Essai de Poetique Historique Du Roman Au Dix-Huitieme Siecle (La Republique Des Lettres) (French Edition) 9789042942066, 9789042942073, 9042942061

Au XVIIIe siecle, le 'roman' est un ensemble tres heterogene de formules narratives. L'objet de cet ouvra

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AVANT-PROPOS
REMERCIEMENTS
PRÉMISSES THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES
DE LA POÉTIQUE
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Essai de Poetique Historique Du Roman Au Dix-Huitieme Siecle (La Republique Des Lettres) (French Edition)
 9789042942066, 9789042942073, 9042942061

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LA RÉPUBLIQUE

ESSAI

DE

DU ROMAN

DES

LETTRES 69

POÉTIQUE HISTORIQUE AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

Jan HERMAN

PEETERS

ESSAI DE POÉTIQUE HISTORIQUE DU ROMAN AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES Collection dirigée par Beatrijs VANACKER et Nathalie KREMER

COMITÉ SCIENTIFIQUE Christian ANGELET (Gand-Leuven) Michel BIDEAUX (Montpellier) Michèle BOKOBZA-KAHAN (Tel Aviv) Luc FRAISSE (Strasbourg) Frank GREINER (Lille) Jan HERMAN (Leuven) Mladen KOZUL (Montana) André MAGNAN (Paris 10-Nanterre) Jenny MANDER (Cambridge) Fritz NIES (Düsseldorf) François ROSSET (Lausanne) Philip STEWART (Duke University)

LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES 69

ESSAI DE POÉTIQUE HISTORIQUE DU ROMAN AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

Jan HERMAN

PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT 2020

Illustration de couverture : La Jolie Fille de boutique (Louis Binet, 1744-1800) Gravure de la cent-quarante-neuvième nouvelle des Contemporaines (1780) de Rétif de la Bretonne.

© 2020, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium ISBN 978-90-429-4206-6 eISBN 978-90-429-4207-3 D/2020/0602/42

A la mémoire de Henri Coulet

AVANT-PROPOS

Dans cet ouvrage, le terme de Poétique est pris dans le sens d’‘une réflexion sur des notions, des conceptions, des idées touchant à la question de la littérature’.1 La Poétique vise ‘la connaissance des lois générales qui président à la naissance de chaque œuvre’ comme la recherche de vraisemblance, de crédibilité, d’exemplarité, d’auctorialité, etc.2 Ces lois se trouvent à l’intérieur des œuvres mêmes et le travail du poéticien consiste à les en extraire et à les abstraire, c’est-à-dire à les isoler mentalement pour les intégrer ensuite dans un discours cohérent qui montre comment fonctionnent l’œuvre et la littérature.3 Assomptions de base (1) Bien que proches l’une de l’autre, les deux définitions citées attestent une différence entre une Poétique de la littérature et une Poétique de l’œuvre. Cette ambiguïté de l’objet d’étude est inséparable du cercle herméneutique, qui est assumé dans ce livre comme un premier présupposé fondamental. Le cercle herméneutique postule ‘la coprésence nécessaire du Tout et de ses Parties’.4 Le Tout – ce que ‘la littérature’ signifie à un moment donné – ne peut être compris qu’à travers l’étude des Parties – ‘les œuvres’ – qui constituent le Tout à ce même moment. Mais, en même temps, l’analyse de ces œuvres s’effectue immanquablement à partir de la connaissance préalable de ce que la littérature est et signifie.5 Le Tout détermine les Parties et les Parties déterminent le Tout. (2) Ce cercle n’est pas forcément ‘vicieux’. Il révèle tout d’abord la nécessité de considérer la littérature comme un système dynamique d’interactions.6 Le second présupposé de cet ouvrage est que le roman, le 1 Gérard Dessons, Introduction à la Poétique. Approches des théories de la littérature, Paris, Dunod, 1995, p. 2. 2 Tzvetan Todorov, La Poétique, Paris, Seuil, 1968, p. 19. 3 Cf. Jean Bessière, Eva Kushner, Roland Mortier et Jean Weisgerber (éds), Histoire des Poétiques, Paris, PUF, 1997. 4 T. Todorov, La Poétique, p. 18. 5 Duprat, Anne. ‘Fiction et définition du littéraire au XVIe siècle’, in François Lavocat (éd.), Usages et théories de la fiction : le débat contemporain à l’épreuve des textes anciens (XVIe-XVIIIe siècles), Rennes, Presses universitaires, 2004, p. 65-86. 6 Cf. Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.

VIII

ESSAI DE POÉTIQUE HISTORIQUE DU ROMAN AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

dernier venu des grands genres littéraires, est un ensemble de formules narratives en voie de reconnaissance dans un champ littéraire qui leur est largement hostile. L’objet de cette étude est la montée spectaculaire du roman – ce genre ‘omnivore’ comme l’appelait M. Bakhtine – dans le champ littéraire du long XVIIIe siècle, entre 1670 et 1800.7 (3) La troisième assomption de base de ce livre est qu’avant le milieu du XVIIIe siècle, le roman n’est pas un genre. Il y a ‘des romans’, comme le montrent assez des titres comme De l’usage des Romans (1734) de Lenglet-Dufresnoy,8 Entretiens sur les romans (1755) de l’abbé Jacquin, Entretien sur les romans de Rousseau (1761) ou Essai sur les Romans (1763) de Marmontel. L’objet de cet ouvrage est d’étudier dans quelles circonstances et par quels moyens un ensemble de formules narratives novatrices – le plus souvent écrites à la première personne – s’institue peu à peu comme un genre. (4) Le discours ‘romanesque’ – par essence hybride, ouvert, flottant, sans limites clairement définies – est susceptible d’accueillir le commentaire en son sein, d’écrire sa propre critique, d’élucider lui-même les secrets de sa composition, de ses effets, etc. Il peut même – et c’est le point qui nous intéresse – transformer le commentaire en élément constitutif de sa propre Poétique. Le discours romanesque réfléchit sur luimême. Cette autoréflexion est constitutive du champ romanesque dans la mesure où, de par son statut textuel éphémère, incertain, hétérogène, mal délimité, il est nécessaire au ‘roman’ qu’il se parle, s’explique, se montre en montrant comment il se montre. Dans cet ouvrage, nous écoutons les ‘romans’ mêmes parler de leur statut, défendre leur dimension fictionnelle, résoudre les problèmes d’auctorialité ou d’exemplarité, et enfin et surtout négocier leur acceptation par le public. Ce qui nous intéresse est l’autoréflexivité du roman.9 C’est la quatrième assomption de base. (5) Il pourrait paraître logique de concevoir la Poétique historique du roman au XVIIIe siècle comme la synthèse organisée des discours théoriques contemporains sur les romans. Des études de ce type sont 7 Cf. Jean Sgard, ‘Le mot roman’, in Eighteenth-Century Fiction 13/2-3 (2001), numéro spécial : Transformation du genre romanesque au XVIIIe siècle, p. 181-96. 8 Nicolas Lenglet Dufresnoy, De l’Usage des Romans, Amsterdam, Chez la veuve Poilras, 1734. 9 Ugo Dionne et Michel Fournier (éds), Les lieux de la réflexion romanesque au XVIIIe siècle : de la poétique du genre à la culture du roman, Etudes françaises 49/1 (2013) ; Jean-Paul Sermain, Métafictions (1670-1730) : la réflexivité dans la littérature d’imagination, Paris, Champion, 2002 ; Jan Herman, Adrien Paschoud, Paul Pelckmans et François Rosset (éds), L’assiette des fictions. Enquêtes sur l’autoréflexivité romanesque, Leuven-Paris, Peeters, Coll. La République des Lettres, 2010.

AVANT-PROPOS

IX

extrêmement précieuses pour la reconstruction des circonstances historiques dans lesquelles la production littéraire a lieu,10 mais ce n’est pas une telle entreprise que nous visons ici. Notre activité de théorisation et de conceptualisation se veut inductive. C’est la cinquième assomption de base de cet ouvrage. Elle est fondée sur un constat fait par Henri Coulet dans la neuvième édition de son ouvrage fondamental Le Roman jusqu’à la Révolution : Les rapports entre le roman et la critique de 1715 à 1761 reposent sur un quiproquo ; la critique discutait la vraisemblance des romans, leur qualité artistique, leur valeur morale, leurs mérites comparés à ceux de l’histoire parce qu’au fond elle ne reconnaissait pas la légitimité du genre romanesque, impossible à juger selon les règles du goût appliquées aux genres ‘poétiques’ et indigne de rivaliser pour le sérieux avec les disciplines dispensant une connaissance, comme la philosophie morale et surtout l’Histoire. […] La critique dans son ensemble est réactionnaire et rétrograde. Le plus grave est que les querelles sur le roman sont de mauvaise foi et que les polémistes des deux bords donnent la fâcheuse impression ou de ne pas tous parler de la même chose, ou d’avoir un tout autre but que la défense de la morale ou du goût.11

(6) Dans cette clairvoyante analyse du rapport entre la production romanesque et le discours critique qui la concerne deux choses nous importent. Premièrement, le discours critique, partagé entre détracteurs et apologistes des romans, est structuré autour d’arguments qui sont essentiellement d’ordre moral et d’ordre poétique : les romans encouragent une mauvaise conduite en montrant le vice et, de plus, ils sont invraisemblables. Deuxièmement, ce discours critique est de mauvaise foi. H. Coulet suggère ce que la lecture attentive des ‘Observations’, ‘Discours’ et ‘Essais’ sur les romans ne confirme que trop : la mise en évidence de l’éloquence du commentateur est souvent au détriment de son argumentation et du sérieux de son raisonnement.12 Mais il y a plus : l’étude des productions d’écrivains qui sont à la fois critique et romancier – comme Desfontaines, Lenglet-Dufresnoy ou Mouhy – montre que les 10 Citons à titre d’exemple l’anthologie constituée par Camille Esmein-Sarrazin, Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, Paris, Champion, 2004. Voir aussi Aron KibediVarga, Poétiques du Classicisme, Paris, Aux amateurs de livres, 1990 et Arnaldo Pizzorusso, Eléments d’une poétique littéraire au XVIIe siècle, Paris, PUF, 1992. 11 Henri Coulet, Le roman jusqu’à la Révolution, Paris, Armand Colin, 2000 (neuvième édition), p.297. 12 Cf. Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet-Dufresnoy, Ecrits inédits sur le roman, Oxford, University of Oxford studies in the Enlightenment, 2014, p.49-69 : Le contexte polémique immédiat.

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ESSAI DE POÉTIQUE HISTORIQUE DU ROMAN AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

convictions de romanciers sont parfois radicalement opposées à celles que ces écrivains affichent dans leurs discours critiques. H. Coulet continue sa réflexion par un renvoi à l’ouvrage de Georges May Le Dilemme du roman. Etudes sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), qui implique aussi une prise de distance : Comme le note G. May, qui a dépouillé un très grand nombre d’écrits et qui a classé les objections et les réponses, ‘la simple lecture des textes […] suffit à montrer la faiblesse et quelquefois l’ineptie, en tout cas l’injustice et l’aveuglement de cette critique’.13 Il pense pourtant qu’elle a eu le mérite de forcer les romanciers de s’éloigner de l’extravagance et à se rapprocher du vrai. La conséquence est douteuse : ce qui a déterminé l’évolution du roman, c’est le progrès de l’esprit bourgeois, la nécessité d’élaborer une forme d’expression littéraire à l’image du monde et de la pensée moderne quand les formes traditionnelles étaient liées à un état dépassé de la société.14

Pour G. May, la montée de nouvelles formules romanesques dans la première moitié du XVIIIe siècle correspondait à une tentative de la part des romanciers de résoudre le dilemme auquel la critique littéraire les confrontait : ‘Fallait-il satisfaire les partisans d’une littérature d’édification morale, embellir donc la nature humaine en la peignant, l’idéaliser, et tomber, ce faisant, dans l’irréel et l’invraisemblance, ou fallait-il, au contraire, représenter la nature humaine telle qu’elle était, et donc, dans la mesure où le réalisme est à l’art ce que le cynisme est à la morale, tomber dans l’immoralité’ ?15 Nous avons eu l’occasion de formuler quelques réserves à l’égard de la thèse de Georges May sur le ‘dilemme du roman’.16 Dans cet Essai de Poétique historique du roman au XVIIIe siècle, le porte-à-faux entre ce que nous appellerons la critique exogène, menée autour du roman, et la critique endogène, menée dans le roman, est une sixième assomption de base. L’évolution du roman au XVIIIe siècle ne sera pas pensée ici comme l’effet d’une interaction avec la critique spécialisée mais comme une négociation avec une instance beaucoup plus insaisissable qui est la doxa, que nous pouvons définir provisoirement comme l’‘opinion publique’. Les nouvelles formules narratives comme le roman-mémoires 13 Georges May, Le Dilemme du roman. Etude sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), New Haven, Yale University Press et Paris, PUF, 1963, p. 247-48. 14 H. Coulet, Le roman jusqu’à la Révolution, 2000, p. 298. 15 Georges May, Le Dilemme du roman, Paris, PUF et New Haven, Yale University Press, 1963, p. 102. 16 Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer, Le roman véritable. Stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2008.

AVANT-PROPOS

XI

et le roman par lettres ne sont pas le produit de cette négociation avec la doxa, elles sont elles-mêmes, et entièrement, cette négociation. (7) Notre entreprise pourrait d’emblée paraître dépassée. Ne sait-on pas depuis longtemps, en effet, que les trouvailles de manuscrits, les revendications d’authenticité et l’effusion de sentiments par des particuliers étaient des conventions littéraires qui ne trompaient personne ? Certes, ces conventions ne trompaient personnes et on est revenu depuis longtemps de la conviction de G. May que les lecteurs de romans étaient ‘d’une crédulité monumentale’ au XVIIIe siècle.17 Mais qu’est-ce qu’un lieu commun ? Quelle est l’origine d’un stéréotype ? Que dit-on au juste quand on parle d’une convention littéraire ? L’objet de la Poétique n’estil pas précisément d’expliquer la provenance des conventions et de reconstruire le processus de gestation qui a mené aux ‘codes’ littéraires ? Une convention littéraire, sous une forme codée, est un effet dont nous cherchons la cause. Notre projet est de reconstruire ce processus en termes de négociation. C’est la septième assomption de base de cet ouvrage. Frapper à la porte avant d’entrer, se serrer la main pour se saluer, trinquer avant de boire … sont des conventions de sociabilité qui ont des origines parfois surprenantes. Il en va de même des conventions littéraires. Le cercle herméneutique et la simultanéité du Tout et de ses Parties impliquent que tout dépend de tout et que toutes les catégories constitutives de la Poétique sont entre-liées. Une Poétique est précisément cela : un Tout qui rend compte des rapports entre les Parties. Une Poétique se laisse dès lors approcher sous plusieurs angles. Ouvrant ce livre, le lecteur pourra choisir l’angle d’approche qui l’intéresse. Dans la Table des Matières, il trouvera un ordre de lecture proposé, mais chaque entrée a son objet en soi et le lecteur pourra choisir à partir de quelle Partie il souhaite aller au Tout. Un index permettra au lecteur d’emprunter dans cet ouvrage le parcours qui lui convient. Mais quel que soit son itinéraire, il est indispensable qu’il prenne connaissance des options théoriques et méthodologiques qui sont à la base de cet ouvrage.

17 G. May, Le Dilemme du roman, 1963, p. 144 : ‘Il va sans dire que la plupart des lecteurs n’avaient pas la naïveté de prendre au pied de la lettre de pareilles prétentions à l’authenticité absolue. Mais il est indubitable que le public de 1730 et même encore celui de 1761 était d’une crédulité monumentale, comparée au scepticisme universel de ‘l’ère du soupçon’ qui est la nôtre aujourd’hui’. Voir également Jeffrey Hopes, ‘The age of credulity : believing the unbelievable in the Century of Enlightenment’, in Baudouin Millet (éd.), Modernité du XVIIIe siècle. Hommage à Alain Bony, Revue de la Société d’Etudes anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles, p. 181-191.

REMERCIEMENTS

Cet ouvrage n’aurait pas existé sans l’étude attentive des travaux de René Démoris et de Jean-Paul Sermain et sans les discussions avec André Magnan. Ma dette envers ces trois maîtres est grande. Le dépouillement systématique des Préfaces de romans dans différentes bibliothèques belges et françaises, côte à côte avec Christian Angelet et Wim De Vos, a été pour cet ouvrage un exercice préalable d’une importance capitale. Les colloques que j’ai pu organiser avec Paul Pelckmans ont permis de proposer certaines des idées développées dans cet ouvrage à un public spécialisé. Cet intermédiaire s’est avéré souvent indispensable et a été profitable à la reformulation précise et à la cohésion des hypothèses développées dans ce livre. Cet essai de Poétique historique du roman au XVIIIe siècle est aussi le rapport scientifique intégré de trois projets de recherche consécutifs subventionnés par le Conseil de la Recherche de la KU Leuven (BOF) et le Fonds de la Recherche Scientifique (FWO) de la Communauté flamande de Belgique. Ces projets ont été réalisés, entre 2000 et 2013, au sein du Centre de recherche sur le roman du XVIIIe siècle de la KU Leuven où j’ai pu compter sur la compétence de Nathalie Kremer, Géraldine Henin, Agnieszka Theodorczik, Helena Agarez Medeiros, Laurence De Bièvre, Beatrijs Vanacker, Katrien Horemans et Mladen Kozul. Leur apport à la réflexion développée dans cet ouvrage, où ils reconnaîtront les sujets de nos discussions hebdomadaires, a été essentiel. Cet ouvrage est un hommage à Henri Coulet dont la mémoire me sera toujours chère et douce. Je remercie enfin mon épouse qui, pendant ces vingt dernières années, m’a laissé la marge pour relever un défi que je croyais important. Bernau im Schwarzwald, décembre 2019.1

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L’auteur peut être joint à l’adresse suivante : [email protected]

I.

PRÉMISSES THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES

DE LA POÉTIQUE

LA MIMESIS CLASSIQUE La Poétique est inséparable de la notion très complexe de mimesis. Mimesis signifie, dans son acceptation aristotélicienne, ‘imitation’.1 Imiter, c’est reproduire une chose à un autre endroit et sous une autre forme. En d’autres termes, la mimesis est l’art de produire des illusions. Ce que le spectateur voit n’est pas la réalité, mais sa reproduction imagée. Cette définition de la mimesis paraît simple, mais dès que le texte littéraire, et a fortiori celui de l’époque classique, entre en jeu, certaines difficultés méritent d’être soulignées. Primo. Le texte littéraire, en tant que mimesis, fait semblant : il se donne pour la reproduction du réel, mais en réalité il est pure production.2 Tout compte fait, la mimesis littéraire ne reproduit pas, elle produit l’image d’une réalité qui n’a jamais existé. Elle invente. La guerre de Troie n’a jamais eu lieu et sûrement pas de la manière dont Homère et Virgile en parlent. En littérature, la mimesis est une production par l’image qui feint d’être la reproduction d’une réalité.3 Secundo. Cette production par l’image qui se donne pour la reproduction d’une réalité, doit être acceptée par le public.4 Cette acceptation est conditionnelle. Pour que le public accepte la mimesis, il faut que celle-ci soit vraisemblable. La vraisemblance est la clef de voûte de l’échafaudage littéraire classique.5 Demander à la mimesis d’être vraisemblable, c’est exiger que le tissu de l’illusion ne soit pas rompu. L’exigence de vraisemblance n’implique donc pas que le public croie que la reproduction soit la réalité même, mais qu’il puisse y adhérer de façon soutenue et continue et qu’il puisse admirer en même temps les moyens de la mise en forme. 1 Aristote, La Poétique, éd. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980. Pour la mimesis voir 51. a.36 et 49. a.7.8, 2 Cf. Samuel Ijsseling, Mimesis. On appearing and being, Kampen, Kok Pharos Publishing House, 1990. 3 Cf. Gunter Gebauer et Christophe Wulf, Mimesis. Culture, art, société, Paris, Editions du Cerf, 2005, p. 47-49. 4 Cf. Pierre Glaudes (éd.), La représentation dans la littérature et les arts. Anthologie, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1999. 5 Cf. Anne Duprat, Vraisemblances : poétique et théories de la fiction du cinquecento à Jean Chapelain, Paris, Champion, 2010.

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ESSAI DE POÉTIQUE HISTORIQUE DU ROMAN AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

Cette illusion soutenue que doit garantir la vraisemblance dépend de beaucoup de facteurs. De façon globale, l’exigence de vraisemblance qu’impose la théorie littéraire du classicisme à un genre comme la tragédie se traduit dans la pratique par le souhait du public que son horizon d’attente ne soit pas heurté. Cet horizon d’attente est déterminé par la doxa. Certains développements, comme une jeune femme qui – dans Le Cid de Corneille – épouse le meurtrier de son père, impliquent une enfreinte aux bienséances, qui constituent la dimension morale de la doxa. Pour la doxa, une telle mise en image n’est pas vraisemblable par ce qu’elle n’est pas ‘convenable’. Par ailleurs, la violence montrée sur la scène choque l’horizon d’attente du public, qui est aussi heurté si les personnages ne s’expriment pas, ne se comportent pas, n’agissent pas d’une manière conforme à leur rang, à leur sexe ou à leur position sociale. L’horizon d’attente est aussi heurté et l’illusion rompue quand l’action est interrompue par une intrigue secondaire sans rapport avec l’action principale, quand le public est obligé de se déplacer en imagination dans l’espace ou quand l’œuvre fait des soubresauts dans le temps. La règle des trois unités – de temps, de lieu et d’action – est à observer pour que l’illusion demeure intacte. Tous ces principes et règles n’existent qu’en fonction d’une exigence fondamentale : la vraisemblance. Cet ensemble d’exigences est largement fondé sur la Poétique d’Aristote. Tertio. Comment justifier la mimesis. La doxa peut-elle accepter, en soi, une mise en image qui n’est qu’illusion, fiction, tromperie ? A l’âge classique, la mimesis est légitime si elle plaît en instruisant. Cette exigence est empruntée à l’Art poétique d’Horace.6 Pour être légitime, la mimesis doit être utile : elle doit instruire en contenant, de façon explicite comme dans une fable, ou de façon implicite comme dans une tragédie, une dimension morale qui vise à élever, dans tous les sens de l’expression, le récepteur de l’œuvre d’art. Mais pour instruire, et pour que l’instruction soit efficace, la mimesis doit aussi plaire. Elle doit être agréable par les moyens qu’elle met en œuvre pour produire l’illusion. Par cette dernière exigence on peut comprendre que la conception classique de la mimesis amène une jouissance. Le respect des règles n’est pas incompatible avec le plaisir, au contraire. Le plaisir esthétique découle de la règle. C’est le plaisir de participer à l’illusion parfaitement soutenue

6 Horace, Epîtres. Suivi de l’Art Poétique, éd. François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1935, Epistola ad pisones : ‘Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci’.

PRÉMISSES THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES

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par le respect des contraintes qui sous-tend la voûte de l’illusion. La clef de voûte de cet échafaudage est la vraisemblance.7 Quarto. Le roman peut-il s’inscrire dans le cadre de la mimesis, qui est le fondement de la Poétique classique et comment ? C’est à cette dernière question que cet ouvrage est essentiellement consacré. LA MIMESIS ROMANESQUE Le roman est un genre né au XIIe siècle dans un contexte qui excluait pratiquement l’interférence avec les théories classiques de la mimesis. Dans ces circonstances médiévales, éloignées de la tradition antique d’Aristote et d’Horace, une Poétique du roman qui s’ancre dans la notion de mimesis n’est-elle pas un anachronisme ? Sans doute. Mais l’absence d’un cadre théorique qui permettrait de penser et de conceptualiser les mécanismes abstraits et ‘poétiques’ du roman dès son apparition n’est pas vraiment le problème majeur auquel se heurte le poéticien du roman. Dès sa naissance, le roman ne cesse d’affirmer ses bases : il repose sur une autre mimesis. Sans que le terme même de mimesis apparaisse, le discours romanesque proclame qu’il est une imitation. Le mot même de ‘roman’ renvoie à cette imitation et deviendra l’emblème permanent de la nature imitative du nouveau genre.8 Le roman est un texte qui imite un autre texte. A ses débuts, il est la version en langue romane d’un texte en latin et il le proclame hautement dans les préambules qui le précèdent. Ainsi, Le Roman d’Enéas (1160) se présente comme la traduction en langue romane – en ‘roman’ – de l’Enéide de Virgile, à l’attention d’un public noble mais ignorant le latin et souvent illettré. Le Roman de Thèbe (1150) se donne pour la version en ‘roman’ de la Thébaïde de Stace. En tête du Roman de Troie (1160-1170), Benoît de Sainte-Maure déclare que son texte est la mise en ‘roman’ de deux textes latins, écrits à l’époque même de la guerre de Troie par Dictys le Crétois d’une part et Darès le Phrygien d’autre part, dont il croyait qu’ils racontaient fidèlement l’histoire de la chute de Troie, en tant que témoins oculaires. 7 Cf. Nathalie Kremer, Vraisemblance et représentation au XVIIIe siècle, Paris, Champion, 2011. 8 Cf. Michel Stanesco et Michel Zink, Histoire européenne du roman médiéval. Esquisse et perspectives, Paris, PUF, 1992.

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ESSAI DE POÉTIQUE HISTORIQUE DU ROMAN AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

L’ampleur de ce ‘roman’ est cependant sans commune mesure avec la brièveté des deux textes-sources, qui ne comptent que pour un dixième du roman de Benoît de Sainte-Maure.9 Il est clair, d’emblée, que le ‘roman’ développe sa source et il ne s’en cache d’ailleurs pas. Le textesource est ‘source’ d’affabulation et d’invention. Ce texte-source même tendra très tôt à se réduire à néant. La traduction d’un texte latin en ‘roman’ devient une pseudo-traduction. En une génération de temps, qui nous amène aux romans de Chrétien de Troyes, l’existence d’un textesource sera réduite à une formule qui devient rapidement stéréotypée : ‘le conte dit’. Cette formule et la désignation du texte comme ‘roman’ sont les deux traces de ce que le ‘roman’ est à ses débuts : l’imitation d’un autre texte dont il présente une version en une autre langue.10 S’il est vrai que la mimesis antique sur laquelle se fonde la Poétique classique se ramène à la reproduction de choses et de pensées par des mots – d’un res par des verba –, la mimesis à laquelle nous avons affaire dans le roman médiéval concerne la reproduction d’un texte dans un autre texte, autrement dit de verba par d’autres verba. C’est une mimesis textuelle (ou intertextuelle si l’on veut), où le processus imitatif se joue entre deux discours : un texte qu’on lit en clair et un texte sous-jacent, qu’on n’aperçoit qu’en filigrane. Entre le texte que l’auditeur médiéval entend ou lit et le texte sousjacent dont le roman contient les traces dans le mot ‘roman’ même se développe une ‘rhétorique des sources’, dont la fonction première est d’accréditer le texte, c’est-à-dire d’apporter des arguments en faveur de la ‘véridicité’ du discours romanesque.11 Le motif qui est le véhicule de cette rhétorique de l’accréditation est très souvent le ‘manuscrit trouvé’. Le roman se donne pour la restitution d’un texte-source qu’il présente comme un manuscrit retrouvé. La mimesis textuelle du roman médiéval et la mimesis classique qui concerne surtout les autres genres qu’on appelle à juste titre ‘classiques’ sont appelées à se rencontrer et à entrer en conflit. Nous n’avons pas à retracer ici l’histoire de la redécouverte de la Poétique d’Aristote. 9 Cf. Emmanuelle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner (éds), Entre fiction et histoire ; Troie et Rome au moyen âge, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997. 10 Cf. Dominique Boutet, Formes littéraires et conscience historique aux origines de la littérature française (1100-1250), Paris, PUF, 1999, Jean Bessière (éd.), Commencements du roman. Conférences du séminaire de Littérature comparée de l’Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris, Champion, 2001. Dennis Howard Green, The Beginnings of Medieval Romance. Fact and Fiction, 1150-1220, Cambridge University Press, 2002. 11 Cf. Roger Dragonetti, Le mirage des sources : l’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, 1987.

PRÉMISSES THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES

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Quelques rappels peuvent suffire. Durant le moyen âge, l’œuvre était bien connue dans la culture arabe. Une copie du texte grec fut traduite en Syrien, au début du VIIIe siècle. Cette copie, qui paraîtra plus tard peu fiable, fut étudiée par de brillants savants comme Avicenne au XIe et Averroës au XIIe siècle. Au XIe siècle surgit une copie plus proche du texte d’Aristote. En 1498 paraît une traduction en latin de cette meilleure version de la Poétique d’Aristote, sur laquelle de savants humanistes du XVIe siècle comme Jules César Scaliger, Ludovique Castelvetro et Marco Girolamo Vida fonderont leurs études. Des travaux comme Poetica d’Aristotele vulgarrizzata e esposta (1570) de L. Castelvetro permettront à la théorie aristotélicienne de se diffuser en Europe. Vers 1630 se développe en France, la doctrine classique dont nous avons esquissé les principes fondamentaux ci-dessus.12 Le développement d’une littérature humaniste et plus tard classique aura des effets sur le genre romanesque.13 Avec la renaissance, de nouvelles formules narratives apparaissent. La redécouverte de la poésie pastorale de l’antiquité grecque mène progressivement à la naissance d’un roman pastoral, dont J. Sannazaro procure avec Arcadia (1504) un premier chef-d’œuvre, qui fera fonction de modèle pendant plus d’un siècle dans plusieurs littératures nationales.14 La parution de la traduction de ‘romans’ grecs et latins de l’antiquité, et notamment des Ethiopiques d’Héliodore traduit par Jacques Amyot (1548), procure à un nouveau type de roman une fortune qui durera jusqu’au XVIIIe siècle.15 Ce nouveau roman possède ce que le roman de chevalerie médiéval ne pouvait pas montrer : des lettres de noblesse anciennes. A la même époque, Utopia (1516) de Thomas More marque les débuts du roman utopique, d’abord en latin, mais rapidement dans les nouvelles langues, qu’on continue à appeler ‘vulgaires’.16 En sens inverse, la littérature humaniste sent l’attraction des formules narratives médiévales. Avec Orlando innamorato (1486) de Matteo 12

Cf. Nathalie Kremer, Préliminaires à la théorie esthétique du XVIIIe siècle, Paris, Kimé, 2008. 13 Cf. Pascale Mounier, Le roman humaniste : un genre novateur français (15321564), Paris, Champion, 2007 ; Laurence Plazenet, L’ébahissement et la délectation. Réception comparée et poétiques du roman grec en France et en Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champion, 1997. 14 Cf. Françoise Lavocat, Arcadies malheureuses. Aux origines du roman moderne, Paris, Champion, 1998. 15 Héliodore, Histoire aethiopique, traduction de Jacques Amyot, éd. Laurence Plazenet, Paris, Champion, 2008. 16 Cf. Dirk Sacré e.a., Utopia et More, Leuven university Press, 2016.

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Boiardo, le roman de chevalerie entre dans la sphère d’attraction de la littérature humaniste, où elle atteindra des hauteurs inégalées avec l’Arioste et plus tard le Tasse.17 Il est important de constater que ces formules narratives qui se développent dès le début du XVIe siècle en Europa ne reposent pas sur la mimesis textuelle qui caractérise le roman médiéval. Cette mise à distance de la première mimesis romanesque (verba/verba) au profit d’une mimesis plus ancienne, mais qui ne reçoit qu’au début du XVIe siècle ses bases théoriques, s’aperçoit aussi dans le succès de la nouvelle – chez Marguerite de Navarre, Matteo Bandello, etc. – que Boccace, au XIVe siècle, avait réussi à arracher à la vulgarité médiévale du fabliau en mélangeant dans un Decamerone (1349-1360) un grand nombre de formules narratives, d’origine populaire aussi bien que courtoise ou antique.18 La nouvelle ne connaît pas la mimesis textuelle (verba/verba) parce qu’elle se donne le plus souvent l’allure d’un discours oral. Entretemps, la mimesis textuelle subsiste, dans le roman de chevalerie espagnol par exemple.19 Dans Amadis de Gaule, l’auteur espagnol Montalvo, déclare avoir trouvé le manuscrit des aventures d’Esplandian, le fils d’Amadis, dans un ermitage près de Constantinople, sous une tombe de pierre, écrit en lettres et en parchemin si antiques qu’on pouvait à peine les lire.20 La littérature espagnole développera également le roman picaresque dont Lazarillo de Tormes est le premier échantillon. Le roman picaresque, écrit à la première personne, sera le premier à se servir de la formule des ‘mémoires’ et à produire la variante du ‘roman’ qui nous retiendra longtemps dans ce livre : le roman-mémoires. Dès le début du XVIe siècle, les genres narratifs sentent la double attraction de deux conceptions mimétiques différentes. Il est immédiatement clair que ces deux mimesis n’auront pas le même statut quand la doctrine classique sera une fois bien établie en France.21 Dans le champ littéraire de la première moitié du XVIIe siècle, le roman pastoral, le roman héroïque ou le roman utopique se lisent dans les salons des précieuses et ne sont 17 Cf. Giorgetto Giorgi, Les Poétiques italiennes du ‘roman’. Simon Fornari, JeanBaptiste Giraldi Cinzio, Jean-Baptiste Pigna, Paris, Champion, 2005. 18 Cf. Emmanuel Bury et Francine Mora (éds), Du roman courtois au roman baroque, Paris, Les Belles Lettres, 2004. 19 Cf. Sylvia Roubaud-Bénichou, Le roman de chevalerie en Espagne. Entre Arthur et Don Quichotte, Paris, Champion, 2000. 20 Montalvo, Amadis de Gaule, éd. établie et préfacée par Gorges Bourgueil, Albi, Editions Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 17. 21 Cf. Ugo Dionne et Francis Gingras (éds), De l’usage des vieux romans, Etudes Françaises 42/1 (2006).

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pas forcément désagréables à ceux mêmes qui s’occupent, au sein de l’Académie française notamment, de la construction d’une doctrine classique, qui doit réglementer la littérature.22 Jean Chapelain, l’un des artisans de cette doctrine, qui ne cache pas son admiration pour L’Almahide ou l’esclave reine de Mlle de Scudéry, ne regarde qu’avec dédain les romans médiévaux, ces vieux livres qu’on appelle ‘romans’.23 Vue cette diffusion et cet accueil très hétérogène du roman dans la première moitié du XVIIe siècle, il sera important, dans la suite, de concevoir le champ littéraire comme un système hiérarchisé.24 La thèse de ce livre est que la Poétique du roman repose fondamentalement, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle au moins, sur une mimesis textuelle (verba/verba). C’est avec cette tradition mimétique, déjà ancienne, que renouent le roman picaresque, le roman-mémoires, le roman par lettres et le roman-journal. Certes, l’évolution du roman s’inscrit aussi dans l’autre poétique (res/verba).25 Il s’agira de montrer dans cet ouvrage que les deux mimesis répondent à des critères poétiques différents. L’histoire du romanmémoires et de cette autre formule narrative qu’est le roman par lettres concerne la promotion d’un nouveau type de roman, qui s’adresse à un nouveau public, mais qui a des bases poétiques déjà ancienne, au-delà du classicisme. C’est à la reconstruction des prémisses poétiques de deux sortes de mimesis concurrentes que ce livre est consacré.

22

Cf. René Bray, La Formation de la doctrine classique en France, Paris, Hachette,

1927. 23 24 25

Jean Chapelain, De la lecture des vieux romans, Paris, Auguste Aubru, 1870. Voir Du champ littéraire. Cf. Alain Montandon, Le roman au XVIIIe siècle en Europe, Paris, PUF, 1999.

DE LA PRAGMATIQUE

Si l’on définit la Poétique comme ‘la connaissance des lois générales qui président à la naissance de l’œuvre littéraire’,26 le survol que nous en avons donné ci-dessus rend immédiatement clair que la problématique de la mimesis qui occupe le centre de la Poétique dépasse les frontières de la poiesis, de la littérature donc. A l’époque classique, la réussite de la mimesis, dont le but est de produire l’illusion, dépend de la vraisemblance, qui à son tour est lié à l’horizon d’attente du public, que l’œuvre ne doit pas rompre. Dans la Poétique classique, le public est un actant majeur et incontournable dans la mesure où il est la voix de la doxa. LA DOXA La doxa est l’ensemble de croyances, de convictions morales, d’images partagées par une collectivité à un moment donné.27 Elle est aussi porteuse d’un fonds culturel et d’un imaginaire partagés par une communauté et sollicités à tout moment par la littérature. La culture classique n’est pas fondamentalement axée sur l’‘originalité’.28 La production littéraire s’articule au contraire sur la reprise de données (thèmes, mythes, motifs…) enracinées dans la conscience collective. Lire les textes d’Ancien Régime revient donc d’une certaine manière à reconstruire les réflexes lectoriaux de l’époque même. Certains de ces réflexes sont fortement prohibitifs. La prise de parole, par exemple, n’apparaît pas comme une évidence. Durant l’Ancien Régime, elle est soumise à un assentiment préalable, non seulement des autorités étatiques ou religieuses qui détiennent l’arme de la censure,

26

Tzvetan Todorov, La Poétique, Paris, Seuil, 1968, p. 19. Anne Cauquelin, L’art du lieu commun. Du bon usage de la doxa, Paris, Seuil, 1999, p.12 : la doxa est ‘une autre pensée, non pas le double honteux de la raison mais une manière différente de raison, un processus singulier par lequel une errance trouvait son lieu dans le mouvement, processus qui transportait des images et des mots colonisés par les canaux de l’information, et par lequel, aussi, s’éprouvaient des comportements non planifiés’. 28 Cf. Roland Mortier, L’originalité, Genève, Droz, 1982. 27

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mais aussi de la doxa.29 En d’autres termes, prendre la parole, en particulier sous forme écrite, est un geste qui a besoin d’être justifié et cette légitimation est une question pragmatique : le sujet parlant est appelé à donner, activement, stratégiquement, de lui-même une image qui légitime son apparition sur la scène publique. La Poétique du roman ne doit pas ignorer cette nécessité imposée à l’auteur à l’âge classique de négocier son apparition sur la scène publique. Cette négociation a pour finalité de fonder l’unité de l’homme et de l’œuvre, qui n’apparaît pas comme une donnée préalable du classicisme. Interroger cette unité de l’homme et de l’œuvre en la replaçant dans le contexte historique du long XVIIIe siècle implique d’abord un recul. Existe-t-elle à l’âge classique ? Posant ce problème par rapport au champ discursif de la Renaissance et de l’époque baroque, Yves Delègue, qui parle d’un ‘sujet de la littérature en quête d’auteur’, n’en paraît pas convaincu.30 Alain Viala n’est pas moins sceptique, qui déclare que pendant l’Ancien Régime l’‘écrivain’ n’est pas une nécessité de l’œuvre : En toute rigueur logique, (l’auteur) est lui-même superfétatoire : il suffit qu’existent une œuvre et un public pour que se produise l’événement littéraire essentiel, le dialogue qui constitue la vie de l’œuvre en faisant d’elle un fragment de la vie des humains. Que l’auteur soit connu du lecteur, ou inconnu, anonyme, voire totalement non identifié, cela peut certes influer sur le déroulement de cet événement, mais ne constitue en rien une condition de sa possibilité.31

A l’âge classique, l’existence même de l’œuvre n’est pas une évidence. Tout écrit, s’il ne remonte pas à la parole divine ou s’il n’émane pas de l’autorité royale, a à se légitimer face à la doxa. Dans la notion complexe de doxa résonnent à la fois les diverses voix de l’autorité ecclésiastique et étatique – ce qui explique l’existence d’une censure – mais également ce qu’on peut appeler avec Jürgen Habermas ou Arlette Farge, l’‘opinion publique’.32 La légitimité du texte doit s’établir face à cette doxa. Tout discours n’émanant pas de ‘la Foi’ ou de ‘la Loi’ est dépourvu non seulement d’autorité mais de légitimité intrinsèque. En d’autres termes, le discours ‘non autorisé’ est supposé expliquer et justifier sa raison d’être. 29 Ruth Amossy, ‘Introduction to the study of Doxa’, Poetics Today 23 : 3 (2002), p. 369-394. 30 Yves Delègue, Le Royaume d’exil. Le sujet de la littérature en quête d’auteur, Bussyle-Repos, Obsidiane, 1991. 31 Alain Viala, ‘Figures de l’écrivain’, in Grand Atlas universalis des littératures, Encyclopedia Universalis, 1990, p. 186. 32 Jürgen Habermas, L’espace public, Paris, Payot, 1992 (Suhrkamp, 1962) ; Arlette Farge, Dire et mal dire, l’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1992.

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A l’âge classique, l’‘autorité’ textuelle dépend moins du poids d’un auteur susceptible de la lui conférer qu’elle ne se négocie dans une transaction entre le discours et le public. C’est le public, sous son double aspect – voix des Autorités et opinion publique – qui en fin de compte autorise le texte. Cette ‘autorisation’ publique est une procédure nécessaire et en quelque sorte préalable à la reconnaissance de l’œuvre par un auteur, qui ne peut s’approprier celle-ci qu’après que le public l’a légitimée et qu’elle la lui a attribuée. L’alliance fondamentale de la République des Lettres est celle entre l’œuvre et le public. LA SCÉNOGRAPHIE L’alliance de l’œuvre avec le public, fondatrice de la conception textuelle et fondamentale pour la question de la légitimation des discours à l’âge classique, signifie plusieurs choses à la fois. Elle implique d’abord la nonprééminence du concept d’auteur, qui est sans nécessité immédiate. Elle place ensuite la production discursive sous le signe du désaveu, de la non-assomptivité. Quels ont pu être les motifs pour cette exclusion provisoire, pour cette suspension de l’auteur à l’âge classique ? Plusieurs réponses sont ici possibles. Si, face aux voix dogmatiques qui résonnent dans la doxa, l’auteur ne peut pas se nommer, d’autres voix semblent en même temps lui imposer silence : face aux bienséances, qui reposent sur un large consensus public, il semble que l’auteur ne doit pas se nommer. Si l’auteur n’avoue pas son œuvre ou la désavoue, c’est très souvent par prudence, on n’aura pas à le démontrer ici.33 Qu’un impératif moins visible, lié à l’opinion publique et au code des bienséances, ait pu jouer dans l’effacement provisoire du nom de l’auteur sur les pages de titres et dans les préfaces de l’œuvre, voilà un champ qui a été moins souvent exploré. De la première exclusion de l’auteur on trouve une attestation éclairante sous la plume de Condorcet, porte-parole des éditeurs de Kehl, dans l’Avertissement précédant les Œuvres philosophiques de Voltaire : Toutes les fois qu’un écrivain ne peut pas dire sous son nom tout ce qu’il croit être la vérité, sans s’exposer à une persécution injuste, les ouvrages qu’il publie doivent être lus et jugés comme des ouvrages dramatiques. Ce n’est point l’auteur qui parle, mais le personnage sous lequel il a voulu se cacher.34 33 Cf. Françoise Weil, L’interdiction du roman et la librairie, 1728-1750, Paris, Aux amateurs de Livres, 1986. 34 Œuvres complètes de Voltaire, Kehl, De l’imprimerie de la Société littéraire typographique, 1784, ‘Avertissement des Editeurs’ au tome 32, p. 10.

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Dans l’obligation de se cacher, l’auteur a recours à des figures qui le dramatisent, qui le représentent en le mettant en scène dans ce que D. Maingueneau appelle des ‘scénographies’ : L’œuvre littéraire lie en effet ce qu’elle dit à la mise en place des conditions de légitimation de son propre dire […]. Ce que dit le texte présuppose une scène de parole déterminée qu’il lui faut valider à travers son énonciation. Cette situation d’énonciation de l’œuvre, on l’appellera scénographie.35

Au désaveu par prudence fait pendant un désaveu par respect du code de savoir-vivre dicté par l’opinion publique. La pression de l’opinion publique semble imposer à l’auteur une certaine réserve quant à l’aveu de son œuvre : l’auteur ne doit pas avouer son œuvre, c’est-à-dire qu’il ne doit pas se l’approprier avant que le public n’en ait jugé. Cette pression sur les auteurs par l’opinion publique, moins étudiée que la persécution par l’apparat judiciaire, n’en a pas moins été réelle. Les attestations se trouvent cachées dans les œuvres mêmes. On en trouve une belle occurrence dans Les Confessions de Rousseau, au livre XI, où il est question du désastre de la publication de l’Emile, en 1762 : On me reprochait d’avoir mis mon nom à l’Emile, comme si je ne l’avais pas mis à tous mes autres écrits.36

A l’imprudence de Rousseau d’avoir écrit une œuvre audacieuse sans avoir pris au moins quelques précautions face aux Autorités se joint son audace de l’avoir signée, passant apparemment outre à un code social. En publiant l’Emile, Rousseau choque certes de plusieurs manières les Autorités, mais il froisse en même temps l’opinion publique, qui s’en prend moins à son œuvre qu’à sa personne. C’est à l’individu Rousseau que ses persécuteurs, ses anciens amis, en veulent. Ce qui a dû gêner ses contemporains, c’est que Rousseau est dans son œuvre. Il l’habite, l’assume, coïncide avec elle. Voici ce que Rousseau déclare dans la Préface de l’Emile : Un homme qui, de sa retraite, jette ses feuilles dans le public, sans prôneurs, sans parti qui les défende, sans savoir même ce qu’on en pense ou ce qu’on en dit, ne doit pas craindre que, s’il se trompe, on admette ses erreurs sans examen.37 35 Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 122. 36 Rousseau, Les Confessions, édition Michel Launay, Paris, GF, 1968, Livre Onzième, p. 345. 37 Rousseau, Emile, ou de l’Education, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 241.

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C’est par ce refus de toute précaution – de toute scénographie – que l’énonciation rousseauiste est audacieuse. Rousseau va à l’encontre d’un code de bienséance implicite, qui demande à l’auteur de laisser au lecteur le soin d’attribuer l’œuvre avant de la signer. Refusant de s’effacer devant l’œuvre, Rousseau parle de soi. Sa faute est d’avoir osé se montrer comme sujet écrivant. Ecoutons-le encore, dans la suite de la préface de l’Emile : On croira moins lire un traité d’éducation, que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation. Qu’y faire ? Ce n’est pas sur les idées d’autrui que j’écris ; c’est sur les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes ; il y a longtemps qu’on me le reproche. Mais dépend-il de moi de me donner d’autres yeux, et de m’affecter d’autres idées ? Non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus sage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, et ce que je fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n’est point pour en imposer au lecteur ; c’est pour lui parler comme je pense. Pourquoi proposerais-je par forme de doute ce dont, quant à moi, je ne doute point ? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit.38

D’être différent des autres, on le lui a souvent reproché. Mais cette différence ne consiste-t-elle pas précisément dans cette identité de l’homme et de l’œuvre qui caractérise le dire de Rousseau, cette présence à soi dans l’énonciation, cette présence du moi dans l’énoncé ? Rousseau fait corps avec son œuvre, il y est physiquement présent. On le lui reproche durement. L’œuvre de Rousseau n’est pourtant pas entièrement dénuée de scénographies. En témoigne la fréquente référence à la mort, dans la Lettre sur les Spectacles39 par exemple ou de manière plus explicite encore dans Les Confessions : Je me sentais mourant ; j’ai peine à comprendre comment cette extravagance ne m’acheva pas, tant l’idée de ma mémoire déshonorée après moi dans mon plus digne et meilleur livre, m’était effroyable. Jamais je n’ai tant craint de mourir, et je crois que si j’étais mort dans ces circonstances, je serais mort désespéré. Aujourd’hui même, que je vois marcher sans obstacle à son exécution le plus noir, le plus affreux complot qui jamais ait été tramé de mémoire d’homme, je mourrai beaucoup plus tranquille, certain de laisser dans mes écrits un témoignage de moi qui triomphera tôt ou tard des complots des hommes.40 38

Rousseau, Emile ou de l’éducation, p.4-5. C’est nous qui soulignons. Cf. Jan Herman et Kris Peeters, ‘L’auteur et la scénographie de la mort. Figures et fonctions d’auteur dans le roman du XVIIIe siècle’, in Lettres romanes (2005), p. 141-166. 40 Rousseau, Les Confessions, Livre Onzième, p. 337. 39

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C’est encore de l’Emile qu’il s’agit. Réincarné physiquement dans la matière d’un livre, Rousseau pense pouvoir triompher de ses ennemis après sa mort. L’énonciation de Jean-Jacques lui confère une corporalité, elle lui donne corps : un corps malade, un corps mort. La posture éthique adoptée par Rousseau entraîne une ‘incorporation’ :41 le discours s’efface devant l’homme, ou plutôt l’homme devient livre.42 LES PACTES Personne au XVIIIe siècle n’a affirmé comme Rousseau l’unité de l’homme et de l’œuvre ou ce qu’on peut appeler le pacte auto-graphique : Tout honnête homme doit avouer les livres qu’il publie. Je me nomme donc à la tête de ce recueil, non pour me l’approprier, mais pour en répondre.43

Pour Rousseau, la préface d’un livre et sa page de titre sont des lieux éthiques, où s’écrit l’ethos de l’écrivain dans l’affirmation de l’unité de l’homme et de l’œuvre. Sa faute, à l’égard de l’opinion publique, est de ne pas avoir voulu comprendre que, si l’auteur ne peut pas se réclamer d’une quelconque autorité, la page de titre est censée rester vide et qu’une préface est – ou doit être aux yeux des lecteurs qui le réprouvent – un lieu pragmatique de négociation avec le lecteur où une ‘dramatisation’ de l’auteur – comme le dit Condorcet – ou une ‘scénographie’ – selon une terminologie plus moderne – s’imposent comme une nécessité sociale. Le pacte auto-bio-graphique signé en tête des Confessions n’est en cela qu’une modalité de ce pacte auto-graphique en ce qu’il consigne non seulement l’unité de l’œuvre et de son sujet d’énonciation mais en même temps celle de l’œuvre et le sujet de son énoncé : Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.44 41

D. Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire, 1993, p. 140. ‘Le corps autobiographique des Confessions’ dans Paule Adamy, Les corps de JeanJacques Rousseau, Paris, Champion, 1997, p.45 : ‘Rousseau est un livre […] Ecrire sur soi implique d’écrire sur son propre corps, mieux : que le livre prenne la place du corps’. Voir aussi François Rosset, ‘L’écriture de soi’, in L’enclos des Lumières. Essais sur la culture littéraire en Suisse romande au XVIIIe siècle, Chêne-Bourg, Georg Editeur, 2017, p. 165-188. 43 Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, éd. René Pomeau, Paris, Gallimard, 1960, Préface, p. 3. 44 Rousseau, Les Confessions, Livre Premier, p.43. 42

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Dans ce pacte autobiographique, Rousseau enfreint un double code social : celui qui demande de ne pas trop parler de soi dans la sphère publique et celui qui exige que l’individu ne soit pas trop présent comme personne écrivante dans ce qu’il publie. Au rebours du pacte donc, il y a une gêne du moi. La question de la gêne de l’auctorialité, de l’unité de l’homme et de l’œuvre, que nous érigeons ici en hypothèse de lecture essentielle, n’est autre que cette transparence à soi de l’individu écrivant dans la forme grammaticale ‘je’ ou encore cette transparence dont parle Jean Starobinski.45 Comment dire ‘je’ ? Voilà la question. La gêne de l’auctorialité est une ‘gêne du moi publique’. ETHOS Dans la prolongation immédiate de la doxa et de la nécessité d’élaborer des scénographies apparaît donc la notion d’ethos. Quand elle s’applique à la production romanesque, la problématique de l’ethos au sens de l’image fictive que l’auteur donne de lui-même, exige la distinction de plusieurs niveaux d’analyse. Comme il convient à un auteur de ne pas se montrer sans l’assentiment du public et de la doxa, l’auteur se trouve confronté à la nécessité de se donner une image et à occuper une certaine posture. La posture la plus neutre, qui implique un degré minimal de fictionnalisation, consiste à publier l’œuvre sous la protection de l’anonymat. Une position moins neutre consisterait à choisir un pseudonyme, qui implique un premier degré de fictionnalisation.46 Ces deux postures affectent l’une et l’autre la page de titre. Elles coïncident le plus souvent avec une troisième posture qui consiste à déconnecter l’œuvre de son auteur et à expliquer, à travers une scénographie, comment le livre a pu être produit sans l’aide d’un auteur. Le lieu de ce récit – et donc de la troisième posture – est la préface. Auteur réel et producteur fictionnel du texte se construisent l’un et l’autre une image, un ethos.47 L’auteur réel le fait à travers un certain nombre de choix : il décide de s’effacer, de disparaître de la page de titre ou tout au plus d’y être nommé comme l’éditeur d’un manuscrit. Le 45 Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La Transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971. 46 Cf. David Martens (éd.), La Pseudonymie dans la littérature française de Rabelais à Eric Chevillard, Rennes, Presses universitaires, La Licorne 123, 2017. 47 Cf. Ruth Amossy (éd.), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999.

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producteur putatif de l’œuvre se crée dans la fiction une image susceptible de faire accepter par le public le texte derrière l’auteur réel se cache. L’image est entourée de connotations qui donnent à l’auteur fictionnalisé un certain statut qui le rend admissible : il se présente comme un homme déjà mort (qui ne fera plus de mal à personne), comme un vieillard ou comme un aveugle (dont on connaît l’expérience ou la sagesse) ou comme un ‘homme qui s’est retiré du monde’ (qui est revenu de ses erreurs), etc. Ainsi le locuteur se construit, dans une fiction préfacielle, un ethos, qui repose sur une agglomération de connotations. La construction d’un ethos dans une scénographie préfacielle est pour l’auteur une manière de négocier avec le public un pacte de visibilité. Une fois ce texte accepté par le public, l’auteur pourra se montrer. Le public le nommera et le sommera de paraître. Le producteur de l’œuvre pourra alors répondre, ou non, à cette sommation en signant l’œuvre et, ce faisant, établir l’unité de l’homme et de l’œuvre.

DE L’ESTHÉTIQUE

Mimesis, concept définitoire de la Poétique, signifie ‘imitation’, mais avec cette réserve qu’elle est moins une ‘copie’ fidèle qu’une ‘représentation’. La chose représentée n’est pas là elle-même, elle a été déplacée par les mots et n’est ‘visible’ que sous la forme d’une ‘illusion’. L’illusion est, au sens le plus large, une erreur de perception : celui qui perçoit prend pour la chose elle-même ce qui n’en est que l’image.48 On voit immédiatement que dès que la notion d’‘illusion’ est évoquée, la mimesis dépasse les limites de la Poétique. S’il est vrai que l’illusion est une erreur de perception, celle-ci n’est pas le propre de la seule poiesis, mais concerne également les arts visuels : la peinture notamment fait, elle aussi, illusion. L’illusion, qui n’est donc pas un concept purement poétique et qui, de plus, n’apparaît que dans les traductions modernes du concept de la mimesis, s’entoure d’un champ sémantique emprunté aux arts : perception, image, visible, … L’illusion est donc une manière d’envisager la mimesis sous un angle différent de la perspective purement littéraire. On l’appellera ici ‘esthétique’. En tant que catégorie esthétique, l’illusion pose un double problème épistémologique : si, primo, l’illusion est en soi une ‘erreur’ (de perception), elle rend, secundo, problématique l’intention de celui qui la crée : le créateur d’illusion veut-il délibérément ‘induire en erreur’ ? FICTION/FEINTISE L’un des problèmes fondamentaux que pose la mimesis, définie comme ‘illusion’, est de savoir si elle trompe. La mimesis peut ‘faire illusion’ de deux manières. Une imitation peut passivement laisser transparaître qu’elle n’est qu’imitation, elle peut aussi activement cacher sa nature imitative. Dans le premier cas, on peut parler de fiction. Avant de signifier de façon restreinte ‘feindre’, le verbe latin fingere signifie, dans un sens beaucoup plus général, ‘donner forme’. La fiction, au sens large, donne forme à une réalité, c’est-à-dire qu’elle donne à la réalité une autre forme. Elle ne s’en cache pas et peut même aller jusqu’à se faire admirer 48

‘Illusion’, in Encyclopedia Brittannica, https ://www.britannica.com/topic/illusion.

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pour la façon dont elle donne forme. Il est vrai que l’esthétique classique est un ‘ars celare artem’, un art de cacher l’art,49 mais cela signifie que l’art consiste à cacher l’effort qui a été nécessaire à réaliser l’œuvre d’art. La fiction qui ne trompe pas veut produire une alternance entre l’adhésion et la distanciation du spectateur ou du lecteur par rapport à ce qu’il voit paraître en image. Tout est fait pour que ces derniers adhèrent à ce qu’ils voient ou lisent, mais la mise en forme est telle que ces spectateurs ou lecteurs peuvent en apercevoir les moyens et même les admirer. Lecteur ou spectateur adhèrent, mais ne sont pas censés oublier qu’ils assistent à une ‘performance’ ou à une ‘représentation’. La mimesis peut aussi cacher sa nature imitative. Elle peut chercher l’adhésion du spectateur ou du lecteur en cachant les moyens de l’imitation. L’illusion qui est produite de cette façon vise à tromper et à faire prendre l’image pour la réalité. Pour la distinguer de la fiction qui ne trompe pas, la théorisation moderne a créé le terme de feintise.50 A l’âge classique, qui s’étend pour nous sur les deux derniers siècles d’Ancien Régime, la fiction qui ne trompe pas est la seule forme, ou mise en forme, légitime de la mimesis. La feintise, elle, trompe et est donc mensongère. L’esthétique classique est, tout au contraire, une quête de vérité par les moyens de l’art. Comme la fiction, la feintise a une histoire. Au tournant du XVIIe siècle, Pierre Bayle dénonce certaines formules narratives qui mélangent la vérité et l’invention : Il est fâcheux que mademoiselle Des Jardins ait ouvert la porte à une licence dont on abuse tous les jours de plus en plus ; c’est celle de prêter ses inventions et ses intrigues galantes aux plus grands hommes des derniers siècles et de les mêler avec des faits qui ont quelque fondement dans l’Histoire. Ce mélange de la vérité et de la fable se répand dans une infinité de livres nouveaux, perd le goût des jeunes gens, et fait que l’on n’ose croire ce qui au fond est croyable.51

49 ‘O ars celare artem’. L’expression est faussement attribuée à Ovide. Son origine est probablement médiévale. 50 Cf. Marian Hobson, L’Art et son objet. Diderot, la théorie de l’illusion et les arts en France au XVIIIe siècle, Paris, Champion, 2007, traduction Camille Fort (The object of art. The theory of illusion in eighteenth-century France, Cambridge University Press, 1982) ; Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la Fiction, Paris, Seuil, 1999 ; Jean-Pierre Cavaillé, Dis/simulations. Religion, moral et politique au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002. 51 Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, Amsterdam, Reinier Leers, 1697, article ‘Jardins’, p. 332-33.

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Parmi cette ‘infinité de livres nouveaux’ qui veulent délibérément tromper le lecteur figurent certainement les ‘pseudo-mémoires’ de Courtilz de Sandras. Plusieurs des faux mémoires de personnes illustres produits par cet auteur – comme les Mémoires de Mr. d’Artagnan (1700) – sont assez subtilement construits pour ‘induire en erreur’. Et même s’ils ne trompaient pas réellement des lecteurs informés, l’intention de Courtilz de Sandras était clairement de tromper. Mais dans la première moitié du XVIIIe siècle on voit se développer des formules narratives comme le ‘roman-mémoires’, qui instaurent un régime fictionnel où le mensonge est neutralisé au profit d’une reconnaissance de la nature fictionnelle de la production discursive. Le régime de la feintise déployé dans les faux mémoires de Courtilz de Sandras pouvait-il longtemps tromper le public ? La feintise ne se fait-elle pas progressivement reconnaître comme telle par la récurrence et la régularité des procédés qu’elle met en œuvre ? Les formulations-types de la feintise – ‘Ceci n’est pas un roman’, ‘l’authenticité de ce manuscrit est la garantie de sa véridicité’ – n’est-elle pas en même temps emblématique d’une feintise partagée, qui se fait reconnaître pour ce qu’elle est, une fiction inavouée ? Comme l’explique bien S. Freud en créant le terme de Verneinung (sur-négation), une trop grande insistance peut inverser la négation en affirmation.52 Par l’effet de reconnaissance provoqué par la fréquence de leur emploi, ces formulations ne pouvaient pas manquer de signifier l’appartenance du texte à un paradigme fictionnel. ‘Ceci n’est pas un roman’ devient, et est peut-être d’emblée, une formule rituelle qui, sur le plan de la dénotation, pointe vers une vérité référentielle et suggère, sur le plan de la connotation, une valorisation fictionnelle. Cette tension entre dénotation et connotation est ce que Louis Aragon appelait ‘le mentir-vrai’.53 C’est bien dans ce sens-là que la feintise partagée est une aussi feintise ludique, c’est-à-dire une fiction qui fonctionne comme un jeu, selon la théorie de l’illusion développée par Jean-Marie Schaeffer que nous adopterons dans cet ouvrage.54 On peut reconnaître au ‘jeu’ trois niveaux de fonctionnement. D’abord, au sens le plus élémentaire de ‘faille’ ou de ‘fente’, le ‘jeu’ est une égratignure sur le tableau qui en détruit l’illusion en montrant qu’il n’est pas la réalité mais une représentation de la réalité. 52

Sigmund Freud, Werke aus den Jahren 1925-1931, Franckfort, 1976. Louis Aragon, Le Mentir vrai, Paris, Gallimard, 1980. Cf. François Flahaut et Nathalie Heinich, ‘La Fiction, dehors, dedans’, in Vérités de la fiction, numéro spécial de L’Homme : revue française d’anthropologie 175-76 (2006), p. 7-18. 54 J.-M. Schaeffer, Pourquoi la Fiction, 1999. 53

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Le ‘jeu’ renvoie ensuite à la double perception de la feintise par le lecteur et à l’alternance entre adhésion et distanciation à l’illusion. Et enfin, ce mouvement de va-et-vient, d’immersion et de distanciation, produit le ‘plaisir’ du texte, le ‘ludique’ au troisième sens, purement jouissif. Catharsis romanesque, si l’on veut. ILLUSION DOUCE/ILLUSION DURE Ce jeu de la feintise ludique partagée par le producteur et le consommateur de l’illusion est appelé ‘papillotage’ par Marian Hobson, qui élargit la discussion épistémologique sur l’illusion comme erreur et comme tromperie aux arts visuels. Le ‘papillotage’ est le propre d’une illusion douce (soft illusion), ou aletheia. Une illusion douce fait osciller le regard entre illusion et perception de l’illusion, ou plus précisément entre la chose représentée et sa représentation. Le regard reste indécis. L’aletheia est une illusion douce dans ce sens qu’elle cèle et révèle à la fois qu’elle est illusion. Aussi cette illusion est-elle appelée bi-modale : elle existe simultanément selon deux modalités entre lesquelles le regard oscille. Tantôt elle fait voir que l’œuvre est une illusion, tantôt elle fait oublier que ce qui est représentée n’est qu’une illusion. L’œuvre d’art fait illusion. L’adequatio, par contre, est une illusion dure, qui se veut le ‘replica’ pur et dur de la réalité qu’elle représente. Elle fait tout pour que le spectateur oublie qu’il se trouve devant un tableau en effaçant toutes les traces qui renvoient à sa fabrication. Bien sûr ce dernier ne l’oublie pas, mais son regard n’oscille plus : il tient l’œuvre d’art pour un objet externe, qui redouble la réalité qu’elle ‘copie’. Que cette copie s’effectue par des moyens artistiques est oublié pendant toute la durée de la contemplation de l’œuvre. Quand le spectateur s’aperçoit du cadre de l’œuvre qui signale l’artifice, l’illusion disparaît. L’illusion est donc bi-polaire, dans ce sens qu’illusion et conscience de l’illusion s’excluent réciproquement. L’œuvre d’art est illusion: Soit l’illusion finit pas recouvrir l’expérience artistique qui devient bimodale, faisant osciller l’esprit entre absorption et perception, qui se complètent mutuellement ; soit elle n’agit que sur un des pôles de l’expérience, qui devient bipolaire ; c’est alors que le spectateur ne perçoit plus la nature ‘artistique’ de l’art’.55 55

M. Hobson, L’Art et son objet, p. 59.

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Le roman se fait mensonge quand il se veut hard illusion,56 dès lors donc que l’adhésion à l’univers représenté exclut la conscience que cet univers relève de la représentation et donc de l’illusion. Pour Marian Hobson, la pensée esthétique du XVIIIe siècle est progressivement passée de l’aletheia à l’adequatio. Dans cet ouvrage, nous alimenterons l’idée qu’illusion douce et illusion dure, qu’aletheia et adequatio ont coexisté tout au long du XVIIIe siècle. SIMULATION/DISSIMULATION Une troisième opposition qui traduit le problème épistémologique lié à l’illusion est celle entre simulation et dissimulation.57 Une fiction qui simule fait de son mieux pour ressembler à l’objet qu’elle représente. En revanche, une fiction qui dis-simule révèle la simulation : elle affirme que ce qui est simulé n’est pas réellement ce qu’elle prétend être, mais une simulation précisément. Ce qui vaut pour les choses représentées vaut également pour les paroles dites : un propos ‘dis-simulé’ déclare que le lecteur ne doit pas s’attarder au sens référentiel, mais qu’il doit le prendre pour ce qu’il est : une simulation. Ainsi, au XVIIIe siècle, certaines formules narratives veulent cacher leur véritable nature fictionnelle en se présentant comme un manuscrit authentique. Dans les préfaces dont ces formules narratives sont précédées se déroule tout d’abord un processus de simulation : le texte fait tout pour ressembler à un manuscrit authentique. Mais simultanément, cette simulation est dis-simulée, dans ce sens que sa nature simulative est révélée par la récurrence du procédé. Ces différentes oppositions traduisent toutes le problème épistémologique posé par la mimesis pensée comme ‘illusion’ artistique. L’opposition entre illusion dure et illusion douce est, à y regarder de près, fondée sur la durée. On pourrait même parler d’une illusion de longue durée, sans papillotage, et une illusion de courte durée et répétée, qui oscille en permanence. L’opposition entre fiction et feintise renvoie à l’intention de celui qui produit l’illusion : veut-il tromper ou non ? Elle résout la tension entre vérité et mensonge par la création d’une position mitoyenne, la feintise ludique partagée, qui repose sur un consensus : le spectateur 56 Marian Hobson recourt au terme de hard illusion pour désigner une illusion bipolaire, qui exclut la simultanéité de la conscience et de l’oubli de la fiction. Par le terme de soft illusion, elle désigne l’illusion bimodale qui admet cette simultanéité. Dans la version française de cette étude, il est question d’illusion ‘douce’ et d’illusion ‘dure’. 57 Cf. J.-P. Cavaillé, Dis/simulations, 2002.

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ou le lecteur acceptent de ‘jouer le jeu’. Le terme de dis-simulation enfin enlève à la simulation ce qu’elle pourrait avoir de trompeur. Il jette sur la simulation un regard auto-réflexif qui montre la simulation pour ce qu’elle est : une simulation. Cet essai de définition du problème épistémologique posé par la dimension esthétique de la mimesis pensée comme ‘illusion’ est nécessaire pour poser clairement une hypothèse centrale de cet Essai de Poétique historique du roman au XVIIIe siècle : la création de l’illusion est inséparable de la recherche d’un accord avec celui à qui elle est présentée. Le désir de fonder l’illusion sur un consensus est le plus clairement exprimée dans l’expression ‘feintise ludique partagée’. Cette convention de participation à l’illusion – qui consiste pour le récepteur de l’œuvre à accepter les règles du ‘jeu’ proposées par le producteur de l’illusion – est une question de négociation, c’est-à-dire de rhétorique.

DE LA RHÉTORIQUE

LA NÉGOCIATION La mimesis qui fait surgir au milieu du XIIe siècle la formule narrative qui se désigne comme ‘roman’ est une mimesis textuelle. Cela veut dire qu’un texte reproduit un autre texte ou, concrètement, que le texte en langue romane offert à un public noble se fonde sur un autre texte, rédigé en latin, dont il se dit la ‘translation’, autrement dit le remaniement créatif. Si le texte-source des premiers romans français – comme le Roman de Thèbes (1150) ou le Roman d’Enéas (1160) – est facilement identifiable – la Thébaïde de Stace et l’Eneide de Virgile – et s’il est vrai que le texte en ancien français en reprend certains épisodes (en y ajoutant beaucoup de nouveaux), la source paraît très rapidement une pure invention du ‘translateur’. Le ‘roman’ existe dans deux versions dont l’une, sous-jacente, est effacée par l’autre, qui est offerte au lecteur. La source est alors ramenée à la formule lapidaire et récurrente ‘Le conte dit’. […] mais le conte à présent se tait sur ceux-ci et parle de monseigneur Gauvain. Mais le conte cesse ici de parler d’eux ; il retourne à monseigneur Gauvain, sur lequel il s’est tu depuis longtemps. Mais à présent, le conte ne parle plus de monseigneur Gauvain ni de ces deux personnages ; il revient à Hector, qui a commencé la quête de monseigneur Gauvain.58

Cette formule est la dernière trace d’un ‘conte’, c’est-à-dire du textesource. Elle est la cicatrice d’un texte sous-jacent entièrement effacé par le texte-cible qui est censé s’y fonder. Se répétant régulièrement dans le même ‘roman’ et réapparaissant dans d’autres ‘romans’, cette formulation perd dans le processus même de sa récurrence une partie de sa valeur dénotative : sur le plan dénotatif elle affirme l’existence d’un textesource sous-jacent, mais en même temps elle affirme, sur le plan connotatif, que cette dénotation est purement formelle. La formule ‘le conte dit’ 58 Lancelot du Lac, éd. Marie Luce Chênerie et Elspeth Kennedy, Paris, Le Livre de Poche, coll. Lettres Gothiques, 1993, p. 71, 171 et 211.

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devient ainsi l’empreinte digitale du ‘roman’. Elle est une ‘formalité’ qui est la marque même de la formule narrative – le ‘roman’ donc – qu’elle fait ainsi exister et qu’elle fait reconnaître comme telle. La mimesis textuelle instaure un rapport entre un texte et un autre texte. Elle répond au schéma verba [imitent] verba. Dès son origine au XIIe siècle, le ‘roman’ corrige le schéma verba [imitent] res, qui constitue la base de la mimesis, cette notion centrale à laquelle Aristote ramène la Poétique. Avec la distinction entre verba et res, entre les Mots et les Choses, nous sommes en fait déjà sortis de la Poétique pour passer au domaine de la Rhétorique. La distinction res/verba est empruntée à Quintilien, pour qui les catégories rhétoriques fondamentales se fondent sur cette opposition : ‘Tout discours est composé de ce qui est signifié et de ce qui signifie, c’est-à-dire des pensées et des choses (res) et des mots (verba). Aux pensées et choses s’attache l’inventio, aux mots est rattachée l’elocutio. La dispositio concerne les deux’.59 Mais la dimension rhétorique de la mimesis joue aussi à un deuxième niveau, qui est central dans notre effort de reconstruction d’une Poétique historique du roman. Dans cet ouvrage nous soutiendrons qu’une formule comme ‘Le conte dit’ est dis-simulative dans la mesure où elle dit une chose tout en disant que la chose affirmée n’est qu’une simulation.60 Le ‘roman’ contient une formule récurrente qui est protocolaire, ce qui veut dire qu’elle inscrit, à des moments réguliers dans sa structure narrative, un processus rhétorique où elle invite le lecteur à lire d’une certaine façon et d’accepter les règles d’un ‘jeu’ de fiction. Au XVIIIe siècle, la formule ‘Ceci n’est pas un roman’ aura une fonction protocolaire comparable. Dans le roman-mémoires et le roman par lettres, qui sont les deux formules narratives novatrices au XVIIIe siècle, la Poétique est aussi hautement rhétorisée. Elle se sert abondamment de la Rhétorique parce 59 Quintilien, Institution oratoire, éd. Jean Cousin, 1975. Paris, Les Belles Lettres, 1977, III, 5,1,. Cité dans Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977, p. 72. 60 Il faut ajouter que cette lecture de la formule ‘le conte dit’ ne fait pas l’unanimité des spécialistes du roman médiéval. Une autre lecture serait de considérer ‘le conte dit’ comme un renvoi à la situation de lecture du ‘roman’. Celui-ci est en effet lu à haute voix, à partir d’un texte écrit, devant un auditoire de nobles. Le ‘conte’ serait dans cette hypothèse le livre que le ‘lecteur’ déclame. Cette situation est comparable à la lecture de l’Ecriture Sainte pendant le repas dans les monastères où le moine de service a pu commencer sa lecture en disant ‘L’Ecriture dit’. Reste alors à expliquer pourquoi cette formule, qui a certes pu être prononcée, se trouve écrite dans le texte même.

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qu’elle n’est pas un ensemble composé par des doctes. La Poétique du roman que cet ouvrage veut reconstituer est fortement imprégnée de rhétorique précisément parce qu’elle reste longtemps endogène. Une Poétique du roman plus formelle telle qu’elle surgit enfin dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle – par exemple dans la Poétique française (1763) de Marmontel – est le résultat d’un processus qui s’étale dans le temps et qui est essentiellement une affaire de négociation. Cette négociation vise, sur le plan purement poétique la reconnaissance du roman comme genre littéraire. LE RÉCIT GÉNÉTIQUE La mimesis textuelle qui fonde le ‘roman’ de chevalerie médiéval jusqu’à ce que Cervantès le liquide dans la fameuse parodie qu’est le Don Quichotte (1605), trouve une nouvelle vie, trois quarts de siècle plus tard dans le roman-mémoires et le roman par lettres qui surgissent à peu près simultanément dans le champ littéraire d’Ancien Régime. Dans l’interstice entre verba et verba, la mimesis textuelle accueille un récit génétique.61 Un récit génétique explique comment une version du texte que le lecteur ne lit pas (le texte-source) a pu devenir la version qu’il lit (le texte-cible). Le texte que le lecteur a sous les yeux est une version (plus ou moins, tantôt plus, tantôt moins) remaniée du même texte, mais dont on ne lit pas la version première, qui reste enfouie dans les soubassements textuels. Le récit génétique n’est pas lisible de façon continue, il se laisse lire en filigrane à des endroits réguliers du texte, comme la Préface et l’incipit. Le récit génétique explique donc comment le texte-cible offert au lecteur peut exister. En termes de pragmatique textuelle, il est le véhicule d’une ‘scénographie’,62 où le texte élabore dans une fiction dissimulative ses propres conditions d’existence. En effet, l’objectif de la mimesis textuelle est de ‘faire illusion’. Il lui importe d’expliquer d’où le texte sous-jacent sur lequel il prétend se fonder vient et comment il est parvenu à celui qui en procure une nouvelle version au lecteur. Chez Cervantès, c’est l’affaire d’un ‘second auteur’ et, dans le roman du XVIIIe siècle, 61 Cf. Jan Herman, Le Récit génétique au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2009. 62 Cf. Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993.

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d’un éditeur de manuscrits. A travers la ‘scénographie’, le récit génétique montre que le texte offert au lecteur est ‘possible’. C’est sur ce ‘possible’ que la négociation d’une convention de participation à l’illusion peut être fondée. Très souvent l’histoire du texte raconté dans le récit génétique est celle d’un manuscrit retrouvé. Au sein du récit génétique, le manuscrit trouvé est une cheville ouvrière entre un texte-source et le texte-cible. La créativité des romanciers du XVIIIe siècle est sans limites dès qu’il s’agit de parler de la provenance du texte offert au lecteur. Le manuscrit trouvé n’en est pas moins un topos, c’est-à-dire une situation narrative récurrente qui – dans le processus de son emploi répété dans une longue série de textes – produit un effet de paradigme et devient, comme la formule ‘le conte dit’ dans le roman médiéval, un emblème de cohésion de ce paradigme. Le récit génétique, dont le topos du manuscrit trouvé avec ses innombrables variations est le noyau dur, est le véhicule d’une fiction dissimulative. Comme ‘le conte dit’ dans le roman de chevalerie médiéval, des formules du type ‘ceci n’est pas un roman mais un manuscrit authentique retrouvé’ sont dis-simulatives : sur le plan de sa dénotation, la formule affirme que le texte vient d’ailleurs, qu’il dit vrai, que l’éditeur n’en est pas l’auteur et qu’il a juste porté remède au style défectueux, etc., mais, dans et à cause de sa récurrence, elle produit aussi un effet d’autoréflexivité à travers lequel, et sur le plan de la connotation, elle affirme que cette prétention d’authenticité, ce manque de style, ce renoncement au titre d’auteur ne sont qu’une simulation. Sur le plan rhétorique, le récit génétique est une transaction dont la finalité est la promotion de formules narratives nouvelles, comme le roman-mémoires et le roman par lettres, qui s’élaborent, comme on le verra plus loin, à la périphérie du champ littéraire.63 En tant que fiction dissimulative, le récit génétique est la trace lisible en filigrane d’un rite de passage à travers lequel le texte négocie sa transition de la périphérie du champ littéraire à son centre, où il peut trouver sa confirmation en tant que ‘genre’. Ce rite de passage est nécessaire si la formule narrative en question veut avoir une chance de voir la négociation réussir. Le manuscrit trouvé est à la fois un thème sur lequel les romanciers du XVIIIe siècle ont composé d’innombrables variations et une figure stéréotypée. Le récit génétique est fondé sur des topoi qui, précisément, en signalent la nature rituelle. Pour être efficace dans le contexte de la négociation, le récit génétique a besoin de se faire reconnaître comme 63

Voir Du champ littéraire.

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purement protocolaire. Dans son caractère stéréotypé et ‘topique’ est affirmée sa nature rituelle.64 Un protocole a besoin d’une lecture diplomatique : il est un rite de passage, reconnaissable comme tel dans la récurrence des mêmes procédés, mais néanmoins indispensable à la négociation. LE TOPOS Un survol de la longue histoire de la notion de topos est nécessaire pour expliquer l’usage que nous en ferons dans cet Essai de Poétique historique du roman au XVIIIe siècle. Dans la tradition rhétorique, le topos est une notion liée à la production des discours et plus particulièrement à l’argumentation.65 Dans Les Topiques, Aristote développe une méthode ‘qui nous met en mesure d’argumenter sur tout problème proposé, en partant de prémisses probables, et d’éviter, quand nous soutenons un argument, de rien dire nous-mêmes qui y soit contraire’.66 Pour Aristote, le topos est un moyen de construire des propositions sûres ou au moins probables qui puissent ensuite constituer la proposition ‘majeure’ d’un syllogisme. Ainsi le tertium non datur est un topos : la raison ne peut pas admettre de troisième terme. Ou plus simplement : le oui ne peut pas coexister avec le non. Retenons de cette définition aristotélicienne qu’elle est liée au point de départ d’un raisonnement, qui doit être fondé sur des prémisses sûres. Dans les manuels de rhétorique romains, de Cicéron et surtout de Quintilien, le topos est davantage lié à l’invention des arguments qu’à l’argumentation même. Des inventaires de topoi mettent à la disposition de l’orateur des moyens rapides et pratiques de trouver des arguments dans les débats de la tribune : ‘qui ?’, ‘comment ?’, ‘pourquoi ?’, ‘par quel moyen ? ’…. ?’. De cette tradition latine du topos, retenons que le topos n’a pas de contenu. C’est une structure susceptible d’accueillir un contenu et de générer un argument. Progressivement, la topique devient un arsenal de thèmes et d’arguments dans lequel pouvait puiser l’orateur, et qui emportaient d’autant plus facilement l’adhésion du public qu’ils interféraient avec l’opinion 64 Cf. Geneviève Idt, ‘Fonction rituelle du métalangage dans les Préfaces hétérographes’, in Littérature 7 (1977), p. 65-74. 65 Cf. Aron Kibedi-Varga, Discours, récit, image, Liège-Bruxelles, Mardaga, 1989. 66 Aristote, Organon, V : Les Topiques, Paris, Vrin, 1990, p. 1.

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commune, la doxa, c’est-à-dire le discours et le savoir ‘du milieu’, de l’agora, de la place publique. Le topos devient ainsi un lieu ‘commun’, au triple sens de ce qui est commun à tous, de ce qui est ‘au milieu’ et de ce qui est ou paraît usé. La notion de topos, d’origine rhétorique, s’intégrera progressivement à la Poétique. Elle s’étend en effet du discours oral (oratio) aux différents types de discours écrits et plus particulièrement aux formules narratives et poétiques. Ces dernières s’auto-définissent à partir d’une série de topoi qui leur sont propres. Les topoi deviennent des ingrédients formels et formalisés – des lieux communs – auxquels ces différents discours se font reconnaître. Il existe ainsi une topique épistolaire, qui emprunte à l’oratio rhétorique la captatio benevolentiae ou l’excusatio propter infirmitatem comme ‘stéréotypes’ presque indispensables. Le discours épique s’auto-définit par le topos de l’invocation des Muses. De même la littérature médiévale fait un large usage de topoi, du locus amoenus au mort reconnaissant et à l’évocation initiale de la Nature (Natureingang) dans la lyrique courtoise.67 Quant aux préfaces qui introduisent les nouvelles formules narratives au XVIIIe siècle, elles sont construites autour d’un récit génétique qui déploie plusieurs topoi comme le topos du manuscrit trouvé. Retenons ici l’idée de la reconnaissance du genre à travers les stéréotypes qui constituent son armature discursive. Des folkloristes comme Vladimir Propp, auteur de La Morphologie du conte (1928 pour l’édition russe, 1965 pour la traduction française), se sont concentrés sur une science des ‘lieux spécifiques’ du conte.68 La crainte ou l’espoir, la punition et la récompense sont des topoi, des lieux spécifiques du récit bref. La parution en 1948 du livre d’Ernst Robert Curtius, Littérature européenne et Moyen Age latin, a inauguré d’autre part une autre phase de réhabilitation de la Topique dans la culture occidentale. Elever une digue contre le barbarisme de divers fascismes en valorisant la persistance de traces sédimentaires et séculaires dans la culture de l’Occident, de lieux communs, de symboles récurrents, tel a été le projet de Curtius, l’initiateur de la Toposforschung.69

67 Danielle Régnier-Bohler, ‘Le topos, le motif et les mutations du sens. A propos de quelques narrations médiévales’, in Jan Herman et Paul Pelckmans (éds), L’épreuve du lecteur. Livres et lectures dans le roman d’Ancien Régime, Leuven-Paris, Peeters, 1995, p. 18-27. 68 Bernard Dupriez, ‘Où sont les arguments’ in Etudes Littéraires no 13-1-2 (1977), p. 37. 69 Ernst Robert Curtius, Europäische Literatur und Lateinisches Mittelalter, Bern, Francke Verlag, 1948.

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Soucieux d’une part de ne pas couper la notion de topos de ses racines historiques et d’autre part d’en souligner l’intérêt herméneutique pour le type de discussion que nous allons mener dans cet ouvrage, nous en proposons ici une définition cumulative qui engage les principaux actants de l’activité littéraire, l’auteur aussi bien que le lecteur, la Tradition aussi bien que l’opinion publique.70 (1) Il n’y a pas de topos sans la reconnaissance par le lecteur. Le topos coïncide avec un point d’intersection dans le discours narratif où l’axe syntagmatique de la lecture est traversé par un axe paradigmatique d’occurrences semblables ou identiques qui font que le lecteur reconnaît, en s’en souvenant, ce qu’il a déjà lu ailleurs. L’effet de reconnaissance provoqué par le topos est lié à plusieurs conditions. La reconnaissance du topos dépend en effet de la compétence du récepteur. N’est pas topique pour l’un ce qui est topique pour l’autre. Le topos interpelle la bibliothèque personnelle, l’encyclopédie intérieure, du lecteur de manières diverses. La reconnaissance s’effectue donc à la faveur d’une connaissance. (2) Est topique un lieu textuel reconnu comme tel par une collectivité de lecteurs. Cette reconnaissance collective existe dans le temps. Autrement dit, il y a eu un moment dans son histoire où une combinaison narrative donnée a commencé à être reconnue, par sa récurrence. Un topos naît et meurt. C’est-à-dire que la topicité d’une situation narrative récurrente est variable et peut même entièrement s’effacer. Ici se révèle la différence entre le thème et le topos. Une situation narrative ou un thème peuvent parfaitement exister sans être (perçus comme) des topoi. (3) Situation narrative récurrente reconnue comme telle par une collectivité, le topos se définit ensuite comme le véhicule d’un argument. Reconnaissant un topos, le lecteur peut soit s’y arrêter soit passer outre. Le ‘déjà lu’ peut le fasciner ou l’agacer. Le topos ne devient un vrai outil herméneutique qu’au moment où le lecteur s’y arrête, étant interpelé par le ‘déjà-lu’, dans la mesure où il soupçonne que ce ‘déjà-lu’ renferme une clef argumentative du texte. Par sa dimension argumentative le topos retrouve sa lointaine origine dans la dialectique classique.

70 Cette définition est tributaire des travaux de la Société d’Analyse de la Topique Romanesque (SATOR).

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(4) Le topos, quand il est reconnu comme tel, reprogramme la lecture du texte. Comme on la suggéré ci-dessus, l’argument véhiculé par un topos comme le manuscrit trouvé – dont la formule prototypique est ‘Ceci n’est pas un roman mais un manuscrit authentique’ – peut s’inverser à la longue en son contraire. La même formule peut progressivement être comprise comme ‘Ceci est un roman parce que manuscrit trouvé’. Le topos peut, en d’autres termes, déclencher une dis-simulation. (5) Enfin, le topos est cet endroit du texte où la construction du sens ne dépend plus exclusivement de son énonciateur, mais également de son destinataire. Ce dernier devient ‘co-énonciateur’ dans la mesure où c’est lui qui fait parler, ou qui peut faire parler le texte et lui faire livrer son argument. LE MANUSCRIT TROUVÉ Le manuscrit trouvé est un thème avant d’être un topos. Ce thème est plus ancien que le roman même. La formule archétypale est sans doute le manuscrit trouvé dans un tombeau. On connaît des manuscrits qui ont été réellement trouvés dans des tombes, comme le Livre des Morts des Egyptiens. Ces manuscrits n’ont évidemment pas été enterrés pour être retrouvés. Ils contenaient des instructions destinées au mort concernant son passage à l’autre monde et ne devraient plus jamais revoir le jour. Le thème du manuscrit trouvé devient un dispositif de simulation quand il s’intègre à un récit qui se présente comme un manuscrit trouvé et où une découverte fictive est présentée comme une découverte réelle. Le dispositif de simulation a une fonction dans un processus rhétorique qui concerne l’écriture : le récit fictif de la découverte d’un manuscrit est porteur d’un argument qui est d’autoriser le texte, autrement dit de donner de l’autorité à l’écriture qui, comme en avertit Platon dans Phèdre, n’en possède aucune.71 L’écriture est un orphelin, un fils coupé de son père ou de toute autre personne qui pourrait en répondre.72 Affirmer que le texte a été trouvé dans un tombeau, c’est le rapprocher d’un corps de roi, d’apôtre ou de témoin oculaire qui peuvent se porter garants de ce qui est affirmé dans le texte. Comme une voix d’outre-tombe, ce corps peut ‘autoriser’ le texte, c’est-à-dire lui conférer de l’autorité et 71 72

p. 86.

Platon, Le Banquet – Phèdre, éd. Emile Chambry, Paris, GF, 1964, p. 165. Jacques Derrida, ‘La Pharmacie de Platon’, in La Dissémination, Paris, Seuil, 1972,

PRÉMISSES THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES

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lui permettre d’être montré au public. Le dispositif de simulation du manuscrit trouvé devient un topos quand, à travers sa récurrence, il est reconnu par le public comme un effet d’autoréflexivité. Par sa récurrence, le dispositif de simulation se fait connaître pour ce qu’il est : une simulation. La récurrence fait le topos, qui peut, au moins dans le contexte de la mimesis textuelle, être redéfini comme un dispositif de dis-simulation. Le topos affirme qu’il s’agit moins de parler du statut épistémologique du texte que de lui conférer le droit à l’existence dans un contexte réglé par la doxa et de négocier avec le lecteur un consensus de participation au ‘jeu de la fiction’. Dans les formules narratives nouvelles et novatrices qui se développent au XVIIIe siècle, le topos s’intègre à un récit génétique dont la fonction est protocolaire. Aussi propose-t-il une lecture diplomatique. Cela veut dire que sous des formules protocolaires stéréotypées et que tout le monde reconnaît comme telles se dis-simulent des arguments qui sont de la plus haute importance. PACTE,

CONTRAT ET CONVENTION

La Poétique du roman au XVIIIe siècle est endogène et se construit peu à peu à travers un processus rhétorique de négociation diplomatique. La mimesis textuelle engage, comme on l’a vu ci-dessus, trois niveaux d’analyse intimement liés dans la pratique des textes, mais qu’il est utile de distinguer sur un plan théorique : poétique, pragmatique et esthétique. A chacun de ces niveaux d’analyse, la mimesis textuelle négocie un accord. Dans la faille créée par la mimesis textuelle entre un texte-source et un texte-cible – et en l’occurrence entre un manuscrit trouvé et le livre offert au public –, un récit génétique dont le caractère topique devrait à présent être clairement établi, cumule trois arguments qui correspondent à autant de négociations. (1) Sur le plan poétique, le récit génétique est le véhicule de nouveaux codes poétiques : le particulier, le singulier, le naturel du style, le quotidien, le vrai. Le manuscrit trouvé qui est le noyau dur de ce récit génétique émane d’un particulier, qui écrit de façon naturelle et qui dit vrai, puisqu’il n’a aucune raison de mentir dans un manuscrit qui est censé rester inédit. S’il est publié malgré lui, c’est qu’un autre l’a trouvé. Sur tous ces points, les nouvelles formules narratives s’inscrivent en faux contre les codes poétiques du classicisme : le général, le collectif, le style soigné, la réalité

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ESSAI DE POÉTIQUE HISTORIQUE DU ROMAN AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

améliorée, le vraisemblable. Sur le plan purement poétique, qui pose la question de la mimesis textuelle en termes de codes poétiques, le récit génétique négocie un nouveau contrat de lecture. (2) Sur le plan esthétique, le topos du manuscrit trouvé négocie un consensus avec le consommateur de l’œuvre, qui est invité, non pas à croire à la vérité référentielle de l’œuvre, mais à accepter les règles du jeu de l’illusion proposé par le texte. Le topos du manuscrit trouvé simule de vouloir éclairer le lecteur sur le statut épistémologique du texte qu’il lui offre : ce texte dit vrai. Mais en même temps, l’action du topos est dis-simulative. Cette action dissimulative ne consiste pas à nier ce qui a été simulé – le statut véridique du texte – mais à inscrire la vérité dans une fiction qui se fait reconnaître comme telle : que le lecteur accepte pour vrai ce qu’il sait être une fiction. S’il partage la feintise, en acceptant de jouer le jeu, il en éprouvera bientôt toute la jouissance esthétique. Sur le plan esthétique, qui pose le problème de la mimesis textuelle en termes d’illusion, le récit génétique et le manuscrit trouvé négocient une convention de participation. (3) Sur le plan pragmatique, le romancier négocie un pacte de visibilité avec la doxa. Le romancier qui veut lancer les nouvelles formules narratives et promouvoir les nouveaux codes poétiques n’a pas le droit de se montrer sans protocole. Il commence par s’effacer de la page de titre. La mimesis textuelle l’aide à décliner la responsabilité de son œuvre moyennant un récit génétique qui explique que l’auteur est un autre et que le texte vient d’ailleurs. La mimesis textuelle fait marcher l’œuvre devant son auteur, comme il se doit à l’époque classique. Ce n’est que dans une réédition ou dans des œuvres ultérieures, quand le public l’aura ‘reconnu’, que l’auteur peut se faire connaître et signer son œuvre. Sur le plan pragmatique, qui pose la question du statut de l’auteur, le récit génétique négocie un pacte de visibilité. Ces trois d’accord – que nous appellerons pacte, contrat et convention pour les distinguer les unes des autres sur le plan théorique – résultent d’un processus rhétorique de négociation. La lente élaboration d’une Poétique du roman au XVIIIe siècle reste longtemps un processus endogène d’autoréflexion qui ne peut être complètement compris que si on l’étudie sous l’angle d’une diplomatie hautement ritualisée.

II.

POSITIONS DU ROMAN

DE LA PÉRIODISATION

TROIS PARADIGMES POUR L’HISTOIRE POÉTIQUE DU ROMAN Pour Michel Foucault, l’âge classique – qu’il appelle l’âge de la représentation – est ouvert par le Don Quichotte et s’achève avec l’œuvre de Sade. La première partie de Les Mots et les choses débouche en effet sur la brève évocation de Juliette.1 Selon la lecture de Foucault, l’obscure violence répétée du désir vient battre les limites de la représentation, du représentable, de l’épistémè classique. La très brève lecture de Juliette à la fin de la première partie de Les Mots et les Choses est pourtant sans commune mesure avec le long développement réservé au Don Quichotte dans le troisième chapitre de l’œuvre. Les débuts de l’âge classique sont décidément mieux explorés par Foucault que ‘le tournant des Lumières’. En revanche, dans une conférence restée inédite intitulée ‘Langage et Littérature’, faite à l’université de Bruxelles en 1963,2 qui est sans doute un des brouillons de ce qui deviendra, quelques années plus tard, Les Mots et les Choses, Foucault insiste longuement sur l’œuvre de Sade : L’œuvre de Sade, il n’y a pas de doute, c’est le seuil historique de la littérature. En un sens, vous savez que l’œuvre de Sade c’est un gigantesque pastiche. Il n’y a pas une seule phrase de Sade qui ne soit entièrement tournée vers quelque chose qui a été dit avant lui, par les philosophes du XVIIIe siècle, par Rousseau, il n’y a pas un seul épisode, pas une de ses seules scènes, insupportables, que Sade raconte qui ne soit en réalité le pastiche dérisoire, complètement profanateur, d’une scène d’un roman du XVIIIe siècle – il suffit d’ailleurs de suivre le nom des personnages, et on retrouve exactement de qui Sade a voulu faire le pastiche profanateur. C’est-à-dire que l’œuvre de Sade a la prétention d’être l’effacement de toute la philosophie, de toute la littérature, de tout le langage qui a pu lui être antérieur, et l’effacement de toute cette littérature dans la transgression d’une parole qui profanerait la page redevenue ainsi blanche. Quant à la nomination sans réticence, quant aux mouvements qui parcourent méticuleusement tous les possibles dans les fameuses scènes érotiques de Sade, ce n’est pas autre chose qu’une œuvre 1

Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 222. Ce manuscrit a été retrouvé par Nathalie Kremer, maître de conférence à l’Université de la Sorbonne Nouvelle, à la bibliothèque de L’Université catholique de Louvain (UCL). Il n’a pas été réédité. 2

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réduite à la seule parole de transgression, une œuvre qui en un sens efface toute parole jamais écrite, et par là même ouvre un espace vide, où toute littérature moderne va avoir lieu.3

‘La page redevenue blanche’. Après Sade, tout est à recommencer, à réinventer. Une nouvelle littérature devra se mettre en place. Au moment où Sade achève l’âge classique se fait jour un nouveau paradigme, jumeau du paradigme que Foucault appelle la transgression, et qui serait incarné par Chateaubriand. Pour Foucault il n’y a absolument aucun doute ; la contemporanéité de Sade et de Chateaubriand n’est pas un hasard : D’entrée de jeu, l’œuvre de Chateaubriand, dès sa première ligne, veut être un livre, elle veut se maintenir à ce niveau d’un murmure continu de la littérature, elle veut se transposer aussitôt dans cette espèce d’éternité poussiéreuse qu’est celle de la bibliothèque absolue. Tout de suite elle vise à rejoindre l’être solide de la littérature, faisant ainsi reculer dans une sorte de préhistoire tout ce qui a pu être dit avant lui, Chateaubriand.4

Nul doute que nous avons ici affaire à une réflexion importante, qui touche au fond même du problème qui nous occupe dans cet ouvrage. Aux dires de Foucault, il est évident que pour l’auteur des Mémoires d’outre-tombe (1850), les mots qu’il écrivait n’avaient de sens que dans la mesure où sa parole flottait au-delà de sa propre existence et que lui, Chateaubriand, était déjà mort quand le lecteur entre en contact avec son œuvre. Pour Foucault, le paradigme de la littérature post-sadienne, incarnée par Chateaubriand, est celui de la transcendance, autrement dit de ce qui se situe au-delà du livre. Ainsi, la transgression et la voix d’outre-tombe – qui est une autre figuration de la transcendance – seraient les deux figures majeures de la littérature moderne telle qu’elle se profile au tout début du XIXe siècle. A la fin de l’âge classique, Sade et Chateaubriand marquent le double seuil de la littérature moderne, pour Foucault. Sade liquide un passé par transgression, Chateaubriand inaugure une nouvelle conception du littéraire où l’œuvre transcende son auteur et où le livre est à son tour transgressé par la littérature conçue comme une idéalité que l’œuvre poursuit sans jamais l’atteindre. Avec le romantisme, le paradigme de la littérature repense profondément le rapport entre l’auteur et l’œuvre. Avec le romantisme, selon Foucault, la littérature n’est pas dans l’œuvre, elle marche 3 Michel Foucault, ‘Langage et Littérature’, conférence à l’Université de Bruxelles, 1963, p. 4. 4 M. Foucault, ‘Langage et Littérature’, p. 4.

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devant l’œuvre. Elle s’écrit dans l’interstice entre l’œuvre concrète et l’œuvre idéale. L’œuvre concrète ne rencontre jamais ce double, dont elle est une sorte de miroir déformant. Elle est simulacre d’un texte idéal, appelé le Livre, la Littérature. Ce que Chateaubriand appelle ‘Littérature’ se joue dans cette faille entre l’œuvre concrète et le Livre. Et ce ‘Livre’ frôle, dans sa blancheur, ce que Foucault appelle, magnifiquement, ‘l’être définitivement échappé de la Littérature’.5 Dans la Poétique historique du roman au XVIIIe siècle dont les prémisses théoriques ont été esquissées dans la première section de cet ouvrage, la ‘faille’ est également une idée centrale. La ‘faille’ y est pensée comme l’écart entre un texte-source et un texte-cible que vient remplir un récit génétique. La mimesis textuelle que nous avons érigée en principe fondateur de la Poétique du ‘roman’ produit une ‘faille’ dans le texte, qui éclate en deux versions dont l’une se substitue à l’autre. La ‘faille’ qui caractérise l’ère de la transcendance pour M. Foucault, et qui commence avec le romantisme, implique un écart entre l’œuvre et la Littérature, qui est un idéal que celle-ci s’efforce d’atteindre. La réflexion de M. Foucault rejoint donc notre raisonnement dans la mesure où les deux paradigmes de la Littérature retenus par M. Foucault peuvent être pensés à partir d’une ‘faille’. Mais l’ère qui précède l’époque de la transcendance, et qui pour M. Foucault recouvre les deux siècles d’Ancien Régime que nous appelons l’âge classique, est-elle pour autant une ère de la transgression. La transgression sadienne est une parodie hyperbolique de tous les thèmes et topoi de cet âge classique, mais en quel sens cet âge est-il en soi une ère de la transgression ? M. Foucault n’élucide pas ce problème posé implicitement par son raisonnement, mais il offre à la Poétique historique du roman la possibilité de se donner de la cohérence sur le plan de la périodisation. Notre Essai de Poétique historique du roman au XVIIIe siècle est une tentative de donner un contenu à l’idée de Foucault qui conçoit l’âge classique comme une ère réglée, sur le plan poétique, par l’idée de transgression. L’ère de la transgression recouvre, selon le raisonnement de M. Foucault, les deux siècles qui séparent l’œuvre du marquis de Sade du Don Quichotte (1605) de Cervantès. Le chef-d’œuvre de Cervantès que transgresse-t-il ? Il est généralement admis que le Don Quichotte liquide d’un formidable coup de pied le roman de chevalerie. C’est évidemment la mimesis textuelle que Cervantès ridiculise. Au début du XVIIe siècle, le principe de la mimesis textuelle est suffisamment envahissant, suffisamment 5

M. Foucault, ‘Langage et Littérature’, p. 10.

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connu et reconnaissable pour que Cervantès puisse s’en moquer dans une des plus célèbres parodies que connaît la littérature. La parodie cervantine consiste à décréditer le texte-source par une manipulation transgressive du récit génétique. Le début du Don Quichotte laisse déjà planer le doute sur l’origine du texte : il est étonnant que personne ne sache quelle était la première aventure du héros. Les sources connues à ce sujet se contredisent. De plus, le texte-source sur lequel le ‘second narrateur’ se base s’arrête tout à coup, au chapitre 8. Au chapitre 9, le ‘second narrateur’ découvre heureusement, et par le plus grand hasard du monde, un autre manuscrit. Il est écrit en arabe et n’est pas plus qu’un tas de paperasses apporté chez un marchand de soierie et obtenu par le second narrateur à très bon prix. Or, pour le ‘second auteur’, tous les Arabes sont des menteurs… Ce que Cervantès parodie est la transmission des textes et ce que Roger Dragonetti a appelé ‘le mirage des sources’.6 Les Amadis offrent de ce ‘mirage des sources’ des exemples extraordinaires. Cervantès ne l’ignorait pas. Il en complique la linéarité en donnant au récit génétique la forme d’un arbre généalogique complexe. Cet arbre a non seulement les racines fendues par l’existence de plusieurs textes-sources, il apparaîtra également dans le deuxième Don Quichotte (1615) que plusieurs versions concurrentes des aventures du héros circulent et que Don Quichotte lui-même en a lue certaines. C’est alors que le narrateur sort un autre manuscrit encore, qu’il dit vrai et authentique, mais peut-il vraiment prétendre à ce statut s’il existe tant de versions ? Comment en décider si l’arbre généalogique du texte est ramifié ? Si Sade achève par la parodie l’ère de la transgression que Cervantès inaugure, l’auteur espagnol achève, par la parodie également, l’ère de la transmission des textes. L’objet de cet Essai de Poétique historique du roman au XVIIIe siècle est le paradigme romanesque de la transgression, qui se déploie dans les deux derniers siècles de l’Ancien Régime. Les formules narratives nouvelles qui se développent dès le dernier quart du XVIIe siècle renouent avec le paradigme de la transmission mais ils en déplacent l’argument, par transgression : pour la mimesis textuelle du long XVIIIe siècle, il ne s’agit pas de transmettre un texte et d’en assurer la crédibilité ou la vérité, mais d’y investir d’autres arguments, liés à la négociation d’un pacte de visibilité pour l’auteur, d’un contrat de lecture qui met en valeur de nouveaux codes poétiques et d’un consensus de participation à l’illusion. 6 Roger Dragonnetti, Le mirage des sources ; L’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, 1987.

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Trois paradigmes scandent donc l’histoire poétique du roman pensé comme une mimesis textuelle. Pour les décrire et les nommer, nous nous appuyons sur le raisonnement paradigmatique de Michel Foucault, que nous adoptons et élargissons. Pour illustrer la succession de ces trois paradigmes, nous étudierons dans ce qui suit l’évolution d’un des topoi les plus anciens de la littérature : le manuscrit trouvé dans un tombeau.

DU TOPOS DU MANUSCRIT TROUVÉ

Le manuscrit trouvé dans un tombeau est sans aucun doute une des variantes les plus anciennes du fameux topos du manuscrit trouvé. Il en est probablement l’archétype qui, en outre, connaît une extraordinaire longévité. Les origines de cet archétype ne sont pas, ou pas forcément, littéraires. On connaît de vrais manuscrits qui ont été effectivement trouvés dans un tombeau. Et dans le cas de trouvailles réelles, il s’agit de manuscrits qui ont aussi été effectivement enterrés ou d’une manière ou d’une autre ‘mis au tombeau’. Dans Voyage dans la Basse et la Haute Egypte (1802), Dominique Vivant-Denon7 raconte de façon extatique comment il a découvert, dans un tombeau égyptien, sous l’aisselle d’un corps momifié, un manuscrit, qu’il prend pour le plus ancien livre du monde, le Toth, c’est-à-dire un écrit d’Hermès Trismégiste. Ce précieux manuscrit retrouvé par Vivant Denon s’est perdu dans la vente de ses collections après sa mort, mais l’on sait, par d’autres découvertes semblables, qu’il s’agissait d’un écrit qui devait accompagner le mort dans l’au-delà. Les études incontournables de Wolfgang Speyer ont montré que la pratique d’enterrer des livres remonte à un rite funéraire très largement répandu en Egypte.8 Pendant le Haut-Empire, le livre des morts relatant le sort du défunt dans l’autre monde était peint sur les parois de la chambre funéraire. Les inscriptions découvertes sur le cartonnage des momies à l’intérieur du sarcophage datent généralement du Moyen-Empire. Ce n’est que durant le Bas-Empire que les Egyptiens ont pris l’habitude de déposer des rouleaux de papyrus sur le corps embaumé même.9 Ce ne seront pas les trouvailles réelles qui nous intéresseront par la suite. Celles-ci inspirent rapidement des récits génétiques qui, dans la mimesis textuelle ramènent le texte à un manuscrit retrouvé dans une 7 Dominique Vivant-Denon, Voyage dans la Basse et la Haute Egypte, Paris, Pygmalion éditions, collection Grandes Aventures Archéologiques, 1996. 8 Wolfgang Speyer, Bücherfunde in der Glaubenswerbung der Antike, Göttingen, 1970 et Die Literarische Fälschung im Heidnischen und Christlichen Altertum, München, Beck, 1971. 9 Wolfgang Speyer parle respectivement de ‘Pyramidentexte’, de ‘Sargtexte’ et de ‘Totenbücher’, in W. Speyer, Bücherfunde in der Glaubenswerbung der Antike, 1970, p. 48.

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tombe. Le topos du manuscrit trouvé dans un tombeau est d’une telle longévité et possède une puissance rhétorique telle qu’il a pu se charger successivement de plusieurs argumentations très différentes que ce topos emblématique et archétypale voiture à travers les âges. Il faut commencer par la dernière, la transcendance. LA TRANSCENDANCE Le roman de la momie (1858) de Théophile Gautier est présenté comme un manuscrit trouvé sur une momie. La très longue préface de ce roman raconte la descente dans un tombeau égyptien par un groupe d’archéologues sous la direction de Lord Evandale. Dans le sarcophage que les explorateurs découvrent, se trouve la momie qu’ils vont démailloter. Dans ce geste, qui n’est pas sans obscénité, se dessinent progressivement les traits admirables d’une jeune femme qu’on découvre dans son admirable nudité : La tête semblait endormie plutôt que morte ; les paupières, encore frangées de leurs longs cils, faisaient briller entre leurs lignes d’antimoine des yeux d’émail lustrés des humides lueurs de la vie : on eût dit qu’elles allaient secouer comme un rêve léger leur sommeil de trente siècles. Le nez, mince et fin, conservait ses pures arêtes ; aucune dépression ne déformait les joues, arrondies comme le flanc d’un vase ; la bouche, colorée d’une faible rougeur, avait gardé ses plis imperceptibles, et sur les lèvres, voluptueusement modelées, voltigeait un mélancolique et mystérieux sourire plein de douceur, de tristesse et de charme.10

Et sur ce beau corps, les archéologues découvrent aussi un manuscrit. Un savant mettra trois ans à le déchiffrer. C’est un récit d‘amour. Mais peu importe l’histoire contenue dans ce manuscrit qu’on va lire. Le long récit préfaciel qui précède Le Roman de la momie définit assez clairement le rapport de l’auteur à l’œuvre que Foucault définit comme la transcendance. Le manuscrit paraît lié à la barrière infranchissable de la mort séparant l’écrivain de la beauté suprême, qui se trouve hors d’atteinte, définitivement échappée vers un autre monde. L’idée des amours rétrospectives, illustrée déjà par Th. Gautier dans la nouvelle Arria Marcella, est centrale dans Le Roman de la momie. Lord Evandale ne donne pas la momie au British Museum, il la dépose dans un sarcophage de basalte 10 Théophile Gautier, Le Roman de la momie, in Romans, Contes et nouvelles, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, vol 1, p. 515.

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dans le parc de son château en Angleterre où il fait de longues promenades. Et : ‘Quelquefois le lord s’accoude sur le sarcophage, paraît rêver profondément et soupire…’.11 Comme le sein moulé dans un bloc de lave dans Arria Marcella, le manuscrit trouvé apparaît comme le repoussoir d’une idéalité hors d’atteinte, liée à la mort et à un autre monde. C’est pourquoi cette ère, romantique, est appelée, par Foucault, l’ère de la transcendance. LA TRANSMISSION Le manuscrit trouvé est un dispositif dont le contexte d’origine est religieux. Il faut ici revenir au Livre des Morts égyptien qui accompagne, comme on l’a vu, les morts dans l’au-delà. Dans les spécimens du Livre des Morts qu’on connaît grâce à des fouilles archéologiques, on peut lire entre autres choses ces paroles-ci, dont on peut s’imaginer qu’elles se trouvaient aussi dans le manuscrit retrouvé par Vivant-Denon : ‘ces paroles furent trouvées sous les pieds majestueux de ce grand Dieu, sur un bloc de granit provenant de la Haute Egypte, dans l’écriture du Dieu même, dans le temps de sa Majesté le Roi de la Haute et de la Moyenne Egypte, Mykerinos, par le prince Har-Dedef’.12

Le Livre des Morts a beau être un manuscrit effectivement enterré et effectivement retrouvé par les archéologues, il n’en renvoie pas moins lui-même à un manuscrit fictivement trouvé. Le Livre des Morts se présente en effet comme un livre divin, lancé en quelque sorte sur la terre et retrouvé sous les pieds d’une statue du dieu. Or, le livre divin, comme toute forme d’écriture, est confronté à un problème : il a besoin de s’accréditer, de prouver qu’il dit vrai. Platon discute ce problème dans Phèdre, qui est un des premiers textes de théorie littéraire, fondamental pour notre propos : C’est que l’écriture, Phèdre, a un grave inconvénient, tout comme la peinture. Les produits de la peinture sont comme s’ils étaient vivants ; mais pose-leur une question, ils gardent gravement le silence. Il en est de même des discours écrits. […] Une fois écrit, le discours roule partout et passe indifféremment dans les mains des connaisseurs et dans celles des profanes, et il ne sait pas distinguer à qui il faut, à qui 11

Th. Gautier, Le Roman de la momie, p. 515. Cet exemple et la plupart des suivants sont empruntés à Johannes Leipoldt et Siegfried Morenz, Heilige Schriften. Betrachtungen zur Religionsgeschichte der antiken Mittelmeerwelt, Leipzig, VEB Otto Harrassowitz, 1953. 12

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il ne faut pas parler. S’il se voit méprisé ou injurié injustement, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est pas capable de repousser une attaque et de se défendre lui-même.13

En termes poétiques, ce mythe de l’écriture traduit la méfiance platonicienne pour la mimesis. En termes rhétoriques, ce discours du roi Thamos au dieu Toth qui lui montre avec fierté l’invention de l’écriture, signifie qu’il n’y a pas d’actio de l’écriture. Personne n’est là pour défendre un texte écrit, qui apparaît comme un discours coupé de l’orateur qui le profère, un enfant abandonné par son père. Le problème est lié à la catégorie rhétorique et pragmatique de l’ethos : par sa présence physique ou les gestes avec lesquels il souligne et appuie ce qu’il avance, mais surtout par l’image ‘morale’ qu’il donne de lui-même, l’orateur peut se porter garant de ce qu’il avance. En revanche, le discours écrit est séparé d’un corps susceptible d’accréditer la parole. Confronté à ce problème, auquel le livre divin n’échappe pas, l’humanité a développé des fictions accréditantes. Et voilà le paradoxe de la véridicité dans l’écriture : pour se faire croire, elle a besoin de fiction. L’histoire d’un manuscrit trouvé sous les pieds de la statue d’un Dieu est une telle fiction accréditante. Le texte y est rapproché d’un corps. C’est le corps d’un dieu à qui la tradition a donné suffisamment d’autorité, sous sa forme statuaire, pour qu’il puisse garantir la vérité du texte. Les occurrences égyptiennes de notre problème nous apprennent bien des choses. L’origine du manuscrit trouvé est religieuse. Le texte divin a besoin de s’accréditer et pour ce faire, on le rapproche d’un corps, corps de pierre morte certes, mais qui dans son immobilité possède une grande autorité. Le manuscrit trouvé dans un tombeau devient un dispositif d’accréditation dans la mesure où il répare en quelque sorte la coupure qui selon Platon affaiblit la force persuasive de l’écriture. La première ère du motif du manuscrit trouvé est celle de la transmission de la vérité ou du savoir. Cette transmission est celle d’un texte, en amont et en aval. En amont l’histoire de ce texte ramène à une source, autoritaire et accréditante. En aval est expliqué comment ce texte nous est parvenu. L’argument principal de cette transmission (et de la transformation du texte) est l’accréditation. On trouve un autre exemple de l’origine religieuse du topos dans la Rome antique. Au premier siècle après JC, Pline l’Ancien raconte une histoire sur l’existence du papyrus à Rome qu’il emprunte à une autre source, l’historien Cassius Hemina, ‘vetustissimus auctor Annalium’, qui 13

Platon, Le Banquet – Phèdre, éd. Emile Chambry, Paris, GF, 1964, p. 166.

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vivait au IIe siècle avant JC.14 Selon cet historien, l’écrivain Cn. Terentius aurait découvert, en 181 avant JC, en travaillant son champ à la charrue sur le mont Janicule, le cercueil du roi Numa Pompilius. Dans ce cercueil se seraient trouvés également ses livres écrits sur papyrus. Les livres ainsi retrouvés auraient contenu des écrits de philosophie pythagoricienne. Pline ne raconte cette histoire que pour montrer que le papyrus existait à Rome au moins dès le IVe siècle avant JC, mais son intérêt pour nous est ailleurs. Dans la version de cette histoire racontée par Plutarque dans ses Vies parallèles, le corps et les livres sont enterrés dans deux cercueils différents. Chez Pline, le corps et les livres sont mis dans un même cercueil, mais il ne reste rien du corps. Quant à l’identité de la personne enterrée avec les livres, il n’y a pas de doute : Un très ancien historien, Cassius Hemina, au quatrième livre de ses Annales, rapporte que le greffier Gnaeus Terentius, en défonçant son champ du Janicule, exhuma un sarcophage ayant contenu le corps du roi Numa. A l’intérieur il découvrit, sous le consulat de Publius Cornelius Cethegus, fils de Lucius, et de Marcus Baebius Tamphilus, fils de Quintus, soit 535 ans après le règne de Numa, les livres de celui-ci. Ils étaient de papyrus.15

Selon la lecture que fait Pierre Grimal de cette scène, les historiens romains ont voulu faire de Numa Pompilius le premier pythagoricien de Rome, au mépris de la chronologie. En effet, le roi Numa, selon la légende, régnait sur Rome de 716 à 673 avant JC, longtemps avant la naissance de Pythagore, philosophe présocratique du VIe siècle avant notre ère. L’argumentation de P. Grimal est intéressante pour nous en ce qu’elle suggère la piste de l’autorisation des textes, au sens précis qu’à un texte écrit manque un ‘corps’ qui l’‘autorise’ : Cette légende (dont Cicéron faisait déjà justice) est probablement née du désir qui animait les pythagorisants romains de légitimer, en invoquant l’auctoritas du roi pieux par excellence, les innovations auxquelles ils songeaient.16

Rien n’exclut qu’un cercueil contenant des écrits ait été réellement trouvé au pied du Janicule, mais ce qui importe est le récit de cette trouvaille qui s’entoure de circonstances qui s’avéreront importantes pour la façon dont cette légende se développe et se transforme progressivement en topos. 14 Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, Livre XIII, éd. A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 28-79. 15 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, p. 45. 16 Pierre Grimal, Le siècle des Scipions ; Rome et l’hellénisme au temps des guerres puniques, Paris, Aubier, 1975, p. 228.

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La force persuasive des occurrences romaines de l’histoire de manuscrits trouvés dans un tombeau n’est pas très grande, il faut bien l’avouer. Il n’est pas absolument sûr que nous ayons affaire à une exploitation fictionnelle d’une découverte réelle et que l’argument en soit la transmission de livres contenant un savoir. Au contraire, les livres retrouvés dans le tombeau sont voués à la destruction par le feu dans toutes les variantes de cette histoire. Il n’est pas sûr non plus que les témoignages de Pline et de Plutarque aient joué un rôle dans l’apparition progressive du topos du manuscrit trouvé comme dispositif fictionnel. Toujours est-il que les manuscrits trouvés dans un tombeau dont parlent Pline et Plutarque présentent de fortes ressemblances avec une occurrence célèbre de manuscrit trouvé dans un tombeau dans laquelle s’esquissent les vrais contours d’un topos et sur laquelle il faut insister. La fameuse Ephéméride de la guerre de Troie attribuée à Dictys le Crétois est un faux du IVe siècle de notre ère qui présente un stade plus évolué d’une situation narrative qui est en passe de devenir un topos. De ce texte, on connaît deux préfaces, qui racontent l’une et l’autre la trouvaille du manuscrit. Le premier récit est renfermé dans une lettre de Lucius Septimius à Quintus Aradius Rufinus : Son Ephéméride de la guerre de Troie, Dictys de Crète, qui participa à la campagne aux côtés d’Idoménée, l’a écrite, c’est un premier fait, en caractères puniques, conformément à l’usage que Cadmus et Agénor avaient alors répandu en Grèce. Un second fait est que, bien des siècles plus tard, près de Cnossos, autrefois capitale du roi de Crète, son tombeau se trouve ruiné par le temps. Or, voici que viennent des bergers à qui le hasard fait découvrir au beau milieu des ruines une cassette close avec soin d’une soudure à l’étain. Ils se croient devant un trésor et s’empressent de la forcer. Ce n’est ni de l’or ni quelque autre butin qu’ils mettent au jour, mais des livres en fibre de tilleul. Ils sont déçus, mais les portent quand même à Praxis, le maître du lieu. Après translittération en caractères attiques, car le texte ayant été écrit en langue grecque, celui-ci les remit au césar romain Néron qui l’en récompensa de la manière la plus généreuse. Ces livres que le hasard a mis entre nos mains, notre amour de la vérité historique nous a donné envie de les mettre tels quels en latin.17

17 Dictys de Crète, Ephéméride de la guerre de Troie, éd. Gérard Fry, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 91-92.

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L’Ephemeris Belli Troiani de Dictys Cretensis est une des plus célèbres fraudes de l’histoire de la littérature. On a pu croire à son authenticité jusqu’au début du XVIIIe siècle. Pendant toute l’époque médiévale, ce récit a été connu dans une traduction latine, mais en 1899-1900, une version grecque de cette histoire a surgi. L’accord se fait aujourd’hui pour dater cet original grec de la fin du IIe siècle de notre ère. La traduction latine daterait du IVe siècle après JC. Il ne faut cependant pas chercher un ‘original’ en lettres puniques car cet original de l’original relève de la fiction.18 Les éditions modernes de ce célèbre texte juxtaposent souvent une deuxième variante à la lettre de Lucius Septimius. Cette deuxième version, appelée ‘Prologue’, est beaucoup plus détaillée. Dictys, combattant aux côtés d’Idoménée s’était vu confier le soin de tenir les annales de la guerre de Troie. Il recourut à l’écriture phénicienne et utilisa comme support des fibres de tilleul. Rentré en Crète, il demanda, avant de mourir, que son œuvre fût ensevelie avec lui. On mit ses livres dans un coffret d’étain que l’on déposa dans son tombeau. La treizième année du règne de l’empereur Néron, un tremblement secoua Cnossos et de nombreuses tombes s’ouvrirent. Le coffret fut perçu par des bergers qui l’arrachèrent à la tombe croyant y trouver un trésor. Ils apportèrent les rouleaux en fibre de tilleul à leur maître, nommé Eupraxide. Celui-ci confia les documents à l’administrateur de l’île, Rutilius Rufus. Ce dernier, soupçonnant avoir entre les mains quelque secret profond, transmit les écrits à Néron, qui les laissa traduire en grec. L’empereur découvrit de cette façon qu’il avait affaire à un récit authentique de la guerre de Troie ‘plus conforme à la vérité’ qu’Homère, et il lui fit une place dans sa Bibliotheca Graeca avec une étiquette au nom de Dictys.19 Le thème d’un manuscrit trouvé dans un tombeau devient un dispositif de simulation au moment où il s’agit d’un récit fictif où un livre est censé être retrouvé. Dès ce moment, le récit assume une fonction de transmission. Cette transmission affecte d’abord la langue. Le texte, sorti du tombeau, est plusieurs fois traduit et dans ce processus, il se charge de différentes connotations qui auqmentent sa valeur. La transmission est aussi physique. Elle va du tombeau à la bibliothèque impériale. Le texte est passé d’une main à l’autre et est transmis par des porteurs de plus en plus prestigieux, des bergers à l’empereur en passant par le patron et ensuite le gouverneur. Ce qu’il s’agit de prouver ou de promouvoir dans 18 19

Dictys de Crète, Ephéméride de la guerre de Troie, p. 71. Dictys de Crète, Ephéméride de la guerre de Troie, p. 93-94.

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ce double processus de transmission – linguistique et physique – est la vérité du texte : c’est un manuscrit authentique qui dit (donc) la vérité. La construction narrative du dispositif de simulation qui garantira plus tard la ‘reconnaissance’ du texte est désormais en place. Le texte, sorti du tombeau (ou de l’armoire, de la bibliothèque, du secrétaire, etc.) transite et, le long de ce parcours, il se charge de connotations qui l’accréditent et le mettent en valeur. Chemin faisant, ce n’est plus tellement le corps qui accrédite, mais le décor. L’histoire du manuscrit trouvé au tombeau connaît des développements particuliers dans l’Antiquité tardive qui nous ramènent à l’emploi qu’on en fait dans le contexte religieux du triomphe du Christianisme. La fabrication de faux liée au besoin d’accréditer le texte religieux est inséparable des nombreuses querelles intestines qu’a connues la Chrétienté durant les premiers siècles de son existence. Une scène intéressante se déroule au Concile de Chalcédoine, près de Constantinople, qui s’est tenu en 451. Ce concile avait pour objet le monophysisme, qui fut condamné sur la base d’une lettre du pape Leon I à Flavianus, patriarche de Constantinople. D’après Johannes Moschos (mort en 619), le pape Léon, pour prouver qu’il avait raison, aurait déposé cette lettre sur la tombe de saint Pierre à Rome avec la demande d’en corriger les éventuelles erreurs. Après quarante jours, un ange lui serait apparu avec le message que saint Pierre avait lu la lettre et qu’il en avait corrigé les erreurs.20 Le mécanisme d’union du corps et du texte dans la mort peut évidemment aussi fonctionner dans l’autre sens, ce qui signifie que le récit peut aussi identifier le corps. C’est même le fonctionnement le plus logique. L’exemple sans doute le plus illustre de ce mécanisme est la Vie de saint Alexis (XIe siècle). Alexis est le fils d’un sénateur romain qui s’enfuit le jour de ses noces pour se consacrer corps et âme à la religion. Parvenu à Edesse, il distribue son bien aux pauvres et traine ensuite pendant dix-sept ans une vie de mendiant. Revenu à Rome, il vit pendant une autre période de dix-sept ans dans la maison de ses parents sans y être reconnu. Après sa mort on trouve sur son corps le récit de sa vie. Ce texte révèle sa véritable identité. Les Apocryphes offrent à l’étude du dispositif de simulation du manuscrit trouvé au tombeau un champ d’exploration intéressant qui nous amènera tout droit aux emplois romanesques. Nous insisterons ici seulement sur l’Apocalypse de Paul, qui date vraisemblablement du dernier 20

p. 50.

W. Speyer, Bücherfunde in der Glaubenswerbung der Antike, Göttingen, 1970,

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tiers du IIe siècle ou du début du IIIe siècle. Le fragment que voici est une interpolation tardive où est racontée la découverte du manuscrit de la vision apocalyptique de Paul : A quelle époque cela fut-il divulgué ? Sous le consulat de Théodose Auguste le Jeune et de Constance vivait un homme respecté qui habitait alors à Tarse, dans la maison qui avait été la demeure de saint Paul ; un ange lui apparut la nuit et lui fit une révélation : il lui dit de retourner les fondations de la maison et de rendre public ce qu’il trouverait. L’homme pensa que c’était une hallucination. Mais l’ange revint et, la troisième fois, le flagella et l’obligea à retourner les fondations. En creusant, l’homme trouva un coffret de marbre gravé d’inscriptions sur les côtés qui contenait la révélation de saint Paul et les sandales qu’il portait lorsqu’il allait enseigner la parole de Dieu. Comme l’homme avait peur d’ouvrir le coffret, il le porta à un juge ; celui-ci, craignant que ce ne fût quelque chose d’autre, l’envoya tel qu’il était, scellé de plomb, à l’empereur Théodose. L’empereur le reçut, l’ouvrit et y trouva la révélation de saint Paul ; il en envoya une copie à Jérusalem et garda l’original pour lui.21

La rhétorique de l’accréditation que nous avons décrite à partir des occurrences précédentes s’avère ici bien en place. Elle repose tout d’abord sur une datation précise de la trouvaille du ‘manuscrit’ qu’on a bien pu observer à partir des manuscrits de Dictys le Crétois et de Numa Pompilius. La découverte aurait eu lieu sous le consulat de Théodose Auguste le Jeune et de Constance, c’est-à-dire en 420. A la veille de l’époque médiévale, le récit de la transmission du manuscrit, qui commence sa carrière dans un petit coffret trouvé dans un tombeau et la finit dans une grande ville comme Jérusalem, Rome ou Constantinople en passant par les mains du pontifex ou de l’imperator apparaît d’ores et déjà comme une fiction accréditante.22 Il s’agit d’un dispositif de simulation qui sert à garantir la ‘vérité’ contenue dans le texte. Les traits de cette fiction accréditante commencent à s’ébaucher clairement. En même temps se fait jour déjà dans ces très anciennes occurrences une autre dimension du dispositif, qui est sa dimension légitimante. Comment un discours justifie-t-il sa propre existence et comment motivet-il sa raison d’être. Pour s’apercevoir de ce second argument, il faut ouvrir l’Apocalypse de Paul et lire le récit de sa vision apocalyptique. L’existence du texte est clairement projetée sur un axe spatial vertical :

21 Ecrits apocryphes chrétiens, éd. François Bovon et Pierre Geoltrain, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol I, 1997, p. 787. 22 W. Speyer, Bücherfunde in der Glaubenswerbung der Antike, 1970.

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ciel-terre. Dans la vision de Paul il est question d’un homme qui a pu entendre directement les paroles divines, grâce à son élévation au ciel : Je connais un homme dans le Christ qui, voici quatorze ans (était-ce dans son corps ? je ne sais, était-ce hors de son corps ? Dieu le sait), fut ravi jusqu’au troisième ciel. Et cet homme-là (était-ce dans son corps, était-ce sans son corps ? je ne sais, Dieu le sait), je sais qu’il fut ravi jusqu’au paradis et qu’il entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas permis à l’homme de redire.23

Comment transcrire les paroles de Dieu, qui sont ineffables? Comment le texte-même peut-il exister et de quel droit existe-t-il ? Les paroles de Dieu ne deviennent dicibles et ensuite lisibles qu’à travers une mise au tombeau et une résurrection commandée par un ange. Saint Augustin est sévère pour ce texte et notamment pour ces paroles ‘ineffables’ qu’un homme a néanmoins eu l’audace de transcrire.24 Or, il semble précisément que notre fragment interpolé constitue une réponse efficace au ridicule que jette Augustin sur l’Apocalypse de Paul qui, si elle n’est pas acceptée par la sainte Eglise, n’en a pas moins été lue et acceptée par une autre Eglise, souterraine et marginale.25 Les paroles ineffables sont devenues dicibles et lisibles parce qu’elles ont subies, comme le Christ même, l’épreuve de la mort. Il est temps d’étudier la façon dont le dispositif du manuscrit trouvé dans un tombeau est transféré du domaine religieux au domaine de la littérature profane, et en particulier du ‘roman’ médiéval. Au tout début du XIIIe siècle, la mise en prose du roman et la christianisation de sa matière qui y est liée vont de pair avec une étonnante inversion du dispositif, qui est moins celui d’un manuscrit trouvé dans un tombeau que celui d’un manuscrit déposé au tombeau en attendant sa redécouverte. Dans cette mutation, qui nous amène du domaine religieux au champ romanesque, le dispositif devient chronotope, au sens bakhtinien de l’expression, qui le définit comme un ‘temps-espace’, autrement dit la corrélation des rapports spatio-temporels en littérature : ‘le chronotope est la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et cohérent’.26 23

Apocalypse de Paul, dans Ecrits apocryphes chrétiens, 1997, p. 787. Apocalypse de Paul, p.779, note 4 : Augustin, Traité sur Jean, XCVIII, 8 (composé en 416) : ‘Vani quidam Apocalypsim Pauli quam sana non recipit ecclesia, nescio quibus fabulis plenam, stultissima praesumptione finxerunt’. 25 Ibidem. 26 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad. du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1978, p. 239-240. 24

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Le tombeau devient le lieu où le discours divin intemporel et immuable est exposé au temps et au changement. Le lieu de la mise à mort du texte devient aussi le lieu de sa résurrection. ‘Le temps apparaît comme principe dominant des œuvres littéraires’ déclare Bakhtine, en complétant sa définition du chronotope.27 Or, à travers le chronotope du tombeau, le discours romanesque naissant pense et reflète simultanément sa ressemblance et sa différence avec le discours religieux. Dans le long prologue qu’on trouve en tête de Joseph d’Arimathie – qui est le premier des cinq énormes romans qui composent ensemble le cycle du Lancelot-Graal28 – c’est le Christ lui-même qui apparaît au scribe. La scène se passe dans la nuit entre le Jeudi et le Vendredi saints et le scribe ne sait pas s’il veille ou si tout lui arrive en songe. Le Christ vient lui parler du mystère de la Trinité, en se désignant comme ‘le parfait maître’. Apparaissant dans une clarté que le scribe ne peut pas supporter, le Christ lui remet un livre : Sur ces mots, il me prit par la main pour me remettre un livre dont le format n’excédait pas la paume. Quand il me l’eut donné, il me dit qu’il m’avait livré dans ces pages un prodige plus grand qu’aucun cœur mortel n’en pourrait penser ni savoir, et jamais tu ne douteras de quoi que ce soit, sans être mis par ce livre sur la voie. Mes secrets s’y trouvent, que personne ne doit voir s’il n’est préalablement purifié par une vraie confession. Moi-même en effet je l’ai écrit de ma main : tu dois le dire avec la langue du cœur, si bien que jamais n’y atteigne celle de la bouche. Il ne saurait être en effet désigné par une langue mortelle sans que les quatre éléments en soient altérés : le ciel en effet en pleurera, l’air en épaissira, la terre s’en effondrera et l’eau en changera de couleur. Tout cela se trouve dans ce petit livre.29

27 Mikhaïl Bakhtine, ‘Formes du temps et du chronotope dans le roman – Essais de Poétique historique’, in Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1975, p. 237-238. 28 Le Livre du Graal, éd. Daniel Poirion et Philippe Walter, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol I, 2001. Le Lancelot-Graal est composé des romans suivants : Joseph d’Arimathie, Merlin, La Suite de Merlin (ou Les premiers faits du roi Arthur), Lancelot, La Quête du Saint Graal, La Mort du Roi Arthur. Le titre traditionnel donné à cet ensemble est le Lancelot-Graal. Dans leur édition pour la Bibliothèque de la Pléiade, qui reproduit le manuscrit complet de Bonn, Daniel Poirion et Philippe Walter le désignent comme Le Livre du Graal. Notons aussi qu’au niveau de la composition réelle de l’ensemble, l’écriture du Joseph d’Arimathie se situe entre celles du Merlin (après 1235) et celle du Lancelot (1215-1230). Le roman qui inaugure le cycle a vraisemblablement été écrit entre 1230 et 1235. 29 Joseph d’Arimathie, dans Le Livre du Graal, éd. Daniel Poirion et Philippe Walter, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol I, 2001, p. 6.

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Ce passage rappelle l’Apocalypse de Paul et le caractère immuable et ineffable de la parole divine à laquelle aucune langue mortelle ne convient. L’idée même du changement du livre divin suscite ici encore une image apocalyptique. A son réveil, le scribe est tenté de tout prendre pour un songe, mais voilà qu’il tient le petit livre du Grand-Maître dans la main et commence donc à le lire. Il y voit le commencement de son propre lignage et plus loin il voit des incipits qui scandent le texte : […] Je regardai plus loin et vis qu’il était inscrit : ‘C’est le début du Saint Graal’. Il était midi passé, lorsque je trouvai : ‘Ici commencent les grandes peurs’. Je poursuivis, jusqu’à lire des choses fort épouvantables. Dieu sait que j’éprouvais à la lecture un grand trouble et que je n’aurais jamais osé les voir si je n’en avais reçu le commandement de Celui qui gouverne toutes créatures.30

C’est par une grâce divine extraordinaire que le scribe peut lire le livre du parfait Maître. Et comme dans l’Apocalypse de Paul, la diffusion de l’écriture divine s’effectue par la mise au tombeau préalable du manuscrit. Le tombeau, cette fois-ci, est le tabernacle, métaphore consacrée du tombeau du Christ même : Je pris le petit livre et le mis à l’endroit – fort beau et très propre – où était l’hostie. […] La nuit passa : arriva le jour de la résurrection du Sauveur. Quand il lui plût que j’eusse dit la messe, ce jour solennel de notre salut, celui-là même qui a sanctifié le jour, je puis affirmer que, plutôt que de prendre des vivres, je courus consulter le livre pour ses bonnes paroles : elles étaient d’une douceur à me faire oublier la faim corporelle. Quand je vins au coffre où je l’avais mis et que je l’eus ouvert, je ne le trouvai pas. Cette constatation me rendit triste […]. Tandis que je me comportais de la sorte, une voix me parla : ‘Quel est le motif de ton trouble ? C’est de cette manière que Jésus-Christ sortit du sépulcre, sans l’ouvrir. Mais maintenant, prends courage, et va manger : il te faut en effet supporter des épreuves avant de le retrouver’.31

Comme le Christ même, le jour de Pâques, le livre est sorti du tombeau et en même temps il naît au temps. Le scribe entreprend un long périple, à la recherche du livre ressuscité, guidé par une bête étrange, qui ressemble au tétramorphe, figure des quatre évangélistes.32 Le discours, qui 30

Joseph d’Arimathie, p. 8.  Joseph d’Arimathie, p.12-13. 32 Le tétramorphe, emblème des quatre évangélistes, est représenté comme suit dans l’Apocalypse de Jean (4, 7-8) : ‘Le premier animal pareil à un lion, le deuxième pareil à un taurillon, le troisième avec une sorte de face d’homme et le quatrième pareil à un aigle qui vole’. La tradition a consacré l’association de Mathieu à l’homme, du lion à Marc, du taureau à Luc et de l’aigle à Jean. 31

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à travers son emploi du dispositif est en train de définir son caractère romanesque, marque simultanément sa ressemblance et sa différence avec le discours évangélique. Le livre est enfin retrouvé au bout d’une quête qui dure quinze jours. C’est alors, et seulement après avoir été inscrit dans le temps, que le livre divin devient enfin ‘scriptible’ : […] Quand je fus allongé, le Haut-Maître m’apparut ainsi qu’il avait fait déjà précédemment, et il me dit : ‘Au premier jour ouvrable, écris ce livret ; pour cela, prends dans l’armoire tout le nécessaire du copiste. Et ne t’inquiète pas si tu ne sais pas écrire : car tu sauras très bien’. Au matin je me levai en pensant à son ordre, et trouvai tout le nécessaire du copiste : plume, encre, parchemin et grattoir.33

Le livre tout petit, qui tient dans la paume, devient dès ce moment un énorme livre, le Livre du Graal. Par la mise au tombeau du livre divin, un nouveau type de discours signe ici son acte de naissance : il ne sera pas l’évangile, mais il sera comme l’évangile. C’est le ‘Roman du Graal’ dont l’époque médiévale a produit beaucoup de variantes. Le chronotope résulte du croisement d’un axe vertical Ciel/Terre et d’un axe temporel ancien/nouveau. L’ordre ancien est celui du livre écrit au ciel, intouchable, inaliénable et atomique ; l’ordre nouveau est celui du discours humain, qui ressemble à l’Evangile, mais n’est pas l’évangile. Le discours romanesque est inséparable de l’invention du temps dans la quête de la vérité. Le tombeau est un chronotope à travers lequel le roman en prose, à sa naissance, affirme de façon dialectique sa spécificité par rapport au discours religieux. A la vérité immuable et intouchable, le roman oppose une véridicité qui s’élabore dans le temps et dans l’espace. Le chronotope traduit l’existence d’un type de discours qui arrache la véridiction à une origine immuable pour l’inscrire dans un espace-temps où la vérité peut être dite. Cet espace-temps est le lieu du ‘roman’. La Poétique du roman de chevalerie est évidemment plus complexe. L’époque où l’autodéfinition du roman s’effectue autour de la question de la transmission est très longue et ne s’achève probablement pas avec le Don Quichotte qui la parodie. On trouve une illustration très convaincante de cette longévité dans la longue série des Amadis, qui attestent, au début du XVIe siècle, la persistance du ‘mirage des sources’ et de la transmission des textes. Le cinquième livre d’Amadis, publié en espagnol en 1510 à Séville, reprend tous les traits du dispositif du manuscrit trouvé dans un tombeau. La différence avec les occurrences déjà citées 33

Joseph d’Arimathie, p. 21-22.

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est que, quatre siècles après le Lancelot-Graal, le public aura reconnu le dispositif comme une scénographie dans laquelle il était invité à lire l’aveu du caractère romanesque du texte. Quelque part entre le LancelotGraal du XIIIe siècle et les Amadis du XVIe siècle, le dispositif de simulation est devenu un topos. Le fragment suivant est tiré de la traduction française du cinquième Amadis, réalisée par Herberay des Essarts en 1544 : Et translatant aussi le quart livre suyvant, avec les faictz d’Esplandian, filz d’icelluy Amadis, lesquelz jusques adonc n’ont esté veuz de nul, car l’on les a trouvez par cas fortuit en un Hermitage, près Constantinople, soubz une tombe de pierre, ecritz en letre, et en parchemin si anticque, qu’à grand peine ilz se povoient lire : puis apportez en ces pays d’Espaigne, par un marchant Hongre. Or ont esté ces cinq livres, telement traduictz, corrigez, et enrichiz de telles exemples, et de bonnes doctrines, que combien que jusques à present ilz ayent esté profanés comme fabuleux : maintenant l’on les pourra comparer par raison, à la foible escorce du liege, enchassée en pur or, et enrichie de pierres orientalles, car non seulement les jeunes chevaliers y pourront prendre exemple, et y proffiter, mais les anciens mesmes y trouveront du fruict.34

Le texte vient d’ailleurs. On n’apprendra l’identité de celui qui l’a composé qu’au dernier chapitre. Le récit est né dans la diégèse même et il est de la main d’un personnage, maître Elizabel. Les héros y sont endormis par Urgande la déconnue, la fée protectrice d’Amadis : Neantmoins premier que mort vous surprenne, je vous veulx à tous monstrer l’amour que je vous ay portée, et feray tant qu’avecq l’aide de Dieu que (sans mourir) demourez endormis, jusqu’au temps qu’un descendant de vous, vous delivrera de ce sommeil, et serez aussi bien que vous feustez oncques regnans en voz païs.35

A la fin du cinquième livre d’Amadis, qui contient les aventures de son fils Esplandian, les personnages sont ‘mis au tombeau’, mais ne meurent pas. Ils continuent à vivre dans un livre. En même temps, le romancier se ménage la possibilité, dans la fiction, d’écrire une suite. Un jour, les personnages seront délivrés de leur sommeil par un nouveau héros, lui aussi descendant d’Amadis.

34 Montalvo, Amadis de Gaule. Livre I. Traduction Herberay des Essarts, éd. Michel Bideaux, Paris, Champion, 2006, p. 172-173. 35 Montalvo, Amadis de Gaule. Livre I, p. 448.

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Le mirage des sources est encore en place. L’argument du topos est la transmission du texte, mais il est clair que le dispositif de simulation est reconnaissable et sans doute reconnu comme tel depuis longtemps. Personne n’est censé croire à la vérité du texte au sens ‘historique’ ou référentiel du mot. Le dispositif est devenu un code à travers lequel, immanquablement, on peut reconnaître le discours romanesque, qui continue à se donner pour un discours qui n’a pas été inventé par celui qui publie le livre. LA TRANSGRESSION Dès le XVIe siècle cependant, le mirage des sources est battu en brèche. Il n’est pas sûr que le début de l’ère de la transgression coïncide avec la Renaissance, mais Rabelais est probablement celui qui en a produit une des premières occurrences spectaculaires, au début de Gargantua (1534), où un nommé Jean Audeau, curant les fossés dans un pré, découvre un gigantesque tombeau de bronze dont on ne parvient jamais à trouver le bout : […] en l’ouvrant à un certain endroit, marqué d’un gobelet, autour duquel était écrit en lettres étrusques : ICI L’ON BOIT, ils trouvèrent neuf flacons, dans l’ordre dont on dispose les quilles de Gascogne. Celui du milieu cachait un gros, gras, gris, joli, petit, moisi livret, d’une senteur plus forte mais non meilleure que celle des roses. On y trouva la généalogie en question, rédigée non pas sur du papier, du parchemin ou de la cire, mais sur de l’écorce d’ormeau, en lettres de chancellerie, mais totalement altérées par le temps que c’est à peine si on pouvait en reconnaître trois de suite. Bien qu’en étant indigne, je fus appelé à cette tâche et, appliquant à grand renfort de besicles l’art de lire les lettres non apparentes tel que l’enseigne Aristote, je la transcrivis comme vous pouvez le voir en pantagruélisant, c’est-à-dire en buvant tout votre soûl et en lisant les horrifiques exploits de Pantagruel. Il y avait à la fin du livre un petit traité intitulé Les Bulles d’air immunisées36. Les rats et les cafards ou, pour ne pas mentir, d’autres bêtes nuisibles, avaient rongé le début.37

C’est donc sous cette forme que les exploits de Gargantua parviennent au lecteur : comme un texte difficile à déchiffrer et à moitié effacé, dont la transcription se fait dans un esprit ‘pantagruélique’ que l’œuvre même essaiera d’inculquer à son lecteur tout au long des cinq livres qui la 36 37

Traduction de ‘Fanfreluches antidotées’. Rabelais, Œuvres complètes, éd. Guy Demerson, Paris, Seuil, 1973, p. 42-43.

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composent, et qui trouvera sa plus complète et sa plus explicite formulation dans l’oracle de la Dive Bouteille, préfiguré dès le premier chapitre de Gargantua : ‘Ici l’on boit […] Trinch !’. Le manuscrit de la suite des huit premiers chapitres de Don Quichotte (1605) que le ‘second narrateur’ du roman de Cervantès découvre dans la juiverie de Tolède est lui aussi un manuscrit dévalorisé : Comme j’étais un jour dans l’Alcana de Tolède, il arriva là un garçon pour vendre des cahiers et des vieux papiers à un marchand de soieries. Et comme j’aime beaucoup à lire, fût-ce les papiers déchirés de la rue, poussé par cette inclination naturelle, je pris un des cahiers que vendait ce garçon et le vis avec des caractères que je reconnus être arabes.38

Le texte se donne pour un chiffon, dont la transmission incertaine ne donne plus aucune garantie ni au niveau de sa fiabilité ni à celui de sa valeur. Qui plus est, le texte est en arabe et comme chacun le sait, les arabes sont des menteurs : Si l’on peut objecter quoi que ce soit touchant à la véracité de [notre histoire], ce sera uniquement que son auteur fût arabe, le propre des gens de cette nation étant d’être menteurs ; cependant, comme ils sont à ce point nos ennemis, on peut plutôt penser qu’il aura été plus en-deçà qu’au-delà de la vérité.39

Le raisonnement est spécieux : l’auteur arabe sera sûrement resté ‘en-deçà de la vérité’. Par conséquent, il faut le croire. Les formules narratives novatrices qui se développent dans le champ littéraire français à partir du dernier quart du XVIIe siècle appartiennent elles aussi à cette ère de la transgression qu’illustrent Rabelais et Cervantès. Nous aurons l’occasion d’y insister longuement dans ce livre. Il suffira ici d’illustrer cette hypothèse par quelques exemples parlants. La Valise trouvée (1740) d’Alain-René Lesage commence par un récit génétique. Deux cavaliers à la chasse aperçoivent trois loups en train de dévorer une proie bien étrange : il s’agit d’un cadavre humain que les animaux viennent de déterrer. Dans la fosse, à côté de la dépouille, les cavaliers découvrent une valise. C’est la malle d’un courrier qui apparemment a eu le malheur d’être assassiné par des voleurs. Le texte offert au public correspond bien évidemment au contenu de la valise. C’est une collection de lettres. Voilà un autre texte extrait à un tombeau, par hasard,

38 Cervantès, Don Quichotte I, éd. Jean Canavggio, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 2001, p. 459. 39 Cervantès, Don Quichotte I, p. 460.

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grâce aux loups.40 Mais est-ce que le rapprochement du texte et d’un corps a encore une valeur accréditante quand le corps a été disloqué par la voracité des animaux ? Et ce corps est celui d’un homme assassiné. Mise à mort de celui qui aurait pu ‘autoriser’ le texte. Contenant un lointain écho de l’histoire de Don Quichotte et de Sancho dans la montagne noire, où ils retrouvent la sacoche de Cardenio,41 ce roman peu connu de Lesage ne peut pas manquer de rappeler un autre texte célèbre du même auteur : Gil Blas (1715-35). L’avertissement de ce roman est allégorique : un écolier en route pour Salamanque aperçoit à côté d’une fontaine une pierre sur laquelle une main inconnue a gravé une inscription : ‘Ici est renfermée l’âme du licencié Pierre Garcias’. L’écolier soulève la pierre et découvre une bourse avec une carte qui dit en latin : ‘Sois mon héritier, toi qui as eu assez d’esprit pour démêler le sens de l’inscription et fais un meilleur usage que moi de mon argent’.42 Il est clair que la bourse est une métaphore du texte qu’on va lire et que l’argent figure la leçon morale que renferme ce texte. L’argent, l’instruction morale, est la récompense du lecteur qui, à l’instar de l’écolier, sait démêler le sens de l’écrit. A l’ère de la transgression, le roman se définit comme un discours dont le texte est disloqué et la genèse interrompue par des blancs, ou les deux à la fois. Mais en même temps, le texte reçoit une nouvelle valorisation qui, ici comme dans d’autres cas, est liée par métaphore à l’univers économique et aux finances. En même temps, le traitement argumentatif du topos du manuscrit trouvé dans un tombeau est baigné dans une lumière parodique ce qui signifie que son argument n’est plus l’accréditation et que le paradigme de la transmission des textes est transgressé. Au fur et à mesure qu’on avance dans le siècle, l’ironie déconstructrice prend des proportions de plus en plus démesurées : dans La Nuit anglaise de Bellin de Liborlière (1799), le préfacier trouve dans une tombe un manuscrit accompagné d’une lettre signée ‘le sieur Spectroruini’. Curieusement cette lettre lui est destinée comme au seul éditeur possible du texte, comme si l’auteur savait auparavant par qui le travail qu’il emportait au tombeau allait être redécouvert.43 40 Christian Angelet et Jan Herman (éds), Recueil de Préfaces de romans du XVIIIe siècle, volume I : 1700-1750, Saint-Etienne, Presses universitaires et Leuven university Press, 1999, p. 53. 41 Cervantès, Don Quichotte I, chapitre XXIII, p. 581. 42 Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, éd. Erik Leborgne, Paris, GF, 2008, ‘Gil Blas au lecteur’, p. 41-42. 43 Christian Angelet et Jan Herman (éds), Recueil de Préfaces de romans du XVIIIe siècle, volume II : 1751-1800, Saint-Etienne, Presses universitaires et Leuven university Press, 2003, p. 383.

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Dans Théâtre d’un poète de Sybaris (1788) de Delisle de Sales, le préfacier raconte avoir reçu un paquet envoyé par Jean-Jacques Rousseau quelques heures avant sa mort. Pour ouvrir et lire ce paquet, il choisit la tombe de l’auteur à Ermenonville. Déballant le manuscrit, il constate que ce dernier a été remis sous enveloppe une infinité de fois, comme si aucun de ses destinataires successifs n’avait osé le lire. Provenant de la bibliothèque du Sérapéon à Alexandrie, le manuscrit est passé successivement par les mains de plusieurs grands savants parmi lesquels Callimaque, Alcuin, Photius, Boccace, Avicenne, Pic de la Mirandole, Rabelais, Montaigne et Fontenelle, qui tous, apparemment, avaient refusé de le lire et l’avaient mis sous une nouvelle enveloppe, recouvrant les enveloppes précédentes, à l’infini.44 Notre préfacier est le premier à oser briser les sceaux de cette série d’enveloppes. Il découvre … une bagatelle. La transgression prend ici l’aspect d’un emploi ‘infinitésimal’ du ‘mirage des sources’ qui ramène le texte à la source des sources, la bibliothèque d’Alexandrie. Mais en dépit de ce spectaculaire déploiement du récit génétique, le texte apparaît comme une banalité, ou au moins comme un texte dont la valeur doit être pensée autrement…

44 C. Angelet et J. Herman (éds), Recueil de Préfaces de romans du XVIIIe siècle, volume II : 1751-1800, p. 338-343.

DU CHAMP LITTÉRAIRE

UN POLYSYSTÈME Les articles précédents ont montré la nécessité de concevoir le champ de production textuelle d’une époque comme un organisme dynamique. Dans cet Essai de Poétique historique du roman au XVIIIe siècle, nous inscrirons nos idées, réflexions et hypothèses dans le cadre de la théorie du ‘polysystème’ développée par Itamar Even-Zohar à l’Université de Tel-Aviv.45 Les prémisses simples de cette théorie nous permettront de penser et de conceptualiser la position et l’évolution du roman (ou plutôt ‘des romans’) au sein du champ littéraire, qu’on appelle aujourd’hui la Littérature, mais qu’à l’époque classique on appelait plutôt la Poésie ou les Belles Lettres.46 Selon la théorie du ‘polysystème’, la production textuelle à une époque donnée peut être conçues comme un ensemble de champs discursifs interagissants. Ces interactions sont pensées en termes d’échange de thèmes, de topoi, de structures formelles, etc. Ainsi le champ littéraire interfère avec le champ philosophique, le champ historique, le champ moral, le champ théologique, le champ esthétique, etc. Chaque champ est organisé comme un ‘système’, ce qui veut dire qu’il est topologiquement organisé et qu’il existe grâce à un dynamisme interne. Un ‘système’ a un centre et une périphérie. C’est l’interaction ‘intrasystémique’ entre ce centre et cette périphérie qui rend le champ (autrement dit : le ‘système’) dynamique et qui détermine son évolution. Le ‘système’ qu’on appelle ‘champ littéraire’ est, comme tous les autres, hiérarchisé. Les critères d’appartenance à ce ‘système’ sont fort variables d’une époque à l’autre. Au centre s’inscrivent les genres canoniques, qui se caractérisent par une forte réglementation formelle et thématique. A l’époque classique, le dynamisme du ‘système’ est réglé, comme à toutes les époques, par la critique littéraire qui juge les œuvres en les acceptant ou en les rejetant. Mais le facteur dynamique fondamental du ‘système’ littéraire classique est la doxa. La doxa est 45

Itamar Even-Zohar, ‘Polysystem Theory’ in Poetics Today I,1-2, 1979, p. 287-308. Cf. Philippe Caron, Des Belles-Lettres à la Littérature : une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760), Leuven-Paris, Peeters, 1992. 46

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l’un des facteurs du champ littéraire classique qui déterminent quels genres appartiennent au centre et quelles formules sont reléguées à la périphérie. Autrement dit, le centre du ‘système’ canonise les formules discursives qui répondent le mieux aux contraintes de la doxa. La réglementation des formules discursives trouve sa codification dans des textes théoriques qui prennent la forme de Poétiques normatives, qui s’écrivent au centre du système. C’est cette codification qui transforme une formule en un genre. Dans le champ littéraire français de l’époque classique, la tragédie et l’épopée constituent de telles formules discursives canoniques, devenues genres ayant fait l’objet d’une forte théorisation. En même temps, certaines œuvres canoniques, qui répondent donc le mieux aux exigences du ‘système’ sont érigées en modèles à suivre. Dans l’autre sens, certaines formules, comme certains types de ‘romans’ sont marginalisées, c’est-à-dire reléguées à la périphérie du système. Eloignées du centre du système, des formules discursives formellement et thématiquement moins confirmées circulent qui, par manque d’une Poétique clairement définie, ne sont pas admises ou moins hautement valorisées par ce centre canonisant du ‘système’. Certaines de ces formules discursives non canoniques sont même reléguées à la périphérie, parce que non conformes aux normes et valeurs poétiques en vigueur, comme le respect de la vraisemblance, des bienséances, la nécessité de plaire en instruisant, etc. Cette présentation topologique du ‘champ littéraire’ envisagé comme ‘système’ ne manquera pas de rappeler, pour ce qui est de l’époque classique, la hiérarchie des genres en termes d’échelle. Cette échelle est réglée notamment par des oppositions comme par exemple l’écriture en vers versus l’écriture en prose, où le vers bénéficie d’une connotation hiérarchique valorisante qui fait qu’elle est plus ‘hautement’ cotée. L’épopée et la tragédie, genres nobles, versifiés et fortement réglementés par une Poétique occupent le haut de l’échelle des valeurs littéraires alors que les différentes formes de comédie, formules plus libres, moins bien ou mal codifiées, occupent des échelons plus bas. On pensera aussi aux présentations du champ littéraire classique en termes de pyramide : cette pyramide a une base très large de genres mineurs ou d’œuvres épigonales ; elle a une pointe où sont accueillis les genres canoniques et les œuvres faisant modèle, qui sont en petit nombre. La théorie du ‘polysystème’ remplace cette présentation de la structure du champ littéraire en termes d’échelle ou de pyramide par une présentation circulaire : centre et périphérie.

