboliquement et musicalement par le célèbre catalogue des mille e tre conquêtes. Dans la pièce de Scarron également, les premières répliques de Don Juan sont conformes à cet élément mythique de l’impétuosité amoureuse déjà central chez Tirso. Le personnage de Don Juan est esquissé comme l’on pourrait s’y attendre : Don Juan Oui, tu l’as deviné ; Je veux dès cette nuit aller voir Isabelle. Jodelet Dès cette nuit plutôt vous brouiller la cervelle, Si cervelle chez vous est encore à brouiller. Don Juan Si-faut-il, Jodelet, te résoudre à veiller : Quelque las que tu sois, quelque faim qui te tue, Je ne suis pas d’avis de sortir de la rue Sans avoir vu de près l’objet de mon amour, Le dussé-je chercher jusques au point du jour. (Scar, AI, sc. 1, p. 8)
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De même, certaines expressions burlesques sont clairement liées à l’univers donjuanesque. Ainsi les mots de Jodelet réfléchissant sur la nature du portrait peint. Parlant des orifices naturels de l’homme – expression qu’on ne trouve pas dans le texte de Rojas Zorrilla – Jodelet fait écho aux paroles du Catalinon de Tirso lorsque celui-ci vérifie l’état de santé de Don Juan échoué sur la plage : Tisbea Il respire encore. Catalinon Par où? Par là?
Jodelet Un portrait dira-t-il les défauts de sa taille, Si son corps est armé d’une jaque de maille, S’il a quelques égouts, outre les naturels? (Scar, AI, sc. 1, p. 8-9)
Tisbea Par où voudras-tu que ce fût? Catalinon Il pourrait respirer par un autre côté. (Tirso, AI, sc. 11, p. 88)
La substitution des portraits est significative au-delà de la seule fonction dramatique qu’on lui accorderait à première vue, à savoir d’être une variante du quiproquo classique. En effet, la première rencontre entre Don Juan et Isabelle n’a pas lieu dans une entrevue réelle, comme c’est le cas chez Tirso, mais par portrait interposé (et substitué à un autre). Du coup, Don Juan et Isabelle se regardent d’abord en spectateurs d’un médium artistique interposé et leur reconnaissance (hypothétique, car c’est le portrait d’un autre, et donc ironique) se réalise au second degré. La métaphore littéraire est délibérée : le Don Juan de Scarron fonctionne tel un jeu de perspectives dans lequel se reflètent les éléments du récit mythique de Don Juan. Scarron offre un regard oblique et ironique sur diverses parties constituantes du récit mythique : personnages, relations sociales, situations dramatiques, motifs répétés. De plus, le portrait de Don Juan et d’Isabelle, unique dans le corpus donjuanesque, symbolise le singulier et la singularité de l’amour unique et éternel voué à une seule femme. C’est l’anticipation sur la consécration de cet amour par le mariage projeté et c’est surtout la confirmation de la volonté d’inverser, mais sur un mode ironique, un élément constitutif du mythe, à savoir le pluriel des amourettes et des instants amoureux en tant que célébration de l’éphémère, et consécration de la tromperie et de la quantité négligeable en amour. Le portrait est pour Scarron ce qu’est le catalogue pour Da Ponte, c’est-à-dire le condensé du concept de l’amour qui soutient la narration. La première scène nous propose ainsi des clefs d’interprétation
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qui soutiennent une lecture mythique de la pièce de Scarron. Elle est d’une importance primordiale pour l’interprétation de cette pièce. Dans ce qui suit, il s’agira d’étoffer cette hypothèse par d’autres éléments. PERSONNAGES SECONDAIRES/AU
SECOND DEGRÉ
La scène suivante du Jodelet rappelle et réinvente la situation dramatique nocturne de Don Juan sautant par le balcon pour fuir la dame trompée, qui – et c’est ici que la substitution d’Isabelle à Inés prend tout son sens – n’est autre que Doña Isabela / Isabelle. Il y a une différence capitale pourtant : ici, Jodelet et Don Juan ne sont pas les protagonistes, mais les témoins de la scène de sorte qu’ils jettent un regard de travers sur une scène donjuanesque connue. Ce n’est donc pas Don Juan, mais Don Louis qui descend du balcon d’Isabelle avec une échelle de corde et qui se sauve pour ne pas être reconnu. Jodelet sera invité ensuite, dans une manœuvre de travestissement traditionnel, à prendre les habits de son maître, pour que Don Juan puisse mener discrètement une enquête sur l’honneur d’Isabelle, la mort de son frère et l’offense faite à sa sœur. La proposition du travestissement maître-valet provoque une série de réactions émotionnelles programmées dans le mythe. L’exécution dramatique et la chaîne réactive émotionnelle sont similaires chez Scarron et Molière : Don Juan […] Il faut que dès demain, ô mon cher Jodelet ! Tu passes pour mon maître, et moi pour ton valet : Ton portrait supposé fait ici des merveilles. (Jodelet remue la tête.) Qu’as-tu, cher Jodelet ? tu branles les oreilles. Jodelet Tous ces déguisements sentent trop le bâton ; J’aime mieux raisonner. Et puis, diraiton ? Don Juan est valet, et Jodelet est maître ; Et si, par grand malheur (car enfin tout peut être), Votre maîtresse m’aime, et si je l’aime aussi ?
Sganarelle Monsieur, vous vous moquez. M’exposer à être tué sous vos habits, et… Dom Juan Allons vite, c’est trop d’honneur que je vous fais, et bien heureux est le valet qui peut avoir la gloire de mourir pour son maître. Sganarelle Je vous remercie d’un tel honneur. O Ciel, puisqu’il s’agit de mort, fais-moi la grâce de n’être point pris pour un autre ! (Mol, AIII, sc. 1, p. 56)
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Don Juan De cela Jodelet, ne prends aucun souci ; Le mal sera pour moi. […] Toi, mangeant comme un chancre, et buvant comme un trou, Paré de chaînes d’or comme un roi du Pérou, Sans prendre aucune part à ma mélancolie… (Scar, AI, sc. 5, p. 18)
Le travestissement n’aura pas lieu dans la pièce de Molière, alors que chez Scarron Jodelet se prend au jeu, tout comme Leporello chez Mozart : Jodelet Je commence à trouver l’invention jolie. (p. 18)
Leporello La burla mi dà gusto. (Mozart, AII, sc. 3, p. 79)
Leporello aussi avait d’abord exprimé sa réticence à participer au leurre, pour ensuite s’adonner de façon comique au rêve des avantages de l’élévation sociale. Et Don Giovanni de le constater devant le public : « Il birbo si riscalda. » (Mozart, ibid., trad. Malbos/Noiray : « Le coquin se réchauffe »). Dans la mesure où Da Ponte a redistribué et refait des éléments déjà existants de scénarios connus,14 il cautionne notre lecture comme quoi Jodelet appartient à la même souche familiale donjuanesque que Sganarelle et Leporello. Chez Tirso, Don Juan lui-même s’enflamme à l’idée du travestissement vestimentaire, mais il le fait en des termes remarquablement similaires : « El trueco adoro ».15 L’expression s’est donc frayé une voie jusque chez Da Ponte/Mozart. Don Juan El trueco adoro
Jodelet Je commence à trouver l’invention jolie.
Leporello La burla mi dà gusto.
Or, si Scarron exploite les traits de la souche familiale mentionnée, il le fait afin de présenter son Don Juan en frère opposé du Don Juan classique. Pour ce faire, Scarron prend soin de donner à Jodelet toutes les caractéristiques propres au valet du récit mythique du trompeur légendaire. 14 Entre autres les textes de CICOGNINI (Il convitato di pietra, 1671) – qui est en somme une recréation de Tirso – et de Bertati (Don Giovanni o sia il convitato di pietra, 1787). 15 Nous avons reproduit l’expression à partir de l’édition critique d’Alfredo Rodríguez López-Vázquez : El Burlador de Sevilla. Atribuído tradicionalmente a Tirso de Molina, Kassel, Edition Reichenberger, 1987, p. 220. Il s’agit du vers 1539.
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Le valet est la voix de la comédie et de la morale/de la religion en même temps. Déjà chez Tirso, les dogmes chrétiens n’étaient pas trop bien défendus par Catalinon : Catalinon Je désapprouve. […] A force de duper les autres, notre tour viendra. Don Juan Coquin ! Tu me sermonnes, à présent ? Catalinon La raison rend courageux. Don Juan Et la couardise, froussard… Un valet n’a pas à connaître d’autre volonté que celle de son maître. Il agit sans commentaire. Obéis et tais-toi. Catalinon Soit. Je ferai donc ce que vous voulez. Si vous me l’ordonnez, j’abuserai du tigre et de l’éléphant, et même d’un prêtre si tel est votre plaisir. (Tirso, AII, sc. 9, p. 106)
La situation du travestissement vestimentaire aboutit à une peur burlesque quand Don Juan, pendant la même scène, croise par erreur l’épée de Jodelet, qui immédiatement, comme le signale une didascalie, « tombe à terre d’effroi, couché sur le dos, et pare de bas en haut les bottes de son maître » (Scar, p. AI, sc. 5, 15). Tomber par terre, c’est un truc d’Arlequin destiné à amuser le public. Le Catalinon de Tirso, dont le nom est synonyme de poltron, n’est évidemment pas loin. Celui-ci va même jusqu’à expliciter ce trait de caractère sur scène lorsqu’il avoue à Don Juan ne pas être courageux quand celui-ci lui impose d’aller ouvrir la porte à la statue de pierre de Don Gonzalo. L’homme de pierre répond ainsi à l’invitation au souper que lui avait lancée Don Juan après l’effraction par celui-ci dans le mausolée du Commandeur mort. Et à la vue de la Statue devant la porte, comme l’indique là aussi une didascalie, Catalinon « revient en courant, tombe, se relève » (Tirso, AIII, sc. 12, p. 130). En général, les scènes du valet balbutiant et racontant des sornettes à la rencontre de la statue de pierre ont été reprises par quasi tous les créateurs de théâtre par après. Le valet de Don Juan dans les versions canoniques de Tirso, Molière et Mozart excelle aussi en de longues explications et/ou de faibles argumentations. Dès son entrée en scène, Jodelet s’inscrit dans cette lignée mythique. Il hésite à livrer la vérité sur la substitution des portraits à Don Juan. Il prolonge ses explications de manière à intensifier l’impatience de
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Don Juan au point où cela devient bien comique. Scarron exploite la tension comique beaucoup plus que Rojas Zorrilla. Pour ne pas citer la scène entière, nous livrons ici les interventions de Don Juan chez Scarron : Eh bien ? (Scar, AI, sc. 1, p. 10) […] Mais venons au portrait. (p. 10) Que ne racontes-tu la chose en peu de mots ? (p. 11) Jamais ses longs discours ne m’ont tant ennuyé. (p. 11) Enfin, finiras-tu quelque jour ton histoire ? (p. 11) Fusses-tu las aussi de tant m’entretenir ! J’ai bien besoin ici de patience extrême. (p. 11) Eh bien ! crois-tu pouvoir achever dans une heure ? As-tu brûlé, vendu, bu, mangé mon portrait ? L’ai-je encore ? l’a-t-elle ? enfin, qu’en as-tu fait ? (p. 11-12)
Les stratégies de retardement comique sont appliquées par Catalinon aussi, quand il veut convaincre Don Juan de ne pas faire effraction dans la chapelle du Commandeur mort (Tirso, AIII, sc. 19, p. 140-141). Après avoir attiré l’attention sur le fait qu’il est mardi, « un mauvais jour », il objecte encore que l’église sera fermée et, quand Don Juan lui instruit d’appeler quelqu’un, que « les sacristains doivent ronfler » sans doute. Enfin, c’est Don Juan lui-même qui doit entrer en premier dans le mausolée car Catalinon conclut qu’il n’entrera que lorsqu’il sera « précédé par un moine armé de son goupillon… ». Quand la statue de pierre s’annonce à la porte de la maison de Don Juan, une scène comparable se déroule. Catalinon, sous l’effet de l’angoisse, ne réussit pas sa communication et Don Juan s’impatiente : Don Juan Qu’y a-t-il ? Catalinon Que Dieu m’assiste ! On me tue, on m’assassine ! Don Juan De qui parles-tu ? Qui as-tu vu ? Catalinon Maître…quand j’étais là-bas…j’ai vu…Qui donc me tient ainsi ?...J’ai été aveuglé…Je l’ai vu, je vous le jure…Il a parlé, il m’a dit : « Qui êtes-vous ? »…Il a parlé…Je lui ai répondu…Je l’ai vu… Don Juan Qui, enfin ?
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Catalinon Je ne sais pas… Don Juan Tu as trop bu ! Donne-moi ce flambeau, poule mouillée ! J’y vais moimême… (Tirso, AIII, sc. 12, p. 130-131)
Il est donc clair que Scarron exploite au maximum l’effet comique traditionnel du valet contrecarrant son maître moyennant la peur et l’impuissance verbale. Paradoxalement, Scarron réussit ainsi à créer un valet dominant à la fois la scène et le dialogue entre le maître et le valet. Il maximise la force discursive du valet. En effet, celle-ci n’est pas contrecarrée par le soufflet tout aussi classique du maître : Don Juan brise une dent à Catalinon, Leporello est rossé par Don Giovanni et Sganarelle semble constamment sous la menace d’un bon soufflet. Molière une fois de plus a bien étudié Scarron dans ce contexte. A plusieurs reprises, Dom Juan incite le valet à opiner sur les événements vécus et à commenter les idées de son maître. Le maître désire véritablement le discours du valet. Il en va de même dans Jodelet ou le maître valet, comme nous l’avons déjà vu plus haut. Nous juxtaposons deux passages où l’influence de Scarron sur Molière est palpable : Don Juan […] Dis, comment l’as-tu fait ?
Dom Juan Qu’as-tu à dire là-dessus ?
Jodelet J’y vais tant que je puis, Mais, ma foi, je ne sais quasi plus où j’en suis. Je ne fais que tirer et rengainer ma langue ; Car vous interrompez à tout coup ma harangue : Je n’ai pourtant rien dit qui ne soit à propos. (Scar, AI, sc. 1, p. 10-11)
Sganarelle Ma foi ! j’ai à dire… Je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d’une manière, qu’il semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas. J’avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela. Laissez faire : une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer avec vous. (Mol, AIII, sc. 2, p. 36)
Le discours du maître brouille les pistes verbales du valet. L’attention portée sur le désir du raisonnement oral, et surtout sur l’inefficacité du procédé en question, est explicite chez Molière. Scarron comme source d’inspiration est évident une fois de plus : Don Juan Mais raisonnons un peu là-dessus.
Dom Juan J’attends que ton raisonnement soit fini.
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Jodelet C’est bien fait. Raisonnons ; aussi bien j’en ai trèsgrande envie Et je ne pense pas, durant toute ma vie, Avoir été jamais en mes raisons si fort : Raisonnons donc, mon maître, et raisonnons bien fort. […] Jodelet Raisonnons donc encore. Don Juan Ah ! ne raisonne plus ; Tes sots raisonnements sont ici superflus (Scar, AI, sc. 5, p. 16-18)
Sganarelle Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire […]. Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droite à gauche, en avant, en arrière, tourner… Il se laisse tomber en tournant. Dom Juan Bon ! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé. Sganarelle Morbleu ! Je suis bien sot de m’amuser à raisonner avec vous. Croyez ce que vous voudrez : il m’importe bien que vous soyez damné ! Dom Juan Mais tout en raisonnant, je crois que nous nous sommes égarés. […] (Mol, AIII, sc. 1, p. 58)
A plusieurs reprises Dom Juan réduit Sganarelle et les personnages qui l’entourent à un silence relatif. Il exerce une force discursive inouïe sur les personnages. En ce sens, Dom Juan s’apparente au Jodelet de Scarron en même temps qu’il se construit comme le frère opposé du Don Juan de Scarron. Celui-ci partage avec le Don Juan de Molière le prénom, la noblesse et l’accouplement dramatique à la fille d’un père qu’on pourrait dire de pierre – Don Fernand de Rochas. Mais différence de taille : le Don Juan de Scarron est sous l’emprise comique des paroles et des raisonnements de son valet. Scarron s’en prend aussi à l’association mythique entre Don Juan et la nuit. Le séducteur de Séville chez Tirso opère sous la protection quasi magique de la nuit. Elle fonctionne comme un élément dramatique actif, à la manière d’un personnage. Don Juan le décrit ainsi : Don Juan La nuit étend son voile noir et silencieux. Parmi les étoiles innombrables, les sept chevreaux foulent déjà le bleu du zénith. C’est le moment d’agir… (Tirso, AII, sc. 7, p. 122)
Il en va de même chez Mozart où la nuit et les étoiles exercent une force palpable sur les personnages :
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Don Giovanni Ah ! ah ! ah ! en voilà une bonne ! A présent, laisse-la chercher. Quelle belle nuit ! Elle est plus claire que le jour ; elle semble faite Pour se promener à la recherche des filles. (Mozart, AII, sc. 11, p. 99, trad. de Malbos/Noiray)
Or, Scarron fait en sorte que Jodelet confirme à plusieurs reprises, trois fois pendant la première scène, l’association entre Don Juan et la nuit. Pendant la deuxième scène, dans l’échange avec Etienne – le valet de Don Louis – Jodelet neutralise l’association avec la nuit en la passant une fois de plus explicitement par le filtre de l’exagération burlesque : Etienne Quelles gens êtes-vous ? Jodelet Nous n’allons que la nuit ; Nous portons à la nuit amitié singulière, Et serions fâchés d’avoir vu la lumière : Nous sommes de Norwége [sic], un pays vers le Nord, Où maudit chacun est tout homme qui dort. Pour moi, je ne dors point. Voyez-vous là mon maître ? C’est le plus grand veilleur qui se trouve peut-être. (Scar, AI, sc. 2, p. 14)
L’échange en question a influencé la première scène chez Molière. Celleci contient également une scène identitaire : le valet identifie son maître face à son homologue Gusman, le valet d’Elvire. A l’image d’Etienne posant la question de savoir quelle est l’identité des gens rencontrés, Sganaralle livre le portrait identitaire de Don Juan à Gusman : « […] je t’apprends, inter nos, que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté […] » (Mol, AI, sc. 1, p. 33). En fin de compte, l’emphase portée sur la nuit – à la différence de l’élaboration modeste de ce thème à valeur comique dans la bouche du valet chez Rojas Zorrilla – peut à juste titre être considérée comme une référence pour le moins ironique à la première scène identitaire de Tirso, qui se déroule également la nuit, et où Don Juan lors de son dialogue avec Isabelle se montre partisan de l’obscurité : Isabela Je vais chercher une lumière. Don Juan Pourquoi ?
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Isabela Pour connaître le visage de mon bonheur. Don Juan Cette lumière, je l’éteindrai. Isabela Ciel ! Qui donc êtes-vous ? Don Juan Qui je suis ? Un homme sans nom… (Tirso, AI, sc. 1, p. 77-78)
Le Don Juan de Tirso trouve en l’absence de lumière un soutien structural pour ses méfaits. L’obscurité symbolise d’entrée en scène sa propension aux crimes amoureux. Chez Scarron, par contre, l’absence de lumière véhicule pas plus que le non-sens perçu et souligné par Jodelet. Comme les raisonnements entre maître et valet, la nuit donjuanesque tourne à vide ici. En conclusion, il est légitime de dire que Scarron joue triple jeu. Quoique le texte de Rojas Zorrilla soit son point de départ, il réussit à multiplier les renvois situationnels et verbaux au mythe de Don Juan, tout en forgeant un nouveau cadre interprétatif qui prend à contrepied plusieurs éléments constitutifs du mythe. Les rôles et les situations ont été redistribués de manière à offrir un regard oblique sur le récit mythique. Et la question sous-jacente à ce nouveau cadre est de savoir que serait devenu Don Juan s’il avait vraiment cru à l’amour. Que seraient devenus les autres personnages au cas où la menace du ciel et donc du transcendantal ne transparaîtrait pas constamment dans les discours sur scène ? La réponse sera donnée dans ce qui suit. LE CAS DE LUCRÈCE - ELVIRE : « CE
STYLE EST DE ROMAN
»
Peu importe que le spectateur de l’époque se souvienne de Lucrèce comme figure de Tite-Live ou de Saint Augustin, ou comme personnage central d’une pièce (1637) de Pierre du Ryer.16 S’il est vrai que le nom Lucrèce évoque la beauté, l’honneur, la violence et la vertu, la Lucrèce de Scarron a surtout été conçue comme personnage délibérément intertextuel, véhiculant sur scène une réflexion sur la littérature et le mythe de Don Juan mêmes. 16
La première édition date de 1638 : Paris, Antoine de Sommaville.
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A deux reprises Don Fernand dans son dialogue avec Lucrèce confirme au spectateur que le personnage de Lucrèce est bel et bien une figure littéraire : Don Fernand Ce style est de roman, et je vous en révère (Il la fait relever.) Ma sotte d’Isabeau n’a jamais lu roman : Quant est de moi, j’estime Amadis grandement. (Scar, AII, sc. 7, p. 26) Don Fernand Ces vers sont de Mairet : je les sais bien par cœur ; Ils sont très à propos, et d’un très-bon auteur : Toujours d’un bon auteur la lecture profite, Et savoir bien des vers est chose de mérite. (p. 27)
Au style guindé de Lucrèce comme figure de fiction littéraire au second degré, s’ajoute encore la longue histoire de ses déboires racontés par ellemême. Elle prononce soixante-deux vers sur scène sans interruption, ce qui fait qu’elle occupe une position bien singulière par rapport au reste des personnages. En effet, la plupart des autres échanges sont plutôt animés par la vitesse du comique et les péripéties typiques du genre burlesque. La version de Tirso est également présente dans la pièce de Scarron, où elle fait l’objet d’une nébuleuse d’allusions. Scarron se souvient d’Isabelle et de la première scène de Tirso quand il crée le personnage de Lucrèce. Lucrèce est la sœur de Don Juan d’Alvarade et décrit sa rencontre de Don Louis en des termes qui mettent à l’esprit du spectateur/lecteur l’image du Trompeur de Séville de Tirso, qui lui aussi se couvre d’anonymat et feint l’amour comme instrument de séduction : Un étranger qui vint aux fêtes de Burgos, […] Je souffris son abord, et j’en fus cajolée, Ou plutôt mon esprit fut par le sien charmé : Il feignit de m’aimer, tout de bon je l’aimai. (p. 27) Car pour avoir cru trop un tigre impitoyable, Qui me prit par les yeux et triompha de moi, Se déguisant d’un nom aussi faux que sa foi, Je me vois devant vous comme une forcenée, […] Mais je ne le pus joindre ; et je n’ai pu connaître, Par un nom qu’il n’a pas, la demeure d’un traître. (p. 28)
De plus, à l’instar des femmes chez Tirso (la pêcheuse Tisbea, la paysanne Aminta et la duchesse Isabelle), qui ensemble se rendent à la cour pour implorer le Roi de réparer l’injustice qui leur a été faite, Lucrèce
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cherche soutien auprès de Don Fernand de Rochas, que son père défunt a connu en Italie. Le détail en question est à nouveau un ajout de Scarron mis en exergue au sein d’une réplique de Lucrèce au début de la scène avec Don Fernand. Il n’est pas sans intérêt donc que la géographie soit identique chez Tirso : la duchesse Isabelle se trouvait également en Italie, à la cour du roi, quand Don Juan s’est introduit insidieusement dans son appartement. Que les pays de référence reviennent sous la plume de Scarron n’est pas un simple détail contextuel. Les liens entre la scène initiale nocturne de Tirso et l’histoire de Lucrèce se resserrent encore quand Don Louis relate sa version des faits en présence de Don Fernand : Pour faire court, un soir que nous étions ensemble, J’entends rompre la porte et je la vois qui tremble ; Je me lève et je mets mon épée à la main : Elle prend la chandelle, et la souffle soudain. La porte s’ouvre, on entre, on m’attaque, on me blesse. Sans voir, je pousse, je pare ; et, plus d’heur que d’adresse, J’en fais d’abord choir un blessé mortellement ; Puis dans l’obscurité je m’échappe aisément. (p. 31)
Par rapport au récit de Don Lope chez Rojas Zorrilla, Scarron crée un rythme plus élevé entre autres grâce au phrasé rapide. Et avec le détail de Lucrèce prenant une chandelle – chez Rojas Zorrilla Isabelle ne fait que souffler la chandelle – la version de Tirso s’impose encore plus : Isabelle veut chercher une lumière que Don Juan menace aussitôt d’éteindre et l’apparition soudaine de Don Gonzalo pour protéger sa fille Dona Anna mène au duel nocturne dans lequel Don Gonzalo trouve la mort. Les deux motifs ont été combinés finement dans le récit de Don Louis. Et pour parfaire la ressemblance avec la version de Tirso, Scarron introduit une minuscule variation par rapport aux versions de Tirso et de Rojas Zorrilla : Don Louis a reçu un billet, écrit par un certain Don Pedro Ossorio. Dans la version de Tirso un certain Don Pedro Tenorio est l’oncle de Don Juan. Don Pedro couvre la fuite de son neveu après le viol d’Isabelle en même temps qu’il lui fait la promesse suivante : Don Pedro Mes lettres t’apprendront la suite de cette triste affaire. (Tirso, AI, sc. 5, p. 80)
Et voilà le billet que dans Jodelet Don Louis lit à Don Fernand : « Le jeune frère de celui Que vous avez tué, pour quelques amourettes,
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Part de ce pays aujourd’hui, Pour aller en cour où vous êtes : Je ne sais pas pour quel sujet ; Mais je sais bien que vous l’écrire, Pour éviter pareil accident, ou bien pire, Est à moi fort bien fait. « Don Pedro Ossorio. » (Scar, AII, sc. 10, p. 29-30)
Scarron ne fait qu’imaginer la suite d’une histoire potentielle indiquée par Tirso et reprise par Rojas Zorrilla : les lettres à Don Juan sont restées à l’état de promesse chez Tirso et chez Rojas Zorrilla le billet est encore anonyme… Molière de son côté fait revivre la figure de Lucrèce sous le nom d’Elvire. Il semble la rapprocher de la duchesse Isabelle de Tirso en mentionnant que Dom Juan a sorti Elvire du couvent. Chez Tirso, en effet, Isabelle faillit être trompée par Don Juan à deux reprises. Une première fois quand le Trompeur de Séville feignant être le duc Octavio abuse d’elle. Une deuxième fois quand, dans une tentative de sauver l’honneur d’Isabelle, le roi de Castille la promet en épouse à Don Juan, au moment où le méfait de celui-ci à l’égard d’Isabelle n’a pas encore été révélé. Entretemps, Isabelle s’était déjà installée au couvent des Nonnes déchaussées. C’est par intermédiation du roi donc que Don Juan dénoue les liens entre une femme noble et un haut-lieu religieux. Il est possible aussi que le rapprochement entre Elvire et Isabelle se soit fait par l’intermédiation de la pièce de Scarron plutôt : quand Jodelet relate les causes de leur départ hâtif de Burgos lors de la première scène, il utilise l’expression « sœur enlevée » (Scar, AI, sc. 1, p. 10) pour décrire Lucrèce. Ce détail verbal aurait bien pu générer l’idée de l’enlèvement d’une religieuse. En tout cas, l’Elvire de Molière est également originaire de Burgos et s’est lancée à la poursuite de l’homme qu’elle aime, tout comme Lucrèce. Sa force verbale est telle que Don Juan a recours à une stratégie de retardement, en la figure de Sganarelle, pour essayer de justifier sa fuite de Burgos. C’est la célèbre scène où Sganarelle échoue évidemment comme porte-parole de Don Juan : Dom Juan Madame, voilà Sganarelle qui sait pourquoi je suis parti. Sganarelle Moi, Monsieur ? Je n’en sais rien, s’il vous plaît. […] Dom Juan, faisant signe d’approcher à Sganarelle.
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Allons, parle donc à Madame. Sganarelle Que voulez-vous que je dise ? […] Dom Juan Veux-tu répondre, te dis-je ? […] Sganarelle, se retournant vers son maître. Monsieur… Dom Juan Si… Sganarelle Madame, les conquérants, Alexandre et les autres mondes sont causes de notre départ. Voilà, Monsieur, tout ce que je puis dire. (Mol, AI, sc. 3, p. 39-40)
Chez Scarron la situation dramatique est identique, quoique les rôles de maître et valet soient inversés. Jodelet, confronté à Isabelle, doit constater qu’il est incapable de parachever le discours amoureux requis, et il oblige Don Juan – toujours déguisé en valet – à le tirer d’affaire : Jodelet […] (Haut.) Depuis que je vous vis, bel ange tutélaire… (A part.) Parbleu ! pour achever je ne sais comment faire. Approchez, mon valet, faites pour moi l’amour ; Puis après je viendrai la reprendre à mon tour. Don Juan Mais monsieur… Jodelet Mais, faquin ! vous voudriez peut-être Me donner des conseils ? Suis-je pas votre maître ? Et qui sait mieux que vous le bien que je lui veux ? Et qui pourra donc mieux lui faire savoir, gueux ? Don Juan, s’asseyant à côté d’Isabelle Madame, j’obéis, puisqu’on me le commande. (Scar, AIII, sc. 9, p. 46)
L’impuissance justificative du valet chez Molière préfigure l’impuissance verbale relative de Dom Juan dans la suite de la scène. Il échouera à convaincre Elvire des prétendus scrupules religieux justifiant sa fuite. Elvire réapparaîtra encore voilée au début de la sixième scène du quatrième acte. Le discours d’Elvire, tel celui du père de Dom Juan dans les
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scènes précédentes, se distingue du discours des autres personnages, tant par sa complexité syntaxique que par la richesse verbale de son intervention. Autant de signaux indiquant le degré pour ainsi dire littéraire et le registre relevé de ses paroles. Elle est une créature poétique au second degré. C’est Sganarelle qui le souligne à travers ses émotions et commentaires : Dom Juan, à Sganarelle. Tu pleures, je pense. Sganarelle Pardonnez moi. […] Sganarelle Pauvre femme ! […] Cœur de tigre ! (Mol, AIV, sc. 6, p. 75-76)
Comme nous l’avons vu, le registre et la tenue de Lucrèce sont similaires face à Don Fernand. La similitude se densifie encore pendant le troisième acte où a lieu une rencontre inattendue entre Lucrèce voilée et Don Louis. Ce dernier croit d’abord avoir affaire à Isabelle et lui déclare son amour tout en classant son affaire avec Lucrèce au rang de passetemps. Lucrèce le surprend. Chez Molière on retrouve la situation quand Dom Juan reproche furieusement à Sganarelle de ne lui avoir « pas dit qu’elle [Elvire] était ici » (Mol, AI, sc. 3, p. 38). Les vers de Scarron et la prose de Molière juxtaposés révèlent une intimité claire entre les deux personnages à travers leur réaction forte : Lucrèce levant son voile Ah ! je t’en veux apprendre infâme ! la voici Celle qui n’eut jamais que des appas vulgaires, Celle qui t’aimait tant, et que tu n’aimas guères Qui te hait maintenant, et qui te haïra ; Qui, morte ou vive, aimée ou méprisée, ira Te reprocher partout, amant impitoyable, Que ne t’ayant rien fait que n’être pas aimable, Tu la devais laisser pour ce qu’elle valait :
Done Elvire Ah ! scélérat, c’est maintenant que je te connais tout entier ; et pour mon malheur, je te connais lorsqu’il n’en est plus temps, et qu’une telle connaissance ne peut plus me servir qu’à me désespérer. Mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le même Ciel dont tu te joues me saura venger de ta perfidie. (Mol, AI, sc. 3, p. 41)
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Sans feindre de l’aimer, oui, traître ! il le fallait ; Et ne l’appeler pas et ton âme et ta reine. (Scar, AIII, sc. 18, p. 54)
Don Louis veut sortir et les exclamations indignées de Lucrèce rappellent les cris de panique d’Isabelle chez Tirso : Lucrèce Tu penses m’échapper, homicide ! parjure !... Au secours ! à la force ! (Scar, AIII, sc. 18, p. 54)
Isabela Au secours ! […] Ne me retenez pas, traître ! Au secours ! A moi, mes gens ! (Tirso, AI, sc. 1, p. 78)
En somme, si les actions et les paroles de Lucrèce rappellent la situation de la duchesse Isabelle face au Don Juan de Tirso, Molière pour sa part transforme la noble Lucrèce en l’Elvire dont se souvient aussi le duo Mozart/Da Ponte. Don Giovanni, obnubilé par la fameuse odor di femmina, s’adresse à Elvire comme à une inconnue. De plus, Don Giovanni tente de faire prononcer les excuses nécessaires par son valet, avec le même résultat comique et négatif qu’on connaît. Et enfin, à l’issue du flux des paroles littéraires énoncées par Elvire, Leporello lui aussi ne peut constater qu’elle parle comme un livre imprimé (« Pare un libro stampato », Mozart, AI, sc. V, p. 29). Ou selon la formule de Don Fernand : « Ce style est de roman ». Depuis son invention par Scarron, Lucrèce-Elvire sera destinée à être un personnage véhicule du littéraire sur scène.
CONCLUSION : « CECI N’EST PAS UN DON JUAN » Dans le mythe de Don Juan, le meurtre du père – sublimé finalement en statue de pierre – et le groupe des femmes séduites occupent une position centrale. Cette enquête sur les antécédents et les descendants de ce mythe révèle, à travers le prisme de lecture constitué par les versions de Rojas Zorrilla, de Tirso, de Molière et de Mozart, que Jodelet ou le maître valet de Scarron fonctionne comme un miroir négatif du mythe, générant un jeu de perspectives burlesque. Le meurtre du père, symbole de la transcendance, de la verticalité hiérarchique aussi, est remplacé chez Scarron par le meurtre du frère, qui est symbole de l’équivalence et de l’horizontalité sociales.
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Le mariage projeté chez Tirso, destiné à neutraliser la dette qu’a créée Don Juan en trompant Isabelle et Doña Ana – la dette étant le symbole ultime d’une hiérarchie sociale ou financière qui s’installe – n’aura pas lieu. Par contre, chez Scarron le mariage sert effectivement à effacer les dettes et à remettre les personnages au même niveau, en tant que partenaires. Dans les pièces canoniques de Tirso, Molière et Mozart, demeure un résidu dramatique ambigu aux yeux du spectateur, généré par ce valet impuissant et souvent ridicule face à son maître. Sganarelle réclamant ses gages après l’engouffrement de Don Juan et délivrant encore un message ironique sur la fin de son maître, en est le meilleur exemple. Chez Scarron par contre tout rentre dans l’ordre. Don Fernand de Rochas, malgré son nom, ne se transforme pas en statue de pierre ; il se transforme en (beau-)père heureux. Don Louis, le Don Juan de service, n’est pas englouti par l’enfer ; il sera contraint au mariage. Lucrèce et Isabelle au lieu d’entrer au couvent pour réparer leur honneur se marieront. Jodelet ne perdra pas ses gages comme Sganarelle après lui ; il est au contraire récompensé largement lors de la dernière scène puisqu’il peut garder les bijoux que Don Juan lui avait prêtés. Il s’agit une fois de plus d’un détail original et réfléchi par rapport au texte de Rojas Zorrilla. Aussi Jodelet conserve-t-il toutes ses chances auprès de Béatrix, la servante d’Isabelle. Le Don Juan en lui a été sauvé, tout comme le renvoi à une fin potentiellement différente, si la pièce avait été un festin de pierre classique. Mais il s’agit bien de masques, de portraits et d’idoles : Jodelet […] Moi, qui ne sais si c’est ou pour bien ou pour mal Qu’elle [Isabelle] garde un portrait, perdant l’original, Je veux qu’on me le rende, ou bien la comédie, Par moi don Jodelet, deviendra tragédie. Oui je la veux avoir, cette idole de prix, Pour en favoriser ma chère Béatrix. (ibid., AV, sc. 9, p. 83)
En fin de compte, la pierre de voûte de notre lecture de Jodelet ou le maître valet a été posée par Scarron à la fin du premier acte déjà. Le passage en question est une fois de plus un ajout original de Scarron par rapport au texte de Rojas Zorrilla. Il y confirme le prisme central, à savoir l’inversion burlesque de la figure du séducteur légendaire : Jodelet Et ne pourrai-je pas, pour mieux représenter Le seigneur don Juan, quelquefois charpenter
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Sur votre noble dos ? Bien souvent, ce me semble, Vous en usez ainsi. Don Juan Quand nous serons ensemble, Tout seuls et sans témoins, oui, je te le permets. (ibid., AI, sc. 1, p. 19, nos italiques dans le texte)
Le passage est doublement significatif : au cours de la pièce, le valet ne grimpera pas sur le dos du maître. Cela aurait pourtant été une scène burlesque de choix. Le fait qu’elle ne se réalise pas confirme le caractère programmatoire de la scène entre le maître et le valet. Quand Don Juan n’est pas Don Juan, tel qu’on le connaît à travers le récit mythique, tout rentre dans l’ordre sans intervention verticalement transcendantale. L’inversion immanente, celle qui a lieu entre le maître et le valet, et un seul portrait au lieu du pluriel des amourettes sont ce qui subsiste du mythe de Don Juan. Voilà au bout du compte, le message de Scarron portant le mythe de Don Juan sur le dos : ceci n’est pas un Don Juan…
CONSCIENCE CRITIQUE ET PLAISIR DES HISTOIRES : LA LECTURE COMME EXPÉRIENCE DU TROUBLE AU XVIIIe SIÈCLE Zeina HAKIM (Tufts University)
La multiplication des mémoires, des pseudo-mémoires et des romansmémoires au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, témoigne d’un goût prononcé pour le jeu littéraire qui consiste, sous l’apparence de la véridicité, à empêcher le lecteur de croire à l’illusion qu’il crée. Ce jeu littéraire permet au lecteur complice de choisir tantôt de se laisser bercer par l’illusion romanesque, tantôt de rester lucidement distant et d’apprécier, de connivence avec l’auteur, une ingéniosité du « faire » et une maîtrise de la panoplie des procédés inventés à cette fin. Croire ou ne pas croire, telle est la question à laquelle les lecteurs de la fin du XVIIe siècle semblent, dans ce contexte, être constamment confrontés : Mais d’où vient que les hommes se plaisent en ces sortes de fictions dont ils connaissent eux-mêmes la fausseté ? C’est qu’ils se représentent par ces fictions une idée plaisante ; et qu’ils s’occupent plus de l’idée que de la fausseté de l’idée. C’est à peu près ce qui arrive dans la lecture des romans. L’on sait qu’ils sont faux, et l’on y prend plaisir, parce que l’esprit ne songe pas qu’ils sont faux : il met à part cette idée de fausseté pour se divertir de ces événements imaginaires qu’ils contiennent.1
Quand Pierre Nicole affirme, à propos de la lecture des romans, que « l’on sait qu’ils sont faux et l’on y prend plaisir »,2 c’est le consentement à l’illusion dont fait preuve tout lecteur de fiction qu’il met en exergue. Chez ce dernier, le plaisir à « y croire » se mêlerait à la conscience qu’on lui raconte une histoire fictive. Il y aurait ainsi dans la croyance du lecteur une part d’aveuglement consenti : les romanciers de cette fin de siècle et du siècle suivant non seulement le savent, mais en jouent abondamment. 1 Pierre NICOLE, De l’éducation d’un prince : divisée en trois parties, dont la dernière contient divers traités utiles à tout le monde, Paris, chez la veuve Charles Savreux, 1670, p. 102-103. 2 Ibid.
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Dans plusieurs de ses ouvrages, Jan Herman a tenté de cerner ce paradoxe fondamental de l’écriture fictionnelle de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle qui, sous l’apparence de la « véridicité », ne cesse d’empêcher le lecteur de croire à l’illusion qu’elle crée. Il a analysé en détails les techniques narratives utilisées non seulement dans le but avoué de « faire vrai », mais aussi – et c’est là l’une de ses grandes contributions – dans celui d’être reconnus comme fiction. Jusqu’à lui, en effet, la critique3 s’était souvent attachée à montrer en quoi de tels procédés tentaient essentiellement de se jouer de la crédulité du lecteur : celui-ci ne serait pas en mesure de reconnaître la fiction et accorderait foi aux protestations de véridicité des romanciers et des auteurs de pseudo-mémoires. Or, déjà dans Le Mensonge romanesque,4 et surtout dans Le Roman véritable, co-écrit avec Nathalie Kremer et Mladen Kozul, Jan Herman montre que ces protestations n’ont pas pour seul objectif de tromper le lecteur : elles permettent aussi au lecteur de ne pas être dupe et de trouver un certain plaisir à reconnaître le procédé fictionnel en tant que tel. Jan Herman note par ailleurs que l’accréditation et la légitimation du récit sont le recto et le verso d’une même médaille : « Le roman a besoin, d’une part, de faire oublier sa fictionnalité pour s’accréditer et, d’autre part, de la mettre en évidence pour se légitimer ».5 Le lecteur de ces textes oscille alors en permanence entre deux positions : celle, d’une part, qui consiste à « s’immerger dans la fiction » et celle qui, à l’inverse, l’en arrache sans cesse et le maintient à distance, l’empêchant de croire à ce qu’il lit. Le texte devient alors un espace de jeu, auquel l’auteur invite son lecteur à participer activement. Jeu d’illusion, en quelque sorte, puisque l’auteur satisfait les attentes de son lecteur en même temps qu’il les déçoit. Jan Herman en conclut que ce processus de reconnaissance littéraire aboutit à une invention réciproque de l’auteur et du lecteur. COURTILZ
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SANDRAS ET LA DISCORDANCE NARRATIVE
Or ce double paradigme est précisément ce qui se joue de façon troublante dans les pseudo-mémoires de Courtilz de Sandras : d’une part, le 3 Georges MAY, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle. Étude sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), Paris et New Haven, Yale University Press et Presses Universitaire de France, 1963 ; Vivienne MYLNE, The Eighteenth-Century French Novel : Techniques of Illusion, Cambridge, Cambridge University Press, 1981. 4 Jan HERMAN, Le Mensonge romanesque. Paramètres pour l’étude du roman épistolaire en France, Amsterdam, Rodopi, 1989. 5 Jan HERMAN, Mladen KOZUL et Nathalie KREMER, Le Roman véritable : stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2008, p. 58.
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narrateur se joue des conventions en utilisant à outrance des topoi 6 identifiables comme tels. Et d’autre part, il n’assigne à ses œuvres ni unité ni cohérence, devenant lui-même une « figure de dispersion »7 – pour reprendre une expression de Jan Herman – radicalement opposée à celle, unificatrice, de l’auteur. C’est ainsi que ces pseudo-mémoires exhibent trop d’incohérences et d’imprécisions chronologiques, trop de négligences et de maladresses, pour que le lecteur ne soit pas « mis en éveil », celui-ci ne pouvant manquer de s’interroger sur la composition de ce qu’il lit. Tout paraît démontrer que la distance ironique mise en place par Courtilz de Sandras dans ses œuvres, n’est pas ici une fin en soi, mais sert paradoxalement à engager de plus en plus le lecteur dans le jeu du texte. En effet, la plupart des œuvres de Courtilz de Sandras sont, dans un sens ou dans un autre, mal composées8 : les épisodes sont juxtaposés plutôt qu’enchaînés et sont développés comme des récits indépendants ; il arrive qu’il n’y ait pas de dénouement et que le fil des aventures soit fréquemment interrompu. Courtilz insiste sans cesse sur le soin qu’il a de son sujet, et sans cesse pourtant il s’égare dans des digressions qui finissent par occuper le premier plan, même lorsque le personnage central raconte ses propres aventures. Jean Lombard exemplifie efficacement le caractère décousu de nombre de ces textes : « L’Entretien entre M. Colbert et Bouin est fragmenté en trois conversations : la question de la succession d’Espagne y est le sujet dont on parle toujours et qu’on ne traite jamais, sauf dans les dernières lignes, et après d’innombrables histoires, ellesmêmes entrecoupées de digressions ».9 6 Nous prenons la notion de topoi romanesques au sens où l’a défini notamment Henri Coulet : il s’agit d’« éléments narratifs légués d’œuvre en œuvre, de génération en génération, voire de siècle en siècle, et qui constituent une espèce de répertoire, de réservoir où les romanciers peuvent puiser des intrigues, des épisodes, des situations, des personnages » (Henri COULET, « Les lieux communs romanesques dans La Vie de Marianne », Études littéraires, 24 : 1, 1991, p. 95). 7 Jan HERMAN, Mladen KOZUL et Nathalie KREMER, Le Roman véritable, op. cit., p. 161. Voir mon compte rendu de cet ouvrage sur le site Fabula.org : « Quand lire, c’est reconnaître. Stratégies de dévoilement et plaisir de l’illusion dans le roman du XVIIIe siècle », Acta Fabula, Essais critiques, URL : http://www.fabula.org/revue/document4797.php. 8 Œuvres mal composées et peut-être même mal écrites à en croire l’analyse de Françoise Gevrey au sujet des Apparences trompeuses de Courtilz : « la phrase se développe selon le mouvement d’un récit qui reste encore presque oral si bien que le lecteur se perd souvent au détour d’une page; […] les anacoluthes font penser à un brouillon non relu; les mots et les syntagmes se répètent sans aucun souci de l’euphonie » (in : COURTILZ DE SANDRAS, Les Apparences trompeuses ou les Amours du duc de Nemours et de la Marquise de Poyanne, éd. Françoise Gevrey, Toulouse, Université de Toulouse-Le-Mirail, 1988, p. XIV). 9 Jean LOMBARD, Courtilz de Sandras ou l’aventure littéraire sous le règne de Louis XIV, Lille, Atelier reprod. th. Université Lille 3, 1982, p. 546-547.
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Les pseudo-mémoires de Courtilz de Sandras semblent donc s’accorder les libertés de la digression. Ainsi en est-il des Mémoires de Monsieur le Marquis de Montbrun (1701), qui semblent inachevés tant leur composition est disparate, voire dérivante : à certains endroits du livre II sont annoncés des développements qu’on ne trouvera pas dans la suite de l’ouvrage. C’est ainsi que si l’Argument qui précède le livre III résume l’intrigue ainsi : « Montbrun obtient avec Cavois le don des chaises à porteurs. Peine à l’établir. Pourquoi. En vient à bout à la fin »,10 il n’en est pourtant à aucun moment question dans le livre qui se termine au contraire par le récit d’une mission diplomatique de Montbrun à Bruxelles. Les Mémoires de M.L.C.D.R. tendent d’ailleurs au fil des pages à devenir un simple recueil de faits divers. Les anecdotes s’enchaînent les unes aux autres et une douzaine d’historiettes se succèdent en vingt-cinq pages.11 Jean Lombard en donne un exemple emblématique : « Un chevalier anglais raconte à Rochefort une histoire montrant l’avarice du marquis de Hautefort, lequel meurt faute de concéder à payer son médecin. Rochefort a d’ailleurs vu à l’œuvre ce Hautefort, complice d’un vol de son cocher, “dans le voyage que l’on fit pour le mariage de Mgr. Le Dauphin”. “Mais puisque me voici sur ce voyage, il faut que je raconte une histoire fort plaisante qui arriva à un intendant” : Rochefort en fait le récit, puis : “Il m’était arrivé peu de temps auparavant presque une pareille chose”, et c’est une histoire de pardon : mais “tout le monde ne pardonne pas si facilement…” : autre histoire pour le montrer. Et ainsi de suite, par simple association avec un personnage ou avec une circonstance ».12 René Démoris13 rappelle que Courtilz de Sandras a employé le terme de « pelote de neige » pour qualifier l’un de ces faits divers qui débute de manière tout à fait anecdotique puis prend de l’ampleur sans qu’on s’y attende : Cependant, il en était de cette affaire comme d’une pelote de neige qu’on voit grossir à mesure qu’elle passe sur une montagne qui en est 10 COURTILZ DE SANDRAS, Mémoires de Monsieur le Marquis de Montbrun, Amsterdam, Chevalier et Tirel, 1701, p. 162. Voir l’analyse qu’en donne Jean Lombard, Courtilz de Sandras, op. cit., p. 493. 11 COURTILZ DE SANDRAS, Mémoires de M.L.C.D.R***, contenant ce qui s’est passé de plus particulier sous le ministère du Cardinal de Richelieu et du Cardinal Mazarin, avec plusieurs particularités remarquables du règne de Louis le Grand, Cologne, Pierre Marteau, 1687, p. 366 à 391. 12 Jean LOMBARD, Courtilz de Sandras, op. cit., p. 472-473. 13 Voir René DÉMORIS, « Courtilz de Sandras : un corps dans l’Histoire », in : Le Roman historique, récit et histoire, dir. Dominique PEYRACHE LEBORGNE et Daniel COUÉGNAS, Nantes, Université de Nantes, 2002, p. 60.
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couverte, il s’était fait tant de procédures qu’il y avait pour le moins quarante ou cinquante sacs, et il en coûta un nombre infini d’argent à M. Hervé pour la faire juger.14
Or, cette expression est emblématique de la structure générale du récit qui procède, par le biais d’enchaînements n’ayant rien de linéaire, à une juxtaposition d’épisodes très variés se succédant sans nécessité logique. Cette succession aléatoire d’anecdotes décrites par Bayle a souvent fait passer Courtilz pour un auteur picaresque.15 Et pour cause : à travers le grand nombre d’anecdotes se laisse percevoir la figure d’un aristocrate pauvre, cherchant sa place dans la société mais ne la trouvant à aucun moment. M.L.C.D.R. n’aura peut-être été, en fin de compte, qu’un personnage sans consistance ni caractère, ayant pour seule fonction de permettre à Courtilz d’enchaîner des histoires : il peut alors être considéré comme une forme vide qu’on remplit en fonction des besoins de la narration, une simple « utilité formelle », pour reprendre l’expression de René Démoris.16 M.L.C.D.R. vit donc une existence vouée à l’errance et à la dispersion. DISPERSIONS ET MORCELLEMENTS Peut-on tenter de donner sens à ce mode de composition si discontinu, en jeu dans la plupart des pseudo-mémoires de Courtilz de Sandras ? Comment interpréter un tel morcellement ? En d’autres termes, est-ce par pure désinvolture que Courtilz laisse planer une lumière si indécise sur son œuvre ? COURTILZ DE SANDRAS, Mémoires de M.L.C.D.R., éd. cit., p. 347. C’est par exemple le point de vue de B. Woodbridge qui qualifie les Mémoires de M.L.C.D.R. d’« esquisse de roman picaresque à l’espagnole », et voit en Courtilz « un précurseur du roman picaresque et réaliste en France » (B. WOODBRIDGE, Gatien de Courtilz, Sieur du Verger, étude sur un précurseur du roman réaliste en France, Baltimore, The Johns Hopkins UP et Paris, PUF, 1925, p. 51 et 76). Cette interprétation est toutefois discutable selon Lombard pour les raisons suivantes: « Si ses livres [à Courtilz de Sandras] présentent ce rythme coupé, c’est parce qu’il ne sait pas composer ou ne veut pas s’astreindre à le faire. Son goût de l’anecdote ne lui vient pas de la tradition picaresque : il en sème d’ailleurs dans tous ses ouvrages, même dans ceux qui n’ont pas de caractère romanesque » (ibid., p. 474-75). René Démoris doute également que Courtilz puisse être considéré comme un auteur picaresque : s’il y a une extrême hétérogénéité dans l’univers romanesque de Courtilz, « il ne s’agit pas d’un trait picaresque : la multiplicité expérimentée par le picaro est liée au choix fait par un asocial qui s’y condamne lui-même. Les héros de Courtilz désirent s’insérer dans une société pour y prendre la place qu’ils pensent mériter », note-t-il dans Le Roman à la première personne. Du Classicisme aux Lumières (1975), Genève, Droz, 2002, p. 241. 16 René DÉMORIS, « Courtilz de Sandras ou l’homme invisible », in : Mémoires de Monsieur le Marquis de Montbrun, op. cit., p. 11. 14
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En réponse à ces questions, on peut tout d’abord noter que les romansmémoires de Courtilz de Sandras relatent une Histoire dont ils problématisent la représentation. Pour comprendre toute la portée de cette conception de l’Histoire, il faut peut-être remonter quelque peu en amont, jusqu’à la « crise » intellectuelle et morale diagnostiquée en son temps par Paul Hazard.17 Celui-ci voyait dans la stabilité le trait le plus caractéristique de l’esprit classique18 : c’est dans la mesure où le monde obéit à des règles fixes qu’il peut être appréhendé, compris et représenté. Cette conception n’a de sens qu’à l’intérieur d’une vision du monde stable où l’homme est essentiellement toujours le même. Mme de Villedieu a très clairement exprimé cette idée lorsqu’elle écrit, dans l’Avant-propos de ses Annales galantes, qu’« on est homme aujourd’hui comme on l’était il y a six cent ans : les lois des Anciens sont les nôtres, et on s’aime comme on s’est aimé. Faut-il donc s’étonner si ce qui est arrivé dans les premiers siècles a quelque rapport avec ce qui arrive dans celui-ci ? Il n’est pas plus extraordinaire de voir un amant de 1669 faire l’amour comme on le faisait en 950, que de voir un enfant qui naît cette année être composé des mêmes parties qui composaient les enfants d’Adam et des patriarches. Ce sont des effets communs de la nature qui ne sont point sujets à la révolution des temps […] ».19 Or, comme le note Franco Piva, « vers la fin du XVIIe siècle, cette vision du monde, rationnelle et unitaire, étant mise en cause, l’écrivain n’a plus la même certitude de pouvoir représenter l’homme et le monde dans leur totalité ».20 Avec l’ébranlement profond des valeurs intellectuelles et morales de l’âge classique, il lui devient alors plus difficile de faire correspondre son expérience propre avec l’image du monde qu’il a reçue de son éducation : il ne se sent plus défini par la vision unitaire qui avait Paul HAZARD, La Crise de la conscience européenne, 1680-1715 (1935), Paris, Le Livre de Poche, collection références, 1994. Après lui, d’autres critiques insisteront également sur cette « crise » au tournant du siècle. Voir entre autres Henri COULET, Le Roman jusqu’à la Révolution (1967), Paris, Armand Colin, 2000, p. 279-290 ; Anton KIBÉDI VARGA, « La désagrégation de l’idéal classique dans le roman français de la première moitié du XVIIIe siècle », SVEC n° 26, 1963, p. 965-998. 18 « Demeurer ; éviter tout changement, qui risquerait de détruire un équilibre miraculeux : c’est le souhait de l’âge classique. […] On a peur de l’espace qui contient les surprises ; et on voudrait, s’il était possible, arrêter le temps », note-t-il au début de La Crise de la conscience européenne, op. cit., p. 5-6. 19 MME DE VILLEDIEU, [Marie-Catherine-Hortense Desjardins], Annales galantes (1670), Genève, Slatkine Reprints, 1979, Avant-propos. 20 Franco PIVA, « Crise du roman, roman de la crise. Aspects du roman français à la fin du XVIIe siècle », in : Perspectives de la recherche sur le genre narratif français du XVIIe siècle. Quaderni del Seminario di filologia francese n° 8, dir. Michel Duchein, PiseGenève, Slatkine, 2000, p. 298. 17
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précédemment dominé et qui lui était jusque-là suffisante ; le cadre à l’intérieur duquel il se meut se modifie soudain, décentrant la perspective et mettant à mal les moyens de pensée et d’expression hérités du passé. Or ce sont peut-être les mémoires de Courtilz de Sandras qui répondent le mieux à la description de cette crise que vit l’homme contemporain. Le monde que ces mémoires présentent paraît n’avoir plus de règles, ou bien obéir à des règles dont la signification a disparu, et que les personnages ne comprennent plus. La société dans laquelle ceux-ci vivent est structurée sur la base de valeurs qui sont devenues obsolètes : en fait, comme le constate encore F. Piva, « il n’y a plus de référents, idéologiques, éthiques ou politiques, certains ».21 Dans cette situation, les procédés traditionnels de représentation de la réalité ne suffisent plus. L’amour n’est plus le thème principal du roman,22 et l’action principale ne se passe plus à la Cour, mais dans l’antichambre des ministres cardinaux. À la fois agent et victime des services secrets de l’État, le comte de Rochefort découvre tardivement qu’il a été manipulé par Richelieu.23 Les pseudo-mémoires de Courtilz choisissent ainsi des personnages qui ont certes participé aux événements politiques, mais qui ont été les victimes du pouvoir absolutiste. Par ailleurs, la composition des œuvres de Courtilz de Sandras met simultanément en lumière le besoin de celui-ci d’effectuer un projet d’ensemble et la difficulté qu’il éprouve à le concrétiser. La vie de ses personnages reflète cette double particularité. Tous sont animés par une ambition mais aucun ne peut s’affirmer dans la durée. C’est ce que souligne Jean Lombard au sujet du personnage de Rochefort par exemple, qui, à moins 21
Ibid., p. 300-301. « L’aventure de l’être social remplace en une certaine mesure celle de l’être amoureux », explicite René DÉMORIS dans Le Roman à la première personne, op. cit., p. 388. 23 En effet, Rochefort, à sa sortie de la Bastille après six ans d’emprisonnement, réalise avec amertume qu’il a été utilisé par les Grands de la Cour : « Ce fut alors que je reconnus le peu de fonds qu’il y a à faire sur la parole des Grands, lesquels promettent tout quand ils croient avoir besoin de nous, et nous oublient dès que nous ne leur sommes plus nécessaires », Mémoires de M.L.C.D.R., éd. cit., p. 59. D’Artagnan, quant à lui, parvient sans doute à une charge intéressante à la fin de sa vie, mais au prix de très nombreux sacrifices : « Il ne nous faisait jamais présent de rien ni à Besmaux ni à moi, et quoique nous fussions auprès de lui en qualité de ses gentilshommes, nous n’avions pas seulement le crédit de faire entrer un de nos amis dans sa chambre. […] Enfin nous étions de véritables esclaves, ce qui m’eût fait songer à prendre mon parti d’un autre côté, si j’eusse su à qui m’adresser pour être mieux. Mais personne ne nous regardait tant que nous étions à lui » (Mémoires de d’Artagnan, Capitaine lieutenant de la première compagnie des Mousquetaires du Roi, contenant quantité de choses particulières et secrètes qui se sont passées sous le règne de Louis le Grand (1700), 3 vol., Cologne, Pierre Marteau, 1701, p. 469). M. de B*** évoque lui aussi les malheurs qui ont suivi son entrée au service de Richelieu. 22
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de quinze ans, déclare : « L’ambition me montait déjà dans la tête, jusqu’à m’empêcher de dormir »: il se sent obligé de suivre sa « destinée », mais se plaint de la « fortune », qui lui « faisait la guerre depuis longtemps » ; d’ailleurs, il prend mal ses « mesures » et ne peut garder d’argent : « Je faisais une dépense enragée. Je voyais bien que je faisais mal, mais je ne m’en pouvais empêcher »,24 aussi termine-t-il ses jours sans avoir réalisé ses rêves.25 Le personnage semble donc perdre le contrôle de sa propre vie et ne plus parvenir à trouver une unité à son existence. PROCÉDÉS DE DISTANCIATION
ET APPEL À LA RECONNAISSANCE
En somme, pas de « poétique » qui puisse être déduite de ces œuvres romanesques, mais seulement une pratique qui se passe de toute théorie : la continuité du récit est sans cesse fracturée, au détour d’un jeu sur l’écriture. Or ce jeu, c’est précisément celui que l’auteur et le lecteur consentent à élaborer ensemble : loin d’être problématique, cette fracture du récit devient ce que Jan Herman appelle de façon poétique « l’une des possibilités de la littérature ».26 En ce sens, la contradiction que certains critiques ont pu voir dans le fait qu’un lecteur adhère à une réalité fictive, n’existe que si l’on oublie que la lecture est un jeu et que jouer implique toujours à la fois l’illusion et la lucidité.27 Comme le souligne Richard Saint-Gelais, il ne s’agit pas pour autant de voir dans cette perspective la clé d’une quelconque vérité de la fiction, mais bien de reconnaître que le phénomène de la fiction tient justement à « cet écartèlement entre deux positions incompatibles – et pourtant constamment combinées dans la pratique concrète de la lecture ».28 En effet, l’analyse de certaines œuvres de Courtilz de Sandras nous permet de mettre en évidence le fait que la fictionalité ne réside pas seulement dans la nature du texte mais aussi dans la posture du récepteur qui fixe le statut accordé à l’œuvre qu’il a sous les yeux. Ainsi, loin d’être COURTILZ DE SANDRAS, Mémoires de M.L.C.D.R., éd. cit., p. 391. Jean LOMBARD, Courtilz de Sandras, op. cit., p. 547-548. 26 Jan HERMAN, Le Roman véritable, op. cit., p. 3. 27 « La lecture littéraire est celle qui instaure un va-et-vient entre l’illusion et la lucidité, entre la conformité et l’écart, entre les valeurs de l’ordre classique et celles de la subversion moderne, entre l’acceptation et le rejet des stéréotypes », note Jean-Louis DUFAYS, Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga, 1994, p. 350-351. 28 Richard SAINT-GELAIS, « La fiction à travers l’intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité », in : Frontières de la fiction, Québec/Bordeaux, Éditions Nota bene/ PU de Bordeaux (coll. « Fabula » / « Modernités », n° 17), 2002, p. 59-60. 24 25
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la propriété intrinsèque d’un texte, la fictionalité se caractériserait davantage par l’usage qu’on en fait, et plus particulièrement par l’attitude que nous adoptons envers le contenu de ce que nous lisons. Serge Tisseron résume de façon éclairante ce processus : « L’utilisation des fictions suppose que nous sachions faire alterner, face à elles, deux attitudes d’esprit opposées et complémentaires. La première consiste à y croire et à s’y laisser prendre, la seconde à n’y plus croire et à s’en ‘déprendre’. Ces deux mouvements sont possibles parce que les images invitent en même temps à y entrer pour se laisser bercer par elles, et à s’en dégager pour prendre de la distance et les maîtriser ».29 Le caractère simultané de l’expérience est fondamental dans la mesure où la fiction ne peut être cantonnée exclusivement au monde imaginaire ou au monde réel. Comme le décrit Nathalie Heinich, « ce n’est pas à l’un ou à l’autre de ces deux pôles de l’imaginaire et du réel que la fiction existe, mais bien entre ».30 C’est même dans le va-et-vient entre ces deux pôles que réside son pouvoir, plus précisément dans la possibilité de nous émouvoir pour de vrai de choses que nous savons pertinemment être fausses. Ainsi le jeu ne serait pas gratuit : écrire, c’est prendre en compte un destinataire, un public, et partager le jeu avec lui. Dès lors, c’est un véritable échange qui se met en place entre l’auteur et le lecteur d’une œuvre de fiction : ceux-ci s’accordent pour feindre ensemble que l’univers décrit est un univers provisoirement valide. C’est donc lorsqu’il agit en véritable comparse de l’auteur que le lecteur devient le récepteur optimal de ce type d’écriture. Or cette écriture à l’équilibre délicat (car elle ne doit verser dans aucun excès) est précisément ce que Jean-Paul Sermain appelle la « fable » : Notre usage du mot fable renvoie au modèle établi pour traiter la mythologie. Au centre de celui-ci, un énoncé qui fait l’objet d’une croyance et engage ceux qui la partagent ou la favorisent ; cette réception et éventuellement cette production deviennent, dans un deuxième temps, l’objet d’une critique qui dénie à l’énoncé toute pertinence et traite la confiance qu’il suscite de folie ou de superstition. Par fable on désigne le dispositif herméneutique qui articule autour d’un même énoncé deux interprétations divergentes, qui se succèdent ou entrent en concurrence.31 Serge TISSERON, « La réalité de l’expérience de fiction », L’Homme, Revue française d’anthropologie 3/4, n° 175-176 (2005), p. 134. 30 Nathalie HEINICH, « Les limites de la fiction », ibid., p. 68. 31 Jean-Paul SERMAIN, Métafictions (1670-1730). La réflexivité dans la littérature d’imagination, Paris, Champion, 2002, p. 41. Cité par Yves CITTON, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, éditions Amsterdam, 2007, p. 205. 29
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ZEINA HAKIM
En ce sens, les œuvres de Courtilz de Sandras sont bien des « fables » en ce qu’elles associent deux modalités interprétatives contradictoires et pourtant coexistantes, qu’Yves Citton décrit de la sorte : « une certaine forme d’immersion dans l’univers (“fabuleux”) d’un monde possible et une distanciation qui permet au lecteur de savoir à tout instant qu’il est en train de se faire raconter une histoire ».32 Ces retournements à répétition entre le leurre et la prise de conscience contribuent certainement grandement au plaisir particulier que nous prenons à lire de tels romans au statut si ambivalent. L’auteur en est conscient et en rit : Il paraît de temps en temps des livres où l’esprit a travaillé avec tant de succès que le public reçoit comme des vérités ce qui n’est souvent qu’une fable. J’en connais quelques-uns de cette espèce, et où les choses sont rapportées avec tant de vraisemblance que l’on demeure comme partagé entre les apparences trompeuses et la connaissance que l’on a de la vérité.33
Coutilz de Sandras joue donc constamment de son propre cadre de référence et se plaît à exploiter sans limite le principe de mensonge et vérité romanesque destiné à troubler et déstabiliser le lecteur. L’esthétique mise en place a ceci de particulier qu’elle provient d’auteurs dont on ne sait jamais s’ils mentent ou s’ils disent la vérité tant ils ne cessent de démentir ce qui vient d’être dit. Cette démarche a pour effet d’empêcher l’adhésion du lecteur et de rendre indécidable la valeur de vérité de toute affirmation : celle-ci est toujours révoquée et remise en cause, dans la mesure où plusieurs façons de raconter et d’interpréter un même événement se combinent. L’intérêt de ces textes réside précisément dans ce glissement d’un point de vue à l’autre, dans ce jeu – au sens à la fois ludique et mécanique – de flottement, d’indétermination entre la vérité et le romanesque. Pour Jan Herman, ce doute du lecteur sur le statut épistémologique de ce qu’il lit relève précisément de « la haute stratégie romanesque ».34 Et Yves CITTON, Lire, interpréter, actualiser, op. cit., p. 206. COURTILZ DE SANDRAS, Mémoires de M. le Marquis de Montbrun, op. cit., Avertissement au lecteur, p. 3. C’est aussi ce que rappellera plus tard Roger de Piles dans ses « Remarques » sur L’Art de peinture de Charles-Alphonse Du Fresnoy : « Devant la poésie et la peinture, nous nous laissons tromper volontairement, mais agréablement […] nos yeux et nos esprits y sont si fort attachés, que nous voulons nous persuader que les corps peints respirent et que les fictions sont des vérités » (Roger DE PILES, « Remarques sur L’Art de peinture de Charles-Alphonse Du Fresnoy », in : Œuvres diverses de M. de Piles de l’Académie Royale de peinture et sculpture. Tome cinquième contenant sa traduction de ‘L’Art de peinture’ de C. A. Du Fresnoy avec des remarques & des corrections, Amsterdam et Leipzig, Arkstée et Merkus, t. V, 1767, p. 99). 34 Jan HERMAN, Le Roman véritable, op. cit., p. 53. 32 33
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il ajoute, non sans ironie, que « constater qu’un livre pourrait être vrai mais qu’il pourrait tout aussi bien être une fiction, c’est faire preuve de lucidité ».35 Le lecteur doit dès lors s’astreindre à comprendre les règles du jeu, celles-ci se révélant au final les règles de sa propre participation. Et pourtant, si le lecteur est dérouté par tant de désinvolture, il n’est pas pour autant dupé tant ces effets de brouillage ne se confondent pas avec une volonté de mystification. Le jeu sophistiqué auquel l’auteur se livre se révèle plutôt l’expression d’un scepticisme profond à l’égard de la notion même de vérité et peut être interprété comme une demande de travail herméneutique adressée au lecteur. C’est donc bien la notion de reconnaissance que ces textes mettent en jeu, réclamant du lecteur d’identifier un certain nombre de thèmes ou de structures. L’expérience fictionnelle apparaît comme un espace oscillant entre deux positions antagonistes : l’une, où le lecteur s’abandonne à la croyance et entre temporairement dans la fiction ; l’autre, où il prend ses distances et garde un œil critique. Le contenu de la fiction n’a dès lors d’autre référentialité que celle, variable au coup par coup, que les partenaires du jeu littéraire veulent bien lui prêter.
