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Le mythe de Constantinople et l'opinion publique en Russie au XIXe siècle
Les Cahiers du Bosphore
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Les Cahiers du Bosphore is a series published by The Isis Press, Istanbul. Gorgias Press is joining with Isis to make these titles readily available in the western hemisphere.
Le mythe de Constantinople et l'opinion publique en Russie au XIXe siècle
Suzanne Champonnois
% gorgia* press 2011
Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright© 2011 by Gorgias Press IXC Originally published in 1989 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of Gorgias Press LLC. 2011
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ISBN 978-1-61143-743-0 Reprinted from the 1989 Istanbul edition.
Printed in the United States of America
INTRODUCTION
La géographie de la terre russe coïncide avec la géographie de son âme... les plaines russes comme les ravins russes sont des symboles de son âme... Cette âme se disperse dans la plaine sans limite, se perd dans les lointains infinis. Infinis lointains qui l'attirent... ...et si elle aspire à ce qui est extrême, ultime, c'est qu'elle ignore ses limites, ses contours... Elle flotte vers les horizons lointains où elle croit voir la fin du monde... Nulle âme plus aisément ne se déracine, ne se laisse emporter par d'irrésistibles tourbillons Ainsi, selon B E R D I A I E V , la nature même de l'âme russe permettrait d'expliquer la poussée vers l'Orient avec Constantinople comme objectif. Cette interprétation peut en effet servir de "toile de fond" à cette idée mythe, mais elle ne peut expliquer les véritables desseins que la Russie poursuit depuis des siècles. Comme autrefois les Croisés espéraient posséder Jérusalem, les Russes ont rêvé de s'emparer un jour de Constantinople. La constance de leur effort le transforma en mythe—mythe force de la politique des tsars. Durant des siècles, ces derniers vont essayer d'enjamber la Turquie d'Europe, afin de reprendre Constantinople, la Tsargrad des Slaves, qu'ils voient avec regret entre les mains du Sultan. Ce besoin d'expansion vers Constantinople, les Empereurs de Russie ont essayé de le justifier par des mobiles successifs : (1) la satisfaction d'une "idée impériale" inhérente à l'idéologie du tsar de "Toutes les Russies" (2) la croisade par laquelle la Russie va forcer le chemin de Byzance, tantôt sous les bannières de la foi orthodoxe, tantôt au nom de la libération des frères slaves (3) les nécessités économiques et stratégiques. À l'aube du XIXe siècle, les visées de la Russie sur Constantinople ne sont pas nouvelles. Sous Pierre le Grand, les Russes ne sont qu'à Saint-Pétersbourg, sous Catherine II, ils ont atteint Odessa et sous Paul Ier, ils sont parvenus jusqu'à Corfou. Notre travail veut montrer que la fascination exercée par Constantinople a été largement perçue par l'intelligentsia russe au XIXe siècle, qui l'a à son tour diffusée et, appuyant la politique tsariste, a participé à la construction de ce mythe. 1
BERDIAIEV, L'esprit de Dostoïevski,
Paris 1946, p. 174-175.
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Nous nous attacherons à présenter ce besoin et les impératifs auxquels il répond en nous appuyant sur des textes. Souvent passionnés comme ceux de certains slavophiles, ils peuvent être tantôt dithyrambiques, lyriques, tantôt empreints d'agressivité, d'humeur. Parfois ils peuvent être plus politiques et raisonnés comme ceux de DANILEVSKI. Le choix que nous avons fait peut paraître arbitraire, mais il ne saurait être exhaustif. Nous nous sommes limités aux textes qui nous semblaient les plus significatifs. Si certains s'imposent d'eux-mêmes tels ceux de TIOUTCHEV, DOSTOÏEVSKI, DANILEVSKI, ceux d'autres témoins comme les publicistes, méritent d'être retenus par l'importance qu'ils donnent au sujet. La personnalité des auteurs, leur formation, et l'importance de l'élément religieux ont contribué beaucoup à la formation du mythe comme tel. Toutefois, la forme que prenait ce mythe était également sensible aux changements qu'a connu la situation politique au cours du siècle : la guerre napoléonienne, la guerre de Crimée, le traité de Berlin. À travers chacun de ces épisodes, l'intelligentsia russe n'eut de cesse de maintenir la permanence de ce besoin d'expansion vers le Sud, s'efforçant de le présenter à chaque instant comme juste et réaliste. Les arguments changent, mais le dessein subsiste. Quant aux limites chronologiques de notre sujet, après des prolégomènes qui font le point sur les expéditions des Russes vers Constantinople jusqu'au XIX e siècle, notre point de départ se situe à l'avènement d'Alexandre Ier en 1801 et nous arrêtons au lendemain du traité de Berlin de 1878.
PROLÉGOMÈNES
Les premières expéditions vers Constantinople La descente de la Russie vers les confins méridionaux du Bosphore commence peu de temps après la fondation de l'État russe par les princes Varègues du IXe siècle. La chronique de Nestor, dont le récit est conforme aux témoignages des historiens grecs, nous apprend ainsi qu'Askold et Dir, les compagnons d'armes du prince Rurik, descendirent le Dniepr et décidèrent d'aller piller Constantinople. La grande route commerciale qui relie la Baltique à la Méditerranée en passant par le Golfe de Finlande, la Neva, le lac Ladoga, le Volkan, le lac d'Imen, le Dniepr et les Dardanelles, favorisait l'exécution de leurs projets. Cependant cette première expédition russe contre Constantinople ne réussit pas, car une tempête dispersa et détruisit les embarcations des guerriers. Oleg, le successeur de Rurik, à la tête d'une puissante armée, entreprit à son tour de s'aventurer sur la route de Constantinople, mais les Grecs, plutôt que de lutter contre les barbares, préférèrent conclure un traité d'alliance et de paix1 par lequel ils s'engagèrent à payer tribut aux Russes. Ce traité comportait une clause concernant la liberté du commerce russe à Constantinople2. À l'exemple de son illustre tuteur, Igor fils de Rurik tenta, après avoir respecté la paix pendant quelques années, une expédition contre Constantinople qui se solda comme celle d'Oleg par un nouveau traité de paix, suivi bientôt de nouvelles hostilités entre les Grecs et les Russes sous le règne de Sviatoslav. Ce dernier voulait s'installer dans les Balkans où il venait de prendre la capitale des Bulgares. Ce fut le début d'une véritable menace pour l'indépendance et la sécurité de l'Empire d'Orient, car Sviatoslav rêvait de créer un vaste empire slave allant de la Baltique jusqu'à la mer Égée, de conquérir Constantinople et de chasser les Grecs au-delà du Bosphore. Mais ses visées n'aboutirent pas et comme ses prédécesseurs il signa un traité dans lequel il prenait l'engagement de ne rien entreprendre contre l'Empire byzantin3. 1
KARAMZIN, Histoire de Russie, Moscou 1903,11, p. 145-147.
^ Ce traité d'abord conclu verbalement fut remplacé par un nouveau traité écrit en grec et en slavon et signé par l'Empereur d'Orient Léon et les ambassadeurs d'Oleg. Il comportait 9 articles. 3
KARAMZIN, op. cit., t. II p. 31-36.