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La théorie du ‘polysystème’ réserve la notion de genre aux formules discursives dotées d’une Poétique. Les formules discursives rangées à la périphérie du ‘système’ – ou au bas de l’échelle ou de la pyramide – ne méritent pas cette qualification. La périphérie du ‘système’ accueille précisément ces formules discursives auxquelles le centre refuse le statut de genre. La périphérie est une zone de production textuelle ‘non reconnue’ par le centre, ce qui veut dire que les formules discursives périphériques ne sont pas considérées comme ‘littéraires’ par les doctrinaires qui s’installent au centre. Elles n’appartiennent pas à la Littérature proprement dite. Avant d’aborder la question de la position du roman et de la fiction au sein du champ littéraire des siècles classiques, il faut donc s’occuper de l’important problème des genres. LE GENRE Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le roman n’est pas un genre unifié. C’est un ensemble très hétérogène de formules narratives reléguées pour une large part à la périphérie du système ou à la base de la pyramide qu’ils élargissent encore par leur nombre toujours grandissant. Cette périphérie n’accueille pas seulement les formules discursives rejetées par le centre canonique et canonisant du ‘système’, mais également celles qui se libèrent délibérément des contraintes imposées par la Poétique classique. C’est le cas d’un certain type de roman. Le propre des formules périphériques est d’être perméables. Elles se prêtent plus facilement que les formules canonisées du centre à des échanges avec d’autres champs discursifs et donc avec des ‘systèmes’ voisins dans le polysystème de la production textuelle de l’époque. La théorie d’I. Even-Zohar distingue deux sortes de discours. Observés d’un point de vue littéraire, les discours appelés exogènes existent endehors du ‘système’ littéraire. Il s’agit du discours historique par exemple, ou des discours philosophique, religieux, moral, ésotérique, etc. Les discours endogènes au contraire font partie du ‘système’ littéraire. Il s’agit de la comédie, de l’épopée, de la tragédie ou de la fable, etc. Au sein même du ‘système’ littéraire, de manière endogène donc, un certain type de ‘roman’ interfère avec l’épopée, comme le roman héroïque de l’époque baroque. D’autres types de roman interfèrent, à un échelon plus bas, avec la comédie ou plus généralement avec le comique. L’interférence avec les discours endogènes produit par exemple le Roman comique. L’interférence avec des discours exogènes développés dans le champ historique, d’autre part, produit la ‘Nouvelle historique’.

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La périphérie du ‘système’ littéraire est une zone d’interpénétration ou de chevauchement partiel de discours provenant de différents champs discursifs. Grâce à la liberté que leur vaut la marginalisation, des formules discursives comme les ‘romans’ se prêtent à l’interaction avec d’autres systèmes discursifs et en particulier avec le ‘système’ de l’Histoire. L’interférence intersystémique entre le ‘système’ de la Littérature et le ‘système’ de l’Histoire est importante pour l’apparition de formules narratives novatrices comme le roman-mémoires. Le ‘système’ de l’Histoire (ou de l’historiographie comme on dirait à l’époque moderne) est lui aussi hiérarchisé. L’Histoire officielle est produite dans et par le centre du système historique et s’écrit à la troisième personne. Mais celui qui s’en charge, l’historien du roi par exemple, se sert de documents, qui sont souvent écrits à la première personne. De ces ‘Mémoires pour servir à l’Histoire de…’, on voit de très nombreux exemples dès la première moitié du XVIIe siècle. A partir du dernier quart du XVIIe siècle surgissent à la périphérie du champ littéraire des formules discursives hybrides, nées de l’interférence de formules narratives appartenant au ‘système’ littéraire avec des discours exogènes, non littéraires donc, et eux-mêmes marginaux, comme les ‘Mémoires’ authentiques. Avec les ‘romans’ de Courtilz de Sandras par exemple, on voit apparaître des formules romanesques camouflées en ‘pseudo-mémoires’ et, une génération plus tard, les ‘romans-mémoires’ de Marivaux ou de Prévost. La périphérie d’un ‘système’ n’est donc pas seulement le ‘bas’ d’une échelle. Elle est une zone où des interférences intersystémiques sont d’autant plus faciles que les formules discursives périphériques sont plus libres parce que moins liées aux contraintes imposées par le centre du système. Dans le cas des romans, c’est à la périphérie du ‘système’ que le renouveau en littérature se produit. LA FICTION ROMANESQUE Une autre opposition structurant le ‘système’ littéraire de l’époque classique concerne la différence entre une fiction légitime et une fiction illégitime. Les fictions tragique et épique apparaissent comme légitimes dans la mesure où elles reposent sur un large consensus, propre aux genres canoniques, qui admet dans certains genres canonisés l’intervention des dieux, les portraits édulcorés des héros, les événements qui n’ont pas réellement eu lieu, le merveilleux (chrétien), etc. Les fictions épiques et

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tragiques se constituent en univers relativement autonomes, reconnus par le public, dans le double sens d’acceptés comme ‘littérature’ et reconnus comme ‘fiction’ par le consommateur. Cette autonomie est réglée par la doxa, qu’on a définie plus haut comme le consensus au niveau de l’opinion publique de ce qui était admissible, sur le double plan de la morale et de la Poétique. Ce consensus est à son tour relatif, ce dont témoignent les innombrables querelles, dramatiques notamment,47 qui sont les véritables moteurs de l’évolution littéraire. Au centre du ‘système’ littéraire, la fiction peut se déployer en mondes possibles plus ou moins autonomes, légitimés par le centre du système dans la mesure où ces univers respectaient, à l’époque classique, le précepte (très complexe) de la vraisemblance,48 clef de voûte de la Poétique. On vient de le constater, le ‘roman’, ce genre ‘omnivore’ comme l’appelait Bakhtine,49 n’occupe pas forcément une position périphérique au sein du ‘système’ littéraire de l’époque. En tant que formule narrative, il recouvre le champ littéraire tout entier, pouvant se donner une position systémique proche du centre en s’associant à l’épique, interférer avec les zones intermédiaires en s’alliant au comique, ou se loger à la périphérie. Aussi, au XVIIe siècle, trouve-t-on des récits fictionnels en prose qui recherchent la légitimité octroyée par la doxa en se dotant de règles et de conventions reconnaissables qui les rapprochent de formules canonisées par la Poétique classique. Les cercles mondains de la préciosité ont certainement favorisé la légitimation de formules narratives fictionnelles particulières auxquelles on peut à juste titre octroyer une qualification générique : le Roman héroïque (qui se rapproche de l’épopée, selon les vœux de Scudéry exprimés dans la Préface d’Ibrahim, 1641) par exemple, ou le Roman pastoral. Mondes possibles. Il en va tout autrement des formules discursives narratives qui se développent à la périphérie du système littéraire. Les causes de leur marginalisation n’étaient pas uniquement formelles ou thématiques, mais concernaient en même temps le non-respect de la doxa, qui conditionnait l’appartenance à la vraie ‘Littérature’.

47

Cf. Emmanuelle Hénin (éd.), Les querelles dramatiques à l’âge classique (XVIIe et XVIII siècles), Leuven-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2010. 48 Cf.Anne Duprat, Vraisemblances. Poétiques et Théories de la fiction du Cinquecento à Jean Chapelain, Paris, Champion, 2010 et Nathalie Kremer, Vraisemblance et représentation au XVIIIe siècle, Paris, Champion, 2011. 49 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978. e

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Gaillard de la Bataille témoigne exemplairement du clivage entre une littérature haut cotée, qui répond aux préceptes légués par les Anciens, et une autre littérature, qui fait ‘œuvre’ d’une simple ‘bagatelle’. Cette autre littérature se développe à la périphérie du système et permet de donner une voix à des gens de toutes sortes, même de basse condition, comme Jeannette, une ‘nouvelle paysanne parvenue, qui ‘rit comme une folle en suivant l’idée qui [lui] vient d’écrire [ses] aventures’. Cette nouvelle manière d’écrire se légitime par son succès : Un ami sage, auquel j’ai confié ce dessein extravagant me représente en vain qu’il faut pour cela plus que de l’esprit. Ses remontrances sont inutiles ; je lui répondis qu’il est dans l’erreur, que le goût du temps n’est pas celui de l’antiquité, qu’il est vrai que pour mériter autrefois à bon titre la qualité d’auteur, il fallait un génie vaste, un jugement solide, une érudition profonde, mais qu’aujourd’hui sans tout cela, on se fait naturaliser dans la République des Lettres. Je le lui prouve par nos ouvrages modernes, dénués de tout ce que l’on admirait dans les anciens, qui cependant entraînent les suffrages du public et font la réputation des auteurs. Je lui fais sentir que des bagatelles ingénieuses, des riens narrés avec esprit et légèreté trouvent plus de lecteurs que des écrits chargés de morale et de science. Il veut répliquer, je lui ferme la bouche ; il se retire en haussant les épaules, je le laisse partir pour travailler à mon histoire en liberté.50

Comme on l’a dit, l’opposition entre centre et périphérie affectait également le statut épistémologique de la fiction. La fiction autorisée par le centre du système est celle qui se reconnaît comme telle et qui assume donc sa propre fictionnalité. La fiction telle qu’elle est accueillie par les formules discursives périphériques, par contre, est très souvent une fiction qui nie son caractère fictionnel en cherchant des alliances avec des discours exogènes, comme les mémoires ou les recueils de lettres déclarées authentiques. Il nous paraît fondamental pour toute étude historique sur le roman de tenir compte de la gradualité qui s’étend d’une fiction se reconnaissant comme telle à une fiction qui se fait passer pour autre chose qu’elle est en réalité et qu’on appelle depuis les travaux de J.-M. Schaeffer la feintise.51 L’étude de cette échelle exige la prise en considération de la topologie particulière du champ littéraire à une époque donnée. Le problème d’ordre épistémologique qui est ainsi posé est sous-tendu par 50 Gaillard de la Bataille, Jeannette seconde ou la nouvelle Paysanne Parvenue, Amsterdam, 1744. 51 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la Fiction, Paris, Seuil, 1999. Voir aussi l’article De l’Esthétique dans le présent ouvrage.

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une question de hiérarchisation, elle-même réglée par des mécanismes complémentaires et antithétiques, d’attraction et de répulsion, comme la canonisation et la marginalisation. L’apparition des formules narratives de la feintise, à partir de 1670 mais surtout au XVIIIe siècle, est suffisamment massive pour qu’on s’interroge sérieusement sur les causes de leur succès. Elles sont sans doute un des nombreux témoignages de la crise qui affecte ‘la conscience européenne’,52 et dont la ‘Querelle des Anciens et des Modernes’ n’est que l’avatar littéraire. Au niveau littéraire, cette crise se traduit notamment par une conversion du concept de vraisemblance.53 En 1678, la ‘Querelle de La Princesse de Clèves’ en est un signe marquant. Considéré par l’Histoire littéraire comme un des sommets du ‘Roman classique’, le roman de Mme de Lafayette n’en fait pas moins entorse à cette prémisseclef de la Poétique classique. Par une certaine critique doctrinaire, la scène de l’aveu est jugée ‘invraisemblable’ car une femme ne devait pas avouer à son mari qu’elle aimait un autre homme que lui. Cela n’était pas quod decet. La querelle de La Princesse de Clèves a été un événement déclencheur pour l’évolution du roman, qui concerne, en définitive, l’apparition progressive de nouveaux codes poétiques et en tout premier lieu d’une nouvelle conception de la vraisemblance. Nathalie Kremer a formulé la conversion de la notion de vraisemblance, qui se fait de plus en plus nettement sentir à la fin du XVIIe siècle, de manière particulièrement claire : Le vraisemblable tend de moins en moins à désigner un vrai parfait, général et exemplaire, et vise de plus en plus à proposer une peinture psychologique de l’homme. Si l’ambition du roman dès le dernier quart du XVIIe siècle est de peindre ‘le tableau de la vie humaine’, il doit se rapprocher de l’expérience du lecteur. Un renversement de paradigme, préparé au sein même de la théorie classique, en est la conséquence. En effet, en définissant la vraisemblance comme ce qui relève de l’‘opinion’ (la doxa), les théoriciens du classicisme avaient ouvert la voie à une ‘désidéalisation’ de la vraisemblance. Pour les doctrinaires de la Poétique classique, ‘l’opinion’ du public désignait un sensus communis, ou plutôt un consensus communis, c’est-à-dire un ensemble d’idées et de valeurs d’une élite qui, sous couvert de la Raison et de l’idéologie de l’honnête homme, propose ses normes comme universelles. D’idéologique, cette ‘opinion’ tendra à devenir existentielle, avec la montée du roman. La vraisemblance romanesque 52

Cf. Paul Hazard, La Crise de conscience européenne, Paris, Boivin et co, 1935. Valincour, Lettres à madame la marquise sur La Princesse de Clèves, éd. Christine Montalbetti, Paris, GF, 2001. 53

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se mesure à une doxa implicite propre au lecteur contemporain, qui désigne les idées et valeurs découlant non plus d’une ‘opinion’, mais d’une expérience commune existentielle prise dans le vécu.54

La ‘feintise’ et la ‘fiction avouée’, dont nous estimons que la première se développe à la périphérie du système littéraire de l’époque témoignant d’une forte interférence avec des systèmes discursifs exogènes, et la deuxième dans des zones plus proches du centre, coexistent tout au long du XVIIIe siècle. Cette coexistence de deux régimes de fiction différents, parfois dans l’œuvre du même auteur, est un signe incontestable d’un système en état de crise, qui se voit interrogé jusque dans ses prémisses les plus fondamentales. D’UN DILEMME

DU ROMAN À L’AUTRE

Avec le régime fictionnel appelé feintise, certaines formules narratives se débarrassent du qualificatif de ‘roman’. La ‘feintise’ rapproche le récit de discours que nous avons appelés exogènes, connotés d’authenticité et respirant le quotidien et le naturel. Les noms d’auteur s’effacent des pages de titre, le texte même paraît être un manuscrit trouvé ou reçu, etc. La formule-clé de la feintise dans le roman est ‘Ceci n’est pas un roman’. Dans la théorisation moderne, la discussion poétique sur le roman du XVIIIe siècle s’est concentrée pendant plusieurs décennies sur ce que Georges May a appelé le ‘dilemme du roman’, qu’il formulait en ces termes : ‘Fallait-il satisfaire les partisans d’une littérature d’édification morale, embellir donc la nature humaine en la peignant, l’idéaliser, et tomber, ce faisant, dans l’irréel et l’invraisemblance, ou fallait-il, au contraire, représenter la nature humaine telle qu’elle était, et donc, dans la mesure où le réalisme est à l’art ce que le cynisme est à la morale, tomber dans l’immoralité’ ?55 A y regarder de près, la formulation même du ‘dilemme’ traduit moins deux options auxquelles se trouvent exposés les romanciers au début du XVIIIe siècle que l’instabilité de la notion de vraisemblance qui existe dès le dernier quart du XVIIe siècle. Le ‘dilemme du roman’ oppose deux types de ‘romans’. La deuxième option du dilemme tel qu’il est formulé par G. May concerne un roman qui 54 Nathalie Kremer, ‘Vraisemblance et reconnaissance de la fiction. Pour une redéfinition de la vraisemblance dans le cadre d’une poétique romanesque’, in Fictions classiques : http ://www.fabula.org/colloques/document128.php 55 Georges May, Le Dilemme du roman, Paris, PUF et New Haven, Yale University Press, 1963, p. 102.

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recherche la ‘vraisemblance’ (au sens nouveau) en se rapprochant du quotidien et risquant par là même de tomber dans la vulgarité. C’est l’option de l’interférence endogène entre récit et comédie qui donne la tradition du ‘Roman comique’. La première option est celle des romans qui se composent dans un secteur plus proche du centre du système et qui visent l’idéalisation et l’embellissement de la nature humaine dans l’art. Ce faisant, ils tombent dans l’invraisemblance, selon G. May. Mais cette ‘invraisemblance’, au sens d’idéalisation donc, est précisément ce que la Poétique classique appelait la ‘vraisemblance’ : une présentation idéalisante du réel qui respecte la doxa. Conçue pour rendre compte de la situation du romancier de la première moitié du XVIIIe siècle, l’hypothèse du ‘dilemme du roman’ traduit en réalité la crise du système littéraire du dernier quart du XVIIe siècle. Mais en définitive, le ‘dilemme du roman’, au XVIIe siècle, revient à une évolution de la notion de la vraisemblance : au XVIIe siècle coexistaient (au moins) deux lectures différentes de ce qui est vraisemblable : une vraisemblance idéalisante qui respecte la doxa et une vraisemblance plus proche de l’expérience du lecteur. Le ‘dilemme du roman’ oppose deux types incompatibles de ‘vraisemblance’. Le nouveau paradigme de la feintise constituait-il une solution à ce dilemme ? Il est indéniable qu’avant même que le roman ne s’expose dans les années 1730 aux condamnations poétiques (comme le manque de vraisemblance) ou morales (comme l’atteinte portée aux bonnes mœurs), si soigneusement étudiées par Georges May, le roman est en butte à des critiques acerbes de nature épistémologique. Aussi tôt qu’en 1697, Pierre Bayle en est un des premiers porte-paroles. La feintise, dont les mémoires apocryphes de Courtilz de Sandras constituent des exemples troublants, s’attire les foudres de l’auteur du Dictionnaire historique et critique (1697) qui dénonce la confusion du roman avec le discours historique, pour lequel le roman constitue une menace.56 P. Bayle confirme par là même l’opposition entre une fiction légitime et une fiction illégitime. Le ‘roman’, s’il se rapproche des discours connotés de véridiction, trouble les frontières épistémologiques entre fiction et discours véridique. Il est à proscrire, parce qu’illégitime. Il semble donc opportun de se demander si la ‘crise’ du roman ne se posait pas surtout en termes épistémologiques, et non en termes d’exigences poétiques et morales conflictuelles comme le voulait Georges May. Le choix difficile entre une fiction à édification morale (mais 56

Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, Amsterdam, 1697, article ‘jardin’.

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invraisemblable) et une fiction proche du réel (mais immorale) semble dès le dernier quart du XVIIe siècle subordonné à un autre questionnement, qui se pose en termes de reconnaissance : la fiction se pose-t-elle comme telle ou non et comment se fait-elle reconnaître ? La feintise désigne le volet négatif de ce nouveau ‘dilemme’ : la formule narrative des mémoires telle qu’elle est explorée par un Courtilz de Sandras manipule consciemment le lecteur pour l’induire en erreur. Les représentations de la feintise ne sont pas seulement fausses, elles répondent en outre à l’intentionnalité de mentir. La feintise, née de l’interférence avec des formules discursives exogènes, ouvre l’ère du ‘mensonge romanesque’. Le régime épistémologique de la feintise est inacceptable pour la poétique classique. Selon cette dernière la fiction se légitime et se valorise dans la mesure où elle inspire une bonne conduite. Si elle atteint ce but avec l’aide de la fiction, il faut que celle-ci avoue d’une façon ou d’une autre son caractère fictionnel. Le dévoilement de la vérité et de la morale sont incompatibles avec les moyens du mensonge. L’évolution ‘des romans’ au XVIIIe siècle consistera précisément à négocier plusieurs accords pour sortir de cette situation conflictuelle. Il s’agira de négocier avec la doxa l’accord du public que l’auteur se montre et signe son œuvre sur la page de titre grâce à un pacte de visibilité. Il s’agira de proposer au lecteur de romans un nouveau contrat de lecture qui le familiarise avec le changement de certains codes poétiques comme ‘le vraisemblable’ et ‘le vrai’. Il s’agira enfin de faire admettre au lecteur une convention de participation à la fiction, c’est-à-dire à l’illusion d’un univers épistémologique autonome. LES ROMANS DU XVIIIE

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En dépit du refus de certains écrivains de donner cette étiquette à leurs productions (‘Ceci n’est pas un roman’) surtout à partir de 1670, l’histoire littéraire du XVIIe siècle désigne par ‘roman’ un corpus extrêmement hétérogène, allant de l’Astrée (d’Urfé) ou Clélie (Scudéry) aux Mémoires d’Henriette-Sylvie de Molière (Villedieu), en passant par La Princesse de Clèves (La Fayette) ou l’Histoire comique de Francion (Sorel). Pour le XVIIIe siècle, La Vie de Marianne (Marivaux) ou Les Mémoires et aventures d’un homme de qualité (Prévost) sont considérés comme des ‘romans’ au même titre que le Télémaque de Fénelon ou Les Incas et Bélisaire de Marmontel. Dans ce corpus extrêmement hétérogène, on reconnaît d’une part des exemples notoires de la feintise, mais aussi des

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récits qui, comme Les Incas de Marmontel, reconnaissent leur statut fictionnel et témoignent en même temps du désir de se mettre au pas de la poétique régnante. Dans le long XVIIIe siècle, plusieurs formules novatrices comme la narration sous forme de mémoires ou la narration par lettres règlent leur transformation de formules en genres à travers la négociation de trois accords entreliés. Les romans nouveaux ne bénéficient que très tardivement d’un essai de Poétique. En attendant, le roman reste un ensemble très hétérogène de formules narratives, éparpillées sur tous les secteurs du ‘système’ littéraire et répondant à plusieurs régimes de fiction : la fiction avouée et la feintise. La brèche entre les deux est colmatée quand le lecteur est amené à ‘partager’ la feintise qui doit apparaître comme un jeu. La feintise ludique partagée est la convention de participation qui construit le pont entre la feintise et la fiction. Dans sa Bibliothèque des Romans (1734) Nicolas Lenglet-Dufresnoy est parti du corpus hétérogène de formules narratives portant l’étiquette de roman ou y aspirant, pour définir, dans De l’Usage des Romans (1734), un ‘bon roman’. Ce ‘bon roman’, il le trouvait dans la Nouvelle historique dont le modèle est Dom Carlos (1672) de Saint-Réal.57 Mais l’on sait que l’avenir du roman n’est pas là. Il est initié à la périphérie du ‘système’ littéraire, dans l’interférence avec d’autres systèmes. La tentative de théorisation de Jean-François Marmontel est tout autre. Marmontel est un des grands poéticiens du XVIIIe siècle, auteur d’une des dernières grandes synthèses de l’échafaudage poétique classique, avec les Eléments de Littérature (1787). Dans son Essai sur les romans considérés du côté moral (1787), il se déchaîne contre le roman, celui de Prévost et de Rousseau en particulier. Cette méfiance tenace à l’égard du roman ne l’aura toutefois pas empêché d’en écrire deux – Bélisaire (1767) et Les Incas (1770) – mais qui s’évertuent à répondre aux préceptes poétiques préconisés dans son monumental ouvrage théorique. Ce sont des ‘romans’ qui avouent leur statut fictionnel, qui recherchent la vraisemblance et respectent la doxa de cette époque postclassique. Fiction et feintise coexistent au XVIIIe siècle. Mais au sein même du paradigme de la feintise, on observe, une évolution du ‘mensonge romanesque’ au ‘roman véritable’ qui fonde une convention de participation et un contrat de lecture où la vérité s’élabore dans la fiction. C’est cette coïncidence de deux régimes fictionnels et l’évolution de leurs rapports que nous continuerons à étudier dans ce volume. 57 Cf. Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet-Dufresnoy, Ecrits inédits sur le roman, Oxford, University of Oxford Studies in the Enlightenment, 2014, p. 95-105.

III.

POSTURES D’AUTEUR

DE L’ANONYMAT

POSTURE D’AUTEUR Quelle doit être l’attitude d’un écrivain à l’égard de la doxa et de la censure dès lors qu’il s’agit de signer l’œuvre ? Quel ethos doit-il déployer si son texte occupe dans le système littéraire une position périphérique ou s’il est lui-même un auteur débutant ? Quelle que soit cette position, l’auteur, et a fortiori le romancier, doit toujours adopter une posture.1 L’anonymat est la posture minimale, degré zéro de la visibilité auctoriale. De la Naissance de l’écrivain2 à son Sacre,3 l’anonymat est le plus souvent pensé comme une des poses du sujet littéraire, qui s’efface en attendant les réactions du public et que le succès enhardit. Réserve qui, à ses heures, couvre en même temps une prudence politique.4 Au sein du système littéraire et face à la foudre de la censure d’Eglise et d’Etat,5 l’auteur n’a souvent qu’à s’effacer ou à s’exiler,6 en attendant l’opportunité de revendiquer les droits moraux sur l’objet qu’il produit.7 Si l’on fait abstraction de l’épanouissement de la subjectivité littéraire au moyen âge – problème différent du nôtre8 – la question de l’incognito littéraire émerge à la Renaissance où l’anonymat – c’est-à-dire la volonté de ne pas être nommé – implique une rupture dans un ordre nouvellement établi. En effet, les Actes du Concile de Trente (1546) prévoient, au 1

Cf. Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scènes modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007. 2 Cf. Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985. 3 Cf. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain (1750-1830). Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, J. Corti, 1985. 4 Cf. Françoise Weil, ‘L’Anonymat (imprimés et manuscrits) au XVIIIe siècle’, in Revue des Sciences humaines no 238 (1995), p. 149-157. 5 Cf. Robert Darnton, Edition et Sédition. L’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1991. 6 Cf. Yves Délègue, Le Royaume d’exil. Le Sujet de la littérature en quête d’auteur, Obsidiane, 1991. 7 Cf. Annie Prassoloff, ‘Le droit d’auteur sous la Régence’, in Revue des Sciences humaines no 238 (1995), p. 176-186. 8 Cf. Michel Zink, La Subjectivité littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 1985.

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moins pour les textes religieux, l’abolition des livres anonymes : ‘Les livres sans nom d’auteur ne doivent pas être imprimés’.9 En France, à la même époque, l’Ordonnance de Moulins, promulguée en 1566, obligeait le bénéficiaire du privilège de l’insérer dans le livre même et de mentionner le nom de l’imprimeur avec son adresse, ‘et ce sur peine de perdition de biens et de punition corporelle’.10 Il est vrai que cette obligation n’implique pas que l’auteur signe son œuvre : il suffit que l’imprimeur se déclare. Néanmoins, toute vacance sur la page de titre ne pouvait apparaître que comme une enfreinte à une pratique devenue obligatoire. Dans sa tentative de typologiser les ‘seuils’ du texte, littéraire et autre,11 Gérard Genette distingue différents cas de figure du degré zéro de la nomination auctoriale : anonymat de fait, dû à une carence d’information ; anonymat de convenance ou de modestie, fréquent à l’époque classique ; anonymat commercial, etc. Qu’à l’âge classique l’effacement du nom d’auteur soit étroitement lié à la Doxa, G. Genette nous le montre au travers de plusieurs exemples, de Mme de La Fayette à Montesquieu, en passant par La Rochefoucauld et La Bruyère, qui ne se résigne à signer Les Caractères qu’à la sixième édition. A la veille de l’ère romantique, Walter Scott est l’un des premiers à découvrir que l’incognito favorise le succès de ses livres, que l’anonymat ou le jeu de pseudonymes pique la curiosité du public et l’encourage à l’achat. Il semble, déclare G. Genette, ‘qu’entre-temps la raison de l’anonymat avait changé’.12 De l’anonymat de convenance et de modestie propre à l’époque classique à l’anonymat par coquetterie commerciale dont le XIXe siècle nous offre des cas notoires comme W. Scott, on n’est plus dans le même cas de figure. Entre les deux postures s’étale une ère problématique qui correspond plus ou moins au XVIIIe siècle. Mais que se passe-t-il dans l’intervalle ? Les bibliographies n’offrent pas un champ d’exploration idéal pour la problématique de l’anonymat, à cause d’un regrettable souci d’uniformisation des pages de titres originales. La Bibliographie de la littérature française du XVIIIe siècle (1969) d’Alexandre Cioranescu est à ce niveau assez décevante et peu fiable quand il s’agit de déterminer si une édition a paru sous l’anonymat.13 En revanche, les préfaces, de romans 9 Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie littéraires, Paris, Minuit, 1994, p. 91 note 1. 10 Maurice Couturier, La Figure de l’auteur, Paris, Seuil, 1995, p. 32. 11 Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 42-44. 12 G. Genette, Seuils, 1987, p. 43. 13 Alexandre Cioranescu, Bibliographie de la littérature française du XVIIIe siècle, Paris, Editions du CNRS, 1969, 3 volumes.

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notamment, constituent un lieu textuel privilégié, en ce qu’elles thématisent abondamment la problématique de l’anonymat au XVIIIe siècle. Ainsi, à Tyssot de Patot, un ouvrage anonyme apparaît comme une armée sans capitaine : Il y a longtemps que j’ai remarqué qu’il en est à peu près d’un livre comme d’une armée ; le chef en fait ordinairement le prix. Quand celle-ci serait la plus nombreuse et la mieux disciplinée qui fût jamais, on ne la redouterait qu’à proportion de la renommée et de la valeur de celui qui en est le conducteur.14

Nul doute que cette métaphore ne figure le statut de l’auteur tel qu’il est mis en cause par la pragmatique textuelle la plus traditionnelle : la position de l’œuvre dans le système littéraire est mesurée à l’aune du statut de son auteur. La renommée de l’auteur garantit l’œuvre, la légitime et l’accrédite. L’auteur, capitaine d’armée, est une force qui ‘stabilise’ le texte, qui le discipline et le conduit au succès. L’unité de l’auteur et de l’œuvre – du père et du fils selon la métaphore platonicienne très courante à l’époque – est établie par une signature, qui est comme un trait d’union entre l’auteur et son œuvre. Le champ littéraire apparaît cependant comme hiérarchisé. Tous les textes n’ont pas également le droit de proclamer dès la page de titre l’unité de l’auteur et de l’œuvre, qui est réservée aux textes ‘sérieux’. Quant aux œuvres qui ne veulent ou ne peuvent pas aspirer à ce statut, elles doivent s’imposer l’anonymat : En effet, il y a autant de goûts différents qu’il y a d’esprits. Les uns accoutumés à ne lire que des Histoires sérieuses, où les auteurs étalent avec pompe leur nom, font d’abord l’horoscope des ouvrages anonymes !15

C’est avec amertume que le préfacier d’un roman de Godard d’Aucour dénonce l’injuste hiérarchie au sein du champ littéraire d’Ancien Régime peu avant le milieu du XVIIIe siècle : Tout le monde n’est pas des Voltaire, de ces auteurs privilégiés qu’il suffit de nommer pour obtenir des succès […]. Il y a d’ailleurs si longtemps que je ne voyage qu’incognito dans la République des Lettres, que je m’y trouve presque isolé. Tant de nains, montés sur

14 Tyssot de Patot, La Vie, les aventures et le voyage de Groenland du révérend père cordelier Pierre de Mésange (1720), in Christian Angelet et Jan Herman (éds), Recueil de Préfaces de romans du XVIIIe siècle, tome I, 1999, p. 80. 15 Courtilz de Sandras, La Guerre d’Espagne, de Bavière et de Flandre (1706), in C. Angelet et J. Herman (éds), Recueil de Préfaces, tome I, 1999, p. 40.

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des échasses, y sont devenus tout à coup des espèces de colosses. Tant d’intrus y parlent si haut, on ne sait trop pourquoi, que tu auras même de la peine à t’y faire entendre.16

Le figurant subalterne du champ littéraire est forcé de suivre la fanfare en sous-fifre, demandant à un tambour de régiment, destinataire de cette préface, de faire sa publicité : ‘tambourine ce petit ouvrage aux toilettes de nos belles, aux foyers de nos spectacles, aux bureaux de nos beaux esprits’.17 C’est tout juste s’il ose montrer le bout du nez en se nommant ‘Parisien, qui suit l’armée’, dénomination assez emblématique de sa position d’auteur mineur. En définitive, c’est le public qui apparaît comme le critère décisif : celui qui décide si l’auteur peut être nommé ou non, c’est le lecteur. Au sujet littéraire de savoir s’il a suffisamment d’autorité pour se montrer ou s’il doit se contenter du degré zéro de la visibilité auctoriale. Avant donc que ne puisse s’établir sur la page de titre l’unité de l’auteur et de l’œuvre moyennant la signature, le public doit agréer l’œuvre qui, si elle ne peut d’emblée se légitimer par une autorité forte, doit paraître ‘protégée’ de l’anonymat. Le public est un actant puissant, redoutable, du champ littéraire de l’époque, comme en témoigne cette préface anonyme : On sait combien le siècle où nous vivons est éclairé ; tout le monde écrit : prose, vers, histoire, roman, observations, critique, commentaire, analyse, tout Paris fourmille d’ouvrages. De quelque nature que soit une production de l’esprit, on croit avoir mérité les honneurs de la presse ; pourvu qu’on garde l’anonyme, on se met peu en peine du succès, et tel en écrivant ménage si bien le soin de sa réputation, que si son style ne le trahit pas, personne n’est instruit de quelle part vient l’ouvrage.18

L’anonymat n’apparaît donc pas d’emblée comme une stratégie qui consiste à déjouer la censure, mais plutôt comme un réflexe de protection de la risée du public, toujours nuisible à un écrivain, surtout quand il est débutant et sans protection. Mais l’anonymat n’est pas pur effacement, il est aussi stratégique et se veut provisoire. Si l’on s’en tient à la définition 16 Godard-d’Aucour, L’Académie militaire, ou Les héros subalternes. Par P.**, auteur suivant l’armée (1745), in C. Angelet et J. Herman (éds), Recueil de Préfaces, tome I, 1999, p. 249. 17 Godard-d’Aucour, L’Académie militaire, ou Les héros subalternes. Par P.**, auteur suivant l’armée (1745), in C. Angelet et J. Herman (éds), Recueil de Préfaces, tome I, 1999, p. 251. 18 L’Hîver de Paris (1741), in Jan Herman (éd.), Incognito et Roman. Anthologie de Préfaces de romanciers anonymes et marginaux, New Orleans, University Press of the South, 1998, p. 54.

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de L’Encyclopédie selon laquelle sont anonymes tous les ouvrages qui paraissent sans nom d’auteur ou dont les auteurs sont inconnus, les romans publiés (d’abord) anonymement font la large majorité, au XVIIIe siècle.19 L’anonymat est la règle pour un premier ouvrage, que l’auteur pourra ensuite signer si le lecteur autorise une seconde édition ou une suite. Crébillon ne signe pas l’édition originale de son premier roman, Lettres de la marquise (1732), édité chez Pierre Prault à Paris, tandis que le nom de l’auteur est précisé dans la seconde émission de cette édition en 1735, où seule la page de titre a été changée. L’éditeur moderne du roman précise que ‘Prault remet donc sur le marché les invendus de 1732 : il retire prudemment sa sphère de la page de titre, mais n’hésite pas, dans un souci commercial, à préciser le nom de l’auteur, devenu célèbre, depuis la publication de l’originale’.20 L’édition originale des Egarements du cœur et de l’esprit, publiée en 1736, chez Prault fils, ne sera pas signée, mais celle parue en Hollande, chez Néaulme, la même année, le sera. Que l’anonymat ne soit pas uniquement une stratégie qui vise à déjouer la censure est en outre illustré par la facilité dont il est bien souvent percé. A cela s’ajoute qu’un auteur qui se risque à une seconde œuvre, renvoie souvent à la première en observant un pseudo-anonymat dont la formule prototypique est ‘par l’auteur de’. L’abbé Prévost y recourt quand il publie en 1736 une nouvelle édition de l’Histoire de monsieur Cleveland, fils naturel de Cromwell, présentant cette publication comme une nouvelle édition augmentée, par l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité. L’anonymat recoupe une stratégie de l’attente. L’œuvre doit passer avant son auteur si ce dernier n’a pas de statut reconnu. Ce sont d’autres instances qui décident si et quand l’auteur peut paraître, dans une édition, émission ou tirage ultérieurs. Quand l’auteur aura acquis de l’‘autorité’, il pourra passer outre au code de savoir-vivre – une modalité de la doxa – qui impose de la réticence. On constate aussi que d’autres instances que le lecteur, comme les imprimeurs, peuvent ‘nommer’ l’auteur, souvent à son insu. La problématique reçoit à ce moment-là une dimension commerciale.

19 Diderot et d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences et des arts, Paris, 1751-72, article ‘anonyme’. 20 Crébillon, Lettres de la Marquise, éd. par Jean Sgard et Suzanne Cornand, Paris, Classiques Garnier, 1999, tome 1, p. 530.

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Crébillon avait d’autres raisons que le respect du savoir-vivre pour ne pas signer Le Sopha, bien sûr. Ce roman licencieux avait été interdit dès avant sa première édition. Maurice Couturier remarque cependant que si l’argument de l’autocensure s’applique aux textes érotiques et aux écrits idéologiques suspects, il est beaucoup moins probant pour les nombreux récits qui n’ont rien à craindre ni des censeurs de l’Etat, ni de ceux de l’Eglise.21 Le recours à l’anonymat apparaît à M. Couturier comme une stratégie d’effacement inséparable du jeu de la double énonciation propre au récit à la première personne, que nous avons appelé à l’instar de Jean-Marie Schaeffer la feintise’.22 Si, d’un côté, le narrateur prétend dire la vérité, il paraît impossible que l’auteur d’une œuvre de fiction, de l’autre, se déclare. L’anonymat découlerait donc d’une option poétique qui, en dernier ressort, repose sur le désir de présenter le texte comme véridique. La réalité des textes est à cet égard plus troublante que ne le laisse supposer la théorie : à partir des années 1740 l’assomption de l’œuvre par un auteur – qui implique l’aveu du caractère fictif de l’œuvre – paraît tout à fait compatible avec la présentation du récit comme un manuscrit trouvé authentique. Il faudra y revenir. L’anonymat peut donc être ramené à de nombreux motifs, d’ordre pragmatique aussi bien que poétique. Si, sur un plan socio-politique, l’anonymat apparaît comme un réflexe d’autoprotection, il peut mettre l’auteur à l’abri aussi bien des foudres de la censure que de la risée du public. Sur le plan poétique, il peut s’imposer en fonction de la cohérence textuelle. Il apparaît aussi et peut-être surtout, sur le plan pragmatique comme un réflexe de savoir-vivre hérité du code de l’honnête homme qui est une modalité de la doxa. L’anonymat nous apparaît fondamentalement comme une question multifaciale de ‘reconnaissance’. Avant d’être un problème de reconnaissance ‘nominative’, l’anonymat est une question de reconnaissance, pour ainsi dire, ‘accusative’. Avant de pouvoir se nommer, l’auteur doit reconnaître l’œuvre, s’en accuser le père. Cependant, s’accuser de l’œuvre, c’est se reposer sur l’indulgence du public, qui a le droit d’agréer l’œuvre ou de la rejeter. La problématique cumule donc plusieurs sens du vocable ‘reconnaissance’, qui en constitue le soubassement argumentatif : pour être reconnu, c’est-à-dire agréé, comme auteur, il faut d’abord être reconnu, identifié, nommé. C’est l’affaire du public. Ce public ne reconnaîtra l’auteur, au double sens, que si l’œuvre lui est présentée avant son auteur. Ce n’est qu’après que le public aura agréé l’œuvre que ce 21 22

Cf. Maurice Couturier, La Figure de l’auteur, Paris, Seuil, 1995. Cf. Jean Rousset, Narcisse Romancier, Paris, J. Corti, 1973.

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dernier pourra s’accuser de l’œuvre et s’en nommer l’auteur. La reconnaissance littéraire apparaît donc comme un quadruple processus, impliquant que l’œuvre soit agréée (par le public), l’auteur identifié (par le public), l’œuvre assumée (par l’auteur), l’auteur confirmé (par le système littéraire). DIRE L’ANONYMAT Le roman au XVIIIe siècle ouvre ensuite le champ d’une seconde problématique de l’anonymat, qui se déplace de la page de titre à la préface. La préface est le lieu où l’anonymat se fait voir, se rend visible. Or, dire l’anonymat est une démarche paradoxale, mise en évidence d’une absence. Pourquoi l’auteur ne se contente-t-il pas d’effacer son nom sur la page de titre (ou de recourir à un pseudonyme) et pourquoi son anonymat est-il mis en scène dans une préface ? La problématique de l’anonymat au XVIIIe siècle révèle en effet une incompatibilité pragmatique entre la disparition de l’auteur sur la page de titre et le dire de cet effacement dans la préface, entre inhibition et exhibition. Le déplacement de la question de l’incognito de la page de titre à la préface, où l’anonymat se dit, projette dans la problématique une dimension narrative. On verra que dans les préfaces dénégatives, l’anonymat, ce degré zéro de la visibilité auctoriale, rejoint une complexe stratégie d’autonomisation textuelle. Un récit génétique préfaciel donne au texte une autre origine que l’auteur : il est un manuscrit trouvé, ou une traduction de l’anglais, par exemple. Le passage suivant, dû à un auteur sur qui toute information biographique fait défaut, renseigne sur la nature de cette stratégie : Encore une brochure ?… C’est sans doute un roman et, de plus une traduction anglaise ? Les auteurs de ce siècle, peu riche de leur propre fond, ont recours à ces petites subtilités, pour faire passer leurs inepties. Ils se préparent une excuse apparente : si le livre est méchant, c’est à l’original qu’on doit s’en prendre ; s’il est médiocrement bon, l’on n’a pu sauver toutes les fautes ; c’est bien assez d’avoir enrichi son modèle. Mais si l’ouvrage mérite un plein succès, c’est un bien que l’auteur réclame. L’idée de traduction disparaît, elle n’a servi que de voile à la modestie, on rentre dans ses droits. Voilà, en recevant une brochure, ce que pense le public, et l’on doit avouer qu’il a raison.23 23 Repert, L’Enfant trouvé ou l’Histoire du chevalier de Repert écrite par lui-même (1738), in J. Herman (éd), Incognito et Roman, 1998, p. 139.

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La stratégie préfacielle ne se borne pas à un camouflage réversible. Elle est également un important vecteur d’affranchissement de l’œuvre par rapport à son auteur. Dans le récit génétique préfaciel, qui est le propre de la préface dénégative, l’œuvre est en effet progressivement déconnectée de son auteur pour être ramenée à une origine dans les profondeurs de la fiction même. Les propos suivants, dont les occurrences se comptent par dizaines, équivalent à ‘Ce texte n’est pas de moi, il vient d’ailleurs’. Et cet autre, c’est un être de fiction, très souvent un anonyme : Ami lecteur, point de surprise, je ne m’érige point en auteur, je suis simple copiste.24 Tout ce que je puis apprendre de certain au public sur cet ouvrage, c’est qu’il m’a été remis par une personne sûre, afin que je le fisse imprimer.25 Et comme ces aventures se sont trouvées du goût de bien du monde, plusieurs personnes en ont fait des copies dont il en est tombé une entre les mains de l’auteur.26 Je n’ai fait que traduire…

27

Je suis sûr, cher lecteur, que sur d’aussi bons garants que je les ai, ce livre vous plaira beaucoup, que l’auteur ne sera pas fâché de l’approbation qu’il s’attirera de vos suffrages, ni moi d’avoir eu l’occasion de vous avoir plu, vous faisant part d’un larcin innocent, dont un chacun peut profiter.28

Dans la préface dénégative, la production effective de l’œuvre est remplacée par une production fictive où le texte est déconnecté d’un auteur. Ce dernier a perdu son manuscrit, on le lui a volé, ou on le traduit malgré lui. Cette stratégie de déconnection du texte vise à donner à ce dernier un statut autonome. Le procès d’autonomisation textuelle se déroule dans un récit moyennant force topoi comme le manuscrit trouvé ou traduit. Aussi le but du récit préfaciel n’est-il pas de faire croire à l’authenticité du manuscrit, comme le croyait M. Couturier, mais de souligner l’autonomie du texte. Ce dernier peut répondre de lui-même. Il est, il se veut, ‘fondamentalement anonyme’.

24

Bonafons, Tanastès (1745), in J. Herman (éd.), Incognito et Roman, 1998, p. 162 Séran de la Tour, Mysis et Glaucé (1748), in J. Herman (éd.), Incognito et Roman, 1998, p. 170. 26 Le Langage des muets (1707), in J. Herman (éd.), Incognito et Roman, 1998, p. 6. 27 Le Désespoir amoureux (1715), in J. Herman (éd.), Incognito et Roman, 1998, p. 23. 28 Les Aventures et amours d’Ulysse (1709), in J. Herman (éd.), Incognito et Roman, 1998, p. 13. 25

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Alain Viala a suggéré que les nombreuses graphies du vocable ‘auteur’ qu’on rencontre au siècle classique (auteur/aucteur), renvoient à des étymologies concurrentes.29 En effet, le Dictionnaire de Furetière ramène ‘auteur’ au grec : ‘autos’, créateur. Est auteur ‘celui qui n’a pas pris son œuvre à un autre’.30 Or, l’auteur tel qu’il se (dé)voile dans la mise en scène préfacielle auscultée dans ce qui précède répond à une définition exactement contraire : ‘Ce texte n’est pas de moi, je l’ai pris à quelqu’un d’autre’. L’auteur ne se profile donc pas comme ‘autos’, il prétend au contraire ‘ne rien avoir inventé’, ce qui ne signifie pas que tout ce qu’il raconte soit vrai, mais que c’est un autre qui a inventé à sa place. La graphie ‘aucteur’, encore courante au XVIIe siècle, a été ramenée au latin ‘auctor’, du verbe augere, augeo, c’est-à-dire ‘augmenter’. Comme l’affirme Alain Viala, l’‘aucteur’ serait celui qui augmente, qui ajoute quelque chose en plus. A. Viala observe ensuite comment, au XVIIe siècle, les deux étymologies sont cumulées pour former un système sémantique où l’autorité s’appuie sur la qualité de créateur. Les graphies ‘aucteur’ et ‘autheur’ (une variante orthographique d’‘auteur’) sont parallèles : Ainsi l’image du livre enfant de son auteur devient un mythe banal de la création littéraire. Sera auteur au sens strict celui qui fait œuvre créatrice. Sorel précise que ceux qui n’ont rien ‘copié ou dérobé’ pour composer leurs livres ‘sont véritablement des Autheurs, étant créateurs de leurs ouvrages, comme on a dit de nos plus grands écrivains.31 Le nom d’auteur s’associe donc à la qualité d’originalité et devient une qualification possible de l’écrivain.32

Au vu des exemples cités, il appert que dans les formules narratives novatrices comme le roman-mémoires ou le roman par lettres, les deux étymologies sont au contraire décumulées. Dans les préfaces dénégatives qu’on trouve en tête des romans qui répondent à la mimesis textuelle, l’auteur n’apparaît pas comme celui qui invente (autos/auteur), mais comme celui qui augmente (auctor/aucteur), c’est-à-dire celui qui accumule les versions du texte, en corrigeant, améliorant, copiant, traduisant…. Un manuscrit trouvé, donné, volé….. L’auteur reproduit et ‘augmente’ ce qu’un autre aurait inventé. C’est la définition même de la mimesis textuelle. Déconnectée de l’auteur véritable, l’œuvre peut répondre d’elle-même. Décumul

29 30 31 32

A. Viala, La Naissance de l’écrivain, 1985, p. 276. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, Paris, 1690, article ‘auteur’. Charles Sorel, De la connaissance des bons livres, Paris, Pralard, 1671. Ibidem.

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donc d’autos et d’auctor, qui déstabilise la notion d’auteur telle qu’elle s’était ébauchée à l’époque classique. Par le dédoublement de la production du texte – production effective qui vise à ramener le texte à un auteur et production fictive qui vise à les déconnecter – la stratégie préfacielle s’inscrit ici encore dans un important processus d’autonomisation textuelle, dont témoigne le fragment suivant : S’il était permis de nommer l’illustre personne qui a composé cette histoire, le public aurait, en considération du nom seul, tout l’empressement possible pour la lire. On compte cependant et avec raison que l’ouvrage suppléera par lui-même à ce qu’on est contraint de taire.33

Aussi tôt qu’en 1726, la traductrice des lettres de la fille de Cicéron refuse de se nommer, dans la conviction que l’œuvre elle-même aura assez de poids pour paraître sans être escortée du nom de celui qui remet le texte au public. Nous devrons souvent revenir sur la question de l’autonomisation textuelle dans cet ouvrage. Pour finir notre raisonnement au sujet de l’anonymat stratégique, il importe de s’arrêter au statut particulier de la femme auteur de romans.34 L’ANONYMAT

AU FÉMININ

La position de l’écrivain féminin dans le champ discursif du XVIIIe siècle est extrêmement complexe. Nul n’ignore qu’après l’époque médiévale c’est dans la narration fictionnelle que la femme a commencé son ascension littéraire. Georges May observe que les charges contre l’égalité des sexes et la légitimité du genre romanesque coïncident.35 Il note l’attitude condescendante selon laquelle la nullité littéraire du roman est expliquée par l’infériorité intellectuelle de son public féminin. Il n’y a qu’un pas entre l’idée selon laquelle les romans sont bons pour les femmes et celle d’après laquelle celles-ci (ne)sont bonnes (que) pour le roman. Le champ de l’anonymat féminin demeure à ce jour largement inexploré. On serait tenté d’admettre que la logique de la reconnaissance esquissée ci-dessus a joué a fortiori pour l’écrivain féminin qui, moins 33 Lassay, Histoire de Tullie, fille de Cicéron (1726), in J. Herman (éd.), Incognito et Roman, 1998, p. 113. 34 Cf. Michèle Bokobza-Kahan, ‘Être femme-écrivain au XVIIIe siècle. Rapport de places et construction d’une identité’, in Jan Herman, Kris Peeters et Paul Pelckmans (éds), Madame Riccoboni : romancière, épistolière, traductrice, Leuven-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2007, p. 187-97. 35 Georges May, Le Dilemme du roman, New Haven, Yale UP et Paris, PUF, 1963.

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encore que le romancier masculin, ne pourrait signer son œuvre avant de recevoir l’assentiment du public. De plus, les romancières recourent plus fréquemment à la stratégie de la pseudo-traduction, à laquelle il faudra revenir. Dans son premier roman, Mme Riccoboni se cache derrière un pseudonyme : Lettres de Mistriss Fanni Butlerd […] écrites en 1735, traduites de l’anglais en 1756 par Adélaïde de Varançai, Amsterdam, 1757. Son second roman, Lettres de Milady Catesby à Milady Henriette Campleu son amie (1759) est anonyme, mais se passe déjà de la mention ‘traduites de l’anglais’. Le pseudonyme ainsi que la stratégie de déconnection sont donc abandonnés. Histoire de Miss Jenny (1764) est signée dès la première édition et l’auteur y renonce à toute stratégie préfacielle, réclamant ouvertement, et dès la page de titre, la maternité de l’œuvre. Il en ira de même des Lettres d’Adélaïde de Dammartin (1766) et des romans suivants. Ce parcours peut se dire emblématique de ce qui se passe ordinairement dans le paysage romanesque de l’époque. Mais on est en même temps forcé d’admettre que, dans la deuxième moitié du siècle surtout, certaines romancières n’hésitent pas à rompre le protocole de la reconnaissance, les unes indirectement, les autres directement. Le cas de Mme Beccari est exemplaire de l’effacement progressif du protocole préfaciel au profit de l’affirmation claire de l’auctorialité. Dans un premier roman, Lettres de Milady Bedfort, traduit de l’anglais (1769), la déconnection entre l’auteur et l’œuvre, dont la ‘traduction’ est l’emblème, s’effectue dans une assez longue préface dénégative. La provenance du recueil et son raccord à des épistoliers dans la fiction même y sont longuement expliqués. Les Mémoires de Lady Lucie d’Olbery (1770), sont également précédés d’un ‘Avis au lecteur’. La fiction de la traduction y est développée, mais en même temps Mme Beccari commence à se profiler comme auteur dans une référence à son roman précédent, qui est explicitement comparé à des romans de Richardson. Laffirmation de l’auctorialité est donc en quelque sorte différée. L’assomption de l’œuvre est en outre indirecte, tout comme son statut d’œuvre littéraire, qui ne fait que transparaître à travers la stratégie de la pseudo-traduction. Les préfaces des deux premiers romans de Mme Beccari préparent son apparition comme auteur à part entière dans son roman suivant, Milord d’Ambi. Histoire anglaise (1778). L’auctorialité est désormais affirmée, mais de façon allographe, dans une ‘Lettre d’un ami de l’auteur’. C’est en effet à un ‘ami’ qu’est délégué le soin de poser Mme Beccari comme l’auteur du texte. Dans le dernier roman de Mme Beccari enfin, Mémoires de Fanny Spingler, histoire anglaise par Mme Beccari (1781), celle-ci s’affirme comme auteur sur la page de titre.

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Là où Mme Beccari négocie prudemment son apparition comme auteur, Mme Benoist, son exacte contemporaine, en agit autrement. Le pacte de visibilité que Mme Beccari élabore dans ses différentes stratégies préfacielles intègre deux articles fondamentaux : l’aveu progressif de la fictionnalité du texte et l’affirmation progressive de l’auctorialité. Mme Benoist quant à elle ne négocie qu’un des deux articles, affirmant d’emblée, dès la page de titre que le livre qu’elle publie est un roman : Elisabeth, roman par madame*** (1766). L’auteur se donne en outre explicitement pour une femme, sans pourtant se nommer. La préface fait entièrement défaut. La même année Mme Benoist publie Célianne ou les Amants séduits par leurs vertus, par l’auteur d’Elisabeth (1766). Dans ce second roman, Mme Benoist laisse au lecteur le soin de découvrir qui est l’auteur d’Elisabeth. Les Lettres du colonel Talbert, par madame**, auteur d’Elisabeth (1767), recourt à la même formule. Si Mme Riccoboni, Mme Beccari et Mme Benoist témoignent de la négociation d’un pacte de visibilité avec le lecteur par l’abandon progressif du protocole préfaciel, la production romanesque de Mme BournonMalarmé peut illustrer le cas de figure d’un auteur féminin s’affirmant d’emblée comme l’auteur du livre qu’il publie. Mémoires de Clarence Welldone, Histoire anglaise, par Mme de Malarmé (1780) et Lettres de Milady Lindsey ou l’épouse pacifique, dédiées à M. le marquis de Genlis, par madame de Malarmé (1780) sont publiés la même année. Malgré l’affirmation de l’auctorialité dès la page de titre et l’assomption explicite du texte comme œuvre fictionnelle par son auteur, ces romans épistolaires continuent à se servir de la fiction du recueil traduit et édité. S’il est vrai que le récit génétique est considérablement réduit avec l’abandon de la préface dénégative, il subsiste néanmoins dans les notes qui accompagnent les lettres composant le recueil. L’assomption de l’œuvre par son auteur (sur la page de titre) et la fiction du manuscrit trouvé et traduit (présent dans les notes) ne s’excluent donc pas forcément. La fiction du manuscrit trouvé est reconnue comme telle et n’est dès lors pas au service d’une tentative de présenter le texte comme authentique et les événements comme véritables. Elle est au service d’un contrat de lecture qui propose de lire l’œuvre comme une structure cohérente, vraisemblable, autonome, auto-explicative. Le topos du manuscrit trouvé cesse d’être un instrument dans la négociation d’un pacte de visibilité de l’auteur. Il devient partie intégrante d’un contrat de lecture. L’examen du problème de l’anonymat débouche sur une option méthodologique importante qui oriente le raisonnement dans cet ouvrage. Le paradoxe apparent entre l’affirmation de la fictionnalité de l’œuvre

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dans la signature sur la page de titre et l’affirmation d’authenticité dans les Préfaces ne peut être résolu que si l’on distingue trois niveaux d’analyse : pragmatique, poétique et esthétique. La conclusion d’un pacte de visibilité de l’auteur sur la page de titre est à distinguer de la négociation d’un contrat de lecture dans les préfaces, qui propose au lecteur une certaine manière de lire et prépare ainsi une convention de participation à la fiction. C’est la thèse fondamentale de cet ouvrage, qui conçoit la Poétique historique et endogène du roman au XVIIIe siècle comme une vaste entreprise de négociation impliquant trois contrats entreliés mais différents.

DE LA SIGNATURE

UNE HIÉRARCHIE Un auteur qui préfère ne pas honorer l’unité de l’auteur et de l’œuvre par la signature, ne peut-il pas se contenter de laisser son œuvre anonyme ou de recourir au pseudonyme ? En d’autres termes, un auteur ne peut-il pas tout simplement passer à côté d’une négociation avec la doxa ? Une enquête bibliographique un tant soit peu approfondie sur la question de l’anonymat a donné les conclusions développées dans l’article précédent. Quant au pseudonyme, une enquête parallèle produit les trois constats suivants. Primo, nombreux sont les auteurs qui s’adonnent à la pseudonymie. Voltaire est sans doute celui qui en joue le plus allègrement, avec 137 pseudonymes répertoriés par Jean-Marie Quérard au début du XIXe siècle,36 et 175 dans le catalogue des imprimés de la Bibliothèque Nationale de France en 1978.37 Secundo, les bibliographies de Silas Paul Jones38 pour la première moitié du siècle et celle d’Angus Martin, Vivienne Mylne et Richard Frautschi39 pour la seconde révèlent le statut particulier du champ romanesque, où le pseudonyme paraît plutôt rare. Et tertio, comme le montrent les bibliographies d’Alexandre Cioranescu40 et de Pierre Conlon,41 la première posture d’auteur au XVIIIe, est l’anonymat. La réalité statistique des faits révèle donc une hiérarchie des différentes postures que peut adopter un auteur durant l’âge classique, comme l’anonymat, la pseudonymie ou la signature de l’œuvre. Dans le cadre d’une Poétique historique du roman, il est important de dégager les prémisses abstraites qui sous-tendent cette hiérarchie. 36

Jean-Marie Quérard, La France littéraire. Dictionnaire bibliographique, Paris, Firmin-Didot, 1827. 37 Jean Goulemot, André Magnan et Didier Masseau (éds), Dictionnaire Voltaire, Paris, Gallimard, Quarto, 1995, article ‘Pseudonymes’. 38 Silas Paul Jones, A List of French Prose fiction from 1700 to 1750, New York, The H.W. Wilson Company, 1939. 39 Angus Martin, Vivienne Mylne et Richard Frautschi, Bibliographie du genre romanesque français : 1751-1800, London, Mansell et Paris, France expansion, 1977. 40 Alexandre Cioranescu, Bibliographie de la littérature française du XVIIIe siècle, Paris, Editions du CNRS, 1969, 3 volumes. 41 Pierre Conlon, Le Siècle des Lumières. Bibliographie chronologique, Genève, Droz, 1967.

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Dans les études spécialisées sur ce problème, le recours à l’anonymat ou au pseudonyme est le plus souvent pensé comme une évasion, comme un geste d’autoprotection face à certaines instances religieuses ou politiques qui n’accepteraient pas le texte et en condamneraient l’auteur s’il avait l’imprudence de se nommer en signant l’œuvre. Mais le problème est plus complexe car il y a des modalités de la signature. LES MODALITÉS DE LA SIGNATURE La question sous-jacente à la signature concerne la reconnaissance du texte par celui qui le produit. Signer une œuvre de son nom, c’est la reconnaître, l’assumer, s’en accuser. Dans ce qui suit, nous nous intéresserons aux modalités de cette reconnaissance, c’est-à-dire, très littéralement, aux conditions modales de la signature : doit-on signer une œuvre, peut-on signer, veut-on signer une œuvre et dans quelles conditions ? Devoir, pouvoir, vouloir sont les verbes modaux qui s’opposeront ici au verbe être dans la définition de l’auteur ou de la fonction-auteur au XVIIIe siècle. On n’est pas auteur, on peut ou ne peut pas l’être, on veut ou ne veut pas l’être, on doit ou ne doit pas l’être. On n’est pas auteur, parce qu’on le devient au bout d’un parcours où un pacte de visibilité est à négocier. Dans son Dictionnaire universel (1690), Furetière donne une bonne douzaine de définitions de la notion d’auteur, envisagé comme producteur dans les domaines les plus divers, tels que le droit, la politique, l’art, etc.42 On retiendra ici celle qui nous concerne directement. On en a déjà citée une dans l’article précédent. Une autre nous intéressera dans celui-ci : Auteur. En fait de littérature se dit de tous ceux qui ont mis en lumière quelque livre ; maintenant on ne le dit que de ceux qui en ont fait imprimer.43

Devenir auteur, c’est mettre en lumière un livre. Et mettre en lumière un livre, c’est le rendre public par l’impression. Devenir auteur, c’est accéder avec sa production au domaine public.

42 Christian Jouhaud, ‘Qu’est-ce qu’un auteur ? De l’Antiquité romaine au XVIIe siècle’, in Claude Calame et Roger Chartier (éds), Identités d’auteur dans l’Antiquité et la tradition européenne, Paris, éd. Jérôme Millon, coll. Horos, 2004, p. 192 43 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690, article ‘auteur’.

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Cet accès est réglé par un ensemble de conventions sociales, d’usages et de traditions qu’on appelle la doxa.44 Rappelons la définition donnée par Anne Cauquelin à cette notion essentielle : c’est un sensus communis, qui n’a pas de voix propre, mais qui est un ensemble de voix.45 C’est ‘l’ensemble de croyances, de convictions morales, d’images partagées par une collectivité à un moment donné’.46 Le para-doxe est alors ce qui est contraire à cette doxa. Durant l’âge classique, la doxa est en butte à une restriction de champ que le règne de Louis XIV a sinon instaurée, au moins confirmée : la doxa est moins ce qu’une communauté croit effectivement que ce que l’Institution – l’Eglise et l’Etat – lui fait croire. En d’autres termes : la doxa est moins l’opinion publique libre que ce qui est acceptable, au niveau du penser et de l’agir, aux yeux de l’Institution. Ce deuxième sens de la doxa, plus restreint, est celui qu’on retrouve dans les expressions ‘orthodoxe’ ou ‘hétérodoxe’. La doxa, dans cette double acception, règle l’accès à la scène publique et donc le processus du devenir-auteur. Elle est le modalisateur des différentes positions qu’un producteur de textes peut adopter face à la signature. Cette position est ensuite déterminée dans une mesure importante par le caractère hiérarchisé du champ discursif à l’âge classique. Et le paramètre qui règle cette hiérarchie discursive est l’autorité. Voici la définition du concept d’autorité du discours telle qu’elle figure dans l’Encyclopédie. Elle pourrait être de Diderot mais cela n’est pas sûr : J’entends par autorité dans les discours, le droit qu’on a d’être cru dans ce qu’on dit : ainsi plus on a de droit d’être cru sur parole, plus on a d’autorité. Ce droit est fondé sur le degré de science et de bonne foi, qu’on reconnaît dans la personne qui parle. […] C’est donc les lumières et la sincérité qui sont la vraie mesure de l’autorité dans le discours. […] L’autorité n’a de force et n’est de mise, à mon sens, que dans les faits, dans les matières de religion, et dans l’histoire. Ailleurs elle est inutile et hors d’œuvre. […] Qu’importe que d’autres aient pensé de même, ou autrement que nous, pourvu que nous pensions juste, selon les règles du bon sens, et conformément à la vérité.47

44

Anne Cauquelin, L’Art du lieu commun. Du bon usage de la doxa, Paris, Seuil, 1999,

p. 28 45

A. Cauquelin, L’art du lieu commun, 1999, p. 122. A. Cauquelin, L’art du lieu commun, 1999, p. 9-17. 47 Passage cité dans Franck Salaün, L’autorité du discours. Recherches sur le statut des textes et la circulation des idées dans l’Europe des Lumières, Paris, Champion, 2010, p. 7. 46

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L’ambiguïté de ce texte ne doit pas nous échapper. Il recèle évidemment une bonne partie du programme philosophique des Lumières. On flaire en effet un implicite rejet de certaines formes d’autorité si celle-ci ne se vérifie pas dans les faits. On constate d’autre part que l’Histoire sainte n’est pas ipso facto exclue. Dans sa profonde ambiguïté, cette définition de l’autorité par un encyclopédiste importe à la Poétique historique du roman dans la mesure où le discours du particulier, qui relève de l’opinion, ne semble pouvoir aspirer à l’autorité : peu importe ce qu’un particulier croit, pourvu que nous croyions aux vérités sanctionnées par l’Histoire et la Religion. Cet important passage de l’Encyclopédie éclaire la distinction opérée par Michel Charles entre ce qui est texte et ce qui est simplement discours. Le texte fait l’objet d’une forme de respect, due elle-même à une forme d’autorité. Ce qui fait l’autorité d’un texte, pour Michel Charles, est qu’il véhicule un savoir et une mémoire et qu’il fonctionne comme un modèle d’écriture.48 Et pour ces différentes raisons, le texte est ‘respectable’ et le plus souvent respecté. Dans ce sens, l’âge classique a peu connu le texte littéraire. Il a surtout connu le texte religieux, politique ou historique. Aux textes religieux, politique et historique qui font autorité, M. Charles ajoute le texte de la Loi et de la Foi : ‘le texte de la loi, le texte sacré sont respectables et généralement respectés, parce qu’ils sont investis d’une autorité particulière’.49 Dès qu’on entre dans le champ littéraire – dont on sait combien il est hiérarchisé – il vaut mieux parler de discours. Le discours littéraire n’a en soi pas d’autorité, mais il peut l’acquérir. L’acquisition d’autorité est une question de négociation qui aboutit à un pacte. Il s’agit donc pour le discours d’acquérir de l’autorité. La question qui nous intéresse concerne la signature d’une œuvre. Face à cette signature, le producteur de discours peut adopter plusieurs postures, comme l’anonyme ou le pseudonyme, qui sont modulées par la doxa et qui dépendent du statut de ce discours et de sa place dans le système discursif de l’époque, qui est hiérarchisé selon le degré d’autorité que possède un discours. Voilà en résumé, l’outillage conceptuel nécessaire à l’élaboration d’une typologie, toute provisoire et hypothétique, des postures d’auteur et des modalités de la signature.

48 49

Michel Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil, 1995, p. 33-40. M. Charles, Introduction à l’étude des textes, 1995, p. 34.

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DEVOIR SIGNER Le premier verbe modal qui doit nous retenir est devoir. Dans quelles conditions, une œuvre doit-elle être signée ? Notons, entre parenthèses, que ce qu’on appelle ici œuvre est le produit signé. C’est la signature qui fait l’œuvre. Et dans ce sens l’expression ‘signer une œuvre’ est une prolepse. Nous assumons pleinement cette prolepse. Elle nous autorise à nous servir de l’expression œuvre pour les textes qui attendent encore la signature. Commençons par les vérités avérées de l’Histoire et de la Religion dont parle l’encyclopédiste. Certaines vérités avérées, qui font autorité, comme la résurrection du Christ ou le pardon des péchés par la souffrance du fils de Dieu sont sans énonciateur individualisé, pour la simple raison qu’elles appartiennent à la doxa, au sens de ‘ce qu’il faut croire’. Dans le domaine éthique, les impératifs absolus du Décalogue ne portent pas de signature, ils ne doivent pas être signés parce qu’ils sont la doxa, comme émanation de ce qu’on peut appeler l’ortho-doxie. La doxa ne dit pas ‘je’. C’est une voix collective, une voix immémoriale, souvent venant du fonds des âges.50 Les grandes vérités de la doxa restent sans signature, parce qu’elles n’ont pas d’énonciateur ni de véritable destinataire. D’autre part, on peut facilement admettre que dans le domaine politique une loi, texte par excellence, doit être signée, par le Roi ou son ministre, qui en est le représentant. Certaines lois, aujourd’hui encore, attendent signature. D’autres portent les noms des députés qui les ont proposées. A voir les exemples précédents, on dirait que le champ littéraire échappe totalement à la question de la signature comme devoir. Il faut pourtant évoquer le cas exceptionnel de Jean-Jacques Rousseau, qui a signé toutes ses œuvres. Dans la première préface de La Nouvelle Héloïse (1761), il déclare : Tout honnête homme doit avouer les livres qu’il publie. Je me nomme donc à la tête de ce recueil, non pour me l’approprier, mais pour en répondre. S’il y a du mal, qu’on me l’impute ; s’il y a du bien, je n’entends point m’en faire honneur.51

50 51

A. Cauquelin, L’art du lieu commun, 1999, p. 122. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, éd. Michel Launay, Paris, GF, 1967, p. 3.

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J.-J. Rousseau comprend autrement que ses contemporains le rôle régulateur de la doxa. La doxa, pour lui, exige de la sincérité et de la transparence en toute chose. C’est pourquoi Rousseau signe ses œuvres. Dans la préface de l’Emile, il déclare : On croira moins lire un traité d’éducation, que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation. Qu’y faire ? Ce n’est pas sur les idées d’autrui que j’écris ; c’est sur les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes ; il y a longtemps qu’on me le reproche. Mais dépend-il de moi de me donner d’autres yeux, et de m’affecter d’autres idées ? Non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus sage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, et ce que je fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n’est point pour en imposer au lecteur ; c’est pour lui parler comme je pense. Pourquoi proposerais-je par forme de doute ce dont, quant à moi, je ne doute point ? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit.52

Rousseau est un cas relativement unique. Il adopte ici le point de vue contraire à celui de l’encyclopédiste qui désignait comme sans importance le point de vue du particulier dans la phrase ‘Qu’importe que d’autres aient pensé de même ou autrement que nous…’, citée plus haut. Pour Rousseau, son point de vue importe, et même s’il n’a aucune autorité en tant que particulier, il signe son œuvre, ignorant consciemment la hiérarchie du paysage discursif qui est un des vecteurs régulateurs de la question de la signature. Dans ses Confessions, Rousseau se plaint encore des reproches du public : On me reprochait d’avoir mis mon nom à l’Emile, comme si je ne l’avais pas mis à tous mes autres écrits.53

Si Rousseau signe ses œuvres, c’est qu’il veut respecter un certain code d’honneur. Si le public lui reproche d’avoir signé ses œuvres, c’est parce que ce public se plie à un autre code de savoir-vivre que lui, Rousseau : les opinions d’un simple particulier n’ont pas d’autorité aux yeux des contemporains de Jean-Jacques. Pour eux, il est malséant de s’avancer sur la scène publique en signant ses productions. La doxa, s’il est vrai qu’elle est un mécanisme régulateur, est aussi un espace conflictuel.

52 Rousseau, Emile ou de l’éducation, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 4-5. C’est nous qui soulignons. 53 Rousseau, Les Confessions, éd. Michel Launay, Paris, GF, 1968, Livre Onzième, p. 345.

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POUVOIR SIGNER Passons à un autre registre modal, où la signature n’est plus de l’ordre du devoir, mais du pouvoir. Est-ce qu’il est toujours possible de signer une œuvre ? Cette question ouvre la discussion au champ de l’hétérodoxie, aux discours qui sont contraires à la doxa au sens de ‘ce qu’il faut croire’. Au moment où elles sont établies, les lois physiques relèvent très souvent de l’hétérodoxie. Leur acceptation comme ‘lois’ est le résultat d’une lutte parfois périlleuse contre la doxa qui se solde par la signature d’une nouvelle vérité, à laquelle on donne un nom très individualisé. Les lois de Kepler ou de Newton par exemple sont des vérités signées. Avant qu’elles ne soient sanctionnées par la doxa, on entendra parler d’elles comme des idées dangereuses ou absurdes. La signature n’émane cependant pas des inventeurs-mêmes de ces lois, mais de la communauté qui les accepte. La signature marque ainsi le début d’une transition d’une nouvelle vérité de l’hétérodoxie à l’orthodoxie. La signature devient possible quand la loi en question cesse de mettre en péril la sécurité et souvent aussi la vie de celui qui l’a fondée. Loi et nom se déterminent réciproquement car avant que le propos hétérodoxe ne soit accepté comme une vérité nouvelle, elle n’a évidemment pas valeur de ‘loi’. Après cette sanction, la loi même peut en quelque sorte se nommer. Les stratégies auxquelles l’hétérodoxie recourt sont nombreuses. Le producteur de textes hétérodoxes peut se contenter de l’anonymat, il peut aussi recourir au pseudonyme. Pseudonymie, à l’âge classique, signifie prudence, mais aussi plaisir. Elle est une figure de dénégation et d’assomption à la fois, comme chez Voltaire à qui des pseudonymes comme le docteur Ralph, le rabbin Akib, papa Nicolas Charisteski, Alexis archevêque de Novgorod, le révérend père Escarbotier ou l’abbé Tamponnet permettent de désavouer le discours et de se faire reconnaître, à la tournure, au ton, au style. Le pseudonyme est un défi pour le lecteur qui se pique de reconnaître celui qui veut se cacher. La clef est parfois l’anagramme, comme dans l’audacieuse Lettre de M. Clocpicre à M. Eratou sur la question si les juifs ont mangé de la chair humaine et comment ils l’apprêtaient (1764), où Eratou cache à peine Arouet, patronyme de Voltaire, qui est déjà un pseudonyme.54

54

1120.

Voir l’article ‘Pseudonymes’ d’André Magnan, dans Inventaire Voltaire, p. 1119-

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La prudence n’exclut pas le jeu dans la procédure qui consiste à signer l’œuvre d’un pseudonyme. Lenglet-Dufresnoy en fournit un exemple qui fait sourire. Ce polygraphe publie en 1734 un De l’usage des Romans, plaidoyer fervent en faveur des romans, qui apparaît en pleine polémique sur le genre romanesque dont les protagonistes sont, autour de 1735, le père Bougeant (1735)55 et le père Porée (1736)56 d’une part et LengletDufresnoy d’autre part. Or, Lenglet-Dufresnoy intériorise la polémique en se faisant le censeur de son propre livre. De l’usage des Romans paraît en 1734 sous le pseudonyme de Gordon de Percel. Un an plus tard, en 1735, Lenglet-Dufresnoy en publie la contradiction avec Histoire justifiée contre le roman, qu’il signe cette fois-ci de son vrai nom. A la fin de cette deuxième œuvre, il exhorte le nommé Gordon de Percel à publier lui-même une rétractation de sa scandaleuse défense du genre romanesque.57 Le pseudonyme ne doit pas se confondre avec ce qu’on peut appeler la fausse attribution, ce qui équivaut à signer l’œuvre du nom d’une personne réelle. Le Discours aux Welches, par Antoine Vadé, frère de Guillaume de Voltaire procure un exemple qui relève simultanément du pseudonyme et de la fausse attribution dans la mesure où le nom d’Antoine Vadé, frère de Guillaume renvoie à un homme de Lettres réellement existant qui n’est ni Antoine, ni Guillaume, mais Jean-Joseph. Le baron d’Holbach offre de la fausse attribution un cas tout à fait remarquable.58 Le Système de la Nature, publié en 1770, est attribué sur la page de titre à M. Mirabaud. Jean-Baptiste de Mirabaud fut élu membre de l’Académie française en 1726 et en fut également le secrétaire général jusqu’au moment de sa retraite anticipée, quand Duclos reçut sa place en 1746. Ce n’est donc pas n’importe qui. Traducteur de l’Arioste, il fut loué en ces termes par Buffon : ‘Mirabaud joignit toujours le sentiment à l’esprit ; mais il avait si peu d’attachement pour ses productions, il 55 Guillaume Hyacinthe Bougeant, jésuite, est l’auteur d’un roman contre le roman intitulé Voyage merveilleux du prince Fan-Férédin dans la Romancie, 1735. 56 Charles Porée, maître de Voltaire au collège Louis le Grand, est l’auteur d’un féroce Discours sur les romans, qui paraît en 1736 dans les Mémoires de Trévoux, mais dont une version antérieure en latin, De libris qui vulgo dicuntur romanenses oratio, circulait dès 1735. Ce discours exige l’intervention des instances officielles contre l’épidémie romanesque. Ce discours conduisit directement à la proscription du roman en 1737. Cf. Françoise Weil, L’interdiction du roman et la librairie : 1728-1750, Paris, Aux Amateurs des Livres, 1986. 57 Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet Dufresnoy. Ecrits inédits sur le roman, Oxford, University of Oxford Studies in the Enlightenment, 2014. 58 Cf. Mladen Kozul, Les Lumières imaginaires. Holbach et la traduction, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2016.

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craignait si fort le bruit et l’éclat, qu’il a sacrifié celles qui pouvaient le plus contribuer à sa gloire’.59 Et cet homme si sage serait l’auteur d’un écrit qui respire l’athéisme le plus pur ? Chez d’Holbach, la fausse attribution sur la page de titre s’accompagne d’un ‘Avis de l’éditeur’ placé en tête du Système de la Nature, où un éditeur déclare que le manuscrit a été trouvé parmi les papiers d’un savant et qu’il est attribué, dans une glose en marge du manuscrit, à M. Mirabaud. A côté d’ouvrages avoués qui lui ont valu une très grande réputation, le même Mirabaud, aurait composé dans sa jeunesse des ouvrages d’une tout autre teneur et qui n’étaient pas destinés à voir le jour. Mirabaud aurait lui-même pris le parti d’anéantir ses écrits de jeunesse, mais l’infidélité de quelques amis à qui il avait confié ces papiers avait été cause de leur diffusion dans le public. Quoi qu’il en soit, continue le préfacier, Le Système de la Nature n’est pas à confondre avec un ouvrage de jeunesse qu’on peut désavouer sans trop de problèmes. Mirabaud y aurait travaillé jusqu’à la fin de sa vie et l’appelait même son Testament. Ce Testament a maintenant été retrouvé et l’éditeur anonyme l’édite. L’attribution du Système de la Nature de d’Holbach a Mirabaud va donc de pair avec ce qui ressemble bien au ternissement de la mémoire et de la réputation du sage Mirabaud. Mais vu du côté de d’Holbach qui est le véritable auteur de cet écrit incendiaire et audacieux, la fausse attribution à Mirabaud s’accompagne de la création d’un ethos, d’une image qui associe le penseur hétérodoxe à l’orthodoxie, pratiquement en pleine Académie française. Comme le montre Jérôme Vercruysse, l’auteur véritable du Système de la Nature demeura longtemps caché et les éditions ultérieures qui attribuent l’œuvre à Mirabaud sont très nombreuses, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et au-delà.60 Il y en a qui mettent en frontispice un portrait de Mirabeau, qui n’est pas notre secrétaire général, mais le comte de Mirabeau, membre de l’Assemblée constituante en 1789, qui joua un rôle politique assez important durant les troubles de la Révolution. L’élément important sur lequel il faut insister dans la perspective d’une Poétique historique du roman est le recours à la fiction dans les postures d’auteurs. Là où l’anonymat est une posture embryonnaire qui se prive 59 Voir l’article Mirabaud dans Dictionnaire des Lettres françaises. Le XVIIIe siècle, publié sous la direction du cardinal Georges Grente, revu par François Moureau, Paris, Fayard, 1960. 60 Jerôme Vercruysse, Bibliographie descriptive des écrits du Baron d’Holbach, Paris, Minard, 1971.

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de fiction, la pseudonymie marque un degré de fictionnalité qui va souvent de pair avec un récit. La fausse attribution pourrait elle aussi très bien s’accommoder de la simple mention d’un nom réellement existant, comme le fait Voltaire, mais on voit là aussi, chez d’Holbach notamment, apparaître un récit fictif plus développé qu’on appelle une ‘scénographie’. La définition donnée par Dominique Maingueneau à cette notion, capitale pour notre objet d’étude doit être rappelée ici : L’œuvre littéraire lie en effet ce qu’elle dit à la mise en place des conditions de légitimation de son propre dire […]. Ce que dit le texte présuppose une scène de parole déterminée qu’il lui faut valider à travers son énonciation. Cette situation d’énonciation de l’œuvre, on l’appellera scénographie.61

Il faudra y revenir bien sûr. VOULOIR SIGNER Mais voyons d’abord quelques cas de figures où la modalisation de la signature par la doxa s’effectue sur l’axe du vouloir. Il n’est pas sûr en effet qu’un producteur de texte ait l’intention de le publier. Il est notoire que Madeleine de Scudéry et Mme de La Fayette ont fait signer certains de leurs romans, l’une par son frère Georges et l’autre par son ami Jean Regnault de Segrais. Cet état de fait ne cache aucune misogynie du monde littéraire, bien au contraire. Madeleine de Scudéry, surnommée Sappho, donnait le ton de la préciosité dans son salon et jouissait ainsi d’une grande autorité, y compris en matière de ‘bonnes lettres’. Il n’est par ailleurs plus nécessaire d’insister sur le tournant culturel marqué par le règne personnel de Louis XIV, à l’issue des affres de la Fronde. Après l’échec de cette révolte nobiliaire, la vieille noblesse d’épée, destituée des hautes fonctions d’Etat et donc menacée dans son identité, développe un comportement particulier qui vise à affirmer une conscience de classe face à la montée de la haute bourgeoisie et de la noblesse de robe. L’absence d’une vraie fonction sociale au sein de l’Etat absolutiste favorisait la construction d’un barrage idéologique d’autodéfense qui rejoint l’idéal de l’‘honnête homme’. Paradoxalement, cet idéal se fonde sur une ‘volonté d’effacement’ et sur ‘un art de ne se

61 Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 122.

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piquer de rien’ ou sur une véritable ‘amnésie maîtrisée’, comme l’appelle Emmanuel Bury.62 Les vieux codes nobiliaires de la représentation63 et le code de l’‘honnête homme’ rendaient problématique qu’un noble, surtout une femme, s’érige en ‘auteur’. C’est ce qui fera que Mme de La Fayette refusera de signer ses romans, persistant à croire tout au long de sa vie que tenir la plume d’auteur rabaisse une dame de qualité. Quand Mme de La Fayette refuse de faire profession d’auteur, la notion doit être comprise dans le sens de ‘publier un livre sous son nom’, car le travail de l’écriture d’imagination lui-même constituait pour lui un délice. La Princesse de Montpensier (1662) par exemple avait été un travail de rédaction en coopération avec Gilles Ménage. Mme de La Fayette avait donné au texte sa forme initiale, Ménage l’avait amendé pour le style. Dans leur correspondance, les deux co-auteurs pouvaient désigner leur travail en commun sous le nom de ‘notre Princesse’. Cependant, apprenant qu’un valet chassé avait volé une copie du roman et l’avait communiqué à une vingtaine de personnes, Mme de La Fayette supplie Ménage d’étouffer le bruit si jamais le public lui attribuait le livre : ‘Je vous conjure, si vous en entendiez parler, de faire bien comme si vous ne l’aviez jamais vue et de nier qu’elle vienne de moi, si par hasard, on le disait’. L’exemple de Zayde (1670) est plus éloquent encore. Mme de La Fayette en avait fourni le thème, Segrais en avait établi le plan et apporté la documentation, La Rochefoucauld avait proposé des corrections de style. La Rochefoucauld et Mme de La Fayette, qui attachaient pourtant du prix à cette œuvre, ne souhaitaient ni l’un ni l’autre signer la version imprimée et prièrent Segrais, auteur de réputation et membre de l’Académie française, de leur éviter tout contact avec un éditeur en assumant l’œuvre.64 Le refus de la signature, qui relance notre problématique sur l’axe du vouloir et de l’intentionnalité, est ici encore modalisé par la doxa, en particulier par le code de l’honnête homme qui dicte un comportement condamnant la mise en évidence de soi sur la scène publique. Une fois de plus, c’est le respect de la doxa qui explique l’intention de ne pas signer. Dans sa décision autonome et libre de ne pas signer, l’individu producteur de discours se laisse pourtant guider par la doxa, au sens de ce qui convient aux yeux du public. D’un certain public, bien entendu. 62 Emmanuel Bury, Littérature et Politesse. L’invention de l’honnête homme (15801750), Paris, PUF, 1996, p. 65. 63 Cf. Jürgen Habermas, L’espace public, trad. Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1992. 64 Mme de La Fayette, Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2014.

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La voix collective résonne à travers la voix de l’individu. C’est ce que nous avons appelé la modalisation de la signature de l’œuvre par la doxa, dont le caractère hétérogène est ici encore patent. Avec la doxa, déclare Anne Cauquelin, ‘nous avons affaire à un corpus continu et divisible à l’infini, mais dont ni la grandeur ni le mouvement ne sont susceptibles de se laisser capter avec la rigueur que la science pourrait attendre’.65 La signature relayée à laquelle recourt Mme de La Fayette est une autre posture du producteur de discours face à la signature de l’œuvre réglée par la doxa comme modalisateur de l’intention.66 La signature relayée est proche d’un phénomène qui nous semble capital pour la compréhension du paysage discursif au XVIIIe siècle. Nous appellerons ce phénomène, qui se situe lui aussi sur l’axe de l’intentionnalité, la signature différée. Ce cas est illustré de façon exemplaire par Les Caractères de Mme de Puisieux, publiés en 1750. Il s’agit d’un ensemble de préceptes pour l’éducation des jeunes gens dont le siècle a procuré d’autres exemples célèbres avec l’Avis d’une mère à son fils (1729) de Mme de Lambert, autre salonnière de grand renom. La première partie de ces Caractères n’est signée que par une initiale suivie d’une traînée d’étoiles : Les Caractères, Par Mme de P****, A Londres, 1750. La seconde partie, publiée la même année, est quant à elle signée ‘Par Mme de Puisieux’. Que signifie ce report de la signature ? Pourquoi Mme de Puisieux ne signe-t-elle que la deuxième partie ? Le propriétaire du volume que nous avons eu en main a effacé les étoiles pour les remplacer par le nom de Mme de Puisieux.67 Cet ajout manuscrit est hautement significatif d’une posture d’auteur qui ici encore est liée à la doxa : il semble que le producteur de texte, Mme de Puisieux donc, abandonne au lecteur le soin d’attribuer l’œuvre. Le nombre d’étoiles peut par ailleurs répondre au nombre de lettres à remplir. La signature est ainsi différée. Mme de Puisieux ne signe pas afin de laisser au public l’occasion d’attribuer l’œuvre. L’auteur ne se fait connaître que quand le public a eu l’occasion de reconnaître l’œuvre et de le reconnaître, lui. 65

A. Cauquelin, L’art du lieu commun, p.105. Notons qu’au XVIIIe siècle le champ de productions textuelles est assez bien partagé entre bourgeois et nobles. Dans La Vie quotidienne de la noblesse française au XVIIIe siècle (Paris, Hachette, 1973, p.253), François Bluche note qu’‘en ce siècle, dont on a trop souvent dit qu’il pensait bourgeoisement, il y a presque autant de nobles auteurs que d’écrivains roturiers’. 67 On trouvera cette page de titre reproduite dans Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer, Le Roman véritable, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2008. 66

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C’est le public qui signale à l’auteur qu’il peut paraître. Que les éditions de 1750 et de 1751 des Caractères présentent une situation rigoureusement identique montre qu’il s’agit ici d’un geste ritualisé, du respect d’un code de savoir-vivre. Il est fort probable que cette seconde édition est simplement un second tirage du même texte. Mais cela ne change rien à la stratégie développée sur la page de titre, qui reste d’un tirage à l’autre, la même. En adaptant la date de l’œuvre à son second tirage, l’éditeur ou le libraire auraient sans difficulté pu mettre le nom de l’auteur à la place des étoiles. Ce rituel se double d’une scénographie dans l’incipit de l’œuvre : Que me demandez-vous, monsieur ? des préceptes pour monsieur votre fils ? Il y en a tant, on a tant écrit pour les jeunes gens. […] Si cependant vous exigez encore que j’écrive, c’est-à-vous que je m’adresserai ; je jetterai mes pensées sur le papier, tout comme elles me viendront et vous en ferez l’usage qu’il vous plaira.68

Ce ‘monsieur’ à qui le discours est adressé et qui l’a même sollicité existe-t-il réellement ? C’est possible. Ou est-il une figure faisant partie d’une scénographie, d’une fiction légitimant l’existence même du discours ? C’est plus probable, d’autant plus que la formulation est très réellement topique et stéréotypée, comme d’autres exemples de l’incipit épistolaire le montreront par la suite. La scénographie présente le discours comme un brouillon, comme des idées jetées sur le papier, que la productrice de discours n’aurait jamais voulu publier si ce discours n’avait pas été sollicité par un autre, qui dès lors doit en assumer la responsabilité. Il en fera ce qu’il voudra… Dans la logique de cette fiction légitimante, c’est donc à lui, l’épistolier qui a sollicité le texte, que le public en est redevable. Avant de signer l’œuvre sur la page de titre de la seconde partie, Mme de Puisieux recourt donc à une scénographie stéréotypée dans l’incipit de la première partie. Personne n’en aura été dupe. Aussi s’agitil d’un rite de passage, d’un passage obligé où, dans un récit fictif mais protocolaire, l’auteur s’efface devant le texte même et surtout devant le public. Des situations comme celle-ci nous confrontent à la voix inaudible de la doxa. Même si cet exemple unique n’a pas force de conclusion, la signature différée de Mme de Puisieux nous renseigne sur des injonctions tacites qui règlent et réglementent le paysage discursif de l’époque. Le

68

Mme de Puisieux, Les Caractères, Londres, 1751, p. 5-6.

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discours d’un particulier n’a aucune autorité, le journaliste de l’Encyclopédie nous l’a appris. Avant de pouvoir signer une œuvre, le producteur de texte, qui parle ici en son propre nom, évoquant ses propres idées personnelles, se soumet volontiers, s’il ne s’appelle pas Jean-Jacques Rousseau, à un rituel dont le fonctionnement n’est pas très éloigné de la captatio benevolentiae. Ce rituel est une petite fiction dis-simulative, bien stéréotypée, où le producteur du discours s’efface devant le public auquel il feint de demander l’autorisation de paraître sur la scène publique. La problématique de la signature, réglée par la doxa, se déroule ici simultanément sur le plan du pouvoir et du vouloir. La scénographie dédouble la production du discours. Au niveau de la production effective, le producteur ne peut pas se nommer sans heurter la doxa. Ce problème est réglé par la projection dans la structure discursive d’une production fictive où le producteur se présente comme quelqu’un qui ne voulait pas publier l’œuvre. De la toute-puissance du public – l’instance qui peut nommer l’auteur – le cas de Lenglet-Dufresnoy, déjà mentionné, offre un exemple remarquable. De l’Usage des Romans reçut immédiatement après sa parution en février 1734 un commentaire dans les Mémoires de Trévoux. Le journaliste, qui condamne l’ouvrage avec férocité, connaît l’auteur mais ne se permet pas de le nommer. Il se contente de déclarer que la rumeur publique l’attribue à Mr **** et de lui reprocher de vouloir ignorer les droits du public : Aussi Mr **** qui a eu le malheur de passer pour l’auteur de ce mauvais ouvrage s’inscrit-il en faux contre le Public. Aux preuves bonnes ou mauvaises que certaines personnes prétendent avoir en main, il en oppose une autre qui doit paraître sans réplique : c’est qu’il se dispose à mettre au jour une critique en forme pour servir de contrepoison à un livre contagieux ; il pourrait s’en épargner les frais, son honneur et sa religion n’y étaient pas intéressés. L’indécence d’un pareil ouvrage se fait assez sentir sans qu’il soit besoin d’emprunter le secours de la critique.69

La Nécrologie de Lenglet-Dufresnoy par Déon de Beaumont, parue en 1755 dans l’Année littéraire, mentionne en effet l’anecdote suivante à laquelle le journaliste de Trévoux semble faire référence : L’Histoire justifiée contre les Romans, in 12, un vol. 1735. L’Abbé Lenglet fit ce livre contre le précédent qu’on lui attribuait avec raison. M. Hérault, lieutenant de Police, lui dit qu’un libraire de Rouen, détenu 69

Mémoires de Trévoux, Amsterdam, Delorme, février 1734, p. 373-74.

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à la Bastille l’avait assuré qu’il était l’auteur de De l’usage des Romans ; sur quoi l’Abbé Lenglet lui répondit que cela n’était pas possible, puisqu’il était occupé de réfuter cet ouvrage. Rien cependant n’était plus vrai.70

Dans un autre compte rendu, paru dans la Bibliothèque française de Goujet (1735, vol. XXI, p. 130-138), le journaliste anonyme fait connaître l’auteur, mais en ne le nommant qu’à demi : ‘l’Abbé L*** du F***’.71 Dans les Mémoires pour servir à l’Histoire de la Vie et des Ouvrages de monsieur Lenglet Dufresnoy (1761) par J. B. Michault, on repère un autre témoignage du respect qu’un auteur doit au public, qui ne veut pas être devancé dans son jugement. C’est une règle que même un biographe doit s’imposer : Je me suis réduit, par cette considération, à un simple abrégé de la Vie Civile et Littéraire de M. l’abbé Lenglet. Je me suis bien gardé d’y prendre le ton d’éloge : les louanges qu’on prodigue, même à ceux qui les méritent, blessent presque toujours l’amour-propre du lecteur. Il veut les distribuer lui-même, et ressent un secret dépit contre l’écrivain qui prévient son jugement.72

Qu’un code de savoir-vivre rende le nom problématique est encore démontré par un autre compte rendu de De l’Usage du roman de LengletDufresnoy dans les Mémoires de Trévoux. Alors que Lenglet-Dufresnoy n’est pas nommé lui-même comme auteur de ce livre jugé scandaleux, le journaliste anonyme lui reproche de nommer sans retenue les auteurs qu’il aborde : Chaque écrivain a pour ainsi dire son coin et sa marque, qui le fait distinguer. Ainsi, qu’il paraisse un ouvrage comme celui-ci plein de mauvais raisonnements, et de contradictions, d’une érudition puisée dans les sources les plus décriées, de traits injurieux, de médisances atroces, où l’on nomme les personnes par leur nom sans aucun égard pour la bienséance ni aux bonnes mœurs ; de saillies pleines d’impiété, qui font frémir la Religion […]. Voilà, dira-t-on, infailliblement un ouvrage de ***, c’est là son coin et sa marque. Aussi n’avons-nous pas douté un moment que celui dont il est ici question ne soit de cet illustre auteur ; mais plus modéré que lui nous ne voulons pas lui faire le tort de le nommer.73

70

L’Année littéraire, Amsterdam-Paris, Lambert, 1755, tome III, lettre 6. Abbé Goujet, Bibliothèque Française, Paris, Mariette et Guérin, 1735, vol XXI, p. 130-138. 72 Jean-Baptiste Michault, Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Monsieur l’abbé Lenglet Dufresnoy, Londres – Paris, Duchesne, 1761, p. 11. 73 Mémoires de Trévoux, Amsterdam, Delorme, 1735, vol XXI, p. 674-675. 71

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En attendant les développements dans les articles suivants, on peut formuler trois conclusions au sujet des modalités de la signature. Primo. Les différentes postures que peut adopter un producteur de discours à l’âge classique dépendent dans une mesure importante du pouvoir régulateur de la doxa, qui module la signature de l’œuvre selon les régimes du devoir, du pouvoir et du vouloir. Secundo. Ces postures sont en même temps réglées par le statut du discours dans le système discursif fort hiérarchisé de l’époque. Le principe qui organise cette hiérarchie est l’autorité. Et il apparaît clairement que le particulier et l’individu ne jouissent que de peu d’autorité. Tertio. Il semble que moins le discours a d’autorité, plus il aura recours à la fiction pour légitimer son apparition sur la scène publique. Cette fiction est stéréotypée, protocolaire et a valeur de rituel.

DE L’ASSOMPTION AUCTORIALE

L’INNOMMABLE Que l’auteur signe ou ne signe pas, qu’il recoure au pseudonyme ou à la signature différée, il paraît de facto sur la scène publique du moment que le livre est publié. En définitive, la question posée par l’existence de différentes modalités de la signature concerne moins la parution du livre ou l’apparition de son producteur sur la scène publique que l’identification, semble-t-il. Que penser d’une posture comme Par M. ***, auteur des Lettres juives ? On a affaire à une signature par périphrase. L’auteur reste anonyme – sans nom – mais il peut, avec un minimum d’effort de la part du lecteur, être identifié. Les questions de l’apparition sur la scène publique et de l’identification semblent à leur tour être subordonnées au problème qui constitue sans doute le véritable enjeu de la modalisation de la signature à l’âge classique : celui de la nomination. L’auteur peut paraître, il peut se laisser identifier, mais ce qui paraît en fin de parcours problématique, c’est qu’il se nomme luimême, qu’il se donne un nom. A l’âge classique, les postures d’auteur semblent profondément liées à un problème qui n’est plus littéraire mais sociologique et surtout anthropologique : le nom. Le nom, durant l’Ancien Régime, est chose ‘sacrée’. Ce que la noblesse veut perpétuer, c’est le nom. Le nom ne doit pas s’éteindre. De plus, tout le monde n’a pas de nom. Avoir un ‘nom’ est un privilège nobiliaire. La valeur ‘sacrée’ du nom permet sans doute d’expliquer cet élément difficilement saisissable de la doxa qui rend problématique qu’un producteur de discours se nomme. Il faut de l’autorité, il faut, des ‘lettres de noblesse’. Ecoutons à ce sujet Mme de Créquy, qui se plaint dans ses Souvenirs (publ. : 1873) des anoblissements de bourgeois : ‘Depuis les dernières créations, il est convenu que les titres ne signifient plus rien. Il n’y a que le nom qui puisse marquer la noblesse’.74

74 Souvenirs de la marquise de Créquy de 1710 à 1803, Paris, 1873. Cité dans Guy Chaussinand-Nogaret, La Noblesse au XVIIIe siècle, Bruxelles, Ed. Complexe, 1984, p. 165.

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Les différentes procédures et stratégies qu’on voit circuler autour de la notion d’auteur, ne sont-elles pas les traces, au niveau du comportement des producteurs de discours, d’un impératif ou d’une injonction qui est et reste, fondamentalement, innommable, comme un des non-dits dont la doxa est remplie ? Le tabou lui-même n’a pas de nom. Le tabou du nom est lui-même ‘innommable’. ROBERT CHALLE ET LA PRÉFACE ASSOMPTIVE Les Illustres Françaises (1713) de Robert Challe est sans aucun doute l’un des grands romans ‘bourgeois’ du siècle.75 En témoigne déjà, au tout début du récit, la très longue liste d’arguments invoqués par le vieux Du Puis en défaveur du mariage de sa fille avec Des Ronais. Il n’y est question ni de sang ni de nom. Si Du Puis refuse de donner sa fille à Des Ronais, c’est en vertu d’intérêts bourgeois. C’est Des Ronais qui parle : ‘Que pour l’âge de sa fille, il n’était pas assez avancé pour l’obliger à rien précipiter. Que trois ou quatre années plus ou moins ne la rideraient pas. Que se mariant plus tard, elle n’aurait pas tant d’enfants ; mais ils seraient d’une santé plus vigoureuse ; et qu’elle, qui se serait tout à fait formé l’esprit, conduirait mieux son ménage, et serait revenue des dissipations de la jeunesse. Qu’à l’égard de son bien, que j’offrais de lui laisser pendant sa vie, on ne l’entendait pas mal, de prétendre lui faire grâce, en lui laissant simplement l’usufruit d’une chose, dont il avait la propriété. Que l’un et l’autre lui appartenaient, et qu’il voulait les conserver jusqu’à sa mort ; n’étant nullement d’humeur à se dépouiller avant que de se coucher […].76

Ce n’est pourtant pas que le problème du nom soit absent de l’œuvre. Il occupe toute la dernière page de la Préface qui en comporte six dans l’édition moderne. ‘Il ne me reste qu’un mot à dire’, conclut R. Challe, ‘au sujet des noms dérivés de ceux de baptême que j’ai donnés à mes héroïnes, tels que Manon, Babet, et d’autres. J’ai suivi en cela l’usage qu’on suivait lorsque les choses que je raconte se sont passées, où l’on voyait les filles de distinction et de qualités nommées comme je les nomme’.77 R. Challe se moque d’une marchande qui se mettant à table dit d’un ton plaignant à sa servante : ‘Eh mon Dieu, où est donc Mademoiselle une telle ? Allez 75 Cf. Jacques Cormier, L’atelier de Robert Challe, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2010. 76 Challe, Les Illustres Françaises (Paris, 1713), éd. Jacques Cormier, Paris, Garnier, 2014, p. 109-10. 77 Challe, Les Illustres Françaises, p. 88.

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lui dire, Toinette, que nous l’attendons pour dîner. Cette marchande ne veut-elle pas cacher que mademoiselle une telle est sa fille ?’78 Le début des Illustres Françaises (1713) n’est pas moins marqué par le problème du nom, quand l’auteur met d’emblée en garde contre les applications et la recherche des clefs : ‘J’avertis les curieux qui voudront déterrer les noms de mes héros, et de mes héroïnes, qu’ils prennent une peine fort inutile, et que je ne sais pas moi-même quels ils étaient, ou quels ils sont ; ceci n’étant que des histoires différentes que j’ai entendu raconter en différents temps et que j’ai mises par écrit à mes heures perdues’.79 Dans cette Préface, le problème du nom amène directement la question du statut du texte et de la part qu’a prise l’‘auteur’ à sa réalisation. Il n’y a pas de doute : le texte est un roman. L’auteur en assume la fabrication : ‘Mon roman et mes histoires, comme on voudra les appeler’.80 Peu importe donc comment on appelle ce récit. Ce qu’il y a de certain, c’est que ces Illustres Françaises, présentées comme des ‘Histoires véritables’ dans le sous-titre, ne sont pas pure fiction. Dans les ‘romans’ de pure fiction, dont l’auteur se détourne explicitement, la vertu est toujours persécutée mais triomphe à la fin. R. Challe ne manque pas de souligner, en souriant, le présupposé sur lequel de tels récits de pure fiction reposent : ils supposent que la résistance que les héros et les héroïnes opposent à leurs parents en faveur de leurs maîtresses ou de leurs amants soit en effet une action de vertu ! Quod non. Le roman de R. Challe tend à une morale plus naturelle et plus chrétienne, déclare-t-il : ‘par des faits certains, on y voit établi une partie du commerce de la vie’.81 La fiction n’exclut donc pas la vérité. Le fond de chacune des histoires est vrai. Il faut ici un instant suspendre la question de la nomination pour voir de plus près les différents accords que R. Challe conclut avec son lecteur. Tout en étant un ‘roman vrai’, Les Illustres Françaises ne sont pas ramenées à une mimesis textuelle. L’auteur ne se dédouane pas en prétendant remanier un manuscrit. Certes, le texte fait vaguement entrevoir le filigrane d’un récit génétique. L’histoire du texte est en effet liée à un chronotope : elle a une temporalité – ‘je les ai entendues raconter en divers temps – et une spatialité – ‘les provinces m’en ont fourni la plupart’.82 78

Ibidem. Challe, Les Illustres Françaises, p. 83. 80 Ibidem. Seule l’édition de La Haye, de Hondt, 1715, in 12 présente une variante : mon Roman ou mes histoires. 81 Ibidem. 82 Ibidem. 79

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Mais, à la différence de la mimesis textuelle, la scénographie renvoie à une situation d’énonciation orale. A travers cette scénographie, qui permet d’affirmer que les histoires sont vraies, un contrat de lecture est clairement présenté. D’abord, la part qu’a prise l’auteur à la réalisation du texte est celle de quelqu’un qui ‘fait voir’, qui ‘fait connaître’, qui ‘montre’ ou qui ‘pose’ : Celle de Contamine fait voir qu’une fille sage et vertueuse peut prétendre à toutes sortes d’établissements […]. Celle de Terny fait connaître le tort qu’ont les pères et mères en violentant leurs enfants […]. Et enfin, l’histoire de Du Puis […] et ce qu’il dit de Galouin montre, que si un homme est capable de tout pour ses plaisirs, lorsqu’il se livre à des réflexions chrétiennes, il n’en fait que de bonnes et de profitables.83 Je pose la scène à Paris plus de dix ans après.84

Voilà donc la part qu’a eue l’auteur au roman : elle est considérable et clairement avouée. Qu’en est-il de l’exemplarité ? Elle est très explicite. Dans ces Histoires vraies, il s’agit de rencontres ‘qui se trouvent ordinairement dans le monde et la morale qu’on peut en tirer est d’autant plus sensible, qu’elle est fondée sur des faits certains’.85 A travers une scénographie de l’oralité – à peine ébauchée – l’auteur déclare que le contrat de lecture de son roman, qui l’éloigne de ce qu’on considère d’ordinaire comme un roman, se fonde sur des faits vrais : On ne verra point ici de brave à toute épreuve, ni d’incidents surprenants. J’ai affecté la simple vérité ; si j’avais voulu, j’aurais embelli le tout par des aventures de commande ; mais je n’ai rien voulu dire qui ne fût vrai.86

La défense de l’ouvrage ne va pas plus loin que l’affirmation que l’auteur a obtenu le fond de l’œuvre par ouï-dire. Ce qui éloigne ce volume des ‘romans’, au sens qu’on donne ordinairement à ce terme, c’est l’oralité et l’ouï-dire : Si j’avais écrit des fables, j’aurais été maître des incidents que j’aurais tournés comme j’aurais voulu ; mais ce sont des vérités qui ont leurs règles toutes contraires à celles des romans. J’ai écrit comme j’aurais 83 84 85 86

Challe, Challe, Challe, Challe,

Les Les Les Les

Illustres Illustres Illustres Illustres

Françaises, p. Françaises, p. Françaises, p. Françaises, p.

84. 85. 85. 85.

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parlé à mes amis dans un style purement naturel et familier ; néanmoins j’espère qu’il n’écorchera pas les oreilles délicates, et qu’il n’ennuiera pas le lecteur.87

Le contrat de lecture, qui n’est pas très différent de celui qu’on trouvera dans les romans-mémoires, repose tout entier sur une scénographie de l’oralité : le lecteur est prié d’imaginer que le narrateur parle à ses amis. ‘Tous les incidents en sont nouveaux’.88 A ceux qui trouveront à redire sur un mot employé mal à propos, l’auteur répond d’avance que ‘la naïveté de l’histoire a voulu cela pour la plus grande partie aussi bien que quelques phrases qui paraîtront embarrassées’. On retrouvera ces sortes d’excuses dans La Vie de Marianne. Mais dans le roman de Marivaux, c’est la protagoniste Marianne elle-même qui se demande où elle trouvera un style et comment la partie du récit de sa vie qu’on lui propose de coucher par écrit (et même de publier) aura les mêmes charmes que celle qu’elle a racontée de vive voix… La Vie de Marianne est un romanmémoires, qui repose sur la mimesis textuelle. Son texte est un manuscrit trouvé qui s’intègre dans une scénographie de la scripturalité. Le récit tout entier de Marianne est une négociation, comme on le verra. Rien de tel dans Les Illustres Françaises. Dans Les Illustres Françaises, la convention de participation à l’illusion est elle aussi réglée d’emblée, par affirmation : l’auteur a ‘affecté’ la vérité. Il s’agit donc d’un travail de fiction que le lecteur est prié de prendre comme la vérité. Nous avons affaire à un roman, certes très nouveau et même exceptionnel, mais qui ne négocie pas. La nouvelle Poétique qu’il met clairement en avant dans son contrat de lecture est fondée sur des déclarations et non sur une tentative diplomatique de convaincre le lecteur. La négociation des accords fondateurs d’une nouvelle Poétique du roman se déploie en revanche spectaculairement dans les formules narratives qui recourent à la mimesis textuelle. Ces formules novatrices, telle le roman-mémoires, montrent jusque dans leur structure narrative ce qu’elles sont : des récits à travers lesquels une nouvelle Poétique du roman est négociée. Et le nom ? R. Challe, qui commence et termine la préface de son grand roman par l’évocation du problème du nom ne se nomme pas et ne se nommera jamais. Il ne négocie pas de pacte de visibilité. Il garde l’anonymat et sait qu’il dépend du public de l’en faire sortir :

87 88

Challe, Les Illustres Françaises, p. 86. Challe, Les Illustres Françaises, p. 86.

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[…] je donne (l’ouvrage) au public de bonne volonté sans y être forcé par personne. Je le déclare, afin qu’on m’en ait l’obligation si le présent le mérite, ou que je ne songe plus à la suite, si le public n’est pas satisfait.89

L’auteur envisage en effet un second essai : ‘[…] outre cela le récit que (Mme de Londé) entend faire à Des Frans lui donne sujet d’en faire un autre, qui sera compris dans la suite de cet ouvrage, si je le continue ?’.90 Son deuxième ouvrage sera peut-être différent de celui-ci mais, quoi qu’il en soit, c’est le public qui décidera : ‘Si ce premier effort de ma plume est bien reçu du public, j’en pourrai donner un autre, où on verra quelque chose qui ne déplaira peut-être pas’.91 R. Challe comprend parfaitement que l’œuvre doit devancer son auteur sur la scène publique. Il étaie la défense de sa production sur un topos préfaciel très courant. Il a fait lire son texte par des amies : J’ai vu quelques femmes qui se sont déchaînées contre ce que la veuve dit à sa sœur, dont Du Puis rapporte la conversation dans son histoire. J’en ai vu d’autres qui ont trouvé que cet endroit était le plus sensible et le mieux touché de tout l’ouvrage, et qui m’ont avoué même, qu’il rapportait les vrais sentiments de la plus grande partie de leur sexe. Les unes et les autres sont ce qu’on appelle des femmes de vertu ; d’où vient donc leur contrariété ? C’est que chacune a son goût, et plus ou moins de sincérité, suivant son humeur et son tempérament.92

R. Challe – car ce n’est pas une persona, une figuration fictionnelle d’un auteur qui parle ici – se défend des défauts de son récit. Le début, par exemple, pourra paraître un peu embrouillé pendant quatre ou cinq feuillets : ‘c’est que j’ai suivi, pour la liaison de mes histoires, la première idée qui m’est venue dans l’esprit, sans m’appliquer à inventer une économie de roman’.93 Avec R. Challe nous avons affaire à un auteur qui assume son œuvre. Cette Préface (qui n’en porte pas le nom) est donc assomptive. Elle est aussi entièrement déclarative. Challe ne se met pas en peine de négocier ou ‘d’inventer une économie de roman’. C’est à peine si une scénographie est ébauchée, qui tente de donner à l’auteur véritable un ethos fictif qui le dédouane. Il n’y a pas de vraie négociation.

89 90 91 92 93

Challe, Les Ibidem. Challe, Les Challe, Les Challe, Les

Illustres Françaises, p. 87. Illustre Françaises, p. 86. Illustres Française, p. 86. Illustres Française, p. 87.

POSTURES D’AUTEUR

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L’analyse de la Préface du chef-d’œuvre de Robert Challe nous apprend deux choses importantes dans le cadre d’une nouvelle Poétique du roman qu’elle préconise d’une autre manière que, par exemple, Marivaux, dont il sera longuement question ci-après. Il faut d’abord conclure que l’assomption de la responsabilité de l’œuvre implique presque automatiquement que l’auteur reconnaît avoir eu une grande part dans l’invention et la création de l’histoire, qui est donc, pour le moins en grande partie, œuvre de fiction. L’assomption de la fonction d’auteur implique pratiquement que le statut fictionnel de l’œuvre est reconnu. Mais cette assomption n’implique aucunement que l’auteur se nomme. Aucune trace de l’auteur Robert Challe qui, bien qu’il s’avoue l’auteur des Illustres Françaises, a attendu deux siècles et demi pour être ‘reconnu’. Reconnaître l’œuvre en l’assumant comme un travail de fiction ne donne pas le droit de se nommer. Il faut ensuite conclure que l’assomption de l’auctorialité est presque par définition déclarative. Cette assomption et l’aveu du statut fictionnel de l’œuvre qui en découle ne sont pas négociés. Ces deux aspects ne sont pas à négocier puisqu’ils sont d’emblée déclarées. A l’inverse, la dénégation auctoriale et le camouflage de la fiction en feintise qui paraissent être le propre des formules narratives fondées sur la mimesis textuelle déclenchent la négociation d’une nouvelle Poétique du roman.

DE LA DÉNÉGATION AUCTORIALE

LA NÉCESSITÉ DE LA PRÉFACE ‘Est-ce qu’on lisait les préfaces ?’ A cette question certes très pertinente, on en ajoute souvent une autre : est-ce que la préface est amovible ? Est-elle indispensable à la bonne entente du texte préfacé ? Ne voit-on pas, en effet, des textes republiés sans la préface que leur adjoignait l’édition originale, par exemple dans les ouvrages collectifs comme Amusements des dames ou recueil d’Histoires galantes tirées des meilleurs auteurs de ce siècle (1740) ou Bibliothèque de campagne ou Amusements de l’esprit et du cœur (1794) ? Les Liaisons dangereuses (1782), un des romans les plus connus du XVIIIe siècle, fournit à cette double question une réponse intéressante. Au beau milieu de la ‘Préface du rédacteur’, après l’exposé sur l’origine du manuscrit et les corrections que le rédacteur y a apportées, nous lisons ceci : Cependant ceux qui, avant de commencer une lecture, sont bien aise de savoir à peu près sur quoi compter, ceux-là dis-je, peuvent continuer : les autres feront mieux de passer tout de suite à l’ouvrage même ; ils en savent assez.94

Ce propos, placé au milieu de la préface du rédacteur, permet de faire deux remarques, en réponse à nos deux questions. Il semble que le rédacteur des Liaisons dangereuses partage le lectorat en deux groupes : ceux qui veulent savoir ‘sur quoi compter’ quand ils ouvrent un livre, et les autres. Les premiers sont censés continuer la lecture de la préface, les autres peuvent sauter ce qui reste à lire. Lire une préface dépend dès lors d’une attitude, d’un réflexe de lecture. La préface dans son ensemble ne s’adresse qu’à un type particulier de lecteur, dont elle donne aussi le profil. Parallèlement, le propos du rédacteur partage la préface en deux parties. Les premiers paragraphes sont destinés à tous et semblent indispensables. Ces paragraphes prolongent le récit des Liaisons dangereuses en retraçant l’histoire de la composition du livre : le manuscrit, donné par les héritiers de Mme de Rosemonde au rédacteur pour qu’il y mette 94 Laclos, Les Liaisons dangereuses, éd. Catriona Seth, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2011, Préface du rédacteur.

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de l’ordre et en corrige les fautes les plus manifestes, est à présent devenu un livre plus ou moins sortable. Cette histoire du manuscrit, ce récit génétique donc, est inamovible. Quant au reste, c’est-à-dire les réflexions sur le mérite de l’ouvrage, sur sa qualité poétique et son utilité, tout cela peut être sauté. Le propos du rédacteur révèle toute l’ambiguïté de la préface comme discours inaugural au XVIIIe siècle : elle est amovible en partie et, prise dans son ensemble, elle n’est pas destinée à tous les lecteurs. Le lecteur pourra lui-même choisir à quelle catégorie il appartient. Quant au livre même, cette histoire de liaisons, elle ne plaira pas aux ‘esprits forts’, ni aux ‘dévots’, ni même aux ‘personnes d’un goût délicat’. Aussi, la deuxième partie de la préface où tout cela est déclaré n’est-elle destinée qu’à ceux qui veulent savoir ‘sur quoi compter’. Histoire du livre et histoire dans le livre sont dès lors présentées comme faisant corps, mais séparées l’une de l’autre par un bout de préface qui scinde le lectorat en deux. Par-delà le passage dont le lecteur pourrait éventuellement se passer, s’institue l’association entre le texte et son récit génétique, qui est l’histoire de sa provenance. La préface du rédacteur des Liaisons dangereuses est emblématique du discours préfaciel au XVIIIe siècle. Une énorme quantité de préfaces de roman est composée de deux volets : volet narratif d’une part et volet que j’appellerais rhétorique d’autre part. Le volet rhétorique porte sur le produit final qui est le livre. On le présente, on le défend, on répond aux critiques qu’à coup sûr il suscitera, par la mise en œuvre d’une rhétorique où la captatio benevolentiae et l’excusatio propter infirmitatem ne manquent pas. Quant au volet narratif de la préface, qui est son récit génétique, il focalise sur un état antérieur du texte, manuscrit le plus souvent : d’où ce manuscrit vient-il ? Là où le volet rhétorique prépare l’entrée dans le monde du texte en tant que livre, la dimension narrative relie la préface à l’univers fictionnel du récit dont elle retrace le devenirlivre. Le récit proprement dit et le récit génétique contenu dans le volet narratif de la préface sont donc subsumés dans une entité textuelle narrative englobante dont il s’agira ici d’étudier les avatars, les modalités et les raisons d’être. RÉCIT PRÉFACIEL

ET RÉCIT PRÉFACÉ

Risquons une première hypothèse, à partir d’une distinction genettienne qui nous a déjà servie dans les articles précédents : celle entre préface

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assomptive et préface dénégative.95 Dans la première, un auteur assume le texte en s’en avouant l’auteur. Dans la seconde, une instance préfacielle déclare que le texte n’est pas d’elle, mais vient d’ailleurs. Or, le récit génétique contenu dans le volet narratif de la préface semble être le privilège de la préface dénégative. Quand un préfacier se met à narrer l’histoire de son texte, c’est le plus souvent pour déclarer qu’il n’en est pas l’auteur et pour déconnecter l’écriture du texte préfacé de sa propre activité de rédacteur, de traducteur, ou d’éditeur.96 Cette prédilection de la narration préfacielle pour les préfaces dénégatives devra nous retenir dans la suite. Le cas de La Vie de Marianne peut nous servir d’exemple d’un roman qui est désattribué dans sa préface par une narration qui fait remonter le texte à un manuscrit trouvé par hasard et édité par le préfacier qui n’en est donc pas l’auteur. Bélisaire, d’autre part, peut fournir un exemple de roman assumé par son auteur Marmontel, qui déclare avoir trouvé son sujet dans Procope. La partie narrative est très réduite dans la préface du roman de Marmontel, qui développe au contraire l’aspect rhétorique en prenant la défense de Procope contre ses calomniateurs, garantissant ainsi la fiabilité de sa source : Sur tout le reste, à peu de choses près, j’ai suivi fidèlement l’histoire, et Procope a été mon guide. Mais je n’ai eu aucun égard à ce libelle calomnieux qui lui a été attribué, sous le nom d’Anecdotes, ou d’Histoire secrète. Il est pour moi de toute évidence que cet amas informe d’injures grossières et de faussetés palpables n’est point de lui, mais de quelque déclamateur aussi maladroit que méchant.97

Le rapport de la préface narrative et de la narration préfacée est tensionnel. L’on connaît des exemples où l’une se développe au détriment de l’autre. C’est ce qui arrive dans Angélique de Gérard de Nerval. Ce premier récit des Filles du feu (1854) commence par la trouvaille d’un livre, à la foire de Francfort, faite par le journaliste Nerval. C’est l’Histoire de l’abbé de Bucquoy, que Nerval trouve trop cher pour l’endroit et qu’il n’achète pas. Il regrettera fort cette décision par la suite car rentré à Paris, il trouve le monde littéraire en émoi suite à l’application de l’amendement Riancey, qui interdit aux journalistes de publier des ‘feuilletons-romans’. Nerval, chargé précisément du feuilleton, voit avec regret toutes les ressources qu’aurait pu lui fournir l’Histoire de l’abbé de 95

Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 169. Cf. Philip Stewart, Imitation and Illusion in the French Memoir-novel, 1700-1750, New Haven, Yale university Press, 1969. 97 Marmontel, Bélisaire, in Œuvres de Marmontel, Paris, Belin, 1819, tome III, p. 209. 96

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Bucquoy, qui n’est pas un roman et qui est suffisamment intéressant pour être donné en feuilleton au journal. Il part à la recherche du livre à Paris – à la Bibliothèque impériale, à l’Arsenal et ailleurs – mais en vain. Ce n’est qu’au bout d’un long parcours et de nombreuses péripéties, rapportées dans douze lettres écrites à son rédacteur en chef, qu’il trouve le livre. Et voici la manière laconique dont la quête de ce livre s’achève : On peut lire l’Histoire de l’abbé de Bucquoy dans mon livre intitulé : Les Illuminés (Paris, Victor Lecou). On peut consulter aussi l’ouvrage in-12 dont j’ai fait présent à la Bibliothèque impériale.98

C’est la fin d’Angélique. Ce récit, en douze lettres, se présente comme la recherche d’un livre que cependant on ne lira pas une fois qu’il aura été retrouvé. Angélique est un récit préfaçant un livre escamoté. Mais entre-temps, chemin faisant, la préface aura intégré un autre récit : celui d’Angélique. C’est un manuscrit, qu’on ne cherchait pas, mais que Nerval a découvert par hasard, en cherchant un livre introuvable.99 Un romancier qui adjoint à son récit l’histoire de l’origine du texte peut aussi se tromper. Le cas du chevalier de Mouhy est plaisant. Dans La Mouche (1736), un préfacier raconte comment un maçon romain trouve une boîte dans les fondements d’une maison qu’il était en train de démolir.100 L’espoir de l’ouvrier de se voir riche par la découverte d’un trésor est vite déçu par le constat que la boîte ne contient que des paperasses : Il donna de colère plusieurs coups dans le manuscrit avec l’outil dont il s’était servi pour ôter le couvercle ; et c’est ce qui a occasionné quelques lacunes dont le lecteur s’apercevra dans la suite de cet ouvrage.101

De ces lacunes si plaisamment annoncées dans la préface, on ne trouve cependant aucune trace dans le roman même, La Mouche. En revanche, un roman entamé un an avant La Mouche, intitulé Lamekis (1735-38) – et dont la publication s’étale, comme celle de La Mouche, sur plusieurs années – présente quant à lui plusieurs trous. Mathieu Brunet en déduit l’intéressante hypothèse que le chevalier de Mouhy a pu se tromper de 98

Nerval, Les Filles du Feu, éd. par Léon Cellier, Paris, GF, 1965, p. 107. Cf. Jan Herman, ‘Angélique de Gérard de Nerval, un palimpseste littéraire’, in Lettres familières sur le roman du XVIIIe siècle tome II : l’espace dialogique du roman, LeuvenParis, Peeters, La République des Lettres, 2019, p. 439-446. 100 Voir Le romancier et le discours économique. 101 Christian Angelet et Jan Herman (éds), Recueil de Préfaces de romans du XVIIIe siècle, volume I : 1700-1751, Saint-Etienne, PU et Leuven university Press, 1999, p. 177. 99

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manuscrit dans l’assemblage de la préface narrative et de la narration préfacée.102 Une préface dénégative n’est pas absolument inamovible, il en faut une, mais un récit préfaciel en vaut parfois bien un autre. La variante de l’unité de la Préface narrative et de la narration préfacée qui devra nous intéresser par la suite est l’emplacement d’un récit préfaciel en tête d’ouvrages qui ne sont pas des romans. La préface narrative peut être déconnectée du roman et exporté à d’autres types de discours. A l’inverse donc du cas nervalien, où la narration préfacielle absorbe le roman même, la narration peut aussi investir le discours du savoir, philosophique ou autre, et s’y intégrer. Les discours du savoir s’entourent bien souvent de franges narratives. L’Avertissement précédant L’Aveugle de la Montagne. Entretiens philosophiques (1789) de Corneille-François de Nélis, qui fut un authentique représentant des Lumières dans les Pays-Bas autrichiens, en offre un exemple entre mille. A la page IX de l’Avertissement qui précède les entretiens philosophiques publiés sous le titre de L’Aveugle de la Montagne, on lit ce qui suit : […] l’ouvrage dont je donne la traduction, paraît avoir été originairement écrit en grec, quoique ma traduction ne soit faite que d’après le latin, le seul texte que j’aie recouvré. Je ne dirai pas si c’est parmi les manuscrits de la bibliothèque d’Oxford ou du Vatican ; ou bien parmi ceux de M. Askew que je connaissais, et qui se sont vendus il y a quelque temps, à Londres. Tout cela ne fait rien pour le mérite de l’ouvrage et ferait très peu de choses pour la satisfaction de mes lecteurs. J’ose les prier en conséquence de vouloir bien respecter pendant quelque temps au moins, mon secret. Je ne le ferais pas si l’ouvrage dont il s’agit était un ouvrage d’histoire.103

Cet écrit théologico-philosophique, qui porte l’adresse d’AmsterdamParis fut en réalité publié à Anvers en 1789-90. Il fut très tôt traduit en allemand et édité avec une préface de Lavater, qui ne supprime pas l’Avertissement.104 Il fut ensuite complété d’autres entretiens, en 1792-93. Nous avons cité le texte de 1795, publié à Parme, par Bodoni, où l’Avertissement figure toujours. Cet Avertissement ne sera en fait jamais supprimé, ni dans l’édition parue en 1797 à Rome, chez Vincent Poggiolo, ni dans celle éditée à Paris, chez Nicole en 1798-99, ni dans celle de la 102 Mathieu Brunet, ‘Un manuscrit peut en cacher un autre… Autour de deux romans de Mouhy (Lamekis, 1735-38, La Mouche, 1736-42)’, in Jan Herman et Fernand Hallyn (éds), Le Topos du manuscrit trouvé. Hommages à Christian Angelet, Leuven-Paris, Peeters, 1999, p. 139-157. 103 Corneille-François de Nélis, L’Aveugle de la Montagne. Entretiens philosophiques, Parme, Bodoni, 1795. 104 Corneille-François de Nélis, Der Blinde vom Berg, Zürich, 1791.

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même année parue chez Delance, à Paris également. L’édition de 1837, parue à Bruxelles, reprend encore l’Avertissement de 1789.105 La préface, dont on aura pu constater l’aspect narratif, n’est donc à aucun moment considéré comme un para-texte ou comme un accessoire amputable. Mise en scène romanesque et écrit philosophique sont considérés, au fil des éditions et des traductions, comme formant corps. La préface narrative, ou le récit préfaciel si l’on veut, fait remonter le texte à un manuscrit dont l’original grec restera à jamais introuvable et dont la traduction latine est conservée dans une bibliothèque dont on ne saura ni le nom ni le lieu. Le manuscrit est sine nomine, sine dato, sine loco. Comme dans les autres cas de figure parcourus, nous avons affaire à une préface où le préfacier adopte une posture dénégative moyennant une narration qui déconnecte le texte d’un auteur, qui reste à l’ombre. SCÉNOGRAPHIE ET ETHOS Il faut ici revenir à une question qui s’impose : peut-on admettre que le public ait été dupe de cette mise en scène éditoriale et que celle-ci ait été conçue pour avoir un quelconque effet de tromperie ? Il est vrai qu’on connaît quelques exemples très intéressants d’erreur d’attribution. Dans le domaine du roman, nous avons le cas de l’écrivain allemand Sophie de la Roche, Geschichte des Fräuleins von Sternheim (1771) qui est précédée d’une lettre de l’écrivain Christophe Martin Wieland. Wieland s’excuse auprès de l’auteur d’avoir publié sans sa permission un manuscrit qu’elle lui avait confié pour connaître son avis. Il le lui rend sous une forme imprimée.106 La traductrice française de ce roman, Mme de Laffitte, interprète cette préface comme une dénégation auctoriale et attribue le roman à Wieland, qui n’en est réellement que l’éditeur, car la Geschichte des Fräuleins von Sternheim est bien réellement un roman écrit par Sophie de la Roche.107

105 Ces différentes éditions de l’ouvrage de Nélis se trouvent décrites dans Carlo De Clercq, Corneille-François de Nelis : Œuvres complètes, Bruxelles, Editions culture et civilisation, 1979. 106 Sophie de la Roche, Geschichte des Fräuleins von Sternheim. Herausgegeben von C. M. Wieland, Leipzig, 1771 ; éd. moderne Barbara Becker-Cantarino, Stuttgart, Reclam Verlag, 2006. 107 Madame de Lafitte, Mémoires de mademoiselle de Sternheim, traduit de l’allemand, La Haye, Pierre-Frédéric Gosse, 1773.

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Malgré des cas isolés de ce type, il faut postuler qu’aucun désir de tromper ne présidait aux manœuvres de désattribution narrative. Le ‘jugement de l’abbé Fontenay’ de L’Aveugle de la Montagne, paru dans L’esprit des journaux en septembre 1793, est très illustratif à ce sujet : Il paraît, par un Avertissement du traducteur, que cet ouvrage aurait été originairement écrit en grec, quoique la traduction, dit-il, ne soit faite que d’après le latin, le seul texte qu’il ait recouvré ; mais il est aisé de voir que ce n’est qu’une fiction. L’ouvrage a été écrit originairement en français. C’est encore une fiction, quand on suppose qu’un philosophe pythagoricien, vieux et aveugle, chrétien même et vivant dans les premiers siècles de l’Eglise, s’entretient paisiblement avec un jeune disciple de la vérité, nommé Théogène, loin du bruit des académies et de l’écho des villes, assis à l’ombre d’un platane solitaire, sur une colline élevée ; ce qui lui a fait donner le nom de L’Aveugle de la Montagne. On voit que ce n’est qu’un cadre heureux pour jeter du dramatique dans cet ouvrage, c’est-à-dire ce vif intérêt qui résulte toujours de l’entretien des interlocuteurs, à l’exemple de ces conversations si intéressantes que nous ont laissées les anciens, surtout Cicéron, pour qui l’auteur montre une prédilection particulière. Il imite en effet ce grand génie de Rome. Il prouve, comme lui, qu’il est vraiment homme de bien et grand philosophe. Il a la force de ses raisonnements, l’élévation de ses pensées, les grâces de son style. Mais un mérite qui lui est propre, c’est qu’il allie partout le sentiment aux images, et qu’ainsi, quoiqu’écrivant en prose, il est très souvent poète. C’est une remarque qu’on lit dans l’avertissement, et dont le lecteur connaîtra la justesse.108

Cet Avertissement par l’abbé Fontenay peut susciter plusieurs commentaires. Primo. L’exemple de L’Aveugle de la Montagne témoigne d’une interférence intersystémique entre le champ littéraire et le champ philosophique. La mise en scène narrative dont s’entoure l’écrit philosophique semble empruntée au roman. Il n’est en effet pas rare que le texte soit ramené à un manuscrit de l’Antiquité. Les exemples sont légion. La préface de Sethos de l’abbé Terrasson, par exemple, raconte comment le manuscrit grec, conservé à la Bibliothèque d’Alexandrie, est passé par différentes mains avant d’être traduit par le préfacier : Je présente au Public la Traduction d’un Manuscrit grec qui s’est trouvé dans la Bibliothèque d’une Nation étrangère, extrêmement jalouse de cette espèce de trésor. Ceux qui m’ont procuré la lecture de 108 L’esprit des Journaux, Liège, Tuttot, sept. 1793. Cité dans L’Aveugle de la Montagne. Entretiens philosophiques par C.F. de Nélis, Bruxelles, publié par la Société nationale, 1837, appendices, p. 171-72.

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ce Manuscrit, ne m’ont permis de le publier qu’en le traduisant, sans indiquer la bibliothèque à laquelle appartient l’Original. L’Auteur ne s’est nommé nulle part : mais quelques endroits du Livre même font connaître que c’était un Grec d’origine, vivant à Alexandrie sous l’Empire de Marc-Aurèle.109

Mysis et Glaucé de l’abbé Séran de la Tour offre un bel exemple de la traduction relais, le texte étant présenté comme la traduction d’un manuscrit italien traduit d’un manuscrit grec trouvé dans les ruines d’Herculanum : Tout ce que je puis apprendre de certain au public sur cet ouvrage, c’est qu’il m’a été remis par une personne sûre, afin que je le fisse imprimer. Comme l’on m’avait permis d’en savoir davantage si je le pouvais, je me suis adressé à Paris à plusieurs personnes au fait de toutes les nouveautés. C’est par ce moyen que j’ai appris que ce poème est une traduction de l’italien. Les copies manuscrites, rares d’abord, en sont communes aujourd’hui à la cour du Roi des deux Siciles. Le nom de l’auteur, ajoutait-on, est inconnu, mais sa versification est comparée dans beaucoup d’endroits à celle des plus fameux poètes italiens. Je fis part de ces particularités à l’imprimeur. Il écrivit sur le champ à son correspondant de Naples, pour apprendre quelque chose de positif. C’est un homme aussi connu par son goût pour les belles lettres que par son attention à fournir aux savants de son pays tous les ouvrages nouveaux que produit l’Europe. Voici la réponse traduite littéralement : ‘Il est vrai, monsieur, que nous avons ici plusieurs copies du poème de Mysis et Glaucé. Mais quoiqu’il soit en vers italiens, il n’appartient pas à l’Italie. L’original ignoré pendant tant de siècles est écrit en vers grecs. C’est une de ces restitutions heureuses que le temps et le hasard nous ont faite dans les trésors des ruines d’Héraclée, source féconde des plus précieuses richesses de l’Antiquité, dont notre auguste souverain enrichit chaque jour ses palais et sa capitale.’ Plusieurs autres ouvrages, tous en grec, ont été trouvés dans le même cabinet : mais le poème de Mysis et Glaucé est le seul qui soit traduit. L’auteur de cette traduction est connu de tout le monde. Il craint l’impression autant que le public la désire, etc.’110

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Jean Terrasson, Séthos, Paris, Jacques Guérin, 1731. Abbé Séran de la Tour, Mysis et Glaucé (1748), ‘L’éditeur au lecteur’ in Jan Herman (éd.), Incognito et Roman, 1998, p. 170. 110

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Secundo. La narration dans L’Aveugle de la montagne ne se localise pas seulement dans la préface, mais investit également le discours philosophique même, qui se présente comme un dialogue, sur un modèle platonicien, mettant en scène un vieillard aveugle s’entretenant avec un jeune disciple à l’ombre d’un arbre. Le discours théologico-philosophique s’orne donc d’une double frange narrative. La narration de l’avertissement se prolonge dans le discours philosophique même qui se moule lui aussi dans le scénario narratif, à vrai dire bien connu, du dialogue entre maître et élève. Préface et marges du discours téologico-philosophique sont dès lors subsumées dans une unité narrative surplombante qui a fonction de ‘scénographie’, c’est-à-dire de mise en scène narrative de l’énonciation. Tertio. La double mise en scène narrative, qui conjugue l’histoire d’un manuscrit et le dialogue entre un vieillard et un jeune situé dans un cadre bucolique, est évidemment un (double) lieu commun. Mais qu’est-ce qu’un lieu commun ? Que dit-on exactement quand on relève l’aspect récurrent, ‘déjà-vu’, topique de scènes narratives comme celles-ci ? Les ‘lieux communs’ foisonnent dans les préfaces. Ils constituent l’ossature du récit génétique que les préfaces dénégatives hébergent si souvent. L’éloignement dans le temps nous retient de saisir le croisement dynamique de ces topoi, de réactiver immédiatement les lois secrètes auxquelles obéissent les textes du XVIIIe siècle. Leur force s’est amenuisée avec le temps. Le ‘commun’, qui est un élément essentiel de la discursivité classique, a perdu son sens noble de partage et de sentiment communautaire et a été minoré par l’usure du temps, dévalué au sens péjoratif d’idée reçue ou banale.111 Or, comme cela a été expliqué dans nos prémisses théoriques et méthodologiques, le sens rhétorique du topos est diamétralement opposé au concept péjoratif de ‘cliché’ : il signifie les mille et une manières de traiter un sujet, qui visent l’efficacité du discours argumentatif, antinomique donc à l’inanité et repoussant tout cliché. Il convient dès lors de raviver ces arguments. Et raviver l’argumentation véhiculée par les lieux communs implique qu’on voit dans l’arsenal de topoi, infiniment ressassés au fil des siècles dans la culture occidentale, des signaux d’une reconnaissance. 111

Cf. Bernard Dupriez, ‘Où sont les arguments ?’, in Etudes françaises n°13/1-2 (1977) : Le lieu commun, p. 37 : ‘On dit qu’un médicament est topique lorsqu’il agit à un endroit déterminé du corps et, de même, Gide par exemple parle d’une citation topique, c’est-à-dire pertinente. En jouant un peu sur les mots, nous dirons que si les lieux communs ont cessé d’être ‘des topiques’, c’est parce qu’ils avaient cessé, de plus en plus souvent, d’être topiques, c’est-à-dire pertinents’.

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Les topoi sont l’héritage de la rhétorique classique et consistent en un legs de règles réservées à entériner les réminiscences qui sous-tendent une civilisation. L’art de la narration enfile des images qui constituent le soubassement d’une culture et les agence autour de pivots fixes qui fonctionnent comme des figures mémorielles et des signalisations emblématiques. Inscrit dans un réseau de relations intertextuelles, il réfère à un déjà-dit, à un fait de culture hors-texte, élevant le particulier au rang du commun. Le ‘lieu’ commun devient ainsi une scène langagière où tous reconnaissent l’image qui renvoie à un bagage collectif. Le récit préfaciel n’est donc pas essentiellement un lieu de désattribution, destiné à induire en erreur le lecteur quant à la véritable origine du texte. La topicité de ce genre de récits, c’est-à-dire la récurrence des mêmes lieux communs au sein d’un récit génétique, va à l’encontre d’une telle hypothèse. Les configurations topiques sur lesquelles reposent les récits préfaciels fonctionnent davantage comme des éléments révélateurs que comme des voiles. Avant d’être un lieu de désattribution, le récit préfaciel est un discours qu’on reconnaît, à son aspect topique, et c’est de cette reconnaissance que doit partir notre réflexion sur sa raison d’être. Quarto. Reconnaissance de quoi ? Le texte entouré ou précédé d’une scène narrative reconnaissable peut apparaître, au travers de la reconnaissance de sa topicité, comme un objet familier, inscrit dans une culture livresque partagée. La scène reconnaissable interpelle le lecteur, fait appel à sa bibliothèque intérieure, qu’il a en commun avec d’autres consommateurs de textes. La reconnaissance se traduit par la sym-pathie du lectorat, dans l’effet de connivence que crée le topos : connivence entre les lecteurs, connivence du lecteur et du texte, qui sont placés, par la reconnaissance, de plain-pied. Ces scénarios reconnaissables, qu’on appelle scénographies, sont dits ‘dramatiques’ par l’abbé Fontenay. Le discours théologico-philosophique est dramatisé, dans plusieurs sens simultanément. Le texte apparaît dans un décor – la montagne, le platane, la solitude de l’ombre – qui le visualise. En outre, le locuteur n’apparaît plus comme un individu identifiable assumant le discours, mais comme une ‘figure’, comme une persona, au sens dramatique du terme. Cette persona, qui est une ‘figure’ de l’auteur véritable, est le garant du texte. Garant du texte, le locuteur l’est en tant que vieillard et en tant qu’aveugle ; deux figures auxquelles la tradition partagée par les lecteurs attribue les qualités de sagesse, d’expérience, de fiabilité. Le désintérêt du vieillard pour les choses terrestres renforce sa crédibilité dans la quête de la vérité. Sa

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cécité lui donne, traditionnellement, une clairvoyance qui n’est pas donnée aux voyants. Ce qui se joue dans cette figuration dramatique, c’est l’ethos, la posture éthique que prend celui qui parle, comme garantie de son dire. Ce n’est pas la persécution par les autorités – qui aurait été un motif politique de s’escamoter – qui oblige l’auteur de ces entretiens théologico-philosophiques à se retrancher derrière une scénographie romanesque. En 1795 le déisme implicite de C. Fr. Nélis ne choque plus personne. Le vieillard aveugle est un double de l’auteur, non pas parce que ce dernier devrait se cacher, mais parce que la persona lui confère un statut de fiabilité et de respectabilité : Pour ce qui est des philosophes dont je contredis les opinions, et qu’il faut craindre, ce me semble, de voir s’élever contre moi, non Théogène, ce n’est pas là ce qui m’épouvante. Mon obscurité et le silence sont mes retranchements, où je défie de me forcer. D’ailleurs quel intérêt prendraient-ils aux discours d’un pauvre aveugle, dont l’intention ne saurait être de calomnier leur gloire, et qui ne va pas d’une main audacieuse briser leurs statues ? Loin du bruit des académies et de l’écho des villes, assis à l’ombre d’un platane solitaire, il s’entretient paisiblement avec un jeune disciple de la vérité ; il parle comme il pense, et des objets auxquels il a pris tant de fois plaisir à penser. C’est à peu près le seul plaisir qui lui reste. Serait-on assez barbare que de le lui défendre ?112

Qui aurait peur d’un tel homme ? Qui oserait persécuter un aveugle qui récuse si ouvertement le mythe du grand homme, et qui se place si humblement à l’ombre de son grand modèle, Cicéron : Il imite en effet ce grand génie de Rome. Il prouve, comme lui, qu’il est vraiment homme de bien et grand philosophe. Il a la force de ses raisonnements, l’élévation de ses pensées, les grâces de son style.113

L’escamotage de l’auteur chez C. Fr. Nélis n’est pas d’ordre politique, c’est-à-dire qu’il ne constitue pas de menace pour le bon fonctionnement de la polis. Il est d’ordre éthique dans la mesure où tout le travail de l’Avertissement repose sur la création d’un ethos du locuteur, sur une image de soi, qui est celle de l’innocent, du paisible et de l’humble. Il est, en outre, d’ordre poétique dans la mesure où la poésie fera son effet, comme le dit Fontenay dans son commentaire : ‘un mérite qui lui est propre, c’est qu’il allie partout le sentiment aux images, et qu’ainsi, quoiqu’écrivant en prose, il est très souvent poète’.114 112 113 114

Corneille-François de Nélis, L’aveugle de la montagne, p. VI. C’est l’abbé Fontenay qui parle. L’esprit des Journaux, Liège, Tuttot, sept. 1793. L’esprit des Journaux, Liège, Tuttot, sept. 1793.

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Le récit préfaciel, qu’il apparaisse en tête d’un roman ou d’un discours philosophique, n’a rien d’original et peut être ramené à un dispositif topique à fonction signalétique. Ce dispositif établit une sym-pathie entre le texte et les lecteurs et une connivence au sein du lectorat, qui dépendent de sa reconnaissance culturelle. La topique préfacielle reconnue pourra dès lors libérer l’argumentation qu’elle véhicule. Celle-ci est de l’ordre de la dramatisation dont la figure centrale est l’auteur, la persona de cette dramaturgie, ou de cette scénographie. Les figurations éditoriales, les dramatisations préfacielles donc, sont des manières de l’auteur de s’absenter et, en quelque sorte, de briller par son absence. Ce qui se développe dans les préfaces dramatisantes, c’est une dialectique de la présence et de l’absence, du visible et de l’invisible. Être absent de son texte ne signifie pas forcément en disparaître. ÉTHIQUE ET PATHÉTIQUE On ne saurait trop insister sur l’aspect familier des topiques préfacielles. Avant d’investir le discours du savoir, elles ont été empruntées au roman. Avant que le romantisme ne (ré)invente la poétique de l’originalité, le roman s’élabore à partir de ce qui est familier. Sa plus grande originalité réside sans doute dans son aspect parodique. Mais le récit préfaciel est essentiellement topique, c’est-à-dire qu’il est fondamentalement une mise en commun d’un réservoir de thèmes communs pour le commun. C’est cette topicité qui le rapproche de la collectivité, qui peut s’y reconnaître. Le récit préfaciel est un roman raccourci, endurci et réduit à sa topicité même. Le récit préfaciel est la reconnaissance romanesque même ; c’est le signal bien reconnaissable d’une connivence entre le texte et le public. Quand le récit préfaciel est ensuite exporté au discours du savoir, il ne manque pas d’imposer à celui-ci la logique du commun. La persona dramatique est une figure de dispersion, radicalement opposée à la figure unificatrice de l’auteur, qui est censée assigner à l’œuvre une unité, une cohérence, une origine. Au rebours de cette unité, de cette cohérence ou de l’assignation d’une origine, le texte préfacé est présenté comme sans unité, sans cohérence et sans origine dans les scènes dramatiques qui le précèdent. Dans un Avertissement qui n’a rien d’agressif, de contestataire ou d’iconoclaste, C.-Fr. Nélis demande au lecteur de bien vouloir accepter que l’origine de son discours reste obscure. On ne saura pas à quelle bibliothèque le double relais de la traduction reconduit le discours. Son œuvre n’aura pas l’unité d’un traité, mais sera composée

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sous forme d’entretiens et au fil de conversations, sans plan fixé au préalable. La dramatisation préfacielle a la vertu de transformer le discours théologico-philosophique en un discours commun, c’est-à-dire qu’on lui donne un ‘milieu’, une scène d’énonciation reconnaissable et commune. C’est-à-dire aussi qu’il occupe une position mitoyenne dans le paysage discursif de l’âge classique, entre le discours du logos – articulé, cohérent et unifié – et la parole désarticulée de l’opinion, du bruit. Le discours philosophique se développe au fil d’entretiens. La vérité n’apparaît pas comme une essence à dire, mais comme une réalité dont on peut parler et qu’on trouvera peut-être à force de la chercher par un effort en commun. C’est ce discours, commun grâce à la dramatisation, que les philosophes du XVIIIe siècle, de Fontenelle à Diderot, ont affectionné. Y a-t-il des œuvres de Diderot qui ne miment pas le décousu de l’entretien, le désordre de l’oral ou le spontané de l’épistolaire ? L’adoption d’une scénographie du décousu, du fragmentaire et du désordre répond sans aucun doute au refus du dogme et du système. C’est à cause de ce refus du système et du traité philosophique articulé que d’aucuns ont pu déclarer que le XVIIIe siècle n’a pas produit de vraie philosophie.115 La préface, et en particulier le récit préfaciel, emprunte au roman sa forme la plus radicalement topique. Exporté au discours du savoir, elle remplit une fonction cruciale dans la discursivité classique. Elle ramène le discours au commun. Au mode spécifique de parole qui s’y développe répond un mode spécifique de savoir. Dans le recours au récit préfaciel et à la scénographie romanesque, il y a à la fois un refus et une revendication. Refus de la discursivité officielle, logique, unifiée et autoritaire et du mythe du Grand Homme. Revendication de la possibilité de connaître la vérité par d’autres voix que celle de l’autorité ; revendication de la parole et de la pensée errante ; revendication d’une discursivité qui se protège par la fiction et se fait reconnaître comme fiction. Une discursivité donc qui oppose à la voix pleine du philosophe la voix errante du penseur. Ou l’agréable prend la place du bien et la vraisemblance celle du vrai. Une discursivité qui ne se développe pas le long des sentiers battus de la logique et de la rhétorique n’a aucune chance de convaincre si elle ne met pas en œuvre d’autres ressources que celles de la causalité. Aussi la discursivité que l’on voit à l’œuvre dans les exemples étudiés n’estelle pas axée sur la persuasion mais sur la séduction, autrement dit sur 115

1945.

Bertrand Russell, A history of Western Philosophy, New York, Simon and Schuster,

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l’adhésion du lecteur à un univers de parole qui, au travers d’une figuration fictionnelle de la fonction d’auteur, met en scène un ethos susceptible de garantir et d’authentifier la parole. Moyennant les scénographies préfacielles, le discours apparaît dans un espace-temps qui est à même d’exercer une force persuasive non pas logique mais émotive, pathétique ou empathique, on pourrait dire. Ethos et Pathos constituent les deux pôles d’une contre-rhétorique de la séduction qui est une adhésion à ce qui ne peut être prouvé et à ce qui n’est peut-être pas strictement vrai. Faute de pouvoir convaincre d’une vérité, la scénographie préfacielle vraisemblabilise le discours préfacé par l’interaction d’une éthique et d’une pathétique qui lui sont propres. Le public n’est pas dupe, mais n’acceptera d’entrer dans la fiction que si la mise en scène le séduit, si d’une manière ou d’une autre, elle est perçue, émotivement, comme un monde possible, vraisemblable. Et la vraisemblance n’est en cela qu’une modalité de la reconnaissance rassurante d’une topique. AUTEUR ET LECTEUR Dans l’intersection de ce refus du dogme ou de la discursivité logique et de cette revendication d’une rhétorique de la séduction se trouve, encore une fois, la notion d’auteur. L’auteur est une catégorie appartenant à la discursivité officielle : elle existe avant l’œuvre, qu’elle crée et qu’elle assume dans une préface assomptive. En revanche, dans le roman et dans les scénographies que le récit préfaciel lui emprunte pour ensuite les exporter à d’autres discours avec lesquels le système littéraire interfère, l’auteur est refusé au départ de l’œuvre.116 Au travers de préfaces dénégatives, le roman se fait l’ouvroir d’une discursivité différente, qui fabrique au sein de sa propre fiction une figure d’auteur qui est la dramatisation et la figuration de l’autre. Une telle discursivité ne peut être que dénégative, non assomptive. L’œuvre n’est pas attribuée au départ ; bien souvent même la scénographie ne semble consister qu’à brouiller les pistes. Au public de l’attribuer. Il faut encore dire deux mots de Cervantès et de Don Quichotte, qui apparaît comme une figure pivotale de la problématique ébauchée ici. Le personnage de Don Quichotte est absent de plus d’un tiers de la première partie du roman. Deux lieux se partagent le devant de la scène : la Mancha et la Sierra Morena où ont lieu les aventures d’une part, la Taverne où 116 Cf. Antonia Zagamé, L’Ecrivain à la dérobée. L’auteur dans le roman à la première personne (1721-1782), Leuven-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2011.

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on se les raconte d’autre part. C’est dans la taverne que tous les héros de la première partie se retrouvent et où tous les fils narratifs se dénouent : Cardenio y retrouve sa Lucinde, Dorothée son Don Fernand ; Don Louis, déguisé en berger, y retrouve sa bien-aimée Claire. Le curé et le barbier, qui s’étaient mis à la recherche de Don Quichotte, l’y gardent à vue. Lieu de la rencontre, la taverne est aussi lieu de narration.117 Dans la taverne aura lieu une des grandes discussions sur le roman de chevalerie. Au beau milieu d’un de ces débats, le tavernier sort une malle, oubliée par un voyageur et contenant trois romans de chevalerie en manuscrit : Car lorsqu’il vient le temps de la moisson, bien des moissonneurs se rassemblent ici les jours de fête, et il y en a toujours un parmi eux qui sait lire. Il prend alors un de ces livres et nous nous mettons à plus de trente autour de lui et restons à l’écouter avec tant de plaisir qu’il nous ôte mille cheveux blancs.118

Dans la taverne donc, lieu de la rencontre, surgit le livre, en manuscrit, qui vient d’une malle oubliée par quelque voyageur, c’est-à-dire de nulle part. Cette malle contient en outre la magnifique nouvelle du Curieux impertinent. Le curé en fera la lecture devant les autres. Mais la malle contient, dans sa doublure, un autre récit encore, qu’on ne découvre qu’au moment des adieux. Ce récit n’est autre que Rinconete et Cortadillo, une des Nouvelles exemplaires de Cervantès. Nous avons affaire ici, sans aucun doute, non seulement à une mise en abyme de l’œuvre de Cervantès, mais à une scène emblématique qui nous parle de la narration et de son apparition ex nihilo dans une communauté d’auditeurs, tous sexes et tous états sociaux confondus. Cette mise en abyme doit nous ouvrir les yeux sur la conception quichottesque du roman, dont les définitions fourmillent surtout à la fin de la première partie du chef d’œuvre de Cervantès. En voici une, dont nous pouvons dire d’ores et déjà qu’elle nous semble correspondre au programme du roman moderne. C’est le chanoine, rencontré sur le chemin de retour au village, qui parle : Car la libre allure de l’écriture de ces livres permet à l’auteur de se montrer épique, lyrique, tragique, comique, avec toutes les qualités que renferment les sciences, si douces et si agréables, de la poésie et de l’éloquence ; l’épopée, en effet peut s’écrire en prose aussi bien qu’en vers.119 117 C’est dans la taverne que le captif raconte son évasion d’Alger et son amour pour la fille de son maître qui, voulant se faire chrétienne, lui inspire les desseins d’évasion. 118 Cervantès, Don Quichotte I, éd. Jean Canavaggio, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, chapitre XXXII, p. 682. 119 Cervantès, Don Quichotte I, chapitre XLVII, p. 848.

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Le roman c’est tous les discours, tous les genres en un. Dans l’épisode suivant, c’est à Don Quichotte lui-même qu’est réservé l’honneur de livrer une des plus belles métaphores de ce qu’est la lecture du roman. Le chanoine restera ‘ébahi de si harmonieuses rêveries’. On entend en effet un Don Quichotte qui tout à coup est d’une lucidité épatante. Nous voilà arrivés, à deux chapitres près, à l’extrême fin de la première partie du Quichotte, au chapitre 50 : Voici à cette heure qu’il se présente devant nous un grand lac de poix, bouillant à gros bouillon, couleuvres et lézards, qui y vont nageant à tort et à travers, ensemble plusieurs autres espèces d’animaux farouches et épouvantables ; et du milieu du lac il sort une voix fort triste qui dit : ‘Toi, chevalier, qui que tu sois, qui es à contempler ce lac effroyable, si tu veux atteindre le bonheur qui se cache au fond de ces eaux noires, montre la valeur de ton cœur intrépide et te jette au milieu de cette liqueur noire et ardente : car, si tu ne fais pas, tu ne seras pas digne de voir les grandes merveilles qu’enserrent et contiennent les sept châteaux des sept fées qui gisent sous cette noirceur !’ Et le chevalier n’a pas encore achevé d’entendre la voix épouvantable que, sans plus délibérer avec lui-même, sans se mettre à considérer le danger auquel il s’expose, ni même se défaire du poids de ses fortes armes, il se recommande à Dieu et à sa Dame et se jette au beau milieu du lac bouillonnant ; et, alors qu’il ne voit ni ne sait ce qu’il va devenir, le voilà qui se trouve au milieu de champs fleuris auxquels les Champs Elysées ne sont nullement comparables.120

Tout le programme du roman prémoderne est dans l’épisode de la malle abandonnée dans l’auberge. Il apparaît que la topique du manuscrit trouvé, qui constitue le noyau dur des récits préfaciels et du récit génétique, est d’abord une topique romanesque, à l’œuvre dans le roman même. La présence d’une nouvelle de Cervantès dans la même caisse, à côté des trois romans de chevalerie, dit assez le voisinage entre la conception cervantine de la narration et la quête chevaleresque. L’attitude lectoriale requise par ces livres, auxquels l’œuvre de Cervantès est désormais associée, est ensuite mise en abyme dans la magnifique métaphore du lac de poix. Le lecteur devra s’y plonger, malgré tous les dangers et difficultés auxquelles ce plongeon l’expose ; il devra tout oublier et se lancer la tête la première dans cet univers au fond duquel il trouvera des merveilles. L’association de l’acte de lecture et de l’acte 120

Cervantès, Don Quichotte I, chapitre L, p. 864.