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Ibid.
RENCONTRES ET RECONNAISSANCE DANS LE CONTE DE FÉES DE L’ANCIEN RÉGIME Jean MAINIL (Université de Gand)
Oui, mon cher Prince, […] je sens bien à votre vue, que nous sommes faits l’un pour l’autre1
La notion de « reconnaissance » est indissociable d’un contexte qui est relié intimement à Jan Herman, la SATOR, pour laquelle Jan a organisé de mémorables colloques et édité des actes fondateurs, dont un au titre porteur : « L’Épreuve du lecteur ». Or, cette SATOR est une société d’analyse dédiée à toutes les récurrences narratives de topoï. Et qu’est-ce qu’un topos ? Pour essayer de le définir, je citerai in extenso un des spécialistes de la question et je m’expliquerai ensuite : Le topos est comme une situation narrative récurrente reconnue. Il n’y a pas de topos sans la reconnaissance de la cellule narrative en question par le lecteur. Le topos coïncide avec un point d’intersection […] d’occurrences semblables ou identiques qui font que le lecteur reconnaît ce qu’il a déjà lu ailleurs. L’effet de reconnaissance provoqué par le topos est lié à plusieurs conditions et entraîne ainsi plusieurs conséquences. Conditions d’abord, en ce que la reconnaissance du topos dépend de la compétence du récepteur. N’est pas topique pour l’un ce qui est topique pour l’autre. […]. La reconnaissance s’effectue donc à la faveur d’une compétence et d’une connaissance. Est « topique » une situation narrative récurrente reconnue comme telle par une collectivité de lecteurs. […] Situation narrative récurrente reconnue comme telle par une collectivité, le topos (narratif) se définit enfin comme une situation narrative récurrente reconnue comme le véhicule d’un argument.2
On sait, pour l’avoir lu et relu, ou pour l’avoir enseigné, que MarieMadeleine de Lafayette avait à sa disposition d’autres verbes que le verbe « voir » dans les paragraphes qui sont consécutifs à la rencontre de la désormais princesse de Clèves avec le duc de Nemours. Ceux-ci se « voient » 1 Charles PERRAULT, « La Belle au bois dormant », in : Le Mercure galant, février 1696, p. 98. 2 Jan HERMAN, « Le topos », in : Jan HERMAN, Mladen KOZUL et Nathalie KREMER, Le Roman véritable : Stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2008, p. 107-108.
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pour la première fois alors que le prince de Clèves l’avait « regardée » mais qu’elle ne l’avait pas vraiment vu, sauf de le voir la regardant, ce qui n’est pas la même chose. Alors, ils se virent beaucoup, et elle le dit beaucoup, avec insistance, avec tant d’insistance qu’il y a suspicion d’un autre sens qui dépasse la signification d’un simple regard : dans ces regards réciproques, dans toutes ces scènes où ils se voient, nous est donnée à voir, et à reconnaître, à l’insu de la Princesse, l’irrésistible, l’inévitable et redoutable « Inclination ». Pourquoi donc cette insistance sur cette « reconnaissance » qui dit son nom et le répète ? Est-ce que ma longue citation, en me permettant de véhiculer un argument, aurait permis à qui que ce soit de s’y reconnaître ? Que voulait donc dire ce critique ? Et qui est ce critique, d’ailleurs ? Vous l’aurez deviné, il s’agit de Jan Herman dans « Le récit préfaciel » d’un ouvrage co-écrit avec Nathalie Kremer et Mladen Kozul dont le soustitre est « Est-ce qu’on lisait les préfaces ? ». Je ne sais pas si on lisait les préfaces, mais moi j’ai bien lu Jan. Pour qu’il y ait un topos, il faut donc qu’il y ait reconnaissance, la reconnaissance par un lecteur ou une lectrice qui, dans un acte narratif, reconnaît d’emblée une situation sur laquelle il projette déjà un sens par la reconnaissance d’une situation narrative familière dont il a déjà connaissance, du moins le croit-il. Car toute lecture est une épreuve. Et c’est là que se situe, pour reprendre le titre du colloque jadis organisé par Jan Herman et Paul Pelckmans, « L’Épreuve du lecteur », le test, le piège. Je me suis vite rendu compte que ce qui reliait mes « enquêtes de lecteur », mes analyses, était précisément l’épreuve que devaient subir tout lecteur et toute lectrice quand ils étaient confrontés à un texte qu’ils semblaient déjà connaître et que donc, ils allaient reconnaître, puisque ce texte appartient à leur « encyclopédie intérieure », pour citer Jan. À l’époque, dans la dernière décennie du siècle dernier, l’ère était favorable à qui voulait lire d’un autre œil ces textes obliques qui aguichent le lecteur et la lectrice en leur promettant de passer un agréable moment en toute quiétude herméneutique mais qui, finalement, sous couvert d’une apparente, mais trompeuse, facilité, changent le lecteur et la lectrice mystifiés. Nous étions rentrés dans ce qu’on pourrait appeler l’ère de l’analyse du « Souverain Poncif » que nous allions débusquer. Quoi de plus prévisible, à l’époque qui nous intéressait, l’Ancien Régime, que le Roman pornographique, ce genre qui, au célèbre et royal « Honni soit qui mal y pense », préfère « Béni soit qui mal y pense » ? En réalité, qu’en était-il vraiment de ces romans qu’on achetait « sous le manteau » pour ne les lire « que d’une main », sous le manteau sans doute
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aussi. Que disaient vraiment ces romans provocateurs, transgressifs, à qui on aurait volontiers donné « le Diable sans confession » ? Le lecteur trouvait toute une mise en scène transgressive dans des textes propices à donner des vapeurs à la Maintenon, tels que L’École des filles (1655) ou L’Académie des Dames (1680), sans parler des best-sellers du genre du siècle suivant, les Thérèse philosophe et autres Dom Bougre, portier des Chartreux. Ces romans du second rayon fonctionnaient sur un mode de reconnaissance pour aguicher un certain lectorat friand d’interdit. On y trouve par exemple une mise en scène éditoriale et scénographique réalisée à coup d’estampes complices qui se répètent parfois de roman en roman, histoire qu’on « reconnaisse » bien les textes qu’ils illustraient. Plus immédiate encore en termes de reconnaissance rapide d’un livre qu’il faut acquérir à la hâte et sous le manteau, la filiation des héros et héroïnes de ces romans dits alors « philosophiques » contribuait de la même manière que les estampes qui se répétaient de volume en volume, à aider le lecteur ou la lectrice à reconnaître d’emblée le mauvais genre auquel il s’adonnait et qu’il croyait connaître : après Dom Bougre, Portier des Chartreux (1741) parurent les Mémoires de Suzon, sœur de Dom Bougre (1778) ainsi que l’Histoire de Marguerite, fille de Suzon, nièce de Dom Bougre (1784). Mais que lit-on dans ces textes maudits et bannis à L’Enfer des bibliothèques ? Une transgression libératrice des mœurs digne de Lumières ellesmêmes synonymes d’une plus grande tolérance envers toutes les pratiques sexuelles ? Rien n’est moins sûr. Mais le genre banni fonctionnait sur ce modèle et sur ce syllogisme qui veut qu’un livre banni soit nécessairement transgressif, et donc libérateur en termes de mœurs. Dans ces romans que tout lecteur averti reconnaissait d’emblée, il s’agissait bien de retirer le corps physique du carcan religieux pour libérer le corps sexuel, mais en réalité c’était pour mieux l’enchaîner à d’autres dieux, ceux du bon goût, de la médecine, d’Hippocrate et du docteur Tissot, pour donner « LA femme », et pouvoir désormais inscrire son exclusion non pas dans une parole divine contestable pour certains, mais dans la science, une science dont plus personne ne pouvait nier les irréfutables vérités. Parallèlement, loin d’être libérés d’une parole biblique infamante, les habitants de l’antique Sodome et de Gomorrhe seraient vite décrits par ces discours dits « libérateurs » comme des anomalies qu’allait bien vite récupérer la science avant de céder la place à la psychiatrie et la psychopathologie, topos tenace s’il en est puisqu’il perdura officiellement jusqu’à la fin du siècle dernier d’un point de vue psychiatrique et légal.
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Toujours juché sur mon destrier et armé de mon topos, je me suis alors tourné vers une autre figure reconnaissable entre toutes, figure qui court de Magdelon et Cathos, des femmes savantes à la célèbre Emma : la lectrice folle, figure emblématique où le critique sourcilleux aimait à voir une sévère condamnation des outrances romanesques qui contaminaient les adolescents mais surtout les lectrices de tout âge et qui, à elles seules, auraient bien justifié l’interdiction du genre entier. Ici, mais dans le sens contraire du roman obscène, des romancières avaient pris l’habit de sévères critiques des romans qu’elles avaient d’abord donnés à reconnaître au lecteur, mais uniquement pour mieux dénoncer la critique de ces romans d’une manière ironique et détournée. Honni qui faisait confiance à son « encyclopédie intérieure » pour voir dans ces écrits la condamnation du roman, alors que c’étaient les propres préjudices de la critique envers les lectrices et leurs aspirations qui étaient mis à mal. J’en viens au genre qui, pour moi, représente le genre topique par excellence et d’une manière exemplaire : le conte de fées. En effet, la situation de reconnaissance nécessaire à l’identification d’un genre et de tous les topoï qu’il véhicule, n’est nulle part aussi brève ni aussi codifiée. « Il suffirait de presque rien », comme chantait Serge Reggiani, non pas de « quelques années de moins », mais tout simplement de quatre mots de plus pour nous faire basculer d’un univers dans un autre : « Il était une fois… ». Il suffit de prononcer ces quatre mots-là, et nous voilà embarqués dans le royaume des fées où la raison nous abandonne, où des chars plus légers que le vent volent, tirés par des êtres abracadabrants, où les crapauds se transforment en prince, où une chatte blanche dont on coupe la tête et la queue devient une princesse. Ce sont des histoires, comme on disait à l’époque et on le dit toujours du reste, sans queue ni tête, mais, comme l’a si bien dit Perrault : Pourquoi faut-il s’émerveiller Que la Raison la mieux sensée, Lasse souvent de trop veiller, Par des contes d’Ogre et de Fée Ingénieusement bercée, Prenne plaisir à sommeiller ?3
Quoi de plus propice, en effet, pour bercer notre imagination de manière ingénieuse, que les topoï associés au genre féerique ? Pourquoi être sur nos gardes puisque nous savons, de toute façon, que le mal sera puni, et la vertu récompensée. Laissons-nous donc bercer… 3 Charles PERRAULT, « À Madame la marquise L*** », in : Contes, édition critique de Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, 1981, p. 97.
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Je voudrais à présent revenir à la citation qui a servi d’exergue à cet article pour analyser la reconnaissance dans ce corpus, et à un double niveau : la reconnaissance des personnages dans le conte, et la reconnaissance du conte de fées par ses premiers lecteurs et ses premières lectrices. Je développerai ici la citation in extenso : Oui, mon cher Prince, […] je sens bien à votre vue que nous sommes faits l’un pour l’autre. C’est vous que je voyais, que j’entretenais pendant mon sommeil. La Fée m’avait rempli l’imagination de votre image. Je savais bien, que celui qui devait me désenchanter, serait plus beau que l’Amour, et qu’il m’aimerait plus que lui-même, et dès que vous avez paru, je n’ai pas eu de peine à vous reconnaître.4
Cette citation est tirée de « La Belle au bois dormant » de Perrault. Et pourtant, vous aurez beau lire et relire « La Belle au bois dormant » du même Perrault, vous ne la trouverez pas. « La Belle au bois dormant » a ce statut exceptionnel dans l’œuvre de Perrault que le conte existe sous trois formes : une première, de 1695, dans un cahier d’apparat offert à Mademoiselle, nièce de Louis XIV, ensuite une première version imprimée dans le numéro de février de l’année suivante du Mercure galant, et la version aujourd’hui connue et qui a paru l’année suivante dans les Contes ou Histoires du temps passé. Avec Moralités. La citation qui parle explicitement de reconnaissance est placée dans la version intermédiaire aujourd’hui oubliée, entre le réveil de la princesse, sa rencontre avec le prince et la description du retour à la vie du château et de ses personnages. Ce passage se situe donc entre une première version manuscrite confidentielle et une autre version imprimée qui ne tient plus du conte isolé, mais du conte intégré dans un recueil. Elle témoigne donc d’un stade textuel intermédiaire qu’on pourrait qualifier d’instable puisque dans cette version apparaît tout un passage sur « la reconnaissance » qui n’y figurait pas, et n’y figurera plus jamais après 1696. Dans cette version intermédiaire, les topoï sont encore rivaux et concurrents, mettant en quelque sorte le lecteur à l’épreuve. C’est, comme nous le savons, le genre moderne et nouveau qui finira par vaincre, le « Il était une fois… » qui chassera du récit tout ce qui ne concourt pas directement au destin rapide et merveilleux du couple princier, emportant, dans le cas du conte qui nous intéresse et dans la mémoire collective que nous en gardons, la seconde partie du conte consacrée à la belle-mère ogresse. 4 Charles PERRAULT, « La Belle au bois dormant », in : Le Mercure galant, op. cit., p. 98-99.
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Il n’est pas nécessaire, dans un conte, d’expliquer la reconnaissance, cette rencontre voulue par le destin, les dieux, les fées ou que sais-je encore. On se reconnaît, il n’est pas besoin de se le dire. Si le prince a réussi à pénétrer dans l’épaisse et hostile forêt qui encercle le château où est enfermée la belle endormie, ce n’est pas à coup d’efforts héroïques dignes de Rambo comme aiment à le croire beaucoup de mes étudiants qui ont lu Perrault mais revoient Disney. Si la princesse se réveille, ce n’est pas parce que le Prince lui insuffle la vie en l’embrassant, comme aimeraient le croire les mêmes étudiants, mais tout simplement parce que les cent ans sont arrivés à leur terme. Comment, dès lors, peut-on comprendre l’existence de ce passage en quelque sorte transitoire, qui s’est intercalé dans le conte entre une version manuscrite confidentielle et une autre, définitive, dans un recueil consacré au genre du conte ? Que la princesse reconnaisse son prince sans le connaître, voilà bien qui, dans le genre topique du conte de fées, n’étonnera personne et n’aura pas besoin de plus amples explications. Mais ce n’était peut-être pas le cas des lecteurs de Perrault avant la publication de ses Histoires ou Contes du temps passé et la consécration du genre par le même recueil, et ceux de Marie-Catherine d’Aulnoy ou de Henriette-Julie de Castelnau de Murat qui paraissent exactement à la même époque. C’est peut-être la disparition de ce passage sur la reconnaissance (par le lecteur) de la reconnaissance (du prince par l’héroïne), plus que sa brève présence, qui interpelle aujourd’hui. Car que dit ce passage, en particulier au travers de deux mots associés, comme chez Mme de Lafayette, au verbe voir, « je sens bien à votre vue » que c’est « vous que je voyais dans mon sommeil » ? Que peut bien vouloir dire cette insistance sur la vision, qu’insinuent ces mots qui sont apparus et qu’on ne voit désormais plus ? J’en reviens au conte en sa version définitive. Le réveil de la princesse est décrit de la manière suivante : « comme la fin de l’enchantement était venue, la Princesse s’éveilla ; et le regardant avec des yeux plus tendres qu’une première vue ne semblait le permettre », elle lui dit « Est-ce vous, mon Prince ? ».5 À première vue, le texte de Perrault nous invite à nous demander comment on peut reconnaître d’emblée quelqu’un qu’on ne connaît pas, et, quand on est princesse, peut-on reconnaître de cette manière un prince inconnu sans une parfaite indécence, sans une incroyable effronterie ?
5
PERRAULT, « La Belle au bois dormant », in : Contes, op. cit., p. 136.
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Le long passage de la version intermédiaire cité permettait-il d’atténuer cette indécence ? C’est fort possible, puisqu’il nous dit, avec emphase, que la princesse connaît déjà le prince pour, pendant cent longues années, l’avoir vu, pour avoir pu pendant cent ans, le transformer en image, pour avoir pu l’imaginer, et ainsi le reconnaître d’emblée à son réveil. La longue déclaration citée faite par la princesse dont se dispense le texte depuis, aurait-elle permis au conte de séduire le lectorat du Mercure galant en lui donnant un merveilleux topos à avaler, une galante rencontre dans des termes convenus, tout en ménageant une certaine vraisemblance romanesque ? On y explique en effet que, quand il est dit de la princesse qu’elle regarde son prince « avec des yeux plus tendres qu’une première vue ne semblait le permettre », en réalité les apparences sont trompeuses puisque cela fait cent ans qu’elle le voit ? Cela est fort possible, et même vraisemblable. Et pourtant, malgré cette fonctionnalité possible de ce passage instable, Perrault l’a sacrifié dans sa version finale. Il l’a fait, semble-t-il, en poète et orfèvre visionnaire d’un genre nouveau qui s’invente à l’époque, qui plaît beaucoup, mais qui ne se connaît pas encore tout à fait puisque sa dénomination générique ne naîtra que la même année que la version finale de « La Belle au bois dormant », mais sous la plume d’un autre auteur, Henriette-Julie de Castelnau de Murat, auteur de Contes de fées. Le conte de fées, ce genre de récits enjoués qui doivent faire passer une morale, fût-elle ironique comme chez Perrault et Aulnoy, n’a cure de ces méandres sentimentalo-héroïques, il n’a que faire de cette logique du premier regard impertinent. Certes, la Princesse de Clèves et le duc de Nemours s’étaient aussi « vus » dès le premier regard, d’une manière que la décence ne semblait pas permettre. On se souvenait vivement à l’époque de ce qu’il leur en avait coûté aussi. Entre 1696 et 1697, sous la plume d’un Académicien apprenti conteur de fées naquit donc un genre qui se réclame de modernité et d’une entière nouveauté, et accommode les anciennes règles, les anciens topoï, pour mieux s’en détacher, une bonne fois pour toutes. En coupant les amarres de ce que les lecteurs et lectrices connaissaient, Perrault leur donnait une histoire nouvelle qui obéit à ses propres règles, une fois qu’est prononcé le magique « Il était une fois… ». Il y a fort à parier que, à l’instar de la princesse dans son sommeil, ceux et celles qui s’ennuyaient, à mourir, dans un Versailles empesé et grincheux, avaient peut-être reconnu aussi ce merveilleux corpus nouveau avant même de le connaître. Car c’est là que réside le génie de Perrault : avoir donné à ses contemporains ces Histoires ou contes du temps passé
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qu’ils pouvaient peut-être déjà connaître sous d’autres formes antérieures, mais qu’ils pourraient désormais reconnaître immédiatement telles que Perrault les leur donnait, dans une forme qu’ils n’avaient jamais connue, mais qu’ils ont pu, d’emblée, reconnaître. C’est là encore que réside le génie de Perrault qui nous a légué ces histoires que nous connaissons, aujourd’hui encore, et que, partout, nous reconnaissons, avec leurs codes, leurs règles, leur logique propre, qui nous font, trois siècles plus tard, toujours rêver, précisément parce que, d’emblée, nous les reconnaissons.
LES RÉCITS GÉNÉTIQUES DE LA NOUVELLE HÉLOÏSE Nathalie FERRAND (ENS/CNRS, Paris)
« Si les livres pouvaient écrire, [le manuscrit] raconterait des aventures dignes de Sinbad. » Dans Moi, un manuscrit, le philologue classique italien Simone Beta déroule la longue histoire d’une anthologie d’épigrammes grecques à partir d’un point de vue inattendu : c’est le manuscrit lui-même qui prend la plume pour raconter sa venue au jour et les vicissitudes de sa transmission au fil des siècles.1 Depuis sa naissance en 950 à Constantinople jusqu’à nos jours, ce manuscrit qui au départ ne connaît ni son père ni sa mère, part à la recherche de ses origines et consigne le récit d’une destinée mouvementée où s’enchaînent circulations dans l’espace et métamorphoses par la copie, puis l’impression qui lui donnent la forme d’un livre. Que certains livres écrivent eux-mêmes leur propre manuscrit, qu’à l’intérieur de leurs pages en filigrane soit inscrite l’aventure de leur devenirlivre : cette hypothèse est au cœur d’un des ouvrages de Jan Herman sur la fiction romanesque du siècle des Lumières, Le Récit génétique au XVIIIe siècle.2 Ce livre de 2009 invite à prêter attention à la fable de la genèse qui se loge dans les fictions du XVIIIe siècle et à rechercher ce que l’auteur appelle la « cellule génétique », un événement dans la diégèse qui déclenche l’arborescence textuelle et met en branle la machine narrative. Cette cellule génétique peut prendre des formes très variées, comme le besoin de se justifier, de rectifier une version fausse de l’histoire d’une vie, etc.3 La nécessité de s’intéresser à la genèse de l’œuvre fictionnalisée à l’intérieur de la fable, Jean Erhard la justifiait dans un article de 1989 par l’absence du témoignage des manuscrits de travail des romanciers du XVIIIe siècle4 : « Nombreux sont les textes d’époques anciennes, et en 1 Simone BETA, Moi, un manuscrit, Paris, Les Belles Lettres, 2019. Cette citation est placée en exergue de l’ouvrage. 2 Jan HERMAN, Le Récit génétique au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2009. 3 Voir op. cit., p. 56. 4 Jean EHRARD « L’histoire du texte, le texte dans l’histoire et l’histoire dans le texte : le modèle des Lumières », in : La Naissance du texte, sous la direction de Louis Hay, Paris, Corti, 1989, p. 135-145.
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particulier du XVIIIe siècle, dont on ne possède aucun manuscrit ni aucun document d’accompagnement susceptible d’en éclairer la genèse. […] Faudrait-il renoncer à se poser la question de la naissance du texte dans tous les cas d’insuffisance de la documentation ? ». Certes non, répondait Jean Ehrard qui invitait à chercher dans le texte lui-même un éclairage sur les processus de composition de l’œuvre.5 Mais inversement, que faire quand on dispose des manuscrits de travail du romancier qui nous éclairent, documents à l’appui, sur la réalité du travail compositionnel de l’écrivain ? Faudrait-il ne pas prêter attention au récit génétique métaphorisé dans le texte, s’en détourner comme d’un apport insignifiant qui ne fait pas le poids par rapport à la force d’élucidation des brouillons concernant les circonstances réelles de la naissance de l’œuvre ? N’y a-t-il pas plutôt moyen de puiser à cette source interne pour observer les scénarios de l’écriture qui s’y mettent en place et tisser un lien avec le témoignage des manuscrits de travail ? C’est dans cette intention que je voudrais aborder brièvement le cas de La Nouvelle Héloïse – une œuvre qui ne fait pas partie des cas étudiés dans Le Récit génétique. UN MANUSCRIT TROUVÉ OU NON ? Dès la Préface de ce roman, on le sait bien, Rousseau reprend d’une manière très personnelle le topos du manuscrit trouvé. Dans son propos introductif au volume éponyme, Christian Angelet avait remarqué une forme d’anomalie dans la manière dont Rousseau traite ce topos, qu’il subvertit de plusieurs manières. D’abord parce qu’il se met lui-même en scène avec son propre nom sur la page de titre (« lettres […] recueillies et publiées par J. J. Rousseau ») et qu’il brise l’anonymat rituel du personnage de l’éditeur. Ensuite parce qu’il se dresse en tant qu’autorité répondant juridiquement du livre d’un autre. Rousseau affirme vouloir « répondre du livre » de cet auteur sans nom qu’il évoque en passant. En somme selon Angelet, Rousseau « endoss[e] la paternité d’un enfant trouvé ».6 Et enfin, il ajoute une formule qui va beaucoup plus loin : « j’ai travaillé moimême à ce livre et je ne m’en cache pas ».7 Aveu qui suscite la curiosité 5
Ibid., p. 135 et p. 136. Christian ANGELET, « Le topos du manuscrit trouvé : considérations historiques et typologiques », in : Le Topos du manuscrit trouvé. Hommages à Christian Angelet, études réunies et présentées par Jan HERMAN et Fernand HALLYN, Louvain-Paris, Peeters, 1999, p. XXXI-LIV. La citation est à la page XLVI. 7 Jean-Jacques ROUSSEAU, Julie, ou la Nouvelle Héloïse, Paris, Folio-Gallimard, 1993, édition présentée, établie et annotée par Henri Coulet, vol. 1, p. 71. Concernant ce rôle 6
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du lecteur, aussitôt balayée comme futile : « ai-je fait le tout […] ? que vous importe […] », alors que cette question est en réalité tout à fait essentielle. La question « ai-je fait le tout ? » concerne non seulement le statut de l’œuvre qu’on va lire (fiction / non-fiction) mais aussi le statut de celui qui en endosse la responsabilité ; par conséquent la possibilité qu’advienne un « Rousseau romancier », c’est-à-dire une nouvelle identité publique d’écrivain pour celui qui est déjà notoirement un philosophe, un musicien, un adversaire déclaré de la fiction sous sa forme théâtrale. La genèse du roman est donc d’emblée, dès le second paragraphe du propos liminaire, affichée comme une question à la fois centrale et ambiguë, où la seule certitude tient au travail qu’elle lui a coûté, sans que l’on puisse mesurer le degré de ce travail.8 Ou plutôt, la seule manière de mesurer l’ampleur de ce travail est d’entrer dans l’atelier de l’écrivain. En conservant ses papiers barbouillés, Rousseau a rendu cette option-là possible. Entre les lignes, il a lancé comme un défi au lecteur de lire non seulement le livre imprimé, mais d’explorer un jour son versant manuscrit pour obtenir la clé de l’énigme quant à la nature et l’ampleur de ce travail, et d’observer ainsi sa mue d’écrivain. La préface de La Nouvelle Héloïse est en quelque sorte une invitation au voyage dans les brouillons raturés de l’auteur. La diversité de ces papiers et leur nombre constituent un « dossier génétique »9 exceptionnel. Le sillage autographe de ce roman représente environ 7000 pages – soit un facteur 10 par rapport à la longueur du roman dans ses éditions modernes. Il ne s’agit pas maintenant de décrire ce dossier, ce que j’ai eu l’occasion de faire ailleurs,10 mais plutôt de réfléchir d’éditeur que Rousseau se donne, on notera qu’il utilise un sens de ce terme qui apparaît en 1762 dans la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française : « ÉDITEUR. s.m. Celui qui prend soin de revoir & de faire imprimer l’ouvrage d’autrui. Cet Ouvrage paroît avec une belle Préface de l’Éditeur. Un Éditeur anonyme ». 8 Afficher le travail qu’a coûté la publication d’un manuscrit soi-disant trouvé est un topos des préfaces de roman, comme on peut le constater en parcourant le Recueil de préfaces de roman du XVIIIe siècle, volume I : 1700-1750, éd. Jan HERMAN, Presses universitaires de Louvain, 1999, chez des auteurs comme Bordelon (p. 61), Mouhy (p. 185), D’Argens (p. 197), Godard d’Aucourt (p. 257), La Morlière (p. 290), Guiard de Servigné (p. 298). Plus tard, dans la préface des Liaisons dangereuses, Laclos affiche lui aussi le travail réalisé sur le manuscrit, tout en revenant à la forme traditionnelle de l’anonymat du scripteur à laquelle Rousseau avait dérogé. Mais comme pour Rousseau, il est possible dans son cas aussi de consulter un manuscrit autographe réel conservé aujourd’hui à la BnF et consultable sur Gallica (cote : Français 12845 ; ancienne cote : Supplément français 4421). 9 Pour des éléments de terminologie, voir Almuth GRÉSILLON, Éléments de critique génétique, Paris, CNRS-Editions, 2016 [1994], p. 129 sq. 10 Nathalie FERRAND, « Rétrograder avec Jean Jacques. Une édition des manuscrits de Julie ou La Nouvelle Héloïse », in : Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, 2014,
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à la fictionnalisation des manuscrits dans le récit de La Nouvelle Héloïse. J’envisagerai trois séquences du roman qui font affleurer dans la diégèse la question des manuscrits. Ces derniers y sont à la fois montrés et dissimulés, puisque le romancier laisse entrevoir les coulisses du travail d’écriture mais dans une sorte de trompe-l’œil, qu’on pourra mieux percevoir en comparant la mise en fiction avec la réalité des manuscrits. BROUILLONS SAUVÉS
DU FEU
À la fin de la première partie, St. Preux doit brusquement s’éloigner de Julie, suite à l’éclat provoqué par Milord Edouard qui a suggéré l’idée d’un mariage entre les jeunes gens au baron d’Étanges, suscitant son indignation et sa colère. Sur le chemin qui le conduit à Paris, St. Preux fait halte dans des auberges : « La première chose qu’il fait à chaque station, », écrit Edouard à Claire, dans la lettre 2 de la deuxième partie, « c’est de commencer quelque lettre qu’il déchire ou chiffonne un moment après. J’ai sauvé du feu deux ou trois de ces brouillons sur lesquels vous pourrez entrevoir l’état de son âme. Je crois pourtant qu’il est parvenu à écrire une lettre entière ».11 Il a raison, St. Preux vient d’envoyer une lettre entière à Julie qui a été placée par l’éditeur en première position dans cette nouvelle partie – composer le recueil en plaçant les lettres dans un certain ordre, avant ou après, constitue du reste une partie du travail de l’éditeur. Le lecteur vient donc de la lire. En voici les premières lignes : J’ai pris et quitté cent fois la plume ; j’hésite dès le premier mot ; je ne sais quel ton je dois prendre ; je ne sais par où commencer ; et c’est à Julie que je veux écrire ! Ah malheureux ! que suis-je devenu ? Il n’est donc plus ce temps où mille sentiments délicieux coulaient de ma plume comme un intarissable torrent ! Ces doux moments de confiance et d’épanchement sont passés, nous ne sommes plus l’un à l’autre, nous ne sommes plus les mêmes, et je ne sais plus à qui j’écris.12
Cette lettre s’ouvre sur l’idée de la difficulté que St. Preux éprouve désormais à écrire à son amante. Le brouillon que Rousseau a fait de cette lettre a été conservé et il révèle le chantier qui l’a enfantée (brouillon tome LI, p. 381-405 et « Un voyage au long cours dans l’écriture de Rousseau. Analyse génétique d’une lettre de Julie, ou La Nouvelle Héloïse (IV, 3) », Genesis n° 41, 2015, p. 165-186. 11 Ed. cit., tome I, p. 246-247. 12 Ed. cit., tome I, p. 243.
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reproduit en Figure 1 en annexe à notre contribution). Ce qui frappe tout d’abord, c’est la coïncidence exacte entre le sujet (la difficulté d’écrire), et les circonstances tourmentées de la rédaction, comme si le romancier prenait pour thème son propre acte d’écriture : « Je prends [et repose] la plume, je veux, j’hésite dès le 1.er mot ; + je ne sais par où commencer et c’est à Julie que je veux écrire. O temps où le feu de mon ame couloit sur le papier » « + Je ne sais quel ton [je dois] prendre. » « J’ai pris et reposé [quité] cent fois la plume. Elle échape de ma [foible] main »
Est-ce St. Preux ou Rousseau qui s’exprime ici ? « Je ne sais ni commencer ni finir [les lettres] », confiait Rousseau au Livre III des Confessions.13 De nombreux brouillons de ses lettres réelles prouvent à quel point Rousseau les remaniait avant d’aboutir à l’état envoyé, ainsi que le montre Ralph Leigh dans son admirable édition de la Correspondance.14 Son héros a apparemment hérité de ce « handicap », et comme son créateur, il ne s’en tire pas trop mal. Dans ce passage, St. Preux éprouve comme un choc la difficulté soudaine d’écrire à Julie, provoquée par l’éloignement brutal qui a troublé la spontanéité de leurs échanges. Mais ce qui est vécu comme exceptionnel par le personnage au point de devenir le thème même de son discours d’accroche est, comme le montre d’ailleurs l’ensemble des manuscrits préparatoires du roman, l’expérience quotidienne de l’écrivain tout au long d’une rédaction qui est loin d’être un long fleuve tranquille. Ce moment de l’intrigue est celui d’une crise et d’une panne de l’écriture. Le problème expressif et stylistique du personnage – trouver les bons mots pour s’adresser à une Julie qui lui semble devenue une autre – se double d’un réel problème structurel pour le romancier qui touche à l’agencement des parties du roman. Il ne s’agit pas seulement de commencer une lettre mais aussi, comme on le voit tout en haut de l’image, de faire commencer une nouvelle partie de l’œuvre. Après plusieurs hésitations révélées par la numérotation flottante en haut de la page, la lettre 63 devenue en surcharge 64, puis 66, devient finalement la première de la seconde partie, comme le montre le « 1 » noté après que les autres chiffres ont été biffés. Longtemps Rousseau n’a pas su comment commencer la seconde partie (et finir la première), marquer le début d’une nouvelle section de l’œuvre et fabriquer une césure. L’examen des manuscrits montre qu’initialement 13 Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Confessions, Livre III, in : Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, vol. I, 1959, p. 114. 14 Voir aussi les analyses d’André WYSS sur Rousseau épistolier à partir des brouillons de ses lettres, dans L’Accent de l’écriture, Neuchâtel, À la Baconnière, 1988.
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la première partie était beaucoup plus longue, qu’elle allait au moins jusqu’à la lettre 80 (qui correspond à l’actuelle lettre II, 19). Pourquoi Rousseau l’a-t-il raccourcie ? Est-ce l’effet du commentaire de Diderot sur le début du roman qu’il avait jugé « feuillu », trop bavard, trop long ? Rousseau est de plus en plus soucieux du rythme de son récit et réfléchit à l’organisation de cette œuvre qui finit par se déployer en six parties. La césure qu’il a choisie entre la première et la deuxième est de nature événementielle : l’éloignement de St. Preux et son départ vers la France, son premier changement de pays. Cette question de la meilleure segmentation possible d’une œuvre – question de poétique à laquelle Ugo Dionne a consacré un ouvrage théorique portant sur la littérature d’Ancien Régime15 – n’a pu se poser qu’à un moment où le projet littéraire de Rousseau avait atteint un point de maturation suffisant, et où son roman devenait ce qu’il appelle dans Les Confessions un « ouvrage en règle » grâce à un travail de couture de ses composantes auquel nous assistons dans cette page. Revenons au geste de Milord Edouard sauvant les brouillons de St. Preux. Ironie du sort, le manuscrit complet de la nouvelle dont le personnage anglais était le héros, « Aventures de Milord Edouard », a lui bel et bien brûlé, Rousseau l’ayant jeté au feu (Confessions, livre X). Mais il en a sauvé un fragment, sous la forme d’un extrait destiné à Mme de Luxembourg puis publié après la mort de l’auteur. Amours de Milord Edouard Bomstom ne doit donc sa survie qu’à ce même geste, accompli cette fois par l’auteur. Ainsi la fiction rejoue ou anticipe la destinée réelle de certains manuscrits du roman. Dans La Nouvelle Héloïse, plusieurs fois le feu brûle et menace de réduire en cendres les lettres des personnages. C’est ainsi que Julie est longtemps convaincue que les lettres de St. Preux, soustraites par sa mère à la fin de la seconde partie, ont été consumées : « [Wolmar] nous a menés dans son cabinet, où j’ai failli tomber de mon haut en lui voyant sortir d’un tiroir, avec les copies de quelques relations de notre ami que je lui avais données, les originaux mêmes de toutes les Lettres que je croyais avoir vu brûler autrefois par Babi dans la chambre de ma mère ».16 Des copies, des originaux, des brouillons déchirés et chiffonnés… voilà qu’on découvre que là où nous pensions n’avoir affaire qu’à un seul texte (déjà massif en lui-même), une pluralité de versions ou d’états des lettres produites par les personnages surgissent dans l’espace du roman. Posons tout de suite une question incidente : ces « copies de quelques relations » 15 Ugo DIONNE, La Voie aux chapitres. Poétique de la disposition romanesque, Paris, Seuil, 2008. 16 La Nouvelle Héloïse, éd. cit., IV, 12, p. 117.
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des voyages de St. Preux, qui en a été le scribe ? Le texte ne le précise pas. En tout cas, il y a des « copistes » travaillant dans l’ombre et qui patiemment dédoublent la trame textuelle. Est-ce Julie elle-même qui aurait copié de sa main, à l’intention de Wolmar, les écrits de St. Preux dans un geste symétrique à celui de son amant qui, dans la seconde partie, copiait les lettres de Julie dans un grand cahier blanc, choisi exprès pour cela ? Ou est-ce St. Preux, réitérant ce geste du copiste qui lui est familier ? On se souvient qu’à peine arrivé à Paris et en contrepoison aux séductions de la vie parisienne, il occupait ses soirées à retranscrire les lettres de son amante, de peur que les originaux ne s’usent (II, 13).17 Estce Wolmar lui-même qui se coule dans la prose de St. Preux en recopiant ses récits de voyage ? Dans la fable génétique qu’il glisse dans son roman, Rousseau incorpore en tout cas cette manie de la copie qui fut la sienne (sans oublier que pour lui ce fut aussi un métier),18 lui-même ayant dressé au total quatre copies intégrales de son roman.19 Par la présence affichée de ces papiers, une chose est claire : la prose effusive et sensible des personnages, y compris le plus impulsif de tous, St. Preux, n’est pas aussi spontanée qu’on le penserait. Le roman dit au lecteur qu’elle est le fruit d’un travail de la plume, d’hésitations et de remaniements répétés. Dans la lettre de Milord Edouard dont il est question sont produits trois fragments préparatoires d’une lettre, mais on sait que d’autres états du texte ont brûlé. Le lecteur est donc averti que sous ces lettres sentimentales existe tout un empilement de versions préparatoires revues et corrigées, et que le scripteur exerce un contrôle vigilant sur celle qu’il livrera à son/sa destinataire. UNE EXPÉRIENCE DE LECTURE COMPLEXE Ce que Rousseau propose au lecteur en ce début de seconde partie est une expérience de lecture complexe. Se succèdent une lettre (n° 1) de St. Preux à Julie à qui ce dernier confie la peine qu’il a eu à l’écrire ; une 17 Cela ne dure pas très longtemps, puisque dès la lettre 17 il a terminé son « recueil » : « Mon recueil fini, j’ai commencé de fréquenter les spectacles » (II, 17, p. 304). 18 Elen S. BURT, « Rousseau the scribe », Studies in Romanticism, vol. 18, n° 4, Winter 1979, p. 629-667 ; Jacqueline WAEBER, « Rousseau copiste de musique : l’envers de l’auteur », in : Jean-Jacques Rousseau en 2012. Puisqu’enfin mon nom doit vivre, sous la direction de Michael O’DEA, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 2012 : 01, p. 197222. 19 La Copie personnelle, la Copie Rey, la Copie Houdetot et la Copie Luxembourg, voir : « Un voyage au long cours dans l’écriture de Rousseau […] », art. cit., à la note 10.
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lettre d’Edouard (n° 2) à Claire qui raconte les circonstances dans lesquelles St. Preux a écrit et qui fournit trois fragments préparatoires de la lettre (n° 1 a, b et c). Edouard n’a pas lu la lettre n° 1 dans son état définitif, ni Claire, mais le lecteur, lui, la connaît. Quant à Julie, elle reçoit la lettre terminée mais n’en connaît pas les brouillons. Ainsi le lecteur du roman est le seul à avoir sous les yeux l’ensemble des pièces du dossier, à la fois le texte définitif de St. Preux, ses quelques brouillons et le ‘récit de genèse’ conté par Edouard. Il est en mesure de faire un exercice de comparaison entre des versions alternatives d’un texte, ce qui n’est pas sans parenté avec l’exercice de lecture génétique tel que Daniel Ferrer le définit dans son livre Logiques du brouillon : « juxtaposer les ‘états du texte’ contenus dans les manuscrits [de travail], analyser les différences de l’un à l’autre et en déduire les processus de transformation qui aboutissent à la version finale ».20 Le lecteur peut comparer les essais de la lettre contenus dans ses trois morceaux et ce qu’ils sont devenus dans sa version définitive et complète, afin d’en tirer des conclusions. En observant l’incohérence psychologique des premiers jets, leurs contradictions, les accusations proférées contre sa maîtresse et les soupçons à l’égard de Milord Edouard, il assiste au travail d’autocensure du personnage et constate sa capacité à canaliser une partie de ses émotions. Dans les fragments où le personnage semble se parler à lui-même, on lit un passage final qui scelle l’éloignement de Julie et traduit un mouvement progressif vers l’évocation bouleversante mais lucide de son avenir : « je vais vivre loin d’elle… ! vivre loin d’elle !… ». Cette poignante prédiction jetée sur le papier a disparu dans la lettre envoyée à Julie, mais Edouard et Claire en sont les indiscrets témoins. Le but affiché d’Edouard est quasimédical : donner à Claire un aperçu de l’état de l’âme souffrante et déchirée du héros, d’une intériorité confiée fugitivement au papier et qui ne devait pas être pénétrée par autrui. Mais leur but commun est louable car c’est de sauver le désespéré qui pourrait commettre l’irréparable. À travers ces personnages qui prennent la liberté de parcourir les chiffons de St. Preux à son insu, Rousseau rend légitime dans sa fiction la position de ceux qui seraient curieux d’interroger ses propres brouillons. Du point de vue de la forme, les brouillons sauvés du feu se caractérisent non seulement par ce « style haletant »21 que la critique a repéré dans La Nouvelle Héloïse et qui est ici porté à son paroxysme, avec une cadence Daniel FERRER, Logiques du brouillon, Paris, Seuil, 2011, p. 12. Voir Bernard GUYON dans son édition de La Nouvelle Héloïse dans la collection de la Pléiade, in : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, vol. II, 1964, note 2 de la p. 1398 et Jean-Louis LECERCLE, Rousseau et l’art du roman, Paris, Armand Colin, 1969, p. 190. 20
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très rapide de propositions courtes, exclamatives ou interrogatives où le monologue du personnage prend un caractère pathétique. Ils sont surtout remarquables par un usage intensif de l’aposiopèse (voir Figure 2). En effet, ces phrases incomplètes sont dévorées de points de suspension. C’est l’artifice typographique qui sert à donner l’illusion du manuscrit jeté sur le papier et non porté à terme : les brouillons tels que la fiction les met en scène sont des textes à trous,22 soit exactement le contraire de ce qu’est la réalité matérielle d’un brouillon authentique. Car un véritable brouillon, ce n’est pas du vide, mais du plein, du trop-plein même. C’est une textualité qui foisonne et qui souvent déborde dans les interlignes ou dans les marges, un champ de bataille rédactionnel avec des ratures, des empilements de variantes, d’ajouts, de suppressions, de substitutions, de déplacements. En somme, l’image présentée dans la page imprimée n’est qu’une construction en trompe-l’œil où les fragments offerts au lecteur ne sont que simulation.23 Il se trouve qu’existent les brouillons authentiques de ces trois pseudobrouillons (Figure 3). Appelée initialement « Fragmens échapés du feu », la séquence originale tient sur le recto d’un feuillet, avec une trace de cire dans la partie supérieure, ce qui signifie que cette page contenait un papier collé. Elle porte un nombre important de retouches, dont une trentaine de biffures et quelques additions marginales. Comme on peut le voir, à ce stade, Rousseau était bien plus économe en points de suspension, 16 au lieu de 27 dans la version finale. On assiste au processus de fabrication d’un brouillon factice, dont le foisonnement verbal sera totalement lissé et où la typographie imitative du chaos intérieur finira réduite à sa plus simple expression. Rousseau s’offre le luxe d’exhiber dans l’imprimé un brouillon d’apparat et de narguer en quelque sorte son lecteur avec cet artifice, en lui donnant l’illusion d’avoir accès au scriptorium privé du personnage, dans une sorte de mise en abyme d’un univers dont lui seul garde les clefs : c’est-à-dire son propre atelier d’écrivain. Comment cette correspondance polyphonique est-elle parvenue entre les mains de l’éditeur du recueil qui porte le nom de J.-J. Rousseau ? À la différence d’autres romanciers (Laclos par exemple qui dans Les Liaisons dangereuses attribue aux héritiers la responsabilité de la conservation et 22 Même artifice dans les romans de Jean-Claude Gorjy à la fin du siècle, exemple qui m’a été signalé par Jan Herman et Paul Pelckmans. 23 Ce n’est pas que l’imprimé soit incapable sous l’Ancien Régime de représenter typographiquement des manuscrits de travail et leurs strates textuelles. En 1642, en Italie, F. Ubaldini a publié une édition du codex autographe des Rime de Pétrarque, capable de figurer les remaniements de l’auteur, voir Cesare SEGRE, « Critique des variantes et critique génétique », Genesis n° 7, 1995, p. 29-45, en particulier Fig. 1 et 2.
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de la transmission du corpus épistolaire), Rousseau prive le lecteur d’informations sur le rassemblement et la provenance des papiers. On sait juste que certains personnages ont pu être des relais contribuant à la sauvegarde des lettres pour l’avenir : à sa manière, Wolmar quand il garde dans ses tiroirs les anciennes lettres de St. Preux, ou St. Preux quand il recopiait les lettres de Julie. L’ARCHIVE AMPUTÉE ET LE MYSTÈRE D’UN NOM Julie ! une lettre de vous !... après sept ans de silence !... Oui, c’est elle ; je le vois, je le sens : mes yeux méconnaîtraient-ils des traits que mon cœur ne peut oublier ? Quoi ! vous vous souvenez de mon nom ! vous le savez encore écrire !... En formant ce nom*, votre main n’a-t-elle point tremblé ? Je m’égare, et c’est votre faute. La forme, le pli, le cachet, l’adresse, tout dans cette lettre m’en rappelle de trop différentes. Le cœur et la main semblent se contredire. Ah ! deviez-vous employer la même écriture pour tracer d’autres sentiments ? * On a dit que St. Preux était un nom controuvé. Peut-être le véritable était-il sur l’adresse.24
Ce passage qui ouvre la lettre 7 de la VIe partie se trouve à l’autre bout du roman tout près de s’achever. Comme au seuil de la lettre II, 1, il est question d’écriture. Mais alors que St. Preux s’alarmait de sa difficulté soudaine à écrire à Julie, cette fois il ne parle pas de ses affres d’écrivain, mais de l’impact qu’exerce sur lui l’écriture de Julie. Depuis sept ans, il a été privé de lettres de sa part, suite à l’interdiction de correspondre formulée par la jeune mariée (III, 20). Cette lettre de St. Preux est en quelque sorte un « éloge de la main »25 de Julie qui a tracé les mots sur la page, de sa capacité à imprégner le papier d’une présence singulière, unique et bouleversante. Tout l’être de Julie est là, dans la forme qu’elle a donnée aux mots inscrits à la plume, dans sa manière de plier le papier, dans la couleur ou le relief de son cachet, dans sa façon de noter l’adresse sur l’enveloppe26 où figure ce nom masculin qui nous est dérobé. Il s’agit bel et bien d’une scène de reconnaissance : « mes yeux méconnaîtraient-ils des traits […] ? ». Cette lettre eût-elle été anonyme que St. Preux aurait sur le papier reconnu l’identité de sa correspondante, l’écriture étant en soi une 24
La Nouvelle Héloïse, édition Folio, Vol. 2, p. 312. Henri FOCILLON, « Eloge de la main » (1934), in : La Vie des formes, Paris, PUF « Quadrige », 2016 [1943], p. 99-125. 26 Ou plutôt sur le papier de la lettre elle-même. Voir infra. 25
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forme de signature. Lire une lettre27 ou plus généralement un manuscrit au XVIIIe siècle, c’est en effet déchiffrer tous ces indices et être sensible à ce qui révèle (ou trahit) la personne qui écrit. De la part de ceux qui avaient le privilège de lire ses propres manuscrits, en premier chef ses éditeurs, Rousseau exigeait cette capacité à le reconnaître dans son écriture et à ne surtout pas le confondre avec un autre – par exemple, hantise de sa part, en lui attribuant des textes dont il n’était pas l’auteur –, au risque de s’exposer à sa colère. Mais ici la reconnaissance semble en partie déceptive, car derrière cette même écriture, ce n’est plus tout à fait la même personne qui tient la plume et encore une fois, St. Preux doit faire le douloureux exercice de décrochage des identités de Julie : sous l’écriture bouleversante et demeurée absolument la même, il lui faut voir non plus l’amante d’autrefois, mais l’épouse de Wolmar à jamais interdite. Ce que la fin du roman révèlera quelques lettres plus tard (lettre 12), c’est qu’en réalité l’écriture a dit vrai et que ce n’était pas erronément que St. Preux croyait retrouver dans ces caractères tracés sur le papier, si près de la fin de leur histoire, l’amante des commencements, puisque, dans son aveu final, Julie confiera qu’elle n’a durant toutes ces années jamais cessé de l’aimer avec passion. Si elle gagne à être rapprochée de la lettre inaugurale de la seconde partie, cette lettre 7 de la sixième partie gagne aussi à être comparée avec celle de Milord Edouard. Si le romancier nous gratifiait à travers le personnage anglais de manuscrits en supplément, sans grande valeur apparente (des bouts de papier intimes voués aux flammes), il se produit l’inverse dans l’avant-dernière lettre de St. Preux à Julie. L’archive a été amputée et une pièce manuscrite décisive nous a été soustraite. D’un côté Rousseau fait monter à la surface du récit certains manuscrits, il exhibe même ce qui semble le moins important, mais il en dissimule certains autres, essentiels, comme l’indique la note de bas de page : « * On a dit que St. Preux était un nom controuvé. Peut-être le véritable était-il sur l’adresse ». L’adresse manque, donc. Prêtons un instant attention aux implications de cette brève remarque – « peut-être le véritable nom était-il sur l’adresse » – en laissant provisoirement de côté l’aspect désinvolte et ironique du rapport de Rousseau à son lecteur. L’éditeur du recueil n’aurait donc pas vu l’adresse. Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ? Est en jeu la matérialité du dossier 27 Jay CAPLAN, Postal culture in Europe 1500-1800, Oxford, Voltaire Foundation, Oxford University Studies in the Enlightenment, 2016 : 04, p. 53 sq.
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de lettres que l’éditeur est censé avoir entre les mains. Il manque une pièce, mais laquelle ? Il est d’usage au XVIIIe siècle que l’adresse soit inscrite sur le papier même qui sert de support au contenu de la lettre,28 sur un verso ou bien sur une partie restée vierge de la feuille, le tout étant savamment plié comme on peut le voir sur un original des lettres de Rousseau reproduit à la fin de cet article. Quand la discrétion ou le secret sont requis (ou qu’il s’agit d’un paquet trop volumineux), les feuillets seront exceptionnellement placés dans une enveloppe, comme il arrive à Rousseau de le faire lui-même dans des cas où il craint que l’on puisse lire l’écriture en transparence. Cela donne un côté un peu formel à un échange privé et Rousseau se justifie alors auprès de son destinataire d’y être contraint.29 St. Preux ne le fait pas et tout semble laisser penser que cette lettre répondait à l’usage le plus fréquent, avec le nom et l’adresse incorporés au support de la lettre. Dans cette absence du nom de St. Preux et l’énigme qu’elle fait persister en cette fin de roman, il y a probablement une anomalie délibérée dont le lecteur de l’époque peut avoir perçu mieux que nous la dimension ludique. L’éditeur qui a recueilli les lettres, qui les a rassemblées on ne sait trop comment, dispose non seulement d’un dossier lacunaire30 – motif traditionnel de la fiction romanesque depuis longtemps – mais en plus d’une archive épistolaire dont l’intégrité matérielle a été amputée d’un morceau décisif. La lettre a-t-elle été déchirée, découpée ? Si oui, le morceau manquant pourrait-il ressembler à ce carré de papier qu’on voit apparaître en feuilletant le cahier des brouillons du roman31 conservés à l’Assemblée nationale, papier collé à la cire rouge sur une page réemployée par l’écrivain et qui porte justement au dos une adresse et un nom : « À Monsieur Rousseau/ à L’Hermitage » (Figure 4). Alors que dans le roman Rousseau nous prive du nom réel de son héros par l’escamotage d’un morceau de l’archive manuscrite fictive, dans son 28 « Normally the same sheet of folded paper was both the letter and the enveloppe », J. CAPLAN, op. cit., p. 55. 29 « Ce n’est pas par façon que je mets une enveloppe, c’est parce que je vois que l’écriture se peut lire à travers le papier », lettre de Rousseau à Mme de Luxembourg, 26 février 1761, in : Jean-Jacques ROUSSEAU, Correspondance complète de Jean Jacques Rousseau: janvier–mai 1761, éd. R. A. Leigh, et al., 52 vol., Genève, Institut et Musée Voltaire, 1969, vol. 8, p. 175–176 (n° 1326) ; ou encore : « Après ma Lettre pliée, Je m’apperçois qu’on peut lire l’écriture à travers le papier, ainsi je mets une enveloppe », lettre de Rousseau à Marie Anne Alissan de La Tour, 30 octobre 1761, in : Correspondance, vol. 9, p. 215–217 (n° 1530). 30 Certaines notes de bas de page signalent ici ou là l’absence d’une lettre. 31 Dans le brouillon de la lettre III, 16, lettre de St. Preux.
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manuscrit de travail le romancier insère une adresse authentique, bien lisible portant son nom et le lieu de rédaction du roman (jusqu’à l’hiver 1757). Par l’exhibition de son identité inscrite sur un fragment de lettre réelle et collée au milieu des lettres de ses personnages, Rousseau s’invite dans le jeu de la fiction, non seulement en tant qu’auteur mais aussi en tant qu’acteur fantasmatique du récit. Il substitue symboliquement son nom à celui de son protagoniste dans l’espace jouissif et privé de ses manuscrits de travail. CONCLUSION La genèse d’une œuvre se raconte plusieurs fois : il y a celle que l’auteur narre, d’une manière plus ou moins sincère et exacte, dans ses témoignages personnels, tels que Correspondance ou autobiographie (ce qu’on appelle habituellement en critique génétique le « récit de genèse ») ; celle dont témoignent de façon documentaire les manuscrits de travail, et qu’il revient au chercheur de reconstituer en établissant un « récit de la genèse », qui souvent ne coïncide pas avec le précédent ; celle que met en place le « récit génétique » inscrit dans le texte lui-même qui obéit à des logiques fictionnelles. Entre ces trois dimensions, qui ne sont pas équivalentes, existe un espace de jeu. La fictionnalisation des manuscrits et des actes d’écriture dans La Nouvelle Héloïse ne peut se comprendre et s’apprécier vraiment sans connaître l’atelier du romancier vers lequel Rousseau renvoie plusieurs fois et auquel, au moment de l’invention, il était le seul à avoir accès. En effet, comme on l’a vu à travers les quelques séquences étudiées, Rousseau sème, consciemment ou non, volontairement ou pas, des allusions sophistiquées à la réalité de ses manuscrits de travail. Mettre en place un tel mécanisme dans l’espace de la fiction fut peut-être pour l’écrivain une manière de s’assurer un plaisir exclusif, réservé à lui seul. C’était compter sans la possibilité qui nous est donnée aujourd’hui d’entrer à notre tour dans la chambre aux écritures de La Nouvelle Héloïse, à travers le travail d’élucidation mené en vue de l’édition des manuscrits de ce roman, pour faire vibrer ensemble ces trois dimensions génétiques d’une œuvre aussi riche.
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Figure 1 : Deuxième Partie, Lettre première, de St.-Preux à Julie, brouillon de Rousseau, Paris, Bibliothèque de l’Assemblée nationale
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Figure 2 : Deuxième Partie, Lettre deux, de Milord Edouard à Claire, édition Rey, 1761, p. 19, collection privée.
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Figure 3 : « Fragmens échapés du feu », Deuxième Partie, Lettre deux, brouillon de Rousseau, Paris, Bibliothèque de l’Assemblée nationale.
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Figure 4 : Troisième Partie, Lettre seize, de St.-Preux à Julie, brouillon de Rousseau, Paris, Bibliothèque de l’Assemblée Nationale
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LA VIE DE MARIANNE, MARIVAUX ET JAN HERMAN : DOUZE TYPES DE RECONNAISSANCE Jean-Paul SERMAIN (Université Sorbonne Nouvelle)
INTRODUCTION L’intérêt heuristique et méthodologique de la notion de « reconnaissance » vient de ce qu’elle s’étage sur plusieurs moments et inclut virtuellement un développement dramatique, aussi bien dans la dialectique critique que dans la représentation. La reconnaissance implique en effet une connaissance préalable, un premier état, dont le mode (et le type) de disparition est décisif dans la formation et la signification de la seconde étape où se produit la reconnaissance : il peut s’agir d’un oubli, il peut s’agir d’un manque d’information, il peut s’agir aussi d’une ignorance de la vraie nature ou de la vraie identité de qui ou de ce qui est reconnu, il peut enfin s’agir d’un refus de reconnaître, avec une variante, dernier cas ici distingué, d’un effacement volontaire. Notons d’emblée combien Marivaux a été attentif à ces phénomènes dont la psychanalyse se nourrit, et rappelons sa réflexion sur l’art que met l’homme à ne pas voir ce qu’il voit. L’une des applications de ce déni est de ne pas reconnaître ce qu’il reconnaît. Toute reconnaissance ne révèle pas seulement une identité ou une qualité jusque-là ignorée, elle trouve sa place dans un riche réseau d’éléments historiques, de processus sociaux, de phénomènes psychiques qui intéressent la conscience et le sujet, l’individu, le moi, dans sa dimension personnelle comme dans sa dimension sociale. Marivaux a tiré parti de cette polysémie et de cette complexité de la notion de reconnaissance dans son roman, étendu au sens où sa publication l’a été, de 1731 à 1742,1 La Vie de Marianne, et il a pour cela exploité les spécificités de l’énoncé romanesque : il représente des reconnaissances diverses vécues par ses personnages, il les fait exposer par sa narratrice, 1 Mais il n’est pas étendu dans sa matière : ce qui concerne Marianne n’est pas très long et raconte une très petite partie de sa vie, avec des ralentissements à l’époque surprenants. Voir MARIVAUX, La Vie de Marianne, éd. J. Dagen, Paris, Gallimard, collection « Folio », 1997.
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l’héroïne Marianne, puis par la seconde narratrice, Tervire ;2 il fait intervenir aussi la reconnaissance dans la formation poétique de l’œuvre, conformément aux pratiques des romanciers et aux attentes des lecteurs, de leur double culture littéraire si l’on veut. Il en fait un ressort de l’attention et une composante de son message ; à côté de ce qu’il explicite, il laisse aussi au lecteur le soin de développer ce qu’il a seulement laissé à l’état de traces. Cette participation du lecteur se prolonge au fil du temps, conformément aux différents contextes où l’œuvre trouve ensuite successivement sa place. Dans cette progression, Jan Herman intervient de façon magistrale en prenant un point de vue historique et théorique (nous concevons que ces deux approches sont nécessairement liées, en adoptant l’une ou l’autre alternativement), et en révélant ainsi des phénomènes de reconnaissance dans lesquels le romancier et son œuvre sont engagés sans pour autant en avoir conscience ou les avoir voulus. Jan Herman répond ainsi à l’invitation de Leo Strauss, de compléter « l’interprétation » des textes, c’est-à-dire la tentative de reconstitution du sens que l’œuvre avait pour son auteur et son public, par un effort de « compréhension » qui consiste à la relier aux principales caractéristiques de sa situation historique, comme à des problématiques contemporaines aussi bien qu’à celles qui sont ensuite apparues et qui permettent d’en formuler ou d’en découvrir la portée jusqu’alors insoupçonnée. Dans ce travail d’exercice critique, Jan Herman a donné une place centrale au phénomène de la reconnaissance, qui intéresse selon lui l’individu représenté par le roman, la figure de l’auteur et la qualification du genre romanesque. Il croise ainsi la pensée explicite du romancier Marivaux qui a mis au centre de son roman le phénomène ou plutôt les phénomènes multiples de la reconnaissance. Aussi pourrons-nous, après avoir rappelé les trois reconnaissances reliées mises à jour par Jan Herman, envisager celles représentées, conçues par Marivaux et inscrites au cœur de son œuvre. Nous en distinguerons neuf. S’arrêter à ce total comporte une part d’arbitraire selon les niveaux où on les distingue ou les différences que l’on retient. Mais le nombre exact ici importe peu, retenons que Marivaux associe des types de reconnaissance variés et leur donne des fonctions elles aussi composites. Elles lui servent à traiter la question pour lui 2 Cette narratrice appartient à l’univers dressé par Marianne narratrice dans un récit qui est fait à la jeune fille. On le sait, Marianne interrompt le récit de ses aventures pour rapporter cette confession, et la onzième partie du roman s’achève sans que Tervire ait fini son histoire, alors même que la narratrice principale Marianne a elle-même laissé en suspens la sienne. Les deux histoires sont inachevées, c’est une autre question de savoir si Marivaux voulait écrire un roman ainsi brusquement coupé. Il est raisonnable de ne pas écarter cette hypothèse : il laisse aussi inachevés bien des récits de ses Journaux et s’en accommode très bien, même s’il a peu écrit après 1742.
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centrale de la conscience de soi et de la difficulté à délimiter et fixer l’identité du sujet. Elles contribuent aussi à définir sa propre conception du roman en laissant le lecteur s’éloigner des chemins attendus et explorer de nouveaux modes de récit. Après avoir ainsi dégagé l’apport du travail de Jan Herman, et le traitement de la reconnaissance, sa productivité si l’on peut dire, dans La Vie de Marianne, après avoir passé en revue douze types de reconnaissance, dont le nombre sera l’emblème d’une cornucopia, comme à une autre échelle les Mille et une nuits ou les « mille e tre » conquêtes de don Giovanni, nous essaierons dans une troisième et dernière partie de montrer (comme par une tentative personnelle de compréhension) que Marivaux inscrit dans la reconnaissance une incomplétude essentielle, une impossibilité d’atteindre sa fin, se basant pour cela sur le sens de gratitude que prend la reconnaissance, et que cette sorte d’insatisfaction peut être comprise comme la contribution de Marivaux à sa vision de l’homme, et comme le moteur de son roman, comme ce qui lui confère sa dynamique et sa puissance d’envoutement. LES TROIS TYPES
DE RECONNAISSANCE CONÇUS PAR JAN
HERMAN
Les trois types de reconnaissance principaux dont les usages et les fonctions ont été mis à jour par Jan Herman concernent le roman dit classique du XVIIe et du XVIIIe siècle (nous laissons malheureusement de côté la généalogie remontée plus récemment par lui jusqu’aux « livres de chevalerie », pour parler comme Cervantès) – on pourrait dire en cours de légitimation et de formation – par opposition au terme du XIXe siècle où il s’affranchit de ses faux-fuyants et de ses contorsions, ce qui lui permet d’élargir considérablement son domaine et de diversifier ses modes d’expression et surtout de langage.3 L’attention de Jan Herman s’est d’abord fixée sur le changement majeur que connaît le genre romanesque dans la dernière partie du XVIIe siècle et qui impose le siècle suivant des pratiques et des modèles dominants (pas exclusifs). Le genre avait trouvé dans la première partie du XVIIe siècle un équilibre presque idéal (mais précaire), auquel s’oppose en tout le régime ultérieur : le romancier pouvait 3 Le langage du roman aux XVIIe et XVIIIe siècles est homogène à quelques nuances près, le roman comique en comporte bien deux, mais tous les deux stéréotypés et artificiels. Le XVIe siècle avait su capter des langages plus variés, comme l’a montré Bakhtine chez Rabelais, mais dans des œuvres singulières qu’on traitera plutôt de proto-romans (les œuvres de Rabelais, de l’Arioste, le Décaméron) ; Don Quichotte se détachant alors par une remarquable capacité à distinguer des styles de récit et de discours pour caractériser histoires et personnages : il a bien à cet égard, comme à beaucoup d’autres égards, une valeur fondatrice.