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Jusque là le pillage avait été le mobile principal du mouvement de la Russie vers le sud mais les visées des princes russes se teintaient d'ambitions commerciales. Ainsi, la chronique de Nestor nous apprend aussi que "les Russes après avoir atteint leur but : Tsargrad, y vendaient leurs esclaves aux foires de la seconde Rome"4. Ils passaient ensuite un ou deux mois à Constantinople où ils achetaient de la soie, de l'or, de l'argent, des armes : quand ils arrivaient à Byzance, les Russes obligeaient les autorités locales à leur accorder des privilèges commerciaux. Quant à Byzance, selon cette même chronique, "elle s'efforçait d'écarter la Russie des rivages de la mer Noire, bien que cette mer fut déjà nommée par les géographes «la mer russe5». C'est ainsi que depuis les premiers temps d'un État russe la route de Tsargrad fut connue. La chute de l'Empire chrétien d'Orient La chute de l'Empire d'Orient en 1453 fut un événement qui eut une grande répercussion sur la politique russe. Devant le danger, l'Empereur d'Orient avait fait appel au Pape, aux rois de France et d'Angleterre en vain. Et au milieu du XV e siècle les Turcs fondèrent un puissant empire sur les vastes territoires conquis et s'emparèrent des voies de terre et de mer qui reliaient l'Europe, l'Asie et l'Afrique6. La transformation de Sainte-Sophie en mosquée, le croissant érigé à la place de la croix produisirent une grande impression en Russie; en effet, celle-ci se trouvait liée au sort de l'Empire d'Orient par sa religion et par sa civilisation. C'est au X e siècle que les Slaves avaient pris contact avec la culture de Byzance, et c'est ainsi qu'ils avaient choisi la foi chrétienne. Dans les écoles et les monastères de la Grande Cité, les moines russes venaient suivre l'enseignement religieux, le clergé étant souvent recruté dans l'Empire d'Orient, les premières églises russes bâties et ornées par les architectes et les artistes grecs. Dès la chute de l'Empire byzantin, les Russes furent imprégnés de l'idée qu'ils étaient de fait, désignés pour être les continuateurs de l'Empire disparu et que la mission des empereurs d'Orient devait être accomplie par les princes de Moscou. Les Grecs d'ailleurs entretinrent cette idée en prédisant à travers des légendes, la venue d'un prince envoyé par la Providence après que Byzance ait été conquise par les Turcs. De leur côté, les Russes se délectaient de la prédiction de Léon le Sage selon laquelle les Musulmans ne régneraient pas longtemps à Constantinople car viendrait un peuple qui les vaincrait et qui deviendrait maître de la ville. Il n'en fallu pas plus pour que la Russie se considérât comme ce peuple élu. Après la chute de deux Rome, Moscou devenait la Troisième Rome. 4
RYBAKOV Boris, Les débuts de la Russie, Moscou 1966, p. 48.
^ Idem, p. 56. 6
Le Danube, la mer Noire, l'isthme de Suez, le Bosphore et les Dardanelles, la mer Marmara, le golfe persique, la mer Rouge, etc...
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Cette idée de la mission russe se trouva renforcée quand le prince Ivan III épousa Sophie Paléologue, nièce de Constantin, le dernier Empereur d'Orient. Ce mariage se fit avec l'approbation du pape Paul II qui voyait dans cette alliance non seulement l'opportunité d'une croisade contre les Turcs, mais une possibilité d'union des Églises et la soumission de l'Église russe à la curie romaine7. Pour sa part, Ivan III voyait dans ce mariage un moyen de recueillir les droits des empereurs d'Orient dès lors qu'il serait devenu le gendre des Paléologue 8 . C'est ainsi qu'il adopta les armes de l'Empire d'Orient, l'aigle à deux têtes, et l'ajouta aux armes de Moscou représentant Saint Georges terrassant le dragon9 afin de marquer son alliance avec les Empereurs grecs. Bien qu'animé du désir de délivrer Constantinople de la domination turque, Ivan III, tout en ne perdant pas de vue "ses droits" au trône de Byzance choisit de s'en tenir à une politique pacifique à l'égard de l'Empire Ottoman, et obtint même du Divan la promesse du respect de la liberté et des privilèges des commerçants russes sur les marchés de la mer Noire10. Vassili, son fils envisagea de conclure avec l'Empire Ottoman un traité d'alliance pour s'assurer de la tranquillité des khans de Crimée soumis à la suzeraineté des Sultans et qui faisaient des incursions dans les terres russes du Sud. Mais le Sultan préféra s'en tenir à des relations amicales avec la Russie. Cette politique de bon voisinage s'expliquait par la conscience qu'avait le grand prince de la faiblesse de son pays pour réclamer l'héritage de Byzance, idée que lui suggéraient le Pape et l'Empereur d'Allemagne Maximilien11. Par contre dès le règne d'Ivan le Terrible cette politique vis-à-vis de la Turquie évolua : il se prononça pour chasser les Turcs de Contantinople. C'est de ce temps que datèrent les relations directes entre les sujets chrétiens du Sultan et le gouvernement de Moscou. En 1539, le patriarche de Constantinople demanda à Ivan IV d'intervenir en faveur de la libération des chrétiens de la domination turque. L'historien russe OUSPIANSKI affirme que la Russie jouissait dès lors d'une très grande popularité parmi les populations chrétiennes de la Turquie et les hommes politiques de ce temps croyaient déjà que la délivrance de ces peuples ne pouvait être accomplie que par la Russie assez forte pour cela12. 7
8
KARAMZIN, op. cit. T. VI, p. 66/71.
L'historien russe OUSPIANSKI suppose dans son étude sur les origines de la question d'Orient qu'André Paléologue, frère de Sophie et seul héritier légitime de la couronne byzantine, vendit ses droits à Ivan III et que l'acte se trouve dans les Archives du Vatican. GIGAREV, La politique russe dans la question d'Orient, 2 vol., Moscou 1896, p. 15. 9 KARAMZIN, op. cit. t. VI, pp. 85-86. 10
Idem, pp. 341-342.