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de prouesse du chevalier est hautement significative de la conception cervantine du roman, qui est celle de l’ère prémoderne : le lecteur devra ressembler au chevalier errant ; la vérité n’est pas à trouver toute faite, mais au bout d’une quête. Entreprendre cette quête est plus importante que trouver la vérité. Cette idée est déjà centrale dans le roman de chevalerie médiéval, que Cervantès est loin de rejeter entièrement. La vérité est dans la quête, dût-elle mener à la folie. Par le topos du manuscrit trouvé dans la caisse abandonnée qui en est l’emblème, le roman prémoderne est relié à la tradition antérieure du roman médiéval. Le roman de chevalerie médiéval apparaît dès le XIIIe siècle comme un discours subversif, qui transforme la sûreté de la Foi contenue dans les écrits divins en quête de la vérité. Le roman rivalise avec les écrits évangéliques. Nous y avons insisté ailleurs.121 La topique éminemment romanesque du manuscrit trouvé constitue le point focal d’innombrables récits préfaciels qui en forment l’endurcissement, le raccourci et, de plus en plus, la parodie. Loin de vouloir induire en erreur leurs lecteurs quant au statut épistémologique des textes préfacés, les préfaces topiques nous semblent réactiver la logique quichottesque qui est celle de la transgression : le texte est donné pour un écrit dont l’origine n’est pas garantie par une source autoritaire. La source est peu sûre. L’autorité du texte se construit sur la figuration d’un ethos. Sa crédibilité s’obtient au travers d’une contre-rhétorique du pathos. Sa lecture est une mise en commun. Et le lecteur est invité à accepter la négociation, à transgresser les limites de la fiction, à faire le pas qui lui donne accès à l’œuvre, et enfin, à se lancer dans le lac de poix. LA MISE

À MORT DE L’AUTEUR

Quand la doxa rend l’unité de l’auteur et de l’œuvre problématique, on voit apparaître sur la page de titre des traînées d’étoiles ou des pseudonymes. Dans les incipits se développent alors des scénographies et dans les préfaces, devenues dénégatives, la production effective est effacée par une production fictive moyennant un récit génétique qui recourt à force stéréotypes. Ces scénographies et récits génétiques ont une valeur rituelle. La clef de voûte de ce rituel est la mort sacrificielle de l’auteur. 121 Cf. Jan Herman, ‘Les secrets du Graal et la naissance de l’espace romanesque’, in Ethique, poétique et esthétique du secret de l’Ancien Régime à l’époque contemporaine, études réunies par Françoise Gevrey, Alexis Lévrier, et Bernard Teyssandier, LeuvenParis, Peeters, coll. La République des Lettres, 2016, p. 219-232.

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Dans l’exemple suivant, c’est le producteur du discours lui-même qui parle : Vous ne vous contentez pas, madame, du récit que je vous ai fait à diverses reprises des différentes aventures de ma vie, et des événements singuliers qui sont arrivés dans ma famille, vous exigez de moi que je les mette par écrit. Je veux bien avoir pour vous cette complaisance : mais c’est à condition que vous n’en ferez aucun usage tant que je vivrai.122

Ce fragment rappelle la scénographie employée par Mme de Puisieux. L’auteur du discours est mis à mort dans la scénographie. Il est complètement déresponsabilisé : si le discours a été écrit, c’est bien malgré lui, si le manuscrit est ensuite publié, c’est encore malgré lui. Il n’y est pour rien, puisqu’il est mort. La mise à mort rituelle de l’auteur dans la scénographie est un phénomène qui appelle plusieurs remarques importantes. La première est que la production effective du discours est complètement effacée par la production fictive. La seconde concerne la mise en valeur d’une tierce personne, qui assume la responsabilité non seulement de l’écriture du manuscrit (qu’il a sollicitée), mais également de la publication. Le tiers se profile comme celui qui publie le discours après la mort de son producteur ; il peut aussi lui-même ‘mettre à mort’ ce producteur du discours en publiant traitreusement le manuscrit avant le décès de son producteur. Par la mise à mort rituelle de l’auteur et la mise en valeur du tiers (demandeur de manuscrit, éditeur, traducteur, libraire, etc.) s’effectue, troisièmement, le transfert de la problématique de la signature au domaine de la fiction. La tierce personne est en effet fictive. Tout peut en quelque sorte recommencer, dans la fiction cette fois-ci : le tiers, qu’il ait sollicité le discours, qu’il en soit l’éditeur, le traducteur ou les trois à la fois, peut rester anonyme, il peut adopter un pseudonyme, il peut donner un faux nom, d’une personne existante… Il peut lui aussi s’innocenter en se réclamant de la sollicitation du public même pour expliquer le geste, parfois indécent, qui consiste à éditer un discours contenant les pensées secrètes et peut-être intimes d’un autre.

122 Gueulette, Mémoires de Mlle de Bontemps ou de la Comtesse de Marlou rédigés par M. de Gueulette, auteur des contes tartares, chinois, et mogols, A Amsterdam, chez Jean Catuffe, 1738.

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Quatrièmement. Par la mort rituelle de l’auteur, nous entendons l’effacement de la production effective par la production fictive. Cet effacement de l’auteur véritable – cette mort rituelle – est une façon de préparer la résurrection de cet auteur dans la fiction même, sous les apparences d’un tiers fictionnel. C’est dans la fiction rituelle elle-même que s’élaborent les conditions d’émergence du producteur du discours. La fiction rituelle, une fois qu’elle laisse mourir le producteur véritable du texte et efface complètement la production effective, devient un gouffre vertigineux. Notre cinquième constat est en effet que ces scénarios de la mise à mort de l’auteur et de la valorisation du tiers comme actant principal de la scénographie se produit surtout dans le roman et plus particulièrement dans les formules novatrices que sont le roman-mémoires ou le roman par lettres. La formule rituelle, qu’on trouve, avec de nombreuses variations, dans l’incipit d’un grand nombre de romans, ressemble à la suivante, qui est une des innombrables formulations de la mort sacrificielle de l’auteur : ‘Je tiens exactement la parole que j’ai donnée à madame…. de ne publier ces mémoires que dix ans après sa mort’. Comment interpréter cet état de faits ? Si l’on s’attache à l’idée que ‘la mise à mort’ rituelle de l’auteur implique sa ‘résurrection’ dans la fiction, on pourra envisager l’hypothèse que c’est dans la fiction que s’élaborent les conditions de possibilité de la signature par un particulier qui raconte sa vie. Les conditions de possibilité de l’autobiographie moderne s’élaborent, selon cette hypothèse, dans le roman-mémoires. Le discours personnel, par un individu dont la vie, les idées, les aveux, les sentiments… auraient des difficultés à passer la douane discursive de la doxa exploite le champ fictionnel où elle développe les conditions de possibilité de son écriture et de sa publication. En attendant son entrée sur scène dans la réalité, par un discours véridique qui se débarrasse complètement de la fiction rituelle – dans un pacte autobiographique dont Rousseau constitue le plus monumental exemple – l’individu peut se dire dans la fiction (rituelle) et comme fiction (romanesque).

VI.

LE ROMAN-MÉMOIRES

DU RÉCIT PROTOCOLAIRE

LA DOXA ANTI-AUTOBIOGRAPHIQUE L’unité de l’auteur et de l’œuvre est à négocier. La doxa classique rend problématique l’assomption directe et immédiate de certaines œuvres par leurs auteurs.1 Cette assomption dépend en effet de la position qu’occupe le texte dans le système littéraire de l’époque. S’il n’assume pas directement l’œuvre, l’auteur est forcé d’adopter une posture. En attendant qu’un pacte de visibilité puisse être signé où l’auteur est ‘reconnu’ par le public et l’œuvre ‘reconnue’ par son auteur, l’auteur recourt à la mimesis textuelle qui va de pair avec des scénographies. La scénographie la plus courante est celle où le texte est présenté comme un manuscrit trouvé publié par une instance qui limite son rôle à celui d’éditeur, de rédacteur ou de traducteur : le texte vient d’ailleurs et l’auteur est un autre. Entre ce manuscrit et le texte se développe un récit génétique qui cumule plusieurs fonctions : non seulement l’existence du texte y est légitimée devant le tribunal du public, en même temps s’y développe un contrat de lecture qui jette les fondements d’une nouvelle Poétique et s’y construit un ethos, autrement dit une image de l’auteur, qui doit faciliter son apparition sur la scène publique. Le récit génétique est fait pour être reconnu comme un protocole. Il requiert donc une lecture diplomatique. Ce protocole se reconnaît au caractère topique du récit génétique. La reconnaissance de cette topicité est en effet une condition préalable à la signature d’un pacte de visibilité de l’auteur. Le récit génétique repose donc sur une fiction qui ne fait rien pour cacher sa véritable nature. C’est une fiction dis-simulative. Evidemment, ce raisonnement ne concerne qu’un certain type de roman. Il s’agit d’une des formules narratives nouvelles et novatrices qui surgit dans le champ littéraire dans le dernier quart du XVIIe siècle : le roman-mémoires. C’est le récit de vie de quelqu’un, ce sont ses ‘Mémoires’, qui sont présentés comme un document authentique. Le roman-mémoires sera le porteur d’un nouveau contrat de lecture, qui demandera au lecteur de lire le roman autrement, selon d’autres codes

1

Cf. Stéphane Chauvier, Dire ‘je’ ; essai sur la subjectivité, Paris, Vrin, 2001.

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poétiques. Il s’élabore à la périphérie du système littéraire, dans l’interférence avec un autre système discursif, celui de l’Histoire. Le romanmémoires interfère avec les Mémoires historiques rédigés par des personnes qui ont joué un rôle politique. Ces Mémoires, destinés à un usage privé, pourront aussi apporter une pierre au grand édifice de l’Histoire, c’est-à-dire de l’historiographie, qui est entre les mains de l’Institution, incarnée par l’historien du roi. Au sein du système historique, les Mémoires occupent donc une position marginale, périphérique par rapport à la grande Histoire qui s’élabore au centre du système.2 L’interférence entre le système littéraire et le système historique apparaît clairement dans l’existence d’un récit protocolaire dans les romans-mémoires aussi bien que dans les Mémoires historiques. L’idée à soutenir dans cet article est que le roman-mémoires emprunte ce récit protocolaire aux Mémoires historiques qui depuis longtemps se développent dans la marge de l’historiographie. L’existence d’un récit protocolaire en tête des romans-mémoires s’explique donc par l’interférence systémique entre le champ littéraire et le champ historique. Un récit protocolaire est une nécessité des Mémoires authentiques. Emanant de particuliers ou de personnages dont le rôle dans l’histoire est parfois fort mince et occupant dans le champ historique une position ancillaire, les Mémoires authentiques ont besoin de légitimer leur existence. L’étude des Mémoires historiques du XVIIe siècle publiés une génération avant l’apparition du roman-mémoires apprend en effet que la parole sur soi n’est pas une évidence à l’âge classique. La doxa classique est fortement anti-autobiographique. Tout le monde n’a pas le droit de s’ériger en ‘personnage’, de parler de soi et de se faire connaître au public. A l’époque classique et même avant, ce droit est réservé à ceux qui se sont déjà fait un nom, à travers leurs actions ou leurs écrits. Un passage tiré du Guerrier Philosophe de Jean-Baptiste Jourdan (1744) illustre à la fois la doxa anti-autobiographique qui frappe le particulier, au sens de l’homme qui n’est pas connu par ses actions, et la transformation de cette doxa, dans la première moitié du XVIIIe siècle :3 Ce n’est que depuis un certain nombre d’années, que l’on est dans l’usage de donner les Mémoires d’un particulier ; autrefois l’Histoire avait des bornes plus resserrées : elle ne roulait que sur des événements qui pouvaient intéresser des Royaumes, des Provinces, de 2 Cf. Marie-Thérèse Hipp, Mythes et réalités. Enquête sur le roman et les Mémoires (1660-1700), Paris, Klincksieck, 1976. 3 L’expression ‘doxa anti-autobiographique’ est empruntée à Jean-Pierre Martin, Les écrivains face à la doxa ou du génie hérétique de la littérature, Paris, Corti, 2011.

LE ROMAN-MÉMOIRES

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grandes Villes, des Rois, des Princes, ou des Héros ; et tout sujet, qui n’était pas au moins Ministre ou Général d’Armée, se couvrait de ridicule en voulant amuser le public de ses Aventures […]. On était tellement prévenu qu’il fallait un grand nom à la tête d’une Histoire, que jusque dans les Ouvrages de fiction, dans presque tout ce qu’on appelle Romans ou Livres de tendresse, un auteur n’eût osé prendre son Héros que dans le sang royal. L’on est revenu de ce préjugé petit à petit, et le Public aime à voir la peinture de la vie civile dans des Mémoires bien rédigés.4

Pour Georges Gusdorf, ‘l’aventure sans issue de la connaissance de soi va représenter l’une des tentations majeures de la culture au XVIIIe siècle’.5 L’arrière-fond idéologique de l’apparition de l’autobiographie moderne est évidemment complexe.6 Soulignons tout d’abord que la doxa antiautobiographique, à laquelle l’histoire de l’autobiographie est liée – au moins pour les particuliers – est une question de bienséances. Dans la Logique de Port-Royal publiée en 1662, Antoine Arnauld et Pierre Nicole estiment que ces bienséances engagent simultanément l’honnête homme et l’homme chrétien. Les doctes de Port-Royal se réclament de ce que Blaise Pascal disait dans une de ses Pensées :7 Feu M. Pascal, qui savait autant de véritable rhétorique que personne en ait jamais su, portait cette règle jusqu’à prétendre qu’un honnête homme devait éviter de se nommer et même de se servir des mots de je et de moi ; et il avait accoutumé de dire sur ce sujet que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime.8

De plus, pour se faire connaître tout entier, ‘dans toute la vérité de la nature’ comme prétendra le faire Jean-Jacques Rousseau, il faut être connu comme figure publique. Cette situation, qui est l’effet de la doxa, est en soi ‘paradoxale’ : pour se faire connaître ‘dans toute la vérité de la nature’, il faut déjà être un personnage (re)connu. Ce paradoxe ne peut 4 Jourdan, Le Guerrier Philosophe, ou Mémoires de M. le duc de **. Contenant des réflexions sur divers caractères de l’amour et quelques anecdotes curieuses de la dernière guerre des Français en Italie, Par Mr. J**. La Haye, P. de Hondt, 1744. 5 Georges Gusdorf, Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1976, p. 334. 6 Cf. Katrien Horemans, La relation entre pacte et tabou dans le discours autobiographique en France (1750-1850), Leuven-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2017. 7 Blaise Pascal, Œuvres complètes, éd. Michel Le Guern, Paris, Gallimard, Biblio. de la Pléiade, tome II, Pensée 509, p. 763. 8 Antoine Arnauld et Pierre Nicole, Logique de Port-Royal, éd. Dominique Descotes, Paris, Champion, 2011, p. 212.

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être levé que si l’on suppose, et constate, l’existence de deux sphères de production textuelle, privée et publique. La doxa concerne la sphère publique ; il n’est pas interdit de parler de soi dans des lieux privés, qui s’étendent du confessionnal, lieu privé par excellence, au cercle familial. DE LA SPHÈRE PRIVÉE À LA SPHÈRE PUBLIQUE L’existence de deux sphères de production discursive est une réalité historique souvent constatée. Dans Histoire de la vie privée, Philippe Ariès et Georges Duby soulignent la mise en place de deux sphères distinctes – le privé et le public – sous le règne de Louis XIV et cela sur les plans politique aussi bien que social et plus largement culturel.9 Les travaux de Jürgen Habermas, d’Hélène Merlin et de Nathalie Freidel ont largement confirmé l’impact de cette scission sur la production littéraire des XVIIe et XVIIIe siècles.10 Et plus récemment, Antoine Lilti a suggéré l’existence d’une troisième zone, entre le privé et le public.11 Les formes de sociabilité développées dans les salons ‘ne sauraient être assignées ni à la sphère de l’intime, du privé ou du particulier, ni à un lieu public’.12 Dans son étude sur la conversation mondaine, Alain Viala confirme l’existence d’une doxa anti-autobiographique au sens large dans les zones de sociabilité, qui correspondent à cette zone entre le privé et le public. Il est utile pour la suite de notre raisonnement de citer un bref passage de cette étude : Si le galant homme cherche à plaire, il ne doit surtout pas ‘faire l’intéressant’, il ne doit donc par parler de lui. Comme il est un honnête homme, il ne ‘se pique de rien’ comme on disait alors ; ce qui signifie qu’il n’affiche pas d’opinion à laquelle il tiendrait avec opiniâtreté, qu’il essayerait de faire partager. Pas d’argumentation donc. Et comme pour plaire, il faut avoir de l’esprit mais non pas ‘en faire’, il doit donner aux autres le sentiment que c’est eux qui ont de l’esprit, et ne pas même attirer l’attention sur lui.13 9 Philippe Ariès et Georges Duby (éds), Histoire de la vie privée : de la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1999. 10 Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. De Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1992 ; Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; Nathalie Freidel, La Conquête de l’intime. Public et privé dans la Correspondance de Madame de Sévigné, Paris, Champion, 2009. 11 Voir aussi Du moment de Marianne. 12 Antoine Lilti, Le monde des salons : sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 89. 13 Alain Viala, ‘L’éloquence galante’, in Ruth Amossy (éd.), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne-Paris, Delachaux et Niestlé, 1999, p. 182.

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A l’âge classique, il n’y a pas de place pour un ‘discours autobiographique’ à proprement parler dans la sphère publique et même dans les zones de sociabilité. L’autobiographie n’y possède pas de formule d’énonciation qui lui soit propre. Avant de parler en termes de ‘discours autobiographique’, il convient de saisir l’autobiographie en termes de ‘réflexe’ ou même de ‘désir autobiographique’. Ce ‘désir’ revêt d’emblée deux dimensions différentes et complémentaires : désir de se connaître, d’abord, qui est l’envie de trouver ou de reconstituer à travers l’écriture l’unicité du moi ; désir de se faire connaître, ensuite. Si le désir autobiographique existe, il recouvre d’emblée deux problèmes : comment parler de soi ? ; comment faire connaître cette parole, ou en d’autres termes : comment la rendre publique ? Deux questions, qui appellent deux types de négociation. Le problème qui se pose d’emblée à tout autobiographe est celui de la légitimation, ou plutôt du manque de légitimité qu’a le moi. Le moi doit négocier sa discursivité sur le double plan de l’écriture et de la publication. Même Montaigne, qui appartient encore à une autre époque, ne pouvait se dire, littéralement, qu’en marge des livres qu’il lisait. Chez Montaigne, c’est la lecture et, sans doute, les auteurs qu’il lisait, qui légitiment l’écriture du moi, en lui servant d’abri. Le manque de légitimité du moi tient à plusieurs facteurs, d’ordre moral, social et littéraire notamment. En nous limitant au seul XVIIe siècle, plusieurs motifs d’inhibition peuvent en effet être isolés. Motif moral d’abord. ‘Le moi est haïssable’, disait Pascal, reformulant avec une figure-choc une pensée augustinienne et janséniste : ‘(le moi) est injuste en soi en ce qu’il se fait le centre de tout ; il est incommode aux autres en ce qu’il veut les asservir’.14 Pour la pensée janséniste, le moi doit se confiner, pour s’épancher, dans un lieu privé, le confessionnal. Dans les cercles où se développe le code social de l’honnête homme, la vie en public, en société, s’attachait plus au groupe qu’à l’individu. Comme l’a montré Alain Viala, la conversation galante s’articule autour de l’affirmation d’une appartenance au groupe.15 L’individu n’y parle pas de soi. Un motif littéraire vient s’ajouter aux motifs moral et social pour rendre compte du manque de légitimité d’un discours sur le moi : la poétique aristotélicienne qui constitue l’élément nodal de la doctrine classique subordonne le particulier au général. Le particulier ne doit être ‘montré’ que dans la mesure où il reflète le général. Le discours du moi 14 15

195.

Blaise Pascal, Œuvres complètes, Pensée 509, p. 763. Alain Viala, ‘L’éloquence galante : une problématique de l’adhésion’, 1999, p. 176-

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n’est légitime que s’il révèle non pas le moi particulier, mais l’‘espèce humaine’. Motivations morale, sociale et littéraire (et autres, sans doute) constituent ensemble la doxa d’une époque. C’est en effet le consensus moral, social et littéraire qui permet à une personne ou à un texte de devenir publics. Parler de soi repose sur une négociation avec ce public qui décide de la légitimité des discours. Au XVIIe siècle, le discours personnel en soi est inacceptable s’il apparaît sur la scène publique comme une nuda narratio,16 sans être habillé de façon convenable, donc. Une des façons d’obtenir cette légitimité réside dans la symbiose textuelle entre l’illégitime et le légitime. En d’autres termes, le moi, pour se dire, a besoin de s’abriter derrière un discours légitimé qui n’a pas pour premier objet le moi. Mais quel discours ? Notre raisonnement sur les mémoires comme discours d’appui reçoit ici un nouveau degré de pertinence. La question qui se pose, dans la prolongation de ce que nous avons développé dans la section précédente de cet ouvrage, est donc la suivante : les différents types de discours qui de Commynes à Rétif de la Bretonne se désignent comme ‘Mémoires’ ont-ils eux-mêmes la légitimité requise pour pouvoir accueillir le moi ? LES

MARGES DES

MÉMOIRES HISTORIQUES

Il faut bien se rendre compte de ce que le mot ‘Mémoires’ signifie à l’âge classique. ‘Le rôle des Mémoires n’est pas’, déclare Emmanuelle Lesne dans La Poétique des Mémoires, ‘de donner une image fidèle de l’époque, mais de compléter par un point de vue singulier ce que le public sait’.17 L’Histoire d’une part constitue un vrai genre, un discours légitime, destiné au grand public comme la version officielle des événements historiques, rédigée à la troisième personne. Les Mémoires historiques d’autre part se présentent comme des documents préparatoires à la rédaction de cette grande Histoire. Ils sont souvent rédigés à la première personne et projettent un regard individualisé sur les événements historiques auxquels le mémorialiste a participé. En tant que discours 16

La nuda narratio signifie, au premier chef, la sobriété du récit. C’est un trait par lequel les Mémoires de la Renaissance se distinguent de l’historiographie de l’époque. Voir Nadine Kuperty-Tsur, Se dire à la Renaissance. Les mémoires au XVIe siècle, Paris, Vrin, 1997. 17 Emmanuèle Lesne, La Poétique des mémoires (1650-1685), Paris, Champion, 1996, p. 275-276.

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composés en marge de l’Histoire, les Mémoires ont besoin de négocier leur apparition sur la scène publique. Autrement dit, ils ont à motiver pourquoi le point de vue d’un particulier mérite, d’abord, d’être écrit et, ensuite, d’être connu du public. Le champ discursif des ‘Mémoires’ n’est cependant pas anarchique ou chaotique. Il est possible d’y repérer certains ‘types’ ou sous-ensembles qui ont pu fonctionner comme discours d’accueil au désir autobiographique pour ensuite constituer des ‘modèles’ d’écriture. Les dictionnaires de l’époque confirment l’existence de ces ‘modèles’. Un Mémoire, au singulier, est un memento, un aide-mémoire, ou comme le dit Furetière ‘[…] un écrit sommaire qu’on donne à quelqu’un pour le faire souvenir de quelque chose’.18 Le Dictionnaire Universel de Furetière retient aussi le paradigme de ce que les Anciens appelaient des Commentaires, c’està-dire des discours ‘écrits par ceux qui ont eu part aux affaires ou qui en ont été témoins oculaires, ou qui contiennent leur vie et leurs principales actions’.19 Pris dans ce sens-là, les Mémoires ne sont pas un genre au même titre que l’Histoire. Le statut du mémorialiste et son degré d’autorité dans le champ historique de l’époque n’est pas celui d’un historien. Son discours contribue, comme témoignage individuel à partir d’une perspective personnelle, à l’écriture de l’Histoire. Et en tant que témoignage oculaire servant de texte préparatoire à un genre confirmé, les ‘Mémoires’ peuvent légitimement accueillir et abriter une parole sur le moi. En même temps, les ‘Mémoires’ au sens de Commentaires sont un discours légitimé par leur ancienneté. Qu’on songe aux Commentarii De Bello Gallico de Jules César. Ils peuvent accueillir légitimement le réflexe autobiographique. La narration d’une expérience personnelle y est justifiée par la Tradition. A noter cependant que Jules César parlait de ses exploits et de ses expériences en Gaule à la troisième personne. Considérant cette ‘autobiographie’ à la troisième personne d’un point de vue classique, on peut y lire un geste non pas de modestie, mais au contraire d’orgueil : César se voit d’ores et déjà comme un personnage qui fait l’histoire. César parle de lui-même comme d’un personnage d’ores et déjà ‘historique’. L’existence même de ‘types’ de mémoires répertoriés dans le Dictionnaire universel de Furetière montre que certaines formules discursives s’appelant ‘Mémoires’ ont fait office de ‘modèles d’écriture’. Pour pouvoir 18 19

Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690, article ‘Mémoires’. Ibidem.

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fonctionner comme modèle, un discours doit se faire reconnaître par certaines caractéristiques saillantes. Ces caractéristiques peuvent être empruntées à la Rhétorique, qui est un champ discursif autonome dans le système littéraire, jouissant en outre d’une grande autorité, liée à sa longue tradition. Un discours qui en adopte les prémisses et les figures (elocutio) ou qui respecte l’organisation du discours stipulée (dispositio) peut gagner en autorité grâce au prestige de la Rhétorique. Si les différents paradigmes de ‘Mémoires’ pouvaient servir de discours d’accueil au désir autobiographique, c’est évidemment à cause de la (petite) marge qu’ils laissaient au développement de la vie privée. On trouve des témoignages de la fonction ancillaire des mémoires aussi bien que de cette heureuse marge jusqu’au XIXe siècle. La comtesse de Boigne, témoin des changements politiques qui accompagnent la Révolution, l’Empire et la Restauration, explique bien le rapport nécessaire entre le point de vue personnel et le récit de vie : J’ai parlé de moi, trop peut-être, certainement plus que je n’aurais voulu ; mais il a fallu que ma vie servît comme de fil à mes discours et montrât comme j’ai pu savoir ce que je raconte.20

Ecrit sous la Monarchie de Juillet, vers le milieu du XIXe siècle, les Mémoires de la comtesse de Boigne permettent d’observer, dans le discours mémoriel, une gêne de parler de soi. Le récit de vie est justifié par le besoin d’expliquer la provenance de l’information sur les événements historiques narrés. La doxa anti-autobiographique est tenace, au-delà de l’Ancien Régime. Le récit de vie se justifie comme une nécessité logique dans un discours mémoriel qui lui-même n’existe qu’en marge du genre légitime de la grande Histoire. NÉGOCIATION ET FICTION La position périphérique des Mémoires dans le champ historique et la marge qu’ils ouvrent au discours personnel les oblige à négocier un pacte de visibilité pour leur auteur. Quel a été le rôle de la fiction dans la négociation d’un tel pacte ? Autrement dit : comment la fiction a-t-elle pu contribuer, dans la situation discursive décrite ci-dessus, à la neutralisation de la doxa anti-autobiographique ? Le ‘pacte autobiographique’ au 20 Adélaïde d’Osmond, Comtesse de Boigne (1781-1866), Récit d’une tante. Mémoires de la comtesse de Boigne. Publication posthume 1907-1908. Edition moderne par Henri Rossi, Paris, Champion, 2007.

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sens que Philippe Lejeune donne à cette expression, implique en effet qu’aussi bien l’écriture même du moi que la publication du discours personnel soient expliqués de manière convaincante au public.21 Nous avons deux marges à explorer. La première est celle que le discours mémoriel ouvre en son sein pour l’exploration du moi. C’est une marge au sens d’ouverture : un discours en accueille un autre. La seconde est celle qui existe entre les Mémoires et l’Histoire. La marge prend ici un sens de discours auxiliaire, préparatoire : un discours se juxtapose à un autre, dans sa marge. C’est dans la marge, au sens d’ouverture, que la fiction peut surgir. Elle surgit d’une double façon. A partir du dernier quart du XVIIe siècle, la fiction romanesque vient donner de l’ampleur à cette marge où le récit de la vie privée vient se loger au sein des Mémoires. La fiction permet en effet d’explorer les aléas de la vie privée et intime par une fiction simulative. C’est dans la marge – au sens d’ouverture – des Mémoires historiques que se développe dès le dernier quart du XVIIe siècle, le roman-mémoires. Pour bien comprendre cette interférence, il faut se débarrasser d’un malentendu. Certains chercheurs, anglo-saxons surtout,22 ont eu tendance, au siècle dernier, à présenter le roman-mémoires comme une imitation fictionnelle des Mémoires authentiques. Ce point de vue est très discutable. D’autres chercheurs ont remis en question cette conception mimétique de l’histoire du roman à la première personne. Ainsi, Vivienne Mylne a remarqué que rien que la présence de récits imbriqués permettait à un lecteur contemporain de distinguer le roman-mémoires des Mémoires historiques.23 René Démoris de son côté a constaté que, d’emblée, il était clair au lecteur contemporain que le roman-mémoires ressemblait fort peu, au niveau des événements narrés, aux Mémoires historiques.24 Or, si la différence entre roman-mémoires et Mémoires historiques était claire aux yeux des contemporains, c’est sans aucun doute que la ‘marge’ que les romans-mémoires ouvrent à l’exploration de la vie privée et intime était beaucoup plus large que dans les Mémoires historiques. 21

Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975. Ian Watt, The Rise of the novel : studies on Defoe, Richardson and Fielding, London, Chatto and Windus, 1957, réédition California Press, 2001. 23 Vivienne Mylne, The eighteenth-century French novel : techniques of illusion, Cambridge university Press, 1981. 24 René Démoris, Le Roman à la première personne ; du Classicisme aux Lumières (Paris, Armand Colin, 1975), rééd. Genève, Droz, 2002, p. 5 : ‘Il suffisait de lire mémoires historiques et romans-mémoires pour voir qu’ils se ressemblaient fort peu, et de revenir à la réception contemporaine de Prévost et de Marivaux pour comprendre que l’attestation initiale d’authenticité est de fait un indice de fiction’. 22

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Le constat de R. Démoris ne marque pas la fin de la discussion. La marge accordée à la fiction simulative qui consiste à dévoiler la vie privée et intime d’un individu particulier n’est possible que si ce ‘roman’mémoires se fait reconnaître comme fiction. La fiction est un abri sous lequel l’individu peut s’exprimer et dévoiler jusqu’à un certain niveau sa vie privée. La fiction est un registre épistémologique, différent du réel, où la transgression de la doxa anti-autobiographique devient possible. Le lecteur accepte le dévoilement du moi parce qu’il a lieu dans la fiction. D’une part, il est nécessaire que l’univers représenté ressemble suffisamment au réel pour que le dévoilement de la vie privée y produise de l’intérêt ; d’autre part, il est tout aussi nécessaire que cet univers soit en même temps perçu comme fictif, si l’auteur veut échapper à la doxa anti-autobiographique en vigueur dans le monde réel du lecteur. Mais pour que la fiction puisse fonctionner comme abri pour le développement de la vie privée, il faut que cette fiction se fasse reconnaître comme telle. Il faut, en d’autres termes, que la fiction simulative du roman-mémoires se double d’une fiction dissimulative. Cette reconnaissance du romanmémoires comme fiction est l’affaire d’un récit protocolaire qui repose à travers sa topicité sur un régime dis-simulatif de la fiction.25 LE PROTOCOLE Le récit protocolaire a une longue histoire. Avant d’apparaître comme préambule dans les romans-mémoires, il est un sine qua non du discours personnel tel qu’il se développe dans les Mémoires historiques. De 1660 à 1750, on trouve en tête des mémoires historiques aussi bien que des Romans-mémoires un même type d’avant-textes, où la problématique de la légitimation est un élément dominant. Les deux types de mémoires – authentiques et fictionnels – essaient de véhiculer le discours personnel, sous l’abri des Mémoires, de la scène privée à la scène publique. Mais l’enjeu de ce récit protocolaire n’est pas le même. Dans le romanmémoires, il se charge des arguments pragmatique et poétique dont nous avons parlé plus haut ; dans les Mémoires historiques il s’agit de légitimer l’écriture du moi et de préparer, éventuellement, son entrée en public. Le problème qui nous intéressera dans la suite est la façon dont le récit protocolaire tel qu’il se développe dans les Mémoires historiques du XVIIe siècle devient peu à peu une fiction protocolaire. Plusieurs éléments importent ici. 25 Jean-Pierre Cavaillé, Dis/simulations. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, p. 11-38.

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Primo. Un récit protocolaire repose sur l’emploi d’une série de topoi récurrents. Un pacte est lié à un protocole, à un rite de passage, standardisé et reconnaissable comme tel précisément à cause de son aspect ‘formulaire’. Secundo, rien n’empêche qu’un récit protocolaire corresponde à une situation réelle. En d’autres termes et plus concrètement : il est fort probable qu’au début du XVIIe siècle, les Mémoires anecdotes de la vie d’Agrippa d’Aubigné soient réellement écrits pour ses enfants, comme il l’affirme. Mais il est probable aussi que quand Marmontel affirme la même chose, deux siècles plus tard, dans Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants,26 la formule est devenue un topos. Marmontel ‘fait comme si’ ses mémoires étaient destinés à ses enfants. Le motif véritable qui explique l’existence du texte a pu être vrai à un moment donné, mais il devient progressivement topique. Agrippa d’Aubigné s’adresse directement à ses enfants au début de son texte, qui ne fut publié que longtemps après sa mort, survenue en 1630. Il est fort bien possible qu’il ne visait en effet pas d’autres lecteurs : Mes enfants, vous avez dans l’Antiquité où puiser des enseignements et des exemples […]27

Marmontel, en revanche, visait d’emblée un public plus large que ‘ses enfants’. La formule ‘pour servir à l’instruction de ses enfants’ est ce qui reste d’un récit protocolaire qui, à la fin du XVIIIe siècle, n’était pas encore prêt à disparaître totalement. La formule inaugurale ‘à ses enfants’ au lieu de ‘à mes enfants’ suggère par ailleurs que Marmontel avait en tête d’autres lecteurs que ses enfants-mêmes : C’est pour mes enfants que j’écris l’histoire de ma vie ; leur mère l’a voulu. Si quelque autre y jette les yeux, qu’il me pardonne les détails minutieux pour lui, mais que je crois intéressants pour eux. Mes enfants ont besoin de recueillir les leçons que le temps, l’occasion, l’exemple, les situations diverses par où j’ai passé, m’ont données. Je veux qu’ils apprennent de moi à ne jamais désespérer d’eux-mêmes, mais à s’en défier toujours ; à craindre les écueils de la bonne fortune, et à passer avec courage les détroits de l’adversité.28

26

Marmontel commence la rédaction de ses Mémoires en 1793. Mémoires de Théodore Agrippa d’Aubigné publiés pour la première fois d’après le ms. de la bibliothèque du Louvre par M. Ludovic Lalanne, suivis de fragments de l’histoire universelle de d’Aubigné et de pièces inédites, éd. Ludovic Lalanne, Paris, Charpentier, 1854. 28 Les Mémoires de Marmontel constituent le premier des 7 volumes des Œuvres complètes, publiées en 1819, à Paris, chez A. Belin. 27

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Il en va de même pour d’autres ‘formules’, comme celle où l’existence du récit de vie est expliquée par les insistances d’un ami ou par le désir du mémorialiste de le consoler, le conseiller, le dissuader d’une action, etc. Ces ‘formules’ remontent sans aucun doute à la tradition des lettres fictives de l’Antiquité latine, et notamment aux Lettres Ad familiares de Cicéron. C’est aussi à cette très vieille tradition qu’au XIIe siècle Abélard emprunte le début de son Historia calamitatum, adressée à un ami : Il est souvent plus aisé de toucher le cœur d’autrui par l’exemple que par des discours. Aux faibles consolations que je vous présentai durant notre entretien, j’ai résolu de joindre par écrit le récit, réconfortant pour vous, de mes propres malheurs.29

La mise en scène d’un ami est une des ‘formules’ les plus constantes du récit protocolaire des mémoires historiques qui, répétons-le, n’est pas (encore) forcément une fiction, mais qui ouvre la possibilité qu’audelà du destinataire du texte se profile un public plus large. Il faut d’emblée tenir compte de la possibilité que derrière le destinataire apparent se cache un destinataire visé, comme chez Marmontel (et chez Cicéron). La doxa anti-autobiographique s’atténue doucement vers la fin du XVIIIe siècle. Les récits de vie ajoutés aux Œuvres complètes d’auteurs renommés en constituent une preuve. Dans les Œuvres complètes de Voltaire, dont l’édition est entamée en 1784 à Kehl, les Mémoires de l’auteur constituent le dernier Tome. Avant Voltaire, il était très rare qu’un récit ‘autobiographique’ soit ajouté aux Œuvres complètes d’un auteur. Des ‘Eloges’ allographes servaient en général à présenter la vie de l’auteur. Dans le cas de Voltaire, les Mémoires sont précédés, dans le Tome LXXX et dernier, d’une Vie de Voltaire par Condorcet. En revanche, quand, en 1819, les Mémoires de Marmontel sont publiés, ils constituent le premier Tome de ses Œuvres complètes. Il en va de même pour les Œuvres complètes de Duclos, publiées en 1820, qui s’ouvrent par les Mémoires de l’auteur, donnés au Tome I. L’histoire de la vie de Duclos, écrite par lui-même, réunit par ailleurs dans son incipit quelques formules du récit protocolaire propre aux Mémoires historiques, devenues désormais topiques : Je veux écrire les mémoires de ma vie. Ils seraient peu intéressants pour le public ; aussi n’est-ce pas au public que je les destine : mon dessein est de me rappeler quelques circonstances où je me suis trouvé, 29 Abélard, ‘D’Abélard à un ami’, dans Abélard et Héloïse. Correspondance, éd. Paul Zumthor, Paris, UGE, coll. 10/18, 1979, p. 41.

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de les mettre en ordre, et de me rendre à moi-même compte de ma conduite, et d’en amuser peut-être un jour quelques amis particuliers.30

Des Œuvres complètes de Voltaire à celles de Marmontel, la doxa antiautobiographique a subi une transformation importante : le discours autobiographique n’est plus ajouté comme une annexe qui a besoin de la protection des Œuvres complètes pour qu’on ose montrer la vie privée de leur auteur, c’est désormais l’auteur présenté ‘tel qu’en lui-même’ qui marche devant l’œuvre. L’impact des Confessions de Rousseau a pu jouer un rôle dans ce processus d’atténuement de la doxa anti-autobiographique. En effet, Rousseau n’est pas celui qui conclut un pacte autobiographique, comme le suggère Philippe Lejeune,31 il est au contraire celui qui s’en débarrasse et affirme d’emblée, sans négociation, qu’il est luimême celui dont il parle. Ce qui disparaît dans ‘l’entreprise qui n’eut jamais d’exemple’ des Confessions de Jean-Jacques, est le respect pour la doxa anti-autobiographique. LA FICTION PROTOCOLAIRE La différence entre un ‘récit protocolaire’, qui est composé d’une série de formules explicatives, et la ‘fiction protocolaire’ est mince. Il est parfois impossible de dire quand le ‘récit protocolaire’ devient une fiction. La reconnaissance par le public des formules, en passe de devenir des topoi, est évidemment un facteur décisif dans ce processus. Les exemples les plus intéressants dans cette perspective se trouvent parmi les ‘inclassables’. Les Mémoires de Pierre François Prodez de Beragrem, marquis d’Almacheu ont été publiés en 1677. Ces noms sont des anagrammes bien sûr qui ont valeur de pseudonymes. Le Sieur d’Aremberg, marquis de La Chaume, serait l’auteur de ces mémoires, remplis d’anecdotes piquantes, à en croire Jean-Marie Quérard et Georges Brunet.32 Les Mémoires de Pierre François Prodez sont sous-titrés : ‘Contenant ses voyages et tout ce qui lui est arrivé de plus remarquable dans sa vie. Le tout fait par lui-même’. R. Démoris parle de ce texte et de ce personnage comme ‘d’une existence vécue transformée en littérature’.33 30

Mémoires sur la vie de Duclos, écrits par lui-même, dans Œuvres Complètes de Duclos, Paris, Janet et Cotelle, 1820, tome 1, p. LVII. 31 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975. 32 Jean-Marie Quérard et Gustave Brunet, Livres à clef, Bordeaux, C. Lefebvre, 1873 (publication posthume). 33 R. Démoris, Le roman à la première personne, 2002, p. 99.

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Il s’agit d’un de ces nombreux inclassables de l’époque. C’est un récit de vie véritable où la vérité alterne avec des portions de fiction. Cela fait que cet ouvrage est aussi répertorié par Maurice Lever dans sa bibliographie du genre romanesque au XVIIe siècle.34 Le récit même peut donc se ranger aussi bien dans la classe des Mémoires historiques que dans la catégorie des romans-mémoires. Vrai ou fictif ? Vrai et fictif ? Comme nous l’avons suggéré plus haut, le sectionnement des deux types de mémoires est parfois assez malaisé. Ce qui nous intéresse ici est la présence, en tête de cet inclassable, d’un récit protocolaire qui est certes protocolaire, mais dont on peut se demander s’il est entièrement fictif. Le Sieur d’Aremberg, marquis de La Chaume, prend soin d’expliquer les conditions de possibilité de son texte. Rien n’exclut que jusqu’à un certain niveau il dit la vérité, mais la co-présence d’un assez grand nombre de ‘formules’ reconnaissables alimente l’hypothèse que le protocole est une fiction. Le récit préfaciel est en tout cas pragmatique. C’est un protocole, un rite de passage nécessaire, mais stylé. Et voici, de manière générale, les étapes de ce rite de passage. Le récit protocolaire prend très souvent l’aspect d’une scène judiciaire, qui est un de ses topoi. Le mémorialiste est un plaideur qui se justifie d’avoir écrit l’histoire de sa vie. Le lecteur apprend pourquoi et dans quelles circonstances cette écriture s’est effectuée. C’est le premier article du ‘pacte autobiographique’. Il apprend aussi pour qui le récit a été écrit et surtout comment le texte peut exister. L’élément central est la disculpation : si le texte est tombé entre les mains du public, c’est la faute d’un tiers. D’autres formules s’attachent à expliquer la publication du texte, en réponse au second article du pacte autobiographique. Très souvent, le mémorialiste n’a pas l’intention de publier son texte. Il prend des dispositions pour le traitement de ses Mémoires après sa mort en dictant en quelque sorte sa volonté à celui qui les trouvera : le texte doit être détruit. Voix d’outre-tombe et manuscrit trouvé sont, ou deviendront, des topoi qui s’attachent au deuxième article du pacte autobiographique, qui concerne la publication. Dans le passage suivant, on voit que le Sieur d’Aremberg cumule plusieurs de ces formules protocolaires : Un amusement pour chasser mes chagrins et comme je n’ai point eu d’autre divertissement dans mon malheur que celui de me repasser dans l’esprit tout ce qui m’est arrivé, j’ai pris plaisir d’en faire des mémoires dans lesquels je marque la diversité des pays que j’ai vus. 34 Maurice Lever, La Fiction narrative en prose au XVIIe siècle, Paris, Editions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1976, p. 267.

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Et sans y rien ajouter. Quiconque en aurait la clef verrait que je n’y ai rien mis de moi. Je n’ai pas prétendu écrire pour autrui puisque ce n’a été qu’à ma propre satisfaction d’un côté et de l’autre que pour satisfaire M. le marquis de M…, qui était le meilleur ami que j’eusse au monde et qui a été tué en Espagne. […] Je n’avais rien de caché pour lui si bien qu’il a été le seul qui a su le plus de particularités et dans les lettres que je lui envoyais, je mettais la même chose qu’ici. [….] Je mets dans cette histoire purement les conversations que j’ai eues avec les personnes qui me faisaient la grâce de me souffrir. […] Je ne les écris que pour me consoler. […] Je serais fâché qu’on fît passer cela pour roman. […] Je proteste que si dieu me donne du temps assez avant de mourir, je les brûlerai, ainsi que j’en ai le dessein. Mais comme notre vie ne dépend pas de nous, il se peut faire qu’aujourd’hui ou demain la mort pourrait me surprendre et par ce moyen m’ôter le moyen de brûler ce que j’aurai fait. C’est pourquoi j’ose prier ceux qui pourront les trouver de ne s’y pas attacher et que si l’on veut accorder quelque grâce au malheureux Prodez, ce soit celle qu’il a demandée […].35

Insistons d’abord sur le rapport entre accréditation et légitimation. Le marquis écarte le soupçon du romanesque : ce n’est pas un roman, c’est la vérité. L’accréditation du texte est cependant pratiquement étouffée sous d’autres considérations qui traduisent le besoin de légitimer le discours personnel. Plusieurs destinataires sont cumulés dans ce récit protocolaire. D’abord le marquis affirme qu’il n’écrit pas pour autrui mais pour son propre soulagement. Ensuite, il apparaît que l’écriture s’explique aussi par la complaisance pour un ami à qui le mémorialiste avait l’habitude d’envoyer des lettres. Le premier terme du pacte – justifier l’écriture – est ainsi rempli. Le second article du pacte de visibilité exige que le mémorialiste justifie aussi la publication. Deux formules sont mises à contribution, le manuscrit trouvé et le dispositif épistolaire. D’une part, les mémoires eux-mêmes sont destinés à être brûlés et s’il dépend du mémorialiste, on ne trouvera rien après sa mort. La lettre, d’autre part, est ou deviendra le véhicule topique susceptible de porter le discours privé à la scène publique. Les lettres de Prodez, qu’il a écrites parallèlement aux mémoires mêmes, sont quant à elles déjà parties. Elles sont donc susceptibles de devenir publiques. Elles contiennent ‘la même chose qu’ici’. Si les mémoires sont censés être détruits, les lettres le seront-elles ? Le destinataire, qu’en fera-t-il ?

35 Mémoires de Pierre-François Prodez de Beragrem, marquis d’Almacheu, contenant ses voyages et tout ce qui lui est arrivé de plus remarquable dans sa vie, le tout fait par lui-même, Amsterdam, L. Lejeune, 1677, 2 vol. in-16°.

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On peut faire de ce récit préfaciel une double lecture. Rien, strictement parlant, n’interdit qu’on le prenne pour une justification honnête et véritable du texte et de la parole sur soi. Mais on peut tout aussi bien le lire comme un récit fictif composé de formules empruntées. Le destinataire visé de ce récit protocolaire est le lecteur, qui est censé accepter les deux articles du pacte autobiographique. La négociation de ce pacte est biaisée par plusieurs sortes de destinataires apparents : le mémorialiste même, l’ami qui reçoit les lettres et enfin l’inconnu qui pourrait trouver les mémoires après la mort du mémorialiste. Cet inconnu peut appartenir au cercle intime du défunt, mais il peut aussi être une tierce personne sans lien de parenté avec le mémorialiste. Il peut même être une figure publique. Le fait est que le manuscrit est là, jeté dans l’existence entre deux sphères. Qu’en faire ? Le destinataire apparent est une figure multiple et oblique dont la fiction protocolaire a besoin pour la négociation d’un pacte autobiographique. Que le récit protocolaire soit honnête et corresponde à une situation énonciative réelle ou qu’il soit emprunté à un arsenal de formules stéréotypées ne change rien à la nécessité devant laquelle se trouve le mémorialiste de justifier aux yeux du public son audace de parler de ses affaires personnelles. Ce qui importe dans la perspective de l’emploi que fera le roman-mémoires de ces récits protocolaires est la topicité, qui est une question de reconnaissance.

DU RÉCIT PROTOCOLAIRE DANS LES MÉMOIRES HISTORIQUES

Les Mémoires historiques du XVIIe siècle ne sont souvent publiés qu’au XVIIIe, voire au XIXe siècle. Cet écart temporel entre écriture et publication s’avère révélateur d’un changement, d’un siècle à l’autre, dans la négociation des différents articles du pacte de visibilité. En effet, les motifs pour lesquels le mémorialiste écrit ses Mémoires ne sont souvent pas les mêmes que ceux qui sont mis en avant par l’éditeur pour les rendre publics. De manière générale, les Mémoires historiques sont publiés à un moment où la vogue des romans-mémoires a déjà gagné beaucoup de terrain dans le système littéraire français, au moins en termes quantitatifs.36 L’interférence discursive entre Mémoires historiques et romans-mémoires gagne donc en complexité en ce sens que, les romans-mémoires peuvent profiter des procédures de légitimation de l’écriture développées dans les Mémoires historiques et que, en sens inverse, pour la légitimation de la publication, les Mémoires historiques bénéficient des procédures de légitimation développées dans la fiction des romans-mémoires. Les changements affectent très souvent le style, qu’il faut adapter au nouveau goût de l’époque, mais en tout premier lieu la différence concerne l’évolution du concept d’exemplarité. Les Mémoires historiques étudiés dans cet article ont pour la plupart été rédigés dans les années 1660 et 1670, avant le début de la vogue des romans-mémoires donc. Le corpus qui est ici à l’étude recoupe celui qui a fait l’objet de l’étude d’Emmanuelle Lesne.37 La plupart des auteurs de ces Mémoires, qui écrivent après la guerre civile de la Fronde et au début du règne personnel de Louis XIV, ont connu l’infortune sous la forme de l’exil ou de la prison. Il s’avère que les récits protocolaires, qui apparaissent dans des Avertissements isolés mais plus souvent encore dans les incipits des manuscrits, justifient très souvent l’écriture en rattachant le récit qui suit à ce que nous avons appelé le paradigme de la transmission. Si le mémorialiste a eu l’idée de rédiger l’histoire de sa vie, c’est pour transmettre un savoir, historique ou moral. C’est cette 36 Marc Hersant, Jean-Louis Jeannelle et Damien Zanone (éds), Le sens du passé. Pour une nouvelle approche des Mémoires, Rennes, Presses universitaires, 2013. 37 Emmanuelle Lesne, La poétique des Mémoires, Paris, Champion, 1996.

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transmission, comme motif de l’écriture, qui sera transgressée dans les romans-mémoires. Nous lisons ces Mémoires historiques plus ou moins dans l’ordre imposé par la date de naissance de leurs auteurs.38 ARNAULD D’ANDILLY Les Mémoires d’Arnauld d’Andilly (1583-1670), conseiller d’état, ont été rédigés en 1666-1667. La première édition date de 1734. Dans l’incipit du récit d’Arnauld d’Andilly, le premier article du pacte de lecture – légitimer l’écriture – est négocié à travers des formules dont on reconnaîtra sans difficulté le caractère protocolaire : Une aussi longue vie que la mienne, et dont j’ai passé la plus grande partie à la cour, autant connu des grands et aussi libre avec eux qu’on le peut être, m’a si fortement persuadé du néant des choses du monde, que rien n’était plus éloigné de ma pensée que de laisser quelques mémoires touchant mes proches et ce qui me regarde en particulier. Mais ne pouvant résister aux instances si pressantes que me fait mon fils de Pomponne d’en écrire quelque chose qui puisse servir à mes enfants, pour les exciter à la vertu par des exemples domestiques, et leur inspirer le mépris de ces faux biens dont la plupart des hommes sont si idolâtres qu’ils ne craignent point de les rechercher aux dépens de leur honneur et de leur salut, je me suis enfin résolu à lui donner satisfaction.39

C’est la vanité des choses du monde qui aurait dû empêcher Arnauld d’Andilly de parler de lui-même, mais des instances pressantes lui ont fait passer outre à ces considérations, dans l’idée que l’histoire de sa vie pourrait servir à l’instruction de ses enfants. Dans la suite, il déclare ne rapporter ‘rien que je n’aie vu de mes yeux ou qui ne m’ait été dit par des personnes dignes de foi’. C’est là tout ce que l’auteur dit pour justifier l’écriture.

38 Il a été question de Sa Vie à ses enfants (rédaction ca 1630 ; édition 1854) d’Agrippa d’Aubigné (1552-1630) dans l’article Du récit protocolaire. Les Mémoires de Monsieur de Pontis (1583-1670) (rédaction 1657-1658 ; édition 1676) seront abordés dans Du récit protocolaire dans les romans-mémoires Nous laisserons ces deux œuvres de côté dans celui-ci. Nous avons parlé des Mémoires de La Rochefoucauld (1613-1680) (rédaction 1654-1659, édition 1662) dans Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer, Le Roman véritable. Stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2008, p. 78-82. 39 Mémoires de Messire Robert Arnauld d’Andilly, écrits par lui-même, Hambourg, De l’imprimerie d’A. Van den Hoeck, 1734.

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En 1734, quand le texte est publié, l’éditeur voit tout le profit que pourrait en tirer un plus large public : Les Mémoires des Grands Hommes sont toujours reçus favorablement, parce qu’on aime à les connaître eux-mêmes ; et que l’on trouve dans l’Histoire de leur vie de quoi s’instruire et augmenter ses connaissances.40

L’auteur est un grand homme et cela est en soi une légitimation suffisante pour faire paraître ses Mémoires, mais on apprend en outre à le connaître lui-même et à s’instruire. Il est vrai, déclare encore l’éditeur avec regret, que l’humilité de M. Arnauld d’Andilly a fait qu’il a caché beaucoup de ses actions : ‘Il s’est tu sur presque tout ce qui pouvait fixer l’attention sur lui, nous dévoiler son intérieur, nous découvrir les biens secrets dont il a comblé une infinité de personnes [ou] mettre au jour les prodigieux effets de sa charité et de sa libéralité’.41 Mais le motif le plus considérable qu’a eu l’éditeur pour faire connaître la vie d’Arnauld d’Andilly au public est la nécessité de laver sa mémoire de certaines calomnies : Un habile homme qui avait entre les mains les Mémoires que nous donnons, et plusieurs autres écrits d’une égale authenticité, s’étant servi des uns et des autres en 1730 pour justifier M. d’Andilly contre les accusations du prétendu favori de Son Altesse Royale Gaston duc d’Orléans, et ayant envoyé cette justification à M. Desmaiseaux, celui-ci en fut frappé et convaincu.42

Desmaiseaux a répondu aux accusations dans Bibliothèque raisonnée des Ouvrages des savants de l’Europe.43 Les Mémoires mêmes d’Arnauld d’Andilly suppléeront abondamment à sa disculpation, déclare l’éditeur à la fin de son ‘Avis’. BRIENNE LE

PÈRE

Les Mémoires du comte (Henri Auguste) de Brienne, Ministre et premier secrétaire d’Etat rédigés après 1663 et publiés en 1719, sont plus explicites au sujet de l’exemplarité et cela dès l’incipit. Henri Auguste De Brienne (1595-1666) s’adresse directement à ses enfants : 40

Ibidem. Ibidem. 42 Ibidem. 43 Bibliothèque raisonnée des Ouvrages des savants de l’Europe, Amsterdam, s.l., 1728-1753. L’article de Desmaiseaux se trouve au tome 5 de l’année 1730. 41

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Mes enfants, je crois que Dieu m’a conservé la vie jusques à présent et m’a donné du repos, afin que je puisse vous mettre par écrit les choses que j’ai vues et auxquelles j’ai eu part, et les adversités que j’ai ressenties. Je ne présume point que ma vie soit de celles qu’on propose pour modèle ; mais elle se trouve entremêlée de tant d’accidents, qu’elle pourra contribuer en quelque façon à votre instruction, et vous porter peut-être à rendre à d’autres le même service. Je souhaite que vous y imitiez ce que vous jugerez à propos. Je vous dirai d’abord qu’il faut que vous soyez persuadés qu’il n’est jamais permis de faire une mauvaise chose, quelque avantage qu’on en puisse tirer ; et que le service de Dieu doit être préféré à tous les honneurs et à toute la gloire du monde.44

Quoique les Mémoires de ceux qui ont eu part aux grandes affaires soient très recherchés, déclare l’éditeur Bernard en 1719 dans une Epître dédicatoire à ‘Son excellence Monseigneur Ernest Christophe Kielpinsky’, ceux qu’il publie ont besoin de la protection d’un seigneur ‘distingué par ses vertus et par les qualités qui font les grands hommes’.45 Le protocole de publication s’étend donc à l’Epître Dédicatoire dont une des fonctions est précisément de conférer de l’autorité au texte par personne interposée. Quant au principal motif pour rendre les Mémoires d’Henri-Auguste de Brienne publics, celui donné par Bernard est assez différent de celui qu’avait en tête Brienne lui-même pour les écrire : On est persuadé depuis longtemps que sans ces secours les histoires les mieux écrites ne s’élèveraient pas au-dessus des gazettes, et que le véritable motif des intrigues de cabinet ne se trouve que dans les recueils de ceux qui ont été acteurs eux-mêmes. Le comte de Brienne mérite d’autant plus d’être cru, qu’il n’a pas été moins distingué par la fermeté et la sincérité qu’il a fait paraître en toutes ses actions, que par son désintéressement.46

Sans les Mémoires, la connaissance de l’Histoire reste donc défectueuse surtout quand on s’intéresse à la causalité des grands événements qui est souvent liée à des intrigues de cabinet. Si, ensuite, l’on s’étonne que ces Mémoires n’aient pas paru plus tôt, il faut considérer qu’ils le sont à cause des fortes insistances de personnes de qualité : Le comte de Brienne ne les ayant écrits que pour l’instruction de ses enfants et pour le divertissement de sa vieillesse, ses proches parents 44

Mémoires du comte (Henri Auguste) de Brienne, Ministre et premier secrétaire d’Etat, Amsterdam, Bernard, 1719. 45 Mémoires du comte (Henri Auguste) de Brienne, Ministre et premier secrétaire d’Etat, Amsterdam, Bernard, 1719, ‘A son excellence Monseigneur Ernest-Christophe Kielpinsky’. 46 Mémoires du comte (Henri Auguste) de Brienne, Ministre et premier secrétaire d’Etat, Amsterdam, Bernard, 1719, ‘Préface’.

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se contentaient d’en profiter, sans affecter, par un esprit de faste et d’ambition de les publier dans le monde. Enfin des personnes éminentes par leur dignité et par leur capacité, à qui ces Mémoires ont été communiqués, ont estimé, après les avoir lus avec attention, qu’on ferait tort au public de le priver de cet ouvrage, à cause des choses importantes qu’il contient.47

L’éditeur quant à lui s’est contenté de corriger quelques termes pour rendre le style plus conformes à l’usage présent. SOUVIGNY De Vie, mémoires et Histoire de Messire Jean de Gangnières, chevalier comte de Souvigny, rédigée en 1667, nous n’avons pu consulter que l’édition publiée en 1906, sans pouvoir tracer une édition antérieure. Dans cette édition du XXe siècle, le récit protocolaire ne transparaît qu’à travers des d’avant-textes que l’éditeur moderne étudie dans son Introduction mais qu’il supprime dans l’édition même. Elles sont d’un grand intérêt en ce que le récit de vie y est à nouveau justifié par l’exemplarité. Souvigny (1597-1673) commence par évoquer des conseils pratiques à ses enfants. Ceux-ci concernent des règles pour la direction de la vie au point de vue religieux ou des directives pour la conduite dans le monde et à la cour, auxquelles l’auteur ajoute des commentaires et avis moraux ‘tirés des meilleurs auteurs sacrés et profanes’. Après tous ces conseils, Souvigny estime qu’il est nécessaire de raconter sa vie. C’est l’éditeur moderne qui parle : En terminant cette sorte de préface, Souvigny conclut, parlant à ses enfants, qu’il ne serait pas satisfait d’avoir assemblé ces divers enseignements qu’il n’y ajoutait le récit de sa vie, simple relation de ses actions, recommandant d’imiter les bonnes, si l’on en remarque, et d’amender les autres en faisant mieux.48

L’exemplarité donne donc lieu au récit de vie dont elle est en même temps le justificatif. Les Mémoires de Souvigny restèrent dans sa famille ‘dans un coffre, de la forme et de la dimension d’une cantine militaire’ qui contenait aussi une volumineuse correspondance.49

47

Ibidem. Vie, mémoires et Histoire de Messire Jean de Gangnières chevalier comte de Souvigny, Paris, Renouard et H. Laurens successeur, 1906, p. XXII. 49 Vie, mémoires et Histoire de Messire Jean de Gangnières chevalier comte de Souvigny, p. XXV. 48

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MONTGLAT Les Mémoires de François de Paule de Clermont, marquis de Montglat (1620-1675), commencent sans le moindre préambule et sans légitimer l’écriture. Ils sont écrits à la troisième personne : La France, après avoir souffert durant trente-neuf ans la guerre civile, causée pour la religion prétendue réformée, […] fut rétablie dans son premier lustre […].50

L’écriture du texte date d’après 1668. Les Mémoires de Montglat furent publiés en 1727 par le père Bougeant. Il est certainement vrai qu’‘on a déjà tant de Mémoires sur le règne de Louis XIII et la minorité de Louis XIV’, mais, déclare Bougeant, ‘ces Mémoires feront voir qu’on n’avait pas encore tout dit, et qu’il était échappé aux auteurs de ces temps-là beaucoup d’anecdotes curieuses et de faits intéressants.51 Il n’est pas question d’exemplarité dans cet Avertissement de 1727, qui témoigne du goût d’une nouvelle époque pour le ‘curieux’, l’‘anecdotique’ et surtout l’‘intéressant’ qui apparaissent ici comme de nouveaux codes poétiques. Ce qui importe n’est pas seulement la ‘vérité’ des faits mêmes, mais surtout la véracité, qui apparaît notamment dans le style. Par trois fois, Bougeant insiste sur la manière d’écrire, à laquelle il n’a pas voulu toucher. Ce style n’est ‘ni assez pur ni assez élégant, mais il faut s’en prendre aux temps où il a été écrit’.52 Lui ôter son style, ce serait lui enlever une partie de ses grâces. GOULAS Nicolas Goulas, seigneur de La Mothe-en-Brie (1603-1683) a laissé plusieurs manuscrits de ses Mémoires. Le manuscrit de Paris est précédé d’une lettre à M. Malo, son neveu. Quoique, de son propre aveu, la vie de Goulas ait été tout sauf vertueuse, le principal motif pour en écrire l’histoire est l’instruction morale de son neveu : Vous qui m’avez toujours aimé ; et qui, ayant des enfants, devez souhaiter, qu’outre le bon exemple que vous leur donnez, ils rencontrent 50 Mémoires de de François de Paule de Clermont, marquis de Montglat, Amsterdam, s.l., 1727. 51 Mémoires de François de Paule de Clermont, marquis de Montglat, ‘Avertissement’. 52 Ibidem.

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encore dans leur maison un de leurs plus proches qui, bien qu’il n’ait point été vertueux, leur montre, leur proteste, leur crie qu’il faut aimer la vertu.53

Dans sa lettre à son neveu, Goulas invente lui-même une scénographie en priant son neveu de se représenter la situation énonciative comme suit : C’est une conversation de deux personnes qui se fient l’une à l’autre, de l’oncle au neveu, qui s’entretiennent l’après-soupé. Vous êtes dans le fauteuil, près du lit de repos de la salle de la Mothe, et moi, assis sur ce petit lit, appuyé sur un carreau, sans cérémonie, dans la dernière familiarité ; je vous conte ce que j’ai vu et ouï dire, et vous écoutez celui que vous estimez digne de créance.54

Goulas a passé les vingt-trois dernières années de sa vie dans la solitude de son château de la Mothe-en-Brie. Il déclare s’être promené beaucoup dans la salle, sa chambre, le jardin, le bois et les avenues de son parc ‘et pendant cela [s]on esprit fait plus de chemin que [s]on corps’.55 Il a vu beaucoup de choses qu’il doit taire devant le public, mais qu’il peut confier au papier dès lors que ce dernier n’est destiné qu’à son neveu seul : D’ailleurs, ayant approché des plus grands et en quelques sorte auprès d’eux, je leur ai oui dire beaucoup de choses assez importantes que je puis aujourd’hui ne cacher pas ; mes amis les plus intimes ont eu occasion plusieurs fois de négocier avec le premier ministre du feu roi et de la reine régente, et ils se sont confiés en ma discrétion ; j’ai vu de près les conduites de certaines personnes de qualité qui étant révélées feraient beaucoup à l’éclaircissement des intrigues de la cour, et je m’ouvre avec vous entièrement et sans me rien réserver.56

L’auteur est conscient qu’après sa mort on pourrait trouver dans son cabinet ‘force papier brouillé’. C’est qu’il a ‘haï l’oisiveté et qu’il vaut mieux faire de mauvaises compositions que de ne rien faire’.57 Pour lui, il rédige ‘sa confession générale pour Dieu et pour les siens’.58 L’éditeur du XIXe siècle avoue ne pas avoir imprimé les premiers chapitres, parce qu’ils ne concernent que la vie privée.59 C’est dommage. On aura bientôt 53 54 55 56 57 58 59

Mémoires Mémoires Mémoires Mémoires Mémoires Mémoires Ibidem.

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p. p. p. p. p. p.

VII. VIII. IX. X. IX. XI.

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d’autres traces des choix éditoriaux que font les éditeurs au XIXe siècle, pour qui la vie privée est de peu d’intérêt comparée au tableau d’une époque, qui justifie à leurs yeux l’édition ou la réédition des Mémoires du Grand Siècle. RETZ Les choix éditoriaux du XIXe siècle ne sont pas ceux du XVIIIe. C’est ce que montre encore la Préface ‘Au lecteur’ de l’édition des Mémoires de monsieur le cardinal de Retz publiés à Amsterdam par Jean-Frédéric Bernard. Jean-François Paul de Gondi (1613-1679), cardinal de Retz, a rédigé l’histoire de sa vie entre 1675 et 1677, à l’instigation d’une dame. La récurrence d’un tel incipit suggère que le cardinal ne fait que recourir à une ‘formule’ qui a dû être reconnue pour telle à l’époque, mais qui n’en était pas moins nécessaire au regard de la doxa : Vous donner l’Histoire de ma vie, qui a été agitée de tant d’aventures différentes, néanmoins comme vous me l’avez commandé, je vous obéis, même aux dépens de ma réputation. Le caprice de la Fortune m’a fait honneur de beaucoup de fautes, et je doute qu’il soit judicieux de lever le voile qui en cache une partie. Je mets mon nom à la tête de cet ouvrage, pour m’obliger davantage moi-même à ne diminuer et à ne grossir en rien la vérité. La fausse gloire et la fausse modestie sont les deux écueils que la plupart de ceux qui ont écrit leur propre vie n’ont pu éviter.60

Le cardinal se nomme donc, au dépens de sa réputation, pour se porter garant de la vérité de ce qu’il a à dire. Il a assez d’autorité pour oser le faire. La sincérité est d’ailleurs ‘l’unique vertu dans laquelle il est permis et même commandé de s’égaler aux héros’.61 La part que cet homme célèbre a eue aux affaires publiques justifie, longtemps après sa mort, que ses Mémoires deviennent publics. Ils paraissent en 1717 : La part qu’il a eue dans les affaires difficiles qui se sont traitées à la cour et à la ville pendant la minorité du feu roi et les troubles de Paris, doivent les rendre très curieux. Ils sont écrits avec sincérité, et sur des sujets qui intéressent.62 60

Mémoires de Monsieur le cardinal de Retz, Amsterdam, Jean-Frédéric Bernard,

1717. 61 62

Mémoires de Monsieur le cardinal de Retz, p. 2. Mémoires de Monsieur le cardinal de Retz, p.ij.

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‘Curieux’ et ‘intéressant’ se profilent comme deux nouveaux codes poétiques qui déterminent les choix des éditeurs du début du XVIIIe siècle. Ces codes n’ont rien de précis et admettent beaucoup de sujets et beaucoup d’idées que la doxa du XVIIe siècle n’aurait sans doute pas approuvés. L’‘intéressant’ n’était pas inconnue au XVIIe siècle comme catégorie poétique, mais elle était le plus souvent remplie d’un contenu plus précis, comme dans l’exemple suivant : intéressant parce que profitable. CAMPION Les Mémoires de Henri de Campion (1613-1683) méritent qu’on regarde de près non seulement la négociation d’un pacte dans les préambules, mais le récit même. Les Mémoires ont été rédigés entre 1654 et 1660 et n’ont été publiés qu’au XIXe siècle, en 1806.63 Selon l’habitude du temps, le texte n’est destiné qu’aux enfants de l’auteur à qui la lecture sera profitable : Si mon dessein était d’écrire pour le public, je choisirais un sujet plus intéressant que celui de ma vie ; mais comme ce n’est que pour ma famille et mes amis, je crois que je ne puis rien faire de plus agréable pour eux et de plus commode pour moi, que de leur raconter naïvement les divers événements qui me sont arrivés, en y joignant, pour leur en rendre la lecture plus intéressante et plus profitable, les choses dont j’ai été témoin, tant par rapport aux affaires publiques qu’à celles des particuliers, et qui me sembleront dignes de mémoire. Si je ne puis donner moi-même à mes enfants de bonnes instructions, je veux du moins leur laisser les fruits de mon expérience, ce qui est le seul motif du travail que j’entreprends.64

Au début du XIXe siècle, les descendants de Campion confient la publication des Mémoires de leur ancêtre au général de Grimoard, qui effectue dans le texte de nombreux retranchements, concernant les détails généalogiques, de longues tirades dévotes et, regrettablement, des ‘détails domestiques insusceptibles d’amuser ou d’intéresser’.65

63 Mémoires de Henri de Campion, Paris, Treutl et Würtz, 1807, éd. moderne C. Moreau, Paris, Kraus Reprints, 1979. 64 Mémoires de Henri de Campion, p. 1. 65 Mémoires de Henri de Campion, Préface, p. XII.

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Les Mémoires de Campion importent surtout dans la perspective de la négociation d’une parution du texte devant un plus large public.66 Dès la deuxième page du récit, on voit le public s’élargir de ‘mes enfants’ à ‘ma famille et mes amis’. A la page 120 le public englobe ‘mes enfants et mes descendants’ et à la page 200 Campion pense à ‘tous ceux qui me liront’. Au fur et à mesure que son récit avance, il paraît de plus en plus conscient qu’il pourra être lu après sa mort par d’autres que les destinataires auxquels il avait destiné son récit au début. Cet élargissement progressif des destinataires possibles du texte montre aussi que l’adresse ‘aux enfants’ n’était sans doute pas plus qu’une ‘formule’. Le style du récit est dit ‘naïf’ et c’est l’adoption d’un registre stylistique peu élevé qui permet de dire des choses qu’un registre plus digne du public interdirait. Aussi, le récit peut-il être appelé une ‘confession générale’, ‘devant Dieu et les hommes’ : ‘je puis me dire le plus licencieux de tous en pensées et quelquefois en paroles, et le moins en effets’.67 La honte empêche pourtant Campion de dire toutes ses erreurs. Il est plus réticent encore pour ses bonnes actions : ‘J’ai toujours plus cherché à faire de bonnes actions qu’à les faire valoir, pensant, je crois avec raison, qu’il y a de la honte à parler de soi’.68 Une confession entière est donc empêchée par la doxa. Mais Campion ajoute immédiatement que le respect de cette règle empêche aussi l’avancement social. L’une des rares leçons directes que ‘ses enfants’ pourront tirer de la lecture de ses Mémoires est qu’ils doivent apprendre à se soumettre : ‘s’ils veulent s’élever au-dessus de leur sphère, ils doivent mettre leur orgueil de côté et accepter de se soumettre à des gens inférieurs’.69 Le récit des campagnes militaire de Campion, au service du Duc de Beaufort, est régulièrement interrompu par le récit d’intrigues amoureuses. Campion ne révèle pas ses sentiments les plus intimes. Ses intrigues concernent des amours de vanité ou d’ambition. Campion a besoin de parler de ses conquêtes non pour instruire, mais pour donner libre cours à sa vanité. Ces épisodes font voir un autre côté de l’homme d’armes en montrant qu’il était aussi un galant. On voit ici le mémorialiste ouvrir une marge aux sujets ‘romanesques’. En même temps, l’exemplarité recule devant l’ethos et le portrait d’un moi qui se fait aussi connaître comme un adroit manipulateur pour qui la fin justifie les moyens. L’exemplarité 66 Les renvois au texte même de Campion vont à l’édition procurée par Marc Fumaroli, Paris, Mercure de France, 1967. 67 Mémoires de Henri de Campion, p. 44. 68 Mémoires de Henri de Campion, p. 97. 69 Mémoires de Henri de Campion, p. 44.

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semble se concentrer dans le message qu’on doit savoir s’avilir si on veut avancer dans la vie. Quand il s’agit de justifier son mariage avec une femme sans fortune, Campion est en effet conscient qu’il a agi contre la doxa : Ce qui m’embarrassait le plus, est qu’ayant jusque-là affecté de ne rien faire qui ne fût approuvé de tout le monde, je trouvais fâcheux de prendre un autre chemin ; mais après avoir pesé toutes ces raisons, je considérais qu’il y a de la folie de préférer l’approbation d’autrui à notre satisfaction particulière, quand elle ne choque point les bons principes ; que je ne pouvais être blâmé des sages de préférer à l’intérêt la vertu et la raison ; que c’est en ces matières seules qu’il est permis de s’éloigner de l’usage, et que je ne devais pas renoncer à un bien solide pour suivre une opinion vulgaire.70

‘Mais il faut retourner aux affaires publiques’.71 Celles-ci constituent en effet le fil conducteur du récit de Campion, les affaires privées n’étant que des incursions que l’auteur ne veut pas s’interdire. Dans le triste récit de la mort de sa fille chérie, cependant, Campion ne peut plus s’empêcher d’épancher ses sentiments les plus profonds : Elle fut telle, que je n’ai pas eu depuis de véritable joie. Je m’étais si bien mis en l’esprit que ma fille serait la consolation de mes dernières années, et j’avais si bien commencé à l’associer à toutes choses avec moi que c’est lui voler son bien que de prendre plaisir à quelque chose sans elle […]. Lorsque je pensais que j’étais séparé pour toute ma vie de ce qui m’était le plus cher, je ne pouvais aimer le monde, hors duquel était ma félicité. Je sais que beaucoup me taxeront de faiblesse, et d’avoir manqué de constance dans un accident qu’ils ne tiendront pas des plus fâcheux […]. J’avoue que je jouerais le personnage d’une femme si j’importunais le monde de mes plaintes ; mais chérir toujours ce que j’ai le plus aimé, y penser continuellement en éprouvant le désir de m’y rejoindre, je crois que c’est le sentiment d’un homme qui sait aimer. […] Que si l’on dit que ces vifs attachements peuvent être excusables pour des personnes faites, et non pas pour des enfants, je réponds que ma fille ayant incontestablement plus de perfections que l’on n’avait jamais eu à son âge, personne ne peut avec raison me blâmer de croire qu’elle eût été toujours de bien en mieux, et qu’ainsi je n’ai pas seulement perdu une aimable fille de quatre ans, mais une amie telle qu’on peut se la figurer dans son âge de perfection. Quoiqu’il en soit, mon déplaisir m’ôta tous les soins que j’avais d’élever ma maison, mon principal but en cela ayant été l’intérêt de ma fille […]. Je ne songeais plus

70 71

Mémoires de Henri de Campion, p. 191. Mémoires de Henri de Campion, p. 194.

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qu’à mener une vie sombre et retirée, contre mes premiers goûts et ceux de la plupart des affligés, qui cherchent à voyager et à agir pour se distraire.72

Le malheureux Campion n’envisage la retraite définitive qu’après la mort de sa fille. Son exil n’est donc pas l’effet d’une disgrâce. Cette retraite annonce celle de cet autre homme de qualité qu’inventera l’abbé Prévost. L’auteur des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde n’a pas pu connaître les Mémoires de Campion et l’on peut s’en étonner.73 Ces épanchements sont rares cependant et, quand il s’agit de ses sentiments intimes, la règle générale de Campion est de s’imposer une sorte d’autocensure : Je passai le temps chez moi avec une grande douceur, avec ma femme et mes voisins, avec qui j’ai toujours été biens, m’occupant une partie du temps à la lecture, ou à jouer avec ma fille qui, malgré son bas âge, était si divertissante que ceux qui la voyaient y prenaient un plaisir extrême, et moi plus que tous ensemble. Je ne parlerai pas de ces choses, que beaucoup trouveront indignes.74

Dans cette ‘confession’, Campion n’a sûrement pas tout dit. Son but avoué – être profitable à ses enfants par son expérience – n’est certainement pas le véritable motif qui lui a fait prendre la plume. L’écriture, pour Campion, n’est pas une manière de se connaître, mais de se faire connaître aux autres tel qu’il était et, pour autant que la doxa de l’époque le lui permet, de se dévoiler. Il le dit assez clairement : ‘Ce que j’ai écrit suffit pour faire connaître à ma famille mes mœurs, inclinations, fortunes et actions’.75 Au début de son récit, Campion avait nommé ses modèles, dont le premier est Plutarque : ‘J’avoue même que je dois tout ce que j’ai jamais eu de bons sentiments à cet excellent auteur, lequel est, selon moi, le seul qui peut nous apprendre à bien vivre, comme Montaigne à nous bien connaître et Sénèque à bien mourir’.76 Campion ne reviendra à ses Mémoires que pour rapporter la mort de sa femme et exprimer le désir d’être enterré avec elle à côté de sa fille chérie.

72

Mémoires de Henri de Campion, p. 212-213. Prévost, Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, Paris, G. Martin, 1728 pour les deux premiers volumes. 74 Mémoires de Henri de Campion, p. 201. 75 Mémoires de Henri de Campion, p. 221. 76 Mémoires de Henri de Campion, p. 42. 73

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BUSSY-RABUTIN Roger de Bussy-Rabutin (1618-1693), lieutenant général des armées de Louis XIV et grand courtisan, tenait un journal de ses campagnes ‘pour mieux retenir les choses qu’[il] y voyai[t]’.77 Il n’avait pour prendre la plume, déclare-t-il au début de son récit, ‘d’autre vue que de m’amuser’. Il a même écrit ses moindres occupations. Vers 1666, exilé de la cour, il se dit forcé d’écrire un récit plus long de sa vie afin de se disculper : Cependant les malheurs qui me sont arrivés pouvant laisser croire que je les méritais, à ceux qui ne jugent des choses que par les événements, j’ai fait dessein d’écrire ma vie, et l’oisiveté de ma prison m’a donné lieu de l’entreprendre. Je parlerai moi-même de moi et je ne ferai pas comme ceux qui pour avoir prétexte de faire leur panégyrique, de leur histoire, l’écrivent sous des noms empruntés. Je ne serai ni assez vain, ni assez ridicule pour me louer sans raison, mais aussi n’aurai-je pas une assez sotte honte pour ne pas dire de moi des choses avantageuses quand ce seront des vérités. […] et toutes ces choses étant liées ensemble par des relations et par des raisonnements, composeront une histoire de moi si véritable et si particulière, que je la pourrais appeler ma confession générale, si je ne disais quelquefois du bien de moi comme du mal. Si j’avais eu de plus grands sujets à traiter, je ne les aurais pas gâtés par ma manière de les dire, et les gens curieux de grandes choses, qui pourront lire ces Mémoires, y auraient mieux trouvé leur compte ; mais cela n’a pas été mon choix, la fortune en a disposé autrement ; c’est une folle qui quelquefois récompense un honnête homme, mais qui le plus souvent élève un sot.78

Bussy-Rabutin ne destine pas son récit à un public restreint, mais envisage d’emblée d’être lu par ‘des gens curieux des grandes choses’. Le récit est si particulier qu’il pourrait être une confession générale, sauf que dans une confession on n’avoue que ses erreurs sans parler du bien qu’on a fait. Les Mémoires de Bussy-Rabutin sont publiés très tôt, en 1696, quelques années après sa mort. Au motif de l’autodéfense avancé par Bussy lui-même pour justifier l’écriture, l’éditeur en ajoute un autre pour montrer que la publication est nécessaire. C’est la crainte qu’on fasse de la vie de Bussy un roman : Il est si difficile de parler de soi et des affaires de son temps au gré de tout le monde, que la famille de monsieur le Comte de Bussy se serait contentée de profiter seule de ce qu’il peut y avoir d’utile et d’agréable 77

Mémoires de Messire Roger de Rabutin, comte de Bussy, Paris, J. Anisson, 1796,

p. 1. 78

Mémoires de Messire Roger de Rabutin, comte de Bussy, p. 2.

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dans ses Mémoires, si elle n’avait eu lieu de craindre (par la fâcheuse expérience qu’il en a faite) qu’on pourrait encore sur quelques morceaux dérobés composer un roman sous le titre de ses Mémoires. Cette raison seule a fait consentir qu’ils fussent imprimés.79

En 1696, l’éditeur juge à propos de retrancher du texte de Bussy tout ce que l’auteur a écrit depuis son exil ‘parce qu’ayant passé presque tout ce temps-là chez lui à la campagne, on n’a rien trouvé parmi ses papiers, qu’on ait cru devoir joindre à des événements historiques’.80 En revanche, en 1731, l’éditeur amstelodamois d’une nouvelle édition des Mémoires de Bussy-Rabutin assure au public que certains passages supprimés en 1696 ont été rétablis entre crochets : Nous ajouterons à cet Avertissement que la nouvelle édition qu’on donne aujourd’hui contient quelques additions importantes tirées d’un manuscrit de l’auteur qu’on a communiqué au libraire. On ne spécifiera point ici ces additions, parce qu’on a eu soin de les renfermer toutes entre crochets pour les distinguer du reste. Il n’est pas difficile de voir qu’on les avait retranchées dans les premières éditions de ces mémoires pour ménager diverses personnes vivantes alors, mais qui sont mortes depuis.81

Il n’est pas dit explicitement dans cet ajout que les fragments rétablis concernent la vie privée de Bussy après son exil, mais il est clair que les réflexes éditoriaux de 1731 ne sont plus ceux de 1696. MME

DE

MOTTEVILLE

Les Mémoires de madame de Motteville (1615-1689) ne sont pas un texte autobiographique. Ils concernent la vie de la reine Anne d’Autriche, mère de Louis XIV, dont elle était la dame de compagnie favorite. On y retrouve néanmoins toutes les formules auxquelles la lecture des Mémoires historiques nous a habitués. Elle a, dit-elle, écrit ‘dans mes heures inutiles et pour me divertir ce que je sais de la vie, des mœurs et des inclinations de la reine Anne d’Autriche’.82 Elle justifie l’écriture par

79

Mémoires de Messire Roger de Rabutin, comte de Bussy, ‘Avertissement’. Ibidem. 81 Ibidem. 82 Le texte est cité d’après le manuscrit, conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal, reproduit dans Mémoires de madame de Motteville, Paris, Charpentier, 1855, p. 6. On retrouve ces mêmes idées, mais reformulées par un éditeur, dans les éditions des Mémoires de madame de Motteville parues en 1750, 1783 et 1824. 80

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la formule devenue habituelle que ses Mémoires constituent un complément utile à l’Histoire officielle qu’elle a écrit sans ambition et pour son usage personnel : Je suis assurée néanmoins que les historiens qui n’auront pas connu sa vertu et sa bonté, et qui ne parleront d’elle que sur le dire satirique du public, ne lui feront pas la même justice que je voudrais bien pouvoir lui faire, si mon incapacité et mon peu d’éloquence ne m’en ôtaient les moyens. Aussi ce que j’entreprends présentement n’est pas avec un dessein formel de réparer leur ignorance et leur malice : ce projet serait trop grand pour une paresseuse, et trop hardi pour une personne comme moi qui craint de se montrer, et qui ne voudrait pas passer pour auteur ; mais je le fais pour ma propre satisfaction, par gratitude envers la reine, et pour revoir un jour, si je vis, comme dans un tableau, tout ce qui est venu à ma connaissance des choses de la cour.83

Parus en 1723 à Amsterdam, les Mémoires de madame de Motteville sont précédés d’un Avis où la publication est justifiée d’une manière qui a pu rappeler à certains lecteurs les préfaces qui figurent en tête des romansmémoires depuis quelque temps déjà : Dépositaire de ces Mémoires, et, quoique l’on m’eût engagé de les tenir secrets, je ne me suis pas fait un scrupule de les mettre au jour. Si c’est manquer à sa parole et une espèce de vol, l’un et l’autre me paraît excusable. On n’abuse pas de la confiance de ses amis, lorsqu’on leur rend service, malgré qu’ils en aient. […] Le peu de personnes qui les ont lus en manuscrit, et qui sont très capables d’en juger, les ont trouvés si bons et si utiles, que leur approbation a contribué à me rendre infidèle.84

Ce que le public trouvera charmant, selon l’éditeur, est ‘l’air de sincérité qui ne peut que plaire’, autrement dit la ‘franchise’, qui allait même si loin ‘qu’elle tournait quelquefois à son désavantage’. Et surtout, Mme de Motteville fait de fréquentes réflexions : Les fréquentes réflexions qu’elle y fait, quoique concises, pourraient bien n’être pas du goût de tout le monde, parce que chacun en veut faire à sa guise, et que l’amour-propre se mêle partout. Cependant on ne saurait disconvenir que les siennes ne partent d’un grand fonds de vertu, de bon sens et de piété, et qu’elle ne méritent l’attention de tous les honnêtes gens, quand même ils ne les approuveront pas à tous égards.85

83 84 85

Ibidem. Mémoires de madame de Motteville, Amsterdam, François Changuion, 1723, Avis. Ibidem.

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L’exemplarité surgit, mais les réflexions de Mme de Motteville ne sont plus des préceptes ou des leçons de morale qu’elle veut inculquer à ses éventuels lecteurs et que tout le monde pourrait approuver, mais des réflexions très personnelles. ANTOINE ARNAULD Avec les Mémoires de l’abbé (Antoine) Arnauld, abbé de Chaunes (16121694), on entre dans les années 1670. Antoine Arnauld a rédigé l’histoire de sa vie en 1676 et 1677. La première édition de ce texte date de 1756 et paraît à Amsterdam. En 1677, l’opinion commune sur les Mémoires historiques est restée la même, mais Arnauld a pu lire ceux du Sieur de Pontis, parus en 1676, et il s’en réclame pour justifier l’écriture de ses souvenirs : Je n’entreprends point de justifier le titre que je donne à cet ouvrage, quoique je n’ignore pas qu’il y a des gens qui croient qu’on ne doit nommer Mémoires que ce qui peut servir à l’Histoire générale, ou ce qui regarde la vie des personnes si éminentes en naissance ou en dignité, qu’elle fait elle-même une partie de cette Histoire. Par cette raison j’en ai vu qui n’approuvaient pas les Mémoires de M. de Pontis, qui ont paru depuis quelque temps. ‘Il ne parle que de lui, disaient-ils, et qu’avons-nous affaire de savoir ce qui le regarde ?’ Mais je leur demanderais volontiers de qui ils veulent que parle un homme qui ne prétend écrire ses mémoires et non ceux des autres.86

L’abbé Arnauld a lu avec plaisir les Mémoires du Sieur de Pontis (15831670), maréchal de France, qui exceptionnellement, paraissent au XVIIe siècle peu de temps après sa mort. Se trouvant durant une maladie de plusieurs semaines sans plus grande application, Antoine Arnauld a entrepris la rédaction de sa propre vie dans le seul but de ‘me divertir dans une espèce de solitude’.87 ‘Je n’ai point intention de les rendre publics’, ajoute-t-il, ‘s’ils le deviennent par hasard, je veux avertir de bonne foi les lecteurs de ce qu’ils en doivent attendre’.88 Et voilà les articles d’un contrat de lecture qui sont énumérés. Ils regardent les options concernant le style et les sujets abordés : ‘Ce n’est point ici une histoire ni une pièce d’érudition ou de littérature […] ce ne 86 Mémoires de l’abbé Arnauld, contenant quelques anecdotes de la cour de France depuis 1634 jusqu’à 1675, Amsterdam, Jean Néaulme, 1756, Avertissement. 87 Ibidem. 88 Ibidem.

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sont donc que des Mémoires de certaines circonstances de ma vie, ou de choses qui ont fait une assez forte impression dans mon esprit pour m’en pouvoir ressouvenir’.89 Le style est ‘sans étude et sans art ; ne m’étant jamais appliqué aux règles’.90 Surgit la ‘formule’ de la ‘promenade’. La promenade vient très souvent renforcer l’idée de ‘la retraite’, qui donne lieu à l’écriture de Mémoires. Mais chez Antoine Arnauld, ces promenades sont celles de l’esprit : Mais qui est celui qui se puisse vanter de commander à son esprit ? Dans les plus sérieuses occupations, dans la méditation même et dans la prière, nous n’en sommes pas les maîtres : il va se promener comme il lui plaît, sans nous en demander la permission, et s’arrête souvent à des bagatelles qui ont fait rougir les philosophes et gémir les plus grands saints.91

Les sujets dont Arnauld prétend parler ne sont donc pas forcément élevés, mais il espère qu’on ne les trouvera pas ‘trop rampants’. Au reste, comme je ne prie personne de lire ces mémoires, que personne ne se plaigne de moi, ni du temps qu’il aura perdu à les lire. Le but que je me suis proposé, qui n’a été, comme je l’ai dit, que de me divertir, sans penser à ce que pourraient désirer les autres.92

L’exemplarité n’a donc pas été un motif pour l’abbé Arnauld. Il ne s’agit pas non plus d’une vraie ‘confession’ car, ici encore, l’auteur s’impose une sorte d’autocensure au regard de la doxa. Quoiqu’il s’engage à dire la vérité, il ne dit pas toute la vérité : Je ne prétends pas y avoir dit toutes les vérités que je sais, car toutes ne sont pas bonnes à dire : mais on peut au moins s’assurer que si j’y trompe quelqu’un, je le trompe de bonne foi, ayant moi-même été trompé le premier. […] On y pourra trouver en certains endroits quelques obscurités sur des choses qui me regardent. J’aurais bien pu les éclaircir si j’avais voulu ; mais, par de bonnes considérations, j’ai cru avoir des raisons pour ne le pas faire.93

Antoine Arnauld se rend par ailleurs parfaitement compte qu’il est absurde de raconter à ses proches des détails qu’ils ne savent que trop. Il dénonce ainsi le caractère ‘formulaire’ de l’adresse ‘aux enfants’ : ‘Il est inutile que je dise de qui je tiens ma naissance ; ceux qui liront

89 90 91 92 93

Ibidem. Ibidem. Ibidem. Ibidem. Ibidem.

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ces Mémoires, et qui m’auront connu, le sauront assez, et il importe peu aux autres de le savoir’.94 Les Mémoires de l’abbé Arnauld n’ont été édités qu’en 1756. L’éditeur ajoute à son édition une lettre signée du 24 avril 1677 de Mme de Brissac à l’abbé Arnauld, dont on trouvera de nombreux équivalents dans la fiction romanesque au XVIIIe siècle. On n’a pas de doute que cette lettre a été réellement écrite : Le peu de temps que j’ai employé à lire vos Mémoires vous prouvera aisément qu’ils m’ont donné beaucoup de plaisir. Je vous assure, monsieur, que je les ai trouvés agréables et si bien écrits, que j’ai souhaité plus d’une fois que vous voulussiez les faire imprimer, et cela sans songer à l’intérêt que certains endroits m’y pourraient donner.95

Dans un ‘Avis’ qu’on trouve en tête de l’édition de 1756, les éditeurs enchaînent avec un récit de l’histoire de la publication auquel le public de cette époque était assurément déjà habitué depuis un demi-siècle, puisqu’il en trouvait du même genre dans les romans-mémoires. On peut même se demander si les éditeurs d’Amsterdam n’empruntent pas leur préface à la topique romanesque : Terminés en 1677, ils avaient été conservés précieusement depuis la mort de l’auteur dans un dépôt authentique. […] Nous les avons communiqués à d’habiles connaisseurs ; ceux-ci ont jugé qu’ils pouvaient être utiles. […] En effet, on y trouvera des anecdotes curieuses qui pourront contribuer à éclaircir plusieurs points importants de l’histoire de France, ou à faire connaître ceux qui étaient pour lors à la tête des affaires. […] Ils en contiennent d’autres plus amusantes qu’instructives, mais qui par cela même plairont peut-être davantage à ceux qui ne liront ces Mémoires que pour se délasser d’occupations plus sérieuses.96

Ce passage atteste clairement l’existence de deux publics : il y a des lecteurs qui veulent s’instruire par la connaissance de l’histoire de France et d’autres qui ne souhaitent que se divertir par des anecdotes amusantes. Les lecteurs de romans appartiennent-ils à la deuxième catégorie ? Les remarques sur le style d’Arnauld semblent elles aussi tirées directement d’une préface de roman. Les éditeurs en ont respecté les particularités, puisqu’il contribue, non pas à la vérité des faits, mais à la vérité du tableau : 94

Mémoires de l’abbé Arnauld, Incipit. Mémoires de l’abbé Arnauld, ‘Lettre de Madame Brissac à Monsieur l’abbé Arnauld’. 96 Mémoires de l’abbé Arnauld, ‘Avis des éditeurs’. 95

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Sa narration porte d’ailleurs partout le sceau de la simplicité, de l’ingénuité, de la vérité. C’est pour ne point altérer ces caractères que nous n’avons pas cru devoir supprimer des faits et des éloges qui paraîtront très peu intéressants à la plupart des lecteurs. […] Nous avons respecté jusqu’à son style, qui pourrait cependant être susceptible de quelque réforme. […] L’unique que nous nous soyons permise a été d’éclaircir souvent la narration, que des phrases trop longues et un usage des particules relatives rendaient trop obscures. Mais les changements que nous avons faits à cet égard sont très légers ; et nous pouvons assurer que nous offrons ici, non seulement les pensées, mais même le style et les expressions de l’auteur.97

S’il n’y a pas emprunt direct à la topique préfacielle des romansmémoires, cet ‘Avis des éditeurs’ des Mémoires d’Antoine Arnauld témoigne de la même fascination, propre au public de la première moitié du XVIIIe siècle, pour de nouveaux codes poétiques comme la simplicité, le naturel, le curieux où l’intérêt pour les faits s’efface devant la fascination qu’exerce l’individu sur l’esprit d’un public grandissant. MME DE MONTPENSIER Anne-Marie-Louise d’Orléans (1627-1693), dame de Montpensier, était la petite-fille du roi d’Henri IV et cousine germaine de Louis XIV. Les Mémoires de madame de Montpensier, écrits entre 1657 et 1688, ont été édités plusieurs fois au XVIIIe siècle, mais nous en lisons ici l’édition collationnée sur le manuscrit autographe, parue en 1858.98 Avec cette édition on est sûr que les ‘formules’ se trouvent réellement dans le manuscrit. Elles apparaissent dès l’incipit. Le loisir que procure l’isolement incite à écrire, mais il faut l’intervention de tiers pour qu’on s’y résolve. L’ordre est linéaire et on n’a pas d’autre ambition que de dire la vérité : Cependant, depuis que je suis retirée chez moi, j’éprouve avec douceur que le souvenir de tout ce qui s’est passé dans la vie occupe assez agréablement, pour ne pas compter le temps de la retraite pour un des moins agréables que l’on passe. Outre que c’est un état très propre à se le représenter dans son ordre, l’on y trouve le loisir nécessaire pour le mettre par écrit, […] de sorte que la facilité que je sens à me ressouvenir de tout ce que j’ai vu et même de ce qui m’est arrivé, 97

Ibidem. Mémoires de madame de Montpensier petite fille de Henri IV, collationnés sur le manuscrit autographe par A. Chéruel, Paris, Charpentier, 1858, p. VI. 98

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me fait prendre aujourd’hui, à la prière de quelques personnes que j’aime, une peine à laquelle je n’aurais jamais cru pouvoir me résoudre. Je rapporterai donc ici tout ce que j’ai pu remarquer depuis mon enfance jusqu’à cette heure, sans y observer pourtant d’autre ordre que celui des temps, le plus exactement qu’il me sera possible.99

BRIENNE LE FILS L’édition des Mémoires de Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne (1635-1698), fils de Louis-Auguste de Brienne dont on a vu les Mémoires plus haut, a elle aussi été collationnée sur les manuscrits autographes au XIXe siècle. Cette édition, procurée par F. Barrière, traduit les réflexes éditoriaux de l’époque. Au XIXe, il s’agit de faire revivre une époque révolue, et de peindre l’esprit et le style de la nation, au-delà de ce qui regarde l’individu particulier : C’est, pour ainsi dire, rappeler une seconde fois à la vie toute la société d’une époque que de la reproduire avec ses goûts, ses usages, son ton, ses penchants, ses plaisirs. J’ai donc pensé qu’on ne lirait pas sans utilité et, si j’ose dire, sans intérêt, une suite de faits, de particularités, d’anecdotes, empruntés à l’époque même, et qui peindraient l’esprit de la nation, le caractère de la galanterie, les mœurs du clergé, le cérémonial de la cour, les divertissements du peuple ; qui montreraient avec leurs habitudes, leur physionomie et quelquefois leur langage, le courtisan dans le salons de Versailles, le guerrier sous la tente, l’homme d’Etat dans ses bureaux.100

HORTENSE MANCINI Les Mémoires d’Hortense Mancini, nièce favorite du cardinal de Mazarin, ont probablement été dictés par elle-même à l’abbé de Saint-Réal. Ils ont paru rapidement après l’écriture, en 1675, comme Mémoires D.M.L.D.M.101 Ils ont été souvent repris dans les différentes éditions des Œuvres complètes de Saint-Réal102 et dans Mélange curieux des meilleures pièces 99

Mémoires de madame de Montpensier, p. 1-2. Mémoires inédits de Louis-Henri de Loménie comte Brienne, secrétaire d’état sous Louis XIV, publiés sur les manuscrits autographes par F. Barrière, Paris, Ponthieu et Compagnie, 1828, p. IX. 101 Mémoires D.M.L.D.M. [de madame la duchesse de Mazarin], Cologne, P. du Marteau, 1675. 102 Abbé de Saint-Réal, Œuvres complètes, La Haye, Vaillant et Prévost, 1722. 100

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attribuées à Saint-Evremont.103 Le récit de la vie d’Hortense Mancini prend un tour romanesque, ce qui fait que Maurice Lever intègre les Mémoires D.M.L.D.M. dans sa bibliographie de la fiction narrative.104 Il est en outre difficile de distinguer le protocole préfaciel de celui qu’on trouve en tête des romans-mémoires notoires comme Mémoires de la vie d’Henriette-Sylvie de Molière qui paraissent en 1671.105 Comme Henriette-Sylvie, qui est un personnage de roman, Hortense Mancini n’a pris la plume que pour se défendre, à la sollicitation d’un tiers et tout en sachant qu’il n’est pas évident de parler de soi : A M*** Puisque les obligations que je vous ai sont d’une nature à ne devoir rien ménager pour vous témoigner ma reconnaissance, je veux bien vous faire le récit de ma vie que vous demandez. Ce n’est pas que je sache la difficulté qu’il y a à parler sagement de soi-même et vous n’ignorez pas non plus la répugnance naturelle que j’ai à m’expliquer sur les choses qui me regardent, mais il est encore plus naturel de se défendre contre la médisance, du moins auprès de ceux qui nous ont rendu de grands services. Ils méritent bien qu’on leur fasse connaître qu’on n’est pas tout à fait indignes de les avoir reçues. En tout cas, je ne saurais user plus innocemment du loisir de ma retraite. […] Que si les choses que j’ai à vous raconter vous semblent tenir beaucoup du roman, accusez-en ma mauvaise destinée plutôt que mon inclination. Je sais que la gloire d’une femme consiste à ne faire point parler d’elle, et ceux qui me connaissent savent assez que toutes les choses d’éclat ne me plaisent point, mais on ne choisit pas toujours le genre de vie qu’on voudrait mener ; et il y a de la fatalité dans les choses mêmes qui semblent dépendre le plus de la conduite.106

MARIE MANCINI La ressemblance du récit protocolaire avec celui que le public a pu lire, cinq ans plus tôt, dans les Mémoires de la vie d’Henriette-Sylvie de Molière est encore plus frappante dans Apologie ou les Véritables Mémoires de madame Marie Mancini, connétable de Colonna, écrits par 103 Mélange curieux des meilleures pièces attribuées à Saint-Evremont, Amsterdam, Covens et Mortier, 1739. 104 Maurices Lever, La Fiction narrative en prose au XVIIe siècle, Paris, CNRS, 1976, p. 263. 105 Madame de Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, Paris, Barbin, 1671. 106 Mémoires D.M.L.D.M. [de madame la duchesse de Mazarin], p. 3.

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elle-même. Mais les Mémoires de Marie Mancini, sœur d’Hortense, sont un roman.107 Ce sont de faux Mémoires historiques. Selon René Démoris, ‘le désir d’exploiter la même veine a poussé un auteur inconnu (Sébastien Bremond probablement) à produire en 1676 de faux mémoires de Marie Mancini, intention quasi avouée dans la préface’.108 Il s’agit encore d’une femme qui se décide à écrire le récit de sa vie pour se défendre, ayant été encouragée à le faire pas plusieurs personnes de qualité. Comme Henriette-Sylvie de Molière, Marie se plaint de ce qu’un récit inventé de sa vie circule en France. Mais contrairement à sa sœur Hortense et à Henriette-Sylvie de Molière, qui n’écrivent qu’à une personne qui les connaît, Marie s’adresse à ceux qui ne la connaissent pas : Comme il n’y a point d’action plus exposée à la vue du public que celles des personnes de grande qualité, il n’y en a point aussi qui coure plus de danger de la censure et de la médisance : surtout en France, où ces sortes de libelles, que la malice produit contre la réputation de notre sexe, avec un cours et un applaudissement qu’ils ne méritent point, passent pour des galanteries de cour. […] Néanmoins, quoique je fusse bien persuadée que ces sortes d’ouvrages n’épargnassent pas seulement les personnes les plus sacrées, je croyais d’en être exempte autant par le privilège du temps que par une conduite assez bien réglée que j’ai toujours tenue dans le monde. Jusques à ce qu’on m’écrivit de France qu’il courait une Histoire de ma vie qu’on supposait d’avoir été écrite par moi-même. Cette nouvelle, jointe avec les circonstances dont on l’accompagnait, m’inspira d’abord quelque curiosité de voir ce livre, et par la lecture que j’en fis, l’indignation que j’eus d’abord d’une pareille nouveauté se changea en un très grand mépris que méritait un tel auteur. […] Mais comme ceux qui ne me connaissent pas pourraient se laisser prévenir à de pareilles impressions, j’ai cru qu’il était de mon devoir d’aller au-devant de ce qui pourrait faire tort à ma réputation en donnant moi-même une relation sincère et véritable de tout ce qui m’est arrivé depuis mes jeunes années, à quoi les pressantes insistances de plusieurs personnes de qualité, qui sont intéressées à ce qui me touche, m’ont engagée.109

Les nombreuses fautes que ce roman contient sont excusées par le Libraire, dans un Avis au lecteur où il déclare que la personne qui a confié ces Mémoires à l’imprimeur est partie immédiatement et qu’elle n’a donc pas eu le temps de corriger elle-même les épreuves. Dans une 107

Sébastien Bremond, Apologie ou les Véritables Mémoires de Madame Marie Mancini, connétable de Colonna, écrits par elle-même, Leyde, J. Van Gelder, 1678. 108 René Démoris, Le roman à la première personne, Paris, A. Colin, 1975, rééd. Genève, Droz, 2002. 109 Sébastien Bremond, Apologie ou les Véritables Mémoires de Madame Marie Mancini, connétable de Colonna, écrits par elle-même, Leyde, J. Van Gelder, 1678, p. 1-4.

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Epître dédicatoire adressée à Son Altesse Sérénissime Monseigneur le duc de Zell, Brunswick, Lunebourg, signée S. Bremond, l’œuvre est placée sous la protection d’un Grand. Comme le constate R. Démoris, S. Bremond y avoue presque que c’est un roman : Ce sont ses propres mémoires et le portrait que je fais de sa vie est si particulier que votre Altesse Sérénissime verra bien que c’est d’après l’original que je l’ai tiré. Je puis dire même sans faire trop l’habile peintre, que je lui rends jusqu’à la parole ; car il est vrai que ce ne sont pas seulement ses actions et ses sentiments, mais jusqu’à ses pensées et ses expressions, comme votre Altesse Sérénissime le reconnaîtra fort bien.110

Avec les sœurs Mancini, on a rejoint, en deux étapes, le modèle du roman-mémoires inauguré par Mme de Villedieu. Dans les Mémoires authentiques d’Hortense Mancini et les pseudo-Mémoires de Marie Mancini, on a affaire à des femmes nobles dont le récit de vie n’est plus un complément intéressant de la grande Histoire, mais un texte qui engage leur identité de femme. Ce sont des femmes, comme le dit R. Démoris, qu’on voit ‘obligées de sortir de la zone qui leur impose silence’.111 Elles marquent la transition des Mémoires historiques au roman-mémoires, dont elles s’inspirent déjà l’une et l’autre. L’étude d’un large dossier de Mémoires historiques a pu nous confirmer l’existence de ‘formules’ protocolaire, qui peuvent se combiner de différentes manières en récits. Parmi ces formules, certaines concernent l’espace : l’isolement, sous la forme d’un emprisonnement, d’un exil ou d’une retraite volontaire à la campagne, encourage la réflexion qui peut mener à l’écriture. L’écriture, du point de vue temporel, n’est pas forcément liée à la vieillesse, mais elle s’explique presque toujours par le loisir. Elle doit en tout cas se légitimer face à l’opinion publique qui impose de la réticence quand il s’agit d’écrire sur soi-même. Plusieurs mémoires contiennent un renvoi explicite à cette doxa. Aussi, le récit mémoriel se donne-t-il un stimulus externe sous la forme d’une sollicitation par un ami ou un proche. Si le mémorialiste prend lui-même l’initiative sans y avoir été invité, le public visé est le plus souvent borné aux membres de sa famille et plus particulièrement aux enfants. La réduction des destinataires explique pourquoi le mémorialiste n’a pas prêté attention à son style, qu’il veut naturel. Il écrit comme il pense, 110 Sébastien Bremond, Apologie ou les Véritables Mémoires de Madame Marie Mancini, Epître dédicatoire. 111 René Démoris, Le roman personnel, 2002, p. 121.

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captant sur le vif les souvenirs qui lui viennent et dont l’ordre d’exposition respecte la chronologie. L’écriture sert en premier lieu à divertir de la solitude. Complément utile à l’Histoire officielle, le récit personnel se justifie également par l’exemplarité, qui évolue de plus en plus vers l’exemplification. C’est l’exemple particulier, c’est-à-dire l’expérience de toute une vie, qui permet d’inculquer au lecteur quelques leçons de morale ou de bonne conduite. Par ces différentes formules, combinées ou non en récits, le mémorialiste négocie un premier article du pacte de lecture : justifier l’écriture. Mais qu’en est-il de la publication ? La plupart des Mémoires historiques du dix-septième n’ont été édités qu’au XVIIIe siècle. Le deuxième article de ce pacte, qui consiste à négocier la publication, est donc souvent séparé du premier de plusieurs décennies. Les éditions tardives des Mémoires historiques du Grand Siècle constituent un document de réception d’importance, qui permet d’enregistrer un changement des réflexes éditoriaux. Les raisons pour lesquelles les Mémoires historiques sont publiés au XVIIIe siècle ne sont plus ipso facto celles qu’avaient les mémorialistes pour se mettre à écrire. La vérité des faits cède le pas à la véracité d’une écriture dont on apprécie le naturel. Après le long règne de Louis XIV, la curiosité pour des faits historiques que l’Histoire officielle laisse de côté intéresse encore un certain public, mais d’autres lecteurs sont fascinés aussi par la personne même du mémorialiste qu’on voit paraître en son particulier. Le public découvre le code poétique de l’‘intéressant’. Les éditions du XIXe siècle ne sont pas moins importantes. Elles attestent d’autres choix éditoriaux encore. Au-delà de l’intérêt pour le particulier et la curiosité pour le détail, surgit désormais le grand tableau d’une époque, qu’on veut voir revivre.

DU RÉCIT PROTOCOLAIRE DANS LE ROMAN-MÉMOIRES

LA TRANSMISSION TRANSGRESSÉE Les romans-mémoires se distinguent des Mémoires historiques par plusieurs traits les uns plus visibles que les autres.112 Tous ces traits ont en commun qu’ils sont liés à la manière dont le romancier exploite le clivage, caractéristique des Mémoires historiques, entre l’écriture et la publication. Alors que dans ces derniers la négociation d’un pacte de visibilité se déroule en deux temps, souvent fort éloignés l’un de l’autre, les deux articles du pacte sont, dans un roman-mémoires, négociés ensemble et en même temps. Sur le plan formel, la différence entre Mémoires historiques et romans-mémoires est parfois à peine visible, mais le statut de celui qui offre le récit mémoriel au public a changé. Pour ce qui est de l’éditeur qui se décide à publier des Mémoires historiques, sa fonction est auxiliaire : il procure le texte et en relève l’intérêt pour les lecteurs de son époque. Comme on l’a vu dans l’article précédent, sa négociation reflète les codes poétiques de temps nouveaux, mais son ambition est limitée à servir, à tort ou à raison, le mémorialiste, qui est présenté – et qui se présente lui-même – comme un écrivant, c’est-à-dire un scripteur qui se moque des règles. Quant à l’éditeur d’un romanmémoires, il a un tout autre agenda : il négocie pour son propre compte, il se veut écrivain. Nous empruntons l’opposition entre écrivant et écrivain à René Démoris, qui constate que le mémorialiste du XVIIe siècle est le plus souvent un noble affectant de mépriser l’activité d’écrire.113 L’écrivant ne s’attache pas aux problèmes posés par l’écriture. C’est parce qu’il n’est pas écrivain devant un public que le noble mémorialiste peut dire ce qu’il dit et de la manière naturelle qui est la sienne. Pour le noble, l’écrivain est une figure bourgeoise qui poursuit des valeurs comme le profit, la gloire littéraire ou la visibilité publique. L’écrivant par contre révèle non pas un talent, un métier, une compétence technique et profitable, mais un 112 Cet article et les suivants présentent les résultats de l’étude quasi exhaustive des romans-mémoires parus entre 1671 (Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière) et 1731 (Marivaux, La Vie de Marianne), tels que répertoriés dans les bibliographies de Maurice Lever et Silas Paul Jones. 113 R. Démoris, 2002, p. 92.

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être singulier et irremplaçable.114 Cette opposition est particulièrement utile pour définir une différence essentielle entre les Mémoires authentiques et leurs homologues fictionnels, qui concerne aussi la nature du pacte de visibilité qu’ils veulent conclure avec leur lecteur. En tant qu’écrivant, le noble mémorialiste n’est en effet pas complètement coupé de la société. S’il veut parler de lui-même, il est forcé de négocier et de répondre à la doxa anti-autobiographique qui le force à expliquer, même à ses proches, pourquoi il parle de lui-même. C’est ce qui est ressorti de nos analyses dans l’article précédent. L’écrivain, quant à lui, marchande avec une autre doxa, qu’on peut appeler antiauctoriale en ce qu’elle soumet la qualité d’auteur à certaines conditions. On trouve plusieurs témoignages de l’existence de cette doxa dans les préfaces de romans-mémoires, notamment chez Courtilz de Sandras qui, dans La Guerre d’Espagne, de Bavière et de Flandre (1708), la circonscrit de la manière suivante : […] d’autres (lecteurs) enfin plus équitables rendent la justice qui est due au mérite, lisent avec plaisir les ouvrages des auteurs qui déguisent leur nom et leur donnent leur approbation lorsqu’ils les en jugent dignes.115

Le statut du romancier est dès lors paradoxal. C’est une deuxième différence essentielle entre Mémoires historiques et romans-mémoires. Dans le roman-mémoires, l’écrivain s’efface pour négocier à travers la dénégation auctoriale son apparition sur la scène publique, attendant l’approbation du public. L’écriture est déléguée à un écrivant et la publication est déclinée sur la tête d’une série de figures cumulables comme le rédacteur, l’éditeur, le libraire, le traducteur, etc. Le statut du romancier, qui s’adresse au public par le biais d’un préfacier, est donc celui d’un écrivain désireux de se faire agréer par le public et d’acquérir gloire et renommée. Mais cette négociation s’effectue à travers la mise en place d’un écrivant, qui semble animé par des réflexes tout contraires. Le romancier a un double agenda. Il a deux articles à négocier – l’écriture et la publication – face à une doxa qui est autant anti-autobiographique qu’anti-auctoriale. En définitive, le romancier s’occupe surtout de sa propre promotion, à travers des scénographies où l’écriture et la publication du texte sont légitimées. 114

R. Démoris, 2002, p. 93. Courtilz de Sandras, La Guerre d’Espagne, de Bavière et de Flandre, Cologne, P. Marteau, 1706. Le passage cité ne se trouve que dans l’édition de 1708, parue chez le même éditeur. 115

LE ROMAN-MÉMOIRES

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Un troisième aspect qui permet d’accentuer la différence entre les Mémoires historiques et les romans-mémoires concerne le récit génétique, qui est plus rare et en tout cas beaucoup plus court dans les Mémoires historiques. Dans les romans-mémoires, le récit génétique n’est pas seulement plus développé, il présente la chaîne qui va du manuscrit au livre publié comme interrompue. On passe, selon la périodisation proposée dans un autre article de cet ouvrage, de l’ère de la transmission à celle de la transgression. Des récits de plus en plus longs et surtout de plus en plus compliqués se développent dans le vide qui sépare écriture et publication, afin d’expliquer comment le manuscrit est arrivé entre les mains de l’éditeur mais, comme on veut le montrer dans cet article, l’argument du récit génétique a changé. Commençons par remarquer une recrudescence assez importante du topos du manuscrit trouvé, qui apparaît plus explicitement comme une figure de la ‘coupure’ dans la transmission du texte. Le hasard est souvent invoqué. On ne trouve plus seulement les manuscrits aux lieux où ils se trouvent habituellement, comme dans les secrétaires, mais aux endroits les plus divers, où le hasard amène celui qui les découvre. Ces manuscrits retrouvés sont remaniés par un rédacteur, un traducteur, un libraire… et se font le véhicule de nouveaux codes poétiques dont certains se retrouvent au même moment dans les Préfaces des éditeurs de Mémoires historiques : le singulier, le particulier, le secret, le naturel, l’extraordinaire. Des ensembles topiques d’origine diverses s’ébauchent progressivement en tête des romans-mémoires peu avant le dernier quart du XVIIe siècle. (1) D’une part, l’incipit épistolaire, la claustration, le loisir de la retraite, la sollicitation par des amis justifiant l’écriture, etc. sont des topoi empruntés à la rhétorique inchoative des Mémoires historiques. (2) Le manuscrit montré à des tiers, la mort du mémorialiste et la transgression du vœu de ce dernier de ne pas être publié constituent d’autre part des topoi du processus de légitimation de la publication. A ce niveau-là, l’échange de topoi va dans les deux sens. (3) Dans les romans-mémoires viennent en outre s’insérer des topoi concernant le récit génétique, qu’on reconnaîtra rapidement comme propres au roman et qui illustrent la transgression de la rhétorique de la transmission linéaire des textes : le hasard de la trouvaille, les aléas de la transmission et de la transformation du manuscrit, qui passe par différentes mains, etc.

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(4) Un quatrième aspect qui ressort de la confrontation des récits protocolaires des Mémoires historiques et des romans-mémoires est la forte insistance, dans ces derniers, sur la vérité des faits. Dans les Mémoires historiques, le mémorialiste y insiste beaucoup moins. Certes, il déclare qu’il ne raconte que ce qu’il a vu de ses propres yeux ou ce qu’il a ouï-dire par un témoin, mais n’écrivant que pour lui-même et ses proches, il n’a pas de vraie raison pour faire, comme les préfaciers de romansmémoires, de fermes protestations d’authenticité. Ses lecteurs le connaissent assez pour savoir qu’il ne mentira pas exprès. La formule topique de cette obsession de la véridiction caractéristique des romansmémoires est ‘ceci n’est pas un roman’. Plus le préfacier y insiste, plus le lecteur sera enclin à faire du récit protocolaire une lecture inversée et d’y lire un signe générique du roman. La formule ‘Ceci n’est pas un roman’ est en outre ambiguë. Elle ne signifie pas automatiquement que le mémorialiste dit la vérité. La formule implique la négation d’un type particulier de fiction. On peut aussi la lire comme ‘ceci n’est pas une fiction comme celle qu’on appelle ordinairement ‘roman’. Autrement dit : ‘ceci n’est pas un roman, mais un autre type de fiction, reposant sur d’autres codes poétiques’. Cet autre type de fiction n’a pas encore de nom, au moins dans le champ littéraire français. Dans le système anglais, où un processus analogue mais non identique se produit, on parle du ‘novel’, une formule narrative nouvelle, qui entre en concurrence avec ‘the romance’. ‘Ceci n’est pas un roman’ devient une formule topique dans laquelle s’affirme, non pas la véridicité du texte, mais le caractère fondamentalement ‘anti-romanesque’ du roman-mémoires.116 (5) Un cinquième aspect concerne l’exemplarité. La nouvelle Poétique véhiculée par le roman-mémoires affecte certainement d’intégrer une dimension instructive, sans laquelle la fiction n’aurait pas de légitimité. Mais une Poétique du particulier s’articule moins autour d’exemples qu’une Poétique du général, qui transmet des préceptes en les transformant en une ‘morale en action’. Dans le roman-mémoires, le mémorialiste instruit par son exemple. Sa vie entière est instructive. Il est lui-même l’exemple, en tant qu’individu particulier. Les malheurs (et les égarements) dont ses mémoires témoignent et les passions dont il a été victime suscitent la pitié et la compassion du lecteur. Pendant que l’exemplarité se transforme peu à peu en exemplification, l’empathie devient une forme d’instruction qui sollicite la sensibilité. 116 Cf. Aron Kibedi-Varga, ‘Le roman est un anti-roman’, in Littérature 48 (1982), p. 3-20.

LE ROMAN-MÉMOIRES

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(6) Dans le roman-mémoires, le préfacier – qu’il soit éditeur, rédacteur, libraire ou traducteur – lève parfois un coin du voile en avouant que le récit pourrait être perçu comme un roman. Cette impression – qu’il contredit aussitôt – est suscitée par le fait que certains épisodes ont trait à la vie amoureuse, sujet de prédilection de toutes les variantes du ‘roman’. Mais l’impression du romanesque, avouée par certains préfaciers, s’explique surtout par le fait que le roman-mémoires intègre un destin. Si le récit ressemble à un roman, c’est que la vie elle-même est un roman. Les invraisemblances de l’histoire racontée sont celles de l’existence même qui est pleine de coups distribués aléatoirement par la Fortune. Ce romanesque-là n’est pas incompatible avec la véridiction. L’importance de la Fortune adverse se traduit au niveau thématique par l’apparition d’enfants trouvés, d’orphelins, de bâtards au début de récits de vie où se déroule tantôt l’ascension sociale tantôt la dégradation de l’individu. Ces six caractéristiques ne constituent pas la ‘matrice’ du romanmémoires. Cette formule narrative se ramifie en différents paradigmes, où les six traits distinctifs sont différemment distribués.

DU PARADIGME DU COURTISAN

LE SUCCÈS DE LA

NOUVELLE HISTORIQUE ET GALANTE AU

XVIIIe SIÈCLE

Dans le champ littéraire du début du XVIIIe siècle, la Nouvelle historique et galante est encore, ou à nouveau, un modèle susceptible d’être adopté et imité par les romanciers au moins jusqu’au milieu du siècle. De Sacy en marque clairement le succès dans l’Histoire du marquis de Clèmes et du chevalier de Pervanes (1716) : On décriait donc tous les jours de plus en plus ces sortes d’ouvrages, lorsque quelques écrivains du premier ordre les remirent en réputation. Zayde, La Princesse de Clèves et quelques autres trouvèrent des admirateurs dans les personnes qui s’étaient le plus fortement déclarées contre les romans.117

La preuve la plus évidente de ce regain d’intérêt pour la nouvelle historique et galante est le Recueil de romans historiques (1746) de LengletDufresnoy, en huit volumes totalisant plus de 40 nouvelles rééditées du XVIIe siècle, dont certaines sont légèrement retouchées. Cet important recueil est précédé d’une intéressante préface qui commence ainsi : L’on nous accable tous les jours d’un si grand nombre de mauvais romans, que j’ai cru faire plaisir au public, de lui remettre devant les yeux les plus rares, les mieux écrits et les plus curieux de ceux qui ont paru dans le temps que cette agréable littérature était traitée avec autant d’esprit que de ménagement pour les mœurs. On sait que l’amour étant également un bien et un mal nécessaire, on est obligé d’en donner des leçons de pratique. Il est utile de faire voir les avantages qu’il produit comme vertu, quand il est sagement conduit : et l’on doit faire apercevoir aussi les tristes et fâcheux inconvénients où il jette, quand on s’y comporte d’une manière peu convenable. Il y a longtemps qu’on a dit : Ce n’est pas l’amour qui nous perd, c’est la manière de la faire. C’est ce qu’on peut appliquer aux livres qui en parlent : ce n’est pas la matière qui en est odieuse, mais la manière d’en écrire.118

117 De Sacy, Histoire du marquis de Clèmes et du chevalier de Pervanes, Paris, J.F. Moreau, 1716. 118 Nicolas Lenglet-Dufresnoy, Recueil de romans historiques, Londres, 1746.

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Avant de remettre à la mode la nouvelle historique, qu’il voit explicitement comme une nouvelle galante, Lenglet-Dufresnoy avait rassemblé, en 1734, en un gros volume intitulé Bibliothèque des Romans, les titres de ‘romans d’amour’, ‘romans historiques’, ‘romans spirituels’, ‘romans de chevalerie’, ‘romans antiques’, ‘romans satiriques’, ‘romans politiques’, ‘contes de fées en contes merveilleux’, ‘nouvelles historiques et historiettes’, qu’il complète d’une catégorie de ‘romans divers’. Ce catalogue précieux constitue le second Tome de De l’usage des Romans où, Lenglet-Dufresnoy, dans un effort apologétique, essaie d’isoler dans cet ensemble désorganisé un ‘bon roman’. Le ‘bon roman’, qu’il voit proche de la Nouvelle historique, se soustrait pour Lenglet-Dufresnoy à la discussion concernant la vérité des faits et échappe à la dichotomie du vrai et du faux puisque tout y est fiction avouée. Mais cette fiction a un avantage que l’Histoire n’a pas : elle peut développer une causalité cohérente. Rien n’y est équivoque, rien n’y est douteux : on m’y développe les motifs et les mouvements secrets d’une intrigue ; tout se présente à moi, jusqu’aux lettres les plus particulières, jusqu’à ces sentiments intérieurs, qui dans les affaires ordinaires ne paraissent jamais aux yeux du public.119

Pour Lenglet-Dufresnoy, le ‘bon roman’ n’est pas le roman-mémoires, auquel il ne consacre même pas une catégorie de son catalogue. La nouvelle formule narrative des mémoires passe à peu près inaperçue aux yeux du meilleur apologiste des romans de la première moitié du XVIIIe siècle. L’avenir des romans, tel que le prévoit Lenglet-Dufresnoy dans De l’Usage des Romans, va dans le sens d’un ‘bon roman’ fondé sur la formule plus brève de la Nouvelle historique.120 Il faut donc s’arrêter à cette formule qui, plus d’un demi-siècle après le grand modèle qu’est La Princesse de Clèves, suscite encore l’admiration des romanciers.121 Publié en 1678, ce modèle est contemporain des Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière (1771) de Mme de Villedieu, tête de file du roman-mémoires. Et d’emblée la nouvelle historique interfère avec la formule narrative des mémoires.

119 Nicolas Lenglet-Dufresnoy, De l’Usage des Romans, Amsterdam, Veuve de Poilras, à la Vérité sans fard, 1734, tome I, p. 73. 120 Cf. Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet-Dufresnoy. Ecrits inédits sur le roman, Oxford, University of Oxford studies in the Enlightenment, 2014. Voir en particulier les chapitres ‘Vers un bon roman’ (p. 95-104) et ‘La tentation du roman historique (p. 181-184). 121 Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, Paris, C. Barbin, 1678.

LE ROMAN-MÉMOIRES

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L’APPARITION D’UN PROTOCOLE La formule discursive des ‘Mémoires’ historiques est souvent invoquée dans les préfaces ou incipits de Nouvelles historiques, où elle est mise en œuvre comme une procédure de légitimation. Celle-ci consiste à expliquer la raison d’être de ces nouvelles. On en trouve un bel exemple dans La Comtesse de Montfort (1697) de Pierre Gissey : Les historiens n’en ont rapporté que la moindre partie, mais j’ai trouvé des Mémoires qui m’apprennent des particularités qu’ils ont ignorées ou négligées de donner au public. Elles m’ont paru si illustres et j’en ai été tellement touché que je n’ai pu résister à la passion de les écrire.122

La Nouvelle historique se justifie donc comme un ‘genre’ qui supplée aux défauts du discours historique. Nous aurons souvent à souligner l’intérêt pour les ‘particularités’ dont l’Histoire officielle tiendrait insuffisamment compte. Or, Les ‘Mémoires’ constituent pour ‘le particulier’, que l’Histoire ignore, un discours d’accueil. Dans l’Avis qui précède Dom Carlos (1672), un des modèles de la Nouvelle historique, Saint-Réal déclare avoir trouvé ‘en divers lieux les particularités de [son] histoire’.123 La Nouvelle historique ou galante, selon la définition qu’en a donné l’abbé de Charnes, remplit elle aussi des trous laissés dans l’Histoire en y inscrivant des ‘motifs secrets’ qui sont à chercher du côté des relations amoureuses.124 Outre le renvoi aux ‘particularités’ qui échappent à l’Histoire, SaintRéal signale l’existence de documents trouvés contenant ces particularités. L’interférence entre la Nouvelle historique et la formule narrative des mémoires fait ainsi naître le début d’un récit génétique dans la mesure où le narrateur commence à se soucier d’expliquer la provenance de son information. Dans les Mémoires de la cour d’Angleterre (1695), par exemple, Mme d’Aulnoy entoure son texte d’une petite mise en scène de l’énonciation, dans l’incipit du récit :

122 C’est sous ce titre que la nouvelle Les Actions héroïques de la comtesse de Montfort, attribuée tantôt à Pierre Gissey – Lenglet-Dufresnoy écrit Gossey – tantôt à Pierre de Lesconvel, est reprise dans le Recueil de romans historiques, édité par Nicolas Lenglet Dufresnoy, Londres, 1746, tome I, p. 128. Nous citons cette édition de 1746. 123 Saint-Réal, Dom Carlos, éd. Roger Guichemerre, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1995, p. 194. 124 Charnes, Conversations sur la critique de ‘La Princese de Clèves’, Paris, Barbin, 1679, p. 72.

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Il est vrai, ma chère cousine, que le séjour que j’ai fait à Londres et que l’amitié que la duchesse de Richemont et madame Hayde avaient pour moi m’ont mise en état de savoir d’elles des aventures très agréables et fort particulières de la cour d’Angleterre.125

Les Mémoires de la cour d’Angleterre apparaissent comme un discours basé sur des faits qu’on a obtenus par ouï-dire et qu’on a rédigés en fonction d’un public restreint. Il est utile de rappeler qu’en règle générale la Nouvelle historique est écrite à la troisième personne. Dans l’interférence avec la formule narrative des mémoires surgit pourtant une figure disant ‘je’. Mais ce ‘je’ ne renvoie qu’à celui qui tient la plume et non à celui qui a vécu les événements. Autour de ce ‘je’, distancé des événements mêmes – hétérodiégétique comme l’appelleraient les narratologues – se construira peu à peu un ‘récit génétique’, qui raconte la genèse du texte.126 Ce récit génétique constitue l’épine dorsale du roman-mémoires comme ‘modèle’ littéraire. L’apparition d’un tel récit génétique, ici encore très embryonnaire et limité à un ‘incipit épistolaire’, permettra bientôt de mettre en évidence le travail d’un écrivain, qui dit ‘je’. Cette première personne est une figure purement pragmatique, c’est-à-dire protocolaire. Dans la fiction protocolaire se construit l’image de celle ou de celui qui ‘produit’ le texte, un ‘je’ pragmatique. Si un ‘je’ se montre, c’est donc pour expliquer l’existence du texte et pour affirmer en même temps qu’il n’en est pas responsable comme le serait un véritable ‘auteur’. Le texte vient d’ailleurs. L’auteur est un autre, voilà déjà les prémisses de base de la mimesis textuelle. L’auctorialité éclate et se répand sur différentes têtes dans une fiction pragmatique. A l’auctorialité réelle du texte s’oppose une auctorialité fictionnelle. MÉMOIRES SECRETS DE

LA COUR

La vie de cour est le facteur thématique qui fait interférer la Nouvelle historique avec la formule narrative des mémoires. Les Mémoires de la cour de … se constituent en effet en série. Ce paradigme est notamment illustré par les Mémoires de la cour d’Angleterre de Mme d’Aulnoy, déjà mentionnés, et les Mémoires de la cour de France (1740), dont 125

Mme d’Aulnoy, Mémoires de la cour d’Angleterre, Paris, Barbin, 1695. Cf. Jan Herman, Le Récit génétique au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 2008. 126

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l’attribution à Mme de La Fayette demeure douteuse. Il continue de fleurir au XVIIIe siècle, avec entre autres les Mémoires secrets de la cour de Charles VII roi de France contenant plusieurs anecdotes curieuses sur l’histoire et les galanteries de cette cour (1700) de Mme Bédacier, dont le sous-titre dit assez ce que ces ‘Mémoires’ contiennent : des anecdotes galantes. Les histoires contenues dans ces Nouvelles se déroulent à la cour des Valois, qui est comme on sait la scène privilégiée des Nouvelles historiques et galantes.127 Il en va à peu près de même du Mémoire historique, ou anecdote galante de la duchesse de Bar sœur d’Henri IV, roi de France, avec les intrigues de la cour pendant les règnes d’Henri III et Henri IV de Mlle Caumont de la Force, qui réaffirme, en 1709, les caractéristiques centrales du paradigme, à savoir la justification du texte par le renvoi aux lacunes laissées par les historiens dans le discours historique. Ces lacunes concernent des ‘particularités’, des ‘curiosités’, ou des affaires ‘secrètes’ : Quoique de toutes les histoires il y en ait peu de plus importantes que celle de Henri IV, il semble cependant que les meilleurs auteurs ont négligé de nous rapporter tout ce qui pouvait en donner une connaissance particulière et exacte, soit qu’ils l’aient fait par politique ou qu’ils aient jugé que ce qu’ils disaient de ce prince suffisait pour nous le faire connaître tel qu’il était. Bien des gens se sont rapportés à leur bonne foi de la vérité des principales actions de ce grand roi, mais ceux qui ont lu les Mémoires des deux derniers siècles ne se sont pas laissé tromper si facilement et ils ont découvert sans beaucoup de peine des faits d’une extrême importance dont les historiens ne nous donnent cependant qu’une très légère idée et peu de connaissance.128

C’est à partir de ces ‘Mémoires’ que l’auteur a rédigé son récit, à la troisième personne. Ce récit est une Nouvelle historique. Il a voulu représenter ‘l’extraordinaire effort’ de deux amants pour résister aux artifices avec lesquels on essaie de traverser leur amour : ‘Tout ce qu’on en peut dire est au-dessous de ce qui en était et quelque soin que j’aie pris de représenter vivement leurs sentiments, j’aurai toujours le désavantage de n’avoir pu les décrire tels qu’ils étaient naturellement’. Ces ‘Mémoires’ sont donc bien l’œuvre d’un écrivain, et qui plus est d’un auteur qui écrit une Nouvelle historique.

127

Marc Escola (éd.), Nouvelles galantes du XVIIe siècle, Paris, GF, 2004, p. 13. Mlle Caumont de la Force, Mémoire historique, ou anecdote galante de la duchesse de Bar, sœur d’Henry IV, roy de France (1709), Amsterdam, Desbordes, 1709. 128

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Le Mémoire historique ou anecdote galante et secrète de la duchesse de Bar s’éloigne du ‘modèle’ de la Nouvelle historique par certains traits qui devront nous retenir par la suite. L’auteur se soucie moins de style. Il a pris beaucoup de libertés qui ne plairont pas forcément au lecteur. Les défauts de style sont expliqués par un manque de temps : ‘Enfin, j’en laisse le jugement au lecteur ; mais auparavant que de me condamner, il est à propos de l‘avertir que je n’ai eu que six semaines à composer cet ouvrage et à le corriger’. L’auteur se soucie moins de l’unité d’action que réclame le genre de la Nouvelle historique : Je n’ai pas cru non plus devoir m’attacher aux règles scrupuleuses de ceux qui veulent qu’on traite une Histoire galante si exactement qu’on en bannisse les intrigues et les affaires étrangères. J’ai joint à cet ouvrage plusieurs événements singuliers dont la plupart y sont essentiels et dont les autres y entrent si naturellement que je n’aurais pu les bannir sans ôter avec eux un des plus grands agréments de cette intrigue.129

L’interférence de la Nouvelle historique écrite à la troisième personne avec la formule narrative des mémoires repose aussi le problème de l’auctorialité du texte. Dans la dédicace des Mémoires de Hollande (1678) de Courtilz de Sandras, l’auctorialité est assumée par un auteur, qui ne se nomme pas, mais qui prend la peine de se justifier par le moyen de topoi protocolaires, comme les instances de tierses personnes pour donner au public un texte que l’auteur n’avait composé que pour se distraire : L’autheur ne s’était appliqué à ce genre d’écrire dans la vie retirée que pour égayer un peu sa solitude. Il ne les fit point paraître. Et même il a toujours si peu présumé du mérite de sa plume qu’il ne les croyait pas dignes d’être donnés au public. Enfin, le hasard m’en ayant mis un manuscrit entre les mains, je l’ai montré à des gens d’esprit qui n’ont pas été de ce sentiment, et ils en ont fait l’éloge d’une manière qui ne m’a pas moins engagé que leurs plus vives instances à l’impression de ce volume. Il est vrai que leurs applaudissements n’ont pas encore été capables de faire condescendre l’autheur à laisser déclarer son nom.130

Le récit est présenté comme une ‘Histoire héroïque’. Ce n’est pas une Nouvelle historique au sens propre, mais un récit à la troisième personne saisi dans la formule narrative des ‘mémoires’. S’il s’éloigne des autres modalités du roman-mémoires par l’emploi de la troisième personne, ce paradigme s’en rapproche par une allusion très claire à un pacte de visibilité, qui n’est pas encore conclu. 129 130

Ibidem. Courtilz de Sandras, Mémoires de Hollande, Paris, Etienne Michalet, 1678.

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MME D’AULNOY De l’interférence progressive de la Nouvelle historique avec les ‘mémoires’, Mme d’Aulnoy offre un cas intéressant. Elle adopte tantôt la troisième, tantôt la première personne au sein de ce paradigme. Le choix va de pair avec la mise en place de topiques et de scénographies différentes. Dans l’un et l’autre cas, Mme d’Aulnoy négocie de façon assez adroite avec la doxa anti-auctoriale. Un pacte de visibilité est négocié non pas dans le roman en question mais dans la succession de plusieurs romans. Dans les Mémoires de la cour d’Espagne (1690) on s’aperçoit que la formule des mémoires se justifie comme un discours qui comble les lacunes de l’Histoire : Ce n’est pas dans l’Histoire générale que l’on apprend de certaines particularités qui plaisent ordinairement plus que l’Histoire même. Quand on les sait une fois, on s’en souvient toujours avec plaisir ; et cette raison m’a persuadée que je pouvais écrire avec quelque succès plusieurs choses secrètes qui se sont passés à Madrid depuis l’année 1679 jusqu’en 1681. Mais il me semble que pour me rendre plus intelligible et faire mieux connaître le génie de la Cour d’Espagne, je dois commencer ces Mémoires dès le temps de Philippe IV.131

Comme dans les Mémoires de Hollande de Courtilz de Sandras, l’auteur choisit la dédicace pour autoriser son texte. L’auteur le met sous la protection de Son Altesse Sérénissime Mme la princesse de Conti. L’ethos de la dédicataire – qui tient ses qualités de son père, le roi – est une garantie que l’œuvre sera bien reçue du public : ‘Si je puis mériter l’approbation de V.A.S., je suis sûre de celle du public’. En même temps Mme d’Aulnoy, qui n’en est pas à son premier essai, peut commencer à se nommer en se déclarant auteur d’un autre ouvrage, paru la même année et qui a été bien accueilli par le public : La protection que V.A.S a eu la bonté de donner à l’Histoire du Comte de Duglas,132 me fait espérer qu’Elle ne sera pas moins favorable aux Mémoires que je prends la liberté de lui offrir.133

En 1703, Mme d’Aulnoy mettra son nom sur la page de titre d’une nouvelle production : Le Comte de Warwick. Par madame d’Aulnoy.134 131

Mme d’Aulnoy, Mémoires de la cour d’Espagne, Paris, Claude Barbin, 1690, Dédicace. 132 Mme d’Aulnoy, Histoire d’Hypolite, comte de Duglas, Paris, L. Sevestre, 1690. 133 Ibidem. 134 Mme d’Aulnoy, Le comte de Warwick. Par madame d’Aulnoy, Paris, Par la compagnie des libraires associés, 1703.

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Dans Mémoires des aventures singulières de la cour de France dédié à madame la duchesse de Ferté (1692), publié deux ans plus tard, Mme d’Aulnoy se fait enfin connaître comme l’auteur des Voyages et Mémoires d’Espagne (1790), qui est l’ouvrage dont nous venons de parler.135 Mme d’Aulnoy crée donc un réseau de renvois, par dédicataires interposés, pour conjurer la doxa anti-auctoriale. Mais, contrairement à ce qu’annonce le titre, les Mémoires des aventures singulières de la cour de France paraissent sans vraie dédicace. La mention du nom de la dédicataire dans le titre semble désormais suffire comme protection. Le libraire atteste ensuite que le succès des ouvrages du même auteur lui a fait mettre ce nouvel ouvrage au jour : Depuis peu de temps le public a pris tant de plaisir à lire deux ou trois ouvrages qui ont paru d’un génie tout nouveau et si agréable qu’encore que celui-ci soit d’un autre genre que les autres, et par conséquent d’un style tout différent, néanmoins on ne doute pas que venant d’un même fonds, il ne soit reçu aussi favorablement que les autres qui ont précédé. Profite donc, ami lecteur, de ce que tu vois ici et je me crois ton fidèle ami en mettant cet ouvrage au jour.136

Le pacte de visibilité paraît ainsi conclu. Ce troisième roman de Mme d’Aulnoy introduit alors un nouveau problème. L’ouvrage est en effet d’un style nouveau. Aussitôt Mme d’Aulnoy se déplace dans un autre paradigme du roman-mémoires. Relatant à la première personne les aventures singulières de la cour de France elle recourt à la scénographie épistolaire. Le récit commence par une lettre qui donne manifestement la suite d’un récit commencé ailleurs : Vous savez déjà, madame, ce qui se passa entre le marquis de Troche et moi : comme l’entêtement que je pris pour lui m’obligea de trahir mademoiselle de Loube qu’il aimait et qui m’avait donné toute sa confiance, de quelle façon elle l’apprit et enfin la violence que mes parents me firent pour me résoudre d’épouser le marquis de Querdaniel [….].137

135 Mme d’Aulnoy, Mémoires des aventures singulières de la cour de France dédiés à madame la duchesse de Ferté, par l’auteur du Voyage et Mémoires d’Espagne, La Haye, J. Alberts, 1692. 136 Mme d’Aulnoy, Mémoires des aventures singulières de la cour de France dédiés à madame la duchesse de Ferté, par l’auteur du Voyage et Mémoires d’Espagne, Le Libraire eu lecteur. 137 Mme d’Aulnoy, Mémoires des aventures singulières de la cour de France dédiés à madame la duchesse de Ferté, par l’auteur du Voyage et Mémoires d’Espagne, Incipit.

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En 1795, les Mémoires de la cour d’Angleterre. Par madame d*** (1795) sont mis sous la protection de S.A.S monseigneur le duc du Maine dont Mme d’Aulnoy chante les heureux talents reçus de la nature qui viennent renforcer l’éclat de ses belles actions. Elle recourt à nouveau à la scénographie épistolaire qui est, comme on sait, très courante dans les mémoires écrits à la première personne. Nous avons cité le début de cet incipit plus haut, mais c’est la suite qui nous importe ici : Il est vrai, ma chère cousine, que le séjour à Londres, et l’amitié que la duchesse de Richemont et madame Hayde avaient pour moi, m’ont mise en état de savoir d’elles des aventures très agréables et fort particulières de la Cour d’Angleterre. […] Le commerce que j’avais avec tant de personnes de naissance et de mérite, me donnait lieu d’apprendre mille jolies choses dont je faisais des Mémoires et comme vous m’en avez prié, je viens de les mettre en ordre.138

Les mémoires concernent donc un texte de base, réécrit en fonction d’une correspondance avec une amie, qui est censée préfigurer la publication. Celle-ci n’est pas autrement justifiée. La chronique scandaleuse n’a apparemment pas besoin du protocole de publication qu’on voit en tête des mémoires contenant la vie privée des particuliers racontée par euxmêmes. En 1696, les Mémoires secrets de monsieur L.D.D.O. ou les aventures comiques de plusieurs grands princes de la cour de France. Par madame d’Aunoy [sic] auteur de Mémoires et Voyage d’Espagne paraissent sans dédicace ni préface. Mme d’Aulnoy, désormais auteur confirmé, se nomme dès la page de titre et renonce à la protection. La narratrice ne recourt plus à aucune scénographie légitimante et commence son récit dans un style qui rappelle celui de Mme de La Fayette au début de La Princesse de Clèves : Le mariage de son altesse royale monsieur le Duc d’Orléans avec la princesse d’Angleterre, sœur de Charles second, donna mille nouveaux agréments à la cour de France, et en augmenta les plaisirs de la moitié ; et on n’y voyait tous les jours que parties de chasse, opéras, comédies, bals et tout ce qui pouvait occuper agréablement les princes, les dames et les seigneurs ; mais l’amour, l’unique conquérant de l’univers, à qui tout cède et que rien ne surmonte, voyant une si belle troupe de demidieux, où la sympathie régnait parfaitement, forma aussitôt de grands et illustres desseins sur des cœurs si galants et les rendit sensibles de ses traits, madame, par malheur pour elle, qui n’aimait pas beaucoup

138 Mme d’Aulnoy, Mémoires de la cour d’Angleterre. Par madame D***, La Haye, Meyndert Uytwerf, 1695.

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l’époux que le ciel lui avait destiné, se trouva du nombre de ses conquêtes et connut en peu de temps son vainqueur, ce fut le comte de Guiche.139

L’interférence entre roman-mémoires et Nouvelle historique est un phénomène qui se poursuit pendant un certain temps encore au XVIIIe siècle. Les Mémoires secrets de la cour de Charles VII roi de France. Par madame D*** (1700) sont généralement attribués à Mme Durand. Ils poursuivent la lignée des romans de Mme d’Aulnoy, chez qui la chronique scandaleuse conduit à la Nouvelle historique ou vice versa, emballées l’une et l’autre en Mémoires et accompagnées d’une scénographie et une topique adaptées au paradigme choisi. Le roman de Mme Durand est une Nouvelle historique qui se détache sur un fond de ‘plusieurs anecdotes curieuses sur l’Histoire et les galanteries de cette cour’ annoncé dans le sous-titre. Le récit même est à la troisième personne et met d’emblée en place le décor pour une Nouvelle historique en bonne et due forme : La France souffrait depuis plusieurs années tous les maux que la guerre civile traîne avec elle. Charles VII, gouverné par ses favoris, opprimé par ses voisins, abandonné par la plupart des princes de son sang […]. L’amour cependant qui se plaît bien dans les cabanes des bergers, ne méprisa pas le cœur d’un roi malheureux.140

Le Mémoire historique ou anecdote galante et secrète de la duchesse de Bar, sœur d’Henri IV, roi de France. Avec les intrigues de la cour pendant les règnes d’Henri III et Henri IV (1709) de Mlle Caumont de la Force est, comme le roman de Mme Durand, une vraie Nouvelle historique qui, ici encore, repose sur un fond d’intrigues annoncés dans le titre. Comme la tradition de la Nouvelle historique le veut, la scène est placée au XVIe siècle, à l’époque des Valois et du tout début du règne des rois Bourbons. Le début de la nouvelle est classique : ‘Les désordres et le trouble n’ont jamais été plus grands en France que sous les dernières années du règne de Henri III […]’.141 La préface ‘Au lecteur’ est un beau témoignage de l’interférence entre le discours de l’Histoire officielle, la Nouvelle historique et la formule des mémoires. En effet, si l’on veut être véritablement instruit de la vérité des belles actions du roi 139

Mme d’Aulnoy, Mémoires de la cour d’Angleterre. Par madame D***, Incipit. Madame Durand (Catherine Bédacier), Mémoires secrets de la cour de Charles VII roi de France. Contenant plusieurs anecdotes curieuses sur l’Histoire et les galanteries de cette cour. Par madame D***, Paris, P. Ribou, 1700, Incipit. 141 Mlle Caumont de la Force, Mémoire historique ou anecdote galante et secrète de la duchesse de Bar, sœur d’Henri IV, roi de France. Avec les intrigues de la cour pendant les règnes d’G-Henri III et Henri IV, Amsterdam, Desborde, 1709, Incipit. 140

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Henri IV rapportées dans l’Histoire, le conseil du narrateur est de se tourner vers les Mémoires : Quoique de toutes les histoires il n’y en ait peu de plus importantes que celle de Henri IV, il semble cependant que les meilleurs auteurs ont négligé de nous rapporter tout ce qui pouvait en donner une connaissance particulière et exacte, soit qu’ils l’aient fait par politique ou qu’ils aient jugé que ce qu’ils disaient de ce prince suffisait pour nous le faire connaître tel qu’il était. Bien des gens se sont rapportés à leur bonne foi de la vérité des principales actions de ce grand roi, mais ceux qui ont lu les Mémoires des deux derniers siècles ne se sont pas laissé tromper si facilement et ils ont découvert sans beaucoup de peine des faits d’une extrême importance dont les historiens ne nous donnent cependant qu’une très légère idée et peu de connaissance.142

Aussi, cette nouvelle se présente-t-elle comme un ‘Mémoire historique’, au singulier. L’auteur n’y fera pas la chronique scandaleuse de la cour, mais racontera, à sa façon, l’histoire de deux amants victimes des caprices de la Fortune : Il est extraordinaire de voir deux amants résister pendant dix ans à tous les artifices dont j’ai cru faire plaisir au public de lui en faire une histoire entière et complète. En effet, il n’a jamais été de tendresse plus véritable que le fût celle de Catherine, et jamais on n’a vu d’amour égaler celui du comte. Tout ce qu’on en peut dire est au-dessous de ce qui en était et quelque soin que j’aie pris de représenter vivement leurs sentiments, j’aurai toujours le désavantage de n’avoir pu les décrire tels qu’ils étaient naturellement.143

Au XVIIIe siècle, il est de bon ton de s’excuser des imperfections de style, qui sont ici rejetées sur un manque de temps. Mais on ne voit aucun récit protocolaire justifier l’écriture ou la publication. Même camouflée en ‘Mémoire historique’, la Nouvelle galante n’a pas besoin d’autres justifications que celles que sa tradition, déjà longue, lui lègue. En même temps, on voit le rôle joué par la dédicace dans les stratégies de légitimation comme alternative du récit protocolaire. Dans le champ romanesque bouillonnant de la première moitié du XVIIIe, les différentes formules narratives se positionnent de façon très différentes face à la doxa anti-auctoriale, selon qu’ils s’inscrivent, ou non, dans une tradition qui leur confère de la légitimité.

142 Mlle Caumont de la Force, Mémoire historique ou anecdote galante et secrète de la duchesse de Bar, Au lecteur. 143 Ibidem.

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LE RÉCIT GÉNÉTIQUE NON FICTIONNEL Une dernière question concernant ce paradigme du courtisan. Un récit génétique est-il nécessairement une fiction ? Une recherche un peu poussée dans le champ de production référentiel des ‘Mémoires’ montrerait qu’il n’est pas rare que les Mémoires authentiques, antérieurs ou contemporains du champ fictionnel exploré ici, s’enveloppent eux aussi d’un récit génétique. Que les Mémoires du Sieur de Pontis se rattachent au champ fictionnel ne signifie évidemment pas que tout ce qu’ils contiennent a été inventé. René Démoris a montré comment certains auteurs de ‘Mémoires’ historiques tentaient de donner à leur texte un caractère littéraire, ce qui allait de pair avec une part d’invention.144 Cela n’aura pas empêché ces auteurs de recourir à une fiction pragmatique inaugurale, à un récit génétique donc, pour les deux raisons que nous avons indiquées. Par ailleurs, quelque stéréotypée qu’elle puisse paraître, rien n’empêche la fiction pragmatique véhiculée par le récit génétique de se juxtaposer à une situation réelle. Dans cette perspective, il n’est pas inutile de rappeler le cas de BussyRabutin et de l’Histoire amoureuse des Gaules. Le manuscrit de ce récit à clés, qui tient à la fois de la nouvelle galante et de la chronique scandaleuse, fut divulgué par la trahison d’une ‘amie’. Cela causa à son auteur prison et exil. Il n’est pas invraisemblable que la ‘Lettre apologétique du Comte de Bussy-Rabutin au Duc de Saint-Aignan’ (12 novembre 1665) qu’on trouve en tête de certaines éditions de l’œuvre (1665) a inspiré des récits génétiques justifiant l’existence du texte tels qu’on en trouvera dans le second paradigme, celui de l’homme d’épée : Pour entrer en matière, je vous dirai, monsieur, qu’il y a cinq ans que, ne sachant à quoi me divertir à la campagne où j’étais, je justifiai bien le proverbe que l’oisiveté est mère de tout vice ; car je me mis à écrire une histoire, ou plutôt un roman satirique, véritablement sans dessein d’en faire aucun mauvais usage contre les intéressés, mais seulement pour m’occuper alors, et tout au plus pour le montrer à quelques-uns de mes bons amis, leur donner du plaisir et m’attirer de leur part quelque louange de bien écrire.

144 René Démoris, Le roman à la première personne du Classicisme aux Lumières, Paris, A. Colin, 1975, réédition Genève, Droz, 2002.

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Bussy avoue qu’il a eu recours à l’invention puisque ‘les véritables événements ne sont jamais assez extraordinaires pour divertir beaucoup’. Sans avoir le moindre scrupule de l’offense que je faisais aux intéressés, parce que je ne faisais cela quasi que pour moi, j’écrivis mille choses que je n’avais jamais ouï dire. […] Etant de retour à Paris, je lus cette histoire à cinq de mes amies, l’une desquelles m’ayant pressé de la lui laisser pour deux fois vingt-quatre heures, je ne m’en pu jamais défendre ; il est vrai que quelques jours après, l’on me dit qu’on l’avait vue dans le monde.145

Voilà un récit génétique authentique servant ici d’autodéfense. L’apologie n’aura pas empêchée la disgrâce de Bussy-Rabutin. Les deux momentclefs du récit génétique sont ici clairement articulés : Pourquoi, où et comment le texte a-t-il été écrit et par quels intermédiaires a-t-il été ‘publié’ ? La figure de ‘l’amie’, infidèle en l’occurrence, accompagnée d’une réflexion sur le style, vient étoffer ce canevas de base.

145 Roger de Rabutin, comte de Bussy, Histoire amoureuse des Gaules, Liège, s.d. (1665), éd. Antoine Adam, Paris, GF, 1967, p. 23-24.

DU PARADIGME DE L’HOMME ARMÉ

L’HOMME D’ÉPÉE ET LA

DOXA ANTI-AUTOBIOGRAPHIQUE

Un homme de cour est souvent aussi un homme armé. Ainsi du comte de Gramont ou de Louis de Pontis, maréchal de France. Si on détache ici les militaires des courtisans, c’est qu’ils racontent souvent eux-mêmes leur vie, comme Pontis, ou la dictent à quelqu’un d’autre, comme Gramont. Dans ce paradigme de l’homme armé, auquel il faut aussi associer les récits de vie de nobles, qui ont le droit de porter épée, nous interrogeons un autre type d’interférence intrasystémique : celle entre la nouvelle formule narrative des mémoires (fictifs) et les récits de vie (historiques) – qu’on appellera plus tard autobiographies – d’homme d’épée. Dans le paradigme du courtisan, qui reste proche de la Nouvelle historique, genre accepté et confirmé par le système littéraire, le récit génétique reste assez embryonnaire et est limité à l’emploi d’un ou deux topoi qui en signalent le caractère protocolaire. En revanche, le développement de la genèse du texte devient une caractéristique distinctive du paradigme de l’homme d’épée. Les Mémoires du Sieur de Pontis, officier des armées du Roi, contenant plusieurs circonstances des guerres et du gouvernement sous les règnes des rois Henri IV, Louis XIII et Louis XIV (1676) en constituent un exemple notoire. L’œuvre est communément considérée comme appartenant au champ des témoignages authentiques en marge de l’Histoire, mais cette authenticité est contestée, notamment par René Démoris.146 La bibliographie de Maurice Lever l’associe au champ fictionnel. Ce désaccord des spécialistes illustre en soi l’interférence entre le champ de production des discours authentiques et celui des discours fictionnels. Les ‘Mémoires’ d’hommes d’épée donnent, le plus souvent, la parole au héros même. Cependant, il ne saurait être question d’un ‘pacte autobiographique’ au sens que Philippe Lejeune donne à l’expression. Pour Ph. Lejeune, le ‘pacte autobiographique’ repose sur l’unité du ‘je’-auteur, du ‘je’-narrateur et du ‘je’-personnage.147 Dans les Mémoires que nous 146 René Démoris, ‘Les Mémoires de Pontis, Port-Royal et le Roman’, in Dixseptième siècle (1968) no 79, p. 67-94. 147 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.