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revendiquer son œuvre à qui il conférait sa valeur morale, son ingéniosité imaginative et ses qualités artistiques (la famille Scudéry y participe activement). Le roman se pliait ainsi aux principes dominants de la poétique et compensait son recours à une prose non indexée sur la vérité, fictionnelle et qui serait pourtant belle. On sait à quel prix de facticité et de conventions, qui ont vite mis cette pratique en crise : on en ressent brutalement vers 1660 le côté stéréotypé et l’insignifiance, son incapacité à parler au lecteur de lui-même, au moment même où la littérature profane cherche au contraire à le faire, avec un immense succès et en adaptant tous les genres traditionnels. Une première réponse donnée à cette faillite assez brutale est le recours à une imitation du récit historique avec « la nouvelle historique » (et souvent « galante »). Ce genre ne disparaît pas brusquement comme celui qu’il a évincé, mais il est se heurte assez vite à la nécessité d’une matière historique et d’une position d’historien fixée sur des arcana imperii qui se résolvent trop souvent en secrets d’alcôve douteux. La « nouvelle historique » s’épuise en volutes aériennes ou en gaudriole. Les grands auteurs classiques parlent du présent au présent, et les plus grands auteurs de nouvelle, Saint Réal, Villedieu, La Fayette ne peuvent le faire qu’indirectement, et selon des procédures vite répétitives et sclérosées. Et pourtant, la nouvelle historique montre que le roman serait particulièrement apte à représenter au lecteur sa propre situation, puisqu’il est facile à lire et prêt à accueillir toutes les matières, comme l’avaient montré Cervantès, le roman comique (pour un bref moment) et la nouvelle (dans l’acception italienne et non celle prise dans le sens historique, elle aussi assez limitée après les grandes œuvres du Moyen Âge et de la Renaissance). Pour s’échapper à ces modèles devenus usés ou archaïques, pour répondre au défi de tous les grands auteurs contemporains, la solution qui se développe dans la seconde moitié du XVIIe siècle et s’impose au siècle suivant pour rapprocher la matière romanesque de son public consiste à confier la formation et la rédaction de l’histoire à un personnage ou à une série de personnages (mémorialistes et épistoliers, parfois journalistes, ou auteurs d’un journal). Cette invention qui répond bien à l’objurgation de parler au lecteur de ce qui lui est familier et des questions qui le préoccupent, est elle-même solidaire d’autres changements aux implications nombreuses, qui dépassent le champ du genre et intéressent la place et l’ambition de la littérature nouvelle, ce sont elles qui retiennent Jan Herman. La médiation du personnage narrateur4 provoque 4 Avec Sylvie Patron, nous pensons qu’on peut faire l’économie de cette instance quand le récit ne porte aucune marque de personne ou d’énonciation de sa prise en charge : l’auteur raconte directement ce qu’il a inventé. Nous laissons ici de côté, le fait que les
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selon lui un trouble majeur parce qu’elle met en avant l’individu dans sa singularité la plus personnelle, prise dans les plus petites circonstances de sa vie affective, sociale et même érotique, dans les médiocrités de ses intérêts, de ses émotions, de sa mauvaise foi, et cela indépendamment de la position de confession face au prêtre, indépendamment des destinataires religieux. Cette singularité mise en œuvre dans l’écriture répond à la singularité d’un destin qui se cherche dans les accidents de la vie, là encore indépendamment des autorités morales et familiales et même contre elles. Tel est le personnage de Marianne, telle est la comtesse mémorialiste. La question du sujet est ainsi vue par en-bas (quel que soit le statut de qui prend la plume).5 Le roman s’est engouffré progressivement sur un terrain mouvant et dangereux. L’attention à l’individu, au plus près de sa singularité émotionnelle et stylistique, sinon esthétique, de son ingenium et de son eros, élude le scandale et échappe aux interdits intérieurs par le biais de la fiction, d’une double fiction examinée par Jan Herman. La première est évidente : c’est celle du héros narrateur, puisqu’on n’attendrait pas que ceux inventés par les romanciers prennent la plume ou même sachent écrire (la mise en scène d’une illusion, loin de la dissiper comme la critique l’a longtemps voulu croire, renforce l’impression d’irréalité fantaisiste et parfois bouffonne). Ainsi la page de couverture du roman de Marivaux peut afficher à la fois le nom de l’auteur et celui de son héroïne ; cette double mention est une démonstration joueuse, badine, sur le ton de la fiction affichée, moqueuse, que Marivaux l’écrivain très en vue et très doué pour les comédies à succès, et journaliste à ses heures, ne peut en aucun cas être confondu avec la créature à qui il confie sa plume, la petite Marianne : ce ne peut être qu’un jeu de la faire parler et écrire, un jeu certes ingénieux, et ce même jeu vaut avec le paysan parvenu, si éloigné de son auteur – qui n’a pas dix-huit ans, n’a pas travaillé la vigne et n’est pas non plus un athlète pour dame mure. Cette exhibition de la fiction implique la mise en place d’une seconde fiction : celle du romancier, qui s’avance masqué, non tant parce que le roman est un genre à fuir, mais à cause de ce type de roman, qui donne voix à des individus si singulièrement proches et corporels, en marge de l’ordre social, au bord de la délinquance, mais épistoliers ne sont pas des narrateurs, et retenons la médiation d’une écriture (fictive) dans la formation de l’énoncé romanesque et de l’histoire représentée. 5 Mais il a été noté que bien des héros mémorialistes sont de basse extraction, d’origine douteuse, d’état équivoque, ce qui est moins marqué dans le roman épistolaire. En effet, le personnage qui raconte des histoires sordides peut être arrivé à un stade où il est capable de les écrire, alors que l’épistolier doit toujours déjà savoir écrire et avoir des raisons de le faire.
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si séduisants. L’absentement du romancier, complet ou masqué (en éditeur), garantit la fiction que la plume est confiée au personnage, que tout est une invention où il n’a pas à s’impliquer. Marivaux ne dit rien de lui-même avec Marianne et Jacob. Ce n’est pas lui qui s’écrit. Le masque de l’auteur éloigne une proximité, en même temps elle la signale en la niant, et bien des œuvres jouent de ce soupçon, comme Prévost homme trop sensible à l’amour laissant parler des personnages trop sensibles à l’amour – accroissant ainsi le scandale par son statut religieux. Il faut avoir connu l’amour pour le laisser parler, mais du moins ne dit-il rien de ses amours ni de son corps et de ses humeurs (à l’inverse de Rousseau ou du futur Casanova). Le recours à la fiction d’une écriture du réel, qui suit soit l’enchaînement aléatoire de l’existence (et d’emblée Courtils de Sandras avait mis l’accent sur le caractère incohérent, dépourvu de signification, de l’émergence des événements et de leur succession), soit les circonstances triviales qui président à la production et au contenu des lettres, a en outre pour conséquence de repousser ou de gazer la forme du roman, puisqu’il choisit justement de cerner l’informe (ce qui apparaît fondamental pour la Vie de Marianne).6 Le roman perd alors la ressource offerte par le tracé de la fable : il n’est plus alors que négatif, critique, il dit l’asémantisme. Par rapport aux deux modèles successifs de roman du XVIIe siècle (le grand roman artificiel et la brève nouvelle historique), le romancier entre dans le champ de la littérature contemporaine, ouverte au présent et suscitant des débats, mais ce n’est pas sans dommages qui lui font faire piètre figure puisqu’il se prive, par ses choix poétiques, des deux supports de l’art (dans le tracé de la fable) et de la morale (ou du moins d’une vérité historique et morale) : il s’abandonne à l’amoralité de ses personnages et à l’absence de forme de leur parcours et même de leur écriture (ce que Marivaux signale avec les « réflexions » et « digressions » de sa mémorialiste, avec ses lenteurs, ses détails, ses arrêts). La fictionnalisation du personnage, improbable et au-delà de tout ce qui est imaginable, la dissimulation de l’écrivain ou son détachement, participent ainsi à un troisième niveau (après le personnage et l’auteur) à une sorte d’effacement du genre (selon l’ordre de la pensée de Jan Herman) : les procédés concernant les deux premiers niveaux amènent à ce que le roman se dissimule ou en tout cas ne puisse se développer que dans sa dissimulation aussi bien à l’égard de son auteur que de son statut. Les reconnaissances du roman, de l’auteur et de l’individu qui prend la plume sont au centre des textes en tant qu’ils sont soumis à des opérations 6 Pour corriger la menace de confusion, les romanciers laissent la forme progressivement émerger de la trivialité, confiant ainsi au lecteur le soin de découvrir des chaînes secrètes (Montesquieu) ou au contraire bien visibles (Laclos).
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de déni, de déguisement, de refus. Mais ainsi s’affirment-ils avec insolence : ils se font reconnaître en ce qu’ils ne se plient à rien, le personnage raconte une vie d’affranchi, le romancier a une vraie carrière et innove, le genre s’affirme comme le plus apte à saisir au plus près les dispositions intérieures et les errements de l’existence, jetant comme le soupçon empoisonné d’une inauthenticité de toutes les constructions dramatiques.7 Ils se font reconnaître en ce qu’ils se soustraient à une reconnaissance directe : ils jouent de la relation indirecte qui va à l’encontre et de l’exigence de vérité (pour la prose éloquente) et d’art (pour la poésie). Le roman se crée une vérité et un art à soi, loin des autres genres poétiques. Le roman joue de cette tension qui ne peut que finir par s’épuiser, parce que le recours à la première personne impose ses limites et ses contraintes, s’obligeant à choisir ses personnages parmi ceux qui écrivent, en ont le loisir et l’occasion, et, sur un autre plan, parce que le romancier finit par vouloir revendiquer son écriture comme celle où il parle lui-même et même de lui-même, ou du moins peut revendiquer un style, dans la rédaction et la composition : ce que vont mettre en œuvre et en avant tous les grands romanciers européens du XIXe siècle. L’âge critique des négations provocantes est pour longtemps révolu. C’est à lui que s’est consacré Jan Herman, qu’il nous a faits voir, qu’il a analysé et dont il a donné une interprétation d’une grande puissance. Il décrit le mouvement de la reconnaissance qui s’opère par l’intermédiaire de sa négation, de son exclusion, et donc dans des formules de dénonciation, d’humiliation, de dissimulation. Il nous donne les raisons de ce paradoxe, il le déchiffre et s’amuse de ses retournements joueurs, polisson à force de science. NEUF TYPES DE RECONNAISSANCE DANS LA VIE
DE
MARIANNE
Le jeu mis à jour par Jan Herman ne peut fonctionner que s’il ne formule pas ses règles, dont l’appréhension demande un détachement historique et poétique seulement accessible au critique tardif, rétrospectivement (à partir d’une durée étendue du genre, et en quelque sorte en le dépaysant dans un nouveau contexte, défini à la fois par les choix ultérieurs des romanciers et par l’intense réflexion critique depuis une centaine d’années). Ce jeu où le lecteur est invité à participer sans le maîtriser de l’extérieur entre 7 Les comédies de Marivaux répondent à ce soupçon en peignant des personnages désemparés et incertains, et Beaumarchais en annulant par leur prolifération et leur rebondissement incessant le sens des intrigues. L’un comme en deçà et l’autre comme au-delà, au second degré (comme le fera Feydeau par exemple).
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en relation avec un jeu lui parfaitement explicite sur la reconnaissance représentée dans le roman, dont il fait sa matière, en en multipliant les types. Huit en sont ici dénombrés dans la langue du roman. Les deux premières reconnaissances sont les plus visibles, les plus explicites et elles sont aussi les mieux liées à celles qui intéressent le genre, le romancier et le personnage observés par J. Herman. Elles sont mises en avant par le romancier – sous la figure d’un éditeur – avant qu’il confie sa plume à Marianne. Il laisse attendre la reconnaissance de l’origine et du nom de l’héroïne ; c’est ce qui fait la matière du roman traditionnel, celui d’empreinte grecque, conforme à l’œuvre d’Héliodore (Les Ethiopiques) et récemment adaptée en miniatures comiques par le conte de fées : il rapporte comment les héros découvrent leur naissance et pourquoi elle leur a été dissimulée. Le plus souvent ils retrouvent ainsi une identité prestigieuse sinon royale. Marivaux semble promettre une naissance de comtesse à son héroïne. Comme on sait, cette attente sera déçue pour le lecteur mais elle se maintient tout au long du roman, du moins d’un récit qui s’interrompt lui in medias res, s’il n’a pas commencé de cette façon (comme le roman grec et son avatar baroque le voulaient) – autre malice de l’écrivain. Le roman ne va donc pas jusqu’à une scène de reconnaissance ou de mariage. La mémorialiste comme le romancier présentent aussi d’emblée une autre reconnaissance, celle du style de Marianne, c’est-à-dire ce qui singularise son écriture. Ce style n’est pas voulu, n’est pas assignable : c’est que précisément il se produit et est le produit de la différence unique de Marianne. Ce à quoi le romancier renonce (et de façon générale Marivaux s’exprime très rarement en son nom propre, sinon à la marge de ses textes), il demande à ce qu’on le reconnaisse comme le propre de son personnage. Il invente le style de Marianne (en quoi l’homme de théâtre peut s’afficher sur la page de titre : Marivaux). Mais ce style n’est pas définissable : il revient au lecteur de le distinguer, de le reconnaître. Ces trois reconnaissances concernent les personnages mais elles sont considérées du point de vue de la poétique romanesque et de leur effet sur le lecteur : elles constituent un ressort traditionnel de l’intérêt. Les deux premières tiennent à des artifices de présentation,8 et Marivaux les inscrit dans un horizon d’attente indéfiniment reculé. À une identité définie par la double convention littéraire et sociale, il oppose son personnage à la recherche de lui-même, qui sollicite plusieurs types de reconnaissance. L’une qui apparaît très tôt dans le roman se greffe sur l’attente de la 8 L’art du retard ou de la tromperie dans l’information a fait l’objet du livre de R. BARONI, La Tension narrative, Paris, Seuil, collection « Poétique », 2007.
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révélation d’une naissance illustre, on peut la qualifier de mixte en ce qu’elle répond à la fois à une demande du lecteur et à un besoin de Marianne : celle-ci entend faire affleurer dans l’enchaînement des faits et dans ses réactions spontanées aux événements, la marque d’une destinée, qui signerait sa vocation au raffinement et au luxe, comme une starlette aujourd’hui née pour l’avenue Montaigne : dans la mesure où le romancier confie à son personnage la conduite du récit, c’est elle qui tire de la fable conçue par le romancier un sens qui lui convient au mieux. Elle invite ainsi ses protagonistes et sa destinataire à trouver son identité dans la succession de ce qui lui est arrivé, que le romancier a en effet conçu comme une série d’épreuves typiques, dont elle se sort à son avantage et matériellement et moralement : l’événement, ce qui survient, entre ainsi dans un dessin, qui doit finalement former la figure de la jeune femme et de la mémorialiste, plus exactement conduire de l’une à l’autre. Marivaux ne satisfait qu’à moitié cette prétention, puisqu’il ne laisse pas s’achever le tracé de la figure et parce qu’il rend sensible l’artifice de cette présentation, ou plus exactement laisse Marianne rendre compte d’une expérience de la vie et du temps qui remet en question la possibilité même d’une cohérence du moi et d’une direction claire de l’existence. Comme les Journaux9 l’exposent de façon plus ouverte, pour Marivaux, l’individu est ballotté dans une série erratique de moments qui ont leur pleine autonomie et qui le remettent à chaque fois en jeu et en question : l’enchaînement ne donne qu’une illusion de continuité. Cette économie ménage certes la liberté du personnage : mais cette capacité est formelle et ne comporte aucun contenu (c’est le problème que Sartre envisage sur le plan philosophique et auquel il répond par un salto mortale politique). C’est une disponibilité, que les conditions matérielles ne cessent de restreindre et la seconde narratrice du roman, Tervire, raconte des histoires d’étouffement et de vie gâchée. La Fortune limite la liberté et peut la réduire à rien. À ces quatre reconnaissances extérieures qui valent surtout par un effet de déception sinon de dérision, Marivaux en ajoute quatre autres, qui intéressent elles directement la vie de l’héroïne, sont prises dans des expériences qui forment la matière du récit et entrent dans le cadre de la pensée du sujet que Marivaux tient de la philosophie sensualiste contemporaine et qu’il illustre et même prolonge dans la langue du roman. Elles 9
On désigne commodément par ce titre des textes à publication périodique calqués sur le modèle du Spectator d’Addison et Steele. Marivaux en a écrit trois dans les années 1720-1740. Voir leur édition par J.-C. ABRAMOVICI, M. ESCOLA, É. LEBORGNE, Paris, GFFlammarion, 2010.
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ont en commun de se réaliser dans une interaction, c’est-à-dire que les protagonistes de Marianne sont également impliqués avec elle, et ils sont pris ensemble dans une transformation réciproque. Ces quatre types de reconnaissance internes à l’histoire sont ordonnés autour de deux pôles qui se définissent l’un par rapport à l’autre. À une extrémité, Marivaux place son héroïne dans une situation qui la prive de toute identité acquise, fixée par une situation familiale et sociale, la dote de talents suffisants pour qu’elle puisse faire remplacer cette donation initiale (que le baptême condense) par la reconnaissance de qualités propres et éminentes qui en tiennent lieu (ou pourraient être le signe d’une naissance10 à confirmer). La reconnaissance dans ces conditions prend la forme d’un conflit entre ce qu’assigne la position (de fille sans nom et sans le sou et passée par des mains malsaines), et ce qui s’en détache de dispositions et de capacités toutes siennes.11 Marianne cherche à se faire reconnaître des autres contre des identifications qui la réduisent à sa situation sociale (fort douteuse et soupçonnable) : contre une assignation fixée par autrui, elle veut s’imposer comme sujet. C’est le cas avec Mme Dutour, avec Climal, avec Mlle de la Fare, avec Varthon, et on pourrait prendre comme exemple le plus typique ses démêlés au couvent avec l’une des pensionnaires. Les autres sont ainsi amenés à changer leur point de vue et à se délivrer de leurs préjugés, mais, dans la mesure où la qualification de Marianne en même temps lui donne une position sociale, cette reconnaissance reste ambiguë puisqu’elle emprunte le langage de la communauté ou du groupe en l’occurrence élitaire où elle veut entrer. La volonté de singularisation suprême de Marivaux doit recourir au discours et aux valeurs de l’assentiment collectif, dans ses contenus comme ses manières. Elle attend qu’on lui attribue les qualificatifs par lesquels sont définis pour tous la qualité : elle dépend donc d’un consensus. C’est par rapport à cette menace d’un conventionnalisme social que Marivaux a mis au milieu de son roman (au centre en tout cas de la partie principale rédigée par Marianne), une scène où s’opère pour l’héroïne une reconnaissance d’un tout autre ordre. Dans l’église où s’est réfugiée la 10 Le roman joue implicitement de la présence dans reconnaissance du mot naissance : l’une doit remplacer l’autre, contre l’ordre « naturel », lui-même enveloppé dans l’ordre social. 11 Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, les deux héros, Silvia et Dorante, sont amenés à voir les qualités sociales du partenaire comme le propre de leur être intérieur parce qu’ils croient avoir affaire à un être socialement dégradé (puisque chacun est déguisé en domestique). L’art de Marivaux est, tout en se moquant de cette illusion, de faire croire (par le jeu des acteurs en particulier) que c’est peut-être vraiment le cas, que l’être n’est pas réductible à sa place sociale : c’est aussi le propos de la Vie de Marianne.
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jeune fille éplorée et renvoyée par la supérieure du couvent, elle croise les yeux d’une dame (qui se révélera Mme de Miran), « nos yeux se rencontrèrent […] les âmes se répondent ».12 Les deux femmes ne se connaissent pas, chacune ignore qui est l’autre, mais chacune par le regard reconnaît dans l’autre son « âme », et cette reconnaissance passe par un dialogue, par un échange : l’âme en quelque sorte affleure dans la mesure où elle est sollicitée par une autre, il faut que les âmes soient sur le même plan et se croisent. Ainsi la détermination sociale serait surmontée parce que ce n’est plus une place qui est reconnue mais une identité spirituelle, résumée par le terme d’âme, qui suggère à la fois l’égalité parfaite entre tous et la valeur absolue de chacun. Cette reconnaissance de l’âme passe en même temps par le regard, par le corps, et elle n’est pas complètement indépendante de la réalité charnelle ni de la conformation sociale de ce corps : la scène laisse les deux héroïnes participer à une idéalité et la manifester sans que celle-ci puisse être appréhendée comme une réalité complètement distincte. Comme la socialisation de l’être n’est jamais complète, l’appel de l’âme n’est jamais entièrement pur. Le mot de pôles renvoie à la disposition de ces scènes dans l’organisation générale du roman et ils fonctionnent comme des modèles, plus ou moins actifs dans chacun des mouvements de reconnaissance, qui se rapprochent et s’éloignent plus ou moins de l’un ou de l’autre. Entre ces deux pôles et modèles, Marivaux a placé des situations qu’on pourrait appeler intermédiaires, elles sont les plus courantes à l’époque de Marivaux qui en renouvelle la perception par cette configuration originale sur un éventail nuancé. Deux principales se détachent, la reconnaissance amoureuse et la reconnaissance religieuse. Dans son théâtre Marivaux a surtout montré et exploité la dimension agonistique que prend l’exigence de réciprocité de la reconnaissance amoureuse, chacun demandant d’abord que l’autre manifeste son désir et donc sa dépendance avant de révéler les siens propres, de peur autrement d’être asservi. Jacques d’Hondt a donné une analyse décisive de cette lutte pour la reconnaissance en termes hegeliens et sartriens. Dans la scène de première rencontre (et de seconde vue) avec Valville, Marivaux utilise les ressources du roman pour étoffer ce dispositif par toutes les considérations de la condition sociale, de la situation romanesque et des mouvements du corps. Marianne se montre a posteriori consciente du danger encouru alors puisqu’elle aurait pu être entraînée par Valville dans une union physique immédiate, dont il s’est abstenu justement par l’intensité de sa propre émotion passionnelle : 12
La Vie de Marianne, op. cit., p. 205.
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l’égoïsme du plaisir menace la reconnaissance de l’autre, tout comme l’ivresse de pouvoir que donne la séduction. De plus, Marianne doit aussi tenir compte des difficultés inhérentes à son manque d’identité et à son placement chez la Dutour, une lingère, dont Valville n’a pas même idée. La reconnaissance amoureuse est ainsi perturbée par le jeu des dépendances sociales exposées dans les relations avec Climal, par l’avidité charnelle qui se préoccupe peu de la reconnaissance de l’autre (ce qu’a illustré la tentative de prostitution due à Climal), par le vertige de la toute-puissance sur le partenaire qui vous aime. Ces perturbations apparaissent a contrario dans la scène de première vue suivant celle avec Valville où les yeux de Marianne et de Miran se rencontrent, justement affranchie au moins momentanément de préoccupations sociales et de l’interférence du corps ému. Comme Climal a offert une première exposition de l’héroïne au désir érotique, complètement négative par défaut de reconnaissance, plus que par la gêne d’un contact avec un corps défraichi, il sert aussi d’intermédiaire à une autre reconnaissance qui met en jeu Dieu : il le rend présent en se reconnaissant coupable à son égard, pécheur, et en considérant, dans ce même sentiment de culpabilité, Marianne comme une victime dont il a méconnu l’identité métaphysique. Il fait donc de son repentir un modèle d’une relation à Dieu, qu’il transmet à la jeune fille, reconnaissant ainsi en elle par ce détour de la confession une créature divine. L’héroïne enregistre cette nouvelle façon de la considérer, en empoche la traduction financière (comme un dédommagement à l’abaissement de la tentative de prostitution), et le romancier suggère avec le personnage qui sert de seconde narratrice, Tervire, le choix exclusif de cette identité chrétienne sans pour autant aller jusqu’au moment où elle le décide et y adhère. Le moment de la reconnaissance religieuse, présenté indirectement avec Climal, fait l’objet d’une sorte de réserve de Marianne et d’une ellipse dans la seconde partie du roman consacrée à Tervire. Climal complète de façon plus dramatique les leçons du curé et de sa sœur (qui ont élevé Marianne et disparaissent à l’orée de son âge adulte), dont la mémorialiste n’avait donné que le versant humain, dans une exhortation à la sagesse et à la vertu. Les appels ultimes de Climal et la situation de Tervire auraient pu englober et fonder la scène de la rencontre des âmes, mais Marivaux les laisse en retrait, d’autant plus qu’il souligne aussi toutes les confusions sociales et intéressées qui altèrent le sentiment religieux, et montrent l’Église sous un jour institutionnel particulièrement négatif. Lui donner un développement pleinement positif aurait profondément modifié le roman et l’aurait paralysé plus fortement que ne l’a fait sa conclusion in medias res.
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Le compte rendu de la rencontre initiale avec Mme de Miran intègre, condense et éclaire les trois autres types de reconnaissance. Elle pourrait prendre un sens religieux, mais il est seulement suggéré par le lieu de la rencontre et le mot âme, elle est comme une purification de la relation amoureuse amorcée avec celui dont on apprendra qu’il est le fils de l’inconnue de l’église, et si elle se produit en dehors des contraintes sociales, le récit de l’épisode montre qu’elles sont pourtant intervenues puisque seule la robe seyante de Marianne, offerte par Climal, a assuré l’attention et ouvert la sympathie émue de Miran. Que la scène avec Miran puisse servir de pierre de touche des autres reconnaissances se marque aussi dans la proximité et l’analogie avec la description du diner chez Mme Dorsin, auquel a été invitée Marianne : l’échange des propos s’y fait délivré des identités sociales et chacun est reconnu pour sa participation à une recherche collective de la vérité (qui emprunte des voies toutes différentes de celles tracées par Descartes et reprises par Spinoza et Malebranche), et c’est à l’aune de cette idéalité que chacun est reconnu, donc pour une capacité intellectuelle également partagée par tous. On a là une transposition de la rencontre des âmes, mais qui emprunte la médiation de la pensée au travail par l’intermédiaire du dialogue, c’est-à-dire de la prise en compte du propos de l’autre et donc de sa pleine reconnaissance (mais qui n’est pas celle de toute sa personne mais d’une de ses composantes, comme il appert d’une autre façon dans la relation amoureuse, où c’est la conscience du corps qui est en jeu). L’importance cruciale de la rencontre avec Miran vient aussi de ce qu’elle sert d’amorce aux générosités incroyables de cette dame avec Marianne et à la réponse de celle-ci qui consiste à marquer sa reconnaissance à sa bienfaitrice. Le roman ne se contente pas de faire se succéder et de mêler deux acceptions différentes de la reconnaissance mais va mettre en évidence leur liaison et s’en servir pour mettre en œuvre une problématique commune et ainsi éclairer par réverbération ce qui concerne les reconnaissances diverses à l’œuvre dans le roman. La reconnaissance de l’âme et plus prosaïquement des qualités de Marianne a nourri les bontés et suscité les cadeaux de Mme de Miran. De son côté Marianne confirme son identité par les marques de gratitude, de désintéressement, donc par sa reconnaissance de Mme de Miran la généreuse. Cela apparaît d’autant mieux que le don et l’expression de la gratitude sont marqués et qualifiés par leur style, et les portraits de Miran et Dorsin distinguent justement les deux femmes par leur style différent dans l’exercice de leur bienfaisance. Implicitement, Marianne sait soutenir les inclinations à donner des deux dames par sa manière de les reconnaître, et est ainsi elle dotée d’un
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style dans l’expression et la conduite de sa reconnaissance. Cette reconnaissance de seconde acception repose sur l’écart social immense (et à l’époque presque infranchissable sinon peut-être par le biais érotique, comme le XIXe siècle l’aimera à s’en affoler) entre l’héroïne et ses bienfaitrices et en même temps se hausse à un niveau de désintéressement où les âmes peuvent se rencontrer. Ainsi dans les deux acceptions principales de la reconnaissance, identification et gratitude, Marivaux inscrit dans son roman deux expériences qui entreraient dans la formation d’un rapport humain libéré des médiations culturelles et idéologiques (si on peut résumer par ces termes contemporains ce que Marivaux a distingué), mais il se sert justement de la forme du discours romanesque qui permet de mettre ensemble les aspects multiples de chaque situation et de leur enchainement comme histoire pour introduire dans cet idéal même un déséquilibre, ou une menace, ou un trouble, qui ménage le mouvement d’une contradiction, et exige un constant effort d’éclaircissement, de correction et d’interrogation. Marivaux ne multiplie les modes et les types de reconnaissance que pour trouver en eux le principe d’une syncope qui vient en quelque sorte animer de sa dynamique le roman à un niveau plus profond que celui de l’intrigue, lui volontairement négligé (dans la mesure même où le roman suit le parcours d’une singularité aléatoire et accidentelle). Ce qui est instauré pour les reconnaissances externes par une suspension ou un défaut, pour les reconnaissances internes par l’écart entre les deux pôles de la recherche d’une identification sociale et du dialogue des âmes ou des idées, est relayé à l’intérieur même de ce modèle par un manque essentiel qui est à comprendre avec le manque analogue concernant l’expression de la reconnaissance pour des bienfaits reçus. LE RYTHME SYNCOPÉ DE LA
RECONNAISSANCE
Revenons à la première modalité de la reconnaissance et à la dernière, conforme à la seconde acception du terme, celle de l’origine et du nom d’abord, celle de la gratitude enfin. Elles sont par ailleurs celles qui sont poétiquement (pour la première) et thématiquement (pour la seconde) les plus importantes, les plus centrales et les plus immédiatement sensibles au lecteur. Elles sont les plus opposées dans leur signification, et nous voudrions montrer combien elles sont liées dans leur fonctionnement social et conjointement littéraire. La première reconnaissance, celle de l’origine et du nom de Marianne, se situe sur deux plans : sur celui externe de la poétique, puisque ce motif est propre à l’ancêtre du roman du premier
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siècle (conservé on l’a dit dans le conte de fées, et repris ensuite dans la comédie larmoyante de Nivelle de la Chaussée, il essaime et renait toujours) : le roman raconte le parcours d’un personnage qui retrouve à la fin une identité qui explique ses qualités héroïques ; sur un second plan, le motif est aussi crucial pour Marianne : retrouver son identité a une importance à la fois vitale et psychologique. Le roman élude cette révélation attendue et se consacre à ce qui en tient lieu : l’héroïne se forme, elle se forge une identité, elle est ce qu’elle fait et ce qu’elle devient, elle crée une histoire qui ne tient en rien à son origine (sinon négativement, en ce qu’elle l’oblige à agir), et ce parcours est représentatif des libertés que s’accorde le genre et qui focalisent l’attention de J. Herman. Plusieurs implications de ce manque (qui joue un rôle positif dans la situation et même la stratégie de Marianne) sont exposées dans le roman adventice qui se greffe sur le premier et qui concerne la seconde narratrice. L’origine et le nom de Tervire, l’histoire même de l’union de ses parents figurent au début de son récit et sont donnés d’emblée au lecteur. Elle sait bien qui elle est, mais elle ne le sait pas non plus puisque sa mère l’abandonne et elle doit, comme Marianne, trouver une mère de substitution. Ce second roman greffé sur le premier a pour terme la recherche et la rencontre de la vraie mère, qui se présente bien comme une reconnaissance : Tervire l’a bien rencontrée mais ne la reconnaît que dans un deuxième temps, ce qui signifie que sa mère non plus ne l’a pas reconnue. Cette non-reconnaissance entre dans le processus de la reconnaissance : la mère s’est soustraite à sa fille, ne lui donne rien et même lui enlève ce qui lui revient. Elle ne répond donc en rien à la demande d’amour, elle ne prodigue aucune bonté. Ce manque est rendu sensible par les bontés de Mme Dursan à son égard ou celles de Mme de Miran à l’égard de Marianne. Dans cette reconnaissance empêchée, c’est la fille qui vient au secours d’une mère marâtre, d’une mère qui ne reconnaît pas sa fille depuis l’origine, jusqu’au moment où, la rencontrant par hasard, elle ne la reconnaît pas. L’attente de la reconnaissance est donc déçue, ou plus exactement lui sont opposées les circonstances d’une relation complexe, mélangée de sentiments hostiles, de méchancetés, d’indifférences. Aucune réponse n’est donnée à l’attente poétique de la reconnaissance de Marianne, et la réponse donnée à la demande affective de Tervire est pour le moins malheureuse, d’une certaine façon il n’y est pas répondu (d’autant que, quand elle a enfin lieu, la mère est déjà à moitié morte, absente au monde, absente à sa fille). La reconnaissance apparaît alors comme ce qui fait avancer le roman et anime le personnage, comme une demande essentielle qui est à la fois sociale et psychologique : la recherche d’une place et d’une affection bonne et
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généreuse. Mais elle ne vaut pas par ce qu’elle pourra offrir, qui est très en deçà de l’attente, elle est ce qui entraîne et soutient par une déception, un manque essentiel, une souffrance continue, qui affecte sa victime et la fait vivre dans une réalité composite, incertaine, opaque (on dira que c’est cela la matière du contre-roman voulu par Marivaux). Marianne trouve donc dans cette attente de l’origine une mère de substitution, Mme de Miran. Celle-ci agit en vraie mère en ce qu’elle donne sans compter, qu’elle répand ses bienfaits. Ce don non indexé sur la situation naturelle de la maternité (qui est dévoyée dans l’histoire de Tervire, et ce, sur plusieurs générations et dans plusieurs situations) est donc d’une générosité illimitée. Il procède de la reconnaissance de l’âme de Marianne. Mais pas seulement : dans son récit de la scène de l’église où elle a lieu, Marianne note combien ont joué en sa faveur son corps agile et aussi la robe seyante que lui avait offerte Climal pour la corrompre. L’argent du mal est donc intervenu pour rendre possible la reconnaissance de l’âme : elle n’aurait pu se produire sans ces circonstances pour le moins troubles. Une fois les bontés reçues, et qui vont sans cesse croissant, Marianne montre à plusieurs reprises, et dans des moments cruciaux, sa reconnaissance, et assortit ses gestes de réflexion sur le dilemme de la reconnaissance : d’une part elle s’impose à l’héroïne comme une obligation et marque sa dépendance à l’égard d’une bienfaitrice qui manifeste une supériorité absolue (à l’inverse de la bonté naturelle de la mère, dont Tervire est frustrée), et donc domine sa protégée. La relation entre le don et la gratitude est déséquilibrée, parce que Marianne ne peut que profiter du don et signifier sa gratitude. Ce déséquilibre structurel ne peut jamais être exactement comblé, dans la mesure où la supériorité de Miran et l’infériorité de Marianne appellent tangentiellement à s’équilibrer mutuellement, mais sans y parvenir complètement, sans laisser le doute d’une insuffisance ou même d’une tromperie et d’un aveuglement (que le comportement de la belle-fille Dursan dans l’histoire de Tervire ne peut que renforcer). La reconnaissance de Marianne ne peut pas ne pas lui peser, et elle ne sera jamais à la hauteur de la bonté si éclatante de Miran. Cette difficulté inhérente à la reconnaissance comme gratitude participe de la difficulté inhérente à la reconnaissance de l’identité et de la qualité : elle est également difficile, brouillée par l’interférence des intérêts, des conventions, de la malveillance, de l’angoisse d’être dominé et abandonné – ne pouvant jamais correspondre à une identité puisque celle-ci est par nature élusive, imprévisible, changeante. Elle est donc aussi le moteur des interactions des personnages : elle dessine un horizon mais qui ne peut que reculer indéfiniment. Le rythme de la syncope conduit à aller de l’avant, jusqu’à la mort
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des deux mères, adoptive et naturelle, de Marianne et de Tervire, jusqu’à la mort de la mémorialiste dont reste seulement dans un cercueil le manuscrit. Seul le lecteur peut encore s’engager dans la recherche d’une identité dont les termes mêmes lui manquent. CONCLUSION 1. Le jeu littéraire examiné par Jan Herman à ses trois niveaux (l’individu, l’auteur, le genre), repose sur un va-et-vient de replis et de provocations, de dénis et d’affirmations, il donne au genre romanesque une sorte de virulence et de présence toujours au bord du scandale et de la rupture, de la transgression et de la désinvolture, comme porté lui aussi de l’avant par des contradictions agencées pour produire une dynamique en sollicitant une reconnaissance du lecteur tout en l’empêchant et en la nourrissant, en sollicitant donc une participation elle aussi gênée et joyeuse. Le roman de Marivaux alimente particulièrement bien ce mouvement par la place considérable donnée à la reconnaissance et surtout la très grande variété de ses acceptions ou de ses réalisations, et le romancier a particulièrement veillé à paralyser ces reconnaissances ou plutôt à les définir par leur modalité incomplète, insatisfaisante, fragile : le processus de reconnaissance ne cesse pas ainsi de s’engager puisqu’il ne peut jamais s’achever, jamais répondre à la demande de reconnaissance – selon ces lieux et ces acceptions, socialement, en amour, en religion, dans le don. Ce qui est un bien parce que, si elle s’achevait, le roman s’évanouirait : ce qui arrive exemplairement au roman policier – quand tous les mystères sont éventés, toutes les craintes apaisées. 2. Ce passage en revue, par-delà sa présentation numéraire d’esprit badin, peut nous aider à comprendre pourquoi Marivaux a mis la reconnaissance, multiple dans ses types, au centre de son roman. On pourrait y voir la poursuite, dans un contexte ultérieur et avec de nouveaux termes, de l’entreprise fondatrice de Cervantès. Celui-ci avait fait de la spécificité poétique du roman – au niveau du texte la distinction entre la voix du personnage et celle de l’auteur, et à un autre niveau, celui du lecteur, la coexistence d’une empathie pour les personnages et la conscience d’une fabrication littéraire –, la matière de son histoire, ainsi devenue une fable, ou une allégorie, de ce qu’il est, et qui est en cours de constitution pour l’époque moderne, un roman. Sur cette articulation ontologique il greffait une opposition historique entre deux types d’inspiration, l’une servant de contre modèle, celle des « livres de chevalerie », et l’autre se manifestant
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dans Don Quichotte lui-même : au lecteur de la découvrir. Une de ses faces – négative – occupe le premier plan, la seconde – positive – se loge toute entière dans une démonstration créatrice. Cette formation du roman dure deux siècles avant qu’il se déploie au XIXe siècle avec une abondance magnifique. C’est à elle que s’est consacré Jan Herman. Marivaux peut donc poursuivre l’entreprise de Cervantès en actualisant les termes des partages constitutifs du genre : il a dépassé dans un premier temps (dans les œuvres opportunément appelées « de jeunesse ») l’opposition entre le romanesque baroque et le nouveau roman centré sur la vie commune aux lecteurs – mise en scène comme une transposition de l’opposition cervantinienne entre livres de chevalerie et genre neuf –, et ensuite il débusque dans cette veine nouvelle, ce qui transpose et conserve le romanesque ancien et ce qui serait au contraire condition d’une exploration fidèle aux ressources du genre (comme le fait Crébillon dans la préface de ses Égarements du cœur et de l’esprit). La distribution sur la page de couverture entre « la vie de Marianne, écrite par elle-même », et le nom de l’auteur, « Marivaux », prolonge de façon plus explicite ce qu’avait mis en place Cervantès et qu’on retrouve au XIXe siècle dans le partage entre le nom de l’auteur (Gustave Flaubert) et celui de l’héroïne (Madame Bovary) – la phrase selon laquelle Mme Bovary, c’est moi n’ayant de sens qu’en dialogue avec l’évidence contraire : Flaubert n’est pas Mme Bovary. Le rapport aux différentes reconnaissances est disposé selon les termes de cette opposition structurante et en quelque sorte la réactive à travers la matière romanesque elle-même. Cette réalisation interne permet à Marivaux de faire du roman une entreprise philosophique (qu’il revendique sous la figure de son héroïne), ou du moins une contribution à ce qu’il appelle « la science de l’homme », en le centrant sur la question du sujet qui se présente pour les autres (et pour la conscience objectivée du sujet) comme une question de l’identité : si le sujet cherche à savoir qui il est, de l’extérieur il s’agit de le mettre à sa place pour le distinguer des autres. La quête subjective est prise dans les rets d’une généralisation collective, d’une sorte d’accord général sans constitution écrite, à l’anglaise. Cette question du sujet mise au centre de sa philosophie par Descartes, a été ensuite développée et transformée par les principaux philosophes, sensualiste jusqu’au scepticisme de Locke à Hume et à Condillac, comme parallèlement chez Spinoza, chez Malebranche, chez Leibniz. Marivaux apporte sa contribution à cette recherche dans le langage du roman, c’est-à-dire en partant d’une expérience singulière où un individu réunit et relie les éléments disparates de sa personne et tente d’en constituer dans l’écriture l’unité, de la supposer ou de buter
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sur sa dispersion. Conformément à l’analyse de la vraisemblance d’Aristote et de ses exégètes, c’est à travers l’expérience fictive d’un sujet déterminé qu’est envisagée la question (philosophique) du sujet. Dans cette recherche, Marivaux arrête son personnage sur des situations qui font apparaître les conditions d’une qualification, qui mettent en jeu des propriétés reconnues par la société ou les sociétés, susceptibles donc de définir le sujet dans sa généralité, et de présenter des degrés d’accomplissement qui distinguent ensuite les individus les uns des autres. Marivaux introduit en effet des échelles dans la définition des qualités qui définissent l’identité et sont en jeu dans la reconnaissance, et des degrés dans la réalisation de chacune d’elles. Il laisse ses personnages se situer par rapport à une valeur supérieure vers laquelle ils tendent et qui les élève ainsi à un niveau métaphysique (par rapport à la contingence des intérêts, ceux du corps ou des passions sociales), où ils respireraient plus librement. Cette aspiration prend le mode d’une reconnaissance d’une puissance virtuelle ; et ce qui donne au roman sa vocation de connaissance, est que cette reconnaissance passe par une interaction, et peut donc être seulement le fait d’un récit. Son sujet expérimental, Marianne, est confronté à divers ordres d’aspiration à la reconnaissance. On peut comprendre cette hésitation dans la perspective méthodologique d’un balayage systématique par l’écrivain de situations typiques, ou, dans la perspective historique d’un effacement de la religion dans la vie sociale, comme une recherche libérale, où chacun aurait le choix de ses investissements, de son identité et de sa formation de sujet – offre fascinante qui autorise justement les bouleversements sociaux et inquiétante par la fragilité de ses repères. 3. Marivaux a mis en scène phonétiquement le dédoublement de l’auteur et du personnage avec le nom de son personnage principal qui fait écho au sien et s’en sépare (Marianne), comme il l’a fait avec Valville, avec Climal, avec Miran (et par la reprise seulement de deux consonnes avec Tervire). Le rapport entre Flaubert et Bovary est également double : les noms diffèrent ouvertement mais avec un même nombre de phonèmes, la voyelle initiale commune et l’avant dernière consonne (avec syncope certes). C’est évidemment l’effet du hasard que Jan Herman (du moins dans une prononciation francisée de son nom) condense dans la dernière syllabe de son nom l’attaque de Marivaux et condense le nom de Marianne, dont participe déjà entièrement son prénom qui fait écho à sa syllabe de clôture. La réunion de ses reconnaissances selon Marivaux et selon Jan Herman est faite sous un nom qui comporte la version française du prénom de Jan Herman (Jean), reprend la même partie centrale de son nom (erm) dans le sien et, outre l’attaque syllabique en m de Marivaux et de
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Marianne, le fait suivre visuellement du même a si important dans le duo de l’auteur et de son personnage du XVIIIe siècle. Ainsi osons fraternellement, avec Jan Herman, nous inscrire aussi par l’imaginaire dans le sillage de cette œuvre bicéphale et apporter le savoir que nous ouvre le contexte de lecture et d’élaboration critique propre au dernier demi-siècle. Ce jeu phonétique peut ainsi servir d’allégorie fantaisiste au processus d’une interprétation participant à un dialogue continuellement amplifié.
TROISIÈME PARTIE :
RECONNAISSANCES PRAGMATIQUES
L’IDENTIFICATION À UN PERSONNAGE ET LA RECONNAISSANCE DU BEAU MORAL CHEZ ROUSSEAU Antonia ZAGAMÉ (Université de Poitiers)
« [C]e ne sont point les heureux mais les bons à la place desquels on se met en lisant l’histoire. »1
Pour étayer, dans la Lettre à d’Alembert, sa critique de l’immoralité des spectacles, Rousseau analyse en détail l’identification du spectateur au héros théâtral. Commentant la lecture du Misanthrope de Molière, Marc Escola note ainsi que le reproche adressé par Rousseau au genre comique tient en grande partie à ce qu’il nous pousse « à nous identifier au personnage le plus adroit, quelle que soit la valeur morale de son comportement ».2 La réflexion ne pourrait-elle être étendue aux autres genres théâtraux ? Peu sensible au charme de la vertu, le public des théâtres parisiens semble prompt, selon Rousseau, à se mettre à la place du personnage qui montre le plus de génie, d’adresse, d’énergie, quand bien même sa conduite ne serait pas morale. Mais la thèse et les études de cas très connus de la Lettre à d’Alembert occultent pour partie un autre discours de Rousseau sur l’identification au personnage, que le philosophe formule de manière réitérée dans différentes œuvres de la période comprise entre le Discours sur les origines de l’inégalité (1755) et l’Émile (1762). On peut résumer cette autre théorie en reprenant la phrase, tirée d’une variante de La Nouvelle Héloïse, qui sert d’exergue à cet article : « […] ce ne sont point les heureux mais les bons à la place desquels on se met en lisant l’histoire ».3 Selon cette théorie, le principal ressort de l’identification à un personnage, historique ou imaginaire, serait au contraire la reconnaissance d’une forme de beauté morale. 1 ROUSSEAU, Julie ou La Nouvelle Héloïse, éd. J.-M. Goulemot, Paris, Le Livre de Poche « Classiques », 2002, « Variantes », p. 815. 2 Marc ESCOLA, « Rousseau juge d’Alceste. Généalogie d’un malentendu », in : Le Malentendu, dir. B. Clément et M. Escola, Paris, PU de Vincennes, 2003, p. 154. 3 L’ajout figure dans la copie destinée à la Maréchale de Luxembourg.
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Nous ferons l’hypothèse que cet argument pourrait bien constituer, malgré les fortes nuances qu’y apporte la Lettre à d’Alembert, la basse continue du discours de Rousseau sur l’identification. De fait, le philosophe ne renoncera pas à l’idée que notre identification au héros soit déterminée par la reconnaissance du Beau moral après la Lettre à d’Alembert : on la retrouve exposée dans des œuvres postérieures à ce texte comme La Nouvelle Héloïse (1761), ou encore la Profession de foi du Vicaire savoyard (1762). Cet article se propose de remettre en valeur cet argument en essayant de mieux cerner son importance, et de déterminer comment peut s’intégrer le propos de la Lettre à d’Alembert au sein de cette théorie réitérée sur l’identification aux « bons » personnages. L’idée de Rousseau selon laquelle l’identification est fondée sur la reconnaissance du Beau moral nous semble mériter qu’on cherche à mieux la cerner, pour deux raisons : non seulement parce qu’elle est de fait relativement mal connue, Rousseau étant perçu avant tout comme le critique de l’immoralité des spectacles, mais également parce qu’elle représente un point de vue original sur la manière dont se construit le rapport au personnage. La réflexion de Rousseau sur les effets esthétiques de la représentation des actions vertueuses ne pourrait-elle pas nous aider in fine à mieux comprendre les ressorts de l’identification au héros littéraire ? Nous prendrons ainsi la question de la reconnaissance littéraire dans le sens d’identification à un personnage d’une œuvre littéraire par le lecteur, en explorant la dimension émotive et morale de cette reconnaissance-identification. « SONGE OÙ L’INTÉRÊT NOUS PORTE EN
LISANT L’HISTOIRE
»4
Un exemple nous permettra de saisir d’emblée l’argument plusieurs fois formulé par Rousseau selon lequel le lecteur s’identifie de préférence aux « bons » de l’histoire : il s’agit de la lecture par Julie et Saint-Preux de Plutarque dans la seconde partie de La Nouvelle Héloïse. Dans la lettre XI de la seconde partie du roman, Julie adresse des conseils à Saint-Preux s’apprêtant à faire son entrée dans le monde parisien. Pour convaincre Saint-Preux que le cœur de l’homme est naturellement habité par l’amour du bien, elle prend l’exemple des émotions que déclenche la lecture, ici la lecture de l’histoire :
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La Nouvelle Héloïse, Seconde partie, Lettre XI, éd. cit., p. 281.
L’IDENTIFICATION À UN PERSONNAGE
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Rentre au fond de ton âme : c’est là que tu retrouveras toujours la source de ce feu sacré qui nous embrasa tant de fois de l’amour des sublimes vertus ; c’est là que tu verras ce simulacre éternel du vrai beau dont la contemplation nous anime d’un saint enthousiasme & que nos passions souillent sans cesse sans pouvoir jamais l’effacer. Souviens-toi des larmes délicieuses qui coulaient de nos yeux, des palpitations qui suffoquaient nos cœurs agités, des transports qui nous élevaient au-dessus de nous-mêmes, au récit de ces vies héroïques qui rendent le vice inexcusable et font l’honneur de l’humanité.5
Pour montrer l’amour spontané qu’éprouve l’homme pour le bien, Julie s’appuie sur l’enthousiasme qu’inspirent les actions vertueuses des grands hommes de l’Antiquité relatées par Plutarque dans les Vies parallèles. Julie et Saint-Preux ne font pas uniquement preuve d’admiration face à ces vies héroïques : ils sont bouleversés par une émotion irrépressible face à ces exemples de perfection morale, ce qui se traduit par une réaction physiologique tout à fait involontaire. Ils sont touchés aux larmes, leur rythme cardiaque s’accélère, ils sont hors d’eux-mêmes. Dans la suite immédiate de ce passage, Julie n’évoque plus seulement les émotions suscitées par le comportement vertueux des personnages, mais va plus loin en indiquant que le lecteur souhaite se mettre à leur place : Veux-tu savoir laquelle est vraiment désirable, de la fortune ou de la vertu ? Songe à celle que le cœur préfère quand son choix est impartial ; songe où l’intérêt nous porte en lisant l’histoire. T’avisas-tu jamais de désirer les trésors de Crésus, ni la gloire de César, ni le pouvoir de Néron, ni les plaisirs d’Héliogabale ? Pourquoi, s’ils étaient heureux, tes désirs ne te mettaient-ils pas à leur place ? C’est qu’ils ne l’étaient point et tu le sentais bien ; c’est qu’ils étaient vils et méprisables et qu’un méchant heureux ne fait envie à personne. Quels hommes contemplaistu donc avec le plus de plaisir ? Desquels adorais-tu les exemples ? Auxquels aurais-tu mieux aimé ressembler ? Charme inconcevable de la beauté qui ne périt point ! c’était l’Athénien buvant la ciguë, c’était Brutus mourant pour son pays, c’était Régulus au milieu des tourments, c’était Caton déchirant ses entrailles, c’étaient tous ces vertueux infortunés qui te faisaient envie & tu sentais au fond de ton cœur la félicité réelle que couvraient leurs maux apparents.6
Le mot d’identification n’est pas prononcé,7 mais le vocabulaire employé semble indiquer que c’est bien de cette expérience qu’il s’agit. Il est en 5
Ibid. Ibid. 7 Le verbe s’identifier apparaît au XVIIIe siècle et reste alors d’un emploi rare. L’invention de ce néologisme serait du reste, selon Pierre FORCE (A Genealogy of economic Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2008) le fait de Rousseau, qui l’emploie au sens de « se mettre à la place de quelqu’un d’autre », dans le Discours sur l’origine et les 6
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effet question sous la plume de Julie tout d’abord, de l’intérêt qu’on porte au héros vertueux et à sa réussite (« Songe où l’intérêt nous porte en lisant l’histoire »), puis, de manière décisive, du déplacement imaginaire dans l’état, dans la situation du héros (« Pourquoi, s’ils étaient heureux, tes désirs ne te mettaient-ils pas à leur place ? ») ; enfin du désir d’imiter, de se rendre semblable au personnage (« Quels hommes contemplais-tu donc avec le plus de plaisir ? Desquels adorais-tu les exemples ? Auxquels aurais-tu mieux aimé ressembler ? »). Les personnages qui reçoivent le plus de gratification, gloire, fortune, pouvoir…, quant à eux, ne font guère « envie », selon Rousseau, dès lors que leur vile nature se décèle. L’identification du lecteur aux personnages semble donc ici directement fonction des émotions morales qu’il ressent : éblouissement devant une humanité d’une plus haute ou meilleure nature, ou au contraire réprobation devant les comportements vicieux. Dans ce second paragraphe, Julie laisse également deviner la raison pour laquelle les émotions déclenchées par la lecture révèlent notre penchant au bien. Lorsque nous lisons l’histoire – mais le mécanisme est le même, aux yeux de Rousseau, lorsque nous assistons à une représentation théâtrale,8 ou encore quand nous lisons un roman,9 nous sommes équitables et sans parti-pris : rien ne s’oppose à notre admiration pour la vertu.10 En effet, ce qui caractérise la réception littéraire, ainsi que l’explique Rousseau dans la Lettre à d’Alembert, ce n’est pas le fait que les émotions que suscite la littérature soient « plus faibles » que dans la réalité (ce qui est la théorie de Du Bos), c’est qu’elles soient « pures et sans mélange d’inquiétude pour nous-même »11 : notre différence d’attitude réside, pour Rousseau, dans le fait que le moi n’est pas personnellement engagé dans la situation exposée à ses yeux. La réception littéraire permet dès lors fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). Le verbe peut toutefois dès cette période désigner l’identification à un personnage de fiction : dans les Confessions, Rousseau, faisant référence à La Nouvelle Héloïse, dit s’être « identifié » à son héros Saint-Preux, comme l’a remarqué N. PAIGE (Before fiction. The ancient regime of the novel, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2011). 8 Voir notamment le même argument appliqué au théâtre dans les Lettres morales destinées à Sophie d’Houdetot ou encore dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard. 9 Dans le livre V de l’Émile, l’exemple de Sophie lisant le Télémaque de Fénelon constitue une autre illustration de l’idée de Rousseau selon lequel le principal aiguillon de l’identification à un personnage est la reconnaissance chez lui d’une excellence morale : or le Télémaque relève bien du genre romanesque. 10 « L’iniquité ne plait qu’autant qu’on en profite » écrit Rousseau dans la Profession de foi du Vicaire savoyard (ROUSSEAU, Émile ou de l’Education, éd. A. Charrak, Paris, GF-Flammarion, 2009, p. 95). 11 ROUSSEAU, Lettre à d’Alembert, éd. M. Buffat, Paris, GF-Flammarion, 2003, p. 73.
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de mesurer l’inclination au bien du cœur humain, puisqu’elle offre la possibilité de supprimer l’un des paramètres (la mise en jeu de l’intérêt personnel) qui dans la réalité vient occulter la dimension profondément morale de l’homme. La fin du passage laisse place à un mouvement de généralisation : aux yeux de Julie, le récit d’actions vertueuses suscite la même réaction chez tous les hommes, quel que soit leur degré de moralité, qu’ils soient vertueux, faibles, ou tout à fait cyniques. Ne crois pas que ce sentiment fût particulier à toi seul, il est celui de tous les hommes & souvent même en dépit d’eux. [L’intérêt est le même partout ; ce ne sont point les heureux mais les bons à la place desquels on se met en lisant l’histoire (ajout Ms Lux.)]. Ce divin modèle que chacun de nous porte avec lui nous enchante malgré que nous en ayons ; sitôt que la passion nous permet de le voir, nous lui voulons ressembler ; et si le plus méchant des hommes pouvait être un autre que lui-même, il voudrait être un homme de bien.12
Tout homme possède en lui cet amour du bien, même contrarié : c’est ce qui explique que le « méchant » lui-même éprouve le désir de se mettre, en lisant, à la place du « bon ». Cette réponse affective déclenchée par la lecture des vies héroïques échappe, pour Julie, à la volonté puisqu’elle se fait « en dépit » des hommes eux-mêmes (« … et souvent même en dépit d’eux »). Julie conclut ce passage de sa lettre en indiquant comment tirer profit, dans la vie ordinaire, de cette admiration enthousiaste pour les grands hommes et leurs vertus. Il n’est pas question d’imiter mécaniquement le comportement sublime des grands hommes de l’Antiquité, ce qui rendrait Julie et Saint-Preux aussi ridicules que Don Quichotte, mais de transposer dans leur vie de simples particuliers la même aspiration au Bien.13
12 ROUSSEAU, Julie, éd. cit., p. 281. Nous avons rétabli la phrase entre crochets tirée de la copie destinée à la Maréchale de Luxembourg. 13 « Pardonne-moi ces transports, mon aimable ami ; tu sais qu’ils me viennent de toi et c’est à l’amour dont je les tiens à te les rendre. Je ne veux point t’enseigner ici tes propres maximes, mais t’en faire un moment l’application pour voir ce qu’elles ont à ton usage : car voici le temps de pratiquer tes propres leçons & de montrer comment on exécute ce que tu sais dire. S’il n’est pas question d’être un Caton ou un Régulus, chacun pourtant doit aimer son pays, être intègre et courageux, tenir sa foi, même aux dépens de sa vie. Les vertus privées sont souvent d’autant plus sublimes qu’elles n’aspirent point à l’approbation d’autrui, mais seulement au bon témoignage de soi-même; et la conscience du juste lui tient lieu des louanges de l’univers. » (Julie, éd. cit., p. 281) Si Julie et Saint-Preux se proposent d’imiter les comportements généreux des grands hommes, le scénario quichottesque à laquelle pourrait donner lieu ce désir est entièrement transformé.
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LA LITTÉRATURE, LES ÉMOTIONS MORALES ET LE SENTIMENT D’« ÉLÉVATION » La théorie de Rousseau sur l’identification aux « bons » personnages apparaît ici au complet. L’amour inné de l’homme pour le bien se mesure à l’enthousiasme que déclenche en lui le spectacle de la vertu, particulièrement lorsque celui-ci s’offre à lui à travers la médiatisation de l’œuvre littéraire : les désirs du lecteur, comme du spectateur, le portent alors à se mettre à la place du héros en qui il reconnaît la plus grande beauté morale. Cet argument est énoncé à plusieurs reprises par Rousseau : il apparaît dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, en 1755, dans les Lettres morales destinées à Sophie d’Houdetot rédigées fin 1757 – début 1758, dans la Lettre à d’Alembert de 1758 (même si l’argument est alors assorti de telles nuances qu’on a parfois l’impression que Rousseau s’auto-réfute), dans La Nouvelle Héloïse en 1761 et enfin dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard en 1762.14 Si nous laissons de côté pour le moment la Lettre à d’Alembert et les difficultés qu’elle pose, nous constatons que le seul texte où l’argument de Rousseau connaît une variante significative est le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité. Dans ce texte, la représentation théâtrale déclenche des émotions morales qui sont là encore le signe d’un amour du bien inné chez l’homme. Cependant l’émotion qui est au premier plan n’est pas l’admiration pour la vertu (ou son corollaire, l’indignation face au mal), mais la pitié qu’on éprouve spontanément pour les maux d’autrui, cette « répugnance innée à voir souffrir son semblable »15 : Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion : telle est la force de la pitié naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu’on voit tous les jours dans nos spectacles s’attendrir et pleurer aux malheurs d’un infortuné, tel, qui, s’il était à la place du Tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi ; semblable au sanguinaire Sylla, si sensible aux maux qu’il n’avait point causés, ou à cet Alexandre de Phères qui n’osait assister à la représentation d’aucune tragédie, de peur qu’on ne le vît gémir avec Andromaque 14 Les différents exemples mobilisés par Rousseau (théâtre, histoire et roman si l’on accepte de prendre en compte le cas des lectures de Sophie au livre V de l’Émile) montrent que le statut des œuvres (fictif ou non-fictif), et le type d’imitation (narration ou représentation), n’affectent pas de manière décisive à ses yeux la manière dont se construit le rapport au personnage littéraire. Toutefois l’attention exclusive portée au théâtre dans la Lettre à d’Alembert et les nombreuses exceptions qu’on y trouve à la règle selon laquelle l’identification est fondée sur la reconnaissance de la beauté morale, doit peut-être conduire à conférer aux genres dramatiques une place à part dans sa théorie. 15 ROUSSEAU, Discours sur l’origine, éds. B. BACHOFEN et B. BERNARDI, Paris, GFFlammarion, 2008, p. 95.
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et Priam, tandis qu’il écoutait sans émotion les cris de tant de citoyens qu’on égorgeait tous les jours par ses ordres.16
Ce qui prouve ici que l’homme s’intéresse spontanément au bien-être et aux intérêts d’autrui, c’est sa propension instinctive à se mettre à la place de tout être souffrant. Il n’est pas encore question de la reconnaissance d’un « divin modèle » de vertu que chaque homme porte en lui et qu’évoquera Julie dans la seconde partie de La Nouvelle Héloïse. C’est notre capacité instinctive à l’empathie qui prouve, dans ce texte antérieur, la bonté naturelle de l’homme : elle est particulièrement étouffée, considère Rousseau, par les mœurs actuelles et ne peut donc pleinement se révéler, là encore, que grâce à la nature mimétique de l’œuvre littéraire. En effet le spectacle de la souffrance au théâtre nous touche sans mettre en péril nos propres intérêts : aucun obstacle ne vient alors s’opposer à notre commisération pour nos semblables, ce « sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre ».17 Même si la pensée de Rousseau sur les émotions morales déclenchées par la littérature se transforme, on peut en voir la continuité si l’on considère que les émotions morales auxquelles la littérature sert de déclencheur relèvent de familles différentes : – certaines seraient des émotions d’admiration pour autrui, – d’autres, des émotions de condamnation d’autrui, – enfin certaines émotions relèveraient moins d’un jugement moral, et davantage de la compassion pour autrui. On peut ainsi considérer que Rousseau appuie initialement sa théorie de l’identification littéraire sur les émotions morales de type empathique dans le Discours sur les origines de l’inégalité, avant de s’appuyer davantage sur les sentiments moraux de jugement d’autrui réveillés par le spectacle d’actions vertueuses dans les textes suivants. Cette typologie implicite des réactions morales qu’est susceptible de susciter la littérature selon Rousseau se révèle à l’examen d’autant plus cohérente qu’elle converge avec le répertoire des différentes « émotions morales » établi par les psychologues du début du XXIe siècle. Un rapprochement éclairant peut ici être fait entre la nomenclature informelle des émotions suscitées par la réception littéraire qu’élabore Rousseau entre 1755 et 1762 dans le but de prouver l’inclination spontanée au bien de l’homme, et la description des « émotions morales » que proposent aujourd’hui les psychologues. 16 17
Ibid., p. 96. Ibid., p. 97.
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Que sont au juste pour les psychologues ces émotions dites « morales » ? Ce sont celles qui sont intrinsèquement liées au bien-être et à l’intérêt de la société dans son ensemble, tout du moins au bien-être ou à l’intérêt d’autrui, et que l’on éprouve de manière tout à fait automatique, passive et involontaire.18 Les psychologues classent par exemple dans cette catégorie le sentiment de culpabilité qu’on peut éprouver après avoir mal agi envers autrui, ou encore la colère que peut susciter le spectacle de l’injustice…. Ces émotions morales ont été regroupées en quatre grandes familles : les émotions de souffrance d’autrui (compassion, empathie…), les émotions auto-conscientes (honte, embarras…), les émotions de condamnation d’autrui (mépris, indignation…), enfin les émotions de louange d’autrui (respect, admiration…).19 Dans cette dernière catégorie, il y a en particulier une émotion décrite par des travaux récents qui se révèle très proche de cet amour pour le Beau moral que Rousseau place au centre des réactions déclenchées par les représentations littéraires. Cette émotion est appelée par le psychologue américain Jonathan Haidt « l’élévation », et il s’agit d’une réponse émotionnelle particulière déclenchée par les comportements vertueux : selon Jonathan Haidt dans son article « The moral emotions »,20 la plupart des individus se disent touchés, émus ou inspirés par des attitudes de générosité, par des actes inattendus de bonté, alors même qu’ils n’en sont nullement les bénéficiaires (J. Haidt n’envisage pas en propre le cas de la réception littéraire, mais cette situation désintéressée n’est toutefois pas sans analogie avec la situation de la communication littéraire, où le lecteur est placé dans une position de tiers-spectateur). Cette émotion, écrit J. Haidt, suscite dans la poitrine un sentiment de chaleur et d’expansion, et inspire le désir de devenir une meilleure personne : on reconnaîtra ici avec quelques variantes les signes physiologiques rapportés par Julie et Saint-Preux lecteurs de Plutarque. Les psychologues considèrent également 18 Pour une synthèse sur cette question, voir Gayannée KÉDIA, « La morale et les émotions », Revue électronique de Psychologie Sociale n° 4, 2009, p. 47-53. Disponible en ligne: http://RePS.psychologie-sociale.org/. 19 Trois familles sur quatre correspondent donc à celles identifiées informellement par Rousseau lorsqu’il analyse les réponses affectives suscitées par les œuvres littéraires. La quatrième famille, celle des « émotions auto-conscientes » n’est pas présente dans sa démonstration consacrée en propre à la littérature car elle suppose un engagement du moi, ce qui ne peut correspondre à la situation de la communication littéraire. On retrouve toutefois cette quatrième famille dans les démonstrations du philosophe visant à prouver plus généralement l’existence d’un sens moral inné en l’homme. 20 Jonathan HAIDT, « The moral emotions », in : Handbook of affective sciences, dir. R. J. Davidson, K. R. Scherer et H. H. Goldsmith, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 852-870.
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que ces réactions qui tendent à engendrer des comportements altruistes et coopératifs ont certainement été sélectionnées par l’évolution puisqu’elles semblent largement partagées, à l’exception, comme le montrent les expériences en ce domaine, des psychopathes, qui en sont totalement dénués. Ici encore, nous nous rapprochons de Rousseau qui affirmait l’universalité de ces réactions morales. Les psychologues américains contemporains ne s’intéressent pas en propre aux réactions morales suscitées par la littérature mais à l’étude plus globale des réactions instinctives qui composent en partie notre vie morale. Pourtant l’objectif de Rousseau n’est peut-être pas essentiellement différent : c’est bien pour prouver l’existence en l’homme d’un sens moral inné, dont il avait, avec d’autres philosophes des Lumières,21 eu l’intuition, que le philosophe s’attache dans ses écrits à faire ressortir les émotions morales que peut susciter pleinement la littérature, lorsque les hommes ne sont pas partie prenante de la situation qu’ils jugent. L’OBJECTION DE LA LETTRE À D’ALEMBERT Pourtant, en 1758, dans la Lettre à d’Alembert, Rousseau semble précisément s’être mis à douter de la capacité des œuvres littéraires à susciter des émotions morales. C’est à comprendre la place de cette objection dans la théorie plus générale de Rousseau sur l’identification que nous consacrerons la fin de notre réflexion. Lorsqu’il en vient à s’interroger sur les bénéfices moraux du théâtre pour déterminer s’il serait bon que Genève en possède un, Rousseau parvient à la conclusion que les spectacles théâtraux soit n’ont aucune influence réelle sur la moralité des hommes, soit en ont une délétère. Cette thèse n’invalide pas nécessairement l’idée que les représentations littéraires, prises dans un sens large, suscitent des émotions morales. Et de fait Rousseau ne nie pas, dans la Lettre à d’Alembert, que le spectateur de théâtre puisse éprouver des sentiments de pitié, d’admiration vertueuse ou d’indignation face au vice… Mais son argumentation diverge pourtant sur deux points par rapport à la théorie exposée dans ses autres textes. Tout d’abord, le fait que le spectateur soit désengagé, qu’il n’ait pas à réagir, qui semblait avoir pour conséquence bénéfique dans les textes précédemment cités de permettre à ses émotions morales de s’épanouir, 21 Voir notamment la convergence avec l’œuvre de Francis Hutcheson (cf. Laetitia SIMONETTA, La Connaissance par sentiment au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2018).