' ' En 1517, l'Empereur Maximilien prêcha une croisade des princes chrétiens contre les Musulmans. Dans ce but il demanda au prince de Russie de faire la paix avec Sigismond de Pologne afin d'entrer dans l'alliance des puissances chrétiennes contre la Turquie. Mais Vassili refusa. 12
GIGAREV, op. cit., p. 22
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Mais durant son règne (1533-1584) Ivan IV, comme son prédécesseur, choisit de s'en tenir à une politique de bon voisinage à l'égard de la Turquie, trop occupé qu'il était par de bien plus redoutables ennemis : la Pologne et la Lithuanie. De nouvelles tentatives de la part du Pape, et des rois chrétiens pour persuader le tsar de libérer les chrétiens de Turquie n'eurent pas plus de succès auprès du successeur d'Ivan IV, Fédor Ivanovitch, qui pourtant croyait à la mission historique de la Russie. Ces tentatives étaient chaque fois accompagnées par des promesses que Constantinople serait attribuée à la Russie. À son tour Boris Goudonov (1598-1605) s'intéressa à ce problème. Partisan de la destruction de l'Empire ottoman, il comptait sur le concours de l'Angleterre, mais il dut lui aussi se contenter d'une politique pacifique à l'égard du Sultan, mais qui fut parfois troublée par les incursions dévastatrices des Cosaques de la mer Noire dans la première moitié du XVIIe siècle. Ainsi en 1637, les Cosaques s'emparèrent d'Azov et la Sublime Porte en rendit responsable la Russie. En guerre avec la Perse les armées du Sultan ne reprirent Azov qu'en 1641. Sous Alexis Michailovitch, la politique extérieure est entièrement dominée par le problème polonais. C'est sous le règne d'Alexis (1613-1645) que l'Ukraine fut réunie à la Russie. Cette conquête rapprocha la Russie de la mer Noire. Le tsar, bien que très préoccupé par le problème polonais, n'en perdait pas moins de vue la question de l'héritage de Byzance, la libération des chrétiens de la Turquie et la prise de Constantinople, missions qu'il considérait comme son devoir devant Dieu. Cette idée de libération des chrétiens se manifesta en 1654 lorsque 1' ambassadeur du prince de Moldavie vint solliciter la protection du tsar russe pour son pays. Moscou envoya un ambassadeur pour faire prêter serment de fidélité au tsar russe, mais les Moldaves s'y refusèrent ; ils exigeaient la conclusion d'un traité établissant les conditions de la réunion à la Russie. La Moldavie fut effectivement placée en 1656 sous le protectorat russe, mais cet état de vassalité fut rompu par les Moldaves révoltés qui détrônèrent leur prince. En 1669, l'Hetman d'Ukraine DOROCHENKO se plaça sous l'autorité du Sultan, mais quelques années plus tard, il trahit la Turquie et reconnut le protectorat russe sur son pays. Ce fut en 1676 la cause de la première guerre entre la Russie et la Turquie qui ne prit fin qu'avec le traité de Bakhtcheserai de 1681. Les tentatives infructueuses de Pierre le Grand À partir de Pierre le Grand, aux motivations religieuses invoquées par ses prédécesseurs s'ajoutent des motivations purement économiques et stratégiques : la conquête des Détroits va devenir l'aspiration principale de celui qui fut le fondateur de l'Empire russe. Il était nécessaire pour cela de dominer la mer Noire. Après avoir conquis le littoral de la mer d'Azov, et créé la flotte militaire, l'Empereur Pierre équipa pour Constantinople le premier navire de guerre russe : Kriepost, sur lequel débarqua à
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Tsargrad au commencement de septembre 1699 le premier envoyé extraordinaire de Russie à Constantinople, le diak de la Douma Oukraintsov. II avait reçu pour mission de conclure un traité de paix, par lequel entre autres privilèges serait accordée à la marine russe la libre navigation de la mer Noire depuis Azov et Taganrog jusqu'à Constantinople13. Mais pendant les négociations, Mavrocordato, grand drogman du Sultan, signifia à Oukraintsov la décision irrévocable de la Porte : "la mer Noire est un sanctuaire inaccessible à tout étranger14". Le traité du 13 Juin 1700 accorda à la Russie le droit d'avoir à Constantinople un représentant permanent, mais la Russie n'obtint pas pour sa marine le droit de naviguer dans la mer Noire. Pierre le Grand envoya alors à Constantinople Galitzine, son ambassadeur chargé de procéder à l'échange des ratifications du traité et d'obtenir de la Sublime Porte la liberté de navigation russe dans la mer Noire. Il échoua également. Mais après sa défaite à Poltava en 1709 contre les Russes le roi de Suède se réfugia sur le territoire turc ; Pierre exigea la remise du fugitif, et la Turquie répondit par une déclaration de guerre. L'armée russe franchit le Pruth et entra à Jassy, mais le soulèvement des populations chrétiennes de la Turquie attendu par le tsar ne se produisit pas. Un nouveau traité en 1711 imposait à la Russie la restitution d'Azov et l'engagement formel de sa part de ne plus intervenir dans les affaires polonaises. Elle renonçait en outre à entretenir une ambassade permanente à Constantinople. Ce traité causa une grande déception à Pierre le Grand. Refoulé des bords de la mer d'Azov, il laissait à ses successeurs le soin de poursuivre son œuvre d'approche de la mer Noire. La politique
de Catherine II
Les projets de Pierre le Grand reçurent une réalisation pratique sous le règne de Catherine II. C'est elle qui conquit les rives septentrionales de la mer Noire et obtint que la navigation russe fut admise dans cette mer : les détroits du Bosphore et des Dardanelles étaient enfin ouverts à la marine marchande russe. Le traité de Koutchouk Kaïnardji de 1774 par lequel la Russie obtint ces droits marque le début de sa prépondérance politique et économique en Turquie. Lors du voyage triomphal que fit l'impératrice en 1787 sur le Dnieper en visitant les provinces nouvellement conquises, elle fut frappée par la vue des arcs de triomphe portant la fameuse inscription "chemin de Byzance" qui irritèrent la Turquie, car ils manifestaient les véritables intentions de la tsarine15. Mais la 13 14 15
GORIANOV, Le Bosphore et les Dardanelles, Paris 1910, pp. 1 et 2. Idem.
LA VISSE et RAMBAUD, Histoire générale du IV siècle à nos jours, Paris, Tome VIII, p. 315.
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menace de la Révolution française pour la tranquillité de St Petersbourg, compliquée par les affaires polonaises amenèrent Catherine II à signer avec la Turquie le 9 janvier 1791 à Jassy un traité de paix. L'entreprise de Catherine II constitua réellement la première étape de la Russie sur le chemin de Constantinople.
Chapitre premier 1801-1814
L'HÉRITAGE D'UNE PENSÉE POLITIQUE
Le Testament de Pierre le Grand Le Grand Dieu de qui nous tenons notre existence et notre couronne nous ayant éclairé de ses lumières et soutenu de son appui me permet de regarder le peuple russe comme appelé dans l'avenir à la domination générale de l'Europe... J'ai trouvé la Russie rivière, je la laisse fleuve. Mes successeurs en feront une grande mer destinée à fertiliser l'Europe appauvrie et ses flots déborderont malgré toutes les digues que des mains affaiblies pourraient leur opposer si mes successeurs savent en diriger le cours... Cette vision du rôle de la Russie exprimée dans le fameux testament de Pierre le Grand est appelée à déterminer la règle de conduite de ses successeurs. En dessinant des projets aussi ambitieux pour son peuple, Pierre le Grand oriente la politique de ses héritiers dans une direction expansionniste, direction déjà bien amorcée par Catherine II, et dont les descendants peuvent considérer que le temps de sa réalisation est venu en ce début du XIXe siècle si riche en bouleversements. Tous ceux qui ont jusque là rêvé l'Empire universel, Alexandre, César, Charles Quint, ont vu s'effondrer leur gigantesque chimère. Alors les Russes pensent que c'est à eux qu'il convient de prendre le relais et de relever l'idée impériale. Cette prétention serait, si l'on en croit CUSTINE, évidente, car "il est une passion que les Russes comprennent comme aucun autre peuple ne l'a comprise depuis les Romains : c'est l'ambition"1. Pour les tsars russes l'aboutissement des projets de domination universelle passe par la possession de Constantinople. Si l'on se réfère une nouvelle fois à l'une des clauses de ce testament de Pierre le Grand qui recommande au peuple russe de "s'étendre sans relâche vers le Nord, le long de la Baltique, ainsi que vers le Sud le long de la mer Noire...", on peut estimer que les Russes ont rempli leur contrat en ce qui concerne cette instruction, car en ce début du XIXe siècle le "tableau de chasse" de la Russie portant sur deux cents ans est assez impressionnant.
1
CUSTINE (Marquis de), La Russie en 1839, Paris 1975, p. 308.