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interrogeons ici, le ‘je’ qui raconte les événements historiques dont il a été un témoin privilégié n’est pas le ‘je’ qui procure le texte au lecteur. Dans le paradigme de l’homme d’épée, le ‘je’ qui procure le texte est encore un ‘je pragmatique’. Sa fonction est de légitimer l’existence des ‘Mémoires’. Si le paradigme du courtisan pouvait se légitimer par les lacunes laissées par les historiens, ce deuxième paradigme atteste l’existence d’un tabou autobiographique qui confronte le narrateur à la nécessité de recourir à un protocole. Sans ce rituel, le ‘moi’ particulier qui parle des événements qu’il a vécus ne saurait accéder à la scène publique. Les Mémoires du Sieur de Pontis témoignent de cette difficulté du moi de parler de lui-même en public. Dans l’Avertissement de l’édition de 1678, un éditeur – le ‘je pragmatique’ donc – déclare qu’il les avait d’abord rédigés à la troisième personne ‘n’y faisant pas parler monsieur de Pontis’. Mais, ‘parlant de lui et rapportant comme un historien tous les événements qui y sont, il trouva que la répétition du sieur de Pontis, qu’il fallait nommer une infinité de fois, rompait toute la suite de l’histoire’. Cette gêne qu’éprouve le ‘je pragmatique’ à prononcer trop souvent le nom de Pontis, s’explique par la réflexion développée à PortRoyal sur le nom, comme le souligne R. Démoris : ‘La répétition du nom de Pontis eut en effet représentée de façon quasi matérielle l’importance exorbitante accordée à un personnage qui n’avait tenu dans l’histoire qu’une maigre place’.148 Le pronom personnel est alors une façon d’atténuer cette prééminence. Mais le ‘il’, souvent répété, suggère encore trop la prééminence de Pontis sur les autres ‘il’ du texte. Le ‘je’, paradoxalement, paraît alors plus conforme à l’humilité. Mais ce ‘je’, qui n’en est pas moins haïssable, n’apparaîtra pas sur la scène publique sans une transaction avec le lecteur. Il a besoin de la modération d’un ‘je pragmatique’ qui explique, dans un récit génétique protocolaire, comment le texte a pu être écrit et comment il est devenu ensuite livre imprimé. Les Mémoires de Pontis accumulent un grand nombre d’éléments constitutifs du récit protocolaire, qui deviendront des topoi. Comme le déclare le ‘je pragmatique’ qui procure les Mémoires, Pontis n’était pas l’aîné de sa famille ; il était par conséquent obligé de travailler lui-même à son établissement dans le monde. Sa vie a été un ‘enchaînement et une vicissitude continuelle de biens et de maux, de prospérités et de 148 René Démoris, Le roman à la première personne du Classicisme aux Lumières, Genève, Droz, 2002, p. 105.

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disgrâces’. Il a connu la prison où on l’a abandonné. Dégoûté du monde, il a enfin résolu de ne plus penser qu’à son salut et de se retirer à la campagne ‘pour ne s’y plus occuper que de la pensée de la mort’. Tout ce qui vient d’être dit n’est pas forcément faux, mais ce qui importe est que cette présentation du héros aboutit à une situation où il se trouve isolé. C’est là où commence le protocole. On verra par la suite un très grand nombre de ‘Mémoires’ provenant de maisons de campagne, de prisons et d’autres lieux de claustration. En l’occurrence, M. de Pontis, dans sa retraite, s’entretenait souvent avec un de ses amis. Cet ami ‘trouva quelque chose de fort extraordinaire dans les divers événements de sa vie qu’il lui rapportait’. Il estimait qu’il ne serait pas inutile de les écrire et de faire ‘le récit de tous ces événements soit particuliers ou publics’. Ainsi il engagea M. de Pontis ‘à dire les principales circonstances de sa vie’ : Monsieur de Pontis le fit d’abord fort simplement et sans penser au dessein qu’avait son ami. Mais s’en étant ensuite douté, il ne voulait plus parler, regardant tout ce qui s’était passé comme mort pour lui, et comme devant l’être aussi pour tous les autres ; mais enfin il consentit avec peine au désir de cette personne à qui il ne pouvait rien refuser, laissant en sa disposition d’en user comme il le jugerait à propos. Aussi depuis qu’on eut achevé ces Mémoires, il n’en a jamais parlé, et n’a pas même su positivement qu’on les eût faits, parce qu’il se contentait de s’entretenir avec son ami, sans s’informer s’il écrivait en son particulier quelque chose de ce qu’il lui avait dit. Ce que l’on a jugé à propos de marquer ici, pour voir qu’il n’a eu aucune part dans la publication de ces Mémoires, et qu’on ne peut l’accuser en cela d’aucune ostentation.149

Parler de soi, même en tant que témoin d’événements historiques, tient donc de l’ostentation, surtout pour les figurants de l’Histoire. Grâce à un récit génétique protocolaire, le narrateur est entièrement dédouané : il n’a pas écrit le texte et il n’est pas responsable de sa publication. La responsabilité de l’écriture et de la publication sont rejetées sur ‘l’ami’, figure anonyme parce que purement pragmatique. L’existence du texte est ensuite justifiée par son exemplarité : ‘ [Ceux qui veulent s’engager à la cour et dans les armées] apprendront par plusieurs exemples qui sont autant de maximes réduites en pratique, en quoi consiste le vrai courage d’un gentilhomme’. ‘L’ami’ a retranché les 149 Mémoires du Sieur de Pontis, officier des armées du Roy. Contenant plusieurs circonstances des Guerres et du Gouvernement, sous les règnes des Roys Henry IV, Louis XIII et Louis XIV, Paris, Desprez, 1676.

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éloges ‘parce qu’on ne parle jamais avec trop de modestie de soi-même’ et s’excuse sur certains défauts de style ‘que les gens du métier attribueront s’il leur plaît plutôt à celui qui a recueilli et publié ces mémoires qu’à celui dont il fait la vie’.150 On voit dans ce récit génétique s’ébaucher une configuration de situations et de figures qui deviendra topique et qu’on retrouvera dans La Vie de Marianne : la retraite, l’écriture du texte après la sollicitation par une amie, les excuses sur le style. Un grand nombre de ‘Mémoires’ entrent dans ce paradigme qui connaîtra encore un grand succès au XVIIIe siècle. Parmi beaucoup d’autres, on peut mentionner, au début du siècle : Mémoires du comte de Vordac, général des armées de l’empereur où l’on voit tout ce qui s’est passé de plus remarquable dans toute l’Europe, durant les mouvements de la dernière guerre (1702) de Cavard ou La Guerre d’Espagne, de Bavière, et de Flandre, ou Mémoires du marquis D*** contenant ce qui s’est passé de plus secret et de plus particulier depuis le commencement de cette guerre, jusqu’à la fin de la campagne de 1706 de Grandchamp. Ou plus tard : Mémoires du duc de Villars, pair de France, maréchal des armées de sa majesté très chrétienne (1734) et Mémoires du maréchal de Berwik, duc et pair de France et généralissime des armées de sa majesté (1736) de La Pause. Tous ces Mémoires et ceux qu’on étudiera ci-après sont répertoriés dans la Bibliographie du genre romanesque de S.P. Jones, mais il n’est pas sûr qu’ils sont tous des romans, en tout cas pas entièrement.151 Il s’agit souvent de faux Mémoires historiques, qui réservent une belle partie du récit de vie aux aventures amoureuses. Un récit protocolaire n’apparaît pas toujours de façon complète. La Guerre d’Italie ou Mémoires du comte d*** contenant quantité de choses particulières et secrètes qui se sont passés dans les cours d’Allemagne, de France, d’Espagne, de Savoie et d’Italie (1702) de Grandchamp, par exemple, n’explique pas la publication, mais insiste fort sur la situation de l’écriture, mettant en œuvre tous les topoi liés à la procédure inchoative des mémoires : le comte d*** ne raconte que ce qu’il a vu lui-même ou des situations dont il a été informé de façon sûre. Il raconte ses aventures d’une manière qui doit éloigner le soupçon du ‘romanesque’ :

150

Mémoires du Sieur de Pontis, officier des armées du Roy, 1676. Silas Paul Jones, A List of French Prose Fiction from 1700 to 1750, New York, The H.W. Wilson Company, 1939. 151

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la manière simple et naïve dont je les décris suffit seule pour faire voir que mon dessein n’est pas d’en faire un roman.152

Comme on l’a affirmé plus haut, ce refus du romanesque n’implique aucunement que l’histoire racontée soit vraie. En effet, dans le complément qu’il publie en 1704, où il se propose d’expliquer son style négligé, l’auteur ne fait en réalité qu’alimenter le soupçon que toute cette œuvre n’est qu’une fiction : Quand j’ai écrit le supplément qu’on y verra, j’étais dans ma tente au siège de Mons, l’imagination remplie de ce qui s’était passé récemment à la terrible et sanglante bataille qui venait de se donner. La pluie tombait d’un côté sur mes écrits et le vent les emportait de l’autre. A cette incommodité, il s’en joignait une seconde, c’est qu’à tout bout de champ, j’étais troublé par les visites de quelques officiers, par des raisons que je passe sous silence. En voilà assez pour faire l’apologie de la négligence avec laquelle on trouvera que je les ai écrits.153

LE RÉCIT PROTOCOLAIRE ET LA

DOXA ANTI-AUCTORIALE

Le récit génétique qu’on’ voit se développer dans ce deuxième paradigme des ‘Mémoires’ abrite un second aspect, qui est moins lié à la difficulté de parler de soi en public qu’à un problème d’auctorialité. Il n’y a pas moins de présomption à se donner pour auteur qu’à parler de soi en public. L’un et l’autre sont des gestes d’ostentation qui ont besoin d’être négociés. Aussi, le récit génétique n’est-il pas le privilège des récits à la première personne. C’est ce que permettent de montrer les Mémoires de Hollande (1678)154 de Courtilz de Sandras, qui paraissent à peu près au même moment que les Mémoires de Pontis. Le récit génétique, qui au XVIIIe siècle s’installera dans des Préfaces d’éditeur et dans les incipits avant de s’intégrer au récit proprement dit, est ici logé dans l’Epître dédicatoire. Comme dans le paradigme du courtisan, la présence d’un récit génétique est le signe du statut discursif inférieur de la formule des ‘Mémoires’. Publier des ‘Mémoires’ ne va pas de soi. Ils constituent un 152 Grandchamp, La Guerre d’Italie ou Mémoires du comte d*** contenant quantité de choses particulières et secrètes qui se sont passés dans les cours d’Allemagne, de France, d’Espagne, de Savoie et d’Italie, Cologne, P. Marteau, 1702. 153 Grandchamp, La Guerre d’Italie ou Mémoires du comte d*** contenant quantité de choses particulières et secrètes qui se sont passés dans les cours d’Allemagne, de France, d’Espagne, de Savoie et d’Italie, Cologne, P. Marteau, 1704. 154 Cette œuvre est attribuée à Courtilz de Sandras par Barbier et Brunet. L’attribution à Madame de La Fayette est de nos jours contestée.

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écrit privé, sans grandes ambitions littéraires, destiné à un cercle limité de lecteurs dont en principe il ne devrait pas sortir. L’offrir à un public plus large par la publication équivaut à s’ériger en auteur. Une autre forme de présomption est donc en jeu. De nouveau un ‘je pragmatique’ est mis en scène, qui doit servir d’intermédiaire entre l’‘auteur’ des ‘Mémoires’ et le public. Le destinataire en est une première figuration : Il y a dix ans que ces Mémoires vous auraient été présentés si j’en avais pu disposer aussitôt qu’ils furent faits ; mais comme l’auteur ne s’était appliqué à ce genre d’écrire dans la vie retirée qu’il mène que pour égayer un peu sa solitude, il ne les fit point paraître. Et même il a toujours si peu présumé du mérite de sa plume qu’il ne les croyait pas dignes d’être donnés au public. Enfin, le hasard m’en ayant mis un manuscrit entre les mains, je l’ai montré à des gens d’esprit qui n’ont pas été de ce sentiment et ils en ont fait l’éloge d’une manière qui ne m’a pas moins engagé que leurs plus vives instances à l’impression de ce volume. Il est vrai que leurs applaudissements n’ont pas encore été capables de faire condescendre l’auteur à laisser déclarer son nom. Mais malgré sa modestie, un art secret de plaire et d’instruire qui se fait sentir dans tout le livre et surtout une rare méthode de ramener les plus indifférentes matières aux purs sentiments de la religion et de l’honneur fera juger aisément de quel rang doit être parmi eux celui qui l’a composé.155

Le récit même, qui commence par l’évocation du siège d’Amsterdam, est écrit à la troisième personne. Seul le récit génétique protocolaire est à la première personne. Ici encore le texte a été publié malgré son ‘auteur’. On voit surgir d’autres figures et d’autres situations qui deviendront topiques et étofferont le récit génétique, qui est l’épine dorsale de la ‘matrice’ du roman-mémoires : le manuscrit obtenu par hasard, la sollicitation par des ‘amis’ gens d’esprits et, subtilement, le rang de l‘auteur qui transparaît dans sa façon d’écrire. Tout en refusant la signature de l’œuvre, le récit génétique développe l’ethos de l’auteur sur lequel doit se fonder le pacte de visibilité. LE RÉCIT PROTOCOLAIRE ET L’AUTONOMIE TEXTUELLE Vers 1700, à une époque où le roman-mémoires n’en est encore qu’à ses débuts, le récit protocolaire est déjà bien en place avec tous ses topoi. On en voit un témoignage clair dans les Mémoires de monsieur d’Artagnan 155

Mémoires de Hollande, Paris, Michallet, 1678.

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(1700) de Courtilz de Sandras. Ici encore, la justification de l’écriture et de la publication est prise en charge par la même instance, le ‘je pragmatique’. Le mémorialiste quant à lui n’explique pas lui-même pourquoi il prend la plume. Le manuscrit a été retrouvé à la mort de d’Artagnan qui est un personnage bien connu dans l’Histoire.156 L’utilité du récit réside dans le plaisir qu’il fera à ceux qui ont connu le héros : Comme il n’y a pas encore longtemps que Mr d’Artagnan est mort et qu’il y a plusieurs personnes qui l’ont connu, et qui ont même été de ses amis, ils ne seront pas fâchés, surtout ceux qui l’ont trouvé digne de leur estime, que je rassemble ici quantité de morceaux que j’ai trouvés parmi ses papiers après sa mort. Je m’en suis servi pour composer ces mémoires, en leur donnant quelque liaison. Il n’en avaient point d’eux-mêmes, et c’est là tout l’honneur que je prétends me donner de cet ouvrage.157

Dans sa manière de régler le problème de la légitimation, l’auteur fait alterner les stéréotypes et les originalités. L’éditeur, le ‘je pragmatique’ donc, qui parle bien sûr au nom de Courtilz, évoque explicitement l’idée de la délégation de l’énonciation. C’est par cette délégation auctoriale que commence la procédure de négociation d’un pacte de visibilité : Peut-être me tromperais-je même dans le jugement que j’en ferais, parce que j’y ai mis la main en quelque façon, et qu’on est toujours amateur de ce que l’on fait. En effet, si je n’en suis le père, j’en ai eu du moins la direction. Ainsi je ne dois pas être moins suspect que le serait un maître qui voudrait parler de son élève, parce qu’il saurait bien qu’on lui donnerait la gloire de tout ce qu’il aurait de recommandable.158

Ce pacte de visibilité de l’auteur, à négocier avec le lecteur, est marqué d’un sceau à double face. D’une part, à travers la mise en place d’un récit protocolaire, l’auteur négocie son apparition sur la scène publique comme une personne qui est en droit de se déclarer. Mais d’autre part, ce même récit protocolaire et la délégation de l’énonciation dont il est le résultat essaie de donner au texte un caractère autogénétique. En 1700 déjà, le préfacier de ce roman-mémoires (ou de ces faux Mémoires historiques) formule assez clairement, aux yeux d’un lecteur qui sait lire, l’ambition ultime du roman-mémoires d’être une œuvre qui est sa propre légitimation : 156 L’on sait que c’est d’Artagnan que le roi Louis XIV chargea de l’arrestation du surintendant Fouquet, le 5 septembre 1661. 157 Courtilz de Sandras, Mémoires de Monsieur d’Artagnan, capitaine-lieutenant dans la première compagnie des mousquetaires du roi, Cologne, P. Marteau, 1700, Préface de l’éditeur. 158 Ibidem.

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Je ne dirai rien de cet ouvrage. Ce n’est pas ce que j’en dirais qui le rendrait recommandable ; il faut qu’il le soit de lui-même pour le paraître aux yeux des autres.159

Le lecteur devra donc juger par lui-même de l’œuvre, qui doit se recommander elle-même et qui, idéalement, paraît devant le public sans la protection d’un auteur-père. La négociation est à double face. Délégant la parole à un ‘je pragmatique’, l’auteur se retire derrière l’œuvre, qui prend la forme d’un manuscrit écrit par le mémorialiste. A ce dernier revient tout l’honneur de l’œuvre s’il elle est bien reçue. Si le lecteur est heurté par des défauts, ceux-ci s’expliquent par le désordre du manuscrit sur lequel l’éditeur a dû travailler. Mais, comme le montre le propos suivant, la délégation de l’énonciation, qui peut apparaît comme une manœuvre de l’auteur pour se dédouaner, est en définitive la formulation précise de l’autonomie que le genre romanesque cherche à atteindre à travers la nouvelle formule narrative, encore récente, du roman-mémoires : Je n’en dirai donc rien de peur de m’exposer moi-même à la censure dont je chercherais à préserver les autres. J’aime mieux en laisser toute la gloire à Mr D’Artagnan si l’on juge qu’il lui en doit revenir aucune d’avoir composé cet ouvrage, que d’en partager la honte avec lui si le public vient à juger qu’il n’ait rien fait qui vaille. Tout ce que je dirai pour ma justification, supposé toutefois que je ne dise rien qui puisse ennuyer, c’est qu’il y aura autant de la faute des matériaux qu’on m’a préparés, que de la mienne. L’on ne saurait faire une grande et superbe maison à moins que l’on n’ait en sa disposition tout ce qu’il convient pour en exécuter le dessein […]. Disons donc plutôt, pour marquer plus de sincérité que la matière que j’ai trouvée ici est très précieuse d’elle-même, et que l’on trouvera peut-être que je ne m’en serai pas trop mal servi.160

Une semblable proclamation d’autonomie apparaît dans les Mémoires de monsieur le marquis de Montbrun (1701) publié un an après ceux de d’Artagnan, par le même auteur : Au reste, je ne m’amuserai point à vanter ici ces mémoires ; leur prix se connaîtra bien mieux par la lecture que l’on en fera que par tout ce que j’en pourrais dire. J’y renvoie donc le lecteur, à qui je ne demande ni grâce ni quartier mais seulement la justice qui est due à un bon ouvrage quand il vient à paraître en public.161 159

Ibidem. Ibidem. 161 Courtilz de Sandras, Mémoires de monsieur le marquis de Montbrun, Amsterdam, Chevalier et Tirel, 1701, ‘Avertissement au lecteur’. Edition moderne : Erik Leborgne, Paris, Desjonquères, 2004. 160

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La justification de l’écriture apparaît dans l’incipit. Montbrun est âgé, il mène une vie retirée qui lui donne le temps de repenser à tout ce qui lui est arrivé dans sa longue vie. Il n’a pas la prétention de s’imposer comme un modèle de bonne conduite, mais il suppose qu’on peut aussi instruire par ses défauts. LE RÉCIT PROTOCOLAIRE ET L’EXEMPLARITÉ Au fur et à mesure qu’on avance dans le siècle et que le roman-mémoires se développe, on observe le recul de l’exemplarité au profit de l’exemplification. Pour la première génération de romanciers écrivant les mémoires d’hommes d’épée l’instruction morale constitue, comme pour les auteurs de Mémoires historiques, un vrai justificatif. La dimension instructive est claire dès le titre dans les Mémoires de la vie du comte D*** avant sa retraite contenant diverses aventures qui peuvent servir d’instruction à ceux qui ont à vivre dans le grand monde, rédigés par M. de Saint-Evremont (1696). Attribuée à Saint-Evremont, ce romanmémoires a en réalité été écrit par l’abbé de Villiers.162 Pour expliquer l’écriture, la parole est cette fois-ci dévolue au mémorialiste même. Elle l’est en des termes clairement empruntés au récit protocolaire qu’on trouve à la même époque en tête des Mémoires historiques. Sexagénaire et détaché du monde, le comte d*** revient sur ses aventures galantes : Je crois que rien ne saurait être plus utile et à moi-même et aux autres que de repasser sur mes aventures qui ont rapport à elles. Ceux qui liront ces Mémoires y prendront peut-être des motifs pour être plus sage que je l’ai été, et moi, en les écrivant et en me retraçant le ridicule et les égarements de la galanterie, à condamner de plus en plus ce maudit penchant.163

Déjà l’exemplarité se transforme en exemplification : la vie tout entière du comte d*** est un exemple, ou plutôt un contre-exemple, qui sera utile à ceux qui entrent dans le monde. Le trait le plus marquant du passage de l’exemplarité à l’exemplification est l’anonymisation. Pour mieux instruire, le mémorialiste cachera son nom, de peur que l’exemplification ne s’efface derrière la recherche de clés :

162 Pierre de Villiers, Mémoires de la vie du comte D*** avant sa retraite contenant diverses aventures qui peuvent servir d’instruction à ceux qui ont à vivre dans le grand monde, rédigés par M. de Saint- Evremont, Paris, M. Brunet, 1696. 163 Pierre de Villiers, abbé, Mémoires de la vie du comte D***, 1696, Incipit.

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Comme en écrivant ces Mémoires, je pense plus laisser à la postérité une instruction qu’une Histoire, je ne dirai point qui je suis. […] Il y aurait de l’injustice aux lecteurs de s’appliquer davantage à deviner la vérité de cette histoire qu’à profiter des vérités qu’elle renferme.164

Les mémoires sont bien ceux d’un homme connu dans le monde, mais il cachera son nom. L’individu est arraché à l’Histoire qui constitue l’arrière-fond de ses aventures, comme pour mieux souligner qu’il est aussi un sujet moral dont la vie elle-même renferme une ‘histoire’ digne d’intérêt. L’Histoire est exemplifiée dans ce sens qu’une histoire privée peut servir de modèle ou de contre-modèle à la conduite morale du lecteur. Cette anonymisation affecte le récit protocolaire tout entier. Non seulement l’éditeur ignore le nom du mémorialiste, mais aussi celui de la personne qui lui a apporté le manuscrit. Le mémorialiste lui-même a eu soin d’effacer les noms de toutes les personnes dont il parle pour mieux cacher son identité : On voudrait pouvoir satisfaire la curiosité de ceux qui demanderont quel est celui dont on donne ici les mémoires ; mais c’est ce qu’on ne sait point. Ils ont été apportés d’Angleterre par un homme à qui on a fait un mystère du nom de l’auteur et il n’est pas surprenant qu’il ait eu pour se cacher lui-même la précaution qu’il a eue pour ne nommer personne.165

L’œuvre aurait été ‘rédigée’ par Saint-Evremont, ce qui est une fausse attribution. Le manuscrit vient d’ailleurs et l’auteur est un autre, complètement anonymisé. LE REFUS DE

LA NÉGOCIATION

Les Mémoires de la vie du comte de Gramont contenant particulièrement l’histoire de la vie amoureuse de la cour d’Angleterre sous le règne de Charles II (1711) d’Antoine Hamilton est sans aucun doute un des textes les plus remarquables du dossier des Mémoires.166 Ce récit biographique, dont le héros est le beau-frère de l’auteur, ressemble à un roman par les aventures amoureuses qu’il raconte sans beaucoup d’ambages. Il se rapproche aussi du paradigme des anecdotes de la vie de cour dont on 164 165 166

Ibidem. Pierre de Villiers, Mémoires de la vie du comte D***, 1696, Avertissement. Hamilton, Mémoires de la vie du comte de Gramont, Rotterdam, s.l., 1711.

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voit tant d’équivalents fictionnels à la même époque, notamment chez Mme d’Aulnoy. Qu’on le range dans la catégorie des romans-mémoires ou dans celle des Mémoires historiques, cet inclassable se fait d’abord remarquer par l’absence de toute forme de négociation. Il est l’exact contre-pied de Pontis. Hamilton n’écrit que pour s’amuser et pour l’amusement des autres, sans trop se soucier d’eux d’ailleurs : Comme ceux qui ne lisent que pour se divertir me paraissent plus raisonnables que ceux qui n’ouvrent un livre que pour y chercher des défauts, je déclare que, sans me mettre en peine de la sévère érudition de ces derniers, je n’écris que pour l’amusement des autres.167

Hamilton trace un portrait narratif de son beau-frère. Il ne s’embarrasse pas de l’assemblage des parties en un tout et il ne faut pas attendre que ce récit serve d’instruction à qui que ce soit. Le sujet de ce portrait n’est pas seulement un militaire dont le portrait se détache sur un fond de vie de cour, c’est aussi et surtout un ‘homme inimitable’ et ‘incompréhensible’ : Il est question de représenter un homme dont le caractère inimitable efface des défauts qu’on ne prétend point déguiser ; un homme illustre par un mélange de vices et de vertus qui semblent se soutenir dans un enchaînement nécessaire, rares dans leur parfait accord, brillantes par leurs oppositions […]. C’est ce relief incompréhensible qui, dans la guerre, l’amour, le jeu et les divers états d’une longue vie, a rendu le comte de Gramont l’admiration de son siècle.168

Pourtant ce n’est pas un portrait dans le sens de ceux que Bussy-Rabutin ou Saint-Evremont ont brossés de cet homme assez connu dans le monde. Pour Hamilton, leurs portraits de Gramont sont ‘plus agréables que fidèles’ et Bussy et Saint-Evremont se sont fait plus d’honneur à euxmêmes qu’à celui qu’ils ont voulu peindre. Le modèle de Hamilton est Plutarque qui, lui non plus, ne s’est pas beaucoup occupé de l’ordre de ses récits biographiques. Hamilton ne tient que la plume, il écrit sous la dictée de son beau-frère : C’est donc lui qu’il faut écouter dans ces récits agréables de sièges et de batailles où il s’est distingué à la suite d’un autre héros. C’est luimême, dis-je, qu’il faut écouter dans cet écrit, puisque je ne fais que tenir la plume à mesure qu’il me dicte les particularités les plus singulières et les moins connues de sa vie.169

167 168 169

Hamilton, Mémoires de la vie du comte de Gramont, 1711, Incipit. Ibidem Ibidem.

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Dans cette dernière phrase, Hamilton formule assez clairement la convention de participation que le romancier, auteur de romans-mémoires, propose à son public : il s’agit de faire accepter la substitution d’une instance énonciative à une autre et de faire ‘comme si’ cet autre parlait lui-même. Dans un vrai roman-mémoires, la convention de participation consistera à faire accepter par le lecteur que l’auteur fasse parler un personnage de fiction des ‘particularités les plus singulières de sa vie’, comme s’il existait réellement. LE RÉCIT PROTOCOLAIRE ET LA PARODIE Les Aventures de monsieur Robert, chevalier de Beauchêne, rédigées par monsieur Lesage (1732) sont un vrai roman-mémoires. La négociation de visibilité de l’auteur y est déjà avancée. En 1732, Lesage se nomme sur la page de titre, profitant de l’ambiguïté de la formule qui le désigne comme ‘rédacteur’. Cette demi-assomption de l’œuvre n’est pas incompatible avec la délégation des fonctions auctoriales à des instances qui peuplent un récit génétique au début de ces Mémoires. Celui-ci devient l’instrument d’un autre type de négociation qui suggère un nouveau contrat de lecture par la proposition de nouveaux codes poétiques. Comme toutes les scénographies inaugurant les romans-mémoires, le récit génétique du Chevalier de Beauchêne fait alterner les stéréotypes avec les originalités. Quant aux stéréotypes, l’écriture et la publication y sont expliquées par la même instance pragmatique, qui est libraire : Le chevalier de Beauchêne, auteur de ces Mémoires, après avoir passé près de cinquante ans au service du roi, tant sur terre que sur mer, vint en France avec une fortune considérable […]. Dans les heures que sa fureur pour le jeu lui permettait d’employer à d’autres amusements, il s’occupait volontiers à mettre par écrit les événements de sa vie, à se rappeler les coups de main qu’il avait faits, tous les dangers qu’il avait courus, c’était après le Tope et tinque, le plus grand de ses plaisirs. […] Un autre motif l’excitait encore à ce travail, qu’il regardait comme utile à la société, il s’imaginait qu’on lui saurait un gré infini des moindres détails qu’il ferait des rencontres où il avait commandé, puisque selon lui un capitaine de vaisseau et un simple patron de barque devaient avoir autant de prudence, d’adresse et de courage dans leur conduite qu’un amiral dans la sienne.170 170 Lesage, Les Aventures de monsieur Robert, chevalier de Beauchêne, capitaine de flibustiers dans la Nouvelle France, rédigées par monsieur Lesage, Paris, E. Ganeau, 1732. ‘Le Libraire au lecteur’.

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Le héros n’est plus un homme armé célèbre dans l’histoire, mais un flibustier et un joueur, qui s’imagine que le récit de ses exploits puisse être utile au lecteur. L’originalité de ce récit protocolaire réside dans la manière expéditive dont la question de l’exemplarité est réglée. Le libraire évoque ensuite l’histoire du manuscrit dans un récit génétique qui met aussi en évidence les codes poétiques auxquels le lecteur est supposé souscrire : le curieux et l’agréable. Peu de temps après la mort de monsieur de Beauchêne, un des amis de sa veuve et des miens m’écrivit de Tours et me manda qu’il avait déterminé cette dame à faire imprimer les mémoires que son mari avait laissés. Effectivement elle me les envoya en me priant de les mettre au jour, s’ils ne me paraissaient pas indignes de la curiosité du public. Je les ai lus, mon cher lecteur, et j’ai jugé qu’ils contenaient des choses qui pourraient vous être agréables.171

Quant au style, si le lecteur le trouve à certains endroits ‘un peu trop marin’, il est prié de se souvenir que ‘c’est celui d’un flibustier’. L’adéquation entre le caractère du personnage et son style, qui est une aspiration souvent formulée dans les romans-mémoires, est elle aussi traitée à la légère. Le roman-mémoires de Lesage frôle bien sûr la parodie, dont on voit d’autres exemples à la même époque. La parodie est signe que les mécanismes poétiques sont bien reconnus par le public, que le contrat de lecture a été signé et qu’il est désormais susceptible d’être tourné en dérision.

171

Ibidem.

DU PARADIGME DES INFORTUNÉS

Dans le survol des différents paradigmes du roman-mémoires, nous voyons la nouvelle formule narrative des mémoires s’éloigner de l’Histoire et élargir son cercle de rayonnement et d’application. Un troisième paradigme se distingue des précédents non pas par l’interférence des mémoires avec un autre type de discours plus ou moins confirmé, mais par un paramètre thématique. Au fur et à mesure que les romansmémoires s’élargissent aux individus particuliers – ‘incompréhensible’ et ‘inimitables’ comme Gramont – ne portant souvent pas épée, certains thèmes se distinguent clairement dans les titres. Un de ces thèmes est l’infortune et plus particulièrement l’expérience que ces particuliers font de la calomnie. HORTENSE MANCINI Le désir de contredire les médisances est un motif souvent invoqué pour justifier la prise de la parole et de la plume. Ce motif est très souvent combiné avec un ‘incipit épistolaire’ qui constituera un des topoi formels du récit génétique des romans relevant de ce paradigme. On trouve un exemple probant de cette constellation dans les Mémoires De M(adame) L(a) D(uchesse) de M(azarin) (1675), œuvre attribuée à l’abbé de SaintRéal, mais que Quérard attribue à la Duchesse de Mazarin elle-même. Nous en avons parlé plus haut.172 Comme dans le cas des Mémoires de Pontis, la marge entre le champ de production référentiel et le champ de production fictionnel est donc mince. Le ‘je’ prend la parole et s’adresse directement à un destinataire unique, sans l’intermédiaire d’un ‘je pragmatique’. A M.*** Puisque les obligations que je vous ai sont d’une nature à ne devoir rien ménager pour vous témoigner ma reconnaissance, je veux bien vous faire le récit de ma vie, que vous me demandez. Ce n’est pas que je ne sache la difficulté qu’il y a à parler sagement de soi-même et vous n’ignorez pas non plus la répugnance naturelle que j’ai à m’expliquer 172

Voir Des codes poétiques des Mémoires historiques.

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sur les choses qui me regardent, mais il est encore plus naturel de se défendre contre la médisance, du moins auprès de ceux qui nous ont rendu de grands services. Ils méritent bien qu’on leur fasse connaître qu’on n’est pas tout à fait indigne de les avoir reçues. En tout cas, je ne saurais user plus innocemment du loisir de ma retraite. Que si les choses que j’ai à vous raconter vous semblent tenir beaucoup du roman, accusez-en ma mauvaise destinée plutôt que mon inclination. Je sais que la gloire d’une femme consiste à ne faire point parler d’elle et ceux qui me connaissent savent assez que toutes les choses d’éclat ne me plaisent point mais on ne choisit pas toujours le genre de vie qu’on voudrait mener et il y a de la fatalité dans les choses mêmes qui semblent dépendre le plus de la conduite.173

Ce récit génétique n’explique pas comment les ‘Mémoires’, ici enveloppés dans une lettre privée, sont enfin devenus publics sous forme de livre. En revanche, ce récit génétique est axé sur une troisième forme de gêne. La modestie que doit s’imposer le ‘moi’, tant au niveau de l’auctorialité que sur le plan de la parole sur soi, est d’autant plus requise que la narratrice est ici une femme. Si cette femme se croit autorisée à prendre la plume et à se justifier au moins aux yeux d’une personne à qui elle doit de la reconnaissance, c’est pour contredire des rumeurs. L’aspect public du récit génétique réside dans les voix publiques qu’il s’agit de contredire. Ensuite, la narratrice évoque subtilement l’aspect ‘romanesque’ de son récit. Si ces ‘Mémoires’ ressemblent quelquefois à un ‘roman’, c’est que la vie elle-même est comme un ‘roman’ : il ne faut pas en accuser la narratrice, mais l’Auteur suprême, Dieu, qui règle les destinées. La fatalité et la Providence seront constamment invoquées au XVIIIe siècle pour justifier les invraisemblances d’un récit qui se veut véridique et authentique. Personne n’est l’‘auteur’ de sa vie.174 MME

DE

VILLEDIEU

C’est Mme de Villedieu qui a donné le ton de ce troisième paradigme des ‘Mémoires’ fictionnels. Ce paradigme donne la parole à des particuliers, qui n’ont pas été marqués par les événements historiques comme les hommes d’épée, mais qui ont des intérêts ‘particuliers’ à défendre,

173 [Abbé de Saint-Réal], Mémoires D(e) M(adame) L(a) D(uchesse) D(e) M(azarin), Cologne, P. du Marteau, 1675. 174 Cf. Jan Herman, Lettres familières sur le roman du XVIIIe siècle. Tome I : Providences romanesques, Leuven-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2019.

LE ROMAN-MÉMOIRES

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à commencer par leur honneur. Le récit de Henriette-Sylvie de Molière est ici encore enveloppé dans une lettre : Ce n’est pas une légère consolation, madame, au milieu de tant de médisances qui déchirent ma réputation partout, que Votre Altesse désire que je me justifie. J’en ai les sentiments que je dois, et pour n’en être pas ingrate, j’obéirai volontiers au commandement qu’elle me fait de la divertir, par un récit fidèle de mes erreurs innocentes.175

Ce paradigme est bien féminin. L’autodéfense en est le topos thématique dominant, l’incipit épistolaire le topos formel le plus marquant. La personne à qui ces femmes écrivent est une figure d’importance. Sa fonction pragmatique se situe à un double niveau : par son statut d’‘excellence’ et son crédit, elle peut apporter son appréciation favorable au récit, si jamais il est lu par d’autres ; en même temps l’‘incipit épistolaire’ remplit la fonction d’une Epître dédicatoire de l’auteur du roman qui demande la protection d’un personnage haut placé. Comme beaucoup d’héroïnes après elle, Henriette-Sylvie a l’impression que la vie lui échappe et que d’autres instances en disposent, soit qu’elle se sente persécutée par la Fortune, soit que sa vie se prête à des racontars ou même à des publications qui la transforment en roman.176 C’est l’existence de fausses versions de son histoire qui décide HenrietteSylvie à prendre la plume, pour les contredire et se justifier. La justification de l’écriture devient un moment crucial qui découle directement de l’histoire que l’héroïne s’apprête à raconter. Le récit protocolaire n’est plus isolé du récit de vie, il en est la conclusion logique. Par cette prolongation de l’aventure racontée jusqu’au récit protocolaire qu’elle incorpore, le roman-mémoires affirme dès son origine son ambition d’être une construction auto-explicative. La justification est pour Henriette-Sylvie non seulement une obligation, mais aussi une consolation. Elle s’acquittera de cette obligation en faisant un récit fidèle, adressé à une seule personne, à qui elle ne cachera rien, même ses plus ‘folles aventures’, avec lesquelles elle espère égayer ‘une si ennuyeuse histoire que celle de ma vie’. Elle espère aussi que sa destinataire ‘en puisse rire dans le même temps qu’elle me plaindra d’autre chose’. La justification paraît donc d’emblée inséparable d’une tentative d’émouvoir la destinataire et de provoquer l’empathie. Pathos 175 Mme de Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, Paris, Barbin, 1671, éd. René Démoris, Paris, Desjonquères, 2003, p. 43. 176 Voir notre analyse du roman dans Le Récit génétique au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2009, p. 65-77.

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et empathie deviendront dans ce paradigme une nouvelle manière d’instruire qui se substituera peu à peu à l’exemplarité. Dès le début de son récit, Henriette-Sylvie lance le thème de l’enfant trouvé, qui fera fortune : Pour commencer, je n’ai jamais su qui j’étais ; je sais seulement que je ne suis pas une personne qui ait de communes destinées ; que ma naissance, mon éducation et mes mariages ont été autant d’aventures extraordinaires, et que si je voulais emprunter l’éclat de quelque héroïne fabuleuse, il se trouverait des gens au monde, comme peut-être il s’en est déjà trouvé, qui travailleraient à appuyer la fable de ma généalogie, pour en rendre l’histoire plus obscure.177

D’emblée, et de par sa naissance incertaine, Henriette-Sylvie est exposée au romanesque. Elle est comme un manuscrit trouvé : sans origine assignable, sans protection, prêtant le flanc à des abus et des manipulations de toutes sortes. Le rapport thématique entre le récit protocolaire et le récit de vie établi par l’idée de la justification est emblématisé dans la figure combinée de l’enfant-manuscrit trouvé. Le ‘Fragment de lettre’ qui précède cet incipit constitue l’originalité du récit protocolaire, qui en fait oublier les stéréotypes. Il s’agit d’un fragment de réponse à la lettre d’un homme de lettre qui s’est apparemment chargée de la publication du récit et qui, au nom d’un libraire, demande une préface. Qui est l’auteur de ce ‘Fragment de lettre’ ? Que votre libraire m’embarrasse avec ce qu’il demande ; est-ce qu’il ne peut rien faire sans cela ? Et puis de quoi veut-il que je lui compose une préface, je n’ai plus rien à dire aux lecteurs, et j’ai tout dit en abandonnant la belle histoire que vous faites imprimer. D’ailleurs je ne vois pas que son livre exige une grande justification ; et si je n’ai pu me dispenser d’y parler de quelques personnes vivantes, je crois qu’il n’y en a pas une, qui en un besoin, ne me pardonnât volontiers de la liberté que j’ai prise, et à tout événement je serai le garant de l’ouvrage de ce côté-là.178

Dans ce ‘Fragment de lettre’, le récit protocolaire négocie clairement un pacte de visibilité de l’auteur, Mme de Villedieu. C’est elle qui parle, mais sans se nommer. Elle ne fera pas de préface à son livre. Elle est en route vers Toulouse et ne s’arrêtera pas à Paris, où son livre va paraître.

177 Mme de Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, Première partie, p. 44. 178 Mme de Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, Fragment de Lettre, p. 42.

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Elle ressemble à Mme de La Fayette qui trouvait indigne d’une honnête dame noble de mettre son nom à la tête d’un livre : J’amène avec moi une belle dame que vous connaissez et qui me menace de me faire aller plus loin. Elle a une étrange démangeaison de se revoir à Paris, mais je doute qu’elle puisse obtenir sur moi de me faire faire ce pas-là, outre que mes affaires me rappellent bientôt à Toulouse. Je ne vais pas ainsi dans une ville où j’ai eu la folie de consentir qu’on me fît imprimer. Comme vous avez plus de prudence que moi, je vous laisse l’arbitre de tout ce qu’il faudra encore retrancher.179

L’homme qui demande une préface est donc l’agent de Mme de Villedieu, le ‘je pragmatique’ qui publie son roman, qu’elle ne veut pas reconnaître, imitant en cela le comportement de Mme de La Fayette, sa contemporaine. Et pourtant, il y a un début de visibilité dans cet extrait d’une correspondance privée, publiée en tête d’un roman-mémoires. Ce début de visibilité de l’auteur n’est pas en contradiction avec la scénographie développée dans le roman même. La scénographie vise à légitimer l’écriture qui se construit en cercle fermé : le récit de Henriette-Sylvie de Molière n’est destiné qu’à un seul lecteur, qui l’a sollicité. Ce circuit fermé est l’emblème d’un désir d’autonomisation de l’univers fictionnel, qui existe en soi et pour soi, autogénétique. L’autonomie de l’univers diégétique doit être pensée en rapport avec le processus esthétique et la convention de participation qui est un autre accord à négocier. Par une telle convention, le lecteur est invité à entrer dans l’univers fictionnel et d’y participer par empathie. Mais dans le paradigme des infortunées, le lecteur est comme exclu de l’univers ; le récit l’ignore complètement en se repliant sur lui-même et en se construisant en circuit fermé. Il ressemble à des tableaux où un personnage est entièrement absorbé dans son action, comme chez Chardin ou Greuze.180 Le récit protocolaire des Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière visualise donc la négociation simultanée de plusieurs accords. D’une part, l’auteur montre le bout du nez, témoignant d’un désir de reconnaissance auctoriale, mais d’autre part, la construction romanesque veut produire une illusion complète. Et cette illusion n’est vraiment complète que si elle ne semble pas tenir à un auteur. La négociation d’un pacte de visibilité (ou, en l’occurrence, le semi-refus de le négocier) n’est 179

Ibidem. Cf. Jean-Baptiste Siméon Chardin : Le château de cartes (1740), L’enfant au toton (1738), Le jeune dessinateur (1737), L’étude du dessin (1747) et Jean-Baptiste Greuze : La jeune fille qui pleure son oiseau mort (1765), Le baiser envoyé (1771). 180

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pas incompatible avec la négociation d’une convention de (non-)participation à l’illusion romanesque. Il est en outre parfaitement conciliable avec une troisième négociation dont la finalité est de conclure un nouveau contrat de lecture par la proposition de nouveaux codes poétiques. Les codes poétiques que le roman-mémoires veut introduire sont adroitement évoqués dans la suite de ce ‘Fragment de lettre’ : Je suis bien aise de ce que vous me mandez qu’on doit le faire corriger par d’habiles gens, prenez garde seulement que ces habiles gens-là ne soient pas trop sérieux, car cela leur aiderait à y trouver beaucoup plus de fautes, et on dit qu’il faut être un peu badin pour lire les badineries ou du moins, qu’il les faut lire en badinant pour y avoir plus de plaisir.181

Les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière font appel à un nouveau type de lecteur, qui ne soit pas trop sérieux et qui aime à se divertir. L’exemplarité disparaît ici complètement. Le récit protocolaire des Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière s’attachent beaucoup trop à promouvoir l’illusion d’autosuffisance romanesque pour s’embarrasser de l’instruction morale. Si ce récit, qui dans sa propre fiction est envoyé à un destinataire unique pour justifier celle qui en est l’héroïne, est publié, c’est pour être agréable à d’éventuels lecteurs qui pensent à se divertir. LE NOBLE Ces différents éléments se trouvent encore réunis dans les Mémoires de la Vie de mademoiselle Delfosses (1695) d’Eustache Le Noble, qui rappellent par leur titre l’œuvre de Mme de Villedieu : Je ne doute pas, madame, que les bruits qui se sont répandus dans toute l’Europe à mon désavantage n’aient été jusqu’à vous, et comme on a tâché de me confondre avec une certaine créature de Cologne qui avait pris ainsi que moi le nom de chevalier Balthazard, mais qui l’avait autant décrié que j’ai essayé de le rendre illustre, je crains qu’on ne vous ait donné une étrange idée de ma personne et de ma conduite. Dans le déplorable état où la fortune m’a réduite, il ne me reste plus que l’estime des personnes distinguées par leur rang et par leur mérite ; j’ai un intérêt sensible de me le conserver. Les bontés que vous avez eues pour toute ma famille, m’engagent à une reconnaissance particulière, et je dois pour mon intérêt me justifier auprès de vous, parce que 181

Ibidem.

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votre protection est assez puissante pour faire taire mes ennemis, et qui osera noircir ma réputation, quand on saura que vous êtes convaincue de mon innocence. C’est cette raison qui m’oblige d’écrire mon histoire ; je vais vous faire ressouvenir, madame, des choses que vous avez peut-être oubliées, et vous apprendre celles que vous ignorez, ou qui vous ont été rapportées d’une manière entièrement contraire à la vérité. Je suis, madame, la malheureuse fille du baron Delfosses, capitaine d’une compagnie de cavalerie…182

COURTILZ

DE

SANDRAS

Courtilz de Sandras est sans doute le romancier le plus alerte quand il s’agit de répondre aux modes de son temps. Son rôle dans le développement des différents paradigmes de romans-mémoires est très considérable. Mémoires du temps (1674) est le titre d’un premier roman qu’on lui attribue. Il n’annonce rien de particulier. C’est un portrait biographique du marquis de Fresne, homme infortuné, qui n’attend que la mort pour être délivré de l’image obsessive de sa méchante Fortune. Monsieur de Fresne est la victime d’une imposture qui l’a fait mettre en prison. Ce n’est pas le marquis lui-même qui parle, mais un ami. Voici l’incipit du récit : De quelque prétexte que les ennemis du marquis de Fresne se seraient servis pour le faire mettre prisonnier par ordre du Roi, je vous assure, madame, que toutes les choses qu’ils ont dites n’ont été que de pures suppositions qu’ils ont inventées pour surprendre la bonté de sa Majesté.183

Ce long récit justificatif est envoyé de Paris à Rouen par un ami du marquis à une Dame qui a voulu savoir la vérité sur l’affaire de Fresne. Quand le lecteur ouvre le livre, il lit d’abord cette lettre où l’on reconnaît d’emblée quelques topoi inchoatifs : Enfin, madame, je suis résolu de satisfaire votre curiosité et la manière pressante avec laquelle vous m’avez prié dans votre dernière lettre, de vous faire savoir ce qui a causé la disgrâce du Marquis de Frêne, m’a tenu lieu d’un commandement si absolu que je commencerai par le premier ordinaire à vous en rendre compte du mieux que je pourrai.184 182 Le Noble, Mémoires de la vie de mademoiselle Delfosses, ou le chevalier Balthzard, Paris, Barbin, 1695. 183 Courtilz de Sandras, Mémoires du temps, Rouen, Pierre du Marteau, 1674, Incipit. 184 Courtilz de Sandras, Mémoires du temps, Lettre écrite de Paris à madame*** à Rouen.

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ESSAI DE POÉTIQUE HISTORIQUE DU ROMAN AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

Dans la suite de cette lettre, le narrateur assure à son unique lecteur qu’il ne dira rien que la vérité. C’est d’ailleurs cette vérité pure et simple qui rendra ce récit un tant soit peu divertissant car il est ‘sans agréments’. Avant de se mettre à écrire, le narrateur a évidemment consulté monsieur de Fresne. La lettre du marquis de Fresne au narrateur, qui est le deuxième avant-texte du roman, continue le récit protocolaire, mobilisant d’autres topoi qui ont pour fonction d’accentuer le fait que le récit n’existe qu’à cause des instances de tiers : Je ne sais de quoi s’advise madame de*** de vouloir si absolument que vous lui racontiez la cause de ma prison, mais sans mentir je voudrais que vous pussiez vous en exempter. Cependant vous m’avez prié tant de fois de le trouver bon, que je ne puis plus vous le refuser. Mais au moins faites-moi la grâce de ne point parler de ma femme, puisqu’elle n’y a aucune part et que vous ne pourriez en dire du bien. N’oubliez pas surtout de recommander à cette belle dame que ce que vous lui écrivez ne soit vu que d’elle seule et de le mettre au feu si tôt qu’elle l’aura lu.185

L’existence de l’écriture expliquée, la suite du récit protocolaire est prise en main par un libraire qui raconte, dans un troisième avant-texte, l’histoire du manuscrit : après la mort de la dame de Rouen, le manuscrit de l’histoire du marquis de Fresne a été remis entre ses mains par un domestique. Le libraire, qui est responsable de la publication du récit se justifie en déclarant qu’il n’est pas lié par les mêmes promesses que la dame de Rouen et Monsieur *** qui a été le narrateur : Et comme je ne connais point celui qui en est l’auteur, et que par conséquent je ne suis point obligé d’avoir pour lui la même considération qu’elle a eue pendant sa vie de ne les point faire paraître à cause de la prière qu’il lui en avait faite, je n’ai point balancé à les faire mettre sous presse. Je ne sais si ceux qui se reconnaîtront dans ce livre ne m’en voudront point quelque mal, mais enfin, je sens bien que je ne m’en soucie guère, puisque je suis assuré qu’il ne sauront jamais qui je suis.186

Avec les Mémoires du temps de Courtilz de Sandras, on a un exemple d’un récit protocolaire complet. Le topos de la mort y est crucial. La mort change le contrat. Elle légitime la parution d’un texte que le héros même, son biographe et le premier lecteur auraient voulu confiner à la sphère privée. C’est un manuscrit qui aurait dû être brûlé mais qui a été retrouvé.

185 Courtilz de Sandras, Mémoires du temps, Lettre du marquis de Fresne écrite de Pierre Cise, à monsieur de*** à Paris. 186 Courtilz de Sandras, Mémoires du temps, Le Libraire au lecteur.

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Le marquis de Fresne avait exprimé dans sa lettre à son biographe le souhait qu’il ne soit pas parlé de sa femme, la marquise de Fresne, ‘puisqu’elle n’y a aucune part’. Dans sa lettre à la dame de Rouen, l’amibiographe avoue ne pas comprendre cet étrange vœu car l’aventure de la marquise de Fresne aurait pu égayer le récit, qui restera sans agrément. Par cette autocensure, Courtilz de Sandras se ménage dans le récit protocolaire une ouverture qui pourra être remplie par un autre roman, les Mémoires de madame la marquise de Fresne (1701), qui paraît 27 ans plus tard.187 Ce roman, qui est un pendant des Mémoires du temps (1674), est remarquable en ce qu’il est probablement le premier à développer, dans la fiction, un pacte autobiographique complet. Ce pacte, dans la conception de Philippe Lejeune qui a créé l’expression, se fait reconnaître au fait qu’une même personne disant ‘je’ et ‘moi’ cumule trois fonctions : elle est à la fois le personnage et le narrateur du récit et c’est elle qui le donne au public.188 Mme de Fresne assume ces trois fonctions. Ses mémoires sont précédés d’une Préface composée non par un éditeur, mais par elle-même. ‘Je me dois cette histoire à moi-même’ déclare-t-elle pour justifier l’écriture, ‘pour faire voir, non seulement la jalousie de monsieur de Fresne, mais encore que, pour avoir été entre les mains d’un corsaire pendant beaucoup de temps, je n’en ai pas eu moins de sagesse’.189 Le récit est donc, comme les exemples précédents, une justification faite pour contredire d’autres versions de l’histoire de la marquise de Fresne, à commencer par celle qui a pu transparaître dans les mémoires de son mari. ‘J’ai pris grand soin d’y dire la vérité’, continue la marquise et elle ajoute que ‘je ne me suis pas même mise en peine de l’envelopper dans de certains endroits où j’ai bien vu qu’elle faisait contre moi [sic]’.190 Pour expliquer l’invraisemblance d’une histoire où une femme est vendue par un mari jaloux à un corsaire qui finit par l’épouser, Courtilz de Sandras fait appel à la Providence, qui est une ressource fort commode. Pour la marquise, ce n’est pas le récit qui est invraisemblable, mais la vie telle que Dieu la voulue : Convenons cependant que les voies de Dieu sont admirables quand il a le dessein d’appeler quelqu’un à lui. Gendron serait peut-être encore corsaire à l’heure que je parle si mon mari eût été moins méchant.191 187 Courtilz de Sandras, Mémoires de madame la marquise de Frêne, Amsterdam, Jean Malherbe, 1701. 188 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975. 189 Courtilz de Sandras, Mémoires de madame la marquise de Frêne, Préface. 190 Ibidem. 191 Ibidem.

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S’il est vrai que Mme de Fresne se devait ce récit à elle-même, elle n’en souhaite pas moins qu’il soit aussi lu par d’autres. Elle souhaite que son mari, le marquis de Fresne, le lise et c’est pourquoi elle le publie : Je souhaite que Monsieur de Frêne lise ceci, afin que la première fois qu’il s’entendra dire ses vérités, il lui prenne ainsi quelque remords qui produise le même effet.192

La fiction pragmatique fusionne ici avec l’intrigue même. En publiant elle-même ses Mémoires, Mme de Fresne souhaite que ce dernier lise sa justification. La publication des ‘Mémoires’ est un geste qui a son importance pour l’intrigue même. La publication elle-même n’est pas indexée dans le récit génétique, mais le lecteur n’en est pas moins interpelé et invité à accepter de participer à l’illusion par empathie. La figure cruciale de Courtilz de Sandras se situe à la transition du XVIIe au XVIIIe siècle. Courtilz illustre les trois paradigmes discutés jusqu’ici. Nous avons parlé des Mémoires de Hollande (1678) qui se range dans le premier paradigme. Courtilz trouve surtout sa place dans le deuxième paradigme avec toute une série de romans de militaires, parmi lesquels les Mémoires de Mr. L.C.D.R. (1687), les Mémoires de Messire Jean-Baptiste de la Fontaine (1699) et les Mémoires de Mr d’Artagnan (1700). Avec les Mémoires de madame la marquise de Fresne (1702), Courtilz développe les données du troisième paradigme dans un sens qui montre la voie au développement que connaîtra le récit génétique au XVIIIe siècle. L’œuvre de Courtilz de Sandras est donc essentielle pour l’étude de l’évolution de la ‘matrice’ des ‘Mémoires’ que nous avons vue se ramifier en (au mains) trois paradigmes dans le dernier quart du XVIIe siècle et dont on retrouvera tous les traits combinés dans les avanttextes de La Vie de Marianne. Depuis l’édition de Frédéric Deloffre, on n’ignore plus que l’histoire du carrosse attaqué par des voleurs qui en constitue le thème initial a été directement empruntée aux Mémoires de M. de B*** (1711) de Courtilz de Sandras.193 MME

DE

TOURNEMIR

Si dans Mémoires de la comtesse de Tournemir (1708) l’héroïne de ce roman anonyme écrit l’histoire de sa vie et souhaite même que le public en prenne connaissance, c’est moins pour se justifier que pour se plaindre de son sort et pour être plainte par d’autres : 192

Ibidem. On peut lire le texte de cet emprunt dans Marivaux, La Vie de Marianne, éd. Frédéric Deloffre, Paris, Garnier Frères, 1957, p. XIII-XV. 193

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Après avoir éprouvé tout ce que la fortune a de plus bizarre, de plus cruel et de plus honteux, je veux donner au public, mais je veux le faire de bonne foi, l’histoire de ma misérable vie qui paraîtra peut-être tenir de la fable et du roman et qui sera cependant aussi véritable que j’ai été malheureuse. Je vins au monde dans une des plus belles provinces de France l’année 1640 […].194

La comtesse de Tournemir a été condamnée à mort. Le manuscrit de ses mémoires a été envoyé par une dame d’Italie au libraire français, qui prend la parole dans un Avertissement placé avant le récit de la comtesse : Je donne au public ces petits mémoires que l’on a trouvés fort singuliers et que je sais être très véritables. La dame qui les a envoyés d’Italie vit encore et plusieurs personnes dignes de foi m’ont assuré que dans une des plus considérables ville de France, ayant été condamnée à la mort, on la vit aller au supplice le visage voilé, marque évidente qu’il y avait quelque mystère, cela ne se pratiquant jamais.195

Si le libraire met ses mémoires au jour, ce n’est pas pour offenser les proches de la comtesse entre les mains de qui ils pourraient se retrouver, mais pour montrer que ‘son âme n’était pas si noire que sa destinée a été cruelle’. Il les donne ‘tels qu’on me les a envoyés’.196 MME DE ZOUTELANDT Les années 1710 ont fourni d’autres exemples au paradigme des femmes infortunées. Les Mémoires de la famille et de la vie de madame *** contenant plusieurs particularités du gouvernement de la république de Hollande (1710) de Mme de Zoutelandt mettent en place un récit protocolaire où la narratrice écrit ‘pour se désennuyer dans une prison où des soupçons mal fondés m’avaient retenue’. Elle s’attache ‘à faire des mémoires sur tout ce qui est arrivé à ma famille et sur les particularités et intrigues des cours de quelques princes d’Allemagne et de la cour du prince d’Orange’. L’histoire d’un particulier s’écrit encore en marge de la vie de cour. Bien que connue de toute la Hollande, elle n’avait d’abord pas eu dessein de rendre ces mémoires publics, mais ‘ma prison et mon évasion dans la suite ont été accompagnées de tant de traverses que j’ai enfin résolu de joindre tous ces événements ensemble pour les faire 194 195 196

Mémoires de la comtesse de Tournemir, Londres, D. Mortier, 1708. Incipit Mémoires de la comtesse de Tournemir, Avertissement du libraire. Ibidem.

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imprimer’. Quant aux événements qui concernent sa famille, elle ne raconte que ce qu’elle a appris de ses parents. Pourtant on pourra douter de la vérité de l’aventure de Mme Accula qu’elle a par ouï-dire et dont elle ne se porte pas garante. L’exacte vérité laisse une marge au romanesque. Le style du récit est celui d’une étrangère et cela en explique l’imperfection : Le coup est assez hardi pour une étrangère d’oser écrire dans une langue aussi délicate que la française, mais j’espère que le lecteur se contentera de mon style naturel, et occupé de la lecture de plusieurs choses curieuses, qui n’ont jamais été écrites, il pourra oublier les fautes que j’aurai pu commettre.197

L’ABBÉ OLIVIER Le paradigme des infortunées a son pendant masculin. Quand paraît L’infortuné Napolitain ou les aventures du seigneur Rozelli (1704), attribué à l’abbé Olivier, Rozelli est présenté dans un Avertissement comme ‘un homme né avec cette force d’esprit et de génie [qui] fut propre à être le jouet de la fortune’. Le récit, déclare-t-on, ne contient que la stricte vérité : les lecteurs qui n’ont jamais rien lu d’extraordinaire prendront peut-être ces mémoires pour des contes fabuleux, mais ‘l’Histoire nous a fourni assez d’exemples de ces hommes que la fortune adverse a rendus fameux’. La vie d’un particulier s’écrit ici encore en marge de l’Histoire. L’auteur de ces mémoires a sûrement été témoin de certains événements d’un intérêt public, mais [Il] a réservé pour un autre ouvrage les événements publics et historiques dont il a été témoin, ou dans lesquels il a eu part. On le donnera au public après lui avoir fait connaître la naissance, l’esprit, le génie et les principales circonstances de la vie de l’auteur, sous le nom de l’Infortuné Napolitain, qui renferme déjà une idée de ce qui est contenu dans ce livre.198

L’Histoire recule donc devant les aventures d’un particulier. Les domaines de l’Histoire et des aventures sont ici séparés pour faire l’objet de deux publications indépendantes. Le vocable ‘mémoires’, qui n’apparaît que 197 Madame de Zoutelandt, Mémoires de la famille et de la vie de Madame *** contenant plusieurs particularités du gouvernement de la république de Hollande, La Haye, H. Van Bulderen, 1710. 198 Olivier, L’infortuné Napolitain ou les aventures du seigneur Rosselly, Bruxelles, A. Rovieli, 1704, Avertissement.

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dans l’Avertissement, disparaît du titre, qui met à l’avant-plan non pas le nom du particulier qui les écrit, mais le sujet du livre : l’infortune. Cette histoire ‘n’intéressera pas autrement les gens que par la compassion que tant de malheurs feront naître dans leurs cœurs’. Dès le début du siècle, l’empathie et le pathos prennent la place de l’instruction morale. Le nom de Rosselly, ou de Rozelli, n’est d’ailleurs qu’un nom d’emprunt. Au début de son récit, le narrateur déclare qu’il est connu en France sous le nom de Colli et en Hollande sous celui de Rosselly ou de Lucius Azor. Ces mémoires n’auraient jamais vu le jour sans les insistances ‘d’une personne qui a su les principaux événements de ma vie [et qui] m’avait assuré qu’elle allait travailler à me faire connaître, si je refusais de le faire moi-même’. Ici encore, la peur de versions apocryphes décide le personnage à prendre la plume et à ‘me confesser publiquement à toute la terre afin d’apprendre aux hommes par les terribles accidents dont ma vie est toute remplie, combien il leur est important d’être discrets, et prudents dans quelque état que la Providence les appelle’.199 Par cette évocation expéditive de l’instruction qu’apportera ce livre au public, les apparences de l’exemplarité sont sauvées. En 1722, l’année même où paraît une continuation du Rozelli,200 le même auteur publie L’Illustre malheureuse ou la comtesse de Janissanta. Mémoires historiques. Par l’auteur du Rozelli. Ces ‘mémoires historiques’ sont un récit biographique que la narratrice a entrepris après avoir entendu raconter par la fille de la comtesse de Janissanta elle-même une partie de ses malheurs. Elle se promet de raconter l’histoire de cette illustre malheureuse ‘depuis sa naissance jusqu’à sa mort, avec toute la simplicité qu’un semblable récit demande’. Une partie des faits lui a été fournie par des personnes de premier rang qui ont connu la comtesse. Elle n’écrit ce récit que pour ‘charmer une solitude où les mauvaises affaires de ma famille me retiennent’ et ‘elle n’aurait jamais consenti de [le] donner au public sans les fortes sollicitations de quelques personnes auxquelles je n’ai pu [le] refuser’. Elle souhaite ‘que tout le monde y trouve de la satisfaction et que les disgrâces étonnantes que je décris de cette illustre malheureuse, instruisent mon lecteur en le divertissant.201

199

Olivier, L’infortuné Napolitain ou les aventures du seigneur Rosselly, Incipit. Olivier, La Vie et aventures du seigneur Rozelli, Paris, C. Rapin, 1722. 201 Olivier, L’Illustre malheureuse ou la comtesse de Janissanta. Mémoires historiques, Rouen, R. Machuel, 1722. 200

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Le récit protocolaire est des plus stéréotypés et le recul de l’exemplarité comme motif pour la publication est aussi évident. Le mot ‘mémoires’ apparaît dans le sous-titre, mais la formule ‘Vie et aventures de…’, qui désigne souvent un rapport avec le picaresque, disparaît. En même temps, l’auteur, sans se nommer, se montre à travers une semi-assomption de l’œuvre : ‘par l’auteur du Rozelli’. Cette semi-assomption par un auteur entre en conflit avec le récit protocolaire où la narratrice se dit du même sexe que la comtesse et où elle ne se donne pas d’autre rôle que celui de la rédaction qui a simplement consisté à arranger les matériaux. Le conflit apparent entre l’auctorialité assumée sur la page de titre et l’auctorialité déléguée dans le récit même a été expliqué dans notre analyse du roman de Mme de Villedieu. Il s’agit de deux accords différents qui se négocient dans le même récit protocolaire : un pacte de visibilité de l’auteur et une convention de participation à l’illusion. Cet apparent conflit n’est pas rare dans les années 1720, surtout dans le paradigme des mémoires qui intègrent une dimension picaresque, comme cela est le cas dans les deux romans de l’abbé Olivier. La mode des ‘Infortunées’ illustrée par les romans de l’abbé Olivier a été suivie par d’autres romanciers. Dans Les aventures de l’infortuné Florentin ou l’Histoire de Marco Mario Brufalini (1729) l’indication générique ‘mémoires’ a disparu du titre. Le récit protocolaire est à la fois stéréotypé et original : Persuadé par les discours d’un homme qui enfantait tant d’ouvrages que la femme la plus féconde pourrait mettre d’enfants au monde, persuadé, dis-je, que la littérature avait diverses branches auxquelles on pouvait s’accrocher suivant la portée de son génie et de ses talents, j’essayai dans le dérangement de mes affaires de me saisir d’une de ces branches, que je cru à ma portée. Je commençai donc à écrire mes aventures. Mais, comme j’aurai l’occasion de le dire dans le cours de mon histoire, l’accueil incivil que fit un libraire de la ville d’Amsterdam, où je me trouvais alors, tant à l’ouvrage qu’à ma personne, me fit lâcher prise et renoncer généreusement à la glorieuse profession d’auteur.202

On a donc affaire à un narrateur qui aurait bien voulu être publié, mais qui se voit forcé de renoncer à l’ambition de se faire auteur. Si à présent il rentre dans une voie dont il s’était éloigné, il déclare au début de son récit qu’il ne se propose que deux buts : ‘[s]e désennuyer et dire des choses vraies’. Il s’embarrasse fort peu des reproches de paresse ou d’ignorance qu’on pourrait lui faire. Après tout, il est Italien : 202 Les aventures de l’infortuné Florentin ou l’histoire de Marco Mario Brufalini, Amsterdam, P. Mortier, 1729, Incipit

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Comme je ne connais point de lois dans le royaume où j’écris qui oblige à user de toutes les délicatesses de la langue, et que quand il y en aurait quelqu’une, les étrangers devraient en être d’autant plus facilement dispensé que la plupart des écrivains mêmes du pays ne s’y assujettissent pas.203

Un autre malheureux, l’infortuné Philope, dont les mémoires et aventures paraissent en 1732, déclare avoir commencé à écrire sa vie durant ses voyages. Ses mémoires sont donc basés sur un journal. Il se dispense de faire la description détaillée des pays qu’il a visités parce que cela n’est pas utile au récit de ses aventures. Il ne racontera que ce qu’il a appris, ce qui n’est évidemment pas une garantie de vérité. Du reste, En vain je ferais serment que je ne dis rien que de véritable. Le lecteur m’en croira selon les dispositions où il se trouvera en lisant ma vie, que je soumets à sa critique judicieuse.204

En 1732, au moment où la Première Partie de La Vie de Marianne de Marivaux a déjà paru, certains romanciers font bon marché du récit protocolaire, qui paraît ici complètement effiloché. DU CASTRE D’AUVIGNY Dans les années 1730, le modèle des infortunés est si bien établi qu’il commence à ennuyer. La négociation dont il est l’instrument peut aboutir à un pacte, mais le récit génétique renferme aussi des virtualités romanesques inexplorées qui consistent à développer l’histoire du manuscrit dans tous les sens au point de le rendre parfaitement ‘romanesque’. C’est ce que montrent les romans-mémoires du chevalier de Mouhy dont nous aurons à reparler. Le cas de Jean Du Castre d’Auvigny est différent encore. En 1731, ce romancier publie les Mémoires de madame de Barneveldt, qui sont surtout important pour les perspectives théoriques qu’ils ouvrent pour une Poétique historique du roman. Ce roman est en effet une cheville ouvrière entre plusieurs paradigmes et modèles romanesques. On doit d’abord rattacher ce roman-mémoires au paradigme des ‘infortunées’. Mme de Barneveldt est une enfant qui a été trouvée dans la forêt des Ardennes. Elle a été éduquée par un vieillard qui lui a 203 204

1732.

Ibidem. L’infortuné Philope ou les mémoires et aventures de Mr***, Rouen, J.B. Mazuel,

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raconté l’histoire de cette découverte quand elle avait atteint l’âge de 12 ans. Au bout de longues aventures, un moine lui apprend sa véritable origine en lui avouant qu’elle est sa fille et celle de la comtesse de Raucour, une dame qu’elle a rencontrée à Bruxelles et qui l’aimait beaucoup. Elle a fini par épouser Barneveldt, le second fils du grand héros hollandais. L’éditeur des mémoires de Mme de Barneveldt commence par se débarrasser du récit protocolaire en quelques phrases : On voudra peut-être que je rendisse compte de la manière dont ces mémoires sont tombés entre mes mains. C’est ce que ne font pas d’ordinaire les éditeurs de Mémoires qui ne croiraient pas tirer beaucoup de gloire de cet aveu. Pour moi, au contraire, je craindrais de paraître mal à propos chercher la louange si je disais la vérité sur cet article. Le public en croira ce qu’il jugera à propos et je l’assure que je serais très flatté s’il daigne goûter l’ouvrage que j’ose publier.205

Cette étrange préface suggère que l’auteur n’est pas bien au courant des pratiques éditoriales des mémoires qui, précisément, exigent un récit protocolaire où l’histoire du manuscrit est expliquée. Cette impression est trompeuse car Du Castre d’Auvigny se montre parfaitement renseigné sur l’intérêt que représente pour le public la publication de mémoires : Le lecteur s’attend ordinairement à trouver dans les Mémoires quelques faits particuliers qui ont échappé aux recherches des historiens, des intrigues de cour, des secrets de cabinet, des conjurations, des entretiens avec les princes et les ministres, des lettres qu’on leur écrit ou qu’on reçoit d’eux, en un mot des anecdotes intéressantes et curieuses par rapport aux affaires publiques. Le nom de Barneveldt qui est à la tête de ces Mémoires ne permettra pas d’abord de douter qu’au moins une partie de tout cela ne s’y trouve.206

L’histoire de Mme de Barneveldt montre que le paradigme des femmes infortunées s’est détaché de celui des mémoires d’hommes et de femmes de cour. Mais Du Castre d’Auvigny inverse les choses : il publie l’histoire d’une enfant trouvée qui, par certains événements dont elle a été témoin, remplit des lacunes de l’Histoire. Mais ce n’est pas là son vrai intérêt. Cette préface montre que le dossier des mémoires interfère avec d’autres modèles romanesques de l’époque. Les Mémoires de madame de Barneveldt sont aussi un roman picaresque. L’héroïne a vécu une 205 Du Castre d’Auvigny, Mémoires de madame de Barneveldt, Paris, M. Gaudouin et P. Giffart, 1731, Préface. 206 Ibidem.

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partie de sa vie sous l’habit d’un homme. Elle voyage en compagnie d’un homme déguisé en femme, qu’elle épouse. C’est aussi le récit d’un esclavage qui cause la mort de Rosino, le mari. Après son évasion de Tunis, l’héroïne débarque à Barcelone où elle a affaire avec l’Inquisition. A Madrid elle rencontre Barneveldt, etc. Dans cet Avertissement se confirme l’idée que dans les années 1730 encore, les mémoires apparaissent comme un texte écrit en marge de la grande Histoire dont ils peuvent remplir les lacunes. Les Mémoires de madame de Barneveldt se rattachent donc aussi à la formule narrative des Nouvelles galantes dans la mesure où l’amour y est annoncé comme un ressort des événements politiques. Comme nous l’avons suggéré plus haut, l’histoire du roman-mémoires n’est envisageable que dans le cadre d’une Poétique qui intègre une multitude de formules, romanesques et autres, dont elle interroge l’interaction.

DU PARADIGME DU GUEUX

HURTADO DE MENDOZA Les origines du récit à la première personne sont picaresques, comme l’a bien montré René Démoris.207 Les gueux sont les premiers à se dédoubler en deux êtres, séparés dans le temps, dont l’un observe l’autre.208 Comme le roman-mémoires, le roman picaresque adopte la structure du ‘double registre’.209 Le picaro est lui aussi un infortuné. Mais le sort du picaro espagnol est d’assumer son destin, préfiguré par sa naissance dans les basses classes de la société. Son parcours peut l’attirer vers le haut, mais plus souvent il mène vers le bas. Son nom le prédestine : s’appeler Lazare implique tout un programme. Il est bas et voit d’en bas. Comme le fou peut parler en fou, le gueux parle en gueux : c’est un mystificateur, par nécessité, qui démystifie.210 Les premières éditions espagnoles de La Vie de Lazare, attribuées à Diego Hurtado de Mendoza, datent de 1554, mais des éditions plus anciennes, aujourd’hui perdues, ont pu circuler avant cette date. L’important pour notre raisonnement est de savoir si le roman picaresque, né au milieu du XVIe siècle, se dote d’un récit protocolaire qui pourrait annoncer celui qu’on retrouve, plus d’un siècle plus tard, en tête des romansmémoires. Il n’est pas exclu en effet qu’une certaine forme de récit protocolaire affectait les récits à la première personne avant que les Mémoires historiques ne fournissent à cette nouvelle formule romanesque un cadre topique pour l’écriture de sa légitimation. On retrouve en effet certains topoi inchoatifs au début du récit de Lazare, qui adresse l’histoire de sa vie, truffée d’allusions à sa mauvaise fortune, au seigneur chez qui il a enfin trouvé un havre. Il commence ses ‘mémoires’ quand il est au ‘comble de toute bonne fortune’ :211 207

René Démoris, Le Roman à la première personne, Genève, Droz, 2002, p. 339 e.s. Romans picaresques espagnols, éd. Maurice Molho et F. Reille, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. XLVIII. 209 Jean Rousset, ‘Une forme littéraire : le roman par lettres’, in Forme et signification, Paris, J. Corti, 1962. 210 Romans picaresques espagnols, éd. Maurice Molho et F. Reille, 1968, p. XL. 211 La Vie de Lazare, in Romans picaresques espagnols, éd. Maurice Molho et F. Reille, 1968, p. 52. 208

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Je vous supplie, Monsieur, de recevoir cette pauvre offrande de la main de votre serviteur, qui vous l’eût donnée plus riche si son pouvoir s’accordait à son désir. Or puisqu’il vous plaît me mander par écrit que j’écrive et raconte mon affaire tout au long, j’ai estimé qu’il serait bon de commencer non par le milieu, mais par le commencement, afin que vous ayez entière connaissance de ma personne […].212

Le récit existe parce qu’un tiers l’a voulu. Sa diffusion pourra être utile à d’autres, en particulier aux nobles à qui le sort a été favorable. Mettre en évidence le mérite de ceux qui ont dû lutter contre les aléas de la Fortune, voilà le but du narrateur et la morale de l’œuvre : […] afin aussi que ceux qui ont hérité d’un noble état considèrent combien peu leur en est dû, car Fortune a été pour eux partiale, et combien plus ont fait ceux qui, malgré elle, par force et par adresse tirant de l’aviron, ont conduit leur esquif à bon port.213

Cependant, plus haut dans cet avant-texte dont on vient de lire la fin, il apparaît que le récit n’a pas pu être écrit par un gueux, malgré le style grossier. Le début du Prologue est clairement adressé au public. Si c’est Lazare lui-même qui s’adresse au lecteur, le voilà tout à coup, malgré sa basse condition, bien instruit de la tradition littéraire, puisqu’il se réclame, pour justifier son texte, à la fois de Cicéron et de Pline, qui aurait déclaré qu’il n’y a de ‘livre si méchant qu’il ne contienne en soi quelque chose de bon, vu mêmement que les goûts ne sont un et que ce que l’un ne veut manger, l’autre y damnerait son âme’.214 Pline estime donc qu’un livre mérite d’être communiqué à tous, puisqu’il y a toujours quelqu’un qui y trouve son goût : ‘A cette raison nulle chose ne devrait être déchirée ni dépiécée, si elle n’est trop détestable, sans être premièrement à tous communiquée, principalement si c’est sans dommage et qu’il en revienne quelque profit.215 Ce prologue, s’adresse simultanément à un seul lecteur et au public. Il est écrit à la fois par un gueux et par un lettré. Cette bivocalité, que la théorie littéraire moderne appellera volontiers ‘métaleptique’,216 constitue une différence majeure par rapport aux récits protocolaires des romansmémoires.

212

La Vie de Lazare, Prologue, p. 4. Ibidem. 214 Ibidem. 215 Ibidem. 216 John Pier et Jean-Marie Schaeffer (éds), Métalepses. Entorses au pacte de la représentation, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2005. 213

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ALEMAN Mateo Aleman, l’auteur de La Vie de Guzman d’Alfarache, dont la première partie espagnole paraît en 1599 et la deuxième en 1603, avoue avoir besoin de la protection d’un grand, pour se mettre à l’abri de la malveillance et de la calomnie. Dans une lettre dédicatoire il met son livre sous l’égide de Don François de Rojas, marquis de Poza. Cette dédicace est suivie d’une lettre ‘Au vulgaire’, qui s’en prend à la calomnie personnifiée, qui est comme ‘le rat des champs qui ronge la dure écorce du melon, âcre et insipide, et que la douce pulpe écœure dès qu’il l’entame’.217 L’auteur s’adresse ensuite ‘Au prudent lecteur’ à qui il recommande son œuvre citant le même propos que l’auteur de la Vie de Lazare a emprunté à Pline : ‘il n’est point de si mauvais livre qu’il ne s’y trouve quelque bonté’.218 L’idée de la diversité des goûts d’un public hétérogène, réapparaît ici sous la plume d’Aleman. L’auteur recourt ensuite à la métaphore culinaire qui est à l’origine même du mot satura dont le sens premier est un mélange de mets dans un même plat : Ne faut-il pas aux tables splendides des mets pour tous les goûts, des vins aimables et moelleux dont l’allégresse allègre la digestion, des musiques enfin pour se divertir ?219

D’emblée le contrat de lecture est clair, explicite. Le lecteur ressemble à un glaneur qui sait, à la différence des rats de campagne, distinguer les bons grains des mauvais : Lis de ton mieux ce que tu liras ; ne ris point de mes devis et prends garde d’en laisser échapper les avis. Fais bon accueil à ceux que je t’offre, et à l’intention qui me les fait donner ; ne les rejette point, comme s’ils n’étaient qu’ordure, au fumier de l’oubli. Songes-y : il se pourrait que ce fût limaille précieuse. Ramasse et rassemble cette poussière, et la recueille au creuset de la réflexion, chauffe-la au feu de l’esprit, si t’assuré-je que tu y trouveras un peu d’or, dont tu seras plus riche.220

217

Aleman, La Vie de Guzman d’Alfarache, in Romans picaresques espagnols, éd. Maurice Molho et F. Reille, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, ‘Au vulgaire’, p. 60. 218 Aleman, La Vie de Guzman d’Alfarache, ‘Au prudent lecteur, p. 61. 219 Aleman, La Vie de Guzman d’Alfarache, Au prudent lecteur, p. 62. 220 Ibidem.

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Lesage se souviendra de la métaphore de l’or dans l’Avertissement de Gil Blas dont on a parlé plus haut dans ce livre. Que le lecteur considère aussi que toute bonne chose vient de Dieu, qui a sa part a tout. Qu’il inscrive en revanche au compte de l’auteur ce qui est mauvais ou ce qui n’a nul profit. Dans la ‘Brève déclaration pour l’intelligence de ce livre’ qui est le dernier des avant-textes du roman d’Aleman, la situation énonciative est expliquée. Le lecteur devra lire comme si le gueux écrivait lui-même. La convention de participation à l’illusion est d’emblée établie par la feintise ludique partagée que l’auteur avoue être le régime fictionnel de son livre. Aleman se rend par ailleurs bien compte de l’ambiguïté et de la bivocalité ‘métaleptique’ de son récit. Ici encore, le récit est écrit à la fois par le gueux même et par un lettré : Il faut donc supposer que Guzman d’Alfarache, notre gueux, ayant fort bien appris le latin, le grec et la rhétorique, comme on le dira en cette Première Partie, poursuivit ses études en Espagne lorsqu’il fut rentré d’Italie, en l’intention de se faire d’Eglise. Il les abandonna pourtant, pour reprendre ses vices […].221

Guzman d’Alfarache prend ensuite la parole en s’adressant au ‘lecteur curieux’ sans autre forme de procès et sans recourir aux topoi qu’on voit dans un récit protocolaire introduisant un roman-mémoires. QUEVEDO La Vie de l’aventurier Don Pablos de Ségovie, vagabond exemplaire et miroir des filous (1626) de Francisco de Quevedo s’adresse au lecteur comme si ce dernier avait demandé le récit à l’auteur : ‘Je te vois désireux, lecteur (ou auditeur : je pense aux aveugles qui ne peuvent lire), d’ouïr les gracieusetés de Don Pablos, prince de la vie friponne’.222 Il est encore invité à être glaneur et à voir l’or là où il brille : ‘Tu en tireras bon profit si tu es attentif à la leçon, mais quand bien même tu n’en ferais rien… Eh bien, il te restera les sermons en chaire’.223 L’auteur, même s’il ne se nomme pas et que l’attribution à Quevedo reste pour certains spécialistes douteuse, ne se cache pas d’avoir tout 221 Aleman, La Vie de Guzman d’Alfarache, ‘Brève Déclaration pour l’intelligence de ce livre’, p. 63. 222 Quevedo, La Vie de l’aventurier Don Pablos de Ségovie, vagabond exemplaire et miroir des filous, in Romans picaresques espagnols, éd. Maurice Molho et F. Reille, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. 759. 223 Ibidem.

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inventé : ‘Tu sais quel en est l’auteur ; le prix du livre ne t’est pas inconnu puisque tu l’as chez toi’.224 A aucun moment donc, dans ces trois romans canoniques de la tradition picaresque espagnole, l’auteur ne recourt au régime fictionnel de la feintise, qu’il essaierait ensuite de faire partager par le lecteur comme un jeu. La convention de participation repose sur un accord qui n’est plus à négocier. Le contrat de lecture est lui aussi explicité d’emblée : le lecteur est invité à chercher ce qui peut l’amuser et ce qui peut l’instruire. Il est comparé à un convive dans un grand repas qui lui est servi comme une lanx satura, un plat mixte où tout le monde peut trouver des mets à son goût. Le roman picaresque espagnol n’apparaît pas du tout obligé à la négociation de différents accords. Il adopte les prémisses rhétoriques, et tout aussi topiques, léguées par une tradition rétablie par l’humanisme. C’est Alain-René Lesage qui, par ses traductions, conduira l’interférence intrasystémique entre le picaresque et le roman-mémoires dans le sens d’une fusion progressive. LESAGE La ‘Préface du traducteur’ d’Histoire de Guzman d’Alfarache nouvellement traduite et purgée des moralités superflues (1732) montre clairement que le roman picaresque, genre importé d’Espagne, a obtenu ses lettres de ‘noblesse’ depuis longtemps. Le contrat de lecture du picaresque par lequel le lecteur est invité à chercher les perles dans le fumier est récupéré par Lesage, qui le formule ainsi : Mateo Aleman mérite les titres d’excellent historien et de prudent philosophe, par les instructions politiques et morales qu’il cache en habile peintre sous des ombres, et qu’enfin il a mêlé l’utile et l’agréable selon le conseil d’Horace.225

Le picaresque ‘cache’ donc les vérités. Au lecteur de les repérer. ‘Les portraits et les tableaux de la vie civile corrigent sans qu’on s’en aperçoive, en offrant aux yeux des images qui, passant dans l’âme, y font plus d’impression que n’en pourraient faire tous les préceptes de Morale’. En un mot, continue Lesage, ‘ils instruisent par l’exemple’. Mais Lesage se lance aussitôt dans le projet qui sera le sien et qui consistera à corriger légèrement ce contrat. 224

Ibidem. Lesage, Histoire de Guzman d’Alfarache nouvellement traduite et purgée des moralités superflues, Paris, E. Ganeau, 1732. 225

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Il a fallu dépouiller le livre de Mateo Aleman de son air dogmatique et retrancher les écarts de morale qui font perdre de vue le héros même. Aleman a eu peur du reproche de trop divertir en dépit de la morale. Un premier traducteur, M. Bremont, a encore augmenté les moralités perdant de vue les préceptes de Perse Quidquid praecipies, esto brevis ; ‘que vos discours instructifs soient courts’, autrement on ne les retiendra pas. Il faut donc laisser au lecteur le plaisir de faire des observations. Lesage veille à doser l’exemplarité en se modelant sur le roman-mémoires qui, comme on l’a vu, transforme peu à peu l’exemplarité en exemplification. Dans Histoire d’Estevanille Gonzalez (1734), Lesage reformule le contrat de lecture du picaresque. Ses corrections du texte espagnol, de la main d’un auteur anonyme, paru en 1646, vont cette fois-ci dans le sens d’une adaptation au goût français : Au reste, cet ouvrage ne doit pas être agréable par sa nouveauté seulement. Ce n’est point un tissu de fictions en pure perte pour les mœurs ; on y trouve des caractères et des leçons de morale cachées sous des images riantes. Enfin il est parsemé de traits gais et de censures vives dont toutes les Nations peuvent profiter. […] Il y a bien des choses dont le génie français ne s’accommoderait pas. Je les ai supprimées et remplacées en même temps par d’autres que j’ai tirées de mon propre fonds.226

Le vocable ‘parsemer’ est très illustratif du contrat de lecture du roman picaresque qui continue ici à proposer l’image d’un lecteur-glaneur sachant séparer le bon grain de l’ivraie. Mais c’est cette image-là que Lesage adapte en substituant à l’exemplarité une forme d’exemplification qu’il découvre dans les différents paradigmes du roman-mémoires qu’il voit se développer autour de lui. Deux ans plus tard, Lesage publie Le Bachelier de Salamanque ou les Mémoires de D. Cherubin de La Ronda, tirés d’un manuscrit espagnol, par Monsieur Le Sage (1736).227 Le texte est explicitement associé à la formule des mémoires, mais fait l’économie des Préfaces et reste donc sans protocole. Lesage a signé ses traductions et il signe encore ce roman picaresque tiré de son propre fond. Le Bachelier de Salamanque est son dernier roman.

226 Lesage, Histoire d’Estevanille Gonzalez, surnommé le garçon de bonne humeur. Tirée de l’espagnol. Par monsieur Le Sage, Paris, Prault, 1734. 227 Lesage, Le Bâchelier de Salamanque ou les Mémoires de D. Cherubin de La Ronda, tirés d’un manuscrit espagnol, par monsieur Le Sage, Paris, Valleyre fils et Gissey, 1736.

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Le chef-d’œuvre du romancier Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane. Par Monsieur Lesage (1715) a en revanche été écrit avant les traductions de romans picaresques espagnols. L’œuvre n’en est pas moins signée. Dans les avant-textes, on ne trouve aucune trace d’un protocole. Si Gil Blas s’adresse au lecteur, ce n’est pas pour justifier l’écriture ou la publication, mais pour reformuler le contrat de lecture bien établi du picaresque : Si tu lis avec attention, tu trouveras, suivant le précepte d’Horace, l’utile mêlé avec l’agréable.228

Le renvoi à la Poétique d’Horace est constant dans le roman picaresque. Le omne tulit punctum qui miscuit utile dulci229 constitue le fond même de son contrat de lecture. Dans ce même avant-texte, Gil Blas raconte la parabole, étudiée dans un autre article,230 de l’écolier qui découvre sous une pierre une bourse avec l’inscription : ‘Sois mon héritier, toi qui as eu assez d’esprit pour démêler le sens de l’inscription, et fais un meilleur usage que moi de mon argent’. C’est une nouvelle formulation du contrat de lecture qui consiste à inviter le lecteur à chercher l’or où on ne l’attend pas. Pourtant, dans la ‘Déclaration de l’auteur’ qui précède la Dédicace écrite par Gil Blas, Lesage explique qu’il n’a pas en tout suivi exactement les mœurs espagnoles. Il adopte le modèle romanesque du picaresque qui lui est venu d’Espagne, qui consiste à ‘représenter la vie des hommes telle qu’elle est’. Que le lecteur se garde cependant de faire des applications ou de chercher des clés : ‘on voit partout les mêmes vices et les mêmes originaux’.231 Lesage ne se cache pas d’être l’auteur de ce livre. Il met aussi son nom sur la page de titre de Guzman d’Alfarache et de ses traductions de roman picaresques espagnols, comme on a pu le constater ci-dessus. Lesage ne négocie pas de pacte de visibilité puisque la formule narrative du picaresque est déjà un genre confirmé. L’activité de Lesage, comme traducteur et auteur de romans picaresques, a lieu dans l’interférence intersystémique entre deux littératures nationales. Cette interférence entre deux polysystèmes – français et espagnols – entièrement différents échappe à la doxa qui, à la même époque règle, dans le polysystème français, les interférences intrasystémiques. 228

Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, Paris, P. Ribou, 1715, ‘Gil Blas au lecteur’. Edition moderne : Erik Leborgne, Paris, GF, 2008. 229 Horace, Epîtres. Suivi de l’Art Poétique, éd. François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1935, Epistola ad pisones. 230 Voir Du romancier et du discours économique. 231 Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, ‘Déclaration de l’auteur’.

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PEDRILLO DEL CAMPO Mais tous les romans picaresques ne sont pas d’Alain-René Lesage. La Vie de Pedrille del Campo, roman comique dans le goût espagnol. Par Monsieur T*** G.D.T (1718), exemple assez précoce du roman picaresque français, s’associe à la formule romanesque du picaresque par le nom du personnage et par la référence au goût espagnol. Le caractère romanesque est clairement affirmé dès le titre où le picaresque est explicitement classé dans les basses régions du champ littéraire. Même s’il ne mentionne pas son nom, l’auteur ne se cache pas d’avoir écrit ce livre. Après une Dédicace à la marquise de Beuvron, Pedrille del Campo s’adresse, comme Gil Blas, au lecteur : Vala con dios, n’est-ce pas assez que j’aie abandonné l’histoire de ma vie à l’impression ? On veut encore que je l’augmente d’une préface, longue sans doute. Il en faut une à quelque prix que ce soit, sans cela le livre ne vaudrait rien. Je voudrais pouvoir me conformer en cela au goût des auteurs français, mais n’y comptez pas, ami lecteur, car je n’ai rien autre chose à te dire, sinon que je suis bon espagnol, sans être critique, sincère et plein de génie et des mœurs de ma chère patrie : voilà toute ma préface.232

Cette lettre que le gueux Pedrille del Campo adresse au lecteur ressemble fort au ‘Fragment de Lettre’ qui précède les Mémoires de la vie de Henriette Sylvie de Molière, où la nécessité d’une préface est également discutée, en des termes presque identiques. Le roman de Mme de Villedieu a été souvent réédité au XVIIIe siècle. Les formules romanesques du picaresque et des mémoires interfèrent, mais, même si elles appartiennent au même secteur périphérique du champ littéraire, le régime fictionnel qu’elles adoptent – la fiction déclarée et la feintise ludique partagée, respectivement – sont très différents, ainsi que le contrat de lecture sur lequel elles reposent. Aucun accord n’est à négocier pour le picaresque, qui est un genre constitué en Espagne et importé tel quel. Le roman-mémoires, par contre, s’entoure d’un protocole à travers lequel l’acceptation de la formule des mémoires est négociée et une nouvelle Poétique romanesque mise en place.

232 Thibault, La Vie de Pedrille del Campo, roman comique dans le goût espagnol ; par monsieur T*** G.D.T, Paris, P.Prault, 1718.

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DES INTERFÉRENCES INTRASYSTÉMIQUES AUX INTERFÉRENCES INTERSYSTÉMIQUES

Le roman-mémoires naît de l’interférence de plusieurs formules romanesques contemporaines, au sein même du champ littéraire. Les interférences qui permettent d’isoler plusieurs paradigmes du romanmémoires sont intrasystémiques. Vers 1671, quand paraissent les Mémoires de la vie d’Henriette-Sylvie de Molière, le récit à la première personne renonce à ses origines picaresques. Le moi cesse de s’identifier avec une espèce basse. Dans le paradigme de l’homme armé, le hérosnarrateur est au contraire un noble qui, confronté à son statut changeant, s’affirme. L’histoire sociale d’un gentilhomme souvent pauvre ou déchu devient la substance d’un roman, sans que le récit tombe dans la bassesse du picaresque. Les premiers mémoires romanesques naissent aussi de l’interférence de la nouvelle formule narrative avec le récit d’amour. L’amour est le sujet de la Nouvelle historique ou galante qui fait jouer les ressorts des passions comme motivation de certains événements historiques. La narration à la première personne va tendre à désigner l’envers de cette fiction à la troisième personne. La tradition (picaresque), car tradition il y a, ne réserve quant à elle pas de véritable place à la motivation passionnelle.233 Le récit de l’homme armé tourne autour d’événements demeurés secrets jusqu’à ce que le mémorialiste se décide à les révéler. Ainsi, il remplit une lacune dans l’histoire. Le récit du gueux, en revanche, n’est rien de tout cela. Le gueux ne joue aucun rôle important dans la grande histoire et son histoire n’est pas une histoire d’amour. Le récit picaresque offre un modèle de fiction antihéroïque dans une atmosphère espagnole de convention où le gueux promène son regard cynique. Aux antipodes de la représentation des besoins de la vie quotidienne, le roman-mémoires renonce pourtant, comme le récit picaresque, au début in médias res propre aux genres narratifs nobles, comme l’épopée et les romans baroques. Comme le gueux, le noble ou l’infortuné ont un passé auquel le souvenir les entraîne. Mais ce n’est pas pour transmettre un savoir pratique lié aux besoins de survivre ni pour faire la satire d’une société à la dérive comme dans le picaresque, mais afin de saisir pour soi-même et quelques autres une morale de la dignité. Il s’agit pour le mémorialiste, qu’il soit homme armé ou infortuné(e) de se redresser devant le groupe social auquel il appartient et à en obtenir ou reconquérir l’estime. Courtilz 233

René Démoris, Le récit à la première personne, Genève, Droz, 2002, p. 96.

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de Sandras est sans doute le romancier qui a le mieux réalisé ce que René Démoris appelle ‘l’union contre nature du picaresque et du romanmémoires’.234 Comme le picaro, le mémorialiste rompt certaines règles du jeu littéraire, mais par des moyens différents et avec une finalité différente. Le développement du roman-mémoires a pu fournir au roman picaresque un tremplin pour s’élever. Il devient un roman satirique moderne qui a besoin de conférer une sorte de dignité à un sujet qui en est naturellement dépourvu.235

234 235

R. Démoris, Le récit à la première personne, 2002, p. 139. R. Démoris, Le récit à la première personne, 2002, p. 339.

DU PARADIGME DU VOYAGEUR

LE VOYAGE,

UNE FORMULE OUVERTE

Dans la gamme de récits avec lesquels la formule des mémoires interfère, il faut distinguer le récit de voyage. Le voyage est en soi une formule narrative ouverte qui attire des récits d’orientations très différentes. Les titres rendent souvent explicite qu’il ne s’agit pas de véritables voyages, mais de récits plutôt galants dont le ‘Pèlerinage pour l’île de Cythère’ (1717) d’Antoine Watteau est sinon le modèle, du moins une illustration picturale emblématique. Ainsi du Voyage à Paphos (1727) de Montesquieu ou d’escapades plus tardives comme Voyage à Cythère (1750) de La Montagne ou Le moyen d’être heureux ou le Temple de Cythère (1750) de Chicaneau de Neufville. L’autre monde est aussi une destination souvent cherchée dans le récit de voyage de la première moitié du XVIIIe siècle, soit qu’il s’agisse du pays des morts, comme dans Voyage au pays des ombres (1749) de l’abbé La Porte ou au pays des merveilles, comme dans Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie (1735) du Père Bougeant, ou encore de voyage en utopia, comme Relation du voyage du prince de Montberaud dans l’île de Naudely (1703) de Lesconvel. Si le voyage n’est pas satyrique, comme dans Le voyage forcé de Becafort, hypocondriaque (1709) de Bordelon, il peut contenir des réflexions politiques et morales, comme Philoctète, ou Voyage instructif et amusant, avec des réflexions politiques, militaires et morale (1737) de M. Mansart. Plus encore que la formule des mémoires, ou au moins au même degré que celle-ci, le ‘voyage’ offre à la narration en prose une formule d’accueil qui s’ouvre à un grand nombre de thèmes résultant de l’interférence avec un grand nombre de discours : moral, philosophique, politique, etc. La formule permet de ‘dépayser’, et si ce n’est pas par pur divertissement, peut-être le lecteur y trouvera-t-il quelque agrément qui l’intéresse ou, qui sait, contribue à son instruction. La grande collection des Voyages imaginaires, romanesques, merveilleux, allégoriques, amusants, comiques et critiques publiée à Amsterdam en 1787 est un témoignage évident de cette extraordinaire force d’attraction de la formule du ‘voyage’. Dans ces nombreuses variantes du récit de voyage, la justification de l’écriture du texte et de sa publication parcourt une gamme assez vaste.

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Nous en parcourons ici quelques occurrences connues, mais surtout moins connues que celles rééditées par Garnier dans la collection en 24 volumes publiée à Amsterdam qui offre au chercheur une mine d’or. L’auctorialité est tantôt déclinée, tantôt assumée, surtout quand le récit est ouvertement et clairement une fiction, mais cela n’implique pas que l’auteur se nomme. Ce qui est en cause est la visibilité de l’auteur. LA VISIBILITÉ DE L’AUTEUR Le titre de Philoctète, ou Voyage instructif et amusant, avec des réflexions politiques, militaires et morales. Par M. Ansart, lieutenant des dragons (1737) annonce clairement ce à quoi le lecteur peut s’attendre. La fiction y est avouée et le récit assumé par un auteur qui se nomme. Le récit est, déclare-t-il, tout entier de son imagination. Rebuté dans sa jeunesse par une morale trop sombre il a voulu l’assaisonner de quelque chose qui pût amuser en instruisant. Il a tâché de caractériser ‘les sept causes capitales de notre réprobation et d’en faire voir toute la laideur, tant par les principes de religion que par ceux de la raison même. Il a joint à chaque vice une idée de son contraire : J’ai feint pour cela le voyage d’un jeune prince dans l’âge où les passions dominent si absolument les hommes. J’ai pris mon époque au règne de Constantin, premier empereur chrétien, temps auquel la persécution de l’Eglise ayant cessé, les successeurs des apôtres purent travailler ouvertement à la publication de l’évangile’.236

Les contrats sont réglés d’avance. Le pacte de visibilité est établi par la signature de l’œuvre ; la convention de participation à l’illusion est réglée par l’aveu de la fictionnalité. Il n’y a que le contrat de lecture, très explicite lui aussi, qui retienne le préfacier. Mais il n’y a là rien à négocier. L’aveu de la fictionnalité – le consensus autour de l’illusion donc – n’exclut cependant pas forcément l’existence d’un récit protocolaire qui, dans certains ‘voyages’, sert à dédouaner l’auteur, qui a parfois honte, pour une raison ou une autre, d’assumer explicitement l’auctorialité. Le protocole se déploie alors assez souvent dans une Dédicace. 236 Ansart, Philoctète, ou Voyage instructif et amusant, avec des réflexions politiques, militaires et morales. Par M. Ansart, lieutenant de Dragons, Paris, 1737. Voir Jan Herman (éd.), Incognito et Roman. Anthologie de préfaces de romanciers anonymes ou marginaux (1700-1750), New Orleans, University Press of the South, 1998, p. 128.

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Le Voyage du Prince Fan-Férédin (1735) est précédé d’une dédicace où l’œuvre est assumée par l’auteur, qui déclare que son livre est un roman, mais sans se nommer. Il menace au contraire de nommer la dédicataire, Mme C*** B***, qui lui a fait faire un roman, à lui, qui est l’ennemi déclaré des romans ! La nommer serait une belle vengeance, à laquelle il renonce cependant. Ce roman n’est destiné qu’à Mme C*** B***, mais cette dédicace n’en est pas moins placée en tête du livre imprimé, dont la publication n’est pas justifiée autrement. Cet exemple est bien connu. La dédicace n’est pas seulement un lieu textuel où l’auteur peut s’abriter en s’attirant la protection d’une personne haut placée ayant de l’autorité, mais également un lieu où la responsabilité de l’écriture ou de la publication d’un manuscrit est rejeté sur le dédicataire, qui peut aussi abuser de son autorité. L’écriture ou la publication forcées ou commandées constituent un topos typique de ce type de dédicaces. Le Code de Cythère ou Lit de justice de l’amour (1746) de Jean-Pierre Moët (qui n’est pas un récit de voyage, mais qu’on peut invoquer ici à cause d’une ressemblance de titres) en constitue un exemple très probant : Vous l’exigez, Madame, il faut vous obéir : le premier devoir de l’homme est de remplir les désirs d’une belle. Vous ordonnez que le Code de Cythère paraisse : c’est trop longtemps se décider, me ditesvous d’un ton de colère. Allons, Madame, qu’il paraisse, mais un moment, vous n’êtes peut-être pas assez injuste pour vouloir que je le prenne sur mon compte. A la mort de M.D.C…, vous me fîtes l’honneur de me remettre ce manuscrit qui fut trouvé parmi les papiers du défunt, en m’ordonnant de le lire attentivement ; je l’examinai et sans détour, je vous en dis mon sentiment. Voici où la tyrannie commence : vous avez voulu qu’il devienne mon propre ouvrage et que j’oublie entièrement que M.D.C. en était l’auteur. En vain je vous représentai que l’entreprise était au-dessus de mes forces, que ce n’était point assez d’être voluptueux pour entamer et terminer une matière aussi chatouilleuse que des talents supérieurs y suffiraient à peine, qu’enfin je me connaissais par la faiblesse des miens moins propre à exprimer les affections de l’esprit et du cœur que capable de les sentir. Puis-je trop prendre de précautions dans le pas glissant où vous m’engagez ? Le voilà fait ce maudit ouvrage : le voilà farci d’un tas d’anecdotes plus ridicules les unes que les autres ; le voilà en un mot inondé d’un torrent d’impertinences et submergé dans cette rivière de persifflage, dont on fait gloire. Malheureuse brochure, va, cours à ta dernière destination, vole ennuyer depuis les cabinets jusqu’aux antichambres. Ennuyeux code, va faire bâiller Paris. Mais, Madame, souvenez-vous qu’il n’est point à moi. Qu’il soit à vous, si vous le voulez, j’y consens : ah, que dis-je, c’est vous faire un trop mauvais présent… Eh, quoi, nous avons un si bon expédient. Laissons-le sur le dos du défunt ; sa

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cendre n’en sera pas plus foulée et ce ne sera point la première fois que les morts auront porté les fautes des vivants. C’est la seule fois, Madame, que je chercherai à modifier vos ordres. Mon obéissance est de trop près unie au plaisir pour que jamais mon cœur s’amuse à altérer les intentions et les desseins de celle dont je serai toujours, le très humble et très obéissant serviteur, etc.237

Le Voyage de Saint-Cloud par mer et par terre est un récit de voyage qui se dit satirique. L’œuvre paraît sous l’anonymat en 1748 à La Haye. En 1752 on en voit paraître une ‘Quatrième édition’ à Paris. L’œuvre a été augmentée d’une suite, ce qui justifie le changement du titre : Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer et retour de Saint Cloud à Paris par terre (1752). De la deuxième et de la troisième édition, les bibliographes ne trouvent aucune trace. Louis-Balthazar Néel, qui en est l’auteur, multiplie apparemment lui-même les éditions pour témoigner du succès de sa production, qui a bien pu être réel à en croire les commentaires que l’œuvre a suscités. Dans l’Avant-Propos de la quatrième édition supposée il n’hésite en effet pas à citer des extraits d’une critique très élogieuse tirée de l’Almanach de Liège, dont la référence complète est donnée en note : ‘Cette brochure est extrêmement amusante ; et je vous conseille, Monsieur, de la placer dans votre bibliothèque au rang des meilleures critiques. Il y a plus d’esprit dans les 66 pages dont elle est composée, que dans le vaste chaos de certains volumes in-folio que vous connaissez. Les termes de marine et les noms de vents y sont toujours placés à propos, et d’une manière très comique238. L’auteur, tel qu’il soit, a un rare talent pour la narration et pour copier le style des personnages qu’il introduit’.239

Mais malgré ce succès et une seconde (quatrième) édition, augmentée, il garde l’anonymat. Tout ex-écolier qu’il est, il reste un petit auteur, ‘voyageur et auteur tout à la fois, mais aussi petit voyageur que petit auteur’. Son livre restera ‘un orphelin’. Il appartient à ce type de textes dont ‘l’auteur est forcé de s’expatrier et de laisser des orphelins innocents en bas âge’. Mais ce n’est pas trop mal : 237 Moet, Code de Cythère ou Lit de justice de l’amour, Erotopolis, 1746. Voir Voir Jan Herman (éd.), Incognito et Roman, 1998, p. 164. 238 Cette allusion aux termes marins pourrait cacher une allusion aux Voyages de Gulliver de J. Swift dont la traduction par l’abbé Desfontaines paraît en 1727. Parmi les suppressions que ce traducteur estime nécessaires figurent une abondance de termes marins, comme on le verra ci-après. 239 Néel, Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer et retour de Saint-Cloud à Paris par terre, Paris, 1752, Avant-propos, in J. Herman (éd.), Incognito et Roman, 1998, p. 166.

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Autrefois, les enfants portaient l’iniquité de leur père jusqu’à la septième génération. Ce sont au contraire aujourd’hui les pères qui portent celles de leurs enfants. Dès l’instant de leur naissance, ils sont devenus responsables de leur mauvaise affection, et cela est bien juste. La peine doit remonter à la source du crime, et non pas descendre pour y envelopper d’innocentes victimes. La société y trouvera mieux son compte par la suite, en ce que les pères, plus circonspects, s’étudieront à ne plus engendrer que des enfants dignes d’eux, et qu’ils ne pourront désavouer.240

Voilà une fois de plus l’effet de la doxa qui, par la voix du public, juge de l’œuvre pour ensuite taxer l’auteur. La métaphore platonicienne du texte-orphelin, que le père est forcé d’abandonner dès le berceau, est ici activée pour le bien de la République des Lettres. Peu importe que l’auteur se fasse connaître, s’il écoute l’avis du public et se corrige en fonction des critiques que son œuvre s’attire. Dans Les Voyages de Zulma dans le pays des fées écrits par deux dames de condition (1734), l’Avertissement qui précède le récit, évidemment romanesque, met en scène un rédacteur qui recourt à tous les topoi d’un récit protocolaire. Il ne s’agit pas de fonder la véridicité du texte sur un manuscrit authentique, mais de dédouaner deux dames de condition, qui ont apparemment quelque scrupule à paraître en public sans rite de passage. Le rédacteur a été sollicité par ces deux dames pour voir ‘si les règles de la grammaire française n’y étaient pas blessées, si dans les maximes qui s’y rencontrent il n’y avait rien contre la morale, s’il ne s’y trouvait point de contradictions entre les incidents’. Retouchant le manuscrit, le réacteur relève ‘je ne sais quelle négligence, ou plutôt une noble simplicité qui y était répandue et dont l’effet est sûrement plus aimable qu’une exactitude scrupuleuse’.241 Leur noblesse interdit aux deux dames de condition de se nommer comme auteurs, mais elle construisent, à travers un récit génétique, un ethos qui rend leur essai littéraire excusable. Ce récit génétique poursuit en abordant la question de la publication. Le travail de correcteur ne donnait évidemment aucun droit sur le texte. Celui-ci a été publié à l’insu de ses auteurs par un ami à qui le rédacteur avait imprudemment communiqué le manuscrit et qui l’avait publié en feuilleton, avant la correction, dans une feuille périodique. Par la mort d’une des dames, le manuscrit corrigé était cependant revenu au rédacteur 240

Ibidem. Nadal, Les Voyages de Zulma dans le pays des fées, écrits par deux dames de condition, Amsterdam, 1734. Voir Jan Herman (éd.), Incognito et Roman. Anthologie de préfaces d’auteurs anonymes ou marginaux (1700-1750), New Orleans, University Press of the South, 1998, p.122-23. 241

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et c’est cette version retouchée qu’il donne à présent au public, estimant que ce serait un ‘larcin plus sérieux que celui qui m’a été fait’, s’il le laissait inédit : ‘C’est sur ce principe que l’ouvrage a été livré à une édition plus exacte que ce qui en a été donné à reprises et subrepticement. Non seulement il ne doit être regardé comme le fruit d’une imagination brillante, mais comme le délassement d’un esprit juste et raisonnable, dont tous les sentiments sont aussi purs que la diction’. INTERFÉRENCES INTRASYSTÉMIQUES La formule si réceptive des voyages est évidemment destinée à croiser celle des mémoires au sein même du système littéraire de l’époque. Cette interférence produit des récits génétiques précédés de préfaces protocolaire souvent très longues, où l’écriture par le voyageur est abondamment motivée et la publication rejetée sur un tiers, selon la posture de la dénégation auctoriale qui est caractéristique de la formule des mémoires. Le sous-titre du Voyage forcé de Becafort, hypocondriaque (1709) montre que dès le début du siècle, la nécessité d’expliquer l’écriture d’un récit de voyage écrit par le voyageur même est tournée en dérision par des auteurs comme l’abbé Bordelon, qui, d’une manière qui rappelle souvent celle de Rabelais, se moque de tout ce qui ressemble à un livre :242 Le Voyage forcé de Becafort, hypocondriaque, qui s’imagine être indispensablement obligé de dire ou d’écrire et qui dit ou écrit en effet sans aucun égard tout ce qu’il pense des autres et de lui-même sur quelque matière que ce soit.243 Evidemment le récit d’un homme qui pense, parle et écrit avec une telle liberté d’esprit et avec si peu d’égards a besoin de la protection d’un protocole. Celui-ci est très longuement développé dans une préface de 35 pages. Becafort est comme Don Quichotte un grand lecteur, qui après la déception d’un amour romanesque devient hypocondriaque. C’est alors qu’il s’imagine qu’il est obligé d’écrire sans aucune retenue tout ce qu’il pense. Pour le guérir de cette folie, son père l’encourage à voyager. Un homme de confiance, Dicar, accompagnera Becafort comme mentor, muni d’un viatique du père qui encourage le duo à ne regarder à aucune dépense pour se divertir. Pendant le voyage, Dicar écrit tout ce que 242 Cf. Jean-Paul Sermain, Métafictions (1670-1730) : la réflexivité dans la littérature d’imagination, Paris, Champion, 2002. 243 Bordelon, le Voyage forcé de Becafort, Paris, 1709.

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Becafort dit et cette écriture est envoyée au père par feuilles détachées. La publication n’est pas motivée en soi, mais le lecteur peut supposer que les feuilles parvenues au père sont ensuite tombées entre les mains de l’éditeur-préfacier qui, dit-il, ne pense qu’à l’utilité publique quand il met cet écrit au jour : On avertit encore qu’on n’a point eu d’autre vue en faisant imprimer ce voyage, car on s’est persuadé (et il paraît que c’est avec raison) que les manières de parler, libres, franches et naturelles de cet extraordinaire voyageur, jointes aux remontrances presque toujours judicieuses, qu’il fait à propos de ce qu’il trouve à redire (quoiqu’il devrait mieux prendre son temps) peuvent faire rentrer dans eux-mêmes ceux à qui il aurait eu sujet de dire les mêmes choses […].244

Tyssot de Patot offre de l’interférence intrasystémique entre la formule narrative des mémoires et le récit de voyage deux exemples remarquables. Les deux romans de ce romancier ne sont ni l’un ni l’autre des romans-mémoires à proprement parler. Le titre n’intègre aucun renvoi explicite à des ‘mémoires’. Ce sont des récits de voyage apparentés au roman-mémoires par un récit protocolaire très développé. Dans Voyages et aventures de Jacques Massé (1710), ce récit protocolaire est bien en place, mais il faut attendre l’explicit du récit pour trouver une référence à l’écriture, où l’auteur du manuscrit fait allusion à sa propre mort : Mes neveux se sont chargés du soin de ce manuscrit après ma mort de sorte que lorsqu’on le verra on peut être persuadé que mon frère et moi ne sommes plus au monde.245

Ce manuscrit est tombé entre les mains de l’éditeur par ‘une espèce de hasard que je vous raconterai une autre fois’. La préface est une ‘Lettre de l’Editeur à M***’. Ce M*** a souhaité voir le manuscrit après en avoir entendu parler. Il commence alors l’éloge de l’œuvre en ces termes : Dès que je l’eus commencé, je ne pus le quitter qu’après l’avoir lu d’un bout à l’autre. J’y ai trouvé tant de choses instructives sur plusieurs matières de Philosophie, que j’ai été satisfait de cette lecture. Plusieurs de mes amis, gens d’esprit et de savoir, ne l’ont pas été moins que moi ; ainsi je m’assure, Monsieur, que vous le lirez avec le même plaisir.246

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Bordelon, le Voyage forcé de Becafort, 1709, Préface, p.vi. Tyssot de Patot, Voyages et aventures de Jacques Masé, Bordeaux, Jacques l’Aveugle, 1710, Explicit. 246 Tyssot de Patot, Voyages et aventures de Jacques Masé, Lettre de l’éditeur à M***. 245

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Il ajoute qu’à la première lecture il soupçonnait […] que l’auteur s’était servi du privilège des voyageurs en mêlant à sa relation un peu de romanesque. Mais après une seconde lecture et un examen plus particulier, je n’y ai rien trouvé que de fort naturel et de très vraisemblable. Et cet air de candeur et de bonté qu’on trouve partout dans ce bon vieillard qui en est l’auteur, a achevé de me convaincre.247

L’éditeur construit l’ethos du mémorialiste en fondant sa fiabilité sur sa vieillesse qui, comme souvent, est connotée de ‘candeur’ et de ‘bonté’. Cet ethos est la base d’un contrat de lecture qui garantit la ‘vraisemblance’ du récit, soutenue par le ‘naturel’ du style. Et cela malgré le soupçon du romanesque qui plane sur les aventures racontées. Dans cette Lettre de l’éditeur le texte n’est offert qu’à un seul lecteur. Mais le locuteur ne s’en désigne pas moins comme ‘éditeur’, estimant que cette Lettre privée suffit comme préface au livre imprimé. D’une pierre deux coups donc : le manuscrit a d’abord été montré à un seul lecteur et cela suffit pour justifier qu’il le soit à un public plus large par la voie de l’imprimé. L’histoire du manuscrit tombé entre les mains de l’éditeur ‘par un hasard qu’[il] racontera une autre fois’ est beaucoup plus développé dans La vie, les aventures et le voyage de Groenland du révérend père cordelier Pierre de Mésange (1720) du même auteur. Dans ce roman, la justification de la publication est réalisée en grande partie dans une lettre ‘A Monsieur Wolter Joseph, baron de Wynbergen’, une sorte de dédicace : Oui, Monsieur, on m’a envoyé le manuscrit d’un célèbre voyageur que la mort a empêché de porter au point où il l’aurait désiré, sous prétexte qu’il avait besoin de secours et que j’y étais favorablement désigné. J’ai, à la sollicitation des personnes intéressées, suppléé à son défaut, autant que le temps et mes petites lumières me l’ont pu permettre, mais après tous mes efforts et nonobstant l’excellence de ce curieux voyage, je trouve qu’il y a encore du risque à lui faire voir le jour.248

La publication de ce récit n’apparaît pas comme une évidence. C’est le récit d’un particulier, mais qui est ‘célèbre’ par ses voyages. Son dernier voyage, dont il n’a pas pu terminer l’écriture, est assez ‘curieux’ pour constituer le motif d’une publication. Le succès n’est pourtant pas garanti et c’est pourquoi l’homme de lettre, qui ne se vante pas trop de ses 247

Ibidem. Tyssot de Patot, La vie, les aventures et le voyage de Groenland du révérend père cordelier Pierre de Mésange, Amsterdam, E. Roger, 1720, A monsieur Wolter Joseph, baron de Wynbergen. 248

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qualités de rédacteur, l’a retouché. Il ne s’est chargé de la publication qu’à la demande de ‘personnes intéressées’. L’éditeur-rédacteur se construit donc un ethos qui fait ressortir sa modestie. Comment le manuscrit est parvenu à l’éditeur, on l’apprend avec plus de détails dans un ‘Avertissement’, qui contient un long récit génétique. Ce dernier prend un tournant vraiment romanesque, rappelant la scène du Don Quichotte (1605) où un manuscrit est découvert dans une malle oubliée dans une auberge par un voyageur.249 Pendant une promenade d’Enkhuyzen à Horn, deux messieurs s’arrêtent dans une auberge où l’hôte leur montre un manuscrit ayant appartenu à un voyageur français décédé sous son toit. Le Français avait supplié l’aubergiste de le faire imprimer, mais comme celui-ci ne sait pas lire, il propose aux deux messieurs de s’en charger. La publication du manuscrit serait pour lui une manière de s’indemniser des frais que la maladie du Français a entraînés. Ce marché conclu, les deux messieurs confient le manuscrit à un ‘homme de lettre’, qui ne peut être que l’auteur de la dédicace au baron de Wynbergen. Le texte est ainsi placé sous l’autorité protectrice du baron : J’ai pris la liberté, Monsieur, de mettre votre nom à la tête de celui-ci, dans la persuasion où je suis que cela seul lui donnera plus de lustre que n’aurait fait un travail opiniâtre de vingt ans.250

Apparemment, le célèbre voyageur attachait beaucoup d’importance à la narration de son curieux voyage. Voyant sa mort approcher, il n’avait pas pu en achever le récit, mais il n’en avait pas moins fortement souhaité la publication. Pourquoi ce voyage est-il si ‘curieux’ ? A-t-il causé la mort du voyageur ? C’est ce que le lecteur découvrira, s’il daigne lire ce récit. Le récit protocolaire est bien complet : la justification de l’écriture d’une part et de la publication d’autre part est enrobée d’un récit génétique. Les topoi concernant l’écriture et la publication sont clairement empruntés aux procédures inchoatives des Mémoires historiques. En même temps le récit génétique s’enrichit de la tradition très ancienne du manuscrit retrouvé qui prend ici une envergure telle qu’il devient un petit roman précédant les mémoires en tant que tels.

249 Cervantès, Don Quichotte, éd. Jean Canavaggio, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, chapitre XXXII, p. 682. 250 Tyssot de Patot, La vie, les aventures et le voyage de Groenland du révérend père cordelier Pierre de Mésange, Dédicace.

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VOYAGEURS ANGLAIS ‘De qui attendrait-on des relations de voyages plus utiles et plus intéressantes que des anglais ?’ se demande l’abbé Prévost dans sa Préface aux Voyages du capitaine Robert Lade en différentes parties de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique (1744). Prévost, par ailleurs éditeur d’une très impressionnante Histoire générale des voyages ou nouvelle collection de toutes les relations de voyages par mer et par terre qui ont été publiées jusqu’à présent dans les différentes langues (1745-70) discute l’une après l’autre les relations bien authentiques de voyageurs anglais comme Francis Drake, Thomas Candish, Sharp et Cook, avant d’en venir au récit de Robert Lade dont il se dit le traducteur. Ce récit, qui est de l’invention de Prévost même, est présenté comme un document authentique, à la manière des mémoires. On a affaire à une pseudo-traduction combinée avec une posture d’auteur où l’auctorialité est déclinée : (La relation de voyage) que je donne au public n’a point un objet si vaste ; mais elle n’est pas moins propre à faire connaître l’ardeur des anglais pour tous les objets de fortune et de curiosité. Quoiqu’elle ait été mise en ordre depuis plusieurs années, sur les journaux et les mémoires de l’auteur, elle n’est tombée que depuis fort peu de temps entre mes mains. Toutes les parties en sont agréables et si intéressantes qu’elle m’a paru digne d’une prompte traduction. La naïveté des détails personnels, l’importance des observations qui regardent le commerce, la politique, la situation des lieux et la connaissance de ce qu’ils renferment de plus curieux ou de plus utile, en un mot, la variété des objets et la multitude des entreprises y présentent sans cesse de nouvelles scènes. Il y a même de l’avantage à tirer pour la morale, du caractère de droiture et de probité qui se soutient constamment dans les deux négociants dont on lit les projets et les expéditions.251

Le manuscrit anglais sur lequel la relation des Voyages de Robert Lade est soi-disant basée a donc été collationné en Angleterre, mais il y est apparemment resté inédit. L’existence du livre de Prévost se justifie donc par la traduction d’un manuscrit qui, à y regarder de plus près, contient tout ce qui correspond au goût du lecteur français auquel répond le roman-mémoires : le naïf, le personnel, le curieux, la variété, le nouveau y sont explicités comme les articles d’un contrat de lecture nouveau. Sans parler de l’agréable et de l’utile qui ici encore sont associés, comme le veut la tradition classique pour toute fiction qui se veut légitime. 251 Prévost, Les Voyages du capitaine Robert Lade, Paris, 1744, in Œuvres choisies de Prévost, Amsterdam, 1784, Tome XV, p. XIII-XIV.

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La pseudo-traduction, qui est une des variantes de la posture de la dénégation auctoriale, repose sur la fiction d’un manuscrit inédit dans la langue originale. Aux dires de Prévost, ce manuscrit a été collationné sur les journaux et mémoires de Robert Lade lui-même. La question que cette démarche suscite est de savoir si, dans le champ littéraire anglais, de telles manipulations de manuscrits étaient en effet de mise. Autrement dit : estce que le champ littéraire anglais connaissait les différentes postures d’auteur courantes dans le système littéraire français à la même époque ? ‘De qui attendrait-on des relations de voyages plus utiles et plus intéressantes que des anglais ?’, en effet ! Avec Travels into several remote nations of the world, in four parts by Lemuel Gulliver, first surgeon and then a captain of several ships (1726), L’Angleterre a donné un des exemples les plus célèbres d’un récit de voyage, devenu rapidement un modèle du roman utopique dans la République des Lettres internationale. Le premier voyage de Gulliver, aux pays des lilliputiens, est précédé d’un avis de l’éditeur au lecteur, qui contient un long récit génétique. L’éditeur s’appelle Richard Sympson. Lemuel Gulliver est son ami. Ce dernier lui a confié un manuscrit avant de déménager. Si Gulliver avait décidé de changer de lieu de résidence, c’était pour échapper à la foule dont il était assailli en permanence. Bisarrement, l’éditeur n’hésite pas à communiquer au lecteur, avec force détail, la nouvelle adresse de Gulliver – il habite désormais à Newark, dans le comté de Nottingham – rendant par cette information le déménagement de Gulliver à peu près inutile. La stratégie de J. Swift est clairement de faire croire à l’authenticité du manuscrit en en signalant en même temps la fictionnalité. Comment, en effet, le lecteur pourrait-il attacher foi à un récit dont les personnages sont des nains, des géants, des chevaux parlants, etc. ? D’emblée, J. Swift négocie une convention de participation à l’illusion. L’ambiguïté, dont on vient de voir une première occurrence dans la question de l’adresse, est l’emblème de cette négociation. Le consensus n’est pas déclaré ni établi d’avance, il est proposé subtilement. Le nom même de Gulliver y contribue, par la recherche de l’ambigüité, car Gulliver peut se lire comme Gull-y-Ver. Le ‘vrai’ (Ver) est combiné, moyennant la conjonction espagnole ‘y’, avec Gull, qui est l’inversion de la racine allemande ‘Lüg(e)’ qui renvoie au mensonge. Le vrai mêlé au non-vrai donc. J. Swift n’en est pas à une création linguistique près, à en croire le glossaire des langues gulliveriennes ajouté à certaines éditions modernes.252 252 Cf. Jonathan Swift, Œuvres, éd. Emile Pons e.a., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 13-24.

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Le lecteur est donc d’emblée mis en garde. Un contrat de lecture lui est proposé dans un récit génétique qui mobilise les mêmes topoi que le roman-mémoires en France. Quittant sa résidence à Redriff, Gulliver avait laissé à son ami Sympson toute liberté de disposer du manuscrit à sa guise. Sympson l’a lu trois fois de suite et a aussi consulté, par permission de l’auteur, ‘plusieurs personnes de bon conseil’ qui se sont tous rangés de son avis pour souhaiter la publication de ce texte non seulement remarquable, mais authentique et vrai : Le style en est simple et dépouillé, et je n’y trouve qu’un seul défaut, comme ailleurs à tous les récits de voyages, c’est d’attacher un peu trop d’importance aux détails. L’ensemble donne une grande impression de vérité ; et il faut bien dire que l’auteur était si connu pour sa véracité, qu’il était devenu traditionnel chez ses voisins de Redriff, pour affirmer quelque chose, de déclarer : ‘aussi vrai que si M. Gulliver l’avait dit’.253

Dans ce récit génétique, l’insistance sur le vrai, qui est encore renforcée par l’insistance sur les détails, efface pratiquement les autres articles d’un contrat de lecture comme la simplicité du style. Si le récit génétique des Voyages de Gulliver a la même structure topique que les romansmémoires français, l’argument est cependant différent. J. Swift n’essaie pas de proposer à son lecteur un nouveau contrat de lecture – qui attire l’attention sur l’individuel, le naïf, le curieux, etc. comme dans la Préface aux Voyages de Robert Lade de Prévost. Il recherche un consensus au sujet de la participation à l’illusion, à travers l’ambigüité de son discours. A cet effet, il revient encore sur les détails : ‘Ce volume aurait été au moins deux fois plus important, si je n’avais pris sur moi d’en supprimer d’innombrables passages relatifs aux vents et aux marées, ainsi qu’aux changements de cap et aux relevés de positions ; j’ai écarté de même les descriptions minutieuses, en style marin, de la manœuvre des navires au cours des tempêtes […]’. Bref, Richard Sympson a tout fait pour adapter autant que possible l’œuvre ‘aux capacités de la moyenne des lecteurs’. Il rend le manuscrit conforme au goût d’un public anglais moyen, mais on voit que ce goût n’est pas le même que celui du public français lecteur de romans-mémoires. J. Swift ne s’est jamais déclaré auteur de Gulliver’s Travels, mais il sera très rapidement reconnu comme l’auteur de l’œuvre. Le public, qui n’était pas dupe de la dénégation auctoriale, pouvait relever, dans ‘Le

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J. Swift, Voyages de Gulliver, in J. Swift, Oeuvres, éd. E. Pons, 1965, p. 25.

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Voyage à Lilliput’ surtout, les allégories satiriques du règne de la reine Anne qui n’étaient pas sans danger pour l’auteur. Le roman de J. Swift est traduit en français six mois à peine après sa parution en anglais, par l’abbé Desfontaines. Desfontaines connaît le roman de J. Swift grâce à une lettre de Voltaire à Thiérot, que ce dernier lui avait montrée. Voltaire avait rencontré J. Swift en Angleterre et parle avec enthousiasme des Voyages de Gulliver. Il en envoie un exemplaire à Thiérot en l’encourageant à le traduire et promettant un prompt succès. Mais ‘quelqu’un l’a devancé’, lui annonce encore Voltaire dans une lettre ultérieure.254 Desfontaines s’est en effet immédiatement mis au travail, encouragé, déclare-t-il dans sa préface aux Voyages de Gulliver par Swift (1727), par quelques anglais de sa connaissance qui ‘savaient que depuis quelque temps j’avais un peu appris leur langue […] qui commence à être à la mode à Paris, et que plusieurs personnes de distinction et de mérite ont depuis peu apprise’.255 Desfontaines découvre dans le roman de J. Swift ‘des choses amusantes et judicieuses, une fiction soutenue, de fines ironies, des allégories plaisantes, une morale sensée et libre, et partout une critique badine et pleine de sel : je trouvai en un mot un livre tout neuf et original dans son genre’.256 Mais il trouve en même temps certains endroits ‘faibles et même très mauvais, des allégories impénétrables, des allusions insipides, des détails puérils, des pensées basses, des redites ennuyeuses, des polissonneries grossières, des plaisanteries fades, en un mot des choses qui, rendues littéralement en français, auraient révolté le bon goût qui règne en France’.257 Sa traduction ne sera donc pas littérale. Non seulement il supprime entièrement les allégories dont il n’a pas la clef, mais il supplée aux défauts de l’œuvre ‘par le secours de son imagination’. Desfontaines n’ignore pas par ailleurs qu’une autre traduction se fait au même moment à La Haye. Il la rejette catégoriquement ‘sans l’avoir lue’ : J’apprends qu’on en imprime actuellement une en Hollande. Si elle est littérale et si elle est faite par quelque traducteur de ce pays-là, je prononce, sans l’avoir lue, qu’elle est fort mauvaise, et je suis bien sûr quand elle paraîtra, je ne serai ni démenti ni détrompé.258 254 Benoît Léger, ‘Les notes du traducteur des Voyages de Gulliver : détonation et détonnement’, in Lumen vol. 21 (2002). https ://id.erudit.org/iderudit/1012274ar. 255 Desfontaines, Voyages de Gulliver par Swift (Paris, 1727), Préface, in Annie Cointe et Annie Rivara (éds), recueil de Préfaces de traducteurs de romans anglais, Saint-Etienne, Presses universitaires, 2006, p. 42. 256 Ibidem. 257 Desfontaines, Voyages de Gulliver par Swift, Paris, 1727, p. 43. 258 Desfontaines, Voyages de Gulliver par Swift, Paris, 1727, Préface p. 43.

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Desfontaines fait donc tout son possible pour ‘ajuster l’ouvrage de M. Swift au goût de la France’, mais il ne prétend pas y avoir réussi : ‘un étranger reste toujours étranger : quelque esprit de quelque politesse qu’il ait, il conserve toujours un peu de son accent et de ses manières’.259 Le programme de remaniement de l’œuvre de Swift par Desfontaines n’a rien de commun avec le nouveau contrat de lecture dont on voit une trace très claire dans les Voyages de Robert Lade de Prévost, qui est une pseudo-traduction inspirée de la nouvelle Poétique du roman négociée dans le roman-mémoires français. Il est aussi remarquable que Desfontaines supprime l’Avis de l’Editeur Richard Sympson au Lecteur pour y substituer une Préface du Traducteur très longue. La négociation par Swift d’un pacte de visibilité ambiguë est ainsi effacée dans la version française. C’est aussi le cas de la traduction parue en Hollande, qui n’est précédée d’aucune préface. Le titre, Voyages du capitaine Lemuel Gulliver en divers pays éloignés (1727), qui reprend à la lettre celui de J. Swift, suggère, comme l’a deviné Desfontaines, que la traduction faite à La Haye est en effet littérale.260 Desfontaines est aussi l’auteur d’un Nouveau Gulliver ou Voyage de Jean Gulliver, fils du capitaine Gulliver, traduit d’un manuscrit anglais (1730), qui n’est pas annoncé comme une suite. Cette œuvre nouvelle n’a pas plus de rapport avec le Gulliver de Swift que le Télémaque de Fénelon avec L’Odyssée d’Homère. Le Nouveau Gulliver part tout simplement d’une autre ‘supposition’ : Jean Gulliver arrive dans un pays où les femmes sont le sexe dominant ; plus tard il rencontre des hommes vieillissant de bonne heure ; dans un autre pays encore des hommes disgraciés par la nature paraissent plaire à leurs semblables ; et enfin, dans le dernier pays, les gens ont le don de longue vie et de rajeunir au fur et à mesure qu’ils vieillissent. Malgré le sous-titre, qui présente le texte comme la traduction d’un manuscrit anglais, Desfontaines ne prolonge pas la feintise de Swift en présentant son travail comme le remaniement d’un autre manuscrit que celui que Lemuel Gulliver avait donné à Richard Simpson. Il se contente de signaler la finesse avec laquelle J. Swift a rendu vraisemblable des aventures impossibles dans un récit génétique qui raconte l’histoire du manuscrit de Gulliver : C’est en quoi l’on admire le génie de M. Swift qui, dans le premier Gulliver, a eu l’art de rendre en quelque sorte vraisemblables des choses évidemment impossibles, en trompant l’imagination et en séduisant le 259

Desfontaines, Voyages de Gulliver par Swift, Paris, 1727, Préface, p. 44. Voyages du capitaine Lemuel Gulliver en divers pays éloignés, La Haye, Gosse et Néaulme, 1727. 260

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jugement de son lecteur par un arrangement de faits finement circonstanciés et suivis. Comme les fictions de cet ouvrage sont moins singulières et moins hardies, il en a dû coûter moins d’efforts pour venir à bout d’imposer.261

La Préface est écrite par un éditeur, qui publie un manuscrit anglais. Le topos du manuscrit, auquel le sous-titre allude et auquel le préfacier revient à la fin, ne véhicule aucun contrat de lecture nouveau. Il sert à négocier la visibilité de l’auteur en présentant le texte comme la traduction d’un manuscrit anglais. Après tout, ce manuscrit pourrait être une fiction : Voilà les réflexions que j’ai cru pouvoir placer à la tête de ce livre, conformément aux intentions de son auteur et de son traducteur. Ce dernier, qui m’a fait l’honneur de me charger de la publication de son ouvrage, m’a laissé entrevoir qu’il pourrait bien être lui-même l’auteur. C’est néanmoins ce que je n’ose assurer positivement.262

L’exemple de Gulliver’s Travels et de ses traductions et imitations françaises suggère que pour la mise en place d’une nouvelle Poétique du roman, l’interférence de la formule des mémoires avec le récit de voyage n’est significative qu’au niveau de la pseudo-traduction, qui est une modalité de la dénégation auctoriale, et que la nouvelle Poétique n’est pas, au moins au début de la vogue de l’anglomanie en France, l’effet d’une interférence avec le champ littéraire anglais. ***** Le roman-mémoires n’existe donc pas en tant que tel. Il est une construction rétrospective qui est le résultat relativement artificiel de la convergence de plusieurs paradigmes. Ces paradigmes résultent non seulement des interférences intrasystémiques entre la formule des mémoires et la nouvelle historique, le roman autobiographique, le roman picaresque ou le récit de voyage, mais surgissent également des relations intersystémiques où la formule des mémoires interfère avec d’autres champs discursifs, comme la morale, la philosophique, la métaphysique, l’économie, la critique littéraire et l’esthétique.263 C’est à ces interférences intersystémiques qu’il faut s’arrêter ci-après. 261 Desfontaines, le Nouveau Gulliver, Paris, 1730. Préface de l’éditeur, in Christian Angelet et Jan Herman, Recueils de Préfaces de romans du XVIIIe siècle, Saint-Etienne, Presses universitaires et Leuven, Presses universitaires, vol I (1700-1750), 1999, p. 131. 262 Desfontaines, le Nouveau Gulliver, Paris, 1730. Préface de l’éditeur, p. 132 263 Pour l’étude de l’interférence intersystémique entre le conte et le discours esthétique, nous renvoyons à Jan Herman, Lettres familières sur le roman du XVIIIe siècle. I. Providences romanesques, Leuven-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2019, p. 351-437.

DU ROMANCIER ET DU DISCOURS MÉTAPHYSIQUE (L’ABBÉ PRÉVOST)

LA CAUSE INSAISISSABLE La formule des mémoires repose sur un édifice narratif dont les deux pierres angulaires sont la séparation de la production effective et de la production fictive de l’œuvre, d’une part, et le double registre, c’est-àdire l’éclatement du personnage en deux ‘moi’, d’autre part. Dans le roman-mémoires, la parole narrative est déléguée à un ‘moi’ fictif qui observe, à plusieurs années de distance, le ‘moi’ qu’il a été. Cette narrativité n’implique pas seulement une restriction au niveau de la voix narrative mais également au niveau de la perspective, que G. Genette a appelée la ‘préfocalisation’.264 Sur le plan de la narrativité, la restriction à la fois vocale et modale est la caractéristique essentielle du roman à la première personne. Et l’une est inséparable de l’autre. En d’autres termes, aucune pensée formulée ne peut être attribuée directement à l’auteur du texte. Le point de vue sous lequel les choses sont perçues est celui d’un individu qui appartient à l’univers fictif. Il s’ensuit que la pensée de l’auteur reste en soi informulée. Le contrat de lecture du roman-mémoires ne consisterait-il pas, précisément, à permettre à l’auteur de ne pas formuler ses idées et de renoncer à une pensée clairement définie avant l’écriture de l’œuvre même ? La pensée ne s’exprime pas dans le roman, le roman est ‘pensée’.265 Le roman ‘pense’, non pas dans le sens qu’il produit une pensée ou une série de pensées, mais dans un sens qui l’identifierait à un ‘cerveau’. Au moment où il s’inscrit dans la formule des mémoires et en accepte la restriction à la fois vocale et modale, le roman renonce à la pensée concevable avant l’œuvre. Quand il adopte la formule des mémoires, le roman peut réclamer une nouvelle légitimation, qui est d’occuper dans le champ 264 Gérard Genette, Nouveau Discours du Récit, Paris, Seuil, 1983, p. 52 : ‘On pourrait donc dire que le récit homodiégétique subit, en conséquence de son choix vocal, une restriction modale a priori, et qui ne peut être évitée que par infraction, ou contorsion perceptible. Pour désigner cette contrainte, peut-être faudrait-il parler de préfocalisation ? 265 Cf. Coralie Bournonville, Colas Duflo, Audrey Faulot et Sergine Pelvilain (éds), Prévost et les débats d’idées de son temps, Leuven-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2015.

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discursif de l’époque un domaine unique où se pensent et s’expriment les réalités complexes qui ne peuvent être dites autrement que dans une structure narrative. En tant que modalité de la pensée à laquelle aucun lexique ne suffit, le roman-mémoires contribue à forger la conception moderne de la Littérature. C’est l’essence même de son contrat de lecture. Lire, c’est voir comment le roman pense. Provenant du champ historique, la formule des mémoires légitime son existence par les ‘lacunes’ que présente l’Histoire. Ces vides peuvent être remplis par des aspects peu ou moins connus envisagés du point de vue d’un ‘particulier’. Quand la formule est ensuite employée dans le champ littéraire et commence à se remplir de fiction, il s’agit de choses ‘secrètes’ qui sont censées expliquer certains développements politiques. Ces secrets ont le plus souvent l’amour pour objet. A la suite des Nouvelles galantes et historiques, certains paradigmes du roman-mémoires se légitiment donc par la proposition d’une causalité. Mais s’il est vrai que le roman-mémoires est en soi une ‘machine à penser’, celle-ci peut aussi se heurter à ses propres limites. Les romans de Prévost par exemple essaient de saisir, au travers d’une structure narrative complexe, l’insaisissable. Ils donnent une forme à une réalité inquiétante contre laquelle les autres discours de l’époque – moral, religieux, philosophique – mettent en garde ou qu’ils condamnent, mais qu’ils ne parviennent pas à expliquer. Bien entendu, Prévost s’est ménagé, surtout dans la grande trilogie du début des années 1730, des intermédiaires qui prennent la figure de mentors : le doyen de Killerine, Milord Clarendon dans le Cleveland (1731-39), le mentor des Lettres de Mentor (1764), etc. Et à ces intermédiaires, il a donné le droit de formuler des pensées claires et précises.266 En revanche, des narrateurs comme Cleveland, l’ambassadeur d’Histoire d’une Grecque moderne (1740) ou l’abbé Brenner dans Le Monde moral (1762-63) n’arrivent pas, dans leurs mémoires ou récits, à expliquer la cause des événements qui les écrasent. Cleveland ne voit pas la cause première de la chaîne d’événements catastrophiques qui l’amènent au bord du suicide ; pour l’ambassadeur le comportement de Théophé qu’il aime passionnément demeure inexplicable ; l’abbé Brenner n’arrive pas à comprendre pourquoi la princesse Tekely renonce au trône après tous les efforts qu’il a faits pour la restituer dans ses droits.

266 Cf. Paul Pelckmans, ‘Dieu s’est-il arrêté à Killerine’, in Jacques Wagner (éd.), Roman et religion en France, 1713-1866, Paris, Champion, 2008, p. 65-80.

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S’il est vrai que Prévost romancier essaie de penser l’inexplicable, il le fait en termes de causalité : l’amour est un effet dont la cause est insaisissable. Peut-être l’amour est-il même un effet sans cause. La passion amoureuse est sans aucun doute le sujet principal de l’œuvre de Prévost. De Des Grieux à l’ambassadeur, de Patrice à Montcal, du commandeur à l’honnête homme et de Renoncour à l’abbé Brenner, on voit sans cesse se reconfigurer le hiéroglyphe fantomatique d’un amour qui s’empare soudain de l’être et qui paraît indomptable si on n’y met pas soi-même les freins que demandent l’honneur, la sagesse et la probité. Mais où et comment s’écrit la pensée de Prévost ? Les différents discours environnant le champ littéraire, et en particulier le discours moral, s’attachent surtout aux effets, le plus souvent funestes, de la passion amoureuse. Une lecture attentive de son œuvre suggère qu’en tant que romancier Prévost s’intéresse à la cause plutôt qu’à l’effet. Certes, il n’a pas manqué de faire évoquer les effets funestes des passions par les mentors qu’il met en scène, mais moins explicitement, et peut-être plus secrètement, Prévost s’intéresse à la cause, à la cause première qui demeure souvent une énigme. Ce ne sont pas la morale mise en action ni la belle collection de maximes qui font des romans de Prévost une machine à penser. La pensée précisément ne peut pas être extraite du discours narratif qui l’absorbe tout entière. Et cette narration pense ce qui n’est pas dit. Un passage de l’Histoire de la jeunesse du commandeur, où le chevalier est soudain frappé par la beauté d’une jeune fille dont les charmes l’avaient laissé indifférent six mois auparavant, illustre bien l’idée de la ‘cause insaisissable’ chez Prévost. Il est encore question d’un effet violent provoqué par la vue qui, cette fois-ci, s’accompagne d’une réflexion sur les causes d’un si brusque changement de sentiment : Mais ce que j’ai mal représenté dans notre première rencontre, ou plutôt ce qui ne pouvait être que le fruit des six mois qui s’étaient écoulés depuis ma visite, car il n’est pas vraisemblable que mon cœur et mes yeux ne fussent plus les mêmes, je lui trouvai plus de charmes qu’une femme n’en a jamais réuni. Ce fut l’impression d’un seul moment et l’effet en devint tout d’un coup si terrible que ne pensant pas même à m’en défendre, je m’approchais d’elle avec une avide impatience, comme si tout mon bonheur eût déjà consisté à la voir de près, à la contempler et à ne plus m’éloigner d’elle un moment.267 267 Prévost, Histoire de la jeunesse du commandeur de***, ou Mémoires pour servir à l’Histoire de Malte, in Œuvres Choisies de l’abbé Prévost, Amsterdam, rue et hôtel Serpente, 1784, tome 13, p. 55-56 ; éd. moderne : René Démoris et Erik Leborgne, Paris, GF, 2005.

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L’ULTIMA RATIO La causalité amoureuse, qui peut être d’ordre physique résidant dans ce que Prévost appellera les ‘humeurs’,268 n’est qu’un avatar d’un problème qui est d’ordre métaphysique. C’est la question de la cause première des choses. Cette causalité est-elle d’ordre divin ou non ? La causalité dans le domaine de la passion amoureuse n’est qu’une variante de la causalité métaphysique, dans la mesure où elle abrite également la question de savoir si l’être humain est libre d’aimer ou même de choisir l’objet de son amour. La source de l’amour-passion, qui affecte l’être sans l’avertir, est-elle dans la Nature, ou répond-elle à une volonté divine. L’homme est-il libre ou son destin, y compris son amour, est-il en quelque sorte fixé ou prévu d’avance ? C’est ce que pense Cleveland, à la fin du deuxième livre : ‘Mon nom était écrit dans la page la plus noire et la plus funeste du livre des destinées’.269 Les problèmes qui se posent au bout de ce raisonnement convergent vers cette problématique métaphysique centrale au XVIIIe siècle que Diderot résume dans Jacques le Fataliste : est-ce que tout est écrit là-haut et qui a écrit le Grand Rouleau ? ‘Est-ce que nous menons le destin ou est-ce le destin qui nous mène ?’.270 Le problème de la ‘causalité première’ traverse tout l’œuvre de Prévost, mais y est l’objet d’un partage inégal. Jean Sgard a fait remarquer que cette vaste production, s’organise autour de deux crises, en 1731 et en 1740. En 1731, année centrale autour de laquelle se composent ou germent simultanément les Mémoires d’un Homme de qualité, le Cleveland et Manon Lescaut, Prévost ‘se libère de son passé et tente de reconstruire une religion’. En 1740-1741, il compose coup sur coup l’Histoire d’une Grecque moderne, Histoire de la jeunesse du commandeur et Les Campagnes philosophiques, sans parler de l’Histoire de Marguerite d’Anjou et de l’Histoire de Guillaume le conquérant qui ne sont pas des romansmémoires. En cette seconde phase de production explosive, Prévost 268

Cf. Dans le Doyen de Killerine : ‘Si j’avais eu besoin d’un peu d’étude pour approfondir le caractère de mes frères, rien ne m’avait été si facile que de connaître celui de ma sœur. Elle le portait écrit dans ses yeux et sur son visage. L’heureux tempérament de son sang et de ses humeurs qui formait la beauté de son teint, servait non seulement à rendre son âme perpétuellement tranquille, mais encore à l’orner de mille qualités aimables. In Œuvres choisies de l’abbé Prévost, Amsterdam, rue et hôtel Serpente, 1783, tome VIII, p. 23. Nous soulignons. 269 Prévost, Le Philosophe anglais. Histoire de Cleveland, fils naturel de Cromwell, in Œuvres Choisies de l’abbé Prévost, Amsterdam, rue et hôtel Serpente, 1783, tome 4, p. 228. 270 Diderot, Jacques le Fataliste, éd. Paul Vernière, Paris, GF, 1970, p. 36.

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renonce, comme le souligne Jean Sgard, ‘à toutes les illusions romanesques, religieuses, morales, pour se limiter à la critique des passions et des mœurs’.271 Ce changement profond se traduit de façon assez spectaculaire au niveau de la question de la causalité métaphysique qui nous intéresse ici. A titre indicatif, et en se limitant aux seules occurrences lexicales, on peut observer que le mot de ‘Providence’ ne figure que deux fois dans l’Histoire d’une Grecque moderne et que la question de la fatalité, omniprésente dans la grande trilogie des années 1728-1735, n’intervient que tout à fait à la fin de l’Histoire de la jeunesse du commandeur où le mot de ‘Providence’ est même totalement absent. LES CONTRATS Les Aventures de Pomponius, chevalier roman ou Histoire de notre temps, Paris, 1728 Mémoires et avantures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, Paris et Amsterdam, 1728-31 Le Philosophe anglais ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell, écrites par lui-même et traduite de l’anglais par l’auteur des Mémoires d’un Homme de qualité, Utrecht (Paris), 1731-39 Le Doyen de Killerine, histoire morale composée sur les mémoires ‘une illustre famille d’Irlande, Paris et La Haye, 1735-40 Histoire de Marguerite d’Anjou, reine d’Angleterre, par l’abbé P. aumônier de S.A. Sér. Mgr le prince de Conty, Amsterdam, 1740 Histoire d’une Grecque moderne, Amsterdam, 1740 Campagnes philosophiques ou Mémoires de M. de Montcal […] par l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité, Amsterdam, 1741

271

Jean Sgard, Prévost Romancier, Paris, J. Corti, 1968, p. 25-26.

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Mémoires pour servir à l’histoire de Malte ou Histoire de la jeunesse du commandeur de ***. Par l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité, Amsterdam, 1741 Histoire de Guillaume de conquérant, duc de Normandie et roi d’Angleterre. Par M. l’abbé P***, Paris, 1742 Mémoires d’un honnête homme, Amsterdam, 1745 Le Monde moral ou mémoires pour servir à l’histoire du cœur humain par M.***, ancien résident de France dans plusieurs cours étrangères, Genève, 1760-62 Lettres de Mentor à un jeune seigneur, Paris, 1764

Dans ce relevé des romans de l’abbé Prévost on constate immédiatement que le pacte de visibilité de l’auteur est négocié de deux manières nettement distinctes. Dans les romans qui ne recourent pas à la formule des mémoires, Prévost est beaucoup plus enclin à se faire connaître comme auteur. Il signe ‘Par l’abbé P***’ et dans un cas, il ajoute même sa fonction d’aumônier du prince de Conti qui peut facilement le faire reconnaître. Dans les romans-mémoires en revanche, il installe dans les titres des romans un circuit de renvois internes qui se précise dans les Préfaces de la première trilogie quand la traduction des mémoires de Cleveland et la rédaction du Doyen de Killerine sont attribuées à Renoncour, l’Homme de qualité. Le renvoi à l’Homme de qualité dans les titres des Campagnes philosophiques et les Mémoires pour servir à l’histoire de Malte est ambigu et suggère un demi-aveu de l’auctorialité. Le pacte de visibilité laisse à l’ombre le vrai statut de l’auteur des Mémoires d’un Homme de qualité. Evidemment, le public ne pouvait pas ignorer longtemps qu’il s’agissait de l’abbé Prévost. La critique littéraire l’aidait par ailleurs à découvrir l’auteur de ce roman et dans la Préface du Doyen de Killerine, Prévost répond assez clairement aux critiques encourues pas le Cleveland pour que le public conclue qu’il en est l’auteur. Mais l’ambiguïté joue aussi dans l’autre sens : la formule ‘Par l’auteur des Mémoires d’un Homme de qualité’, peut aussi continuer à renvoyer à Renoncour, traducteur des Mémoires de Cleveland et rédacteur de ceux du Doyen de Killerine. Dans ce cas, le producteur de tous ces mémoires est entraîné

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dans le circuit fermé de la fiction. Les deux manières de négocier un pacte de visibilité amènent deux convention de participation à l’illusion différentes. Le contrat de lecture d’un roman résulte de la négociation d’une certaine manière de lire l’œuvre. Il ne s’agit pas seulement d’attirer l’attention du lecteur sur le changement que subissent certains codes poétiques, mais également d’insister sur une nouvelle conception du ‘roman’ même, qui se légitime comme un discours qui essaie de dire ce que d’autres discours ne peuvent pas dire. Le contrat de lecture est donc aussi une question d’interférence avec d’autres discours du système discursif de l’époque. Mieux qu’aucune autre œuvre, le Cleveland de l’abbé Prévost illustre l’interférence entre le discours romanesque et le discours métaphysique. LE DESTIN DE CLEVELAND Si l’on accepte que l’argument central de l’œuvre de Prévost est le problème de l’ultima ratio, il est important de relever que la question de la cause première y revêt plusieurs formes. Elle est posée en termes de Destin, de Fortune, de Sort, d‘Etoile, de grâce, de hasard, de chance… Chacun de ces termes a sa propre valence, mais certains sont également ambigus. Le Destin, par exemple, est une cause décidée dans un ailleurs inconnu qui produit un effet, qu’on appelle aussi ‘destin’ ou ‘destinée’. De la même façon, la ‘Fortune’ est la cause de la bonne ou mauvaise ‘fortune’ qui scande, comme effet la vie des individus. Bridge et Cleveland se demandent sans cesse quelle peut être la cause première de leur Sort dont ils ressentent de si terribles effets. Le bisémantisme des notions de Destin, de Fortune et de Sort est plus qu’une subtilité lexicale. Dans le lexique s’écrit de façon embryonnaire une idée fondamentale que le romancier Prévost n’ose pas encore dire de façon affirmative, mais qui se traduit et se trahit dans la narration et la composition de ses romans. Cette idée est qu’il y a des effets qui sont leurs propres causes, que certains effets n’ont pas de cause et que peutêtre il n’y a pas de cause première, pas de livre des destinées, pas de Providence. Quand l’effet coïncide avec la cause apparaît une idée qui n’est à proprement parler pensable que dans le roman, cachée dans et véhiculée par une composition narrative complexe : l’idée de la contingence, la possibilité qu’une chose arrive ou n’arrive pas, indépendamment d’une causalité contraignante.

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‘L’invraisemblance est donc le climat naturel des romans de Prévost’, déclarait Henri Coulet, dans une analyse de Cleveland : […] la lui reprocher serait méconnaître une des traditions les plus constantes du genre romanesque ; étrange, saisissant, paroxistique, l’invraisemblable est pris dans la trame du quotidien, il est la vérité intime du réel et le mode d’existence d’individus ‘uniques’, mais exemplaires.272

Si, en d’autres termes, un reproche d’invraisemblance frappe le Cleveland, il ne saurait porter que sur la réalité représentée, et non pas sur le texte même. Ce qui est invraisemblable, c’est la vie et non pas le roman. Chez Prévost, la question poétique de la vraisemblance, comprise comme la causalité cohérente de la narration, mène directement au problème métaphysique de la causalité dans l’univers. Cette connexion entre les plans poétique et métaphysique répond à ce que déclarait Jean Sgard : ‘Le romanesque apparaît chez Prévost comme le trait essentiel de la nature de l’homme ; il n’est pas un ornement du roman, il en est le sujet. […] L’unité du roman se fait […] d’un heurt perpétuel entre l’esprit romanesque et une réalité absurde’.273 Dans la lecture qu’en offre J. Sgard, Cleveland est un roman qui met en scène le conflit entre l’invraisemblance d’une réalité chaotique et une conscience qui essaie de réduire l’invraisemblance d’une série infinie de hasards en les ramenant à un principe organisateur. Cleveland cherche partout une Providence qui lui permette d’accepter l’invraisemblable. Cette lutte d’un esprit ‘romanesque’ avec ‘l’invraisemblance’ de la vie et du monde revêt un aspect livresque que suggère déjà le mot même de ‘romanesque’ et sur lequel il faut insister. Avant d’être un narrateur, Cleveland est un lecteur, nourri d’une énorme culture du livre, qui aborde le monde comme un Ecrit, dans lequel il cherche une logique, un principe – organisateur et justificateur à la fois – qu’il appelle la Providence. Les critères poétiques du ‘romanesque’ et de l’‘invraisemblable’, qu’une certaine critique véhicule dans ses appréciations dévalorisantes de l’œuvre, se transforment donc en paramètres actantiels constitutifs de l’univers du Cleveland et de sa ‘philosophie’ : le monde est un livre qui se donne à lire. Mais lire comment ? En faisant de son héros un 272 273

Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, A.Colin, 1968, p. 359. Jean Sgard, Prévost romancier, 1968, p. 168.