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est au contraire ici accusé de conférer à ses sentiments une forme de stérilité. Nous sommes bien aises, pense le Rousseau de la Lettre à d’Alembert, de ne pas avoir à secourir de vrais malheureux. Admirer les vertus des héros de théâtre nous dédouane peut-être un peu trop facilement de ne pas faire usage de celles-ci dans notre propre vie : Ainsi la plus avantageuse impression des meilleures tragédies est de réduire à quelques affections passagères, stériles et sans effet tous les devoirs de l’homme, à nous faire applaudir de notre courage en louant celui des autres, de notre humanité en plaignant les maux que nous aurions pu guérir, de notre charité en disant au pauvre : Dieu vous assiste.22
Le reproche de Rousseau ici n’est pas très éloigné de ceux employés par les détracteurs chrétiens des spectacles, pour qui le théâtre, en suscitant notre compassion pour des malheurs imaginaires et frivoles, dévoie l’amour naturel pour son prochain que Dieu a inspiré à l’homme.23 L’idée, sous-entendue notamment dans la Nouvelle Héloïse, que les représentations littéraires puissent servir à réveiller l’amour pour le Beau moral, étouffé par les passions sociales à l’époque contemporaine, et ranimer ainsi le goût des lecteurs ou des spectateurs pour la vertu, est ici absente. Pour le Rousseau de la Lettre à d’Alembert, le spectateur de théâtre plaint certes les malheureux, admire les vertueux, accable les méchants, mais ne renforce ainsi que sa bonne opinion de lui-même, sans que cela ne débouche jamais sur un acte d’humanité. Ce désengagement dû à la nature mimétique de la représentation théâtrale rend ainsi les élans vertueux du public des tragédies tout à fait vains. Mais il y a plus grave : en étudiant de manière approfondie les réactions des spectateurs au théâtre, Rousseau montre dans la Lettre à d’Alembert que celles-ci ne sont parfois rien moins que morales : certaines œuvres théâtrales semblent bien neutraliser ou inverser nos émotions morales instinctives. Examinons plus en détail ces cas de figure dans lesquels les spectateurs de théâtre éprouvent, selon Rousseau, des sentiments moraux diminués ou totalement inversés. On peut considérer qu’ils sont au nombre de trois : lorsque le spectateur, au lieu de se mettre à la place de l’infortuné vertueux, préférerait être le méchant de la tragédie, le fripon de la comédie, ou le galant d’une intrigue amoureuse. ROUSSEAU, Lettre à d’Alembert, op. cit., p. 74. Voir sur ce point Sylviane LÉONI, « Le Poison et le remède ». Théâtre, morale et rhétorique en France et en Italie (1694-1758), Oxford, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century (360), 1998, et Laurent THIROUIN, L’Aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, Champion, 1997 ; rééd. 2007. 22 23
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Le premier dysfonctionnement de la réception morale s’observe dans les tragédies, dans lesquelles les personnages qui commettent de grandes violations morales inspirent paradoxalement de l’intérêt. Le paradigme en est sans doute pour Rousseau le Catilina de Crébillon père (1748). Alors que les personnages de Caton et Cicéron y font pâle figure, « l’infâme Catilina, couvert de crimes qu’on n’oserait nommer, prêt d’égorger tous ses magistrats, et de réduire sa patrie en cendres, fait le rôle d’un grand homme et réunit, par ses talents, sa fermeté, son courage, toute l’estime des spectateurs ». L’axiologie morale est renversée par rapport à ce qu’elle devrait être : Catilina, le « méchant habile », reçoit « le prix de l’estime publique dû aux gens de bien » (p. 78).24 L’émotion d’admiration pour les grandes vertus morales, cette émotion que les psychologues ont appelée « l’élévation », subit donc ici comme une inversion : c’est le génie du mal qui semble susciter le choc, l’émerveillement, la fascination. L’« élévation du génie » (p. 79) semble ainsi se substituer à la vertu dans les objets d’admiration des spectateurs : les émotion morales de « condamnation d’autrui » sont alors presque annihilées, en tous les cas très atténuées. Le deuxième dysfonctionnement de la réception morale s’observe cette fois dans le genre comique. La comédie ne nous montre certes pas d’aussi grands crimes que la tragédie, mais « son plus grand soin », écrit Rousseau, en prenant l’exemple du théâtre de Molière, « est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule, et de mettre la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt » (p. 83-84). Le spectateur s’y met à la place de ceux qui se livrent à un certain nombre de transgressions morales comme la ruse ou le mensonge. Ce n’est pas ici la grandeur, mais, comme nous l’avons vu, l’adresse qui semble curieusement se substituer à la vertu dans l’échelle de valeurs du spectateur : « l’honneur des applaudissements, rarement pour le plus estimable, est presque toujours pour le plus adroit » (p. 84). On assiste donc ici encore à une expérience d’« élévation » altérée et dénaturée : l’admiration pour l’habileté de l’auteur des ruses et tromperies nous fait prendre son parti, nous range de son côté. Une étrange projection du spectateur à travers le personnage du fripon se met alors en place, qui repose sur un affaiblissement de l’antipathie morale instinctive que susciteraient ces mêmes comportements dans la vie courante.25 24 Va-t-on pour autant jusqu’à une identification aux « scélérat[s] détestable[s] » ? Rousseau le suggère lorsqu’il écrit que « tout l’intérêt est pour eux ». Or le sens que Rousseau donne au terme d’« intérêt » est très fort, puisqu’il signifie qu’on prend parti pour le personnage ainsi que le montre le développement qu’il consacre aux personnages comiques (cf. infra). 25 Nous ne sommes pas très loin de l’anesthésie momentanée du cœur que théorisera Bergson dans Le Rire (1900).
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Examinant ce que les successeurs de Molière ont fait du genre comique, Rousseau écrit ainsi à propos du Légataire universel (1708) de Regnard : Osons le dire sans détour. Qui de nous est assez sûr de lui pour supporter la représentation d’une pareille comédie, sans être de moitié des tours qui s’y jouent ? Qui ne serait pas un peu fâché si le filou venait à être surpris ou manquer son coup ? Qui ne devient pas un moment filou soi-même en s’intéressant pour lui ? Car s’intéresser pour quelqu’un qu’est-ce autre chose que se mettre à sa place ? (p. 96)
« S’intéresser pour » un personnage, comme le montre cet extrait de la Lettre à d’Alembert, équivaut pour Rousseau à prendre son parti, donc à se mettre à sa place, et ainsi à devenir un moment « soi-même » le personnage pour qui l’on s’intéresse. Il s’agit bel et bien ici d’un phénomène d’identification, mais tout à fait inversé par rapport à l’identification spontanée au héros vertueux que l’on constatait chez les lecteurs de Plutarque dans la Nouvelle Héloïse. Le mépris moral que le spectateur éprouverait dans la vie réelle pour les tours et les ruses de comédie se trouve ainsi étrangement mis en sourdine dans la réception comique. Il en est de même pour la compassion habituellement éprouvée face aux malheurs d’autrui : les dupes victimes des tromperies ne s’attirent pas la sympathie du spectateur, alors même que, malgré leurs défauts et les railleries dont ceux-ci font l’objet, elles sont évidemment souvent plus estimables que ceux qui les manipulent.26 Le troisième dysfonctionnement s’observe, aux yeux de Rousseau, dans les pièces, comiques ou tragiques, qui laissent une large place à une intrigue galante. Dans ces pièces, que la décadence du théâtre a fait se multiplier, transformant les spectacles dramatiques en autant de « romans » (p. 97), « l’intérêt y est toujours pour les amants » (p. 100) : « qu’on nous peigne l’amour comme on voudra ; il séduit, ou ce n’est pas lui », écrit Rousseau (p. 106). Il ne s’agit certes pas, cette fois, de s’intéresser pour le « méchant » de la tragédie ou de se mettre à la place du « filou » de comédie : cette séduction des amants ne repose pas sur une totale inversion des valeurs morales. Mais, opposé à la vertu, l’amour l’emporte : si le spectateur s’intéresse pour les amants dans les pièces où l’amour joue un grand rôle, c’est donc au prix d’un affaiblissement de « l’indignation 26
L’exemple du Misanthrope, le plus longuement développé par Rousseau, confirme cette étrange inversion du système de valeurs du spectateur. La vraie vertu apparaît peu dans la comédie, mais lorsque c’est le cas, comme dans le chef-d’œuvre de Molière, elle est elle-aussi rendue ridicule : « l’intention de l’auteur était qu’on rit aux dépens du Misanthrope » (p. 92). Le « plaisir du comique », conclut Rousseau, est « fondé sur un vice du cœur humain » (p. 83).
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de la vertu ». C’est ce que Rousseau montre à travers l’exemple de la Bérénice de Racine, où tout l’intérêt du public, durant la représentation, est à ses yeux pour le personnage féminin (car les spectateurs sont « toujours du parti de l’amant faible », p. 103) : Le dénouement n’efface point l’effet de la pièce. La Reine part sans le congé du parterre : l’Empereur la renvoie invitus, invitam, on peut ajouter invito spectatore : Titus a beau rester Romain, il est seul de son parti ; tous les spectateurs ont épousé Bérénice. (p. 104)
La représentation du sentiment amoureux semble non pas annihiler les émotions morales comme peut le faire la représentation du mal dans la tragédie ou la comédie, mais affaiblir les émotions fondées sur des évaluations (qu’elles soient de condamnation ou d’approbation d’autrui) pour favoriser les émotions de compassion pour autrui.27 *
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Est-ce que les différents cas de figure analysés dans la Lettre à d’Alembert, qui représentent autant d’entorses par rapport à la règle selon laquelle on s’identifie aux « bons » de l’histoire », disqualifient le cadre d’analyse posé par Rousseau dès le Discours sur l’inégalité pour comprendre les émotions déclenchées par la réception littéraire ? Au terme de cet examen, cela n’apparaît plus tout à fait comme une évidence. Certes, le noyau dur de la thèse de Rousseau, selon lequel les représentations littéraires nous font réagir de manière plus « morale » que nous ne le ferions dans la réalité, souffre beaucoup d’exceptions ainsi que le révèle la Lettre à d’Alembert, mais il n’en est pas pour autant invalidé aux yeux de Rousseau lui-même. Plus important encore, quand on intègre les objections contenues dans la Lettre à d’Alembert à la théorie principale de Rousseau, on s’aperçoit qu’elles confirment une idée essentielle chez lui : les réponses affectives déclenchées par l’œuvre littéraire entretiennent une relation étroite avec nos émotions morales. Mais deux cas de figure se présentent : intensification ou neutralisation. Soit l’œuvre littéraire intensifie les sentiments moraux, ce qui est l’idée première de Rousseau, soit, particulièrement dans certains genres, elle neutralise ou en tous les cas affaiblit nos réactions instinctives face aux violations morales. Dans tous les cas, la réception 27 La représentation au théâtre du sentiment amoureux introduit donc elle aussi une perturbation, quoique plus légère, dans l’échelle des valeurs des spectateurs, en diminuant notamment l’influence de l’admiration pour la vertu.
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littéraire a étroitement partie liée avec nos émotions morales premières, même si la nature exacte de ce lien reste à éclaircir. La théorie de Rousseau nous permet ainsi de faire le lien entre l’analyse de la réception littéraire et un des domaines de recherche les plus actuels en psychologie, celui des affects moraux : Rousseau montre comment la réception du personnage littéraire est travaillée en profondeur par ces repères instinctifs qui guident secrètement notre existence morale aux yeux des psychologues. Sa théorie nous incite ainsi à aller plus loin dans la compréhension des liens qui se nouent entre l’identification littéraire et les émotions morales qui structurent notre vie intérieure.28
28 Merci au professeur Jan Herman de m’avoir si souvent inspiré, par sa générosité et son exigence intellectuelle, un sentiment d’élévation.
LES FORMES DE RECONNAISSANCE NÉGATIVE DE LA FEMME AUTEURE DANS LES ANNÉES 1789-1825 EN FRANCE Michèle BOKOBZA KAHAN (Université de Tel-Aviv)
Au moment où elle s’interroge sur la condition des « Femmes qui cultivent les Lettres », dans la France de son temps, après avoir parlé de la littérature chez les Anciens et les Modernes et consacré un chapitre sur le Goût et l’Emulation, Mme de Staël trouve une formule qui résume l’inextricable position de la femme en général et de la femme auteure en particulier : dans l’état actuel, [les femmes] ne sont pour la plupart, ni dans l’ordre de la nature, ni dans l’ordre de la société […] tantôt elles sont tout, tantôt elles ne sont rien.1
Bien qu’absent de la phrase, le mot « reconnaissance », dans ses multiples sens, s’y inscrit en creux. Mme de Staël fait tenir ensemble deux plans de reconnaissance qui s’affrontent dans un mouvement d’exclusion de l’un ou de l’autre et qui laissent la femme dans un état d’incertitude existentielle : car l’on ne peut être femme que si l’on cultive les vertus naturelles propre à son sexe, or cultiver son esprit participe du projet rousseauiste que l’ordre social valorise en l’amputant toutefois de ce qui constitue sa base fondatrice, l’éducation. Invoquer la nécessaire ignorance des femmes pour les soumettre à leur condition est une idée révoltante aux yeux de Mme de Staël pour qui : [é]clairer, instruire, perfectionner les femmes comme les hommes, les nations comme les individus, c’est encore le meilleur secret pour tous les buts raisonnables, pour toutes les relations sociales et politiques auxquelles on veut assurer un fondement durable.2
La comparaison qui suit entre l’état des femmes en société et la condition des « affranchis chez les empereurs », confirme l’idée d’un groupe défavorisé par les institutions civiles et politiques auxquelles il appartient 1 Mme DE STAËL, De la littérature, éd. Gérard Gengembre et Jean Goldzink, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 332. 2 Ibid., p. 338.
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et dont il est dépendant. Mais ce qui émerge surtout de cette description de la condition féminine, c’est la situation particulièrement difficile de la femme auteure, celle qui aspire à une reconnaissance publique de ses talents et de ses compétences intellectuelles et littéraires. Plusieurs questions se posent ici. Faut-il renoncer au désir d’être reconnue dans le registre de l’amour en tant qu’épouse et mère pour pouvoir satisfaire un désir de reconnaissance vis-à-vis de soi dans le registre de l’accomplissement intellectuel ? Comment obtenir d’autrui un regard approbateur et encourageant pour ce que l’on est en tant qu’être de qualités et de capacités reliées à l’activité littéraire ? Alors qu’agir pour répondre à l’ensemble des propriétés féminines permet d’accéder à une reconnaissance traditionnelle, choisir la voie professionnelle littéraire produit des conditions de dépréciation et d’exclusion, et provoque des formes de reconnaissance négatives. On retiendra pour l’étude présente la définition que propose Axel Honneth, pour qui la reconnaissance est « la confirmation par autrui de l’idée qu’un individu se fait de sa propre valeur ».3 Certes, le mot « reconnaissance » n’était pas popularisé à l’aube de la Révolution, et les termes de « multiculturalisme », « minorités », « groupes discriminés », bien connus aujourd’hui, n’existaient pas alors.4 Toutefois, les mots écrits et les paroles prononcées par Mme de Staël et ses contemporaines quand elles sont interpellées directement ou indirectement pour rendre compte de leurs activités littéraires, mobilisent la reconnaissance, positive et négative, ses enjeux et ses angles d’appréhension théoriques dans le sens moderne qu’on lui accorde aujourd’hui parce que surgit une incertitude sur ce qu’il y a lieu de reconnaître. L’identité de la femme auteure n’est pas définie ou prédéfinie, il ne s’agit pas ici de faire reconnaître une identité qui est la leur mais qui pour des raisons diverses demeure cachée et qui, une fois reconnue, confirmera l’ordre des choses. Il s’agit de se battre pour obtenir une reconnaissance de l’identité distincte du groupe défavorisé corollaire de la revendication d’une égalité ou tout au moins d’une certaine justice au plan social dans le champ littéraire. Or, cette identité est en train de se construire, tâtonne, essaie de se bâtir sans rejeter et parfois même en s’appuyant sur l’idéal de la femme, épouse et mère soumise à l’autorité patriarcale. Elle provoque des conflits qui portent et s’organisent au premier chef 3 Axel HONNETH, article « Reconnaissance », in : Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, t. 2. 4 Voir le numéro consacré à la reconnaissance dans la Revue du MAUSS, 2004/1, n° 23, et tout particulièrement l’article de Christian LAZERRI et Alain CAILLÉ, « La reconnaissance aujourd’hui : enjeux théoriques, éthiques et politiques du concept », p. 88-115.
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à partir de la question dite de la reconnaissance. L’histoire des femmes auteures entre 1789-1825 est l’histoire d’une lutte pour la reconnaissance de nouvelles valeurs qu’il convient d’accorder aux femmes, celles qui veulent se définir autrement ou tout au moins au-delà des valeurs instituées. Considérer la reconnaissance comme enchâssée dans l’activité humaine permet à Axel Honneth5 comme à Paul Ricœur6 d’insister sur le rôle des médiations dans le processus de la connaissance de soi. Penser l’homme c’est toujours penser l’homme avec les autres et le chemin entre soi et soimême passe fondamentalement dans ce rapport avec autrui et les institutions sociales, culturelles, politiques. Le tiers est d’emblée inclus dans la capacité pour le soi de se retrouver lui-même. L’appartenance aux institutions n’est pas quelque chose qui se négocie, affirme Ricœur dans son ultime ouvrage Parcours de la reconnaissance. Cette appartenance englobe la prise en compte d’autrui, qu’il s’agisse d’un sujet, d’une institution, d’une œuvre, au sein du processus de la formation de l’homme et d’une réflexion sur ses capacités, la capacité de dire, d’agir, de raconter, de promettre et de donner. La reconnaissance dans son rapport avec les capacités du sujet conduit Ricœur à différencier entre les relations de réciprocité et celles de mutualité. Il formule l’idée que les premières participent des lois du marché tandis que les secondes nourrissent les rapports d’êtreensemble. Cette nuance est importante dans la mesure où elle confirme la dimension morale et politique des capacités affirmées et assumées par l’agent humain dans un vis-à-vis, un rapport avec l’autre, même si la certitude de pouvoir faire lui est intime. Cette relation complexe d’interdépendance trouve une expression percutante dans l’Épitre aux femmes de Constance de Salm, publié en 1797, considéré comme le premier texte qui parle de la condition de la femme auteure et de sa place dans la Cité en termes que l’on pourrait qualifier de « féministes ».7 En voici un extrait : Si la nature a fait deux sexes différents, Elle a changé la forme, et non les éléments, Même loi, même erreur, même ivresse les guide ; L’un et l’autre propose, exécute, ou décide ; Les charges, les pouvoirs, entre eux deux divisés, Par un ordre immuable y restent balancés ; Tous deux pensent régner, et tous deux obéissent ; Axel HONNETH, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 (1992). Paul RICŒUR, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004. 7 Voir Martine REID, « Genlis, Pipelet, Staël : la figure de la femme auteur au lendemain de 1789 », in : Eliane Viennot et Nicole Pellegrin, dir. Revisiter la « querelle des femmes ». Discours sur l’égalité/ l’inégalité des sexes, de 1750 aux lendemains de la Révolution, Presses de l’université de Saint-Etienne, 2012, p. 113-123. 5 6
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Ensemble ils sont heureux, séparés ils languissent ; Tour-à-tour l’un et l’autre enfin guide et soutien, Même en se donnant tout ils ne se doivent rien.8
Constance de Salm ne remet pas en cause un ordre naturel selon lequel chaque sexe remplirait des fonctions particulières, elle innove toutefois quand elle interprète l’état des choses à partir de l’idée d’une ouverture à autrui et d’une interdépendance qui serait une source de puissance de la vie de la communauté dans son ensemble. L’épître prône une flexibilité dans les rapports intersubjectifs au nom des valeurs de perfectibilité promues par les philosophes des Lumières, et, en premier lieu, par Rousseau. Constance de Salm revendique ce que Ricœur nomme une « estime sociale qui s’adresse à la valeur personnelle et à la capacité de poursuivre le bonheur selon sa conception de la vie bonne. Cette lutte pour l’estime a pour cadre les différents lieux de vie […] Ce sont toujours les capacités personnelles qui demandent à être reconnues par autrui ».9 Elle refuse à l’instar de Ricœur d’ignorer « la place de la lutte dans la conquête de l’égalité et de la justice »,10 une lutte qui s’appuie sur l’idée d’une dynamique de mutualité, toujours en mouvement, toujours à conquérir. Ce serait une erreur anachronique de penser l’émergence d’une force nouvelle autour de 1789 en termes féministes. Toutes ne ressemblaient pas à Olympe de Gouges dans leur prise de parole, loin s’en faut, et une grande majorité demeurent sensibles aux valeurs qu’inculquent les chemins de la raison et de la vertu décrits par Jean-Jacques Rousseau, même les plus audacieuses comme Constance de Salm. Or, ces chemins placent la femme auteure à un carrefour où deux espaces de reconnaissance s’opposent. L’espace familial où la reconnaissance au plan affectif est primordiale et l’espace littéraire où la reconnaissance aux plans social et professionnel est tout aussi cruciale. Cette demande de reconnaissance dans l’espace public est en rapport avec l’exigence politique d’égalité des sexes qui trouve une première mise en scène historique à partir de la Révolution.11 La femme – femme du peuple, femme de lettres – entend se constituer de nouveaux droits et de nouveaux devoirs, mais elle se trouve finalement exclue des affaires de la Cité par cette même Révolution qui émancipa politiquement Constance DE SALM (PIPELET), Épitre aux femmes, A Paris, Chez Desenne, 1797, p. 5. Paul RICŒUR, « Devenir capable, être reconnu », Esprit, n°7, juillet 2005. Discours prononcé lors de la réception du Kluge Prize qui fut décerné à Ricœur en 2005. 10 Ibid. 11 Geneviève FRAISSE, « Querelle, procès, controverse, les trois figures de la pensée féministe », in : E. Viennot (dir.), Revisiter la « querelle des femmes ». Discours sur l’égalité/l’inégalité des sexes, de 1750 aux lendemains de la Révolution, Saint-Etienne, Publications de l’université de Saint-Etienne, 2012, p. 163-168. 8 9
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les sujets en citoyens.12 Dominique Godineau a retracé les activités militantes des Citoyennes tricoteuses, dans un souci de réhabilitation et de reconnaissance historique de ces femmes du peuple, blanchisseuses, boutiquières, ouvrières, marchandes, qui ont agi au sein de l’événement révolutionnaire.13 De son côté, Huguette Krief a esquissé dans l’introduction de Vivre libre et écrire. Anthologie des romancières de la période révolutionnaire (1789-1800), les espoirs des femmes de lettres en attente d’une reconnaissance de leur travail intellectuel au nom des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.14 C’est ce que suggère Mme de Staël dans De la littérature, et c’est ce que représente avec finesse la nouvelle de Mme de Genlis, La femme auteur, publiée en 1802. Mme de Genlis est sans doute la première qui choisit la fiction pour raconter les obstacles qui se dressent contre celle qui décide d’écrire. La nouvelle, plus libre que le pamphlet ou l’essai, permet de développer une intrigue nuancée, complexe tant au plan psychologique qu’au plan culturel, de faire entendre des points de vue divergents, et, enfin, de laisser le débat ouvert. Elle analyse avec subtilité l’impact des pressions extérieures et des conventions sociales exercées sur le couple amoureux, chez la femme comme chez l’homme. L’héroïne, Natalie, écrit depuis son plus jeune âge sans prétendre à la gloire par souci des convenances. Dans la première partie du récit, sa rencontre avec Germeuil, l’éveil d’un amour réciproque, les obstacles que les amants surmontent et finalement la promesse d’une union prochaine, construisent la trame d’une histoire sentimentale assez conventionnelle. Le lecteur suit jusque-là le chemin qui mène à la réalisation d’un soi féminin déjà présent au départ et qui trouve son aboutissement heureux dans le mariage et l’amour partagé. Le retournement de situation advient quand Natalie publie un de ses écrits pour aider financièrement des amis en détresse. Le succès obtenu bouleverse sa vie de femme sur les plans affectif, social et économique. Dès lors qu’elle s’engage dans la carrière littéraire après avoir décidé de publier un second ouvrage, l’héroïne est mise au ban de la société. En premier, sa relation amoureuse se détériore. Pour l’homme, la gloire ne peut s’obtenir que par les actions « d’un père, d’un fils, d’un époux » et appartient « en propre 12 Geneviève FRAISSE, Muse de la raison, démocratie et exclusion des femmes en France (1989), Paris, Gallimard, 1995. 13 Dominique GODINEAU, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du people à Paris pendant la Révolution française, Paris, Alinéa, 1988. 14 Huguette KRIEF, Vivre libre et écrire. Anthologie des romancières de la période révolutionnaire (1789-1800), Oxford / Paris, Voltaire Foundation et PUPS, 2005.
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à celui qui peut seul transmettre son nom et le laisser en héritage ».15 Le regard que Germeuil pose sur sa fiancée désormais célèbre, n’est plus le même. De fait, il ne la reconnaît plus. À ce premier rejet, succède l’hostilité des critiques qui non contents de lui refuser la reconnaissance durable qu’elle mériterait, s’emploient à la calomnier injustement. Les avertissements de Dorothée sa sœur aînée auraient dû la prémunir de la tentation d’être auteure. Voici en quelques lignes la condition de la femme auteure telle que la conçoit Mme de Genlis par le biais de son porte-parole romanesque : Ne faites donc jamais imprimer vos ouvrages, ma chère Natalie ; si vous deveniez auteur, vous perdriez votre repos et tout le fruit que vous retirez de votre aimable caractère. On se ferait de vous la plus fausse idée ; en vain vous seriez toujours la bonne, la simple Natalie ; vos amis n’auraient plus avec vous cette aisance et cet abandon qui naissent de l’égalité ; ceux qui ne seraient pas de votre société vous supposeraient pédante, orgueilleuse, impérieuse, dévorée d’ambition, ils le diraient du moins ; et tous les sots pour lesquels l’esprit est toujours un tort répéteraient de tels discours avec tant de plaisir et de crédulité !... Vous perdriez la bienveillance des femmes, l’appui des hommes, vous sortiriez de votre classe sans être admise dans la leur. Ils n’adopteront jamais une femme auteur à mérite égal, ils en seront plus jaloux que d’un homme. Conservons entre eux et nous ces liens puissants et nécessaires, formés par la force généreuse et la faiblesse reconnaissante : quel serait notre recours, si nos protecteurs devenaient nos rivaux ! ils ne nous permettront jamais de les égaler, ni dans les sciences, ni dans la littérature ; car, avec l’éducation que nous recevons, ce serait les surpasser. Laissons-leur la gloire qui leur coûte si cher, et que la plupart d’entre eux n’acquièrent qu’au prix de leur sang. La gloire pour nous, c’est le bonheur ; les épouses et les mères heureuses, voilà les véritables héroïnes.16
Natalie a finalement suivi un autre chemin que celui qui lui assurait le bonheur conjugal, la tranquillité de l’esprit et la bienveillance sociale. L’écriture est pour elle une source de vie, garantie d’une intégrité qui se fonde sur la force créatrice qui est la sienne et qu’elle ne peut ni ne veut renier. Malgré le prix à payer : abandonnée par son amant, isolée du monde et ruinée par la Révolution, elle préfère à bien des égards, et non sans souffrances, une reconnaissance de soi par soi à une reconnaissance d’autrui qui aurait exigé d’elle de ne fructifier que les valeurs imposées par la société. Elle fait figure de rebelle contre l’intransigeance d’un regard exigüe de l’autre posé sur elle. La femme auteur est, à bien des égards, une 15 Mme de GENLIS, La Femme auteur, édition présentée par Martine Reid, Paris, Gallimard, 2007, p. 81. 16 Ibid., p. 27-28.
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mise en récit de la phrase succincte de Mme de Staël citée plus haut, autrement dit, la société donne tout à celle qui renonce à ses capacités intellectuelles et créatrices et ôte tout à celle qui décide de suivre son chemin individuel. Faudrait-il renoncer à accueillir en soi la possibilité d’autres « moi » ? La liste des formes de reconnaissance négatives énumérée par Dorothée dans la fiction de Mme de Genlis, illustre les conditions difficiles dans lesquelles la femme auteure écrit. Ses talents se trouvent affectés d’une valeur négative, sa production littéraire si elle n’est pas dénigrée, est ignorée par les institutions littéraires, enfin, elle vit dans un contexte culturel et social hostile à ses choix et qui, par conséquent, la punit de diverses manières. Ces processus provoquent un conflit des représentations de soi de la femme auteure en cette période politique particulière de renversement d’un ordre hiérarchique aristocratique et de l’émergence de forces démocratiques. Le philosophe Guillaume le Blanc rappelle qu’à la différence de l’honneur qui dans l’Ancien Régime est une forme sociale de distinction, « la reconnaissance est une valeur sociale de confirmation d’une existence (individuelle ou collective) par d’autres existences ».17 À l’origine de cette idée, l’on reconnaît la pensée de Jean-Jacques Rousseau sur un « idéal d’authenticité », comme le rappelle Guillaume le Blanc ; un idéal qui s’articule sur ses thèses sur la perfectibilité, sur l’individualisme et l’idée d’une responsabilité morale du sujet envers soi-même qui passe par l’assentiment d’autrui. L’influence qu’exerça Rousseau sur son époque et sur la décennie révolutionnaire au plan des idées politiques et sociales, n’est pas seulement reliée à la radicalité innovatrice de ses thèses, mais également aux nombreuses contradictions de sa pensée et à l’ambivalence de ses prises de positions. Ainsi, la promotion de l’homme subjectif se heurte à celle du paternalisme, le souci de perfectibilité rencontre la méfiance du progrès, et les vertus naturelles féminines tant vantées par lui sont toujours menacées par une corruption souvent reliée au caractère de la femme.18 Ces indécisions philosophiques rousseauistes permettent aux opposants d’une même querelle de se nourrir à la source rousseauiste. Emblématique à cet égard, est le pamphlet du Chevalier de Feucher, Réflexions d’un jeune homme, Dégradation de l’homme en 17 Guillaume LE BLANC, « L’épreuve sociale de la reconnaissance », Esprit, Juillet 2008, p. 127. 18 Voir parmi les nombreux ouvrages sur le sujet, la biographie de Raymond TROUSSON, Jean-Jacques Rousseau, Paris, Éditions Tallandier, 2003 ; également Florence LOTTERIE, « Les Lumières contre le progrès ? La naissance de l’idée de perfectibilité », Dix-Huitième Siècle, n° 30, 1998, p. 383-396.
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société, ou Essai sur la Dégradation de l’homme en société, ou Essai sur la décadence du goût des arts et des sciences, publié en 1786, suivi un an plus tard d’une seconde partie, Nouvelles réflexions ou Suite à l’Essai sur la Dégradation de l’homme en société,19 et la réaction d’Armande Gacon-Dufour, femme de lettres, romancière et auteure d’ouvrages pédagogiques, qui lui répond dans un Mémoire pour le sexe féminin contre le sexe masculin.20 Feucher comme Gacon-Dufour se réclament de la pensée de Rousseau sur la femme et sa condition sociale. Écrit peu avant la Révolution, l’ouvrage du premier se construit à partir du projet pédagogique de Rousseau qu’il déforme en supprimant sa dimension progressiste. Feucher ignore l’idée d’une adaptation à la réalité dynamique qui inclurait pour celles qui s’inspirent du projet rousseauiste, une éducation plus souple et plus ouverte.21 Sa foi aveugle en un ordre naturel immuable justifie une répartition ridiculement sommaire des sexes. D’un côté « rien de si bon, de si généreux, de si sociable que l’homme »,22 et de l’autre, « dans tous les climats, c’est la paresse et l’orgueil que la femme fomente ».23 La vertu féminine naturelle « suppose la tempérance, la douceur, la modestie, l’amour du travail, de la retraite, l’attachement pour sa famille, la décence dans les propos »,24 mais sa faiblesse intrinsèque l’entraîne à enfreindre ces ordres de la nature. Traitée de « vil bétail »,25 « singes de l’homme »,26 « sexe imbécile »,27 « le plus cruel fléau de l’humanité ! »,28 « monstrueux amas de vices les plus atroces »,29 la femme diabolique éveille les pires fantasmes misogynes de Feucher. L’auteur délire littéralement sur le pouvoir délétère des maîtresses royales accusées de la corruption des élites, de la misère du peuple, des guerres et des révolutions. Une fois parvenues aux « avenues du pouvoir »,30 elles « ont égorgé plus de dix Chevalier DE FEUCHER, Réflexions d’un jeune homme, Londres, chez Royer, 1786, et Nouvelles Réflexions d’un jeune homme, ou suite à l’essai sur la dégradation de l’homme en société, Londres, chez Royer, 1787. 20 Marie Armande GACON-DUFOUR, Mémoire pour le sexe féminin contre le sexe masculin par Mme de***, A Londres, chez Royez, 1787. 21 Voir Colette PIAU-GILLOT, « Le Discours de Jean-Jacques Rousseau sur les femmes, et sa réception critique », Dix-Huitième Siècle, n° 13, 1981, p. 317-333. 22 Nouvelles réflexions d’un jeune homme, op. cit., p. 102. 23 Ibid., p. 161. 24 Réflexions, op. cit., p. 20. 25 Ibid., p. 65. 26 Ibid., p. 80. 27 Ibid., p. 83. 28 Ibid., p. 85. 29 Ibid. 30 Ibid., p. 20. 19
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millions d’hommes ; elles ont ruiné cent fois la Nation, l’ont mise à deux doigts de sa perte ; elles ont enfanté la moitié de nos massacres, de nos révoltes, de nos guerres ».31 La brutalité verbale de Feucher témoigne, comme l’observe Huguette Krief, d’un « net rétrécissement de champ »,32 et d’une focalisation obsessionnelle sur la nuisance féminine qui dépasse toute argumentation raisonnable. À la fin du second volume, l’auteur condamne la femme auteure dont les ambitions contredisent la nature féminine et menacent l’ordre social. Les stéréotypes de la femme de lettres laide, stérile, hommasse, abondent sous une plume au vitriol33 : « Bon dieu ! de quoi sommes-nous menacés avec tous ces génies en cornettes qui, faute de pouvoir être femme aimable, se font Auteur ».34 Cible d’injures, interpellée dans l’essence de son activité littéraire qui à bien des égards la définit, la femme auteure, en l’occurrence Armande Gacon-Dufour, contre-attaque. Elle rejette les inepties et le mal-fondé des thèses exposées par un auteur qui : « vomi[t] contre nous les injures les plus grossières que son esprit sublime et digne d’immortalité a pu lui faire trouver ».35 Elle qualifie les propos de Feucher d’absurdes mensonges qui contredisent la réalité des faits : « Je ne veux point faire ici un traité de la nature particulière de la femme, je veux montrer que toutes nos vertus se sont toujours opposées et s’opposeront toujours à ce que ce soit nous qui corrompions les mœurs, et que ce sont les hommes qui les ont corrompues ».36 Elle s’ingénie à dissocier la thèse de Rousseau sur la corruption des mœurs de ses contemporains de la lecture anti-féminine réductrice ad absurdum qu’en fait Feucher37 : « La pudeur, la sensibilité, la compassion, le courage, sont des vertus qui éclatent en nous, depuis douze ans jusqu’à vingt […] Ces qualités nous étaient accordées par J. J. Rousseau, de l’autorité duquel il s’appuie ».38 Elle admet l’importance du rôle de la femme dans l’espace domestique et, loin de le remettre en question, elle parle de soumission aux ordres du père, puis à ceux de 31
Nouvelles réflexions, op. cit. p. 4. Huguette KRIEF, Vivre libre et écrire. Anthologie des romancières de la période révolutionnaire (1789-1800), Oxford, Voltaire foundation, 2005, Introduction, p. 3. 33 Sur les poncifs misogynes qui circulent depuis au moins le Moyen Age, voir l’introduction d’Eliane VIENNOT, Revisiter la « querelle des femmes », op. cit., p. 7-29. 34 Nouvelles réflexions, op. cit., p. 188. 35 Marie Armande GACON-DUFOUR, Mémoire pour le sexe féminin contre le sexe masculin par Mme de***, A Londres, chez Royez, 1787, p. 5. 36 Ibid., p. 34. 37 Voir Huguette KRIEF, « Lectrices de Rousseau dans la querelle des dames (17861801) », in : Lectrices d’Ancien Régime, dir. Isabelle BROUARD-ARENDS, Presses Universitaires de Rennes, 2003. 38 GACON-DUFOUR, op. cit., p. 25. 32
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l’époux, en harmonie avec son intérêt pour l’éducation de ses enfants. Dans ce contexte, l’étude et la réflexion enrichissent les vertus féminines et valorisent son statut d’épouse. Dévouée à la cause pédagogique, GaconDufour plaide tout particulièrement pour un système éducatif qui garantit à ses yeux une bonne gestion du foyer familial. Dans ce texte prérévolutionnaire comme dans celui qu’elle écrit quelques années plus tard, Contre le projet de loi de S. M. portant défense d’apprendre à lire aux femmes par une femme qui ne se pique pas d’être une femme de lettres, qui, comme son titre l’indique, se réfère au projet de Sylvain Maréchal intitulé Le projet d’une loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes, publié en 1801, qui plaide en faveur d’une utile ignorance des femmes, Gacon-Dufour défend un droit à l’instruction de la femme propice au perfectionnement des vertus morales chères à l’épouse et à la mère. Dans les deux réponses, elle préfère parler en tant que femme et non en tant que femme auteure, en tant qu’esprit raisonnable et non en tant qu’intellectuelle, et esquive le débat sur la femme auteure. La démarche d’évitement et de conciliation de Gacon-Dufour tantôt se rapproche tantôt s’éloigne d’autres femmes auteures dont les réactions empruntent des voies différentes en fonction du contexte, du parcours biographique et du moment précis de la prise de parole. Mme de Genlis qui a souvent appelé à une modération de la part des femmes auteures au nom de la tradition et des valeurs de vertu et de morale féminines, comme par exemple dans l’introduction De l’influence des femmes sur la littérature française, comme protectrices des lettres et comme auteurs, ou Précis de l’histoire des femmes françaises les plus célèbres, publié en 1811, adopte un point de vue plus combatif en fin de carrière et revient sur ses positions d’antan dans ses Mémoires : « pourquoi leur serait-il interdit d’écrire et de devenir auteurs ? je connais tous les raisonnements qu’on peut opposer à cette espèce d’ambition, je les ai moi-même employés jadis avec ce sentiment de justice qui fait souvent pousser l’impartialité jusqu’à l’exagération ; maintenant, à la fin de ma carrière, je puis à cet égard parler plus librement, parce que je me sens tout à fait désintéressée dans une cause que je ne regarde plus comme la mienne ».39 Un autre exemple intéressant est celui d’Albertine Clément-Hémery, journaliste sous la Révolution, fondatrice de deux journaux politiques, le Sans-Souci et le Démocrite français, qui répond également à Maréchal dans Les Femmes vengées de la sottise d’un philosophe du jour. À la 39 Stéphanie-Félicité DU CREST comtesse de GENLIS, Mémoires inédits de Madame la comtesse de Genlis, sur le dix-huitième siècle et la Révolution française, depuis 1756 jusqu’à nos jours, A Paris, chez Ladvocat libraire, tome 6, p. 355.
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différence de Gacon-Dufour, elle se place sur un pied d’égalité avec son interlocuteur en construisant un dispositif typographique de deux colonnes parallèles. Dans l’une, elle recopie les « considérations » du projet de Maréchal et elle note, dans la seconde, ses commentaires critiques. Le dispositif permet une lecture simultanée des deux discours. Ses commentaires sont percutants, brefs et tranchants comme par exemple quand elle écrit : « en généralisant on divague », à propos de la considération n° 16 qui affirmait : « Combien la lecture est contagieuse : sitôt qu’une femme ouvre un livre, elle se croit en état d’en faire ».40 Elle relève les fausses citations et les discours tendancieux volontairement déformés : « vos citations sont pitoyables »,41 « jamais je n’aurais dû répondre à cette sottise »,42 ou encore : « le pari que vous auriez dû prendre pour arrêter la multiplication des livres, aurait été de supprimer le vôtre ».43 ClémentHémery s’impose dans le débat en tant que journaliste politique qui réclame une égalité des droits sans focaliser toutefois la polémique sur le statut de la femme auteure. Ces exemples illustrent les difficultés et les obstacles rencontrés sur le chemin de la lutte pour la double reconnaissance de la femme en tant qu’être responsable et capable dans la société et corrélativement en tant que femme auteure pouvant jouir du droit d’écrire et de publier et d’être reconnue dans son activité intellectuelle à la même enseigne que ses pairs masculins par l’institution littéraire.44 Ils montrent comment se construit une imagerie de la femme mère et épouse perçue comme positive et valorisante pour la majorité des femmes même pour celles qui aspirent à la reconnaissance littéraire. Car la reconnaissance de la femme auteure dans son activité littéraire loin de permettre un accomplissement générateur de satisfaction personnelle se retourne contre elle, l’isole et la plonge dans une douleur qu’elle subit en solitaire. C’est le cas de Corinne, l’héroïne romanesque de Mme de Staël, qui bien qu’ayant joui d’une gloire inédite quand elle choisit de vivre en Italie pour satisfaire sa curiosité intellectuelle et cultiver ses dons artistiques dans un milieu culturel plus ouvert et plus flamboyant, paie finalement un prix exorbitant pour la décision de s’émanciper des mœurs rigides, sévères et étriquées en vigueur dans la campagne anglaise où vit son père et sa famille. L’injonction d’une 40 Albertine CLÉMENT-HÉMERY, Les Femmes vengées de la sottise d’un philosophe du jour, ou Réponse au projet de loi de M. S **.-M *** portant défense d’apprendre à lire aux femmes par madame ****, Paris, Benoit, 1801, p. 15. 41 Ibid., p. 42. 42 Ibid., p. 44. 43 Ibid., p. 45. 44 Voir Geneviève FRAISSE, op. cit., chap. I.
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nécessaire subordination de la femme à l’époux et de son confinement dans l’espace domestique, s’accorde avec les valeurs de contrôle et de protection invoquées par l’idéal conjugal bourgeois promu par Rousseau et d’autres penseurs des Lumières, comme Marmontel dont le conte Le bon mari est analysé par Anne Verjus en introduction de son enquête sur une Histoire politique des hommes et des femmes à l’époque révolutionnaire.45 La construction d’un modèle idéal du mariage « raisonnable » mène à l’aube de la Révolution à la formation d’une idée politique qu’Anne Verjus nomme le « conjugalisme ». Ce modèle a permis d’élaborer « un système dans lequel les droits politiques allaient tout naturellement être confiés aux détenteurs de la puissance dans la famille ».46 La femme est exclue de l’espace public dans la mesure où sa volonté se coule dans le moule de l’entité familiale dont les fondements reposent sur des valeurs d’union et de complémentarité fixées et gérées par le chef de famille, lui seul ayant droit à la citoyenneté électorale. À cet ensemble de facteurs, se rajoutent de nouveaux rapports de rivalité qui étaient plus rares dans la société cultivée et savante de l’Ancien Régime47 et qui s’intensifient à l’heure des bouleversements politiques. La circonscription des activités littéraires des femmes auteures dans un espace littéraire réduit, écrits pédagogiques, romans sentimentaux, ne se fait pas uniquement au nom d’une vertu et d’une décence féminines, elle vise au plan économique à éviter la concurrence dans un champ littéraire dont les règles ont changé. Mme de Genlis écrit dans ses Mémoires : « les hommes qui ont le monopole des institutions assignent les rangs dans la littérature, en dispensent les honneurs et en distribuent les prix, dont toutes les femmes sont exclues, donnent souvent de la célébrité à des talents fort médiocres ».48 Les avertissements alarmistes des journaux et des revues critiques illustrent les tensions d’un marché littéraire en gestation : « La liste de femmes qui écrivent s’étend tous les jours », se plaint un journaliste de la Décade en 1799. Qu’importe la véracité des dires si l’impression qu’une vague littéraire féminine débordante inonde les prés carrés des hommes de lettres envahit les esprits ? Ce sentiment, vrai ou faux, de l’expansion d’un phénomène socio-littéraire49, justifie aux 45 Anne VERJUS, Le bon mari. Une histoire politique des hommes et des femmes à l’époque révolutionnaire, Paris, Fayard, 2010. 46 Ibid., p. 38. 47 Je rappelle la phrase de Mme de Staël : « Dans les monarchies, elles [les femmes auteurs] ont à craindre le ridicule, et dans les républiques la haine » (De la littérature, 1800). 48 Mme de GENLIS, Mémoires, op. cit., p. 345. 49 Shelly CHARLES, « “Le domaine des femmes” : Roman et écriture féminine dans la critique du tournant des Lumières », in : Les Femmes dans la critique et l’histoire littéraire, Martine Reid (dir.), Paris, Champion, 2011, p. 85-100.
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yeux de ceux qui se sentent menacés une mise à l’écart voire une condamnation de l’activité littéraire des femmes auteures.50 Sous le Consulat et le Premier Empire, les avancées révolutionnaires ont rapidement rétrogradé, et malgré la notoriété dont jouissent certaines femmes auteures, comme Mme de Staël ou Mme de Duras, leurs marges d’action sont réduites parfois jusqu’à l’extrême.51 On se souvient de la liquidation pure et simple des exemplaires de De l’Allemagne fraîchement imprimés et des mesures prises par Napoléon pour éloigner une fois de plus Mme de Staël de Paris et lui interdire d’imprimer ni en France ni dans les pays sous domination française.52 Pour se libérer des formes de reconnaissance négatives et en parler avec un certain degré de détachement, il faut sans doute atteindre l’âge de soixante-quinze ans et avoir derrière soi une riche production littéraire. C’est le privilège que s’accorde Mme de Genlis dans ses Mémoires publiés en 1825. L’un des enjeux de son récit autobiographique réside, écrit-elle, dans l’exploration qu’elle souhaite mener dans les labyrinthes d’un soi qu’elle a du mal à sonder : « Il serait assez curieux d’y voir comment une personne qui a tant aimé la solitude, la paix et les beaux-arts, et dont le caractère était naturellement doux, timide et réservé, a pu se résoudre à faire tant de bruit, à se mettre si souvent en scène et à s’engager dans des guerres interminables ».53 On retrouve la pensée de Ricœur qui s’attache à penser la distinction et la relation permanente et dynamique entre la « mêmeté », l’identité immuable, et l’« ipséité », l’identité mobile considérée dans sa dimension historique. La question de la reconnaissance se pose ici au plan personnel. Comment peut-elle se reconnaître dans ce qui l’a tant éloigné d’elle-même, et, qui, dans un même temps, a déterminé ce qu’elle est ? Le « soi » devient l’objet d’une investigation qui se conjugue à la troisième personne, et qui se distingue du « je » narrant. Mais, l’enquête sera sereine car Mme de Genlis se dit autorisée de surplomber le paysage de sa vie avec fierté et satisfaction : « Je crois que je suis le seul auteur parmi nous qui, ayant autant écrit, et depuis si longtemps, n’ait jamais été en contradiction avec lui-même ».54 Sa puissance 50 Parmi les nombreux ouvrages publiés sur le sujet : Geneviève FRAISSE, Muse de la raison, démocratie et exclusion des femmes en France, (1989), Paris, Gallimard, 1995 ; Martine REID, Des Femmes en littérature, Paris, Belin, 2010 ; Christine PLANTÉ, La petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Lyon, Presses Universitaires de Lyon (nouvelle édition révisée) 2015. 51 Voir Christine PLANTÉ, ibid. 52 Voir Simone BALAYÉ, « Comment peut-on être Mme de Staël ? Une femme dans l’institution littéraire », Romantisme, 1992, n°77, p. 15-23. 53 Mme de GENLIS, Mémoires, op. cit., tome 1, p. 4. 54 Ibid., tome 6, p. 154
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d’agir dont témoigne la masse de travail achevée qu’elle décrit au fil des pages, lui donne la liberté de scruter et de critiquer l’insoutenable situation de « mépris » et de « méprise » que vit la femme auteure dans la réalité de son temps. Le mépris est relié à l’idée courante d’une prétendue incapacité des femmes à accéder au rang de génie pour cause d’une infériorité intellectuelle naturelle, il est par conséquent fondé sur un malentendu, une méprise qui s’appuie sur un postulat de caractère essentialiste dont Feucher en a donné la version grotesque comme on l’a vu plus haut. Rappel de l’argument relié au manque d’éducation : « Les hommes de lettres ont sur les femmes auteures une supériorité de fait qu’il est assurément impossible de méconnaître et de contester […] mais il n’en faut pas conclure que l’organisation des femmes soit inférieure à celle des hommes. Le génie se compose de toutes les qualités qu’on ne leur conteste pas, et qu’elles peuvent posséder au plus haut degré ; l’imagination, la sensibilité, l’élévation de l’âme. Le manque d’études et d’éducation ayant dans tous les temps écarté les femmes de la carrière littéraire, elles ont montré leur grandeur d’âme […] par des actions réelles ».55 Rappel de la spécificité féminine qui consiste à définir la femme selon des critères immuables et exclusifs. Se soustraire aux règles imposés aux femmes par les instances sociales au nom de la nature conduit à une perdition de soi, à un déni identitaire : « Enfin, on veut au vrai nous persuader que, dès qu’une femme s’écarte de la route commune qui lui est naturellement tracée, alors même qu’elle ne fait que des choses glorieuses, et qu’elle conserve toutes les vertus de son sexe, elle ne doit plus être regardée que comme un homme, et qu’elle n’a aucun droit à un respect particulier ».56 Les accusations de masculinisation de la femme auteure résultent d’un malentendu, conscient ou inconscient, profondément ancré dans les mentalités. Faute de nier le talent d’un auteur de sexe féminin, on lui nie son identité de femme, ce qui la place dans une situation de rejet et d’exclusion, d’isolement et de vulnérabilité. C’est ce qui surgit du témoignage de Mme de Genlis qui écrit : « dans tous les temps, tous les partis ont été contre moi, et il m’a fallu supporter encore beaucoup d’inimitiés et de jalousies personnelles ; et parmi les gens qui m’aimaient, il ne s’est pas trouvé une seule personne qui ait eu le courage de prendre une plume pour me défendre. Je puis dire avec vérité, comme auteur, que j’ai eu à me plaindre de tout le monde, excepté du public ».57 55 56 57
Ibid., p. 341. Ibid., p. 366. Ibid., p. 345.
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Les regrets de s’être « méprisée », d’avoir méconnu sa propre valeur, d’avoir joué le jeu de l’institution littéraire masculine en faisant preuve d’une générosité excessive, sont sans doute l’une des traces de l’impact du mépris de l’autre à son égard. Malgré ses succès vantés, Mme de Genlis avoue également ses erreurs. Elle déplore le désintéressement avec lequel elle a donné ses travaux sans ne rien exiger en retour. Ne pas se faire payer pour un travail accompli est signe de duperie du côté du bénéficiaire mais également signe d’autodépréciation de la part de la donatrice : « Quant au désintéressement, la raison doit y mettre des bornes ; quand il devient romanesque, il n’est plus qu’une folie causée par l’orgueil, et non par la délicatesse de l’âme et des principes. Par exemple, pourquoi refuser ce qui est légitimement dû de gens qui peuvent payer sans s’appauvrir ? […] Il est beau de se dépouiller par bienfaisance, il est absurde de rejeter le paiement d’une dette par vanité, et voilà ce que j’ai fait mille fois. Ces sortes d’actions sont toujours punies, car elles n’inspirent jamais de reconnaissance […] il y a de la sottise à ne pas accepter l’acquit d’une dette qui ne saurait déranger la fortune du débiteur ».58 Renoncer à recevoir le prix de son travail équivaut à le déconsidérer, le dévaloriser. Être reconnue généreuse et à ce titre être susceptible d’être estimée et de s’estimer soi-même est une question importante que pose Mme de Genlis et qui concerne l’ensemble des femmes auteures. L’idée d’un point d’équilibre difficile à trouver entre don, reconnaissance de soi et reconnaissance d’autrui émerge ici. Avec le recul, elle réalise combien est fine la ligne qui sépare sous-estime et surestime. Le mouvement de « vanité » qu’elle a pris pour de la générosité, loin d’être un geste de grandeur, est lié à un mépris de soi qui se nourrit du mépris de l’autre et le renforce de par ce geste au lieu de l’affaiblir. Cet exemple illustre la nocivité du don qui, s’il ne s’effectue pas dans un rapport de mutualité, devient source de dépréciation de soi. On peut lire ce passage comme la description d’un véritable foyer de pathologies psychiques que l’auteure a pu traverser sans trop de dommages grâce à sa puissance créatrice mais que d’autres ont pu subir autrement. L’on pense par exemple au déni de soi de Mme Cottin qui malgré ses succès de librairie n’a jamais voulu se reconnaître femme auteure.59 L’autre forme de reconnaissance dépréciative est le vol : l’appropriation par la force ou par la ruse d’un travail qui appartient à un autre. Et si l’on peut voler cet autre, c’est parce qu’il est insignifiant voire invisible. 58
Ibid., p. 310. Catherine CUSSET, « Sophie Cottin ou l’écriture du déni », Romantisme n° 77, 1992, p. 25-31. 59
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De fait, en ôtant la signature de celle qui a écrit ce dont l’on s’approprie, l’identité première est éliminée, le nom est effacé littéralement, la personne n’a plus d’existence. Mme de Genlis relate, exemples précis à l’appui, les nombreux piratages et plagiats de ses écrits. Ces délits l’ont affectée non seulement économiquement mais également psychiquement. Il est révoltant d’être la victime de mépris et de dépréciation de son œuvre alors qu’on y puise sans vergogne. Son travail se trouve ainsi absorbé, avalé par autrui. Alors que des usurpateurs reçoivent les éloges qui lui reviennent de droit, elle demeure impuissante faute de temps, de ressources et d’appuis. L’hypocrisie et la mauvaise foi des agents du champ littéraire pour qui le travail intellectuel de la femme est doublement occulté, soit par son effacement soit par son pillage, sont dénoncées et l’ironie du ton ne cache pas l’amertume ressentie : « Il est mieux encore de voir avec quelle effronterie on me pille de tous côtés, surtout depuis quinze ans. Si je revendiquais tout ce qu’on m’a volé, je n’aurais plus de temps de composer. […] Ainsi je peux me flatter d’avoir été d’un très grand secours à tous les auteurs de mon temps qui manquaient d’imagination ».60 Pour conclure, notre enquête a suivi les diverses formes de reconnaissance négatives dont est victime la femme auteure dans le contexte historique de l’émergence de nouveaux espoirs politiques et l’effervescence de projets sociaux. Les voix de femmes auteures expriment le désir d’un échange avec leurs pairs. Elles aspirent à une réception critique positive de leurs œuvres, manifestation d’une reconnaissance qui renforce leur estime de soi et leur permet de persévérer dans un processus de légitimation de leurs capacités et de leurs talents par les médiations institutionnelles. Mais sans appartenance à la collectivité comment serait-il possible d’être reconnue pour ses compétences ? Pour être admirées et stimulées, il est nécessaire que les conditions sociales leurs soient propices. Or, la demande de reconnaissance des femmes auteures est rejetée au nom de normes qui leur prescrivent un modèle exclusif de conduite propre à la femme. Les compétences se situent selon ce modèle ailleurs, dans l’espace privé du foyer familial. Dans le registre de l’amour, alors même que l’union amoureuse selon les codes bourgeois trouve sa réalisation dans la reconnaissance de la singularité de la personne dont on tombe amoureux, comme on a pu le voir dans La femme auteur, la réussite du couple dépend beaucoup plus des normes imposées par la collectivité que de la singularité qui a attiré l’un à l’autre. La reconnaissance s’impose comme une figure majeure de la dynamique conflictuelle qui déterminent les relations de la 60
Ibid., p. 313-315.
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femme auteure avec soi-même, avec son environnement proche et lointain et avec l’espace public littéraire où elle souhaite trouver une place. La non reconnaissance des institutions qui porte atteinte à l’image de soi collective de la femme auteure, prive chacune de ces femmes d’un accès à la confiance en soi au plan individuel. Le processus de dévalorisation par un rejet qui emprunte plusieurs formes, se répercute inévitablement sur l’image de soi, l’ethos personnel. Autrement dit, un processus d’intériorisation de cette non reconnaissance mène à une autodépréciation tant collective que personnelle qui varie selon les cas.61 Et la place étriquée qu’occupe le chapitre sur les femmes de lettres dans De la littérature ne témoigne-t-elle pas déjà en partie de l’expression d’un geste d’autodérision sur son propre travail ? Prise dans ses multiples dimensions, la reconnaissance souligne les rapports d’interdépendance de l’estime de soi à l’estime sociale de soi, les effets de fragilisation voire de dépréciation qu’ont les formes de reconnaissance négatives sur le sujet. Indissociable de sa dimension sociale, la reconnaissance demeure dans un même temps une composante constitutive de l’image de soi. Son apport majeur réside dans le fait qu’elle nous invite à lire la production littéraire de chacune des femmes auteures dans un geste englobant qui harmonise les multiples identités d’un sujet. Il convient dès lors de penser les formes de reconnaissance négatives comme un foyer de conflits identitaires qui trouveraient par de multiples voies leur expression dans les romans de femmes auteures.
61 C’est l’un des postulats théoriques d’Axel HONNETH, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 (1992).
PORTRAITS DE FEMMES AUTEURES DANS LES LETTRES DE SOPHIE COTTIN : DU DÉNI À LA RECONNAISSANCE Beatrijs VANACKER (KU Leuven)
De l’anonymat de convenance et de modestie propre à l’époque classique à l’anonymat par coquetterie commerciale dont le XIXe siècle nous offrira des exemples notoires comme Walter Scott, on n’est plus dans le même cas de figure. Entre les deux postures s’étale une ère problématique qui correspond plus ou moins au XVIIIe siècle. Mais que se passe-t-il dans l’intervalle ?1
Cette question est évoquée par Jan Herman dans sa contribution sur l’anonymat comme posture auctoriale au Dictionnaire des femmes des Lumières (2015). Il précise par la suite que « l’anonymat est fondamentalement une question de ‘reconnaissance’ »2 de la part du public. C’est bien le lecteur (critique) qui, par sa reconnaissance, conditionne l’assomption d’une œuvre par son auteur, prêt à quitter l’obscurité de l’anonymat. Or si l’absence de nom d’auteur fait partie des rituels du jeu littéraire – et du jeu de la fiction romanesque plus en particulier, chez les femmes auteures l’anonymat se fait souvent aussi le reflet (para)textuel d’un état d’incertitude, voire d’une impasse vécue plus intimement. Pour les femmes des Lumières, la voie vers la publication de textes s’avère en effet toujours plus sinueuse que pour les hommes. Elles semblent plus souvent contraintes d’inclure des étapes intermédiaires sans garantie aucune en termes de réussite commerciale ou de (quelque forme de) reconnaissance publique. Il arrive d’ailleurs souvent que les femmes se profilent comme médiatrices avant de publier des textes de leur invention. Avant de se dire ouvertement auteures, elles se font d’abord traductrices,3 ou encore 1 Jan HERMAN, « Anonymat », in : Dictionnaire des femmes des Lumières, dir. par Huguette KRIEF et Valérie ANDRÉ, Paris, Champion, 2015, p. 68. 2 Ibid. 3 Pour une étude des stratégies adoptées par les femmes traductrices françaises au XVIIIe siècle, voir aussi Julie Candler HAYES, « Gender, Signature, Authority », in : Translation, Subjectivity, and Culture in France & England, 1600-1800, Stanford, University Press, 2008, p. 142-144.
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pseudo-traductrices,4 mettant à profit la zone liminaire des textes publiés pour se négocier un rôle plus attesté dans l’espace littéraire. En réalité, ce parcours sinueux vers une posture auctoriale plus affirmée reflète souvent une expérience de conflit plus profonde. En effet, la reconnaissance publique à laquelle ces femmes « hors norme » osent aspirer leur est a priori défendue, jugée irréconciliable avec le rôle qui leur est imposé par la collectivité. Ce rôle est bien – et reste toujours – celui de la femme privée, de celle qui s’inscrit – au point de disparaitre – dans la sphère domestique. C’est ce qui explique encore pourquoi nombre de femmes auteures font accompagner l’acte même de publication par un discours (oblique) de dénégation, d’effacement de soi qui manifestement sert à résoudre, ne fût-ce que dans l’espace restreint du discours paratextuel, le paradoxe de la femme | écrivaine, négociant la voie à l’assomption du texte. Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, pourtant, les femmes qui revendiquent plus ouvertement ce rôle auctorial se font plus nombreuses. Certaines se mettent à signer leurs écrits de manière plus conséquente (comme dans le cas de la romancière polygraphe Charlotte de BournonMalarme) ; d’autres auteures se distinguent par la publication de métadiscours, où elles abordent (et critiquent) les conditions pénibles de l’auctorialité au féminin. Citons entre autres le chapitre IV (Des femmes qui cultivent les Lettres) dans le célèbre De la littérature (1800) de Germaine de Staël, ou encore La femme auteure, nouvelle de Mme de Genlis publiée en 1802, où l’intrigue sentimentale entre Nathalie et Germeuil cache à peine l’enjeu argumentatif. Ce mouvement de revendication se nourrit d’ailleurs d’une intensification réelle des activités de publication par les femmes, surtout pour le roman sentimental.5 Cet accouplement récurrent entre genre (romanesque) et gender (le genre féminin) a pourtant eu des incidences sur les stratégies de présentation des femmes auteures au tournant du XVIIIe siècle. Ainsi, l’association de la féminité au roman (sentimental) parait avoir causé à plusieurs égards une dévalorisation du genre aux yeux des critiques,6 de façon à placer les 4 Voir entre autres Beatrijs Vanacker, « La fiction à l’anglaise: au sujet des stratégies préfacielles dans l’œuvre de deux romancières françaises du XVIIIe siècle », Les Lettres Romanes, n° 67 (1), 2013, p. 199-217. 5 Nous renvoyons notamment à l’étude de Brigitte LOUICHON (Romancières sentimentales (1789-1825), Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2009) ou encore au volume dirigé par Catherine MARIETTE-CLOS et Damien ZANONE, La Tradition des romans de femmes. XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Champion, 2012. 6 Pour une étude approfondie de l’influence déformante des discours de réception, voir Martine REID, Des femmes en littérature (Paris, Belin, 2010) et surtout le chapitre IV : « Histoires de littérature ».
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femmes auteures devant un autre défi, comme l’argumente Christine Planté dans La petite sœur de Balzac : Ainsi, une femme qui écrit, surtout si elle veut publier, se voit acculée par sa propre marginalité vis-à-vis de la culture littéraire comme par les discours critiques environnants, à opter pour une attitude qui va à la fois définir et conditionner son écriture et la réception de son œuvre. On peut définir le choix que ces discours lui présentent en ces termes : écrire comme un homme ou écrire comme une femme.7
En d’autres termes, cette attitude genrée évoquée par Planté semble exclure toute forme de reconnaissance (critique) en cas d’écriture « féminine »,8 la qualité esthétique étant (de plus en plus) intimement liée à la masculinité. Toujours selon Planté, « [p]our beaucoup, quand les femmes écrivent, ce n’est pas de l’art, ou ce ne sont pas des femmes ».9 Au tournant du XVIIIe siècle, en dépit même (ou sans doute en raison) de leurs pratiques littéraires toujours plus intenses et nombreuses, les femmes auteures se voient donc souvent écartées du domaine de la Littérature (avec majuscule)10 par le simple fait qu’elles sont femmes. Comme on le sait bien, ce déni institutionnel de toute prétention artistique au féminin a sensiblement – et longuement – marqué la réception critique des écrits de femmes, jusqu’à conditionner leur exclusion de l’histoire littéraire.11 En même temps, force est de constater que les réactions des femmes auteures face au déni institutionnel ont été diverses et souvent complexes. Citons ici l’article de Michèle Bokobza, inclus dans ce même volume, où elle décrit leur situation, à juste titre, comme « un processus d’intériorisation de [la] non reconnaissance [qui] mène à une autodépréciation tant collective que personnelle qui varie selon les cas ».12 Cette dépréciation intériorisée semble avoir motivé la romancière et traductrice Isabelle de Montolieu (1751-1832) à composer une série de paratextes « dans lesquels elle va explicitement dissocier son œuvre de 7 Christine PLANTÉ, La petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2015 (1989), p. 211. C’est nous qui soulignons. 8 Le concept d’écriture féminine, théorisé et développé par Hélène Cixous et Julia Kristeva (parmi d’autres), a fait l’objet de nombreuses réorientations plus ou moins critiques depuis les années 1970, dont l’enjeu dépasse notre recherche. Dans le contexte de cet article, l’écriture féminine est évoquée avant tout pour mettre en évidence la dynamique à plusieurs égards binaire et exclusive du champ littéraire de l’époque. 9 Ibid., p. 214. 10 Voir (parmi d’autres) les études de Martine REID et Christine PLANTÉ. 11 Martine REID, op. cit. ; Martine REID (dir.), Femmes et littérature, Tome I : MoyenÂge – XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2020. 12 Voir p. 212.