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Cependant dès les premières années du règne d'Alexandre I er , qui vient de succéder à son père Paul, un nouveau principe dans la conduite de la politique russe à l'égard de la Turquie se fait jour. En effet, Alexandre semble décidé à poursuivre avec ce pays une politique de paix et de bon voisinage inspirée par la célèbre théorie de Montesquieu d'après laquelle "rien ne peut être plus avantageux pour un état que d'avoir des voisins faibles". L'héritier de Pierre le Grand et de Catherine II s'éloigne ainsi des tendances de ses aïeux qui professaient de "faire la guerre au Turc". Le tsar Alexandre écrit d'ailleurs dans ses instructions à Razoumovski, son ambassadeur à Vienne : un des principes fondamentaux de mon système politique sera toujours la conservation par tous les moyens de la Turquie, dont la faiblesse et la désorganisation intérieure sont une garantie de son impuissance2. conseiller auprès d'Alexandre et professant les mêmes théories, écrit au tsar en 1802 au sujet de la question d'Orient : KOTCHOUBEY 3 ,
La conduite de la Russie est déterminée par une alternative : ou accepter le partage de la Turquie ou contrecarrer cette mesure dangereuse pour elle. Il n'y a pas de doute qu'il est préférable de conserver la Turquie, car la Russie n'a pas besoin de nouveaux territoires et il n'y a pas de voisins plus tranquilles que les Turcs ; il est donc nécessaire que désormais la conservation de nos ennemis naturels devienne la règle immuable de notre politique. La Russie d'Alexandre Ier ne veut donc pas s'associer à des actes hostiles contre la Turquie4 et c'est pourquoi elle refuse les propositions de Bonaparte, lui promettant d'évacuer la Suisse et la Hollande si Alexandre prête main forte à la France en Orient. Lorsque l'Empire français est fondé lorsque Napoléon prend la couronne de fer des anciens rois lombards à Milan découvrant ainsi son intention d'arracher aux Autrichiens leur Saint Empire romain, et lorsqu'enfin il prétend aux îles vénitiennes, chemins de l'Orient, le tsar Alexandre Ier comprenant la menace, s'allie à l'Autriche puis à l'Angleterre pour défendre l'intégrité de la Turquie. Très vite, la Russie s'aperçoit que ce voisin soi-disant tranquille devient inquiétant après que l'armée russe soit défaite à Austerlitz et que Napoléon s'assure l'aide de 2
GIGAREV, op. cit., p. 307.
^ KOTCHOUBEY, ami intime d'Alexandre I er , adjoint aux affaires extérieures, ambassadeur à Constantinople. ^ En 1804, les Serbes qui se sont soulevés pour obtenir de la Turquie l'autonomie administrative, sollicitent la protection d'une puissance étrangère et s'adressent à la Russie : "Les moscovites, disaient-ils, sont nos frères et nos coreligionnaires". La Russie promet de soutenir leur demande à Constantinople. En réponse à cette requête, le Sultan ordonne d'étouffer la rébellion.
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la Porte contre la Russie.
La guerre russo-turque de 1805 C'est alors qu'Alexandre, contraint d'abandonner sa politique d'amitié et de bon voisinage vis-à-vis de la Turquie, reprend la politique traditionnelle de son aïeule Catherine II, lors de la violation du traité russo-turc de 1805, violation dont Napoléon est l'instigateur. La Turquie tente de profiter des défaites essuyées par l'armée du tsar sur les champs de bataille européens pour chasser les Russes de la Transcaucasie occidentale et rétablir sa suprématie dans la mer Noire. Mais les tentatives pour régler pacifiquement les questions litigieuses restant infructueuses, Alexandre Ier déclare alors la guerre à la Turquie en novembre 1805 et fait occuper par ses troupes la Moldavie et la Valachie5. L'offensive de l'armée russe ne s'arrête que devant le Danube. Ces deux provinces danubiennes offrent de grandes possibilités commerciales ; outre les produits agricoles, elles possèdent des mines de sel dans les montagnes, du cuivre, de l'argent et du bois de construction dont la Russie est dépourvue. En s'emparant de ces provinces les Russes trouveraient donc une belle compensation à l'aridité de leurs steppes. Ils gagneraient de plus avec la Valachie un pays de vignoble pleinement producteur qu'ils avaient en vain cherché dans la Crimée et sur les rives du Don. Le prince Adam CZARTORYSKI alors conseiller auprès du tsar rappelle à ce dernier de ne pas perdre de vue l'importance économique de Constantinople : La Russie devrait-elle oublier assez ses intérêts les plus directs pour contempler avec une contenance passive, sans bouger, ni prévenir les projets dévastateurs de ses ennemis, son influence anéantie à Constantinople, son commerce méridional détruit et la perspective d'une guerre dans nos frontières, tandis que le Danube nous offre une ligne de défense extrêmement forte, toutes les ressources de ces deux principautés, la facilité de donner la main aux Grecs et aux Slaves, de marcher sur Constantinople et d'établir par conséquent une communication directe entre la mer Noire, le Bosphore et la Méditerranée6.
La rupture entre la Turquie et la Russie se produisit dans les circonstances suivantes : sous l'influence du général Sébastiani, ambassadeur de France à Constantinople, la Turquie destitua les hospodars des Principautés danubiennes sans consulter le tsar, voulant ainsi supprimer le protectorat russe sur lesdites provinces ottomanes acquis par la paix de Kutchuk Kainardji en 1774. La Turquie rompit également les accords russo-turcs en ordonnant la fermeture des Détroits aux navires de guerre russes. 6 CZARTORYSKI, Mémoires XII, mars 1806, Mémoire sur la situation actuelle de la Russie, Paris 1887, p. 83.
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Un nouveau pas dans la descente sur la mer Noire vient donc d'être franchi lorsque les troupes russes s'installent sur les deux Principautés. La Russie doit continuer ses efforts pour satisfaire une autre clause du testament de Pierre le Grand : "s'approcher le plus possible de Constantinople, celui qui y régnera sera le vrai souverain du monde"7. Au moment des guerres napoléoniennes, cette ville est l'objet de pourparlers entre Napoléon et Alexandre Ier donnant ainsi naissance à l'idée d'un possible affrontement entre l'Empereur d'Occident et l'Empereur d'Orient. Devant l'agrandissement des deux Empires les plus sinistres prophéties se font entendre : "avant un siècle, l'Europe sera républicaine ou Cosaque". On raconte, que Napoléon, devisant du partage de l'Empire ottoman avec Alexandre Ier et sentant la volonté de ce dernier d'avoir Constantinople dans son lot aurait dit : "Constantinople ! Constantinople ! Jamais, c'est l'Empire du monde". Les entretiens de Tilsit La Turquie et la Russie se préparent à de grandes opérations quand parvient la nouvelle de la signature de la paix à Tilsit. Napoléon se fait le médiateur entre la Russie et la Turquie dans le but de mettre fin aux hostilités entre ces deux pays. Il est convenu que si la Turquie n'accepte pas la médiation française, ou si, après l'avoir acceptée, elle ne conclut pas la paix avec les Russes dans un délai de trois mois, la France et la Russie s'entendront pour chasser les Turcs d'Europe. Lors des entretiens de Tilsit, si l'Orient est l'objet de nombreuses conversations entre les deux Empereurs, le nom de Constantinople et son sort ne sont pas sérieusement abordés. D'après VANDAL lorsque cette question se souleva plus tard entre les deux Empereurs, elle leur apparut toute nouvelle et ni l'un ni l'autre ne firent allusion à de précédents débats ; à Tilsit, ils s'attachaient à ce qui pouvait les réunir et non à ce qui les eut divisés8 C'est seulement lors des entretiens entre Napoléon et l'envoyé de Russie le comte Tolstoï en 1807 que le nom de la ville est évoqué clairement. Le comte s'en explique dans une lettre au ministre russe Roumantsiev : Il (Napoléon) m'autorise à offrir Constantinople car il assure n'avoir contracté aucun engagement avec le gouvernement turc et de n'avoir aucun projet sur cette capitale9.
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Paragraphe 8 du testament.
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VANDAL, Napoléon et Alexandre, Paris 1891, p. 76.
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VANDAL, op. cit., p. 201.