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lecteur qui perçoit le monde à la manière des livres qu’il étudie, Prévost met en scène l’échec d’une lecture : le monde est absurde, il n’y a pas de Providence. Ce que Prévost ne pouvait pas dire en clair sans heurter les autorités ecclésiastiques dont il dépendait, il le suggère en filigrane, par la mise en scène d’un homme de lettres qui lit – et qui lit mal – le Livre de la Destinée. L’obsession de Cleveland qui le pousse à lire dans le hasard d’une rencontre ou d’une séparation la main d’un auteur, l’intervention divine, la prédisposition du ciel, ne peut qu’irriter le lecteur. Au lecteur de formuler la conclusion que Prévost devait s’interdire : la lecture de Cleveland est fausse, il n’y a pas de Providence. Si tel est véritablement, comme nous le croyons, l’idée de Prévost et l’argument profond du Cleveland, l’auteur se trouve immédiatement confronté à une énorme difficulté argumentative : comment Prévost pouvait-il faire oublier à son lecteur qu’il était lui-même une espèce de Providence, un démiurge qui organise le récit et qui dispose les hasards des rencontres et séparations invraisemblables selon un plan préconçu. La collision de l’énoncé et de l’énonciation, de la thèse à démontrer et du discours démonstratif, projette dans le projet de Prévost (ou ce que nous considérons comme tel) un paradoxe pragmatique. La solution la plus évidente qui s’offrait à Prévost consistait à s’effacer comme auteur. Et la formule du roman-mémoires lui en fournit le moyen. S’il n’y a pas de Providence, le narrateur omniscient, démiurgique, se doit de disparaître à son tour. La responsabilité démonstrative est dès lors déléguée à une instance qui est à la fois narrateur et personnage, sujet et objet de la narration. Mais l’effacement de la Providence narrative au profit d’un ‘je’ ne fait que déplacer une nouvelle fois le paradoxe. La responsabilité démonstrative que Prévost impose à Cleveland est d’être vraisemblable dans la narration des événements invraisemblables qu’il a vécus. Le lecteur doit croire à l’invraisemblance de la vie, sans percevoir l’invraisemblance du récit. Si l’on accepte ces prémisses, le Cleveland apparaît comme une énorme machine argumentative, qui interroge les rapports complexes entre plusieurs opérateurs logiques. L’option d’une narration à la première personne implique, dans le cas de Cleveland, la mise en œuvre d’un dialogue entre trois facteurs poétiques qui fonctionnent comme autant d’opérateurs de la logique du récit : l’invraisemblance de la réalité représentée (res), la vraisemblance du discours narratif (verba) et le ‘romanesque’ de la conscience à travers laquelle Cleveland perçoit la réalité.

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LE LIVRESQUE Prévost brise le schéma classique de l’imitation (res/verba) en y projetant un troisième niveau, celui de la lecture : ‘Mon nom était écrit dans la page la plus noire et la plus funeste du livre des destinées’,274 déclare Cleveland dans la Deuxième Partie. Prévost inscrit la lecture, le moment herméneutique, dans le récit même. N’en fait-il pas autant dans Histoire d’une Grecque moderne ? Théophé, dont l’origine demeure incertaine, est comme un livre trouvé par hasard, manuscrit que l’ambassadeur n’arrivera jamais à déchiffrer. Ici encore, le problème herméneutique occupe le centre de l’univers narratif. Le sujet fondamental de ce livre est peutêtre moins la jalousie que l’incompétence herméneutique. Au début de ses mémoires, l’ambassadeur avoue son incapacité de décoder le livre qu’est Théophé. Ce sera au lecteur de fournir une lecture correcte et d’achever le récit par un effort herméneutique : C’est ici que j’abandonne absolument le jugement de mes peines au lecteur, et que je le rends maître de l’opinion qu’il doit prendre de tout ce qui lui a pu paraître obscur dans le caractère de Théophé.275

Pour Cleveland, vivre c’est apprendre à lire. Jusqu’au moment des crises finales, la lecture est le substitut de l’expérience : Je lui répondis, sans me défier de son dessein, que des deux sources qu’elle me nommait, et d’où elle croyait que j’avais pu tirer quelques lumières, l’expérience me paraissait la seule sur laquelle il y eût à former quelque jugement raisonnable. Je me fonde, lui dis-je, sur la mienne. Avec l’usage continuel de l’étude, j’ai cru longtemps que mon cœur n’avait pas besoin d’autre secours pour se défendre contre toutes les passions qui peuvent troubler sa tranquillité ; et vous savez combien la fortune m’a donné d’occasions d’exercer les principes que j’avais puisés dans mes livres. Ils ne m’ont pas mal servi dans mes premières épreuves, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il est resté dans mon âme quelque partie que la douleur n’avait pas pénétrée.276

Les livres apportent conseil et consolation. C’est au milieu de ses livres que Milord Clarendon, le dernier mentor de Cleveland, rudement éprouvé lui aussi par la perte d’un être cher, consomme son deuil.277 La fonction capitale du livre est en effet le plus clairement visible dans le motif de la 274

Prévost, Cleveland, éd. Philip Stewart, Grenoble, Presses universitaires, 1979, p. 83. Prévost, Histoire d’une Grecque moderne, éd. Alan Singerman, Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 283. 276 Prévost, Cleveland, p. 487-88. 277 Prévost, Cleveland, p. 620. 275

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bibliothèque. La bibliothèque est la métaphore de la conscience. Se composer une bibliothèque équivaut à se donner un regard sur le monde. Transformer ce regard implique un changement de lecture. C’est là où en veut venir le Jésuite, lui aussi mentor, mais passager, de Cleveland : Il se leva en finissant ces paroles ; et jetant les yeux sur mes livres, où il n’aperçut que des philosophes, anciens et modernes : Que vois-je ? Continua-t-il du même ton ; des fous ? Des frénétiques ? Des furieux ? O ! Monsieur, Monsieur, comment n’êtes-vous pas désabusé des sophismes et des illusions de ces imposteurs ? Comment retournezvous à une source dont vous avez senti la vanité et la corruption ? Vous les mettrez au feu, si vous m’en croyez ; et lorsque vous commencerez à vouloir écouter mes conseils, vous me laisserez le soin de vous composer une bibliothèque.278

De ces livres, Cleveland peut même ressentir l’inimitié, quand ils le confrontent à leur inefficacité à expliquer l’absurdité de l’existence : Les livres, que j’avais aimés jusqu’alors avec idolâtrie, me devinrent odieux et insupportables […], me figurant lorsque je me trouvais au milieu de ma bibliothèque que j’y étais environné d’une multitude d’amis perfides.279

La conception livresque de Cleveland est ‘essentialiste’. Il attend des livres qu’ils lui offrent les principes du fonctionnement du monde et de la conduite à tenir. Prévost n’attend pas le déclenchement de l’aventure pour l’illustrer. L’essentialisme de Cleveland est inséparable de l’héritage maternel. Revenue de la dissipation des années passées dans le monde, la mère de Cleveland ne conserve de commerce avec la société que par l’achat de livres, dont elle nourrit son enfant dès qu’il est sorti ‘des ténèbres de l’enfance’. Refusant le secours des leçons et des maîtres ordinaires, la mère façonne l’esprit du jeune Cleveland d’après un modèle livresque, qu’elle prend le soin de composer elle-même : Elle avait lu dans les traductions tous les philosophes anciens et modernes. Elle en avait tiré avec un discernement admirable tout ce qu’ils ont pensé de plus raisonnable par rapport au bonheur et à la vérité. Elle en avait composé, à force de soin, un système complet dont toutes les parties étaient enchaînées merveilleusement à un petit nombre de principes clairs et bien établis. C’était son livre favori ; elle ne se lassait point de le relire. Elle y trouvait, disait-elle, comme dans une source toujours féconde, sa force, ses motifs, ses consolations, en un mot le fondement de la paix de son cœur et de la constante égalité de son esprit.280 278 279 280

Prévost, Cleveland, p. 310. Prévost, Cleveland, p. 279. Prévost, Cleveland, p. 19.

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Le savoir est ramené à un échafaudage rationnalisé de maximes et de principes, qui sont censés orienter la perception du monde de Cleveland. Cet essentialisme se double de l’apologie de la traduction. Mme Cleveland est fort prévenue contre l’étude des langues, qu’elle appelle ‘la peste de la raison et la ruine du jugement’. Toutes les beautés des ouvrages latins ont été transmises dans les langues vivantes par le moyen des traductions. Il est dès lors inutile de sacrifier cinq ou six années à l’apprentissage du latin quand c’est le cœur et l’esprit qu’il s’agit de cultiver. Le livre d’or,281 principal joyau de l’héritage maternel, accompagnera Cleveland tout au long de son périple, où il sera relayé par d’autres legs, que lui feront les différents ‘pères-bibliophiles’ qui croiseront son parcours : milord Axminster, milord Clarendon et le Jésuite. Pour ce dernier, le relais de la mère comme représentant de l’essentialisme livresque est très explicite : Il m’offrit d’abord un petit catéchisme en français, composé par un jésuite nommé Canisius. Voilà, me dit-il, un petit livre d’or. C’est l’essence et l’élixir de la religion. Avec ce livret qui n’est pas si gros que le petit doigt, vous en saurez, en moins d’une heure, autant que tous les docteurs et tous les évêques ; autant même que le pape, ajoutat-il avec un souris, et en me regardant du coin de l’œil.282

Mais pour Cleveland, la perception du monde est un perpétuel combat entre les maximes livresque et l’expérience. La recherche d’un principe organisateur et structurant – la Providence – se heurte sans cesse à l’expérience de l’absurde : Comment la Providence abandonne-t-elle la bonté et l’innocence à la rigueur du sort ?283 Comment justifier la Providence qui sacrifiait ainsi la vertu pour assurer l’impunité du crime ?284

Mais malgré quelques moments de révolte, malgré la rigueur du sort, l’existence de la Providence en soi n’est jamais fondamentalement et définitivement remise en question par Cleveland. Le hasard, c’est la Providence. Et la rigueur du sort peut toujours être ramenée à une secrète disposition du Ciel : Enfin, l’inspiration du ciel, qui ne manque point d’entrer sans doute dans les entreprises où sa Providence est si particulièrement intéressée, 281 282 283 284

Prévost, Cleveland, p. Prévost, Cleveland, p. Prévost, Cleveland, p. Prévost, Cleveland, p.

20. 312. 476. 586.

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ses vues sur Cécile et sur moi, des conseils plus profonds et plus sages que toutes les réflexions, me déterminèrent à marcher devant moi, sans autre guide que ma tendresse pour Cécile.285 Et quelques charmes que je découvrisse déjà dans ma fille, ne pouvant expliquer naturellement une passion si vive pour un enfant de cet âge, je l’attribuais à la Providence qui nous l’avait ménagée comme une dernière ressource.286 Mais [le mystère du comportement de Dom Thadeo] servit d’un autre côté à justifier à mes yeux la Providence, dont la rigueur m’avait déjà porté indiscrètement à quelques murmures.287

Et même à l’extrême fin du livre, les paroles de milord Clarendon, adressées à Cleveland du fond d’une insurmontable détresse, forment ‘une exhortation à nous soumettre aux jugements toujours équitables de la Providence’.288 Même l’éditeur du récit, dans son Avertissement au Tome VI, partage cette foi inébranlable en un principe équitable, organisateur du monde : Le hasard, ou plutôt la Providence, met [Cleveland] en liaison avec le comte de Clarendon.289

Pourtant, considéré du point de vue de l’auteur qui tire les ficelles de ce complexe argumentaire, le livre semble écrit pour inspirer au lecteur une lecture toute contraire, anti-leibnizienne : l’expérience de tant de malheurs contredit l’existence de la Providence, comme organisation juste et équitable de l’univers. Le parallélisme avec la conclusion de Candide s’impose ici comme une évidence : qui pourra croire, à la fin de Cleveland, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ?290 Il est sans doute vrai, d’autre part, qu’avec Cleveland Prévost renoue avec la tradition du roman hellénistique. Mais, comme le remarque à juste titre Richard Francis, la complexité de l’intrigue et le chaos des événements qu’affrontent Théagène et Chariclée, Chéréas et Callirhoé, Leucippé et Clitophon, n’échappaient à l’incohérence que parce qu’ils relevaient d’une mise en scène divine.291 C’est précisément le progressif 285

Prévost, Cleveland, p. 541. Prévost, Cleveland, p. 554. 287 Prévost, Cleveland, p. 590. 288 Prévost, Cleveland, p. 621. 289 Prévost, Cleveland, p. 356. 290 J. Sgard, Prévost romancier, 1968, p. 168. 291 Richard Francis, The Abbé Prévost first-person narrators, Oxford, The Voltaire Foundation, SVEC, 1993, p. 301. 286

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effacement de cette main divine qui, dans le Cleveland, demande un mode de narration approprié. Le narrateur omniscient doit s’effacer devant un personnage-narrateur qui, avec le tempérament qui est le sien, est aux prises avec l’inénarrable. Imposer un ordre à l’histoire de sa vie est un constant souci pour Cleveland et toutes les interventions narratoriales en témoignent. On en compte les occurrences par dizaines et point n’est besoin d’en esquisser le contexte pour observer que l’ordre, chronologique ou autre, est un moyen de ‘voir clair’, de structurer le labyrinthe de la mémoire encombrée par l’inexplicable : ‘J’en laisse le récit, qui n’a point de rapport à mon histoire’,292 ‘ma narration paraîtra plus claire en suivant l’ordre des événements’,293 ‘Pour suivre la loi que je me suis imposée jusqu’ici de m’attacher à l’ordre des événements […]”,294 ‘N’exigez pas que je m’arrête à des détails superflus’,295 etc. En même temps qu’il encourage le héros à faire une lecture leibnizienne du monde, l’essentialisme déteint sur l’écriture du narrateur Cleveland. L’énonciation narrative témoigne elle aussi du souci de saisir les événements à travers un prisme qui leur confère une lisibilité cohérente. Cependant, à plusieurs endroits de son récit, le narrateur se heurte à ses propres principes, dont il ressent vivement l’inadéquation : L’ordre me gêne ; et ne pouvant représenter tous mes malheurs à la fois, les plus grands sont ceux qui s’offrent le plus vivement à ma mémoire, et que je souhaiterais du moins de pouvoir exprimer les premiers.296 (Fanny :) J’ai des choses incroyables à vous raconter. J’en suis effrayée moi-même à mesure que je les rapproche de mon imagination pour les mettre en ordre.297

La conception essentialiste et la tentative d’imposer une grille logique aux choses sont également inadaptées à l’histoire et à la narration. La vie est un roman invraisemblable qui résiste à la narration. L’invraisemblable ne peut pas être raconté.

292 293 294 295 296 297

Prévost, Cleveland, p. 45. Prévost, Cleveland p. 146. Prévost, Cleveland, p. 369. Prévost, Cleveland, p. 428. Prévost, Cleveland, p. 241. Prévost, Cleveland, p. 381.

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LE ROMANESQUE Confronté à l’inénarrable d’une vie invraisemblable, Cleveland ne se lasse cependant pas de chercher un mode d’écriture qui éloigne le récit du roman. Une technique courante à l’époque pour assurer le caractère non romanesque du récit consiste à projeter dans le récit une image négative du genre auquel il appartient. Pour écarter tout soupçon que le récit qu’il écrit est lui-même un roman, Cleveland rejette avec dédain tout texte qui y ressemble : ‘Je pris ensuite quelques-uns de ces ouvrages d’ornement et de galanterie qu’il (le Jésuite) avait mis au second rang parmi les remèdes. […] Je ne pus soutenir cette lecture un quart d’heure’.298 Le roman, s’il a le bonheur d’y trouver une place, occupe le dernier rayon dans la bibliothèque de Cleveland. Mais ce qui choque le bibliophile essentialiste est moins le caractère frivole ou galant du roman que l’ornement inutile, qui est pour lui la caractéristique la plus répréhensible du genre. La peur que par une organisation trop rhétorique le récit reçoive une teinture romanesque anime à tout moment le narrateur. L’ornement et la perturbation rhétorique de l’ordre naturel pèsent sur le roman comme une tare négative. L’essentialisme est nécessairement antiromanesque : Pour rendre mon histoire plus intéressante et lui donner les grâces du roman, j’aurais dû remettre à la fin de mon ouvrage l’éclaircissement que je me suis hâté de donner en cet endroit.299 Ah, je brise ma plume, et j’ensevelis pour jamais au fond de mon cœur le souvenir de mes infortunes et de mes larmes, si j’ai besoin de secours et d’ornement pour les retracer. Reprenons plutôt les choses dans leur simple origine.300

Le personnage le plus romanesque du livre est sûrement Dom Thadeo, gentilhomme espagnol qui, lors d’une fête qu’il offre à Fanny et Cécile, dont il est tour à tour amoureux, cumule certaines caractéristiques de son compatriote Don Quichotte : Dom Thadeo, témoin de ces préparatifs, s’était efforcé de seconder les intentions de ma sœur par diverses galanteries qui étaient peut-être copiées de quelque roman de sa nation ; il s’était couvert du plus magnifique de ses habits, qu’il avait relevé de plusieurs ajustements extraordinaires ; et s’étant coiffé encore plus galamment, il prétendait 298 299 300

Prévost, Cleveland, p. 315. Prévost, Cleveland, p. 205. Prévost, Cleveland, p. 371.

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représenter le dieu de l’hymen. […] Il ne manquait que de la musique à la fête ; mais par une précaution qui serait peu vraisemblable dans tout autre voyageur qu’un gentilhomme espagnol, Dom Thadeo avait un luth dans sa malle, et le touchait assez agréablement.301

Malgré le persiflage voilé de cette scène, le quichottisme romanesque de Dom Thadeo arrive à peine à cacher le quichottisme livresque et érudit de Cleveland lui-même, affirmé inconsciemment à quelques dizaines de pages de distance seulement de l’allégorie romanesque mise en scène par le ridicule Dom Thadeo : Et vous savez combien la fortune m’a donné d’occasions d’exercer les principes que j’avais puisés dans mes livres. Ils ne m’ont pas mal servi dans mes premières épreuves, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il est resté dans mon âme quelque partie que la douleur n’avait pas pénétrée.302

Les principes et maximes puisés dans les livres et l’expérience d’un réel chaotique forment les deux pôles entre lesquels s’installe un débat sur le hasard, le sort, la fortune auxquels le héros oppose la Providence et le vraisemblable, qui sont des constructions livresques. Si la complexité de l’énorme machine logique qu’est Cleveland doit aboutir à la conclusion incontournable que la vie est régie par les hasards de la fortune et non par la Providence, Prévost veille cependant à garantir la vraisemblance de son roman comme réalité textuelle. Sans y parvenir, semble-t-il, à en croire les commentaires négatifs à ce sujet. LE VRAISEMBLABLE Dans Cleveland, la mise en scène du conflit entre l’invraisemblance de l’histoire et la vraisemblance de la narration s’accompagne d’une interrogation en profondeur sur le concept même de vraisemblance. Le roman est un champ discursif où plusieurs acceptions de la notion de vraisemblance se rencontrent, se côtoient, se combattent. On peut dénombrer dans le plus long des romans de Prévost une quarantaine d’occurrences du vocable ‘vraisemblance’ et de ses dérivés. Ce taux n’aurait rien de spectaculaire si l’on oubliait que ces occurrences s’organisent en créneaux, localisables dans certaines parties et

301 302

Prévost, Cleveland, p. 511. Prévost, Cleveland, p. 488.

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que certains personnages en forment le pivot. Constat qui transforme ces parties et intrigues en champs argumentatifs. Cleveland constitue lui-même un premier créneau. La conception ‘vraisemblabilisante’ de l’existence à laquelle Cleveland a voulu tenir tout au long de sa malheureuse existence aboutit enfin à un cri de désespoir : Oui, Mylord, faites-moi découvrir dans les attributs du souverain être ou dans les miens, dans les idées de la raison ou dans la nature des choses, une apparence de preuves, une couleur de justice, une ombre de vraisemblance, qui serve à me faire trouver moins de dérèglement et de cruauté dans cette disposition.303

Un autre faisceau argumentatif est focalisé sur Fanny. Il concerne moins les événements et les circonstances que le discours qui en fait son objet. Celui-ci est dit vraisemblable dans la mesure où il parvient à se rendre crédible, à persuader l’interlocuteur. Ici encore le problème herméneutique se pose et une fois de plus Cleveland se révèle être mauvais interprète. Au moment des retrouvailles, Cleveland ne trouve pas de vraisemblance dans le discours justificatif de son épouse, retrouvée après son enlèvement par Gelin. Incapable d’aller au-delà des apparences, il hésitera longtemps à rendre à sa femme son ancienne tendresse : Mon cœur n’était plus capable de se laisser tenter par des possibilités et des vraisemblances. Son sort était comme décidé. Loin de s’arrêter à des motifs d’espérances, ses désirs même étaient éteints, ou si dans ses agitations passionnées il souhaitait aveuglément de retrouver Fanny avec son innocence, il n’en était que plus malheureux en revenant bientôt à sentir qu’il s’était occupé d’une chimère.304

Après la réconciliation, Fanny continue à occuper le centre du faisceau de la vraisemblance pensée comme crédibilité : ‘Je connaissais le caractère judicieux de Fanny, et j’avais trouvé dans son discours une vraisemblance dont j’étais frappé’.305 Le vraisemblable comme crédibilité du discours sert ici de tremplin à une interrogation sur la force persuasive du langage. Le Cleveland recèle aussi un discours sur la rhétorique, dont Cleveland se méfie dans sa propre narration, comme on l’a vu. C’est Gelin qui incarne les forces vraisemblabilisantes du discours. A Sainte-Hélène, il a l’occasion de faire

303 304 305

Prévost, Cleveland, p. 625. Prévost, Cleveland, p. 435. Prévost, Cleveland, p. 576.

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montre d’un talent de rhéteur hors du commun.306 Mais c’est surtout dans son intrigue avec Fanny qu’il se développe comme un habile séducteur qui, par la mise en œuvre d’une rhétorique de la persuasion, amène sa victime où il veut l’avoir : Soit pour ménager ma douleur, soit pour garder plus de vraisemblance, il me conduisit habilement par tous les degrés.307 Il m’avait exposé ses vues avec tant de vraisemblance qu’il était parvenu à me rassurer.308 Il me fit une si horrible peinture du précipice où il m’assurait que j’étais prête à tomber, qu’à force d’exagération son discours cessa de me paraître vraisemblable. Rien n’étant néanmoins si éloigné de mes soupçons que le dessein qu’il avait de me tromper, je ne lui témoignai point de défiance […].309

Ce récit secondaire où Fanny se justifie de sa fuite avec Gelin recèle une interrogation sur les forces du langage et de la rhétorique. La rhétorique est le pouvoir de l’homme sur les choses. Dans le langage rhétorique, l’homme peut se venger de la rigueur du sort : il peut faire croire à ce qui n’est pas. Mais il y a d’autres conceptions de la vraisemblance. L’une des grandes questions du Cleveland concerne le hasard : comment comprendre le hasard ?, comment vivre le hasard ? Face à ce problème et face à la réponse qu’y apporte Cleveland, Prévost insère des intrigues secondaires où d’autres attitudes en matière de vraisemblance sont profilées. C’est ici qu’il faut poser la question de la raison d’être de l’énorme récit secondaire dont Bridge est le pivot. L’utopie de Sainte-Hélène, renfermée dans le long récit secondaire de Bridge qui englobe toute la Troisième Partie du roman, est le laboratoire d’un nouveau vraisemblable. Le vraisemblable y est défini comme le probable. Le tirage au sort par lequel à Sainte-Hélène les réfugiés de La Rochelle attribuent une épouse aux nouveaux colons – Gelin, Bridge et leurs amis – préfigure la question. Comme le sort ne leur est pas favorable dans la désignation des épouses, Gelin et Bridge se livrent à de véritables calculs de probabilité. Afin d’échapper à la fatalité du tirage au sort, que les sages de la colonie estiment parfaitement juste et équitable, voire providentiel, les nouveaux réfugiés ne 306 307 308 309

Prévost, Cleveland, p. 138 et suivantes. Prévost, Cleveland, p. 383. Prévost, Cleveland, p. 397. Prévost, Cleveland, p. 402.

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trouvent d’autre expédient que d’engrosser les jeunes filles qu’ils aiment et d’en faire ainsi leurs épouses légitimes. C’est Bridge lui-même qui oppose au hasard du tirage au sort (ou à la volonté divine qui s’y manifeste, selon les colons fanatiques) la loi ‘naturelle’ du probable : Il est impossible que de six que nous sommes, il n’y en ait pas du moins quelques-uns dont l’amour ait produit des fruits qui paraîtront […].310 Il n’était pas vraisemblable que de six jeunes gens qui eussent le même commerce avec de jeunes filles de leur âge, il n’y en eût qu’un qui fût devenu père.311

C’est précisément, et paradoxalement, dans l’utopie de Sainte-Hélène que se développe une conception ‘mécanique’, ‘naturelle’ du vraisemblable, qui répond, non pas à une loi divine, mais aux lois inhérentes à la Nature. Nulle part dans le roman, la question du hasard ne se pose avec plus d’acuité que dans le discours de Bridge, le narrateur de l’utopie de Sainte-Hélène, au moment de sa rencontre avec Cleveland. Bridge est le double de Cleveland, fils de Cromwell lui aussi, élève comme lui de Mme Riding, habitant comme lui de Rumney-hole. Cleveland et Bridge sont demi-frères, qui n’étaient pas destinés à se rencontrer jamais. C’est par le plus pur des hasards que leurs chemins se croisent, au milieu du grand océan : Faites-moi donc connaître plus clairement qui vous êtes, me dit-il enfin, et apprenez-moi par quel caprice de la fortune tous les commencements de votre vie ont presque une entière ressemblance avec ceux de la mienne.312

Prononcé immédiatement après la dispersion des personnages qui déclenche le grand périple, le discours de Bridge dédouble le roman : l’aventure de Cleveland est doublée de celle de Bridge, comme dans un miroir. Le propos de Bridge projette dans la logique du récit un effet de spécularité, qui thématise la question du hasard : ‘par quel caprice de la fortune… ?’ En effet, l’invraisemblance de la rencontre de Cleveland et de Bridge au milieu de l’océan n’aura évidemment échappé à aucun lecteur. Mais dans son invraisemblance même, cette rencontre est le pivot d’un redoublement des événements : ce qui est arrivé à Cleveland est aussi arrivé à Bridge. Quelle que soit l’invraisemblance du comportement 310 311 312

Prévost, Cleveland, p. 141. Prévost, Cleveland, p. 146. Prévost, Cleveland, p. 97.

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de Cromwell (à la fois inacceptable et incrédible) à l’égard de son fils et de son ancienne maîtresse, quelle que soit l’invraisemblance d’un séjour souterrain dans Rumney-hole, ces événements sont capables de se reproduire. Ce qui apparaît comme invraisemblable aux yeux d’un lecteur classique, est vraisemblable selon la nouvelle conception du vraisemblable comme le reproductible : est vraisemblable, ce qui est capable de se reproduire. Comme l’a montré Jacques Roger, les sciences expérimentales avaient dès la fin du XVIIe siècle profondément changé la perception du monde. Devant un fait surprenant, deux attitudes étaient possibles : le rejeter comme invraisemblable, ou essayer de le reproduire.313 La première conversation de Bridge et de Cleveland souligne l’invraisemblance d’événements qui par leur reproduction deviennent vraisemblables. L’invraisemblable, c’est le vraisemblable. L’accueil ambigu que la critique a réservé à Cleveland montre que Prévost n’a pas réussi à résoudre efficacement le paradoxe de la vraisemblance qui témoigne de l’interférence de la formule narrative des mémoires avec le discours métaphysique. En réponse à la grande question du hasard, le romancier oppose différentes attitudes qui se traduisent comme autant de conceptions de la vraisemblance. Alors que le récit principal est régi par deux conceptions classiques du vraisemblable (l’acceptable et le crédible), le principal récit secondaire projette dans la structure narrative deux nouvelles acceptions (le vraisemblable comme le probable et comme le reproductible), qui reposent sur une vision ‘mécanique’ du monde.

313 Jacques Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1963, p. 190

DU ROMANCIER ET DU DISCOURS HISTORIQUE (JEAN DU CASTRE D’AUVIGNY)

La négociation d’un contrat de lecture pour le roman-mémoires est inséparable des interférences intersystémiques que la formule des mémoires ‘contracte’ avec d’autres systèmes discursifs comme, prioritairement, le champ historique.314 L’œuvre de Jean Du Castre d’Auvigny est exemplaire à ce sujet dans la mesure où l’activité de cet écrivain se situe dans les deux champs simultanément. Dans le champ historique, il est entre autres l’auteur d’une Histoire de France par demandes et par réponses (1729). Son activité de romancier, concentrée dans une très courte période, est assez diverses, comme le montre ce tableau : Les aventures d’Aristée et de Télasie, histoire galante et héroïque (1731) Mémoires de Mme de Barneveldt (1732) Anecdotes galantes et tragiques de la cour de Néron (1735)

Mémoires du comte de Comminville (1735)

Amusements historiques (1735) Melchu-Kina, ou anecdotes secrètes et historiques (1735)

Deux de ces romans seulement adoptent la formule des mémoires, mais l’on reconnaît aussitôt l’affinité des quatre autres textes avec certains paradigmes avec lesquels cette formule interfère souvent : la nouvelle galante et les anecdotes secrètes de la cour. Ce tableau illustre les différentes manières dont Du Castre d’Auvigny pense l’interférence entre la narration fictionnelle et l’Histoire.

314 Cf. Robin Howells, ‘Statut du romanesque : l’opposition roman/histoire dans la pratique signifiante de 1635 à 1785’, in René Démoris et Henri Lafon (éds), Folies romanesques au XVIIIe sièclen Parus, Desjonquères, 1998, p.19-39.

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Les discours préfaciels qui entourent ces différents romans constituent une apologie du ‘roman’ par rapport à l’Histoire. Ils paraissent à une époque où Nicolas Lenglet-Dufresnoy mène la même discussion, mais d’une autre manière, dans De l’utilité des romans (1734).315 L’ambition de Du Castre d’Auvigny est de produire du nouveau. Il y insiste déjà dans Les Aventures d’Aristée et de Télasie (1731), qui est une histoire à l’antique, mais que l’auteur déclare, pour souligner son originalité, ne pas avoir volée à Achille Tatius. Il a surtout travaillé le style. S’exerçant dans différentes formules narratives, Du Castre d’Auvigny a bien enregistré la montée de la formule des mémoires, comme en témoigne ce qu’il en dit dans la Préface des Anecdotes galantes et tragiques de la cour de Néron (1735) : On est accoutumé depuis un certain nombre d’années à ne donner au public (en ce qui regarde les livres de l’espèce du mien) que des fictions conformes à nos mœurs présentes. Ces sortes d’ouvrages, au moins quelques-uns, ont eu beaucoup de succès. Ils avaient pour eux le mérite de la nouveauté, mais on ne trouve pas toujours des Mémoires d’un Homme de qualité ni des Cleveland. Il faut être l’auteur de ces livres pour en faire de semblables et ce ne serait point assez de son esprit, il faudrait encore avoir son cœur.316

Ce n’est pourtant pas la route des Mémoires qu’il a prise dans ces Anecdotes galantes et tragiques de la cour de Néron (1735). Tout d’abord, son sujet n’est pas nouveau et il n’est certainement pas conforme aux mœurs contemporaines. Ces Anecdotes ne répondent pas à ce nouveau goût, mais on y trouvera néanmoins du neuf. Le lecteur y découvrira des choses ‘qu’il peut soupçonner d’avoir déjà vues’ : les progrès de Néron dans le crime, les intrigues d’une mère impérieuse… Ce sont des sujets qui ont un fondement historique, mais qui demandent aussi un effort à l’imagination. C’est cet effort que Du Castre d’Auvigny fournit. Il n’a donc pas peur de produire de la fiction à partir de l’Histoire. De toute façon, le lecteur verra que ces choses sont traitées de manière nouvelle. C’est que ‘le succès des ouvrages dépend presque toujours de la façon dont ils sont écrits’. Le succès des Anecdotes de la cour de

315 Cf. Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet Dufresnoy, Ecrits inédits sur le roman, Oxford, Voltaire Foundation, University of Oxford studies in the Enlightenment, 2014, p. 49-69. 316 Pour les références aux Préfaces des romans de Jean Du Castre d’Auvigny, nous renvoyons à Christian Angelet et Jan Herman (éds), Recueil de Préfaces de romans du XVIIIe siècle tome I : 1700-1750, Saint-Etienne, Presses universitaires et Leuven university Press, 1999, p. 142-148.

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Philippe-Auguste (1733) par Mlle de Lussan, ‘une Sappho du siècle’, lui paraît de bon augure pour la réception de ses Anecdotes à lui. On trouve une autre trace de la prévention du public pour les choses nouvelles, c’est-à-dire contemporaines, dans Amusements historiques (1735) publiés la même année. De nouveau, Du Castre d’Auvigny, refuse le contemporain pour aller chercher le nouveau dans des recueils d’Histoire. Les Amusements historiques sont un florilège de ce qu’il y a de plus intéressant dans les Historiens les plus connus et les plus fidèles, comme Mézeray ou le père Daniel. Cependant, ces historiens ‘n’ont rapporté dans leurs Histoires que les faits les plus connus, mais on leur a l’obligation d’avoir en quelque sorte renouvelé ces faits par leur manière de les raconter et par l’ordre qu’ils ont donné aux découvertes des autres’. L’entreprise de Du Castre d’Auvigny est encore différente : on trouvera dans son ouvrage ‘des choses qui ne sont [racontées] nulle part et les membres de plusieurs autres de [s]es histoires étaient dispersés dans plusieurs volumes, en sorte qu’on n’y prenait pas garde’. Le nouveau cette fois-ci est dans les choses essentielles que les historiens ont omises. S’il a un mérite, c’est de les avoir extraites de leur contexte et de leur avoir donné un nouveau ‘tour’ et un nouveau ‘style’. Pour cette manière de faire, le modèle de Du Castre d’Auvigny est Charles Rollin, l’auteur d’une Histoire ancienne des Egyptiens, des Carthaginois, des Assyriens, des Babyloniens, des Mèdes et des Perses, des Macédoniens et des Grecs (1731-38), qui était très lue et appréciée à l’époque : Les faits qu’il a rapportés ne sont pas moins anciens que ceux qui composent mon livre. Ils ont eu de nouveau charmes dans ses ouvrages, les historiens ont été oubliés. Il a paru seul digne de transmettre ces faits à la postérité et le seul qui avait su jusque-là les rendre plus agréables et plus instructifs.

De toute façon, les anecdotes rassemblées dans ces Amusements historiques ne ressemblent pas au ‘fatras des romans imprimés chez Barbin’, chez qui paraissaient, à la fin du siècle précédent, un grand nombre des Nouvelles historiques et galantes, alors très à la mode. Melchu-Kina ou Anecdotes secrètes et historiques (1735) est un troisième recueil publié la même année que les deux précédents. Cette fois-ci, l’option pour renouveler le champ narratif n’est pas de publier des choses secrètes dont les historiens ne parlent pas, mais au contraire d’effacer de l’Histoire des faits honteux, qui ne méritent pas d’être rappelés. Dans l’Avertissement de ce troisième recueil, le mécontentement de Du Castre d’Auvigny à l’égard de l’Histoire est exprimé avec peu de réticence :

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On regarde néanmoins la lecture de ces ouvrages [de fiction] comme un poison dangereux. Et cela, par le même principe qui fait condamner les théâtres modernes sur les pièces grossières et scandaleuses des anciens histrions. Que des gens si délicats n’effacent-ils de l’Histoire ces traits affreux, qui semblent autoriser le vice en le montrant presque toujours heureux ? Peuvent-ils supporter qu’un historien de Portugal rapporte qu’un de ses rois, par un attentat qui montre l’affreux spectacle d’un double adultère, enlève de force la femme d’un de ses principaux courtisans et contraint le mari malheureux d’aller vivre déshonoré dans une cour étrangère ?

Il en va tout autrement de la fiction narrative, selon Du Castre d’Auvigny, qui se transforme ici en apologiste du roman : Les fictions d’aujourd’hui s’approchant du vrai, en ont de plus grands droits sur l’esprit. La philosophie et la morale qu’on y insère sont là d’une utilité extrême. Leurs conseils y sont moins suspects qu’ailleurs. C’est en passant et, ce semble, sans dessein qu’on les donne. Ils sont toujours appuyés d’exemples frappants et de là ils pénètrent davantage.

Au lieu de récriminer le roman, les criticastres feraient mieux de s’en prendre à l’Histoire : Ils devraient […] renverser ces édifices superbes, qu’on semble avoir bâtis exprès dans des lieux apparents, pour rendre l’infamie de celles qui les habitent sans cesse présente aux yeux du public. Voilà les spectacles qui corrompent l’esprit et le cœur. Les yeux les plus sages voient rarement ces fortunes et ces palais à l’abri de la tentation.

Du Castre d’Auvigny recourt à la formule des mémoires dans deux romans. Dans l’Avertissement des Mémoires de Mme de Barneveldt (1732), il se montre bien au courant de ce que le public attend des ‘Mémoires’ : Le lecteur s’attend d’ordinaire à trouver dans les mémoires quelques faits particuliers qui ont échappé aux recherches des historiens, des intrigues de cour, des secrets de cabinet, des conjurations, des entretiens avec les princes et les ministres, des lettres qu’on leur écrit ou qu’on reçoit d’eux, en un mot, des anecdotes intéressantes et curieuses par rapport aux affaires publiques. Le nom de Barneveldt qui est à la tête de ces mémoires ne permettra pas d’abord de douter qu’au moins une partie de tout cela ne s’y trouve.

Notre romancier n’ignore pas que la formule des mémoires repose sur la mimesis textuelle et qu’un récit génétique est dès lors censé expliquer la provenance du manuscrit. Or, ce serait selon lui ‘mal à propos chercher la louange s’[il] disai[t] la vérité sur cet article ; le public en croira ce qu’il jugera à propos’.

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Cette indifférence pour le problème de l’origine du texte est en flagrante contradiction avec le récit génétique du deuxième romanmémoires de notre auteur, Mémoires du comte de Comminville (1735), qui contient un récit génétique modèle, reprenant un grand nombre de topoi du protocole de légitimation. L’écriture du texte, par le comte de Comminville lui-même, est expliquée par la demande d’un ami qui lui en avait demandé une copie. Ce dernier lui renvoie le texte accompagné de quelques commentaires. La réponse à la lettre de l’ami sert de Préface au roman, qui apparaît donc aussi comme un lieu où l’on anticipe les critiques du public. Le comte de Comminville commence par assurer son ami qu’il ‘s’était proposé d’écrire les aventures de sa vie seulement pour [lui-même] et pour quelques amis particuliers’. Il se serait hâté de répondre aux commentaires de son ami en corrigeant le texte, ‘ [s’il ne s’était] fait point un point essentiel de ne rapporter précisément que ce qui [lui] est arrivé en effet, sans vouloir changer les faits pour les rendre, peut-être plus agréables’. Du reste, il n’a point envie d’être connu sur le pied d’un auteur professionnel. Ce serait trop s’exposer : ‘celui qui abandonne un ouvrage au public devient le but commun où tirent à la fois les gens d’esprit, les fats et les sots’. Pour cette raison, ce texte doit rester inédit : Ne m’exposez point, je vous prie, au désagrément de tomber entre leurs mains ; gardez-moi un secret inviolable et soyez persuadé que je suis plus que personne, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur etc.

Le récit génétique ne justifie donc pas l’édition, au contraire, il expose que ce serait faire une infraction à la volonté de son auteur et faire effraction dans son intimité que de donner ce récit au public. Si le lecteur tient ce livre entre les mains, c’est à cause d’une trahison. L’auteur lui-même n’y est pour rien. Les romans de Jean Du Castre d’Auvigny illustrent les différentes options qui s’offraient en 1735 au roman dans son interférence avec l’Histoire, de la fiction avouée à la feintise. La simultanéité de ces différentes options est un argument suffisant pour admettre que la feintise de la formule des mémoires était largement partagée par le public et que, dans la mesure où il insistait sur l’authenticité du manuscrit qu’on reproduit, le récit génétique faisait peu de dupes. Sa véritable fonction est de négocier des accords.

DU ROMANCIER ET DU DISCOURS PHILOSOPHIQUE (LE MARQUIS D’ARGENS)

UN ROMANCIER PROLIFIQUE Jean-Baptiste Boyer d’Argens est surtout connu comme l’auteur d’ouvrages assez pamphlétaires dans lesquels il donne libre cours à son scepticisme en matière de religion. Telles les Lettres juives (1736), les Lettres cabalistiques (1737-38) et les Lettres chinoises (1739-40), auxquelles il donne systématiquement le sous-titre de ‘correspondance philosophique, historique et critique’. Les qualificatifs ‘historique’, ‘philosophique’ et ‘critique’ reviennent en différentes combinaisons dans d’autres ouvrages du même auteur, par exemple dans Lettres philosophiques et critiques par Mlle Co(chois) avec les réponses du marquis d’Arg(ens) (1744), Réflexions historiques et critiques sur le goût et sur les ouvrages des principaux auteurs anciens et modernes (1743), ou Réflexions critiques sur les différentes écoles de peinture (1752). Le marquis d’Argens n’ignore pas la formule des mémoires à laquelle il recourt de différentes manières. Etrangement, il commence sa carrière dans la République des Lettres avec la publication de ses propres Mémoires, en 1735, ce qui est bien tôt pour un jeune écrivain débutant né en 1704. Dans les Mémoires de Mlle de Mainville ou le feint chevalier (1736), il se défend du reproche qu’on lui avait fait d’avoir cité dans ses propres mémoires les véritables noms de ceux dont il parle. Si son but était d’instruire, que n’a-t-il laissé les noms en blanc ! Le marquis répond à cela que ‘si j’avais suivi ce conseil, on eût regardé comme des contes faits à plaisir la plupart des aventures qui m’étaient arrivées. Et le lecteur eût considéré ce qu’on lui offrait pour son instruction comme un simple jeu d’esprit, une invention chimérique, fait uniquement pour son amusement’.317 Il s’agissait donc de marquer très clairement la différence entre un ouvrage de fiction et des Mémoires authentiques. Le marquis aime beaucoup les clivages bien tranchés, comme on le verra.

317 Pour toutes les références aux Préfaces du marquis d’Argens, voir Christian Angelet et Jan Herman (éds), Recueil de Préfaces de romans du XVIIIe siècle tome I : 1700-1750, Saint-Etienne, Presses universitaires et Leuven university Press, 1999, p. 196-210.

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Quand, dans ses ouvrages de critique (littéraire notamment), le marquis d’Argens recourt à la formule des mémoires, il y adjoint souvent l’adjectif ‘secrets’. Ainsi des Mémoires secrets de la République des Lettres ou le théâtre de la vérité (1737-38) ou des Mémoires historiques et secrets concernant les amours des rois de France (1739). L’étiquette de ‘Mémoires’, semble promettre des choses que d’autres canaux cachent au public. D’Argens recourt aussi très abondamment à la formule narrative des mémoires. Dans la période entre 1735 et 1737 l’on voit paraître non moins de huit romans-mémoires dont six sont signés ‘par le marquis d’Argens’ et un ‘par l’auteur des Lettres juives’. Un neuvième romanmémoires, Mémoires pour servir à l’histoire de l’esprit et du cœur (1745) et un dixième, Mémoires du chevalier de*** (1745), sont plus tardifs ; ils sont également signés ‘par le marquis d’Argens’. Dans la moitié des cas, le titre rhématique, qui renvoie à la formule narrative utilisée, est précédé d’un titre thématique. Dans les autres cas le titre rhématique précède le titre thématique. Tous ces romans sont publiés en Hollande où l’auteur séjourne, sauf le dernier, qui fait aussi exception par l’absence de sous-titre. Mémoires de la comtesse de Mirol, ou les funestes effets de l’amour et de la jalousie, histoire piémontaise, par le marquis d’Argens, La Haye, 1736

Les enchaînements de l’amour et de la fortune, ou les Mémoires du marquis de Vaudreville par M. le marquis d’Argens, La Haye, 1736

Mémoires de Mlle de Mainville, ou le feint chevalier, par M. le marquis d’Argens, La Haye, 1736

Le solitaire philosophe, ou les Mémoires de M. le marquis de Mirmon, par M.L.M d’Argens, Amsterdam, 1736

Mémoires du comte de Vaxère, ou le faux rabbin, par l’auteur des Lettres Juives, Amsterdam, 1737

Le Fortuné Florentin, ou les Mémoires du comte Della Valle, par M. le marquis d’Argens, La Haye, 1737 Le Philosophe amoureux, ou les Mémoires du comte de Momméjean, par M. le marquis d’Argens, La Haye, 1737 Le Législateur moderne, ou les Mémoires du chevalier de Meillcourt, Amsterdam, 1739

Mémoires pour servir à l’histoire de l’esprit et du cœur, par M. le marquis d’Arg*** et par Mlle Cochois, La Haye, 1745 Mémoires du chevalier de***, par M. le marquis d’Argens, Paris, 1745

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L’ABSENCE DE NÉGOCIATION L’auteur est donc très visible sur la page de titre de ses romans aussi bien que dans les Dédicaces, qu’il signe aussi de son nom, mais il est à peine question d’une négociation. D’Argens ne négocie pas le pacte de visibilité, il signe d’emblée. Dans les divers avant-textes qui les précèdent, les Mémoires sont systématiquement rangés dans la catégorie des ‘romans’. Un contrat de lecture semble réglé où la formule des mémoires est considérée comme une des modalités du ‘roman’, ayant ses règles fixées par convention. Pour le marquis d’Argens, le roman est un genre fait pour divertir. Quoiqu’il écrive huit romans-mémoires en trois ans et publie dans la courte période 1737-1739 encore quatre romans sans que renvoi soit fait à la formule des mémoires, l’auteur n’a pas très haute opinion du genre dans lequel il s’est pourtant illustré de façon si abondante. Le renvoi au ‘philosophe’ dans le titre thématique de deux de ses romans-mémoires pourrait suggérer que d’Argens voit dans ses romans un moyen de diffuser ses idées philosophiques. Cette idée est appuyée par un ouvrage dont l’attribution demeure douteuse, Thérèse Philosophe, qui ne paraît qu’en 1748, où la période d’effervescence romanesque du marquis d’Argens est bien terminée. Or, la supposition contraire est plus correcte : d’emblée le marquis d’Argens affecte un clivage explicite entre ses occupations philosophiques et ses activités de romancier. Dans la Préface des Enchaînements de l’amour et de la fortune ou mémoires du marquis de Vaudreville (1735), le marquis déclare que ce premier roman sera son dernier. Il a décidé d’embrasser des occupations si sérieuses, qu’il n’aura plus, dans ses heures de loisir, l’esprit assez enjoué ‘pour composer un livre où le cœur doit agir de commun accord avec lui’. La Philosophie a succédé aux plaisirs vifs et galants. Occupé dans une stricte solitude de Gassendi, Descartes, Locke et Newton, il lui est impossible d’avoir encore ‘quelques idées susceptibles des fleurs et des agréments que demande le roman’. ‘Un auteur, en faisant un livre de galanterie, s’amuse autant que ses lecteurs’, mais à présent, occupé de matières abstraites et sérieuses, l’esprit se lasse bientôt du poids du travail. La Philosophie instruit, le roman ne fait que divertir. ‘Ce n’est pas’, ajoute le marquis, ‘que je blâme les livres faits uniquement pour plaire : si je condamnais les romans, j’aurais dû supprimer celui-ci’. Voilà donc le roman défini comme un genre voué à la galanterie et destiné à plaire. Ce raisonnement, qui opère un net clivage entre Philosophie et roman, est repris dans Le Philosophe amoureux ou les Mémoires du comte de

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Momméjean (1737) où le marquis avoue s’être trompé quand il pensait pouvoir renoncer pour toujours ‘à des ouvrages où l’amour et la galanterie eussent part’ : ‘Je me flattais que l’étude de la Philosophie et les occupations sérieuses banniraient de mon esprit toutes les idées de tendresse et d’aventures. Mais tel est mon sort qu’il semble que je sois dévoué à présenter éternellement des offrandes à l’amour’. C’est en vain qu’il a recours à la Philosophie. Le dieu de l’amour n’arrête pas de montrer sa puissance. Le Mentor cavalier ou les illustres infortunés de notre siècle (1736) peut être associé aux romans-mémoires même si le titre n’y renvoie pas. C’est le récit par le comte de Beauval lui-même d’un voyage riche en aventures amoureuses entrepris en compagnie d’un mentor. D’Argens enregistre dans l’Avertissement le renouveau du roman où l’on a ‘réduit l’histoire galante au point de devenir utiles pour l’instruction du cœur et de l’esprit’. Aux ‘idées gigantesques’, on a fait succéder ‘le naturel et le vraisemblable’. ‘Non content de plaire, on a voulu instruire ; l’on a joint l’agréable à l’utile’ ; on a cherché à peindre d’après nature ; […] on a entremêlé une morale pure à une fiction enjouée et l’on a rendu les romans plus utiles pour former les mœurs que beaucoup de mauvais sermons’. Or, le manuscrit de ce nouvel ouvrage lui est tombé entre les mains. C’est tout ce que d’Argens en dit. Et son but, par lequel il se rapproche à peine de la nouvelle mode des romans est bien banal : ‘il est de prouver, par divers exemples aussi singuliers que remarquables, les dangers de l’amour, lorsqu’on s’y laisse aisément entraîner’. Le marquis d’Argens semble tout mettre en œuvre pour que ces Mémoires de… soient reconnus comme des romans. Il lui importe surtout que les matières romanesques soient clairement différenciées de ses occupations philosophiques. Le marquis d’Argens est clairement lecteur de romans-mémoires, comme en témoignent certains titres qui renvoient à l’un ou l’autre paradigme. Le Fortuné Florentin ou les Mémoires du comte Della Valle (1737) allude clairement à L’Infortuné Florentin (1729) de l’abbé Olivier et Les enchaînements de l’amour et de la fortune, ou les Mémoires du marquis de Vaudreville s’inscrivent aussi dans le paradigme des ‘(in) fortunés’. Malgré cette familiarité avec la nouvelle formule des romansmémoires, d’Argens s’obstine à ignorer le contrat de lecture du ‘double registre’ illustré par La Vie de Marianne (1731-41) et Le Paysan parvenu (1734-35) au même moment. Ce qui lui importe n’est pas l’individu se souvenant d’un ou de plusieurs épisodes particuliers de sa vie, mais l’histoire d’amour, pour la narration de laquelle la formule des mémoires lui offre un prétexte commode. Ses romans s’inscrivent surtout dans le paradigme de l’histoire galante.

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Le fond de ses romans est pourtant vrai, déclare-t-il, dans l’Avertissement des Mémoires de Mlle de Mainville (1736), mais il a été ‘obligé de surcharger quelques faits, pour les accommoder au goût du roman. C’est une licence qu’on n’a jamais refusée à un auteur qui écrit une Histoire galante’. Le marquis d’Argens adapte la réalité aux conventions du récit de fiction et non l’inverse. Il apparaît clairement à l’emploi assez systématique du singulier que pour d’Argens le roman est un genre bien circonscrit : son sujet est l’amour, il sert à divertir et il met en évidence sa fictionnalité. C’est un genre dont il s’occupe quand il est trop fatigué ou, trop paresseux, pour s’occuper de Philosophie. C’est un genre qui, littéralement, le ‘divertit’ de ses activités sérieuses, au sens de ‘distraire’ ou, mieux encore, ‘détourner’. Le même réflexe d’adapter la vérité à la fiction se retrouve dans Le Fortuné Florentin ou les Mémoires du comte della Valle (1737) : ‘On lit un livre avec plus de satisfaction lorsqu’on sait que le fond en est véritable. Et, sans marquer précisément les endroits qu’on a été obligé de surcharger, pour les accommoder au goût du roman’. LES DÉDICACES Le marquis d’Argens est fasciné par la Dédicace, qui est moins un espace textuel où le romancier cherche la protection pour lui-même et son ouvrage en le publiant sous les auspices d’une personne qu’on reconnaît, qu’un lieu où l’auteur remercie d’un service par l’offrande d’un roman. Mais ce don du roman paraît bientôt cacher une insulte au dédicataire. Les Mémoires de Mlle de Mainville ou le feint chevalier (1736) sont dédiés aux mânes du philosophe Pierre Bayle, décédé en 1706. Il y est encore question de l’opposition entre la Philosophie et le roman. D’Argens se dit très occupé de ses Doutes métaphysiques, mais en neuf mois il n’a pu écrire que trois pages. Au milieu d’une dissertation philosophique, il se souvient d’un couplet de chanson que chantait sa maîtresse la veille. Quand il relit le soir ce qu’il a écrit dans la journée, il s’étonne d’avoir fait ‘dans ma distraction, pendant une page entière, un pot-pourri d’amourettes et de philosophie’. Des mots comme ‘essence’ et ‘extension’ sont confondus avec ‘Bacchus’, ‘Plaisir’ et ‘Amour’. Au lieu d’un ouvrage philosophique, il est donc forcé d’offrir une historiette à Bayle, à qui il aurait bien voulu offrir un ouvrage plus sérieux. Bayle, du lieu où il est, ne pourrait-il pas envoyer un contrepoison contre les maudites idées de tendresse ? L’interférence entre Philosophie et roman ne va pas, chez d’Argens, dans le sens d’une intrusion des idées sérieuses dans l’univers

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narratif, mais d’une invasion de frivolités romanesques dans le discours philosophique. Mais les nets clivages entre les deux champs qu’affecte d’Argens, suivis d’une contamination de l’un par l’autre, cachent sans doute un contrat de lecture qui prépare un type de romans-mémoires où, à l’inverse des romans précédents, la philosophie fait intrusion dans le roman. Ce contrat de lecture se négocie surtout dans Le Législateur moderne, ou les Mémoires du chevalier de Meillcourt (1739). En attendant, le marquis d’Argens continue à déployer son sarcasme dans les Dédicaces. Les caprices de l’amour et de la fortune ou les aventures de la signora Rosalina (1737) est un roman raconté à la troisième personne. Il est dédié ‘A toutes les religieuses de l’Europe’. C’est pour être ‘utile’ aux pauvres sœurs cloîtrées qui ont été immolées à l’ambition ou à l’avarice de leurs familles que cette Histoire leur est dédiée. D’Argens n’ignore pas, déclare-t-il, que ‘les grilles de couvent ne cèdent que trop souvent au pouvoir de l’amour’ et que ce Dieu fournit souvent aux amants les moyens de pénétrer dans les monastères. Les Aventures de la Signora Rosalina pourront donc servir aux pauvres religieuses ‘à prendre des précautions pour n’être point attrapées dans [leurs] rendezvous amoureux’. Il leur conseille d’ailleurs de s’attacher plutôt ‘au capuchon et au froc’, plutôt qu’aux petits-maîtres, qui sont moins discrets que les moines. Ce n’est pas pure moquerie, bien sûr. Le projet de d’Argens n’est pas de se livrer au jeu de la parodie littéraire, mais de préparer le terrain pour l’expression agressive de son anticléricalisme, qui éclate en effet dans Le Législateur moderne ou les Mémoires du chevalier de Meillcour (1739). Il importe au marquis d’Argens de ne pas trop dégrader le roman, qu’il s’est évertué à distinguer très clairement du discours philosophique. On ne l’entendra pas dire que le roman est un genre facile à faire. Il faut autant de talent pour faire un roman que pour composer d’autres ouvrages qu’on regarde comme beaucoup plus difficiles à réaliser. Dans Le Fortuné Florentin ou les Mémoires du comte della Valle (1737), on retrouve le propos qu’il faut que le cœur et l’esprit soient d’accord lorsqu’on écrit un livre de galanterie et il n’est pas aussi aisé qu’on le croit de réunir toujours ensemble ces deux qualités absolument nécessaires à ces sortes d’ouvrages’. Il n’en demeure pas moins que ‘ces sortes d’ouvrages’ sont des livres de galanterie faits pour divertir. Le Fortuné Florentin (1737) est dédié ‘A la baronne de la Garde’ pour la remercier des obligations que d’Argens a envers elle. ‘S’il peut servir à vous amuser quelques moments, je m’estimerai très heureux’. Le roman est un genre frivole, mais il faut du talent pour en faire.

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Les Mémoires du comte de Vaxère ou le faux rabbin (1737) sont dédiés à un Juif, Isaac Meïo, usurier et rabbin habitant à Metz. Ce Juif avait vendu à l’auteur un cheval dont ce dernier s’était aperçu très vite qu’il était borgne, lunatique et poussif. Vingt fois il avait souhaité pouvoir repasser par Metz ‘pour goûter le doux plaisir de vous donner cent coup de bâton’. C’est pourquoi il dédie un roman au Juif, dans lequel ce dernier joue d’ailleurs un rôle car il est le père de celle que le héros épouse à la fin du récit. Ce roman présente un des cas dans la longue série de romans-mémoires du marquis d’Argens où un sujet philosophique transpire. La réflexion philosophique du marquis s’attache surtout à la Religion, et en l’occurrence au Judaïsme. La dédicace est ici encore un lieu où l’auteur donne libre cours à son sarcasme : Que de faits inouïs et fondés sur l’autorité de vos rabbins ne me racontiez-vous pas ! Avec quelle confiance et quelle effusion de cœur ne m’expliquiez-vous pas la fin de cette loi qu’on appelle orale parce qu’elle ne s’enseigne que de bouche et par tradition : Oui, Monsieur, il faut que je l’avoue naturellement, c’est vous qui le premier m’avez fait connaître qu’il pouvait y avoir des gens plus fous que les théologiens espagnols. […] Vous m’avez appris par là qu’il ne faut absolument donner son acquiescement qu’à des démonstrations mathématiques.

S’il dédie au Juif-usurier un roman, c’est pour montrer que ‘dans toutes les religions il se trouve des personnes qui ont beaucoup de mérite. Et c’est ce qui m’a empêché de vous choisir pour un de mes héros’. Le scepticisme en matière de religion et surtout à l’égard de l’Eglise catholique fait la réputation du marquis d’Argens et attire l’attention de Frédéric II de Prusse, qui fait de lui son chambellan. A partir de 1743, il est membre de l’Académie des Sciences et des Belles-Lettres de Prusse qu’il présidera à partir de 1746.318 La philosophie sceptique fait intrusion dans le monde fictionnel et se confond avec la galanterie dans Le Législateur moderne ou les Mémoires du chevalier de Meillcourt (1739). Ce roman est précédé d’une Epître dédicatoire aux Anglais. L’Angleterre est la seule Nation d’Europe qui sache faire la différence entre la religion et le fanatisme. Le seul lieu où d’Argens ose publier ce texte, dit-il, est la Hollande, où il est permis de dire la vérité toute nue. Et cette vérité sur le culte catholique, la voici crûment exposée : Un gentilhomme, né sujet, ou plutôt esclave des moines et des prêtres, est bien différent de ces bourgeois généreux : il s’occupe du soin de 318 Cf. D’Argens, Mémoires de monsieur le marquis d’Argens, éd. Yves Coirault, Paris, Desjonquères, 1993 et Tim Blanning, Friedrich der Grosse. König von Preussen. Eine biographie, München, C.H. Beck Verlag, 2018.

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balbutier quelques antiennes. Vain, fier, insolent au milieu de l’indigence, il méprise les Nations les plus respectables. Il ne s’aperçoit point des fers dont il est chargé. Il n’en connaît pas la honte et donne le nom de religion à l’esclavage le plus honteux et j’ose dire le plus infâme. Car enfin, est-il un état plus humiliant que celui d’être gouverné d’une manière despotique par un ramas de misérables, nés pour la plupart dans la lie du peuple ? Est-il une condition plus servile, plus abjecte, que celle de trembler devant des gens que l’univers entier méprise, que les personnes vertueuses détestent et que les savants regardent comme les plus mortels ennemis des Sciences et des BellesLettres ?

Dans ce roman, le chevalier de Meillcourt raconte l’histoire de ses convictions religieuses. Très sincèrement aimé d’un père qui voulait lui-même prendre soin de son éducation, il avait été entraîné dans la philosophie du ‘dangereux Spinoza’… Dans les romans du marquis d’Argens, les avant-textes ne donnent aucune place à un récit génétique. Rarement il est question d’un manuscrit qui est tombé entre les mains de l’auteur ; jamais ce dernier ne se donne la peine de dire comment. C’est tout le contraire de ce que fait au même moment le chevalier de Mouhy. Les romans de d’Argens n’ont pas besoin de protocole : ils sont signés et se donnent d’emblée pour ce qu’ils sont : des romans, c’est-à-dire des livres frivoles qui servent à divertir. Les problèmes de l’auctorialité et de la fictionnalité de l’œuvre sont réglés immédiatement. En même temps, en quelques années de temps, le marquis d’Argens négocie un contrat de lecture : séparant d’abord explicitement le discours philosophique et le discours romanesque, il orchestre l’intrusion de l’un dans l’autre, d’abord dans un sens, puis dans l’autre.

DU ROMANCIER ET DU DISCOURS MORAL (CLAUDE FRANÇOIS LAMBERT) Le romancier Claude-François Lambert illustre l’interférence entre la formule des mémoires et le discours moral.319 Il est l’auteur de huit romans-mémoires, qui se rangent dans l’un ou l’autre paradigme, quoique le renvoi aux ‘mémoires’ n’apparaisse pas toujours dans le titre, qui est souvent thématique. Certains romans contiennent une préface ; dans d‘autres, une partie des fonctions de la préface est prise en charge par le ou la mémorialiste même dans l’incipit de son récit. Avec Préface

Sans Préface

Mémoires et aventures d’une dame de qualité qui s’est retirée du monde, La Haye, 1739 La nouvelle Marianne ou les Mémoires de la baronne de *** écrits par ellemême, La Haye, 1740 Le nouveau Protée, ou le moine aventurier, mémoire curieux écrit par l’auteur de la Nouvelle Marianne, Haarlem, 1740 Aventures de trois coquettes ou les Promenades des Tuileries, par l’auteur de la Nouvelle Marianne, Haarlem, 1740 Le nouveau Télémaque, ou voyages et aventures du comte de… et de son fils, par l’auteur de Mémoires d’une dame de qualité, La Haye, 1741 L’infortunée Sicilienne ou mémoires et aventures de la comtesse Carini, par l’auteur de la Nouvelle Marianne, Liège, 1742 La vertueuse Sicilienne ou mémoires de la marquise d’Albelini, la Haye, 1746 Mémoires et aventures de Dom Inigo de Pascarilla, par l’auteur de la Nouvelle Marianne, Paris, 1764 319 Cf. Marc Escola (éd.), Morale et fiction aux XVIIe et XVIIIe siècles, Revue des Sciences humaines 254 (1999).

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Il apparaît immédiatement, au vu de ce tableau, que dans les années 1740 qui voient paraître la plupart des romans-mémoires de Claude-François Lambert le pacte de visibilité de l’auteur est réglé par l’assomption différée de l’œuvre. Le romancier déclare qu’il est auteur, mais ne se nomme qu’indirectement par la mention d’une œuvre précédente. Cette œuvre est La Nouvelle Marianne (1740). Seuls les Mémoires et aventures d’une dame de qualité (1739) font exception à la règle. Ils constituent en même temps le seul roman dont l’auctorialité n’est pas réclamée dans le titre. Il fonctionne lui-même comme repère pour l’assomption différée du Nouveau Télémaque (1741) publié deux ans plus tard.320 Il est en même temps très clair qu’au début des années 1740 certains romans-mémoires commencent à fonctionner comme des modèles. C’est le cas de La Vie de Marianne de Marivaux (1731-41) et des Mémoires d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde (1728-33) de Prévost. Un troisième constat concerne la présence très visible de ‘l’aventure’ dont la mention apparaît dans six titres. C’est l’aventure – c’est-à-dire l’épisode isolé – qui est porteuse de la dimension morale de l’œuvre. Les vies de la Nouvelle Marianne ou de la Dame de qualité sont intéressantes du point de vue moral parce qu’elles ont été variées et riches en aventures. Les situations que le récit amène n’ont pas toujours les mémorialistes elles-mêmes comme objet. Ni la Nouvelle Marianne, ni la Dame de qualité ne sont d’ailleurs des modèles de vertus. La formule des mémoires repose sur le double registre qui sépare le passé de l’histoire du présent de l’écriture. C’est la modalité narrative qui convient à Cl. Fr. Lambert qui veut éloigner le personnage de lui-même, afin qu’avec le temps il se mette à rougir de ses erreurs. MÉMOIRES ET AVENTURES D’UNE MONDE (1739)

DAME DE QUALITÉ QUI S’EST RETIRÉE DU

Au sein de la plupart de romans de Cl. Fr. Lambert se négocie en quelque sorte un pacte d’invisibilité. Les narratrices ne veulent pas être connues. Elles sont Dame de qualité, ou Nouvelle Marianne. Elles ne se donnent pas en exemple. La Dame de qualité répond même à une objection possible du public en disant que sous ses propres aventures galantes se cachent des

320 Pour les Mémoires d’une dame de qualité, A. Cioranescu donne la date de 1741. Pour Silas Paul Jones la première édition de ce roman remonte à 1739.

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exemples de personnes remarquables par leur vertu. C’est à ces exemples que le lecteur doit s’arrêter : Mais, avant que de finir, répondons à une objection qui ne manquera pas de m’être proposée par ceux qui auront fait une lecture attentive de ces mémoires. Il n’a pas tenu à vous, madame, me diront-ils, que nous n’ayons été dupes de notre bonne foi. Vous vouliez nous tromper : votre préface ne nous promettait qu’exemples de vertu et réflexions instructives, et qu’avons-nous trouvé dans cette histoire de votre vie ? Délicatesse de sentiment, raffinement de tendresse, vivacité d’amour, bien des faiblesses enfin et bien de petites intrigues galantes.321 Rien de tout cela dont je ne convienne et rien de tout cela qui conclue contre moi. Car, Messieurs les lecteurs, je vous le demande, sont-ce mes exemples que je vous propose pour modèle (cette vanité eût été insupportable), ou les exemples des personnes vertueuses dont j’ai eu à parler dans ces mémoires ? C’est là une distinction qu’il aurait fallu faire.

Ce passage illustre la manière dont le roman accueille le discours moral. L’histoire d’une vie aventureuse remplie de sentiment, de tendresse et de volupté n’en renferme pas moins des exemples où la vertu apparaît digne de récompense et le vice passible de punition. En effet, ce n’est pas toujours l’auteur des mémoires qui rougit, mais les héros et héroïnes que l’histoire de sa vie amène. Ce qui rend la vie de la Dame de qualité si intéressante du point de vue moral, c’est la variété des aventures : Si j’introduis sur la scène quelques personnages vicieux, leurs remords, l’horreur qu’ils ont eu de leurs crimes ou les suites funestes qui en ont été les justes châtiments suffiront pour rendre le vice odieux. Quand j’ai parlé au reste d’exemples de vertu, que l’on ne s’imagine pas que ce soient des exemples d’une vertu sauvage et farouche, incompatible avec tout ce qui s’appelle politesse et bienséance de la vie civile, bien plus capable d’effrayer que de charmer. Une pareille vertu trouverait-elle beaucoup de partisans ? Nous n’offrirons donc que des exemples d’une vertu aimable, qui paraisse d’une pratique aisée à ceux mêmes qui par leur état sont engagés dans le monde. Les leçons, que nous leur donnerons leur apprendront à savoir accorder les devoirs de l’honnête homme avec ceux du chrétien. 321 Pour les références aux Préfaces des romans de Claude-François Lambert, nous nous contentons de renvoyer à Christian Angelet et Jan Herman (éds), Recueil de Préfaces de romans du XVIIIe siècle. Vol I : 1700-1750, Saint-Etienne, Presses universitaires et Leuven university Press, 1999, p. 241-248.

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Mais un contrat de lecture est à négocier. Tout d’abord, la Préface de ce livre ‘semble bien plus promettre un livre de dévotion que l’histoire de ma vie’. ‘Peut-être même le lecteur déjà rebuté de cet avant-propos craint de ne trouver dans ces mémoires qu’un ennuyeux tissu de préceptes de morale’. Eh bien, il n’a qu’à commencer à lire : ‘la lecture de quelques pages ne peut assurément lui coûter beaucoup de moments d’ennui. Qu’il décide ensuite s’il doit la continuer ou la laisser là’. Deuxième article du contrat de lecture : ‘ceci n’est pas un roman’. C’est un article central. Ces mémoires ne sont pas ‘un romanesque enchaînement de fictions merveilleuses […], ce sont les diverses aventures qui ont partagé ma vie que je rapporte avec les circonstances intéressantes qui les ont accompagnées. Le ‘roman’ est donc défini ici comme ‘un tissu de fictions merveilleuses’. Troisième article : ces aventures sont vraies. Que le lecteur sache que l’air de fiction pourrait provenir du fait que la Dame de qualité a dû ‘sacrifier la vérité à la vraisemblance’ et qu’elle a ‘retranché bien des faits réels et très véritables parce qu’ils pouvaient paraître peu vraisemblables’. Ce contrat de lecture est soutenu par un récit génétique qui doit expliquer comment ce livre est parvenu au lecteur. La Dame de qualité s’est retirée du monde après la mort de son mari. Elle vit dans une retraite stricte et la ‘sainteté de l’état que j’ai embrassé me détermine à écrire’. ‘Je cherche à instruire et ce sera par les exemples de vertu que je mettrai devant les yeux de mes lecteurs que j’y réussirai’. C’est elle-même qui donne ces mémoires au public. LA NOUVELLE MARIANNE, (1740)

OU LES

MÉMOIRES DE

LA BARONNE DE***

Autant le récit génétique des Mémoires d’une dame de qualité est succinct, autant il est développé dans La Nouvelle Marianne. C’est le désir de s’amuser et de s’épargner des moments d’ennuis causés par l’absence de son mari qui a déterminé la baronne de*** à coucher par écrit – ‘à barbouiller bien du papier’ – les divers événements et les bizarres aventures dont sa vie a été si riche. Elle vit retirée à la campagne et n’avait pas l’intention de publier ces mémoires, jusqu’au retour de son mari qu’elle revoit au bout de deux années d’absence. Un simple regard jeté sur le premier cahier dont il s’est saisi par hasard décide le mari à en faire la lecture. Un imprimeur est aussitôt appelé et malgré la répugnance de la baronne, la voilà ‘auteur’, malgré elle : ‘ce que je n’avais composé que pour mon seul amusement fut destiné ou à ennuyer ou à amuser le public’.

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L’amusement ne doit cependant pas être pris, par contrat de lecture, dans le sens de pur divertissement. Ces mémoires contiennent certes des aventures sentimentales, mais ‘j’[y] mêle les réflexions qui les ont d’ordinaire accompagnées’. ‘Le bon sens, la religion et l’honneur me les inspiraient’. C’est bien en cela que la baronne est une ‘Nouvelle Marianne’, sans doute. Deuxième article du contrat de lecture : ‘Ceci n’est pas un roman’. Si le lecteur attend ‘un tissu de fictions romanesques’, ces mémoires ne seront pas de son goût. Comme l’autre Marianne, la baronne n’a aucune envie de passer pour auteur. Il ne faut pas attendre d’elle ‘une légère délicatesse de style’. Elle s’est contentée ‘de laisser parler [s]on cœur’. LE NOUVEAU TÉLÉMAQUE OU VOYAGES ET DE SON FILS (1741).

ET AVENTURES DU COMTE DE

***

L’on peut relever dans l’œuvre romanesque de Cl. Fr. Lambert des traces de nouveaux paradigmes, qui se construisent sur des modèles concrets. Il n’y a pas que La Vie de Marianne ou les Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui fassent paradigme, mais également le Télémaque de Fénelon, qui ne recourt pas à la formule des mémoires, mais dont le titre de l’ouvrage de l’abbé Faydit, La Télémachomanie (1700), traduit assez la vogue. Le Télémaque de Fénelon n’est pas un ouvrage de morale à proprement parler, mais quand la vogue interfère avec la formule des mémoires, surgit le paradigme du ‘Mentor’, dont on voit des spécimens chez le marquis d’Argens et l’abbé Prévost, avec Le mentor cavalier (1736) et Lettres de Mentor à un jeune seigneur (1764) respectivement. Sur le plan thématique, la scénographie de ce paradigme est le voyage d’un maître avec son élève. Sur le plan formel il s’agit de lettres envoyées durant le voyage ou de mémoires rédigés au retour. Le nouveau Télémaque (1741) illustre cette scénographie du voyage, qui est ici entrepris par le comte de *** et son fils, le marquis de***, en compagnie de l’abbé de Rinville. L’un après l’autre ils expirent entre les bras de l’abbé. Mais à la mort de son père le comte, le marquis avait consacré la dernière année de sa vie à ‘écrire la relation de ses voyages et de ses aventures, pour avoir à chaque instant présente à l’esprit l’image d’un père qu’il adorait et dont le souvenir faisait sans cesse couler ses larmes’. Après la mort du marquis, l’abbé de Rinville, inconsolable, se retire à la campagne chez un ami et lui fait lire le manuscrit du marquis de***. C’est cet ami qui donne les mémoires au public. Il y donne un titre ‘qui s’accommodât avec le but que s’est proposé celui qui les a écrits’.

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Il semble que le titre de Nouveau Télémaque contienne pour l’ami un contrat de lecture dont il pense qu’il sera d’emblée clair au lecteur. Aussi n’y insiste-t-il pas, se réclamant de l’autorité de Fénelon. Le début de la Préface est consacré à un long éloge de cet homme illustre qui avait voulu composer avec le Télémaque un miroir du Prince. Le long récit génétique, en revanche, semble fait pour élaborer un ethos. Qui est le véritable ‘Mentor’ : le comte, le marquis, l’abbé de Rinville ou l’ami ? En évoquant l’une après l’autre ces quatre figures, le récit génétique prépare le terrain au lecteur qui, par empathie, est entraîné dans le livre et invité à partager les émotions de l’ami, de l’abbé et du marquis pour l’exemple de vertu qu’étaient la vie et les idées du comte. Les mémoires sont cependant publiés par l’ami sans l’assentiment de l’abbé de Rinville qui les lui avait confiés. Il en tire une copie et la publie. C’est un vol légitime, estime-t-il : Si [le lecteur] a de la peine à me pardonner ce petit larcin, je m’en consolerai par l’espérance du fruit qu’en peuvent tirer ceux qui liront ces mémoires.

L’idée du ‘vol fait au public’ est un vrai thème préfaciel dans les romans de Cl. Fr. Lambert. On le trouve déjà dans Les Mémoires et aventures d’une dame de qualité : Peu de vies qui aient été variées par autant d’événements différents que la mienne ; quel vol par conséquent ne ferais-je pas au public, si je lui en dérobais la connaissance.

Le vol du manuscrit se justifie donc par le don qu’on en fait au public. La leçon morale contenue dans le manuscrit justifie à la fois le vol et le don. L’un annule l’autre dans la ‘moralité’ de l’œuvre. La même idée, et le même raisonnement, se retrouvent encore dans l’incipit de La vertueuse Sicilienne ou Mémoires de la marquise d’Albelini (1746) : Je me croirais coupable de la plus monstrueuse ingratitude envers Dieu, si je ne publiais pas les bienfaits dont le suis redevable à sa souveraine bonté. Ce n’est pas assez qu’elles soient à chaque instant présente à mon esprit, je dois encore les faire connaître. Eh, que ne puis-je les aller moi-même raconter à l’univers entier […]. Il m’en coûterait trop de les tenir renfermés au-dedans de moi-même. Je vais donc les coucher sur le papier, étant bien persuadé qu’ils ne pourront manquer de faire de pieuses impressions sur les personnes de mon sexe qui se trouvent sensibles aux ravissants attraits de la vertu.

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AVENTURES DE TROIS COQUETTES OU LES PROMENADES DES TUILERIES (1740) Aventures de trois coquettes est un des romans-mémoires de Cl. Fr. Lambert qui paraît sans avant-texte, mais l’incipit en fait office. Si dans la presque totalité de son œuvre romanesque, Cl. Fr. Lambert négocie un pacte de visibilité de l’auteur, c’est bien de lui-même, l’auteur véritable, qu’il s’agit. Dans la fiction même, c’est plutôt un pacte d’invisibilité que la narratrice veut conclure avec son lecteur, on l’a déjà signalé. La narratrice ne se nomme pas ni ses parents. Ce récit est une confession publique. Il est écrit pour être publié et cette publication est faite pour l’humilier : Ceux qui liront ces Mémoires conviendront, qu’il n’y a qu’un désir de m’humilier qui ait pu m’engager à les donner au public. C’est un tissu de mille honteuses faiblesses dont je vais me rappeler le souvenir. J’avoue qu’il a été un temps où loin d’en rougir, je m’en faisais un sujet de triomphe et de mérite et il n’a rien moins fallu que la plus étrange de toutes les aventures pour m’ouvrir les yeux sur les égarements et pour me pénétrer du plus vif repentir.

La narratrice pourrait rendre sa confession complète par l’aveu de son nom, mais elle y renonce par respect pour ses parents : J’avoue qu’il a été un temps où loin d’en rougir, je m’en faisais un sujet de triomphe et de mérite et il n’a rien moins fallu que la plus étrange de toutes les aventures pour m’ouvrir les yeux sur les égarements et pour me pénétrer du plus vif repentir. Si je voulais mettre le comble à ma confusion, je n’aurais qu’à ne pas déguiser mon nom. J’en ai été tentée ; mais j’ai réfléchi que la honte dont je me couvrirais rejaillirait sur des personnes dont la gloire doit m’être chère. Je parle de mes parents, qui ne sont déjà que trop affligés de l’affreuse incertitude où ils sont sur mon sort.

Un pacte d’invisibilité est ici donc adroitement impliqué dans un contrat de lecture, qui invite le lecteur à lire ce récit comme un acte de contrition qui est censé inspirer le lecteur pour qu’il tire profit de cet exemple.

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ESSAI DE POÉTIQUE HISTORIQUE DU ROMAN AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

LE NOUVEAU PROTÉE OU LE

MOINE AVENTURIER

(1740)

Dans Le nouveau Protée, qui ne contient pas de Préface, l’incipit reprend tous les topoi d’un récit génétique, qui paraît extrêmement stéréotypé et qu’il n’est pas inutile de reproduire ici : Quel dessein plus téméraire que je forme ! J’entreprends de donner au public l’histoire de ma vie, mais pour amuser agréablement ses moments de loisir. Il s’agit de lui faire le récit d’une foule étonnante de faits merveilleux et intéressants. La délicatesse de son goût ne peut s’accommoder que d’un style culte et léger dans les écrits qu’on lui présente ; et comment aurais-je pu attraper ce style seul capable de lui plaire ? Moine, corsaire, comédien, soldat autrefois, ces différents emplois que j’ai exercés ont-ils pu me donner quelque facilité d’écrire ? N’importe, la difficulté de mon entreprise ne m’effraie point. J’ai à me sauver de bien des moments d’ennui dans l’obscure prison où je suis détenu et je profite de l’unique consolation qu’on veut bien me laisser. J’ai à me rappeler le souvenir des différentes aventures qui ont partagé ma vie et je vais les coucher sur le papier à mesure qu’elles se présenteront à ma mémoire. Par les plus pressantes instances, j’ai pu obtenir de mes supérieurs tout ce qui est nécessaire pour écrire. Bien ou mal, j’écrirai, et par là j’adoucirai ces maux qui sont les châtiments de mes fautes multipliées dont je vous ferai l’humble aveu, quelque confusion qu’il doive m’en coûter à mon orgueil. Mais ce qui me rassure, c’est que je n’ai plus aucune apparition à faire dans le monde. Ainsi me voilà à couvert des reproches que j’aurais à en essuyer si je m’offrais encore à ces yeux. Il faut une Préface à un livre. Eh bien, en voilà une heureusement pour celui que je présente au public.

Il faut enfin relever que Cl. Fr Lambert réemploie parfois textuellement les mêmes phrases dans les différents incipits et préfaces de ses romans. Ces répétitions soulignent elles aussi le caractère stéréotypé et très reconnaissable de sa démarche.

DU ROMANCIER ET DU DISCOURS CRITIQUE (LE CHEVALIER DE MOUHY)

LES SPÉCIALITÉS DE MOUHY Le chevalier de Mouhy est l’exact contemporain du marquis d’Argens. La période 1735-37 est pour l’un et l’autre d’une extraordinaire productivité au niveau de la formule des mémoires.322 Le choix de cette formule est cependant moins exclusif dans le cas de Mouhy, qui alterne plusieurs formules narratives tout au long de sa carrière. Les deux écrivains se rapprochent surtout par la signature de leurs romans, sur la page de titre et dans les dédicaces. Chez Mouhy, seuls les Mémoires d’Anne-Marie de Moras (1739) ne sont pas signés. Dans La Paysanne parvenue (1735-36) la signature complète de Mouhy apparaît dans les Tomes III et IV. Régler un pacte de visibilité de la même manière que d’autres romanciers contemporains ne les intéresse apparemment pas. D’Argens n’a même pas peur de signer des dédicaces offensantes. Mouhy de son côté est fier de pouvoir ajouter à son nom ses titres ‘d’ancien officier de cavalerie, pensionnaire du roi, de l’Académie des Sciences et Belles-Lettres de Dijon’ qui le mettent encore davantage en évidence. Les contradictions ne l‘effraient pas. Dans La Vie de Chimène Spinelli (1737-38), il adresse une Epître dédicatoire au public, signée de son nom, dans laquelle il déclare pourtant qu’il ‘doit être toujours anonyme’. Le chevalier de Mouhy a d’autres spécialités. La plus visible consiste à exporter le récit génétique à d’autres formules narratives que le romanmémoires. Dans l’œuvre de Mouhy, le récit génétique a en outre tendance à se développer en roman sur le roman. La fiction simulative du roman proprement dit envahit la fiction dissimulative du récit préfaciel, qui perd sa fonction purement protocolaire, pour se développer en petit roman dont la situation est souvent amusante. On se rend vite compte que le chevalier de Mouhy est un amuseur. Il prend grand soin d’en avertir le lecteur : ‘ […] mon but a été de vous amuser, et je vous amuserai sûrement quelles que soient vos préventions’ (Lamekis, Avertissement de la Cinquième Partie, 1738). 322 Cf. Jan Herman, Paul Pelckmans et Kris Peeters (éds), Le chevalier de Mouhy. Bagarre et bigarrure, Amsterdam, Rodopi, coll. Faux Titre, 2010.

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L’histoire du manuscrit est extraordinairement développée dans des romans-mémoires comme Mémoires posthumes (1735-41), Mémoires du marquis de Fieux (1735-36), La Paysanne parvenue (1735-36), La Mouche (1736), Mémoires d’Anne-Marie de Moras (1739), Mémoires d’une fille de qualité (1747) et Les Mémoires de madame la marquise de Villenemours (1747) aussi bien que dans d’autres types de romans comme Lamekis (1735-38), La Vie de Chimène Spinelli (1737-38), Les mille et une faveurs (1740) et Le Masque de Fer (1747).323 Mémoires posthumes du comte de D…B… avant son retour à Dieu, par M. le chevalier de Mouhy, Paris, 1735

Démêlé survenu à la sortie de l’Opéra entre le paysan parvenu et la paysanne parvenue, Liège, 1735

Mémoires de M. le marquis de Fieux, par M. le chevalier D. M., t. Iet II, Paris, 1735-36 ; t. III et IV, Paris, 1736, par M. le chevalier de Mouhy

Lamekis, ou les voyages extraordinaires d’un Egyptien dans la terre intérieure […], par M. le chevalier de Mouhy, Paris, 1735-38

La Paysanne parvenue ou les Mémoires de Mme la marquise de L.V., par M. le chevalier de M., Amsterdam, 1735-36.

Paris, ou le Mentor à la mode, par le chevalier de M***, Paris, 1735 Le répertoire, ouvrage périodique, par M. le chevalier de Mouhy, Paris, 1735

La Mouche ou aventures de M. Bigand, traduites de l’italien par le chevalier de Mouhy, Paris, 1736

Le mérite vengé, ou conversations littéraires et variées sur divers écrits modernes pour servir de réponse aux observations de l’ab. D[esfontaines], par M. le chevalier de M., Paris, 1736 Nouveaux motifs de conversation à l’usage des gens du monde, ou entretiens sur la nécessité et sur les moyens de se convertir, avec des stances pour le vendredi saint, par M. le chevalier de M., Paris, 1736 La vie de Chimène Spinelli, histoire véritable, par M. le chevalier de Mouhy, Paris, 1737-38

Mémoires d’Anne-Marie de Moras, comtesse de Courbon, écrits par elle-même, adressés à Mlle d’Au***, La Haye, 1739

323 Pour les références aux Préfaces des romans de Mouhy, nous renvoyons à Christian Angelet et Jan Herman (éds), Recueil de Préfaces de romans du XVIIIe siècle, SaintEtienne, Presses universitaires et Leuven university Press, tome I, 1999, p. 162-191 et tome II, 2004, p. 67-71.

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Les mille et une faveurs, Contes de cour tirés de l’ancien gaulois par la reine de Navarre et publiés par M. le ch. de Mouhy, Londres, 1740 Lettre d‘un seigneur anglais, écrite de Paris à Milord Clarktone, sur la maladie du roi, Londres, 1744 Le Papillon, ou Lettres parisiennes, Paris-La Haye, 1746 Mémoires d’une fille de qualité qui ne s’est point retirée du monde, par le chevalier de Mouhy, Paris, 1747

Lettre d’un Génois à son correspondant à Amsterdam, avec des remarques, Gênes, 1747

Les Mémoires de Mme la marquise de Villenemours, écrits par elle-même et rédigés par madame de Mouhy, La Haye, 1747

Le Masque de fer, ou les avantures admirables du père et du fils, La Haye, 1747 Opuscule d’un célèbre auteur égyptien, contenant l’histoire d’Orphée […] par le marquis de Collande, revu par M.J., Londres, 1752 Les délices du sentiment, par M. le chevalier de Mouhy, Paris, 1753-54 Lettres du commandeur de *** à Mlle de *** avec les réponses, publiées par le chevalier de Mouhy, Paris, 1753-54

Mémoires du marquis de Bénavidès, par M. le Chevalier de Mouhy de l’Académie de Dijon, Paris, 1754-55 L’amante anonyme ou Histoire secrète de la volupté, avec des contes nouveaux de fées, publiée par M. le chevalier de Mouhy de l’Académie de Belles-Lettres de Dijon, La Haye-Paris, 1755 Le financier, par M. le chevalier de Mouhy de l’Académie des BellesLettres de Dijon, Amsterdam, 1755 L’ami de la vertu ou Mémoires et aventures de M. d’Agricourt, par M. le ch. de M., Liège, 1764 (Cet ouvrage est une réédition du Financier) Les dangers des spectacles, ou les Mémoires de M. le duc de Champigny, par M. le chevalier de Mouhy, ancien officier de cavalerie, pensionnaire du roi, de l’Académie des Sciences et Belles-Lettres de Dijon, Paris, 1780

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Dans les Mémoires posthumes (1735), il s’agit d’un Je-préfacier qui rencontre au Palais Royal un libraire en difficulté qui déclare qu’il sera ruiné si quelqu’un ne publie pas le manuscrit qu’un ‘homme de qualité’ retiré à la Chartreuse de *** lui a confié. Dans les Mémoires de Monsieur le marquis de Fieux (1735-36), un Je-mémorialiste s’est retiré après une vie aventureuse et écrit et publie lui-même ses mémoires parce qu’il n’aime pas l’oisiveté. La Paysanne parvenue (1735-36) a été composé par la marquise de L.V. qui fait appeler quelqu’un sur qui elle puisse compter pour transformer en mémoires un peu raisonnables le canevas qu’elle a préparé. La Mouche (1736) est un manuscrit trouvé par un ouvrier dans une boîte de chêne sous les fondements d’une maison à Rome.324 Le manuscrit des Mémoires d’Anne-Marie de Moras (1739) est donné par elle-même à l’éditeur qui lui rend visite dans le couvent où elle s’est retirée. Mémoires d’une fille de qualité (1747) et Les Mémoires de madame la marquise de Villenemours (1747) sont des romans déclarés, mais ne renoncent pas pour autant au récit génétique. Le dernier est écrit par une femme de vingt-deux ans qui cède aux insistances de son mari qui veut voir cette belle production publiée. La femme en question est Mme de Mouhy… Le récit génétique, souvent très long chez Mouhy, mène une vie indépendante de la mimesis textuelle dans l’œuvre romanesque de cet auteur. L’Histoire de Lamekis (1735-38), qui est un ‘Voyage extraordinaire’ est racontée par un Arménien et couché par écrit par celui qui le donne au public.325 Le manuscrit de La Vie de Chimène Spinelli (1737-38), qui est une ‘Histoire véritable’, parvient à l’éditeur dans un paquet qui lui a été envoyé. Les mille et une faveurs (1740) sont un recueil de contes de Marguerite de Navarre retrouvé dans le cabinet d’un curieux. L’exemple le plus emblématique d’un récit génétique développé en épisode de roman se lit dans Le Masque de fer (1747), qui est une ‘romance tirée de l’espagnol’. Le récit de l’origine du manuscrit est contenu dans un très long Avertissement. Un homme rentre chez lui fort tard et est arrêté sur le Pont-Neuf par des voleurs qui non seulement lui 324 Pour une étude plus approfondie de La Mouche, voir ci-après Du romancier et du discours économique. 325 La Cinquième Partie de Lamekis contient une des explorations les plus spectaculaires du topos du manuscrit trouvé. C’est un manuscrit qui est écrit par une plume merveilleuse qui sort spontanément du tiroir. Cf. Jan Herman, ‘Lamekis ou De l’Esprit des lois du chevalier de Mouhy’, in Lettres familières sur le roman du XIIIe siècle, tome I : Providences romanesques, Leuven-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2019, p. 83-106.

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prennent tout son argent, mais le balancent dans la Seine. Il se serait infailliblement noyé s’il ne s’était pas accroché à un coffre qui flottait dans le fleuve. Rentré chez lui sain et sauf, il ouvre la malle et y découvre des romans, et non des moindres. Le premier qui lui tombe sous la main est La Vie de Marianne de Marivaux, le deuxième Le Bachelier de Salamanque de Lesage. Ensuite il tire du coffre Les Egarements du cœur et de l’esprit et Tanzaï et Néadarné de Crébillon. Ces romans sont tous proprement reliés. Il les range sur sa cheminée pour les sécher, prononçant de forts éloges à l’adresse de leurs auteurs, qu’il estime beaucoup. Il continue son exploration et découvre au fond de la malle ‘une trentaine de brochures’ : C‘étaient des Paysannes, des Lamekis, des Mentors, des Mémoires posthumes, une Chimène de Spinelli, un Marquis de Fieux. En un mot, tous les ouvrages d’un auteur cavalier qui écrit aussi vite qu’un autre est long à méditer. ‘Oh ! pour vous, messieurs les écrits, m’écriai-je, vous ne trouverez pas mauvais que je vous place à terre. Mon plancher est net, vous serez du moins aussi bien que dans la poussière des magasins où vous deviez languir’. Je passai à d’autres, j’en trouvai de toutes les classes et dans tous les genres : l’intitulé d’un petit paquet m’intéressa, je l’ouvris, c’étaient des libelles, j’en parcourus les titres, mais soit l’horreur que j’ai toujours eue pour ces ouvrages, soit la suite de mes fatigues, je me trouvai saisi d’un frisson qui me détermina à me réchauffer en y mettant le feu, animé du désir secret que tous les écrits d’un pareil genre reçussent le même traitement.326

Enfin, sous un Tirant le Blanc,327 notre homme découvre une petite cassette fermée à clef, qu’il parvient à ouvrir et d’où il tire ‘un manuscrit proprement lié de nonpareilles bleues’. C’est le texte qu’il publie : Le Masque de Fer. Cet exemple met en évidence une deuxième spécialité de Mouhy qui est l’autoreprésentation à travers la mention de ses œuvres antérieures, qu’il a souvent l’air de décréditer. Dans l’Avertissement de la Huitième Partie de Lamekis (1738), Mouhy signale au lecteur qu’il a plusieurs ouvrages sous presse : J’ai fait imprimer en Hollande les quatre dernières parties de la Paysanne, les quatre dernières de Lamekis et l’on y imprime actuellement la suite du Mentor à la mode, celles des Mémoires posthumes et plusieurs autres ouvrages.

326

Mouhy, Le Masque de Fer, éd. Annie Rivara, Paris, Desjonquères, 1983, p. 15-16. Le roman de chevalerie Tiran le Blanc de l’écrivain espagnol Joanot Martorell a été traduit par le comte de Caylus en 1737. 327

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Deux paragraphes plus bas il ajoute : Ce que je puis faire de mieux pour moi, c’est d’attendre le jugement que le public en prononcera. Si j’étais à sa place, je ne feindrais point de dire ou que l’auteur est fou ou qu’il a de grandes dispositions à le devenir. Si cet aveu n’est point honorable, du moins il est adroit ; il y a bien des choses qu’on passe à la folie […].

Le discrédit – la folie – est immédiatement redressé et tourné en qualité, conformément à la tradition carnavalesque dont Mouhy se souvient souvent : on pardonne beaucoup de folies à la folie. L’amusement passe avant l’instruction, mais surtout : il importe que ces livres lui rapportent de l’argent. Après tout, Mouhy est écrivain professionnel et il faut vivre, comme il l’affirme dans l’Avertissement de la Troisième Partie de Lamekis (1737) : Si mes lecteurs veulent bien s’en rapporter à ma parole, ils ne sortiront jamais sans ce livre admirable ; il préserve de tous maux, procure les aventures fortunées, éloigne les événements bizarres, et capricieux, donne de l’esprit à ceux qui n’en ont pas, tempère la vivacité de ceux qui en ont trop ; mais le plus grand de ses attributs est de donner la paix à l’âme, et de donner beaucoup d’argent, quand on en a véritablement besoin ; c’est un fait, par exemple, incontestable, et qui ne peut se révoquer en doute.

Mouhy ne négocie pas vraiment de contrat de lecture, qui ne contient chez lui que peu d’articles. Auteur et lecteur y trouvent leur affaire dans les romans tels que les conçoit Mouhy : l’un gagne de l’argent en amusant l’autre. Le Préfacier des Mémoires de Monsieur le marquis de Fieux (1735-36) conteste même la justification du roman comme une ‘morale en action’.328 Pour lui, il n’a jamais éprouvé les effets de l’exemplarité par la lecture de romans : Pour moi qui dis ce que je pense, et qui en juge par ma propre expérience, j’avouerai naturellement que je ne me suis jamais souvenu d’aucun trait de morale, lorsque j’ai fait des fautes : la jeunesse nous entraîne, et n’est pas assez modérée pour conserver longtemps les préceptes contraires à ses humeurs et à ses plaisirs.

Mouhy semble par ailleurs très bien au courant de l’actualité littéraire. C’est une troisième spécialité de cet écrivain prolifique. Il revient souvent sur la question des ‘applications’ ou des ‘clefs’ qui constituent, en 1737 328 Il faut remarquer ici que la plus extraordinaire des préfaces de Mouhy se trouve en tête d’un roman-mémoires dont le héros-narrateur porte son propre nom, qui est Charles de Fieux, chevalier de Mouhy.

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exactement, un motif pour faire interdire le roman par la fameuse ‘Proscription’.329 Dans l’Avertissement de la Troisième Partie de Lamekis (1737), Mouhy avoue, en jouant sur le mot ‘application’, avoir perdu ‘la clef’ de son roman : Tout est ici mystères et secrets ; ce n’est qu’avec une application continuelle qu’on peut parvenir à en trouver la clef ; si quelque lecteur est assez heureux pour y parvenir, je le prie avec insistance de vouloir bien me la communiquer, je l’ai perdue depuis longtemps, et je serais au comble de la joie de la retrouver.

Au vu du tableau ci-dessus, Mouhy est spécialisé dans la reprise souvent parodique de titres à la mode. La parution du Paysan parvenu (1735) de Marivaux l’incite à publier une Paysanne parvenue (1735-36) et même un Démêlé survenu à la sortie de l’Opéra entre le paysan parvenu et la paysanne parvenue (1735).330 Il profite du succès durable des Mémoires et avantures d’un homme de qualité (1728-31) de Prévost pour publier les Mémoires d’une fille de qualité qui ne s’est point retirée du monde (1747), suivant l’exemple de Claude François Lambert (auteur des Mémoires et avantures d’une dame de qualité,1741) et de Guillot de la Chassagne (auteur des Mémoires d’une fille de qualité, 1742). Son exemple sera suivi par Jean Digard de Kerguette, auteur de Mémoires et aventures d’un bourgeois qui s’est avancé dans le monde (1750). Les Mille et une Faveurs (1740) s’inscrivent également dans un paradigme mis à la mode par Les Mille et une Nuits (1701-04) d’Antoine Galland et Les Mille et un Jours (1710) de Pétis de la Croix, et auquel s’intégrent par ailleurs Les Mille et une Faveurs (1718) de François Augustin de Moncrif, Les Mille et un Quart-d’heures (1715), Les Mille et une Heures (1733) et Les Mille et une Soirées (1749) de Thomas Simon Gueullette, Les Mille et une Fadaises (1742) de Jacques Cazotte et Les Mille et une Folies (1771) de Pierre Jean-Baptiste Nougaret. Le Mentor à la mode (1735) souligne assez à quel point Mouhy est sensible à la mode littéraire. La spécialité de Mouhy sur laquelle il faut insister surtout est la conscience du public avec lequel cet écrivain cavalier entre constamment en discussion dans ses Préfaces.

329 Françoise Weil, L’interdiction du roman et la librairie : 1728-1750, Paris, Aux Amateurs des Livres, 1986. 330 En 1744, Gaillard de la Bataille publiera une Jeannette seconde ou La nouvelle Paysanne parvenue.

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LA CONSCIENCE DU PUBLIC Mouhy est très conscient du fait qu’en tant qu’écrivain épigonal et plagiaire, ses chances de survie reposent entre les mains du public : C’est au public à juger si je me suis trompé, lorsque j’ai pensé que ces fictions l’amuseraient. (Lamekis, 1735, Préface) Ce que je puis faire de mieux pour moi, c’est d’attendre le jugement que le public en prononcera. (Lamekis, 1738, Avertissement de la Huitième Partie) J’espère que le public recevra favorablement cet ouvrage. (Paris ou le Mentor à la mode, 1735, Préface) Le public en décidera. (Le Répertoire, 1735, Second Avertissement) Le public est notre juge, c’est à lui de décider. (La Mouche, 1736, Préface)

La Préface, qui est souvent désignée comme un ‘Avertissement’, est pour Mouhy très explicitement un lieu dialogal. Elle prend pratiquement l’aspect d’une lettre ouverte au public, faisant très souvent suite à une Epître dédicatoire adressée à une personne particulière. La formule ‘mon cher lecteur’ est habituelle chez Mouhy. Il lui plaît de rappeler assez systématiquement le bon accueil que le public a réservé à ses publications précédentes, même si cet accueil a été moins favorable qu’il ne le laisse entendre : L’accueil que le public a fait aux premières parties de cet ouvrage, me fait espérer que celles qui succèdent seront reçues avec les mêmes bontés. (Lamekis, 1737, Avertissement de la Troisième Partie) J’ai trop de reconnaissance des bontés dont le public m’a honoré jusqu’ici, pour ne pas lui rendre un compte exact de l’état de mes productions. (Lamekis, 1738, Avertissement de la Huitième Partie) Je me flatte que l’ouvrage que je donne aujourd’hui au public ne sera reçu avec moins d’indulgence que les précédents. (Mémoires d’une fille de qualité, 1747, Avertissement)

Saisissant à bras le corps les occasions de flatter son public, Mouhy lui demande aussi d’être indulgent pour ses fautes et de penser à la réputation qu’il a à maintenir : Si l’on avait été maître de l’édition et du temps, on aurait corrigé ce trait de malignité. A ce défaut, on recourt à cet avertissement et l’on conjure le public d’être circonspect sur les jugements, lorsqu’il s’agit de la réputation. Est-il dans le monde un crime plus affreux que de

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l’arracher ? Il n’y a pas de supplice qui puisse assez punir ceux qui sont les auteurs de pareils excès. (Mémoires d’Anne-Marie de Moras, 1739, Avertissement)

Mais le trait le plus saillant du dialogue préfaciel chez Mouhy est le souhait que le public réagisse. Surtout, qu’on ne lui épargne pas les critiques : On n’imitera point de certains écrivains qui remercient authentiquement le public des grâces qui ne leur ont jamais été accordées. C’est ce qui s’appelle se chatouiller pour se faire rire. L’auteur de cet ouvrage n’a garde d’en imposer. Il compte plus sur des critiques que sur des approbateurs. Ainsi s’il doit faire des compliments, il les adresse à ceux qui ne l’aiment pas, et les invite à ne lui point faire de quartier. (La Mouche, 1736, Avertissement des quatre dernières parties)

Chez Mouhy l’échange avec le public ressemble à un troc : c’est donnant donnant. Mouhy, qui alterne ses romans avec des ouvrages du type du Mentor à la mode ou du Répertoire, avoue n’être qu’un compilateur. Il attend du public qu’il lui procure du matériau pour ses livres. Après tout, c’est le public qui le fait vivre : Je crois que les étrangers qui viennent à Paris, me sauront gré de leur avoir donné les moyens d’en apprendre des usages qu’ils n’acquièrent trop souvent qu’à leurs dépens. Ceux qui les savent, connaîtront si je les ai ignorés : supposé que (cet ouvrage fini), j’en aie oublié quelqu’un, je leur aurai une obligation infinie de vouloir me le faire remarquer, et de me les apprendre ; j’aurai soin de faire un supplément, afin que rien ne puisse manquer à l’intention que j’ai eue d’en faire une description à laquelle on ne puisse rien désirer. (Paris ou le Mentor à la mode, 1735) Je ne suis que compilateur, et que tous les faits dont il est rempli appartiennent à ceux qui me les communiquent. (Le Répertoire, 1735, Avertissement)

Dans une Epître aux Demoiselles, qui constitue l’une des Dédicaces de La Vie de Chimène Spinelli (1737), Mouhy se plaint de n’avoir jamais réussi à leur plaire. Est-ce son aspect physique qui les rebute ? Si elles voulaient l’aimer un peu humainement, sa muse n’en serait pas ingrate : Attendez, que je vous propose un petit marché : si j’étais assez heureux, par exemple, pour vous amuser en me lisant, cela ne pourrait-il pas aider à vous donner un peu de goût pour moi. Tâchez, et faites-le moi savoir, afin que j’aille cultiver le préjugé : mais je me reprends, j’oubliais ma figure.

Des amusements en échange de certaines faveurs donc. Dans des ouvrages comme Le Mentor à la mode et Le Répertoire, qui est une sorte de guide

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touristique, Mouhy écrit, dit-il, plus pour instruire que pour amuser. Dans Lamekis (1735-37), il rappelle ‘que mon but dans mes productions est autant de les porter à la vertu qu’à les amuser’. Mais dans La Vie de Chimène Spinelli (1737-38) une Epître dédicatoire, adressée aux hommes, affirme clairement que la finalité de ses romans est d’amuser : Ou vous êtes indulgents, ou vous ne l’êtes pas. Si vous me lisez avec un esprit dégagé de tout préjugé, vous vous amuserez, et vous me saurez gré des peines que je me suis données jusqu’ici pour y parvenir. Si vous êtes prévenus contre moi, vous aurez encore du plaisir, parce que vous aurez celui de chercher les endroits faibles, de les trouver et de les fronder, cadeaux parfaits pour ceux qui aiment à décider ; ainsi de quelque manière que je vous tombe sous la main, et que vous preniez les choses, vous me devrez toujours de la reconnaissance. (La Vie de Chimène Spinelli, 1737)

Dans les romans-mémoires surtout, l’instruction recule nettement devant le désir de divertir. En échange de ces amusements, on attend du lecteur qu’il y mette aussi du siens : ‘l’on a eu soin d’augmenter le plaisir du lecteur à chaque page, mais il est juste que de son côté il fasse ce qu’il doit faire pour le bien goûter’. (La Mouche, 1736, Avertissement du Tome II). Dans l’étonnant Avertissement qui précède les Mémoires du marquis de Fieux (1735-36), le préfacier conteste même l’idée, courante dans les Préfaces de ces collègues romanciers, que le récit d’une vie puisse servir à corriger les mœurs : Je souhaite de tout mon cœur que ceux qui liront ces Mémoires en tirent plus d’utilité, que la plupart de ceux à qui les auteurs insinuent agréablement dans une Préface que la lecture de leurs œuvres est un préservatif contre leurs faiblesses, ou contre les vices du siècle, en ajoutant affirmativement, que c’est une introduction pour entrer d’un pas assuré dans le monde. […] Je me trouve aujourd’hui moins corrigé que jamais ; il est bien vrai que rebuté d’un grand nombre d’aventures que j’ai recherchées autrefois avec empressement, je ne les quête plus avec la même ardeur ; mais je n’oserais assurer, que je les renvoyasse si elles venaient me trouver ; telle est ma destinée, la nouveauté me plaît, et sous quelque masque qu’elle se présente à mes yeux, je lui fais toujours un accueil favorable ; je souhaite cependant que vous ne me condamniez pas, cela est naturel ; et je désire enfin que vous trouviez autant de plaisir en me lisant, que j’en ai ressenti dans les différentes situations où je me suis trouvé.

Dans Lamekis (1735-37), Mouhy fait une étrange apologie des romans en en soulignant l’utilité, qui n’est pas de corriger le lecteur, mais de le transformer :

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Mais si ces avantages sont grands, ils ne sont rien en comparaison de ceux qu’il réserve au beau sexe ; toutes femmes de quelque qualité et de quelques conditions qu’elles soient, filles, femmes, veuves ou vierges, sont assurées que si elles lisent, avec une attention dégagée de tout préjugé, cette partie et celles qui la suivront, le neuvième jour de mai à trois heures après minuit, tous leurs désirs seront accomplis avant la fin de l’année ; d’une fille passablement laide, la lecture en fera une jolie ; d’une blonde, une brune agaçante ; d’une brune, une blonde agonisante. Il me serait impossible, en un mot, de déduire ici tous les biens qui peuvent résulter de cette lecture.

Mouhy nage clairement à contre-courant. Dans les Mémoires posthumes (1735), la morale paraissait trop fréquente à son éditeur : ‘Il coupait à chaque instant le fil de la narration’. L’éditeur en a retranché une partie en corrigeant en passant ‘quelques expressions trop vives dans les endroits où l’amour a lieu’. Le seul et véritable article du contrat de lecture que Mouhy propose à son lecteur est donc de divertir. Mouhy, qui signe tous ses romans,331 ne négocie aucun pacte de visibilité. Mais dans la fiction même, qui envahit aussi les récits génétiques, il construit en quelque sorte le négatif d’un ethos, qui ne vise pas à le promouvoir comme écrivain, mais à le faire survivre comme un écrivain de second rayon à travers ces livres. Pour cela, il a besoin du public. Il lui suggère, et lui déclare parfois très explicitement, quelle doit être son opinion sur ses romans. Certes, le public est seul juge, mais qu’il en agisse avec circonspection et qu’il songe aussi à faire un peu de publicité autour de ses romans : Ces quatre dernières parties que je vous donne, ne sont pas sottes, je les approuve, et cela doit suffire pour que vous les trouviez charmantes. Entre nous, je vous avouerai qu’elles m’ont infiniment plu. N’en dites mot au moins, l’on publierait dans le monde que j’ai de l’amour propre, et en vérité cela n’est pas vrai : figurez-vous bien que voilà celle de mes productions qui est la plus raisonnable. Elle est vive, intéressante, gentille, badine, critique, et porte en soi les grâces attrayantes de la nouveauté ; c’est un puits, un abîme de trésors. Souhaitez avec moi, mon cher lecteur, que je vive assez pour vous faire souvent de pareils présents, surtout ne manquez pas à me louer aussi dignement que je le mérite ; publiez sans cesse mes talents, mes grâces et mon heureuse conception. Ne souffrez pas impunément qu’une cabale ignorante et envieuse, me lâche aucun trait mordicant. […] J’ai tant à gagner à être connu, que je souffre avec plaisir, et sans que mes joues s’en colorent, qu’on dise de moi tout le bien que je mérite. La seule de mes frayeurs est qu’on n’en dise pas autant qu’il 331

Seuls les Mémoires d’Anne-Marie de Moras (1739) font exception à cette règle.

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y en a. La modestie, l’un de mes plus grands apanages, en dérobe tant, que je suis quelquefois honteux de lui laisser prendre tant d’empire. J’y perds trop en vérité, et cela ne se peut pardonner. (Lamekis, 1738, Avertissement de la Cinquième Partie)

Dans La Paysanne parvenue, le récit génétique est mobilisé pour négocier cet ethos. L’écrivain que la marquise de L.V appelle à son service afin qu’il écrive ses mémoires à partir d’un canevas établi par elle-même, est évidemment Mouhy. Le récit génétique sert à faire de lui-même un autoportrait flatteur : J’ai appris par madame ***, qui par parenthèse m’a dit beaucoup de bien de vous, que vous aviez fait imprimer plusieurs Mémoires qui avaient été goûtés et que vous aviez traité le dernier sur une seule conversation que vous aviez eue avec celui qui en fait le sujet.332 J’ai cru que vous voudriez bien me faire le même plaisir. L’on m’a vanté votre discrétion et le fond qu’on peut y faire.

L’ethos que Mouhy construit est celui d’un plumitif original. L’humour est sollicité à chaque instant. L’autodérision est une manière d’amuser jusque dans la construction même de l’image de l’amuseur. Ici encore, Mouhy tire profit du travail de ses collègues. Dans Les Mémoires de madame la marquise de Villenemours (1747), il se souvient de La Nouvelle Marianne ou les Mémoires de la baronne de*** écrits par ellemême (1740) de Claude-François Lambert dont on a parlé plus haut. Comme l’explique le récit génétique, les mémoires de la baronne, qu’elle avait écrits pour son propre loisir, sont publiés après les insistances de son mari qui, au bout d’une absence de deux ans, retrouve sa femme et découvre son ouvrage : Quelques jours après son arrivée il entra dans mon cabinet et me trouva occupée à arranger un tas de papiers griffonnés de ma main. Quel fut son étonnement lorsque, après avoir jeté les yeux sur le premier cahier dont il s’était saisi au hasard, il vit que c’était l’histoire de ma vie que je m’étais amusée d’écrire. C’en était trop pour piquer sa curiosité et elle ne fut satisfaite que lorsqu’il se fut donné le plaisir de faire la lecture de tout l’ouvrage.

Les Mémoires de madame la marquise de Villenemours (1747) de Mouhy sont attribués sur la page de titre à Mme de Mouhy. Ce roman a été corrigé par son mari, dont le public reconnaîtra bien les talents. Et cela veut dire : sa capacité d’amuser les autres à ses dépens : 332 Il s’agit sans doute de Lamekis (1735-38), roman très long en huit parties, dont l’écriture est ramenée, dans la Préface au Premier Livre (1735), à une conversation avec un ‘Arménien’.

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Mais dépendante, autant par l’inclination que par le devoir, d’un mari, il a fallu céder à ses instances. Il a vu mon roman : soit bonté de sa part, soit hasard, il s’en est amusé. J’ai eu beau résister à son empressement pour qu’il vît le jour, il m’a répondu que je ne risquais rien, supposant plaisamment que s’il se trouve mauvais, on le lui attribuera, et au contraire que s’il plaît, il me fera bonheur, parce qu’alors on le croira véritablement de moi. Si cet époux, trop modeste, m’avait laissé la liberté de répondre sérieusement à ce badinage, je lui aurais rendu ici la justice qu’il ne s’est jamais rendue, en apprenant au public qu’il y a peu d’écrivains, dont le génie soit si aisé et aussi fécond. Jamais son imagination ne lui manque, il est toujours nouveau et ne se répète jamais. […] Je suis trop amie de la vérité pour ne pas convenir de bonne foi que mon mari a revu et corrigé mon livre. Je lui en ai su un gré infini, parce qu’il ne s’est jamais donné cette peine pour les siens. J’avouerai encore qu’il a par-ci par-là jeté des étincelles de son imagination, sans marquer les endroits. Le public qui la connaît les remarquera bien.

LA CRITIQUE LITTÉRAIRE La Préface est pour le chevalier de Mouhy un lieu privilégié pour régler ses comptes avec la critique littéraire. Il se montre ici encore parfaitement au courant de l’actualité littéraire. Dans Paris ou le Mentor à la mode (1735), il marque la différence entre cet ouvrage et le périodique Le Pour et le contre (1733-40) de l’abbé Prévost, qui en est à sa troisième année. A nouveau, la jouissance prendra le pas sur ‘les choses mauvaises’, qu’on tentera d’éviter. Une fois de plus, le public est invité à contribuer à l’ouvrage : On sera plus circonspect, et semblable en quelque façon à l’auteur du Pour et du Contre qui fait voir la médaille des deux côtés, et dont la sagesse tient un juste équilibre. L’on se réjouira des bonnes choses, et l’on plaindra les mauvaises, ou l’on n’en parlera point du tout : l’on se flatte que ceux qui auront des lumières à communiquer, voudront bien en faire part à l’auteur qui taira leurs noms, ou les nommera selon leurs volontés.

En 1736, dans l’Avertissement qui précède La Mouche, Mouhy se mêle dans la discussion au sujet des ‘Réflexions’ dans La Vie de Marianne dont l’abbé Desfontaines avait dit dans Le Nouvelliste du Parnasse : ‘J’attends avec impatience la suite de ce joli roman, en désirant pourtant que Marianne fasse un peu moins de réflexions ou les fasse plus naturellement si elle ne peut s’empêcher de les faire’.333 Marivaux avait 333

Le Nouvelliste du Parnasse, 1731, Tome II, Lettre 25, p. 214.

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lui-même réagi à ce reproche dans l’Avertissement à la Deuxième Partie de La Vie de Marianne, parue en janvier 1734, et Mouhy, deux ans plus tard, renchérit : Je ne suis pas du sentiment de ceux qui désapprouvent quelques endroits dans les ouvrages de monsieur de Marivaux, où il met dans une nécessité absolue de réfléchir. […] La maxime est très bonne à imiter quand on sait employer ses couleurs avec la même délicatesse que fait l’auteur dont je parle ; s’il m’était possible de suivre un aussi bon original, je ferais gloire d’être son imitateur, mais c’est un talent dont le ciel a doué monsieur de Marivaux, et qu’il m’a refusé.

‘Je ne m’en désespérerai pas’ s’empresse-t-il d’ajouter, avec son ironie habituelle. Le chevalier de Mouhy qui, en 1736 précisément, a eu maille à partir avec le redoutable Desfontaines, et qui lui avait servi de réplique dans Le mérite vengé, ou conversations littéraires et variées sur divers écrits modernes pour servir de réponse aux observations de l’ab. D[esfontaines], ne peut pas s’empêcher de revenir sur la question des ‘Réflexions’, dans La Mouche (1736). Dans un des nombreux Avertissements de ce roman, il joue encore sur les mots. Le public lui avait fait remarquer que la date de naissance de son héros est anachronique. Mouhy s’explique en arguant d’une lacune dans le manuscrit qu’il a remplie ‘sans réflexion’. Ce mot suffit pour qu’il repense à l’affaire des ‘Réflexions’ : Je suis bien obligé à M. l’Abbé des Fontaines de n’avoir pas relevé ce manque de réflexion dans sa trente-cinquième lettre des Observations,334 il avait beau jeu pour me badiner, mais il a bien voulu m’épargner, et je l’en remercie, aussi bien que de ce qu’il a dit de flatteur à mon sujet dans cet article : on dit qu’on pourrait y donner un sens différent, mais comme j’ai appris depuis que ses intentions n’étaient jamais malignes, j’aime mieux m’en tenir à ma première opinion. Je déclare, bien plus, que s’il m’est échappé quelque chose de trop fort dans une réponse que j’ai faite dans Le Répertoire à sa critique de la Paysanne, et que j’aurais livrée il y a plus de quatre mois, je le désavoue publiquement, convenant que je m’étais cru maltraité en ma propre personne.

Mouhy est très sensible aux commentaires. Certains critiques célèbres méritent qu’on les ménage et qu’on recoure à un langage diplomatique, mais quand les critiques sont anonymes, Mouhy se montre piqué pour une vétille :

334 Les Observations sur les écrits modernes de l’abbé Desfontaines paraissent de 1735 à 1743.

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L’on m’a écrit plusieurs lettres anonymes au sujet de ce qui a paru de cet ouvrage. La quatrième partie qu’on imprime actuellement servira de réponse aux inquiétudes qu’on veut bien se donner la peine de prendre du sort de Bigand et de Rametzy. La critique tend à persuader qu’il sera difficile que les parties suivantes (c’est-à-dire, la troisième et la quatrième) renferment des faits aussi intéressants que l’histoire de Rametzy. Je me réserve à demander à l’auteur anonyme de la lettre que je produirai à la fin de la quatrième partie, si les faits sont épisodiques ou nécessaires au dénouement. […] Je le prierai ensuite d’examiner celui de ces Mémoires et de me dire après lecture faite, s’il serait possible de séparer une des colonnes de cet ouvrage, sans renverser l’édifice. Donc l’histoire de Rametzy ne conserve pas la seule qualité d’intéressante, qu’il veut bien lui donner, mais de nécessaire. Il est bien difficile de décider une totalité sans examiner les parties qui la composent : c’est juger de l’architecture d’un palais par les pierres dont il doit être bâti, c’est assurer le caractère d’un homme par la physionomie. De pareilles décisions sont souvent équivoques et peu certaines. L’auteur anonyme me demande une réponse, je n’en ai pas d’autres à lui donner. (La Mouche, 1736)

Notre auteur est en effet particulièrement sensible aux commentaires provoqués par l’inachèvement d’un grand nombre de ses livres : Il me reste à répondre ici à l’inquiétude de plusieurs personnes, qui répandent qu’il n’est pas possible que je puisse achever tous les ouvrages qui paraissent sous mon nom, et qu’il serait plus naturel, et même plus convenable que je m’attachasse à les finir, qu’à donner de nouvelles productions. Je réponds au public de ma vigilance et de mon exactitude à le satisfaire, et du soin que je prendrai toujours de lui être agréable, ne trouvant rien de plus flatteur pour moi, que de pouvoir y parvenir. (Lamekis, 1735, Préface)

La Préface est un espace dialogal. Au-delà du dédicataire, Mouhy s’adresse à son public, et au-delà de ce public à ceux qui voient ses productions d’un œil malveillant. A ce dernier niveau, le récit génétique offre des ressources inédites. Dans Mémoires posthumes (1735-41), la rencontre avec le libraire ruiné qui procure le manuscrit à Mouhy est précédée d’une scène intéressante qui se déroule au Palais-Royal : Il y a trois ans qu’étant au Palais-Royal, assis sur le banc des nouvellistes, un homme assez délabré vint s’asseoir à côté de moi. J’achevais de lire ce qui a paru de Cleveland et ma curiosité piquée me faisait enrager contre l’auteur, de ce qu’il me laissait ainsi en suspens. A quoi sert, m’écriai-je sans faire attention qu’on m’écoutait, d’intéresser le lecteur, et puis de le planter là ? On ne devrait pas tolérer une pareille façon d’écrire ; elle devrait même être défendue, comme contraire à la

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santé. Il y a des gens comme moi, par exemple, dont l’impatience est extrême. Or est-il que tout mouvement qui agite est passion, et qu’il n’y en a aucune qui n’irrite la bile, et cela étant, qui ne dérange le corps humain. Il est donc épouvantable qu’un auteur fasse courir ce risque à ceux qui lisent ses ouvrages, et assurément je veux employer des amis, pour qu’il soit défendu dorénavant à Messieurs les libraires de se charger de manuscrits qui ne soient point achevés. Jésus - Maria ! s’écria l’homme qui était à côté de moi, sur ce pied je suis ruiné, il faut donc que j’aille à l’hôpital ?

C’est le libraire ruiné qui, justement, a un manuscrit inachevé à publier… Un autre sujet délicat concerne les allusions dont le public est toujours tenté de chercher la clef. Mouhy s’en défend systématiquement. Ce n’est pas son genre : Une personne de mes amies que je vois quelquefois et dont j’ai parlé dans Le Mentor à la mode, à laquelle j’avais dit que je travaillerais quelques jours à l’histoire de l’opéra, s’imagina à la lecture que je lui fis il y a quelques mois de ce manuscrit, que le premier trait, qu’elle crut reconnaître, devait être suivi d’événements critiques et malins : elle fit part imprudemment de cette pensée à une de ses amies, qui la rendit sur le même ton à une Demoiselle de l’opéra, que je distingue par ses mœurs et par la délicatesse ; et en un mot, on lui donna par là une idée si différente de ma façon de penser, qu’il fut ébruité que Le Répertoire était rempli de traits scandaleux. Le public en décidera : en attendant j’annonce ici que je désavoue toutes les pièces fugitives et sans nom ; et j’avertis que s’il m’arrive de faire des portraits, qu’on ne reconnaîtra jamais les originaux, que par des côtés si beaux et si respectables, qu’il sera aisé de penser que je n’ai eu d’autre but, en les mettant au jour, que de porter le lecteur à les admirer, et à les imiter. (Le Répertoire, 1735, Second Avertissement)

Faut-il croire Mouhy sur parole ? La question de clefs n’est-elle pas pour lui un moyen opportun de nommer à tort et à travers ses œuvres et leurs titres afin d’en faire la publicité ? Mouhy est certes plagiaire, mais il est aussi plagié lui-même. Quand il se voit voler ses titres, il s’exprime avec sarcasme : Je profiterai, si l’on veut bien me le permettre, de cette occasion pour remercier un Auteur allemand qui a composé et fait imprimer quatre parties de la Paysanne parvenue sous mon nom ; l’on m’assure qu’il était d’Herstal, à quelques lieues de Liège ; s’il avait eu la bonté de me prévenir, je lui aurais envoyé le plan de cet ouvrage, et j’aurais été le premier à le guider, s’il m’en avait jugé capable ; je fais une estime singulière de cette nation, et généralement de tous les étrangers : il ne tiendra pas à moi de le prouver dans toutes les occasions. (Lamekis, 1738, Avertissement de la Huitième Partie)

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Quand on veut se moquer de lui, on trouvera à qui parler. Qu’on se méfie, car il pourrait se venger : Je m’étais proposé de faire ici mes remerciements à une belle dame qui a eu la bonté de me peindre traits pour traits dans une production intitulée : La Princesse Japonaise, ou sous le nom de Chevalier Frisquet ; elle m’étale avec tous mes talents dans une cour brillante.335 Mais j’attendrai l’effet d’une parole donnée et du rôle que je dois jouer dans une seconde partie du même ouvrage, qui m’a été annoncée, où d’un style brillant et enchanteur, on doit répandre avec des grâces sans pair le mérite dont il a plu à la nature de m’honorer. Je me déciderai après la lecture de cet ouvrage, afin que mes remerciements soient proportionnés aux bontés dont on m’accable, et que je rende justice à mon tour à celle qui me les a si légitimement dispensés. L’on sait toujours un gré infini à ceux qui veulent bien nous représenter tels que nous sommes. (Lamekis, 1738, Avertissement de la Cinquième Partie)

CRITIQUE EXOGÈNE ET CRITIQUE ENDOGÈNE L’étape logique dans le processus d’élargissement concentrique du dialogue critique est la discussion exogène. La Préface du Financier (1755) reçoit comme sous-titre ‘Ou Essais pour servir de réponse à un ouvrage intitulé Entretiens sur les Romans par M. l’abbé J., in 12, 396 pages’. Cet ouvrage de l’abbé Jacquin, chapelain de la cathédrale d’Amiens et historiographe du comte d’Artois, a été publié la même année et est donc tout récent. Dans l’Avertissement de son livre, l’abbé Jacquin déclare qu’il avait d’abord pensé donner à ses réflexions sur les romans la forme de lettres, mais il avait fini par opter pour un dialogue entre un abbé, une comtesse et un chevalier. Les quatre entretiens contenus dans ce gros volume roulent sur (1) l’origine des romans, (2) leur utilité, (3) les dangers par rapport à l’esprit et (4) les dangers par rapport au cœur. Le commentaire général que l’abbé Jacquin s’attire de la part du chevalier de Mouhy est qu’il est plus orateur que moraliste et que la jeunesse ne sera pas convaincue par sa rhétorique. Outre la méthode, la rigueur de Jacquin révoltera cette jeunesse. Celle-ci est habituée à une morale qui ressemble à une pharmacie, que les romans peuvent offrir : Ne pourrait-on pas comparer l’esprit du jeune âge à un malade que l’amertume du remède ordonné pour le rétablissement de sa santé rebute : que fait le sage médecin pour corriger une répugnance qui s’oppose à ses soins ? Il enveloppe la potion avec le sucre : le malade 335

Nous n’avons pas pu repérer cette œuvre.

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est trompé et guérit. Que ceux qui prétendent à la correction des mœurs en usent de même : qu’ils intéressent l’esprit pas des fictions ingénieuses, où les grandes maximes soient habilement amenées, ils arriveront à leur but.336

Mouhy a sûrement raison de reprocher à l’abbé Jacquin de vouloir briller par sa rhétorique, mais il est injuste quand il épingle l’abbé sur un manque de nuance dans son point de vue sur les Romans. Contrairement au père Porée vingt ans plus tôt, l’abbé Jacquin est très bien informé. Ses anathèmes ne frappent pas seulement les romans du XVIIe siècle, mais également des ouvrages immédiatement contemporains. Outre Lesage, Challe, Marivaux, Prévost, on y voit figurer Crébillon, Duclos et Mouhy lui-même avec la mention de la Paysanne parvenue. Mouhy est un peu rapide en résumant l’argument central de son adversaire par la citation d’une seule page : dans les romans on ne trouve que le tableau (des désordres du cœur) et non le remède. Il faut bien l’avouer : même si l’abbé Jacquin en vient à une condamnation générale des romans, il témoigne du respect pour certains romans. Mais la mauvaise foi de Mouhy dans sa critique exogène ne s’arrête pas au mauvais résumé du point de vue de son opposant. Son propre point de vue, qui implique une comparaison du Roman à l’Histoire comme chez Lenglet-Dufresnoy que Mouhy a sûrement lu, est résumé ainsi : Le roman au contraire (j’entends toujours celui qui sera écrit sur le modèle que je viens de proposer) rassemble tous les charmes de l’Histoire et l’utilité de la Morale ; il unit l’exemple au précepte, l’application au principe, le sentiment à la réflexion, l’expérience au raisonnement. Il présente à chaque page la Morale sous les traits séduisants de l’action et il fait même aimer la vertu à ceux qui s’en écartent le plus.337

C’est en effet en ces termes-là que le débat exogène sur l’(in)utilité des romans est mené, par le Père Bougeant, le Père Porée, Lenglet-Dufresnoy, l’abbé Irailh338 et, ici, le chevalier de Mouhy.339 Dans ce débat exogène, Mouhy adopte des points de vue qu’on ne retrouve pas dans ses romans, 336 Mouhy, Le Financier, ‘Préface ou Essais pour servir de réponse à un ouvrage intitulé Entretiens sur les Romans par M. l’abbé J., in-12, 396 pages, Amsterdam, Neaulme, 1755, p. X-XI. 337 Mouhy, Le Financier, p. XV. 338 Irailh, Querelles littéraires, 1762. 339 Cf. Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet-Dufresnoy, Ecrits inédits sur le roman, University of Oxford Studies in the Enlightenment, 2014, p. 49-69.

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où l’utilité des romans en termes de morale est même explicitement contestée, avec une ironie assez étonnante qui éclate surtout dans les Mémoires de M. le marquis de Fieux (1735-36), comme on l’a vu cidessus. Dans l’interférence intersystémique du romancier avec le discours critique de son époque dont l’œuvre du chevalier de Mouhy offre un témoignage d’une richesse exceptionnelle, on trouve un argument solide pour soutenir la nécessité d’une approche endogène pour la reconstruction d’une Poétique historique du roman au XVIIIe siècle.

DU ROMANCIER ET DU DISCOURS ÉCONOMIQUE

ROMAN ET

ÉCONOMIE

Dans une série d’ouvrages qui ont fait date, l’historien de l’économie Robert Darnton a mis en évidence l’apparition d’un marché littéraire en Europe au XVIIIe siècle.340 En étudiant les archives de la Société typographique de Neuchâtel, R. Darnton a montré que dans le courant du XVIIIe siècle, la République des Lettres tend à se soumettre aux lois de l’économie,341 discipline qui commence en même temps à s’affirmer comme un discours scientifique à part entière.342 Les idées de R. Darnton ont suscité un important débat, en Europe et en Amérique,343 parmi les historiens de l’économie surtout, mais elles semblent avoir moins retenu l’attention des littéraires, à l’exclusion bien évidente des historiens du livre.344 Les statistiques établies par R. Darnton lui-même345 et avant lui par Françoise Weil346 ou Daniel Mornet347 traduisent des partages inégaux dans le champ de la production livresque de l’Ancien Régime entre Religion, Histoire, Droit, Sciences et Belles-Lettres et montrent la position marginale des romans dans ce dernier secteur. Ces statistiques ne posent pas pour autant la question de savoir si, d’une manière ou d’une autre, l’apparition d’un marché du livre, la circulation des denrées livresques ou les processus de centralisation et de marginalisation de certains types de textes se traduisent dans la production romanesque même. Le roman, le genre le plus marginalisé sur le plan poétique mais dont le chiffre de 340 Cf. Robert Darnton, Bohême littéraire et Révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1983 et Edition et Sédition, Paris, Gallimard, 1991. 341 Robert Darnton, Gens de lettres, gens du livre, Paris, Odile Jacob, 1992. 342 Cf. Gérard Klotz (éd.), Politique et Economie au temps des Lumières, Saint-Etienne, Presses universitaires, 1995 et le numéro 26 de la revue Dix-huitième siècle (1994). 343 Cf. Haydn T. Mason (éd.), The Darnton Debate. Books and revolution in the 18th century, Oxford, Voltaire Foundation, 1999. 344 Cf. Roger Chartier, Pratiques de Lecture, Paris, Rivages, 1985 et Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987. 345 R. Darnton, ‘Lire, écrire et éditer’, in Bohême littéraire, 1983. 346 Françoise Weil, L’Interdiction du roman et la librairie (1728-1750), Paris, Aux Amateurs de livres, 1986. 347 Daniel Mornet, ‘Les enseignements des bibliothèques privées (1750-1780)’, in RHLF 17, 1910, p. 449-480.

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vente est paradoxalement le plus explosif, offre aux enquêtes de ce type un champ d’exploration dont une partie importante est restée en friche.348 Secteur de transition et de transaction, interface entre le texte et le hors-texte, la préface de roman reflète de manière complexe l’apparition d’un marché du livre. Le glissement subtil d’un discours qui vise à transmettre des valeurs morales, idéologiques ou autres vers un discours qui transforme le livre même en objet de ‘valeur’ marchande constitue le premier objet de cet article. En même temps, on pourra montrer que les préfaciers explorent le clivage de la notion même de ‘valeur’ pour promouvoir sa position au sein du champ littéraire de l’époque.349 La valorisation de l’objet roman nous amènera à poser la question centrale de la Poétique romanesque au XVIIIe siècle, qui est la légitimation des discours. Une affaire qui demande négociation. On aura souvent à faire le même constat : au XVIIIe siècle, le roman se trouve au cœur d’un paradoxe. Plus que jamais contesté, il est en même temps apprécié, ‘valorisé’. En dépit d’une double condamnation, morale (il est funeste aux ‘bonnes mœurs’) et poétique (il est contraire au ‘bon goût’), le roman fait fureur et envahit les marchés. On reconnaît le fameux ‘dilemme du roman’ auquel Georges May a consacré une étude qui a fait date.350 Ici, une autre approche sera défendue. LA LÉGENDE DORÉE DU ROMAN La préface du Prince Aventurier (1741) de Saint-Quenain, qui nous retiendra dans cet article, traduit bien le paradoxe : ‘sur deux ou trois romans honorables des points de vue moral et poétique, une foule d’autres mérite à peine qu’on en parle’. Et pourtant le roman est un genre à succès, à tel point même que le XVIIIe siècle ‘aura peut-être chez nos descendants 348 Dans son article ‘La mise en fiction de l’imprimé dans les romans du XVIIIe siècle’, in Eighteenth-Century Fiction 14/3-4 (2002), p. 417-439, Nathalie Ferrand étudie l’accueil des textes imprimés. Notre propre enquête focalise sur la préface de romans et le traitement réservé au texte manuscrit. 349 Notre enquête s’appuie sur les trois recueils suivants : Christian Angelet et Jan Herman (éds), Recueil de Préfaces de romans du XVIIIe siècle, Saint-Etienne, Presses universitaires et Louvain university Press, volume I (1700-1750), 1999, 315 p. et volume II (1751-1800), 2003, 412 p. et Jan Herman, Incognito et Roman. Anthologie de préfaces de romanciers anonymes ou marginaux (1700-1750), New Orleans, University Press of the South, 1998, 203 p. 350 Georges May, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle. Etudes sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), New Haven, Yale Univeristy Press et Paris, PUF, 1963.

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le seul titre de siècle des romans’. Et le préfacier ajoute que, néanmoins, ‘un roman frappé au coin de l’honnête et du beau [peut] tenir un rang honorable dans la littérature’.351 Visiblement, le roman ne doit pas son succès à lui-même mais à la corruption du siècle. Symptomatique de la position marginale réservée à la prose narrative au sein du paysage littéraire de son époque, cette préface enchaîne avec une métaphore, assez fréquente, qui met en vedette la valeur marchande du roman : Une Histoire de Louis le Grand sera moins désirée et moins lue. Les Romans sont de mode, il suffit. Les Scudéry travaillent ; leurs folles visions sont payées au poids de l’or.352 Le libraire le débite avec espoir de succès, il n’est point trompé. Le public achète, il faut passer le temps. Pour son argent il a de beau papier en beaux caractères. Voilà de quoi lui réjouir la vue et c’est aussi tout l’avantage qu’il retire. Mais s’il est content, pourquoi ne le pas satisfaire ?353

Deux ou trois romans honorables, cela est bien peu comparés à des centaines qui, pour n’avoir aucune valeur intrinsèque, n’en rapportent pas moins leur pesant d’or au libraire. La préface de Saint-Quenain enregistre un clivage dans la notion même de ‘valeur’. Valeur intrinsèque dépendante des critères poétiques et moraux traditionnels et valeur extrinsèque, liée au texte-objet, s’opposent radicalement, de manière inversement proportionnelle, semble-t-il. Or, ce champ tensionnel de valorisation et de dévalorisation du texte est organisé et hiérarchisé par des images dont celles de l’‘or’ et du ‘trésor’ sollicitent toute notre attention. On verra que la préface de roman met en scène des éléments de valorisation, mais aussi de dévalorisation qui, par une rhétorique retorse, visent en définitive la promotion du roman comme genre. Dans cette approche économique du roman, le topos du manuscrit trouvé joue un rôle crucial. Il faut ici encore rejeter l’hypothèse, pourtant très répandue dans les histoires littéraires, selon laquelle le topos du manuscrit se pliait aux exigences d’une rhétorique de la crédibilité. C’était certes l’argument principal du topos à l’époque que nous avons appelée l’ère de la transmission. Mais à l’âge classique, qui est pour le topos du manuscrit trouvé une ère de transgression, le récit génétique dont il est le noyau ne vise pas à tromper le public sur le véritable statut 351 Saint-Quenain, Le Prince aventurier, ou Le pélerin reconnu, Amsterdam, 1741, ‘Préface’, in C. Angelet et J. Herman (éds), Recueil de Préfaces I, p. 270. 352 C’est nous qui soulignons, comme dans toutes les citations mises en italiques. 353 Saint Quenain, Le Prince Aventurier ou le Pélerin reconnu, Amsterdam, P. H. Charlois, 1741, p. 270.

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du texte. L’argument du topos s’est déplacé. Au XVIIIe siècle en particulier, le récit génétique est plutôt un élément constitutif de ce que Cécile Cavillac a appelé la ‘vraisemblance pragmatique’, qui doit se lire comme un protocole. Les protestations de véracité – du type ‘Ceci n’est pas un roman mais un manuscrit trouvé’ – qu’on trouve dans les préfaces qui hébergent un récit génétique répondaient moins à un souci de véridiction face à un lectorat sceptique qu’à la nécessité d’intégrer la performance discursive à la fiction même. ‘Jusqu’au XIXe siècle’ déclare de manière judicieuse C. Cavillac, ‘la vraisemblance pragmatique constitue la pièce maîtresse et la condition nécessaire (mais non suffisante) de l’autorité fictionnelle, avant tout comprise comme autorité de la voix narrative’.354 Nous adoptons le même point de vue en le formulant en termes de légitimation, qui n’apparaît pas comme un fait établi mais qui est à négocier. Le ‘mirage doré’ dont le topos du manuscrit trouvé s’entoure dans le récit génétique doit se comprendre comme un ensemble d’arguments pragmatiques visant à légitimer, dans et par la fiction même, non seulement l’existence du texte, mais aussi sa valeur. Dans son volet narratif, la préface écrit ‘la légende dorée’ du roman au XVIIIe siècle. L’idée de ‘légende’ peut tout d’abord se lire au sens étymologique de legenda, c’est-à-dire de ‘ce qui doit être lu’. Elle peut ensuite être comprise au sens de ‘liste explicative des signes conventionnels’. La préface est un seuil textuel visant à faire lire le texte et à faire en sorte que cette lecture soit bonne.355 La ‘légende’ est donc ‘ce qui est à lire’ accompagné d’‘un mode d’emploi’. C’est ce que nous appelons un contrat de lecture. La préface du Prince Aventurier (1741) de Saint-Quenain met en évidence que la valeur commerciale d’un manuscrit dépend de sa relation avec les besoins de ses producteurs (romanciers et libraires) et de ses récepteurs (lecteurs et critiques). Ici apparaît un traitement de texte lié à la loi économique de la valeur directement proportionnelle à la demande et inversement proportionnelle à l’offre. Ce sont les besoins du groupe qui commandent. Si le roman est vivement désiré et convoité par le public au point où celui-ci est prêt à l’acquérir à n’importe quel prix, les instances productrices de romans agiront en conséquence. Ainsi la valeur est subjective, soumise aux aléas du marché agissant dans le sens du désir. La valeur d’un roman est mesurable en tant qu’il est susceptible d’être échangé, ou désiré. 354 Cécile Cavillac, ‘Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle’, in Poétique 101 (1995), p. 25. 355 Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 183-84.

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UNE BOÎTE TROUVÉE À ROME L’image dorée dont le récit préfaciel entoure le manuscrit trouvé est tout d’abord liée à l’emploi massif de l’idée de troc. Passant d’une main à l’autre après la trouvaille, le manuscrit ambulant devient l’emblème d’une valeur textuelle variable et dépendante des contingences du marché, de ses mouvances et de ses fluctuations. La préface de La Mouche (1736) du chevalier de Mouhy, présente un exemple haut en couleurs de la logique commerciale dans laquelle la narration en prose commence à s’inscrire : Un manœuvre chargé de sept enfants, en démolissant les fondements d’une maison dans la rue F… à Rome, trouva sous une pierre la boîte dont j’ai parlé. Il regarda s’il n’était vu de personne : C’est un trésor, dit-il en lui-même, je suis pauvre, cela ne fait aucun tort, il est juste de me l’approprier. Il mit son habit bas, et le coffre en fut enveloppé. L’heure venue où l’ouvrier prend son repas, il fit porter chez lui son trésor prétendu. Il s’enferma, ouvrit la boîte ; mais quelle fut sa douleur de n’y trouver que du papier ! Il donna de colère plusieurs coups dans le manuscrit avec l’outil dont il s’était servi pour ôter le couvercle ; et c’est ce qui a occasionné quelques lacunes dont le lecteur s’apercevra dans la suite de cet Ouvrage. Le pauvre maçon ne put s’empêcher de faire part à sa femme de ce qui lui était arrivé. Il lui recommanda de n’en dire mot ; mais elle avait une voisine, la discrétion même ; elle lui en fit part avec la même précaution. Celle-ci avait une commère, elle lui apprit aussi l’histoire : enfin dans vingt-quatre heures tout Rome apprit cet événement. Un curieux de guenilles de l’antiquité, et qui respectait jusqu’au moindre de ses lambeaux, vint un jour trouver cet homme, et le pria de lui montrer la boîte et les papiers qu’il avait trouvés. Il en fit un merveilleux examen, et il fut transporté d’aise à la vue du manuscrit, surtout lorsqu’il n’en put déchiffrer le caractère, ce qui lui en donna une haute opinion. Le coffre presque pourri, lui parut au moins l’écrin de quelque impératrice romaine. Il offrit de prime abord cinquante écus du tout. Le manœuvre ne s’attendait pas à une pareille aubaine, et il demeura tout surpris. L’antiquaire prenant son étonnement pour un refus à cause de la modicité de ce qu’il avançait, tira sa bourse, et lui mit cent écus dans la main ; après quoi ils se séparèrent l’un et l’autre fort contents.356

Pour le manœuvre qui trouve le manuscrit, renfermé dans une boîte où le pauvre homme avait espéré trouver de l’or, le texte n’a guère de valeur. Mais si le manœuvre n’est pas demandeur, le collectionneur d’antiquailles 356 La Mouche, ou les aventures de M. Bigand, traduites de l’italien, par le chevalier de Mouhy, ‘Épître dédicatoire’, in C. Angelet et J. Herman (éds), Recueil de Préfaces I, p. 177.

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quant à lui est preneur et le premier n’est que trop heureux d’échanger le manuscrit contre l’or que lui offre le second. Pour l’un, la boîte protectrice ne mérite que des coups de pioche, tandis que pour l’autre, elle est pour le moins un écrin princier. Texte et or entrent dans un système d’échanges où la valeur devient une notion marquée d’instabilité, relatée à l’intérêt personnel. On voit comment, dans la préface de La Mouche, le clivage de la notion de valeur impliquée par ce rapport d’échange s’accompagne d’une distribution complémentaire du public : sans valeur ni intrinsèque ni extrinsèque pour le manœuvre, le texte mérite un investissement considérable de la part du collectionneur. Ne nous y trompons pas pourtant. Le collectionneur est loin de représenter un avatar de l’intellectuel au XVIIIe siècle.357 Il serait abusif d’opposer ici l’intellectuel au manœuvre ou les arts aux métiers. L’on sait depuis l’étude capitale de Krzysztof Pomian qu’au XVIIIe siècle le collectionneur constitue une figure d’une profonde ambiguïté culturelle et que la collection ne couvre pas toujours un amour de l’Art ou des Belles-Lettres. Tout au contraire, elle répond bien souvent à un réflexe économique qui vise, au travers de la constitution d’un ensemble cohérent d’objets, le gain financier. Pour K. Pomian, le collectionneur est une des premières figures du spéculateur : Collectionneur ? Un maniaque inoffensif qui passe son temps à classer les timbres-poste, à épingler les papillons ou à se délecter de gravures érotiques. Ou bien, au contraire, un spéculateur avisé qui, prétextant l’amour de l’art, achète à bas prix les chefs-d’œuvre pour les revendre avec de fabuleux profits. Ou encore un monsieur de la bonne société, héritier, avec un château et des meubles d’époque, d’une collection de tableaux dont il laisse admirer les plus beaux sur les pages glacées des magazines chics. Trois images, trois opinions, mais qui ont en commun de présenter un personnage d’anecdote. Le collectionneur n’est pris au sérieux que quand les sommes qu’il brasse deviennent impressionnantes.358

Il s’agit ici de le prendre au sérieux, lui et ses homologues, également fréquents dans les récits génétiques préfaciels du XVIIIe siècle et que K. Pomian rassemble dans l’intitulé de son ouvrage : collectionneurs, amateurs et curieux. Dans la suite du récit préfaciel escortant La Mouche, la mécanique économique reprend de plus belle. Le manuscrit recommence à déambuler 357 Didier Masseau, L’Invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIIIe siècle, Paris, PUF, coll. ‘Perspectives littéraires’, 1994, p. 34-63 : ‘Typologie des intellectuels au XVIIIe siècle’. 358 Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIeXVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987, p. 7.

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en s’enrichissant de topoi dont l’importance deviendra claire à mesure qu’on cumulera les exemples : des voleurs crochètent un cabinet où se trouve la boîte renfermant le manuscrit. Le meuble protecteur de l’objet textuel lui confère un halo de valeur. Une connotation valorisante s’attache à l’objet du moment que ce dernier est caché, et bien caché. L’intérêt d’une trouvaille est en effet directement proportionnel à la manière dont l’objet est enveloppé. La préface de La Princesse Coque d’œuf et le prince Bonbon (1745) de Dubocage de Bléville sur laquelle nous insisterons plus loin montre, par hyperbole ironisante, la topicité de ce lien proportionnel : plus l’objet textuel est ‘emboîté’, plus il gagne en valeur. Perdu après avoir été trouvé, le manuscrit de La Mouche va pourtant se retrouver, dans des archives. Archives, bibliothèques ou cabinets de lecture sont des lieux topiques de la retrouvaille de manuscrits au XVIIIe siècle. Dans le roman de Mouhy, c’est le greffe, lieu administratif de l’oubli, qui fera que le texte s’égare à nouveau. Ce dernier tombe enfin entre les mains d’un autre intéressé encore, avant d’arriver chez le préfacier. La métaphore du manuscrit ‘tombant entre les mains’ du préfacier est en soi constitutive de la ‘légende dorée’ du roman en ce qu’elle connote le hasard de la trouvaille. Conformément au protocole pragmatique de la ‘légende dorée’, le préfacier ne publie le texte qu’après en avoir expliqué la provenance. Il se présente lui aussi comme collectionneur, ou amateur plutôt, qui ‘achète volontiers d’anciens manuscrits’ : L’amateur de l’antiquaille ne jouit pas longtemps de son acquisition ; il mourut subitement au bout de quelques jours, et le malheureux manuscrit rentra dans les ténèbres. Des voleurs quelque temps après crochetèrent un cabinet, où l’on avait mis le scellé chez cet homme. Le coffret en question y était enfermé sous plusieurs clés ; ils s’en saisirent, le croyant rempli d’effets précieux. Celui qui s’en trouvait chargé, fut obligé de se sauver le même jour et d’abandonner sa patrie, à cause de l’exactitude avec laquelle on le poursuivait. Il fut arrêté à Paris pour quelques coups semblables à celui qui l’avait chassé de son pays ; et le manuscrit s’étant trouvé parmi ses effets, fut déposé au greffe, où il resta un grand nombre d’années. Il tomba enfin entre les mains d’un clerc qui savait un peu l’italien. Après l’avoir lu, il résolut de s’en défaire. Il apprit, je ne sais par quel endroit, que j’achetais volontiers des anciens manuscrits. Il m’apporta celui-ci ; je m’en accommodai, et c’est lui que je donne au public.359

359

178.

Mouhy, La Mouche, in C. Angelet et J. Herman (éds), Recueil de Préfaces I, p. 177-

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L’emploi que Mouhy fait du topos du manuscrit est exemplaire de la manière dont le texte est présenté, non seulement comme un objet coupé de son producteur effectif, mais comme un objet relancé, après cette coupure, dans un circuit à connotations mercantiles. Retraçant le parcours du manuscrit désoriginé, le récit préfaciel esquisse en même temps le profil de plusieurs contractants et met en œuvre différents paramètres de valorisation. Tout d’abord, le lecteur parvient à retrouver, à travers des transactions fort multipliées, tous les actants dont les services ont concouru à former ce qu’on est bien en droit d’appeler la ‘valeur d’échange’ du texte. En second lieu, l’objet textuel est valorisé au niveau du travail que sa réalisation a impliqué. Ce travail concerne tant l’effort intellectuel d’écriture et de réflexion, que le travail manuel du maître-d’œuvre. La valorisation du travail manuel lié à l’aspect matériel du texte affecte tant le manuscrit même que son emballage. Dans le manuscrit trouvé dans un sarcophage à Montmartre de Dubocage de Bléville le manuscrit est composé en lettres d’or.360 On se souvient par ailleurs du Prince Aventurier de Saint-Quenain où le lecteur recevait pour son argent du ‘beau papier’ et de ‘beaux caractères’. Chez Mouhy, c’est la boîte qui reçoit la pleine lumière de la valorisation, relatée au profil du contractant et à une ‘manière de voir’ : simple boîte pour l’un, écrin d’impératrice pour l’autre. Objet à détruire et mirage doré à la fois. La préface de Mouhy témoigne d’une ‘valeur de travail’ qui s’ajoute à la ‘valeur d’échange’ dans le réseau de valorisation mercantile du texte. La valeur des choses est en relation avec le travail que la réalisation ou l’obtention de ces choses ont exigé. Comme on le verra dans d’autres exemples, la valeur d’un ouvrage augmente avec le temps. L’utilité, autrement dit ‘la valeur d’usage’, constitue un troisième vecteur de valorisation, lié davantage au contenu. La valeur du manuscrit se mesure aux efforts échangés et au travail de fabrication mais aussi à ce qu’on peut en faire. Dans la préface de Mouhy, c’est le manque d’attribution d’une valeur d’usage qui relègue le manuscrit aux ténèbres tout de suite après sa trouvaille. Acquis par un clerc qui savait un peu l’italien, il est remis en vente, après une rapide lecture, qui n’a apparemment rien apporté au seul contractant dont on nous dit qu’il a effectivement lu le manuscrit. 360 Dubocage de Bléville, La Princesse Coque d’œuf et le prince Bonbon (1745), J. Herman (éd.), Incognito et Roman, Anthologie de Préfaces de romanciers anonymes ou inconnus (1700-1750), New-Orleans, University Press of the South, 1998, p. 162.

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Il semble surtout, quatrièmement, que la valeur est liée à un jugement – ‘jugement de valeur’ précisément – qui équivaut à une estimation de la ‘plus-value’ de l’objet. Non seulement la valeur dépend des circonstances dans lesquelles le manuscrit a été trouvé ou transmis, mais encore des qualités (morales, intellectuelles, professionnelles) des personnages mis en scène et surtout du jugement que ces qualités leur font émettre sur l’objet. A travers différentes figures de l’échange mises en scène, les valeurs circulent et changent selon l’actant envisagé. Ces personnages donnent de l’étoffe à la notion abstraite et devenue relative de ‘valeur’. La valeur du manuscrit n’est pas une donnée qui existe objectivement et dont on n’a qu’à prendre connaissance. Elle est éminemment subjective. Les manuscrits ont ou non de la valeur selon les sujets, selon celui qui juge, selon ses besoins, son désir. La valeur est le résultat d’un ‘jugement de valeur’. La valeur se déplace selon le point de vue de chacun. Le ‘manœuvre’, connoté par la pauvreté et l’ignorance, le ‘voleur’ connoté par la brutalité, le manque de morale et de respect et par la mauvaise foi, l’‘amateur’ d’antiquités, connoté par l’amour de l’art mais aussi de la convoitise, le ‘clerc’ connoté par la connaissance… portent tous un jugement implicite mais différent sur l’objet textuel. Reste le préfacier, acheteur d’anciens manuscrits, qui refuse de juger en s’abritant derrière un raisonnement trempé lui aussi dans la métaphorique mercantile : […] rien n’est plus libre que la façon de penser, et si j’étais à sa place (du lecteur), j’en dirais peut-être davantage. Le public est notre juge, c’est à lui de décider : si je voulais le gagner, je ferais l’apologie de son équité ; mais à quoi cela servirait-il. Je ne lui apprendrais rien de nouveau, il n’en serait pas moins sévère. Pour me mettre à genoux dans une préface, comme disait un savant homme à ce sujet, je suis son serviteur, je renonce aux grâces à ce prix humiliant.361

La préface n’est pas sans ironie bien sûr. Peu de préfaces le sont au XVIIIe siècle. Il n’y a de différence que de degré dans la mise en évidence presque toujours ironique de la valeur mercantile du manuscrit. UN SARCOPHAGE TROUVÉ À MONTMARTRE S’inscrivant dans le même champ argumentatif que la préface de La Mouche, la préface de Dubocage de Bléville à La Princesse Coque d’œuf et le prince Bonbon (1745) reprend les paramètres narratifs du roman de 361

Mouhy, La Mouche, p. 177.