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l’Art »,13 comme l’explique Valérie Cossy. De même, prenant ouvertement la défense des femmes auteures dans De l’influence des femmes (1811), Mme de Genlis n’hésite pas à imposer à ces mêmes femmes une attitude plus réservée, strictement liée à leur sexe, qui devrait se traduire en une écriture plus effacée. LE DÉNI D’ÉCRITURE Comme cet article projette de l’illustrer, c’est dans les écrits et les lettres de Sophie Cottin, une des femmes auteures les plus célébrées de cette époque, que l’association complexe (et potentiellement paradoxale) entre écriture et féminité semble avoir été poussée à son paroxysme. Née Sophie Ristaud en 1770 et devenue Sophie Cottin quand elle épouse le banquier Jean-Paul Cottin en 1789, elle se tourne vers l’écriture lorsque le bonheur marital est mis à fin par la mort précoce de son mari. Dès son entrée en littérature, Cottin prend soin de conditionner son acte d’écriture de manière négative : à bien lire ces (para)textes, la plume lui sert en premier lieu de compensation pour une vie en solitude. En outre, le passage à la publication est motivé par des contraintes externes. Du moins, telle est la scénographie légitimante dont elle fait accompagner la publication de son premier roman, Claire d’Albe, en 1799.14 Ainsi, sa décision de publier ce roman sentimental qu’elle destine de prime abord à une lecture privée aurait été inspirée d’un geste d’altruisme envers un ami de son mari. Sa parution en tant que femme auteure sur la scène publique est aussitôt suivie d’une dénégation auctoriale des plus fermes. Pareillement, dans une lettre écrite en avril 1800, Cottin fait montre d’une dépréciation des femmes auteures, souscrivant pleinement à l’idée reçue d’une féminité nécessairement vécue dans l’ombre : Ne croyez pourtant pas ma bonne amie que je sois partisane des femmes auteurs, tant s’en faut. […] Il me semble que la nature ne donna un cœur si tendre aux femmes qu’afin de leur faire attacher tout leur bonheur dans les seuls devoirs d’épouse et de mère, et ne les priva de toute espèce de génie que pour ôter à leur vanité le vain désir d’être plus qu’elles ne doivent. Que s’il est permis à quelques-unes d’exercer leur Valérie COSSY, « Jane Austen (1775-1817), Isabelle de Montolieu (1751-1832) : autorité, identité et légitimité de la romancière en France et en Angleterre au tournant du dix-neuvième siècle », in : Catherine MARIETTE-CLOS & Damien ZANONE, op. cit., p. 191204 (ici, p. 196-197). 14 Silvia LORUSSO, Le Charme sans la beauté, vie de Sophie Cottin, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 141. 13
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plume, ce ne peut être que pour exception et lorsque leur situation les dégage de ces devoirs […].15
Si la femme auteure reste en principe inconcevable aux yeux de Cottin, l’ambition publique de femme intellectuelle étant irréconciliable avec sa vocation maternelle, l’incapacité (biologique ou sociale) de réaliser cette vocation ouvrirait pourtant la voie à une condition d’exception qui, par sa nature même, ne ferait que corroborer les devoirs domestiques comme la condition par défaut. Dans le cas de Sophie Cottin, la position exceptionnelle qui semble avoir déterminé et informé sa vie d’auteure a d’ailleurs été étudiée plus en profondeur ces dernières années, notamment sous l’influence des gender studies. De nombreuses études ont en effet étudié les interférences entre les prises de position de l’auteure dans le champ littéraire et les stratégies narratives ou encore les choix thématiques dans ses romans sentimentaux.16 Plus récemment, les biographies de Mme de Clauzade, sous le nom de plume d’Arnelle, et de Leslie Sykes17 ont été complétées – et, le cas échéant, corrigées – par l’œuvre de Silvia Lorusso. Sa nouvelle biographie, qui s’inspire plus directement des lettres inédites de Sophie Cottin, a contribué à creuser les multiples interférences entre la vie et l’œuvre de cette romancière à contrecœur. Les correspondances de Cottin constituent également le point de départ de cet article, qui mettra en avant les enjeux représentationnels des lettres dans les autoportraits intellectuels, manifestement complexes, de cette femme auteure. Comme il sera illustré par la suite, ses portraits épistolaires intéressent par leur statut intermédiaire et relationnel (entré privé et public, entre réalité et fiction, entre le ‘je’ et ‘l’autre’). Suivant le principe de ‘l’effet-destinataire’, ces lettres permettent de découvrir, de par leur nature pragmatique, les mécanismes relationnels sous-jacents à la négociation d’une position d’autorité qui demande d’être reconnue par autrui. Cette reconnaissance externe est d’autant plus nécessaire aux femmes par leur manque de reconnaissance inhérente. À cet égard, nombreux ont été les chercheurs à désigner l’épistolaire comme un espace textuel particulière15
Ibid.¸p. 139. Voir entre autres Brigitte LOUICHON, op. cit. ; Brigitte LOUICHON « Sophie ou le paradoxe du succès », in : Catherine MARIETTE-CLOS & Damien ZANONE, op. cit., p. 221-240 ; Catherine CUSSET, « Sophie Cottin ou l’écriture du déni », Romantisme, n° 77, 1992, p. 25-31 ; Michael J. CALL, Infertility and the Novels of Sophie Cottin, Newark, University of Delaware Press, 2002. 17 Leslie Clifford SYKES, Madame Cottin, Oxford, Basil Blackwell, 1949; ARNELLE (pseud. de Mme de Clauzade), Une oubliée, Mme Cottin, d’après sa correspondance, Paris, Plon-Nourrit, 1914. Pour un aperçu détaillé des sources biographiques, voir Silvia LORUSSO, op. cit., p. 320-326. 16
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ment approprié au processus de présentation de soi. Ainsi, comme l’affirme Brigitte Diaz, l’écriture épistolaire repose sur un double mécanisme, représentationnel et performatif : Entre diction et fiction de soi, l’autoportrait épistolaire relève d’une double logique : se dire et se faire – avec cette particularité que, dans la lettre, dire c’est toujours déjà faire. L’autoportrait – qu’il soit diffus, égrené lettre à lettre, ou rassemblé en un cliché emblématique – est une étape obligée et récurrente de toutes ces correspondances, comme s’il en était l’intention première et le moteur d’écriture ; c’est là un paradoxe de la correspondance, où l’on s’adresse à l’autre pour se trouver soi-même.18
Surtout pour les femmes, la correspondance a souvent été « le vecteur privilégié d’une réflexion dialogique sur l’identité, les places et les postures sociales autorisées ou désirées ».19 De manière plus générale, cette étude de quelques autoportraits épistolaires de Sophie Cottin servira donc à illustrer la nature essentiellement relationnelle et hybride de la pratique littéraire et intellectuelle aux Lumières. Ce faisant, elle s’inscrit dans le droit fil des recherches de Susan Dalton20, Dena Goodman21 et Brigitte Diaz22, qui ont déjà souligné la place primordiale qu’occupent l’épistolaire et d’autres formes de réseautage dans les vies et carrières des femmes (auteures) d’Ancien Régime. La position de la femme comme un être « relationnel » – qui agit, voire se définit, par rapport à autrui – a du reste été amplement théorisée sous différents angles d’approche,23 parmi lesquels la philosophie éthique.24 Toujours est-il que ces contraintes étaient 18 Brigitte DIAZ, « Avant-propos », in : L’Épistolaire au féminin: Correspondances de femmes (XVIIIe-XXe siècles), Caen, PU, 2006. 19 Ibid. 20 Susan DALTON, Engendering the Republic of Letters. Reconnecting Public and Private Spheres in Eighteenth-Century Europe, Montréal & Kingston – Londres – Ithaca, McGill – Queen’s University Press, 2003. 21 Dena GOODMAN, Becoming a Woman in the Age of Letters, Ithaca – Londres, Cornell University Press, 2009. 22 Voir supra, note 18. 23 Notamment de celui de l’analyse du discours : dans Images de soi dans le discours (1999), Ruth AMOSSY insiste en effet sur le fait que la légitimité même de tout acte de parole nécessite la présence d’autres voix. 24 Pour un apercu critique, voir Susan J. BRISON, « Personal Identity and Relational Selves », in : Ann GARRY, Serene J. KHADER & Alison STONE (dir.), The Routledge Companion to Feminist Philosophy, New York, Routledge, 2017, p. 218-230. Comme le résume Susan Brison, plusieurs philosophes féministes ont en effet stipulé que l’autodéfinition relationnelle (the relational self) des femmes est motivée (au moins en partie) par des contraintes terminologiques (masculines) imposées, qui complexifieraient toute tentative de construction narrative du moi (self) au féminin.
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d’autant plus prégnantes dans un contexte historique où la parole féminine était essentiellement limitée au plan domestique, alors que la voix publique des femmes restait plus souvent muette, et était même activement rejetée. AUTOPORTRAIT PARATOPIQUE ET DÉNI DE RECONNAISSANCE L’œuvre de Sophie Cottin est manifestement balisée par les contraintes sociales et institutionnelles évoquées ci-dessus ; qui plus est, elle est innervée d’un paradoxe qui s’avère à plusieurs égards constitutif de son œuvre. À première vue, son parcours littéraire célébré atteste les mérites d’une vie consacrée à l’écriture romanesque ; en même temps, dans ses lettres comme dans ses romans elle s’inscrit en faux contre l’idée même d’une émancipation des femmes dans et grâce à la fiction. Dans le cas de Sophie Cottin, cette stratégie de dissociation dépasse le recours presque obligatoire au topos de ‘modestie’ que l’on trouve chez nombre de femmes auteures. A bien lire son œuvre et ses écrits intimes, elle se façonne une trajectoire de portraits d’auteur qu’on pourrait appeler paratopiques, en ce sens que pour elle le rejet même d’une auctorialité au féminin dans ses textes nourrit au final (et paradoxalement) le processus même de création et de légitimation auctoriale. Selon la définition de Maingueneau, la paratopie désigne la condition créatrice d’un(e) auteur(e) en termes d’appartenance et de non-appartenance à la fois à la société, et à son propre champ discursif plus en particulier.25 Elle met à profit la rencontre entre le biographique et le textuel pour évoquer un lieu « dont il faut se libérer par la création et […] que la création approfondit ».26 Pour Sophie Cottin, le rejet de l’auctorialité est l’un des fils rouges de son parcours littéraire, thématisé dans ses paratextes, ses fictions et ses lettres, même si de manières variables. Devenue écrivaine, mais critique envers l’idée même d’une auctorialité au féminin, Cottin témoigne dans sa pratique 25 Voir aussi l’entretien de David MARTENS avec Dominique MAINGUENEAU, « Paratopie et discours littéraire. Entretien avec Dominique Maingueneau. Propos recueillis par David Martens », Atelier de théorie littéraire/Fabula, 2016, www.fabula.org/atelier.php?Paratopie_ et_discours. 26 Dominique MAINGUENEAU, Trouver sa place dans le champ littéraire. Paratopie et création, Louvain-la-Neuve, L’Harmattan, 2016, p. 26. Maingueneau y définit la paratopie comme « [l]ocalité paradoxale, paratopie, qui n’est pas l’absence de tout lieu, mais une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu : impossibilité de se clore sur soi et impossibilité de se confondre avec la société ‘ordinaire’, nécessité de jouer de et dans cet entre-deux ».
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littéraire, tout comme dans ses lettres, d’un positionnement qui met en dialogue l’exclusion et l’inclusion, le déni et l’affirmation. Or à plusieurs moments, ce parcours de légitimation paratopique prend aussi la forme d’une tension entre la reconnaissance comme identification de soi (au détriment d’autrui) d’une part, et la reconnaissance comme affirmation mutuelle (mais à travers et dans la différence) d’autre part. Pour illustrer ceci, nous nous proposons d’étudier de plus près une partie bien ciblée de la correspondance de cette auteure, avec un petit détour romanesque. Avant d’entamer cette lecture, il importe de rappeler que la carrière de Cottin a été brève, mais intense. Après quelques essais non publiés, elle débute en 1799 avec le roman sentimental et épistolaire, Claire d’Albe, dont le succès est immédiat et qui est aussitôt suivi d’un second roman, ‘à l’anglaise’ cette fois, Malvina (1800). Suivent alors Amélie Mansfield en 1802 et Mathilde, ou mémoires tirés de l’histoire des croisades en 1805. Un an plus tard, elle publie son dernier roman, Elisabeth ou les exilés de Sibérie. Or pour reconstruire la biographie de Sophie Cottin, la source principale a été sa correspondance, dont une partie considérable était adressée à Julie Verdier, son héritière, et qui est aujourd’hui conservée au département des Manuscrits et Archives de la Bibliothèque Nationale. Dans ce vaste dossier épistolaire, nous avons sélectionné quelques lettres qui nous informent particulièrement sur d’une part le positionnement paratopique des premières années et d’autre part les stratégies de présentation de soi certes plus affirmées mais toujours complexes de la fin de la carrière littéraire de Cottin. Plus en particulier, nous allons examiner trois brouillons où elle s’adresse à d’autres femmes intellectuelles,27 pour ensuite nous pencher sur un recueil de lettres envoyées lors d’un voyage en Italie (écrites à l’automne 1806).28 Pour les brouillons, nous nous trouvons devant le double défi que les lettres ne sont pas datées et que le/la destinataire n’a pas été identifié(e) avec certitude. Concernant le brouillon pour Constance de Salm, la version définitive a été retrouvée dans la correspondance de cette dernière29 ; pour les brouillons prétendument adressés à Mme de Staël, plusieurs indices permettent pour le moins d’associer ces deux lettres à un épisode particulièrement mouvementé, où Cottin a en effet dû prendre position par rapport à Germaine de Staël (voir infra) suite à quelques commentaires controversés 27 Catalogué à la BNF (Archives et Manuscrits) sous NAF 15984 : « Lettres de divers correspondants à Sophie Cottin ». 28 Catalogué à la BNF (Archives et Manuscrits) sous NAF 15973 : 1806, « Lettres d’Italie ». 29 Voir à ce sujet LORUSSO, op. cit., p. 252.
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dans son roman Malvina.30 Quoi qu’il en soit, ces brouillons sont manifestement destinés à deux femmes auteures au statut public nettement plus affirmé. Inutile de remettre à l’esprit que les femmes auteures en question étaient des voix reconnues, mais critiques (et critiquées) dans le paysage littéraire de l’époque. Elles se faisaient notamment remarquer par leur défense ouverte d’une participation active des femmes au domaine artistique. Or, pour bien mesurer l’enjeu et la tonalité des lettres en question, il importe de remonter aux premières années de la carrière de Sophie Cottin. Dans le cas de Constance de Salm surtout, la lettre de Sophie Cottin se lit différemment par son inscription dans l’élan critique qui conditionne son début littéraire. Constance de Salm, pour sa part, avait en effet publié plusieurs « épîtres », dont une Épître aux femmes en 1797, texte polémique où elle contestait les réactions dépréciatives des hommes et le destin de subalternité qu’ils réservaient aux femmes : Nos talents, nos vertus, nos grâces séduisantes, deviennent à ses yeux des armes dégradantes […] Il fait de la douceur notre seule vertu … […] C’est la soumission qu’il exige de nous…31
L’un des arguments principaux rejetés par Constance de Salm était la conviction d’un abîme prétendument infranchissable entre les devoirs domestiques des femmes d’une part, et leur engagement intellectuel de l’autre. Argument auquel Sophie Cottin souscrit pourtant pleinement, dès le début de sa carrière, dans ses lettres privées comme dans sa fiction. Ainsi, dans le dossier de la Bibliothèque Nationale consacré à Cottin l’on trouve également une Épître à Eglé, qu’on a longtemps cru perdue,32 où elle prend manifestement position contre les femmes auteures. Quand elle envoie cette épitre au moraliste et homme de lettres Charles Albert Demoustier, la lettre qui l’accompagne atteste son hésitation (et son « tourment ») devant la prise de parole. Nettement consciente de ce que son acte d’écriture conteste ses convictions intimes sur l’écriture au féminin (même si l’Épître n’a jamais été publiée), elle prend soin de souligner aussitôt sa position sociale hors-norme : Voir à ce sujet LORUSSO, ibid., p. 148. Constance de SALM, Épître aux femmes, in : Œuvres complètes, Paris, Firmin-Didot, 1842, t. 1, p. 5, cité dans LORUSSO, ibid. 32 Voir à ce sujet LORUSSO, ibid., p. 250 et SYKES, op. cit. 30 31
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lorsqu’une femme aimable nous lut au lycée une épitre adressée à son sexe, j’applaudis à son talent et à sa grâce, mais loin d’être convaincue par ses raisons je fus tourmentée du désir de lui répondre, j’y cédai, j’ai été assez sage pour ne pas le dire, et si je ne l’ai pas été assez pour ne pas le faire, voici mon excuse, je suis veuve, je n’ai point d’enfants, je n’ai que 25 ans […]33
D’emblée, l’auto-désignation auctoriale de Cottin se nourrit d’un désir intime d’opposition, de déni, qui semble ici d’ailleurs s’orienter vers Constance de Salm (« une épître adressée à son sexe »). Cet engagement est en même temps vécu, et reconnu, comme un « tourment », comme un déchirement. En d’autres termes, pour Sophie Cottin l’acte de publication semble trouver sa raison d’être – voire, sa légitimation – dans un déni formel de l’émancipation féminine, et surtout de son expression artistique publique. Ainsi, lorsqu’elle assume à son tour le rôle d’auteure, ce n’est pas seulement parce qu’elle ne répond pas à l’idée conventionnelle de la féminité (son état de veuve sans enfants désignant une sorte de double défaut), mais aussi – et peut-être surtout – par son désir pressant de manifester une contre-voix, qui résiste au discours émancipatoire de certaines femmes auteures de l’époque. Pour répondre à cet appel, il lui faut renoncer à l’ombre, prendre la plume à son tour et passer à l’écriture. L’on pourrait évidemment argumenter que ce déni d’auctorialité qui marque les premiers pas réticents d’une auteure débutante dans le domaine littéraire n’a en soi rien de surprenant. Pour les femmes surtout, le refus (initial) de reconnaissance publique, souvent associé à un ethos de femme modeste, semble faire partie intégrante de leur trajectoire d’auteure. Toujours est-il que, pour Cottin, cet acte de défiance semble constitutif, en ce sens qu’il était pour ainsi dire ancré dans le profil d’auteure qu’elle se dessine tout au long de sa carrière, jusqu’au point d’en devenir la source de légitimation. C’est encore cette paratopie genrée qui marque la parution de son second roman, Malvina, en 1800. Sa prise de position ambiguë concernant l’écriture au féminin, d’abord seulement exprimée en cercle intime, y prend une tournure publique lorsqu’elle se hasarde à mettre à profit le cadre imaginaire du récit romanesque pour véhiculer ses idées par le truchement de la fiction. Cette approche ne passe évidemment pas inaperçue du côté de la presse. Ainsi, Cottin attribue à Mistriss Clare, personnage romancière dans Malvina, une note critique au sujet de la femme auteure « publique », c’est-à-dire celle qui ne se borne pas à une vie dans 33
Lettre de Sophie Cottin à Charles Albert Demoustier, BNF, NAF 15980, f°129r.
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l’anonymat de l’espace privé, mais qui se fait publier, voire qui revendique volontiers la reconnaissance publique : « qu’une femme écrive un roman, apprenne une science, ou travaille l’aiguille, cela est fort égal, pourvu qu’elle reste dans son obscurité ».34 En d’autres termes, dans le discours de Mistriss Clare, le rejet explicite de la femme intellectuelle se présente comme une démarche dissociative face aux femmes qui font montre d’une forte présence publique, comme Mme de Genlis, Germaine de Staël ou encore Constance de Salm. Dans une note de bas de page, l’instance auctoriale dévalorise même catégoriquement toute publication de femme à prétention intellectuelle : Mais qu’on me cite une qui ait tracé un ouvrage philosophique, une pièce de théâtre, enfin une de ces productions vastes qui demandent une méditation longue et réfléchie, et qui puisse se mettre au niveau de nos littérateurs de la seconde classe. Je me tairai, et je conviendrai que cette femme peut ressembler aux hommes ; et j’en serai bien fâchée pour elle, parce que, selon moi, elle aura beaucoup perdu.35
Même si aucune auteure n’est explicitement ciblée, la portée absolue de l’accusation, ne permettant pas d’exception (même pas pour Staël ou Genlis), fait que l’auteure se voit à son tour soumise aux mécanismes dépréciatifs de l’opinion publique. Aussi, en dépit des stratégies adoptées (le recours à l’anonymat, le cadre fictionnel,…), la note est-elle aussitôt décortiquée dans la presse et reçue comme une attaque des femmes auteures dites reconnues.36 La réception du livre prend une telle ampleur qu’elle pousse Cottin à entrer définitivement dans la logique du débat public. Cottin ne tarde en effet pas à réagir, en supprimant le passage en question dans la seconde édition de Malvina, et en faisant précéder son troisième roman, Amélie Mansfield, d’une apologie. Paradoxalement, c’est sa défense passionnée de la femme (auteure) modeste et privée qui conduit Cottin vers une polémique publique. De toute évidence, celle-ci ne sied aucunement au caractère – ou faudrait-il dire à la posture – auctorial(e) qu’elle s’était façonné(e) de prime abord. Ainsi, l’auctorialité publique de Sophie Cottin se définit-elle a priori au sens négatif, faisant montre d’un déni de se reconnaitre soi-même comme auteure. En outre, cette dénégation se nourrit d’une stratégie de dissociation active par rapport aux femmes auteures qui, elles, occupent le devant de la scène littéraire. 34 [Sophie COTTIN], Malvina, par Madame ***, auteur de Claire d’Albe, Paris, Maradan, 1800, vol. 2, p. 83. 35 Ibid. 36 Voir à ce sujet LORUSSO, op. cit., p. 146.
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CORRESPONDANCE D’AUTEURE : DU
DÉNI À LA RECONNAISSANCE D’AUTRUI
Dans ce contexte polémique, l’intimité de la correspondance privée s’offre comme une voie alternative à l’abri de l’opinion publique, éternelle source de préoccupation pour Cottin. C’est peut-être encore ce refus d’une association publique avec d’autres femmes auteures qui explique pourquoi les brouillons à Germaine de Staël n’ont – à ce qu’il paraît – jamais abouti à une prise de contact réelle. À l’heure actuelle, l’on ne peut que deviner si ce contact non-établi aurait des raisons purement pratiques, ou s’il s’explique en effet par certaines réserves de la part de Cottin, surtout dans ses rapports avec Mme de Staël. Dans une lettre adressée à son ami Jean Devaines,37 Cottin discute longuement de l’affaire Malvina, s’y montrant toujours assez réticente devant la possibilité d’un échange épistolaire aux traces visibles : « si vous croyez que cette lettre peut détruire le soupçon de Madame de Staël, montrez-la lui mais ne la lui donnez pas ».38 Dans la même lettre, Cottin évoque pourtant également « le monde bien différent où Mme de Staël et moi sommes destinées à vivre ».39 Posé dans ces termes, l’écart auquel est fait référence ne désigne pas forcément un rejet conscient du parcours intellectuel de Germaine de Staël, mais plutôt le constat d’une incompatibilité de parcours (de vie et d’auteur) que Cottin semble même regretter (« en m’interdisant la possibilité d’être connue d’elle »). Cette lecture se confirme quand on étudie l’autoportrait façonné par Cottin dans les brouillons conservés aux archives. L’état provisoire et fragmentaire de ces lettres s’avère particulièrement révélateur de la nature intime de la reconnaissance, qui reste toujours une condition fragile. Ces quelques paragraphes couchés sur papier par Cottin permettent en même temps de documenter – ne fût-ce qu’en partie – sa pratique de négociation, susceptible de mettre en marche un processus relationnel d’affirmation (de soi et d’autrui). L’hésitation de l’auteure devant l’entrée en contact se reflète ainsi dans la matérialité des brouillons, dont la structure décomposée, effet de nombreuses ratures, signale une tendance à l’autocorrection, voire à l’autocensure. À la différence des manifestations publiques de Cottin, entées sur un discours de dissociation genrée, ses réflexions sur l’auctorialité au féminin y prennent moins la forme d’un refus de l’altérité de ces femmes auteures que comme la recherche hésitante d’une reconnaissance mutuelle. Dans les brouillons destinés à Germaine de Staël 37 38 39
Sophie Cottin à Devaines, lettre non datée, BNF, NAF 15980, f° 160-161. Ibid., f°161. Ibid.
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surtout, transparaît un désir de reconnaissance de soi en tant que femme auteure qui se nourrit (enfin) de la reconnaissance d’autrui. Pour développer davantage cette idée, il importe d’examiner de revenir d’abord sur la lettre à Constance de Salm. Ce premier brouillon s’ouvre encore sur la dichotomie entre le silence imposé (la condition féminine par défaut, pleinement assumée par Cottin) et la prise de parole, laquelle est accordée à l’effet enthousiasmant des œuvres de Constance de Salm40 : Si la crainte de vous distraire de vos travaux dispose au silence, l’envie de vous en remercier engage à le rompre, elle doit s’augmenter sans doute en proportion des plaisirs qu’on tient de vous, aussi plus on vous lit, plus elle devient irrésistible, et si je finis par y céder madame cette faute si l’en est une est plus la vôtre que la mienne.41
L’écriture épistolaire est comme imposée à Cottin et, qui plus est, directement motivée par une lecture ‘reconnaissante’. Ainsi, il importe de souligner que Cottin adopte dans ce brouillon non pas la position d’auteure, mais plutôt celle subalterne d’une ‘lectrice’ transportée. Dans l’intimité du discours épistolaire, elle se hasarde à exprimer son estime pour la témérité ou, pour citer l’épistolière, pour « la colère » qu’elle retrouve dans les écrits de Constance de Salm. La posture paratopique de Cottin résonne dans les références à « la profonde obscurité » de sa vie, censée justifier à quel point elle « ignore l’effet qu’a produit dans le monde littéraire, votre opinion sur les gens de lettres ». Aux bruits du monde s’oppose la lecture intime et personnelle (et de là sans doute plus authentique) de Cottin : mais s’ils [les gens de lettres] portent un cœur comme le mien, émus à votre voix, pénétrés du charme et de la sagesse de votre raison, ils se seront hâtés de déposer à vos pieds les cabales et les intrigues, et d’y rendre hommage à la muse charmante […].42
Dans la suite, Cottin se positionne de manière conséquente à l’écart du paysage littéraire, façonnant une posture de femme solitaire qui est en plein contraste avec l’image d’auteure à succès et au parcours exceptionnel qu’elle projette sur Constance de Salm. Si association il y a, elle relève encore de l’impact des Epîtres sur l’expérience partagée d’une lecture « de femme », suscitant une reconnaissance collective (« et moi 40
Cottin y fait peut-être référence à l’Épître aux femmes (1797). Sophie Cottin à Constance de Salm (Madame de Pipelet), lettre non datée, BNF, NAF 15980, f° 340r. 42 Ibid. 41
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aussi je suis femme »), et non pas de la recherche d’un rapport plus personnel et équilibré entre deux femmes auteures : Tête à tête ainsi, à la campagne avec une amie jusqu’à présent les hommes presque seuls avaient fourni à nos lectures et passant avec eux alternativement, du noble au gracieux, du grave au doux, nous choisissions nos sociétés du soir selon la disposition du jour. Mais quelle douce satisfaction pour nous de retrouver tous ces tons dans les ouvrages d’une femme et enorgueillies de vos talents et de votre sexe, de pouvoir dire en voyant ces charmants écrits comme le Corrège devant un tableau de Raphaël -- et moi aussi je suis femme.43
La formule conclusive de sa lettre – où Cottin insiste sur l’authenticité de son admiration (évoquant ses « compliments vrais et sentis ») – ne fait d’ailleurs que corroborer la dichotomie entre privé et public. En même temps, la démarche dissociative de Cottin n’empêche que cette lettre témoigne d’une attitude plus mitigée envers l’auctorialité féminine publique. On est loin du rejet catégorique exprimé dans sa lettre à Demoustiers. Ensuite, le premier brouillon pour Germaine de Staël s’ouvre de même par une scénographie de connivence intime, susceptible, là encore, de légitimer l’échange épistolaire. Comme dans la lettre à Constance de Salm, l’entrée en contact épistolaire est établie sur la base d’une expérience de lecture. Lecture qui n’en permet pas moins d’annoncer, dans l’espace privé de la missive non-achevée, la reconnaissance du génie littéraire de Staël. Ainsi, Cottin, décrit-elle ses lectures comme « une corde sensible qui résonne à chaque ouvrage qui (lui) plait ». « Le vôtre », explique-t-elle à de Staël, « vient de la faire vibrer d’une telle manière que le son que vous lui avez fait rendre parcourt la distance immense qui nous sépare et arrive encore jusqu’à vous ».44 A priori, en adoptant la posture de lectrice, Cottin semble vouloir souligner une fois de plus sa position subalterne de réceptrice d’œuvres littéraires, faisant ainsi écho aux stratégies dissociatives par rapport aux « femmes de lettres » dans d’autres écrits. En même temps, la métaphore musicale des cordes vibrantes introduit aussitôt l’idée d’une relation esthétique qui n’est pas que réceptive, mais en revanche catalyseur du mouvement inverse. Dans l’expérience de Cottin, la lecture des œuvres de Staël crée une telle réaction (émotive et sonore) qu’elle « arrive encore jusqu’à [l’auteure] » malgré « la distance immense ». Ainsi, c’est à partir de sa position de lectrice ‘créatrice’ que Sophie Cottin en arrive à imaginer un éventuel rapprochement avec la femme auteure tant critiquée. 43 44
Ibid., f° 340v. Sophie Cottin à Germaine de Staël (?), lettre non datée, BNF, NAF 15980, f° 342r.
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Dans la suite, Cottin réoriente son rôle de lectrice, vu que dans l’exercice interprétatif son regard analytique s’ouvre à d’autres questions, plus directement liées à la réputation de Germaine de Staël comme « femme de génie » : Vous vous connaissez sans doute, vous savez bien si vous et vous font deux ou un, voilà ce qu’il faut que vous me disiez ; personne ne vous [dispute] l’esprit plusieurs vous accordent le génie ; moi je veux y joindre un cœur pur et bon, mais il n’y a que moi et vos ouvrages qui le voulions.45
Ce qui importe dans ce fragment, c’est la dernière phrase qui fait émaner Cottin comme une lectrice unique : désireuse de faire une lecture de la personnalité de Germaine de Staël qui soit plus intimement liée à la pureté esthétique de ses ouvrages, elle se profile en interprétatrice exceptionnelle, car seule capable d’une juste reconnaissance du cœur et de l’esprit de cette femme hors-norme. Or cette scène de lecture est l’entrée en matière d’un discours à la fois laudatif et critique, dans lequel l’identification et la valorisation de l’autre46 vont enfin de pair avec un appel à la reconnaissance de la part de cette autre. Ainsi, Cottin parait cultiver dans ces brouillons pour Germaine de Staël le projet (ou l’espoir) d’une entrée en contact avec l’auteure, susceptible d’aboutir à une reconnaissance mutuelle. Celle-ci serait pourtant fondée dans l’acceptation, voire dans la réclamation de la différence. En effet, Cottin fait toujours appel à l’autoportrait connu de « femme modeste » pour mettre en avant le contraste entre sa vie et celle de Mme de Staël : « vous aimez la gloire, vous êtes l’âme d’un cercle, votre feu anime tout ce qui vous entoure ». Ici, la scénographie de la connivence par la lecture intime, établie dans les premières lignes du brouillon, s’efface temporairement devant un discours dichotomique et différentiel, où l’épistolière ne cesse de souligner l’écart qui la sépare de sa destinataire : Je suis femme de votre âge voilà les seuls rapports qui sont entre nous, j’ai toujours vécu dans la retraite ignorée du monde, et n’ayant rien qui puisse me faire sortir de mon obscurité quand même je pourrai cesser de la chérir, vous voyez bien que de cela à vous il y a si loin que cette distance doit faire évanouir tout soupçon de rivalité.47
45
Ibid., f° 342v. « N’est-ce pas dans mon identité authentique que je demande à être reconnu ? Et si, par bonheur, il m’arrive de l’être, ma gratitude ne va-t-elle pas à ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont reconnu mon identité en me reconnaissant ? » (Paul RICŒUR, Parcours de la reconnaissance, Trois études, Paris, Stock, 2004, p. 11). 47 Sophie Cottin à Germaine de Staël (?), lettre non datée, BNF, NAF 15980, f° 342v. 46
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Le ton emphatique avec lequel Cottin prend de nouveau position dans l’obscurité pourrait s’expliquer comme une démarche d’effacement de sa voix d’auteure, déjà porteuse d’une critique médiatisée et peu appréciée de la femme intellectuelle. En même temps, cet effacement l’aide aussi à ouvrir la voie à une autre forme d’affirmation de soi, qui se justifierait par sa réputation non pas littéraire mais bien morale, cette fois-ci. Une fois les soupçons de rivalité artistique effacés, la voix de Cottin s’affirme en effet de manière plus nette, réclamant non pas la reconnaissance de son génie, mais celle de son autorité (de sa « vérité ») morale : aussi n’est-ce pas comme société que je m’approche de vous, je ne viens vous offrir que le seul côté par où je diffère peut-être de tout le monde ; je suis vraie non pas comme on l’est mais comme on devrait l’être.48
Forte de sa position en retrait et de son authenticité auto-proclamée – elle se dit en effet « guidée par cet amour de la vérité qui n’est « chez [elle] ni une vertu ni un effort mais un besoin impérieux »49 – Cottin semble enfin envisager la possibilité même d’une reconnaissance mutuelle, entée sur le génie créateur de l’une et sur la sagesse à la fois révélatrice et protectrice de l’autre : vous ne devez pas douter que comme femme et comme auteur vous ne soyez entourée des illusions de l’amour propre et qu’il serait trop heureux pour vous qu’une main sage et amie vous éclaira sur les [erreurs ?] ou elles peuvent vous enchainer.50
À lire ces extraits, c’est l’ethos de femme vertueuse, plutôt que la posture d’auteure reconnue, qui confère à Cottin sa valeur distinctive, autorisant de ce fait l’entrée en contact. L’isolement auto-imposé de Cottin, qui – à ce qu’elle prétend – la met bien à l’abri des « tourbillons du monde » serait, au final, la condition nécessaire à une forme d’association non pas intellectuelle, mais plus intime, qui n’en reflète pas moins une conscience partagée de la position fondamentalement paradoxale et paratopique de la femme écrivain.51 48
Ibid., f° 343r. Ibid., f° 343v. 50 Ibid. 51 Voir aussi : « je pourrai vous faire beaucoup de bien en vous faisant un récit fidèle de ce qu’on pense de ce qu’on dit de vous ; l’opinion du public ne vous arrive qu’au travers [l’encens] de la flatterie, et alors elle n’est pas pure, ou dans des critiques amères et pleines de fiel et, alors vous n’y croyez pas, il en résulte que vous vous formez une idée fausse de votre réputation. » (ibid., f° 343v). 49
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‘LETTRES D’ITALIE’ :
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DE LA CÉLÉBRITÉ
Alors que ces quelques brouillons (que nous venons d’analyser) expriment une vue plus intime sur la présentation de soi d’une auteure débutante, les Lettres d’Italie, envoyées à la cousine et confidente de Cottin, Julie Verdier, concernent l’étape ultime de sa carrière en tant qu’auteure célébrée. En dépit des études toujours plus nombreuses consacrées à l’œuvre de Sophie Cottin, les ‘Lettres d’Italie’ ont largement échappé à l’attention des chercheurs.52 Marijn Kaplan précise que seules sept lettres ont été publiées au fil du temps, surtout en raison du statut reconnu des destinataires en question.53 Témoin d’un voyage entamé en cercle intime54 le 28 août 1806 et prenant fin quatre mois plus tard,55 ce recueil atteste pourtant une activité épistolaire particulièrement prolifique et versatile.56 En outre, ces lettres intéressent par le fait qu’elles contiennent les derniers autoportraits intimes de Cottin, dressés à peine huit mois avant sa disparition, le 25 août 1807. À cela s’ajoute que c’est le seul recueil dans l’ensemble de la correspondance à nous informer de la renommée intellectuelle de Cottin en dehors de la France. De prime abord, Cottin semble reprendre dans ses dernières lettres l’articulation paradoxale entre affirmation et effacement de soi qui avait déjà orienté la tonalité des brouillons à Constance de Salm et Germaine de Staël. En même temps, les ‘Lettres d’Italie’ se prêtent à nuancer l’impression d’appartenance paradoxale au champ littéraire qui informe l’auctorialité de Cottin débutante. Si leur tonalité discrète fait écho à la profession de modestie des premières années, la récurrence même des scènes publiques, ainsi que l’insistance avec laquelle Cottin y décrit ses sentiments d’invasion suite à l’attention effrénée de ses lecteurs, font transparaître une auctorialité plus ouvertement assumée. Citons à ce sujet la scène suivante, insérée dans une lettre envoyée de Milan le 15 octobre 1806, où Cottin rend compte de l’embarras qu’elle éprouve à la découverte de sa célébrité en Italie :
52 Marijn KAPLAN, « Femininity, Faith and Philosophy. Sophie Cottin’s 1806 voyage to Italy », Women in French Studies, n° 22 (2014), p. 9-19: « Unlike her novels, Cottin’s letters and her graceful style of letter writing – which have received little attention from modern scholars – were known to only a few select correspondents » (p. 10). 53 Ibid., p. 11. 54 En compagnie de Mélanie Lemarcis, seconde épouse de son cousin. 55 Il est à noter que la dernière lettre, envoyée de Rome, date déjà de fin novembre, ce qui implique une période de silence épistolaire de plus d’un mois. 56 Le nombre de folios s’élève à 224. Voir BNF, NAF 15972.
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[I]l m’arrive chez les libraires de [M]ilan les mêmes aventures qu’à Paris : on me connait, on me nomme, on me regarde, on me fait taire : hier j’entre chez le premier venu, je demande la conjuration de Venise57. Un étranger vient demander des livres nouveaux, on lui présente Elisabetta58, il est ravi, il s’enchante d’avoir le nouvel ouvrage d’un pareil auteur, Melanie me voit rougir, elle éclate de rire, on me regarde, me voilà trahie et voilà comment les boutiques de libraire deviendront pour moi désormais des lieux interdits.59
Cette scène de dévoilement public, qui est manifestement vécue comme une intrusion par Cottin, corrobore l’image de la femme auteure réticente à affronter toute forme de reconnaissance publique. Qui plus est, cette expérience est explicitement ancrée dans un espace d’ordinaire considéré comme un lieu de consécration – fût-elle ‘marchande’ – à savoir la « boutique de libraire ». Or ce n’est sans doute pas tant l’orientation commerciale de l’espace en question, ni son rôle comme lieu de circulation des livres qui causent l’embarras de l’auteure, mais bien le fait qu’il donne lieu à la réception de ses ouvrages sous sa forme la plus immédiate, à savoir par la rencontre directe du lecteur fanatique comme exposant d’une opinion publique qui se fait de plus en plus pressante.60 La description du regard public qui dévoile un anonymat à ce qu’il semble toujours aussi chéri par Cottin fait manifestement écho à la découverte d’auctorialité par l’écriture de l’auteure débutante. Ces résonances n’empêchent pourtant que face à ce regard intéressé du lecteur italien, Sophie Cottin se profile aussitôt en auteure reconnaissable, c’est-à-dire digne ou du moins susceptible de reconnaissance. Tandis que l’acte de dévoilement est décrit comme une expérience peu confortable, l’épistolière n’hésite pas à se projeter sur le devant de la scène, ce qui suggère pour le moins qu’elle assume la réalité de sa notoriété. Dans ce passage comme dans d’autres lettres, Cottin semble en effet prendre plaisir à noter les éloges du lecteur avec une prolixité qui trahit l’attitude d’une femme auteure pleinement consciente de son succès international. La toute première phrase de l’extrait précité est Peut-être en référence à l’œuvre de SAINT-RÉAL, La Conjuration des Espagnols contre la République de Venise ? 58 Référence à Elisabetta ovvero gli esiliati in Siberia ; traduction d’Élisabeth ou les éxilés de Sibérie. 59 « Lettres d’Italie », BNF, NAF 15972, f124v. 60 Il est sans doute utile de citer ici l’étude d’Antoine Lilti, qui décrit la célébrité des « figures publiques » – d’ailleurs pour la plupart masculines – au tournant du XIXe siècle comme « un espace nouveau de pratiques et de discours, alimenté par les indiscrétions des journaux, par la circulation accrue des images et par la curiosité du public, dont les contemporains intrigués cherchent à comprendre les enjeux. » (Antoine LILTI, Figures publiques. L’invention de la célébrité, 1750-1850, Paris, Fayard, 2014). 57
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d’ailleurs particulièrement révélatrice à ce sujet, quand elle insiste sur le fait qu’« il [lui] arrive chez les libraires de Milan les mêmes aventures qu’à Paris ». Si cet extrait ne suffit pas à mesurer la réputation internationale de l’écrivaine, il s’inscrit en réalité dans une série de rencontres comparables, balisant le voyage en Italie. De passage à Genève, Cottin écrit une lettre à Julie le 3 septembre 1806, où elle se plaint des nombreuses visites dont elle se sent comme envahie (« je suis interrompue par des visites, tout le monde vient nous voir »).61 Or, il s’avère aussitôt que c’est encore l’auteure Cottin, et la publication de son dernier roman, qui suscite l’intérêt des Genevois : « il n’y pas une – [seule ?] – de ces personnes qui ne m’ai[t] parlé d’Elisabeth et pas une à laquelle je n’ai répondu ».62 Malgré la modestie affichée (sans doute en partie topique), l’emphase avec laquelle Cottin décrit les réactions unanimes du public participe pleinement au paradoxe pragmatique entre le dit (le déni de célébrité) et le dire (la récurrence des scènes) qui se tisse au fil des lettres. À plusieurs reprises, l’auteure fait montre d’une conscience critique de sa réputation, qui tend parfois vers l’ironie. Ainsi, dans une autre lettre, envoyée de Lausanne le 7 septembre, Sophie Cottin mentionne qu’on lui parle de « [s]a gloire » pour y ajouter que : « l’on ne néglige rien ici pour me faire tourner la tête et me persuader qu’elle ne m’est pas étrangère ».63 De même, elle ne manque pas d’observer, ni d’assumer d’ailleurs, les privilèges de son statut de femme célèbre. Ainsi, elle note que c’est bien la reconnaissance de son talent qui lui facilite l’accès aux « sociétés » brillantes en Suisse, tout comme en Italie. « Voyons si Venise réussira mieux auprès de moi : il est vrai que dès le lendemain de mon arrivée, un certain mr. Monti primo poetà de l’Italie vint me voir et me présenter à plusieurs personnes comme la célèbre mme Cottin »,64 note-t-elle dans une lettre envoyée le 28 septembre. De même, la « faveur extrêmement rare » d’une visite guidée aux fastes intérieurs d’une villa romaine, en compagnie du consul français, est attribuée à « l’extrême bienveillance que ma mathilde65 […] lui a donné pour moi ».66 Dans une autre scène d’acclamation publique, la plume de Cottin se prête à une description théâtrale de l’empressement importun de quelques lecteurs à l’heure du thé : 61
« Lettres d’Italie », BNF, NAF 15972, f°17r. Ibid. 63 Ibid., f°23v. 64 Référence à Vincenzo Monti (1754-1828), représentant de l’esthétique néoclassique, mais qui reste de nos jours connu pour sa traduction de l’Iliade. Ibid., f° 88r. 65 Référence à Mathilde, ou mémoires tirés de l’histoire des croisades (1805). 66 Ibid., f° 147r. 62
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Hier au soir je fus prendre le thé avec Mélanie chez une belle sœur de mme [Mertreyat/Mestrezat ?], il y avait un monde inouï, chacun voulait m’être présenté, me dire un mot, on fit un cercle, me semble, un triple cercle, autour de mon fauteuil ; j’étais surprise et intimidée sans doute, mais je n’éprouvai pas moins cette espèce d’enivrement qui fait qu’on veut s’efforcer de se montrer plus brillante qu’on n’est créé pour l’être, ni ce chagrin secret de n’avoir pas répondu à l’idée qu’on avait […] il me semble que je suis restée simple et naturelle comme dans ma chambre […].67
La mise en scène très détaillée, qui situe Cottin dans un fauteuil entouré de ce « monde inouï », disposé au sein d’un « triple cercle », contribue à spatialiser ses sentiments de hantise devant la curiosité effrénée d’un public qui s’infiltre toujours plus dans la sphère privée ; mais Cottin n’en assume pas moins l’impératif de performance qui s’ensuit. Le désir intime (« l’enivrement ») qu’elle affiche, de faire correspondre sa posture aux attentes, de vouloir consolider, voire dépasser l’image projetée de l’extérieur par quelque démonstration publique de son génie, n’est aucunement infirmé par l’affirmation peu convaincante de « simplicité » et de « naturel » dans la phrase suivante. Se montrant de prime abord intimidée par l’intérêt de ses admirateurs, Cottin ne s’y profile pas moins en personnalité connue et reconnue, participant pleinement – ne fût-ce qu’un moment – aux mécanismes de la célébrité. CONCLUSION À la fin de sa carrière, Sophie Cottin ne semble plus ressentir l’urgence de prendre position envers les autres femmes, surtout celles qui se sont plus ou moins confortablement installées dans l’espace public. Si sa plume se prête à la mise en scène d’une auctorialité au féminin, c’est bien de sa propre position de femme auteure qu’il s’agit. Sa condition paradoxale, voire paratopique, pleinement revendiquée au début de sa carrière, ne semble plus vécue comme déstabilisante. Ainsi, au « besoin impérieux » du déni intellectuel semble se substituer un effacement des plus conventionnels et topiques. Il est donc peu surprenant que les autres femmes auteures ne sont que rarement évoquées dans les ‘Lettres d’Italie’. Si Sophie Cottin y reprend l’argument de la célébrité condamnable, évoquée dans ses paratextes comme dans son brouillon pour Germaine de Staël, c’est bien au sujet d’un des auteurs philosophes les plus consacrés des 67
Ibid., f° 23r.
PORTRAITS DE FEMMES AUTEURES DANS LES LETTRES DE SOPHIE COTTIN
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Lumières qu’elle s’exprime. Dans une lettre envoyée le 14 septembre, elle partage son expérience de désenchantement lors de sa visite au château de Voltaire à Ferney. En route pour le château, Cottin anticipe sur la découverte de ces terres sacrées par une scène imaginaire, envisageant « tous les beaux esprits, les dames célèbres et les Princes qui avaient passé par là pour aller rendre hommage à Voltaire ».68 Ne trouvant personne dans un endroit pourtant devenu mythique, elle rencontre un vieux curé dans les jardins du château, qui prétend avoir vu « arriver, vivre & mourir Voltaire »69 et qui se présente aussitôt en source démystificatrice, partageant des détails peu appétissants sur la vie quotidienne du philosophe. Cette même expérience de désenchantement semble inciter Sophie Cottin à rappeler son rejet de la « célébrité, la gloire, le génie » qui ne seraient au fond que « des vanités » superficielles, d’une influence tout à fait dérisoire : ce curé qui nous racontait tout cela dans les jardins silencieux, me semblait un vieux débris qui restait là comme un monument du temps passé, comme une ombre qui revenait dire aux vivants, que tout ce qu’il y a de plus brillant parmi les hommes, que la célébrité, la gloire, le génie, ne sont que des vanités qui n’ont de plus que les autres qu’un peu plus d’éclat, et un jour de plus.70
D’une certaine façon, la double métaphore articulée dans ce dernier passage, opposant le silence à la parole, et l’éclat des vanités du monde à l’ombre du (temps) passé nous invite à revisiter une dernière fois la logique paratopique, oscillant entre l’appartenance et la non-appartenance, la lumière et l’ombre, qui avait orienté les prises de position de l’auteure débutante ‘à contrecœur’. Alors que ces échos remettent à l’esprit la revendication d’une autorité morale dans les premiers écrits de Sophie Cottin, alors fondée dans le rejet de toute réclamation de reconnaissance publique, ils n’en révèlent pas moins que, à force de répéter l’acte d’écriture, de ‘faire carrière’ malgré tout, la paratopie de la femme auteure ‘malgré soi’ se transforme en simple paradoxe pragmatique.
68 69 70
Ibid., f° 45r. Ibid., f° 46r. Ibid.
RECONNAISSANCE ET SCÉNOGRAPHIE DU TRADUCTEUR DANS LES TRADUCTIONS NÉERLANDAISES DES LIAISONS DANGEREUSES Kris PEETERS (Université d’Anvers)
RECONNAISSANCE LITTÉRAIRE ET INVISIBILITÉ DU
TRADUCTEUR
Le thème de la reconnaissance littéraire se prête, aussi, à une réflexion sur la traduction littéraire, fût-ce sans doute, au vu des divers spécialismes dont portent témoignage les contributions à ce beau volume d’hommages, avec moins d’évidence que s’il s’agissait ici d’analyser la reconnaissance littéraire comme thème narratif, ou la reconnaissance, par le lecteur d’un texte littéraire original, d’un auteur, d’une main, d’un style. Pourtant, dans la république mondiale des lettres, la traduction est un phénomène fort important et dont bénéficient sans exception les œuvres canonisées.1 Grâce aux traductions, le lectorat d’un James Joyce, par exemple, est multiplié par un facteur 7, environ, de quelque 400 millions d’anglophones à plus de trois milliards de lecteurs possibles.2 Aussi la traduction est-elle un instrument clef de l’inscription des œuvres dans la littérature mondiale, et donc une forme de reconnaissance littéraire dont on ne saurait que difficilement surestimer l’importance. Or, si les traductions sont un signe de reconnaissance littéraire voire une condition sine qua non de la canonisation internationale des œuvres, la reconnaissance littéraire pour les traducteurs de ces œuvres est quasi inexistante. Le traducteur d’un texte littéraire demeure généralement ‘invisible’ dans le texte qu’il a traduit, souvent même invisible en couverture.3 Son lecteur est généralement convaincu, par ce qu’il m’est arrivé d’appeler 1 Voir à cet égard Pascale CASANOVA, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 2008 (19991). 2 Ulysses a été traduit, et souvent plusieurs fois, en une trentaine de langues nationales et régionales européennes et, aussi, en turc, en russe, en arabe, en chinois, en coréen, en japonais, en malayalam. Voir Patrick O’NEILL, Polyglot Joyce, University of Toronto Press, 2005. 3 Sur l’(in)visibilité du traducteur, voir Lawrence VENUTI, The translator’s invisibility. A history of translation, Londres, Routledge, 2008 (1995).
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KRIS PEETERS
une ‘willing suspension of distrust’,4 que le travail du traducteur, humble porte-parole au service de l’auteur, assure l’accès – fût-ce par le biais d’un texte en une autre langue mais que le lecteur considère être ‘équivalent’ ou ‘fidèle’ à l’original – au contenu, à la construction narrative, voire au style d’un texte premier, dans un texte second dont le responsable premier demeure à ses yeux l’auteur original. Qui lit Madame Bovary en anglais, Ulysses en français, ou Les liaisons dangereuses en néerlandais est convaincu de lire Flaubert et non pas Eleanor Aveling-Marx (1886), Geoffrey Wall (1992) ou Lydia Davis (2010) ;5 Joyce et non pas Auguste Morel (1937) ou Jacques Aubert (2004),6 Laclos et non pas Adriaan Morriën (1954), Renée de Jong-Belinfante (1966) ou Martin de Haan (2017).7 Il est même courant que le grand public, voire que les critiques littéraires professionnels commentent les qualités stylistiques d’un auteur qu’ils (n’)ont lu (qu’)en traduction, comme si, en traduction, la forme rendait – ou devait rendre – un contenu et un style littéraires inchangés. C’est présupposer que le traducteur était non pas d’abord un lecteur, un interprète subjectif donc du texte à traduire, puis un écrivain créateur d’un texte nouveau, d’une forme autre, dans laquelle il essaie, tant bien que mal, de couler le matériel que contient son texte source, tout en se heurtant aux nombreuses limites que lui imposent la langue et la culture d’arrivée dans lesquelles il doit faire accueillir son texte. C’est faire, en bref, comme si le traducteur était une espèce de portail magique de reproduction objective ou une merveilleuse machine de transcodage parfaitement transparent. En conséquence de cette idéologie de la transparence,8 le traducteur se voit d’ailleurs 4 Kris PEETERS, « Traduction, retraduction et dialogisme », Meta 61 : 3, 2016, p. 629649. L’expression s’inspire de la célèbre formule de Samuel Coleridge (Bibliografia literaria, 1817, ch. XIV), « willing suspension of disbelief », la suspension volontaire de la non-croyance qui permet au lecteur d’accepter les prémisses du médium fictif bien qu’elles soient impossibles dans le monde réel. 5 Madame Bovary. With an Introduction and Notes by Chris Kraus. Translated by Eleanor Marx Aveling. New York, Barnes & Noble Classics, 2005 ; Madame Bovary. Provincial lives. Translated with an Introduction and Notes by Geoffrey Wall, Penguin classics, 2003 ; Madame Bovary. Provincial ways. Translation with an Introduction and Notes by Lydia Davis, Penguin Books, 2010. 6 Ulysse, traduction d’Auguste MOREL, assisté par Stuart GILBERT et Valéry LARBAUD, Paris, Gallimard, 1937 ; Ulysse, traduit par Jacques AUBERT (éd.), Pascal BATAILLARD, Michel CUSIN, Sylvie DOIZELET, Patrick DREVET, Bernard HOEPFFNER, Auguste MOREL, Tiphaine SAMOYAULT et Marie-Danielle VORS, Paris, Gallimard, 2004. 7 Gevaarlijk spel met de liefde [Jeu dangereux avec l’amour], trad. Adriaan MORRIËN, De Arbeiderspers, 1954 (19894) ; Gevaarlijke liefde [Amour dangereux], trad. Renée DE JONG-BELINFANTE, Amsterdam, Veen, 1966 ; Riskante relaties [Relations risquées], trad. Martin DE HAAN, De Arbeiderspers, 2017. 8 Voir VENUTI, op. cit., 1995, p. 1-42.
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sévèrement critiqué pour tout (supposé) écart en comparaison d’un tertium comparationis parfaitement illusoire, celui de la traduction idéale qui serait parfaitement ‘fidèle’ à un original survalorisé par notre habitude rémanente, héritée du romantisme et des nationalismes du XIXe siècle et renforcée par nos institutions littéraires et d’enseignement, d’approcher les littératures à partir d’un point de vue national et non pas international. Pourtant, il va de soi que cette idée d’une traduction complètement, idéalement fidèle est une pure et simple illusion, la fiction d’une impossible transparence, puisqu’il s’agit de traduction et non de copie, que des langues différentes disposent d’instruments différents pour conceptualiser les réalités qu’elles décrivent et que, du reste, chaque lecteur a bien sa propre vision de ce que serait cette traduction idéale. Ainsi, il va de soi, aussi, que le traducteur, tout invisible qu’il puisse être, tout aveugle à son agence que puisse être notre culture littéraire orientée sur les littératures nationales, est bien l’auteur responsable (auctoritas) du texte cible (traduit), exactement comme l’auteur de l’original est l’auteur responsable du texte source (original). Le traducteur coule le matériel littéraire (contenu et forme) du texte source et la lecture qu’il en fait, en une forme nouvelle qu’il crée, tant bien que mal, afin de ‘traduire’ (du latin trans-ducere, conduire au-delà, faire traverser) ce matériel pour le conduire au-delà des limites de la langue et lui faire traverser les cultures. Si l’invisibilité du traducteur peut sembler une évidence qui pourtant n’en est pas une, l’auctoritas de ce traducteur peut ne pas sembler évidente, mais ne l’est pourtant pas moins. VISIBILITÉ ET RECONNAISSANCE DU TRADUCTEUR Des fois, cependant, il arrive que le traducteur littéraire soit visible et qu’il soit donc lui-même reconnaissable comme tel. Trois ou quatre cas de figure se présentent à l’esprit, sans prétendre à l’exhaustivité. Primo, l’exemple le plus évident sans doute, fréquent, souvent étudié aussi, de traducteurs visibles concerne le traducteur (ou l’interprète, d’ailleurs) comme personnage fictif.9 Les exemples abondent, dans toutes les langues, au cinéma comme dans le roman. Le plus souvent, il s’agit de 9 Voir par exemple Daniel SIMEONI, « Le traducteur, personnage de fiction », in : Traduire entre les langues, 197, août 2004, p. 24-25 ; Jean DELISLE, « Les traducteurs de papier. Traducteurs et interprètes dans la littérature québécoise », Traduire 226, 2012, p. 720 ; Klaus KAINDL et Karlheinz SPITZL (dir.), Transfiction. Research into the realities of translation fiction, John Benjamins (« Benjamins Translation Library », 110), 2014.
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traducteurs personnages, plus rarement de traducteurs narrateurs.10 À ces exemples de traducteurs fictifs s’ajoute le cas, fréquent, certainement à l’époque prémoderne, d’auteurs et/ou préfaciers qui posent en traducteurs, sans l’être.11 Or ni le traducteur-personnage ni la pseudo-traduction, aussi intéressants soient-ils, ne tombent dans le sujet sur lequel nous nous penchons dans cette contribution ; il s’agira bien ici de la visibilité non pas du traducteur fictif, mais du traducteur réel. Secundo, il existe ce qu’Antoine Berman appelait des « grandes traductions »,12 c’est-à-dire des traductions à valeur canonique dans leur propre domaine littéraire, au point qu’elles acquièrent, dans la culture d’arrivée donc, le statut d’œuvre originale. Généralement, elles sont le fait d’un romancier, dramaturge ou poète reconnu, ayant aussi traduit un texte étranger devenu influent dans la culture d’arrivée. Sauf exception, ce sont, aussi, des retraductions ; nous reviendrons sur cela. La critique reconnaît à ces « grandes traductions » des qualités stylistiques ou une importance historique propres, mais dont les contours sont empruntés au fait littéraire (à l’œuvre, au courant, non rarement à la querelle) de la culture d’arrivée. C’est le cas, par exemple, du Plutarque d’Amyot, des Psaumes de Marot, de l’Homère de Houdar de la Motte, du Paradis perdu de Chateaubriand, de l’Antigone de Hölderlin, du Edgar Poe de Baudelaire. Tous ces textes ont en commun d’être reconnus tout d’abord et dans leur propre culture et d’y être célèbres comme étant de l’Amyot, du Marot, du Chateaubriand, du Hölderlin, du Baudelaire. Paradoxalement, ainsi, les « grandes traductions » doivent leur grandeur non pas au fait d’être des traductions, mais à celui d’avoir des auteurs célèbres. Il semblerait, autrement dit, que le statut de ces traductions (des œuvres traduites) s’acquière au prix, précisément, d’une invisibilité de la traduction (du phénomène ou de l’opération textuelle). Tertio, le traducteur (réel) peut aussi être visible, reconnaissable comme tel, dans le texte qu’il a traduit. Il est habituel en traductologie, depuis le 10 Un bel exemple : Vengeance du traducteur de Brice MATTHIEUSSENT (P.O.L., 2010), roman dans lequel le traducteur supprime le texte qu’il traduit pour multiplier les notes du traducteur, abondantes et invasives, qui font cependant graduellement transparaître l’auteur et les personnages du roman traduit. 11 La pseudo-traduction n’est pas pourtant un privilège des XVIIe et XVIIIe siècles. On la trouve chez Mérimée, Mark Twain, Raymond Queneau, Andrei Makine, parmi d’autres. Voir entre autres David MARTENS, « Au miroir de la pseudo-traduction. Ironisation du traduire et traduction de l’ironie », in : LANS-TTS 9, 2010, p. 195-211 ; Ronald JENN, La Pseudo-traduction, de Cervantès à Mark Twain, Louvain, Peeters, 2013 ; Interférences littéraires 19 (« Pseudo-traductions »), 2016. 12 Antoine BERMAN, « La retraduction comme espace de la traduction », Palimpsestes, 4, 1990, p. 1-7.
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milieu des années 1990, de chercher cette visibilité, c’est-à-dire la ‘voix du traducteur’, sa présence discursive dans le texte traduit,13 aux endroits du texte traduit où la voix du traducteur ne redouble pas la voix de l’auteur original et donc ne se cache pas, selon l’idée du traducteur porte-parole transparent de l’auteur, derrière celle-ci. Ces cas où le traducteur parle en son propre nom, de sa propre voix, concernent pour l’essentiel des péritextes : des notes, des commentaires ou des notices du traducteur, des préfaces ou postfaces qui rendent la voix du traducteur reconnaissable comme n’étant pas le double ou l’écho de la voix de l’auteur et donc le texte traduit comme n’étant pas l’original. Cependant, la voix du traducteur peut transparaître dans le corps du texte littéraire aussi, et pas seulement dans des péritextes. Hermans14 argumente que cette présence discursive du traducteur dans le texte est liée à des cas où la traduction (comme opération textuelle) est thématisée dans et par la traduction (l’acte de traduire) même, là où il est question donc d’auto-réflexivité, sinon de surdétermination contextuelle (le terme est de Hermans) qui oblige le traducteur à sortir de l’ombre.15 Il s’agit, autrement dit, d’un ensemble de cas de figure où la communication en traduction serait court-circuitée si le traducteur ne mentionnait pas ou ne montrait pas, d’une façon ou d’une autre, que ce que nous lisons est une traduction, si l’énoncé (traduit) ne montrait pas son énonciation (la traduction). La voix du traducteur devient donc reconnaissable, aussi, là où le discours de la traduction est en même temps un discours sur la traduction, là où traduire est un acte d’énonciation qui ne produit pas seulement un énoncé, la traduction, mais qui tient en même temps du commentaire sur cet énoncé, sur le texte traduit. Il semblerait donc que la critique situe la visibilité du traducteur, sa voix et sa présence discursive dans le texte traduit, essentiellement là où la transparence est Définition de Theo HERMANS, qui a été le premier à poser le problème de la voix du traducteur dans la fiction traduite (« The translator’s voice in translated narrative », Target, 8 (1), 1996, p. 23-48, ici p. 27). Pour un survol de la question, voir Qun-xing ZHANG, « Translator’s Voice in Translated Texts », Journal of Literature and Art Studies, 6 (2), 2016, p. 178-185. 14 Art. cit. 15 Un exemple de la dernière traduction néerlandaise de Laclos : dans la lettre II, Laclos ajoute une note métadiscursive ironique : « Ces mots roué et rouerie, dont heureusement la bonne compagnie commence à se défaire, étaient fort en usage à l’époque où ces Lettres ont été écrites » (Les Liaisons dangereuses, in : Œuvres complètes, éd. Laurent Versini, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 13). Cela oblige le traducteur à reprendre, dans la traduction néerlandaise de cette note, les termes français auxquels réfère Laclos, car sinon ce serait comme si le « rédacteur » avait commenté des termes néerlandais : « De woorden roué [libertijn] en rouerie [libertijnse streek], waarvan de nette kringen zich gelukkig beginnen te ontdoen, waren erg in zwang in de tijd dat deze brieven zijn geschreven. (CdL) » (Riskante relaties, éd. cit., p. 19, mots entre crochets du traducteur). 13
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impossible et où la traduction relève par conséquent du métadiscours sur la traduction, qu’il soit péritextuel, textuel, ou épitextuel d’ailleurs. Voilà trois cas, traditionnellement reconnus en traductologie, de visibilité du traducteur. Or il existe un quatrième cas où le texte traduit montre la présence discursive du traducteur, rare certes, mais d’autant plus intéressant. C’est lorsque le traducteur intervient dans la scénographie16 même de l’œuvre qu’il traduit et réclame ainsi une position de sujet énonciateur responsable ou co-responsable de la fiction elle-même. Cette scénographie de la traduction redevable à un traducteur-auctor peut être considérée comme une combinaison des trois premiers cas précités : elle inscrit le traducteur (mais bien le traducteur réel) en tant qu’instance discursive dans l’extradiégèse du monde fictif, réclame pour ce traducteur une visibilité et donc une reconnaissance qui la rapproche du modèle de la « grande traduction », et tient aussi de la non-transparence et du métadiscours sur la traduction. La dernière traduction néerlandaise des Liaisons dangereuses en constitue un exemple. LES LIAISONS
DANGEREUSES EN NÉERLANDAIS ET LA QUESTION DE LA
RETRADUCTION
Le roman de Laclos a été traduit quatre fois en néerlandais. Trois de ces traductions sont encore trouvables aujourd’hui : la première, d’Adriaan Morriën, publiée en 195417 chez un éditeur de renom et souvent rééditée jusqu’en 2012 ; une seconde traduction (retraduction, donc) de Renée de 16 Rappelons que la « scénographie » est un dispositif de légitimation de la parole qui se définit comme l’inscription, dans l’énoncé, de la situation d’énonciation qui légitime son existence. Cf. Dominique MAINGUENEAU, Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 123. Voir Jan HERMAN et Kris PEETERS, « L’auteur et la scénographie de la mort. Figures et fonctions d’auteurs dans le roman au XVIIIe siècle », in : Virginie MINET-MAHY, Claude THIRY et Tania VAN HEMELRYCK (dir.), Fonctions et Figures d’auteurs du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Louvain-la-Neuve, Les Lettres romanes (2005), p. 141166. 17 Je n’ai trouvé aucune traduction néerlandaise de Laclos avant cette date, ce qui pourrait s’expliquer par une combinaison de facteurs sociologiques et de facteurs littéraires. D’une part, jusqu’aux années cinquante, l’essentiel du lectorat belge et une bonne part des amateurs de littérature française aux Pays-Bas avaient fait leurs études en français, de sorte qu’une traduction néerlandaise était pour ainsi dire superflue. D’autre part, le roman de Laclos avait régulièrement été classé parmi les « obscènes » de la fin du XVIIIe siècle, aux côtés de Sade et de Rétif. Cette opinion, assez générale en pays néerlandophone au XIXe et au début du XXe siècle (comme le montrent des dizaines de documents que contient la Bibliothèque digitale des lettres néerlandaises, dbnl.org) devait forcément refroidir l’enthousiasme d’un lectorat potentiel encore souvent catholique (en Flandre) ou calviniste (en Hollande).