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En 1812, Napoléon reconnaît en effet avoir fait une telle proposition à l'Empereur Alexandre10. Nous pouvons supposer que l'offre de Napoléon n'était en fait qu'un moyen pour voir jusqu'où allaient les ambitions de la Russie, et si cette puissance serait disposée à tout admettre de la France en contre-partie de se voir attribuer Constantinople. La Russie est-elle disposée à lui abandonner l'Europe au prix d'une ville11? On sait que Napoléon n'aurait jamais abandonné Constantinople à la Russie : "Constantinople, a dit l'Empereur à Sainte-Hélène, est placée pour être le centre de la domination universelle"12. Il semblerait donc que Napoléon n'était pas prêt à admettre qu'Alexandre put devenir Empereur de Byzance. Si effectivement Constantinople fut offerte à la Russie, c'est que derrière cette conquête les vues très ambitieuses de la France s'en trouvaient satisfaites au-delà de leurs espérances : Si cette puissance voulait à tout prix Constantinople, l'occupation des Dardanelles où s'élèverait un établissement destiné à clore la Méditerranée dans l'Est, remplirait sous une autre forme le but de l'Empereur. La Russie trouverait à Constantinople le terme magnifique mais définitif de sa carrière européenne et quand elle aurait rempli sa mission historique... tout près de sa conquête, elle se heurterait à l'avant-garde de l'Occident postée sur le second détroit13. Devant ce "barrage"14, contenue du côté de l'Europe, la Russie irait se répandre en Asie. Durant les entretiens de Saint-Pétersbourg en 1808, l'ambassadeur de France, de Caulaincourt et le ministre russe le comte Roumantsiev, débattent de la question épineuse de Constantinople. Parlons de Constantinople, dit Roumantsiev, notre lot est de l'avoir, notre position nous y mène comme au Bosphore et aux Dardanelles. La Serbie doit être donnée en toute propriété à l'Autriche, ainsi qu'une partie de la Macédoine et de la Roumélie jusqu'à la mer pour que cette puissance nous sépare d'après le principe émis dans la note de l'Empereur Napoléon à Tilsit, que pour rester amis, il ne faut pas être voisins. Cet arrangement attachera bien plus que vous ne pouvez le penser ce pays à votre système, à votre dynastie ; votre cause sera la nôtre. Vous aurez le reste de la Macédoine et la partie de la Roumélie qui est à l'Ouest, en général tout ce qui vous conviendra, toute la Bosnie, si vous voulez, en compensation 10
Idem, p. 268.
11
VANDAL op. cit, p. 200.
12
Mémorial 10/12 mars 1816, VANDAL, op. cil., p. 268.
13
VANDAL, op. cit., p. 272.
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Mémorial, p. 272.
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de ce que l'Autriche aurait en Roumélie et en Macédoine pour nous séparer. De plus l'Égypte, la Syrie, si cela vous convient15. Caulaincourt trouve alors que la part n'est pas égale : "Constantinople à lui seul vaut mieux que tout ce que vous nous offrez en Europe ; vous n'êtes pas généreux aujourd'hui Monsieur le Comte" dit-il16. Roumantsiev réplique que Constantinople n'est rien, pas plus que ce qui l'entoure à partir du moment où il n'y aurait plus de Turcs. Pour argumenter de cette façon il utilise l'hypothèse de Napoléon qui, en assignant Constantinople pour point de départ à l'expédition des Indes, envisage la destruction de la Turquie et son démembrement total. Constantinople m'effraie, je vous l'avoue, continua Caulaincourt. C'est un beau réveil que d'ouvrir les yeux Empereur de Constantinople. De votre frontière actuelle jusque là, c'est un empire tout entier. Quelle position, on peut dire, sur deux parties du monde. Ce sont des idées avec lesquelles il faut se familiariser pour oser en parler17. Les deux interlocuteurs ne parviennent pas à se mettre d'accord et sur la ville et sur les Dardanelles et continuent à débattre du partage du monde. Depuis un siècle que la Russie désire Constantinople pour sa gloire, il n'est pas question de ne pas profiter de cette occasion pour arracher à Napoléon cette ville dont dépend tout l'avenir de son État, cette conquête qui ferait de lui le souverain de l'Orient. Du côté français, on pense qu'une telle concession doit se payer en retour d'avantages appréciables : Si la Russie obtient Constantinople et les Dardanalles, on pourra, je crois lui faire tout envisager sans inquiétude, dit Caulaincourt18. De toutes façons le but de Napoléon est de détourner l'expansion russe vers une direction choisie par lui. La possession de la ville, condition nécessaire à l'omnipotence à laquelle aspirait la Russie, laissée en suspens dans ce partage devait donner lieu par la suite à d'interminables guerres.
15
Rapport n°20, VANDAL, op. cit., p. 290
16
1bld.,
17
Rapport n° 20, VANDAL, op. cit., p. 290.
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Lettre de Caulaincourt du 2.04.1808, VANDAL, op. cit., p. 307.
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Un changement s'est produit dans l'optique d'Alexandre I e par rapport à celle de Catherine II ; celle-ci en effet, même dans ses plans les plus audacieux n'allait pas au-delà de l'installation d'une branche cadette de sa dynastie à Constantinople, promue capitale de Byzance, tout à fait indépendante de la Russie. Alexandre, lui, veut la ville pour lui. Il désire tellement Constantinople qu'il ne s'aperçoit pas que Napoléon la lui donne en appât pour le distraire de ce qui se passe à l'Ouest, et le tsar se plie à toutes les volontés de Napoléon. Les nouvelles
acquisitions
Alexandre Ier se résigne aux modifications apportées par Napoléon à la carte politique de l'Europe : l'Allemagne devient vassale de la France, Alexandre renonce à ses droits sur les îles Ioniennes et aux bouches de Cattaro ; les régions polonaises de la Prusse, à l'exception du comté de Bialystok cédé à la Russie, sont attribuées sous le nom de Grand-Duché de Varsovie au roi de Saxe. Alexandre aurait tout donné en échange de l'assurance qu'il croyait avoir reçue d'obtenir Constantinople. C'est ainsi que Napoléon le convainquit de commencer ses conquêtes par le Nord, par la Finlande en attendant mieux. En 1808 la Finlande est donc réunie à l'Empire russe. Cette nouvelle acquisition vient encore satisfaire la "feuille de route" tracée par Pierre le Grand. Mais la question de la Pologne, objet principal des négociations francorusses dès 1812, divise les deux protagonistes et la guerre devient imminente. Alexandre I er , prévoyant, pense alors que la guerre avec la Turquie n'a plus à ce moment qu'un intérêt secondaire, et en mai 1812 grâce à la médiation de l'Angleterre il fait la paix avec le Sultan lors du traité de Bucarest. Alexandre se contente d'acquérir par cette paix, la frontière du Pruth jusqu'au confluent du Danube, la rive gauche de ce fleuve jusqu'à la mer Noire, la partie orientale de la Moldavie et la Bessarabie. Selon le publiciste OSTROWSKI19, la Bessarabie, cette nouvelle acquisition de la Russie va mettre désormais l'Empire ottoman dans une situation d'insécurité encore plus grande : La Bessarabie conquise par Alexandre I er est la clé de Constantinople dans les mains de ses descendants. Le chemin du Danube reste toujours ouvert : l'Europe ne peut donc pas être garantie par ce moyen20. OSTROWSKI est convaincu que la question polonaise représente la "clé indispensable" pour la conquête de Constantinople ; il pense cependant qu'il existe un moyen de garantir l'intégrité de l'Empire Ottoman : "il n'est qu'un seul moyen efficace et certain de réprimer et de contenir la Russie, à savoir le '^OSTROWSKI, poète et publiciste polonais, se réfugia en France en 1830. 20
OSTROWSKI, Lettres slaves, Paris 1857, p. XI.