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Mouhy en les exagérant. L’ironie n’en est que plus évidente. Ironie d’abord dans l’hyperbole des coffrets emboîtées et ensuite dans l’effet de surprise quand il apparaît que le manuscrit est illisible : Dans ces vastes souterrains qui viennent de se découvrir à Montmartre proche Paris, avec tant de travail et de dépense, on a fait rencontre d’un trésor infiniment plus estimable que l’or et l’argent qu’on y cherchait. C’était un morceau de jaspe d’une grande beauté, qui représentait assez un tombeau d’une femme antique, orné de figures en bas-relief. Il renfermait un coffre de bronze et celui-ci un autre de bois précieux et incorruptible, dans lequel on trouva un vase d’agathe, qui cachait un semblable vase de cristal de roche, au travers duquel on pouvait discerner une boîte d’or admirablement bien travaillée. On l’ouvrit promptement et on en tira, au grand contentement de tous les assistants, un petit livre de vélin proprement relié, écrit en lettres d’or, mais dans une langue que personne ne put entendre.362

Les différentes enveloppes du manuscrit se ressemblent par leur richesse naturelle – pierre précieuse, métal et bois précieux – et par le travail d’artisan dont la première et la dernière ont fait l’objet. Un tel soin à protéger l’objet caché et à mettre en évidence la ‘valeur de travail’ ne peut annoncer qu’un trésor. Mais là où chez Mouhy le rapport entre texte et or était envisagé sous le registre de l’échange et du troc, c’est une métaphore qui est déclenchée ici par le vocable ‘trésor’. Le trésor qu’on pense trouver est un texte. Texte-trésor qui se trouve être encore ‘infiniment plus estimable’ que le mirage doré qu’éveillait la richesse des coffres. La métaphore se renforce ensuite d’une métonymie quand il apparaît que le manuscrit-trésor est lui-même composé en lettres d’or. Cette métonymie a pu rappeler au lecteur l’univers merveilleux du conte de fées et des Mille et une Nuits. Le roi auquel Sindbad raconte ses voyages avant que ceux-ci ne soient racontés par Shéhérazade au sultan, fait noter tout le récit en lettres d’or et envoie à Sindbad un riche présent, où l’on retrouve les mêmes connotateurs de valeur : Le présent consistait premièrement en un vase d’un seul rubis, creusé et travaillé en coupe, d’un demi-pié de hauteur, et d’un doigt d’épaisseur, rempli de perles très rondes et toutes du poids d’une demidrachme ; secondement, en une peau de serpent […] troisièmement en cinquante drachmes de bois d’aloës le plus exquis, avec trente grains de camphre de grosseur d’une pistache.363 362

Dubocage de Bléville, La Princesse Coque d’œuf et le prince Bonbon, p. 162-163. ‘Je ne cachai rien au roi, je lui fis le même récit que vous venez d’entendre ; et il en fut si surpris et charmé, qu’il commanda qu’on écrivît mon aventure en lettres d’or pour être conservée dans les archives de son royaume’, in Antoine Galland, Les Mille et une Nuits, repris dans Le Cabinet des Fées, Amsterdam, 1785, vol. 8, p. 7 et 10-11 (Nuit 87). 363

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C’est à un conte de fées parodique, au titre cocasse – La Princesse Coque d’œuf et le prince Bonbon – que cette ‘préface historique et chronologique’ prépare le lecteur. Mais la parodie affecte également la préface même. La ‘valeur de travail’ de tout ce qui entoure le manuscrit est mise en abyme de telle manière qu’elle crée un horizon d’attente qui s’évanouira brusquement : le texte-trésor est illisible. Moyennant une forte stratification, le texte éloigne sa couche ultime du lisible. La valeur du manuscrit est tout entière absorbée dans sa propre matérialité. On imagine difficilement une variante plus spectaculaire du recul du lisible devant le visible. Tous ceux qui sont les plus versés dans la connaissance des langues étrangères en France sont appelés à la rescousse pour rendre à cette précieuse matière le sens qu’elle abrite. Cabalistes et Francsmaçons n’épargneront aucune peine à déchiffrer le texte, mais l’honneur de la traduction sera réservé à un ‘curieux’ : La curiosité m’ayant enfin attiré comme les autres pour admirer ce riche monument, je me fis présenter le livre mystérieux. Je reconnus sur-le-champ avec une surprise bien agréable qu’il était écrit en langage neustrien, dans toute la pureté où l’on le parle encore dans les villages du pays de sapience.364

La parodie opère un clivage dans le lectorat, comparable à celui que permettait d’enregistrer la préface de Mouhy, où le collectionneur et l’amateur s’opposent d’une part à l’ouvrier et d’autre part au clerc, qui l’un comme l’autre se défont du manuscrit. Le texte n’est susceptible d’intéresser ni l’ignorant, ni le ‘lettré’. Seuls le collectionneur, l’amateur, le curieux – trois représentants d’une classe d’hommes de lettres qui (pré)figure le lecteur visé par ce type de préfaces – ont suffisamment d’affinité avec le texte pour pouvoir le déchiffrer. Les figures du collectionneur, du curieux et de l’amateur sont précisément représentatives d’un changement arrivé dans le goût, devenu purement individuel, libéré d’une doxa collective. Par le regard que ces différentes figures y portent, le texte apparaît comme un sémiophore, comme l’appelle K. Pomian : objet porteur de signification dans la mesure où l’étude de son fonctionnement, narratif en l’occurrence, permet de reconstruire sa production, sa circulation et sa consommation comme objet de valeur.365 Il est vrai que K. Pomian s’intéresse peu aux collectionneurs de manuscrits ou de livres, les objets d’art retenant tout son intérêt.

364 365

Dubocage De Blévile, La Princesse Coque d’œuf et le prince Bonbon, p. 163. K. Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux, 1987, p. 12.

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UN MANUSCRIT TROUVÉ TRADUIT DU

SAUVAGE

La reconstitution de l’univers de valorisation à partir de l’objet-texte, considéré comme sémiophore et envisagé dans ses rapports nombreux et complexes avec le vocable ‘or’, ne permet pas seulement de dévoiler un comportement de consommation du produit textuel, mais met également en vedette un mouvement particulier de production. Etablissant entre le texte et l’or un rapport de comparaison, la préface de Kanor, Conte traduit du sauvage (1750) de Marie Antoinette Fagnan témoigne d’un comportement éditorial consistant à respecter le texte tel qu’il est : ‘c’est ainsi que l’or ou les diamants bruts paraissent une matière vile aux yeux qui ne savent pas les connaître’. Se refusant à apporter au manuscrit la moindre correction, l’éditeur ébauche le profil d’un lecteur susceptible d’apprécier la nature même, sans les ornements apportés par une main profanatrice. Ici encore le ton est celui de l’ironie, voire du pastiche, car le manuscrit qui consiste en des fragments d’écorce pliés n’est pas sans rappeler les ‘quipos’ dont se servait Zilia dans Les Lettres d’une Péruvienne (1747) de Mme de Graffigny, publiés trois ans plus tôt.366 Voici comment se présente le manuscrit traduit du ‘sauvage’ : Un manuscrit sauvage, bien ancien, et bien entier, est une pièce fort rare, parce que ce n’est ni de l’écriture, ni du dessein, ni de la découpure, ni des nœuds qui forment les caractères, ce sont uniquement certains plis, certaines grimaces formées sur de grandes feuilles d’arbres, sur de petites écorces, sur des lames de quelques métaux, et des arêtes de poisson, sur quelques morceaux d’étoffes taillées, chiffonnées, pliées, et repliées en tous sens, et de toutes façons, sur des fleurs, sur des fruits rayés et coupés à certains endroits ; de sorte que quelque intelligence que l’on ait de la langue, si l’on perd une grimace, si l’on manque un pli, on perd la suite d’un ouvrage, la finesse d’une pensée, et le sens d’un auteur. Si donc on trouve quelque chose qui déplaise, qui manque de sens et de suite dans cet ouvrage, ce ne sera ni la faute de l’original, ni la mienne ; ce sera quelque pli manqué, quelque brin d’écorce, quelque lambeau perdu. On conçoit aisément quelle peut être la figure de ces manuscrits sauvages, c’est un prodigieux amas de chiffons, plus il est ancien, et par cette raison précieux, moins on est tenté de s’en emparer ; c’est ainsi que l’or et les diamants bruts paraissent une matière vile aux yeux qui ne savent pas les connaître.367 366 Mme de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, éd. Jonathan Mallinson, Oxford, Voltaire Foundation, 2002. 367 Mme Fagnan, Kanor, Conte traduit du sauvage, par Madame ***, ‘Avant-propos’, Amsterdam, 1750, in J. Herman (éd.), Incognito et Roman, p. 174.

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La matière du livre n’est plus le support de l’écriture, mais se confond avec cette écriture même et, en tant qu’objet scriptural naturel, elle est comparable au précieux métal à l’état brut. ‘Fiction’ retrouve ici son sens ancien d’‘action de façonner, d’apporter à un matériau brut une forme élaborée’ ou, comme le suggère le sous-titre, de ‘traduire du sauvage’. Dans cette perspective le texte refuse le statut d’œuvre de fiction, dans la mesure précise où le préfacier rejette l’idée d’un façonnement. Tout comme dans les Lettres d’une Péruvienne, le manuscrit sauvage n’imite pas la réalité par le langage, il emprunte à la réalité qu’il représente sa propre matière. Le texte primitif de Zilia dans le beau roman de Mme de Graffigny, écrit à l’aide de nœuds de cordons (quipos), est exactement ce qu’il dit être : un ‘lien’ avec l’amant. Dire et être coïncident dans une mimésis parfaite, dans l’unité de l’écriture et de son support empruntés l’une et l’autre à la réalité ‘représentée’. Ici encore le rapport établi entre l’objet textuel et l’or est un opérateur de scission départageant le public en ceux qui savent apprécier cette matière brute et les autres. La vétusté, la rareté, l’ancienneté du manuscrit sont caution de la ‘plus-value’ du texte. Le système de ‘plus-value’ s’attachant au texte semble être essentiellement une question de connotations dont le pivot organisateur est l’ancienneté. L’ancienneté du manuscrit est un vecteur de valorisation du texte, que les ignares méprisent : On conçoit aisément quelle peut être la figure de ces manuscrits sauvages, c’est un prodigieux amas de chiffons, plus il est ancien, et par cette raison précieux, moins on est tenté de s’en emparer ; c’est ainsi que l’or et les diamants brutes paraissent une matière vile aux yeux qui ne savent pas les connaître.368

Cette ambiguïté rejoint le phénomène du texte troué ou lacunaire qu’on retrouve également dans Kanor et dont Mouhy n’a en effet pas le privilège. Pour le type de lecteur visé ici, loin de diminuer la valeur du texte, le délabrement du manuscrit en rajoute. MANUSCRITS ANTIQUES Ce système de connotations valorisantes pour les uns et dévalorisantes pour les autres mérite tout notre intérêt dans le cadre d’une approche économique du livre et de sa ‘plus-value’. On en trouve quantité d’exemples dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. La préface de Carné à 368

Ibidem.

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L’Univers perdu et reconquis par l’amour (1758), par exemple, cumule tous les topoi narratifs constitutifs de ce système : origine antique du manuscrit, ‘hasard’ de la trouvaille, ‘bibliothèque’ comme lieu privilégié de la trouvaille, le ‘curieux’ qui trouve, le manuscrit échappé à ‘la barbarie’, etc. sont dénoncés comme autant de topoi auxquelles recourt obstinément la préface. Le préfacier commente sa propre énonciation à l’intérieur même de la préface, adoptant en quelque sorte une perspective distante, voyant le système de valorisation et de dévalorisation d’en haut : J’aurais peut-être dû, pour faire valoir ce petit ouvrage, lui donner une ancienne origine, puisque, par une fatalité qu’on ne conçoit pas et que le bon sens désavoue, nous prisons peu nos productions et avons une vénération religieuse pour tout ce qui porte le sceau de l’antiquité. On ne manquera pas de blâmer la maladresse de l’auteur, de n’avoir pas attribué son poème à quelque lettré grec, arabe ou persan. Il ne s’agissait pour cela que de changer les noms modernes qui sont dans l’ouvrage. Je conviens qu’il eût eu un mérite bien supérieur s’il avait été trouvé par hasard dans le fonds de la bibliothèque de quelque curieux, parmi de vieux manuscrits étrangers, échappés à la barbarie qui nous a fait perdre tant d’ouvrages du même temps. On eût fait à ce manuscrit une belle généalogie, fondée sur des conjectures et des vraisemblances ; car en fait de généalogie, il ne faut rien de trop clair quand on approche de la source.369

La dernière phrase de cet extrait est remarquable et reprend l’idée de La Mouche où le manuscrit, retrouvé par hasard, est coupé de son origine. Et voilà donc dévoilé l’argument de ce topos. Il s’agit de procurer au manuscrit une généalogie qui tend à le rattacher à une source antique tout en ménageant entre le texte et la source un espace vide, lieu de conjectures et de vraisemblances. Soudure et coupure en même temps, donc. Recoulant à sa source, le manuscrit peut se charger de connotations valorisantes comme l’ancienneté, la célébrité de la bibliothèque où il a été retrouvé, le prestige culturel de la langue en laquelle il a été composé, etc. Comme on s’en doute, tous ces facteurs peuvent s’inverser : la bibliothèque célèbre peut devenir un vieux galetas et les langues ‘prestigieuses’ trouvent un pendant ‘barbare’ dans le sauvage, le neustrien, le celte ou le mogol. La traduction, comme on le constate dans tous les exemples

369 De Carné, L’Univers perdu et reconquis par l’amour, Amsterdam, 1758, in C. Angelet et J. Herman, Recueil de Préfaces II, ‘Préface’, p. 98.

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discutés ici, est un procédé constitutif de la plus-value textuelle. Aussi le préfacier continue-t-il, en écho à d’autres préfaces : Le traducteur n’eût pas manqué d’assurer le public de son attention scrupuleuse à rendre dans notre langue les beautés de l’original, autant qu’une traduction est susceptible de cette exactitude, etc. Les connaisseurs, les fins gourmets eussent trouvé tout de suite, dans ce poème, tout le bon goût de l’antiquité ; et, selon l’usage, ils eussent plaint les modernes de ne pouvoir attraper ce ton, cette manière, ce coup de pinceau mâle qui caractérise les anciens. Bientôt enfin on eût donné ce poème pour modèle, et sa fortune était faite sans contradiction. Voilà sans doute, pour un poème, le comble de la gloire ; mais le mien n’était pas fait pour tant de grandeur.370

Cette préface a ceci de particulier que le préfacier se place au-dessus de ces lois et coutumes, pour les désigner comme telles, pour en modifier l’éclairage et les mettre en lumière. Il dénonce le récit préfaciel comme une combinaison de topoi à structure stable et reconnaissable. Le préfacier déclare ne pas vouloir obéir à cette rhétorique. Cette vieille topique qui pivote autour de l’antiquité du texte aurait certes assuré à celui-ci gloire, fortune et grandeur ; pourtant le préfacier s’y refuse : En un mot, un moderne ne doit pas réussir dans ce genre, parce qu’il est moderne, cela est décidé ; mais il a une ressource : s’il est sage et bien conseillé par son libraire, il mettra son livre sur le compte de l’antiquité. Que lui en coûtera-t-il pour cela ? Peu de chose. Il racontera naïvement, dans une préface, comment ce manuscrit est venu jusqu’à lui ; qu’il soit grec, persan ou arabe, qu’importe, il s’en dira le traducteur, quoiqu’il ne sache aucune de ces langues ; il soutiendra au public qu’il lui a rendu un très grand service en lui sacrifiant ses veilles pour la perfection de cet ouvrage, et donnera à tout cela une tournure aisée, naturelle, dont le public ne manque jamais d’être la dupe, attendu la nouveauté de l’invention. Voilà le moyen de donner de la célébrité à un ouvrage.371

Un moderne n’a pas l’avantage d’être mort. L’ultime valorisation du texte, celle qui lui conférerait une plus-value incontestable, c’est la mort de l’auteur : ‘Eh ! fi donc… Lire un auteur vivant ? Cela n’est pas supportable. Il faut le laisser mourir avant de jeter seulement les yeux sur le titre de son ouvrage’.372

370 371 372

De Carné, L’Univers perdu et reconquis par l’amour, p. 98. De Carné, L’Univers perdu et reconquis par l’amour, p. 100. Ibidem.

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Les occurrences traduisant cette économie de la ‘plus-value’ – pour autant que celle-ci concerne le rapport établi par les préfaces de roman entre le lisible et le visible, entre le texte et l’or – s’organisent de manière triangulaire. L’exemple précédent a montré que le point de vue transcendant qui envisage la topique comme telle, surplombe deux manières d’exploration contraires de ces topoi. Ces deux attitudes marquent les deux extrémités sur l’échelle de l’ironie. La valeur des choses est en relation avec le travail que leur réalisation a coûté. Elle est aussi liée à leur utilité, réduite dans certains textes d’ordres galant et érotique au simple plaisir de la vue au détriment de toute forme d’instruction. La valeur d’échange relance le manuscrit, coupé de son producteur premier, dans un circuit commercial de denrées de seconde main, provoquant des réactions de dépit et de jubilation selon le goût, par là même devenu individuel, des acquéreurs. La valeur répond enfin à un système de plus-value lié à un réseau complexe de connotations. Un objet facile à trouver a moins de prix qu’un objet qu’il faut aller chercher loin et avec difficultés. La valeur de l’ouvrage augmente avec le temps : plus un ouvrage est vieux, plus il est rare et difficile à trouver, plus il est caché…, plus il a de poids commercial. Nous trouvons ces éléments dans les Lettres d’Aspasie, traduites du grec de Guillaume Méhégan (1756). Il s’agit des lettres de la maîtresse de Périclès, qu’on croyait perdues, mais qui ont été retrouvées parmi ‘mille volumes poudreux’ dans un ‘vieux galetas’ (qui a échappé aux flammes) par un homme devenu esclave. Intégrant tous les topoi auxquels faisait déjà allusion la position transcendante de Carné, la préface est un compte rendu de la difficulté d’acquisition, et de la manière dont on a su triompher des obstacles : Aspasie fut l’amante de Périclès, le disciple d’Anaxagore et le maître de Socrate. Quels noms ! Quels éloges pour elle, et que de motifs pour rendre ses lettres précieuses ! Elles ont fait les délices de l’Antiquité et l’objet des recherches de nos Modernes. On les croyait perdues et le célèbre Aremoratanus avait décidé qu’on ne les retrouverait jamais. Heureusement, cet habile homme s’est trompé et un jeune Français vient de les découvrir. L’aventure de ce Français est assez singulière. Il voyageait en Arabie et il osa y dire que les mollahs étaient des fainéants inutiles à l’Etat. On l’arrêta pour ce blasphème et on le condamna à être esclave toute sa vie. Sur cet arrêt, on l’envoya à Alexandrie pour y être vendu. Heureusement, il tomba entre les mains d’un maître humain. Abdias (c’était son nom) aimait les lettres et les arts. Il fut charmé de voir que son esclave les chérissait. Il l’exhorta à les cultiver, il lui en donna le loisir, et lui confia la clé d’un vieux galetas où étaient entassés mille volumes poudreux, échappés jadis aux

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flammes de cet ingénieux Sarrazin qui mit le feu à la fameuse bibliothèque des Ptolémées. Quelle fut l’agréable surprise de notre aventurier, quand le premier volume qui lui tomba sous la main lui offrit les Lettres de la fameuse Aspasie ? Il les lut avec avidité et en traduisit une partie dans sa langue. Les autres lui parurent trop difficiles à rendre, et voilà la cause de quelques lacunes qu’on trouve dans son manuscrit. Il travaille cependant toujours à vaincre ces obstacles et il ne désespère pas de donner un jour l’ouvrage complet. Le jeune esclave ayant enfin recouvré sa liberté par les bontés de son maître, revint dans sa patrie, et y porta ce trésor. Je fus un des premiers à qui il en fit part. Je l’exhortai aussitôt à le donner au public ; et après ces difficultés que les auteurs font toujours et auxquelles ils seraient bien fâchés que l’on cédât, je l’engageai à confier ce dépôt à la presse.373

Qu’aucune occurrence n’échappe complétement à l’ironisation est clair dans le renvoi au ‘célèbre Aremoratanus’ qui rappelle les Parafaragaramus et autres prestidigitateurs quichottesques.374 Légère et subtile dans les Lettres d’Aspasie de Méhégan, l’ironie est débordante dans la préface aux Annales amusantes de Bridard de la Garde (1742), où la trouvaille d’un manuscrit antique est projetée dans le futur : Dites-nous de bonne foi, tout graves que vous êtes, Messieurs les commentateurs, si vous trouviez, dans quelque recoin poudreux d’une bibliothèque, un morceau pareil à celui que nous donnons, écrit du temps d’Auguste, même en mauvais latin, à quel prix feriez-vous monter ce trésor ? Quelle richesse pour vos ouvrages si secs et si dénués d’agréments ! Eh bien, comptez-vous que notre siècle sera moins fameux, que nous serons des objets moins curieux à connaître à fond pour la postérité, que ne le sont aujourd’hui pour nous les Grecs et les Romains ? De quelle valeur sera donc notre ouvrage ? Quelle utilité en recueilleront les savants des siècles futurs ! Combien nous servira leur orgueil ! Cessons d’y penser, le nôtre en étoufferait.375 La valeur est toute relative et sujette à un système de ‘plus-value’, lié au hasard. La préface de Méhégan fait remonter le manuscrit à l’antiquité, ce qui confère aux Lettres d’Aspasie une ‘plus-value’ liée à la 373 Méhégan, Lettres d’Aspasie, traduites du grec, Amsterdam, 1756, in C. Angelet et J. Herman (éds), Recueil de Préfaces II, p. 83-84. 374 Challe, Continuation de l’Histoire de l’admirable Don Quichotte (1713), éd. Jacques Cormier et Michèle Weil, Genève, Droz, 1994. 375 Bridard de la Garde, Annales amusantes ou Mémoires pour servir à l’Histoire des amusements de la Nation en tout genre, s.l., 1742, in C. Angelet et J. Herman (éds), Recueil de Préfaces I, ‘Discours familier aux lecteurs’, p. 220.

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prérogative de naissance, accompagnée de connotateurs de privilège et de prestige. De manière inverse, par antithèse ironisante pourrait-on dire, les Annales amusantes de Bridard de la Garde établissent une comparaison entre le présent et le futur et valorisent par ce biais le livre, le considérant comme un ‘bon investissement’. Un objet rare, parce qu’ancien, voit son prix ‘monter’ par la valeur que surajoutent les années de dépôt dans une bibliothèque. Avec la patine du temps, le manuscrit acquerra une valeur supplémentaire et apportera une plus-value au futur acquéreur. VENISE ET CONSTANTINOPLE L’exemple suivant permettra d’insister sur deux aspects fréquents de la légende dorée du roman : les facteurs de connotations spatiales d’une part et l’importance du marchand comme figure centrale de l’économie du livre, d’autre part. Dès le coup d’archet du récit préfaciel, L’heureux Imposteur, ou Aventures du baron de Jansac (1740) de Lambert de Saumery introduit un ‘riche marchand’ et cite côte à côte deux hauts lieux de commerce et de culture, Venise et Constantinople. Le marchand, ‘brave homme ingénieux’, emmène le préfacier dans ‘un des plus renommés monastères’ pour lui montrer un trésor : ‘et ce trésor était une dame’. Le comparé de la métaphore n’est plus le texte, comme chez Dubocage de Bléville, mais le bailleur de manuscrit. On retrouve ici le vieux topos d’un manuscrit reçu des mains d’un aventurier retiré dans un monastère dont Les Mémoires d’un Homme de qualité de Prévost offrent l’exemple le plus connu. Il n’est pas inutile de remettre en mémoire l’incipit de la préface du premier roman de Prévost : Cet ouvrage me tomba l’automne passé entre les mains, dans un voyage que je fis à l’abbaye de *** où l’auteur s’est retiré. La curiosité m’y avait conduit (…).376

Le topos est doublé, chez Lambert de Saumery, d’une métaphore dont la logique consiste à transférer la valorisation positive de l’auteur ou du propriétaire du manuscrit au manuscrit même, par mirage doré interposé : la dame étant un trésor, le texte sera forcément de grande qualité. La métaphore implique une déviation sémantique, qui fait que la valorisation intrinsèque du manuscrit dépend de données contextuelles nombreuses. 376 Prévost, Mémoires et aventures d’un homme de qualité, éd. Pierre Berthiaume et Jean Sgard, Grenoble, Presses universitaires, 1989, vol 1, ‘Avertissement’.

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Les ‘mille qualités séduisantes’ attribuées à la dame rejaillissent sur le manuscrit transmis par elle. Son ethos irradie vers le manuscrit :377 Quelques affaires m’ayant engagé de passer à Venise, au mois de mai de l’année dernière 1739, je liai connaissance avec un riche marchand vénitien, qui avait demeuré très longtemps à Constantinople. Ce brave homme ingénieux à me procurer quelque plaisir innocent me mena dans un des plus renommés monastères de cette ville sous prétexte, me dit-il, de me faire voir un trésor et ce trésor-là était une dame qu’il estimait infiniment. En effet, je fus comme ébloui de la beauté de cette charmante personne, son mérite me charma encore plus. Je saisis un instant favorable pour la prier d’agréer mes visites pendant mon séjour, ce qu’elle m’accorda d’une manière extrêmement polie. La langue française qu’elle parlait avec beaucoup de délicatesse, une certaine langueur répandue dans sa charmante physionomie, des saillies vives, des façons gracieuses, attrayantes, que sais-je mille qualités séduisantes et inexprimables me la rendirent extrêmement chère. Je lui donnai des soins si assidus qu’enfin elle m’informa de son nom, de sa naissance et de ses malheurs. Non seulement elle ne me cacha rien des aventures du baron de Jansac son frère, mais encore elle fit condescendre son ami le Vénitien à me donner son histoire qu’il avait écrite en italien. Je lus ce manuscrit avec plaisir, j’en tirai une copie qu’Aurore, cette charmante dame, eut la bonté de rectifier dans plusieurs endroits.378

La métaphore de la dame-trésor est le pivot d’un champ de valorisation complexe qui engage au moins quatre niveaux de ‘valeurs’. Le texte préfacé dont la dame est à la fois l’auteur et le propriétaire est pris dans un réseau où le religieux, le moral, l’amoureux et le commercial s’enchevêtrent. D’abord une stratégie dilatoire vient susciter chez le lecteur une véritable attente de l’information principale. Celle-ci est présentée sur le mode de la déception par rapport aux attentes propres à la topique habituelle : le trésor n’est pas un livre conservé dans la bibliothèque du monastère, mais une dame. Si le religieux apporte traditionnellement une caution au texte, il est mis à distance ici au profit de la perfection morale de la dame : ‘Le retour (de son frère) à la religion, qu’on ne peut attribuer à la miséricorde de Dieu, m’a été confirmé par sa sœur dont la vertu et la piété ne peuvent être suspectes’. La légitimation du texte s’appuie sur le vécu d’un individu digne de foi. Mais la conduite irréprochable de la 377 Ethos est pris ici au sens rhétorique lié à l’image et à la présence de celui qui parle, qui inspire confiance et qui persuade. Cf. François Cornilliat et Richard Lockwood (éds), Ethos et pathos. Le statut du sujet rhétorique. Actes du Colloque international de SaintDenis (1997), Paris, Champion, 2000. 378 Lambert de Saumery, L’heureux Imposteur, ou Aventures du baron de Jansac, histoire véritable, par monsieur de Mirone, Utrecht, 1740, in C. Angelet et J. Herman (éds), Recueil de Préfaces I, Préface, p. 258-259.

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dame bailleuse de manuscrit n’est pas l’unique vecteur de valorisation. Le mirage doré dont elle est entourée évoque en même temps un aspect physionomique : elle est ‘fort séduisante’ et réunit toutes les qualités de l’honnête dame : beauté, charme, politesse, délicatesse, air gracieux, etc. Sur cette physionomie se répand pourtant une sorte de langueur, signal d’un passé où les malheurs ne lui ont pas été épargnés. Dans la fréquentation de cette personne, on ne cherche pourtant qu’un ‘plaisir innocent’. Tel sera aussi le texte qu’on va lire : il apportera l’intérêt d’une histoire d’amour, mais qui s’achèvera par un retour au bercail de la religion et de la morale. Le texte écrit, remontant par différents relais au récit oral de la dame, est innocenté par l’ethos de la narratrice. La valeur est créée, générée, par l’interaction avec le contexte, le mirage doré aidant. Ainsi, la préface acquiert un statut rhétorique : elle oriente le discours vers certaines décisions d’interprétation. Le sens devient procédural et se construit à partir du contexte, dans le seul but de faire lire. La valorisation du texte est moins une description qu’une instruction, une recommandation de lecture. Mais la figure centrale de ce réseau de valorisation à la fois poétique et morale du texte est le marchand, qui emblématise la mise en circulation du manuscrit : raconté par Aurore – dont le nom évoque incontestablement un mirage doré – le récit est écrit en italien par le marchand, copié par le préfacier, corrigé par la dame et enfin traduit. Outre le riche marchand, la figure activant ce circuit est le préfacier même, que ‘quelques affaires [avaient] engagé de passer par Venise’. C’est cet homme d’affaires qui procurera la version qu’on lira. Celle-ci constitue une amélioration considérable, qui lui aura coûté ‘un travail infini’ : J’ai taillé, rogné certains endroits un peu trop pathétiques pour éviter les obscénités. J’ai même bouffi mes phrases autant que notre langue m’a fourni d’étoffe pour attraper le goût italien et habiller à notre mode les pensées gigantesques de ce pays-là.379

La ‘valeur de travail’, inséparable de la mise en circulation de l’objet, lui procurera sa ‘plus-value’. Venise, métropole à la fois de l’art et du commerce, portique de l’Orient, est évidemment le centre spatial de ce champ sémiotique de la valorisation textuelle. Notre dernier exemple est un roman anglais publié en 1746 par Simon Berington. Il s’intitule Histoire de Gaudence de Lucque.380 Ce roman est 379

Ibidem. Berington, Mémoires de Gaudence de Lucque, in C. Angelet et J. Herman (éds), Recueil de Préfaces II, p. 72-74. 380

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précédé d’un récit préfaciel, qui raconte, en plusieurs étapes, comment une histoire est devenue manuscrit, comment ce manuscrit a ensuite transité, de la prison où il a été composé à son arrivée en Angleterre, où une traduction en anglais l’a enfin fait entrer dans le domaine public. En tête de la traduction française du roman, publiée en 1753, ce récit préfaciel est encore continué pour expliquer comment le texte anglais a finalement pu aboutir à une version en français. C’est la version de 1753, française donc, que nous lisons. Gaudence de Lucque est un médecin vivant à Bologne. Il a le défaut d’être bavard. Il raconte autour de lui qu’il a fait un long voyage en Afrique où il aurait découvert une culture, vieille de trois mille ans, encore inconnue du monde civilisé. Le récit même raconte les aventures de Gaudence dans ce pays. Il s’agit évidemment d’une utopie du type dont Swift avait donné un modèle avec Gulliver’s Travels (1726), traduit en français en 1727 par Pierre Desfontaines. Il s’agit donc d’un récit de la plus haute invraisemblance, que le préfacier essaiera d’accréditer. Le bruit que fait Gaudence met l’Inquisition sur ses traces. Il est mis en prison, et les inquisiteurs l’obligent à rédiger son histoire ‘par des moyens que ce tribunal sait employer’. Il est clair que le narrateur a été soumis à ‘la question’, c’est-à-dire à la torture. Sous la torture on avoue n’importe quoi. L’origine du texte est la prison, qui est une espèce de tombeau. La prise de parole est d’emblée incriminée et l’écriture s’entoure d’un processus d’accréditation paradoxal : à la lecture du manuscrit de Gaudence de Lucque, les inquisiteurs sont persuadés que l’histoire est vraie, tellement le style est naïf et simple. La naïveté accrédite le texte. Mais comment croire, d’autre part, à un récit extorqué avec les moyens de l’inquisition… ? Le processus d’accréditation est d’emblée invalidé et compromis. Il tourne à vide et cède le pas à un autre processus qui explique précisément la sortie du manuscrit de la prison. Ce récit très invraisemblable, que les inquisiteurs croient pourtant vrai, va en effet transiter de la scène privée la plus emblématique, la prison, au domaine public. Il sort de prison à un moment où la mort du pape cause un relâchement de la vigilance des geôliers. Le manuscrit est envoyé, enveloppée dans une lettre, par un secrétaire de l’Inquisition à un ami qu’il a à Venise. Et dès ce moment, le manuscrit va se soustraire à la dialectique du vrai et du faux, du bon ou du mauvais, pour devenir une ‘curiosité’. On passe donc de l’ère de la transition à celle de la transgression et du ‘mirage des sources’ au ‘mirage doré’. Le récit lui-même est présenté comme une transgression. Il est un texte qui n’aurait pas dû exister, mais qui existe par le hasard d’un décès : la mort du pape.

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L’ami vénitien à qui le texte est envoyé est un savant, ‘l’ornement de son église, de son état et de son pays’. Il est en outre bibliothécaire à Saint-Marc, haut lieu culturel bien évidemment, où il donne au manuscrit une place de choix dans un cabinet de curiosités, qui fait l‘admiration de tout le monde. Ce manuscrit est montré par le bibliothécaire de SaintMarc à un voyageur anglais de ses amis, qui est frappé par la ‘nouveauté’ de la chose. Il en demande une copie qu’il traduit fidèlement. Il est très évident que le mécanisme d’accréditation n’était pas fait pour être pris au sérieux. La rhétorique de l’accréditation dont le public connaît désormais les topoi est non seulement subtilement déconstruite, elle se charge en même temps d’une nouvelle valence, qui est d’ordre poétique. En effet, il ne s’agit plus, semble-t-il, de faire croire à la vérité du texte, mais à le mettre en valeur et de le promouvoir à un niveau littéraire : le style est naturel et simple, ‘il n’a besoin d’aucun secours étranger pour plaire, (il) n’a qu’à se montrer à nos yeux tel qu’il est’. Et qui plus est, il est porteur d’une vérité : ‘la vérité, même sans ornements, a droit sur l’esprit et sur le cœur des hommes, que ne peut balancer la fiction la plus ingénieuse’. En d’autres termes – et ces termes ne sont plus d’ordre rhétorique (faire croire, persuader…) mais poétique – entre un texte sous-jacent et un texte qu’on lit en clair s’esquisse une trajectoire le long de laquelle un processus de promotion a lieu. Le texte sous-jacent est un nouveau modèle poétique à promouvoir, à faire accepter. Dans le texte que nous lisons, qui est un texte corrigé, amélioré, se profile le modèle idéal d’une autre poétique. La rhétorique de l’accréditation qui est celle de l’ère de la transmission des textes s’est transformée en une campagne de promotion poétique. Cette promotion poétique consiste à substituer, si l’on veut, le sermo à l’oratio, autrement dit le discours quotidien et naturel (sans ornement et sans la disposition que demande un discours organisé) au discours que l’âge classique considère comme littéraire. La finalité poétique du récit préfaciel est de soustraire le texte à la Poétique régnante, qui est celle du classicisme. Le topos du manuscrit trouvé n’assure plus la succession des textes, mais une superposition de deux versions du même texte. L’une est censée chasser l’autre. Une nouvelle poétique, du quotidien, est profilée en filigrane. Le texte-cible montré au public présente certes des corrections stylistiques que l’éditeur a jugées nécessaires par respect des contraintes de la poétique classique, mais elles n’effaceront pas complètement le ‘naturel’ du texte-source. De plus, ce texte-source, sous-jacent à celui qu’on lit, est une ‘nouveauté’, il est ‘curieux’, il est ‘singulier’. Ce dernier terme est extrêmement fréquent dans ce type de fictions préfacielles. Et s’il y a une chose à laquelle le classicisme ne s’est pas intéressé, c’est bien le ‘singulier’.

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Lu dans cette nouvelle lumière, le dispositif préfaciel se construit autour de nouveau topoi, économiques en l’occurrence. La ville de Venise est un véritable pivot dans les fictions préfacielles de ce genre. Comme le déclare notre auteur, ‘on respire à Venise un air plus libre que dans le reste de l’Italie […] l’état n’y admet aucun tribunal indépendant du sien’. Le manuscrit change donc d’espace, pour aboutir dans un lieu où les gens ‘comme ils sont tous commerçants, sont obligés d’avoir des égards pour toutes sortes de personnes, de quelque religion qu’elles soient et surtout pour les étrangers’. Venise, ville marchande et haut lieu culturel en même temps, est un lieu accueillant, où règne l’esprit bourgeois au sens de ‘commerçant’, qui préfigure, en abyme, l’accueil favorable que se prépare le texte réel par le public contemporain, lecteur de romans. Le récit continue. Quand le voyageur anglais regagne son pays par la France, débarquant à Marseille, il doit passer par la douane française. Des douaniers français visitent ses bagages et confisquent une partie de son manuscrit. Là aussi on a affaire à un topos dont la fonction narrative est évidemment de créer les conditions non seulement d’une continuation du récit, mais également d’une suite du récit génétique. Le traducteur français du texte explique en effet l’existence de son texte par la retrouvaille des feuilles confisquées par la douane française. La valence de la douane et de la ville de Marseille s’inscrit aussi dans la logique de la négociation déclenchée plus haut : la nouvelle poétique véhiculée par le manuscrit retrouvé est encore suspecte en France et il n’est pas si facile de la faire entrer. La rhétorique d’accréditation, dans son dysfonctionnement même, est commuée en une rhétorique du négoce. Qu’a-t-elle à négocier sur le plan poétique ? Le lieu d’émergence du texte-source est la prison. L’acte d’écriture est un crime. Crime d’autosuffisance de la part de l’auteur. Crime d’autosuffisance encore de la part du texte même. Dans le passage d’une rhétorique de la transmission à une rhétorique de la transgression, tout se passe comme si le texte refusait de s’accréditer, comme s’il refusait d’être ramené à un corps qui l’autorise. Tout se passe comme si le texte voulait neutraliser la question du vrai et du faux, pour instaurer dans la fictionnalité même un régime d’autogenèse et d’autoréférentialité, et de se promouvoir comme un objet de valeur non plus en tant que véhicule de la vérité, mais comme discours à valeur littéraire. Surgissant du néant, le tombeau vide par exemple, il est progressivement coupé d’un auteur qui se trouverait à son origine. Le texte est fondamentalement un manuscrit trouvé dans un tombeau d’où le corps accréditant a disparu. Ou, comme dans l’exemple de Gaudence de Lucque, le texte est produit par un auteur prisonnier, soupçonné de lèse-autorité, suspect de manipuler

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l’opinion publique. Mais l’auteur sort de prison et son manuscrit est singulièrement promu comme un objet de valeur. Le texte arrivé sur la scène publique n’est plus celui que Gaudence a écrit dans sa prison. Ce manuscrit premier, on ne le lira pas. Le long de cette trajectoire s’effectue parallèlement à ce processus d’autonomisation du texte, un processus de légitimation, qui débouche finalement sur la question du rapport entre l’auteur et l’œuvre. La trajectoire de la prison à la ville de Londres, prépare, par mise en abyme et dans la fiction, l’entrée sur la scène publique du texte réel et de son auteur.

DU ROMANCIER ET DU DISCOURS ESTHÉTIQUE (JEAN-BAPTISTE JOURDAN)

LA RÉFLEXION EXOGÈNE Le Guerrier Philosophe (1744), roman-mémoires écrit par Jean-Baptiste Jourdan, est précédé d’une longue Préface où l’auteur expose en 22 pages ses idées sur le ‘nouveau roman’. Ces pages sont une véritable apologie du roman-mémoires qui, en 1744, semble avoir acquis le statut de genre. Au lieu d’une Préface protocolaire justifiant l’existence du livre moyennant un récit génétique dans lequel se négocient trois formes d’accords avec le lecteur, on voit une Préface d’une teneur théorique émanant directement de Jean-Baptiste Jourdan, l’auteur du livre. Il n’y a apparemment plus beaucoup de choses à négocier. Il reste une petite trace d’un récit génétique quand l’auteur déclare qu’il a été invité par une illustre famille à écrire les Mémoires du Duc de ***, mais il apparaît immédiatement que le texte qu’on va lire n’est pas un manuscrit trouvé ni reçu et qu’on a affaire à un roman écrit par un auteur qui ne recourt plus à la stratification textuelle. ‘Je tire ordinairement le rideau sur le dénouement d’une aventure […]’, l’amitié n’est pas omise […] j’ai tâché de la faire figurer à côté de l’amour […]’, ‘Pour les caractères, j’aurais pu me dispenser de les rendre soutenus […]’, etc. sont quelques propos qui effacent clairement la mimesis textuelle. Jourdan signe l’œuvre de ses initiales sur la page de titre et dans la Dédicace qui est composée en vers : A madame D*** O vous, à qui les dieux donnèrent en partage, Le goût et les talents, la beauté, la douceur, De mon faible génie acceptez cet hommage, Et puisse le guerrier, plus heureux que l’auteur, Amuser votre esprit et toucher votre cœur. J**

Le pacte de visibilité n’est pas entièrement conclu. Jourdan respecte la doxa anti-auctoriale qui est tenace, quoique certains auteurs, comme le marquis d’Argens, la transgressent allègrement. L’auteur se montre comme créateur, mais ne se nomme pas. Ecrivant un roman-mémoires dont il évoque ouvertement la nature artificielle, au sens d’‘artéfact’, Jourdan imite un ‘modèle’ : ‘Quant au

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ton dont je me suis servi pour écrire cet ouvrage, je déclare que c’est plutôt la noble simplicité de Mme de Villedieu que je me suis attaché d’imiter, que le style maniéré de nos écrivains à la mode’. Pour Jourdan ces écrivains à la mode sont ceux qui suivent des modèles importés d’Angleterre. Les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière de Mme de Villedieu, qui est un exemple emblématique du romanmémoires, sont imités comme un genre constitué et reconnaissable dont les conditions d’existence ont été suffisamment négociées dans des romans antérieurs pour qu’on puisse ici se passer de tout protocole. L’apologie du roman-mémoires est fondée sur une comparaison avec l’Histoire. La Préface commence comme une page d’Histoire littéraire : Ce n’est que depuis un certain nombre d’années, que l’on est dans l’usage de donner les mémoires d’un particulier ; autrefois l’histoire avait des bornes plus resserrées : elle ne roulait que sur des événements, qui pouvaient intéresser des royaumes, des provinces, de grandes villes, des rois, des princes, ou des héros ; et tout sujet, qui n’était pas au moins ministre ou général d’armée, se couvrait de ridicule en voulant amuser le public de ses avantures ; il étoit permis à peine de mettre sous ses yeux la vie d’un homme célèbre, dont les lumières ont éclairé l’univers.381

‘L’on est revenu de ce préjugé petit à petit’, ajoute le préfacier’, ‘et le public aime à voir la peinture de la vie civile dans des mémoires bien rédigés’. Quel est le but de l’Histoire ? C’est de retracer un tableau de ce qui s’est passé dans le monde avant nous pour qu’on en tire profit ‘par les réflexions générales ou particulières qu’il nous occasionne’. Les réflexions générales concernent les intérêts des princes, la politique et la guerre et influent sur le gouvernement de l’état. Elles ne sont absolument nécessaires qu’à très peu de gens. Les événements qu’on y raconte ‘appartiennent si fort à l’histoire générale des nations et des royaumes qu’ils ne suffisent pas pour régler nos actions privées’. En revanche, les réflexions particulières sont celles qui naissent dans notre esprit en lisant les actions ‘des personnages dont le rang ou la profession ont quelque rapport à nous’. Ces réflexions particulières importent à beaucoup de gens : […] dans des mémoires bien faits de la vie d’un particulier, tout s’y rencontre à la fois ; l’auteur y mêle l’utile à l’agréable, et trouve le secret d’amuser en instruisant : mille petits détails découvrent les 381 Jourdan, Le Guerrier Philosophe ou Mémoires de M. le duc de*** contenant des réflexions sur divers caractères de l’amour et quelques anecdotes curieuses de la dernière guerre des Français en Italie, La Haye, P. de Hondt, 1744.

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secrets ressorts qui nous font agir et qui excitent nos passions, et chacun y voit dans les autres ses défauts et ses travers.

Ces mémoires de particuliers, s’ils sont écrits et développés avec art présentent au lecteur un miroir fidèle de ces égarements. Les sujets qu’on y rencontre et qu’on ne retrouve pas dans l’Histoire sont très nombreux. Le petit-maître y rit de la coquette, celle-ci se moque de la prude, le prodigue se voit réduit à la misère, l’avare à la folie. On y voit la chute d’un ambitieux, le mauvais sort d’un libertin, le châtiment d’un fourbe, le mépris général pour une femme galante, la malheureuse situation d’une fille abandonnée, le ridicule d’un vieillard amoureux, etc. Voyant tout cela (le lecteur) se condamne en secret, il goûte des réflexions qui viennent à son secours pour le rendre meilleur, et s’il n’écoute pas entièrement sa raison, du moins reçoit-il dans son cœur une semence de vertu qui, par la suite, doit produire nécessairement un bon effet […]. (Si) ces livres sont composés avec goût et avec jugement, les jeunes personnes en tireront tout autant d’avantages que de la lecture de ces auteurs célèbres, qui font mon admiration à la vérité, mais que je voudrais voir moins déchaînés contre la nature humaine.

Dans ces auteurs célèbres, Jourdan ne découvre que la morale adressée à tous les hommes en général ‘et (comme), par conséquent, elle tombe en particulier sur moi, je me révolte contre de telles maximes ; je trouve mauvais que l’on me dise crûment que je suis un ambitieux, un avare, un libertin, un fat, etc.’. Jourdan demande que l’on soit un peu moins rigide à l’égard des ouvrages qu’il défend : ‘Quand la vertu en est la base, qu’elle y triomphe et que le vice est puni, il me semble que ces sortes de lectures ne sauraient être pernicieuses’. Ce n’est qu’à la fin du raisonnement que la question de l’illusion est évoquée. Que ces mémoires soient fictives n’est pas un problème pour Jourdan. Il n’est pas gêné par une vérité morale qui doit être déduite d’un ouvrage de fiction. Au contraire, le lecteur aime la fiction comme une médecine qu’on avale d’autant plus facilement que la pilule est dorée. Le remède est efficace parce qu’il recourt à la tromperie : Je ressemble à ce malade qui veut guérir, et qui ne pouvant surmonter sa répugnance pour les remèdes, se laisse tromper par le mélange gracieux de quelque chose de doux qui corrige l’amertume de sa médecine.

Dans cette Préface, qui est une apologie du roman-mémoires, l’illusion n’est plus le sujet d’un débat. Une convention de participation à la fiction ne doit plus être négociée. Il y a d’emblée consensus. Autrement dit, le

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lecteur participe à l’univers de la fiction sans y être entraîné par la négociation moyennant un récit génétique. Il accepte la convention de participation parce qu’il voit tous les avantages du contrat de lecture sur lequel elle se fonde. Le préfacier l’a dit assez clairement en énumérant les nombreux avantages de la formule des mémoires. Le Guerrier Philosophe est donc un véritable roman-mémoires, c’est-à-dire qu’il utilise toutes les ressources de la formule mais sans les protocoles. LA RÉFLEXION ENDOGÈNE Publiée en 1744, la Préface du Guerrier Philosophe est une des premières tentatives de considérer le roman-mémoires d’un point de vue exogène. Très révélateur en ce que ce point de vue exogène produit un intéressant essai de théorie littéraire, le roman de Jourdan est aussi remarquable par le développement endogène du problème de l’illusion romanesque amenée par une scène particulière du récit même. Cette scène est une véritable réflexion sur la négociation d’une convention de participation et en tant que telle, elle témoigne de l’interférence entre la formule des mémoires et le discours esthétique. La scène en question prélude à un épisode plus connu des Liaisons dangereuses (1782) où, dans la lettre 10, l’amant en titre de la Merteuil, le chevalier de Belleroche, est invité par un billet à s’en remettre aveuglément à la messagère qui le lui a remis. Après un parcours dans Paris, Belleroche est enfin amené à la petite maison de la marquise de Merteuil où il est accueilli ‘comme un sultan au milieu de son sérail’. Dans la scène du Guerrier Philosophe qui est une variante sur le même canevas, le héros de l’aventure, Saint-Julien, écrit ce qui suit : […] Je fus encore confirmé dans cette idée, lorsque la femme en question me pria d’entrer dans un bateau, je ne doutai plus alors qu’il ne s’agît de quelque souper sur mer : vous savez que pendant les grandes chaleurs de l’été ces sortes de parties sont très fréquentes, & que l’on passe des nuits entières à respirer le frais au son de divers instruments et dans les plaisirs de la table. […] Comme j’étais extrêmement altéré, je priai la femme inconnue de me donner à boire ; elle s’empressa tout aussitôt de rincer un grand gobelet, dans lequel m’ayant versé du vin, je le bus avec un plaisir proportionné à ma soif. J’allais me placer ensuite vers la poupe ; mais à peine fus-je assis, que mes sens s’affaiblirent, un assoupissement involontaire me saisit, et cette espèce de léthargie me plongea comme par degrés dans un profond sommeil. […] Mais à mon réveil, mes yeux furent frappés d’un spectacle qui tenait de l’enchantement. Je me vis dans un lieu décoré d’une manière toute

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galante. Des rubans de diverses couleurs entrelacés avec art formaient des festons que l’on avait distribués à distances égales. Mon chiffre était placé à chaque entre-deux de ces mêmes festons ; il servait à nouer un cœur traversé d’une flèche. Au-dessus du chiffre voltigeait un petit amour prêt à le couronner, et l’on avait mis au bas : Rends-toi digne en ce jour, Des faveurs de l’Amour. Dans les coins, on voyait sur de magnifiques piédestaux des girandoles d’un très-beau cristal contenant plusieurs bougies. Le plafond était aussi festonné, mais dans un autre goût que le reste du Salon. Vis-à-vis du sopha, sur lequel j’étais couché, s’en présentait un autre, où reposaient toutes les grâces réunies dans une seule personne. […] cette attitude semblait méditée pour mieux faire sortir une gorge charmante, que je découvrais à travers de grosses boucles de cheveux noirs qui me la cachaient à moitié […].382

Il faut provisoirement jeter le voile sur la scène qui suit pour voir comment cette aventure se termine : Plus j’examinais l’air de son visage, moins ses traits m’étaient connus ; j’allais lui faire part de mon embarras : mais elle m’en détourna l’idée, en me présentant une liqueur que je n’avais pas encore débouchée ; je n’eus pas si-tôt achevé de boire le peu qu’elle en avait mis dans mon verre, que le sommeil s’empara derechef de mes sens ; à peine eus-je la force de jeter un de mes bras au cou de cette adorable personne, et tout de suite je tombai sur son sein qui me servit d’oreiller. Vous brûlez d’envie je gage, mon cher chevalier, de me voir sortir des bras de Morphée, pour vous démêler le merveilleux de cet événement ; c’est une satisfaction que je vous dois, mais le fil de mon histoire ne me le permet pas encore ; au contraire, je vais vous surprendre peut-être davantage, en vous apprenant, que je m’éveillai le lendemain dans mon lit, où je crus avoir passé la nuit. Jugez de mon étonnement. J’envisageai tout ce qui m’était arrivé depuis la veille, comme un pur caprice de mon imagination ; cependant les circonstances en étaient si profondément gravées dans mon souvenir ; il m’en restait des idées si nettes et j’en étais encore si frappé qu’un moment de réflexion suffit pour détruire cette première pensée.383

La scène de séduction est donc entourée d’un cadre qui devient nébuleux, au début et la fin, par l’ingurgitation d’une drogue. La séduction d’un jeune novice en amour est ici doublée d’une mise en scène, qui repose sur la dissociation de l’être et du paraître à tous les niveaux possibles. Cette dissociation consiste à instaurer une oscillation entre la réalité et ce qui n’est pas le réel : le rêve, la comédie, le tableau, l’imaginaire. 382 383

Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 58-61. Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 69-70.

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(1) Dès son réveil dans le lieu ‘enchanté’, Saint-Julien se demande s’il est bien réveillé ou si les objets qui s’imposent à son regard prolongent son sommeil : ‘est-ce une erreur, un songe, ou bien une vérité, me demandai-je’.384 Il n’y a qu’une manière de s’en assurer et c’est de se déplacer. Et avec le mouvement du héros, la dialectique de l’être et du paraître se déplace aussi. (2) La jeune femme dont la nudité à peine voilée s’offre au regard du jeune homme paraît endormie. Elle ne l’est sans doute pas et son attitude a tout d’une pose. Saint-Julien n’est pas sans s’en apercevoir : cette attitude (continue-t-il) semblait méditée pour mieux faire ressortir une gorge charmante, que je découvrais à travers de grosses boucles de cheveux noirs qui me la cachaient à moitié : elle avait un de ses bras en partie hors du sopha, l’autre portait sur sa cuisse gauche et sa robe à demi retroussée me laissait voir à souhait une jambe fine chaussée en couleur rose.385

La rhétorique du voile est un topos du récit libertin : le voile recoupe, dans le registre pictural, la litote, qui consiste à dire moins pour dire plus. Mise en scène donc du corps, qui relève à la fois de la rhétorique comme litote, du registre pictural comme pose, et de la comédie en tant que pose étudiée. (3) Saint-Julien est-il vraiment conscient du dédoublement ? La pose semblait méditée, déclare-t-il, pour mieux faire ressortir une gorge charmante. Pose certainement, mais étudiée ? Le spectateur qu’est devenu Saint-Julien demeure dans une sorte d’indécision. La mise en scène est remise en question en tant que mise en scène. La comédie n’en est peutêtre pas une. Et aussitôt, dans la suite du texte, la dialectique de l’être et du paraître est de nouveau déplacée à un autre niveau : si ce n’est pas une comédie, c’est peut-être une illusion picturale. Peut-être la scène n’est-elle pas réelle, mais est-elle tout entière une illusion, comme la peinture sait en produire : Quelle perspective pour un jeune homme qui conservait encore les prémices de sa tendresse. Je ne pouvais me rassasier de contempler tant de charmes, et ce plaisir se communiquait à mon cœur par la plus douce impression. Quelquefois il me prenait envie d’exprimer à cette belle, le trouble qu’elle me causait et la violence de ma flamme nais384 385

Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 61. Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 63.

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sante, mais toujours prévenu contre la réalité de ma bonne fortune, j’avais peur d’en précipiter le cours par le moindre mouvement, et de faire évanouir une illusion qui m’était si chère.386

Tout semble disposé pour que le spectateur se déplace afin de vérifier la ‘réalité’ de la scène. Balançant entre désir de savoir – libido sciendi si l’on veut – et appréhension de voir s’évanouir le spectacle, Saint-Julien observe face à cette scène la plus stricte immobilité. (4) Quand il se sera réveillé dans son lit, le lendemain, une quatrième lecture de l’irréalité de la scène s’impose au jeune héros : ‘j’envisageai tout ce qui m’était arrivé depuis la veille, comme un pur caprice de mon imagination ; cependant les circonstances en étaient si profondément gravées dans mon souvenir ; il m’en restait des idées si nettement et j’en étais encore si frappé qu’un moment de réflexion suffit pour détruire cette première pensée’.387 On voit que l’on a affaire à un texte dont l’enjeu dépasse la seule séduction physique. C’est un véritable Essai sur l’art de séduire combiné avec un Essai de l’art de faire illusion. Art de séduire où la séduction au sens libertin est inextricablement mêlée à l’impression que peut produire sur les sens tout ce qui s’écarte du réel. Les quatre registres d’irréalité mobilisés par ce récit – le rêve, l’imagination, le théâtre et le tableau – impliquent, en effet, un dépaysement par rapport à la réalité spatio-temporelle du vécu. Le théâtre et le tableau n’apparaissent pas ici comme des systèmes mimétiques, qui reproduisent le réel, mais comme des machines de création d’un réel ‘autre’, voisin du quotidien, qui enchante et invite celui qui regarde à se déplacer. Séduire, c’est faire en sorte que l’autre quitte la place qu’il occupe dans la réalité, pour oublier celle-ci et participer à un nouveau réel. Dans l’extrait qui nous intéresse ici, tout est mis en scène pour que le héros se déplace, pour qu’il entre dans le tableau, pour qu’il s’aventure sur la scène où il est appelé à jouer le rôle que le décor lui suggère. S’il est vrai que toute la scène, qu’encadre un double arrachement par le sommeil, s’articule autour du déplacement du jeune homme et de la transformation du spectateur en acteur, la scène tout entière reste pourtant silencieuse, relevant très exactement de ce qu’on est en droit d’appeler la pantomime. Pas un mot n’est prononcé par la belle dame : 386 387

Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 63. Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 69.

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Pendant toute cette scène surprenante je n’avais pas ouvert la bouche. Tout ce merveilleux m’avait tellement saisi que ma langue se trouvait glacée. Je me fis violence à la fin, j’adresse quelques paroles mêlées d’amour et de désespoir à ma belle maîtresse ; elle ne me répondit point et je n’en pus jamais tirer un seul mot ; mais le tendre mouvement de ses yeux me rassurait sur mon trouble ; langage dont elle se servit tout le temps que nous passâmes ensemble, et que les amants entendent mieux que les plus beaux discours.388

Le silence et la relative immobilité transforment la scène de séduction en un tableau vivant, où la peinture est dans le théâtre, et où le tableau représente en même temps une comédienne. Emboîtement réciproque de théâtre et de peinture. Toute cette scène semble être affaire de regard, plus encore qu’elle n’engage le toucher et le goût. La chaîne des domaines artistiques ne s’arrête pas avec le regard du jeune spectateur. Celui qui regarde ce tableau vivant évoquant une scène de théâtre est lui-même l’actant d’une scène de roman et ce roman est lu par un lecteur. Est-ce que le récit met en scène le lecteur, qui lit une scène de roman, où un personnage a l’impression de vivre une scène de roman où il regarde une scène de tableau où une séductrice joue une scène de comédie… ? Le lecteur du roman est-il interpellé par ce dynamisme qui commence dans le roman même et semble fait pour l’attirer dans l’univers fictionnel ? LE TABLEAU VIVANT La scène de séduction dans ce roman s’effectue au travers d’une ‘mise en scène’ qui commence, de manière assez ‘romanesque’, hors-théâtre : par un embarquement pour Cythère, on pourrait dire. Ce départ, vécu par le jeune homme comme une ‘scène de roman’, ne peut se transformer en ‘scène de théâtre’ que moyennant un arrachement à l’univers du quotidien. Cet arrachement s’effectue par la drogue qui le dé-spatialise. Mais pour que Saint-Julien se rende compte du rôle qu’on veut lui faire jouer, il faut que la nouvelle réalité lui apparaisse comme une représentation. Il faut qu’il en perçoive la radicale différence d’avec le quotidien. Il faut, en d’autres termes, qu’il voie le théâtre comme différence, comme théâtralité. La notion même de théâtralité n’apparaît qu’au XXe siècle bien sûr, mais elle a été théorisée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, par Diderot et Louis Sébastien Mercier, qu’on peut citer ici : 388

Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 65-66.

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Si l’illusion était entière, parfaite et d’une durée continue, elle cesserait d’être agréable ; […] c’est la secrète comparaison de l’art rivalisant avec la nature qui fait le charme du théâtre.389

La dé-spatialisation par la drogue installe la ‘théâtralité’ en arrachant le personnage au quotidien. La théâtralité n’existe pas, d’autre part, sans une spatialité qui lui est propre et que le regard construit. Très significativement, dès son réveil dans le lieu enchanté, les yeux de Saint-Julien ‘furent frappés d’un spectacle qui tenait de l’enchantement’. ‘Je me vis dans un lieu décoré’, continue-t-il tout aussi significativement. Et son regard retrace les contours de cette scène de théâtre : il est d’abord frappé par ce qui est léger, suspendu le long des murs, par les festons distribués à distances égales et qui relient les unes aux autres des cœurs traversés de flèches, noués dans ses initiales. Au-dessus : un petit amour voltigeant. Le regard redescend pour s’arrêter aux quatre coins où de magnifiques piédestaux soutiennent des girandoles de cristal contenant des chandelles. A la lumière de ces bougies s’esquisse ensuite un axe horizontal : ‘vis-à-vis du sopha où j’étais couché, s’en présentait un autre où reposaient toutes les grâces réunies dans une seule personne’. L’immobilité de ce spectacle théâtralise la scène, alors que dans la même manœuvre, le silence absolu la transforme en tableau vivant. Dans la nouvelle réalité, effet d’une dé-spatialisation, la scène de théâtre que le regard construit se découpe comme une scène de peinture. Et, comme le remarque Pierre Frantz,390 le tableau fait sentir le quatrième mur comme une ‘séparation intérieure’. C’est exactement ce qui arrive à Saint-Julien après que son regard a transformé le temps en espace, immobile et silencieux : Figurez-vous mon étonnement, mon cher chevalier, j’étais dans un état qu’il est presque impossible de peindre. Mon âme surprise semblait avoir suspendu toutes ses fonctions. Mon esprit ne savait à quoi s’arrêter, et mes sens étaient interdits. Est-ce une erreur, un songe, ou bien une vérité, me demandai-je, dès qu’il me fut permis de réfléchir ? Cependant poursuivis-je en moi-même, tous ces objets me paraissent sensibles ; mes yeux ne sont point fascinés. Je raisonne. Je me mues. Ma volonté ne rencontre point d’obstacles ; je veille donc, et par une conséquence nécessaire, tout ce que je vois doit être réel ; mais, ajoutai-je ensuite, examinons tout avec soin, et poussons l’aventure jusqu’au bout. Je me lève en effet, et j’avance tout doucement vers l’autre sopha […].391 389 Mercier, Nouvel Essai sur l’art dramatique, 1773. Cité d’après Jean-Jacques Roubine, Introduction aux grandes théories du théâtre, Paris, Dunod, 1998, p. 62. 390 Pierre Frantz, L’esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998. 391 Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 62.

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La théâtralité picturale, ou la peinture théâtrale, infléchissent la perception, localisée dans le regard du personnage, qui s’interroge sur sa propre position face à ce tableau : y est-il impliqué ou en est-il exclu, est-ce réalité ou irréalité ? La réponse est, on l’a dit, liée à la mobilité du spectateur. Au premier abord de ce tableau vivant, aucun désir de savoir, de faire le petit pas nécessaire pour entrer dans le tableau ou sur la scène. La scène est seulement contemplée, comme tableau, comme scène, illusion peut-être, mais délicieuse. Le spectateur est en butte à l’impression, toute expression pourrait lui être fatale. LA THÉÂTRALITÉ Cette scène-tableau contient, dans la fiction narrative et par anticipation, la double théorie du spectateur telle qu’elle sera développée vers 1760 par Diderot. L’on n’ignore pas que les idées sur le drame bourgeois exposées dans Les Entretiens sur le Fils naturel (1757) sont à peu près contemporaines du développement théorique sur la peinture dans Les Salons de 1765 et 1767392 et que théâtre et peinture font l’objet d’une théorisation de l’illusion qui répond tant aux problèmes posés par le théâtre qu’à ceux que pose la peinture.393 Ces problèmes se ramènent à la question de la théâtralité de la peinture. Le terme est emprunté ici à l’étude de Michael Fried, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne.394 Théâtralité est un terme qui dénonce ce qu’un certain théâtre avait d’artificiel : ‘construction artificielle dénuée de toute existence propre en dehors de la présence du public’.395 Ou, pour résumer le même problème avec Pierre Frantz, qui enregistre une tendance fortement antithéâtrale dans la deuxième moitié du siècle : Le relativisme historique, la référence à l’expérience, l’idéologie sensualiste ont donné un autre sens aux mots de ‘raison’, de ‘vérité’ et de ‘vraisemblance’. On ne croit plus à l’appartement d’un prince si l’on n’y voit le bureau où il travaille, le fauteuil où il s’assied, le sopha 392 Diderot, Salon de 1765, éd. Else Bükdahl et Annette Lorençau, Paris, Hermann, 1984 et Salons de 1759, 1761 et 1763, éd. Jacques Chouillet, Paris, Hermann, 1998. 393 Cf. Nathalie Kremer, Traverser la peinture. Diderot – Baudelaire, Leiden-Boston, Brill/Rodopi, coll. Faux Tire, 2018. 394 Michael Fried, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, Gallimard, 1990. Le titre anglais de l’ouvrage, Absorption and theatricality. Painting and beholder in the age of Diderot, Chicago UP, 1980 rend mieux compte de l’importance de cette étude pour notre propos. 395 M. Fried, La Place du spectateur, 1990, p. II.

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où il repose, l’alcôve où il se retire. On ne croit plus au vingt-quatre heures de rigueur si l’on ne voit la lumière changer avec la journée et les chandelles suppléer aux lueurs du jour.396

Mais dans la recherche d’un mimétisme intégral, le dramaturge se heurte au problème que le réalisme complet implique la mort de la représentation. Tout en rapprochant la copie de l’original – la pièce de la réalité – il faut marquer la différence entre le réel et la représentation, sans quoi l’illusion cesse d’être ‘agréable’. On n’échappe pas à la nécessité indispensable de la théâtralité et, comme le souligne Jean-Jacques Roubine, ‘la revendication d’un réalisme intégral se trouve mise en pièces par ses promoteurs même’.397 Face au problème de la théâtralité, Diderot a formulé deux réponses, qui ne sont qu’en apparence paradoxales. Sa première conception de la peinture est appelée dramatique par Michael Fried : elle recourt à des procédés qui ferment le tableau à la présence du spectateur398 en présentant un personnage fortement absorbé dans une activité : la lecture, la contemplation, un travail d’artiste… comme aimait à les représenter Chardin. La deuxième conception est nommée pastorale : à l’inverse de la conception dramatique, qui nie le spectateur, cette deuxième manière de résoudre le problème de la théâtralité absorbe le spectateur dans le tableau en l’y faisant en quelque sorte pénétrer. Ces deux conceptions définissent l’une et l’autre la place du spectateur face au tableau : elles convergent en ce qu’elles nient, l’une et l’autre, la présence du spectateur devant le tableau.399 Vingt ans avant Diderot, dans un roman-mémoires, Jourdan place un jeune homme à séduire devant un tableau vivant auquel le regard confère une spatialité toute théâtrale : construction artificielle, sans rapport avec l’expérience quotidienne du spectateur. Face à cette théâtralité, la position du spectateur se transforme progressivement. Revenu de son premier enchantement, Saint-Julien continue : Cependant poursuivis-je en moi-même, tous ces objets me paraissent sensibles ; mes yeux ne sont point fascinés. Je raisonne. Je me mues. Ma volonté ne rencontre point d’obstacles ; je veille donc et par une 396

P. Frantz, L’esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, 1998, p. 4. J.-J. Roubine, Introduction aux grandes théories du théâtre, 1998, p. 62. 398 Diderot : ‘la toile renferme tout espace, et il n’y a personne au-delà’ in Paul Vernière, Diderot. Œuvres esthétiques, Paris, Garnier, 1965, p. 792. Cité par M. Fried, La Place du spectateur, 1990, p. II. 399 Cf. Nathalie Kremer, Traverser la peinteur. Diderot – Baudelaire, Leiden-Boston, Brill, 2018. 397

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conséquence nécessaire, tout ce que je vois doit être réel ; mais ajoutai-je ensuite, examinons tout avec soin, et poussons l’aventure jusqu’au bout. Je me lève en effet et j’avance tout doucement vers le sopha. La personne dont je vous ai parlé paraissait endormie.400 (p. 62)

Ce premier pas vers l’objet du désir traduit un désir de savoir, de constater la réalité de la scène. Le spectateur entre dans le tableau par le quatrième mur qui, comme le disait Pierre Frantz, instaurait une séparation interne. Ce premier pas, ce savoir une fois acquis, n’abolit pas l’illusion. Arrivé devant le sopha, le regard du spectateur va retransformer la scène en tableau, d’où le spectateur va ressortir : Son habillement, quoique très simple, avait quelque chose de singulier et de romanesque ; elle reposait sur le côté ; sa tête relevée d’un grand carreau était un peu penchée en arrière, et cette attitude semblait méditée pour mieux faire ressortir une gorge charmante, etc.

Dès qu’il se déplace sur cette scène de théâtre, le héros figure une conception pastorale de la peinture. A son réveil dans le lieu enchanté, confronté à un tableau vivant, il adoptait une attitude qu’on pourrait appeler avec Michael Fried dramatique. La scène représentant une femme à moitié nue allongée sur un sopha, feignant d’être absorbée dans le sommeil est contemplée comme un tableau fermé sur lui-même par le silence et l’immobilité. Il est absolument remarquable qu’arrivé devant le sopha, le spectateur a peur de s’avancer, de faire le moindre geste. A l’immobilité et au silence de la scène représentée répond l’immobilité et le silence du spectateur qui est en quelque sorte nié par la scène contemplée, qui est tableau précisément à cause de la distance contemplative instaurée par le spectateur. Cette interférence entre la formule des mémoires (devenue genre) et le discours esthétique de l’époque renseigne aussi sur la manière dont le roman-mémoires et le roman par lettres produisent l’illusion. Le récit génétique paraît ici d’une importance capitale. Dans le roman-mémoires, le récit génétique revêt un aspect esthétique dans la mesure où il est un dynamisme qui essaie de niveler la barrière entre le monde réel du lecteur et l’univers fictionnel. L’existence d’un récit génétique, qui apporte le livre sur la table du lecteur réel, est le signe d’une négociation en cours, qui consiste à inviter le lecteur à se déplacer et à faire le pas nécessaire pour participer à l’univers fictionnel. La disparition du récit génétique, 400

Jourdan, Le Guerrier Philosophe, p. 62.

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en revanche, est le signe de la fin de la négociation et de l’existence d’une convention de participation. Nous insisterons sur le rapport entre la mimesis textuelle et le discours esthétique dans un autre article de cet ouvrage.401

401

Voir Du cadre en trompe-l’oeil

DU ROMANCIER ET DU DISCOURS AUTOBIOGRAPHIQUE (NICOLAS-EDME RÉTIF DE LA BRETONNE)

LE PACTE AUTOBIOGRAPHIQUE L’autobiographie au sens moderne apparaît au XVIIIe siècle. Le discours autobiographique a lui aussi besoin de négocier son apparition sur la scène publique. L’unité de l’auteur et de l’œuvre y est assumée, mais, dans le même élan, celui qui signe l’œuvre déclare qu’il parlera ouvertement de lui-même. Celui qui publie, celui qui écrit et celui dont il est question sont rassemblés dans un ‘moi’ qui cumule ces trois fonctions. C’est ce que Philippe Lejeune a appelé le pacte autobiographique.402 Pour Ph. Lejeune, le pacte autobiographique est un contrat entre un auteur et un lecteur où le premier demande au second d’accepter son engagement de sincérité et d’y répondre par un engagement affectif. Plus techniquement, le pacte autobiographique repose sur l’unité du personnage, du narrateur et de l’auteur, consacrée par une signature recouvrant ces trois instances. Jean-Jacques Rousseau, par exemple, qui est pour Ph. Lejeune l’un des premiers à conclure ce pacte autobiographique, est à la fois celui dont on parle, celui qui parle et celui qui offre le texte au public. Rousseau affirme clairement que pour se faire connaître aux autres, il faut signer l’œuvre : ‘Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi’.403 Et il signe. Le concept de pacte autobiographique tel qu’il est défini par Ph. Lejeune se heurte pourtant à une situation historique qui le rend problématique. Il est sûrement vrai que pour que le projet de se faire connaître aboutisse, il faut signer l’œuvre. La signature est la garantie de la sincérité et elle est donc la condition de la crédibilité. Mais dans la réalité historique, la signature est elle-même soumise à des conditions qui sont, ici encore, réglées par la doxa. Un pacte autobiographique ne peut être signé qu’au bout d’une négociation. Quand et dans quelles circonstances le discours autobiographique se débarrasse-t-il de la fiction protocolaire et quel a été le rôle joué par les Confessions de J.-J. Rousseau dans ce processus ? 402

Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975. Rousseau, Les Confessions, éd. Bernard Gagnebin e.a., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 5. 403

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LE ROMAN-MÉMOIRES COMME AUTOBIOGRAPHIE L’étude de l’autobiographique de Rétif de la Bretonne en rapport avec ses romans-mémoires offre à cette question des réponses qui illustrent de façon exemplaire l’interférence entre véridiction et fiction, entre pacte (autobiographique et romanesque) et négociation dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Rétif de la Bretonne est un des grands autobiographes du XVIIIe siècle. L’idée de ‘désir autobiographique’ s’applique à ce polygraphe mieux qu’à n’importe quel autre écrivain de son époque. Elle traverse simultanément son œuvre romanesque et son projet autobiographique. Il est notoire que vingt ans séparent le Compère Nicolas, première ébauche de ce projet, de la publication de Monsieur Nicolas ou le Cœur humain dévoilé, imprimé par Rétif lui-même, à la maison, sur les presses qu’il s’était procurées, et publié enfin en 1797. L’écriture de cet énorme texte était bien achevée dès 1785. Rétif en reprendra pourtant la dernière partie – la huitième époque – dont il écrit une ‘Reprise’ en 1797, l’année même donc de la mise en vente d’une œuvre dont l’impression ellemême aura coûté à Rétif sept ans, entre le 24 août 1790 et le 21 septembre 1797. Selon une habitude qu’attestent aussi les romans qu’il imprimait lui-même, Rétif ne cessait de récrire et de remanier son texte jusqu’au dernier moment, à la casse. Ces vingt années que dure pour Rétif son aventure autobiographique sont riches en péripéties susceptibles de nous renseigner sur une époque cruciale pour l’émergence de l’autobiographie moderne. Avant d’approfondir le problème du rapport entre autobiographie et mémoires, certaines caractéristiques permettant de comparer l’entreprise de Rétif à celle de son contemporain Jean-Jacques Rousseau méritent d’être épinglées.404 Commençons par en évoquer une qui distingue Rétif de tout autre autobiographe : il avait pris l’habitude, entre 1779 et 1785 de graver dans la pierre des parapets de l’île Saint-Louis, des dates importantes de sa vie. Ces dates lui servaient de ‘mémentos’ matériels. Il commença à en faire le relevé systématique en 1785 en les couchant sur le papier.405 Ce document est conservé et a été publié sous le titre de

404 Une de ces différences est que Rétif a voulu publier son autobiographie de son vivant. Rousseau a rendu publiques des parties des Confessions lors de séances de lecture en cercle fermé. La publication des Confessions sous forme de livre est posthume. 405 Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, éd. Pierre Testud, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989. Voir notamment, les pages 1133 à 1143 du premier tome.

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Mes Inscriptions.406 En avril 1785, le manuscrit achevé des Mémoires de Rétif est présenté au censeur, qui le garde jusqu’en février 1788, soit presque trois ans. Entretemps, devenu impatient, Rétif avait songé à en imprimer des parties détachées qui avaient sans doute été officieusement autorisées.407 Comme Rousseau, Rétif fait des lectures publiques de son manuscrit. En 1788 il lit en plusieurs séances des parties de son texte dans le salon de Mme de Beauharnais. Il lance ensuite une souscription après avoir conclu un contrat pour une édition illustrée avec deux éditeurs, à Paris et à Bâle. Cette édition ne se réalisera pas et en 1790 Rétif se décide à imprimer lui-même ses mémoires. Le prospectus lancé en 1792 pour annoncer cette édition peut ici donner le coup d’envoi à notre réflexion. A la fin de ce prospectus, Rétif écrit : ‘Le caractère de l’ouvrage sera un beau cicero gros-œil’. Il en fournit aussitôt le spécimen en imprimant les cinq voyelles dans ledit caractère, suivies d’une mention un peu énigmatique, que voici : ‘Mon désir. Commencement’. Pierre Testud commente cette étrange confession de façon très pertinente pour ce qui sera ici notre raisonnement : ‘Apparemment surgis du hasard, ces deux mots nous disent, comme dans un chuchotement, que Monsieur Nicolas est l’aspiration à une renaissance, que l’autobiographie est une revie qui n’ose pas dire son nom’.408 Ajoutons ici deux remarques. D’abord, l’expression ‘cicero gros-œil’ modulée par l’adjectif ‘beau’ met en valeur le soin avec lequel Rétif souhaite que son ouvrage soit imprimé. Le ‘dévoilement du cœur humain’ qu’il propose à ses lecteurs est pour lui connotée d’une certaine grandeur que le texte imprimé doit traduire. Rétif songe à une lecture agréable de son texte, et c’est pour cette raison qu’il choisit soigneusement le type de caractère de son imprimé et l’espace entre les lettres. Ce désir de paraître ‘bien habillé’ aux yeux du public est souligné par le projet d’insérer 139 estampes, qui cependant n’aboutira pas.409 Chez Rétif, le désir autobiographique est au départ de la plupart de ses romans. Rétif opte souvent pour le roman par lettres, mais c’est un roman-mémoires qui doit nous retenir ici. En 1783, alors qu’il vient juste d’entamer l’écriture de son autobiographie, Rétif publie un roman intitulé 406 Rétif de la Bretonne, Mes Inscriptions (1779-1785) et Journal (1785-1789), éd. Pierre Testud, Houilles, Editions Manucius, 2006. 407 Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome I, p. 1133 à 1143. 408 Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome I, p. 1146. 409 Cf. Gisèle Berkman, Filiation, origine, fantasme. Les voies de l’individuation dans Monsieur Nicolas ou le coeur humain dévoilé de Rétif de la Bretonne, Paris, Champion, 2007.

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La Dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, qui raconte la douloureuse aventure d’amour de Rétif lui-même avec une jeune fille ingrate, Sara. Cette histoire répond à un vécu qu’on peut, d’après Mes inscriptions, dater de 1781-1782. Ce rapprochement entre fiction et vérité ne convainc pas tous les spécialistes. Daniel Baruch, éditeur de ce roman,410 ne croit pas à la véracité de l’histoire d’amour, dont le vécu se réduit pour lui à quelques querelles.411 Pierre Testud, en revanche, est convaincu du caractère pleinement autobiographique de La Dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, dont le fond vécu est lisible dans Mes Inscriptions, qui sont pour lui une ‘pierre de touche’ (c’est bien le cas de le dire) permettant de faire la part des choses, fictionnelles et réelles, chez Rétif. Ce récit, qui avait vu le jour en 1783 et qui est explicitement désigné comme une ‘nouvelle utile à plus d’un lecteur’, est reproduit dans la ‘Reprise de la huitième époque’ l’année même où Rétif achève l’impression de son autobiographie, en 1797 donc. Même si on peut supposer que Rétif était pressé de publier enfin l’histoire de sa vie et n’avait guère le temps de remanier son roman, il faut constater que l’autobiographie de Rétif se clôture par un roman, reproduit tel quel. Les adaptations qu’exige l’insertion du roman dans le discours autobiographique sont en effet minimes : elles se limitent à des changements dont les éditions de P. Testud et de D. Baruch font soigneusement état. L’une des premières est l’effacement du mot ‘nouvelle’.412 Or, il nous intéresse moins de déterminer ce qui est exactement vrai dans ce récit. Ce qui importe est le constat que le statut du récit, reproduit à l’identique, à 14 années de distance, n’est plus le même. En 1783, lors d’une première expression du ‘désir autobiographique’, le vécu, autrement dit le dévoilement de la souffrance amoureuse d’un homme vieillissant devant une jeune fille ingrate mais tendrement aimée, a eu besoin de la protection d’une étiquette fictionnelle pour pouvoir se dire. Rétif a eu besoin de présenter le récit d’un épisode crucial de sa vie intime comme un roman, avant de republier, dans une seconde phase de l’entreprise autobiographique, ce même récit dans un ouvrage en-tête duquel il déclare : 410 Rétif de la Bretonne, Sara, Le Cycle de Sara, éd. Daniel Baruch, Paris, Union générale d’éditions, coll. 10/18, 1984, 2 tomes. 411 Restif de la Bretonne, Sara, éd. D. Baruch, tome II, p. 12 : ‘Je crois que l’histoire de Sara se résume aux querelles qui l’opposent à sa mère, et aux aventures que son âge et sa situation lui font courir. Je crois que Rétif en fut l’observateur assez froid, bénéficiant des confidences des uns et des autres, mais qu’en homme de lettres, il crut bon d’ajouter cette intrigue, entre Sara et lui. Cela n’exclut pas la véracité de certains épisodes’. 412 Restif de la Bretonne, Sara, éd. D. Baruch, tome II, p. 19.

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J’entreprends de vous donner en entier la vie d’un de vos semblables, sans rien déguiser, ni de ses pensées, ni de ses actions. Or cet homme, dont je vais anatomiser le moral, ne pouvait être que moi.413

Cette déclaration rappelle évidemment celle faite par Jean-Jacques Rousseau en tête du premier livre des Confessions : Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura jamais d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.414

L’extrême fin de l’entreprise autobiographique de Rétif rejoint donc son œuvre romanesque. La reprise, sans modification significative, d’un roman dans les dernières pages de l’autobiographie illustre un phénomène sans doute capital qui est que, jusqu’au dernier quart du XVIIIe siècle, l’épanchement du moi dans sa profondeur intime n’est possible que sous la protection de la fiction. Le champ discursif où se développent les modèles romanesques est un de ceux qui ont accueilli le désir autobiographique en lui offrant la protection légitimante de la narration fictionnelle.415 Le rôle du roman-mémoires a été considérable dans le processus de légitimation de la parole sur soi. Il est évident que dans Cleveland de Prévost, ou dans La Vie de Marianne de Marivaux ce sont des personnages de fiction qui parlent. Toujours est-il que c’est la fiction qui développe les modalités expressives du moi intime. Avec la Dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, le roman-mémoires franchit un pas décisif : c’est ‘Monsieur Nicolas’ qui y parle, usant de tous les moyens expressifs développées dans la fiction. Celle-ci confère au récit de vie une protextion légitimante : le moi peut se dire dans la mesure où il se donne pour une fiction. Le roman-mémoires a pu constituer un véritable abri pour la parole autobiographique, l’étiquette de la fiction et du roman ou de la nouvelle (ou de Mémoires accueillant une nouvelle) offrant à la parole sur soi une scène de légitimation. Que la fiction puisse légitimer la véridiction est bien le paradoxe le plus profond du champ discursif d’Ancien Régime. Qu’est-ce qui a pu produire ce changement du statut discursif de l’histoire de Sara ? La Dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans 413

Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, éd. P. Testud, tome I, p. 3. Rousseau, Confessions, p. 5. 415 Cf. François Rosset, ‘Correspondances’, in L’enclos des Lumières. Essai sur la culture littéraire en Suisse romande au XVIIIe siècle, Chêne-Bourg, Georg Editeur, 2017, p. 189-210. 414

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paraît en 1783. En 1782 les Confessions de Jean-Jacques Rousseau commencent à paraître. Il ne fait pas de doute à Pierre Testud que la publication des ‘Mémoires’ de Rousseau a catalysé un tournant dans la carrière de Rétif pour qui le besoin d’écrire coïncidait avec celui de se raconter. C’est en effet en novembre 1783 que Rétif se décide, avec Monsieur Nicolas, à commencer la rédaction d’un discours qui s’avoue ouvertement comme autobiographique. Mais il était loin encore de le publier. La Dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans appartient encore à la première carrière de Rétif, où son besoin de se raconter et de se faire connaître à ses semblables restait inséparable d’une diplomatie discursive qui consistait à chercher pour la parole sur soi des discours légitimants. Ces discours légitimant la parole sur soi sont par ailleurs nombreux chez Rétif. En 1777 déjà, il avait songé à une autobiographie burlesque. Conformément au paradoxe de la fiction légitimante évoqué plus haut, l’écriture burlesque offrait à la parole sur soi une scène d’énonciation protectrice dans la mesure où l’autobiographe a l’air de ne pas se prendre au sérieux. Ce projet porte comme titre Le Compère Nicolas. Le désir autobiographique y est associé à un discours comique. De son propre aveu, Rétif a eu en tête, comme modèle, Le Compère Mathieu ou la bigarrure de l’esprit humain, roman d’Henri Joseph Du Laurens, publié en 1766. Les premières lignes du roman accréditent cette hypothèse : Lecteur, tu vas lire l’Histoire de Mon Compère Mathieu, la mienne, et celle de quelques autres personnages fameux par les différentes aventures de leur vie. Si tu ne t’intéressais qu’au sort de ceux qui, grâce aux vertus de quelques ancêtres illustres, portent un nom respectable dans le monde, je te dirais que nous comptons parmi nos aïeux des Tancrèdes & des Bayards : mais si tu regardes tous les hommes pétris du même morceau de boue, et tous également dignes de ton attention, je ne t’en imposerai pas : je t’avouerai franchement qui nous sommes : je ne te déguiserai aucun de cette multitude d’événements singuliers qui nous touchent, et dont cette Histoire est remplie.416

Ce projet d’autobiographie burlesque ne se réalisa pas, mais on possède de Rétif une ‘Dédicace à moi’ qui, très vraisemblablement, était destinée à accompagner cette autobiographie burlesque.417 Cette dédicace renferme 416 Du Laurens, Le Compère Mathieu ou les bigarrures de l’esprit humain, 1766, 3 tomes in 8, éd. moderne par Didier Gambert, Paris, Champion, 2012. Cf. Michèle Bokobza-Kahan, Dulaurens et son œuvre, un auteur marginal au XVIIIe siècle, Paris, Champion, 2010. 417 Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome I, p. 1135

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un justificatif de l’entreprise autobiographique. Il semble que Rétif parodie dans cette ‘Dédicace à soi’ le procédé de légitimation que nous avons décrit dans les articles précédents et qui consistait à décliner la responsabilité pour l’existence même du discours autobiographique sur quelqu’un qui en a fait explicitement la demande : Depuis longtemps vous me pressez de mettre la main à la plume, pour écrire ma propre histoire ; et voici vos raisons : ‘Tu es mal connu, quoique très connu, car tu es calomnié : tu dois te justifier, en ouvrant ton cœur au public comme un livre, et en disant à tes amis, comme à tes ennemis : Lisez-moi ; me voilà devenu un livre à mon tour, moi qui en ai tant fait où vous avez lu les autres’.418

Ce n’est donc pas Rétif lui-même qui a voulu écrire ce texte, c’est son double. Lui-même est innocent du péché de parler de soi. Le double fournit en même temps les raisons qui justifient la parole autobiographique : ‘Tu es mal connu, quoique très connu’. En effet, en 1777 Rétif s’estime suffisamment connu, par ses romans, pour susciter pour sa personne l’intérêt du public. Si, avant 1783, il avait mené son entreprise autobiographique dans la fiction, c’est qu’il pensait que seule l’étiquette de ‘nouvelle’ pourrait conférer à sa personne l’intérêt susceptible d’assurer et de garantir la lecture par un public. Selon le paradoxe de la fiction légitimante, qu’on retrouve ici encore, la vie de Monsieur Nicolas est intéressante parce qu’elle ressemble à un roman, comme il le dira luimême ci-après. L’intérêt est un des critères décisifs pour justifier l’apparition du moi sur la scène publique. Un particulier, sans nom, sans réputation, ne devient un sujet intéressant que fort tard dans le XVIIIe siècle, si ce n’est dans un roman. L’apport de Rétif à l’élargissement du critère de ‘l’intéressant’ a été considérable. La Vie de mon père, récit publié en 1778, est la biographe d’un paysan. Ce dernier n’est pas, comme celui de Marivaux, un parvenu, mais un homme de la campagne, un laboureur, un homme probe, le propre père de Rétif.419 A travers la parodie, la ‘Dédicace à moi’ négocie un pacte de visibilité avec le lecteur. Dans la scénographie de la dédicace à soi, le double fait entendre une voix qui sollicite le discours autobiographique. L’appel légitimant le discours vient d’ailleurs. Quoiqu’assez connu par ses livres, Rétif reste mal connu pour ce qu’il est réellement, intimement. Pour le double de l’autobiographe, l’injonction qui légitime la prise de la parole 418

Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome II, p. 1010 Rétif de la Bretonne, La Vie de mon père, éd. Gilbert Rouger, Paris, Classiques Garnier, 1970. 419

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est, comme chez Rousseau (et un grand nombre de romans-mémoires, de Mme de Villedieu à Mme Riccoboni), la calomnie. Le récit est la justification d’une conduite ou d’un comportement : Tu es mal connu, quoique très connu, car tu es calomnié : tu dois te justifier en ouvrant ton cœur au public comme un livre, et en disant à tes amis, comme à tes ennemis : ‘Lisez-moi ; me voilà devenu un livre à mon tour, moi qui en ai tant fait où vous avez lu les autres. Quand je vous les ai présentés, je les ai couverts d’un voile. Moi, je me montre sans voile ; je suis Monsieur Nicolas ; je ne vais rien déguiser, je disséquerai l’homme ordinaire, comme J.-J. Rousseau a disséqué le grand homme. Mais je ne l’imiterai pas servilement ; il ne m’a pas donné l’idée de cet ouvrage, c’est moi qui me la suis donnée’. ‘Voilà ce que tu diras en commençant’, m’avez-vous dit, cher moi ! ‘Ensuite tu donneras une idée de l’ouvrage, en peu de lignes’ […].420

Rétif ne s’adresse pas directement au public, il négocie sa prise de parole autobiographique à travers la mise en scène d’un double qui parle à sa place. La prise de parole effective est biaisée, légitimée, par une prise de parole fictive. Le double continue, par délégation discursive et par relais narratif, à déclarer ce que l’autobiographe doit dire au public. Ce n’est pas Rétif qui parle, c’est son moi, présenté ici comme un autre : Je suis né auteur, toute ma vie j’ai toujours aimé à écrire : mon histoire en sera plus facile. J’aurai pour la composer deux secours qui manquent à presque tous les autres hommes, des cahiers qui remontent jusqu’à 1749, et mes lettres à mes amis des deux sexes.421

Le discours est direct mais se couvre de la fiction d’une scénographie qui en fait une parole déléguée. Rétif fait encore dire à son moi ce qu’il faut penser de ses romans. Encore une fois, ce n’est pas Rétif lui-même qui parle, mais son moi, qui est, ici encore, un autre : Plusieurs de mes lettres ont paru dans quelques-uns de mes ouvrages ; mais elles n’en seront que plus intéressantes, placées en récit, parce qu’elles découvriront une infinité de vérités dans mes romans, qui ne méritent ce nom qu’en l’appliquant dans sa première signification, où il ne voulait dire autre chose qu’un ouvrage écrit en langue vulgaire : c’était par opposition à tous les autres ouvrages, qui étaient en latin, ou en grec ; l’Evangile en français était dit l’Evangile écrit en roman ; un sermon en français était un roman ; une chanson française, une romance ; une histoire française, un roman. C’est donc un roman que je vous donne, honorable lecteur, mais soyez sûr de n’y trouver que des faits véritables, consignés dans des lettres véritablement écrites.422 420 421 422

Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome I, p. 1135. Ibidem. Ibidem.

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La scénographie du double apprend que les romans de Rétif renferment son désir autobiographique et que dans le pacte qu’il négocie ici avec son lecteur, il ruse avec la signification du mot roman qu’il prend dans son sens étymologique de texte en langue romane qui n’exclut pas la véridicité. Le contrat est celui d’un roman autobiographique qui se couvre du voile protecteur d’une fiction de pure forme, étiquette protectrice. Le double continue : Je n’ai pas besoin de rien inventer : ma vie fut pleine d’événements capables d’intéresser, parce que je fus toujours exempt de trois vices, qui consument et abrutissent les autres hommes, le vin et la table, le jeu, l’indolence. Tous mes instants ont été remplis par le travail et par la plus noble des passions, la seule véritablement intéressante, l’amour. J’aimais mes parents, la vertu, la vérité, quelquefois trop le plaisir, jamais le vice.423

L’œuvre romanesque de Rétif de la Bretonne est une longue et complexe négociation d’un pacte de visibilité lui permettant de se dire. A la fin de cette dédicace, Rétif remercie et congédie son moi, reprenant lui-même la parole de préfacier : ‘Bien cher moi ! J’imprimerai cela, par déférence pour vous. Je vous souhaite la paix’.424 On reconnaît dans la scénographie du double l’hésitation à affirmer l’identité des différents ‘je’ que l’entreprise autobiographique met en jeu selon la théorie de Philippe Lejeune.425 Cette identité revendiquée par J.-J. Rousseau, en tête des Confessions, du je de l’énoncé, du je de l’énonciation et du je de la publication constitue le ‘pacte autobiographique’. On ne saurait nier la grande importance de cette notion capitale. Mais en même temps, l’exemple de Rétif montre que la conclusion du ‘pacte autobiographique’ dépend d’une négociation discursive qui convoque à plusieurs niveaux de la discussion la fiction. Un pacte est sujet à une négociation avec un public qu’il s’agit de convaincre de la légitimité à la fois du moi et du discours qui en héberge l’expression. Selon le raisonnement soutenu ici, Jean-Jacques Rousseau n’est pas celui qui pour la première fois conclut le ‘pacte autobiographique’. Il est celui qui, pour la première fois, au moment où l’âge classique touche à sa fin, impose un contrat sans négocier, faisant table rase de la nécessité de légitimer l’énonciation du moi et la publication du discours sur le moi. Marmontel et Rétif, eux, négocient leur pacte autobiographique.

423 424 425

Ibidem. Ibidem. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.

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Il est indiscutable que la publication des Confessions de Rousseau, en 1782, a catalysée la seconde phase autobiographique chez Rétif. Il commence à écrire Monsieur Nicolas, en 1783, ayant constamment en tête le modèle de Rousseau dont il se distancie en même temps par l’affirmation que Rousseau écrivait un roman : J’ai beaucoup du caractère d’Augustin ; je ressemble moins à J.-J. Rousseau : je n’imiterai ni l’un ni l’autre. J’ai des preuves que J.-J. Rousseau a fait un roman. 426

Mais en 1783, malgré l’intérêt que peut susciter sa vie – son passé de paysan, sa formation de prote, ses amours, … – Rétif n’a rien qui puisse faire de lui un ‘mémorialiste’ : il n’est pas le témoin d’événements historiques ni un homme vraiment connu dans le monde par ses prestations. Le modèle discursif des ‘Mémoires’ est-il bien celui qui convenait le mieux à Rétif ? Une négociation sera ici encore nécessaire. C’est à ce niveau que peut s’expliquer, selon la lecture de Pierre Testud, la présence d’une généalogie complètement fantaisiste en tête de Monsieur Nicolas.427 Cette généalogie fait remonter les Rétif à l’empereur Pertinax. Le modèle est ici la généalogie de Pantagruel de Rabelais. Le projet est ‘de dénoncer la vanité de l’illustration fondée sur l’ascendance’ : Et au-delà des apparentements immédiats, ce que suggère cette généalogie remontant au IIe siècle de notre ère est que tout individu, quelle que soit son obscurité, est un maillon dans la grande chaîne de la vie, un point d’aboutissement et un point de départ, et par conséquent un être dont la voix, le discours sur sa vie, sont dignes, a priori, d’être écoutées.428

La généalogie fantaisiste, qui est inséparable de modèles ici encore burlesques, a valeur de scénographie légitimant l’énonciation de Monsieur Nicolas à la première personne. Nicolas est digne de prendre la parole, parce qu’il est un ‘Monsieur’, titre que lui avait d’ailleurs suggéré son double dans la scénographie de la ‘Dédicace à moi’. Si l’on constate que Rétif adopte le modèle des ‘Mémoires’, on ne peut pas manquer en même temps de remarquer qu’il les divise en ‘Epoques’. Cette mise en forme du moi et de la vie par ‘Epoques’ n’est certainement pas étrangère à ce même processus de légitimation. Pierre Testud y voit un renvoi explicite aux Epoques de la Nature publiées par Buffon en 1779. Chez Rétif, qui inscrit sa vie dans le modèle des 426 427 428

Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome I, p. 3. Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome I, p. 1136 Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome I, p. 1137

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‘Mémoires’, l’autobiographie ne cherche pas sa légitimité dans l’abri d’un discours qui prépare l’écriture de l’Histoire. Rétif, à l’instar de Buffon, prend ‘Mémoires’ dans un autre sens. En tant que dissection du cœur humain, elle contribue, comme le grand ouvrage de Buffon, à l’étude de la Nature. L’Histoire Naturelle se donne elle aussi pour des ‘Mémoires’, comme le montre le texte même de Buffon : ‘Il faut rapporter à cette première époque ce que j’ai écrit sur l’état du ciel dans mes Mémoires sur la température des planètes’.429 LA SCÉNOGRAPHIE DE LA

MORT

Rétif n’est pas Rousseau. Jusqu’au dernier moment, il négocie le pacte autobiographique. La ‘Reprise de la huitième époque’ est suivie, en 1797, d’une neuvième et d’une dixième époque dont on n’a que les pages d’introduction, qui recourent à une scénographie de la mort, courante au XVIIIe siècle.430 Bien qu’on sache que Rétif imprimait lui-même son autobiographie sur les presses installées chez lui, il conclut son ouvrage par une excuse qui, dans une fiction dont le but est encore de justifier la publication, en décline la responsabilité sur de faux amis. Voici la dernière page de Monsieur Nicolas, par laquelle on peut aussi terminer cet article ; A la fin de ma carrière, trompé par de faux amis, qui m’ont forcé par la famine à publier cet ouvrage, abandonné de tout le monde, décrié par les plus vils des hommes, je ne rêve que le désespoir ! Toutes mes ressources sont finies ; l’ouvrage que vous lisez était la dernière, et on vient de l’anéantir en le publiant mal à propos, sans les estampes indiquées, par une édition que je ne destinais pas au public. La publication est d’ailleurs prématurée : […] Un autre que moi marquera ma fin, qui ne peut être éloignée… Je ne sais, lecteur, si je vous dis Adieu. 1797.431

429

Buffon, Les Epoques de la Nature, A Paris, De l’Imprimerie royale, 1780, p. 115 Katrien Horemans, La relation entre pacte et tabou dans le discours autobiographique en France, Leuven-Paris, Peeters, La République des Lettres, 2017. 431 Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome II, p. 489. 430

DU ROMANCIER TRADUCTEUR

INTERFÉRENCES DE LITTÉRATURES

NATIONALES

Il est apparu à plusieurs reprises dans les articles précédents que l’évolution d’une littérature nationale, française en l’occurrence, ne se produit pas a priori indépendamment des évolutions en cours dans d’autres littératures, anglaise ou espagnole par exemple. Pour une vue d’ensemble de la problématique des interférences intersystémiques entre plusieurs littératures nationales, on n’a qu’à se reporter au copieux article de Nathalie Ferrand ‘Le creuset allemand du roman éuropéen.432 En ce qui concerne notre propre projet, il faut retourner aux hypothèses bien connues de Georges May. Le réalisme social qui marque la génération des années 1730 – la véritable ‘renaissance’ romanesque selon G. May – aurait été entériné par l’accueil favorable fait, dans les années 1740, aux romans de Fielding, Richardson et plus tard Smollett, qui accordent une place de prédilection aux personnages d’extraction sociale modeste.433 L’intérêt pour le particulier et l’intime que nous avons enregistré dans les romans-mémoires à la même époque, a-t-il pu être produit, stimulé, accéléré par l’importation de matériaux littéraires exogènes, anglais en l’occurrence ? Ou, est-ce l’apparition endogène du particulier et de l’intime dans le champ littéraire français qui a attiré le roman anglais dans l’orbite française ? En d’autres termes, l’invasion de la littérature romanesque anglaise, à partir des années 1740, est-elle davantage que l’épiphénomène d’une évolution endogène qui se perpétue ? Ou, inversement, la traduction de modèles exogènes a-t-elle pu jouer, dès avant 1740, un rôle, préliminaire ou décisif, dans la transformation du champ littéraire français qui commençait à réserver un accueil favorable à la littérature anglaise ? Il ne sera pas question ici de la réception du roman anglais en France durant la période de l’anglomanie qui devient un phénomène clair et observable dès 1740. Ce champ est largement couvert par de nombreuses 432 Nathalie Ferrand, ‘Le creuset allemand du roman européen. Pour une histoire culturelle et transnationale du roman des Lumières’, in Romanistische Zeitschrift für Französische Literaturgeschichte ¾ (2006), p. 303-337. 433 Georges May, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle, New Haven,Yale Univiversity Press et Paris, PUF, 1963, p. 163-172.

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études. Josephine Grieder, dans Anglomania in France, étudie la période qui va des années 1740 à 1789.434 L’ouvrage de Wilhelm Graeber, Der Englische Roman in Frankreich435 survole la même période. La même périodisation semble en outre imposer sa logique à la théorie de la traduction même, comme le montre l’anthologie publiée par Lieven D’hulst, qui ne contient aucun texte datant d’avant 1748.436 Il nous paraît pourtant important de ne pas négliger les préliminaires de l’anglomanie, surtout depuis que des travaux récents comme ceux de Baudouin Millet permettent de mesurer l’ampleur du phénomène.437 Le recueil de préfaces de romans anglais publié par Anna Rivara et Annie Cointre permet d’étudier la réception du roman anglais en France pendant plus d’un siècle à partir des années 1720.438 La copieuse collections d’avanttextes de ‘romances’ et de ‘novels’ rassemblée par Baudouin Millet enregistre, en sens inverse, des traces du roman français en Angleterre.439 Le point focal de ce qui suit ne sera pas la traduction effective de romans anglais, sur lequel The Spread of novels de Mary Helen McMurran a jeté récemment de nouvelles lumières,440 mais le phénomène des traductions imitées. La pseudo-traduction est-elle autre chose que l’imitation formelle et fictionnelle de la traduction véritable ? Nous avons pu montrer dans les articles précédents que le roman-mémoires n’est pas l’imitation pure et simple des mémoires authentiques. Qu’en est-il donc du rapport mimétique entre la pseudo-traduction et la traduction véritable ?441 Et surtout, la pseudo-traduction de textes anglais a-t-elle pu jouer un rôle dans l’élaboration d’un nouveau contrat de lecture par le développement des nouveaux codes du singulier, du naturel, de l’ordinaire… qu’on voit surgir, longtemps avant 1740, dans les romans-mémoires ? 434 Josephine Grieder, Anglomania in France (1740-1789) : Fact, Fiction and political discourse, Genève, Droz, 1985. 435 Wilhelm Graeber, Der Englische Roman in Frankreich : 1741-1763. Übersetzungsgeschichte als Beitrag zur Französischen Literaturgeschichte, Heidelberg, Carl Winter Verlag, 1995. 436 Lieven D’hulst, Cent ans de théorie française de la traduction. De Batteux à Littré (1748-1847), Lille, Presses universitaires, 1990. 437 Baudouin Millet, Ceci n’est pas un roman. L’évolution du statut de la fiction en Angleterre de 1652 à 1754, Leuven-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2007. 438 Annie Cointre et Annie Rivara, Recueil de Préfaces de traducteurs de romans anglais (1721-1828), Saint-Etienne, Presses Universitaires, 2007. 439 Baudouin Millet, In Praise of Fiction. Prefaces to Romances and Novels (16501760), Leuven-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2017. 440 Mary Helen McMurran, The Spread of novels. Translation and prose fiction in the Eighteenth Century, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2010. 441 Cf. Beatrijs Vanacker, Altérité et identité dans les ‘histoires anglaises’ au XVIIIe siècle, Leiden-Boston, Brill/Rodopi, 2016.

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LA CRISE DU SYSTÈME LITTÉRAIRE EN FRANCE La question de l’invasion du roman anglais en France est souvent pensée par rapport à la situation de crise du champ littéraire français qui culmine dans la fameuse proscription du roman en 1737, c’est-à-dire dans la décennie qui précède la grande vogue anglomane.442 En quoi consiste cette crise et dans quelle mesure les interférences entre les deux littératures nationales l’illustrent-elles ? Cette question gagne elle aussi à être saisie dans le cadre de la théorie du polysystème que nous adoptons dans cet ouvrage. Dans cette perspective, les hypothèses développées par Shelly Yahalom nous paraissent d’une grande pertinence.443 Le raisonnement de Sh. Yahalom est axé sur l’idée de crise du système littéraire classique. Dans les deux premières décennies du XVIIIe siècle se produit une révolution dans le système littéraire. Sh. Yahalom en voit deux symptômes : d’une part le centre du système se rétrécit, d’autre part la périphérie s’élargit. Ce qui est en cause dans cette crise est la définition de la notion même de littérature. Qu’est-ce qui est perçu comme littéraire, qu’est-ce qui ne l’est pas ? En effet, ledit rétrécissement du centre est l’effet d’une formulation plus restrictive des conditions d’appartenance à ce qui est considéré, par la critique doctrinaire, comme ‘les Bonnes Lettres’.444 Cette formulation autoritaire du ‘bon usage’ littéraire, qui émane d’un souci de préserver les acquis et le prestige du Grand Siècle, a des conséquences importantes. Elle produit d’abord un élargissement de la périphérie du système, que vont rejoindre des formules textuelles condamnées et donc rejetées par le centre du système. Le durcissement des règles d’appartenance à la bonne littérature produit en second lieu une explosion de textes épigonaux qui, tout en se conformant aux règles prescrites par le centre du système, ne sont pas de qualité suffisante pour en augmenter le prestige. Et enfin, la production au centre du système cesse d’être représentative de ‘la littérature’ de l’époque. En d’autres 442 cf. Wilhelm Graeber, Der Englische Roman in Frankreich, 1995, p. 13 : “Im 18. Jahrhundert lassen die in Frankreich gültigen literarischen Normen den Roman nicht zur Entfaltung gelangen, obwohl dieser, wie sein Publikumserfolg belegt, den Bedürfnissen einer wachsenden Leserschaft entspricht. Genau in jener Zeit, in der staatlichen Zensurmaßnamen die Gattung auszurotten drohen, setz die Welle der Romanübersetzungen aus dem Englischen ein”. 443 Shelly Yahalom, ‘Le système littéraire en état de crise. Contacts inter-systémiques et comportement traductionnel’ in Poetics Today II, 4 (1981), p.143-160. 444 Philippe Caron, Des Belles-Lettres à la Littérature : une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760), Leuven-Paris, Peeters, 1992.

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termes, les formules narratives novatrices ne se produisent pas, ou plus, au centre du système, devenu un champ épigonal, mais se retrouvent à la périphérie du système, où elles développent des stratégies discursives nouvelles. Les nombreuses querelles qui entourent le roman et qui mènent à sa condamnation en 1737 constituent une claire illustration de l’état de crise du système.445 Pour Sh. Yahalom, cette crise se produit dans les dernières décennies du règne de Louis XIV. L’hyperstructuration du centre du système littéraire est à ce moment-là l’équivalent d’une hyperstructuration similaire du domaine socio-politique : Au début du XVIIIe siècle, ce système (politique) se trouve au sein d’un processus de mutation dans sa marge, sans que celle-ci ait la possibilité de pénétrer dans le centre, c’est-à-dire sans que change le principe du pouvoir (comme c’était le cas en Angleterre) de façon à permettre à ses éléments constitutifs (la bourgeoisie) d’échanger leur force ‘réelle’ en position hiérarchique ‘équivalente’ (transformer sa richesse en moyen de pouvoir). Parallèlement, les éléments se trouvant au centre se transforment graduellement en ‘fonctions vides’, détachées de l’activité véritable du système socio-politique.446

Quelles ont été les stratégies discursives développées par le système littéraire français pour retrouver une nouvelle stabilité ? La réponse à cette question est intimement liée à notre problématique de la négociation et de la reconnaissance littéraire du roman et à son déplacement systémique de la périphérie vers le centre du système. Le roman se soustrait à la critériologie en vigueur dans le centre du système en se donnant pour un texte ‘authentique’, c’est-à-dire non littéraire et non fictionnel. En d’autres termes, le roman recourt à une feintise qui visait un double but. Primo, il s’agissait pour le roman de se libérer des normes que la poétique classique imposait à la littérature de fiction. Secundo, camouflé en texte authentique, le roman, non seulement se soustrait à la critériologie littéraire qui ne s’appliquait qu’aux textes fictionnels, mais évitait en même temps d’être considéré comme un genre littéraire nouveau menaçant le centre du système.447 En même temps, la nouvelle formule narrative des mémoires – car c’est de cela qu’il s’agit – pouvait mettre en place, dans sa préface, de nouvelles normes et valeurs, opposées aux

445 Cf. Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet-Dufresnoy : Ecrits inédits sur le roman, Oxford, University of Oxford studies in the Enlightenment, 2014, p. 7-19. 446 Sh. Yahalom, ‘Le système littéraire en état de crise’, p. 148-49. 447 Sh. Yahalom, ‘Le système littéraire en état de crise’, p. 151.

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normes classiques en vigueur dans le centre du système : le naturel, le quotidien, le particulier, …, par exemple. On reconnaîtra dans ce raisonnement la reformulation en termes polysystémique d’une partie de nos propres hypothèses. Sh. Yahalom laisse cependant entièrement de côté la notion de la doxa qui est pour nous cruciale. Elle n’aborde pas la question de la reconnaissance des discours périphériques en termes de légitimation qui est pour nous le dynamisme central qui explique la transformation des modèles romanesques au XVIIIe siècle. Ensuite, la suggestion que ce raisonnement puisse être élargi à la pseudo-traduction nous semble un peu hâtive. Certes, la pseudo-traduction peut de prime abord nous apparaître comme une manière de camouflage ou comme l’imitation d’une pratique discursive ‘authentique’ par la fiction. La ressemblance formelle avec l’autre tactique de dissimulation qu’on trouve dans les pseudo-mémoires et ensuite dans les romans-mémoires paraît dès lors évidente. C’est en effet ce qu’estime Sh. Yahalom : L’état de texte d’origine anglaise était considéré comme pouvant libérer [le roman] des normes littéraires, qui sont toujours pour les ‘sujets parlants’ du système littéraire français, ‘françaises par excellence’. La conception du rôle du ‘traducteur’ occupe dans ce cas la même fonction que celle du rôle de l’‘éditeur’ de Mémoires ou de Lettres. Cette identité fonctionnelle ressort surtout de la comparaison des préfaces : dans presque toutes, il existe une ‘excuse’ pour la présentation d’un texte qui ne correspond pas aux exigences de la bienséance et de la vraisemblance, et une justification de ce défaut par l’‘originalité’ ou par l’immédiateté du texte. Une autre caractéristique commune est le double système de normes : justification de la nature transgressive du texte par son statut authentique et corrections éditoriales (traductionnelles) en cas de violation exagérée. L’équivocité issue du double système de normes est caractéristique du texte ambivalent.448

Un statut ambivalent, voilà ce que le texte pseudo-authentique et le texte pseudo-traduit semblent avoir en commun. Mais ces deux stratégies sont-elles en tous points identiques sur le plan quantitatif d’abord et sur le plan de leur fonctionnalité ensuite ?

448

Sh. Yahalom, ‘Le système littéraire en état de crise’, p.154.

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LES PARADIGMES DE LA

PSEUDO-TRADUCTION

Les bibliographes s’accordent pour constater dans la première moitié du siècle une véritable explosion de romans-mémoires. Nous en avons étudié quelques paradigmes dans les articles précédents. Or, le petit nombre de pseudo-traductions de textes anglais, en revanche, est sans commune mesure avec l’abondance du récit mémorial. Quand on met de côté les traductions véritables, un relevé effectué dans les bibliographies de P.S. Jones449 et de H.W. Streeter450 de romans de la première moitié du siècle contenant dans leur titre un renvoi à l’Angleterre aboutit à une petite vingtaine de textes. L’examen de ce petit corpus, si mince soit-il, permet tout de même d’y reconnaître plusieurs paradigmes. Paradigme 1 Dans cette poignée de romans, six ne contiennent aucun renvoi à la traduction d’un texte antérieur, fût-il fictif, et peuvent dès lors être éliminés parce que non pertinents pour la question à laquelle nous voulons répondre. Il s’agit de nouvelles galantes ou de galanteries dites ‘anglaises’, de promenades ‘anglaises’, etc. dont le renvoi à l’Angleterre rejoint le besoin de décliner sur une autre nation le scandale des mœurs qui y est décrit. Ce sont des textes à classer dans le paradigme dont l’Histoire amoureuse des Gaules (1665) de Bussy-Rabutin fournit un équivalent français. – Mylord ***, ou le paysan de qualité, nouvelle galante (1700). – Louis Rustaing de Saint-Jory, Les Galanteries anglaises. Nouvelles historiques. Par le chevalier R.C.D.S (1700). – Le langage des muets, ou les promenades anglaises. Contenant plusieurs aventures extraordinaires, galantes, agréables et divertissantes (1707). – Le Duc d’Ormond ou le grand général. Histoire anglaise et écossaise (1724). – Les Illustres anglaises, histoire galante (1735). – Caylus, Soirées du bois de Boulogne, ou nouvelles françaises et anglaises, rédigées par M. le comte de *** (1742). 449 Silas Paul Jones, A List of French prose fiction from 1700 tot 1750, New York, The H.W Wilson Company, 1939. 450 Harold Wade Streeter, The Eighteenth Century English Novel in French Translation : a bibliographical Study, New York, Benjamin Blom, 1936.

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Paradigme 2 On pourrait rajouter à ce premier paradigme les Mémoires de la vie du comte de Gramont, contenant particulièrement l’histoire amoureuse de la cour d’Angleterre sous le règne de Charles II (1714) de Hamilton. Si nous classons ce célèbre texte dans une deuxième catégorie, c’est que, sans être une traduction de l’anglais, le récit se ramène à un texte sous-jacent, dicté par le comte de Gramont lui-même et que Hamilton ne faisait que noter. Ce dédoublement textuel, dans lequel on reconnaît le mécanisme de la mimesis textuelle, n’est explicité que dans le premier chapitre sans apparaître dans le titre. Dans un autre texte, que nous classons dans la même catégorie, le dédoublement est mentionné dès le titre. En revanche, il n’apparaît pas clairement que le texte est une traduction. – Hamilton, Mémoires de la vie du comte de Gramont, contenant particulièrement l’histoire amoureuse de la cour d’Angleterre sous le règne de Charles II (1714). – Marie-Jeanne L’Héritier de Villandon, La Tour ténébreuse et les jours lumineux, contes anglais, accompagnés d’historiettes, et tirés d’une ancienne chronique composée par Richard surnommé Cœur de Lion, roi d’Angleterre (1705). Dans le deuxième récit classé dans cette seconde catégorie, la traduction pourrait paraître indexée par la mention que l’auteur était roi d’Angleterre, mais tout le monde savait au XVIIIe siècle que Richard Cœur de Lion parlait français. Paradigme 3 Les textes restants ont une chance de pouvoir être considérés comme des pseudo-traductions, encore que pour certains, la possibilité qu’il s’agisse de traductions véritables n’est pas exclue par les bibliographes. Les moins connus des romans contenus dans ce paradigme sont considérés comme des pseudo-traductions parce que les bibliographes n’en connaissent pas l’original : (1) Mémoires du chevalier Hasard. Traduits de l’anglais sur l’original manuscrit (1703).451

451

Pour H. W. Streeter, ce texte est une traduction dont l’original est inidentifiable.

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(2) Des Souches, Histoire et Lettres fort tendres d’un milord et d’une dame anglaise. Traduites de l’anglais par Mr Des Souches de l’Académie royale de musique (1711). (3) L’abbé Desfontaines, Le Nouveau Gulliver, ou le voyage de Jean Gulliver, fils du capitaine Gulliver. Traduit d’un manuscrit anglais, par Mr L.D.F. (1730). (4) L’abbé Prévost, Le Philosophe anglais ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell, écrite par lui-même et traduite de l’anglais par l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité (1731). (5) L’abbé Prévost, Le doyen de Killerine, histoire morale composée sur les mémoires d’une illustre famille d’Irlande et ornée de tout ce qui peut rendre une lecture utile et agréable. Par l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité (1735). (6) Mémoires de milord ***, traduits de l’anglais (1737). (7) Henri Pajon, Les Aventures de la belle Grecque. Traduit de l’anglais de milord Guinée (1742).452 (8) Claude Villaret, Antipamela, ou Mémoires de M.D.***, traduits de l’anglais (1742).453 (9) l’abbé Prévost, Voyages du capitaine Robert Lade […] traduits de l’anglais (1744). (10) L’orpheline anglaise ou l’histoire de Nency Buthler écrite par ellemême (1747). (11) Pierre Charles Fabiot Aunillon, Azor ou le prince enchanté, histoire nouvelle pour servir de chronique à celle de la terre des perroquets ; traduits de l’anglais du savant Popinay (1749). L’énumération exhaustive des titres relevant de ce troisième paradigme nous permet de faire quelques constats. Le plus important est que la pseudo-traduction se ramène, sinon dans les titres du moins dans les préfaces, à un manuscrit et non à un texte publié antérieurement en Angleterre (exemples 1, 3, 4, 7). La pseudo-traduction n’est donc pas l’imitation fictive de la traduction d’un roman anglais. Il s’avère ensuite que les pseudo-traductions recoupent dans plusieurs cas d’autres formules textuelles de la mimesis textuelle : mémoires (exemples 1,5,6,9) ou lettres (exemple 2). Dans l’exemple 1, la pseudo-traduction renvoie en même temps à un manuscrit et à un texte authentique. La lecture des 452

Ce livre n’est pas mentionné dans la bibliographie de H.W. Streeter. Ce roman est à ne pas confondre avec L’Anti-Pamela, ou la fausse innocence découverte (1742), qui est une traduction de Anti-Pamela or feign’d innocence detected d’Elisabeth Haywood (1742). 453

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préfaces de ces pseudo-traductions révèle enfin que d’autres textes du même paradigme, en particulier les romans de l’abbé Prévost, cumulent les deux phénomènes : les récits de Cleveland et du Doyen de Killerine sont des mémoires légués à un éditeur sous la forme d’un manuscrit anglais (exemples 4 et 5). Ils sont à la fois des romans-mémoires et des pseudo-traductions. Plusieurs questions s’imposent donc quant à la fonctionnalité de la pseudo-traduction de textes anglais. Cette fonctionnalité n’est pas du même ordre que celle des pseudo-mémoires. Etant donné que la pseudotraduction coïncide souvent avec des pseudo-mémoires, elle a tout au plus pu renforcer l’effet obtenu par la tactique de la feintise qui consistait à présenter le texte comme un document authentique. Surgit dès lors la question de savoir si les textes pseudo-traduits de l’anglais ne seraient pas à rattacher à un paradigme plus large de ‘textes traduits de ***’454, sans que la spécificité anglaise apporte quoi que ce soit à la ‘tactique de dissimulation’. Paradigme 4 Un relevé des pseudo-traductions autres qu’anglaises dans la bibliographie de P.S. Jones conforte cette lecture. Une première catégorie, contenant des textes pseudo-traduits qui se ramènent à un manuscrit grec ancien n’est pas moins étoffée que le paradigme anglais. Seulement, de manière plus évidente encore que dans le dossier anglais, les pseudotraductions du grec ancien ramènent le texte à un manuscrit, dont l’état fragmentaire ne fait que mettre en évidence la soi-disant authenticité. Il serait difficile de nier le caractère paradigmatique de cette catégorie de textes dont la cohérence est particulièrement forte : – Anecdotes grecques, ou aventures secrètes d’Aridée. Traduites d’un manuscrit grec, par M.* (1731). – Jean Terrasson, Sethos, histoire ou vie tirée des monuments anecdotes de l’ancienne Egypte. Traduite d’un manuscrit grec (1731). – Jean Pic, Le songe d’Alcibiade, traduit du grec (1735). – L’emblème ou le Guerluchon, histoire galante, traduite d’un fragment grec (1741). – Lesueur, Dinias et Dercillade, Fragment traduit du grec d’Antonius Diogenes (1745). 454 Les classiques trois étoiles *** pourraient ainsi se lire comme des ‘métacaractères’ : *.*

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– Henri Pajon, Histoire des trois fils d’Hali Bassa et des trois filles de Sirico, gouverneur d’Alexandrie. Traduite du grec (1745). – Beauchamps, Hipparchia, histoire galante, traduite du grec (1748). – Meusnier de Querlon, Psaphion ou la courtisane de Smyrne. Fragment érotique, traduit du grec de Mnaseas, sur un fragment de la bibliothèque de lord B. (1748). – Séran de la Tour, Mysis et Glaucé, poème en trois chants, traduit du grec (1748). – Philippe Lefebvre, Le songe de Philalétes […] traduite du grec de Parthénie (1750). On peut donc arguer que dans le dossier relativement mince de la pseudotraduction la filière anglaise n’a pas de fonctionnalité foncièrement différente des autres et que l’épithète ‘anglais’ ne connote pas un autre système de valeurs littéraires que par exemple les filières arabe (6 exemples), latine (3 exemples), italienne (3 exemples), persane (2 exemples), japonaise, chinoise ou turque (chacune un exemple). Voici la liste des romans appartenant à ce cinquième paradigme. Nous la croyons exhaustive : Paradigme 5 – L’abbé Jean Paul Bignon, Les Aventures d’Abdalla, fils d’Hanif […]. Traduites en français sur le manuscrit arabe trouvé à Batavie par M. de Sandisson (1712). – Jean-François Melon, Mahmoud, Les Gasnevide, histoire orientale. Fragment traduit de l’arabe, avec les notes (1729). – Crébillon fils, Les amours de Zeokinizul, roi des Kofirans, ouvrage traduit de l’arabe du voyageur Krinebol (1746). – Meusnier de Querlon, Les soupers de Daphné et les dortoirs de Lacédémone. Anecdotes grecques, ou fragments historiques publiés pour la première fois et traduits sur la version arabe imprimée à Constantinople (1740). – Dubocage de Bléville, La princesse coque d’œuf et le prince bonbon. Histoire aussi ancienne que véritable. Traduite de l’arabe par M. Degbacobub (1745). – Naziraddolé et Zelica, ou la Constance aisée. Histoire traduite de l’arabe (1746). – Les amours et les aventures d’Arcan et de Belize, histoire véritable, traduite du latin en français par le chevalier de P. (1714). – Jean de Roussy, Aurélia, ou Orléans délivré, poème latin traduit en français (1738).

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– Montesquieu, Les Netturales ou La Liceride, fragment traduit du latin (1743). – Grandvoinet de Verrière, Mémoires et aventures de Monsieur de ***, traduits de l’italien par lui-même (1735). – Le chevalier de Mouhy, La Mouche, ou les Aventures de M. Bigand, traduites de l’italien, par le chevalier de Mouhy (1736). – Thorel de Campigneulles, Cléon, rhéteur cyrénéen, ou Apologie d’une partie de l’histoire naturelle. Traduit de l’italien (1750). – Pierre François Godard de Beauchamps, Histoire du prince Apprius, etc. Extraite des fastes du monde, depuis sa création. Manuscrit persan trouvé dans la bibliothèque de Schah-Hussain […]. Traduction française. Par messire Esprit […] (1728). – L’abbé de Rochebrune, L’espion de Thamas Kouli-Kan dans les cours de l’Europe […]. Traduit du persan, par l’abbé de Rochebrune (1746). – Louis de Cahusac, Grigri, histoire véritable. Traduite du japonais en portugais par Didaque Hapeczuca et de portugais en français, par l’abbé de *** (1739). – François-Antoine Chevrier, Bi-bi, conte, traduit du chinois, par un français (1746). – Mémoires de Selim, frère de Mahomet II. Traduits du turc, par Monsieur *** (1734). Comme toute stratégie discursive au XVIIIe siècle rencontre tôt ou tard son pendant parodique, il ne faut pas s’étonner de tomber, à la fin de la période étudiée ici, sur un texte ‘traduit du sauvage’ : – Marie Antoinette Fagnan, Kanor, conte traduit du sauvage, par madame *** (1750). Quelles pourraient être les différentes connotations évoquées par ces différentes origines. Il est clair qu’il ne s’agit pas du ‘particulier’ ou du ‘naturel’. Le latin et le grec sont certes affectés d’un coefficient de ‘sérieux’ ou de ‘scientifique’, souvent parodique, tandis que l’arabe et le turc rattachent le paradigme au merveilleux des contes orientaux, dont la mode fut inaugurée par la traduction des Mille et une Nuits par Antoine Galland (1704). L’analyse titrologique menée ici a évidemment tout intérêt à être consolidée par l’examen attentif des préfaces qui escortent ces différentes pseudo-traductions. Un tel examen, effectué sur un très large échantillon mais dont nous ne pouvons pas présenter ici tous les contours, est loin de contredire les constats dégagés de l’analyse titrologique. Tout porte

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à croire que ce qui est en cause dans les pseudo-traductions de la première moitié du XVIIIe siècle est moins l’interférence de deux systèmes littéraires nationaux que le dédoublement du texte selon trois modalités différentes et complémentaires : texte français versus texte non français d’abord ; texte imprimé versus texte manuscrit ensuite et texte littéraire versus texte non littéraire enfin. Il nous semble de toute façon sûr que les nouveaux codes poétiques voiturées par le roman-mémoires ne sont pas d’origine anglaise et qu’il serait prématuré d’affirmer que l’introduction du nouvel ensemble de codes (le ‘naturel’, le ‘quotidien’, le ‘particulier’, …) auquel la production narrative se conforme de plus en plus fut catalysée par la pseudo-traduction de textes anglais. Dans la section que nous consacrons au roman par lettres, nous serons pourtant obligés de nuancer cette conclusion. L’impact des romans de Samuel Richardson sur la production française de pseudo-traductions, et surtout d’Histoires à l’anglaise, est considérable. La position de ces pseudo-traductions épistolaires, qui sont en plus grand nombre que la pseudo-traduction en forme de mémoires, sera discutée plus loin dans cet ouvrage. Pour le classement en paradigme des pseudo-traductions dans la première moitié du XVIIIe siècle, nous n’avons pas tenu compte de textes qui sont selon toute apparence des traductions véritables. C’est le cas des productions de Gillet de Moivre, La vie de Tibulle […] traduites en vers français, par M. Gillet de Moivre (1743) et La Vie et les amours de Properce, chevalier romain. Et la traduction en prose et en vers français de ce qu’il y a de plus intéressant dans ses poèmes (1744). Il a fallu aussi écarter du corpus des pseudo-traductions un grand nombre de romans portant la mention ‘tiré de’, ou ‘imité de’, parce que bien souvent ces formules renvoient à des traductions véritables, souvent de l’espagnol. C’est notamment le cas des livres publiés par Mme Le Givre de Richebourg : – Aventures de Cladamès et de Clarmonde, tirées de l’Espagnol. Par Mme L.G.D.R. (1733). – Aventures de Flores et de Blanche-fleur, tirées de l’espagnol. Par madame L.G., (1735). – Aventures de Dom Ramire de Roxas et de Dona Leonor de Mendoce, tirées de l’espagnol (1737). – Jean-Baptiste Torchet de Boismêlé, Histoire du chevalier du soleil, tirée de l’espagnol, 1749. L’important dans le dossier des pseudo-traductions est que, dès le titre, le discours est rejeté sur un texte sous-jacent, connoté tantôt par une

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scripturalité imparfaite parce que manuscrite et donc à aménager, tantôt par un ‘ailleurs exotique’, et très souvent par les deux à la fois. De cette conclusion, l’examen des préfaces apporte un renfort d’arguments. La pseudo-traduction est certes une modalité de la mimesis textuelle : en projetant dans sa structure profonde un autre lui-même, le texte montre en même temps ce qu’il devrait être et ce qu’il voudrait être. Un récit qui se donne pour un texte étranger qu’il a fallu traduire met dans la balance un double système de normes. Les normes étrangères du manuscrit ont été rendues conformes au goût français. En se donnant pour un manuscrit, le texte exprime simultanément son désir de recourir à une écriture plus naturelle et la nécessité de préparer le texte à l’impression selon les règles que le goût français impose à un imprimé. En se donnant pour texte authentique face auquel il est obligé de manier les ciseaux d’un censeur, le préfacier fait preuve, simultanément, de la nécessité de se conformer aux bienséances et de son désir de s’en écarter. Au travers des tactiques de feintise mises en œuvre dans les titres ou préfaces, le roman inscrit dans son discours d’escorte un débat entre la norme et l’écart, entre le devoir et le vouloir.

V.

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QUESTIONS DE MODÈLES Il est communément admis qu’avec ses deux grands romans, La Vie de Marianne (1731-41) et Le Paysan parvenu (1734-36), Marivaux marque l’apogée de la veine du roman-mémoires dont l’invention est attribuée à Mme de Villedieu, auteur des Mémoires de la Vie de Henriette-Sylvie de Molière. Selon René Démoris, cette œuvre, qui paraît en 1671, est ‘sans modèle’.1 R. Démoris veut dire que la veine du roman-mémoires est à ce moment-là assez neuve. On l’a dit, dans le dernier quart du XVIIe siècle, les ‘Mémoires’ constituent dans le champ discursif de l’Histoire un discours qui sert à documenter l’Histoire officielle. Le roman-mémoires est né de l’interférence entre des formules narratives qui se développent dans le champ littéraire d’une part et dans le champ historique d’autre part. Quelquefois des fragments de la vie privée se sont glissés dans les ‘Mémoires’ d’homme de guerre ou de cour. Dans le champ historique, ceux-ci fournissent tout au plus un point de vue individuel à partir duquel sont observés les événements historiques ou les galanteries propres à la vie de cour dont l’auteur des ‘Mémoires’ a pu être le témoin ou l’acteur. Avec les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière de Mme de Villedieu apparaît dans le champ littéraire une nouvelle forme romanesque ‘qui met en jeu les ressources les plus complexes de l’écriture littéraire’ en donnant la parole, non seulement à un homme plus ou moins connu, mais aussi à un ‘individu ordinaire’.2 Personne avant Mme de Villedieu n’avait produit une telle forme d’interférence entre le champ littéraire et le champ historique. En 1671, le roman-mémoires est sans ‘modèles’, au sens d’exemple. Mais l’est-il toujours en 1731 ? Dans l’introduction à son édition de La Vie de Marianne, Jean-Marie Goulemot prend la notion de ‘modèle’ dans un sens plus normatif : en 1731, quand paraît la Première Partie, Marivaux ‘est fidèle au modèle du roman-mémoires’.3 Quelques caractéristiques formelles de ce ‘modèle’ 1 Madame de Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, éd. René Démoris, Paris, Desjonquères, 2003, p. 26. 2 Madame de Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 29. 3 Marivaux, La Vie de Marianne, éd. Jean-Marie Goulemot, Paris, Le Livre de poche, coll. ‘classiques’, 2007, p. 11.

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se trouvent clairement esquissées dans l’Avertissement et dans l’incipit de la Première Partie : la narratrice est retirée du monde, elle n’écrit pas de son propre aveu mais après avoir été poussée à l’écriture par une amie qui a précédemment entendu ‘quelques accidents de sa vie’ ; quoique destiné à la publication, le texte est resté à l’état de manuscrit et a été découvert par hasard bien plus tard ; il a été lu par le préfacier qui le publie en y apportant de légers changements qui concernent moins le style que la suppression de quelques noms ; l’éditeur du texte ne faisait en cela que répondre aux sollicitations de quelques amis à qui il avait fait lire le manuscrit, etc. Le début de la préface est consacré à l’histoire de la genèse du texte. Les complications de cette histoire se doublent ensuite des incertitudes au sujet des origines de Marianne. Le préfacier cède enfin la parole à Marianne elle-même, qui commence son récit par la scène de l’attaque d’un carrosse par des voleurs où elle a été trouvée comme seule survivante du drame. Entre la préface, prolongé dans l’incipit, et la page de titre se dessine un horizon d’attente : on sait grâce au préfacier comment le manuscrit de Marianne est devenu le livre imprimé que nous lisons, mais comment Marianne, enfant trouvé, est-elle devenue comtesse ? Le récit de Marianne est censé répondre à cet horizon d’attente. Dans ce qui précède, nous avons montré que le roman-mémoires n’a pas de véritable ‘modèle’,4 mais qu’il connaît une évolution paradigmatique où certaines constantes constituent une sorte de ‘matrice’ du genre : la dénégation de l’auctorialité, la délégation de l’énonciation, l’apparition d’un ‘je pragmatique’ et d’un récit génétique à travers lequel divers accords sont négociés. Cette négociation est différente de paradigme en paradigme et ne nous paraît pas achevée au moment où paraît la Première Partie de La Vie de Marianne. Quel est l’argument caché sous de tels stéréotypes ? Pourquoi, en d’autres termes, le récit de Marianne est-il précédé d’une préface dénégative ? La réponse à cette question a longtemps paru évidente : il s’agissait de souligner que ‘ceci n’est pas un roman’. L’éditeur ne déclare-t-il pas explicitement que si c’était une histoire simplement imaginée, il y a toute apparence qu’elle n’aurait pas la forme qu’elle a. Marianne n’y ferait ni de si longue ni de si fréquentes réflexions : il y aurait plus de faits, et moins de morale ?5 4 Cf. Marc Hersant, ‘La Vie de Marianne : des Mémoires tirés aux cheveux’, in Florence Magnot-Ogilvy (éd.), Nouvelles lectures de La Vie de Marianne. Une dangereuse petite fille, Paris, Garnier, 2014, p. 55-74. 5 Marivaux, La Vie de Marianne, p. 55.

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‘Comme la majorité des romans-mémoires’, déclare J.-M. Goulemot, ‘La Vie de Marianne utilise d’autres formes pour cacher son appartenance à la fiction’.6 Et pourtant, l’abbé Desfontaines n’est pas dupe des manœuvres d’accréditation mises en place par l’auteur quand il déclare à peine quelques semaines après la parution de la Première Partie : ‘J’attends avec impatience la suite de ce joli roman, en désirant pourtant que Marianne fasse un peu moins de réflexions ou les fasse plus naturellement si elle ne peut s’empêcher de les faire’.7 La prétention du texte à l’authenticité n’aura donc pas empêché que le récit soit perçu comme un ‘roman’, non seulement par un critique perspicace comme Desfontaines, mais par un public plus large qui, peut-être grâce à Desfontaines, voyait bien dans les stéréotypes accumulés dans les avant-textes de La Vie de Marianne un signe de fictionnalité plutôt que d’authenticité.8 Le copieux dossier de réception composé par Frédéric Deloffre témoigne par ailleurs abondamment du désintérêt de la critique contemporaine pour les soidisant stratégies d’accréditation qui, par la suite, ont tant retenu l’intérêt des poéticiens du roman comme Georges May.9 Il faut donc remettre en question l’existence d‘un ‘modèle’ du romanmémoires. Il faut aussi revenir de l’idée que les stéréotypes qui constituent la ‘matrice’ du ‘genre’ voulaient induire en erreur le lecteur sur le statut épistémologique du texte. QUESTIONS DE NÉGOCIATION Le Roman-mémoires est une construction théorique rétrospective. Les ‘Mémoires’ sont longtemps une formule, en passe de devenir un genre, moyennant une négociation. Cette idée est évidemment inséparable de la définition que nous donnons à la notion de genre. Une formule narrative, 6

Marivaux, La Vie de Marianne, p. 12-13. Desfontaines, Le Nouvelliste du Parnasse, 1731, t. II, Lettre 25, p. 214. Nous soulignons. 8 Nous soutenons cette thèse dans Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer, Le Roman véritable. Stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford, SVEC, 2008. 9 Georges May, Le dilemme du roman. Etude sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), New Haven, Yale University Press et Paris, PUF, 1963, p. 144. Il faut rappeler ici que pour G. May le public contemporain était d’une ‘crédulité monumentale’ : ‘Il va sans dire que la plupart des lecteurs n’avaient pas la naïveté de prendre au pied de la lettre de pareilles prétentions à l’authenticité absolue. Mais il est indubitable que le public de 1730 et même encore celui de 1761 était d’une crédulité monumentale, comparée au scepticisme universel de ‘l’ère du soupçon’ qui est la nôtre aujourd’hui’. (p. 144) 7

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comme ‘Mémoires’, devient un genre au moment où trois négociations sont réalisées. La formule des Mémoires se fait reconnaître comme un genre à un contrat de lecture clairement défini qui suggère au lecteur une certaine manière de lire le récit. Une formule narrative devient un genre quand un auteur est autorisé à signer son œuvre et quand il se fait donc connaître, puis reconnaître, comme le créateur du texte qui en assume la production effective. Une formule narrative devient un genre dès que le public la reconnaît comme une construction fictionnelle autonome, un monde possible, dans lequel il accepte d’entrer après la conclusion d’une convention de participation à l’illusion. La formule devient enfin un genre quand il n’y a plus d’incompatibilité entre ces trois accords. QUESTIONS DE MÉTHODE Cinq niveaux d’analyse nous semblent pertinents pour l’étude de l’émergence d’un ‘modèle’ du roman-mémoires. A un premier niveau, le renouveau littéraire en matière de roman repose sur la diffusion de nouveaux codes poétiques comme le particulier, le singulier, l’ordinaire, le curieux … A un deuxième niveau, ces nouveaux codes cherchent un discours d’accueil, une formule narrative en l’occurrence, telle les ‘Mémoires’. A un troisième niveau, on enregistre l’agglomération de certains développements de formules narratives en paradigmes qui négocient chacun à sa façon différents accords avec le public. Quand ces accords paraissent conclus, on atteint un quatrième niveau d’analyse, où la formule narrative novatrice devient un genre littéraire. C’est le moment où un large public paraît accepter un ou plusieurs paradigmes. C’est le moment de la ‘signature’ des accords. Plus concrètement : c’est le moment où un paradigme particulier est suffisamment ‘reconnu’, dans tous les sens de l’expression, pour fonctionner comme un ‘modèle’ susceptible d’être imité. Et enfin, à un cinquième niveau, ce genre peut être théorisé dans une vraie Poétique exogène, où un docte donne une place à ce genre dans la constellation englobante de ce qu’on appelle à une époque donnée la ‘Littérature’. UN SYSTÈME EN ÉTAT D’EFFERVESCENCE Quelle est la situation du champ littéraire dans les premières décennies du XVIIIe siècle ? La pluralité de paradigmes du roman-mémoires se développe parallèlement à plusieurs variantes du récit à la troisième

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personne qui est loin d’être effacé par la formule novatrice des mémoires (ou par celle de la narration par lettres). De fait, il serait exagéré de dire que le roman-mémoires envahit massivement le champ littéraire de la première moitié du XVIIIe siècle. En 1731, quand paraît la Première Partie de La Vie de Marianne, le roman-mémoires est un ensemble paradigmatique construit autour de la formule discursive des ‘mémoires’. Son succès ne diminue en rien l’intérêt pour le conte de fées, la nouvelle historique, les Aventures de… ou d’autres formules narratives à la première ou à la troisième personne. Ce qui démarque le roman-mémoires de ces autres formules – romans, contes, histoires ou nouvelles, etc. – est sa nouveauté, qui s’exprime en particulier dans une posture d’auteur ou l’auctorialité est niée. La concomitance de formules anciennes et novatrices – dont les premières ont parfois le statut de genre – traduit sans doute un système littéraire en pleine effervescence. S’agit-il d’une vraie crise ? Certaines préfaces de ‘romans’ reflètent une image fort négative du champ littéraire des premières décennies du XVIIIe siècle. Si crise il y a, elle est – de l’avis de certains préfaciers – à mettre sur le compte des ‘romans’, au pluriel. La préface qu’on trouve en tête de l’Histoire du marquis de Clèmes et du chevalier de Pervanes (1716), attribuée à De Sacy, vaut bien le meilleur cours de littérature française sur la période qui nous intéresse ici : 1660-1731. Le goût du siècle est sujet à des révolutions et à des modes, déclare De Sacy au début de sa préface : c’est ce changement de goût qui mit à la mode les romans et qui les discrédita dans la suite. Mais qu’est-ce que ‘le roman’ sinon un amalgame de formules narratives très différentes ? On eut honte de faire un si mauvais usage du temps, et de l’employer à des lectures qui ne laissaient que du vide dans le cœur et dans l’esprit, c’est-à-dire qui ne pouvaient rendre ni plus honnête homme ni plus savant. La plupart de ceux qui étaient en possession de la réputation de gens d’esprit proscrivaient ces sortes d’ouvrages. Peut-être continuaient-ils toujours de les lire en particulier, et même d’y trouver du plaisir, mais en public ils ne leur faisaient point de grâce. Ceux que des lumières plus bornées rendent incapables de porter des jugements sûrs, suivirent les autres et en furent, selon leur coutume, de fidèles échos : de sorte qu’il ne fut plus permis de lire les romans ou du moins on n’osa plus avouer que leur lecture fut un amusement utile. Cela n’ôta point aux auteurs l’envie d’en faire, mais ils tâchèrent de les déguiser. Ils se contentèrent d’abord de changer de titres. On ne vit plus à la tête de leurs livres que nouvelles du temps, aventures galantes, histoires véritables. Le public n’en fut point la dupe, il reconnut les romans sous de nouveaux noms et fut d’autant moins disposé à leur

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donner son approbation, qu’il se senti piqué qu’on eût voulu lui imposer. Dans la suite, on crut suppléer au défaut de la vérité par un peu plus de vraisemblance. La prévention était trop forte, rien ne la pouvait plus détruire. La vérité même mettait en défiance, et les histoires les plus constantes et les plus avérées commencèrent à être soupçonnées de fausseté.10

Tel est le climat littéraire de 1716, dans lequel les différents paradigmes du roman-mémoires négocient avec le lecteur les trois accords dont nous avons parlé. Climat de méfiance et de préjugés où aimer un roman semble chose inavouable en public. Pourtant, il est des romans ‘capables d’amuser les esprits même les plus solides et d’insinuer dans le cœur des vérités que les préceptes les plus sérieux y portent bien moins sûrement’. C’est ce qu’a montré Fénelon avec Télémaque,11 ‘cet admirable roman auquel il ne manque que la rime pour faire remporter à notre nation le prix du poème épique’. De Sacy a cependant une réserve : Mais ces histoires qui, quoique fausses, ont eu un succès si bien mérité, ne nous représentent que des rois ou des princes. On avait toujours cru que le public ordinairement attentif aux moindres actions de ceux qui sont nés pour lui commander, ne pouvait guère s’intéresser que dans les aventures de personnes de ce rang. Comme si la vie des particuliers n’était pas un assez beau théâtre pour y représenter les passions et tous les effets qu’elles produisent. Peu de personnes s’étaient avisées de prendre des hommes privés pour leurs héros. C’est ce que j’ai osé faire. Peut-être y a-t-il de la témérité dans cette entreprise, mais j’espère que la singularité des faits qu’on trouvera dans cette histoire méritera qu’on fasse grâce à la condition de ceux qui remplissent la scène.12

Le champ littéraire est en pleine effervescence, le goût change, de nouvelles formules narratives apparaissent. Et c’est le public qui décide de leur survie. Il faut donc traiter avec lui, de différentes manières. Mais qu’est-ce qui est à négocier ? Et pourquoi ?

10 De Sacy, Histoire du marquis de Clèmes et du chevalier de Pervanes, Paris, J.F. Moreau, 1716, Préface. 11 Fénelon, Télémaque, Suite du quatrième livre de l’Odyssée d’Homère, Paris, Veuve C. Barbin, 1699. 12 De Sacy, Histoire du marquise de Clèmes et du chevalier de Pervanes, 1716, Préface.

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UN PREMIER TOURNANT CULTUREL Pour répondre efficacement à cette question, il faut évoquer une notion qui nous apparaît comme le pendant indispensable de celle de pacte : le tabou. Nous considérons pacte et tabou comme deux notions d’une indissociable complémentarité. S’il y a pacte à un moment donné de l’évolution d’une formule discursive, c’est qu’à un moment antérieur il y avait un tabou. Aller du tabou au pacte, c’est en cela que consiste la négociation de la visibilité de l’auteur Dans le cas concret des Mémoires en passe de devenir le genre du Roman-mémoires, le tabou concerne des codes poétiques comme le curieux, l’ordinaire, l’individuel, l’intime…. Ces codes sont propres au discours particulier et appartiennent à la zone de production textuelle privée. Ce qui est à négocier est leur transfert dans un autre type de discours et dans une autre zone de la production textuelle. Nous nous réclamons ici de l’autorité d’Ernst Cassirer pour affirmer que ‘le problème fondamental de l’esthétique classique concerne le rapport entre le général et le particulier’.13 Personne n’en doute, bien sûr, mais les conséquences de ce constat sont capitales pour l’évolution du roman : la Poétique classique, dont les racines sont aristotéliciennes, repose sur la scission du particulier et du général cantonnés dans des types de discours différents. Le transfert des codes d’un type de discours à l’autre est un processus à négocier. Négocier un contrat à ce premier niveau d’analyse équivaut à faire accepter les codes du discours particulier par le discours littéraire qui, à l’âge classique et selon la Poétique classique, ne devrait s’intéresser qu’au général. A ce clivage primordial sur lequel se fonde la Poétique classique s’ajoute la scission du champ de production textuelle en deux zones nettement distinctes. Jürgen Habermas a bien démontré l’existence, à l’âge classique, d’un champ de production privé, nettement séparé du champ de production public. Cette opposition de deux sphères n’apparaît pas, selon J. Habermas, avant l’instauration de la monarchie absolue de Louis XIV. Elle était notamment absente de la société féodale : ‘Au cours du moyen âge, l’opposition créée par le droit romain entre publicus et privatus, bien qu’elle soit courante, n’a nullement un caractère contraignant. […] il n’y a pas eu entre la sphère publique et le domaine du privé

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Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1966, p. 286.

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une opposition comparable à celles qui sont présentes au sein des modèles antiques ou modernes’.14 Hélène Merlin a bien insisté sur l’importance du clivage entre zone privée et zone publique pour le statut de l’auteur à l’âge classique : L’auteur se trouve comme interdit d’individualité : car il n’est plus un particulier virtuellement converti au public, membre exemplaire du corps politique, mais un particulier dont l’‘amour propre’ doit être surveillé. […] La conversion du particulier au public par l’écriture et la publication d’une œuvre […], assimilant l’auteur à une personne publique, fondaient son héroïsme et son exemplarité, cette conversion ne relève plus de sa volonté. Elle est devenue adaptation externe, geste de police extérieur. La coïncidence entre l’œuvre et le public, la finalité publique de l’œuvre, relèvent de la surveillance des ‘experts’.15

Hélène Merlin formule ici clairement l’existence d’un tabou : n’est pas auteur qui veut. L’apparition sur la scène publique d’un particulier par l’écriture est en effet un processus surveillé ‘par des experts’. De plus, le particulier qui publie cesse d’être un particulier et doit savoir que la publication fait de lui une figure publique. Cette conversion ne dépend pas de sa volonté ; elle est, en d’autres termes, à négocier. Publier signifie qu’un particulier, par l’édition de son écrit, passe dans le domaine public, qui est une zone réglée par certaines contraintes. Devenir auteur est en d’autres termes un processus lié à un code des bienséances, à un savoir-vivre, à une doxa. L’existence de ce que nous appelons ici un tabou rend nécessaire une double négociation. L’auteur doit parvenir à faire accepter les codes propres au discours particulier – le curieux, l’ordinaire, l’individuel, l’intime… – par le discours poétique, dans un contrat de lecture. L’auteur, qui est lui-même un particulier, doit s’imposer, par savoir-vivre, la négociation d’un pacte de visibilité avec le public, auquel il doit essayer de s’intégrer en respectant les exigences liées à son apparition. Selon les études récentes d’Antoine Lilti, une zone intermédiaire entre le champ de production privé et le champ de production public s’est peu à peu produite, dans les salons. Le salon ‘brouille la distinction espace privé/espace public, puisque l’on ne saurait assigner ces pratiques de 14 Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. De Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1997, p. 17. 15 Hélène Merlin, Public et Littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Belles Lettres, 1994.

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sociabilité ni à la sphère de l’intime, du privé ou du particulier, ni à un lieu public’.16 C’est aussi dans les salons que se forme ce qu’on peut appeler une ‘opinion publique’. Dans les salons, les individus ne commencent pas seulement à s’affirmer contre la puissance monarchique, ils se constituent aussi en une puissance susceptible de juger les discours. Ainsi se forme un ensemble de principes et de contraintes auxquels un auteur, s’il veut être agréé par ce ‘public’, devra se conformer. C’est l’existence de cette doxa qui explique l’anonymat généralisé des romanciers, qui correspond à un degré zéro de l’auctorialité, que l’auteur adopte presque systématiquement comme sa première posture sur la scène publique. Il l’adopte par prudence et par respect pour le public, qui lui fera signe quand il pourra se déclarer. L’auctorialité ne parvient à s’avouer que dans le pacte, qui est à négocier. La préface de l’Histoire du marquis de Clèmes et du chevalier de Pervanes, roman éphémère publié en 1716, confirme l’idée que l’évolution du roman doit être pensée en termes d’interaction entre auteur et public et en termes de négociation et de reconnaissance : Tous les auteurs de romans les donnaient anciennement de bonne foi pour ce qu’ils étaient, c’est-à-dire pour de pures fictions qui n’avaient de fondement que dans l’imagination. Le public, convaincu par les auteurs même de la fausseté de ce qu’ils écrivaient, ne laissait pas de s’en amuser. Il prenait plaisir à lire ces fables, où il se rencontre souvent aussi peu de vraisemblance que de vérité. L’esprit naturellement avide de faits aimait alors à s’égarer avec les Amadis, les Cyrus et les Pharamond, dans un labyrinthe d’aventures extraordinaires qui l’intéressait.17

On ne peut pas formuler plus clairement que le roman baroque dont il est ici question se fondait sur une convention de participation explicite entre auteur et public : la nature fictionnelle de l’œuvre y est clairement avouée. Le problème du pacte de visibilité, qui concerne l’auteur, débouche naturellement sur la nécessité d’une convention de participation à l’illusion, qui concerne le lecteur. Cette convention repose sur la bonne foi : de la part de l’auteur, il n’y a aucun désir de tromper par une feintise. Le public savait donc à quoi s’en tenir, d’autant plus qu’il 16

Antoine Lilti, Le Monde des salons : sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 89. 17 L’épître dédicatoire de ce roman est signée De Sacy. On trouvera le texte de cette importante préface dans Jan Herman (éd.), Incognito et Roman au XVIIIe siècle. Anthologie de préfaces de romanciers anonymes ou marginaux (1700-1750), New Orleans, University Press of the South, 1998, p. 105-107. Nous soulignons.

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n’entendait que se divertir par l’extraordinaire des faits. Mais les goûts changent. Le bon goût est toujours le même, mais ce qu’on appelle le ‘goût du siècle’ a discrédité ces romans qu’il avait d’abord mis à la mode. Les gens d’esprit proscrivaient ces genres de romans qui ne pouvaient pas rendre l’homme plus honnête ni plus savant. Mais, ajoute le préfacier, ‘peut-être continuaient-ils toujours de les lire en particulier, et même d’y trouver du plaisir, mais en public ils ne leur faisaient point de grâce’. Le public, en particulier les gens d’esprit, récrimine donc le roman baroque, qui est en outre banni de la zone publique pour être confiné dans la zone privée de consommation de textes. Mais la réaction des auteurs ne se fait pas attendre. Le changement de goût n’empêche pas les auteurs de roman d’en écrire. Seulement, ils recourent à une stratégie complexe, qui repose sur la feintise, c’est-à-dire la fiction inavouée, qui trompe : Ils se contentèrent d’abord de changer de titres. On ne vit plus à la tête de leurs livres que nouvelles du temps, aventures galantes, histoires véritables. Le public n’en fut point dupe, il reconnut les romans sous de nouveaux noms et fut d’autant moins disposé à leur donner son approbation, qu’il se sentit piqué qu’on eût voulu lui imposer. Dans la suite, on crut suppléer au défaut de la vérité par un peu plus de vraisemblance. La prévention était trop forte, rien ne la pouvait plus détruire. La vérité même mettait en défiance et les histoires les plus constantes et les plus avérées commencèrent à être soupçonnées de fausseté.

Le public n’est donc pas si facile à tromper, surtout par les titres. Dans ce nouveau roman – c’est la Nouvelle historique évidemment – qui se dit conforme à la vérité, la recherche de la vraisemblance a eu pour effet une véritable confusion entre des récits de pure fiction et des récits véridiques. La vraisemblance et la recherche de la vérité dans ce nouveau type de roman mettaient en péril la barrière aristotélicienne entre Poésie et Histoire. Selon le préfacier, ce nouveau type de roman a été sauvé grâce à quelques chefs-d’œuvre, comme Zayde (1670) ou La Princesse de Clèves (1678). Même ceux qui décriaient le plus fortement ce type de romans étaient forcés d’avouer ‘qu’un enchaînement d’aventures vraisemblables, intéressantes et bien contées était capable d’amuser les esprits même les plus solides et d’insinuer dans le cœur des vérités que les préceptes les plus sérieux y portent bien moins sûrement’. Ce qui sauve ces romans qui reposent sur la feintise, c’est l’art de la narration et la morale mise en action. Le public, qui n’est pas dupe, ‘a pardonné à ces histoires la fausseté en faveur des préceptes de morale qu’elles permettent de mettre en évidence’. Une convention fragile donc, où la bonne foi est entièrement du côté du public.