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Jong-Belinfante publiée en 1966 mais chez un petit éditeur, nettement moins populaire que la première traduction qui poursuivra sa carrière sans subir la concurrence de cette seconde traduction ; et une troisième traduction, retraduction active,18 plus récente et couronnée de prix, de Martin de Haan, parue en 2017 chez le même éditeur que la première traduction.19 C’est sur cette dernière traduction surtout que nous nous pencherons dans les pages qui suivent, à partir de deux perspectives d’analyse qui s’entrecroiseront. D’une part, il sera question de visibilité et de scénographie du traducteur, d’autre part cette retraduction sera l’occasion de revisiter une théorie en traductologie connue sous le nom d’« hypothèse de la retraduction » (ou Retranslation Hypothesis). D’après cette hypothèse, qui remonte à l’article précité d’Antoine Berman mais a été formulée en tant qu’hypothèse par Andrew Chesterman,20 et que nous présenterons ici de façon certes quelque peu sommaire, les premières traductions seraient ‘ciblistes’ (target-oriented). Comme les premières traductions introduisent un auteur encore inconnu dans la culture cible, elles adaptent le texte traduit aux normes et conventions en vigueur dans cette culture, afin de rendre l’étrange(r) acceptable.21 Les retraductions, au contraire, n’adviennent que lorsque le texte source est suffisamment connu dans la culture cible pour justifier une nouvelle traduction, 18 Active en ce sens qu’elle fait concurrence, sur le marché du livre, à une traduction antérieure comparée à laquelle elle constitue une réinterprétation du texte source, cf. Anthony PYM, Method in translation history, Manchester, St Jerome, 1998, p. 83-84 ; Sharon DEANECOX, Retranslation : translation, literature and reinterpretation, Londres, Bloomsbury, 2014, p. 12-13. 19 Gevaarlijk spel met de liefde [Jeu dangereux avec l’amour, KP], trad. Adriaan MORRIËN, De Arbeiderspers, 1954 (19894) ; Gevaarlijke liefde [Amour dangereux, KP], trad. Renée DE JONG-BELINFANTE, Amsterdam, Veen, 1966 ; Riskante relaties [Relations risquées, KP], trad. MARTIN DE HAAN, De Arbeiderspers, 2017. La quatrième traduction, la troisième dans la chronologie, est devenue introuvable. Elle est de la main de Frans van Oldenburg Ermke (un des nombreux noms de plume de Franciscus Brunklaus (1909-1974), un écrivain et traducteur néerlandais absolument prolixe mais sans succès), et fut publiée en 1972, sous le titre de Gevaarlijke hartstochten [Passions dangereuses, KP], dans la collection « klassieken » du Nederlandse Boekenclub (Den Haag / Antwerpen). 20 Antoine BERMAN, art. cit., 1990 ; Chesterman, Andrew, « A causal model for translation studies », in : Maeve OLOHAN (dir.), Intercultural faultlines. Research Models in Translation Studies I: Textual and Cognitive Aspects, Manchester, St. Jerome, 2000, p. 15-27. 21 Nous référons ici à la terminologie, commune en traductologie littéraire, de Gideon Toury qui définissait la traduction comme étant le résultat de l’interaction spécifique entre deux principes complémentaires, à savoir ‘adequacy’, soit l’adhérence au texte source comme elle est vue, à un moment historique donné, dans la culture cible et ‘acceptability’, soit la mesure dans laquelle diverses options traductologiques sont adaptées aux normes en vigueur dans la culture cible. Voir Gideon TOURY, Descriptive translation studies, and beyond, Amsterdam / Philadelphie, John Benjamins, 1995.
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aussi bien pour des motifs littéraires qu’à des fins commerciales. Aussi les retraducteurs n’ont-ils plus besoin d’adapter le texte et peuvent-ils fournir une traduction plus ‘sourcière’ (source-oriented). Les retraducteurs, ainsi, font une plus large place à l’étrange(r), ne polissent plus le texte pour en enlever les aspects jugés trop éloignés des normes et valeurs en vigueur dans le système littéraire qui doit les accueillir, mais accordent plus d’attention aux propriétés littéraires, notamment stylistiques, du matériau source. Pour cette raison, Berman considérait la retraduction comme un ‘espace’ textuel de progrès : là où les premières traductions sont encore « défaillantes » (le terme est de Berman), les traductions successives réduisent cette défaillance et rendent le rapport à l’original plus riche. C’est la retraduction, ainsi, plus que la traduction, qui constitue d’après Berman le garant de ce que Walter Benjamin appelait le « Fortleben » du texte. Dans ce processus, sauf rares exceptions, seules les retraductions acquièrent parfois, à en croire Berman, « l’accompli » qui caractérise « la grande traduction », que nous avons évoquée plus haut en exemple de visibilité du traducteur. On commettrait une erreur, toutefois, à prendre cette hypothèse pour une réalité confirmée. Sa valeur n’est pas de l’ordre du constat empirique – au fil des dizaines d’études de cas publiées les vingt dernières années, l’hypothèse de la retraduction a été infirmée ou nuancée aussi souvent qu’elle a été confirmée, selon les cas, les langues, les contextes sociaux, idéologiques et historiques étudiés. Mais cette hypothèse de la retraduction a bel et bien une valeur importante, qu’on pourrait appeler herméneutique : elle a attiré l’attention sur un phénomène quantitativement fort important et permet de décrire des traductions concrètes sur une échelle qui n’est plus simplement ou statiquement bipolaire, comme étant le résultat d’une négociation entre l’adéquation d’une traduction au texte source et son acceptabilité dans la culture cible,22 mais encore d’inclure l’idée qu’une telle négociation connaît une évolution historique et est donc par définition temporaire et dynamique. La question, en clair, n’est donc pas tant de savoir si une traduction est, depuis notre point de vue de lecteurs et critiques du XXIe siècle, ou bien ‘sourcière’ ou bien ‘cibliste’,23 ni celle d’évaluer si ou dans quelle mesure une retraduction serait plus ‘fidèle’ qu’une première 22
D’après la théorie de Gideon Toury. Voir la note 21. En effet, une traduction est toujours et par définition orientée sur le texte source comme sur la culture cible, puisque c’est une traduction. Voir à ce sujet PEETERS, art. cit., 2016 et Kris PEETERS et Guillermo SANZ GALLEGO, « Translators’ creativity in the Dutch and Spanish (re)translations of “Oxen of the Sun”: (re)translation the Bakhtinian way », European Joyce Studies 30 (Erika MIHÁLYCSA & Jolanta WAWRZYCKA, eds.), Retranslating Joyce for the 21st-Century), 2020, p. 221-241. 23
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traduction ; la question est par contre d’évaluer dans quelle mesure et avec quelles conséquences pour l’interprétation du texte traduit les traductions successives redéfinissent (le contenu de) ce qui est considéré, à des moments différents dans la culture cible, comme étant ‘fidèle’ au texte source. La ‘fidélité’ au texte source, autrement dit, est une notion changeante, en fonction de l’acceptabilité du contenu qu’on lui donne dans la culture cible.24 C’est dans ce contexte qu’il faut situer la décision qu’a prise le dernier traducteur néerlandais des Liaisons dangereuses d’intervenir dans la scénographie du texte. Mais avant de nous pencher sur les traductions néerlandaises, il est sans doute utile, à ce stade de notre raisonnement, de rappeler brièvement au lecteur quelle est précisément la scénographie du texte de Laclos. LA SCÉNOGRAPHIE DES LIAISONS DANGEREUSES Au départ de cette scénographie, qui en est une de la mort de l’auteur,25 figure la page de titre des Liaisons dangereuses reproduite en annexe à cette contribution (Figure 1). Cette page de titre ne contient pas, ou pas à proprement dire, de nom d’auteur, mais prétend donner : LES LIAISONS DANGEREUSES, | OU | LETTRES | Recueillies dans une Société, & publiées | pour l’instruction de quelques autres. | Par M. C….. DE L…26
L’auctoritas, la responsabilité énonciative, est ainsi transmise à un éditeur qui a « publi[é] » (c’est-à-dire, dans l’acception d’époque, rendues publiques) les lettres, qui la transmet à son tour à un rédacteur qui les a « [r]ecueillies » et qui transmet à son tour la responsabilité énonciative de ces lettres aux personnages qui les ont prétendument écrites. C’est faire l’économie, en quelque sorte, non seulement de l’auteur, mais avant tout du narrateur extradiégétique : à croire ce qu’on lit dans cette page de titre, Les liaisons dangereuses n’est surtout raconté par personne : les lettres ont été écrites par les personnages, puis sont montrées (« recueillies » et « publiées ») par un rédacteur et un éditeur anonymes, dont il est 24 Voir à ce sujet, Kris PEETERS, « Retraduction, réaccentuation, redialogisation : stratégies éditoriales et stratégies de traduction dans les traductions néerlandaises des Liaisons dangereuses », RELIEF – Revue électronique de littérature française, 15(1) ((Re)Traduire les classiques français, dir. Maaike Koffeman et Marc Smeets), 2021, p. 10-26. 25 Cf. Jan HERMAN et Kris PEETERS, art. cit., 2005. 26 Laurent VERSINI, qui s’est basé sur l’édition princeps des Liaisons d’avril 1782 qu’il compare au manuscrit autographe de la BNF FFr 12845 (éd. cit., p. 1160), reproduit le sous-titre, mais sans « Par M. C… de L… ».
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impossible au demeurant de savoir qui des deux est « M. C… de L… », si ce n’est qu’il est peut-être tous les deux. Ce qui est rendu parfaitement clair, par contre, au moyen du sous-titre et d’une citation de la préface de La Nouvelle Héloïse reprise en exergue, c’est l’intention de « M. C… de L… », qui relève de l’instruction morale : « J’ai vu les mœurs de mon temps, & j’ai publié ces Lettres ». Le lecteur averti se souviendra toutefois de la mystification qui caractérise le double appareil préfaciel dont Rousseau avait enveloppé son roman moral : que ce soit un roman ou non, qu’il s’agisse d’une correspondance réelle ou d’une fiction, que JeanJacques Rousseau en soit l’auteur ou l’éditeur, « Gens du monde, que vous importe ? ». Dans Les liaisons dangereuses également, cette mort, du narrateur donc autant que de l’auteur, cette béance au sein de la genèse du texte, de son devenir-livre, est colmatée, ou étoffée, par la présence de deux textes liminaires. Or, comme on le sait, ces deux textes se court-circuitent mutuellement, puisque l’« avertissement de l’éditeur » exprime d’emblée le soupçon que tout cela n’est probablement qu’un roman27 – enlevant du coup tout sérieux à la protestation d’instruction morale que contient la page de titre – et contredit la « préface du rédacteur » qui suit et qui est un modèle du genre en matière de topique du manuscrit trouvé. Or de quelque côté que l’on tourne le paradoxe, et quelle que soit la solution que l’on choisisse, l’auteur n’est jamais complètement absent de l’équation, malgré cette mise en scène de l’énonciation, cette histoire du devenir-livre des lettres qui forment le roman. C’est que le mécanisme même de la mise à mort de l’auteur laisse des traces, car ce mécanisme est lui-même un « roman du roman »,28 une fiction censée légitimer la fiction. Cette métafiction, donc, il faut bien en imaginer une instance responsable : la mise en scène implique bien l’existence d’un metteur en scène, qui ne peut pas lui-même faire partie de la métafiction qu’il crée et qui donc être, au bout du compte, l’auteur. C’est l’auteur, en d’autres termes, qui a orchestré sa propre mort et c’est par l’orchestration même qu’on devine sa présence. La mort de l’auteur au XVIIIe siècle n’est pas une disparition, ni un départ définitif, c’est un exil volontaire, une éclipse instaurant une dialectique démonstrative de l’esquive qui consiste autant à montrer qu’à cacher.29 27
Cf. « Nous croyons devoir prévenir le Public, que, malgré le titre de cet Ouvrage et ce qu’en dit le Rédacteur dans sa Préface, nous ne garantissons pas l’authenticité de ce Recueil, et que nous avons même de fortes raisons de penser que ce n’est qu’un Roman. », éd. cit., p. [3]. 28 Laurent VERSINI, « Préface », in : LACLOS, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » 1979, p. xii. 29 Cf. HERMAN et PEETERS, art. cit., 2005.
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La voix de l’auteur, ainsi, n’est guère transparente ni invisible : même effacée, elle reste présente, par le fait même qu’elle a créé une béance et que le vide laissé est bien rempli par autre chose. En effet, trois éléments du texte, en plus des éléments péritextuels discutés (la page de titre, l’avertissement et la préface), montrent cette voix, pour la simple raison qu’ils n’appartiennent pas, qu’ils ne peuvent appartenir au monde diégétique. Ces trois éléments supplémentaires venus remplacer l’extradiégèse sont les notes de bas de page du rédacteur dans certaines lettres, l’organisation séquentielle des lettres et les titres courants indiquant qui écrit à qui, et un dernier élément, qui est en fait ouvert à la discussion. Il s’agit d’une « Note de l’éditeur » à la fin du roman, que Versini a incluse dans son édition, mais pour laquelle ses Notes et variantes précisent qu’elle est portée sur un papillon collé au bas du manuscrit de Laclos, et qu’elle n’est pas de son écriture.30 Tous ces éléments, qui appartiennent à une autre fiction, à une métafiction, péritextuelle, forment un ensemble indissociable, une seule et même scénographie. Or les traductions néerlandaises, du moins les premières, ont bien dissocié l’indissociable afin de réaliser la conjonction de l’adéquation au texte source d’une part et de ce qui a paru aux traducteurs et à leurs éditeurs acceptable dans la culture cible d’autre part. LA
SCÉNOGRAPHIE DES
LIAISONS
DANS LES PREMIÈRES TRADUCTIONS
NÉERLANDAISES
La première traduction néerlandaise est celle d’Adriaan Morriën (19122002), traducteur chevronné, de Camus, de Freud, de Maupassant parmi d’autres, poète, essayiste et critique littéraire, professeur de français à l’Université d’Amsterdam, co-fondateur du Fonds pour les Lettres néerlandais, gagnant du prix Martinus Nijhoff en 1962 pour ses traductions du français, conseiller aux éditions Van Oorschot et De Bezige Bij où il découvrit des auteurs néerlandais de premier plan comme Harry Mulish, Gerard Reve et W.F. Hermans. La traduction de Morriën, dont le statut classique dans la culture cible ne fait pas de doute au vu de ses nombreuses rééditions et a pu se frotter aux lettres de noblesse précitées du traducteur, date de 1954. La Figure 2 en annexe à cet article reproduit la couverture et la page de titre de la réédition de 1989, que nous commenterons dans les lignes qui suivent.
30
Ed. cit., p. 1411, note 4.
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Outre l’illustration de couverture qui reproduit L’instant désiré, ou les amants heureux (v. 1765 ?) de Jean-Honoré Fragonard, scène libertine certes mais d’un libertinage qui correspond assez mal au contenu du roman puisque le tableau met l’accent sur la passion et l’hédonisme heureux,31 plusieurs constats s’imposent. Le titre, d’abord, a été traduit par ‘Jeu dangereux avec l’amour’ (rétrotraduction KP), alors que dans la tragédie des Liaisons dangereuses il n’est guère question de jeu, ni d’amour (trêve, bien sûr, sur le danger). D’autre part, le traducteur demeure relativement invisible : absent sur la couverture et le faux-titre, son nom est présent en caractères plus petits sur la page de titre. Or, celle-ci – et c’est le constat le plus important – ne rend en aucune manière la page de titre de Laclos. La formule clef « LETTRES / Recueillies dans une Société, & publiées / pour l’instruction de quelques autres », dont nous avons souligné l’importance dans la scénographie du roman, a disparu du texte dont la présentation a été adaptée aux normes éditoriales de la deuxième moitié du XXe siècle : auteur (visible), puis titre (sans sous-titre), enfin maison d’édition.32 Le seul élément qui subsiste de la page de titre de Laclos est l’exergue de Rousseau, repris en traduction sur une page séparée qui suit. Du coup, le lecteur néerlandophone, qui n’est pas forcément familier du mécanisme du manuscrit trouvé, tombe illico sur l’« avertissement » de l’éditeur, d’ailleurs intitulé « voorwoord », c’est-à-dire préface, tout comme la préface du rédacteur qui suit. En bref, le lecteur néerlandophone risque ou bien de prendre tout cela pour de l’argent comptant, ou bien de se perdre dans la scénographie du roman, caduque car des trois pieds essentiels de l’édifice liminaire – la page de titre, l’avertissement, la préface – il n’en trouve que deux, qui, de plus, ont perdu leur sens puisque le nom (de famille) de l’auteur est mentionné sur la page de titre.33 Dans les éditions successives de la même traduction de Morriën, en 2004 dans la collection populaire de poches « Rainbow Pockets » dédiée aux réimpressions de classiques de la littérature néerlandaise et mondiale en traduction néerlandaise, ou encore, en 2012, dans la collection « Verboden boeken » (‘Livres proscrits’, KP) éditée par le quotidien néerlandais de qualité De Volkskrant, la situation est comparable, à deux différences près. D’une part, le traducteur est encore moins visible car son nom est 31
Nombreuses, pourtant, les éditions, dans d’autres langues aussi, y compris le français original, illustrées de tableaux comparables, souvent Le verrou de Fragonard (Folio classique, Folio Plus, Classiques Pocket, Bibliothèque numérique tv5, Penguin classics). 32 Cf. Gérard GENETTE, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 27-30. 33 Ils ne sont pas peu nombreux, les lecteurs néerlandophones qui croient que “Choderlos” est le prénom de Laclos…
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relégué aux oubliettes juridiques de la mention des droits de reproduction et ne figure ni sur la couverture, ni donc sur la page de titre ; d’autre part, le titre néerlandais de Morriën a été remplacé par le titre original en français, sans doute sous l’influence de l’énorme succès du film éponyme de Stephen Frears (distribué en Flandre et aux Pays-Bas sous le titre original anglais, Dangerous Liaisons) qui avait remporté trois oscars (et sept nominations) et deux BAFTA Awards en 1989, comme, aussi, le César du meilleur film étranger en 1990. La seconde traduction est l’œuvre de Renée de Jong-Belinfante, qui publiera plus tard des traductions néerlandaises de Neel Doff, des Lettres écrites de Lausanne d’Isabelle de Charrière (traduit comme Cécile, novelle) et de Nadja d’André Breton. Publiée en 1966 chez un petit éditeur, Veen à Utrecht, rééditée en 1989 au moment où venait de sortir le long-métrage de Frears, cette seconde traduction est difficile à trouver et n’a jamais su faire concurrence à la traduction de Morriën qui avait été publiée chez un éditeur important et est de fait restée la traduction néerlandaise pendant plus de six décennies. La couverture de la réédition de 1989, reproduite en Figure 3, montre d’emblée que l’éditeur a tenté d’avoir sa part du gâteau hollywoodien. Le titre a été traduit en Gevaarlijke liefde (Amour dangereux, KP), ce qui présente en gros la même interprétation en termes d’amour que celle de la première traduction, mais « Les Liaisons Dangereuses » est mentionné en sous-titre, en référence au film, dont l’affiche est reprise en couverture. Quant aux péritextes qui suivent, un même constat s’impose, sauf qu’ici non seulement la page de titre de Laclos mais encore l’exergue de Rousseau a disparu, de sorte que pour le lecteur néerlandophone contemporain, l’entrée en matière est, dans cette édition, plus abrupte encore. De plus, la traduction des intitulés des deux péritextes pose problème. Tout comme dans la première traduction de Morriën, l’« Avertissement de l’éditeur » a été traduit par « Voorwoord », ‘préface’, et la préface devient, dans cette traduction, « Inleiding », ‘Introduction’, terme qui pourrait confondre le lecteur non averti car celui-ci pourrait y voir une introduction au texte écrite par l’éditeur réel, plutôt qu’un élément de la scénographie fictive du roman. Van OldenburgErmke, dont la traduction (1972) est aujourd’hui introuvable,34 avait opté lui pour une solution qui n’est peut-être pas plus illogique : il avait simplement enlevé les péritextes.35
34 35
Voir la note 19. Cf. www.hofhaan.nl/2015/martin-de-haan/gevaarlijke-verhoudingen-de-titel/.
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SCÉNOGRAPHIE ET TRADUCTION DANS LA DERNIÈRE TRADUCTION NÉERLANDAISE Mais c’est surtout la dernière traduction néerlandaise des Liaisons dangereuses qui doit retenir notre attention. Publiée en 2017, elle est l’œuvre du traducteur néerlandais Martin de Haan, qui est le traducteur en titre, pour la langue néerlandaise, de Milan Kundera et Michel Houellebecq. De Haan a aussi traduit, seul ou en collaboration, Benjamin Constant, Proust, Georges Simenon, Régis Jauffret, Jean Echenoz et, pour ce qui est du XVIIIe siècle, Vauvenargues (Introduction à la connaissance de l’esprit humain), Diderot (Jacques le Fataliste et Ceci n’est pas un conte) et Vivant-Denon (Point de lendemain). Il a été membre du conseil du Fonds néerlandais pour les Lettres et correspondant littéraire à la Volkskrant. En tant que président, de 2007 à 2015, du Conseil Européen des Associations de Traducteurs Littéraires qui regroupe 35 associations membres originaires de 29 pays, De Haan a activement œuvré pour une amélioration du statut et des conditions de travail du traducteur littéraire. Il incarne en quelque sorte la lutte pour la reconnaissance et la visibilité du traducteur littéraire et a promu celles-ci dans le domaine public et les médias, notamment via le blog très fourni qu’il publie de concert avec son frère d’armes en traduction néerlandaise, Rokus Hofstede.36 La couverture de cette dernière traduction néerlandaise en date, reproduite en Figure 4, montre, dans un chassé-croisé intéressant, le nom de l’auteur, Choderlos de Laclos, en grand, et celui du traducteur, Martin de Haan, en plus petit, ainsi que le titre en traduction d’abord, plus grand et en rouge, et le titre original en plus petit. Celui-ci est d’ailleurs enchâssé dans une formule qui, tout en mentionnant le nom du traducteur, ne cache guère ses prétentions commerciales : « LES LIAISONS DANGEREUSES dans une nouvelle traduction de Martin de Haan » (traduction KP). C’est en tout cas la première couverture néerlandaise à mentionner le nom du traducteur. L’illustration de couverture est intéressante aussi, en ce qu’elle porte témoignage d’un réflexe différent en comparaison des traductions néerlandaises précédentes. Là où celles-ci étaient illustrées soit d’un tableau de Fragonard soit de l’affiche du film de Frears montrant Glenn Close, John Malkovich et Michelle Pfeiffer en costumes d’époque et portaient de ce fait témoignage de choix éditoriaux orientés sur le XVIIIe siècle, la traduction de Martin de Haan est illustrée d’une image du XXe siècle. Elle montre une gravure polychromée de George Barbier (1882-1932) intitulée « La Sirène » 36
www.hofhaan.nl.
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et parue dans une édition bibliophile numérotée des Liaisons aux éditions Le Vasseur en 1934.37 Le titre qu’a choisi De Haan n’a pas manqué de faire couler de l’encre. De Haan opte pour « Riskante relaties », c’est-à-dire ‘relations [sociales] risquées’ (rétrotraduction KP). Ce titre, sur lequel le traducteur – tout comme Laclos lui-même38 – a hésité,39 explicite moins que les versions précédentes discutées plus haut. Ce nouvel intitulé ne prétend plus qu’il serait question d’amour ou de passion, et est plus conforme au sens du mot « liaisons » au XVIIIe siècle.40 Cependant, ce titre a été critiqué dans la presse, pour deux raisons principalement : d’une part on n’a pas toujours vu la nécessité d’une nouvelle traduction du titre en tant que troisième alternative, à côté soit de la reprise du titre existant de Morriën, certes non pas idéal mais connu du public néerlandophone, soit surtout de la nontraduction, justifiable par le fait que le lecteur averti connaît le titre français du roman, même s’il le lit en néerlandais, ainsi que par la notoriété 37 Voir les commentaires du traducteur sur www.hofhaan.nl/2017/martin-de-haan/riskante-relaties-de-illustraties-van-george-barbier/. Sur Barbier, voir Barbara MARTORELLI, George Barbier : the Birth of Art Déco, New York, Rizzoli, 2008. 38 Voir l’édition Versini, éd. cit., p. 1163. 39 Dans son blog, De Haan discute de différentes options et en pèse les pour et les contre, tout en critiquant d’ailleurs sévèrement les traductions précédentes du titre de Laclos qu’il décrit comme « des leurres commerciaux » : l’amour et la passion, ça se vend, même si ça ne correspond pas au sens du mot « liaisons » et au titre de Laclos, ni au contenu du roman. De Haan opte pendant longtemps, de son propre aveu, pour « Gevaarlijke verhoudingen » qui rajoute au texte une référence intertextuelle à une suite néerlandaise des Liaisons, celle de Hella Haase intitulée, justement, Een gevaarlijke verhouding (voir Jan HERMAN, « Un personnage en quête d’auteur. Sur quelques suites romanesques des Liaisons dangereuses », Europe 885-886, 2003, p. 128-147). Finalement, De Haan opte quand même pour le titre qu’il a choisi, de ses propres dires, pour trois raisons : 1) c’est plus beau et l’allitération discrète n’est pas trop artificielle – point sur lequel nombre de lecteurs et critiques n’ont pas été convaincus ; 2) la tonalité de « Riskante relaties » est nettement plus moderne – nous reviendrons sur cela ; et 3) en néerlandais, le mot « relatie » peut référer aux rapports sociaux, mais aussi à la personne avec qui on a des rapports sociaux, à l’identique du mot français « liaison », qui apparaît d’ailleurs dans les deux sens dans la lettre 32. Voir www. hofhaan.nl/2017/martin-de-haan/riskante-relaties-de-titel/. 40 En effet, le mot néerlandais « relaties », des relations ou des rapports sociaux, ne réfère pas nécessairement à des rapports d’amour, exactement comme le mot « liaisons » n’indique pas nécessairement des relations d’amour, ni physiques, mais de « l’attachement, l’union entre personnes », d’après le Dictionnaire de l’Académie de 1799, « soit par amitié, soit par intérêt ». « En ce sens », ajoute le même Dictionnaire, « Liaisons au pluriel, se prend pour Sociétés. » (t. II, p. 23-24), interprétation que confirme le sous-titre de Laclos (« Lettres recueillies dans une Société, & publiées pour l’instruction de quelques autres »). Suivent les exemples : « Cet homme a des liaisons qui me sont suspectes. Je lui ai fait sentir le danger de ses liaisons » (!). Même définition en 1820, dans le Dictionnaire de la langue française de LAVEAUX : « En morale, attachement, union entre plusieurs particuliers, ou entre des Etats. Liaison d’amitié, liaison d’intérêt. » (t. II, p. 56).
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du film éponyme de Frears, au titre certes anglais mais transparent. D’autre part, De Haan s’est vu reprocher une allitération – et s’en est défendu dans son blog – que certains ont considérée comme étant artificielle, sinon trop proche des titres de romans d’amour sentimentaux au parfum de roses, voire de BD à la Suske en Wiske / Bob et Bobette qui excellent dans les allitérations plus ou moins heureuses. Quoi qu’il en soit, pour le propos qui est ici le nôtre, le constat le plus intéressant concerne bien la visibilité du traducteur et le fait que celui-ci est présenté, sur la couverture, ce qui est inhabituel, dans un chassé-croisé de noms et de titres : « Choderlos de Laclos [fr : auteur source] | Riskante relaties [nl : titre cible] | Les liaisons dangereuses [fr : titre source] | in een nieuwe vertaling van Martin de Haan [nl : traducteur-auteur cible] ». Cette présence du traducteur-auteur ne se limite guère à la seule couverture ; les rabats de jaquette (voir Figure 5) mentionnent, à gauche, une introduction historique au roman de Laclos et aux principaux personnages, « deux prédateurs », pour qui, en guise de pique aux titres néerlandais précédents du roman de Laclos, « l’amour n’existe pas […] et même la jouissance érotique n’est qu’accessoire » (traduction KP), et, à droite, un portrait et une notice biographique qui présentent Laclos, et qui sont suivis – chose très rare – d’une notice biobibliographique sur le traducteur. Sur la quatrième de couverture (Figure 6), suivent une citation en néerlandais de la dernière lettre du roman dans laquelle transparaît le titre néerlandais,41 un bref résumé quelque peu sensationnel de l’intrigue,42 enfin une citation de La Lenteur de Milan Kundera, dont De Haan est le traducteur néerlandais, dans laquelle, fort étonnamment, le titre du roman de Laclos a été remplacé par le titre de la traduction de De Haan, que Kundera ne pouvait évidemment pas connaître mais qui crée l’impression que l’auteur tchèque chante l’éloge de la traduction autant que de l’original.43 Mais il y a plus étonnant encore, car le traducteur est même présent dans la scénographie même du roman. 41 « Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse ! » (lettre CLXXV, Mme de Volanges à Mme de Rosemonde, éd. cit., p. 386). 42 « Le vicomte de Valmont, redoutable libertin, vient de concevoir le plan de séduire la chaste et pieuse présidente de Tourvel. Mais alors la marquise de Merteuil, son alliée dans le mal, lui propose une autre cible : la toute jeune Cécile de Volanges, avec le futur mari de laquelle tous deux ont un compte à régler. Cela ne se termine pas bien. » (traduction KP) 43 La citation – deux citations en fait, et dont l’ordre a été inversé – de Kundera provient de La lenteur, roman de 1995 que De Haan a traduit en 2015 (Traagheid, Amsterdam,
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Après un faux-titre qui mentionne simplement « Riskante relaties » suit la page de titre reproduite en Figure 7. Elle mentionne le titre et le soustitre complet de Laclos traduits en néerlandais, dans une typographie quasi identique à celle de la page de titre originale : RISKANTE RELATIES | OF | BRIEVEN | verzameld in bepaalde kring | en tot lering van enkele andere | openbaar gemaakt door monsieur C*** DE L*** | | vertaald uit het Frans door | Martin de Haan
Or le sous-titre, dont nous avons vu qu’il constitue le nœud central de la scénographie du roman, n’est pas seulement – et pour la première fois – traduit en néerlandais. Il se voit aussi complété par la mention « traduites du français par Martin de Haan » (traduction KP). Cette formule ne rend pas seulement le traducteur visible (là où l’auteur ne l’est pas !), elle inscrit l’agencement du traducteur dans la scénographie même du roman et relève de ce fait d’une irruption qui fait coïncider deux univers linguistiques incompatibles, à savoir celui de la métafiction et celui, bien réel, de la traduction. Là où les premières traductions néerlandaises ne montraient que deux des trois pieds de l’édifice scénographique du roman (l’avertissement et la préface du rédacteur, mais non pas la page de titre), la dernière traduction en montre en fait… quatre ! Suivent, en effet, la citation de La Nouvelle Héloïse reprise en exergue – dans une traduction changée, car De Haan traduit « publié » par « openbaar gemaakt » (« rendu publiques », rétrotraduction KP) alors que Morriën avait traduit « publié » par « gepubliceerd » (c’est-à-dire « publié » au sens moderne du terme) –, une table des matières, puis l’avertissement de l’éditeur (traduit par « Voorbericht van de uitgever ») et la préface (correctement intitulée « Voorwoord van de samensteller »). De ce point de vue, la formule « lettres [etc.] traduites du français par Martin de Haan » (traduction KP) peut paraître exagérée en ce sens qu’elle remplace le nom d’auteur à moitié effacé par un nom de traducteur par trop visible, qu’elle en rajoute à la scénographie du roman au lieu de lui être ‘fidèle’ et qu’elle détruit ainsi l’équilibre soigneusement construit de Ambo|Anthos, p. 11-12) : « Je tiens Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos pour l’un des plus grands romans de tous les temps. […] Rien dans ce roman ne demeure le secret exclusif de deux êtres ; tout le monde semble se trouver à l’intérieur d’une immense coquille sonore où chaque mot soufflé résonne, amplifié, en de multiples et interminables échos. » (Paris, Gallimard, Nrf, 1995, p. 16-17). De Haan reprend ici sa traduction de 2015, sauf pour la dernière phrase où sa traduction donnait : « Om die reden beschouw ik Les Liaisons dangereuses van Choderlos de Laclos als een van de grootste romans aller tijden. » (éd. cit., p. 11).
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la métafiction par l’intrusion d’un élément du réel. Or une interprétation différente n’est-elle pas possible aussi ? La scénographie des Liaisons ne faisait-elle pas, déjà, coïncider deux univers linguistiques, celui de la métafiction et celui, réel, de l’auteur qui est, au bout du compte, responsable de cette métafiction censée expliquer comment les lettres ont été rendues publiques en l’absence d’un auteur ? Ne peut-on pas argumenter, aussi, que De Haan saisit en fait l’occasion, certes à pleines poignées, que lui offre la scénographie en creux des Liaisons dangereuses ? Comme l’éclipse de l’auteur au XVIIIe siècle s’achète au prix d’une fiction par laquelle le roman pose en discours rapporté44 et que la traduction se rapproche, elle aussi, du discours rapporté (certes réel),45 le traducteur ne court-circuite peut-être pas le procédé de Laclos. Peut-être ne fait-il que développer la mystification en rajoutant à l’invraisemblable série des instances de production qui occupent la place vide qu’avait laissée l’auteur, aussi la voix du traducteur. Peut-être que cela rentre même parfaitement dans la logique de la métafiction. Au lecteur français, en effet, personne ne raconte l’histoire des Liaisons dangereuses qui lui est montrée, à en croire la métafiction péritextuelle, par un rédacteur et un éditeur qui ont rendu les lettres publiques. Or, si on joue le jeu de la métafiction, si on fait semblant d’y croire, comment le lecteur néerlandophone devrait-il comprendre que ces lettres écrites par des personnages français et qui lui sont montrées par un rédacteur et un éditeur français lui parviennent en néerlandais ? Ne seraitce pas, précisément, la traduction ‘fidèle’, sans mention de la voix du traducteur, qui risquerait de rendre la scénographie du roman caduque ? Le lecteur néerlandophone, après tout, doit sa lecture au traducteur qui lui montre en néerlandais ce que le rédacteur et l’éditeur des Liaisons dangereuses avait montré en français au lecteur du texte original. En traduction aussi, tout comme c’était le cas pour le texte original, effacer les origines du récit implique un récit des origines…
Cf. HERMAN et PEETERS, art. cit., 2005. Le rapprochement entre la traduction et le discours rapporté, ou indirect, a souvent été fait. Voir, par exemple, Brian MOSSOP, « The translator as rapporteur », Meta 28 (3), 1983, p. 244-278 ; Barbara FOLKART, Le Conflit des énonciations. Traduction et discours rapporté, Québec, Éditions Balzac, 1991 ; Theo HERMANS, The Conference of the Tongues, Manchester, St. Jerome, 2007 ; Kristiina TAIVALKOSKI-SHILOV, La tierce Main. Le discours rapporté dans les traductions françaises de Fielding au XVIIIe siècle, Arras, PU Artois, 2006 ; Cecilia ALVSTAD, « Voices in translation », in : Luc VAN DOORSLAER et Yves GAMBIER, (dir.), Handbook of Translation Studies, Amsterdam, John Benjamins, 2013, vol. 4, p. 207210. 44 45
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LA PRÉFACE DE PLUS DEVENUE POSTFACE DU TRADUCTEUR Si, de ce point de vue, l’intervention du traducteur dans la scénographie du roman obéit aussi à une logique que l’on peut défendre et qui peut être considérée comme étant ‘fidèle’ certes non pas à la lettre du texte, mais bel et bien au mécanisme de la métafiction censé expliquer d’où viennent les lettres que l’on lit, en l’occurrence en néerlandais, il a failli de peu ou De Haan serait allé beaucoup plus loin encore. Il s’en explique dans son blog : Dans le livre [néerlandais], [le sous-titre] figure sur la page de titre, sans nom d’auteur. […] C’est un cas unique. Au départ j’ai voulu aller plus loin dans ce jeu, typique du XVIIIe siècle, de garanties fictives d’authenticité, en rajoutant moi-même une « Préface du traducteur » après, ou entre l’avertissement de l’éditeur (fictif) et la préface du rédacteur (fictif) (un certain C*** de L***), mais j’ai abandonné ce projet ; non pas que ce soit du sacrilège, mais la ficelle serait trop grosse. C’est donc devenu une postface, nettement séparée de la fiction. N’empêche que le lecteur non averti peut bien sûr aussi lire l’ensemble comme un roman néerlandais contemporain, y compris traducteur fictif. (traduction KP)46
Contrairement aux premières traductions, qui avaient adapté la page de titre aux normes en vigueur dans le système éditorial cible et avaient donc rendu l’auteur visible et reconnaissable comme tel – pratique courante d’ailleurs, du moins sur la couverture, dans les éditions de poche modernes en français, aussi – Martin de Haan (de concert avec son éditeur) a plié les coutumes éditoriales du XXIe siècle – et l’invisibilité habituelle du traducteur qui y est liée ; d’une pierre deux coups ! – aux exigences du matériau source, et a donc conservé l’absence de nom d’auteur sur la page de titre (mais non pas certes sur la couverture, espace commercial par excellence). Là où le nom de l’auteur demeure absent, celui du traducteur prend la place et occupe le vide laissé par la scénographie en creux que Laclos avait inscrite dans son roman. La visibilité du traducteur, ainsi, est facilitée, 46
« In het boek […] prijkt [de ondertitel] zonder auteursnaam op het titelblad. […] Een unicum. Aanvankelijk wilde ik nog verder meegaan in het typisch 18de-eeuwse spel van fictieve echtheidsgaranties door zelf een ‘Voorwoord van de vertaler’ toe te voegen na of tussen het voorbericht van de (fictieve) uitgever en het voorwoord van de (fictieve) samensteller (een zekere C*** de L***), maar dat plan heb ik laten varen; niet omdat het heiligschennis zou zijn, maar omdat het te veel spoilers met zich mee zou brengen. Het is dus toch een nawoord geworden, netjes van de fictie gescheiden. Hoewel de lezer die niet beter weet het geheel natuurlijk ook kan lezen als een hedendaagse Nederlandse roman, inclusief fictieve vertaler. » (www.hofhaan.nl/2017/martin-de-haan/riskante-relaties-detitel/).
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peut-être rendue possible ou défendable au regard des coutumes éditoriales, par l’absence de l’auteur. En échange, la présence du traducteur rajoute à la mystification : traducteur réel ou traducteur fictif, c’est au lecteur à choisir s’il veut ou s’il ne veut pas rajouter, dans son interprétation, une couche supplémentaire au jeu ironique avec les instances de production du texte. NOTES ET VARIANTES : LE « GRAND ÉCART »47 Plus haut, nous avons évoqué, mais un peu rapidement, les notes de bas de page dans certaines lettres qui font partie, elles aussi, de l’appareil métafictionnel et donc de la scénographie du roman. Dans le texte de Laclos, ces notes, non signées, relèvent prétendument du prétendu rédacteur qui intervient avant tout, soit pour résoudre des questions de vraisemblance interne et combler certaines lacunes, soit pour commenter, non sans ironie, ce qu’écrivent les personnages. Entre les mains de Martin de Haan, ces notes sont devenues, elles aussi, tout comme c’était le cas pour la page de titre, un espace textuel où la voix du traducteur s’inscrit dans la scénographie du roman. De Haan a décidé, de concert avec le typographe du livre, de recourir en guise d’appels de notes à des symboles anciens (†, ‡ et ¶) censés évoquer les conventions typographiques d’époque et imprimer ainsi un caractère historicisant à la mise en page. En même temps, cependant, les notes du rédacteur se voient mêlées à des notes du traducteur, les premières étant signées par les initiales « CdL », les secondes par les initiales-miroirs « MdH ». Une fois de plus, le traducteur s’en explique sur son blog, où il réagit à la critique suivante qu’il cite : ces notes mixtes sont, lui reproche-t-on, « certes dans l’esprit de l’auteur original, mais très conscientes de soi et très inhabituelles, voire même cela ne se fait pas chez nous ».48 Face à cette critique, qui concède sur l’adhérence au texte source mais conteste (sur ce point) l’acceptabilité de la traduction dans la culture cible, le traducteur oppose deux arguments qui illustrent bien la stratégie de traduction double qu’il a suivie. D’une part, De Haan réfère à la scénographie du roman, plus particulièrement 47 J’emprunte l’expression au traducteur lui-même qui, dans son blog, recourt, en néerlandais, à la métaphore du « spagaat », c’est-à-dire le grand écart du ballet. Cf. www. hofhaan.nl/2017/martin-de-haan/riskante-relaties-de-spagaat/. 48 Cf. « weliswaar in de geest van de oorspronkelijke auteur, maar behoorlijk zelfbewust en ongebruikelijk of zelfs not done bij ons. » (je traduis), Ton NAAIJKENS, « Het vertaaljaar 2018 », in : Filter. Tijdschrift over vertalen, 26 (1), 2019, p. 3-16, cité dans www. hofhaan.nl/2018/martin-de-haan/riskante-relaties-de-voetnoten/.
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à l’invraisemblance du « rédacteur » (que De Haan identifie à « CdL ») qui est déclarée, comme nous l’avons vu, dans l’avertissement de l’éditeur. De Haan en déduit que le rôle du rédacteur dans le roman et donc aussi dans les notes de bas de page qui sont prétendument siennes est ironique. D’autre part, dit-il, les traducteurs au XVIIIe siècle étaient nettement plus visibles qu’aujourd’hui, adaptaient librement le texte au public cible – selon l’idéologie des « belles infidèles » de Nicolas Perrot d’Ablancourt49 – et ne reculaient pas devant l’idée d’accompagner leurs traductions de notes explicatives. Aussi De Haan a-t-il voulu rajouter à ce qu’il qualifie d’« ensemble ironico-romanesque » des Liaisons dangereuses la voix du traducteur, en tant que voix supplémentaire, à côté de celles des épistoliers, du rédacteur et de l’éditeur. Et le traducteur de rajouter, en réaction au reproche qui lui avait été adressé : « c’est précisément en raison de la forme (quasi) dix-huitième siècle, que j’ai soudain eu l’espace créatif de rajouter, en tant que traducteur, quelques notes de bas de page ‘très conscientes de moi’, en guise de clin d’œil à mes collègues d’il y a 250 ans. Le traducteur en tant que personnage. ‘Cela ne se fait pas’, si je l’ai fait. » (traduction KP).50 Le traducteur justifie dans ce passage une intervention jugée trop cibliste, au moyen d’un argumentaire qu’on pourrait paradoxalement décrire comme sourcier : l’étonnante modernité de cette traduction, son non-respect des normes éditoriales habituelles, son refus de se conformer à l’adage moderne du traducteur invisible, voire la décision d’intervenir dans la scénographie du roman, sont justifiés par des références à des pratiques courantes au XVIIIe siècle. La modernité et donc un certain irrespect du texte original d’un côté, les pratiques du XVIIIe siècle et le respect de l’original, de l’autre : cette retraduction n’est ni sourcière, ni cibliste. Elle réalise précisément une union, plus approfondie que dans les traductions précédentes, des deux exigences contradictoires auxquelles se voit confronté tout traducteur littéraire : réaliser une traduction qui soit en même temps adéquate au regard du texte source donc, en l’occurrence, historisante, et acceptable dans la culture cible, donc assez moderne. Cette double stratégie a donné lieu, dans Riskante relaties, à un ensemble de changements, de variantes en comparaison des traductions néerlandaises 49 Voir Paul HORGUELIN, Anthologie de la manière de traduire. Domaine français, Montréal, éd. Linguatech, 1981. 50 Cf. « En juist door de (quasi-)achttiende-eeuwse vorm kreeg ik als vertaler ineens de creatieve ruimte om bij wijze van knipoog naar mijn collega’s van 250 jaar geleden ook een paar ‘behoorlijk zelfbewuste’ voetnoten toe te voegen. De vertaler als personage. Not done, wel gedaan. » (www.hofhaan.nl/2018/ martin-de-haan/riskante-relaties-de-voetnoten/).
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précédentes, que le traducteur lui-même inscrit sous le signe de ce qu’il appelle un « grand écart ».51 Comme on l’a vu dans les pages qui précèdent, la logique de l’intervention dans la scénographie du roman est certes inattendue voire peut choquer, mais elle n’est pas poussée à son paroxysme. En effet, ni les notes du traducteur signées « MdH », qui donnent pour l’essentiel des infos explicatives sur l’intrigue ou sur les coutumes du XVIIIe siècle, ni la préface du traducteur initialement prévue mais devenue postface ne relèvent, pour ce qui est de leur contenu, de la métafiction. La postface, « nettement séparée de la fiction » aux dires du traducteur, donne une longue introduction au roman et aux personnages, avant de consacrer deux pages à la stratégie de traduction que De Haan a adoptée. De ce fait, la fiction est en effet clairement séparée du métadiscours car celui-ci ne porte pas sur la fiction mais sur la traduction, réelle, de cette fiction. Le traducteur détaille cinq opérations par lesquelles sa traduction se distingue des traductions précédentes : (a) il a, de ses propres dires, affaibli, ou dédramatisé le côté sentimental et pathétique des Lumières, étranger au lecteur moderne, pour éviter qu’un personnage pathétique comme Danceny ne devienne franchement ridicule ; (b) comme les règles stylistiques modernes sont beaucoup plus souples, il a décidé d’accentuer la malhabileté stylistique d’un personnage comme Cécile ; (c) il fallait montrer le libertinage des roués dans leur style aussi qui devait précisément ne pas respecter les bienséances ; (d) afin de rendre l’énorme tension stylistique présente dans le roman tangible pour le lecteur néerlandophone moderne, le traducteur a opté pour la combinaison de deux extrêmes. D’une part, afin de mettre en évidence l’importance des convenances d’époque, il a exotisé en conservant en français les adresses et les titres de noblesse (« monsieur », « mademoiselle », « vicomte », « marquise de Merteuil », etc.). D’autre part, afin de souligner la violation des mêmes bienséances dans les lettres que s’adressent les roués, il a conservé en français certains exemples très clairs de piques comme « adieu » ou « sans rancune », mais a aussi fortement modernisé le texte afin d’éviter de transformer le roman de Laclos en « un roman en costumes » et perruques bien poudrées (dixit)52 ; (5) enfin, il n’a pas toujours respecté la convenance sans doute la plus évidente, le vouvoiement, afin de réaliser un texte qui ne soit pas un texte français mort, mais un texte néerlandais vivant. Ces cinq opérations reviennent en fait à une stratégie double qui est caractéristique 51 52
Cf. www.hofhaan.nl/2017/martin-de-haan/riskante-relaties-de-spagaat/. Ibid.
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de la retraduction et qu’on constate par exemple aussi dans les dernières retraductions néerlandaises et espagnoles de James Joyce53 : le retraducteur conventionnalise moins la langue et développe une attention plus grande pour la variété linguistique présente dans le texte source. Ce dernier élément en particulier, dont l’importance dans le roman polyphonique de Laclos est une évidence mais aussi une grande difficulté pour tout traducteur, a porté De Haan à adopter une philosophie de traduction qui est composée de deux attitudes contradictoires, que lui-même décrit, dans sa postface, comme de l’exotisation et de la naturalisation, mais qu’il vaut mieux décrire, à mon sens, comme de l’historisation et de la modernisation. D’une part, et c’est en ligne avec la manière dont a été traduite la page de titre par exemple, le traducteur historise, par le recours, même en néerlandais, à « monsieur », « madame », « vicomte de Valmont », « marquise de Merteuil », et ainsi de suite. D’autre part, afin de contrebalancer l’effet historisant qui risquerait, dit le traducteur bloggeur, de transformer le roman en un drame historique de marionnettes en costumes d’époque, il a opté pour un néerlandais qu’il a voulu vivant et donc résolument moderne et n’hésite pas à employer des mots anachroniques comme « dumpen » (larguer), « flirten » (draguer) ou « close » (intime), en hommage discret à Glenn Close qui interprétait la marquise dans le film de Frears. De cette manière, De Haan réussit, par son refus de conventionnaliser les styles différents des épistoliers qu’il combine avec une transposition stylistique en néerlandais qui tient à la fois d’une claire historisation et d’une résolue modernisation, mieux que les traducteurs précédents, à recréer les différences de style entre les personnages, en un néerlandais à la fois varié et naturel, riche ou moins riche, scandaleux ou naïf, raffiné ou ampoulé, sophistiqué ou simpliste, voire erroné, selon les épistoliers, les lettres et l’évolution des personnages. Cécile pratique un néerlandais naïf de jeune pensionnaire, y compris les malhabiletés stylistiques et d’occasionnelles fautes de langue. Les lettres que lui adresse Danceny sont rédigées en un néerlandais sentimental banal mais touchant et les réponses que lui envoie Cécile sont mal rédigées et d’une simple naïveté. De Haan tire aussi profit d’une particularité du néerlandais, que l’anglais par exemple ne connaît pas. C’est le contraste entre le vouvoiement et le tutoiement qu’il infuse dans le roman de Laclos (là où, au XVIIIe siècle, le vouvoiement était évidemment de règle). Les premières lettres qu’échangent Cécile et Danceny pratiquent le vouvoiement, mais à partir de la lettre 46, Danceny, désespéré du comportement froid de 53
Cf. PEETERS et SANZ GALLEGO, art. cit., 2020.
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Cécile qui a appris qu’elle est promise en noces à Gercourt, oublie les convenances et passe à un tutoiement désespéré. Le même tutoiement caractérise d’ailleurs la correspondance, notoirement irrespectueuse des bienséances, entre Valmont et la marquise de Merteuil, dès la seconde lettre du roman : « Kom terug, beste vicomte, kom terug; wat doe je daar, wat moet je daar bij een oude tante » (« Reviens, cher vicomte, reviens ; que fais-tu, que dois-tu là chez une vieille tante », rétrotraduction KP). CONCLUSION : LACLOS
EN NÉERLANDAIS ET LA RECONNAISSANCE DU
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De traduction en retraduction, Les Liaisons dangereuses en néerlandais sont devenues un autre texte, un texte plus riche, plus conforme aux habitudes du XVIIIe siècle et à la scénographie du roman, mais dont la richesse ne se résume pas, comme le voudrait l’hypothèse de la retraduction, à un caractère plus sourcier uniquement. La dernière traduction se distingue en effet des traductions précédentes de deux manières complémentaires qui traduisent les deux jambes du « grand écart » dont se réclame le traducteur, mais qu’on pourrait tout aussi bien qualifier d’union du sourcier et du cibliste. D’une part, la traduction de Martin de Haan est effectivement plus sourcière, pour deux raisons principalement : elle va plus loin que les premières traductions dans la reproduction de certains traits typiques du XVIIIe siècle et présente, pour la première fois en néerlandais, la page de titre du roman qui forme la base de sa scénographie. De manière plus large, elle montre aussi un ensemble de stratégies de traduction qu’on peut résumer au grand dénominateur de l’historisation. D’autre part, cependant, cette traduction est aussi et en même temps plus cibliste que les premières : elle redéfinit le concept de ‘fidélité’, en recourant, là où les roués jouent leur jeu avec les bienséances, à une modernisation du langage de la séduction, qui peut certes choquer, mais qui s’appuie sur l’argument que les lettres de Valmont et de Merteuil avaient, elles aussi, choqué le public du XVIIIe siècle. Cette traduction modernise aussi les normes éditoriales, en particulier au regard de la question de la visibilité du traducteur. Le traducteur réclame sa place de créateur du texte néerlandais, et il le fait sur la couverture, la jaquette et la page de titre, en rajoutant des notes et une postface, dans l’appareil péritextuel donc, et dans le réseau de paratextes, blog et autres, qu’il a tissés autour de sa traduction, voire au point d’intervenir dans la scénographie du roman et de revendiquer donc sa visibilité, dans un endroit où il est fort inhabituel de le faire. C’est à proprement dire
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du jamais vu, c’est en effet très conscient de soi, et c’est pourquoi la traduction de Martin de Haan est un événement : elle redéfinit de manière radicale non seulement la question de la visibilité du traducteur, mais encore le point d’équilibre, dans la culture littéraire néerlandophone d’aujourd’hui, entre l’adéquation au texte source historique et l’acceptabilité dans la culture cible contemporaine. La scénographie de l’ombre qui est traditionnellement associée à la présence discursive du traducteur dans le texte traduit est devenue une scénographie du plein jour, d’une visibilité complète par laquelle le traducteur réclame haut et fort la reconnaissance littéraire et l’autorité discursive (auctoritas), partagée avec un certain « CdL », du texte néerlandais. Là où le texte de Laclos était prétendument montré par un rédacteur, puis un éditeur, la version néerlandaise est bel et bien racontée, et visiblement, par le traducteur. Par cette incorporation de la visibilité du traducteur dans la scénographie du roman traduit, Riskante relaties est en effet « un cas unique ».54
54
« Een unicum », www.hofhaan.nl/2017/martin-de-haan/riskante-relaties-de-titel/.
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Figure 1 : page de titre de l’édition originale, Amsterdam (Paris), Durand, 1782
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Figure 2 : couverture et page de titre de la première traduction néerlandaise, d’Adriaan Morriën, Amsterdam, De Arbeiderspers, 1989 (19541)
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Figure 3 : couverture et page de titre de la seconde traduction néerlandaise, de Renée de Jong-Belinfante, Utrecht, Veen, 1989 (19661)
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Figure 4 : couverture de la dernière traduction néerlandaise, de Martin de Haan, Amsterdam, De Arbeiderspers, 2017
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Figure 5 : rabats de jaquette de la dernière traduction néerlandaise, de Martin de Haan, Amsterdam, De Arbeiderspers, 2017
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Figure 6 : quatrième de couverture de la dernière traduction néerlandaise, de Martin de Haan, Amsterdam, De Arbeiderspers, 2017
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Figure 7 : page de titre de la dernière traduction néerlandaise, de Martin de Haan, Amsterdam, De Arbeiderspers, 2017
MILAN KUNDERA CONSACRANT ET CONSACRÉ : LA RECONNAISSANCE DE LA LITTÉRATURE DU XVIIIe SIÈCLE DANS LE RIDEAU (2005) Francis MUS (Université d’Anvers)1
Dans son essai Le Rideau (2005), Milan Kundera s’en prend à ce qu’il appelle le « despotisme de la story », c’est-à-dire le phénomène trop répandu à son sens de lecteurs et critiques cherchant à réduire le texte littéraire au simple « contenu », là où la littérature digne de ce nom (et le roman en particulier) se caractérise précisément par une composition, qui, de manière inextricable, mêle forme et contenu. Prise dans son ensemble, cette composition constitue l’exploration d’un thème abstrait par l’auteur, au fur et à mesure que le roman se déploie selon ses lois propres. Pour le lecteur qui découvre l’œuvre théorique de Kundera, il devient clair que la définition du roman qui y est présentée, et de l’histoire littéraire du roman qui en découle, aboutissent à une « histoire subjective de la littérature »,2 qui connait autant d’adeptes que de détracteurs. L’intérêt prononcé du romancier et essayiste tchèque pour la forme est visible tant dans sa propre production romanesque que dans les romans qu’il étudie dans ses textes théoriques. En ce qui concerne la production romanesque, cet intérêt s’est manifesté au fil des années de deux manières différentes, que Kundera, fils de musicologue, a définies à partir de deux métaphores musicales. Durant la première période de son activité de romancier (pratiquant le tchèque), il adopte le principe de la « sonate », c’est-à-dire de la composition en grands tableaux, presque toujours en sept parties, pour structurer les romans, tandis que, durant sa deuxième période (où il écrit en français), le principe de la « fugue » prévaut. Les romans de cette période, qui s’ouvre avec La Lenteur, se caractérisent par une composition axée autour de chapitres courts dans lesquels la narration alterne plusieurs « voix », offrant ainsi une vue d’ensemble du thème du roman, souvent indiqué dans le titre du livre même (« identité », « ignorance », « lenteur », etc.). Cette exploration de thèmes différents est 1 Je tiens à remercier Isa Van Acker et Martine Boyer-Weinmann pour leurs remarques précieuses. 2 Martine BOYER-WEINMANN, Lire Milan Kundera, Paris, Armand, Colin, 2009, p. 23.
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la plus visible (et également la plus étudiée) dans la production romanesque de Kundera, mais un mécanisme structurel similaire est également à l’œuvre dans ses ouvrages théoriques qui, eux aussi, sont souvent organisés à partir d’une succession de paragraphes courts étudiant à chaque fois un aspect particulier du thème ou une perspective possible sur celui-ci. Cela ne surprend guère si l’on sait que la frontière entre les deux genres a été relativisée par l’auteur lui-même. D’un côté, il intègre souvent des passages théoriques dans ses romans ; de l’autre, il ne présente pas ses essais comme des œuvres théoriques mais comme les « réflexions d’un praticien ». Prenons, à titre d’exemple, l’épigraphe de L’Art du roman : Le monde des théories n’est pas le mien. Ces réflexions sont celles d’un praticien. L’œuvre de chaque romancier contient une vision implicite de l’histoire du roman, une idée de ce qu’est le roman. C’est cette idée du roman, inhérente à mes romans, que j’ai fait parler.
Dans cette contribution, je ne prendrai pas position dans ce débat sur ‘la nature du roman’, c’est-à-dire en me prononçant en faveur ou en défaveur de la définition proposée par Kundera. Au contraire, j’adopterai un point de vue que l’on pourrait dire interne, en examinant un thème-clé de sa conception du littéraire, celui de la reconnaissance.3 Je le ferai à partir de la place qu’il accorde à la littérature du XVIIIe siècle (et antérieure) dans son avant-dernier recueil d’essais, Le Rideau. En guise d’introduction, je m’attarderai d’abord sur la réception de l’œuvre de Kundera, en d’autres mots sur la question de savoir dans quelle mesure et de quelles façons Kundera lui-même a été reconnu par la critique littéraire et académique. LA RECONNAISSANCE DE MILAN KUNDERA : BILAN SOMMAIRE En 1999, Pascale Casanova évoquait la « reconnaissance récente »4 de Kundera, tout en remarquant que cette reconnaissance témoignait surtout d’une « persistance de la puissance de consécration des instances parisiennes ». Dix ans plus tard, dans l’introduction du volume Désaccords 3 Le Petit Robert distingue trois acceptions du mot ‘reconnaissance’ : (a) action d’identifier par la mémoire, le jugement ; (b) action d’accepter, d’admettre ; (c) action de reconnaître (un bienfait reçu). C’est avant tout la dernière acception qui semble traverser les écrits théoriques de Kundera, et en particulier Le Rideau (2005). Remarquons que dans d’autres langues, ces trois significations peuvent être rendues à l’aide de mots différents. Ainsi, le néerlandais le traduit de trois manières, respectivement (a) herkenning, (b) erkenning, (c) erkentelijkheid. 4 Pascale CASANOVA, La république mondiale des lettres, Paris, Seuil, 2011 (19991), p. 229.
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parfaits. La réception paradoxale de l’œuvre de Milan Kundera, MarieOdile Thirouin constate une « irritation » auprès de nombreux lecteurs, et se demande pourquoi « Kundera, qui faisait encore l’unanimité dans les années 1980, provoque aujourd’hui des réactions aussi négatives ».5 Là où d’autres écrivains vivant entre plusieurs langues, cultures ou nations sont aujourd’hui populaires dans le contexte mondial, tant auprès des lecteurs qu’auprès des chercheurs académiques, le cas de Kundera semble faire exception,6 conclut Thirouin en faisant le bilan suivant : On le soupçonne partout de vouloir assurer à tout prix la promotion de son œuvre en flattant le goût de son nouveau public français (notamment en gommant sa misogynie supposée et en multipliant les scènes érotiques), en modulant ses références à la littérature française (notamment au XVIIIe siècle français), en simplifiant sa langue à l’excès, en masquant son engagement communiste d’après 1948, en se maquillant en expert de l’art du roman pour cacher son passé de poète, en pratiquant un autocommentaire contraignant et exclusif de son œuvre.7
Cette citation date de 2009, mais tout porte à croire que la situation a stagné depuis, tout d’abord pour la simple et bonne raison que Kundera a publié relativement peu depuis et qu’il n’intervient presque plus dans les médias. Toutefois, quelques exceptions permettent de nuancer et de mettre à jour ce bilan. La réception de La fête de l’insignifiance, le seul ouvrage publié après 2009, confirme ce rapport amour-haine avec la critique artistique et le lectorat français.8 D’abord, de la part de l’auteur lui-même : la première publication mondiale de ce roman a été sa traduction en italien (La festa dell’insignificanza) en 2013, un an avant la publication du texte français – comme si Kundera voulait jouer un tour au public français. Il avait déjà appliqué ce procédé pour son roman précédent, L’ignorance, publié d’abord en espagnol, puis en français. Certes, le phénomène des textes ‘born 5 Martine BOYER-WEINMANN et Marie-Odile THIROUIN, Désaccords parfaits. La réception paradoxale de l’œuvre de Milan Kundera, Grenoble, Editions littéraires et linguistiques de l’université de Grenoble, 2009, p. 5. 6 Evidemment, cela n’empêche pas que le rapport complexe qu’entretient Kundera avec la langue d’écriture (tchèque/française), le pays de résidence (la France / la Tchécoslovaquie) et sa nationalité civile (française/tchèque) a déjà été étudié en détail dans le passé (voir par exemple Michelle WOODS, Translating Milan Kundera, Bristol, Multilingual matters, 2006) : d’un côté, il est l’un des écrivains plurilingues et pluriculturels le plus souvent cité – à côté de Beckett, Huston ou Nabokov ; d’autre part, la méfiance continue à planer sur la recherche kundérienne. 7 Op. cit., p. 12. 8 A cet égard, voir Francis MUS, « “Une ode à l’amitié” (sur La fête de l’insignifiance)’ », L’atelier du roman, n° 84, 2015, p. 72-77.
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translated’,9 publiés en traduction avant de paraître en version originale, n’est pas si exceptionnel. Or il concerne presque toujours une démarche nécessaire de la part d’un auteur confronté à la censure,10 ce qui n’est pas le cas ici. Du côté de la réception, l’image est également ambivalente : La fête de l’insignifiance a été bien reçu, tant en France qu’à l’étranger, à quelques exceptions près, comme le commentaire acerbe de l’écrivain, journaliste et critique Pierre Assouline, qui, dans son blog, se demande ouvertement « où est passé le rire rabelaisien de Kundera » pour y ajouter : « On ne retient rien. Pas un son, pas un trait. Même citer s’avère impossible car rien ne le mérite ».11 La publication de l’œuvre intégrale dans la Bibliothèque de La Pléiade en 2011 semble être un signe de consécration important, d’autant plus que cet honneur n’échoit que rarement à des auteurs vivants et/ou ayant des origines étrangères. En plus, les principes de Kundera ont été respectés pour la composition : seuls les ouvrages que l’auteur juge comme faisant partie de son œuvre ont été retenus (suivant le principe de la « morale de l’essentiel » et non de l’archive du Rideau, cf. infra), et l’appareil critique ne comprend ni variantes ni analyses critiques, mais une « biographie de l’œuvre » rédigée par François Ricard, le principal rédacteur de postfaces des œuvres de Kundera. Un tel contrôle de l’auteur sur les choix éditoriaux, notamment dans la collection de la Pléiade, est extrêmement rare. Enfin, plus récemment, plusieurs événements témoignent de la reconnaissance de Milan Kundera par des autorités politiques et culturelles. En 2019, la République tchèque lui a rendu sa nationalité, qu’il avait perdue en 1979. En 1981, le ministre de la Culture français Jack Lang l’avait naturalisé français, et en décembre 2019, c’est l’ambassadeur de France en personne qui a remis le certificat à Kundera en main propre lors d’une cérémonie privée au domicile parisien du romancier. Désormais, il possède la double nationalité. Cela n’est pas tout. En 2020, l’académie royale de littérature française de Belgique lui accorde le prix Nessim Habif (qui 9 Rebecca WALKOWITZ, Born Translated. The Contemporary Novel in an Age of World Literature, New York, Columbia University Press, 2015. 10 Dans le contexte de l’œuvre de Kundera, il suffit de penser à 68 Publishers, une maison d’édition érigée à Toronto par l’expatrié tchèque Josef Škvorecký et sa femme Zdena Salivarová. Leur but était précisément de publier des livres d’écrivains tchèques et slovaques exilés, dont l’œuvre était interdite par le régime communiste en Tchécoslovaquie. L’insoutenable légèreté de l’être, le roman le plus connu de Kundera, a été rédigé en tchèque, et a été publié en 1984, d’abord en traduction française, ensuite, la même année, en tchèque, chez 68 Publishers. Ces difficultés de publication étaient inexistantes pour les dernières publications de Kundera. 11 Pierre ASSOULINE, « Caprice d’Echenoz, insignifiance du Kundera », http:// larepubliquedeslivres.com/ caprice-dechenoz-insignifiance-du-kundera/, 10 avril 2014.
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récompense une œuvre écrite en langue française par un écrivain qui n’est pas Français d’origine) pour l’ensemble de son œuvre ; la même année, il reçoit le prix Franz Kafka, le prix littéraire le plus prestigieux de la République tchèque. Dans le monde académique aussi, l’intérêt pour l’œuvre de Kundera persiste,12 même si le plus souvent cet intérêt témoigne surtout d’une volonté de lui rendre honneur. Bref, si la consécration et la reconnaissance de Kundera se poursuivent, son œuvre ne fait plus l’objet de grands débats ou de discussions dans les milieux littéraires et académiques. Dans la mesure où « le cas Kundera […] est en phase de ‘normalisation’ »,13 son œuvre risquerait de « se périmer », danger que décèle Pascale Casanova14 à propos des textes « classiques ». Face à ces évolutions ambivalentes, et compte tenu de l’emprise que Kundera cherche à exercer sur la réception de son œuvre, surgit la question de savoir comment, vers la fin de sa carrière, l’auteur lui-même souhaiterait être reconnu. LA RECONNAISSANCE COMME THÈME DANS L’ŒUVRE
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Le Rideau (2005) : observations générales Le Rideau est le troisième recueil d’un ensemble de quatre essais, publié après L’art du roman (1984) et Les Testaments Trahis (1993) et avant Une rencontre (2009). Plusieurs facteurs ont motivé mon choix de retenir Le Rideau pour l’analyse qui suit. Comparé aux deux premiers recueils, et malgré sa réception positive dans la presse littéraire française et internationale, Le Rideau a été beaucoup moins étudié dans le monde littéraire et académique. Pourtant, la composition est rigoureuse et propose une réflexion poussée qui constitue à la fois une synthèse et une prolongation des deux premiers recueils. Par contraste, Une rencontre est beaucoup plus fragmentaire, et constitue plutôt un rassemblement d’essais individuels. Même si la « reconnaissance » n’a jamais été mentionnée comme telle, ni par Kundera lui-même (dans des interviews ou dans les titres de ses textes), ni par la critique littéraire ou la recherche universitaire, le thème est omniprésent dans son œuvre. Comment expliquer cette contradiction 12 Pensons au colloque Y a-t-il une « sagesse du roman » (Paris, 4 et 5 mars 2021) ou à l’ouvrage semi-biographique À la recherche de Milan Kundera d’Ariane CHEMIN (Éditions du sous-sol, 2021). 13 Martine BOYER-WEINMANN et Marie-Odile THIROUIN, op. cit., p. 15. 14 Pascale CASANOVA, op. cit., p. 132.