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rétablissement de la Pologne"21. À ses yeux, la Pologne représente le côté faible, le point accessible et vulnérable de la Russie, "tout le reste de ce prétendu colosse est un abîme sans issue, fortifié par un rempart de glace" dit-il. Dans sa lettre, les arguments ne manquent pas pour persuader le lecteur : lui reprendre [à la Russie] ce pays [la Pologne] — c'est l'isoler de l'Allemagne et de la Turquie — c'est l'arrêter dans son expansion vers l'Occident et le Midi —c'est lui fermer à tout jamais les chemins de l'Europe. Son ton se fait encore plus convaincant lors qu'il prétend : sans la Pologne, la Russie, ou plutôt le tsarat de Moscovie, devient à peine un état de troisième ordre et perd jusqu'à son nom de Toutes les Russies, habilement usurpé sur elle pour donner le change à l'Europe ; avec la Pologne, la Russie, devenue empire gréco-slave, constitue une puissance formidable, écrasant l'Europe et l'Asie et tendant à conquérir le monde. L'occident n'avance jamais et ne fait irruption dans le Nord qu'à l'aide du bras polonais ; ce bras enchaîné, la civilisation est à son tour livrée à l'ennemi : le Nord envahit l'Occident. Il fallait que la Russie enlevât à tout prix cette sentinelle toujours vigilante, cette avant-garde de l'Europe qui représentait des obstacles insurmontables à sa marche22. OSTROWSKI prévoit que la Russie, une fois maîtresse de Varsovie sera tôt ou tard souveraine à Constantinople. Selon lui ce n'est qu'une question de temps et d'opportunité. Il va jusqu'à penser que la Russie "porterait ses vues plus loin et plus haut", car "ses désirs s'étendaient sans cesse en raison de leur satisfaction". Il faut bien convenir avec OSTROWSKI qu'en effet la nouvelle puissance de la Russie a été facilitée par la faiblesse et parfois l'aveuglement des nations avoisinantes de l'Europe qui n'ont opposé aucune résistance devant le conquérant. Les Russes continuent donc l'itinéraire tracé par leur ancêtre et depuis que nous les suivons nous n'avons pas constaté un seul pas en arrière. Maintenant que les Russes, après la paix de Bucarest en 1812 en ont fini avec les Turcs, ils sont libres pour recevoir les armées napoléoniennes. La rencontre avec cette grande armée va apporter à Alexandre la gloire et la grandeur.
21
Idem, p. 228.
22
OSTROWSKI, op. cit., p. 229.
Chapitre II
LA ROUTE EST LIBRE La victoire Après l'écroulement de l'Empire de Napoléon, la Russie apparaît à tous comme la première puissance européenne sur le continent. Cette puissance elle la doit à son poids démographique (55 millions d'habitants en 1815), à la force de ses armes (1 million d'hommes), à l'étendue de son territoire, et à son avancée sur l'Europe. D'autre part, le pouvoir du tsar est solidement établi, et la guerre contre la Grande Armée a donné naissance à un fort sentiment national : La guerre de 1812 développa fortement le sentiment d'une conscience nationale et l'amour de la patrie. Sur le plan pratique, il était l'expression de cet instinct de la force qui naît chez les peuples puissants lorsque les étrangers les provoquent1. Le peuple tout entier, aristocratie, bourgeoisie, paysannerie, a suivi avec enthousiasme son "Tsar Blanc", son "petit père", dans la guerre de défense du pays. Les chansons populaires lui rendent hommage : Chantez, réjouissez-vous les enfants / Alexandre est notre bouclier sûr / Le nom du soldat russe gronde ici et au-delà des mers / Le Tsar Blanc plaisante, mais il aime / Nous avons été à Paris — Gloire à nous2 ! ! ! La Russie d'Alexandre Ier jouit ainsi dans les premières années qui suivent la chute de Napoléon d'un prestige immense, et passe aux yeux des peuples européens pour la grande libératrice. L'autocrate de "Toutes les Russies" devient paradoxalement le libérateur des peuples occidentaux. Ce prestige de la Sainte Russie donne à son monarque une très grande liberté d'action, car n'ayant pas à tenir compte de l'opinion publique, il dispose d'une liberté totale pour conduire sa politique extérieure. 1 2
HERZEN A., Passé et méditation, Lausanne 1974, p. 148.
KIRÏEVSKI P. V., Chants traditionnels et historiques Moscou 1874, tome III, 2 e partie (en russe), p. 154.
- Le XIXe dans les chants
russes,
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L'antéchrist Napoléon, d'autant plus antéchrist que successeur des idées de la Révolution française, s'est vu terrassé par la Sainte Russie. C'est une confirmation évidente de la mission sacrée que Dieu a confiée aux Russes et à leur chef "le Béni". Alexandre Ier est devenu le nouvel Alexandre Newski. Cette victoire vient confirmer le bien fondé du système politique russe. Une nouvelle fois, le rêve du grand Empire Romain Occidental (Napoléon est roi des Romains, son fils roi de Rome) s'est écroulé. Il pourrait alors être bien tentant pour Alexandre de recréer l'Empire Romain d'Orient. L'Empire russe n'a jamais été aussi puissant : pour la première fois les troupes russes s'étendent du Pacifique à l'Atlantique, les Cosaques font boire leurs chevaux dans les bassins des Tuileries. Le Congrès de Vienne Le Congrès de Vienne (1814-1815), convoqué en vue de remanier la carte de l'Europe centrale, va encore venir confirmer les nouvelles conquêtes russes, l'avancée en Europe centrale et la main mise sur la Pologne. Pour cet Empire aussi prestigieux, la voie paraît toute tracée pour une extension vers le Sud ; la Russie doit essayer d'être aussi puissante sur mer qu'elle l'est sur terre, sinon elle devra renoncer à figurer au premier rang des États européens. Cet Empire russe ne subsistera que s'il s'étend : c'est le "Colosse aux pieds d'argile". La Russie, dit plus tard CUSTINE, est comme un homme plein de vigueur qui étouffe ; elle manque de débouchés. Pierre I er lui en avait promis, il lui a ouvert le golfe de Finlande, sans s'apercevoir qu'une mer nécessairement fermée huit mois de l'année n'est pas ce que sont les autres mers.3 La suprématie de la Russie ne sera à son apogée que lorsque la conquête de Constantinople sera réalisée, cette ville qui donne l'hégémonie et à laquelle Napoléon ne voulait renoncer. Si la Russie abandonne maintenant son projet séculaire ce sera le signal de sa décadence, l'abandon d'une politique dont le programme tout tracé par Pierre le Grand trouve justement le moment propice pour être exécuté maintenant que la route est libre pour la Russie. L'Empereur de Russie est aujourd'hui le seul souverain qui soit en état de réaliser de vastes entreprises. Il se trouve à la tête de l'unique armée effective en Europe. Rien ne pourrait résister au choc de cette armée. Aucun des obstacles comme l'opinion publique n'existe pour lui4. 3
CUSTINE, op. cit., p. 68. 4 LEY Francis, Alexandre Ier et sa Sainte Alliance, Paris 1975, p. 22.