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Cependant, ajoute, le préfacier, ces histoires ne représentent que des rois et des princes. Or, on se trompe si l’on pense que le public ordinaire n’est attentif qu’aux actions de ceux qui sont nés pour lui commander, ‘comme si la vie des particuliers n’était pas un assez beau théâtre pour y représenter les passions et tous les effets qu’elles produisent’. Et voilà ce que notre auteur a osé faire : ‘peut-être y a-t-il de la témérité dans cette entreprise, mais j’espère que la singularité des faits qu’on trouvera dans cette histoire méritera qu’on fasse grâce à la condition de ceux qui remplissent la scène’. Notre auteur voit immédiatement que le particulier et le singulier sont à négocier à travers la mise en place d’un nouveau contrat de lecture : il faut donc mettre en évidence des qualités de son texte qui compensent les défauts impliqués par son choix : ‘Je me suis imaginé d’ailleurs que cette histoire ne pouvant se soutenir ni par l’élégance du style, ni par la dignité de ceux dont j’écris les aventures, comme les chefs-d’œuvre dont j’ai parlé ci-dessus, il fallait essayer d’y suppléer par de la nouveauté’. Certes, ces personnages ne sont pas de haut rang, mais ils sont au moins ‘gens de lettres’, qui savent écrire et penser. Voilà pourquoi notre auteur a inséré ‘pour remplir des vides’, quelques conversations sur différents sujets qui piqueront peut-être la curiosité du lecteur. Le roman contiendra ainsi des ‘réflexions’ sur des sujets d’un intérêt plus général, qui compenseront l’accent que reçoit le particulier. UN SECOND TOURNANT CULTUREL Dans la préface de l’Histoire du marquis de Clèmes et du chevalier de Pervanes (1716) qu’on vient de lire, il n’est pas question de ‘Mémoires’, qui ne sont même pas évoqués comme un moyen possible d’assurer le renouveau du roman et la vraisemblance requise. En revanche, on remarque la présence de certains topoi qu’on rencontrera bientôt chez Marivaux, mais qui, visiblement, ne constituent pas le privilège des Romans-mémoires : le topos de l’excusatio propter infirmitatem au sujet du style, l’insistance sur le singulier et sur le particulier, par exemple. On remarque surtout que cette production éphémère, en 1716, se défend par la nouveauté et qu’elle annonce aussi un aspect curieux. Tout cela répond à un nouveau ‘goût du siècle’. L’apparition d’un ‘petit roman’ ou Nouvelle historique et galante suite à un changement de goût aux environs de 1660 – sur lequel les historiens de la littérature insistent beaucoup – a-t-il durablement marqué l’histoire du roman ? Un renouveau sans doute plus décisif a été provoqué par une mutation que nous croyons plus profonde dans le dernier quart du

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XVIIe siècle, quand les nouveaux codes poétiques comme le singulier, l’ordinaire ou le curieux cherchent un autre discours d’accueil. Cet accueil, ils ne le trouvent pas, ou pas assez, dans les ‘autres romans’ que sont les Histoires véritables ou les Nouvelles historiques. Les Mémoires, en revanche, offrent aux codes du nouveau goût un telle terre d’asile. Dans le champ discursif du dernier quart du XVIIe siècle, la formule des Mémoires bénéficie d’une position intermédiaire entre le discours particulier et le discours général et entre la zone privée et la zone publique. C’est donc une formule discursive apte à véhiculer les nouveaux codes poétiques d’un type de discours à l’autre et d’une zone de réception à l’autre. Nous en voulons pour preuve deux témoignages, entre beaucoup d’autres, que nous choisissons dans le voisinage de La Vie de Marianne. D‘abord les Mémoires sur la vie de Duclos, écrits par lui-même. Il s’agit d’un texte inédit du vivant de son auteur, qui ne paraîtra que dans ses œuvres complètes, au XIXe siècle. Cette histoire de la vie de Duclos s’arrête en 1726 et commence ainsi : Je veux écrire les mémoires de ma vie. Ils seraient peu intéressants pour le public ; aussi n’est-ce pas au public que je les destine : mon dessein est de me rappeler quelques circonstances où je me suis trouvé, de les mettre en ordre, et de me rendre à moi-même compte de ma conduite, et d’en amuser peut-être un jour quelques amis particuliers.18

Les Mémoires sont réservés à un usage strictement personnel ; l’écriture est considérée comme un examen de conscience ; le contexte d’écriture est privé ; l’objet de l’écriture est le moi particulier. Le public ne s’y intéressera probablement pas, mais une lecture dans un cercle de familiers est envisagée. Le titre même des Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV de l’abbé de Choisy, publiés en 1727, montre bien ce que les Mémoires sont : un discours en marge du grand genre de l’Histoire, qui est, par excellence, un discours public. Dans les Mémoires, celle-ci est observée sous l’angle d’un regard particulier. On voit bien, dans l’incipit de ce texte, que ce regard du particulier, qui accède à la scène publique par la publication, a besoin d’être négocié : Ce n’est point un vain désir de gloire qui me met la plume à la main. Je n’attends de mon ouvrage ni honneur ni profit ; j’écris pour ma 18 Mémoires sur la vie de Duclos, écrits par lui-même, dans Œuvres Complètes de Duclos, Paris, Janet et Cotelle, 1820, tome 1, p. LVII.

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propre satisfaction ; ou, si vous voulez des idées plus hautes et des motifs plus nobles, je regarde uniquement l’instruction du prochain.19

Les Mémoires participent ici de deux zones : en tant que discours à usage privé, l’écrit n’a d’autre but que la satisfaction personnelle, mais s’il est malgré cet objectif restreint offert au public, c’est pour que ce dernier en profite. Ce pas du privé au public est justifié par un contrat de lecture : les Mémoires pourront instruire par leur exemplarité. Cette exemplarité, qui justifie le passage de la scène privée à la scène publique, est plus clairement affirmée encore dans les Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants (1792) de Marmontel qui, quoique plus tardifs que les exemples précédents, témoignent de la même dialectique cachée entre le privé et le public et entre le particulier et le général : Mes enfants ont besoin de recueillir les leçons que le temps, l’occasion, l’exemple, les situations diverses par où j’ai passé, m’ont données. Je veux qu’ils apprennent de moi à ne jamais désespérer d’eux-mêmes, mais à s’en défier toujours : à craindre les écueils de la bonne fortune, et à passer avec courage les détroits de l’adversité.20

Ecrits en 1792, les Mémoires de Marmontel témoignent d’une évolution. Il apparaît clairement durant la lecture de cette ‘autobiographie’ qu’elle était destinée au grand public et que l’incipit que nous venons de citer était une formule devenue stéréotypée. Formule de négociation, précisément, sous une forme standardisée ; formule de politesse, de savoir-vivre, qui montre qu’à la fin du XVIIIe siècle, il n’était toujours pas évident de parler de soi en public ou devant le public. La standardisation des formules de négociation dans les Mémoires de Marmontel signifie que la réticence de parler de soi sur la scène publique subsiste sous une forme protocolaire et diplomatique jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. L’‘opinion publique’ demande que le discours autobiographique soit précédé de formules devenues rituelles, pures formalités, c’est-à-dire à la fois futiles et indispensables. Il n’est pas exclu que l’émergence du roman-mémoires ait facilité, dans la fiction et par les procédures de négociation d’un pacte de visibilité, la standardisation d’un arsenal de formules de négociation et de légitimation de la parole sur soi, que l’autobiographie proprement dite 19 Choisy, Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV, Paris, Mercure de France, 1966, p. 21. 20 Marmontel, Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants, Paris, Didot, 1846, p. 13.

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pouvait exploiter jusqu’à ce qu’elles deviennent, peu à peu, de pures formalités. Dans cette section de notre Essai de Poétique historique du roman au XVIIIe siècle, nous voulons nous interroger sur le ‘modèle’ du romanmémoires dont La Vie de Marianne est souvent considéré comme le prototype. Avec quels paradigmes du roman-mémoires la formule choisie par Marivaux interfère-t-elle ? Comment les différents traits qui en constituent l’armature s’agglomèrent-ils et dans quelle mesure la récurrence de ces traits mène-t-elle à la formation d’un ‘modèle’ qui en fait un ensemble susceptible d’être reconnu comme un prototype ? Dans cette section sera étudiée la manière dont le chef-d’œuvre de Marivaux interfère non seulement avec les différents paradigmes de roman-mémoires auxquels il emprunte ces traits caractéristiques, mais aussi avec d’autres œuvres narratives de l’auteur ? La Vie de Marianne devra nous apparaître comme un chaînon dans un projet de renouvellement du roman auquel participent aussi Le Paysan Parvenu et les Journaux de Marivaux.

DE MARIANNE ET DU SPECTATEUR FRANÇAIS

RÉFLÉCHIR DANS UN ROMAN Dans son périodique Le Nouvelliste du Parnasse (1731), l’abbé Desfontaines a bien lu La Vie de Marianne comme un roman. Les protestations d’authenticité de l’Avertissement et de l’incipit de la Première Partie parue en juin 1731 ne l’ont pas trompé. Il a même de l’impatience à lire ‘la suite de ce joli roman’, mais il ajoute qu’il désire ‘que Marianne fasse un peu moins de réflexions ou les fasse plus naturellement si elle ne peut s’empêcher de les faire’.21 Il a bien aimé les tableaux que retrace Marianne du dévot Climal ou de la vulgaire Mme Dutour : le lecteur les voit, il les entend parler et se croit dans le carrosse de l’hypocrite ou dans la boutique de la lingère. Mais même si Marianne peint et raconte bien, Desfontaines la trouve trop discoureuse. Pour lui, Marianne fait littéralement trop de discours, trop de réflexions, qui sont hors de saison dans un roman : ‘cela ne va pas, ce me semble, jusqu’à être enchanté de sa conversation, jusqu’à y trouver assez de vivacité et de finesse pour éblouir les connaisseurs, lorsque dans le fond cette jolie personne n’est qu’une babillarde’.22 Au lieu de se contenter de bien peindre et de bien raconter avec la vivacité requise, Marianne s’interrompt trop ‘pour se jeter sans nécessité dans des raisonnements abstraits dont le lecteur se dispenserait volontiers’.23 Cela peut éblouir les petits esprits, ou les amants passionnés, mais non les ‘connaisseurs’. A double reprise, Desfontaines évoque le jugement des ‘connaisseurs’ dont il se déclare le porte-parole. C’est à Desfontaines que Marivaux s’adresse, trois ans plus tard, dans l’Avertissement de la Seconde Partie de La Vie de Marianne, qui ne paraît qu’en janvier 1734. Les fréquentes réflexions que fait Marianne n’ont pas plu à tout le monde et Marivaux se voit obligé de se défendre dans un dialogue imaginaire avec les critiques. Son raisonnement est bien construit. Il commence par insister sur le fait que les réflexions en tant que telles ne devraient avoir rien de rebutant pour les connaisseurs. Tout au long de cet Avertissement, Marivaux insinue même que c’est ce 21 22 23

Desfontaines, Le Nouvelliste du Parnasse (1731), t. II, p. 210-214, lettre 25. Ibidem. Ibidem.

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statut de ‘connaisseurs’ qui empêche les critiques comme Desfontaines d’estimer à leur juste valeur les nouveautés qu’il introduit : Si on leur donnait un livre intitulé Réflexions sur l’Homme, ne le liraient-ils pas volontiers, si les réflexions en étaient bonnes ? Nous en avons même beaucoup, de ces livres, et dont quelques-uns sont fort estimés ; pourquoi donc les réflexions leur déplaisent-elles ici, en cas qu’elles n’aient contre elles que d’être des réflexions ?24

Les critiques ont l’air de dire que les réflexions ne sont pas à leur place dans un roman, qui est un livre d’aventures fait pour divertir : ‘il est question de nous y amuser, et non pas de nous y faire réfléchir’.25 Eh bien, si l’on définit le roman comme un genre fait pour divertir, La Vie de Marianne n’est pas un roman, au moins dans ce sens-là. Marianne, justement, n’a point songé à faire un roman : son amie lui a simplement demandé l’histoire de sa vie et elle l’écrit à sa manière : Marianne n’a aucune forme d’ouvrage présente à l’esprit. Ce n’est point un auteur, c’est une femme qui pense, qui a passé par différents états, qui a beaucoup vu ; enfin dont la vie est un tissu d’événements qui lui ont donné une certaine connaissance du cœur et du caractère des hommes et qui, en contant ses aventures, s’imagine être avec son amie, lui parler, l’entretenir, lui répondre ; et dans cet esprit-là, mêle indistinctement les faits qu’elle raconte aux réflexions qui lui viennent à propos de ces faits : voilà sur quel ton le prend Marianne.26

La question des réflexions, qui est celle de l’exemplarité dans les récits de fiction, devient dans l’Avertissement de la Seconde Partie de La Vie de Marianne une façon de négocier un contrat de lecture, qui suggère une nouvelle façon de lire le récit : Ce n’est, si vous voulez, ni celui du roman, ni celui de l’histoire, mais c’est le sien : ne lui en demandez pas d’autre. Figurez-vous qu’elle n’écrit point, mais qu’elle parle ; peut-être qu’en vous mettant à ce point de vue-là, sa façon de conter ne vous sera pas si désagréable.27

La Vie de Marianne apparaît donc comme un discours nouveau qui cherche à se positionner par rapport à d’autres discours dans le champ discursif de l’époque. Ce nouveau discours implique une nouvelle façon de traiter les textes : il faut apprendre à lire le récit de Marianne comme s’il s’agissait d’une narration orale. Cette autre manière de lire convient 24 Marivaux, La Vie de Marianne, éd. Deloffre, Paris, Garnier, 1957, Seconde Partie, Avertissement, p. 55. 25 Desfontaines, Le Nouvelliste du Parnasse (1731), t. II, p. 210-214, lettre 25. 26 Marivaux, La Vie de Marianne, Seconde Partie, Avertissement, p. 55-56. 27 Ibidem.

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à un récit qui ‘n’est pas un roman’. Il est pourtant vrai, continue Marivaux pour contenter ses critiques, que par la suite Marianne ‘conte davantage, mais pourtant réfléchit toujours’. Les réflexions continueront donc à faire partie du projet de Marivaux, mais Marianne changera d’état, comme l’annonce le sous-titre. Aussi, ses réflexions deviendront-elles plus curieuses et ‘plus applicables à ce qui se passe dans le grand monde’.28 Dans l’Avertissement de la Seconde Partie, Les réflexions de Marianne deviennent l’enjeu d’une négociation avec un public que Marivaux essaie de gagner pour sa cause : il donne et reprend, il s’adapte au public qui n’est pas encore gagné. Mais en même temps il se montre exigent. Marivaux avertit en effet ses lecteurs : il y aura des scènes qui risquent de déplaire à certains lecteurs, telle la querelle du brutal cocher avec Mme Dutour. Comme les réflexions d’une femme qui ne fait que raconter sa vie, ces sortes de scènes pourront déplaire à certains lecteurs. Aussi n’est-ce pas à ces lecteurs-là – les ‘connaisseurs’ sans doute – que Marivaux destine ce ‘nouveau roman’, mais à des gens qui sont ‘un peu plus philosophes’ : Il y a des gens qui croient au-dessous d’eux de jeter un regard sur ce que l’opinion a traité d’ignoble ; mais ceux qui sont un peu plus philosophes, qui sont un peu moins dupes des distinctions que l’orgueil a mis dans les choses de ce monde, ces gens-là ne seront pas fâchés de voir ce que c’est que l’homme dans un cocher, et ce que c’est que la femme dans une petite marchande.29

La Nature humaine, dont parlent les Réflexions sur l’Homme dont Marivaux fait mention au début, peut aussi être étudié à partir du ‘particulier’. Voilà le point que Marivaux veut marquer dans cette discussion avec ses critiques. Marivaux termine son Avertissement de la Seconde Partie par le profil d’un nouveau type de lecteur pour un nouveau type de récit. L’argument central de ce petit texte de réflexivité romanesque, auquel la question des réflexions n’a servi que de prétexte, est l’entrée du ‘particulier’ sur la scène publique. Cette entrée ne peut se faire sans négociation. Comme paramètre essentiel d’un nouveau récit de fiction, le ‘particulier’ a besoin d’un discours d’accueil. En l’occurrence, le récit d’une vie se prête bien à cette fonction. Ainsi, le ‘particulier’ s’intègre à un discours narratif qui n’est pas identifiable à ce qu’on entend à l’époque par ‘un roman’. Le récit de vie a été choisi parce qu’il peut être le véhicule 28 29

Ibidem. Ibidem.

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d’un romanesque nouveau. Le choix d’un discours si personnel n’est pas dicté par un besoin de tromper le lecteur quant au véritable statut du texte de fiction. Un connaisseur comme Desfontaines n’est pas dupe et ne voit que trop que La Vie de Marianne est un roman. Mais il est trop connaisseur (et trop peu philosophe) pour apercevoir dans le choix de Marivaux les contours d’un romanesque nouveau. Dans un récit de vie on a d’autres réflexes stylistiques que dans le roman ou dans l’Histoire. Il met sur l’avant-plan un sujet unique qui parle de lui-même, à partir de son propre point de vue. Dans la Première Partie, Marianne termine une de ses longues réflexions sur un changement de point de vue : J’ai fini ; que ceux qui ont besoin de leçons là-dessus profitent de celle que je leur donne ; elle vient de bonne part, car je leur parle d’après mon expérience.30

LE SPECTATEUR FRANÇAIS Le problème du rapport entre le discours moral et le discours narratif occupe Marivaux longtemps avant qu’il n’envisage de juxtaposer narration et réflexion de façon suivie dans La Vie de Marianne. Publiée dix ans avant le roman, la ‘Première Feuille’ du Spectateur Français renvoie à la ‘réflexion’ presque à chaque paragraphe. Mais l’interférence interdiscursive entre la morale et la narration y est problématisée d’une manière qui prépare l’entrée en scène de Marianne ‘la babillarde’. Marivaux met en scène un homme qui surprend en lui-même les pensées que le hasard produit. Il n’a aucun plan, il ne raconte rien de suivi. Son projet consiste à ‘recueillir fidèlement ce qui me vient d’après le tour d’imagination que me donnent les choses que je vois ou que j’entends’.31 Ces réflexions que lui inspirent les choses observées en tant que ‘spectateur’, il les envoie, feuille par feuille, à un libraire qui les publie au fur et à mesure qu’il les reçoit. Or, si ce premier essai est agréable au public, déclare ce libraire, ‘on m’assure que je serai en état d’en donner chaque semaine une Feuille’.32 Voilà Marivaux devenu journaliste. Son périodique paraîtra, partie par partie, entre juillet 1721 et novembre 1723. Pour tâter le goût du public, il emballe son discours dans une scénographie, qu’il emprunte au modèle 30

Marivaux, La Vie de Marianne, Première Partie, p. 30. Marivaux, Le Spectateur français, in Journaux I, éd. Marc Escola, Erik Leborgne et Jean-Christophe Abramovici, Paris, GF, 2010, Première Feuille, p. 54. 32 Marivaux, Le Spectateur français, Première Feuille, p. 53. 31

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anglais mis en place par Joseph Addison et Richard Steele dans The Spectator. Cette ‘feuille périodique’ parut presque quotidiennement entre mars 1711 et décembre 1712. Le procédé est connu ; il est transparent. Il s’agit d’une fiction dissimulative, qui ne cache donc pas sa finalité pragmatique.33 Le dispositif des Feuilles détachées permet en effet à un auteur d’entrer en dialogue avec le public, qui peut lui envoyer des réactions à ses réflexions. Mais il y a plus. Dans cette Première Feuille, les réflexions du spectateur ont un caractère ‘autoréflexif’. Les réflexions n’ont pas d’autre objet que les réflexions mêmes. Il y a lieu de croire que la pragmatique de la scénographie des Feuilles détachées poursuit l’élaboration d’un pacte de lecture avec le lecteur. Tout d’abord, le spectateur veut être honnête et déclare dans sa première phrase qu’il n’est ‘point un Auteur’. Et il donne ses raisons. Dans le travail d’un auteur, le lecteur est souvent gêné par une liaison artificielle des réflexions produites par la pensée. L’auteur met la torture à son esprit pour en tirer des réflexions. N’est-il pas préférable de réfléchir tout simplement en homme et de capter les réflexions au fur et à mesure que le hasard les amène ? Un auteur est un homme, à qui dans son loisir, il prend une envie vague de penser sur une ou plusieurs matières ; et l’on pourrait appeler cela, réfléchir à propos de rien. Ce genre de travail nous a souvent produit d’excellentes choses, j’en conviens ; mais pour l’ordinaire, on y sent plus de souplesse d’esprit que de naïveté et de vérité ; du moins est-il vrai de dire qu’il y a toujours, je ne sais quel goût artificiel dans la liaison des pensées, auxquelles on s’excite. Car enfin, le choix de ces pensées est alors purement arbitraire, et c’est là réfléchir en Auteur : ne serait-il pas plus curieux de nous voir penser en hommes ? en un mot, l’esprit humain, quand le hasard des objets ou l’occasion l’inspire, ne produirait pas des idées plus sensibles et moins étrangères à nous, qu’il n’en produit dans cet exercice forcé qu’il se donne en composant.

Par le biais d’une scénographie et donc d’une fiction dissimulative, Marivaux oppose deux paradigmes. Le travail d’un ‘auteur’ est connoté négativement à travers des valorisations comme artificiel (dans la liaison des idées), arbitraire (dans leur choix), souplesse d’esprit (dans la façon de les traiter), étranger (quant à leur proximité avec le vécu), alors qu’envisagé sous les mêmes angles, les réflexions produites par l’‘homme’ se reconnaissent à leur naïveté, leur vérité, leur sensibilité. Dans la suite 33 Pour la différence entre fictions simulative et dissimulative voir De l’esthétique dans le présent ouvrage.

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‘l’auteur’ et ‘l’homme’ sont opposés comme des locuteurs qui respectivement ‘créent’ et ‘surprennent’ les réflexions. L’auteur force son esprit à livrer des idées alors que l’homme se livre au hasard et se contente de recueillir ce qu’il reçoit : Pour moi, ce fut toujours mon sentiment, ainsi je ne suis point Auteur, et j’aurais été, je pense fort embarrassé de le devenir. Quoi ! donner la torture à son esprit pour en tirer des réflexions qu’on n’aurait point, si l’on ne s’avisait d’y tâcher : cela me passe, je ne sais point créer, je sais seulement surprendre en moi les pensées que le hasard me fait, et je serais fâché d’y mettre rien du mien. Je n’examine pas si celle-ci est fine, si celle-ci l’est moins ; car mon dessein n’est de penser ni bien ni mal mais simplement de recueillir fidèlement ce qui me vient d’après le tour d’imagination que me donnent les choses.34

A la fin de cette déclaration initiale, les ‘réflexions’ de ‘l’homme’ sont valorisées comme le résultat d’une imagination spontanée. La position radicalement anti-auctoriale du ‘spectateur’ se traduit donc aussi par la confiance en l’imagination. Cependant, l’imagination n’affecte pas les faits observés, mais l’observation même qui suscite des réflexions. Les faits sont là, on les observe, et voilà que sur-le-champ l’imagination produit des réflexions sans que le ‘spectateur’ fasse le moindre effort pour les susciter. Les réflexions jaillissent non de la pensée, mais de l’imagination. Ont-elles moins d’esprit, moins de délicatesse ou moins de force que celles qui naissent du travail de la pensée, se demande encore le ‘spectateur’ en se mettant à la place du lecteur ? Il répond lui-même : le travail de la pensée d’une part et la spontanéité de l’imagination d’autre part produisent ‘une autre sorte d’esprit, de délicatesse, et de force, et cette autre force-là vaudrait bien celle qui naît du travail et de l’attention’.35 Attention s’oppose à spontanéité. Ce que l’auteur doit au travail, l’‘homme’ le reçoit pour rien du hasard. A travers la scénographie des feuilles périodiques, Marivaux développe l’ethos d’un nouveau type d’écrivain, qui ne se veut pas ‘auteur’ dans le sens que le centre du champ littéraire donne à cette notion. Autour de cet ethos, Marivaux rassemble de nouveaux codes auxquels le nouvel écrivain, provisoirement appelé, ‘l’homme’ ou ‘le spectateur’, veut répondre. Ce dernier n’y peut rien, il ne peut pas aller contre sa nature : ‘je suis né de manière que tout me devient une matière de réflexion ;

34 35

Marivaux, Le Spectateur français, Première Feuille, p. 54. Marivaux, Le Spectateur français, Première Feuille, p. 55.

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c’est comme une philosophie de tempérament que j’ai reçue, et que le moindre objet met en exercice’.36 Le moindre objet, en effet. Par exemple, cette anecdote : ‘je viens de voir un homme qui attendait un grand Seigneur dans sa salle : je l’examinais, parce que je lui trouvais un air de probité, mêlé d’une tristesse timide : sa physionomie et les chagrins que je lui supposais, m’intéressaient en sa faveur’.37 Cet honnête homme est le dernier à aborder le grand Seigneur, mais celui-ci est déjà sorti de la salle. Il lui court après et, essoufflé et haletant, parvient à faire sa demande, mais la réponse se perd dans le bruit que le laquais fait en fermant la portière du carrosse dans lequel le Seigneur est monté. Qui pourra peindre ce que cet honnête homme sent après pareille scène ? Ce n’est certainement pas l’Auteur. Voici la ‘réflexion’ qui vient au ‘spectateur’ : Supposons à présent que cet homme ait de l’esprit : croyez-vous en vérité que ce qu’il sent en se retirant, ne valût pas bien ce que l’auteur le plus subtil pourrait imaginer dans son cabinet en pareil cas […]. Quel est encore une fois l’Auteur dont les idées ne soient de pures rêveries en comparaison des sentiments qui vont saisir notre infortuné ?38

Le spectateur ne fait pas qu’observer, il interprète, il suppose, il imagine ce qui se cache derrière la physionomie. Avant de s’incarner dans un corps, le nouvel auteur est défini à travers un ethos. ‘L’homme’ se soucie fort peu de ‘l’esprit’, cette qualité qui semble essentielle pour pouvoir prétendre au statut d’‘Auteur’ dans le monde. Mais peu à peu la figure du nouvel écrivain devient moins idéelle, quand le lecteur apprend que ‘l’homme’ se caractérise par ‘une paresse insurmontable’.39 Il est d’un âge avancé, et ‘ses voyages et la longue habitude de ne vivre que pour voir et que pour entendre, et l’expérience que j’ai acquise, ont émoussé mon amour-propre sur mille projets de vanité, qui peuvent amuser les autres hommes’.40 Mais le spectateur ne tarde pas à prendre une forme plus concrète encore. La première scène qui lui procure un objet de réflexion le concerne en effet directement. Il l’introduit comme l’événement essentiel de l’histoire de sa vie :

36 37 38 39 40

Marivaux, Marivaux, Marivaux, Marivaux, Ibidem.

Le Le Le Le

Spectateur Spectateur Spectateur Spectateur

français, français, français, français,

Première Première Première Première

Feuille, Feuille, Feuille, Feuille,

p. p. p. p.

58. 55. 57. 58.

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A l’âge de dix-sept ans, je m’attachai à une jeune Demoiselle, à qui je dois le genre de vie que j’embrassai. Je n’étais pas mal fait alors, j’avais l’humeur douce et les manières tendres. La sagesse que je remarquais dans cette fille m’avait rendu sensible à sa beauté.41

L’expérience fait par le jeune homme à l’âge de dix-sept ans a été déterminante pour ‘l’homme’ : elle l’a rendu celui qu’il est resté depuis : un homme désabusé. Désabusé mais aussi enrichi de la conviction qu’il ne faut jamais se fier aux apparences. Cette demoiselle qu’il aimait parce qu’elle semblait indifférente aux effets produits par ses charmes, est en fait une hypocrite, surprise par hasard en se regardant dans tous les sens dans son miroir. Il voit, comme il le dit à la demoiselle ‘les machines de l’opéra’.42 De cette expérience, il est resté au jeune homme une misanthropie qui ne l’a plus quitté et qui ‘m’a fait passer ma vie à examiner les hommes, et à m’amuser de mes réflexions’.43 Ainsi se termine la Première Feuille. Comme les deux anecdotes racontées le suggèrent, les réflexions, produits de l’imagination, sont une manière de lire les physionomies et surtout de les démasquer. Dans la Première Feuille du Spectateur français, Marivaux négocie avec un public l’apparition d’un nouvel écrivain. Ce nouvel écrivain est défini par la scénographie et se développe dans la scénographie. L’essence précède l’existence du nouvel écrivain. Simultanément, et à un autre niveau d’analyse, la fiction dissimulative précède la fiction simulative, la scénographie précède le récit fictionnel qui est encore absent dans Le Spectateur français. Les réflexions de la Première Feuille n’ont pour l’instant pas eu d’autre objet que les réflexions mêmes et la ‘figure’ de celui qui les fait. Cette ‘figure’ est une personne qui observe et qui imagine ce qui se cache derrière les physionomies. La figure de ‘l’homme’ est un ethos prenant corps au fur et à mesure que le lecteur avance dans sa lecture. La Deuxième Feuille, publiée en mai 1722 seulement, soit dix mois plus tard, reprend la scénographie en donnant la parole au libraire qui se voit obligé de s’excuser de l’interruption. La Feuille paraîtra dorénavant tous les quinze jours. C’est au lecteur ‘à prononcer sur le mérite de l’ouvrage’.44 En fait, ce n’est pas un véritable ‘ouvrage’ car ‘la forme sous laquelle il paraît semble n’annoncer que du badinage. En effet, on en

41 42 43 44

Marivaux, Le Spectateur français, Première Feuille, p. 59. Marivaux, Le Spectateur français, Première Feuille, p. 60 Ibidem. Marivaux, Le Spectateur français, Deuxième Feuille, p. 61.

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trouvera souvent, mais un badinage de réflexion, que l’on a tâché de rendre aussi instructif que pourrait l’être le sérieux le plus déclaré’.45 A partir de la Deuxième Feuille, l’objet de la narration devient très varié. Ce sont des ‘scènes’ de toutes sortes. Le plus souvent il s’agit de rencontres fortuites, qui amènent l’observation, mais aussi la lecture. Le fameux Ibam forte via sacra qui introduit la neuvième satire d’Horace pourrait bien être le modèle des introïts de ces scènes.46 Ainsi, dans la Dixième Feuille : ‘je me souviens qu’un jour, dans une promenade publique, je liai conversation avec un homme qui m’était inconnu […]’. Tantôt, dans la Deuxième Feuille, un ami lui montre une lettre en le priant de la lire ; il fait mieux : il la publie. Tantôt, dans la Troisième feuille, une dame, après un repas, lit la traduction d’un manuscrit espagnol contenant le récit d’un songe que le spectateur se promet de raconter à son tour. Cette promesse n’est remplie que dans la Septième Lettre. Seulement, la satire sociale ne rejoint le projet de Marivaux qu’en dernière instance. Ce projet reçoit une formulation précise dans la Troisième feuille. On y retrouve le spectateur au sortir de l’opéra où son ‘esprit pensif s’exerçait à son ordinaire’ : ‘j’examinais tous ces porteurs de visages, hommes et femmes : je tâchais de démêler ce que chacun pensait de son lot’.47 Faute d’avoir accès direct aux pensées de ces différents personnages, le spectateur se trouve réduit à les ‘imaginer’. Et déjà il sent que l’imagination qui produit les réflexions ne correspond pas à l’exacte vérité. C’est un problème auquel tôt ou tard, il faudra apporter remède : Ce petit discours que je fais tenir à nos jeunes gens, on le regardera comme une plaisanterie de ma part ; je ne dis pas qu’ils pensent très distinctement ce que je leur fais penser ; mais tout cela est dans leur tête, et je ne fais que débrouiller le chaos de leurs idées ; j’expose en détail, ce qu’ils sentent en gros ; et voilà, pour ainsi dire, la monnaie de la pièce.48

Au fil des pages, le spectateur n’arrête pas de répéter son projet, qui vaut un contrat de lecture : ‘je me livre aux sentiments que (ma situation d’esprit) me donne ; qui me pénètrent, et dont je voudrais pouvoir pénétrer les autres’.49 Sans cesse le clivage entre la physionomie et les pensées 45

Ibidem. Horace, Satire I,9 : Ibam forte via sacra /sicut meus est mos/ nescio quid meditans nugarum. (Un jour, je me promenais sur la voie sacrée comme j’en ai l’habitude, pensant à je ne sais plus quelle bagatelle.) 47 Marivaux, Le Spectateur français, Troisième Feuille, p. 68. 48 Marivaux, Le Spectateur français, Troisième Feuille, p. 71. 49 Marivaux, Le Spectateur français, Quatrième Feuille, p. 73. 46

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qu’elle cache est évoqué. Pour entrer dans les pensées du personnage, il n’y a de ressource que l’imagination. L’imagination ne garantit pas la certitude et l’exacte vérité, mais elle est susceptible de révéler leurs pensées intimes à ceux-là mêmes qui rougiraient de les avoir et de se les entendre dire. Ainsi d’un homme riche qui veut triompher de la vertu d’une jeune fille tombée dans la misère : Est-ce là ce que vous avez dit à cette fille ? Si ce ne sont pas là vos paroles, du moins ce sont vos pensées. Vos pensées ! non, je ne le puis croire ; elles ont peut-être menacé de se montrer, mais vous en avez craint la laideur trop affreuse, et vous vous y êtes refusé ; votre âme n’aurait pu supporter la vue d’une méchanceté si distincte ; son libertinage n’aurait pu la sauver des remords, de l’horreur d’elle-même […].50

Le rôle de l’imagination est essentiel dans le projet de ‘l’homme’, autrement dit du spectateur. Elle est un des articles du contrat de lecture à négocier avec le lecteur dans la scénographie qui donne sa structure à l’‘ouvrage’ intitulé Le Spectateur français. Nul doute que Le Spectateur français est un ‘atelier du roman’. Les éditeurs de l’édition que nous utilisons y insistent avec beaucoup de pertinence en révélant le caractère ‘expérimental’ de l’ouvrage, qui se traduit notamment par l’insertion de longs fragments romanesques. Chemin faisant, Marivaux semble découvrir la formule du romanmémoires.51 Au fur et à mesure que le lecteur contemporain reçoit les feuilles et que le lecteur moderne avance dans le texte, il rencontre de plus en plus de fragments de récits à la première personne. Ces personnes sont d’autres figurations de ‘l’homme’, autrement dit du spectateur, ou si l’on veut : du nouvel écrivain. Cette fonction figurative des narrateurs des récits insérés est le plus clairement affirmée dans la Vingt-et-unième Feuille, citée également par les auteurs de l’édition moderne : Dans tout le cours de mes aventures, j’ai été mon propre Spectateur, comme le Spectateur des autres, je me suis connu autant qu’il est possible de se connaître ; ainsi, c’est du moins un Homme que j’ai développé, et quand j’ai comparé cet Homme aux autres, ou les autres à lui, j’ai cru que nous nous ressemblons presque tous.52

50

Marivaux, Le Spectateur français, Quatrième Feuille, p. 79. Voir la Présentation de l’édition utilisée, et en particulier la section ‘L’atelier du roman’, p. 37 e.s. 52 Marivaux, Le Spectateur français, Feuille XXI, p. 223. 51

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A ce raisonnement, on pourrait ajouter que Le Spectateur français est un atelier du roman dans la mesure où la fiction simulative – c’est-à-dire le ‘roman’ qu’on voit prendre forme au fil des pages – découle de la fiction dissimulative de la scénographie. Le premier ‘périodique’ de Marivaux est un atelier de roman dans ce sens que le début d’un roman est généré, par morceaux dispersés, à partir de sa propre scénographie. La fiction dissimulative précède la fiction simulative, comme les figures du ‘spectateur’ précèdent celle du narrateur mémorialiste qui s’invente peu à peu sous les yeux du lecteur. Dans cette scénographie se négocie un contrat de lecture avec le lecteur. Les articles à signer concernent, en l’occurrence, l’ethos d’un nouvel écrivain et les réflexions, c’est-à-dire le rapport du discours narratif au discours moral que la Poétique classique appelle l’exemplarité. L’insertion des fragments de récits à la première personne peut se comprendre comme la prolongation logique de cette négociation d’un contrat de lecture. Le spectateur a bien évidemment les ressources de l’imagination pour voir ce qui se passe derrière les apparences de la physionomie, mais le moment ne se fera pas attendre où le spectateur entrera dans la personne observée et deviendra le spectateur de son propre for intérieur. Au spectateur, en tant que figuration du nouvel écrivain, se pose en effet le problème capital de la vraisemblance. Dans une scène importante de la Cinquième Feuille, le spectateur écoute un homme qui parle très haut de la dernière paix avec l’Allemagne et l’Angleterre. La dignité de ce sujet, déclare le spectateur, semblait étourdir cet homme et ‘remuer son âme d’un sentiment d’élévation personnelle’. Il jette les ministres dans les intrigues politiques et exagère le rôle qu’il a pu jouer dans la négociation de la paix. ‘Bientôt les ministres et lui, ne faisaient plus qu’un, sans qu’il s’en doutât’. Le spectateur s’imagine alors les pensées de cet homme : Je sentais que dans son intérieur, il parcourait superbement un vaste champ de vues politiques : il exagérait sa matière avec volupté ; c’était l’homme chargé des affaires de tous ces Royaumes ; car il était Allemand, Hollandais, Anglais, Français : il était tout, pour avoir le mérite de tout faire. Quelquefois, la difficulté des négociations nécessaires l’étonnait extrêmement ; mais je le voyais venir ; il n’y perdait rien à s’étonner ; il en avait plus d’honneur à percer dans les voies qu’on avait tenues pour faire réussir ces négociations ; il ne disait pas tout ce qu’il apercevait ; il lui suffisait d’être soupçonné d’une pénétration profonde, et de voir ses Auditeurs avouer dans un humble silence, qu’il en savait plus qu’eux.53 53

Marivaux, Le Spectateur français, Feuille V, p. 88.

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Comment le spectateur peut-il être sûr de bien ‘imaginer’ ? Il part d’une physionomie : de la gesticulation, de la force de la voix de cet homme. Comment peut-il connaître des pensées de l’autre dont l’autre ne se doute même pas ? La longueur de la réflexion, et l’imagination galopante du spectateur, qui transgresse ici de très loin son rôle d’observateur, le confronte au problème de la vraisemblance de ces réflexions. Ce problème ne trouve de solution que si l’observateur coïncide avec l’observé. Mais en même temps qu’il pose le problème de la vraisemblance, cet épisode met en scène une figure qui est déjà, au moment où Marivaux publie ses feuilles, un chef de file, ou de paradigme, du roman-mémoires : l’homme qui trouve que le rôle qu’il a joué dans les grands événements historiques mérite d’être connu, au profit de ceux qui veulent s’instruire. La scénographie et la négociation du contrat de lecture pour un nouveau type de fiction romanesque qui résulte d’un nouveau type d’interférence entre le discours moral et le discours narratif occupe le devant de la scène dans Le Spectateur français. Cette position primordiale est illustrée par le caractère autoréflexif de certaines feuilles et en particulier de la Sixième. Notre spectateur rencontre chez un libraire un homme âgé, d’esprit grave, qui demande s’il y a du nouveau. Le libraire lui parle du Spectateur, qui est-ce qu’il a de plus neuf. Il explique au client qu’il s’agit d’un ouvrage qui paraît par feuilles détachées. L’homme âgé rejette avec dédain ce genre de nouveautés : ‘ce ne sont ordinairement que de petits ouvrages de jeunes gens qui ont quelque vivacité d’écolier, quelques saillies plus étourdies que brillantes, et qui prennent les mauvaises contorsions de leur esprit pour des façons de penser légères, délicates et cavalières’.54 Tout cela est bien puéril, trouve l’homme âgé. Il ne se rend pas compte qu’il parle devant l’auteur de ces feuilles mêmes qui assiste à la scène ? Le spectateur sert à l’homme âgé une réponse où il persiffle les gens d’importance qui ne trouvent leur affaire que dans les gros volumes. Mettant devant les yeux de l’homme d’esprit grave un Traité de morale, il déclare, non sans ironie : C’est de la morale, et de la morale déterminée, toute crue. Malepeste ! vous voyez bien que cela fait une lecture importante, et digne du flegme d’un homme sensé. Peut-être même la trouverez-vous ennuyeuse, et tant mieux !, à notre âge, il est beau de soutenir l’ennui que peut donner une matière naturellement froide, sérieuse, sans art, et scrupuleusement conservée dans son caractère. Si l’on avait du plaisir 54

Marivaux, Le Spectateur français, Sixième Feuille, p. 90.

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à la lire, cela gâterait tout : voilà une plaisante morale que celle qui instruit agréablement ! tout le monde peut s’instruire à ce prix-là, ce n’est pas là de quoi l’homme raisonnable doit être avide ; ce n’est pas tant l’utile qu’il lui faut, que l’honneur d’agir en homme capable de se fatiguer pour chercher cet utile, et la vaste sécheresse d’un gros Livre fait justement son affaire.55

La scénographie permet aussi d’intégrer, par la négative en l’occurrence, le profil du lecteur souhaité par le contrat de lecture. Les feuilles volantes, non plus que leur contrat de lecture, ne s’adressent à des gens qui ressemblent à ce monsieur, qui se retire mécontent et décontenancé. La seconde interruption du périodique après cette Sixième Feuille est ensuite habilement intégrée à la scénographie par Marivaux. Que cette interruption de quatre mois puisse s’expliquer par des circonstances matérielles ne change rien à cette récupération de la réalité par la fiction dissimulative. Si l’auteur n’a plus envoyé de feuilles au libraire, c’est qu’il est découragé par les remarques d’une partie du public qui semble mépriser ce qu’il fait : ‘Oui ! Messieurs mes Critiques ! vos mépris m’avaient découragé ; mais, comment découragé ? c’était par vanité mécontente que j’avais discontinué d’écrire ; souffrez donc que je recommence ; je compte encore sur vos mépris, et je vais m’en servir comme d’une recette contre cette vanité dont je croyais être défait’.56 Dans la Septième Feuille, Marivaux règle ses comptes avec la critique, mais cela ne l’empêchera pas de donner à cette critique même une place dans la scénographie. Le spectateur a lui aussi un mot à dire aux agents de la critique littéraire. Celle-ci ne sert pas la cause d’une nouvelle littérature de fiction. De de la manière dont elle se fait, elle est au contraire la cause de la désarticulation du champ littéraire : […] la plupart des Auteurs nous ont moins laissé leur propre façon d’imaginer, que la pure imitation de certain goût d’esprit que quelques Critiques de leurs amis avaient décidé le meilleur ; ainsi, nous avons très rarement le portrait de l’esprit humain dans sa figure naturelle : on ne nous le peint que dans un état de contorsion ; il ne va point son pas, pour ainsi dire ; il a toujours une marche d’emprunt qui le détourne de ses voies, et qui le jette dans des routes stériles, à tout moment coupées, où il ne trouve de quoi fournir qu’avec un travail pénible.57

55 56 57

Marivaux, Le Spectateur français, Sixième Feuille, p. 91. Marivaux, Le Spectateur français, Septième Feuille, p. 97. Marivaux, Le Spectateur français, Septième Feuille, p. 100.

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Le spectateur retrouve le paradigme évoqué dans sa Première Feuille. Le programme est réaffirmé. Le naturel est de nouveau opposé à la contorsion, et l’imagination au travail pénible de l’esprit. Le champ littéraire dans lequel Marivaux écrit est en crise. La critique tient un très mauvais rôle dans le désarroi provoqué par la Querelle des Anciens et des Modernes. Bien sûr, la voix critique est une nécessité du champ littéraire, mais le spectateur souhaiterait que les criticastres réformassent ce qu’il y a de défectueux dans le caractère d’esprit d’un auteur sans vouloir lui faire quitter ce caractère. Il souhaite, ‘s’il était possible que la malice ou l’inimitié des partis n’altérât pas les lumières de la plupart des hommes ; ne leur dérobât pas l’honneur de se juger équitablement, n’employât pas toute leur attention à s’humilier les uns aux autres ; à déshonorer ce que leurs talents peuvent avoir d’heureux ; à se ruiner réciproquement dans l’esprit du Public.’58 Quant à lui, le spectateur déclare n’être d’aucun parti, ni des Anciens, ni des Modernes. Le profil du nouvel écrivain que le spectateur a devant les yeux est celui d’un homme à qui on n’empêche pas d’être naturel : Ainsi, que ce jeune homme n’imite ni l’ingénieux, ni la fin, ni le noble d’aucun auteur ancien ou moderne. 59

Marivaux, qu’on range facilement dans le camp des modernes fait adopter par son spectateur, qui est la figure d’un nouveau type d’écrivain, une attitude plus prudente : il faut dépasser la querelle. Dans Le Spectateur français, le roman qui surgit de la scénographie ne sera toujours qu’une série de morceaux choisis reliés par la figure du spectateur. Mais découlant de la scénographie, ces fragments détachés soulignent l’un après l’autre un aspect particulier du contrat de lecture que la scénographie est censée négocier. Ils évoquent le problème du passage de la fiction simulative à la réalité. La négociation d’un contrat de lecture ne peut être efficace que si elle parvient à niveler le seuil entre l’univers de la fiction et la réalité du lecteur. Le contrat entre l’auteur et le lecteur consiste, nous le rappelons, à faire accepter le livre par l’espace public. Or, ce transfert n’est possible que si le discours qui se développe dans la fiction est en même temps adressé au lecteur. Ainsi, au début de la Neuvième Feuille, le spectateur évoque trois lettres que lui a envoyées une demoiselle en souhaitant qu’elles soient rendues publiques. Le Spectateur les publie l’une après l’autre dans son 58 59

Marivaux, Le Spectateur français, Septième Feuille, p. 101. Marivaux, Le Spectateur français, Septième Feuille, p. 105.

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périodique où elles constituent une petite suite narrative étalée sur les Feuilles 9, 10 et 11. Le but de la demoiselle est que, grâce à leur publication dans les Feuilles du spectateur, ses lettres atteignent deux lecteurs particuliers qui semblent refuser les missives que la demoiselle leur adresse directement : Monsieur, La lecture de quelques-unes de vos Feuilles me persuade que vous avez le cœur bon, et qu’une personne aussi malheureuse que je le suis, n’aura pas de peine à vous intéresser pour elle. Le secours, dont j’ai besoin de votre part, est que vous produisiez la Lettre que je vous écris, et les deux autres que vous voyez ici ; votre compassion ensuite joindra à cela les réflexions qu’elle jugera les plus capables d’inspirer quelques sentiments d’honneur à un homme qui m’a jeté dans l’opprobre, et quelques retours de tendresse d’un père dont je faisais il y a quelques mois les délices, et dont je fais aujourd’hui la honte et le désespoir.60

La lettre privée, rendue publique par sa publication est un procédé dont se souviendra Mme Riccoboni dans Lettres de Mistriss Fanny Butlerd (1757) dont la dernière lettre (qui est en même temps la première), publiée dans le livre, est adressée ‘A un seul lecteur’, c’est-à-dire à l’homme par qui Fanny a été abandonnée et qu’elle interpelle dans un livre publié. C’est donc à travers le public réel que le personnage de fiction est finalement atteint. Le seuil entre fiction et réalité est nivelé. Cette technique, dont la lettre est souvent la cheville ouvrière, est appelée ‘métalepse’. Nous y consacrons un article plus loin dans cette section.61 Le spectateur publie les lettres, qu’il encadre dans un discours narratif reconstruisant l’histoire de la demoiselle, qu’il interrompt de temps en temps pour donner d’autres anecdotes. Mais il est évident qu’une suite narrative est en train de se construire et que le lecteur est entraîné dans une fiction simulative. Le spectateur est donc en rupture avec l’habitude qu’il a prise au début de ne raconter que des ‘scènes’. Il en est fort conscient au début de la Onzième Feuille : Quelques-uns de mes Lecteurs s’ennuieront sans doute de voir trois Feuilles de suite rouler sur le même sujet ; mais les intérêts de la Demoiselle en question le demandent, et tout ami que je suis moimême de la variété, je ne la soutiendrai jamais aux dépens des services que je pourrai rendre dans mes Feuilles.62 60 61 62

Marivaux, Le Spectateur français, Neuvième Feuille, p. 114. Voir De Marianne et de la marquise son amie. Marivaux, Le Spectateur français, Onzième Feuille, p. 129-130.

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En passant au régime d’une narration plus suivie, même lardée d’anecdotes, le spectateur revient à la question des réflexions et du rapport entre le discours narratif avec le discours moral. En donnant la parole à la demoiselle et en contribuant lui-même à la publication de son histoire, le spectateur veut instruire par un ‘exemple’. Il s’adresse en particulier aux jeunes filles : L’exemple que je leur propose, va, pour ainsi dire, éclairer toute l’horreur de l’abîme que la passion leur cache : elles verront ce que devient une fille qui confie son honneur à des serments amoureux ; ce que devient le cœur d’un amant satisfait, les funestes révolutions qui s’y passent, ou plutôt son épouvantable métamorphose.63

La narration devient le véhicule d’une ‘morale en action’. L’exemple n’est pas une maxime ou une pensée tirées du fond de l’esprit d’un auteur, mais une personne vivante. Dans le nouveau contrat de lecture négocié par Marivaux l’exemplarité devient exemplification. Le spectateur reçoit de plus en plus de manuscrits avec la demande de les publier dans ses Feuilles. En même temps que les personnes vivantes parlant de leurs propres malheurs se déclarent, les feuilles apparaissent comme une passoire élégante entre l’univers du personnage et celui du lecteur. De plus, l’un et l’autre seraient heureux de lire les réflexions du spectateur sur les événements relatés. Ainsi, la Douzième Feuille introduit un homme qui ne sait pas parler avec fermeté à sa femme incorrigible : […] mais franchement, ces corrections-là me fatiguent ; et, comme elle lit vos Feuilles qu’on lui prête, je souhaiterais que dans un de vos discours, vous essayeriez de me soulager par des réflexions qui la fissent rougir de son avarice et qui m’épargnassent à moi l’achat des verges dont je la châtie.64

La scénographie des Feuilles détachées, par essence métaleptique, intègre ici un plaidoyer pour un nouveau type de fiction narrative, que le lecteur est prié d’agréer à cause de sa valeur ‘correctrice’. L’exemplification y est plus utile que l’exemple tel qu’on le connaît à travers les Livres de morale, faits par un ‘Auteur’, dont il a été question au début du Spectateur français. Les manuscrits insérés dans les Feuilles sont envoyés au spectateur, qui se substitue peu à peu au libraire à qui, au début, le spectateur envoyait lui-même ses feuilles. Avec la réduction du rôle du libraire, qui fait une brève réapparition au début de la Quinzième Feuille, le texte 63 64

Marivaux, Le Spectateur français, Onzième Feuille, p. 130. Marivaux, Le Spectateur français, Douzième Feuille, p. 142.

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commence à oublier sa scénographie ou plutôt à substituer une scénographie à l’autre. C’est aussi le moment où le topos du manuscrit envoyé cède le pas au topos du manuscrit trouvé. Quand on accepte l’hypothèse que Le Spectateur français prélude à La Vie de Marianne et que le premier roman-mémoires de Mariaux existe en germe dans son premier Journal, ce pas paraît logique : Il y a quelque temps que j’achetai dans un inventaire une assez grande quantité de livres : ils avaient appartenu à un étranger qui était mort à Paris. En les plaçant dans ma bibliothèque, il tomba d’un gros volume un petit cahier de papier. Je le ramassai, curieux de savoir ce qu’il contenait : je vis qu’il était en langue espagnole, et qu’il avait pour titre : Continuation de mon Journal. Je le lus aussitôt, il me fît assez de plaisir : je l’ai traduit en français, et c’est aujourd’hui cette traduction que je donne.65

On dirait la préface d’un roman comme il en circule déjà beaucoup. Mais peu de ces romans sont des journaux intimes. En voilà donc un, rendu public dans les Feuilles détachées du spectateur. La scénographie touche ici à la délicate question des régions intimes de la vie du particulier. Estce qu’un tel sujet peut légitimement passer à la scène publique ? Est-ce que la doxa l’autorise ? Une négociation semble nécessaire, par Feuilles volantes interposées. En même temps, la scénographie qui, rappelons-le, est une fiction dissimulative qui ne cache à aucun moment sa nature pragmatique, suggère ici que la fiction simulative est le seul discours du champ discursif où il est possible de dévoiler l’intimité. La fiction simulative est fiction, mais elle s’efforce autant que possible de ressembler à la réalité. En tant que fiction, elle veut être vraie. C’est là un article important que la scénographie négocie, préparant la convention de participation par laquelle le lecteur accepte de ‘jouer le jeu’ du romanmémoires. Le journal espagnol est reproduit en traduction dans la Feuille 15 et puis, pratiquement sans transition dans la Feuille 16. Le libraire se tait et même le spectateur s’efface rapidement pour laisser tout l’espace de la Feuille à l’auteur du journal : ‘Voici la suite du Journal espagnol que j’ai traduit : je crois que ce qu’il en reste suffira pour remplir cette Feuille’.66 La suite du Journal remplit la feuille en effet tout entière. Il reste même une partie, que le spectateur ne donne cependant pas au début de la Dix-septième Feuille, parce qu’il ‘aime à varier les sujets’. La promesse 65 66

Marivaux, Le Spectateur français, Quinzième Feuille, p. 167. Marivaux, Le Spectateur français, Seizième Feuille, p. 177.

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d’en donner bientôt la suite n’est jamais tenue. En revanche, le spectateur donne un Mémoire de ce que j’ai fait et vu pendant ma vie remis par une vieille dame dont il est l’ami depuis plus de cinquante ans. Après les lettres, un journal, après le journal un mémoire. Les unes sont envoyées, l’autre est trouvé dans une bibliothèque. La façon dont les mémoires de la dame âgée parviennent au spectateur est plus intéressante encore : il le vole. Elle fouillait dans un coffre, où je vis sur un cahier de papier ces mots écrits de sa main : mémoire de ce que j’ai fait et vu pendant ma vie. Je me jetai sur ce cahier, pour le prendre, elle voulut me l’ôter, et comme je résistais, il nous en demeura à chacun la moitié : sur-lechamp je pris le parti de m’enfuir avec ma part, pendant qu’elle me poursuivait en badinant pour la ravoir ; mais je sortis tout en riant aussi, et j’allais chez moi voir ce que c’était, et voici ce que c’est, sans y changer un mot.67

Non seulement une telle attitude est indigne du spectateur, qui n’a plus rien du ‘misanthrope’ annoncé dans la Première Feuille, la scénographie tourne au romanesque et cache ici encore moins qu’ailleurs son caractère fictionnel. Mais en même temps, l’observateur est devenu copiste et traducteur. Il devient tout ce que seront et sont déjà les préfaciers des romans à la première personne du XVIIIe siècle. Le romanesque envahit la fiction dissimulative. Mais en même temps les manuscrits eux-mêmes sont entraînés dans la fiction. Les lettres envoyées et les mémoires arrachés offrent encore un semblant de garantie de véridicité quant à leur contenu. Il est presque sûr que les lettres de ces personnes désespérées qui sollicitent l’aide du spectateur disent la vérité. Il est vraisemblable que le mémoire arraché à la dame âgée contienne l’histoire de sa vie, mais elle a aussi pu s’en écarter de temps en temps. En revanche, un manuscrit trouvé n’offre aucune garanti de véridicité. L’auteur n’est pas là pour en répondre. Le manuscrit trouvé introduit au moins le soupçon de la fiction. En même temps donc que la fiction dissimulative de la scénographie est envahie par un romanesque assez drôle, le contenu des manuscrits est affecté du soupçon de fictionnalité. Avec les manuscrits, envoyés, volés ou trouvés, est introduit dans la scénographie du Spectateur Français, la fiction simulative. L’accord que l’auteur Marivaux négocie ici avec son public concerne le délicat article de la fiction comme porteuse de la vérité.

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Marivaux, Le Spectateur français, Dix-septième Feuille, p. 188.

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Mais le lecteur s’est-il rendu compte de ce glissement de la réalité à la fiction dans les aventures racontées ? La scénographie semble organisée de telle manière que le passage de la vérité à la fiction passe inaperçu et qu’en d’autres termes la fiction peut passer pour la réalité. Ici encore la scénographie joue de la métalepse. La vérité ou la fiction, c’est pareil quand il s’agit de faire des ‘réflexions’. Celles-ci ne sont désormais plus le privilège du spectateur. Les auteurs des manuscrits en font beaucoup de leur côté. La dame âgée à qui l’audacieux spectateur a arraché la moitié de son manuscrit s’exprime ainsi, après son exorde : Quoi qu’il en soit, voilà mon exorde, ce qui me reste à dire va m’engager d’abord à des détails plus amusants, et me ramènera ensuite aux réflexions les plus sérieuses.68

Le discours de la vielle dame, qui n’est pas censé atteindre un destinataire, parvient pourtant au lecteur par scénographie interposée. Au sein de cette scénographie, l’interférence entre le discours narratif et le discours moral se déplace. Relevant au départ du spectateur, les réflexions sont maintenant dévolues à une ‘dame âgée’ dont le manuscrit lui a été arraché et dont il n’est pas sûr que tout ce qu’elle raconte corresponde à l’exacte vérité. Peu à peu la scénographie a fini par générer le modèle du roman-mémoires qui sera celui de La Vie de Marianne. En lisant La Vie de Marianne, il nous apparaît important de retenir que Marianne, comme la dame âgée du Spectateur Français, est elle aussi le produit d’une scénographie et que c’est la fiction dissimulative qui a produit Marianne et non l’inverse. A la fin de Spectateur français un autre petit roman est inséré. Dans la Vingt-et-unième Feuille, le spectateur déclare avoir reçu, par l’intermédiaire de son valet, un manuscrit de la part d’un inconnu qui lui demande de le publier. Dans une lettre accompagnant le manuscrit, le spectateur rencontre son double : c’est un autre ‘Spectateur’, qui raconte sa vie et qui souhaite qu’elle soit publiée avec les réflexions qu’il a faites. Tandis que les fonctions réflexives du spectateur sont ici réclamées par un inconnu, le spectateur adopte les fonctions que remplissait au départ le libraire : il publie les ‘feuilles’ d’un inconnu, autre figuration du nouveau type d’écrivain dont Marivaux négocie l’apparition et l’acceptation. Ce dernier ne réfléchit plus sur les choses que le hasard lui procure, mais

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Marivaux, Le Spectateur français, Dix-septième Feuille, p. 189.

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sur sa propre vie dont les événements sont susceptibles d’intéresser un plus large public : Monsieur, […] le secours que j’ai à vous donner, c’est l’Histoire de ma vie, si vous ne trouvez pas à propos de la produire telle qu’elle est, du moins y puiserez-vous des réflexions qui vous seraient peut-être échappées. Dans tout le cours de mes aventures, j’ai été mon propre Spectateur, comme le Spectateur des autres, je me suis connu autant qu’il est possible de se connaître ; ainsi, c’est du moins un homme que j’ai développé, et quand j’ai comparé cet homme aux autres, ou les autres à lui, j’ai cru voir que nous nous ressemblons presque tous ; que nous avions tous à peu près le même volume de méchanceté, de faiblesse, et de ridicule ; qu’à la vérité nous n’étions pas tous aussi fréquemment les uns que les autres faibles, ridicules, et méchants ; mais qu’il y avait pour chacun de nous des positions où nous serions tout ce que je dis là, si nous ne nous empêchons pas de l’être.69

L’inconnu s’en prend ensuite aux faiseurs de systèmes. Qu’on les laisse tranquille. Ne les empêchons par d’‘entasser méthodiquement visions sur visions en raisonnant sur la nature des deux substances (la matière et l’esprit)’ sur lesquelles ils veulent édifier leur morale.70 Le spectateur interrompt la lettre pour déclarer qu’il a lu en entier la vie de l’inconnu et qu’il est résolu à la donner tout entière. Elle occupera bien une vingtaine de ses feuilles. Marivaux en est pourtant pratiquement à la fin de son premier périodique qui ne continue plus que pendant trois Feuilles. Il introduit l’Histoire de la vie de l’inconnu par un paragraphe qui a valeur de préface : J’ai lu d’un bout à l’autre ses Aventures, et je les ai trouvées si instructives, et en même temps si intéressantes que j’ai résolu de les donner, quelques longues qu’elles soient ; elles emploieront bien dix-huit à vingt de mes Feuilles, et je les regarde comme des Leçons de Morale d’autant plus insinuantes qu’elles auront l’air moins dogmatique, et qu’elles glisseront le précepte à la faveur du plaisir qu’on aura, je crois à les lire. Cependant je pourrai de temps en temps en suspendre la suite pour une quinzaine, et traiter alternativement quelques-uns de mes sujets ordinaires ; voici maintenant par où commencent ces Aventures71

Voilà le contrat de lecture. Il revient au lecteur de le signer. Il n’y a pas jusqu’aux interruptions qui ne fassent partie de ce contrat. Un manuscrit continu que le spectateur pourrait se contenter de reproduire tel quel sera 69 70 71

Marivaux, Le Spectateur français, Vingt-et-unième Feuille, p. 223. Ibidem. Marivaux, Le Spectateur français, Vingt-et-unième Feuille, p. 228.

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interrompu de temps en temps, car il pourrait toujours y avoir une partie des lecteurs qu’une longue histoire donnée de suite ennuie.72 Et puis, le spectateur rappelle qu’il faut qu’il prenne lui-même plaisir au jeu : ‘il faut que le jeu me plaise, il faut que je m’amuse, je n’écris que pour cela, et non pas précisément pour faire un livre’.73 Ce qui l’amuse aussi, c’est d’‘augmenter les réflexions de l’inconnu des miennes sans rien changer aux faits de son récit.’74 Le spectateur n’est donc pas prêt à s’effacer complètement devant le mémorialiste inconnu qui commence à occuper le devant de la scène dans les dernières Feuilles. Le lecteur qui accepte de lire Le Spectateur français comme un atelier de La Vie de Marianne, qui naît tout armée de la scénographie, n’attend plus qu’un enfant trouvé pour rendre celleci complète. L’histoire de la vie de l’inconnu amène tout naturellement ce topos. Dans l’avant-dernière Feuille, l’inconnu raconte comment il perd à la fois sa mère et son père et se trouve, lui et sa sœur, comme des orphelins : ‘Que nous étions à plaindre ! nous n’avions point de parents dans la Province ; des amis, nous n’en connaissions point’.75 ‘Qui est-ce qui s’attache à d’honnêtes gens qui sont dans l’infortune ?’.76 Dans son projet de négocier dans la scénographie du Spectateur français les conditions d’admission d’un nouveau roman, d’un nouveau type d’auteur et d’un nouveau public, Marivaux a aussi besoin d’un nouveau personnage : un être qui n’est rien, déplacé dans le monde qui l’environne. Tels seront à la fois Marianne et Jacob. Et dans la dernière Feuille apparaissent enfin les sujets qu’on retrouvera dans La Vie de Marianne, comme le remarquent avec bonheur les éditeurs modernes du texte. Ainsi de l’homme qui offre de l’argent pour faire de la sœur de l’inconnu sa maîtresse. Le récit de l’inconnu nous ramène à notre point de départ et aux réflexions que fait la comtesse Marianne et que lui reproche Desfontaines. L’inconnu souffre du même défaut, si c’en est un : Mais passons ; ces réflexions-là demandent de la modération ; il y a des âmes gâtées qui abusent de tout, et je finirai par une réflexion que je crois raisonnable : j’interromps souvent mon histoire, mais je l’écris moins pour la donner que pour réfléchir.77 72 73 74 75 76 77

Marivaux, Ibidem. Marivaux, Marivaux, Marivaux, Marivaux,

Le Spectateur français, Vingt-troisième Feuille, p. 240. Le Le Le Le

Spectateur Spectateur Spectateur Spectateur

français, français, français, français,

Vingt-quatrième Feuille, p. 251. Vingt-cinquième Feuille, p. 261, note. Vingt-Quatrième Feuille, p. 257. Vingt-Cinquième Feuille, p. 268.

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La première édition en volume du Spectateur français paraît en avril 1728 chez Prault, qui annonce en même temps la parution imminente de La Vie de Marianne dont la Première Partie ne paraît cependant qu’en 1731, mais chez le même éditeur…78

78 Cf. Alexis Lévrier, Les Journaux de Marivaux et le monde des ‘spectateurs’, Paris, Presses Sorbonne Université, 2007.

DE MARIANNE ET DE L’INDIGENT PHILOSOPHE

L’HOMME SANS SOUCIS L’indigent Philosophe est un homme de bonne famille qui a hérité de bonne heure de ses parents. A vingt ans, il se voyait riche de 50.000 écus. A l’heure où il écrit, il n’en reste rien. Tombé dans l’indigence, il vit désormais de ce qu’on lui donne. Il raconte d’emblée comment il en est arrivé là : il a mangé tout son bien et est donc pauvre au souverain degré. Son habit est en loques, mais cela ne l’empêchera pas de rire et de faire rire les autres. On connaît d’emblée son origine : non, il n’est pas bâtard, il est le fils d’un riche avocat dont il a hérité. D’entrée de jeu, on apprend comment il est devenu ce qu’il est au moment où il écrit, quinquagénaire ruiné, ne sachant pas où il dormira demain. Voilà qui est bien réglé dès le début. Il reste à remplir le trou entre ce début et cette fin et de raconter la vie de cet homme assez particulier. Quant à cette histoire, il se promet de la donner en lambeaux sans ordre. Etant naturellement babillard, son grand plaisir est d’écrire couramment ses pensées, comme elles viennent. La crainte que ce qu’il écrit ne vaille rien ne l’arrêtera pas. Il a acheté quelques feuilles de papier ‘pour me mettre par écrit, autrement dit, pour montrer ce que je suis, et comment je pense’.79 Ce sont donc des ‘mémoires’. Il ne sait pas si jamais quelqu’un les lira et il s’en soucie fort peu : ‘Je ne suis pas sûr que ces espèces de mémoires aillent jusqu’à vous’. A tout hasard, il s’adresse à un ‘cher et bénin lecteur’.80 Le plus drôle serait que son livre, qui n’en est pas un, soit imprimé : ‘Ma foi, cela me divertit d’ici, mon livre bien imprimé, bien relié, vous aura pris pour dupe, et par-dessus le marché, peut-être ne vous y connaîtrez-vous pas, ce qui sera encore très comique’.81 Il s’interrompra aussi souvent pour parler d’autre chose. Ainsi, dès la Seconde Feuille, il rencontre un camarade, à qui il cède aussitôt la parole.

79 Marivaux, L’Indigent Philosophe (1727), in Journaux II, éd. Erik Leborgne, JeanChristophe Abramovici et Marc Escola, Paris, GF Flammarion, 2010, Première Feuille, p. 80. 80 Marivaux, L’Indigent Philosophe, Première Feuille, p. 79. 81 Marivaux, L’Indigent Philosophe, Première Feuille, p. 79 et 81.

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Si cela déplaît au lecteur, tant pis pour lui : ‘Voulez-vous gager que mes rhapsodies trouvent des imprimeurs, et que vous les lirez ? Si ce n’est pas vous, ce sera un autre, et c’est à cet autre à qui je parle ; continuons […]’.82 Il sera forcé de s’interrompre quand la lumière lui manque.83 Le soir tombant, son luminaire s’éteint peu à peu et c’est pourquoi il a dû interrompre son histoire, ou plutôt celle de son ‘camarade’. Il s’en excuse au début de la Cinquième Feuille.84 AUTEUR ET PUBLIC Il semble qu’avec cet indigent, qui est aussi un peu philosophe, Marivaux mette en scène un narrateur qui se moque de son lecteur et qui n’a aucune envie de négocier un accord de quelqu’ordre qu’il soit. Du pacte de visibilité, il est pourtant beaucoup question, dans la Sixième Feuille, où l’Indigent Philosophe hausse le ton et devient tout à coup très sérieux en déclarant sans détours ce qu’il n’est pas et ce qu’il ne veut pas être : Je veux être un homme et non pas un Auteur, et ainsi donner ce que mon esprit fait, non pas ce que je lui ferais faire ; aussi, je ne vous promets rien, je ne jure de rien, et si je vous ennuie, je ne vous ai pas dit que cela n’arriverait pas ; si je vous amuse, je n’y suis pas obligé, je ne vous dois rien, ainsi le plaisir que je vous donne est un présent que je vous fais ; et si par hasard je vous instruis je suis un homme magnifique, et vous voilà comblé de grâces.85

Il est impossible de formuler plus explicitement le refus de négocier. Mais ce refus concerne les démarches habituelles d’un Auteur. En effet, ‘qu’est-ce qu’un auteur méthodique’, demande l’Indigent Philosophe à son lecteur, ‘comment, pour l’ordinaire s’y prend-il pour composer ?’ Il a un sujet fixe sur lequel il va travailler, fort bien, il s’engage à le traiter, l’y voilà cloué, allons courage, il a une demi-douzaine de pensées dans la tête sur lesquelles il fonde tout l’ouvrage ; elles naissent les unes des autres, elles sont conséquentes, à ce qu’il croit du moins ; comme si le plus souvent il ne les devait pas à la seule envie de les avoir, envie qui en trouve n’en fût-il point,86 qui en forge, qui les lie 82

Marivaux, L’Indigent Philosophe, Seconde Feuille, p. 91. Marivaux, L’Indigent Philosophe, Première Feuille, p. 82. 84 Marivaux, L’Indigent Philosophe, Cinquième Feuille, p. 120 : ‘J’allais l’autre jour dire de belles choses sur l’homme, si la nuit n’était pas venue m’en empêcher ; mais quand la nuit vient, mon luminaire finit, et puis bonsoir à tout le monde’ 85 Marivaux, L’Indigent Philosophe, Sixième Feuille, p. 131. 86 C’est-à-dire ‘même s’il n’y en a pas’ (note des éditeurs, p. 132). 83

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ensuite, et leur donne des rapports de sa façon, sans que le pauvre auteur sente cela ni s’en doute. Car il s’imagine que le bon sens a tout fait, ce bon sens si difficile à avoir […].87

Le bon sens, pour l’Indigent Philosophe, n’a pas de part à la doctrine. Il sait mieux critiquer les sciences humaines (et quelquefois s’en moquer) que les inventer. Il ne se prête pas aux allongements, il est simple et raisonnable et aura bientôt dit ce qu’il a à dire. Et surtout, il ne supporte pas la vanité d’avoir de l’esprit qui est le grand défaut des ‘Auteurs’. Les Préfaces qu’ils mettent à la tête de leurs volumes en sont la meilleure illustration. L’Indigent Philosophe ne se soucie pas d’être Auteur, il est ‘l’homme sans soucis’. Il se caractérise par un trait très distinctif auquel le public le reconnaît sans risque de se tromper : ‘je ne vous crains point’.88 Il rappelle à son lecteur que ses ‘mémoires’ n’ont pas de préface. Il est vrai que les trois premières pages de la Première Feuille ne sont qu’un ‘Préambule’. La démarche de l’Indigent Philosophe y a été tout autre que celle des Auteurs méthodiques, faiseurs de Préfaces : Je ne vous ai point prié de me faire grâce, ni de pardonner à la faiblesse de mon esprit, cherchez ce verbiage-là dans les Auteurs, il leur est ordinaire, et il est étonnant qu’ils ne s’en corrigent point, mais c’est qu’ils sont si enfants, qu’avec cette finesse-là, ils s’imaginent que vous ne pourrez pas vous empêcher de leur vouloir du bien, et qu’ils vont vous remplir d’une bonté, d’une charité à la faveur de laquelle ils feront glisser l’admiration qu’ils méritent, vous serez le Lion qui n’aura plus de griffes, tant vous serez bien amadoué. La plaisante idée ; elle me divertit.89

Cet homme sans soucis se propose de regarder d’un peu plus près cette sotte présomption des Auteurs qui pensent pouvoir désarmer le public avec quelques formules stéréotypées. Regardant le livre qu’il vient de faire, un Auteur se sent ‘tout gonflé de la vanité de l’avoir fait’. Il s’agit ensuite de réussir à le faire imprimer. Comment faire ? Les hommes en connaîtront-ils la beauté ? Crieront-ils au miracle ? Il voudrait bien leur dire que c’en est un, mais ils n’aiment pas qu’on leur dise cela ; ils veulent au contraire qu’on soit humble avec eux ; c’est leur fantaisie […].90

87 88 89 90

Marivaux, L’Indigent Philosophe, Sixième Feuille, p. 132. Marivaux, L’Indigent Philosophe, Sixième Feuille, p. 133. Ibidem. Ibidem.

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Le problème qui se pose à un Auteur est donc que le Public est lui aussi vaniteux : ‘Allons, soit, dit notre Auteur, faisons comme il leur plaît. Là-dessus il dresse une Préface, dans l’intention d’être humble […]’.91 Voyons comment l’Auteur s’y prend. Il est comme un géant qui se baisse pour paraître petit. Il se fait d’abord petit par un protocole que les manuels de Rhétorique appellent excusatio propter infirmitatem. L’Indigent Philosophe cède alors la parole à la Vanité : Lecteur, la matière dont j’entreprends de parler, dit-elle, est si grande, et surpasse tellement mes forces, que je n’aurais osé la traiter, si je n’avais compté sur ton indulgence.92

Mais aussitôt les jambes du géant se redressent. Autre posture, autre stéréotype. Un ami est mobilisé pour convaincre l’Auteur d’être moins sévère envers lui-même. Quelle singerie ! Ce n’est pas que quelques amis dont je respecte les lumières, n’aient tâché de me persuader que mon travail ne déplairait pas, et il est vrai que l’étude profonde que j’ai faite sur ma matière a dû, si je ne me flatte, m’en donner une assez grande connaissance.93

Tel est l’ethos de l’Auteur, au sens rhétorique du terme. L’ethos recoupe la posture que doit prendre l’orateur pour capter l’attention, gagner la confiance et la sympathie de son auditoire et se rendre crédible.94 L’ethos implique l’adaptation de l’orateur aux goûts de son public et aux convenances et, en l’occurrence, à ce qui convient. Personnification de la doxa, ce public est fustigé dans la Cinquième Feuille. Son amour-propre se traduit par le mépris affecté pour tout ce qui est français. ‘Louons les étrangers, à la bonne heure, ils ne sont pas là pour en devenir vains’, mais ‘où en serait-on s’il fallait louer ses compatriotes ?’.95 Il ne faut pas donner à ceux avec qui on vit tous les jours et qu’on peut rencontrer partout l’avantage de nous humilier par leur gloire ! ‘Voilà votre portrait, Messieurs’, déclare en concluant l’Indigent Philosophe, s’adressant au Public : ‘On ne saurait croire le plaisir qu’un Français sent à dédaigner nos meilleurs ouvrages, et à leur préférer des fariboles venues de loin’.96 L’Indigent Philosophe se demande même ‘s’il 91

Ibidem. Marivaux, L’Indigent Philosophe, Sixième Feuille, p. 134. Les italiques sont dans le texte. 93 Ibidem. Les italiques sont dans le texte. 94 Ruth Amossy (éd.), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999. 95 Marivaux, L’Indigent Philosophe, Cinquième Feuille, p. 121. 96 Ibidem. 92

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y a des lecteurs dans le monde ; je veux dire des gens qui méritent de l’être’. ‘Hélas, si peu que rien !’.97 Auteur et Public, c’est donc puissance contre puissance, vanité contre vanité. L’orgueil et la vanité sont les passions qui dirigent la doxa. Auteur et Lecteur appartiennent au Monde qui est réglé par un jeu de masques. Il y a ‘tel masque qu’il est difficile de ne pas prendre pour un visage’.98 Mais qu’on y prenne garde ! Le monde est plus rusé que la commedia dell’arte : les gens portent leur masque à la main et font vanité de ne pas être vains : Ils disent : cela est vrai, mon défaut n’est pas d’être vain, et pour preuve de cela, c’est qu’ils en font vanité, de n’être pas vains ; aussi ces gens-là, je ne dis pas qu’ils sont masqués, car ils ne portent point leur masque, ils ne l’ont qu’à la main, et vous disent : tenez, le voilà, ; et cela est charmant.99

Et l’Indigent Philosophe ouvre sa Septième et dernière Feuille en déclarant à son futur lecteur qu’il le mépriserait bien s’il ressemblait ‘à certaines gens qu’il y a dans le monde’.100 Quant à lui, il ne craint pas le Public et affirme même clairement qu’il ne s’en soucie pas du tout : Qu’il dise, s’il veut, que mon Livre ne vaut rien ; que m’importe, il n’est pas fait pour valoir mieux. Je ne songe pas à le rendre bon, ce n’est pas là ma pensée, je suis bien plus raisonnable que cela vraiment ; je ne songe qu’à me le rendre amusant.101

LE CAMARADE Il y a évidemment une part de provocation dans ce réquisitoire un peu violent contre les Auteurs et contre un certain type de Lecteurs. ‘L’homme sans souci’ qui ne craint pas le public et la doxa ne refuse en effet pas de négocier. La violence de ses propos s’atténue quand on considère que, de la Première à la Quatrième Feuille, il a aussi esquissé l’ethos d’un autre type d’Auteur. Il s’incarne dans son ‘camarade’, son double, qui fait son entrée dès la Première Feuille.

97

Marivaux, L’Indigent Philosophe, Septième Feuille, p. 140 Marivaux, L’Indigent Philosophe, Sixième Feuille, p. 136. 99 Marivaux, L’Indigent Philosophe, Sixième Feuille, p. 137. 100 Marivaux, L’Indigent Philosophe, Septième Feuille, p. 139. 101 Marivaux, L’Indigent Philosophe, Septième Feuille, p. 140. 98

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L’autre jour il se trouvait dans l’antichambre d’un homme charitable, où il se regardait dans un grand miroir pour voir sa figure. Il se trouvait un air barbouillé à faire rire. Cette image contemplée dans le miroir est ‘le portrait de l’homme sans souci’. C’est un homme qui n’a rien et qui n’a rien à perdre. A ce moment entre dans l’antichambre un de ses ‘camarades’ qui se reconnaît lui aussi dans le portrait de l’homme sans souci : Pardi je vaux bien cet homme-là, me dit-il, ainsi vous n’avez qu’à faire une gambade en me voyant, sautez, sautez, je le mérite ; et pour en donner l’exemple, il sauta lui-même, et puis-je sautai, il me le rendit, je le rendis, je crois que nous sauterions encore, si nous n’avions pas entendu ouvrir la porte de l’appartement, c’était l’homme charitable qui venait à nous.102

Les voilà donc qui sautent, l’Indigent et son camarade, comme des fous qui reconnaissent leur portrait ! Cette scène projette le développement d’un nouvel ethos pour le romancier dans le domaine du carnaval. Il faut ici revenir au point de départ. Avant même de commencer l’histoire de sa vie, l’Indigent Philosophe prévient son lecteur qu’il devra avoir patience. Il racontera d’abord ce que son ‘camarade’ lui a raconté. Ce camarade n’est pas seulement un fou, il est aussi un ivrogne. Sa narration, qui continue jusqu’à l’avant-dernière page de la Quatrième Feuille, est constamment interrompue par des rasades. Si le camarade interrompt lui-même son histoire, c’est pour aller, le verre à la main, étudier son rôle de comédien. Il est confiant que dans quelques jours, il trouvera ‘une troupe de comédiens de campagne’ à laquelle il pourra s’associer.103 Le théâtre de la Foire lui est apparemment aussi très familier. Le camarade fou, ivrogne et comédien en puissance est bien évidemment une figure de l’ethos du nouveau romancier. C’est le double de l’Homme sans soucis. Ces fréquentes allusions au vin rappellent la réponse donnée à Panurge par la Dive Bouteille dans le Cinquième livre de Rabelais : ‘Trink !’, Buvez !.104 La réponse de l’oracle est que dans le vin est cachée la vérité. L’oracle de la Dive Bouteille est le moins trompeur de tous ceux que Panurge et la compagnie pantagruélique sont allés consulter à partir du Tiers Livre. La Dive Bouteille fournit la réponse

102

Marivaux, L’Indigent Philosophe, Première Feuille, p. 88. Marivaux, L’Indigent Philosophe, Deuxième Feuille, p. 98. 104 Rabelais, Le Cinquième Livre, in Œuvres Complètes, éd. Guy Dormesson, Paris, Seuil, 1973, p. 907. 103

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à toutes les questions de la culture livresque. Pour le ‘camarade’, qui connaît bien son Rabelais, le vin n’est pas incompatible avec l’étude : Car à propos, j’ai étudié, j’avais oublié de vous le dire, parlez-moi d’hoc vinum, hujus vini, voilà ce qui s’appelle un fier substantif ; savez-vous le décliner au cabaret ? on commence par le genitivo, parce qu’on dit en entrant au garçon ; du vin ! le garçon m’en apporte au nominativo, voilà le vin, il vous en verse après, et c’est au dativo ; le dativo dure quelque temps, car vous vous en versez vous-même ensuite jusqu’à l’ablativo, c’est quand il n’y en a plus dans la bouteille, et puis vous rappelez le garçon pour en avoir, c’est le vocativo, et puis quand il en apporte vous recommencez par le genitivo en tendant votre verre, en disant du vin, et par ce moyen, vous faites votre déclinaison sans faute ; hé bien ne suis-je pas un dru ? ah, ah, ah, allons, mon ami, un peu de dativo dans mon verre, et chapeau bas, s’il vous plaît, malgré mes haillons.105

L’ivresse explique les fréquentes interruptions du récit du ‘camarade’. C’est elle qui fait que les idées se brouillent : ‘Je ne suis pas si sot que de pleurer quand j’ai de quoi boire ; tant y a que vous en croirez ce qu’il vous plaira, car je ne sais plus ce que je voulais dire, les réflexions me brouillent, ou bien elles me viennent toutes brouillées, lequel des deux ? ne m’importe !’.106 Dans la perspective carnavalesque qui inscrit L’Indigent Philosophe de Marivaux dans le paradigme de l’anti-roman, le trait primordial de l’ivresse est l’horror vacui, l’horreur du vide. Pour produire, il faut d’abord remplir, restaurer la circularité de temps : arroser le discours de ce que la vie a produit, écouter les réflexions encore confuses que produit l’ivresse et puis parler, sans oublier d’arroser toujours à nouveau. Tel est l’ethos – anti-romanesque – du nouveau romancier. C’est l’ethos de l’homme sans souci. En adoptant la posture de l’ivrogne, le narrateur sera comme son public. Il ne se distinguera pas de ceux à qui il parle. Ivre comme il est, il refuse les convenances. Dans son état de folie et d’ivresse, il nivelle les seuils en essayant d’être comme tout le monde. C’est cela, le carnaval : Allons camarade, point de singularité, vivons comme tout le monde vit. Y a-t-il encore de ce jus dans le pot ? achevons s’il n’y en a guère ; s’il y en a beaucoup, ne l’épargnons pas.107

105 106 107

Marivaux, L’Indigent Philosophe, Troisième feuille, p. 109 Marivaux, L’Indigent Philosophe, Troisième Feuille, p. 107. Marivaux, L’Indigent Philosophe, Quatrième Feuille, p. 116.

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ESSAI DE POÉTIQUE HISTORIQUE DU ROMAN AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

CHERCHER L’HOMME Après l’exubérance du long épisode avec le ‘camarade’, le discours de l’Indigent Philosophe devient tout à coup très sérieux et difficile. Du haut de son grenier, il déclare ‘chercher un homme’ : ‘Je me demandais l’autre jour, ce que c’était qu’un homme, j’en cherchais un’. Voyant un homme superbement habillé qui refuse l’aumône à un pauvre qui lui tend la main, il descend et lui adresse directement sa question : Ah ! Monsieur, que vous avez bonne mine ! que vous êtes brillant ! Je cherche un homme, c’est-à-dire quelqu’un qui mérite ce nom ; par hasard ne seriez-vous pas mon fait ? car vous avec grande apparence.108

La Cinquième Feuille est entièrement vouée à la recherche de l’homme. L’homme est le véritable sujet du nouveau roman. Seulement, où le trouver et qui est-il ? Figure du nouveau romancier, l‘homme sans souci’ est à la recherche d’un sujet pour son récit. Il a une vague idée de ce que c’est : Un homme, c’est cette créature avec qui vous voudriez toujours avoir affaire, que vous voudriez trouver partout, quoique vous ne vouliez jamais lui ressembler. Voilà ce que c’est ; vous n’avez qu’à étendre ce que je dis-là ; tous les hommes la cherchent cette créature, et par là tous les hommes se font leur procès, s’ils ne sont pas comme elle. Adieu ; l’homme sans souci n’y voit plus goutte.109

Il n’y a dans tout cela qu’une chose de certain, c’est que le lecteur ressemble à l’homme que l’‘homme sans souci’ cherche : ‘Or qu’est-ce donc encore une fois qu’un homme ? Hélas ! je ne le dirai, j’en suis sûr, que d’après vous-même, et d’après tout le monde, qui en irait bien mieux, si nous en avions quantité d’hommes’.110 Dans l’Indigent Philosophe, Marivaux met une nouvelle fois en scène un narrateur qui n’arrive jamais à remplir son contrat. Il promet l’histoire de sa vie, mais il raconte celle d’un autre. On ne verra jamais la première, on ne lira pas la fin de la seconde. Si le discours du Spectateur français était presque entièrement absorbé dans la scénographie que ce périodique met en place, le deuxième Journal de Marivaux est voué à la recherche d’un sujet pour un nouveau roman. Recherche doublée de celle d’un nouvel ethos pour l’Auteur et le Lecteur. L’un et l’autre 108 109 110

Marivaux, L’Indigent Philosophe, Cinquième Feuille, p. 122 et 126. Marivaux, L’Indigent Philosophe, Cinquième Feuille, p. 129. Ibidem.

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devraient ressembler à cet homme que l’Indigent Philosophe cherche. L’ethos de celui qui refuse de se conformer aux contraintes de la doxa, nivelle le seuil entre l’Auteur et son objet et entre cet objet et le Lecteur. Cette fusion de l’Auteur, du Lecteur et de l’objet du roman dans la même catégorie de l’homme, est pensée, dans L’Indigent Philosophe, sur le mode carnavalesque. Pour Marivaux, le roman est un anti-roman. Ce nivellement et cette fusion sont pour lui les conditions du pacte, qu’il refuse pourtant de négocier avec un Public qui écoute la voix de la doxa. S’il accepte de négocier un pacte de visibilité qui lui assure l’accès au champ littéraire et s’il propose un nouveau contrat de lecture pour un autre type de fiction narrative, ce n’est pas en tant qu’Homme du Monde, mais comme Homme sans souci.

DE MARIANNE ET DU CABINET DU PHILOSOPHE

LA CASSETTE TROUVÉE La Première Feuille du Cabinet du Philosophe met en place une scénographie dont le lecteur n’aura eu aucune peine à reconnaître les affinités avec le Préambule de La Vie de Marianne. Ce n’est plus un ‘Spectateur’ qui publie des lettres reçues à un bureau d’adresse, mais c’est toujours un éditeur qui publie des Feuilles détachées. Dans ces onze feuilles, l’éditeur transcrit des réflexions qu’on a trouvées pêle-mêle dans une cassette pleine de papiers qui a appartenu à un homme d’esprit très connu dans le monde et qui vient de mourir. Le défunt n’avait rien fait imprimer de son vivant, mais avait écrit en secret. Ce qu’on a trouvé dans la cassette n’est pas un ouvrage suivi, mais des morceaux détachés, des fragments de pensée sur une infinité de sujets et dans toutes sortes de tournures : réflexions gaies, sérieuses, morales, chrétiennes, beaucoup de ces deux dernières, quelquefois des aventures, des dialogues, des lettres, des mémoires, des jugements sur différents auteurs, et partout un esprit de philosophe, mais d’un philosophe dont les réflexions se sentent des différents âges où il a passé.111

La cassette trouvée est la boîte à outils du nouveau romanesque. Le nouveau roman se fait reconnaître à un discours qui n’est pas le travail d’un auteur qui écrit pour le public. La pensée de l’homme d’esprit n’est pas unie, elle se défait en réflexions où transparaît l’âge de celui qui les a écrites. En les lisant, on peut suivre l’individu dans son évolution mentale. Le style est celui ‘d’un homme qui écrivait ses pensées comme elles se présentaient, et qui n’y cherchait point d’autre façon que de les bien voir afin de les exprimer nettement ; mais sans rien altérer de leur simplicité brusque et naïve’.112 Ce passage sur le style du philosophe est l’occasion pour le journaliste Marivaux de hisser la discussion à un autre niveau. Les réflexions qui suivent sont les siennes, faites à partir des papiers retrouvés dans la 111 Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, éd. Erik Leborgne, Jean-Christophe Abramovici et Marc Escola, in Journaux II, Paris, GF Flammarion, 2010, p. 151-152. 112 Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 152.

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cassette. On est à un métaniveau, où Marivaux s’adresse directement à son lecteur : Jusqu’ici vous ne connaissez presque que des auteurs qui songent à vous quand ils écrivent ; et qui, à cause de vous, tâchent d’avoir un certain style.113

Quant à cet homme d’esprit, ce philosophe, dont la voix est renfermée dans la cassette, ‘il n’a rien pris des leçons de l’amour-propre, c’est-àdire de cette envie secrète que les autres écrivains ont de briller et de plaire’.114 Ce métaniveau est ce qui fait la spécificité des Journaux de Marivaux par rapport à ses romans-mémoires. Le Cabinet du Philosophe, qui paraît durant l’année 1734 et est donc contemporain de La Vie de Marianne et du Paysan parvenu, apprend à lire ces deux œuvres en explicitant les contours d’un contrat de lecture. Le contenu de la cassette n’évoque donc pas seulement les catégories d’un nouveau romanesque, il suscite aussitôt un métadiscours ou est explicitement évoqué l’ethos d’un nouveau romancier. Le philosophe dont la cassette renferme les papiers n’est pas un auteur qui songe à être publié, il ne songe même pas à un public et c’est pourquoi son style est si différent. Après l’ethos du romancier, c’est de l’objet ‘livre’ qu’il est question. Dans la suite de la Première Feuille, qui ressemble fort à un Préambule, le journaliste s’engage dans un pseudo-dialogue avec son public : ‘Mais, dites-vous, pourquoi distribuer ces ouvrages-là par Feuilles, et ne pas les faire imprimer tout à la fois’.115 Le journaliste avoue qu’un ouvrage publié en volume est plus respectable rien que par la figure qu’il a, mais cela ne dit rien de son contenu. Si notre journaliste préfère lâcher les Feuilles une à une, c’est qu’il estime que ‘c’est tenter le jugement des lecteurs que de produire sous cette forme-là’.116 En d’autres termes, c’est donner au public l’occasion de juger de l’œuvre et de faire connaître à l’auteur s’il vaut la peine de gratifier le public d’une suite. Le journaliste évoque ici la nécessité d’une transaction avec le lecteur. C’est ce que devra faire aussi le nouveau romancier : négocier avec son lecteur un contrat de lecture. L’image autoréflexive du nouveau romanesque que développe Marivaux fonctionne aussi par antithèse. La scénographie de la cassette trouvée est 113 114 115 116

Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 152. Ibidem. Ibidem. Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 153.

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la même que celle qu’on voit déjà en tête de romans qui se donnent pour des mémoires authentiques redécouverts par hasard. C’est cette ressemblance qui invite à lire Le Cabinet du Philosophe comme un métadiscours qui déchiffre les scénographies du nouveau romanesque. De telles scénographies, où l’auteur se replie sur la fonction d’éditeur ou de traducteur d’un texte qui n’est pas de lui, est un code auquel le public peut reconnaître le nouveau romanesque. Mais il existe d’autres scénographies qui, elles, sont propres à une autre forme de roman. Le Cabinet du Philosophe en contient d’ailleurs plusieurs du même type. SCÉNOGRAPHIES,

ANCIENNES ET NOUVELLES

Le premier élément de ce type d’ancienne scénographie est la promenade ou le séjour à la campagne ; le second élément est le rêve. Le récit que voici est contenu dans la cassette, bien sûr, qui est elle-même une scénographie, mais d’où le journaliste Marivaux tire à volonté d’autres scénographies. Un jour à la campagne dans une nombreuse compagnie, on parle de contes de fées. La nuit, une dame de cette compagnie, qui est enceinte, fait un rêve, dont le lendemain elle fait le récit. Une fée avait montré à la dame enceinte une armoire où dans chaque tiroir il y avait un esprit. La dame n’avait qu’à choisir l’esprit qu’elle voulait à son fils, car il n’y a pas de doute au sujet du sexe de l’enfant à naître. Il y a des esprits de toutes sortes : le bon esprit, l’esprit sage, l’esprit sublime, l’esprit de bagatelle, l’esprit de la réputation, etc. Tous sont dans des tiroirs, isolés les uns des autres. L’autoréflexivité de ce récit n’est pas immédiatement claire, mais si on décide de lire ce texte comme un métadiscours, il est légitime de supposer qu’il s’agit d’un certain type de fiction, comme le conte de fée, et d’une scénographie dont le lecteur expérimenté sait qu’elle est propre au discours allégorique. Or, la deuxième Feuille offre une vraie clef de lecture pour ouvrir l’armoire allégorique. Voilà une autre scénographie. La scène se déroule de nouveau à la campagne, mais cette fois-ci c’est un homme qui rêve en se promenant. Il rêve à la beauté : qu’est-ce que la Beauté ? Et pourquoi une beauté parfaite agit-elle moins fortement sur notre âme à la seconde vue ? Le promeneur solitaire aperçoit en rêvant deux jardins dont les portes se trouvent face à face. Le premier est le jardin de la Beauté, le second est le jardin du ‘Je ne sais quoi’. C’est ce qu’on peut voir sur les écriteaux qui ornent les portes des deux jardins. Dans le jardin de la

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Beauté, le promeneur rêvant aperçoit un trône sur lequel se trouve une femme d’une beauté accomplie. Elle sourit mais reste silencieuse. C’est la beauté parfaite. Et cette scène arrache au promeneur rêvant le commentaire suivant : Si la Beauté entretenait un peu ceux qui l’admirent ; si son âme jouait un peu sur son visage, cela le rendrait moins uniforme, et plus touchant ; il plairait au cœur autant qu’aux yeux ; mais on ne fait que le voir beau, et on ne sent pas qu’il l’est : il faudrait que la Beauté prît la peine de parler elle-même, et de montrer l’esprit qu’elle a, car je ne pense pas qu’elle en manque.117

Le promeneur entre ensuite dans le second jardin où il aperçoit immédiatement les Grâces, non pas limitées aux trois figures mythologiques, mais nombreuses, innombrables. Le promeneur demande ‘Où est le Je ne sais quoi ?’. Une voix qui semble venir de partout répond : ‘La voilà’.118 Et la voix du Je ne sais quoi se met à parler. Elle parle d’une autre conception de la Beauté que celle du premier jardin. La voix du Je ne sais quoi s’autodéfinit ainsi : Dans ces tableaux que vous aimez tant, dans ces objets de toute espèce, et qui ont tant d’agréments pour vous, dans toute l’étendue des lieux où vous êtes ; dans tout ce que vous apercevez ici de simple, de négligé, d’irrégulier même, d’orné, ou de non orné ; j’y suis, je m’y montre, j’en fais tout le charme, je vous entoure. Sous la figure de ces grâces ; je suis le Je ne sais quoi qui touche dans les deux sexes ; ici le Je ne sais quoi qui plaît en peinture ; là, le Je ne sais quoi qui plaît en architecture, en ameublements, en jardins, en tout ce qui peut faire l’objet du goût. Ne me cherchez point sous une forme ; j’en ai mille, et pas une de fixe ; voilà, on me voit sans me connaître, sans pouvoir ni me saisir, ni me définir ; on me perd de vue en me voyant, on me sent, et on ne me démêle pas.119

Le Je ne sais quoi est donc la beauté insaisissable, multiforme. Il se soustrait à toute définition. C’est pourquoi on l’appelle Je ne sais quoi. Il plaît et touche et semble surtout être affaire de goût. Dans Le Cabinet du Philosophe, Marivaux fait plus qu’opposer deux conceptions esthétiques ; il confronte aussi différentes formes de fiction et les scénarios qui en sont les véhicules. La campagne et le rêve sont les topoi d’une scénographie qui déclenche des discours allégoriques comme le conte de fée. L’histoire de ces scénographies nous ramènerait sans 117 118 119

Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 170. Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 172. Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 173.

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doute, au-delà du Roman de la Rose, à Ovide. Le journaliste quant à lui choisit une autre scénographie – la cassette trouvée, qui contient toutes les autres – qu’il met aussi en tête de La Vie de Marianne, son premier roman-mémoires. Pour développer son métadiscours sur le roman, Marivaux a choisi comme discours d’accueil la formule des Journaux dont Addison et Steele lui fournissaient le modèle. Pour ces romans, il s’inscrit dans le courant encore en plein développement des Mémoires où un nouveau romanesque cherche un discours d’accueil. Le motif principal pour choisir les Mémoires comme discours d’accueil du nouveau romanesque est que la formule à la première personne facilite l’expression du moi. A ce sujet la Feuille III contient des réflexions capitales, trouvées dans la cassette : Que de choses faut-il savoir que nous ne savons pas, dont la première est Nous, qui sommes une énigme à nous-mêmes.120

Et quelques lignes plus bas : Voilà comment nous raisonnerions, si nous pouvions nous séparer de nous-mêmes, et nous considérer dans l’homme. Mais nous nous familiarisons tellement avec ce que nous sommes ; il nous est si naturel d’être nous, et d’aller avec notre étonnante façon d’être, que nous ne prenons point garde à ce qu’elle est, ni à ce qu’elle peut signifier.121

On ne saurait mieux formuler ce que Jean Rousset considérait comme le régime discursif propre au Roman-mémoires : il permet le ‘double registre’.122 Le moi peut se scinder en deux. Le moi du présent peut observer le moi d’autrefois. Pour se connaître vraiment, l’homme doit se séparer de lui-même, dans l’écriture. Marivaux en arrivera à cette belle idée, fondamentale pour comprendre le projet romanesque du romanmémoires, formulée dans une autre pensée trouvée dans la cassette : ‘Y a-t-il rien de plus singulier que nous ?’.123 A partir de la Septième Feuille se développe une histoire qui se déroule dans un autre monde, appelé le ‘monde vrai’. On a ici le modèle du roman utopique dont les scénographies sont bien connues. Il s’agit le plus souvent d’un voyage. Le début de la scénographie du ‘Monde vrai’ ne peut d’ailleurs pas manquer d’évoquer le souvenir de l’Utopie (1516) de Thomas More. Selon un récit renfermé dans la cassette, un chevalier, 120 121 122 123

Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 177. Ibidem. Jean Rousset, Narcisse romancier, Paris, J. Corti, 1973. Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 178.

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le narrateur du récit, reçoit un avis que sa maîtresse le trompe. Il décide de quitter la France et de se mettre à voyager. Dans une ville, il rencontre un ‘homme de bonne mine’ à qui il fait le récit de son aventure. Cet homme déclare avoir lui aussi beaucoup voyagé et veut même entraîner le chevalier à entreprendre ensemble un voyage dans le ‘monde vrai’. Pour préparer le chevalier à ce voyage, il l’amène à sa maison de campagne (encore !) et lui fait lire un ouvrage de sa main en quatre volumes ainsi que quelques livres fort rares. Après quatre jours, ils s’embarquent et arrivent dans le ‘monde vrai que j’aurais pris pour le nôtre, sans une seule chose qui le distingue, et qui est l’étonnante naïveté avec laquelle les hommes y disent ce qu’ils pensent’.124 Le livre de son compagnon apprend au chevalier à voir le monde autrement. Ils arrivent dans le ‘monde vrai’, qui est évidemment le monde réel qu’ils viennent de quitter. En effet, déclare l’homme de bonne mine, ‘c’est que tout ce qui se passe dans notre monde, se passe ici. L’histoire du nôtre, et l’histoire de celui-ci, c’est la même chose’.125 Sauf que tous les personnages parlent un langage clair et transparent et disent ou montrent exactement ce qu’ils pensent. Le lecteur comprend, ou est censé comprendre, que c’est la lecture du manuscrit de son hôte qui a permis au chevalier de voir la réalité autrement. Le petit roman utopique aboutit à un plaidoyer pour la lecture qui est une façon de ‘lire’ le monde. Dans le ‘monde vrai’ le chevalier rencontre parmi beaucoup d’autres individus un nommé Folville, qu’il reconnaît car il l’a aussi rencontré dans le monde d’où il vient. Il y a pourtant deux Folville, comme le déclare ‘l’homme de bonne mine’, qui tout le temps reste aux côtés du chevalier : Le Folville que vous connaissez est précisément tel que celui-ci vous paraît, et n’en diffère qu’en ce que vous entendez tout ce que celui-ci pense, et que vous n’avez jamais entendu de l’autre, que ce qu’il vous a dit.126

Le chevalier se met aussitôt à noter ses impressions, mais ce faisant il n’arrête pas de déclarer que les mots qu’il utilise ne transcrivent pas exactement la vraie pensée des gens qu’il rencontre. Cette pensée, il la voit et la comprend avec une parfaite clairvoyance, mais les mots pour la dire manquent. La restitution par le langage du monde vrai tel que le

124 125 126

Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 237. Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 246. Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 264.

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voit désormais le chevalier s’avère impossible. Il lui faut se contenter d’un discours approchant. Le petit roman utopique contenu dans la cassette peut nous apparaître comme un métadiscours. La lecture apprend à déchiffrer le monde, mais pour écrire sur le vrai et pour dire les vraies pensées des gens, il faut inventer un nouveau langage. C’est à une réflexion sur ce nouveau langage que la Sixième Feuille, qui précède celles où est exposé le voyage dans le ‘monde vrai’, est consacrée. La Sixième Feuille porte comme titre ‘Du style’. Cette fois-ci, il n’y a pas de scénographie. Les pensées sont directement puisées dans la cassette. Le sujet central de ces réflexions est l’adéquation du mot à l’idée. En voici une : ‘J’ai d’abord eu des idées qui ont chacune leur mot’. Dans une autre pensée, le penseur, déclare ce qui suit : S’il venait en France une génération d’hommes qui eût encore plus de finesse d’esprit qu’on n’en a jamais eu en France et ailleurs, il faudrait de nouveaux mots, de nouveaux signes pour exprimer les nouvelles idées dont cette génération serait capable ; les mots que nous avons ne suffiraient pas, quand même les idées qu’ils exprimeraient auraient quelque ressemblance avec les nouvelles idées qu’on aurait acquises.127

Il semble que pour Marivaux, en 1734, cette nouvelle génération est la sienne et qu’elle cherche un nouveau discours pour parler des choses de l’esprit. Et le penseur continue : L’homme qui pense beaucoup approfondit les sujets qu’il traite ; il les pénètre, il y remarque des choses d’une extrême finesse que tout le monde sentira quand il les aura dites ; mais qui, en tout temps, n’ont été remarquées que de très peu de gens, et il ne pourra assurément les exprimer que par un assemblage d’idées et de mots très rarement vus ensemble.128

On pourrait voir ce passage comme la définition de ce qu’on a appelé le ‘marivaudage’, c’est-à-dire une manière d’écrire recherchée ou alambiquée. Mais on peut aussi lire ce passage comme le programme d’un nouveau discours susceptible d’exprimer les idées subtiles pour lesquels il n’existe pas de mots et que seule la combinaison des mots en récits est susceptible de traduire. Ce passage sur le style peut être lu comme la défense du récit et de la narration quand les mots viennent à manquer.

127 128

Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 225. Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 229.

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Le Cabinet du Philosophe apparaît comme un métadiscours autoréflexif. En rendant compte d’un changement de goût et du bouleversement des catégories esthétiques du classicisme, il propose en même temps, à grand renfort de scénographies anciennes et nouvelles, la formule discursive idéale où il voit le mieux se développer le discours romanesque nouveau : c’est un discours qui ne provient pas d’un auteur qu’on reconnaîtrait comme tel, son style est spontané comme s’il émanait d’un locuteur qui ne se soucie pas de celui à qui il parle. C’est un discours qui prend pour objet l’être humain, scindé en deux parties dont l’une observe l’autre. C’est un discours enfin qui ne trouve pas ses mots tout faits, mais qui les cherche dans le travail de combinaison qu’est la composition d’un récit. L’ethos de ce nouveau romancier est celui d’un Philosophe : L’éducation, le commerce du monde et l’habitude de réfléchir l’ont mis en état de parler et d’être entendu ; ils s’est façonné à l’école des hommes, et n’a rien pris des leçons de l’amour-propre ; c’est-à-dire de cette envie secrète que les autres écrivains ont de briller et de plaire.129

Et une telle formule idéale, ne se trouve-t-elle pas réalisée dans les mémoires ?

129

Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, p. 151.

DU MOMENT DE MARIANNE

La situation énonciative de Marianne n’a rien de surprenant pour quiconque a pris connaissance des Mémoires historiques. Son écrit est destiné à une amie particulière, qui le lui avait demandé, par intérêt. Puisque cette amie veut lire l’histoire de sa vie tout entière, Marianne répond favorablement à cette demande disant qu’elle aime mieux ennuyer que refuser. C’est donc malgré elle qu’elle prend la plume. Elle se dit étonnée que les bribes de son histoire, qu’elle a racontées de vive voix en cercle restreint, paraissent intéressantes. Ce n’est pas tout : l’amie veut voir le récit publié. Quelle idée ! Décidément, sa vie n’a rien d’intéressant pour un plus large public. Marianne s’oppose à ce que son récit devienne un livre imprimé : elle ne veut être connue que de son amie et de personne d’autre. Ce problème réglé, un autre se pose. Une histoire si particulière, ne se gâterait-elle pas quand elle passe de l’oral à l’écrit ? Quand on parle, on peut montrer de la vivacité, on peut emprunter son esprit à la beauté de son visage surtout quand on a l’air un peu fripon, comme l’avait encore Marianne il y a quelques années. Mais elle n’a plus ses avantages maintenant. Elle veut néanmoins se mettre à écrire sa vie puisque l’amie le veut. Mais quel style adopter ? Marianne imitera-t-elle celui qu’elle trouve dans les livres imprimés ? Non, ce style, qui est celui du domaine public, lui déplaît assez souvent. Le style qu’elle adopte dans sa correspondance privée paraît-il passable à l’amie ? Quoi qu’il en soit, c’est celui qu’elle choisira et son récit prendra dès lors la forme d’une série de lettres envoyées par intermittences. Tout au long de ce préambule, Marianne conclut un contrat de lecture avec son unique lectrice. De plus, tout ce qu’elle raconte correspond à la stricte vérité, même si le début ressemble un peu à un roman. Mais ce n’en est pas un. Doit-on admettre que la vérité que promet Marianne peut être dite ouvertement parce que le récit portant sur sa petite personne n’est pas destiné au public ? Dans le cas contraire, ne faudrait-il pas négocier avec ce public, essayer de ne pas le choquer par certaines expressions, par certains faits, par certaines incohérences… ! Bref, ne faudrait-il pas respecter les bienséances et la vraisemblance que la doxa exige ! Il est bon d’être clair à ce sujet : Marianne dit oui à l’écriture, mais non à la publication. Voilà le contrat de lecture. L’amie sait désormais à quoi s’en tenir.

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Mais Marianne se trompe. Ce récit, qu’elle ne voulait pas voir publié et qui n’aurait pas dû sortir de la sphère privée, accédera à la scène publique, longtemps après sa mort et celle de son amie. Il y a de ces hasards ! Et le hasard est un instrument indispensable au romancier. Le récit génétique va donc reprendre de plus belle. Le manuscrit de Marianne est retrouvé, quarante ans après son écriture, dans un placard d’une maison qui a connu plusieurs occupants. Les maçons qui le trouvent l’apportent au nouveau propriétaire qui, ne sachant ce qu’il doit en faire, demande l’avis de quelques amis. Ils le lisent ensemble et les amis l’encouragent à le faire imprimer. Peu d’obstacles s’opposent à cette publication. L’histoire ne pourra causer de dommage à personne. On voit bien que certaines personnes y sont nommées, mais elles sont mortes et on peut se contenter d’en changer les noms. Ce préambule de l’éditeur s’achève de la même façon que se termine celui de Marianne elle-même, par l’article d’un pacte de visibilité : ‘je ne suis point auteur et jamais on n’imprimera de moi que cette vingtaine de lignes-ci’. Le texte vient d’ailleurs ; l’auteur est un autre. Marianne écrit malgré elle, l’éditeur publie parce que ses amis y insistent. Marianne déclare que son texte n’est pas une fiction, l’éditeur déclare qu’il n’est pas auteur. Le récit de Marianne est donc un texte qui aurait tout aussi bien pu ne pas exister. Nous savons, nous, lecteurs du XXIe siècle, que ce double préambule est un jeu, une feintise ludique. Ne croyons surtout pas que le public contemporain était moins malin que nous. Il ne voyait que trop que Marivaux, qui met son nom sur la page de titre, ne voulait pas assumer pleinement l’auctorialité de l’œuvre. Le public voyait bien qu’il substitue à l’assomption de l’auctorialité et à l’aveu de la fictionnalité de l’œuvre une histoire, assez compliquée, où est retracée la progressive accession du moi particulier à la scène publique, étape par étape et moyennant une négociation subtile. Le désir de négocier se lit surtout à des endroits ‘ambigus’, qui laissent une marge au doute. Notons que le mot même de ‘Mémoires’ n’apparaît pas dans le titre, ni même à un autre endroit du texte. Strictement parlant, La Vie de Marianne n’est donc associable au corpus des Roman-mémoires qu’indirectement, par sa ressemblance avec un paradigme particulier. Le titre associe La Vie de Marianne au roman picaresque, qui repose sur un contrat de lecture bien établi. Rappelons que le roman picaresque est importé en France comme un genre constitué. La Vie de… est une formule récurrente dans le paradigme picaresque : La Vida de Lazarillo de Tormes (1554) dont la première traduction française, La Vie de Lazarillo de Tormes (1611), traduit littéralement le

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titre, constitue la tête de série. La Primera parte de la Vida del picaro Guzman de Alfarache a été traduite de différentes façons en français. Par exemple : Le Gueux ou la Vie de Guzman de Alfarache (1639) ou simplement La Vie de Guzman de Alfarache (1709). Une édition anversoise tardive du roman espagnol s’intitule Vida e Echos del picaro Guzman de Alfarache (1681) / Vie et Aventures du picaro Guzman de Alfarache. Lesage intitulera sa traduction du roman d’Aleman Histoire de Guzman de Alfarache, omettant donc la formule ‘Vie de…’, mais celle-ci, attestée dès l’origine du picaresque en Espagne, fait déjà paradigme en France, avec La Vie de Pedrillo del Campo (1718) ou La Vie et Aventures du seigneur Rozelli (1722) de l’abbé Olivier, qui est une des suites de Mémoires et Aventures du seigneur de Rozelli (1709) attribués au même auteur. Ces exemples montrent que les formules ‘Aventures de…’, ‘Mémoires de…’, ‘Histoire de…’ ou ‘Vie de…’ peuvent se combiner de différentes façons sans que ces combinaisons soient déterminantes pour leur appartenance à l’un ou l’autre genre, qui est – nous y insistons – une question de négociation suivie d’une reconnaissance. La Vie de Marianne porte dans son sous-titre ‘Aventures de madame la comtesse de ***’. On peut l’associer, indirectement, à un genre qui est encore en train de négocier son contrat de lecture, le Roman-mémoires, et, directement, à un genre confirmé, le roman picaresque, qui repose sur un contrat de lecture déjà établi. Lesage, qui est un des principaux traducteurs français du genre picaresque, n’hésitera dès lors pas à signer de son nom son Histoire de Gil Blas de Santillane (1715). ‘Par Monsieur Lesage’ est une formulation sans ambiguïté : l’assomption de l’œuvre par un auteur n’empêche pas qu’elle soit aussi précédée de l’histoire de sa production fictive. En d’autres termes, la ‘Déclaration de l’auteur’, qui renvoie à la production effective de l’œuvre, n’est pas en conflit avec l’avant-texte suivant, ‘Gil Blas au lecteur’, où le texte apparaît comme un document authentique dû à l’aventurier même. Dans le genre picaresque, la convention de participation par feintise ludique partagée est donc établie plus tôt que dans le Roman-mémoires et n’y est pas incompatible avec un pacte de visibilité de l’auteur. Par contre, quand Marivaux ‘signe’ la Première Partie de La Vie de Marianne, la formule ‘Par Monsieur de Marivaux’ est ambiguë. Dans les préambules de cette partie, la figure de Marivaux se confond avec celle de l’éditeur, ce qui signifie que la production effective et la production fictive ne sont pas distinguées par un pacte mais au contraire fusionnées. Il n’y a pas encore de feintise ludique partagée, pas de convention de participation. Même si le lecteur a compris que la production fictive

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de l’œuvre n’est qu’un jeu, ce ludus n’est pas clairement assumée par la scission explicite des deux formes de production, effective et fictive. Tout cela est encore à négocier. L’éditeur Marivaux affirme en fait clairement son désir de négocier quand il mentionne presque entre les lignes que ‘Marianne prend ensuite le titre de comtesse’. Ce détail rend le transfert du discours particulier à la scène publique plus acceptable au regard du public contemporain. Le titre de comtesse se retrouve, et plus clairement, sur la page de titre. La juxtaposition, à deux endroits stratégiques du texte, du nom de Marianne et du rang social qu’elle a acquis, est l’embryon d’une histoire d’ascension sociale dont les détails sont sans importance. En définitive, la façon dont Marianne devient comtesse n’importe pas à la pragmatique de la négociation. Il suffit que le public sache que Marianne a elle-même fait le passage d’une zone sociale à l’autre, pour que son style épistolaire relâché et la vérité qu’elle raconte sans ambages deviennent acceptables au public : après tout, ce n’est pas une fille sans origine qui parle, mais une comtesse. Les préambules de La Vie de Marianne témoignent donc non pas de la conclusion d’un triple accord, mais de sa négociation. Pour que l’auctorialité puisse être avouée, pour que le statut fictionnel de l’œuvre puisse être déclaré, un pacte de visibilité et une convention de participation sont à négocier. Le troisième terme entre ces deux accords est le contrat de lecture. La Vie de Marianne n’est pas un ‘roman’. C’est-à-dire que ce n’est pas un roman au sens où l’entendait le préfacier de l’Histoire du marquis de Clèmes et du chevalier de Pervanes cité plus haut : ‘une fable, où il se rencontre souvent aussi peu de vraisemblance que de vérité’. La Vie de Marianne n’est pas un roman, c’est un type de discours narratif qui n’a pas encore de nom, qui est encore sans modèle et dont le droit à l’existence est encore à négocier. Ce n’est pas un roman au sens d’un amusement inutile, mais c’est bel et bien un ‘roman’ dans un sens entièrement nouveau qui va à contre-courant des exigences que la doctrine classique impose à une œuvre qui se veut littéraire. Il n’en porte pas (encore) le nom, mais c’est un ‘roman’, dont Marivaux négocie les conditions d‘existence. Le nouveau type de ‘roman’ à la création duquel Marivaux participe se caractérise aussi par des réflexions qui constituent une nouvelle façon de penser l’exemplarité, cette condition essentielle que posait la Poétique classique à une œuvre à aspiration littéraire.130 Ces réflexions sont elles 130 Francis Mathieu, L’art d’esthétiser le précepte : l’exemplarité rhétorique dans le roman d’Ancien Régime, Tübingen, Günther Narr Verlag, 2012.

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aussi objet d’une négociation. Quand elles prennent la forme de maximes, elles représentent le général au sein du discours particulier que ce nouveau roman revendique comme le sien. Le discours particulier, qu’il s’agit de mener à la sphère publique moyennant une subtile négociation, permet de parler de la vérité sans l’atténuation que demande l’opinion publique ; il permet d’écrire d’un style naturel approprié aux personnages, même s’ils sont cocher de fiacre ; il permet au moi de dévoiler ses pensées intimes. Son apparition sur la scène publique, par la publication involontaire des lettres de Marianne, est ici négociée par l’insertion de réflexions de portée générale, qui donnent aux pensées de Marianne une valeur d’exemple, comme dans la réflexion suivante, tirée de la Troisième partie : L’objet qui m’occupa d’abord, vous allez croire que ce fut la malheureuse situation où je restais ; non, cette situation ne regardait que ma vie, et ce qui m’occupa me regardait, moi. Vous direz que je rêve de distinguer cela. Point du tout : notre vie, pour ainsi dire, nous est moins chère que nous, que nos passions. A voir quelquefois ce qui se passe dans notre instinct là-dessus, on dirait que, pour être, il n’est pas nécessaire de vivre ; que ce n’est que par accident que nous vivons, mais que c’est naturellement que nous sommes. On dirait que, lorsqu’un homme se tue, par exemple, il ne quitte la vie que pour se sauver, que pour se débarrasser d’une chose incommode ; ce n’est pas de lui dont il ne veut plus, mais bien du fardeau qu’il porte.131

Le va-et-vient entre le particulier (moi) et le général (nous) est ici doublé d’une dialectique entre le particulier (moi) et la vie (ma vie), qui va nous ramener, pour finir, au titre du roman. A-t-on besoin de vivre pour être ce qu’on est ?, se demande Marianne. Marianne a-t-elle besoin de raconter sa vie pour dire qui elle est ? Voilà une question que nous pouvons nous poser et qui découle directement de l’exemplarité très affichée de l’œuvre. Le moi intime, celui qui vit des passions, demeure insaisissable par l’écrit, par la réflexion. C’est ce que Marianne affirme dans la réflexion suivante, tirée de la Quatrième Partie, quand elle vient juste de faire le portrait des dames de Miran et Dorsin : Je connais bien mieux les gens avec qui je vis que je ne les définirais ; il y a des choses en eux que je ne saisis point assez pour les dire, et que je n’aperçois que pour moi, et non pour les autres ; ou si je les disais, je les dirais mal. Ce sont des objets de sentiment si compliqués et d’une netteté si délicate qu’ils se brouillent dès que ma réflexion s’en mêle ; je ne sais plus par où les prendre pour les exprimer : de 131

Marivaux, La Vie de Marianne, éd. Frédéric Deloffre, Paris, Garnier, 1957, p. 129.

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sorte qu’ils sont en moi, et non à moi. N’êtes-vous pas de même ? Il me semble que mon âme, en mille occasions, en sait plus qu’elle n’en peut dire, et qu’elle a un esprit à part, qui est bien supérieur à l’esprit que j’ai d’ordinaire.132

Ce dernier aspect est capital pour le statut de l’exemplarité dans La Vie de Marianne. Entre les préambules de l’œuvre et le récit même, la question de l’exemplarité change fondamentalement. Les réflexions dans le texte s’avèrent être moins des maximes de portée générale, concernant le cœur humain, que des réflexions intimes traduisant des états d’âmes parfois indéfinissables, inconnus, troublants…, que Marianne a la plus grande peine du monde à déchiffrer. L’exemplarité est absorbée par le discours privé et particulier où s’épanche la voix de l’individu. Ce passage de l’exemplarité à l’exemplification est aussi un article du contrat de lecture négocié par Marivaux. Le moi intime est difficile à dire, il échappe ; il cherche un discours d’accueil où s’exprimer. A ce niveau encore, la formule des Mémoires offre au moi un discours d’accueil, l’un des meilleurs possibles. En dépit de cela, dire son moi en racontant sa vie sera toujours un pis-aller. On peut toujours essayer de dire le moi en racontant sa vie, mais on le dira toujours imparfaitement et surtout de façon incomplète. C’est aussi pourquoi La Vie de Marianne ne raconte pas la vie de Marianne. En définitive, quelques jours de cette vie offrent assez de matière pour creuser le moi. Assomption de l’auctorialité dans un pacte de visibilité, aveu de la fictionnalité dans une convention de participation à une feintise ludique et la transformation de l’exemplarité en exemplification dans un nouveau contrat de lecture constituent trois articles, parmi d’autres, du triple accord qu’on voit négocié non seulement dans les préambules de la Première Partie de La Vie de Marianne, mais dans le roman même et dans son interaction avec d’autres œuvres du même auteur.

132

Marivaux, La Vie de Marianne, p. 166.

DE MARIANNE ET DE LA MARQUISE SON AMIE

La Vie de Marianne est un récit (de vie) découpé en lettres. Ce découpage en onze missives n’affecte cependant pas l’histoire de la comtesse Marianne, comme cela serait le cas dans un vrai roman par lettres. La vie de Marianne a eu son cour et l’écriture de lettres n’y changera rien. En revanche, le partage en lettres injecte dans la narration de la comtesse Marianne un registre dialogique avec une destinataire de ces lettres, qui réagit : elle est impatiente de lire la suite ou indignée de ce qu’elle vient de lire. Ce dialogue entre la comtesse Marianne et l’amie – appelée marquise au début de la Huitième Partie – qui lui a demandé le récit de ‘sa vie tout entière’ préfigure évidemment le dialogue de Marivaux avec son public. Ce dialogue s’écrit dans les incipits et explicits des différentes parties, où Marianne revient à la situation d’écriture du texte. C’est à ces lieux textuels – incipits et explicits – que ressurgit le récit génétique, qui raconte comment l’histoire racontée par Marianne est devenue le livre que nous lisons. Dans ces lieux liminaires du texte, le récit de la genèse du texte est arrivé à un endroit-charnière où il est sur le point de passer dans l’univers réel. Or, nous savons que le récit génétique est la dimension narrative de cette charnière textuelle dont la scénographie est la dimension pragmatique. Nous avons défini la scénographie comme la négociation entre l’auteur et le public afin de faire accepter le livre sur la scène publique. Le propre de la scénographie est d’être une négociation indirecte, développée dans la fiction même, à travers l’élaboration d’un récit génétique. La scénographie articule donc la production effective de l’œuvre sur une production fictive. Et cette articulation entre le fictif et l’effectif passe nécessairement par une figure rhétorique qu’on appelle la métalepse. La métalepse est le point d’aboutissement inévitable du récit génétique. La métalepse est le plus souvent définie comme une transgression de la barrière logique entre deux univers distincts comme, dans le cas de La Vie de Marianne, celui où a lieu l’histoire et celui où le livre qui contient ces aventures est produit et reçu. C’est l’intrusion du fictionnel dans la réalité, ou de la réalité dans la fiction.133 On en trouve un cas très 133 Gérard Genette, ‘De la figure à la fiction’ in John Pier et Jean-Marie Schaeffer (éds), Métalepses, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2005, p. 33.

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classique à la fin de la Quatrième Partie, parue en mars-avril 1736, quand Marivaux motive l’interruption de son récit par la fatigue de la narratrice : ‘Mais je suis trop fatiguée pour continuer, je m’endors’. Ce sommeil est un peu long car Marivaux met cinq mois à rédiger la Cinquième Partie, qui paraît en septembre 1736. Une métalepse est certainement une intrusion dans un univers par une instance qui n’y appartient pas, mais ce n’est pas forcément une transgression. Dans le roman d’Ancien Régime, où les métalepses sont très abondantes, elle est surtout une figure de continuité entre deux univers. Entre l’univers de la fiction et celui de la réalité, entre la production fictionnelle et la production réelle de l’œuvre, le récit fait un ‘saut métaleptique’. Marivaux exploite toutes les possibilités de cette figure en fonction de son projet, qui consiste, répétons-le, à faire accepter par le public contemporain un nouveau type de roman. Ce public est évidemment conscient du ‘saut métaleptique’. Aussi ne s’agit-il pas de le tromper, mais au contraire de faire accepter le saut en nivelant autant que possible le seuil entre la fiction et la réalité. Dans les récits d’Ancien Régime, la métalepse est plus souvent un glissement qu’une transgression. Un narrateur assassiné par un de ses personnages est une transgression que le récit postmoderne, de J. Cortazar par exemple, exploite à fond.134 Mais dans le récit de Marianne, le nivellement du seuil est si adroit que le lecteur aperçoit à peine dans quel sens la métalepse opère : de la réalité à la fiction, ou de la fiction à la réalité. La Quatrième Partie commence par un glissement du monde réel au monde de la fiction. L’auteur Marivaux s’adresse à la destinataire des lettres écrites par Marianne. Pendant un court instant, l’auteur fait intrusion dans la fiction : Je ris en vous envoyant ce paquet, madame. Les différentes parties de l’histoire de Marianne se suivent ordinairement de fort loin ; j’ai coutume de vous les faire attendre très longtemps ; il n’y a que deux mois que vous avez reçu la troisième, et il me semble que je vous entends dire : encore une troisième partie ! a-t-elle oublié qu’elle me l’a envoyée ?135

134 Julio Cortazar, ‘Continuité des parcs’ in Fin de jeu (1956), trad. de l’espagnol par L. Guille-Bataillon e.a., Paris, Gallimard, NRF, 1993, p. 269-270. 135 Marivaux, La Vie de Marianne, éd. Deloffre, Paris, Garnier, 1957, Quatrième Partie, p. 155.

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La métalepse est à peine perceptible car l’auteur prend ici la casquette de Marianne. Le glissement de la réalité à la fiction et l’intrusion de l’auteur dans l’univers de la fiction concerne presque toujours la succession des Parties. Il n’y a pas que Marianne qui doit s’excuser des retards, mais surtout l’auteur. Ainsi, au début de la Septième Partie : Souvenez-vous-en, madame ; la deuxième partie de mon histoire fut si longtemps à venir, que vous fûtes persuadée qu’elle ne viendrait jamais. La troisième se fit beaucoup attendre ; vous doutiez que je vous l’envoyasse ; la quatrième vint assez tard ; mais vous l’attendiez, en m’appelant une paresseuse. Quant à la cinquième, vous n’y comptiez pas sitôt lorsqu’elle arriva. La sixième est venue si vite qu’elle vous a surprise : peut-être ne l’avez-vous lue qu’à moitié, et voici la septième. Oh ! je vous prie, sur tout cela, comment me définirezvous ? Suis-je paresseuse ? Ma diligence vous montre le contraire. Suis-je diligente ? Ma paresse passée m’a promis que non.136

Mais la métalepse fonctionne aussi dans l’autre sens. Dans la fiction même se construit le profil d’un public qui sera non pas la préfiguration mais la figuration de celui à qui Marivaux destine son roman. La métalepse est une figure de la négociation et cette négociation concerne l’agrément du public. Le récit génétique, qui raconte la genèse du livre de l’oralité à l’impression, s’achève nécessairement par la métalepse. A travers la destinataire des lettres, le lecteur réel est invité à lire le texte comme un manuscrit, dans un état donc qui précède la publication. C’est de l’agrément du public figuré que dépend le passage de l’écriture à l’impression. Or, le texte envoyé à l’amie de Marianne n’est pas prêt à être publié, loin de là. C’est ce qu’elle affirme dans l’incipit de la Seconde Partie : Jusqu’ici tout ce que je vous ai rapporté n’est qu’un tissu d’aventures bien simples, bien communes, d’aventures dont le caractère paraîtrait bas et trivial à beaucoup de lecteurs si je les faisais imprimer. Je ne suis encore qu’une petite lingère, et cela les dégoûterait. Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l’histoire du cœur humain dans les grandes conditions, ce devient là pour eux un objet important ; mais ne leur parlez pas des états médiocres, ils ne veulent voir agir que des seigneurs, des princes, des rois, ou du moins des personnes qui aient fait grande figure. Il n’y a que cela qui existe pour la noblesse de leur goût. Laissez là le reste des hommes : qu’ils vivent, mais qu’il n’en soit pas question. Ils vous diraient volontiers que la nature aurait bien pu se passer de les faire naître, et que les bourgeois la déshonorent.137 136 137

Marivaux, La Vie de Marianne, Septième Partie, p. 321. Marivaux, La Vie de Marianne, Seconde Partie, p. 57.

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Voilà pourquoi Marianne veut que son texte ne passe pas au-delà du cercle privé. Le vrai public, celui que Marivaux vise, est figurée par la destinataire des lettres. Elle ne lit pas un ouvrage imprimé mais un manuscrit, avec tous les défauts d’une écriture libérée des contraintes de la scène publique. L’impression est cependant mise en perspective dès le début par l’amie, qui désire que Marianne en fasse un ‘livre à faire imprimer’.138 Mais avant d’en arriver là, il vaut mieux tenter le goût des lecteurs en cercle restreint, comme Marianne l’affirme dans l’explicit de la Seconde Partie : C’est ici que mes aventures vont devenir nombreuses et intéressantes : je n’ai pas encore deux jours à demeurer chez Mme Dutour, et je vous promets aussi moins de réflexions, si elles vous fâchent. Vous m’en direz votre sentiment.139

Ainsi, les incipits et explicits apparaissent comme des zones de négociation avec un public particulier, qui peut réagir et exprimer ses souhaits et ses impatiences. Peu à peu, l’amie de Marianne qui, au début se détache du public qui ne veut voir que l’histoire des Grands, sera identifié au public tout court. Quand on considère les incipits et explicits, où se déroule le récit génétique, comme des zones de négociation avec un public, on comprend mieux les promesses et excuses de Marianne. Au début de la Quatrième Partie, Marianne annonce le portrait de quelques dames dont celui de sa protectrice Mme de Miran, mais à la fin de cette même partie elle s’excuse de ne pas pouvoir tenir sa promesse à cause de la fatigue. Il en va de même de l’annonce de l’histoire d’une religieuse faite dans la Troisième Partie. Cette histoire est encore renvoyée à la Cinquième Partie, mais ne sera finalement donnée qu’à partir de la Neuvième. Il me reste à parler du meilleur cœur du monde, en même temps du plus singulier, comme je vous l’ai déjà dit ; et c’est une besogne que je ne suis pas en état d’entreprendre à présent ; je la remets à une autre fois, c’est-à-dire dans ma cinquième partie, où elle viendra fort à propos. Et cette cinquième, vous l’aurez incessamment.140

On pourrait s’imaginer que Marivaux ne sait pas où il va dans ce roman qui ressemble à un feuilleton. Mais on peut également considérer que, par métalepse, c’est Marianne qui écrit sans plan fixé d’avance et que la désorganisation du récit est la figuration d’une nouvelle manière d’écrire, 138 139 140

Marivaux, La Vie de Marianne, Première Partie, p. 8. Marivaux, La Vie de Marianne, Seconde Partie, p. 100. Marivaux, La Vie de Marianne, Quatrième Partie, p. 216.

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permise dans un manuscrit à destination privée, et que l’écrivain Marivaux veut promouvoir comme celle d’un nouveau type de roman. C’est la manière naturelle de quelqu’un qui s’adresse à une amie par qui elle peut être vue comme elle est. C’est la nuda narratio de quelqu’un qui écrit en déshabillé et qui n’a pas besoin de parure du moment qu’elle se renferme chez elle. Marianne n’est pas pressée et n’a pas envie de l’être. Il devient de plus en plus clair qu’elle n’a pas envie de raconter toute sa vie, mais de s’attarder sur certains épisodes, quoi qu’en pense la destinataire, qui est invitée à s’habituer à cet ethos de la narratrice Marianne : Vous croyez que je suis paresseuse, et vous avez raison ; continuez de le croire, c’est le plus sûr, et pour vous et pour moi. De diligence, n’en attendez point ; j’en aurai peut-être quelquefois, mais ce sera par hasard, et sans conséquences ; et vous m’en louerez si vous voulez, sans que vos éloges m’engagent à les mériter dans la suite.141

Quand on se rend compte que les incipits et les explicits sont des zones de négociation et que ces lieux textuels sont en même temps hautement métaleptique, on peut aussi comprendre que la nuda narratio de Marianne et son ethos de narratrice sont des figurations de la manière dont le romancier Marivaux veut se montrer au public. L’apparition de ce romancier sur la scène publique est négociée dans La Vie de Marianne, qui après tout n’est encore que manuscrit. Le manuscrit trouvé, comme noyau du récit génétique, est métaleptique : il est la figure d’un nouveau type de roman, que le lecteur est invité à lire, par contrat de lecture, comme s’il était manuscrit. Et la comtesse Marianne, distancée de l’orpheline Marianne dont elle raconte ‘la vie’ est la première figuration de l’auteur. C’est là la fonction de la métalepse, qui est une figure du passage d’un univers à l’autre. Marianne n’a aucune envie de se conformer à un plan ou de se laisser presser par la destinataire. La promesse qu’elle a faite d’être dorénavant plus exacte et plus diligente la gêne. Aussi se dédit-elle au début de la Sixième Partie, où le dialogue avec son amie, et donc la métalepse, reprend : Mais, me dites-vous, d’où peut venir en effet tant de diligence, vous qui jusqu’ici n’en avez jamais eu, quoique vous m’ayez toujours promis d’en avoir ? C’est que ma promesse gâtait tout. Cette diligence alors était comme d’obligation, je vous la devais, et on a de la peine à payer ses dettes. A présent que je ne vous la dois plus, que je vous ai dit qu’il ne fallait plus y compter, je me fais un plaisir de vous la 141

Marivaux, La Vie de Marianne, Cinquième Partie, p. 219.

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donner pour rien ; cela me réjouit. Je m’imagine être généreuse, au lieu que je n’aurais été qu’exacte, ce qui est bien différent.142

Et pourtant, Marianne a un plan. Seulement, elle ne s’en laisse pas facilement écarter. Tout ce qu’elle demande à sa destinataire est de s’habituer à son rythme et à sa manière. Elle ne doit pas oublier qu’elle a elle-même demandé l’histoire de la religieuse. Marianne n’avait pas l’intention d’en parler. Elle le fera, mais chaque chose en son temps : Reprenons le fil de notre discours. J’ai l’histoire d’une religieuse à vous raconter : je n’avais pourtant résolu de vous parler que de moi, et cet épisode n’entrait pas dans mon plan ; mais, puisque vous m’en paraissez curieuse, que je n’écris que pour vous amuser, et que c’est une chose que je trouve sur mon chemin, il ne serait pas juste de vous en priver. Attendez un moment, je vais bientôt rejoindre cette religieuse en question, et ce sera elle qui vous satisfera.143

Au fur et à mesure que Marianne envoie les parties de son récit, elles se répandent dans un cercle plus large. Dans la réponse qu’il faut supposer entre la Sixième et la Septième partie, la destinataire a avoué à Marianne qu’elle a ‘laissé lire mes aventures à plusieurs de vos amis’.144 Elle en a aussi recueilli les commentaires. A certains les réflexions de Marianne n’ont pas déplu, d’autres aimeraient autant que Marianne s’en passe. Et c’est à ce dernier avis que Marianne va se ranger : ‘Je suis à présent comme ses derniers, je m’en passerai bien aussi, ma religieuse de même. Ce ne sera pas une babillarde comme je l’ai été ; elle ira vite, et quand ce sera mon tour, je ferai comme elle’.145 Il apparaît ici que l’histoire de Mlle de Tervire qui occupe les trois dernières parties de La Vie de Marianne est conçue par la narratrice comme une manière de narrer alternative, sans réflexions, qui semble souhaitée par une partie du public. C’est donc au désir d’un certain public que la narratrice, et par métalepse Marivaux, va répondre. Mais en attendant, et malgré ses promesses répétées, Marianne continue son récit comme avant, pendant trois longues parties encore. Dans les incipits et explicits, la destinataire des lettres, et par métalepse le public, est averti qu’une autre manière de narrer est possible s’il le souhaite absolument. Mais elle est sans cesse repoussée. Marianne se dit prête à renoncer aux réflexions et à se conformer à un mode de narrer plus traditionnel mais, 142 143 144 145

Marivaux, La Vie de Marianne, Sixième Partie, p. 271. Ibidem. Ibidem. Mariavux, La Vie de Marianne, Sixième Partie, p. 272.

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malgré ses promesses, elle continue à narrer d’une manière qui lui convient et qu’elle croit convenir à son sujet. Dans le même élan, et assez brusquement, Marianne s’adresse, au-delà de sa destinataire, aux personnes à qui celle-ci a fait lire les lettres déjà envoyées, pour dire clairement son avis au sujet de ses réflexions. Si le public est partagé à ce sujet, il semble pourtant que la balance est en faveur de la manière d’écrire que Marianne a adoptée : Mais je songe que ce mot de babillarde, que je viens de mettre là sur mon compte, pourrait fâcher d’honnêtes gens qui ont aimé mes réflexions. Si elles n’ont été que du babil, ils ont donc eu tort de s’y plaire, ce sont donc des lecteurs de mauvais goût. Non pas, messieurs, non pas ; je ne suis point de cet avis ; au contraire, je n’oserais dire le cas que je fais de vous, ni combien je me flatte de votre approbation là-dessus. Quand je m’appelle une babillarde, entre nous, ce n’est qu’en badinant, et que par complaisance pour ceux qui m’ont peut-être trouvée telle ; et la vérité est que je continuerais de l’être, s’il n’était pas plus aisé de ne l’être point. Vous me faites beaucoup d’honneur, en approuvant que je réfléchisse ; mais aussi ceux qui veulent que je m’en tienne au simple récit des faits me font grand plaisir ; mon amour-propre est pour vous, mais ma paresse se déclare pour eux, et je suis un peu revenue des vanités du monde ; à mon âge on préfère ce qui est commode à ce qui n’est que glorieux. Je soupçonne d’ailleurs (et je vous le dis en secret), je soupçonne que vous n’êtes pas le plus grand nombre. Ajoutez à cela la difficulté de vous servir, et vous excuserez le parti que je vais prendre.146

Marianne aura de la complaisance pour ceux qui se sont déclarés contre les réflexions, même si le vote semble aller dans l’autre sens. Et de ce fait, l’insertion de l’Histoire de Mlle de Tervire reçoit une explication plausible comme argument constitutif d’une scénographie légitimant une nouvelle manière de produire des romans : c’est une autre manière de narrer, qui serait tout aussi possible, mais qui ne répond pas au plan de Marianne, et par métalepse au projet de Marivaux. Enfin, le public décidera. ‘A tout hasard, poursuivons notre histoire’, déclare Marianne en concluant l’incipit de la Septième Partie.147 Dans une réponse qu’il faut supposer entre la Septième et la Huitième Partie, la narrataire que Marianne appelle ‘marquise’ est revenue à la charge au sujet du rythme des différentes livraisons de la ‘Vie de Marianne’ : que Marianne avance un peu, qu’elle saute certaines parties, surtout celles qui concernent Valville, qu’elle ne peut plus supporter : 146 147

Marivaux, La Vie de Marianne, Sixième Partie, p. 272. Marivaux, La Vie de Marianne, Septième Partie, p. 321. Nous soulignons.

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Vous me demandez quand viendra la suite de mon histoire ; vous me pressez de vous l’envoyer. Hâtez-vous donc, me dites-vous, je l’attends ; mais de grâce, qu’il ne soit plus question de Valville ; passez tout ce qui le regarde ; je ne veux plus entendre parler de cet homme-là. Il faut pourtant que je vous en parle, marquise ; mais que cela ne vous inquiète pas ; je vais d’un seul mot faire tomber votre colère, et vous rendre cet endroit de mes aventures le plus supportable du monde. Valville n’est point un monstre comme vous vous le figurez. Non, c’est un homme fort ordinaire, madame ; tout est plein de gens qui lui ressemblent, et ce n’est que par méprise que vous êtes si indignée contre lui, par pure méprise.148

La métalepse apparaît ici comme une manière de déprogrammer le lecteur. Elle met en jeu son horizon d’attente. Le titre a annoncé la fin – Marianne est devenue comtesse – mais au début de Huitième Partie, le lecteur ne voit même pas le début d’une fin. Son horizon d’attente a été programmé par le titre. Dans la négociation métaleptique dont les incipits et les explicits sont les lieux privilégiés, il s’agit de déprogrammer les attentes et les réflexes de lecture du public et de les rediriger vers un autre objet qui, précisément, n’est pas la ‘vie de Marianne’, mais l’étude du particulier. L’homme n’a pratiquement pas d’identité stable. Après tout, Valville, d’abord si charmant, puis si détestable, n’est qu’un homme ordinaire, comme la plupart des gens. Il ne faut surtout pas se méprendre à ce sujet. C’est en focalisant l’homme ordinaire, qui peut fort bien être un noble, que ‘la vie de Marianne’ – et par métalepse La Vie de Marianne – est une ‘Histoire véritable’. La méprise, c’est que la marquise à qui Marianne envoie ses lettres l’a lue comme un roman : C’est qu’au lieu d’une histoire véritable, vous avez cru lire un roman. Vous avez oublié que c’était ma vie que je vous racontais : voilà ce qui a fait que Valville vous a tant déplu ; et dans ce sens-là, vous avez eu raison de me dire : Ne m’en parlez plus. Un héros de roman infidèle ! on n’aurait jamais rien vu de pareil. Il est réglé qu’ils doivent tous être constants ; on ne s’intéresse à eux que sur ce pied-là, et il est d’ailleurs si aisé de les rendre tels ! il n’en coûte rien à la nature, c’est la fiction qui en fait les frais. Oui, d’accord. Mais encore une fois, calmez-vous ; revenez à mon objet, vous avez pris le change. Je vous récite ici des faits qui vont comme il plaît à l’instabilité des choses humaines, et non pas des aventures d’imagination qui vont comme on veut. Je vous peins, non pas un cœur fait à plaisir, mais le cœur d’un homme, d’un Français qui a réellement existé de nos jours.149

148 149

Marivaux, La Vie de Marianne, Huitième Partie, p. 375. Marivaux, La Vie de Marianne, Huitième Partie, p. 375-76.

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A cette histoire qui va ‘comme il plaît à l’instabilité des choses humaines’, le mode narratif qui convient le mieux est l’écriture ‘à tout hasard’. L’expression ‘ceci n’est pas un roman’ est ici elle-même métaleptique. Cela veut dire que l’opposition vérité versus fiction est appréhendée dans l’univers fictionnel même : bien évidemment, ce récit est fictionnel, mais en tant que manuscrit trouvé dans l’univers fictionnel, le public est invité à le lire comme une histoire véritable qui ne doit pas se lire selon les modalités qui, dans le monde réel, sont celles du ‘roman’. Le mode d’écriture de l’histoire véritable dans l’univers fictionnel ne peut être saisi que dans la métalepse. La métalepse permet de faire accepter par le public réel le discours véridique dans la fiction. Arrivé à la Neuvième Partie, où commence l’Histoire de Mlle de Tervire, le dialogue entre Marianne et son interlocutrice change de nature. La marquise n’a plus à se plaindre car elle reçoit trois parties l’une après l’autre. Et cette succession rapide correspond absolument à la situation réelle : en mars 1742, l’éditeur Néaulme annonce dans La Gazette d’Amsterdam la mise en vente des Neuvième, Dixième et Onzième parties de La Vie de Marianne. Les allusions de la comtesse Marianne à sa propre diligence peuvent être lues comme une intrusion de l’auteur dans la fiction, mais, en sens inverse, on peut aussi les comprendre comme un arrêt de la négociation : Marianne fera dorénavant comme une partie du public semble le souhaiter. Elle se corrige, elle essaie un autre mode de narration, linéaire, sans interruptions et sans réflexions : Il me semble vous entendre d’ici, madame : Quoi ! vous écriez-vous, encore une partie ! Quoi ! trois de suite ! Eh, par quelle raison vous plaît-il d’écrire si diligemment l’histoire d’autrui, pendant que vous avez été si lente à continuer la vôtre ? Ne serait-ce pas que la religieuse aurait elle-même écrit la sienne, qu’elle vous aurait laissé son manuscrit, et que vous le copiez. Non, madame, non je ne copie rien ; je me ressouviens de ce que ma religieuse m’a dit, de même que je me ressouviens de ce qui m’est arrivé ; ainsi le récit de sa vie ne me coûte pas moins que le récit de la mienne, et ma diligence vient de ce que je me corrige, voilà tout le mystère ; vous ne m’en croirez pas, mais vous le verrez, madame, vous le verrez.150

Dans la mesure où ils subsistent, les incipits et explicits des trois dernières parties ne sont plus les lieux d’une véritable transaction avec la destinataire. Le temps de la négociation est fini. Aussi Marianne se borne-t-elle à constater que les parties se succèdent rapidement. La Neuvième Partie

150

Marivaux, La Vie de Marianne, Onzième Partie, p. 539.

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se termine sans explicit et commence par une prétérition où le préambule justificatif est annulé dans son propre dire : Il y a si longtemps, madame que vous attendez cette suite de ma vie, que j’entrerai d’abord en matière ; point de préambule, je vous l’épargne. Pas tout à fait, me direz-vous, puisque vous en faites un, même en disant que vous n’en ferez point. Eh bien ! je ne dis plus un mot. Vous vous souvenez, quoique ce soit du plus loin qu’il vous souvienne, que c’est la religieuse qui parle.151

Dans la Dixième Partie, de façon un peu sèche, Marianne déclare encore qu’elle s’est corrigée et que les Parties se succéderont rapidement, mais qu’elle n’est pas en droit de s’en vanter vue la paresse dont elle a fait preuve en écrivant les huit premières Parties. Sa soudaine diligence a l’air d’un caprice. Elle se dit pourtant résolue à être plus économe dans la suite : ‘Patience, vous me faites une injustice, madame ; mais vous n’êtes pas encore obligée de le savoir ; c’est à moi dans la suite à vous l’apprendre, et à mériter que vous m’en fassiez réparation’.152 Et elle entre tout de suite en matière : ‘Poursuivons ; c’est toujours mon amie la religieuse qui parle.’153 La scénographie change fondamentalement dans les trois dernières parties. Au fur et à mesure que le dialogue épistolaire entre Marianne et la marquise tarit peu à peu, Marianne prend dans la structure dialogique la position de la marquise et Mlle de Tervire celle de Marianne. Celle-ci demande à Marianne si elle ne devrait pas abréger. Et même dans sa position de narrataire, Marianne aime les longueurs : Voulez-vous, me dit-elle, que j’abrège le reste de mon histoire ? Non que je n’aie le temps de la finir cette fois-ci ; mais j’ai quelque confusion de vous parler si longtemps de moi, et je ne demande pas mieux que de passer rapidement sur bien des choses, pour en venir à ce qu’il est essentiel que vous sachiez. Non, madame, lui répondis-je, ne passez rien, je vous en conjure ; depuis que je vous écoute, je ne suis plus, ce me semble, si étonnée des événements de ma vie, je n’ai plus une opinion si triste de mon sort. S’il est fâcheux d’avoir comme moi, perdu ma mère, il ne l’est guère moins d’avoir, comme vous, été abandonnée de la sienne ; nous avons toutes deux été différemment à plaindre ; vous avez eu vos ressources, et moi les miennes. A la vérité, je crois jusqu’ici que mes malheurs surpassent les vôtres ; mais quand vous aurez tout dit, je changerai peut-être de sentiment. Je n’en doute pas, me dit-elle, achevons.154 151 152 153 154

Marivaux, La Vie de Marianne, Neuvième Partie, p. 429. Marivaux, La Vie de Marianne, Dixième Partie, p. 493. Ibidem. Marivaux, La Vie de Marianne, Onzième Partie, p. 539.

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Le récit de ‘la vie de Marianne’ n’est pas fini. Le manuscrit trouvé s’interrompt au milieu de l’histoire de Mlle de Tervire, mais la négociation d’un contrat de lecture moyennant une scénographie métaleptique est bien achevée. Si Marianne n’a pas pu convaincre son destinataire qu’à l’étude de l’identité de l’individu particulier il faut un mode d’écriture adéquat, on peut toujours voir ce que donnerait une autre manière de narrer. Marianne va jusqu’à constater quelques ressemblances entre l’histoire de Mlle de Tervire et la sienne. Il est difficile de dire qui a été la plus malheureuse. Ni l’un ni l’autre récit n’est achevé. Mais doiventils l’être du moment que la négociation métaleptique est bien achevée et qu’une boucle énonciative est achevée dès que Marianne prend la place de son interlocutrice en écoutant un autre récit qui n’en finit pas ?

DE MARIANNE ET DE LA VOIX PUBLIQUE

CONVENANCES La doxa est un système de valeurs reconnu par la collectivité qu’on appelle le public. C’est une voix collective qui n’appartient à personne en particulier mais qui est partagée par beaucoup. La doxa ne s’exprime pas à la première personne. C’est la voix de ‘on’. Sa voix n’a pas de vrai centre, sauf qu’elle est elle-même un centre. C’est la voix du ‘milieu’, dans la mesure où elle peut être exprimée par toutes les personnes composant la société au milieu de laquelle elle résonne. Mais elle n’émane pas d’un lieu identifiable, d’une instance première qui la profère. La voix appartient à tous mais elle n’a pas de véritable origine, sauf la Tradition, qui en est la voix lointaine, immémoriale. C’est une voix conventionnelle qui a oublié ses propres causes et dont la faible mémoire survit dans des rites de passage. Ce n’est pas une collection de règles strictes, mais un ensemble collectif d’idées à la fois fixes et élastiques. En ce sens, la doxa est aussi une voix moyenne. Elle est le ‘sens commun’. La doxa est commune aussi dans le sens qu’elle rend semblable et favorise la cohésion du groupe qui parle sa voix. Cette voix est errante, sans vrai principe de liaison comme la raison et qui ne se plie donc pas aux règles du logos. Elle n’est pas une pensée, mais une manière de penser. Ses règles ne sont pas écrites, on les acquiert à travers l’éducation ou tout simplement en vivant dans le milieu dont la doxa est l’expression. La voix de la doxa est tacite. Elle est mouvante et floue. Voix médiane, elle est, par excellence, l’expression d’une zone de transition entre les différents discours écrits qui constituent le champ discursif d’une époque. C’est une voix que toute nouveauté doit apprivoiser par une prudente négociation. Elle n’a en fait rien à dire, ne s’adresse à personne en particulier, mais elle ‘intime’, elle dit discrètement ‘ce qui convient’. Vivre dans ce ‘milieu’ signifie qu’on respecte cette ‘opinion’ et qu’on ne contredit pas la voix collective de façon trop affirmative. La doxa est la voix de l’ordre : ordre social, religieux, moral et aussi littéraire. Pour la littérature, surtout quand elle nourrit en son sein des discours nouveaux, la doxa est un espace de médiation entre l’œuvre et

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le public.155 Dans la société d’Ancien Régime, l’œuvre littéraire n’a pas de statut autonome. Un auteur a bien le droit d’imaginer qu’il réalise un chef-d’œuvre artistique ou que son produit est le résultat de sa supérieure intelligence, mais il n’a pas le droit de faire paraître son œuvre toute nue. Comme toute personne qui paraît en public, elle se doit d’être habillée convenablement, c’est-à-dire, selon certaines convenances. Or, la doxa détermine ces convenances, elle trace les limites de la recevabilité. Une œuvre n’est pas une ‘œuvre’. Le texte devient ‘œuvre’ quand le public qui parle par la voix de la doxa a décidé que c’est une ‘œuvre’. Pour cette raison, le texte littéraire d’Ancien Régime a besoin de parler de ses conditions d’apparition et de négocier avec la doxa, ne fût-ce que par convenance, les conditions de son apparition en public. Il peut le faire directement dans des ‘Avertissements’ ou ‘Avant-Propos’, en prenant la voix de l’auteur s’adressant au public. Il peut le faire indirectement, en négociant dans la fiction même l’apparition du texte à l’aide de scénographies qu’il dispose à des endroits stratégiques de son texte, comme l’incipit ou l’explicit ou des Préfaces de toutes sortes. Il peut enfin aussi en faire le sujet de son œuvre même. Il peut montrer dans la narration la négociation en train de se faire. Et c’est le cas de La Vie de Marianne. La négociation de l’apparition du texte sur la scène publique est une question de convenances. Il ne s’agit pas de tromper le public. Il s’agit au contraire de montrer qu’on le respecte, lui et la doxa, alors qu’on essaie en même temps de le convaincre de passer outre à cette doxa ou de l’adapter à la nouveauté. L’ÉCLAT Les Sixième, Septième et Huitième Parties de La Vie de Marianne, avant que Marianne ne prenne ses aises et s’assied pour écouter l’histoire de Mlle de Tervire, focalisent sur le moment où Marianne doit affronter cette ‘opinion’. Elle y est forcée puisque son histoire a ‘éclaté’. L’idée d’une histoire qui ‘éclate’, répétée plusieurs fois à partir de la Sixième Partie, est significative en ce qu’elle suggère un ‘choc’ auquel l’opinion publique n’est pas préparée. Le public, c’est-à-dire la Bonne Société, est ‘choqué’ par l’idée d’un jeune noble très fortuné épousant une jeune personne qui ne sait qui elle est. Le public de la Bonne Société n’est pas 155

1999.

Cf. Anne Cauquelin, L’art du lieu commun. Du bon usage de la doxa. Paris, Seuil,

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prêt à accepter la pensée qu’une ‘aventurière’ entrerait dans ses rangs par son mariage avec l’héritier d’une des familles riches et fortunées qui la composent. Cela est impensable. Dans les premières parties de l’œuvre, l’histoire de la vie de Marianne, qui commence par la trouvaille d’un enfant, se divulgue d’abord peu à peu. Elle n’est d’abord connue que de quelques-uns, comme la lingère Mme Dutour, le faux dévot Monsieur de Climal, le père Saint-Vincent, Mme de Duran et son amie Mme Dorsin et son fils Valville. Mais la scène chez Mlle de Fare, où Mlle Marianne est reconnue pour ce qu’elle est par Mme Dutour, marque un tournant crucial : l’histoire de Marianne risque d’éclater d’un seul coup dans la Bonne Société et d’y prêter le flanc à toutes sortes de commentaires et d’interprétations. Le mariage de Marianne avec Valville est compromis si le bruit se répand et Marianne craint fort, à l’issue de cette scène, que ce ne soit le cas : Voilà ce qui me passait dans l’esprit, en supposant même que Mme de Miran ne se rebutât point, et tînt bon contre l’ignominie que cette aventure-ci répandait sur moi, si elle éclatait, comme il y avait tout lieu de croire qu’elle éclaterait.156

Valville de son côté se voit prêt à faire tout son possible pour étouffer la dramatique scène chez Mlle de Fare : Je n’ai pas instruit ma mère de l’accident qui vous est arrivé chez Mme de Fare, m’y disait-il. Peut-être cette dame sera-t-elle discrète en faveur de sa fille, qui l’en aura fortement pressée ; et dans l’espérance que j’en ai, j’ai cru devoir cacher à ma mère une aventure qu’il vaut mieux qu’elle ignore, s’il est possible, et qui ne servirait qu’à l’inquiéter.157

Marianne reste quelques jours sans voir sa protectrice Mme de Miran, qui n’a donc pas été mise au courant du désastre. A peine rassurée par celle qu’elle continue à appeler ‘ma mère’, Marianne est enlevée du couvent où elle s’est provisoirement retirée ‘en vertu d’une autorité supérieure’. La femme de chambre qui la conduit en lieu sûr déclare qu’‘on aurait pu vous enlever d’une manière qui eût plus d’éclat, mais on a jugé à propos d’y aller plus doucement’.158 Son histoire est donc déjà connue des autorités, qui décident de ne pas faire d’éclat et de tout régler convenablement. Marianne a pourtant lieu de croire que son histoire a déjà éclaté. Cet éclat la remettrait à zéro et la retransformerait 156 Marivaux, La Vie de Marianne, éd. Frédéric Deloffre, Paris, Garnier, 1957, Sixième Partie, p. 278. 157 Marivaux, La Vie de Marianne, Sixième Partie, p. 279. 158 Marivaux, La Vie de Marianne, Sixième Partie, p. 292.