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apparente ? Kundera trouvait-il ce thème moins important que ceux retenus dans (les titres de) ses livres ? Ou, au contraire, l’idée est-elle si fondamentale qu’elle en devient évidente, et ne doit (ou ne peut)15 pas être abordée explicitement, tout en étant nécessaire à l’articulation de thèmes plus spécifiques ? Ainsi, le titre de la section « Ma grande pléiade » ne laisse pas de doutes quant à l’importance de la reconnaissance que Kundera ressent vis-à-vis d’écrivains comme Kafka, Musil, Broch et Gombrowicz. Il précise au sein du texte : « c’étaient des solitaires. Plusieurs fois, je les ai appelés ‘la pléiade des grands romanciers de l’Europe centrale’ ».16 Pourtant, dans cette section, ce n’est pas la reconnaissance en tant que telle que Kundera met à l’avant-plan : il cite ses écrivains préférés dans le cadre d’une réflexion plus large sur le roman.17 L’explicitation de la démarche suivie, qui est un trait caractéristique de la pratique discursive de Kundera, fournit un fil conducteur utile au lecteur. L’organisation globale du texte est le premier indice de cette démarche. Sur la première de couverture, Le Rideau est défini par l’auteur comme un « essai en sept parties », ce qui suggère une organisation en grands tableaux (comme dans sa première période) : (1) Conscience de la continuité ; (2) Die Weltliteratur ; (3) Aller dans l’âme des choses ; (4) Qu’estce qu’un romancier ? ; (5) L’esthétique et l’existence ; (6) Le rideau déchiré ; (7) Le roman, la mémoire, l’oubli. Toutefois, à l’intérieur de chaque partie, le principe de la fugue (de la deuxième période) prévaut, selon lequel une idée, un concept ou une hypothèse sont testés et développés à partir de plusieurs perspectives juxtaposées. Ainsi, la partie sur la « Weltliteratur » est composée de onze sections, d’une vingtaine de pages 15 Le philosophe Rudi Visker se base sur la notion de « das Ungedachte », qu’il emprunte à Heidegger, pour définir ce qui ne doit ni ne peut être pensé pour construire une argumentation : « [i]f we want to take seriously a notion like das Ungedachte, we should stop congratulating ourselves for having made the thought of someone else accessible and try to reach for that point where, although we no longer have the feeling that we fail to understand what the other says or fail to see what he is trying to show us, the distance between him and us is greater than it was before, simply because in trying to understand him we also had to take into account what he had to leave out of the picture in order to draw at all. » (Rudi VISKER, Truth and singularity. Taking Foucault into Phenomenology, Dordrecht, Springer Science / Business Media, 1999, p. 5 ; je souligne). 16 Milan KUNDERA, Œuvre, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), t. II, p. 978. 17 La section fait partie de la deuxième grande partie du livre, où il explore le roman à l’instar de Goethe à partir de la notion de « Weltliteratur », un ‘testament trahi’, ajoute Kundera, en paraphrasant le deuxième titre de son œuvre théorique. Il explique : « ouvrez n’importe quel manuel, n’importe quelle anthologie, la littérature universelle y est toujours présentée comme une juxtaposition de littératures nationales ! Comme une histoire des littératures ! Des littératures, au pluriel ! » (KUNDERA, op. cit., t. II, p. 967).
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chacune. La dimension autoréflexive et explicite n’est pas sans conséquences. Certains y voient une stratégie de la part de Kundera pour façonner sa propre image et donc sa réception dans le monde littéraire et universitaire.18 En conséquence, les questions théoriques à première vue innocentes et générales ont parfois des enjeux très personnels, au risque de jeter un soupçon sur la validité de l’argumentation suivie. Dans Le Rideau, on trouve deux sections qui semblent faire allusion à l’œuvre de l’auteur. Tout d’abord, il y a la distinction entre ce que Kundera appelle « la morale de l’archive » et « la morale de l’essentiel », élaborée dans la quatrième partie du livre, Qu’est-ce qu’un romancier ?. Selon Kundera, l’écrivain – chaque écrivain – a le droit de se distancier de certains de ses textes qu’il ne considère plus comme faisant partie de son œuvre : « l’œuvre est ce que le romancier approuvera à l’heure du bilan ».19 Kundera formule cette idée à partir de sa lecture de Flaubert, mais selon certains chercheurs, il s’agit clairement d’une tentative (cachée) de faire l’impasse sur ses écrits de jeunesse, allant de la poésie lyrique à des textes ouvertement politiques. Ensuite, dans la section ‘Die Weltliteratur’ (qui porte le même titre que la deuxième partie du livre), Kundera distingue deux contextes élémentaires au sein desquels une œuvre d’art peut être lue et interprétée : le « petit contexte » (l’histoire de la nation, contexte de l’œuvre d’art) d’une part, et le « grand contexte » (l’histoire supranationale de l’art) d’autre part. Kundera plaide ainsi pour l’adoption de ce que Stefano Montes a appelé (à l’instar de Claude Lévi-Strauss) plus tard un « regard éloigné »20 : un recul géographique éloigne l’observateur du contexte local et lui permet d’embrasser le grand contexte de la Weltliteratur, seul capable de faire apparaître la valeur esthétique d’un roman, c’est-à-dire : les aspects jusqu’alors inconnus de l’existence que ce roman a su éclairer ; la nouveauté de la forme qu’il a su trouver21
Il faudrait préciser : en comparant cette prise de position avec les différentes lectures proposées par Kundera dans Le Rideau, il devient clair que le cadre (géographique) de référence n’est ni la nation, ni le monde, mais l’Europe (nonobstant quelques exceptions – vers la fin du recueil, Fuentes et Garcia Marquez sont mentionnés). C’est à l’intérieur d’un Voir, par exemple, Martin RIZEK, Comment devient-on Kundera ? Images de l’écrivain, écrivain de l’image, Paris, L’Harmattan, 2001. 19 Milan KUNDERA, op. cit., t. II, p. 1009. 20 Stefano MONTES, « Le regard éloigné de Milan Kundera. Vivre, écrire et penser dans une langue ‘autre’ », Intercultural Francophonies, n° 7, 2005, p. 45-60. 21 Milan KUNDERA, op. cit., t. II, p. 968. 18
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cadre européen qu’il mène une enquête sur les façons dont l’art du roman s’est développé au fil des siècles, y compris sa propre production romanesque. La reconnaissance de la littérature du XVIIIe siècle avant Le Rideau Qu’en est-il du cadre temporel des auteurs analysés dans Le Rideau ? Avant d’examiner cela, regardons de plus près comment la littérature du XVIIIe siècle a été valorisée dans les textes publiés avant Le Rideau. Dans l’œuvre intégrale de Kundera (y compris Le Rideau), le lecteur est avant tout frappé par la combinaison remarquable de questions historiques et de réflexions anhistoriques22 qui sont évoquées par l’auteur. Le Rideau ne fait pas exception : dans la première partie, ‘Conscience de la continuité’, Kundera souligne l’importance de l’histoire dans notre perception et évaluation d’œuvres d’art ; la quatrième partie, en revanche, aborde une réflexion plus atemporelle : ‘Qu’est-ce qu’un romancier ?’. La contradiction n’est qu’apparente. S’il est vrai que, pour Kundera, le romancier cherche par définition à répondre à des questions ‘existentielles’ (c’està-dire de tous les temps), la « méthode romanesque » dont il se sert trouve très clairement ses origines dans des moments spécifiques de l’histoire littéraire. Cette méthode, et la définition du roman qui en découle pour Kundera, se retrouve dans tous ses essais ; de par sa singularité, elle peut prêter à discussion, mais Kundera se justifie en se référant systématiquement à des auteurs et à des textes concrets. Pour Kundera, le roman n’est donc pas seulement un genre mais aussi une « méthode », un principe de connaissance, qui permet d’« aller dans l’âme des choses » (comme l’indique le titre de la troisième partie). Il n’est pas excessif de dire que la totalité de ses écrits théoriques peut être considérée comme une conception personnelle de l’histoire du roman. Afin de penser cette évolution, Kundera se base sur l’histoire de la musique, dans laquelle il décèle deux « mi-temps ». Le parallèle entre les deux histoires artistiques est résumé par Boyer-Weinmann comme suit : 22 Pour bien des lecteurs, Kundera restera pour toujours l’écrivain du roman-culte L’insoutenable légèreté de l’être, publié en 1984, ou encore de l’ouvrage théorique L’Art du roman, publié deux ans plus tard, en 1986. Le succès de ces textes s’explique entre autres par le fait qu’ils se prêtent à être lus hors contexte : même s’ils font partie d’un tout ingénieusement organisé, les nombreuses réflexions, idées, maximes, digressions sont relativement facilement transposables à d’autres contextes. Ce style d’écriture ne change pas vraiment dans les années d’après, mais l’auteur ne remportera plus jamais le succès qu’il a connu au milieu des années quatre-vingts.
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Dans l’« Improvisation en hommage à Stravinski » des Testaments trahis, [Kundera] cherche les césures signifiantes dans la musique occidentale, qu’il situe au XVIIIe siècle, avec L’Art de la Fugue de Bach. La « deuxième mi-temps » de la musique qui débute avec la mort de Bach (et son oubli) commence donc par un refoulement et un voilage, une mise au désert (comme on parle de mise au tombeau) par le Romantisme à laquelle, selon Kundera, seul Beethoven aurait su échapper. Cette lecture d’une renaissance comme mise à mort du passé inspire évidemment la réflexion connexe sur l’évolution du genre romanesque. […] Pour dérouler l’histoire du roman, Kundera conserve l’idée des deux mitemps, mais il en déporte la chronologie vers un XVIIIe siècle plus tardif en ce qui concerne la littérature : « entre le XVIIIe et le XIXe siècle, à savoir entre, d’un côté, Laclos, Sterne, et de l’autre, Scott, Balzac. » (Les Testaments Trahis, ‘Folio’, p. 73-74). L’affirmation (le décret) de cet « asynchronisme » lui sert à invalider la thèse d’une cause sociologique ou politique (externe donc) à l’évolution du genre. Pour Kundera, seule signifie la motivation esthétique interne, « comme si l’art du roman, par exemple, contenait deux possibilités différentes (deux façons différentes d’être roman) qui ne pouvaient être exploitées en même temps, parallèlement, mais successivement, l’une après l’autre »23
Si la reconnaissance de l’« art du roman » est une constante dans l’œuvre de Kundera, elle semble l’être avant tout pour les romanciers des XIXe et XXe siècles. Pour les romanciers du XVIIIe siècle, par contre, la situation est moins claire : dans sa préface de Jacques et son maître, hommage à Denis Diderot en trois actes (1971), par exemple, Kundera avance de manière aussi laconique que lapidaire qu’il « n’aime pas tellement le XVIIIe siècle », mais qu’il « aime Diderot ». Il poursuit: « Et pour être encore plus sincère, j’aime ses romans. Et encore plus exactement : j’aime Jacques le Fataliste. » Plus généralement, Kundera fait certes l’éloge de l’héritage romanesque du XVIIIe siècle, tout en rejetant son sentimentalisme chrétien. C’est pourquoi, toujours selon Kundera, Jacques le Fataliste devrait être arraché à son siècle pour être situé « dans une filiation transséculaire qui conduit, de façon parfois souterraine, de Don Quichotte à Ulysse ».24 Denis Reynaud prend ce constat comme point de départ pour une étude dans laquelle il se propose de vérifier si, dans ses publications ultérieures,25 Martine BOYER-WEINMANN, Lire Milan Kundera, op. cit., p. 74. Denis REYNAUD, « Kundera et le XVIIIe siècle », in : Marie-Odile THIROUIN et Martine BOYER-WEINMANN, op. cit., 2009, p. 188. 25 Reynaud étudie un ensemble de quatre textes (Jacques et son maître, 1971 ; « Introduction à une variation » [qui deviendra ensuite la préface de l’édition de 1981 de Jacques et son maître], 1981 ; L’Art du roman, 1986 et La Lenteur, 1995). Je garde ici les dates de publication officielles (respectivement 1986 et 1995), là où Reynaud avait noté deux dates erronées (deux fois 1985). 23
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Kundera réserve un jugement similaire au XVIIIe siècle littéraire. A première vue, avance Reynaud, le lecteur pourrait croire à une évolution simple : en l’espace de dix ans, allant de L’art du roman (1986) à La lenteur (1995), Kundera aurait subi une évolution claire. Peu après la publication de Jacques et son maître, c’est-à-dire au moment où la presse littéraire qualifie Kundera d’écrivain des Lumières, celui-ci rejette cette étiquette et ne retient que Diderot comme romancier du XVIIIe digne de ce nom. Cette posture, qui ressortirait de L’art du roman, serait ensuite inversée dans La Lenteur, roman dans lequel Kundera cite une série de romanciers du XVIIIe (Laclos, Crébillon fils, Sade, Vivant-Denon…) dont il chante les louanges, tout en passant Diderot sous silence. Pourtant, insiste Reynaud, une telle analyse est trop simpliste : En effet si le thème de La Lenteur est vivant-denonien, la structure du roman est bien diderotienne. Il s’agit en effet de superposer en un même lieu (un château) trois histoires d’amour différentes et semblables. Or c’est ainsi que Jacques le Fataliste avait été analysé et restitué par Kundera dans Jacques et son maître […].26
Reynaud analyse ensuite les manifestations multiples de cette « présence profonde et cachée de Diderot »27 et en vient à la conclusion que, à partir de La lenteur, Diderot n’est pas seulement admiré pour ses audaces formelles (comme dans Jacques le Fataliste) mais aussi pour son style résolument vulgaire, « souvenir tendre et nostalgique de la gaieté rabelaisienne ».28 Le Rideau : de Cervantès et Rabelais à Sterne et Fielding L’analyse de Reynaud confirme et enrichit le constat fait par BoyerWeinmann dans Lire Milan Kundera, où elle remarque que, pour Kundera, l’histoire des arts est « une histoire des noms, de plaques tournantes individualisées, de personnalités-carrefours ».29 Selon Reynaud aussi, le fil conducteur de l’analyse est tissé par des noms propres (de Diderot à Rabelais), mais Kundera les citerait, de manière implicite ou explicite, moins en raison de leur talent ou œuvre individuelle qu’en tant que représentants d’un style, d’une approche, d’une écriture nouvelle permettant de mieux éclairer « la méthode romanesque ». Denis REYNAUD, op. cit., p. 190. Ibid., p. 191. 28 Kundera, cité dans ibid., p. 192. La citation de Kundera est tirée de L’Art du roman et sert ici de phrase conclusive à la contribution de Reynaud. 29 Martine BOYER-WEINMANN, op. cit., p. 26. 26 27
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Dans un compte rendu critique du Rideau, Louis Cornellier revient sur les auteurs retenus par Kundera. Il lui reproche de « s’abîme[r] dans le culte des grands auteurs consacrés […] ».30 Dans une réponse publiée en dessous de l’article de Cornellier, Stéphane Gibeault prend la défense de Kundera en se demandant ouvertement s’il peut « en être autrement lorsqu’on parle des plus grands ».31 Cette discussion a beau être marginale dans la réception globale de l’essai de Kundera, mais elle n’en démontre pas moins que les noms d’auteurs constituent le prisme majeur à travers lequel le texte de Kundera est lu. Toutefois, la subdivision en parties et sections ne s’opère jamais à l’aide de noms d’auteurs, mais toujours à partir d’une progression de motifs particuliers. C’est à l’intérieur de ce cadre qu’une large gamme d’écrivains est évoquée. Comparée à la littérature du XIXe et surtout du XXe siècles, la littérature du XVIIIe siècle est relativement peu représentée, sans que ces auteurs (et ceux de la période qui précède) soient complètement absents. Ils peuvent être répartis en deux catégories : le groupe de ce que Kundera appelle les « premiers romanciers » (XVIIIe siècle) d’une part, et les précurseurs (avant le XVIIIe siècle) d’autre part. Les premiers romanciers sont surtout étudiés dans la première partie du livre, ‘Conscience de la continuité’. D’abord, Kundera se concentre sur Fielding, l’auteur de Tom Jones. Il souligne que Fielding lui-même a pris soin d’éviter les termes ‘romance’ ou ‘novel’ pour décrire ses propres textes, leur préférant la description plus spécifique, non exempte d’ironie mais significative, d’« écrit prosaï-comi-épique ».32 A travers ses textes, Fielding essaierait de cerner la raison d’être de cette « nouvelle province littéraire »,33 celle du roman comme « acte de connaissance »34 de la nature humaine. A côté de Fielding, écrit Kundera, c’est surtout Laurence Sterne, l’auteur de Tristram Shandy, qui a renouvelé l’art du roman en rejetant « le despotisme de la story » par son choix délibéré de sujets d’une « choquante insignifiance ».35 De la sorte, Sterne a montré que l’essence du roman ne réside pas dans les événements décrits, mais dans l’exploration de thèmes plus fondamentaux à travers le jeu formel du roman. 30 Louis CORNELLIER, « Kundera, essayiste pour étudiants en lettres », Spirale, n° 204, 2005, p. 45-46, ici p. 46. 31 Stéphane GIBEAULT, « Kundera : peintre d’espoir. Réponse à l’article de Louis Cornellier », ibid., p. 46. 32 Milan KUNDERA, op. cit., t. II, p. 948. 33 Ibid., p. 949. 34 Ibid., p. 948. 35 Ibid., p. 951.
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Fielding et Sterne ne sont pas mentionnés en tant que représentants du roman réaliste anglais, mais comme exemples-type de représentants d’un nouveau genre, le roman, qu’ils ont pu créer à travers leurs écrits. Leur importance ne se limite pas à quelques mentions dans la première partie du livre ; ils ne forment pas une étape intermédiaire vers les ‘vrais romanciers’, mais continuent à inspirer et à influencer les romanciers ultérieurs. Ainsi, un élément de la définition du roman proposée par Fielding est évoqué dans la troisième partie, où Kundera souligne l’importance du comique dans l’œuvre de Gombrowicz : « il faut toujours garder cela à l’esprit : le comique était l’une des trois fées mythiques penchées sur le berceau du roman ».36 Autre exemple : le despotisme de la story, dénoncé par Sterne, est repris dans la cinquième partie, où Kundera traite de « ce caractère problématique et paradoxal de l’action »37 dans l’œuvre de Joyce et Kafka, que Sterne avait déjà saisi, à en croire l’essayiste, dans un roman écrit cent cinquante ans auparavant. Ce sont deux traits importants (parmi d’autres) du roman qui reviennent dans l’intégralité du Rideau. Or, l’« insignifiance » thématisée de façon précoce par Sterne, entre autres, semble occuper une fonction primordiale. Dans L’Art du roman, Kundera avait déjà indiqué que le comique « nous révèle brutalement l’insignifiance de tout »38 ; le thème sera creusé explicitement dans son dernier roman, publié cinq ans après Le Rideau. En effet, après coup, la réflexion sur Sterne peut être lue comme l’annonce d’un projet qui se réalisera dans La fête de l’insignifiance : […] [D]e grandes actions dramatiques sont-elles vraiment la meilleure clé pour comprendre la ‘nature humaine’ ? Ne se dressent-elles pas plutôt comme une barrière qui dissimule la vie telle qu’elle est ? L’un de nos plus grands problèmes n’est-il pas justement l’insignifiance ? N’estce pas elle, notre sort ? Et si oui, ce sort est-il notre chance ou notre malheur ? Notre humiliation ou, au contraire, notre soulagement, notre évasion, notre idylle, notre refuge ?39
Deux auteurs antérieurs au XVIIIe siècle sont ici mis à l’avant-plan : Rabelais et Cervantès. Contrairement à Fielding et Sterne, qui sont surtout mentionnés dans quelques sections spécifiques, leurs noms reviennent dans quasiment chaque partie du livre. Avec Louis Cornellier, l’on pourrait avancer que la reconnaissance de Rabelais comme précurseur du roman n’a rien de choquant. Tout comme il le fait avec Cervantès, Kundera cite 36 37 38 39
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. p. p. p.
996. 1014. 716. 911-12.
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Rabelais comme une des figures majeures de la littérature occidentale et confirme ainsi ce que de nombreux historiens de la littérature ont dit avant lui. Toutefois, au moment où Kundera rédige son texte, il semble vouloir prendre position afin de revaloriser l’importance de Rabelais. Comment le fait-il ? En premier lieu, en créant une posture qui doit faire autorité : pour cela, il revendique sa propre position d’étranger d’une part, et d’écrivain d’autre part. Ainsi, dans la deuxième partie, sur la Weltliteratur, il souligne sa position d’‘outsider’ par rapport à la littérature française, non pas pour se marginaliser lui-même ni pour discréditer celleci, mais pour promouvoir l’idée d’une histoire littéraire transnationale, européenne : « L’Europe n’a pas réussi à penser sa littérature comme une unité historique et je ne cesserai de répéter que c’est là son irréparable échec intellectuel ».40 Pour preuve, Kundera cite l’exemple de Rabelais, tout en soulignant à la fois la méconnaissance de celui-ci en France (« toujours sous-estimé par ses compatriotes »)41 et sa reconnaissance à l’étranger (« jamais été mieux compris que par un Russe : Bakhtine »).42 Quelques paragraphes plus loin, il mentionne Jacques le fataliste comme autre exemple, en se référant à la même idée : « en effet, ce n’est que dans le grand contexte de la Weltliteratur que peut être appréciée l’incomparable nouveauté de ce roman ».43 Dans la même section, il donne également l’exemple de Rabelais : À ce propos, je lis le texte d’un éminent universitaire français qui déclare qu’il manque à la littérature de son pays un fondateur tel que Dante pour les Italiens, Shakespeare pour les Anglais, etc. Voyons, Rabelais est dépourvu, aux yeux des siens, de l’aura du fondateur ! Pourtant, aux yeux de presque tous les grands romanciers de notre temps, il est, à côté de Cervantès, le fondateur de tout un art, celui du roman.44
En deuxième lieu, Kundera prend position en tant qu’écrivain pour pouvoir déterminer la place de Rabelais dans l’histoire littéraire. Dans une interview avec Guy Scarpetta en 1994, il avait déjà insisté sur ce qui différencie l’approche de l’écrivain de celle de l’historien : l’historiographie et la théorie littéraires « détourne[nt] l’œuvre de Rabelais de toute réflexion esthétique »,45 comme quoi « seuls des écrivains peuvent dire quelque chose d’intéressant sur Rabelais ».46 40 41 42 43 44 45 46
Ibid., p. 967. Ibid. Ibid. Ibid., p. 971. Ibid. Ibid., p. 1106. Ibid.
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Dans Le Rideau, une section entière est consacrée à Rabelais, « Les agélastes », reprise dans la cinquième partie, « L’esthétique et l’existence ». Pour comprendre la portée de cette section, il faudrait la lire en relation avec celles qui précèdent et qui suivent, dans lesquelles Kundera essaie de définir le rôle du comique dans la méthode romanesque. Les « agélastes » sont en effet, d’après le néologisme créé par Rabelais luimême « ceux qui ne savent pas rire ».47 Kundera se sert ensuite de cette idée pour mieux cerner la distinction entre le sacré et le comique, conceptclé dans sa définition du roman moderne. L’importance accordée à Rabelais se confirme dans le recueil qui précède Le Rideau comme dans celui qui suit cet essai. Dans Une rencontre, Kundera évoque encore un facteur extérieur permettant d’expliquer l’importance de Rabelais dans son œuvre. En effet, c’est grâce à une excellente traduction en tchèque, réalisée par un collectif appelé ‘La Thélème bohémienne’ que Kundera a pu se familiariser avec l’auteur de Gargantua et Pantagruel48 (pour la même raison, d’autres auteurs tchèques, comme Vladislav Vancura, ont pu s’inspirer de Rabelais). La traduction a par ailleurs été faite dans le but de doter le tchèque d’un capital littéraire. CONCLUSION S’il est vrai qu’au fil des années Kundera a « modul[é] ses références à la littérature française, notamment au XVIIIe siècle français », comme le rappelle Marie-Odile Thirouin,49 cette évolution doit-elle être considérée comme une stratégie d’auteur en quête de reconnaissance de la part du public français ou comme l’expression d’une reconnaissance envers un héritage littéraire important ? Force est de constater que, dans Le Rideau, l’importance de ces repères spatio-temporels est constamment minimisée par Kundera lui-même, étant donné que tant la perspective géographique que la perspective chronologique sont constamment dépassées et insérées dans d’autres cadres de réflexion plus larges. Les auteurs du XVIIIe siècle ou des périodes antérieures qui sont le plus souvent cités dans Le Rideau sont au nombre de quatre, parmi lesquels un seul écrivain français : Rabelais, côtoyé par Cervantès, Fielding et Sterne. Le cadre de la nation est ainsi remplacé par celui de l’Europe, et ce cadre élargi vaut tant pour l’écrivain étudié 47 48 49
Ibid., p. 1015. Ibid., p. 1105. Marie-Odile THIROUIN, op. cit., p. 12.
MILAN KUNDERA CONSACRANT ET CONSACRÉ
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dont Kundera souligne la valeur à l’échelle européenne, c’est-à-dire à l’intérieur du « grand contexte » qui l’intéresse, que pour celui qui l’étudie, à savoir Kundera lui-même. Le contexte chronologique est lui aussi relativisé : les auteurs étudiés sont en quelque sorte « instrumentalisés », en ce sens que leurs œuvres, ou certains traits de ces œuvres, sont utilisés pour articuler des aspects de la définition et de l’histoire du roman, tels l’insignifiance ou le comique. A travers son histoire personnelle du roman, Kundera loue avant tout la méthode romanesque comme principe de connaissance par excellence, et par ce biais aussi la position du romancier. Ainsi, il ne promeut (reconnait) pas seulement les romanciers qu’il étudie, mais se promeut également luimême, dans son identité d’écrivain. En même temps, il invalide ainsi la position épistémologique que prétendent occuper la critique littéraire et la recherche universitaire. Contrairement à ceux-ci, le romancier opère sur un terrain, celui du roman, « où le jugement moral est suspendu ». En 1993, dans la première partie des Testaments trahis, Kundera écrit à propos de Rabelais : « Suspendre le jugement moral, ce n’est pas l’immoralité du roman, c’est sa morale. La morale qui s’oppose à l’indéracinable pratique humaine de juger tout de suite, sans cesse, et tout le monde, de juger avant de comprendre et sans comprendre ».50 Comment ne pas déceler derrière cette exhortation à différer les jugements un appel à laisser de l’espace pour la reconnaissance ?
50
Milan KUNDERA, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, p. 16.
L’ÉCRIVAIN CONNU EST-IL RECONNU ? LA RÉFLEXION DE PROUST Luc FRAISSE (Université de Strasbourg)
Le sujet tenu secret d’À la recherche du temps perdu étant l’histoire d’une vocation d’écrivain (« avant que se déclarât la vocation invisible dont cet ouvrage est l’histoire », glisse discrètement le narrateur dans Le Côté de Guermantes),1 il est certain que la reconnaissance littéraire sera l’un des enjeux du cycle romanesque. Non pas l’un des enjeux principaux, puisque cette histoire d’une vocation prend fin au moment où l’œuvre va être écrite, le regard s’étant centré sur le cheminement de toute une vie conduisant pour finir à la création, contrairement par exemple au JeanChristophe de Romain Rolland, donnant à voir le compositeur engagé dans les batailles artistiques de son temps pour faire accepter ses innovations musicales. Tout au plus aperçoit-on, avant de refermer le dernier volume, les réactions d’un cercle restreint aux premiers états de la rédaction : « Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n’y comprit rien »,2 témoignage du héros fictif dans lequel Proust fait rétrograder les jugements de la presse à la parution de Du côté de chez Swann. Car le souci d’être connu et reconnu a été vif chez le romancier. On l’aperçoit autour de 1919, au moment du prix Goncourt attribué aux Jeunes filles en fleurs. Avant de recevoir cette distinction, Proust disait à sa gouvernante, Céleste Albaret : « C’est le seul prix de valeur, aujourd’hui, parce qu’il est décerné par des hommes qui savent ce qu’est le roman et ce que vaut un roman ».3 La reconnaissance littéraire prend ici le sens plus spécifique de reconnaissance par ses pairs (ce n’est pas la seule possible). Mais il faut entendre dans cette déclaration quelque chose de plus intéressant, si l’on se souvient que, depuis les premiers brouillons de la Recherche, Proust ne sait pas s’il écrit au juste un roman : « Faut-il en faire un roman, 1 À la recherche du temps perdu, édition réalisée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 4 vol., 1987-1989, t. II, p. 691. 2 Ibid., t. IV, p. 618. 3 Céleste ALBARET, Monsieur Proust, souvenirs recueillis par Georges Belmont, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 367.
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une étude philosophique, suis-je romancier ? »,4 se demande-t-il dans un carnet contemporain des tout débuts de la rédaction, au point de déclarer l’année suivante : « je ne fais pas un roman »,5 ou du moins « un long ouvrage, sorte de roman »,6 « un important ouvrage (disons roman, car c’est une espèce de roman) »,7 lit-on encore en 1913. Et apparemment la question n’est pas encore résolue, en 1919, au moment de voir À l’ombre des jeunes filles en fleurs jugé par l’Académie Goncourt, de savoir si la Recherche du temps perdu est un roman. C’est l’attribution du prix qui annonce à Proust qu’en fin de compte oui. Forme de reconnaissance littéraire, le prix Goncourt ? Un brouillon destiné au Temps retrouvé, mais laissé à l’état d’esquisse, livre, à la faveur d’une parenthèse, glissée dans les réflexions générales du narrateur, se rapportant à Proust lui-même, un témoignage unique sur cette question, moins évidente, on va le voir, qu’il n’y paraît d’abord : À chaque époque de la vie, l’oubli de ce qu’on a été est si profond chez les contemporains, faits il est vrai de jeunes gens qui ne savent pas encore, de vieillards qui ont oublié, qu’on est obligé (moi prix Goncourt) de faire face, si connu qu’on ait été, à l’ignorance du milieu ambiant […]. Et si nous tenions à ce qu’on ne dise pas sur nous les folies qu’engendre le besoin de parler quand quelques renseignements ne le guident pas, nous serions obligé de décliner nos titres et qualités, de dire qui nous étions de l’autre côté du Temps, nos dernières années étant comme un pays inconnu où nous débarquons, et où ceux qui l’habitent n’ont jamais entendu prononcer ce nom.8
Expérience intérieure de la reconnaissance littéraire vécue dans la durée, une reconnaissance tardive, qui dissocie l’époque (pour Proust, celle de Les Plaisirs et les Jours en 1896, des traductions de Ruskin en 1904 et 1906, des articles dans Le Figaro en 1907-1909) où l’on était connu mais au fond non reconnu, et aujourd’hui, à l’heure du prix, où l’on se voit enfin reconnu alors qu’on est devenu inconnu. L’écrivain tout à coup reconnu s’aperçoit lui-même « de l’autre côté du temps », comme on dirait de l’autre côté du Styx, dans un au-delà de lui-même qui est sa propre postérité, ici aperçue de son vivant. En cet instant de reconnaissance littéraire, 4 Carnets, édition établie et présentée par Florence Callu et Antoine Compagnon, Paris, Gallimard, 2002, p. 50. 5 Correspondance de Marcel Proust, établie, annotée et présentée par Philip Kolb, Paris, Plon, 21 vol., 1970-1993, t. IX, p. 107. 6 Ibid., p. 221. 7 Ibid., t. XII, p. 79. 8 Recherche, t. IV, p. 925, correspondant au cahier 61, f. 112.
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l’écrivain s’aperçoit, reflété dans l’opinion, comme un objet littéraire, dans lequel à vrai dire il ne se reconnaît pas, mais qui le consacre en tant qu’écrivain. L’auteur comme ici longtemps méconnu se voit reconnu une fois redevenu inconnu. L’homme refoulé de l’autre côté du temps par la reconnaissance artistique qu’il obtient et subit à la fois peut prendre les devants. C’est ce que fit, du moins sous la plume orientée de Proust, le peintre Vermeer, dont l’autoportrait, aux trois quarts de dos, est ainsi commenté, dans une lettre de mai 1921 : « Cet artiste de dos qui ne tient pas à être vu de la postérité et ne saura pas ce qu’elle pense de lui est une admirable idée poignante ».9 Poignante est dès lors, dans La Prisonnière, la mort de Bergotte devant la Vue de Delft, mort qui suscite cette interrogation : « Mort à jamais ? Qui peut le dire ? ».10 Tout à l’opposé, l’anti-Vermeer, ce sont les frères Goncourt, plus précisément Edmond survivant à Jules et prolongeant leur Journal comme on construit un mausolée à la mémoire du disparu. Proust, grand lecteur, mais lecteur amusé, de ces Mémoires de la vie littéraire (c’en est le soustitre), a détecté que le souci vigilant de la reconnaissance littéraire était au fond le sujet sous-jacent mais omniprésent de ce long témoignage, souci qui se voit parodié dans le passage fictif du Journal qu’est censé lire, chez Gilberte à Tansonville, le héros du Temps retrouvé, Edmond de Goncourt y voisinant, à la table des Verdurin, avec le docteur Cottard, « d’après qui j’aurais en Galicie et dans tout le nord de la Pologne une situation absolument exceptionnelle, une jeune fille ne consentant jamais à promettre sa main sans savoir si son fiancé est un admirateur de La Faustin ».11 Le romancier parodie notamment un passage du Journal datant du 17 mai 1885 : « Berendsen aurait révélé à Huysmans l’espèce d’adoration littéraire qu’on aurait pour moi, en Danemark, en Bosnie et autres pays entourant la Baltique, des pays où tout homme frotté de littérature qui se respecte ne se coucherait pas – toujours au dire de Berendsen – sans lire une page de La Faustin ou de Chérie ».12 Parallèlement à la Recherche, le pastiche de l’affaire Lemoine « dans le Journal des Goncourt » suscite un épisode dans lequel Edmond de Goncourt est censé rencontrer « le 9
Correspondance, t. XX, p. 263. Recherche, t. III, p. 693. 11 Ibid., t. IV, p. 289. 12 Journal. Mémoires de la vie littéraire, Paris, Georges Charpentier-Eugène Fasquelle, 9 vol., 1887-1896, t. VII, p. 40. 10
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nouveau ministre du Japon » : « Et le ministre me confesse son goût de nos livres, avouant avoir connu à Hong-Kong une fort grande dame de là-bas qui n’avait que deux ouvrages sur sa table de nuit : La Fille Élisa et Robinson Crusoé ».13 L’auteur de la Recherche est rattrapé par ses propres pastiches, notamment quand il explique à Gaston Gallimard : « J’aurais l’air de copier mon propre pastiche en vous disant qu’elles [les Jeunes filles en fleurs] sont sur toutes les tables en Chine et au Japon. Et c’est pourtant en partie vrai. Pour la France et les pays voisins ce n’est pas en partie vrai, cela l’est tout à fait. Je n’ai pas un banquier qui ne les ait trouvées sur la table de son caissier, aussi bien que je n’ai pas d’amie voyageant qui ne les ait vues chez ses amies dans les Pyrénées ou dans le Nord, en Normandie ou en Auvergne ».14 La situation se reproduit vers la même époque, au moment où un certain Harry Swann, découvrant le titre de Du côté de chez Swann à la faveur du bruit suscité par le prix Goncourt, écrit à Proust pour lui demander naïvement si c’est son nom qu’a repris l’auteur pour son personnage. Après avoir indiqué que ce nom a été inventé selon une alchimie relativement savante, le romancier donne à sa réponse de la profondeur de champ en se campant comme aurait pu le faire Edmond de Goncourt : Le livre fut commenté dans presque tous les pays (même en Chine). Il m’a valu d’être décoré et ce qui flatterait plus un auteur revenu de tout, on a fondé en Belgique, en Angleterre, des clubs portant le nom de Swann où des lecteurs (la modestie m’empêche de dire des admirateurs) se réunissent pour parler de moi. Tous les grands journaux anglais, français et italiens y sont revenus à plusieurs reprises. Or ce livre que, si j’étais fat, je pourrais croire connu, est inconnu, je le vois par votre lettre, d’un homme évidemment lettré (votre lettre le prouve).15
Réponse épistolaire par divers côtés hypocrite, Proust faisant du Goncourt par prétérition, et l’éloge de la culture du destinataire concluant un raisonnement tendant à prouver qu’il est peut-être le seul en Europe, dans le monde même puisque jusqu’en Chine, à ne pas avoir entendu parler auparavant de Du côté de chez Swann. Le romancier est d’ailleurs si convaincu de cette inculture qu’il ne juge pas nécessaire de prévenir son interlocuteur qu’il aura l’air de pasticher Edmond de Goncourt, ce qu’il se hâtait de faire en écrivant à Gaston Gallimard, à qui la ressemblance ne pouvait échapper. La leçon qui résulte de cet enchevêtrement 13 Pastiches et mélanges, publié avec Contre Sainte-Beuve et Essais et articles par Pierre Clarac et Yves Sandre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 25. 14 Correspondance, t. XVIII, p. 490, et note 3. 15 Ibid., t. XIX, p. 661.
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de déclarations et d’intentions contraires est qu’un livre connu demeure relativement inconnu des lecteurs. Aussi, c’est comme pour se venger de cette situation désobligeante que, dès les phrases suivantes, Proust annonce à Harry Swann qu’au moment où il découvre l’existence, dans son œuvre, de Charles Swann, ce dernier va précisément mourir, et son nom être même effacé, en raison des mariages de sa femme et de sa fille, pour rassurer enfin ce pauvre Harry Swann : la mort de son personnage n’annonce nullement, bien évidemment, celle de la personne portant dans la réalité le même nom que lui. Cette exécution virtuelle aura apparemment soulagé l’écrivain, recevant un démenti à sa reconnaissance auprès, non plus ici de ses pairs, mais du grand public. La reconnaissance littéraire se fait, selon Proust, exclusivement de pensée à pensée, et non à coup de récompenses officielles ou de publicité tapageuse. Ou plutôt ces moyens ne servent qu’à rendre possible cette chimie créatrice qui fera se rencontrer la pensée d’un auteur et celle d’un lecteur. Dès novembre 1913, le romancier évoquait le prix Goncourt à propos alors de Du côté de chez Swann, sous un jour propre à éclairer cette dissémination individuelle : si mon livre est discuté par le jury Goncourt, cela compensera un peu l’éloignement où j’ai vécu pendant tant d’années de la vie littéraire et qui fait qu’à mon âge je suis plus inconnu que tant de débutants. Peut-être en voyant mon livre discuté par ce jury, certaines personnes auront-elles l’idée de le lire, et qui sait si parmi elles ne se trouvera pas quelque ami de ma pensée qui sans cela ne l’aurait jamais connue.16
Rencontre aléatoire, que de façon inattendue symbolise, au seuil de Sodome et Gomorrhe, la fécondation de l’orchidée par le bourdon accompagnant la rencontre du baron de Charlus et de Jupien. L’image de botanique semble représenter la mise en rapport en principe improbable de deux homosexuels, mais au-delà de cette analogie évidente se cache un symbole autoréflexif latent, qui est la mise en rapport miraculeuse d’une pensée d’écrivain et d’une pensée de lecteur. Or, la vraie reconnaissance littéraire ne passe que par une multitude de petits miracles de cet ordre. Mais elle commence par une reconnaissance de soi-même, une reconnaissance intérieure, consistant à se reconnaître comme écrivain. C’est le cheminement de cette reconnaissance première, antérieure à toutes les reconnaissances publiques, qui constitue le fil directeur de la Recherche du temps perdu. Là encore, la mise en scène de l’homosexualité est à double 16
Ibid., t. XII, p. 351-352.
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fond, servant de symbole à cette prise de conscience de soi, ce que livre un brouillon préparatoire affirmant : « Quand on est jeune on ne sait pas plus qu’on est homosexuel qu’on ne sait qu’on est poète ».17 Proust se livre ici à un déplacement du concept de reconnaissance analogue à celui qu’opère Racine interprétant la Poétique d’Aristote. Là où le théoricien grec signale l’efficacité tragique des scènes de reconnaissance – Électre reconnaissant en l’étranger son frère Oreste –, Racine aperçoit la force tragique supérieure consistant à montrer le personnage prenant conscience de sa propre monstruosité, telle Phèdre « malgré soi perfide, incestueuse ». Parallèlement, Proust rappelle qu’en fait de reconnaissance littéraire, la reconnaissance de la valeur de l’œuvre par les autres commence par une reconnaissance par l’écrivain de soi comme écrivain. Au fil des volumes de la Recherche, face à l’écrivain Bergotte d’emblée aussi reconnu que l’était Anatole France au temps de Proust, deux écrivains émergent, c’est-à-dire accèdent à la reconnaissance littéraire selon un processus qui mérite quelques instants d’examen. Le « Bal de têtes » composant, à la fin du Temps retrouvé, le second volet de la « Matinée chez la princesse de Guermantes », reproduit à l’infini des scènes de reconnaissance au sens aristotélicien, le héros de la Recherche découvrant ce que sont devenus, d’abord physiquement, beaucoup de personnages que de longues années en maisons de santé avaient éloignés de ses yeux.18 Mais s’agissant de Bloch – Balzac eût dit, de la dernière incarnation de Bloch – le problème de reconnaissance ici se redouble : J’eus de la peine à reconnaître mon camarade Bloch, lequel d’ailleurs maintenant avait pris non seulement le pseudonyme, mais le nom de Jacques du Rozier, sous lequel il eût fallu le flair de mon grand-père pour reconnaître la “douce valléeˮ de l’Hébron et les “chaînes d’Israëlˮ que mon ami semblait avoir définitivement rompues.19
Tel par exemple que l’écrivain contemporain Francis de Croisset, né Edgar Franz Wiener, Bloch ayant changé de nom nécessite la double reconnaissance en lui d’un camarade de lycée parvenu au seuil de la vieillesse, et d’un écrivain à présent reconnu. Plus haut dans le même volume, a eu lieu une révélation plus surprenante encore. Il s’agit de la métamorphose du gommeux de Balbec, joueur 17
Cahier 49, f. 57v° ; voir la transcription de cette page dans la Recherche, t. III, p. 954. Paul RICŒUR analyse cette situation dans son Parcours de la reconnaissance : trois études, Paris, Stock, 2004, p. 95 sq. 19 Recherche, t. IV, p. 530. 18
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de golf, apparu dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs affublé du surnom d’Octave « dans les choux », en l’un des plus grands écrivains de son époque. Il réapparaît au héros pendant la guerre, dans le salon qu’y maintient Mme Verdurin : « Une des étoiles du salon était Dans les choux, qui malgré ses goûts sportifs s’était fait réformer. Il était devenu […] pour moi l’auteur d’une œuvre admirable à laquelle je pensais constamment ».20 Ici, aucune autre indication n’est donnée sur le degré de notoriété de cet écrivain inattendu. Il ne change apparemment pas de nom en acquérant cette notoriété, mais cela revient au cas de Bloch, puisqu’il y perdra son surnom, Octave, son prénom devant être suivi de son nom à la place de « dans les choux ». Pour redoubler cette surprise littéraire, Proust l’accompagne d’un coup de théâtre romanesque : Octave a épousé Andrée, l’amie d’Albertine. Cette reconversion que le roman a rendue invraisemblable nourrit, à côté d’innombrables situations, la thèse partout sous-jacente de Contre Sainte-Beuve, dans la mesure où le moi social d’Octave, résumé dans son surnom, ne donnait pas à prévoir ce qui sortirait un jour de son moi profond. CQFD. Surtout, l’évolution d’Octave se rapproche par asymptote du cas de Proust, dont le personnage devient étrangement un double : « Il était en effet à ce moment déjà fort malade et s’épargnait les fatigues autres que celles qui lui paraissaient peut-être lui donner du plaisir », les autres ne lui semblant « plus valoir la peine d’une fatigue dangereuse pour lui, peut-être mortelle ».21 Difficile pour un ancien joueur de golf snob de se plier à la fin de vie de Proust ; à la fin de vie aussi du héros devenant narrateur, dont Octave offre bien ici une image anticipée sur les dernières pages du Temps retrouvé. Il ne sera rien dit de la rencontre entre cette œuvre admirable et la pensée encore en évolution du héros : y aura-t-il influence, ou simple constatation et observation méditée d’un contemporain de grande valeur ? La destinée d’Octave prend la tonalité de la sphère sociale de Proust, qui fait que la reconnaissance littéraire se joue d’abord (si l’on fait l’impasse sur l’auto-reconnaissance) dans un cercle d’amis eux-mêmes plus ou moins écrivains, qui s’agissant de l’auteur de la Recherche va de Georges de Lauris ou Robert de Flers à Maurice Barrès et Anna de Noailles. L’étonnement, attesté par plusieurs témoins, de Barrès à l’enterrement de Proust, en constatant l’affluence qu’attire au Père-Lachaise cette œuvre invinciblement grandissante, et son exclamation rétrograde (« Ouais, c’était 20 21
Ibid., p. 309. Ibid., p. 309-310.
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notre jeune homme »), révèlent chez Proust l’expérience d’une reconnaissance littéraire tardive, suscitant peut-être la surprise générale (le petit Proust, un grand romancier ?). Pour restituer de l’intérieur ce cheminement, et le donner à voir en en retirant tous les aspects purement factuels, Proust isole son héros dans une longue vie dépourvue de toute création (qui n’a pas été la sienne), et le laisse à la fin de l’œuvre au moment où lui-même s’est reconnu écrivain, mais arrêté à l’aube de l’écriture.
LA RECONNAISSANCE OBLIQUE : TROIS CHEMINS DE TRAVERSE SUR LE XVIIIe SIÈCLE Nathalie KREMER (Université Sorbonne Nouvelle / Institut Universitaire de France)
LE DISCOURS OBLIQUE Parmi les idées déterminantes dans l’enseignement et la pensée de Jan Herman figure certainement celle du discours oblique ou ductus obliquus, sur laquelle il revient notamment dans son essai sur Lenglet-Dufresnoy dont il a édité des écrits inédits avec Jacques Cormier.1 La formule ancienne de ductus obliquus qui est théorisée dans l’Utopia de Thomas More, est reprise par le philosophe allemand Leo Strauss dans son livre La Persécution et l’art d’écrire2 pour désigner « un discours qui intègre adroitement le contraire de ce qu’il affirme, un discours qui affirme le ‘oui’ à travers le ‘non’ ».3 Ce type de discours détourné consiste à « écrire entre les lignes »,4 explique Strauss, notamment lorsqu’un écrivain est contraint, sous l’effet d’une persécution qui menace ses opinions hétérodoxes, à développer une stratégie d’évitement. Une telle technique d’écriture se caractérise, explique encore Strauss cité par Jan Herman, « par des traits comme obscurité du plan, contradictions, pseudonymes, répétitions inexactes d’affirmations antérieures, expressions bizarres etc. ». Le terme désigne donc toutes sortes d’effets de langage où un sens autre, différent, transparaît à travers un sens apparent explicite, développé par une écriture déviante, dite oblique, qui peut aller jusqu’à viser le sens contraire de celui qui est en apparence affirmé. Toutefois la formule ne porte pas seulement sur la question de la légitimation de discours controversés ou d’idées philosophiques hétérodoxes qu’on tente de soutenir « entre les lignes », comme le fait notamment Lenglet-Dufresnoy, dont la lecture offerte par Jan Herman et Jacques Cormier a permis de restituer la visée sous-jacente. Elle permet, pour Jan Jan HERMAN et Jacques CORMIER, « Discours sur le roman et ductus obliquus », in : LENGLET-DUFRESNOY, Écrits inédits sur le roman, éd. par Jan Herman et Jacques Cormier, Oxford, Voltaire Foundation, 2014. 2 Leo STRAUSS, La Persécution et l’art d’écrire, Paris, 1989, p. 68. 3 J. HERMAN et J. CORMIER, op. cit., p. 72. 4 Leo STRAUSS, op. cit., p. 69. 1
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NATHALIE KREMER
Herman, de lire en profondeur les romans du XVIIIe siècle en décelant leur polysémie, voire leurs contresens implicités. En guise d’hommage à celui qui fut mon maître ès lettres, je voudrais ici explorer la façon ou plutôt les façons dont la reconnaissance forme elle-même un ductus obliquus de la connaissance. Je voudrais, autrement dit, étudier les façons dont la reconnaissance, qui se caractérise par l’identité ou la similitude, instaure un écart, une différence fondatrice et même salvatrice entre les deux termes de la reconnaissance, qui les différencie et les autonomise, quitte à aller jusqu’à produire parfois un contresens. Reconnaître, c’est ramener au même plan, mais autrement : en passant par une différence qui s’avère vitale pour être fonctionnelle. Il faut donc un écart, un détour, une déviation pour pouvoir revenir, et ce retour implique une différenciation du même, de ce qui est retrouvé, pour le retrouver différemment. La reconnaissance est en ce sens une voie oblique vers la connaissance, et c’est de cette différenciation opérée par le détour de la reconnaissance, que j’appelle une reconnaissance oblique, que je traiterai ici, à l’aide de trois exemples littéraires tirés du siècle auquel m’initia Jan Herman. LES TROIS SENS FONDAMENTAUX
DE LA RECONNAISSANCE
Le terme de reconnaissance recouvre des sens multiples, qui peuvent diverger largement entre eux. Paul Ricœur en fait parfaitement état dans son livre intitulé Parcours de la Reconnaissance, dans lequel il fait part de sa perplexité devant la polysémie du mot qui ne comprend pas moins de vingt-trois significations dans le Littré.5 Les glissements de sens d’une signification à l’autre sont à la fois subtils et énormes, comme le signale Ricœur : « jusque dans le traitement lexicographique des usages de la langue commune, le passage d’une signification à l’autre se fait par bonds imperceptibles, le principe de ces écarts infimes résidant dans le non-dit de la définition antérieure sous lequel se dissimule la génération même de la suite ordonnée de significations sous le régime de ce que nous venons d’appeler polysémie réglée ».6 Dans cette étude passionnante sur les glissements de sens du terme et dans sa recherche d’une cohérence sémantique aussi bien que d’une unité philosophique, Paul Ricœur ramène essentiellement à trois formes fondamentales le sens du mot reconnaissance : 5 6
Paul RICŒUR, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004, p. 18. Ibid., p. 15.
LA RECONNAISSANCE OBLIQUE
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1) La reconnaissance comme identification d’une chose premièrement (« reconnaître quelque chose comme la même », et donc la reconnaître comme distincte d’une autre chose, écrit Ricœur) : il s’agit ici de la reconnaissance comme acte de réactivation d’une connaissance préalable. C’est sur ce premier sens de la reconnaissance que repose, par exemple, le grand ressort littéraire de l’anagnorisis dont la littérature a fait un constant usage depuis l’Antiquité. 2) Le deuxième sens du mot concerne l’identité au titre de reconnaissance à soi (« se reconnaître soi-même » et « être reconnu pour »). Ce second sens du mot concerne l’ethos, l’image de soi que l’on offre au regard des autres, mais dans laquelle on se reconnaît aussi soi-même. Interviennent ici, entre autres actes de parole, l’aveu, la confession, mais aussi la promesse – et par ce biais, sur le plan narratif et littéraire, la projection des relations entre personnages dans le futur qui assure la relance de l’intrigue. 3) Enfin, le troisième sens que Ricœur appelle la reconnaissance mutuelle concerne la gratitude et la récompense : la reconnaissance installe ici une relation réciproque entre un bienfaiteur et le bénéficiaire, en assurant un dynamisme des rapports entre eux. Pour Ricœur, ces trois sens si différents du mot reconnaissance trouvent néanmoins une forme de cohérence si l’on relie l’usage du mot à la voix active – « je reconnais activement quelque chose » ou quelqu’un, je l’identifie – à son usage à la voix passive – « je demande à être reconnu par les autres » –, et lorsqu’on est reconnu par les autres, « la reconnaissance devient gratitude » : c’est « l’ultime équation entre reconnaissance et gratitude, que la langue française est une des rares langues à honorer », écrit le philosophe.7 LA RECONNAISSANCE OBLIQUE Ces trois sens fondamentaux du terme de reconnaissance que Ricœur a parfaitement su lier en étudiant la dynamique de l’actif au passif supposent chacun un facteur différenciateur. Ainsi, pour reconnaître une chose ou une personne au sens de l’identifier, qui est le premier sens distingué par Ricœur, il faut nécessairement l’avoir d’abord perdue de vue, ne pas l’avoir reconnue ou connue pendant un certain temps. La reconnaissance implique la connaissance préalable certes, mais un oubli, une connaissance 7
Ibid., p. 10.
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perdue qui est soudainement, par quelque indice extérieur, réactivée. Elle suppose donc une différenciation du même, ou plutôt un retour vers le même dont le retour n’est pas pourtant, à strictement parler, l’identique. Comme l’écrit Proust dans Le Temps retrouvé, que cite Ricœur : ‘reconnaître’ quelqu’un et plus encore, après n’avoir pas pu le reconnaître, l’identifier, c’est penser sous une seule dénomination deux choses contradictoires, c’est admettre que ce qui était ici, l’être qu’on se rappelle n’est plus, et que ce qui y est, c’est un être qu’on ne connaissait pas.8
Paul Ricœur souligne d’ailleurs que la condition de la reconnaissanceidentification est le « changement »,9 au point que le travail de la reconnaissance est « aux prises avec la hantise du méconnaissable ».10 La reconnaissance ne peut avoir lieu donc qu’après un temps de non-connaissance voire de méconnaissance, qui fait de la reconnaissance un retour différenciateur. De même, dans le second sens du mot distingué par Ricœur, celui de la reconnaissance à soi comme construction de l’identité du moi, qui passe souvent par un aveu, une confession, ou comme lorsqu’on admet une idée, un argument, dont nous ne convenions pas au préalable, il intervient un facteur de différenciation sur base duquel la reconnaissance s’établit : on ne peut admettre une vérité que s’il y a possibilité de résistance à celleci ; c’est ici moins la méconnaissance que le mensonge, le déni, l’erreur qui empêchent l’éventuelle conciliation de la reconnaissance. Et si celleci est réparatrice, si elle amène à la vérité de l’aveu réconciliateur, c’est parce que le moi reconnaissant peut s’appréhender d’abord dans cette erreur ou ce mensonge qui menace la reconnaissance, et s’ériger ainsi non comme un être immuable mais comme un être dynamique, sur le fond d’une recherche de soi. Car le soi n’est pas une mêmeté immuable, soutient P. Ricœur, qui oppose l’idem (ou même) à l’ipse (ou constance) : « Cette ipséité, à la différence de la mêmeté typique de l’identité biologique et caractérielle d’un individu, consiste en une volonté de constance, de maintien de soi, qui met son sceau sur une histoire de vie affrontée à l’altération des circonstances et aux vicissitudes du cœur. C’est une identité maintenue malgré…, en dépit de …, de tout ce qui inclinerait à trahir sa parole ».11 Marcel PROUST, Le Temps retrouvé, p. 246, cité par P. RICŒUR, ibid., p. 102-103. Ibid., p. 96. 10 Ibid., p. 102. 11 Ibid., p. 191-92. 8 9
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Enfin, la différenciation fondatrice de la reconnaissance s’érige de façon évidente dans le troisième sens distingué par Ricœur, celui de la reconnaissance mutuelle, comme dans le témoignage de gratitude : la gratitude est une forme de dette et de retour qui suit un acte de générosité ou d’aide concret, mais les deux pôles sont évidemment dissymétriques puisque l’un fait défaut à l’autre tout en affirmant la dette, la dissymétrie relationnelle. La reconnaissance n’existe ici donc que sur base de cette inégalité de situation, qu’elle vient subsumer en communion d’âme, en un rapport de « mutualité » qui caractérise l’être-ensemble de façon morale dans la société (et s’oppose à la relation de réciprocité, qui relève d’un rapport économique). Ainsi les trois sens distingués par Ricœur dans le riche spectre sémantique du terme impliquent fondamentalement et toujours l’idée d’une résurgence d’une similarité ou d’identité – que ce soit au sens de retour du même, de réparation de l’unité du moi, ou d’union mutuelle. Et dans cette identité intervient systématiquement un facteur de différenciation comme condition de la similarité : le préfixe re- du terme reconnaissance indique une réitération qui n’est pas pure analogie, mais qui implique aussi et en même temps le changement qui a lieu à travers les nouvelles circonstances dans lesquelles cette reconnaissance a lieu. Selon la leçon logique de la différence et répétition que nous a enseignée Deleuze,12 et qu’on retrouve dans la pensée de la reconnaissance chez Ricœur, on doit donc aborder l’idée de reconnaissance non pas comme une répétition du même, mais comme un retour transformateur, ou plutôt fondateur d’une nouvelle configuration dans le retour par le détour même qu’il opère, et ce détour, ce ductus obliquus qui est son chemin, est le lieu où œuvre la différence dans l’identité même qu’elle instaure. Je voudrais développer ici quelques modalités de cette reconnaissance oblique à partir de trois exemples, sans prétendre nullement épuiser les variations possibles de cette opération de différenciation du même. Les exemples sur lesquels je m’appuierai sont de nature et de genre fort différents, qui montrent chacun à leur manière la façon dont la reconnaissance opère comme un ductus obliquus, comme un principe de déviation qui permet d’incorporer une part de différenciation, de reconfiguration, dans l’union ou le retour même du similaire qui fonde la reconnaissance. Ce ne sont donc pas des illustrations des trois définitions de la reconnaissance que donnait Ricœur, car les multiples sens du terme apparaissent intimement liés dans chacun des exemples que j’étudierai. Mais je les 12
Gilles DELEUZE, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.
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considérerai ici comme autant de « chemins de traverse » que prend la reconnaissance pour nous mener vers la connaissance. Un premier exemple du chemin oblique de la reconnaissance nous est donné par Rousseau dans la VIe Promenade de ses Rêveries du Promeneur solitaire, la dernière œuvre du philosophe qu’il composa initialement, au cours de ses longues promenades, sur des cartes à jouer13 ; le second est tiré des Malheurs de l’amour de Mme de Tencin, son troisième best-seller qu’elle fit paraître en 1747, deux années avant sa mort et une dizaine d’années après les deux premiers romans qui lui valurent un franc succès littéraire (les Mémoires du comte de Comminge en 1735 et Le Siège de Calais en 1739, auxquels son nom reste associé) ; enfin, la troisième leçon oblique de la reconnaissance nous sera donnée par Tervire, la religieuse confidente de l’héroïne dans la Vie de Marianne de Marivaux, qui constitue la figure par excellence d’une « réparation impossible » selon le mot de René Démoris.14 LE DÉTOUR : ROUSSEAU OU
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Dans la VIe Promenade de ses Rêveries du Promeneur solitaire, Rousseau nous livre ces pensées éclairantes sur le rapport de reconnaissance qui lie un donateur et son bénéficiaire : Je sais qu’il y a une espèce de contrat et même le plus saint de tous entre le bienfaiteur et l’obligé. C’est une sorte de société qu’ils forment l’un avec l’autre, plus étroite que celle qui unit les hommes en général, et si l’obligé s’engage tacitement à la reconnaissance, le bienfaiteur s’engage de même à conserver à l’autre, tant qu’il ne s’en rendra pas indigne, la même bonne volonté qu’il vient de lui témoigner [...]. Celui qui la première fois refuse un service gratuit qu’on lui demande ne donne aucun droit de se plaindre à celui qu’il a refusé mais celui qui dans un cas semblable refuse au même la même grâce qu’il lui accorda ci-devant frustre une espérance qu’il l’a autorisé à concevoir ; il trompe et dément une attente qu’il a fait naître.15 13 Béatrice DIDIER, « À propos des cartes à jouer de Jean-Jacques Rousseau », in : Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique. En hommage à Jean Dagen, dir. Béatrice Guion, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 353-362. 14 René DÉMORIS, « Tervire ou la réparation impossible », in : Marivaux et l’imagination. Actes du colloque de Toulouse organisé par le groupe « Idées, thèmes et formes 15601789 », dir. Françoise Gevrey, Toulouse, Éditions Universitaires du Sud, 2002, p. 213227. 15 ROUSSEAU, Les Rêveries du promeneur solitaire, éd. Érik Leborgne, Paris, GFFlammarion, 2012, p. 112.
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La reconnaissance à laquelle Rousseau réfléchit dans ce passage concerne le troisième sens distingué par Paul Ricœur, celui de la reconnaissance comme gratitude ou reconnaissance mutuelle. Pour Rousseau cette relation est de l’ordre d’un pacte. Dans ce pacte, la reconnaissance a la valeur d’un contre-don, qui appelle le don à son tour dans une relation réciproque, bien qu’irrémédiablement dissymétrique. Il s’ensuit que le « service gratuit » et libre qui avait été rendu la première fois, génère une « espérance » et une « attente » légitime envers ce don qui a valeur d’engagement. D’où le sentiment d’injustice ressenti devant le refus éventuel d’un renouvellement du don : le pacte de bienfaisance, une fois établi, devant être respecté et perpétué. Pour Rousseau, le rapport de reconnaissance est donc en lui-même pernicieux, en ce qu’il prive le sujet de toute liberté, dès lors qu’il y a un engagement mutuel, un contrat, qui oblige les deux partis. Ce qu’il appelle l’assujettissement du donateur lui est insupportable : « je me suis souvent abstenu d’une bonne œuvre que j’avais le désir et le pouvoir de faire, effrayé de l’assujettissement auquel dans la suite je m’allais soumettre si je m’y livrais inconsidérément ».16 La VIe Promenade s’ouvre d’ailleurs sur l’exemple éclairant d’un détour que Rousseau avait pris l’habitude de faire dans le trajet de l’une de ses promenades vers les bords de la Bièvre, pour éviter « un petit garçon fort gentil mais boiteux » auquel il avait eu l’habitude de donner l’aumône à chaque fois qu’il le rencontrait : J’avais fait une espèce de connaissance avec ce petit bonhomme ; il ne manquait pas chaque fois que je passais de venir me faire son petit compliment, toujours suivi de ma petite offrande. Les premières fois je fus charmé de le voir, je lui donnais de très bon cœur, et je continuai quelque temps de le faire avec le même plaisir, y joignant même le plus souvent celui d’exciter et d’écouter son petit babil que je trouvais agréable. Ce plaisir devenu par degrés habitude se trouva je ne sais comment transformé dans une espèce de devoir dont je sentis bientôt la gêne, surtout à cause de la harangue préliminaire qu’il fallait écouter, et dans laquelle il ne manquait jamais de m’appeler souvent M. Rousseau pour montrer qu’il me connaissait bien, ce qui m’apprenait assez au contraire qu’il ne me connaissait pas plus que ceux qui l’avaient instruit. Dès lors je passai par là moins volontiers, et enfin je pris machinalement l’habitude de faire le plus souvent un détour quand j’approchais de cette traverse [barrière].17
Le plaisir du don devient source d’obligation puis d’assujettissement : « j’ai souvent senti le poids de mes propres bienfaits par la chaîne des 16 17
Ibid., p. 112-113. Ibid., p. 108.
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devoirs qu’ils entraînaient à leur suite, alors le plaisir a disparu, et je n’ai plus trouvé dans la continuation des mêmes soins qui m’avaient d’abord charmé, qu’une gêne presque insupportable »,18 écrit Rousseau ; et plus loin encore : « C’est alors que j’eus lieu de connaître que tous les penchants de la nature sans excepter la bienfaisance elle-même, portés ou suivis dans la société sans prudence et sans choix, changent de nature et deviennent souvent aussi nuisibles qu’ils étaient utiles dans leur première direction ».19 Ainsi la bienfaisance nuit à elle-même, elle se retourne contre elle-même lorsque le don devient un dû, et que les marques de gratitude ne deviennent plus que des grimaces d’usage, une « pantomime » hypocrite que blâmaient déjà La Rochefoucauld ou Saint-Simon.20 La reconnaissance prend ici aux yeux de Rousseau une valeur marchande, qui aliène les hommes du rapport de communion des cœurs puisqu’elle instaure l’attente d’un retour du don. Cette approche économique du don implique la perte de la liberté, par la transformation du plaisir du don libre en devoir pénible d’un don obligé, mais elle forme aussi une entrave à l’identité du bienfaiteur, associé voire réduit à son rôle de protecteur et donateur. En mettant à part la paranoïa de Rousseau sur les malveillances qu’il suspecte à son égard (la VIe Promenade insiste par ailleurs largement sur les tromperies dont il a été victime), il est vrai que la reconnaissance instaure une répétition d’intentions et de principes similaires : le bienfaiteur est considéré comme étant toujours prêt à récompenser les mêmes actes, et réduit à ce rôle de donateur, ce qui fait entrave à ce que Ricœur appelle l’ipséité de sa personne. Le moi vital et libre risque d’être réduit et figé à un moi toujours égal à lui-même, à cette image de donateur qui, précisément, lui ôte la liberté d’être autre chose, ou de ne plus l’être. Ainsi, la reconnaissance-gratitude institue la méconnaissance de l’identité et la liberté de la personne. La leçon de Rousseau est claire : la bienfaisance implique une reconnaissance obligée et la perte de la liberté de l’identité des deux personnes engagées dans cette relation mutuelle. Confronté à ce problème, Rousseau choisit la liberté plutôt que la reconnaissance, dont il préfère se passer : la liberté du détour, celui dans la promenade comme dans la vie en tant qu’esquive, évitement des occasions de donner et d’éprouver donc ce plaisir suprême de la bienfaisance, mais liberté du moi, de se reconnaître et d’être reconnu comme être libre et changeant (changeant de chemin, 18
Ibid., p. 109. Ibid., p. 110. 20 Voir dans le présent volume l’article de Marc HERSANT, « La reconnaissance dans les Mémoires de Saint-Simon ». 19
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changeant d’intentions). Il est vrai que Rousseau a été toute sa vie en dette à l’égard de différents bienfaiteurs et protecteurs, sans lesquels son œuvre n’aurait pas vu le jour, tout en manifestant une vraie difficulté à reconnaître cette dette, à s’enfermer dans l’obligation d’être l’obligé. En revanche, l’entreprise autobiographique de son œuvre dont les Rêveries forme le faîte vise bien explicitement à obtenir du lecteur et de la postérité une forme de reconnaissance, celle que ses contemporains lui déniaient : demande de reconnaissance donc, que lui-même ne pouvait pas donner autrement que par le détour de cette œuvre qui demandait à être reconnue. L’anecdote rapportée dans cette VIe Promenade symbolise ici littéralement le détour opéré par la reconnaissance oblique dans la vie du philosophe : Rousseau tourne le dos à ses contemporains en optant pour un chemin de traverse qui rompt la réciprocité obligée, et ce faisant préserve la liberté vitale du moi dans le but que celui-ci soit un jour reconnu comme tel, comme un « je » libre de détourner son chemin et libre de choisir la voie oblique vers le renom. Quitte à se cacher des autres pour n’avoir pas à dissimuler, pour se dérober au jeu obligé de l’hypocrisie sociale : le philosophe refuse ainsi doublement la reconnaissance au profit de la liberté, pour être, paradoxalement, reconnu dans sa liberté. Mais bienfaisance et liberté sont-elles vraiment incompatibles ? Notre deuxième exemple montre qu’on peut préserver l’un et l’autre par la voie d’une autre forme de reconnaissance oblique.