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Tel était le portrait du tsar que dressait G E N T Z , représentant de l'Autriche aux côtés de Metternich à l'époque du Congrès d'Aix la Chapelle (1818). La grande guerre patriotique contre Napoléon, l'Occident en plein déchirement, la contestation inexistante dans l'Empire russe, l'affaiblissement de l'Empire Ottoman, la Russie ne pouvait trouver de moment plus propice pour réaliser ses projets sur Constantinople. La
Sainte-Alliance
Lors du Congrès de Vienne, Alexandre Ier a eu l'idée d'intéresser les différents dirigeants au sort des populations chrétiennes en Turquie. Grâce au rôle important que lui a ménagé la grande victoire sur Napoléon, Alexandre veut faire une grande famille de toutes les puissances chrétiennes et c'est ainsi que naît le 14 septembre 1815, le pacte de la Sainte-Alliance conclu entre la Russie, la Prusse et l'Autriche. À ce propos, la Russie envoya en février 1815, une note pour attirer l'attention des puissances sur les cruautés commises par les Turcs en Serbie, note déclarant que "l'Europe chrétienne et civilisée avait le devoir d'intervenir et de protéger les chrétiens d'Orient contre le fanatisme mahométan5". Ce devoir repose sur les prescriptions de l'amour et de la religion chrétienne, mais aussi sur les principes juridiques. L'Empereur de Russie est le protecteur naturel des Chrétiens de la religion orthodoxe comme l'Empereur d'Autriche et le roi de France sont les protecteurs naturels des catholiques romains. L'Empereur Alexandre en raison de sa religion et des exigences de sa conscience est tenu de protéger les Serbes. Enfin, la religion, la voix de la nature et les sentiments philanthropiques doivent inspirer toutes les puissances européennes. La révolte grecque de 1821 On peut se demander pourquoi Alexandre qui invoque les préceptes de "l'éternelle religion du Dieu Sauveur" et l'existence d'une "nation chrétienne" ne fonce pas alors sur la Turquie quand l'occasion lui en est fournie en 1821 lors du soulèvement des Grecs de Jassy contre l'autorité ottomane6. En fait, son mysticisme, loin d'être favorable aux populations chrétiennes de Turquie va profiter au fanatisme musulman, car la notion de "communauté chrétienne" s'accorde avec les desseins de sa politique ottomane. 5
GIGAREV, op. cit., p. 309
® C'est en 1814 qu'a été fondée à Odessa une société secrète, l'Hétairie, qui s'est donnée pour but de restaurer l'indépendance grecque, ou du moins d'obtenir l'autonomie des territoires grecs sous un prince chrétien. En février 1821 Ipsilanti après avoir f o r m é en territoire russe une troupe de quelques centaines d'hommes franchit la frontière ottomane. C'est le "commencement", selon Metternich, "d'une Révolution immense".
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Le soulèvement des Grecs met en évidence l'inefficacité du pacte. À la tête des révolutionnaires grecs se trouve Ipsilanti, fils du hospodar moldave assassiné par les Turcs et officier d'ordonnance du tsar qui, croyant en l'appui de ce dernier, vient de proclamer aux Grecs : Une grande puissance paraîtra sur la scène pour défendre vos droits7. et il écrit à Alexandre Ier : Empereur vous n'abandonnerez pas les Grecs à leur sort puisqu'une seule parole de vous peut les sauver de la tyrannie la plus monstrueuse et leur épargner les horreurs d'une longue et terrible lutte. Tout nous indique que la Providence vous a choisi pour mettre fin à nos souffrances séculaires. Ne soyez pas sourd aux prières de dix millions de chrétiens ! Sire, sauvez-nous, sauvez la religion du joug de ses oppresseurs ! Rendez-nous nos églises, nos autels d'où est sortie la lumière qui éclaire le grand peuple que vous gouvernez® ! Mais Alexandre Ier désavoue publiquement l'entreprise : l'Empereur ne vous prêtera aucun appui car il est indigne de saper les bases de l'Empire turc par les agissements criminels d'une société secrète. Cette attitude du tsar est inspirée par Metternich qui a démontré à Alexandre Ier que soutenir la Grèce c'est soutenir la révolution. Le résultat de l'attitude de l'empereur et du mauvais génie Metternich ne s'est pas fait attendre : la révolte de la population grecque chrétienne est réprimée sans ménagement et le Sultan commence à léser la Russie dans ses intérêts commerciaux. La Russie a-t-elle oublié que sous Catherine II elle avait obtenu des droits sur ses coreligionnaires en Turquie ? Les circonstances semblaient pourtant favorables pour une croisade, d'autant plus que la Sainte-Alliance avec ses termes de "nation chrétienne" dissimulait quelques arrière-pensées à l'égard du monde ottoman. L'agitation qui régnait en Allemagne, en Italie, au Portugal, les soulèvements d'Espagne effrayaient le tsar et il n'osait pas encourager les Grecs à s'émanciper malgré tous les souhaits qu'il formulait pour que les peuples chrétiens fussent affranchis du joug ottoman. Alexandre fait-il montre de prudence pour ne pas effrayer l'Europe ? Le nouveau partage de l'Europe avec le Congrès de Vienne a été fondé sur la SainteAlliance. Ce traité l'engage car il craint les représailles de la Prusse, de 7
L E Y F . , op. cit., p. 264.
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G I G A R E V , op. cit., p. 3 1 3
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l'Angleterre et de l'Autriche qui, possédant une partie des Balkans verrait d'un mauvais œil son installation sur le Bosphore. Le Cosaque traversa l'Europe aux trousses de la Grande Armée. Alors le sort de l'Europe reposa quelques mois entre les mains de l'Empereur Alexandre ; mais ce jeune souverain ne sut profiter ni de sa victoire, ni de sa position ; il plaça la Russie sous le même drapeau que l'Autriche, comme si l'union était possible entre cet Empire pourri et moribond et le jeune État qui venait d'apparaître dans sa splendeur9. Le gouvernement russe ne trouvait sans doute pas prudent de se mesurer seul à la Turquie et il aurait aimé avoir une alliée sûre, l'Autriche en l'occurence. Mais l'attitude du tsar a pu être motivée aussi par d'autres éléments qui ont pu l'influencer ; Alexandre était-il conscient que la victoire russe sur la Grande Armée n'était qu'une heureuse circonstance due "au général hiver" et à la Providence, et que s'avancer à l'aventure était peut-être risqué ? Dieu a tout fait, écrivait-il à sa sœur en 1812, c'est Lui qui changé la face des choses si subitement en notre faveur en faisant tomber sur la tête de Napoléon tous les malheurs qu'il avait préparés pour nous10. Toujours est-il que jusqu'en 1825, la politique russe ne s'engage pas à fond, et bien qu'elle joue de la menace d'intervention fondée sur le traité de Kaïnardji, elle n'envisage pas de passer aux actes.
9
HERZEN, La Russie et ¡'Occident, Paris 1946, p. 17. LEY F., op. cit., p. 61.
DEUXIÈME PARTIE
CONSTANTINOPLE LA SAINTE
L'équilibre de l'Empire Alexandre Ier meurt le 19 novembre 1825, et conformément à sa volonté et à celle de son frère le Grand-Duc Constantin, Nicolas Ier monte sur le trône de Russie. Il reçoit l'Empire de ses prédécesseurs avec tous les agrandissements que son glorieux ancêtre Pierre le Grand avait rêvés, enrichi du royaume de Pologne. Aucune puissance ne s'est accrue dans de semblables proportions et aucune ne possède de pareilles chances d'agrandissement. Toutes ces conquêtes et notamment celles d'Alexandre Ier font de la Russie un immense et puissant État dominant la Baltique par Cronstadt et la mer Noire par Sébastopol. Que va faire de cet imposant héritage Nicolas I er ? Va-t-il accomplir pour sa part les dernières volontés de Pierre Ier consistant à se rendre maître de Constantinople ? Pour la Russie, la possession de cette ville rétablirait le déséquilibre causé par la création de Saint-Pétersbourg. Certains auteurs sont conscients que cette création amène un déséquilibre dans la vie politique et économique du pays. Une façon de retrouver un équilibre est d'exécuter une opération de "recentrage" dans cet immense empire : Constantinople, le pôle Sud, pendant du pôle Nord, SaintPétersbourg. Cette derniere, constamment menacée par les flots est éloignée de tous les points de communication, ce qui affaiblit la centralisation des pouvoirs administratifs. Une politique prudente exige de sortir de cette contrainte qui maintient l'État dans une situation d'étouffement. En fait, pour que cette puissance se développe dans une direction conforme à la nature, il faut envisager de déplacer la capitale de l'Empire. Le marquis de CUSTINE a très bien vu — quelle prémonition — le déclin de Saint-Pétersbourg. Il pense même qu'elle sera remplacée par Constantinople : Les Russes font toutes sortes de choses, écrit-il ; mais on dirait qu'avant de les avoir terminées, ils disent : Quand abandonnerons-nous tout cela ? Pétersbourg est comme l'échafaudage d'un édifice. L'échafaudage tombera dès que le moment sera parfait ; ce chef-d'œuvre non d'architecture mais de politique, ce sera la conquête de Byzance qui, dans la secrète pensée des Russes est la future capitale de la Russie et du monde1."