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aussitôt en une enfant trouvée : ‘Ils ne me verront plus tous deux ; on dit que l’autorité s’en mêle ; mon histoire deviendra publique. Ah ! mon Dieu, il n’y aura plus de Valville pour moi, peut-être plus de mère’.159 Que l’histoire de Marianne se divulgue est un premier problème, mais qu’elle se divulgue avec éclat est autrement à redouter. LES VOIX DE LA

DOXA

L’histoire de quelques épisodes de sa vie que la comtesse Marianne raconte à son amie la marquise connaît une longue phase ascendante, une protase, qui culmine dans la scène de reconnaissance devant Mlle de Fare. Cette scène en est à la fois la péripétie et la ‘catastrophe’.160 A la fin de la Cinquième Partie, tout change par l’arrivée imprévue de Mme Dutour qui reconnaît Marianne et la réduit à nouveau à une fille de boutique. Dans les trois parties suivantes, on assiste à la phase descendante, à l’apodose, où Marianne, Mme de Miran et Valville sont confrontés aux conséquences de la péripétie qui deviennent de plus en plus ‘catastrophiques’ : l’histoire se divulgue brusquement dans la Bonne Société et tous les projets de mariage sont dorénavant envisagés sous le regard du public et donc de la doxa. La Bonne Société a pris des mesures discrètes. Le nouveau couvent où Marianne a été conduite est tout sauf une prison. Elle y est bien accueillie par de bonnes religieuses qui lui montrent le jardin. L’abbesse, d’une physionomie sereine, mais posée et grave, va lui parler raison. Il n’est pas question que Marianne épouse Valville et c’est pour l’empêcher de croire à ce mariage qu’on l’a soustraite à sa vue. Les raisons n’ont rien à voir avec son mérite, qui est incontestable, mais du sens commun, de la voix publique, bref, de la doxa : Non pas que vous ne soyez une fille très sage et très vertueuse, de ce côté-là, on vous rend pleine justice, ce n’est pas là-dessus qu’on vous attaque ; c’est seulement sur une naissance qu’on ne connaît point ; et dont vous savez tout le malheur. Ma fille, vous avez affaire à des parents puissants, qui ne souffriront point un pareil mariage. S’il ne fallait que du mérite, vous auriez lieu d’espérer que vous leur conviendriez mieux qu’une autre ; mais on ne se contente pas de cela dans le 159

Marivaux, La Vie de Marianne, Sixième Partie, p. 295. Marivaux, La Vie de Marianne, Cinquième Partie, p. 262 : ‘Mme de Fare dit à Valville de rester jusqu’au lendemain, il ne l’en fallut pas presser beaucoup. Je touche à la catastrophe qui me menace, et demain je verserai bien des larmes’. 160

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monde. Tout estimable que vous êtes, ils ne rougiraient pas moins de vous voir entrer dans leur alliance ; vos bonnes qualités n’en rendraient pas votre mari plus excusable ; on ne lui pardonnerait jamais une épouse comme vous ; ce serait un homme perdu dans l’estime publique. J’avoue qu’il est fâcheux que le monde pense ainsi ; mais dans le fond, on n’a pas tant de tort ; la différence des conditions est une chose nécessaire dans la vie, et elle ne subsisterait plus, il n’y aurait plus d’ordre, si on permettait des unions aussi inégales que le serait la vôtre, on peut dire même aussi monstrueuse que le serait la vôtre, ma fille. Car entre nous, et pour vous aider à entendre raison, songez un peu à l’état où Dieu a permis que vous soyez, et à toutes ces circonstances ; examinez ce que vous êtes, et ce qu’est celui qui veut vous épouser ; mettez-vous à la place des parents, je ne vous demande que cette petite réflexion-là.161

La doxa ne voit pas le mérite personnel, elle ne pense qu’à l’estime que procure une conduite comme il faut. La doxa est une façon de penser peut-être fâcheuse, mais elle n’en est pas moins la voix de l’ordre et cet ordre a été investi par Dieu, qui a mis chacun à sa place. Dieu est invoqué comme la légitimation de l’ordre social. Ce que Marianne veut, dans son ignorance des codes sociaux, c’est déranger l’ordre voulu par Dieu. C’est cela qui est immoral. Dans cet entretien avec l’abbesse, Marianne entend sa propre histoire racontée par un autre et cela lui est douloureux. En réponse, elle en résume elle-même l’essentiel : elle sait qu’elle n’est rien et elle ne s’en est jamais cachée. Elle n’ignore pas ‘qu’elle est la dernière des créatures de la terre en naissance’162 mais, en ce qui concerne la Providence divine, ne se pourrait-il pas que sa rencontre avec Valville se soit effectuée ‘par la permission de Dieu’ ?163 A ce discours, la mère supérieure est forcée d’avouer qu’à la place de Mme de Miran elle penserait comme elle : ‘j’entre dans vos raisons ; mais ne le dites pas’.164 Elle s’attendait à trouver en Marianne une fille jolie, peut-être spirituelle, ‘mais ce n’était là ni l’esprit ni les grâces, et encore moins le caractère que je me figurais’.165 Mais, ‘que tout ce que je vous dis là ne vous passe point, je vous le répète’, ajoute-t-elle. Il est sans doute ‘fâcheux’ que le monde pense ainsi, mais la mère supérieure n’en est pas moins forcée à parler la voix de la doxa : elle doit poser Marianne devant l’alternative de prendre le voile, ou de consentir à un autre mariage. On ne laisse à 161 162 163 164 165

Marivaux, La Vie de Marianne, Sixième Partie, p. 296. Marivaux, La Vie de Marianne, Sixième Partie, p. 299. Ibidem. Marivaux, La Vie de Marianne, Sixième Partie, p. 300. Ibidem.

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Marianne que peu de temps pour se décider. Celle-ci accepte d’épouser le mari qu’on lui destine à condition de le voir auparavant et de savoir qu’elle homme c’est. Le lendemain, on viendra la prendre pour la conduire chez le ministre. Dans les Sixième, Septième et Huitième Parties de La Vie de Marianne, la voix de la doxa parle. La doxa, on le sait, est un concert de voix. Dans la Sixième, l’abbesse en est le porte-parole. Sa voix est douce et compréhensive. A la fin de cette Partie, la doxa s’exprime avec plus de concision et de façon plus autoritaire quand elle choisit la voix du ministre, qui retourne lui aussi, mais plus durement que l’abbesse, l’histoire de Marianne contre elle : Vous n’avez ni père ni mère, et ne savez qui vous êtes, me dit-il après. Cela est vrai, monseigneur, lui répondis-je. Eh bien ! ajouta-t-il, faitesvous donc justice, et ne songez plus à ce mariage-là. Je ne le souffrirais pas qu’il se fît, mais je vous en dédommagerai ; j’aurai soin de vous ; voici un jeune homme qui vous convient, qui est fort honnête garçon, que je pousserai, et qu’il faut que vous épousiez ; n’y consentez-vous pas ? […] Je vous donne encore vingt-quatre heures pour y songer, reprit-il, on va vous reconduire au couvent.166

La troisième voix choisie par la doxa pour s’exprimer est celle de Mlle Varthon, dont Valville est tombé amoureux. Plus clairement encore que l’abbesse et le ministre, Mlle Varthon parle de l’histoire de Marianne qui a éclaté. Cela est fâcheux. Là est le véritable problème : l’affaire du mariage est désormais entre les mains du public, elle échappe à l’individu. Or, un homme ou une femme de qualité n’ont pas d’autre voix qui puisse parler en leur faveur qu’une histoire comme il faut. Quant à l’histoire de Marianne, elle n’est pas comme il faut, elle n’est pas conforme à la doxa. Dans un résumé d’une pénible précision Mlle de Varthon confronte la pauvre Marianne à tous les détails humiliants de sa propre histoire : Mais votre histoire a éclaté ; ces petits articles ont été sus de tout le monde, et tout le monde n’est pas Valville, n’est pas Mme de Miran ; les gens qui pensent bien sont rares. (a)Cette marchande de linge chez qui vous avez été en boutique ; (b)ce bon religieux qui a été vous chercher du secours chez un parent de Valville ; (c)ce couvent où vous avez été vous présenter pour être reçue par charité ; (d)cette aventure de la marchande qui vous reconnut chez une dame appelée Mme de Fare ; (e)votre enlèvement d’ici, (f)votre apparition chez le ministre en si grande compagnie ; (g)ce petit commis qu’on vous destinait à la 166

Marivaux, La Vie de Marianne, Sixième Partie, p. 317.

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place de Valville, et (h)cent autres choses qui font, à la vérité, qu’on loue votre caractère, qui prouvent qu’il n’y a point de fille plus estimable que vous, mais sont humiliantes, qui vous rabaissent, quoique injustement, et qu’il est cruel qu’on sache à cause de la vanité qu’on a dans le monde : tout cela, dis-je, dont Valville m’a rendu compte, lui a été représenté.167

La doxa est ‘injuste’, les effets des convenances sont ‘cruels’, la loi de la Bonne Société est la vanité, mais à tout cela on ne changera rien. Mlle Varthon sait tout cela, mais elle ne pourra rien y faire. L’abbesse, qui donnait elle aussi une voix à la doxa, est cependant capable d’y opposer sa propre voix intérieure et de compatir avec Marianne en lui demandant le secret sur son opinion personnelle. Mais la Varthon ne voit dans la doxa que le moyen de justifier Valville et son propre amour pour le fiancé de Marianne. Avec une extrême dureté, elle expose devant Marianne les effets de son histoire, désormais publique, pour l’avenir de Valville : Vous ne sauriez croire tout ce qu’on lui a dit là-dessus, ni combien on condamne sa mère, combien on persécute ce jeune homme sur le dessein qu’il a de vous épouser. Ce sont des amis qui rompent avec lui, ce sont des parents qui ne veulent plus le voir, s’il ne renonce à son projet : il n’y a pas jusqu’aux indifférents qui ne le raillent ; en un mot, c’est tout ce qu’il y a de plus mortifiant qu’il faut qu’il essuie ; ce sont des avanies sans fin ; je ne vous en répète pas la moitié. Quoi ! une fille qui n’a rien ! dit-on ; quoi ! une fille qui ne sait qui elle est ! et comment oserez-vous la montrer, monsieur ? Elle a de la vertu ? Eh ! n’y a-t-il que les filles de ce genre-là qui en ont ? N’y a-t-il que votre orpheline d’aimable ? Elle vous aime ? Eh ! que peut-elle faire de mieux ? Est-ce là un amour si flatteur ? Pouvez-vous être sûr qu’elle vous aurait aimé, si elle avait été votre égale ? A-t-elle eu la liberté du choix ? Que savez-vous si la nécessité où elle était ne lui a pas tenu lieu de penchant pour vous ? Et toutes ces idées-là vous viendront quelque jour dans l’esprit, ajoute-t-on malignement et sottement ; vous sentirez l’affront que vous vous faites à présent, vous les sentirez ; et du moins allez vivre ailleurs, sortez de votre pays, allez vous cacher avec votre femme pour éviter le mépris où vous tomberez ici : mais n’espérez pas, en quelque endroit que vous alliez, d’éviter le malheur de la haïr, et de maudire le jour où vous l’avez connue.168

En voulant éviter l’éclat, la doxa est discrète, sans doute, mais elle n’est guère délicate. L’histoire de Marianne a éclaté, le public l’a sue. A présent la doxa s’en empare et la tourne et retourne contre Marianne. On l’a 167 168

Marivaux, La Vie de Marianne, Huitième Partie, p. 391. Marivaux, La Vie de Marianne, Septième Partie, p. 391.

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représentée aux yeux de Valville, qui en a parlé à Mlle Varthon. Et ainsi Marianne entend sa propre histoire répétée par la voix publique. Cette histoire que Marianne a vécue, Mlle Varthon lui en lance à présent la version publique en pleine figure. Elle confronte Marianne avec sa propre histoire habillée par la doxa. Marianne, qui n’a jamais caché qu’elle ne sait pas qui elle est, ne saurait supporter une inversion des rôles : elle ne supporte pas qu’en lui rappelant son histoire, on lui reproche son manque d’origine et qu’on lui retourne son histoire pour lui dire qu’elle n’est rien. Mais le plus grave est que la Doxa a même imaginé une suite hypothétique à son histoire : tôt ou tard, Valville ne saurait manquer de haïr Marianne s’il a l’imprudence de l’épouser. LES FINS HYPOTHÉTIQUES A la fin de la Huitième Partie où le récit de Marianne sera interrompu par celui de Mlle de Tervire, l’histoire de la vie de Marianne s’ouvre à des suites hypothétiques, dont la doxa est la voix. Marianne ne saurait le supporter. Le récit de la doxa l’écrase complètement : Je suis bien avilie, assez convaincue que Valville a dû m’abandonner, et qu’il a pu le faire sans en être moins honnête homme ; mais vous me menacez de sa haine et de ses malédictions, moi qui ne vous réponds rien, moi qui me meurs ! Ah ! c’en est trop, vous dis-je, et Dieu me vengera, mademoiselle, vous le verrez ; vous pouviez justifier Valville, et m’insinuer que sa passion pour vous n’est point blâmable, sans venir m’accabler de ce présage barbare qu’on lui fait sur mon compte ; et c’est peut-être vous qu’il haïra, mademoiselle ; c’est peutêtre vous, et non pas moi, prenez-y garde !169

Voilà pour la fin de l’histoire en ce qui concerne Valville. Il paiera peutêtre son infidélité d’un mariage convenable mais malheureux. Et Marianne elle-même ? La suite de l’histoire qui concerne Marianne entre elle aussi dans une phase hypothétique. Elle connaît l’alternative, qui lui est plusieurs fois représentée : elle se fera religieuse ou acceptera un mariage convenable. Le lecteur ne saura jamais quelle sera sa décision. Dans l’apodose du récit qui embrasse trois parties de son récit, elle reçoit deux propositions de mariage dont l’effet est contraire. Dans les deux entretiens, il est question de l’histoire de Marianne qui a éclaté et qui lui remontre qu’elle n’est rien. Il faut soigneusement confronter ces deux propositions pour voir à quelle conclusion la voix de la doxa amène le lecteur. 169

Marivaux, La Vie de Marianne, Huitième Partie, p. 393.

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Le premier prétendant de Marianne est un protégé du ministre, Monsieur Villot, le frère de lait de son épouse. Il commence par de ‘grossières protestations de tendresse’. Attiré par les charmes de Marianne qu’il a entendu louer et qui dépassent encore ce qu’il a pu s’imaginer, il espère ‘être assez fortuné pour vous convenir, et pour obtenir la possession d’une aussi charmante personne que mademoiselle’.170 Marianne dissimule le dégoût que cet homme lui inspire, mais quand elle entend à nouveau sa propre histoire par la bouche d’un autre, nouveau porte-parole de la doxa, elle met fin à l’entretien avec indignation. Les paroles qui ont choqué Marianne, les voici : Je ne dis pas cela, mademoiselle, et ce n’est pas à quoi je songe ; mais véritablement je ne me serais pas imaginé que vous eussiez eu tant de mépris pour moi, me dit-il. J’aurais cru que vous y prendriez un peu plus garde, eu égard à l’occurrence où vous êtes, qui est naturellement assez fâcheuse, et pas des plus favorables à votre établissement. Excusez si je vous en parle ; mais c’est par bonne amitié, et en manière de conseil.171

Quand, dans la conversation qui suit cette scène, le ministre la place encore une fois devant l’alternative, Marianne répond avec décision : ‘je ne me marierai point, surtout avec un homme qui m’a reproché mes malheurs’.172 La Huitième Partie se termine à peu de choses près par la proposition de mariage parallèle. Elle est le fait d’un officier, homme de près de cinquante ans, qui est des amis de Mme de Miran. Cet officier déclare à Marianne que depuis qu’il a entendu parler d’elle, son caractère est l’objet de son estime et de son respect, voire de son admiration. Il ajoute, simplement, qu’il ‘est au courant de ses affaires’ et lui offre sa main. Marianne est surprise de cette ‘franchise obligeante’ et puisque l’officier ne lui en parle que vaguement, elle lui demande : ‘Monsieur, savez-vous mon histoire ?’.173 La réponse est surprenante : Oui, mademoiselle, reprit-il, je la sais, voilà pourquoi vous me voyez ici ; c’est elle qui m’a appris que vous valez mieux que tout ce que je connais dans le monde, c’est elle qui m’attache à vous.174

170 171 172 173 174

Marivaux, Marivaux, Marivaux, Marivaux, Ibidem.

La La La La

Vie Vie Vie Vie

de de de de

Marianne, Marianne, Marianne, Marianne,

Sixième Partie, p. 309. Sixième Partie, p. 311. Sixième Partie, p. 318. Huitième Partie, p. 421.

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Loin de se tourner contre elle, l’histoire de Marianne est pour l’officier un plaidoyer qui lui a montré ce que Marianne est véritablement : un être noble. Ce sont les paroles d’un gentilhomme, assurément, mais l’officier continue en disant que pour lui ‘ce n’est pas là l’essentiel’ : C’est surtout l’honnête homme, ce me semble, et non pas l’homme de condition, qui peut mériter d’être à vous, mademoiselle ; et comme je suis honnête homme, je pense, autant qu’on peut l’être, j’ai cru que cette qualité, jointe à la fortune que j’ai et qui nous suffirait, pourrait vous déterminer à accepter mes offres.175

Une seconde fois Marianne représente à cet honnête homme qu’elle ne sait pas qui elle est : ‘je n’ai rien, j’ignore à qui je dois le jour, je ne subsiste depuis le berceau que par des secours étrangers’.176 L’origine de Marianne n’importe pas à cet honnête homme, et la question financière ne se pose pas. Il ne veut même pas que son amour soit retourné et se contenterait de l’amitié de Marianne et des qualités de son âme : Je n’ai eu besoin que de savoir les qualités de votre âme […]. Ma raison ne s’embarrasse pas que vous ayez du bien, pourvu que j’en ai assez pour nous deux, ni que vous ayez des parents dont je n’ai que faire. Que m’importe à moi votre famille ? Quand on la connaîtrait, fût-elle royale, ajouterait-elle quelque chose au mérite personnel que vous avez ? Et puis, les âmes ont-elles des parents ? Ne sont-elles pas toutes de condition égale ? Eh bien ! ce n’est qu’à votre âme à qui j’en veux ; ce n’est qu’au mérite qu’elle a, en vertu duquel je vous devrais bien du retour.177

Les âmes n’ont pas de parents, elles viennent au monde toutes nues, comme des enfants trouvés. ‘Je suis sorti nu du sein de ma mère, et nu je rentrerai dans le sein de la terre’. Ce vers du Livre de Job est ce que l’histoire de Marianne oppose à la voix de la doxa. Marianne est un enfant trouvé, son livre est un manuscrit trouvé, dépouillé de tout, comme elle. Marianne demande à cet homme huit jours de réflexion et lui répond une dernière fois de bien considérer de son côté qu’il propose d’épouser une fille ‘qui n’est rien et qui n’a rien’.178 Par trois fois, Marianne fait allusion à son histoire, mais l’officier s’interdit de l’évoquer autrement que comme le motif profond de sa proposition. On ne connaîtra jamais la décision de Marianne puisqu’une ligne plus bas, entre en scène la 175 176 177 178

Marivaux, La Vie de Marianne, Huitième Partie, p. 422. Ibidem. Ibidem. Ibidem.

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religieuse qui lui fera le long récit qui occupera les trois dernières parties de La Vie de Marianne. L’officier est le premier qui n’inverse pas la situation énonciative et qui ne tourne donc pas l’histoire de Marianne contre elle-même. Il n’enferme pas l’histoire, comme le fait la doxa, dans une circularité sans issue. Quand elle entend sa propre histoire répétée par la doxa, Marianne rompt l’entretien avec le protégé du ministre, mais sans conclure : elle déclare qu’elle ne se mariera pas. L’alternative proposée par l’abbesse n’arrive pas à une résolution satisfaisante. Le refus d’un époux n’implique en effet pas que Marianne se fera religieuse. En revanche, le discours et l’attitude de l’officier, qui n’est pas une incarnation de la doxa, et qui est plus honnête homme qu’il n’est homme de qualité, ouvre le récit à une fin, qui demeure néanmoins hypothétique. La décision de Marianne dépend de l’avis de Mme de Miran, qui est ‘sa mère’. Mais d’ores et déjà, Marianne, qui se voit enfin reconnue pour ce qu’elle est, un enfant trouvé, peut s’asseoir et écouter le long récit de Mlle de Tervire qui a pour but de la dissuader de la vie religieuse et donc de clore l’autre volet de l’alternative. Nul doute que le relais narratif qui s’ensuit est le moment central du roman autour duquel toute sa construction narrative et rhétorique pivote. L’histoire de Mlle de Tervire interrompt l’histoire de Marianne à l’endroit précis où il pourrait progresser vers une fin, certes provisoire car en devenant la femme de l’officier, Marianne ne devient pas comtesse. A la fin de la Huitième Partie, le récit s’avance donc vers une fin probable. Cette fin serait le mariage de Marianne avec l’officier. LE TERRAIN D’ENTENTE La proposition de mariage est une entrée en matière, c’est la préparation d’un terrain d’entente sur lequel, dans une phase ultérieure, les différents articles d’un contrat peuvent être négociés. L’officier n’est pas renvoyé comme Monsieur Villot, on lui demande d’attendre huit jours. Cette attente devra décider d’une entente. La proposition de mariage est un thème qui évoque une question rhétorique. Et cette question concerne aussi le livre qui s’intitule La Vie de Marianne. Le mariage entre l’auteur et le lecteur n’est pas encore conclu, mais le récit a préparé un terrain d’entente où un contrat de lecture peut être proposé. Le lecteur est invité à accepter La Vie de Marianne et de lire le roman selon un accord dont les articles concernent l’exemplarité,

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l’auctorialité, le style, etc. Au public le contrat de lecture propose d’agréer le roman comme un discours naturel, qui émane directement d’un individu particulier qui se montre dans ce qu’il a de plus singulier. Cette acceptation demande au lecteur qu’il n’aborde pas le livre selon les prémisses de la doxa littéraire, mais qu’il l’accepte en tant que tel, comme un produit pour la réalisation duquel on n’a pas essayé de se conformer à des préceptes stylistiques et à d’autres règles qui conviennent à une œuvre littéraire telle que la voit la Poétique classique. Aussi n’est-ce pas un roman, au sens précis que c’est un produit littéraire qui risque de ne pas convenir aux ‘connaisseurs’ dont parle Desfontaines, mais qui plaira sans doute à des lecteurs ‘plus philosophes’.179 Le lecteur visé par ce contrat est plus honnête homme qu’homme de qualité. Le bon lecteur accepte de lire un manuscrit trouvé et d’épouser une orpheline.

179

Voir l’Avertissement de la Seconde Partie.

DE MARIANNE ET DE MLLE DE TERVIRE

LE PARADIGME Le récit de Mlle de Tervire qui occupe les trois dernières parties de La Vie de Marianne a une fonction pragmatique. Il est fait pour aider Marianne à prendre une décision : doit-elle se faire religieuse ? En annonçant sans cesse au fil des livraisons l’histoire d’une ‘religieuse’, la comtesse Marianne a créé un horizon d’attente sur la fin de cette histoire, tout comme le titre de La Vie de Marianne, ou les Aventures de madame la comtesse de *** annonçait une fin. On sait donc dès le début que Mlle de Tervire est religieuse et que Marianne est comtesse. Mais ni le premier récit ni le deuxième n’atteignent cette fin. Au sein de la partie de son histoire que le lecteur peut lire, Mlle de Tervire reprend même le récit d’une jeune religieuse qui la dissuade de prendre le voile. Elle voit dans l’histoire de cette religieuse beaucoup de ressemblances avec la sienne. Au moment où le récit de Mlle de Tervire s’interrompt, on est plus éloigné de la fin que jamais. A la rigueur, Marianne aurait pu s’en passer et évoquer simplement l’histoire de cette seconde religieuse qui au moins offre une vraie réponse, négative, à la question de Marianne orpheline : doit-elle se faire religieuse ? Si, malgré l’horizon d’attente créé par le texte même, on ne doit pas compter sur une fin, ni de l’histoire de Marianne ni de celle de Mlle de Tervire, à quoi servent donc les trois dernières parties de La Vie de Marianne ?180 Pour répondre à cette question, il est utile d’insister sur la situation énonciative dans laquelle se trouvent les deux religieuses. Avant de devenir narratrices, elles sont l’une et l’autre narrataires du récit d’une autre, qu’elles racontent à leur tour. La scène d’énonciation où cet échange de positions énonciatives a lieu est le couvent, qui est un lieu marquant un véritable pivot dans La Vie de Marianne. La religieuse parle à Tervire à la grille de son couvent, Tervire parle à son tour à Marianne dans la chambre de couvent où Marianne a été mise par ordre du ministre. Au couvent s’ébauche sur un axe vertical, un paradigme, c’est-à-dire une 180 Nathalie Kremer, ‘Avançons. Le récit sans fin de Marianne’, in Florence MagnotOgilvy (éd.), Nouvelles lectures de La Vie de Marianne. Une dangereuse petite fille, Paris, Garnier, 2014, p. 215-234.

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série de situations analogues : Marianne, Mlle de Tervire et la religieuse éplorée appartiennent à différents récits dans le roman, mais font partie intégrante du même paradigme dont l’étiquette renvoie à une situation énonciation : au couvent, les personnages concernés sont tour à tour narratrices et narrataires. La ressemblance va plus loin. Au moment où Marianne rencontre Mlle de Tervire sa situation est la même que celle où s’est trouvée celleci. Par son récit, Mlle de Tervire essaiera de dissuader Marianne de prendre le voile, comme elle en a elle-même été dissuadée par l’autre religieuse : Quoi ! vous faire religieuse ! s’écria-t-elle. Oui, lui répondis-je, ma vie est sujette à trop d’événements ; cela me fait peur. L’infidélité de Valville m’a dégoûtée du monde. La providence m’a fourni de quoi me mettre à l’abri de tous les malheurs qui m’y attendent peut-être (je parlais de mon contrat) ; du moins je vivrais ici en repos, et n’y serais à charge à personne.181

A la fin de la Huitième partie, la religieuse qui s’appellera bientôt Mlle de Tervire lui promet ‘un petit récit des accidents de ma vie’ qui doit éclairer Marianne, comme un exemple développé, sur sa situation. On ne sait pas l’effet qu’aura le récit de Mlle de Tervire sur Marianne, mais on voit bien l’effet que produit le récit de la seconde religieuse sur la décision de Tervire : Tout ce qui l’avait conduit à ce couvent ressemblait si fort à ce qui me donnait envie d’y être, mes motifs venaient si exactement des mêmes causes, et je voyais si bien mon histoire dans la sienne, que je tremblais du péril où j’étais, où plutôt de celui où j’avais été. Car je crois que dans cet instant je ne me souciai plus de cette maison, non plus que de celles qui y demeuraient, je me sentais glacée pour elles, et je ne fis plus de cas de leurs façons.182

On n’est pas encore à la fin des ressemblances. Le récit de Tervire dans la chambre de Marianne au couvent est précédé d’une autre conversation, plus haut dans la Huitième Partie, dont le sujet est tout autre. Tervire la religieuse vient consoler Marianne d’avoir été abandonnée par Valville et ne manque pas de souligner les ressemblances avec la situation où elle s’est elle-même trouvée. Que Marianne sache que le chagrin qu’elle en a éprouvé s’est avéré de peu de durée : 181 Marivaux, La Vie de Marianne, éd. Deloffre, Paris, Garnier, 1957, Huitième Partie, p. 425. 182 Marivaux, La Vie de Marianne, Neuvième Partie, p. 459.

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Oui, mademoiselle, plaignez-vous, soupirez, répandez des larmes dans ce premier instant-ci ; moi qui vous parle, je connais votre situation, je l’ai éprouvée, je m’y suis vue, et je fus d’abord aussi affligée que vous ; mais une amie que j’avais, qui était à peu près de l’âge que j’ai à présent, et qui me surprit dans l’état où je vous vois, entreprit de me consoler ; elle me parla raison, me dit des choses sensibles. Je l’écoutai, et elle me consola.183

Il ne s’agit pas de dissuader Marianne de se faire religieuse, mais de la consoler d’un amour perdu. L’histoire de Marianne et de Mlle de Tervire se ressemblent et rejoignent en outre une seconde fois celle de cette seconde religieuse, sans nom qui, après avoir parlé de son manque de vocation, demande à Tervire de la délivrer du billet cacheté d’un amoureux qu’elle vient de recevoir et que sans son aide elle ne pourra pas s’empêcher de lire. Si elle le lit, elle est perdue : ‘Je ne réponds de rien, si je le revois ; je suis capable de le suivre, je suis capable d’abréger ma vie, je suis capable de tout ; je ne prévois que des horreurs, je n’imagine que des abîmes, et il est sûr que nous périrons tous deux’.184 Tervire débarrasse la jeune religieuse du billet fatal et revient encore plusieurs fois au couvent où elle est témoin de la guérison de la jeune nonne amoureuse : ‘Cependant, à force de prières, de combats et de gémissements, ses peines s’adoucirent, elle acquit de la tranquillité ; insensiblement elle s’affectionna à ses devoirs, et devint l’exemple de son couvent par sa piété’.185 Voilà au moins une aventure de terminée. Encore une fois, Marianne aurait pu faire l’économie de la longue histoire de Mlle de Tervire et en venir directement, dans cette occasion encore, à l’histoire de la religieuse éplorée, qui contient une réponse à deux de ses problèmes : son amour pour Valville, qui ne manquera pas de s’avérer passager, et sa tentation de prendre le voile. Si l’histoire de Mlle de Tervire a un sens, c’est à force de s’inscrire dans une série de ressemblances, que nous appelons un paradigme. Tervire s’est en effet trouvée dans une situation analogue et elle parie que ce sera encore le cas de Marianne : Mettez-vous bien dans l’esprit que vous ne deviez pas épouser celui dont il est question, et qu’assurément ce n’était pas votre destinée ; qu’il est très possible que vous y gagniez, comme j’y ai gagné moimême, ajouta-t-elle, à ne pas épouser un jeune homme riche, à qui j’étais chère, qui me l’était, et qui me laissa aussi pour en aimer une 183 184 185

Marivaux, La Vie de Marianne, Huitième Partie, p. 381. Marivaux, La Vie de Marianne, Neuvième Partie, p. 461. Marivaux, La Vie de Marianne, Neuvième Partie, p. 464.

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autre qui est devenue sa femme, qui est malheureuse à ma place, et qui, avant que d’être à lui, aurait eu l’aveugle folie de se consumer en regrets, s’il l’avait quittée à son tour.186

Deux paradigmes d’analogies donc entre trois histoires différentes : au sujet de la vocation religieuse et au sujet de la perte d’un amour. Mais qui est cet amoureux de la belle Tervire à qui elle fait ici allusion dès sa première apparition dans le roman ? On ne l’apprendra pas dans la partie de son histoire qu’on lira, où c’est toujours elle qui rompt le mariage. Et qui est cette amie qui l’a consolée ? La suite ne fournit aucune réponse à cette question non plus. Mais il n’en est pas moins certain que la scène de couvent où Tervire vient consoler Marianne d’avoir été délaissée par un amoureux est encore une charnière énonciative. La seconde religieuse parle à Tervire qui parle à Marianne d’un amour perdu. Le zig-zag énonciatif installe dans le récit un axe paradigmatique de ressemblances et d’analogies. Dans les deux apparitions que Mlle de Tervire fait dans la Huitième Partie de La Vie de Marianne, elle dépose dans la rivière du récit deux pierres d’attente : l’histoire d’un faux amour et l’Histoire d’une fausse vocation religieuse. L’ARGUMENT La double ressemblance entre les histoires de Marianne et de Tervire constitue un double ancrage des deux récits l’un dans l’autre. En écoutant Tervire, Marianne entend deux épisodes de sa propre histoire, habillés d’autres circonstances. Il semble donc qu’au moment où l’histoire de Marianne arrive à un point où elle s’ouvre à différents possibles – doitelle épouser l’officier ?, doit-elle prendre le voile ? ; comment se comporter à l’égard de Valville et de Mme de Miran sa protectrice – le récit de La Vie de Marianne a besoin de s’élargir. L’existence d’un axe paradigme dans le récit de La Vie de Marianne suggère que le roman est une construction à plusieurs dimensions qui appellent des types de lecture différents. La dimension narrative, linéaire, de l’œuvre débouche pour le lecteur sur la frustration d’un récit doublement inachevé. Au bout de plus de dix ans d’écriture, Marivaux ne savait-il plus où aller ? A-t-il jamais su où il voulait en venir ? La forte ressemblance entre différents épisodes dans différents récits explicitée par les personnages mêmes suggère d’autre part que la narration est 186

Marivaux, La Vie de Marianne, Huitième Partie, p. 382.

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porteuse de motifs sans cesse répétés qu’il est utile de réunir en paradigmes. La lecture de ces paradigmes ne va pas à l’encontre de la lecture linéaire, elle permet tout au contraire d’en expliquer les aléas. Un changement sur le plan narratif, comme le relais narratif de Marianne par Mlle de Tervire, mène la narration à une double impasse, mais en même temps à la répétition de son argument, qui est peut-être la véritable ‘fin’ du roman. On peut définir l’‘argument’ du roman comme le noyau de sa dimension rhétorique. Si l’on accepte qu’à travers la narration le roman essaie de convaincre, on accepte aussi facilement l’existence d’une dimension morale, qui se traduit dans l’exemplarité. Dans un roman le récit n’est pas lui-même l’‘exemple’ d’une vérité, comme dans la Fable, mais il possède néanmoins une ‘exemplarité’ dont nous avons parlé ailleurs.187 L’argument qui constitue pour nous le centre de la dimension rhétorique d’un roman n’est pas une idée morale, mais la thèse qu’il propose à travers la narration. C’est la ‘fin’ du roman, son ultima ratio, sa raison d’être. La thèse de La Vie de Marianne concerne le statut du particulier, son identité. Sans affirmer quoi que ce soit de façon affirmative, Marivaux pose, à travers la narration et la composition de son texte, l’identité comme problématique. L’identité existe-t-elle en soi ? Est-elle une forme de l’être léguée à l’individu par les parents ? Est-elle dans le sang ? N’est-elle pas plutôt construite dans une interaction permanente avec un environnement social ? La dimension rhétorique d’un roman est tentative. Il ne s’agit pas de démontrer, mais de problématiser. La fonction du discours romanesque dans le champ discursif de l’époque, où il entre en dialogue avec d’autres discours – philosophique, moral, religieux, etc. – est d’insinuer. Le discours du roman est différent des autres : il ne déclare pas, il ne défend pas. Il insinue, en se servant de la narration et de la fiction. Par sa façon insinuante de parler, le roman s’insinue aussi dans le champ discursif qui parfois le rejette, comme fiction, voire comme mensonge ou comme simple divertissement. C’est pourquoi il a sans cesse besoin de se légitimer. La thèse du roman est une question abstraite qui n’existe qu’à travers un thème autour duquel le récit se développe. Dans La Vie de Marianne, un de ces thèmes, sinon le thème central, est la situation de l’orphelin. L’orphelin est un personnage bien sûr, mais la situation dans laquelle il se trouve est un thème qui se ramifie en différents motifs : l’orphelin est 187

Voir Du modèle du roman-mémoires.

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sans attaches, personne ne peut répondre de lui, il ne sait lui-même pas qui il est, son avenir est incertain et imprévisible, il est exposé aux hasards de la vie, etc. Mais au centre de tous ces motifs, on entend la thèse : l’orphelin est la métaphore de l’individu dont l’identité est construite dans l’interaction avec le monde, la société, les autres. La thèse du roman, son ultima ratio, se déploie dans la narration à travers plusieurs thèmes. Le manuscrit trouvé est une autre métaphore, non plus d’un sujet sans attaches, mais d’un objet qui se voit forcé de se définir dans une négociation soutenue avec les autres et la société qui règlent les conditions d’appartenance au monde des livres. Si Marianne est un enfant trouvé et La Vie de Marianne un manuscrit trouvé, c’est que l’une et l’autre métaphorisent le problème de l’appartenance du sujet/ objet au monde. Pour en revenir au relais narratif où Marianne devient narrataire et Mlle de Tervire narratrice, ce changement de fonction dans la situation énonciative qui mène à une double impasse sur le plan purement narratif acquiert tout son sens dans la dimension rhétorique de l’œuvre. Marianne et Tervire sont des ‘orphelines’. Elles font parties du paradigme auquel s’intègre aussi le manuscrit trouvé qui contient leurs histoires. Et ce paradigme thématique est lié à l’argument : le sujet/objet ne trouve son identité que dans la négociation d’un statut avec le monde. Tervire est une autre Marianne. Si les circonstances de leurs aventures sont très différentes, l’argument n’en est pas moins le même : Tervire est, comme Marianne, une ‘orpheline’ : Cette enfant ne fut presque pas moins oubliée qu’il l’était lui-même, et devint à peu près comme une orpheline.188 Cette enfant m’afflige, lui disait Mme de Tresle ; ce ne serait que pour elle que je souhaiterais de vivre encore quelque temps ; mais Dieu est le maître, il est le père des orphelins.189

La première qui voit la jeune Tervire comme une orpheline est sa grandmère maternelle, madame de Tresle. La deuxième est Mme de SainteHermières, l’amie intime de sa mère qui, en se remariant, a pratiquement oublié le fruit de son premier mariage. Et les chuchotements autour d’elle où elle intercepte le mot d’‘orpheline’ lui arrache des larmes dès son âge le plus tendre.190

188 189 190

Marivaux, La Vie de Marianne, Neuvième Partie, 438. Nous soulignons. Marivaux, La Vie de Marianne, Neuvième Partie, p. 454. Nous soulignons. Marivaux, La Vie de Marianne, Neuvième Partie, p. 444.

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L’HISTOIRE DE MLLE DE TERVIRE La thèse est développée de deux manières différentes dans La Vie de Marianne. Dans les huit premières Parties du roman, le récit de Marianne alterne la narration et les réflexions et est précédé dans chaque Partie d’une scénographie soutenue. Dans les trois dernières Parties, le récit de Mlle de Tervire ne contient pratiquement pas de réflexions, la narration est continue et n’est interrompue que par le son de la cloche qui appelle la religieuse à l’église. Marianne narrataire ne se plaint pas de la longueur du récit de Tervire, au contraire. Mais surtout, la belle Tervire est une orpheline d’une autre façon, qui est tout opposée à la situation où se trouve Marianne au début de son récit. Marianne a été trouvée dans un carrosse entourée des cadavres de ses parents ; son histoire ne remonte pas plus haut, elle est ‘sans origine’. Mlle de Tervire au contraire, fait remonter son histoire à la génération de ses grands-parents. Tervire est une jeune femme qui connaît son ascendance mais qui est abandonnée par sa famille directe. Son histoire est un roman de famille qui embrasse trois générations. L’histoire se déroule en trois épisodes, qui correspondent assez rigoureusement, à quelques phrases près, aux trois parties de La Vie de Marianne dont Mlle de Tervire est la narratrice. Dans le premier épisode, qui correspond grosso modo à la Neuvième Partie, est étudiée la manière dont la petite Tervire est traitée par sa famille du côté maternel. Dans le deuxième épisode, qui se déroule dans la Dixième Partie, la scène se déplace à la famille du côté paternel. Ces deux épisodes ont pour décor la campagne et présentent de très fortes ressemblances. Dans la Onzième Partie, la jeune demoiselle va à la recherche de sa mère dont elle a été abandonnée et qu’elle retrouvera à Paris. Une lecture paradigmatique de l’histoire de Mlle de Tervire, qui s’appuie sur le réseau de correspondances sur lequel la narration est fondée, révèle très vite que les deux premiers épisodes se déroulent selon le même schéma. C’est, dans les deux cas l’histoire d’une (a) mésalliance. Dans les deux cas l’époux est (b)déshérité par son père/sa mère. Une scène de (c) reconnaissance indirecte, catalysée par la progéniture du couple, entraîne une (d)réconciliation et un (e) rétablissement de fortune. (f)La mort du père/de la mère entraîne (g)une révolution dans les rapports de famille. La femme que le fils a épousée s’avère ingrate et méchante. Elle devient une (h)marâtre pour la jeune Tervire qui quitte les lieux et doit craindre de tomber dans (i)l’indigence. Dans les deux premiers épisodes il est en outre question (j)d’un mariage, qui est rompu.

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La première génération, celle des grands-parents, (k)adopte la jeune ‘orpheline’ qui est abandonnée par la deuxième. L’enchaînement de ces motifs doit beaucoup au hasard. Les mêmes éléments se retrouvent en outre dans le dernier épisode où Tervire va à la recherche de sa mère. Ils y sont différemment combinés, et pour cause. Il est utile de regarder ces ressemblances de plus près. Le premier épisode commence par la (a)mésalliance du jeune monsieur de Tervire avec Mlle de Tresle. Les deux familles sont de très ancienne noblesse de campagne, mais Mlle de Tresle n’a pas de dot. Tervire l’épouse, contre le gré de son père, qui (b) le déshérite sur le champ au profit de son frère cadet. Une (d) réconciliation a lieu par hasard, quand le père de Tervire (c)reconnaît en une enfant donnée en nourrice à une paysanne sa petite-fille, la jeune Tervire. Il veut (e) changer son testament, mais (f)meurt avant de pouvoir exécuter ce projet. Le fils Tervire, père de notre héroïne, meurt bientôt lui aussi et son épouse (g)se remarie bientôt avec un marquis. Par ce mariage elle se trouve élevée au plus haut rang de la société. Elle a bientôt un fils de son second mari et commence à (h)négliger la fille de son premier époux. Envoyée à la campagne, oubliée par sa mère, celle-ci est d’abord (k)accueillie et tendrement aimée de sa grand-mère maternelle. Les sœurs de sa mère, ses tantes, en revanche la détestent. Quand la vielle Mme de Tresle meurt, la jeune Tervire, (i)fort pauvrement vêtue, quitte le château et est hébergée par des fermiers, le couple Villot, avant d’être prise en charge par une amie d’enfance de sa mère, Mme de Sainte-Hermières. Celle-ci est une hypocrite qui essaie d’abord d’inspirer à Mlle de Tervire la vocation religieuse en croyant en recueillir la gloire. La jeune Tervire revient de son désir d’entrer au couvent par l’histoire insérée de la religieuse éplorée. Ensuite il est question d’un (j)mariage avec le baron de Sercour. Ce projet échoue au dernier moment à cause des manœuvres d’un faux dévot qui compromet la réputation de Tervire de façon honteuse. Mme de Sainte-Hermières qui est dans le complot fait pénitence et avoue toute la manœuvre avant de mourir. Après sa réhabilitation aux yeux du public, Mlle de Tervire n’en renonce pas moins au mariage avec le baron : Le baron de Sercour, que je traitai toujours fort poliment partout où je le rencontrai, voulut renouer avec moi, et proposa de conclure le mariage ; mais je ne pus plus m’y résoudre. Il m’avait trop peu ménagée.191

191

Marivaux, La Vie de Marianne, Neuvième Partie, p. 483.

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Le premier épisode se termine par la rupture du mariage. Mlle de Tervire a alors 17 ans. Dans les dernières pages de la Neuvième Partie commence le deuxième épisode. Après être retourné chez les fermiers Villot, Tervire est accueillie par sa grand-tante paternelle, la sœur du vieux Tervire qui est mort avant de pouvoir changer son testament. C’est Mme Dursan, dame de plus de quatre-vingts ans, qui (k)aime tendrement sa nièce et lui lègue tout son bien. La vielle dame Dursan a pourtant un fils, qu’elle a (b)déshérité parce qu’il s’est (a)mésallié en épousant ‘une fille de la lie du peuple’. Le fils Dursan, méconnaissable et gravement malade, revient dans le pays avec sa femme et son propre fils, le jeune Dursan. Une (c)reconnaissance a lieu, par l’intermédiaire de Mlle de Tervire, qui introduit l’épouse du fils Dursan au château en la qualité de femme de chambre, qui prend le nom de Brunon. Très lentement et prudemment, la vieille dame Dursan est amenée à reconnaître en ce malade qui se trouve dans son château son propre fils et dans sa femme de chambre Brunon sa bru. Voyant son fils dans un tel état et charmée de la beauté et du comportement doux et dévoué de Brunon elle (d)se réconcilie avec son fils et lui (e)lègue sa fortune à condition cependant que le jeune Dursan (j)épouse la jeune Tervire, qui est de son âge et qui semble en être amoureuse. Si cette condition n’est pas remplie pour une raison ou une autre, un tiers de l’héritage ira à Mlle de Tervire. La vielle dame Dursan (f)meurt quelques semaines après avoir changé son testament. Après la mort de sa belle-mère, Brunon, redevenue Mme Dursan, (g) montre son vrai visage. Elle ne comprend que trop que son fils, le jeune Dursan, peut désormais prétendre à un mariage plus avantageux et elle essaie de faire échouer le projet de mariage avec sa cousine Mlle de Tervire. Elle y réussit par (h)son comportement dédaigneux à l’égard de Tervire, qui la quitte en renonçant au mariage avec son fils. De nouveau la rupture n’est pas très bien motivée. Mlle de Tervire quitte son jeune amoureux à cause d’une querelle avec sa mère : […] et depuis ce moment nous ne nous parlâmes presque plus, et j’en essuyai tous les jours tant de dégoûts qu’il fallut enfin prendre mon parti trois mois après la mort de ma tante, et quitter le château, malgré la désolation du fils, que je laissai malade de douleur, brouillé avec sa mère, et que je ne pus ni voir ni informer du jour de ma sortie […].192

192

Marivaux, La Vie de Marianne, Dixième Partie, p. 535.

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Le deuxième épisode s’achève, comme le premier (et comme l’histoire de Marianne), par la rupture d’un mariage. Comme elle craint que la jeune Mme Dursan ne fasse casser le testament de sa vieille grand-tante, Mlle de Tervire, qui n’est donc toujours pas religieuse, (i)n’a plus d’autre ressource que de retourner chez sa mère. Nous la retrouvons, avec les lecteurs de la Onzième Partie de La Vie de Marianne, dans un carrosse qui l’amène à Paris, en compagnie de Mme Darcire. A un relais, une dame demande s’il reste une place pour elle dans la voiture. Quand cette ‘inconnue’ se trouve incommodée, Mlle de Tervire lui cède volontiers sa place qui est plus agréable et lui fait d’autres sortes d’amitiés quand, au prochain relais elle veut l’empêcher de se séparer du groupe et quand, constatant qu’elle est à court d’argent, elle lui ouvre sa bourse. L’inconnue, qui dit s’appeler Mme Darneuil, est très touchée par la bonté de cœur de la jeune Tervire et lui déclare ‘qu’elle aimerait bien être sa mère’.193 Elle l’est en effet, mais mère et fille ne se reconnaissent pas. La reconnaissance a lieu au bout de plusieurs courses en carrosse dans Paris. Tervire va d’abord à la dernière adresse qu’elle connaît de sa mère, chez le marquis de… Elle n’y habite plus. Le marquis est mort quelques semaines après avoir marié son fils à la fille du duc de … D’autres courses à d’autres adressent complètent ces informations : la marquise, la mère de Tervire donc, n’habite plus avec son fils et sa belle-fille avec qui elle est brouillée. Le carrosse de Tervire et Mme Darcire traverse la ville plusieurs fois de part en part. Les deux dames veulent aussi rendre visite à Mme Darneuil, qu’elles ont rencontrée dans le carrosse qui les a conduites à Paris, mais sans résultat. C’est par hasard que les deux recherches convergent. Quand les deux femmes retrouvent Mme Darneuil dans une auberge, alitée et (i)en fort mauvaise santé, et quand elles lui parlent de leurs courses dans Paris, mère et fille (c)se reconnaissent enfin. Elles apprennent ensuite comment la fausse Mme Darneuil a pu tomber dans un état si déplorable. La mère de Tervire a été bien punie de l’abandon de sa fille. La situation s’est retournée contre elle. Son mariage était (a)une (seconde) mésalliance : elle n’apportait aucune dot à son second mari, qui était très fortuné. Le fils qu’elle en a eu, et qu’elle adorait au point de lui (e) laisser sa part de l’héritage de son mari à (f)sa mort, s’avère (g)un ingrat. Son épouse, la fille du duc de… l’est davantage encore. Elle ne lui fait que trop sentir qu’en faisant ce sacrifice, elle ne faisait que rendre 193

Marivaux, La Vie de Marianne, Onzième Partie, p. 542.

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à son fils ce qui lui revenait de droit. (b)Elle n’a droit à rien. (h)L’attitude dédaigneuse de sa belle-fille décide la marquise à quitter l’hôtel de son fils et à s’installer ailleurs. Elle est forcée de réclamer (i)la petite pension qu’on lui doit, mais qui ne lui a plus été versée depuis huit mois au moment où elle fait son récit. On constate immédiatement que les motifs paradigmatiques sont distribués autrement dans le troisième épisode, qui ne concerne plus que deux générations. Dans ce troisième volet de l’histoire de Mlle de Tervire, la reconnaissance de la mère par la fille occupe le devant de la scène. L’histoire de la mère, au bout de laquelle elle se trouve dans l’indigence, est celle que sa fille a vécue deux fois. La situation s’est inversée. La mère de Mlle de Tervire est devenue l’orpheline. Elle est désormais sans connections, abandonnée de ses proches pour qui elle s’est pourtant sacrifiée. La honte lui fait autant que possible cacher son indigence. A la fin de La Vie de Marianne nous trouvons donc un épisode qui est à très peu de choses près le contraire du début du roman. Le dernier épisode de la vie de Mlle de Tervire raconte la (a)recherche d’une (b)mère (c)abandonnée de (d)ses enfants, disparue et (e)retrouvée dans (f)un carrosse. Le premier épisode de l’histoire de Marianne peut se résumer comme (a’) la trouvaille d’une (b’) fille (c) séparée de (d’) ses parents et (e)retrouvée dans (f)un carrosse. Dans le carrosse, la petite Marianne est recouverte du corps de sa mère morte ; dans le carrosse, la marquise est ‘couverte’ des soins prodigués par la fille qu’elle a abandonnée et qui était comme morte pour elle. Sur le plan narratif, les deux histoires sont inachevées : la partie de la vie de Marianne que nous connaissons s’interrompt par un mariage rompu ; les deux premiers épisodes de la vie de Tervire qu’on lit s’achèvent de même par la rupture d’un mariage. Il est même fait allusion, dans la Huitième Partie, d’un troisième mariage, rompu par l’infidélité du futur époux. Combien de mariage encore… ? On se saura jamais comment Marianne est devenue comtesse ; on ne saura pas comment, après tant de mariages rompus, Tervire a pu se faire religieuse. Une lecture paradigmatique du texte, en revanche, qui s’intéresse à la structure argumentative du discours narratif rendu visible dans la récurrence des motifs et thèmes, mène à de tout autres résultats. Sur le plan rhétorique, le récit est bien achevé. Marivaux a marqué son point et s’arrête. Ce point est un argument, une thèse : l’homme est un enfant trouvé. Même s’il a toutes les connexions du monde, il n’existe que dans le rapport avec les autres. L’homme est versatile, les rapports avec les autres sont instables : l’identité est construite par la physionomie, par le

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statut social, par la puissance financière, … mais aussi par la bonté et la noblesse du cœur et de l’âme. C’est bien le dernier mot de l’histoire de Marianne, qui s’achève par la proposition de mariage faite par l’officier quinquagénaire : Que m’importe à moi votre famille ? Quand on la connaîtrait, fût-elle royale, ajouterait-elle quelque chose au mérite personnel que vous avez ? Et puis les âmes ont-elles des parents ? Ne sont-elles pas toutes de condition égale ?194

194

Marivaux, La Vie de Marianne, Huitième Partie, Nous soulignons.

DE MARIANNE ET DE JACOB

LA SUSPENSION L’extraordinaire fécondité de Marivaux dans les années 1734-35 a été remarquée souvent. Il donne au public la Seconde Partie de La Vie de Marianne en janvier 1734 et en novembre 1735 la Troisième Partie sort des presses, chez Prault Fils. Dans l’intervalle il publie deux autres ouvrages : Le Cabinet du Philosophe, qui paraît chez Prault Père de janvier à avril 1734, et Le Paysan Parvenu, publié chez Prault Père et Fils de mai 1734 à avril 1735. Dans le même laps de temps, Marivaux parvient en outre à publier trois pièces, La Méprise (août 1734), Le petit Maître corrigé ((Novembre 1734) et La Mère Confidente (mai 1735). Dans la perspective d’une Poétique historique du roman, la succession rapide de tous ces volumes et Feuilles qui viennent s’intercaler entre deux parties de La Vie de Marianne est un phénomène intéressant. Même si Le Cabinet du Philosophe et Le Paysan Parvenu s’interrompent brusquement, leur cadence de publication n’en est pas moins assez régulière. L’Indigent Philosophe avait paru aussi régulièrement, en sept Feuilles, entre mars et juillet 1727, publiées chez plusieurs éditeurs. Mais il en était allé tout autrement du Spectateur français, dont la publication des 25 Feuilles avait été interrompue quatre fois de 1722 à 1723 : entre la Première et la Deuxième s’écoulent 6 mois, entre la Sixième et la Septième 3 mois. La Seizième et la Dix-septième sont séparées d’un mois seulement, mais le lecteur devra attendre 10 mois les deux dernières Feuilles.195 Ce rythme de publication saccadé permet de rapprocher Le Spectateur français de La Vie de Marianne dont les différentes parties sont également très espacées dans le temps. Dans l’article consacré au Spectateur français, nous avons pu constater que l’interruption de la narration par des réflexions est une revendication explicite du contrat de lecture que le ‘spectateur’ propose à ses lecteurs et que Marivaux, par l’intermédiaire de cette ‘figure’, offre à son propre lecteur. Or, l’interruption de la publication de La Vie de Marianne 195 La cadence de publication du Spectateur français est la suivante : Feuille I (juillet 1721), Feuilles 2 à 6 (janvier à mai 1722), Feuilles 7 à 16 (août 1722-mars 1723), Feuilles 17 à 23 (mai à novembre 1723), Feuilles 24 à 25 (septembre à octobre 1724).

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par la sortie rapide et régulière des cinq parties du Paysan parvenu répond-elle à une stratégie éditoriale délibérée et peut-elle à son tour être considérée comme un élément dans la négociation d’un nouveau contrat de lecture pour le roman ? Les problèmes que pose la parution soudaine d’un second romanmémoires entre deux parties de La Vie de Marianne et son interruption tout aussi inattendue peuvent en effet, nous semble-t-il, être expliqués si on les envisage dans cette même perspective de la négociation d’un accord avec le public. L’interruption de La Vie de Marianne ne devra guère étonner si on prend au sérieux le projet de Marivaux négocie dans la scénographie du Spectateur français. Au moment où la scénographie développée dans ce périodique aboutit enfin à la publication de manuscrits envoyés et lorsqu’elle met finalement en place le ‘modèle’ du roman-mémoires qui sera celui de La Vie de Marianne, la variété apparaît comme un trait essentiel de la nouvelle manière de narrer que Marivaux a en vue. Le nouveau romancier aime ‘suspendre’ la narration. Il faut donc renouer avec la citation sur laquelle débouchait notre analyse du Spectateur français : J’ai lu d’un bout à l’autre ses Aventures, et je les ai trouvées si instructives, et en même temps si intéressantes que j’ai résolu de les donner, quelques longues qu’elles soient ; elles emploieront bien dix-huit à vingt de mes Feuilles, et je les regarde comme des Leçons de Morale d’autant plus insinuantes qu’elles auront l’air moins dogmatique, et qu’elles glisseront le précepte à la faveur du plaisir qu’on aura, je crois, à les lire. Cependant je pourrai de temps en temps en suspendre la suite pour une quinzaine, et traiter alternativement quelques-uns de mes sujets ordinaires ; voici maintenant par où commencent ces Aventures.196

Les Aventures de l’Inconnu qui paraissent dès la Vingt-et-unième Feuille seront interrompues une fois dans la Vingt-troisième Feuille – ‘J’ai dit que je les interromprais de temps en temps par d’autres choses ; c’est un privilège que je me suis réservé’197 – pour être reprises dans la Vingt-quatrième. Elles restent suspendues après la Vingt-cinquième Feuille quand Le Spectateur français s’arrête de paraître. Après que Marivaux, par l’intermédiaire de son spectateur, s’est efforcé à faire accepter par le public l’alternance de la narration et de la réflexion, il 196 Marivaux, Le Spectateur français, in Journaux I, éd. Marc Escola, Erik Leborgne et Jean-Christophe Abramovici, Paris, GF Flammarion, 2010, Vingt-et-unième Feuille, p. 228. 197 Marivaux, Le Spectateur français, Ving-troisième Feuille, p. 239.

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lui paraît logique de suspendre ‘pour une quinzaine de jours’ le cours de la narration pour en revenir à ‘un de ses sujets ordinaires’. Il fera l’un et l’autre dans La Vie de Marianne. Est-ce que, en ‘suspendant’ la narration de Marianne, Marivaux en revient, avec Le Paysan parvenu, à un de ses ‘sujets ordinaires’ ? LE PAYSAN PARVENU COMME ANTITHÈSE Plusieurs éléments alimentent l’hypothèse que Le Paysan parvenu puisse être lu comme un manuscrit parvenu au spectateur français pour qu’il l’insère dans ses Feuilles, tout comme il l’a fait de tant d’autres manuscrits, inachevés comme celui-ci. Tels le Mémoire de ce que j’ai fait et vu pendant ma vie, que le spectateur arrache à la dame âgée dans la Dixseptième Feuille, ou la Continuation de mon journal, manuscrit inachevé lui aussi, qui tombe d’un gros volume que le spectateur vient d’acheter. Une première particularité du Paysan Parvenu en tant qu’exemple notoire du roman-mémoires est que le roman paraît sans autre Préface que la page qui précède l’histoire de la vie de Jacob et qui commence ainsi : ‘Le titre que je donne à mes Mémoires annonce ma naissance ; je ne l’ai jamais dissimulée à qui me l’a demandée, et il semble qu’en tout temps Dieu ait récompensé ma franchise là-dessus’.198 ‘De quel droit cet homme de rien, cet homme sans nom, publie-t-il ses Mémoires ?’ se demande Erik Leborgne dans la Présentation de son édition du roman.199 En effet, le public contemporain ne pouvait pas manquer de voir dans cette publication ‘une grave entorse au code idéologique de la pratique littéraire, qui attribue aux seuls aristocrates le droit de prendre la plume pour parler de soi une fois déposée l’épée’.200 Une fois de plus la doxa est en cause, autrement dit le système de codes de savoir-vivre qui règle le champ littéraire de l’époque. Confronté à cette doxa, jamais un roman n’a eu plus besoin de justification que Le Paysan parvenu ! Et c’est cette justification qui manque. On a beau dire que Jacob acquiert le droit d’écrire sa vie dès qu’il devient noble, mais un titre de noblesse n’apparaît nulle part sur les pages de titre des cinq parties, comme cela est au contraire le cas de La Vie de Marianne dès la Première Partie. Certes, les choses sont en train d’évoluer et Erik Leborgne n’a pas tort de souligner 198 199 200

Marivaux, Le Paysan Parvenu, éd. Erik Leborgne, Paris, GF, 2010, p. 49. Marivaux, Le Paysan Parvenu, p. 8. Erik Leborgne, ‘Introduction’, in Marivaux, Le Paysan Parvenu, p. 50.

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l’impulsion des Modernes auxquels Marivaux appartient sans doute, mais l’absence de scénographie légitimante dans le deuxième roman n’en marque pas moins un violent contraste avec la surabondance de légitimation dans le premier. Si l’on veut aller au bout de cette pensée, l’explication de l’absence d’une scénographie légitimante dans Le Paysan parvenu pourrait se trouver dans Le Spectateur français. Comme nous l’avons suggéré dans l’article consacré à ce périodique, les Feuilles du spectateur s’ouvrent à l’insertion de manuscrits auxquels la scénographie empruntée à Addison et Steele offre une scène d’énonciation légitimante. Le transfert de la scène privée à la scène publique de l’histoire de Jacob pourrait donc être légitimé si l’on suppose son insertion dans le Spectateur français. Publiée dans une des Feuilles du périodique, l’histoire de la vie de Jacob paraîtra moins honteuse au public. Une autre hypothèse consisterait à voir dans l’absence d’une fiction dissimulative légitimante une intention antithétique de la part de Marivaux. Après tous les efforts qu’il a faits dans La Vie de Marianne pour illustrer l’idée d’une négociation avec le public – dont il a démontré auparavant la nécessité dans le Spectateur français –, l’absence du réflexe de légitimation ne peut paraître que comme une transgression violente d’un code de savoir-vivre éditorial que Marivaux s’impose dans La Vie de Marianne. Avec Le Paysan parvenu, Marivaux publie un roman-mémoires sans scénographie et donc sans fiction dissimulative légitimante. Il suspend la publication de la Vie de Marianne pour produire l’antithèse de son projet d’accords négociés. Jacob met le pied dans le plat en entrant en scène sans négocier avec son lecteur un pacte de visibilité. Si l’on accepte l’hypothèse que les Journaux de Marivaux sont des ‘ateliers du roman’, une lecture croisée devient loisible et même plausible. Si Le Paysan parvenu déroge à la nécessité de négocier l’apparition de son discours, il offre aussi un contre-exemple au niveau de l’ethos du nouvel écrivain et du nouveau narrateur dont Marivaux esquisse les contours dans L’Indigent Philosophe, comme on l’a vu dans l’article consacré à ce Journal. Jacob est un opportuniste qui promène sur le monde un regard pragmatique sans trop s’occuper de morale. Contrairement à Marianne, Jacob n’est pas doté d’une âme naturellement bonne. Et enfin, l’histoire de Jacob s’annonce comme l’histoire de sa vie – ‘je conterai toute ma vie’201 – mais à y regarder de plus près elle se réduit à une série de scènes ou d’épisodes commentés par Jacob des années plus 201

Marivaux, Le Paysan Parvenu, Première Partie, p. 53.

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tard. Jacob est un spectateur comme le Spectateur français. Son récit est un composé de scènes. Si donc les Journaux de Marivaux sont un ‘atelier du roman’, il faut envisager une lecture antithétique de ses deux romans-mémoires, qu’on a intérêt à lire comme des prolongations directes des Journaux de l’auteur. Par rapport à l’idée, centrale dans les Journaux, d’un pacte de visibilité et d’un contrat de lecture, La Vie de Marianne peut se lire comme une thèse dont Le Paysan parvenu serait l’antithèse. ROMAN ET

COMÉDIE

Mais les Journaux de Marivaux sont aussi un ‘atelier du théâtre’. Tout en s’éloignant du modèle du roman-mémoires que Marivaux développe dans ses Journaux et ensuite dans La Vie de Marianne, Le Paysan parvenu se rapproche du théâtre par certains traits caractéristiques qui renforcent l’antithèse avec La Vie de Marianne. Contrairement à celui de Marianne, le récit de Jacob est extraordinairement rapide. Alors qu’au bout de quatre parties de son histoire, Marianne vient juste de rencontrer sa protectrice Mme de Miran, Jacob constate dans la quatrième partie de la sienne que ses affaires vont bon train, au point qu’il en est étourdi lui-même : ‘Figurez-vous ce que c’est qu’un jeune rustre comme moi, qui dans le seul espace de deux jours, est devenu le mari d’une fille riche, et l’amant de deux femmes de condition’.202 L’avenir n’est évoqué que par amorces telles qu’‘on le verra dans la suite’.203 On apprend que Jacob est ‘devenu riche’204 et qu’il est ‘avec son frère’ au moment où il écrit, mais des causes de sa retraite à la campagne, on sait fort peu de choses.205 Le récit n’a pas vraiment le sens du passé ni de l’avenir. Passé et futur s’effacent devant le présent, qui court à toute allure. Rappelant le modèle de Gil Blas de Lesage, Le Paysan parvenu commence comme un roman picaresque. Beau garçon de dix-huit ans, Jacob décide de rester à Paris dès qu’il y a livré sa cargaison de vin du pays. L’épisode chez le seigneur du village et le projet de mariage avec la suivante Geneviève se termine par un coup de théâtre quand le seigneur est soudain frappé d’apoplexie et meurt. Un coup du sort, caractéristique 202 203 204 205

Marivaux, Marivaux, Marivaux, Marivaux,

Le Le Le Le

Paysan Paysan Paysan Paysan

Parvenu, Quatrième Partie, p. 248. Parvenu, Première Partie, p. 57. Parvenu, Quatrième Partie, p. 268. Parvenu, Première Partie, p. 52.

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du picaresque, jette Jacob à nouveau dans la rue. Mais Le Paysan parvenu n’est pas un roman picaresque dans la tradition espagnole du genre où le picaro reste souvent sans perspectives. Jacob, un peu comme Gil Blas dans la tradition du picaresque français, va parvenir. Une logique répétitive va soudain se substituer aux aléas picaresques. Une rencontre sur le Pont-Neuf va décider du reste de la vie du jeune paysan ou au moins de la partie qui nous est offerte à lire. L’ascension sociale extraordinairement rapide de Jacob tient à des ‘accidents’ successifs plutôt qu’à son mérite personnel. Un conflit couvait depuis longtemps entre les sœurs Haberd. L’apparition physique de Jacob sur le Pont-Neuf et l’accident qui lui procure sa connaissance, révèlent Mlle Haberd à ellemême. Cet accident va lui permettre d’échapper à la tutelle de sa sœur, et de son directeur de conscience. Elle révèle tout cela à Jacob quand elle lui raconte ce qui lui passait par la tête au moment où elle l’a rencontré : Quand tu m’as rencontrée, il y avait longtemps que l’humeur difficile de ma sœur m’avait rebutée de son commerce ; d’un côté, je ne savais quel parti prendre, ni à quel genre de vie je devais me destiner, en me séparant d’elle ; j’avais quelquefois envie de me mettre en pension ; mais cette façon de vivre a ses désagréments, il faut le plus souvent sacrifier ce qu’on veut à ce que veulent les autres, et cela me dégoûtait.206

De cette scène cruciale, le roman offre deux lectures différentes. Pour Jacob c’est, comme tout ce qui lui arrive, un pur effet du hasard. Il n’a qu’à sauter dans le trou qui s’est creusé avant son arrivée. Pour Mlle Haberd, en revanche, la rencontre au Pont-Neuf était voulue par la Providence : J’attendais donc que la Providence à qui je remettais le tout, me fît trouver l’homme que je cherchais ; et ce fut dans ce temps-là que je te rencontrai sur le Pont-Neuf.207

La foi de Mlle Haberd en la Providence va faciliter considérablement l’ascension sociale de Jacob. Il devient le personnage d’un récit qui, au moins aux yeux de sa future épouse, a été écrit d’avance, au ciel. A partir de l’épisode du Pont-Neuf, le récit se déroule logiquement de scène en scène et au hasard des rencontres. La jalousie de la sœur aînée et l’intervention du directeur de conscience précipitent le projet de mariage. Sur le point de conclure son union avec Mlle Haberd la cadette, Jacob est obligé de justifier devant un Président un mariage doublement 206 207

Marivaux, Le Paysan Parvenu, Deuxième Partie, p. 150. Marivaux, Le Paysan Parvenu, Deuxième Partie, p. 151.

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disproportionné, du point de vue de la fortune aussi bien que de l’âge. Chez le Président il rencontre la fausse dévote, Mme de Ferval, qui s’éprend de lui et le recommande à son beau-frère M. De Fécour, chez qui, à Versailles, il rencontre les dames d’Orville, grâce auxquelles il fera la connaissance du comte d’Orsan. La chaîne des rencontres est en principe illimitée, mais elle s’arrête là. Davantage encore que La Vie de Marianne, Le Paysan parvenu est construit autour de scènes. Les références à certaines scènes de comédies de Molière ont souvent été relevées,208 mais il est surtout important de constater que, tel un autre Spectateur français, Jacob est l’observateur de scènes de la vie privée et du comportement des autres, avant d’être l’observateur de sa propre conscience. Quand Jacob est envoyé chez M. de Fécour à Versailles par Mme de Ferval, par exemple, la rencontre avec deux dames, qui ne sont pas nommées, se déroule comme une scène de comédie : Sur quoi je me retirais […] quand il vint un laquais qui dit à Monsieur de Fécour qu’une appelée madame une telle (c’est ainsi qu’il s’expliqua) demandait à lui parler. Ha ! répondit-il, je sais qui elle est, elle arrive fort à propos, qu’elle entre : et vous, restez (c’était à moi à qui il parlait). Je restai donc, et sur-le-champ deux dames entrèrent qui étaient modestement vêtues, dont l’une était une jeune personne de vingt ans, accompagnée d’une femme d’environ cinquante. Je n’ai vu de ma vie rien de si distingué ni de si touchant que la physionomie de la jeune ; on ne pouvait pourtant pas dire que ce fût une belle femme, il faut d’autres traits que ceux-là pour faire une beauté. Figurez-vous un visage qui n’a rien d’assez brillant ni d’assez régulier pour surprendre les yeux, mais à qui rien ne manque de ce qui peut surprendre le cœur, de ce qui peut inspirer du respect, de la tendresse et même de l’amour ; car ce qu’on sentait pour cette jeune personne était mêlé de tout ce que je dis là.209

Le nom des deux solliciteuses, Mme et Mlle d’Orville, ne sera lâché que beaucoup plus tard, dans la Cinquième Partie. Avant le nom, le personnage est présenté à travers la description de sa physionomie. Le lecteur est prié de contribuer à sa visualisation. Il est invité à ‘se figurer’ ou d’‘imaginer’ : ‘ne vous imaginez pas qu’elle pleura en tenant ce discours’, etc.210

208 209 210

Erik Leborgne, in Marivaux, Le Paysan Parvenu, p. 26. Marivaux, Le Paysan Parvenu, Quatrième Partie, p. 269. Marivaux, Le Paysan Parvenu, Quatrième Partie, p. 270.

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Le récit du Paysan parvenu est scénique dans la mesure où le narrateur apparaît comme le spectateur de sa propre pièce. Au début, la narration est ponctuée de formules comme ‘revenons à moi’211, ‘commençons’212, ‘laissons là mes neveux’,213 etc. qui, témoignant de la rapidité du récit, marquent des retours à la narration après des moments de description de scènes et des commentaires de Jacob. Ces figures de style sont des métalepses au sens rhétorique du terme : à travers l’impératif de la première personne du pluriel, elles font du lecteur un collaborateur du narrateur/ spectateur. Le lecteur est entrainé dans la diégèse pour y participer avec le spectateur à la scène ou en sortir avec lui. Il semble que pour ses ‘réflexions’, Marivaux ait de nouveau besoin d’un personnage ‘déplacé’, qui n’est pas un fou ou un ivrogne comme dans L’Indigent Philosophe, ni une orpheline comme Marianne, mais un ‘opportuniste’, c’est-à-dire quelqu’un qui sait profiter du moment quand le hasard l’amène. Contrairement à Marianne, Jacob semble en effet dépourvu de morale naturelle. Dans le domaine de l’éducation morale, son apprentissage est encore à faire. Le moins qu’on puisse dire est que son élévation morale est moins prompte que son ascension sociale. Sans penser à mal, il profite du moment, du kairos. La scène que nous venons de citer marque, tard dans le roman, un début d’élévation morale. Les deux dames viennent implorer M. de Fécour de rendre son emploi à leur époux et père malade. Bénéficiaire de cet emploi depuis quelques minutes, Jacob n’hésite pas à s’en désister en faveur des deux belles solliciteuses. Et ainsi il fait de nouvelles connaissances… Le théâtre a des possibilités que le récit ne peut pas offrir. Un spectacle visuel peut parler directement aux yeux. La physionomie y parle d’ellemême, elle va quelquefois de soi ou le metteur en scène peut la rendre telle. Jacob ne manque pas de constater les défauts de la narration à cet égard : Il y a des choses dont on ne peut rendre ni l’esprit ni la manière ; et je ne saurais donner une idée bien complète, ni de tout ce que signifiait le discours de mademoiselle Haberd, ni de l’air dont elle me le tint. Ce qui est de sûr, c’est que son visage, ses yeux, son ton, disaient encore plus que ses paroles, ou du moins, ajoutaient beaucoup au sens naturel de ses termes, et je crus y remarquer une bonté, une douceur affectueuse, une prévenance pour moi, qui auraient pu n’y pas être, et qui me surprirent en me rendant curieux de ce qu’elles voulaient dire.214 211 212 213 214

Marivaux, Marivaux, Marivaux, Marivaux,

Le Le Le Le

Paysan Paysan Paysan Paysan

Parvenu, Première Partie, p. 50. Parvenu, Première Partie, p. 51. Parvenu, Première partie, p. 53. Parvenu, Deuxième Partie, p. 107-108.

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Actant dans la pièce, le spectateur a cependant le privilège de pouvoir commenter et interpréter la physionomie et d’apprendre au spectateurlecteur à la déchiffrer, à la lire. Les observations de Jacob sur des scènes de comédie dont il est souvent le personnage central mais taciturne peuvent déboucher sur de véritables maximes ou ce qu’on pourrait appeler avec La Bruyère des ‘caractères’. Ainsi de la scène où Mlle Haberd et Jacob confient sous le signe du secret leur intention de se marier à l’hôtesse Mme Alain, chez qui ils ont loué un meublé après la brouille avec l’aînée des sœurs Haberd. Dès qu’ils parlent d’une confidence à faire, leur hôtesse prend soin d’en avertir toute la maison en donnant ordre de fermer les portes déclarant à sa cuisinière qu’elle a à parler en secret avec ses locataires : Et après ces mesures si discrètement prises contre les importuns, la voilà qui revient à nous, en fermant portes et verrous ; de sorte que par respect pour la confidence qu’on devait lui faire, elle débuta par avertir toute la maison qu’on devait lui en faire une ; son zèle et sa bonté n’en savaient pas davantage ; et c’est assez là le caractère des meilleures gens du monde. Les âmes excessivement bonnes sont volontiers imprudentes par excès de bonté même, et d’un autre côté, les âmes prudente sont assez rarement bonnes.215

Mais le spectateur de ces scènes de comédie ne peut rendre que ce qu’il entend et dire ce qu’il voit. Son point de vue est limité à la physionomie. Le problème auquel le spectateur se trouve confronté – on a pu le constater dans l’analyse du Spectateur français – est celui du point de vue de l’observateur, qui doit s’interdire l’accès au for intérieur des personnes observées. C’est le code du théâtre. Est-ce que le roman peut apporter remède à ce problème ? Marivaux connaît le remède. Jacob n’a sans doute pas beaucoup de mérites personnels dans les accidents qui lui arrivent, mais il a le talent de lire les pensées. Dans une scène de repas chez l’indiscrète Mme Alain, des regards se croisent et Jacob sait bien les saisir et dévoiler ce qu’ils expriment. Agathe, la fille de l’hôtesse, le regarde ‘du coin de l’œil, prenant un extérieur plus dissimulé que modeste’. Ce regard n’a pas échappé à Mlle Haberd et il est lui aussi interprété par Jacob : Les éloges de ma naïve hôtesse intriguaient [Mlle Haberd], les regards fins et dérobés que la jeune fille me lançait de côté ne lui échappaient pas. Quand on aime, on a l’œil à tout, et son âme se partageait entre le souci de me voir si aimé, et la satisfaction de me voir si aimable. Je m’en aperçus à merveille ; et le talent de lire dans l’esprit des gens 215

Marivaux, Le Paysan Parvenu, Deuxième Partie, p.155.

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et de débrouiller leurs sentiments secrets, est un don que j’ai toujours eu et qui m’a quelquefois bien servi.216

Le remède est artificiel. L’extraordinaire talent de Jacob de lire non seulement les visages mais également les consciences ne fait que souligner les limites du modèle narratif du spectateur de scènes. Ce modèle est pourtant celui que Marivaux adopte dans Le Paysan parvenu. Il en connaît les limites et il faudra par conséquent en créer un autre. MIMESIS ET DIEGESIS Jacob est donc un autre spectateur français. Il reste essentiellement une figure entre le théâtre et la narration, entre la mimesis et la diegesis.217 Si dans son deuxième roman-mémoires, Marivaux recourt au discours d’accueil du récit de vie, ce n’est pas pour mettre en place un sujet réfléchissant sur sa vie passée, mais un observateur qui commente le comportement des autres. Le double registre qui est le propre du récit de vie apparaît dans Le Paysan parvenu comme une ressource qui compense certaines imperfections de la comédie. Le récit, et surtout les réflexions et commentaires du soi-disant mémorialiste, permettent à l’écrivain d’apprendre à son public à lire les scènes de comédies. Le Paysan parvenu est donc le revers de la comédie, c’est-à-dire la comédie montrée et expliquée dans le récit : la diegesis de la mimesis. Jacob est le spectateur de sa propre pièce. Il raconte et commente ce qu’il voit se dérouler sous ses yeux. Le mot ‘physionomie’ figure presque à chaque page dans le Paysan parvenu. Qu’est-ce qu’il y a au-delà de cette physionomie ? Cette question est posée dès la Première Feuille du Spectateur français quand il est question des ‘portraits’ : des tableaux où les Grands Hommes contemplent leur propre vanité. Or, il est d’un intérêt public que ces tableaux soient effacés par ceux de l’‘honnête homme’ ou de l’homme ‘quel qu’il soit’ : Grands de ce monde ! si les portraits qu’on a faits de vous dans tant de livres, étaient aussi parlants que l’est le tableau sous lequel il vous envisage, vous frémiriez des injures dont votre orgueil contriste, étonne et désespère la généreuse fierté de l’honnête homme qui a besoin de 216

Marivaux, Le Paysan Parvenu, Deuxième Partie, p.140. Au livre III de La République, Platon distingue entre la mimesis, qui est la reproduction directe de la réalité telle qu’on peut la voir au théâtre et la diegesis, qui est la reproduction indirecte propre au récit. Cf Gérard Genette, ‘Frontières du récit’, dans Figures II, Paris, Seuil, 1969 et ici même De la diegèse. 217

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vous. Ces prestiges de vanité qui vous font oublier qui vous êtes, ces prestiges se dissiperaient, et la nature soulevée, en dépit de toutes vos chimères, vous ferait sentir qu’un homme, quel qu’il soit, est votre semblable : vous vous amusez dans un Auteur des traits ingénieux qu’il emploie pour vous peindre. Le langage de l’homme en question vous corrigerait, son cœur, dans ses gémissements, trouverait la clef du vôtre ; il y aurait dans ses sentiments une convenance infaillible avec les sentiments d’humanité, dont vous êtes encore capables, et qu’interrompent vos illusions.218

Jacob fait le portrait d’un ‘Grand Homme’, imbu de son importance en la figure de M. de Fécour, à qui il remet la lettre de recommandation de Mme de Ferval. M. de Fécour est entouré d’autres personnes qui arrêtent de causer pendant que ce monsieur continue à écrire. La scène qui se déroule est muette. Ce sont les regards qui parlent et Jacob sait les interpréter, étant à son tour l’objet de ces regards croisés : A qui en veut ce polisson-là avec sa lettre ? semblaient-ils dire par leurs regards libres, hardis, et pleins d’une curiosité sans façon. De sorte que j’étais là comme un spectacle de mince valeur, qui leur fournissait un moment de distraction, et qu’ils s’amusaient à mépriser en passant. L’un m’examinait superbement de côté ; l’autre se promenant dans ce vaste cabinet, les mains derrière le dos, s’arrêtait quelquefois auprès de Monsieur de Fécour qui continuait d’écrire ; et puis se mettait de là à me considérer commodément et à son aise. Figurez-vous la contenance que je devais tenir. L’autre, d’un air pensif et occupé, fixait les yeux sur moi comme un meuble ou sur une muraille, et de l’air d’un homme qui ne songe pas à ce qu’il voit. Et celui-là pour qui je n’étais rien, m’embarrassait tout autant que celui pour qui j’étais si peu de choses. Je sentais fort bien que je n’y gagnais pas plus de cette façon que d’une autre. Enfin j’étais pénétré d’une confusion intérieure. Je n’ai jamais oublié cette scène-là ; je suis devenu riche aussi, et pour le moins autant qu’aucun de ces Messieurs dont je parle ici ; et je suis encore à comprendre qu’il y ait des hommes dont l’âme devienne aussi cavalière que je le dis là pour celle de quelque homme que ce soit.219

‘L’homme, quel qu’il soit’ ou ‘quelque homme que ce soit’ sont ce qui intéresse Marivaux. Pour ceux qu’il observe, il en est réduit à la lecture de leur physionomie, mais quand il devient lui-même spectacle et objet du regard des autres, l’impression qu’il en reçoit est ineffaçable et il s’en souvient encore quand il écrit ses mémoires. Ce sont les ressources du double registre.

218 219

Marivaux, Le Spectateur français, Première Feuille, p. 57. Marivaux, Le Paysan Parvenu, Quatrième Partie, p. 267-268.

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Les scènes de ce genre où Jacob est tour à tour observé et observateur se doublent souvent d’un portrait. M. de Fécour ‘paraissait avoir cinquante-cinq à soixante ans’, il est assez grand, de peu d’embonpoint. Son visage est tout brun. Son regard est sérieux à glacer, il humilie : ‘son air est fier et hautain qui vient de ce qu’on songe à son importance, et qu’on veut la faire respecter.220 Le portrait n’est cependant pas seulement une question de physionomie, mais aussi de discours et de manières, comme dans une scène de comédie : Vous êtes bien jeune, me dit-il ; que savez-vous faire ? rien, je gage. Je n’ai encore été dans aucun emploi, Monsieur, lui répondis-je. Oh ! je m’en doutais bien, reprit-il, il ne m’en vient point d’autre de sa part ;221 et ce sera un grand bonheur si vous savez écrire. Oui, Monsieur, dis-je en rougissant, je sais même un peu d’arithmétique. Comment donc, s’écria-t-il en plaisantant, vous nous faites trop de grâce. Allez, jusqu’à après-demain.222

La physionomie fusionne avec le discours. Il en va de même pour le portrait de Mme Alain, l’indiscrète hôtesse : ‘Pour faire ce portrait-là au reste, il ne m’en a coûté que de me ressouvenir de tous les discours que nous tint cette bonne veuve’.223 Au portrait et au discours de M. de Fécour, Jacob oppose immédiatement le portrait des deux solliciteuses, Mme et Mlle d’Orville qui, en sortant de chez M. de Fécour, lui offrent à dîner pour le remercier de sa généreuse offre. Le portrait qui découle tout naturellement de l’observation de la scène est, tout comme les réflexions auxquelles il se prête, une des raisons d’être du récit. La scène, le portrait et les réflexions mettent à l’ombre la ‘vie’ de Jacob, qui n’est qu’un véhicule discursif qui peut s’arrêter, s’embourber, ou tomber en panne. Dans ces scènes de théâtre, où Jacob est tour à tour l’observant et l’observé, les portraits sont suivis de l’analyse des sentiments. Dans ces analyses sont enfin déployées les ressources du double registre, dans la mesure où Jacob, se livrant à l’analyse, observe en lui-même le décalage entre les impressions d’autrefois et la compréhension qu’il en a maintenant qu’il est devenu homme mûr : Cette jeune dame avait un charme secret qui me retenait auprès d’elle, mais je ne croyais que l’estimer, la plaindre, et m’intéresser à ce qui la regardait. D’ailleurs j’avais eu un bon procédé pour elle, et on se 220 221 222 223

Marivaux, Le Paysan Parvenu, Quatrième Partie, p. 266. C’est-à-dire ‘de la part de Mme de Ferval’. Marivaux, Le Paysan Parvenu, Quatrième Partie, p. 269. Marivaux, Le Paysan Parvenu, Deuxième Partie, p. 129.

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plaît avec les gens dont on vient de mériter la reconnaissance. Voilà bonnement tout ce que je comprenais au plaisir que j’avais à la voir ; car pour d’amour ni d’aucun sentiment approchant, il n’en était pas question dans mon esprit ; je n’y songeais pas. Je m’applaudissais même de mon affection pour elle comme d’un attendrissement louable, comme d’une vertu, et il y a de la douceur à se sentir vertueux ; de sorte que je suivis ces dames avec une innocence d’intention admirable, et en me disant intérieurement : tu es un honnête homme.224

A ses propres yeux de nouvel arrivé, Jacob paraît honnête homme, mais l’homme mûr paraît désabusé. ‘Je songeais à être honnête homme’ déclare Jacob, et il ajoute : ‘c’était tout ce que cet aimable visage me permettait d’être’.225 Non seulement son comportement, mais ses sentiments sont réglés par la physionomie et, en l’occurrence, le beau visage de Mlle d’Orville. LE DISCOURS MORAL L’attitude de Jacob spectateur n’est pas séparable de son ethos. Il lit les physionomies et se donne des airs dans un but purement pragmatique. C’est sur cette absence d’une morale et d’une vertu naturelles et innées que Jacob narrateur attire l’attention de son lecteur, par exemple dans la scène des regards croisés pendant le souper chez Mme Alain. Bien qu’Agathe, sa fille, fasse les yeux doux à Jacob, celui-ci voit qu’il n’est pas de son intérêt d’y répondre. Son avenir est plus sûr du côté de Mlle Haberd : Pour preuve de cela, j’avais soin de la regarder très souvent avec des yeux qui demandaient son approbation pour tout ce que je disais ; de sorte que j’eus l’art de la rendre contente de moi, de lui laisser ses inquiétudes qui pouvaient m’être utiles, et de continuer de plaire à nos deux hôtesses, à qui je trouvai aussi le secret de persuader qu’elles me plaisaient, afin de les exciter à me plaire à leur tour, et de les maintenir dans ce penchant qu’elles marquaient pour moi, et dont j’avais besoin pour presser Mlle Haberd de s’expliquer ; et s’il faut tout dire, peutêtre aussi voulais-je voir ce qui arriverait de cette aventure, et tirer parti de tout ; on est bien aise d’avoir, comme on dit, plus d’une corde à son arc.226

224 225 226

Marivaux, Le Paysan Parvenu, Quatrième Partie, p. 273. Marivaux, Le Paysan Parvenu, Quatrième Partie, p. 274. Marivaux, Le Paysan Parvenu, Deuxième Partie, p. 141.

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La leçon de morale sur laquelle débouche cette analyse de l’opportunisme de Jacob relève d’une fausse morale. C’est la morale du comportement étudié, dont l’artifice se cache sous une physionomie avenante. Marianne aura elle aussi ses moments où elle cherchera à plaire à tout le monde, mais elle n’a qu’une flèche à son arc, qui est Valville. Dans Le Paysan parvenu, le discours moral existe tout d’abord en dehors de l’œuvre ou en tout cas en dehors de la diégèse. Il y fait intrusion sous la forme de prosopopées. On a de nouveau affaire à la métalepse rhétorique. Tout à coup l’‘Honneur’ est là qui parle et affronte ‘la Cupidité’. Le discours de la première figure est plus long que celui de la deuxième, mais pas aussi éloquent, dans la scène où se pose la question de savoir si Jacob doit épouser Geneviève, enceinte des œuvres de leur maître : L’Honneur me disait : Tiens-toi ferme ; déteste ces misérables avantages qu’on te propose ; ils perdront tous leurs charmes quand tu auras épousé Geneviève ; le ressouvenir de sa faute te la rendra insupportable […]. On trouvera peut-être les représentations que me faisait l’honneur un peu longues ; mais c’est qu’il a besoin de parler longtemps, lui, pour faire impression, et qu’il a plus de peine à persuader que les passions. Car, par exemple, la Cupidité ne répondait à tout cela qu’un mot ou deux ; mais son éloquence quoique laconique était vigoureuse.227

Le récit de Jacob est une ‘morale en action’ dans la mesure où le jeune paysan, à qui la vie offre soudain des opportunités, se voit confronté à ces deux personnifications antagonistes du discours moral. Pour mettre en action cette morale, Marivaux a besoin d’un personnage qui, comme Marianne, est une sorte de table rase. Jacob existe tout d’abord comme un corps, à travers une physionomie. Ses manières et ses discours sont ramenés à cette physionomie. Et à son tour, la physionomie s’adapte aux circonstances et aux situations. Mlle Haberd est charmée par Jacob parce que ‘vos sentiments répondent à votre physionomie’.228 Le directeur de conscience des demoiselles Haberd est plus lucide : ‘Si j’en juge par votre physionomie vous êtes un garçon sage et de bonnes mœurs’, mais il ajoute sournoisement : ‘un fripon ne peut-il pas avoir la mine d’un honnête homme ?’229 Ce n’est pourtant pas le bon ecclésiastique qui détrompera la cadette des deux sœurs Haberd. Pour elle, on l’a vu, tout est réglé par la Providence. Aussi, sans s’en rendre compte, le directeur 227 228 229

Marivaux, Le Paysan Parvenu, Première Partie, p. 74. Marivaux, Le Paysan Parvenu, Première Partie, p. 93. Marivaux, Le Paysan Parvenu, Deuxième Partie, p. 113.

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de conscience se trouve-t-il pris au piège de son propre raisonnement qui concerne précisément la Providence. Dieu, dans sa bonté, a donné aux uns la clairvoyance et laisse les autres dans l’aveuglement. Le clairvoyant, en l’occurrence, c’est lui : Et puis continuant : Dieu par sa bonté, ajouta-t-il, permet souvent que ceux qui nous conduisent aient des lumières qu’il nous refuse, et c’est afin de nous montrer qu’il ne faut pas nous en croire, et que nous nous égarerions si nous n’étions pas dociles.230

Qu’on l’écoute donc. Il va tout expliquer : il serait contre la prudence humaine de se fier à une physionomie, qui peut tromper. Mais l’erreur de l’ecclésiastique consiste à opposer les clairvoyants aux aveuglés. Si la Providence divine a prévu ces deux catégories de personnes, comment la clairvoyance pourrait-elle venir à ceux à qui ‘les lumières sont refusées’. Le directeur de conscience contredit par ses manières et discours la devise des Lumières selon I. Kant : ‘Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence’. Le directeur demande au contraire aux demoiselles Haberd d’être ‘dociles’. C’est tout le contraire de la définition des Lumières de Kant : ‘Les Lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la minorité qu’il doit s’imputer à lui-même. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui’.231 Le directeur ne désabusera pas Mlle Haberd la cadette. Jacob, qu’on aimerait peut-être voir dans un meilleur rôle, n’est pas non plus celui qui explique comment l’esprit vient aux vieilles filles. Comme un opportuniste patenté, il joue à plein le jeu de la Providence en le retournant contre le directeur qui l’a mis sur ce chapitre : ‘Dieu soit loué d’avoir adressé mon chemin sur le Pont-Neuf’ !232 Et Mlle Haberd continue à croire à la Providence dont le directeur lui a pourtant dit qu’elle rend quelquefois aveugle : ‘J’attendais donc que la Providence, à qui je remettais le tout, me fît trouver l’homme que je cherchais ; et ce fut dans ce temps-là que je te rencontrai sur le Pont-Neuf’.233 Dans l’Indigent Philosophe, Marivaux a mis en scène simultanément un ivrogne et un sot comme porteurs d’un nouveau roman. Dans Le Paysan parvenu, l’ethos du nouveau narrateur est celui de l’opportuniste. 230

Marivaux, Le Paysan Parvenu, Deuxième Partie, p. 112. Immanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, éd. Jean Mondot, Saint-Etienne, PU, coll. ‘Lire le XVIIIe siècle’, 1991, p. 73. 232 Marivaux, Le Paysan Parvenu, Deuxième Partie, p. 125. 233 Marivaux, Le Paysan Parvenu, Deuxième Partie, p. 151. 231

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Dans son deuxième roman-mémoires, intercalé dans le premier, Marivaux n’a pas fini de penser de façon expérimentale un nouveau type de discours romanesque, par antithèse. Dans l’Indigent Philosophe, Marivaux avait pressenti le problème : il cherchait un homme et cet homme ‘c’est cette créature avec qui vous voudriez toujours avoir affaire, que vous voudriez trouver partout, quoique vous ne vouliez jamais lui ressembler’.234 Or, pour faire le portrait de cet homme, personne n’est mieux placé que l’homme même. Seulement, tous les hommes n’étant pas également bons, peut-on imaginer un narrateur qui ne soit pas doté d’une bonté naturelle ? Qu’en deviendrait la moralité de l’œuvre ? Je demandais l’autre jour, ce que c’était qu’un homme, j’en cherchais un ; mais je ne mettais pas le méchant au nombre de ces créatures appelées hommes, et parmi lesquelles on peut trouver ce que je cherche ; je ne sais où mettre le méchant, il ne serait bon qu’au néant, mais ne mérite pas d’y être ; oui, le néant serait une faveur pour ce monstre qui est une espèce si singulière, qui sait le mal qu’il fait, qui goûte avec réflexion le plaisir de le faire, et qui sentant les peines qui l’affligeraient le plus, apprend par là à vous frapper des coups qui vous seront les plus sensibles.235

L’homme méchant serait un narrateur inconvenable, bien sûr. Il vaut donc mieux choisir un narrateur qui soit naturellement bon, comme Marianne, par exemple. Mais si, par antithèse, l’on déposait la narration entre les mains d’un homme qui n’est ni bon ni méchant, qui attend de la vie qu’elle développe en lui une vraie morale et qui, en attendant, profite des occasions qui se produisent par hasard ! Un hypocrite, par exemple, ou un opportuniste. Un Jacob peut-être … ? FICTION SIMULATIVE

ET FICTION DISSIMULATIVE

En tant que partisan des ‘Modernes’, Marivaux se fait le promoteur d’un nouveau roman, qui oriente la fiction narrative vers l’étude du ‘particulier’ et du ‘naturel’ et l’éloigne de ce qui est ‘typique’ du genre humain ou d’une ‘espèce’. La défense de ce projet s’effectue à travers une scénographie, c’est-à-dire une fiction dissimulative où s’esquissent les profils d’un nouvel auteur, d’un nouveau public et d’un nouveau type de 234 235

Marivaux, L’Indigent Philosophe, Cinquième Feuille, p. 129. Marivaux, L’Indigent Philosophe, Cinquième Feuille, p. 122.

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texte. La scénographie vise à proposer au lecteur un nouveau contrat de lecture et à négocier l’acceptation par le public du texte où ce contrat est réalisé. Ce nouveau texte est à forger. Il naît de l’interférence avec d’autres discours, externes ou internes au champ discursif de la littérature, comme le récit de vie. Le récit de vie n’est qu’une des formules susceptibles d’accueillir le nouveau romanesque. Il a l’avantage de s’articuler sur un double registre en éloignant dans le temps un je-personnage et un je-narrateur. Dans le Paysan parvenu, ce double registre se prête moins à l’analyse de la vie privée du moi qu’à celles des personnes qu’il rencontre par hasard. L’enchaînement de ses rencontres et de ces hasards constituent la chaîne conductrice de la ‘vie’ de Jacob, qui en est le discours d’accueil. On ne sait pas où cette vie doit aboutir. Le lecteur en voit vaguement la fin. Aussi n’est-ce pas la vie de Jacob qui occupe l’avant-plan, mais les rencontres qui produisent des scènes. Si le double registre est une nécessité narrative pour faire de Jacob un spectateur, sa ‘vie’ ne l’est aucunement. Le récit de cette vie peut s’arrêter quand elle aura accueilli assez de scènes. Elle aura rempli sa fonction de discours d’accueil, mais elle reste elle-même ‘à remplir’. L’hypothèse que nous soutenons tout au long de ces différents articles embrassant la presque-totalité de la production narrative de Marivaux est que la fiction simulative, c’est-à-dire les ‘vies’ de Jacob et de Marianne, sont le produit de la fiction dissimulative, de la scénographie donc, qui met en place un nouveau romanesque. Dans le cas de l’histoire de Jacob, cette scénographie se trouve dans Le Spectateur français. La Vie de Marianne et le Paysan parvenu restent des roman-mémoires expérimentaux. Avec les grands romans de Marivaux on n’est pas sorti de ‘l’atelier du roman’.

DE MARIANNE ET DE L’IDENTITÉ

Qui est Marianne ? Si Marivaux choisit pour héroïne un enfant trouvé, c’est précisément pour poser la question de l’identité de l’individu, qui n’est pas donnée d’avance. Que Marivaux ne veuille pas la chercher du côté du ‘genre humain’ ou d’une conception générale de l’être telle quelle apparaît dans les Réflexions sur l’homme est clairement exposé dans l’Avertissement de la Seconde Partie.236 L’identité de l’individu ne peut être découverte et dévoilée que par lui-même. Personne n’est mieux renseigné sur l’individu particulier que cet individu même. Pour parler de l’individu particulier et de son identité, il faut dès lors trouver une forme adéquate, dialogique, où cet individu parle de lui-même en jetant un regard rétrospectif qui s’est transformé avec le temps. Le récit de vie offre à cet objectif une formule adéquate. Cependant, ce n’est pas le récit de sa vie que Marianne raconte, malgré la promesse faite à son amie qui en demande un récit complet. Il s’agit de quelques jours d’une vie. Tout ce qu’on sait, dès le début, est que l’enfant trouvé deviendra comtesse. C’est un récit de vie dont on ne voit pas clairement le début, mais dont on entrevoit au moins le point d’arrivée. C’est l’histoire d’une ascension sociale, même si le lecteur n’apprend jamais par quels moyens Marianne est devenue comtesse. La structure du récit de vie offre tous les éléments nécessaires au projet de Marivaux. Il s’agit pour lui de faire dire à Marianne, à travers quelques épisodes de cette vie, qui elle est, quelle est son identité irréductible, si elle en a une. Et pour réaliser ce projet, quelques jours de la vie de Marianne suffisent. Marianne elle-même a besoin de la distance temporelle pour constater que l’identité de l’individu est plurielle. En effet, préludant à un récit que fera 50 ans plus tard la marquise de Merteuil, la comtesse Marianne se rend compte que l’orpheline de jadis avait le talent d’être plusieurs femmes en une :237 236 Marivaux, La Vie de Marianne, Seconde Partie, ‘Avertissement, éd. Deloffre, p. 55 : ‘Si on leur donnait un livre intitulé Réflexions sur l’Homme, ne le liraient-ils pas volontiers, si les réflexions en étaient bonnes ? Nous en avons même beaucoup, de ces livres, et dont quelques-uns sont fort estimés ; pourquoi donc les réflexions leur déplaisent-elles ici, en cas qu’elles n’aient contre elles que d’être des réflexions ? 237 Laclos, Les Liaisons dangereuses, éd. Catriona Seth, Paris, Gallimard, ‘Bibliothèque de la Pléiade, 2011, lettre 10, p. 38 : ‘Après le souper, tour à tour enfant et raisonnable, folâtre et sensible, quelquefois même libertine, je me plaisais à le considérer comme un Sultan au milieu de son Sérail, dont j’étais tour à tour les Favorites différentes.

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J’ai eu un petit minois qui ne m’a pas mal coûté de folies, quoiqu’il ne paraisse guère les avoir méritées à la mine qu’il fait aujourd’hui : aussi il me fait pitié quand je le regarde, et je ne le regarde que par hasard ; je ne lui fais presque plus cet honneur-là exprès. Mais ma vanité, en revanche, s’en est bien donné autrefois : je me jouais de toutes les façons de plaire, je savais être plusieurs femmes en une. Quand je voulais avoir un air fripon, j’avais un maintien et une parure qui faisaient mon affaire ; le lendemain on me retrouvait avec des grâces tendres ; ensuite j’étais une beauté modeste, sérieuse, nonchalante. Je fixais l’homme le plus volage ; je dupais son inconstance, parce que tous les jours je lui renouvelais sa maîtresse, et c’était comme s’il en avait changé.238

En faisant d’elle-même un portrait hybride, Marianne reconnaît pourtant en elle-même ‘l’éternel féminin’, qui la range dans une catégorie de l’espèce humaine. Beaucoup de ses analyses et réflexions concernent ‘son sexe’ et ne sont pas liées à ce qu’elle a de plus irréductible en tant qu’individu. Il faut bien l’avouer, l’analyse de soi amène Marianne à faire des observations sur ‘les femmes’ : Nous avons deux sortes d’esprits, nous autres femmes. Nous avons d’abord le nôtre, qui est celui que nous recevons de la nature, celui qui nous sert à raisonner, suivant le degré qu’il a, qui devient ce qu’il peut, et qui ne sait rien qu’avec le temps. Et puis nous en avons encore un autre, qui est à part du nôtre, et qui peut se trouver dans les femmes les plus sottes. C’est l’esprit que la vanité de plaire nous donne, et qu’on appelle, autrement dit, la coquetterie.239

Mais Marianne en vient aussi à constater que sa propre identité est une composition complexe, qui tient d’une part à un aspect irréductible que la nature lui a donné et d’autre part à un aspect qui est construit par les autres. Mais il est surtout important de relever que tous les passages cités ci-dessus et beaucoup d’autres qui vont suivre sont des ‘réflexions’ que fait Marianne. Ces réflexions portent sur la question de l’identité de l’individu. L’identité du particulier est au centre du problème de l’exemplarité posé par les réflexions dans La Vie de Marianne. Au bout de quelques pages, dès son arrivée à Paris, Marianne est convaincue qu’elle est d’origine noble et que sa situation de jeune fille sans protection est celle d’un être qui a été extrait à son milieu naturel. Elle aimerait mieux mourir, dit-elle à Climal, que d’être chez quelqu’un en qualité de domestique : ‘si j’avais mon père et ma mère, il y a toute 238 Marivaux, La Vie de Marianne, éd. Frédéric Deloffre, Paris, Garnier, 1957, Première Partie, p. 51. 239 Marivaux, La Vie de Marianne, Seconde Partie, p. 59.

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apparence que j’en aurais moi-même, au lieu d’en servir à personne’.240 Marianne se sent déplacée et sent ‘qu’elle n’est pas faite pour être là’.241 D’où vient ce sentiment ? Comment l’expliquer ? Est-il permis à un enfant trouvé d’avoir des prétentions pareilles ? J’étais triste d’être privée de ce mieux que je ne connaissais pas. Ditesmoi d’où venait cela ? Où est-ce que j’avais pris mes délicatesses ? Etaient-elles dans mon sang ? Cela se pourrait bien ; venaient-elles du séjour que j’avais fait à Paris ? Cela se pourrait encore. Je ne connaissais personne à Paris, je n’en avais vu que les rues, mais dans ces rues il y avait des personnes de toutes espèces, il y avait des carrosses, et dans ces carrosses un monde qui m’était très nouveau mais point étranger. Et sans doute, il y avait en moi un goût naturel qui n’attendait que ces objets-là pour s’y rendre, de sorte que, quand je les voyais, c’était comme si j’avais rencontré ce que je cherchais.242

Y aurait-il donc dans chaque individu un sentiment profond d’appartenance, le souvenir enfoui d’un passé qu’on ignore, une voix du sang ou un goût naturel qui peut se réveiller au contact avec les objets qui, eux, ont gardé le souvenir ? L’idée est bien proustienne, et c’est celle-là qu’a Marianne. Elle n’est pas la seule à croire à l’identité inaliénable qui est liée au sang. Mme de Miran exprime clairement son idée à ce sujet dans la scène chez le ministre où l’identité sociale de Marianne est discutée : une fille sans ascendance repérable peut-elle s’appeler ‘mademoiselle’ dans la bonne société ? Est-il décent qu’un homme de qualité épouse un être pareil ? Et je puis vous assurer que, par son bon esprit, par les qualités de l’âme, et par la noblesse des procédés, elle est demoiselle autant qu’aucune fille, de quelque rang qu’elle soit, puisse l’être. Oh ! vous m’avouerez que cela impose, du moins c’est ainsi que j’en juge ; et que ce que je vous dis là, elle ne le doit ni à l’usage du monde, ni à l’éducation qu’elle a eue, et qui a été fort simple : il faut que cela soit dans le sang ; et voilà à mon gré l’essentiel.243

Marianne en vient pourtant à douter de l’existence d’une source du moi. Tout compte fait l’identité n’est-elle pas avant tout une construction, de soi et par les autres ? La comtesse Marianne se rend compte, à on ne sait combien d’année de distance, que pour Valville elle n’a jamais été qu’un produit de l’imagination mise en branle par sa belle physionomie. 240

Marivaux, La Vie de Marianne, Première Partie, p. 28. Marivaux, La Vie de Marianne, Première Partie, p. 32. L’expression est encore reprise à la page 45. 242 Marivaux, La Vie de Marianne, Première Partie, p. 33. 243 Marivaux, La Vie de Marianne, Septième Partie, p. 329. 241

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Pourquoi Valville, quand il court au secours de Marianne après qu’elle s’est foulé le pied ne se demande-t-il pas tout de suite qui elle ? Pourquoi ne devine-t-il rien ? Et d’où vient cela ? C’est que j’ai si peu l’air d’une Marianne, c’est que mes grâces et ma physionomie le préoccupent tant en ma faveur, c’est qu’il est si éloigné de penser que je puisse appartenir, de près ou de loin, à une Mme Dutour, qu’apparemment il ne saura que je loge chez elle et que je suis sa fille de boutique, que quand je le lui aurai dit, peut-être répété dans les termes les plus simples, les plus naturels et les plus clairs.244

L’identité de Marianne est un effet de l’impression que l’âme de Valville a reçue. Cette impression se fait longtemps sentir sur Valville, mais elle s’éteindra à coup sûr. Elle a encore gardé sa pleine force au moment où Valville défend Marianne chez Mlle de la Fare, quand elle a été reconnue par Mme Dutour comme sa fille de boutique. Valville raconte toute la triste l’histoire de Marianne à Mlle de la Fare, effarée : il est vrai qu’elle a été trouvée dans un carrosse, mais sa physionomie ne dit-elle pas assez qu’elle est noble ? ‘Elle est fille de qualité, on n’en a jamais jugé autrement. Sa figure, ses grâces et son caractère en sont encore de nouvelles preuves’.245 Mais Valville est un inconstant. Son être ne lui appartient pas. Il appartient, au moins en partie, aux autres, à la société et à son époque : Homme, Français, et contemporain des amants de notre temps, voilà ce qu’il était. Il n’avait pour être constant que ces trois petites difficultés à vaincre : entendez-vous ici un spectacle de ce cœur naturel, que je vous rends tel qu’il a été, c’est-à-dire avec ce qu’il a eu de bon et de mauvais. Vous l’avez d’abord trouvé charmant, à présent vous le trouvez haïssable, et bientôt vous ne saurez plus comment le trouver ; car ce n’est pas encore fait, nous ne sommes pas au bout.246

Il existe des sentiments qui transforment l’individu, qui le haussent audessus de lui-même et lui confèrent la noblesse d’âme. Il y en a aussi qui rabaissent l’individu au point qu’il renonce à sa noblesse, comme Valville qui se déguise en valet de pied et en prend la livrée pour pouvoir remettre une lettre à Marianne.247

244 245 246 247

Marivaux, Marivaux, Marivaux, Marivaux,

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de de de de

Marianne, Seconde Partie, p. 82. Marianne, Cinquième Partie, p. 266. Marianne, Huitième Partie, p. 376. Marianne, Quatrième Partie, p. 182.

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En dépit de Mme de Miran pour qui bon sang ne saurait mentir, Marianne doit conclure que l’individu est un amalgame complexe d’esprit, de cœur, d’âme et d’intuition. L’individu a-t-il une identité stable ? Que suis-je donc à cet égard ? Eh ! mais, je suis ce que vous voyez, ce que vous êtes peut-être, ce qu’en général nous sommes tous ; ce que mon humeur et ma fantaisie me rendent, tantôt digne de louange, et tantôt de blâme sur la même chose ; n’est-ce pas là tout le monde ? J’ai vu, dans une infinité de gens, des défauts et des qualités sur lesquels je me fiais, et qui m’ont trompée ; j’avais droit de croire ces gens-là généreux, et ils se trouvaient mesquins ; je les croyais mesquins, et ils se trouvaient généreux. Autrefois vous ne pouviez pas souffrir un livre ; aujourd’hui vous ne faites que lire ; peut-être que bientôt vous laisserez là la lecture, et peut-être redeviendrai-je paresseuse.248

Marianne découvre en elle-même un indomptable désir de plaire et de se construire une identité au regard de Valville. Combien de fois ne se regarde-t-elle pas dans le miroir ? Et pour me désennuyer en l’attendant, je vais de temps en temps me regarder dans mon miroir, retoucher à ma coiffure qui va fort bien, et à qui pourtant, par une nécessité de geste, je refais toujours quelque chose.249

L’individu ne se laisse pas facilement approfondir. Il n’est pas ce qu’il paraît même s’il n’affecte rien et n’essaie pas de cacher ses sentiments : ‘Qui m’aurait vu, m’aurait cru triste ; et dans le fond je ne l’étais pas, je n’avais que l’air de l’être et, à me bien définir, je n’étais qu’attendrie’.250 Le corps peut sentir le malheur avant que l’esprit n’en soit conscient. Cela arrive presque simultanément à Mlle Varthon et à Marianne, après la magnifique scène où, dans la Septième Partie, Marianne raconte son histoire à sa nouvelle amie. Mlle Varthon vient de rencontrer Valville, qui est accouru à son lit pour lui offrir une liqueur réconfortante. Les regards se croisent, les mains se touchent… Marianne, ‘sans savoir pourquoi’,251 retire la main de Valville qui serre celle de Mlle Varthon. Quand Marianne lui raconte un peu plus tard son histoire, interrompue par une sœur converse, les deux jeunes filles ont l’une après l’autre un étourdissement dont elles ne voient pas la cause. Cependant, leur corps a compris avant leur conscience qu’elles sont rivales dans le cœur de Valville : 248 249 250 251

Marivaux, Marivaux, Marivaux, Marivaux,

La La La La

Vie Vie Vie Vie

de de de de

Marianne, Septième Partie, p. 321. Marianne, Quatrième Partie, p. 209. Marianne, Quatrième Partie, p. 190. Marianne, Septième Partie, p. 351.

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Je n’avais omis ni ma chute au sortir de l’église, ni le jeune homme aimable et distingué par sa naissance chez lequel on m’avait portée. Et peut-être, dans le reste de mon histoire, lui aurais-je appris que ce jeune homme était celui qui l’avait secourue ; que la dame qu’elle venait de voir était sa mère, et que je devais bientôt épouser son fils, si une converse qui entra ne nous eût pas averties qu’il était temps d’aller souper : ce qui m’empêcha de continuer, et de mettre au fait Mlle Varthon, qui n’y était pas encore, puisque j’en restais à l’endroit où Mme de Miran m’avait trouvée ; ainsi cette demoiselle ne pouvait appliquer rien de ce que je lui avais dit aux personnes qu’elle avait vues avec moi. Nous allâmes donc souper. Mlle Varthon, pendant le repas, se plaignit d’un grand mal de tête, qui augmenta, et qui l’obligea, au sortir de table, de retourner dans sa chambre où je la suivis […]. Elle venait de se lever l’après-midi, quand, voulant aller prendre mon ouvrage qui était sur la table, je fus surprise d’un étourdissement qui me força d’appeler à mon secours.252

L’individu est un être tellement composite qu’un discours qui pourrait en rendre compte fait défaut. Se connaître par autoanalyse et connaître les autres par l’observation est une chose ; en parler sans ambiguïté en est une autre : Je connais bien mieux les gens avec qui je vis que je ne les définirais ; il y a des choses en eux que je ne saisis point assez pour les dire, et que je n’aperçois que pour moi, et non pour les autres ; ou si je les disais, je les dirais mal. Ce sont des objets de sentiment si compliqués et d’une netteté si délicate qu’ils se brouillent dès que ma réflexion s’en mêle ; je ne sais plus par où les prendre pour les exprimer : de sorte qu’ils sont en moi, et non à moi. N’êtes-vous pas de même ? Il me semble que mon âme, en mille occasions, en sait plus qu’elle n’en peut dire, et qu’elle a un esprit à part, qui est bien supérieur à l’esprit que j’ai d’ordinaire.253

Dans le récit de Marianne, les réflexions prennent parfois le pas sur les événements et la narrataire qui a explicitement demandé le récit ‘d’une vie tout entière’ s’en plaint à plusieurs reprises. Ces réflexions, qui pour une très large part concernent la question de l’identité de l’être humain considéré du point de vue d’un particulier, constituent le noyau du projet de Marivaux : une nouvelle conception de l’individu, dont la vraie nature est insaisissable, cherche un discours adéquat pour se dire. En tant que telles, les réflexions prises dans quelque livre de maximes, sont 252 253

Marivaux, La Vie de Marianne, Septième Partie, p. 357. Marivaux, La Vie de Marianne, Quatrième Partie, p. 166.

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insuffisantes. Il faut qu’elles soient appuyées par des scènes narratives qui les informent en même temps que celles-ci se laissent éclairer par des réflexions. ‘Je crois aussi que les hommes sont bien au-dessus de tous les livres qu’ils font. Mais cette pensée me mènerait trop loin’.254 Ce propos de Marianne résume peut-être le projet de Marivaux. L’indicible de l’identité humaine est en soi une réflexion qui se dépasse elle-même : elle a besoin d’un autre discours, d’un récit par exemple. Mais pas de n’importe quel récit. Le récit d’une vie entière n’est pas nécessaire à la connaissance de soi. Il suffit de quelques épisodes, de quelques scènes mêmes. Aussi La Vie de Marianne n’est-ce pas un vrai roman-mémoires. La ‘vie’ de Marianne compte pour peu dans La Vie de Marianne. Quand Marianne s’est retirée dans sa chambre chez Mme Dutour, après avoir démasqué Monsieur de Climal, elle réfléchit sur sa situation. En réfléchissant, la jeune Marianne s’intéresse certes à sa vie, à sa situation et plus particulièrement à son amour naissant pour Valville, mais c’est à l’identité que s’intéresse Marianne devenue comtesse narratrice qui aime les réflexions : L’objet qui m’occupa d’abord, vous allez croire que ce fut la malheureuse situation où je restais ; non, cette situation ne regardait que ma vie, et ce qui m’occupa me regardait, moi. Vous direz que je rêve de distinguer cela. Point du tout : notre vie, pour ainsi dire, nous est moins chère que nous, que nos passions. A voir quelquefois ce qui se passe dans notre instinct là-dessus, on dirait que, pour être, il n’est pas nécessaire de vivre ; que ce n’est que par accident que nous vivons, mais que c’est naturellement que nous sommes. On dirait que, lorsqu’un homme se tue, par exemple, il ne quitte la vie que pour se sauver, que pour se débarrasser d’une chose incommode ; ce n’est pas de lui dont il ne veut plus, mais bien du fardeau qu’il porte. Je n’allonge mon récit de cette réflexion que pour justifier ce que je vous disais, qui est que je pensais à un article qui m’intéressait plus que mon état, et cet article, c’était Valville, autrement dit, les affaires de mon cœur.255

Il y a donc un en-deçà et un au-delà du récit de vie. En-deçà de la situation actuelle qu’on vit, il y a les affaires du cœur. Et au-delà de cette situation, il y a l’analyse de ces affaires du cœur. Voilà pourquoi le récit de Marianne est interrompu par de si fréquentes réflexions. Le récit de vie est un discours d’accueil pour l’analyse et pour l’étude de l’identité envisagée sous l’angle du particulier et plus particulièrement de ses émotions. 254 255

Marivaux, La Vie de Marianne, Quatrième Partie, p. 166. Marivaux, La Vie de Marianne, Troisième partie, p. 129. Nous soulignons.

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La Vie de Marianne ne peut pas être le récit complet d’une vie. Embrasser la totalité d’une existence est une ambition très éloignée du projet que Marivaux défend dans son premier grand roman. Il est impossible de raconter toute sa vie quand on s’arrête à tant de détails qui suscitent tant de réflexions. Un peu plus tard dans le siècle Tristram Shandy se souviendra de ce problème de la narration.256 La Vie de Marianne est le récit d’une vie, réduite à quelques épisodes. Ce dont Marivaux a besoin pour réaliser son projet – qui consiste à faire accepter un nouveau romanesque – est une structure discursive dialogique. Marianne dialogue avec elle-même. La ‘vie’ de Marianne est surtout nécessaire pour éloigner dans le temps, peu importe comment, deux Mariannes l’une de l’autre : l’orpheline et la comtesse. Il faut que la dernière réfléchisse sur ce qu’a été, des décennies plus tôt, l’autre. Il s’agit d’étudier l’évolution de l’identité à travers des regards espacés. Ainsi, Marivaux peut réaliser ce qui est si difficile au théâtre : la réflexion sur soi y a besoin de l’aparté. Dans un récit rétrospectif la comtesse peut commenter le comportement et les pensées de l’orpheline et en dévoiler les vrais ressorts : […] je me laissai tristement aller sur un siège, pour y dire : que je suis malheureuse ! Eh mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous ôté mon père et ma mère ? Peut-être n’était-ce pas là ce que je voulais dire, et ne parlais-je de mes parents que pour rendre le sujet de mon affliction plus honnête ; car quelquefois on est glorieux avec soi-même, on fait des lâchetés qu’on ne veut pas savoir, et qu’on se déguise sous d’autres noms ; ainsi peut-être ne pleurais-je qu’à cause de mes hardes.257

La comtesse, sans en être absolument sûre, interprète les paroles de l’orpheline et y découvre une véritable stratification du sens et du moi, que le monologue, au théâtre ou ailleurs, ne permet pas. La grande question qui informe le nouveau projet romanesque de Marivaux est la dignité du particulier, la reconnaissance de l’individu ramené à une indicible essence naturelle, le sujet face aux préjugés sociaux, négociant ses droits de paraître en public et d’être accepté par la société. Ce problème se pose à l’orpheline Marianne, mais il se pose aussi au livre qui contient son histoire : comment le faire paraître en 256 Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, (1759-67). Racontant sa propre vie, Tristram Shandy est hanté par la difficulté de narrer dans la mesure où des explications et digressions paraissent sans cesse nécessaires, au point qu’il n’en arrive à sa naissance que dans le troisième volume. 257 Marivaux, La Vie de Marianne, Troisième Partie, p. 132.

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public ? Comment l’habiller pour qu’on accepte de le lire jusqu’au bout. Dans La Vie de Marianne, fond et forme, dépendent d’un même argumentaire, qui concerne l’identité, de l’individu et de l’œuvre.

VI.

LE ROMAN PAR LETTRES

DE LA NARRATIVITÉ : PARADIGMES ÉPISTOLAIRES

LA NARRATIVITÉ Le roman par lettres apparaît dans la littérature française à peu près au même moment que le roman-mémoires. Les Lettres portugaises (1669) de Guilleragues, qui constituent le premier exemple notoire d’un roman uniquement composé de lettres, sont même légèrement antérieures aux Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière (1771) de Mme de Villedieu, qui donnent le coup d’envoi au roman-mémoires. Deux ans avant les Lettres portugaises paraît d’ailleurs Le Roman des lettres ou nouveau Roman composé de lettres et de billets de l’abbé d’Aubignac (1667) qui, dès le titre, souligne explicitement l’apparition d’un ‘nouveau roman’. Ce roman nouveau n’apparaît cependant pas comme une ‘formule narrative’ au même titre que le roman-mémoires. Il est vrai que ‘mémoires’ et ‘lettres’ alternent dans les titres de ‘romans’ du dernier quart du XVIIe siècle et de la première moitié du XVIIIe siècle, mais il apparaît très vite, au vu de ces mêmes titres, que la formule épistolaire n’est pas forcément porteuse d’une narration suivie. Une première différence importante entre ‘mémoires’ et ‘lettres’ concerne la dimension narrative. Comme pour les roman-mémoires, différents paradigmes peuvent être isolés à partir d’une étude des titres répertoriés dans les bibliographies.1 L’enquête sur la ‘narrativité’ de ces paradigmes épistolaires porte sur la période qui va de l’année 1669, quand paraissent les Lettres portugaises de Guilleragues, à l’année 1761, quand paraît La Nouvelle Héloïse de Rousseau. (1) Un premier paradigme thématique est celui des ‘Lettres sur divers sujets’, dont voici des exemples significatifs : Vaumorière, Lettres sur toutes sortes de sujets (1689) Grimarest, Commerce de lettres curieuses et savantes (1700) Duval, Lettres curieuses sur divers sujets (1725) 1 Cette enquête a été menée à partir de la Nouvelle Bibliographie du roman épistolaire en France, des origines à 1842, éd. Yves Giraud et Anne-Marie Clin-Lalande, Fribourg, Editions Universitaires, 1995.

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De La Roche, Lettres historiques et intéressantes sur différents sujets (1732) Saunier de Beaumont, Lettres philosophiques, sérieuses, critiques et amusantes, […] contenant un roman : Le Triomphe de la vertu sur l’amour déréglé, histoire anglaise (1733) La Mothe, Anecdotes historiques, galantes et littéraires du temps présent en forme de lettres (1737) Le baron de Baar, Epîtres diverses sur des sujets différents (1740) Bruhier d’Ablaincourt, Caprices d’imagination ou Lettres sur différents sujets d’histoire, de morale, de critique, etc. (1740) Le marquis d’Argens, Critique du siècle, ou Lettres sur divers sujets (1755) Benouville, Les Pensées errantes (1758)

Seul dans le recueil de Saunier de Beaumont apparaît un élément de cohésion narrative. Certains de ces recueils offrent explicitement des modèles d’écriture, genre illustré au XVIIe siècle par Le Secrétaire de la cour, ou la manière d’escrire selon le temps (1623) ou Le secrétaire à la mode (1640) de Puget de la Serre. Ainsi Boursault, Lettres de respect, d’obligation et d’amour (1668)2 Milleran, Lettres familières, galantes et autres (1689)

Ce dernier ouvrage a été réédité sous le titre de Nouveau Secrétaire de la Cour (1714). D’autres recueils sont des mélanges de lettres et de poèmes de toutes sortes : Mme Lévesque, Lettres et Chansons de Cephise et d’Uranie (1731)

(2) On peut regrouper dans un deuxième paradigme les lettres trouvées dans un coffre. Ce paradigme de ‘la valise trouvée’ est plus narratif, mais la narration englobe rarement une succession de lettres : Préchac, La valise ouverte (1680) Le Noble, La Cassette ouverte de l’illustre criole ou les aventures de madame de Maintenon (1691) 2

Ce recueil contient les ‘Lettres de Babet’, qui n’est pas un véritable roman par lettres, comme le soulignent Bernard Bray et Isabelle Landy-Houillon dans leur édition de l’œuvre : ‘Il est donc clair qu’à l’origine [cette collection] n’a pas été conçue comme un roman autonome et refermé sur lui-même, mais comme un exemple séduisant, parmi d’autres, des capacités d’expression de la forme épistolaire’, in Lettres portugaises, Lettres d’une Péruvienne et autres romans d’amour par lettres, éd. Bernard Bray et Isabelle Landy-Houillon, Paris, GF, 1983, p. 104.

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Lesage, La Valise trouvée (1740) Dalibard, Le Portefeuille rendu ou Lettres historiques par mademoiselle S**** (1749)

Il est remarquable que ce paradigme se signale par des titres qui contiennent, à côté de l’élément rhématique (Lettres de/sur…), également une composante thématique (valise, portefeuille, cassette, …). Ce paradigme est ancien et rappelle la trouvaille de la sacoche de Cardenio par Don Quichotte et Sancho Panza dans la Sierra Morena. Le courrier desvalisé. Tiré de l’italien (1644) de Ferrante Pallavicino suggère que ce paradigme connaît aussi des variantes en Italie. Malgré certains sous-titres comme ‘Aventures de…’, les ‘romans’ de ce paradigme ne composent pas de véritable récit. Il s’agit plutôt de recueils de lettres de provenances diverses qui peuvent avoir une dimension narrative en soi, mais qui ne construisent pas d’intrigue suivie. Le paradigme continue à s’illustrer au-delà de la période interrogée ici, notamment par L’espion dévalisé (1782) de Baudouin de Guémaduc.3 L’espion est précisément le sujet d’un troisième paradigme. (3) Le paradigme de ‘l’espion’, émissaire de puissances étrangères envoyé en France pour observer les mœurs, regroupe des exemples dont le titre est tantôt thématique (L’espion…) tantôt rhématique (Lettres…). Ce paradigme semble avoir fait vogue au début des années 1740. Il témoigne de l’interférence de la formule épistolaire avec le discours politique : [Cotolendi ?], L’Espion du Grand Seigneur et ses relations secrètes (1684) Le comte de Vitt, L’Espion turc à Francfort (1741) L’Espion civil et politique, ou Lettres d’un voyageur sur toutes sortes de sujets par Mr D.V***, surnommé le Chrétien errant (1744) Dubourg, L’Espion chinois en Europe (1745) Rochebrune, L’Espion de Thamas Kouli-Kan dans les cours d’Europe, ou Lettres et Mémoires de Pagi-Nassir-Bek (1746) Saint-Foix, Lettres d’une Turque à Paris, écrites à sa sœur au sérail, pour servir de supplément aux Lettres persanes (1730) Joubert de la Rue, Lettres d’un sauvage dépaysé à son correspondant en Amérique (1738) 3 Ce livre, absent de la bibliographie de Giraud et Clin-Lalande, a été publié en 1782 et donne Londres comme lieu d’édition.

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Saint-Foix, Lettres de Nedim Coggia, secrétaire de l’ambassade de Nehemed Effendi à la cour de France et autres lettres turques (1732) Pétis de la Croix, Lettres critiques de Hadgi Mehemmed Effendi à Mme la marquise de G*** (1735) Frédéric II, Relation de Phihuhu, émissaire de l’empereur de la Chine en Europe (1760)

(4) Le paradigme de ‘l’espion’ amène tout naturellement celui que provoque la publication des Lettres persanes (1721). Ce paradigme présente un degré de narrativité accru comme le montre surtout le modèle de Montesquieu, qui multiplie les personnages. Les Lettres persanes se développent en successions de lettres abordant le même sujet. Cependant, l’intérêt du texte ne réside pas au premier chef dans la construction d’une intrigue amoureuse. La situation épistolaire sert de scénographie à des sujets très divers comme l’observation des mœurs ou des discours critiques de toutes sortes portant sur la religion, la politique, la littérature, etc. : Montesquieu, Lettres persanes (1721) Lettres saxonnes ou avantures d’un officier saxon (1732) Le marquis d’Argens, Lettres juives, ou correspondance philosophique, historique et critique entre un juif voyageur en différents états de l’Europe et ses correspondants (1736) Le marquis d’Argens, Lettres chinoises, ou correspondance philosophique, historique et critique entre un chinois voyageur et ses correspondants en Chine, en Moscovie, en Perse et au Japon (1739) Le comte Locatelli, Lettres moscovites (1736) Mauvillon, Lettres françaises et germaniques (1740) Mouhy, Le Papillon, ou Lettres parisiennes (1746) Aubert de La Chesnaye des Bois, Lettres hollandaises ou les Mœurs, les usages et les coutumes des Hollandais (1750) Lettres danoises où sont rapportées les aventures d’un prince d’Asie appelé Mendoza (1750) Maubert de Gouvest, Lettres iroquoises (1752) Duhamel, Lettres flamandes ou Histoire des variations et contradictions de la prétendue religion naturelle (1753) Lettres orientales d’Aben-Zaïd (1754) Jacquin, Lettres parisiennes sur le désir d’être heureux (1758)

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(5) Le paradigme le plus constant, qui rassemble également le plus de titres, est concentré sur des ‘histoires galantes’ auxquelles la situation épistolaire sert de scénographie. Il existe dès les années 1630 et n’est pas sans affinité avec les ‘Lettres de dames’ comme le Nouveau recueil de lettres de dames de ce temps, avec les réponses (1635) de Du Bosq ou le Nouveau recueil de lettres de dames tant anciennes que modernes (1642) de Grenaille et Œuvres diverses ou discours meslez […] avec cinquante lettres à des dames (1664) de Sorel. Mais ce paradigme est surtout à comprendre comme un développement parallèle à celui des Nouvelles galantes dont l’essor commence vers 1660 pour durer au moins jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Mme de Villedieu, Recueil de quelques lettres ou relations galantes (1668) Les Amours de Henri IV roy de France. Avec ses Lettres galantes à la duchesse de Beaufort et à la marquise de Verneuil (1676) Girault de Sainville, Lettres galantes, billets tendres et réponses (1683) Fontenelle, Lettres diverses de Mr le chevalier d’Her*** (1683) Lesage, Lettres galantes d’Aristenète (1695) Mme Du Noyer, Lettres historiques et galantes de deux dames de condition (1704) Lettres galantes, comiques et récréatives du Sr. De ***, meslées de descriptions burlesques de traits de morale, etc. (1708) La marquise de Perne, Lettres galantes et poésies diverses (1724) Soyer d’Estauvelles, Nouvelles Lettres et œuvres galantes (1724) Lettres d’une dame champenoise à une dame de qualité à La Haye, contenant le détail de plusieurs aventures galantes et comiques arrivées de nos jours (1749) Rémond de Saint-Mard, Lettres galantes et philosophiques par Mlle de*** (1721) Lezay-Marnésia, Lettres galantes de Julie à Ovide et d’Ovide à Julie (1753) Moissy, Lettres galantes et morales du marquis de*** au Comte de*** La comtesse de Saint-V***, Lettres galantes d’une dame de qualité, (1760)

(6) On peut regrouper dans un sixième paradigme les ouvrages où la forme épistolaire interfère avec la formule des ‘mémoires’. Ainsi, le

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paradigme des mémoires concernant la vie de cour ou celui des relations de voyage adoptent souvent la forme épistolaire : Mme d’Aulnoy, Mémoires de la Cour d’Espagne (1690) Mme d’Aulnoy, Mémoires de la Cour d’Angleterre (1695) Mme d’Aulnoy, Relation du Voyage d’Espagne, écrite sous forme de lettres (1691)

Certains romans-mémoires qui ne mettent pas explicitement la formule narrative adoptée dans leur titre sont souvent des mémoires découpées en lettres comme, par exemple : Les Amours d’une belle Anglaise, ou la Vie et les Aventures de la jeune Olinde. Ecrites par elle-même en forme de lettres à un chevalier de ses amis (1695) Marivaux, La Vie de Marianne ou les Aventures de madame la comtesse de *** (1731-41) Gavin, Histoire de tromperies des prestres et des moines de l’Eglise romaine contenues en huit lettres (1693)

On peut associer à ce paradigme les Lettres contenant une aventure, comme Marivaux, Lettres contenant une aventure (1719) Lettre à madame *** contenant deux histoires françaises (1739) Dupré d’Aulnay, Aventures singulières du faux chevalier de Warwick

Ce paradigme est le plus narratif, mais il ne s’agit pas pour autant d’une narration par lettres au sens que la narration serait intercalée entre les événements. Il s’agit ici d’une narration découpée en lettres. LA NARRATION

PAR LETTRES

Le récit par lettres ne représente qu’une assez petite partie de la production épistolaire dans le champ littéraire de la période 1669-1761. Il est important de le souligner. La spécificité de la narration par lettres réside dans ce que Gérard Genette appelle la ‘narration intercalée’, formule applicable aux récits où plusieurs moments de narration sont intercalés entre les moments de l’action (et interfèrent avec elle).4 Cette narration 4

Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p.229.

LE ROMAN PAR LETTRES

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concerne une ou plusieurs intrigues amoureuses. Le roman par lettres est essentiellement un roman d’amour. Jean Rousset a été le premier à y distinguer plusieurs paradigmes : (1) Dans les récits appartenant au paradigme monodique, le récit ne donne qu’une seule voix. Il n’y a qu’un seul épistolier. Le plus souvent, il s’agit d’une femme. Ce paradigme est illustré surtout par la veine que Susan Lee Carrell appelle ‘le soliloque de la passion féminine’.5 Guilleragues, Lettres portugaises (1669) Mme Ferrand, Lettres galantes de madame **** (1698) Mme de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne (1747) Crébillon, Lettres de la marquise de *** ou comte de R*** (1732) Coustelier, Lettres d’une demoiselle entretenue à son amant (1749) Méhégan, Lettres d’Aspasie, traduites du grec (1756) Mme Riccoboni, Lettres de Mistriss Fanni Butlerd à Milord Charles Alfred de Caitombridge, comte de Plisinte, du de Raflinght, Ecrites en 1735, traduites de l’anglais en 1756 (1757)

On connaît aussi une variante masculine, qui a donné des romans moins célèbres : Bastide, Lettres d’amour du chevalier de*** (1752) Le chevalier d’Arcq, Lettres d’Osman (1753)

(2) Le deuxième paradigme est dialogique. Il intègre aussi les réponses. Le Commerce galant, ou Lettres tendres et galantes de la jeune Iris et de Timandre (1682) Des Souches, Histoire et Lettres fort tendres d’un milord et d’une dame anglaise. Traduites de l’anglais (1711) Les Fourberies de Venus, ou Lettres amoureuses de C.E.A à B.R.G. Ecrites en 1708, 1709, 1709 et publiées en 1714 (1714) Lebrun, Les Avantures de Calliope. Lettres de Dorante à Calliope et de Calliope à Dorante (1720) Commerce de lettres entre mademoiselle Julie du *** et le chevalier de S. Marcel (1723) 5 Susan Lee Carrell, Le soliloque de la passion féminine ou le dialogue illusoire, Tübingen, Günther Narr et Paris, Jean-Michel Place, 1982.

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ESSAI DE POÉTIQUE HISTORIQUE DU ROMAN AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

Godard d’Aucour, Lettres du chevalier Danteuil et de mademoiselle Thélis (1742) Caylus, Lettres de la Grenouillère entre M. Jérôme Dubois, pêcheux du Gros-Caillou et mademoiselle Dubut, blanchisseuse de linge fin (1749) [Mouhy], Lettres du Commandeur de *** à Mlle de*** avec les réponses (1753) Lettres amoureuses de la dame Lescombat et du Sieur Mongeot ou l’Histoire de leurs criminelles amours (1755) Roman par lettres d’une honnête femme à un jeune homme indiscret et volage qu’elle aime et qu’elle est résolue d’épouser lorsqu’elle l’aura rendu honnête homme et constant (1759) Belvo, Quelques lettres écrites en 1743 et 1744 par une jeune veuve au chevalier de Luzeincour (1761) Lettres d’une femme à son mari à l’armée en 1761 (1761) Rousseau, Lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes. Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761)

Le titre thématique – La Nouvelle Héloïse – qui suit le titre rhématique – Lettres de deux amants – renvoie en même temps à la veine thématique sous-jacente à ce paradigme : les ‘Lettres d’Abélard et d’Héloïse’ qui constituent le plus célèbre exemple d’un dialogue épistolaire. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la vogue de ces lettres reprenant la dramatique histoire d’Abélard et Héloïse qui remonte au XII e siècle, est énorme, non seulement dans les Héroïdes ou Epîtres en vers, mais également en prose : Alluis, Les Amours d’Abailard et d’Héloïse (1676) Rémond des Cours, Histoire d’Eloïse et d’Abélard avec la lettre passionnée qu’elle lui écrivit (1693) Bussy-Rabutin, Les Lettres d’Héloïse et d’Abailard (1697) Du Bois, Histoire des amours et infortunes d’Abélard et d’Eloïse (1711) Godard de Beauchamps, Lettres d’Héloïse et d’Abailard mises en vers français (1714) Gervaise, Lettres véritables d’Héloïse et d’Abailard (1723) Pope/Feutry, Epistre d’Héloïse à Abélard (1751) Pope/Aiguillon, Epître d’Héloïse à Abailard, traduites de l’anglais (1757)

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Colardeau, Epîtres amoureuses d’Héloïse à Abailard, et d’Armide à Renaud (1757)

Un dialogue épistolaire n’est pas forcément une correspondance entre deux amants. L’échange entre deux hommes ou deux femmes donne des variantes du roman par lettres dont il faudra reparler. Il s’agit alors de lettres entre deux confidents, qui se confient des expériences ou se communiquent des secrets, parlant aussi des choses du cœur, mais pas exclusivement : Varennes de Mondasse, Lettres de M* à son ami ou Lettres de M. à Caron et de Caron à M. (1750) Méray, Les femmes, ou Lettres du chevalier de K** au marquis de *** (1754) Mme Le Prince de Beaumont, Lettres de madame du Montier à la marquise de *** sa fille, avec les réponses (1756) Mme Riccoboni, Lettres de Milady Juliette Catesby à Milady Henriette Campley son amie (1759)

(3) Le paradigme polyphonique fait entendre plus de deux voix. L’on sait que dans Lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes (1761) de Rousseau, le récit n’est pas limité à la correspondance entre Julie et Saint-Preux. Cette correspondance constitue cependant l’axe central d’un canevas qui va s’élargir à la formule polyphonique selon des modalités qu’on verra ci-après. REMARQUES Plusieurs remarques s’imposent après le survol des trois paradigmes distingués par J. Rousset. Tout d’abord, l’approche de J. Rousset est ‘musicale’ et se fonde sur le nombre de voix (et donc d’épistoliers) qui apparaissent dans le texte. Dans la réalité des textes, l’évolution du roman par lettres ne va pas de formules simples aux formules plus complexes. A l’orée de l’époque romantique, après l’explosion de la variante polyphonique illustrée par Les Sacrifices de l’amour (1771) et Les Malheurs de l’inconstance (1772) de Dorat, Le Paysan perverti (1776) et La Paysanne pervertie (1776) de Rétif de la Bretonne, Les Liaisons dangereuses (1782) de Laclos, Aline et Valcour (1795) du marquis de Sade ou Delphine (1802) de Mme de Staël, on voit, sous l’influence du Werther (1774) de Goethe sans doute, un net regain

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d’intérêt pour la variante monodique, illustrée tardivement par Adèle de Senange (1794) de Mme de Souza, Claire d’Albe (1798) de Mme Cottin, Valérie (1804) de Mme de Krüdener et Aldomen (1795) et Oberman (1804) de Senancour. Une seconde remarque concerne le dosage entre titres rhématique et thématique. Le titre thématique paraît assez rare avant 1760 dans ce dossier épistolaire. On lui préfère nettement le titre rhématique, qui renvoie à la formule narrative adoptée (Lettres …). Le dosage entre titres thématique et rhématique est différent de celui qu’on observe dans les romans basés sur la formule des mémoires ou le titre thématique apparaît beaucoup plus tôt, soit qu’il précède soit qu’il suit le titre rhématique (Mémoires de …). La constance et la ténacité du titre rhématique traduit sans doute l’absence d’un véritable thème ou d’une intrigue autour d’un sujet central dans le dossier épistolaire que nous venons de survoler. L’apparition d’un titre thématique dans les paradigmes du ‘roman par lettres’ pourrait s’expliquer par l’interférence avec le système anglais, ou l’usage d’un titre thématique semble établi, comme le suggère ce tableau des titres thématiques de romans épistolaires de la période 1740-1760, entre la traduction des romans de Richardson (1741) et les romans de Dorat (1771-72) : Richardson, Pamela or the virtue rewarded (1741) Haywood, Anti-Pamela or Feign’d Innocence detected (1743) Richardson, Clarissa or the History of a young lady (1748) Haywood, The Fortunate Foundlings (1744) Richardson, The History of Sir Charles Grandisson (1754) Goldsmith, The Citizen of the World (1760-61)

Aubert de la Chesnaye des Bois, Paméla ou la Vertu récompensée (1742) Mauvillon, Anti-Pamela ou la fausse innocence découverte dans les aventures de Syrèbe (1743) Prévost, Lettres anglaises ou Histoire de Miss Clarissa Harlowe (1751) Crébillon, Les Heureux Orphelins, histoire imitée de l’anglais (1754) Prévost, Nouvelles Lettres anglaises ou Histoire du Chevalier Grandisson (1755) Poivre, Le Citoyen du monde, ou Lettres d’un Philosophe chinois à ses amis dans l’Orient (1763) Gatrey, La Philosophe par amour ou Lettres de deux amants passionnés et vertueux (1765)

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L’inconnu, roman véritable ou Lettres de M. l’abbé de *** et de Mlle de B*** (1765) Blower, Maria

Maria, ou les véritables Mémoires d’une dame illustre par son mérite, son rang et sa fortune, Traduit de l’anglais (1765) Simon, L’Hermaphrodite, ou Lettre de Grandjean à Françoise Lambert sa femme (1765) Benoist, Elisabeth, roman (1766) Contant d’Orville, Le Mariage du siècle, ou Lettres de madame la comtesse de Castelli à madame la baronne de Fréville (1766) Le Prince de Beaumont, La Nouvelle Clarisse, Histoire véritable (1766) Rétif, La Famille vertueuse. Lettres traduites de l’anglais (1767) Brument, Henriette de Wolmar ou la mère jalouse de sa fille. Histoire véritable pour servir de suite à la Nouvelle Héloïse (1768) Dières, Les trois âges de l’amour, ou Porte-feuille d’un petit-maître (1769)

Gunning, Barford Abbey (1768)

Frénais, L’abbaye ou le château de Barford, traduit de l’anglais (1769) Rétif, La Confidence nécessaire ou Lettres de Milord Austin de Norfolk à Lord Humphrey de Dorset son ami (1769) Rétif, Le Pornographe, ou Idées d’un honnête homme (1769) L’Epouse infortunée, par une dame (1770)

Griffith, The Gordian knot (1769)

Fréville, Le Nœud gordien (1770)

Griffith, The delicate distress (1769)

La situation critique, histoire traduite de l’anglais (1770) Treyssac de Vergy, Henriette comtesse d’Osseran, nouvelle sentimentale (1770)

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Renwick, The genuine distress of Damon and Celia (1771)

Eliza, or the history of miss Granville (1766)

Hull, The history of Sir William Harrington (1771)

Les amants infortunés, ou les Malheurs de Damon et de Célie (1771) Dorat, Les Sacrifices de l’amour ou Lettres de la vicomtesse de Senanges et du chevalier de Versenai (1771) De la Grange, Elise ou Histoire de Miss Granville (1771) Dorat, Les Malheurs de l’inconstances ou Lettres de la marquise de Syrcé et du comte de Mirbelle (1771) Les Mœurs du jour, ou Histoire de Sir William Harrington, écrite du vivant de M. Richardson. Traduits de l’anglais (1772)

Une troisième remarque concerne l’aspect statique de la typologie de J. Rousset, qui constate l’existence de différentes variantes sans chercher une structure englobante qui les intègre et un mécanisme dynamique qui permette d’aller de l’une à l’autre. Ayant dans notre visée une Poétique historique du roman au XVIIIe siècle, nous constatons que les variantes de J. Rousset se déploient à partir d’un mécanisme dynamique qui résulte de l’interaction entre le sujet de l’œuvre et sa mise en forme. La formule épistolaire se déploie au sein même de la formule des mémoires. Ce sera le sujet de l’article suivant. Nous terminons cet article d’introduction par l’étude d’un cas particulier d’autoréflexivité romanesque, qui concerne le problème crucial de la ‘narrativité’ de la narration par lettres. Cette analyse sert également d’introduction à l’étude des trois négociations menées dans les avant-textes des nouvelles formules narratives au XVIIIe siècle. Le roman de Godard d’Aucour dont nous proposons ici l’analyse aborde successivement la question de la production effective (dans la Dédicace) et celle de la production fictive (dans la LettrePréface). COMMENT ÉCRIRE UN ROMAN PAR LETTRES ? Les Lettres du chevalier Danteuil et de mademoiselle Thélis (1742) sont l’œuvre d’un écrivain débutant. La page de titre n’ajoute que la date, sans faire mention d’un auteur ni d’un éditeur ou d’un lieu d’édition. Mais à la fin de la Dédicace qui suit, Godard d’Aucour se nomme, se disant le ‘très humble et obéissant serviteur’ d’une dédicataire. Il offre les prémisses de sa plume à Mme T*** de M***. Cependant il n’est pas assez

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vain pour oser mettre ‘cet illustre nom’ à la tête d’un ‘coup d’essai’. Ce livre est un hommage secret qu’il lui offre. La rhétorique de la dédicace est fondée sur une dialectique subtile entre la reconnaissance – qui justifie l’hommage – et l’espoir de protection que peut procurer la mention d’un ‘nom’ connu, placé avant celui de l’auteur. Don et contre-don donc : Satisfait du plaisir de pouvoir vous témoigner ma reconnaissance, j’abandonne tout l’avantage qu’eût reçu mon livre d’être décoré d’un nom aussi respectable. Je présume assez de mon bonheur pour espérer que le public aura quelque égard au premier effort d’un jeune auteur qui tâche de mériter ses suffrages.6

Dans cette transaction, qui revient à la négociation d’un pacte de visibilité, un nom peut en effacer un autre. Le plus souvent, c’est l’auteur qui ne met que ses initiales suivies d’une traînée d’étoiles, pour mettre en évidence celui du dédicataire, qui est une personne connue du public. Ici, c’est l’inverse : Godard d’Aucour n’ose pas nommer celle dont l’autorité lui permet de se nommer. Les Lettres du chevalier Danteuil et de mademoiselle Thélis sont saisies dans une scénographie qui explique comment le livre peut exister. La Lettre-Préface qui les précède n’a pas d’autre but : le recueil n’est en effet pas légitimé par une utilité quelconque. Le contrat de lecture ne va pas plus loin que le divertissement. Ce sont des lettres de deux amants tombées récemment entre les mains d’une personne, qui ne se nomme pas, après la mort de ceux qui les ont écrites. Persuadé que ‘l’art ne corrige que très mal des sentiments dictés par la nature’, la personne qui est en possession du manuscrit n’a rien changé aux originaux. Elle ne les offre pas au public, mais les envoie, avec une Lettre qui fait fonction de préface, à la duchesse de V*** qui, jadis, avait demandé au chevalier Danteuil un ouvrage de sa façon. La Lettre-Préface contient donc un récit génétique qui reprend deux topoi très fréquents : le texte exigé par une dame et le manuscrit trouvé à la mort des amants. Le récit génétique à fonction protocolaire explique l’écriture des lettres, mais on n’apprendra jamais comment elles ont été publiées. Le récit génétique de ce roman est intéressant parce qu’il procure au lecteur une vue dans les coulisses du roman par lettres. Pour s’acquitter de la commande de la duchesse, Danteuil avait en effet eu l’idée de composer un roman par lettres. Il avait associé à ce projet deux autres personnes : Mlle Thélis – qu’il ne choisit pas seulement parce qu’il en est 6 Godard d’Aucour, Lettres du chevalier Danteuil et de mademoiselle Thélis, s.l., 1742, Dédicace.

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amoureux mais aussi pour son esprit – et monsieur de Launay, qui est un ami à tous deux. Cependant, Mlle Thélis ignore une partie du jeu. Danteuil s’adresse à elle sous le nom du marquis de Chavigny, qui lui propose de participer à l’écriture d’un roman par lettres, pour satisfaire la duchesse. Le contrat d’écriture est le suivant : même si l’on pourra parler de différents sujets, il faudra, tôt ou tard, y parler d’amour, même si on n’en sent pas réellement. Voici la première lettre de Danteuil/Chauvigny à Mlle Thélis : Pensez-vous que c’est un volume entier de Lettres que vous vous êtes engagée de faire avec moi ? Je sais que l’on trouverait tant d’esprit dans les vôtres, que sans amour elles se feraient lire ; mais je suis comme bien des jeunes gens, hors un certain jargon et quelques périodes galantes, je ne sais plus rien ; quelques galanteries ne vous coûteront pas beaucoup ; madame la duchesse de V*** est de mon avis, elle convient qu’un livre sans amour est un corps sans âme. Puisque vous voulez bien vous joindre à moi pour la divertir, je vous assure que rien n’est si capable de l’amuser que de tendres sentiments. Vous savez que sa vue en inspire à tout le monde, et l’on m’a dit que vous ne lui cédiez en rien. Pourquoi vos yeux font-ils tant naître d’amour, puisque votre cœur en est si peu susceptible ? Ne serai-je pas encore assez à plaindre de me voir obligé de vous en parler sans oser en prendre ? Je vous promets du moins de faire tous mes efforts pour m’en garantir, mais si je ne suis pas le maître de mon cœur, s’il s’enflamme sans mon aveu, ce ne sera plus ma faute, vous pourrez vous déchaîner contre l’amour. Je ne puis vous répondre de lui qu’en un point, c’est que quelques sentiments que vous y fassiez naître, il ne vous manquera jamais de respect.7

De Launay est au courant de la supercherie et c’est lui qui apporte les lettres de l’un à l’autre. Mlle Thélis accepte le contrat d’écriture sauf pour ce qui est de l’amour : ‘Point de sujet déterminé ; j’aime une aimable variété ; écrivons-nous tout ce qui se présentera à l’esprit, c’était votre première idée ; c’est la meilleure, il faut nous y tenir, mais soyez discret, j’écris pour m’amuser et quelqu’un pourrait me faire un crime de ma complaisance ; je me console du peu de succès qu’auront mes lettres sur ce que j’espère que personne ne me connaîtra ; j’exige de vous un secret inviolable sur cet article ; n’allez pas me faire connaître par quelque imprudence, car je désavouerai tout, je vous en avertis, et vous aurez le déplaisir de vous voir attribuer toutes les fautes qui seront sans nombre dans mes lettres’.8 7 8

Godard d’Aucour, Lettres du chevalier Danteuil et de mademoiselle Thélis, p. 2-3. Godard d’Aucour, Lettres du chevalier Danteuil et de mademoiselle Thélis, p. 4-5.

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Pendant que ce commerce de lettres connaît son cours, Danteuil se présente chez Mlle Thélis sous son vrai nom et se fait remarquer d’elle comme un homme aimable qui sait l’entretenir de Belles-Lettres. Il est bientôt question de lui dans les lettres qu’elle écrit à Chavigny à qui elle est tentée de faire la confidence de son affection naissante pour Danteuil. Elle n’en parle cependant qu’indirectement, en camouflant sa propre histoire dans celle de Thémire, une personne de sa création qui lui sert de manteau. Dans ces réponses, Chavigny lui confie qu’après un portrait si flatteur de Thémire, il est tombé amoureux d’elle, quoiqu’il ne l’ait jamais vue. Naturellement, en tant qu’épistolier, Chavigny doit sans cesse inventer des moyens pour ménager la distance entre lui-même et Mlle Thélis. Il est soi-disant retenu à Paris pour affaires importantes, puis il doit se rendre en Espagne pour des affaires plus importantes encore. La distance justifie l’écriture de lettres. Celles-ci se remplissent peu à peu d’amour. Grâce à la correspondance, Chavigny peut dire combien il aime Mlle Thélis qui se cache derrière Thémire et Mlle Thélis peut parler de son amour pour Danteuil à Chavigny. Un jour cependant, il faut avouer la supercherie et révéler à Mlle Thélis l’identité de Chavigny, qui n’est autre que Danteuil. Heureusement elle pardonne un jeu de tromperie qui l’a rendue heureuse ! Ce scénario de comédie est ensuite entrainé dans d’autres complications dont les amants parlent dans les lettres qu’ils s’écrivent désormais sans penser au roman qu’ils s’étaient promis de composer ensemble pour la duchesse de V***. La mère de Mlle Thélis devient la rivale de sa fille, oblige celle-ci à épouser le baron de ***, un vieillard. A son refus, Mlle Thélis est séquestrée jusqu’à ce qu’elle accepte la main d’une personne qu’elle déteste. Le baron succombe dans un duel avec Danteuil, la mère meurt et après une période de deuil, Danteuil et Mlle Thélis convolent. De Launais qui, pour aider Danteuil, avait essayé de se substituer à son ami dans le cœur de la mère, épouse la sœur de Danteuil. Tout est donc pour le mieux. Le texte envoyé à la duchesse de V*** est donc le roman qu’elle avait commandité. Il n’est finalement offert à la commanditaire qu’après la mort de ceux qui en sont à la fois les auteurs et les protagonistes. C’est l’auteur de la Lettre-Préface qui le lui envoie en s’adressant à la duchesse de V*** en ces termes : Leur commerce de lettres étant devenu plus sérieux que [Danteuil] n’avait osé l’espérer, il s’acquitta du livre qu’il vous avait promis par un autre petit ouvrage qu’il prit la liberté de vous offrir et continua

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cependant pour sa satisfaction particulière, de mettre en ordre les lettres de mademoiselle de Thélis ; il y joignit celles de monsieur de Launay leur confident et leur ami intime, qu’il avait pu conserver et qui avaient du rapport à leurs amours. Ce recueil produisit une petite histoire suivie, que je prends la liberté de vous adresser. Il est tombé dans mes mains depuis la mort de ces illustres amants dont vous savez que j’étais parent.9

Ce premier roman de Godard d’Aucour, loin de se recommander par son intrigue, est très remarquable au niveau de sa mise en forme. Il héberge un discours d’autoréflexion sur la composition d’un roman par lettres et pose le problème de sa narrativité. Il était temps d’en venir là, en 1742, qui est aussi l’année qui voit paraître la traduction de Pamela ou la Vertu récompensée, le premier roman de Samuel Richardson, dont l’impact sur le développement du roman par lettres en France sera important. Différents éléments méritent d’être soulignés. (1) Un recueil de lettres sur divers sujets n’est pas un roman par lettres. La narration par lettres suppose un sujet particulier, qui est l’amour. (2) La forme choisie a besoin d’être motivée par le sujet choisi. En effet, pour s’exprimer dans des lettres, ce sujet amoureux a besoin de l’éloignement des amants, qui sans cela n’auraient pas beaucoup de raison de s’écrire des lettres. Un roman par lettres est presque par nécessité un récit de séparation. (3) Si l’axe central d’un roman par lettres est la correspondance amoureuse, la narration a aussi besoin d’un axe de correspondances avec un confident. Un axe vertical (sur lequel Danteuil et Mlle Thélis s’envoient des lettres ‘remplies d’amour’) est le plus souvent croisé par un axe horizontal, où au moins un des amants s’adresse à un confident (De Launay). Le sujet amoureux est donc appuyé sur un deuxième sujet, qui est la confidence. Dans un roman par lettres polyphonique donc, les deux variantes du dialogue – lettres d’amour et lettres confidentielles – sont croisées. Ainsi, dans La Nouvelle Héloïse, Julie et Saint-Preux s’écrivent (Julie >