L’ANONYMAT : PAULINE OU LA RECONNAISSANCE DISSIMULÉE Dans les Malheurs de l’amour de Mme de Tencin, le problème du caractère obligé de la reconnaissance comme contre-don est également abordé dans une intrigue sentimentale où, comme le suggère le titre, un amour malheureux entre Pauline et le comte Barbasan mène au désastre sentimental dans leurs mariages respectifs. Pauline, la protagoniste autodiégétique de l’histoire, rapporte le discours suivant que lui tient son père peu avant de mourir, et qui répond par anticipation — la formule me semble désormais établie — aux réflexions de Rousseau sur le plaisir dont la bienfaisance est la source : Vous trouverez des ingrats, me disait-il, que vous importe ? La reconnaissance est l’affaire des autres ; la vôtre est de faire le bien que vous pouvez ; il le faudrait même pour le plaisir : je n’ai de ma vie eu d’instant plus délicieux que celui où je rendis un service considérable
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à un homme que j’aimais ; il l’ignora longtemps : il eût pu l’ignorer toujours, sans que j’y eusse rien perdu ; la satisfaction de m’en estimer davantage me suffisait. Je rapporte ce discours, parce qu’on verra dans la suite dans quel cas je m’en suis autorisée.21
Le problème de la liberté qui se pose dans la reconnaissance mutuelle est ici résolu non par le détour, au sens d’esquive et de renonciation, mais par la seule dissimulation du nom du bienfaiteur, ce qui garantit à la fois la liberté du don et le plaisir de la bienfaisance (« il eût pu l’ignorer toujours, sans que j’y eusse rien perdu »). Les personnages de Mme de Tencin montrent donc contre Rousseau que le don et la liberté sont compatibles, mais avec Rousseau que cet acte doit être dissocié de l’identité. Une telle forme d’échange nous place, comme l’a montré Jacques Derrida, dans un rapport de générosité : dans une situation de don sans retenue, sans dette, dans une « surabondance [qui] rompt généreusement l’économie circulaire »22 de l’échange. Pourtant, si le nom du généreux bienfaiteur reste dans l’ombre, et que le bénéficiaire ne peut lui exprimer sa gratitude, sommes-nous alors encore dans une relation de reconnaissance mutuelle ? La prolepse livrée par la narratrice à la fin de l’extrait que nous avons cité (« on verra dans la suite… ») trouve son accomplissement aux toutes dernières lignes du roman. Celles-ci étalent le « malheur » complet dans lequel la protagoniste est fatalement tombée : le mari de Pauline est décédé, Barbasan est mort également ainsi que la femme de celui-ci, qu’il prétend pourtant n’avoir jamais aimée par « fidélité de cœur » envers Pauline. Mais il reste un fils de ce mariage, que la femme de Barbasan, juste avant de mourir, confie à Pauline. Celle-ci se retrouve ainsi mère par substitution d’un enfant qu’elle aurait évidemment souhaité avoir avec le père de celui-ci, par la volonté même de celle dont elle aurait désiré prendre la place… et qui la lui donne symboliquement. Voici comment finit l’histoire – pour autant que les histoires aient des fins23 : Claudine DE TENCIN, Les Malheurs de l’amour, éd. Érik Leborgne, Paris, Desjonquères, 2001, p. 64. 22 Jacques DERRIDA, « Economimesis », in : Mimesis – Des articulations, Paris, AubierFlammarion, 1975, p. 71. Voir aussi de Derrida : L’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 219 sq. Je me permets de renvoyer ici à une belle illustration de cette relation de générosité entendue comme « restitution » sur le plan artistique chez l’artiste Harun Farocki analysée par Georges DIDI-HUBERMAN dans son article « Rendre une image », in : Penser l’image, dir. Emmanuel ALLOA, Paris, Les Presses du réel, 2019, p. 267-292, et particulièrement aux p. 274-275. 23 Cf. Les Fins intermédiaires dans les fictions narratives des XVIIe et XVIIIe siècles. En hommage à Jean-Paul Sermain, dir. Marc ESCOLA, Nathalie KREMER et François ROSSET, Fabula – Colloques en ligne, URL : https://www.fabula.org/colloques/sommaire5879.php. 21
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J’allai m’enfermer avec ma chère Eugénie24 ; et sans m’engager par des vœux, je renonçai au monde pour jamais. La fortune de ce malheureux enfant est la seule chose qui a pu faire quelque distraction à ma douleur. Je l’ai mis de bonne heure dans les troupes ; il y jouit d’une réputation brillante. Il est actuellement dans les premiers grades. J’ai cru devoir lui laisser toujours ignorer ce qu’il est. Il ne sait même d’où lui vient le bien qu’il reçoit : j’ai mieux aimé renoncer à sa reconnaissance que de lui donner la mortification de se connaître.25
Une fin étonnante et cruelle à plus d’un titre… En effet, la phrase finale, « j’ai mieux aimé renoncer à sa reconnaissance que de lui donner la mortification de se connaître », se donne à lire comme le faîte de la bienfaisance exemplaire de Pauline : la privation de soi ultime au profit du bonheur de l’autre, ce fils qu’elle aurait donc désiré pouvoir donner à son amant, mais qui lui rappelle sans cesse l’échec de ce bonheur à peine frôlé. Par un mouvement de charité proclamée pour ce fils, elle s’engage à lui épargner la « mortification de se connaître », de savoir qui il est, en renonçant par là au prix de la reconnaissance qu’il lui devrait : une reconnaissance est ici substituée à une autre dans un rapport prétendument hiérarchique. Reformulons : le fils de Barbasan est privé d’identité, et Pauline de la gratitude qu’il lui doit. Il ne s’agit évidemment pas de priver l’enfant de sa famille, puisque ses parents ne sont plus, mais d’une ascendance généalogique : Pauline l’empêche de se connaître, de connaître son identité, de connaître ses origines, qu’elle juge trop malheureuses pour lui être dévoilées. Générosité désintéressée de la part de la narratrice ? À en croire certaines jeunes femmes dont parle Marivaux – Toinon ou Tervire dans La Vie de Marianne par exemple, comme on le verra –, il vaut mieux être orpheline de nom qu’héritière des malheurs de sa famille.26 Toutefois l’orpheline sans nom s’avère en quête d’une identité obsessionnelle, qu’elle ne peut délier de la quête de soi, comme le prouve bien Marianne. L’obscurité identitaire est un mal, voire une insoluble : sans ce nom familial – qu’il soit damné ou non – le personnage ne se connaît pas et ne parvient pas à s’ancrer dans la société, à se trouver une place légitime.27 24 Eugénie, alias Mlle Joyeuse, est une sœur du couvent où Pauline fut élevée durant son adolescence, et dont elle rapporte l’histoire dans la deuxième partie du roman. Pauline annonce ici qu’elle retourne vivre dans ce couvent, sans toutefois prendre le voile. 25 Mme DE TENCIN, Les Malheurs, op cit., p. 149 (je souligne). 26 « Et puis, quand vous auriez vos parents, que savez-vous si vous en seriez plus heureuse ? Hélas ! ma chère enfant, il n’y a point de condition qui mette à l’abri du malheur, ou qui ne puisse lui servir de matière ! », énonce Tervire à l’adresse de Marianne (MARIVAUX, La Vie de Marianne, éd. Jean Dagen, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1997, p. 508) 27 Ainsi, Marianne dit se sentir « déplacée » chez la Dutour (ibid., p. 86), sa vie est la quête d’une « place » qui ne cesse de se dérober à elle dans la société. Les récits génétiques
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Mais admettons que Pauline, instruite par l’exemple des malheureuses Tervire et autres, veuille réellement épargner, par pure bienfaisance, la connaissance de son nom au fils de Barbasan. Encore place-t-elle cette question identitaire en lien avec celle de la reconnaissance qu’il devrait témoigner envers elle – et à laquelle elle déclare, sous couvert du même élan de générosité, renoncer à son profit. C’est donc ne pas l’obliger à être en dette envers elle comme sa bienfaitrice, le libérer donc de la contrainte du pacte pesant que dénonce Rousseau. Double privation donc, mais sous couvert d’une double protection : de la mortification de l’identité, de l’obligation de reconnaissance. Peut-on y voir une vraie générosité ? Ne pas permettre au fils de Barbasan de témoigner de sa reconnaissance envers la personne qui le protège, c’est lui ôter la possibilité d’un rapport intersubjectif qui le ferait grandir, qui nourrirait une attente et un retour sans pour autant le priver de sa liberté. Comme le soulignait Rousseau, c’est uniquement le bienfaiteur qui est pris dans la contrainte d’une relation obligée qui le prive de sa liberté. Et cela implique en outre, comme le savait aussi Rousseau, que la bienfaisance va de pair avec le risque de la non-reconnaissance, en l’occurrence, de l’ingratitude : Pauline se protège donc aussi bien de cette déception possible envers le garçon dont elle ne supporterait sans doute pas qu’il la rejette à présent qu’elle en est, enfin, devenue la (nouvelle) mère... En restant anonyme et en cachant son rôle de mère par substitution, elle s’épargne donc l’éventuelle douleur d’être rejetée comme mère adoptive. Faisons un pas de plus. Dans ces fictions du XVIIIe siècle qui ne sont jamais en mal de rebondissements et de fins intermédiaires, la découverte du secret par le fils de Barbasan ne paraît pas impossible : les manuscrits, après tout, son bel et bien trouvés, et le garçon pourrait tomber par hasard sur celui qu’écrit sa bienfaitrice, et que nous lisons, ou en être averti par un lecteur indiscret, puisque cette dernière, après tout, nous révèle par son récit l’histoire même de ce secret. N’y aurait-il pas une inconsciente demande de reconnaissance dans la revendication même de la renonciation à celle-ci ? Une reconnaissance oblique se fait jour ici, au sens de non advenue mais paradoxalement présente dans le secret dévoilé. Pauline parviendrait ainsi non seulement à priver deux fois le fils de Barbasan de son ancrage dans la vie, mais encore à l’obliger à la reconnaissance sans pourtant lui permettre d’entrer dans le circuit de don et du retour qui définit le rapport de reconnaissance mutuelle : le don est gardé secret et le retour ne peut opérer que de façon diffuse. ne manquent pas au XVIIIe siècle qui compte plus d’un enfant trouvé, en tout cas trouvé par Jan HERMAN (voir Le Récit génétique au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2009).
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Sûrement le garçon rejoindra-t-il la cohorte des enfants sans nom, passant leur vie à chercher leur origine et relatant cette recherche génétique dans un roman trouvé… Comme Marianne, le fils de Barbasan ressasse probablement « la constante répétition de l’énigme de sa naissance », selon l’une des heureuses formules de Jan Herman dans Le Récit génétique.28 Au détour et à la renonciation de Rousseau correspondrait donc chez Mme de Tencin la ramification comme image de la reconnaissance oblique car, comme l’énonce Paul Ricœur sans parler de La Vie de Marianne, mais le roman s’y prête parfaitement : « Apprendre à se raconter, c’est aussi apprendre à se raconter autrement ».29 Et Ricœur ajoute : « Par ce mot, ‘autrement’, une problématique entière est mise en mouvement, celle de l’identité personnelle associée au pouvoir raconter et se raconter ».30 LA MISE EN
SCÈNE
: TERVIRE OU LA RECONNAISSANCE LÉGITIME
Venons-en à notre troisième exemple, celui de Tervire. Comme on l’a souvent répété, l’histoire de Marianne se dédouble dans celle de Tervire par un effet de miroir qui produit une forme de mise en abyme entre les deux histoires. Pour reprendre les mots de Jean Weisgerber dans Les Masques fragiles : « Marianne se reconnaît en Tervire, Tervire en une troisième, si bien que le dedans se mue à son tour en dehors : récits spéculaires de plus en plus brefs, qui font songer aux images enchâssées des miroirs parallèles ».31 Marianne se reconnaît en Tervire, certes, mais intervient toutefois un facteur différenciateur qui assure la séparation des images dans ce rapport en miroir. Il serait plus juste de dire que Tervire forme un « autre » reflet de Marianne. Comme on l’a vu, Tervire a d’abord le désavantage de ne pas être une enfant trouvée, et d’avoir eu à souffrir d’une non-reconnaissance Jan HERMAN, Le Récit génétique au XVIIIe siècle, op. cit., p. 99. Paul RICŒUR, Parcours de la reconnaissance, op. cit., p. 152. 30 Cité dans Jan HERMAN, op. cit., p. 97. 31 Jean WEISGERBER, Les Masques fragiles : esthétique et formes de la littérature rococo, Lausanne, 1991, p. 168-169 : « L’histoire de Marianne se dédouble grosso modo dans celle de Tervire, le contenant se réfléchit dans le contenu en un effet de miroir qui constitue une authentique ‘mise en abyme’. Enfin, si Tervire met son amie en garde contre les difficultés de la vie monacale, on apprend qu’elle-même a jadis été avertie de la même façon par une religieuse dont elle rapporte les paroles : ‘je voyais si bien mon histoire dans la sienne’. Le reflet se prolonge en un autre, plus schématique qu’il ne l’est lui-même et surtout que la première image dans laquelle leur ensemble s’incorpore. Marianne se reconnaît en Tervire, Tervire en une troisième, si bien que le dedans se mue à son tour en dehors : récits spéculaires de plus en plus brefs, qui font songer aux images enchâssées des miroirs parallèles. » 28 29
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perpétuelle de la part de sa famille. C’est ce qui est cause de son âme flétrie, à la différence sans doute de l’énergie et de l’optimisme dont fait preuve Marianne. Tervire est fort consciente de l’effet néfaste de ce traumatisme qu’elle encoure suite au rejet de sa famille : « ce sont de ces tristesses retirées dans le fond de l’âme, qui la flétrissent et qui la laissent comme morte »,32 confie-t-elle à Marianne. Cette non-reconnaissance dont souffre Tervire est multiple, car elle remonte à sa plus tendre enfance et concerne plusieurs membres de sa famille. Son grand-père paternel considéra le mariage secret de son fils comme illégitime et le déshérita, sans avoir le temps avant sa mort de rectifier son testament pour redonner à son fils, et ainsi à sa petite-fille Tervire, leurs droits d’héritiers : la reconnaissance familiale a lieu in extremis, sans toutefois produire à temps une réparation légitime. Tervire est élevée ensuite par sa grand-mère maternelle, Madame de Tresle, ce qui a pour conséquence qu’elle soit rejetée par ses tantes, les héritières légitimes qui à la mort de leur mère n’entendent pas s’encombrer de ce rejeton, qu’on placera chez un fermier nommé Villot. La jeune fille sera ensuite recueillie chez sa grand-tante, Mme Dursan, sœur de feu son grand-père Tervire et qui, comme son frère, a déshérité son propre fils dans le passé, faisant de Tervire sa nouvelle héritière, donc un substitut du fils perdu. Cette constellation d’accueils et de rejets subis par Tervire au cours de sa jeunesse provient d’un manque de reconnaissance central, celui lié à sa mère qui, après la mort de son mari, aura rapidement délaissé cette petite fille issue du premier mariage. À dix-sept ans, au moment de la mort de Mme Dursan, Tervire entreprend de retrouver sa mère pour tenter la réparation de la triple non-reconnaissance dont elle souffre. En effet, premièrement, mère et fille ne se connaissent et donc ne se reconnaissent pas (au sens d’identification), comme il ressort de l’épisode de leur rencontre dans le carrosse pour Paris, où elles se lient d’amitié sans savoir qui elles sont.33 C’est aussi, en second lieu, une non-reconnaissance au sens de nonlégitimité dont souffre Tervire à l’égard de sa mère, qui ne la reconnaît pas comme digne d’intégrer la haute société qu’elle fréquente à partir de son deuxième mariage. Tervire rapporte à ce sujet à Marianne, au moment du remariage de sa mère : « Voilà donc la situation de ma mère bien changée ; la voilà devenue une des plus grandes dames du royaume, mais aussi la voilà perdue pour moi. Trois semaines après son mariage, je n’eus plus de mère ; les honneurs et le faste qui l’environnaient me dérobèrent sa 32 MARIVAUX, La Vie de Marianne, op. cit., p. 526 (Tervire fait mention de ce trait de son tempérament après l’épisode de la mort de sa grand-mère). 33 Au début de la XIe partie (ibid., p. 628-635).
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tendresse, ne laissèrent plus de place pour moi dans son cœur ».34 Tervire devient, autrement dit, l’enfant non légitime du nouveau mariage, et non désirée dans la vie de sa mère : une enfant privée de place dans les rangs supérieurs de la noblesse, et devenant automatiquement une enfant comme les autres, c’est-à-dire indistincte, non reconnaissable, comme en témoigne l’épisode où sa grand-mère maternelle, Madame de Tresle, ne la reconnaît pas dans ses habits malpropres au moment d’une visite qu’elle vient faire à sa fille : Mme de Tresle (je parle de ma grand-mère) qui ne demeurait qu’à trois lieues de nous, et qui ne se doutait pas que cette chère enfant, que cette petite de Tervire fût si délaissée ; qui, quelque temps auparavant, m’avait vue les délices de sa fille, et qui m’aimait en véritable grand-mère, vint un jour pour dîner avec M. le marquis de…, son gendre, et il y avait deux mois qu’elle n’était venue. Quand elle arriva, j’étais à l’entrée de la cour du château, assise par terre, où l’on m’avait mise en fort mauvais ordre. Au linge que je portais, à ma chaussure, au reste de mes vêtements délabrés et peut-être changés, il était difficile de me reconnaître pour la fille de la marquise.35
Mme de Tresle ne manquera pas de réprimander sa fille et ensuite de recueillir chez elle l’enfant délaissée, dont le malheur souffre enfin d’une troisième forme de non reconnaissance, celle de ne pouvoir être redevable à sa mère de ce qu’elle est devenue : envers sa mère, qui ne lui a rien donné, il n’est donc aucune gratitude possible pour Tervire, qui n’a donc « que sa santé » pour toute « grâce ». Identité, légitimité et gratitude : ces trois grands sens de la reconnaissance font défaut dans le rapport de Tervire à sa mère, et motivent son parcours dans l’espoir de les réparer. Cette réparation à laquelle la quête de la reconnaissance doit conduire ne passe pas, chez Tervire, par le détour, l’esquive, comme chez Rousseau, ni par la dissimulation comme dans le procédé de la Pauline de Mme de Tencin. Tervire choisit plutôt la voie de la mise en scène comme ductus obliquus de la reconnaissance. L’épisode de sa vie où elle vit chez sa grand-tante, Mme Dursan, et où elle va tenter de réhabiliter le fils et sa famille déshérités, en est exemplaire. « [I]l me vient une idée », déclaret-elle au fils lorsque celui-ci resurgit après vingt années de disparition, en imaginant ce qu’elle appelle « une petite supercherie » dans laquelle les « personnages » joueront les rôles qu’elle leur distribue en vue d’organiser la réconciliation familiale. « À peine eus-je ouvert cet avis qu’ils 34 35
MARIVAUX, La Vie de Marianne, op cit., p. 515. Ibid., p. 515-17.
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s’y rendirent tous, et que leurs remerciements recommencèrent ; ce que je proposais marquait, disaient-ils, tant de franchise, tant de zèle et de bonne volonté pour eux, que leur étonnement ne finissait point ».36 Renonçant donc sans hésitation à un gros héritage au profit d’une reconnaissance générale fondée sur sa générosité hors pair, Tervire s’érige ici en metteuse en scène d’une comédie qui finira bien… mais mal pour elle : la femme de Dursan fils, après la mort de celui-ci, s’avèrera bien vite une « ingrate »37 – alors qu’elle s’était pourtant montrée « transportée de reconnaissance » au moment de la réhabilitation de sa famille –,38 et Tervire n’aura plus ni héritage, ni mariage réparateur. Tout au long de sa vie, ce n’est en effet pas à la richesse qu’aspire Tervire, ni même à un rang prestigieux dans la noblesse parisienne. Tervire est humiliée, rejetée par sa mère, or « c’est à être distinguée et identifiée que la personne humiliée aspire »,39 comme le souligne Paul Ricœur dans son examen du deuxième sens de la reconnaissance. À travers la promesse de renonciation à l’héritage des Dursan, Tervire s’érige en une personne généreuse et estimable, cherchant donc à se construire une identité de personne de distinction. L’effet de pathétique qui se dégage de l’esquisse de maints « tableaux sensibles » dans sa vie participe sans aucun doute également de ce goût pour l’artifice et la mise en scène d’un personnage certes, comme l’écrivait René Démoris, « appliqué à se masquer son propre vide intérieur »,40 qui tient à la souffrance de la non-reconnaissance. L’ingratitude de la veuve Dursan, la mort de tous les membres de sa famille qui pouvaient l’aider, la poussent enfin à aller retrouver sa mère pour réparer, dans les retrouvailles finales du roman, ces trois formes de nonreconnaissance auxquelles elle aspire tant. Car au centre de toutes les formes de non-reconnaissance, c’est bien la question de l’identité qui ordonne tout, comme l’affirme P. Ricœur : « N’est-ce pas dans mon identité authentique que je demande à être reconnu ? Et si, par bonheur, il m’arrive de l’être, ma gratitude ne va-t-elle pas à ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont reconnu mon identité en me reconnaissant ? ».41 Cette reconnaissance sur laquelle finit le roman est-elle réparatrice ? Le roman de Marivaux, on s’en souvient, finit sur une superbe remontrance publique que Tervire adresse à sa distinguée belle-sœur. Pour René 36
Ibid., p. 597. « [T]oute ingrate qu’elle était… », note Tervire à propos de la veuve de Dursan fils (La Vie de Marianne, ibid., p. 623) ; le mot « ingratitude » figure déjà à son propos à la p. 622. 38 La Vie de Marianne, ibid., p. 602. 39 Paul RICŒUR, Parcours de la reconnaissance, op. cit., p. 45. 40 René DÉMORIS, art. cit., p. 226. 41 Paul RICŒUR, Parcours de la reconnaissance, op. cit., p. 11. 37
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Démoris, la réparation est impossible pour Tervire malgré cette scène finale, dans laquelle il entre d’ailleurs, une fois de plus, « un goût pour la mise en scène de sa propre grandeur d’âme ». À la fin de son étude, Démoris écrit : La voie choisie, celle du scandale, est-elle la plus propre à obtenir la satisfaction souhaitée, c’est-à-dire le paiement de la pension de la mère ? On peut se le demander. Mais cette fois, à travers celle de sa mère, c’est bien sa cause propre que plaide Tervire. A travers la rhétorique de la tirade, point l’ébauche d’une révolte. C’est à cet endroit aussi que brutalement le récit s’interrompt, définitivement. Que Tervire ait en définitive dû choisir le tombeau du couvent (obéissant au vœu de la mauvaise mère) et tente d’en décourager Marianne, semble bien montrer le caractère irréparable du manque initial, tout autant que l’étrange incapacité de la narratrice à rendre compte d’une réalité qui depuis toujours la dépasse.42
La fin « in medias res » de l’histoire de Tervire, et du roman en même temps, correspond à une dernière mise en scène, cette fois-ci comme dévoilement du moi : Tervire se donne enfin à voir, entendons à connaître, publiquement – et cela à la fois dans sa souffrance et dans ses revendications. C’est bien, comme le souligne Démoris, le moment d’une révolte en amorce : celle du moi gagnant à être enfin, non pas comblé, mais reconnu. La reconnaissance publique atteinte ici par Tervire ne comble en effet certes pas le « manque initial », elle ne le répare pas, mais elle est transformatrice de la situation et de la personnalité de la jeune fille. Aussi faut-il considérer, au-delà du hiatus entre le moment de cette autonomie atteinte et la situation de la narratrice dans son couvent, que celle-ci plaide, précisément, contre le couvent et tente de dissuader Marianne d’y entrer : en tenant compte de cette contradiction pragmatique entre la situation (dans le couvent) et le plaidoyer (contre le couvent), on peut donc aussi considérer toute la narration de son histoire comme un ductus obliquus : un discours oblique vers la reconnaissance publique et générale d’une jeune fille qui apprend ainsi, à travers son récit, à se connaître. Gérard Dessons éclaire magnifiquement cette idée de la reconnaissance en donnant la formule d’« un non-vu dans le toujours regardé »43 : Tervire enfin se voit, se reconstitue à travers son récit qui est un récit contre elle-même, 42 René DÉMORIS, art. cit., p. 226. Démoris note à juste titre que le récit de Tervire se caractérise par « l’absence de rétrospections critiques » (ibid.). Toutefois la capacité du personnage à relater son histoire et à en faire ressortir la cohérence (celle précisément du « cercle enchanté et infernal » d’un « retour de ce qu’il craint le plus », ibid., p. 227) prouverait précisément la capacité de la j eune fille à le reconnaître pour le « saisir autrement », c.-à-d., à rompre le cercle infernal. 43 Gérard DESSONS, L’Art et la manière. Art, littérature, langage, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 38.
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contre sa vocation du couvent vers laquelle l’a sans doute conduite sa souffrance intérieure. Avec Tervire s’illustrerait donc parfaitement la fonction différenciatrice de la reconnaissance, qui n’est pas simple répétition du même, mais dynamisme et transformation, génératrice d’une connaissance dans la reconnaissance même de celle-ci. Comme le notait Paul Ricœur, que je cite une dernière fois : « Au stade ultime, la reconnaissance non seulement se détache de la connaissance mais lui ouvre la voie ».44 CONCLUSION Le détour, la dissimulation ou la mise en scène sont différents ductus obliquus de la reconnaissance : ils mènent à une reconnaissance oblique voire à une non-reconnaissance (au contraire de la connaissance donc, comme dans le cas de l’héroïne de Mme de Tencin, mais aussi de Rousseau, qui évite certains chemins pour ne pas être reconnu). Rousseau évite la reconnaissance mutuelle pour ménager la reconnaissance de sa liberté personnelle ; Pauline coupe la bienfaisance du retour de reconnaissance logique en empêchant la connaissance de son identité ; Tervire parvient à la reconnaissance du moi, en mettant en scène (par et dans son récit) ce moi méconnu. Lorsque le détour devient retour, lorsque le masque de la dissimulation tombe, la reconnaissance oblique permet un retour dans le changement : c’est en effet un retour différent, enrichi et transformateur qui est mis en œuvre dans les réflexions sur la reconnaissance que nous avons étudiées à travers les trois œuvres de notre parcours. La reconnaissance ouvre la voie à la connaissance, celle de soi et des autres – celle d’un renouveau sans cesse réitéré, mais par bien des chemins de traverse.
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Paul RICŒUR, Parcours de la reconnaissance, op. cit., p. 38.
ÉPILOGUE
ECRASONS MÉPHISTOPHÉLÈS Jan HERMAN (KU Leuven)
Mes chers amis, Quand j’ai signifié au doyen de la Faculté des Lettres de la KU Leuven ma décision de prendre ma retraite à 60 ans, je me suis imposé aussitôt un examen de conscience, que j’ai placé sous le signe de la reconnaissance. Est-ce que je me reconnais à la fin de mon parcours académique ? En d’autres termes : est-ce que je suis encore la même personne que celle qui commençait en septembre 1976 ses études en Philologie romane à l’antenne de Courtrai de la KU Leuven ? Quarante ans après mes premiers pas sur le sol universitaire, je cherche à reconnaître les personnes qui m’ont aidé à me développer. A qui dois-je de la reconnaissance ? Qui sont ceux que je reconnais comme mes maîtres, comme mes héritiers, comme mes véritables amis ? Et quand, peu après, Beatrijs Vanacker et Nathalie Kremer m’ont annoncé l’initiative qui nous réunit en me demandant un sujet de colloque, j’ai proposé, après une légère hésitation, La reconnaissance littéraire. Elles m’ont aussi suggéré d’ajouter à une courte présentation de ce sujet – auquel elles reconnaissaient comme moi une assez riche polysémie – une liste de noms. Aujourd’hui, quand ce beau projet s’est réalisé, je me vois entouré de la plupart des personnes nommées dans cette liste, certaines étant venues de très loin, d’autres s’étant levées très tôt. J’en suis vraiment très touché. Reconnaissance donc. Ma reconnaissance va d’abord à la KU Leuven, l’université où ma vie académique s’est tout entière déroulée. J’y ai fait mes études, j’y ai écrit ma thèse, j’y suis ensuite passé par tous les échelons d’une carrière académique bien remplie. La KU Leuven a été pendant 42 ans, de 1976 à 2018, mon pain quotidien. Une telle constance peut paraître étonnante aux collègues étrangers, qui sont souvent obligés de se prêter, bon gré mal gré, aux différentes variantes du jeu des chaises musicales, avant d’arriver à leur destination définitive. Ayant pu prendre depuis un an un peu de recul, je reconnais toute l’importance de l’élément louvaniste dans ma vie. Il y a d’abord la position géographique de Louvain. La vieille ville qui est le siège d’une des plus
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anciennes universités du monde est située à la jonction de deux plaques tectoniques de la culture occidentale : une plaque germanique s’y heurte à une plaque romane. Cette situation, que je considère comme un énorme privilège intellectuel, m’a toujours fasciné. Elle m’a permis de me nourrir de plusieurs héritages culturels, de m’abreuver à la source de mentalités différentes et de chercher la convergence de réflexes intellectuels parfois divergents. La double orientation culturelle qui a toujours été la mienne m’a valu très tôt le sobriquet un peu douteux de ‘germaniste parmi les romanistes’. Ce titre ne m’a pas été octroyé sans malice : au départ, et pour certains de mes anciens professeurs, il signifiait que je parlais et écrivais un français impur. Ils n’avaient sans doute pas tort. Aussi dois-je beaucoup aux linguistes de la vieille génération. Je me dois cependant d’ajouter que, pour eux, la promotion du bon usage de la langue n’impliquait pas la mise en valeur de l’élocution et encore moins de l’éloquence. Pour acquérir ces compétences, j’ai dû me tourner vers la France. Mais je me flatte que le titre de ‘germaniste parmi les romanistes’ fasse également référence à la fascination qu’exercent sur moi, depuis mon enfance, la littérature et la musique allemandes. Le sentiment de reconnaissance qui me lie à l’alma mater se traduit ensuite en termes de fidélité à un héritage. La KU Leuven que je chéris et vénère est celle qui, dans le courant de sa très longue histoire, a réussi à substituer à la théologie doctrinaire l’humanisme d’Erasme. Cet humanisme est fondé sur une connaissance profonde des anciens textes et sur une méthode critique pour les déchiffrer. Il est étayé par la ferme conviction que l’étude de la culture contribue à une meilleure compréhension du monde. C’est un humanisme ouvert à des positions idéologiques différentes, pour peu que celles-ci se légitiment par des valeurs humaines. C’est un humanisme pour lequel la formation d’un intellectuel est un processus permanent, qui demande de la discipline et de la persévérance. C’est un humanisme où les études ne précèdent pas la vie professionnelle, mais en font partie intégrante. C’est aussi un humanisme qui croit en lui-même et qui soutient avec fermeté que la culture n’a besoin d’aucun autre justificatif que d’être une culture, c’est-à-dire un univers où l’individu est autorisé à chercher et à vivre librement sa propre identité. C’est un humanisme que j’appellerais volontiers, avec un néologisme emprunté à Pierre Boulez, intercontemporain. Et pourtant, j’ai abandonné l’alma mater dès que j’ai pu, c’est-à-dire à 60 ans. Beaucoup d’amis, exprimant leur incompréhension, m’ont parlé de ‘désertion’. Et ils ont raison, j’ai déserté. Mais cette désertion est encore une question de reconnaissance, dans un autre sens. Ma décision,
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qui n’a pas été prise à la légère, a commencé à prendre forme quand j’ai vu se profiler à mon horizon mental un certain nombre de figures mythiques émanant du désert. Dans le désert, que l’on sait être plein de tentations, j’ai peu à peu aperçu le mirage de deux figures qui incarnent pour moi autant de mythes de la première Modernité. Il s’agit de Faust et de Don Quichotte. C’est du processus de reconnaissance de ces deux figures que j’aimerais vous entretenir un moment. Commençons par Faust. J’avais de la sympathie et même de l’admiration pour le premier Faust, aussi longtemps qu’il bornait ses ambitions à acquérir une plus profonde connaissance du monde à force d’accumuler les savoirs. Mais j’ai cessé de le reconnaître comme modèle dès que j’ai vu dériver son ambition vers la recherche de la formule alchimique qui lui permettait de transformer le métal en or. Au lieu de battre le fer, il en est venu à vouloir le transformer en or. Et dans notre monde académique, j’aperçois trop clairement un second Faust pour ne pas regretter, avec une certaine amertume, le premier. Si je déserte l’univers académique, c’est que je crains que, telle le second Faust, notre belle Academia est en train de vendre son âme au diable, à Méphistophélès. Il faut que je prenne soin de mon âme. Je n’en ai qu’une et je veux qu’elle reste ce que j’ai toujours voulu qu’elle soit : indivisible et authentique. La République des Lettres, fondée par Erasme, est depuis toujours imprégnée du mythe de Faust, qui apparaît dans la culture occidentale à peu près au même moment que celui qui a donné son nom à notre Faculté des Lettres. Mais dans la mesure où je vois l’ambition de Faust s’accroître, j’entends la voix d’Erasme s’éteindre. Pour peu qu’on ait l’oreille un peu formée à pareille musique, on entend partout Méphistophélès, qui nous offre d’une voix à la fois mielleuse et sarcastique la pierre philosophale dont la possession devrait permettre de transformer le fer en or. La recette de cette alchimie s’appelle ‘bibliométrie’. La bibliométrie est un métronome battant de manière hallucinante la mesure d’une haute compétition, qui décide des carrières académiques et de la distribution des moyens financiers grâce auxquels notre enseignement supérieur peut subsister. La qualité de notre recherche est de plus en plus valorisée en termes financiers. Dans cette perspective, il m’est arrivé de poser récemment une question audacieuse lors d’une réunion de notre département de Littérature : « Qu’est ce qui rapporte le plus à notre université, une bonne thèse ou deux mauvaises ? » Quand la réponse, qu’on voulait ironique, a été « deux thèses médiocres », j’ai vu clairement l’ombre du second Faust. Cette blague n’en est pas une pour moi. Dans la transaction faustienne, manipulée par des Méphistophélès
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de différentes espèces, quelque chose que j’ai appelée ‘l’âme’ ou l’authenticité est en train d’aller au diable. Un enseignant-chercheur auquel le spectre de Méphistophélès apparaît à chaque instant, dispose-t-il encore de l’énergie nécessaire pour remplir avec dévouement la noble mission d’Erasme, qui consiste en la formation intellectuelle de nos jeunes avec enthousiasme et charisme ? A-t-il encore le temps de penser à sa propre formation par la lecture et l’étude au bénéfice de ses étudiants ? A-t-il encore le courage de ne pas se laisser paralyser par les exigences du dossier et de ceux qui l’évaluent ? Je ne dis pas oui, je ne dis pas non. Je ne le sais pas et c’est parce que je ne le sais pas que je me tourne vers d’autres horizons et vers d’autres mythes modernes. Dans cette même perspective, il faut aussi relever un paradoxe. Dans le paysage académique flamand, au moins cinq Institutions de l’Enseignement Supérieur arborent à travers leur nom le pavillon d’un humaniste du XVIe siècle : Erasme, Lessius, Vives, Plantin, Thomas More. Mais au sein de ces Institutions mêmes, Méphistophélès semble s’évertuer à manger leur héritage. Si l’on n’y prend garde, la voix de l’humanisme, largement ignorée parfois par ceux-là mêmes qui en font parade, sera bientôt étouffée par celle de Méphistophélès. Est-ce que, au sein de ces Institutions, on explique encore aux étudiants la mission intellectuelle de Desiderius Erasmus, de Leonardus Lessius, de Luis de Vives, de Christophe Plantin ou de Thomas More ? Le désert intellectuel dans lequel risquent de se retrouver nos étudiants ne s’en appelle pas moins ‘campus’, un mot qui est en train de perdre sa fonction symbolique et qui renvoie dans la réalité académique, tout simplement et de plus en plus, à un bâtiment en béton pourvu, dans le meilleur des cas, d’un garage souterrain. Là aussi quelque chose est en train d’aller au diable. Ma considération suivante est l’expérience personnelle que j’ai faite à la KU Leuven de l’isolement. Isolement ne veut pas dire solitude. Quand on est entouré de bibliothèques et de livres passionnément aimés, on chérit la solitude. Mais on se sent en même temps isolé quand les conversations et discussions au sujet de ces livres se font presque exclusivement, et de plus en plus par nécessité, en termes de projets, de subventions et de distributions de fonds ou de mandats. Après le départ de mon ami Wim De Vos et de mon cher maître Christian Angelet, l’université n’a plus que rarement été pour moi un lieu où l’on partage avec ses collègues sa passion de la littérature en termes de fascination, de beauté, de richesse intellectuelle et morale. Et pourtant, c’est cette richesse intellectuelle et morale – quand elle est transmise avec passion – dont nos étudiants sont avides. Et quand Franco Musarra et José Lambert ont retiré leur épingle
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du jeu académique, ils ont en même temps privé l’organisme universitaire, déjà assez entamé par le cynisme, de l’antidote de l’ironie et de l’humour dont un véritable intellectuel fait souvent son ultime ressource. Au fur et à mesure que je m’éloignais de Faust et fuyais ‘l’œuvre au noir’ de Méphistophélès, j’ai commencé à lire autrement le grand roman de Cervantès, qui introduit pour moi un autre mythe de la première Modernité. J’ai longtemps cru que Don Quichotte figurait dans la mythologie moderne le danger de la lecture. Mais peu à peu j’ai reconnu l’erreur qui consistait à penser que ma passion pour la lecture pourrait me rendre fou, comme Don Quichotte, le plus grand lecteur et le plus grand fou de tous les temps. Mon parcours académique m’a appris que le vrai mythe de Don Quichotte est déclenché, au moment où la Renaissance bascule dans l’épisode baroque, par l’idée d’un monde à la dérive, devenu chaotique, imprévisible, incertain et dangereux, qui risque d’aller au diable. La mission que se donne Don Quichotte est de montrer aux habitants de ce monde en péril l’existence d’une idéalité désormais devenue fiction. Don Quichotte est celui qui allume dans un monde confisqué par Méphistophélès le faible flambeau de la foi en un idéal auquel il continue de croire parce qu’il en a vu toute la beauté dans des livres. Seulement : on lui dit sans cesse que ces livres ne sont que fiction et qu’ils ne sont dès lors d’aucune utilité. Contre vents et marées il défend cet idéal, avec le courage qu’il lui faut pour braver de nombreux et puissants adversaires. Le prix de ses efforts et de son audace est le ridicule. Mais ne nous y trompons pas : la folie de Don Quichotte est précisément celle dont Erasme chante l’éloge dans L’Eloge de la Folie. Don Quichotte est comme la figure de la Folie qui dénonce les folies. Et cette Folie, qui est au centre du monde érasmien, a été brillamment définie par Bakhtine : la voix de la Folie est on ne peut plus sérieuse, mais elle n’a de chance d’être bien entendue et comprise que si elle choisit, pour dénoncer la folie du monde, le registre du rire. A un moment donné de ma carrière où j’approchais de la soixantaine, il m’a fallu choisir entre Erasme et le second Faust, entre Don Quichotte et Méphistophélès. J’ai décidé d’assumer le ridicule de Don Quichotte, qui m’a aidé à reconnaître la véritable mission d’Erasme. Assumer le ridicule de Don Quichotte à travers ma désertion, est pour moi un réflexe intellectuel indispensable à la préservation de mon authenticité. Quand j’ai évoqué tout à l’heure, et un peu trop rapidement sans doute, l’image du ‘désert intellectuel’ dont nos jeunes sont menacés, j’ai bien sûr voulu alluder à l’absence de plus en plus criante d’un cadre de référence. A ce niveau-là, la lutte contre Méphistophélès est devenue urgente. Je
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n’en veux pas à mes étudiants de première année qui doivent se taper mon cours d’Introduction à la Littérature européenne, de me parler d’Artrosio au lieu d’Ariosto, ou de confondre Lucretius, Lucilius, Lucianus, Lucanus… Ils entendent ces noms pour la première fois et on se tromperait à moins. Mais quand un étudiant de littérature française prémoderne en troisième année m’explique à l’examen oral que la Sorbonne est un département de la France, les bras m’en tombent. Vous ne savez peut-être pas que la Sorbonne est cette région de la France dans laquelle déambulait un nommé François Rabelais, l’auteur d’une série de cinq romans dont les deux premiers s’intitulent « Gangrula » et « Pangrula »… ! La chose la plus gratifiante que j’aie pu réaliser à la fin de ma carrière active est, pour moi, l’Introduction à la littérature européenne que j’ai rédigée en néerlandais à l’intention de mes étudiants de première année. C’est un héritage que je leur laisse sous la forme d’un cadre de référence. J’ai essayé de leur montrer les grandes routes de caravane dans le désert, de leur suggérer l’existence de passages secrets, de leur indiquer comment distinguer les fata morgana des véritables oasis. L’importance que je donne à ce cadre de référence est de permettre aux jeunes de comprendre la radicale altérité de la littérature et de la culture d’époques révolues. Je n’ai pas essayé d’actualiser l’ancienne littérature en tentant d’y faire reconnaître ou d’y chercher des ressemblances avec notre propre époque. Il m’a semblé plus pertinent, plus urgent et plus nécessaire d’apprendre à lire la littérature d’une époque définitivement révolue comme un discours devenu incompatible avec nos habitudes et nos réflexes de femmes et d’hommes du XXIe siècle. La lecture nous invite à approfondir les causes de cette différence irréductible afin de comprendre l’altérité fondamentale de mondes révolus qui n’étaient pas plus absurdes que le nôtre. La différence peut en effet être plus instructive que la ressemblance. Lire les anciens textes consiste en tout premier lieu à les prendre au sérieux et à vouloir comprendre pour quelles raisons les personnages agissent autrement que nous-mêmes aurions fait dans des circonstances analogues. Pourquoi Chimène se sentelle obligée de persécuter l’homme qu’elle aime ? Est-ce vraiment parce qu’elle est obligée de venger la mort de son père, ou est-ce, paradoxalement, pour se montrer digne de son amant, lui aussi prisonnier d’un code de l’honneur incontournable, mais devenu incompréhensible pour nous… ? Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi, Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.
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Quelle est la cause de l’amour de Tristan et Iseut ? S’aiment-ils parce qu’ils ont bu un aphrodisiaque ou cet aphrodisiaque existe-t-il dans l’économie du récit pour oblitérer une idée inacceptable et indicible au XIIe siècle, à savoir qu’il y a des effets sans cause, comme l’amourpassion… ? L’étude de l’altérité nous apprend en combien peu de temps une culture peut devenir différente d’elle-même. Les étudiants feront de ces deux volumes de Ontluikende Letteren ce qu’ils voudront, mais qu’ils sachent que c’est à travers l’esquisse d’un cadre de référence que j’ai voulu, face aux jeunes que j’ai toujours beaucoup aimés, compenser ma désertion. C’est dans la fréquentation de deux grands mythes de la première Modernité que l’idée m’est apparue de m’orienter vers une autre vie, en dehors de l’université. Des vocations manquées se sont re-manifestées. C’est pourquoi j’ai décidé de mettre tout doucement fin à mes recherches sur le roman du XVIIIe siècle ou, pour le moins, de lire Marivaux, Prévost ou Diderot d’une façon plus libre et moins liée à des colloques, des thèses, des soutenances ou des projets. J’achèverai bien sûr un ouvrage théorique en chantier que j’intitule – rejetant tout à fait le manteau de la modestie qui, de toute façon, ne m’a jamais recouvert qu’à moitié – Essai de Poétique historique du roman au XVIIIe siècle. Mais mon désir intime m’entraîne de plus en plus vers la littérature médiévale et vers la Poétique du roman de chevalerie à laquelle j’aimerais consacrer mes dernières recherches. Ce désir de répondre enfin à des vocations manquées est allé de pair avec un examen de conscience, je l’ai déjà dit. J’ai fait défiler devant vous les figures dans lesquelles je me reconnais. Le moment est venu d’envisager la reconnaissance sous un autre angle, qui est celui de la gratitude. Dans ma carrière académique, qui touche à sa fin, ce sont les colloques qui m’ont le plus apporté sur le plan personnel. Je ne parle pas de ces grandes foires intercontinentales qui réunissent pendant quelques jours des centaines de personnes, qui font leur topo séparées les unes des autres en dix séances parallèles. J’y ai trop entrevu l’ombre de Méphistophélès pour aimer vraiment ces rencontres dont l’effet est resté dans mon cas très éphémère. Je parle de ces petits colloques conventuels comme nous en avons fait un certain nombre ensemble, réunissant une vingtaine de personnes, jeunes et moins jeunes, focalisant sur un sujet précis, dans l’intention d’établir un état de la question et d’en repousser les limites. Ces jours-là, à la manière d’un vrai symposion, nous nous sommes passé la parole en nous passant aussi la dive-bouteille. Ce sont
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des moments où j’ai eu l’impression de dévorer un an de ma vie en trois jours et de faire, à chaque fois, un saut intellectuel important. Nos colloques à huis clos ont, peut-être paradoxalement, compensé mille fois l’isolement dont je parlais tout à l’heure. C’est à ces moments que j’ai retrouvé cette authenticité que je cherchais en vain ailleurs. Pour cette raison et beaucoup d’autres, je ne saurais trop remercier mon ami Paul Pelckmans d’avoir été, pour une quinzaine de colloques de ce type ou de numéros de revues que nous avons organisés ou coordonnés ensemble, un guide et un compagnon de route hors du commun. La collaboration avec l’Université d’Anvers à laquelle il appartient, d’une part, et les échanges avec l’équipe de l’Université de Paris 3 pilotée par Jean-Paul Sermain, d’autre part, ont donné à ma carrière académique deux axes centraux qui charpentent tout le reste. Le moment est aussi venu, je pense, de remercier du fond du cœur les quatre conspirateurs responsables de l’événement qui nous réunit : Beatrijs Vanacker, Nathalie Kremer, Kris Peeters et François Rosset. Je n’arrive pas encore à croire que cet événement a vraiment eu lieu et que vous êtes parvenus à réunir tous ces amis, dans ce lieu superbe, que certains d’entre nous reconnaissent comme un des théâtres privilégiés de nos colloques. A travers vous je remercie bien sûr les institutions qui ont si généreusement contribué à l’accueil que nous avons reçu. Merci à la Faculté de Lettres de la KU Leuven, merci au Département de Littérature française de l’université Sorbonne Nouvelle, merci à la Fondation Zaleski et à la Direction de l’Académie royale de Belgique pour leur aimable soutien. La reconnaissance est pour moi inséparable de la découverte de l’authenticité, je l’ai déjà dit. Lors de nos colloques, j’ai pu construire avec certaines personnes un rapport authentique. Un moment authentique est pour moi un moment de transparence intérieure où je retrouve ma vocation initiale et réentends la voix d’Erasme. Il a parfois suffi de quelques heures pour sentir cette authenticité. Mais peu importe la durée du moment, du moment qu’il est authentique. C’est de vous que je parle, chers amis. J’ai voulu, comme un hommage inversé, perpétuer ces moments d’authenticité en dédiant à chacun de vous un article, déjà publié ou inédit, qui d’une façon ou d’une autre est lié à vos recherches, à votre personnalité, à la situation où nous nous sommes rencontrés ou à nos intérêts communs. J’ai réuni ces articles en deux volumes sous le titre englobant de Lettres familières sur le roman du XVIIIe siècle, qui paraissent dans la collection « La République des Lettres », dans laquelle vous avez presque tous publié. La maison Peeters qui l’édite est ici représentée par Monsieur Paul Peeters, que je remercie
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de tout cœur pour vingt années de collaboration sans failles. C’est grâce à lui que ces deux volumes peuvent être présentés aujourd’hui, cinq mois à peine après la remise du tapuscrit. Permettez-moi de vous présenter brièvement ces deux volumes. Mon examen de conscience impliquait, je l’ai dit, une interrogation sur ce que j’ai fait, sur les pistes de recherche que j’ai suivies, sur les obsessions dont je n’ai pas toujours été conscient et que je n’ai pas toujours clairement reconnues. J’ai réuni une première série d’articles dans un volume intitulé Providences romanesques, que j’aurais aussi pu intituler ‘la double signature du roman’, car tel est l’enseigne sous laquelle je peux rétrospectivement placer une partie de ma recherche. Le roman d’Ancien Régime m’apparaît en effet comme un texte doublement signé : l’œuvre est simultanément signée par un écrivain-Dieu (le romancier), et un Dieu-écrivain (auteur d’un Livre du Destin). Providence, Destin, Fortune, sort, libre arbitre, grâce divine, chance, hasard, occasion, finalité, immanence, transcendance, etc. sont les idées autour desquelles ce premier tome est construit. La ‘double signature de l’œuvre romanesque’ met au centre d’une Poétique historique du roman la question du hasard. Le hasard est la signature du Dieu-écrivain. Dieu signe son œuvre par ses interventions providentielles. Le hasard est une nécessité du roman sentimental dès que celui-ci veut que le vice soit puni et la vertu récompensée. Par qui le vice est-il puni et la vertu est-elle récompensée si ce n’est par le Dieu-écrivain et par une intervention providentielle ? Le romancier, l’écrivain-Dieu donc, a quant à lui d’autres besognes : agissant en sens inverse, il s’évertue à éliminer autant que possible le hasard pour créer un univers diégétique autonome réglé par le principe de la vraisemblance qui donne aux événements une motivation intrinsèque. La position poétique du romancier du XVIIIe siècle est donc délicate. Il doit régler par un équilibre toujours précaire la tension entre un Dieuromancier et un romancier-Dieu. Comment le romancier s’y prend-il pour garantir l’équilibre entre la vraisemblance et le hasard qui apparaissent comme deux exigences contraires de la Poétique romanesque ? Comment le romancier s’y prend-il pour faire oublier à son lecteur que c’est lui qui orchestre les interventions providentielles ? Telle est la question centrale de ce volume. Le deuxième tome, intitulé L’espace dialogique du roman, est placé sous le signe du dialogue. Ma recherche, à ce que je constate rétrospectivement, porte une forte empreinte bakhtinienne. Au sein du champ discursif de son époque, le discours narratif interfère avec d’autres discours, tels le discours philosophique, le discours moral, le discours religieux, le discours
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esthétique, etc. Le roman est en soi un massif stratifié de discours hétérogènes qui interagissent au sein de la narration. Le roman fait dialoguer la partie avec le tout, le oui avec le non, le long avec le bref, le privé avec le public, le présent avec l’absent, le même avec l’autre, etc. Le discours romanesque du XVIIIe siècle apparaît dans ce second volume comme un lieu d’interférences discursives où l’on peut prendre le pouls au temps. La légitimité culturelle du roman réside pour moi dans le fait que c’est un discours qui essaie de transmettre, à travers la fiction et par le moyen de la narration, des idées que d’autres discours ne parviennent pas à dire. Si le roman est un genre gratuit, il est, dans n’importe quelle culture et quel temps, d’une gratuité indispensable. Et si on me demandait si l’étude de la littérature a un sens, je ne pourrais répondre que ceci : l’étude de la littérature n’a pas de sens, elle donne du sens ; son sens est de donner du sens. Ou plutôt : elle est une manière de restituer aux mots et aux choses un sens qui n’est pas ou n’est plus immédiatement visible. Elle essaie de raviver et de préserver de la perdition, temporaire ou définitive, le potentiel significatif de notre culture qui est en gestation de façon permanente. Etudier la littérature, c’est apprendre à voir comment les textes pensent, dans leur quête infinie du sens. C’est là le sens des études littéraires, tel que je le vois. Et je n’exclus pas qu’il y en ait d’autres, mais l’étude de la manière dont la littérature donne un sens me suffit pour légitimer l’activité à laquelle j’ai consacré une grande partie de ma vie. C’est donc à travers un examen de conscience que ma reconnaissance a pris forme. Reconnaissance dans ce sens que cette auto-évaluation m’a fait voir clair dans ma recherche ; reconnaissance aussi dans le sens d’une gratitude profonde envers toutes les personnes qui ont contribué de façon authentique à cette recherche. J’ai composé ces deux volumes pour vous, mes chers amis, comme un livre d’hommages à l’envers : Epistulae ad familiares. En rédigeant ces Lettres familières, j’ai aussi voulu associer mes amis les plus chers à mon dernier geste académique, qui consiste à écraser Méphistophélès sous le poids de ces deux volumes. Voilà leur ultime légitimation. Acceptez, je vous prie, chers amis, ce livre, comme le signe de ma profonde reconnaissance et de ma sincère affection. Jan Herman Bruxelles, Académie Royale 19 septembre 2019
BIBLIOGRAPHIE DE JAN HERMAN
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TABLE DES MATIÈRES
Nathalie KREMER, Kris PEETERS et Beatrijs VANACKER Reconnaître la reconnaissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1
LES MOTS DE LA RECONNAISSANCE Stefania MARZO À la recherche du sens voulu : la reconnaissance selon la sociolinguistique variationniste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
19
PREMIÈRE PARTIE : RECONNAISSANCES DIÉGÉTIQUES Philip STEWART De l’enfant substitué au ci-devant : jalons pour une taxinomie de l’identité rétablie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
29
François ROSSET Reconnaissance et pastiche du roman médiéval : Dom Ursino le Navarin du comte de Tressan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
37
Jacques CORMIER Reconnaissance et ressemblance dans Les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne de Lesage (1732) . . . . . . . . . . . . . .
49
Baudouin MILLET Reconnaissances chez Daniel Defoe : Robinson Crusoé (1719), Moll Flanders (1722) et Roxana (1724) . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
63
Marc HERSANT La reconnaissance dans les Mémoires de Saint-Simon. . . . . . . . .
75
Paul PELCKMANS Les aveux d’Oreste. À propos de deux Iphigénie en Tauride . . . .
87
Mladen KOZUL Ne pas (se) reconnaître : l’opacité intérieure . . . . . . . . . . . . . . . .
99
368
TABLE DES MATIÈRES
SECONDE PARTIE : RECONNAISSANCES POÉTIQUES Marta TEIXEIRA ANACLETO « Sous personnes de Bergers et d’autres » : (re)connaissance du personnage et du sujet dans le roman pastoral . . . . . . . . . . . . . . . .
111
Geert MISSOTTEN « Ceci n’est pas un Don Juan ». Jodelet ou le maître valet de Scarron : la reconnaissance littéraire défiée . . . . . . . . . . . . . . . . . .
125
Zeina HAKIM Conscience critique et plaisir des histoires : la lecture comme expérience du trouble au XVIIIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
149
Jean MAINIL Rencontres et reconnaissance dans le conte de fées de l’Ancien Régime . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
161
Nathalie FERRAND Les récits génétiques de La Nouvelle Héloïse . . . . . . . . . . . . . . . .
169
Jean-Paul SERMAIN La Vie de Marianne, Marivaux et Jan Herman : douze types de reconnaissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
187
TROISIÈME PARTIE : RECONNAISSANCES PRAGMATIQUES Antonia ZAGAMÉ L’identification à un personnage et la reconnaissance du Beau moral chez Rousseau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
209
Michèle BOKOBZA KAHAN Les formes de reconnaissance négative de la femme auteure dans les années 1789-1825 en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
223
Beatrijs VANACKER Portraits de femmes auteures dans les lettres de Sophie Cottin : du déni à la reconnaissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
241
TABLE DES MATIÈRES
369
Kris PEETERS Reconnaissance et scénographie du traducteur dans les traductions néerlandaises des Liaisons dangereuses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
263
Francis MUS Milan Kundera consacrant et consacré : la reconnaissance de la littérature du XVIIIe siècle dans Le Rideau (2005). . . . . . . . . . . . . .
295
Luc FRAISSE L’écrivain connu est-il reconnu ? La réflexion de Proust . . . . . . .
311
Nathalie KREMER La reconnaissance oblique : trois chemins de traverse sur le XVIIIe siècle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
319
ÉPILOGUE Jan HERMAN Ecrasons Méphistophélès. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
339
BIBLIOGRAPHIE DE JAN HERMAN Bibliographie des travaux de Jan Herman . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
349
La République des Lettres Collection dirigée par Jan Herman. 1. M. Bokobza Kahan, Libertinage et Folie dans le roman du XVIIIe siècle, 2001. 2. F. Rosset et D. Triaire (éds.), De Varsovie à Saragosse: Jean Potocki et son œuvre, 2001. 3. J. Herman, P. Pelckmans et F. Rosset (éds.), Le manuscrit trouvé à Saragosse et ses intertextes, 2001. 4. M. Brix, Éros et littérature. Le discours amoureux en France au XIXe siècle, 2002. 5. P. Eichel-Lojkine, Le siècle des grands hommes. Les recueils de Vies d’hommes illustres avec portraits du XVIème siècle, 2002. 6. S. van Dijk et M. van Strien-Chardonneau (éds.), Féminités et masculinités dans le texte narratif avant 1800. La question du ‘Gender’, 2002. 7. J. Wagner (éd.), Marmontel: une rhétorique de l’apaisement, 2003. 8. E. Leborgne et J.-P. Sermain (éds.), Les expériences romanesques de Prévost après 1740, 2003. 9. J. de Palacio, Le silence du texte. Poétique de la Décadence, 2003. 10. J. Cormier, J. Herman et P. Pelckmans (éds.), Robert Challe: sources et héritages, 2003. 11. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres I, 2004. 12. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres II, 2004. 13. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres III, 2004. 14. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres IVa, 2006. 15. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres IVb, 2006. 16. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres V, 2006. 17. F. Assaf (éd.), The King’s Crown. Essays on XVIIIth Century Culture and Literature in honor of Basil Guy, 2005. 18. B. Didier et J.-P. Sermain (éds.), D’une gaîté ingénieuse. L’histoire de Gil Blas, roman de Lesage, 2004. 19. N. Ferrand (éd.), Locus in fabula. La topique de l’espace dans les fictions françaises d’Ancien Régime, 2004. 20. M. Delaere et J. Herman (éds.), Pierrot lunaire. Albert Giraud - Otto Erich Hartleben Arnold Schoenberg. Une collection d’études musico-littéraires / A collection of musicological and literary studies / Eine Sammlung musik- und literaturwissenschaftlicher Beiträge, 2004. 21. F. Magnot-Ogilvy, La parole de l’autre dans le roman-mémoires (1720-1770), 2004. 22. M. Kozul, Le corps dans le monde. Récits et espaces sadiens, 2005. 23. M. Kozul, J. Herman, P. Pelckmans et K. Peeters (éds.), Préfaces Romanesques, 2005. 24. C. Martin, «Dangereux suppléments». L’illustration du roman en France au dixhuitième siècle, 2005. 25. K. van Strien, Isabelle de Charrière (Belle de Zuylen). Early Writings. New Material from Dutch Archives, 2005. 26. D. van der Cruysse, De branche en branche. Études sur les XVIIe et XVIIIe siècles français, 2005. 27. A. Duquaire, N. Kremer, A. Eche (éds.), Les genres littéraires et l’ambition anthropologique au dix-huitième siècle: expériences et limites, 2005. 28. C. Bel, P. Dumont, F. Willaert (éds.), «Contez me tout». Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Herman Braet, 2006. 29. J. Zufferey, Le discours fictionnel. Autour des nouvelles de Jean-Pierre Camus, 2006. 30. A. Principato, Eros, logos, dialogos. Huit études sur l’énonciation romanesque de Charles Sorel à Germaine de Staël, 2007. 31. B. Millet, «Ceci n’est pas un roman». L’évolution du statut de la fiction en Angleterre de 1652 à 1754, 2007.
32. M. Brunet, L’appel du monstrueux. Pensées et poétiques du désordre en France au XVIIIe siècle, 2007. 33. J. de Palacio, Configurations décadentes, 2007. 34. J. Herman, K. Peeters, P. Pelckmans (éds.), Mme Riccoboni. Romancière, épistolière, traductrice. Actes du colloque international Leuven-Antwerpen, 18-20 mai 2006, 2007. 35. J. Wagner (éd.), Des sens au sens. Littérature & Morale de Molière à Voltaire, 2007. 36. G. Missotten, Don Juan Diabolus in Scriptura. Roman, autobiographie, thanatographie (1800-2000), 2009. 37. E. Hénin (éd.), Les querelles dramatiques à l’Âge classique (XVIIe-XVIIIe siècles), 2010. 38. J. Herman, A. Paschoud, P. Pelckmans, F. Rosset (éds.), L’assiette des fictions. Enquêtes sur l’autoréflexivité romanesque, 2010. 39. C. Duflo, F. Magnot, F. Salaün (éds.), Lectures de Cleveland, 2010. 40. J.M. Losada Goya (éd.), Métamorphoses du roman français. Avatars d’un genre dévorateur, 2010. 41. J. Renwick (éd.), Voltaire. La tolérance et la justice, 2011. 42. R. Bochenek-Franczakowa, Raconter la Révolution, 2011. 43. A. Zagamé, L’écrivain à la dérobée. L’auteur dans le roman à la première personne (1721-1782), 2011. 44. K. van Strien, Voltaire in Holland, 1736-1745, 2011. 45. J. Cormier, «Les Illustres Françaises» apocryphes. L’«Histoire de Monsieur le comte de Vallebois et de Mademoiselle Charlotte de Pontais son épouse» et autres nouvelles, 2012. 46. M. Escola, J. Herman, L. Omacini, P. Pelckmans, J.-P. Sermain (éds.), La partie et le tout. La composition du roman, de l’âge baroque au tournant des Lumières, 2011. 47. J.-N. Pascal et H. Krief (éds.), Débat et écriture sous la Révolution, 2011. 48. K. Astbury (éd.), Bernardin de Saint-Pierre au tournant des Lumières. Mélanges en l’honneur de Malcolm Cook, 2012. 49. M. Geiger, Poétiques de la maladie. D’Honoré de Balzac à Thomas Mann, 2013. 50. N. Kuperty-Tsur, La critique au tournant du siècle. Mélanges offerts à Ruth Amossy, 2012. 51. C. Barbafieri et J.-C. Abramovici (éds.), L’invention du mauvais goût à l’âge classique (XVIIe-XVIIIe siècle), 2013. 52. C. Berg, L’automne des idées. Symbolisme et décadence à la fin du XIXème siècle en France et en Belgique, 2013. 53. F. Lavocat (éd.), Le mariage et la loi dans la fiction narrative avant 1800. Actes du XXIe colloque de la Sator Université Denis-Diderot Paris 7 – 27-30 juin, 2007, 2014. 54. G. Dubosclard, Le rectangle et l’éventail. Étude sur la description dans les romans de Claude Simon, 2014. 55. N. Cronk et Nathalie Ferrand (éds.), Les 250 ans de Candide. Lectures et relectures, 2014. 56. L. Steinbrügge et S. van Dijk (éds.), Narrations genrées. Les femmes écrivains dans l’histoire européenne jusqu’au début du XXe siècle, 2014. 57. M.W. Haugen, Jean Potocki: esthétique et philosophie de l’errance, 2014. 58. A.M. Teixeira (éd.), Topique(s) du public et du privé dans la littérature romanesque d’Ancien Régime, 2014. 59. F. Gevrey, A. Levrier, B. Teyssandier (éds.), Éthique, poétique et esthétique du secret sous l’Ancien Régime, 2015. 60. C. Bournonville, C. Duflo, A. Faulot, S. Pelvilain (éds.), Prévost et les débats d’idées de son temps, 2015. 61. H. Hersant, Voltaire: écriture et vérité, 2015. 62. K. Van Strien, Voltaire in Holland, 1746-1778, 2016.
63. K. Horemans, La relation entre «pacte» et «tabou» dans le discours autobiographique en France (1750-1850), 2017. 64. G. Artigas-Menant, C. Dornier (éds.), Paris 1713: l’année des «Illustres Françaises» Actes du 10émé colloque international des 9, 10 et 11 décembre 2013 organisé à l’initiative de la Société des Amis de Robert Challe à la Bibliothèque de l’Arsenal et en Sorbonne, 2016. 65. B. Millet, In Praise of Fiction. Prefaces to Romances and Novels, 1650-1760, 2017. 66. C. Gauthier, E. Hénin, V. Leroux (éds.), Subversion des hiérarches et séduction des genres mineurs, 2016. 67. J. Herman, Lettres familières sur le roman du XVIIIe siècle. I. Providences romanesques, 2019. 68. J. Herman, Lettres familières sur le roman du XVIIIe siècle. II. L’espace dialogique du roman, 2019. 69. J. Herman, Essai de Poétique historique du roman au dix-huitième siècle, 2020. 70. A. Bolot, C. Bournonville, M. Hersant, C. Ramond (éds.), Figures et fonctions du destinataire dans les Mémoires et les romans-Mémoires de l’époque classique. Récit et vérité à l’époque classique (IV), 2021. 71. N. Kremer, K. Peeters, B. Vanacker (éds.), La Reconnaissance littéraire. Hommages à Jan Herman, 2022.
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