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De là à imaginer l'attrait des deux d'Orient et du climat pour justifier le déplacement éventuel de la capitale de l'Empire, rien n'enflamme autant certaines imaginations qui voient par ce biais le jour prochain de la domination sur la Méditerranée. Les Russes d'ailleurs en revendiquant cette ville se sentent pleinement dans leur droit en tant que les vrais dépositaires des valeurs impériales qu'ils ont reçues de Byzance. L'appellation donnée à l'origine à Constantinople — Tsargrad — semble indiquer qu'il s'agit de la ville du tsar, du César — c'est-à-dire du souverain par excellence. Le titre de tsar, créé sous Ivan IV est un argument de poids pour s'estimer le mieux placé pour succéder aux empereurs de Byzance et prétendre ainsi être l'héritier du titre, donc de l'Empire, car il implique la plus haute forme possible d'autorité. La Russie d'ailleurs a toujours un quelconque Constantin pour servir la cause des Grecs et se mettre éventuellement à la tête de leur Empire ressuscité. Ainsi, le poète russe F. TIOUTCHEV (1803-1873) dans le poème qu'il baptise "Géographie russe" parle déjà de ce grand Empire destiné à la Russie et à elle seule ; sa capitale est bien entendu Constantinople. Observateur passionné, ses poésies dites "politiques" reflètent plus que d'autres l'exaltation à l'idée d'une future Constantinople russe, car TIOUTCHEV fut témoin de toutes les péripéties politiques, étant entré dans la carrière en 18222. Moscou, la ville de Pierre, la ville de Constant/Voici les trois capitales rêvées de l'Empire russe / Mais quelles sont ses limites ? Où sont ses frontières, / L'avenir le dira. Sept mers intérieures, sept grands fleuves / du Nil à la Néva, de l'Elbe à la Chine / de la Volga à l'Euphrate, du Gange au Danube, / voici l'Empire russe, Empire qui n'aura pas de fin, / Ainsi que l'avait prophétisé Daniel, ainsi que l'avait prédit l'Esprit3. Dans ce poème, TIOUTCHEV parle des trois capitales de la Russie. Il oublie Varsovie, cette autre citadelle du haut de laquelle la Russie veille.
1
GUSTINE, op. cit., p. 129.
^ Attaché au département des Affaires étrangères, il fut envoyé à Munich puis séjourna à l'étranger pendant 22 ans. De retour en Russie, il remplit à partir de 1848 les fonctions de censeur à la Chancellerie spéciale du Ministère des Affaires étrangères. 3
TIOUTCHEV, Œuvres complètes en vers (en russe), Moscou 1934, Poème "Géographie russe" n°135 (1828).
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Chapitre III
UN NOUVEAU PAS VERS LA LIBÉRATION DE CONSTANTINOPLE
Navarin Cette ambition d'un grand Empire russe est exprimée en termes moins poétiques par Nicolas I er lorsqu'il affirme : "je ne marcherai point sur Constantinople, mais si d'autres voulaient y aller j'y serais le premier". Lorsque le nouveau tsar prend ses fonctions, son premier travail est de liquider la révolte des Décabristes. Délivré ainsi de toute crainte à l'intérieur Nicolas Ier entend conduire sa politique extérieure avec énergie. Le maintien de la Sainte-Alliance est un de ses premiers objectifs. Tout en cherchant à en sauvegarder le principe, il essaie de secouer la tutelle de Metternich que son frère Alexandre avait par prudence acceptée. Il se montre résolu à assumer les risques devant lesquels son prédécesseur a reculé. L'occasion de mettre cette politique en pratique ne se fait pas attendre. La guerre contre la Perse à peine terminée, Nicolas doit prendre les armes contre la Turquie en invoquant le motif de la question grecque toujours à l'actualité. En 1827, d'accord avec la France et l'Angleterre, il réclame l'autonomie de la Grèce1 sous la suzeraineté du Sultan ainsi que les Principautés danubiennes. Devant le refus de la Porte, la Russie, la France et l'Angleterre décident par le traité de Londres (juillet 1827) d'imposer leur médiation à la Turquie qui refuse2. La flotte turque est alors détruite à Navarin. La Russie toujours décidée à réaliser son rêve de Constantinople, déclare la guerre à la Turquie au printemps 1828. Nicolas, comme l'avait fait son illustre aïeul Pierre le Grand se rend en Turquie et assiste à la prise de Varna par ses troupes et à leur victoire à Kraleskati 3 . Devant les victoires des Russes, la Sublime Porte se voit ^ La Grèce serait gouvernée et administrée par les Grecs dont la désignation serait soumise seulement à l'approbation de la Porte. Cf. RENOUVIN, Les relations internationales. Le XIXe siècle, tome V, Paris 1954, p. 104. ^ Le 7.10.1826 par la Convention d'Ackermann le gouvernement ottoman donna satisfaction à la Russie dans l'affaire des Principautés, mais opposa un refus à l'offre de médiation dans l'affaire grecque. 3
KRAKOWSKI, Histoire de Russie, Paris 1954, p. 269.
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contrainte de faire la paix avec la Russie. Au traité d'Andrinople (14 septembre 1829), la Turquie reconnaît l'indépendance de la Grèce, cède à la Russie en Europe les îles du Delta danubien et garantit l'autonomie de la Moldavie, de la Valachie et de la Serbie. A la veille de la signature du traité de paix, Nicolas écrit au général Diebitch, chef de l'état-major de l'Empereur : en cas d'insuccès des pourparlers, vous marcherez directement sur Constantinople, après vous être assuré du côté des Dardanelles. Après vous en être emparé, vous attendrez de nouveaux ordres et refuserez catégoriquement d'entrer en pourparlers avec qui que ce soit. Gloire à Dieu et merci à vous. Revenez donc si tout est fini, sinon en avant4. Ceci démontre bien quels étaient les véritables buts poursuivis par la Russie. Si bien que lorsqu'en 1829, les troupes victorieuses de Diebitch franchissent les Balkans et entrent à Andrinople, l'enthousiasme est à son comble en Russie, car on s'attend d'un jour à l'autre à la prise de Constantinople. Dans cette éventualité imminente Louis Ier de Bavière, qui voit cette issue d'un œil favorable, écrit un poème à Nicolas Ier dans lequel il dit : Du bist gensendet und Stambul endet, Konstantinople lebet wieder auf5. Chez certains écrivains en renom cette guerre prend des allures de croisade et a pour but d'aboutir à la libération des coreligionnaires et à la restauration de Constantinople comme capitale de l'orthodoxie. Le grand poète POUCHKINE s'inspire de la victoire de Navarin pour écrire : Aujourd'hui les giaours glorifient Stambul / Mais demain sous la botte martelée / Ils l'écraseront comme un serpent endormi et ils partiront et la laisseront6... Après Navarin, on est conscient que l'expansion purement militaire vers le Sud est désormais impossible en raison de la résistance concertée de la France et de la Grande-Bretagne. Constantinople, inaccessible par cette voie, la Russie va devoir justifier sa descente sur la ville du passé, déjà bien amorcée, sous une forme déguisée : elle invoque la mission d'origine divine dont elle est chargée. Un nouveau mouvement intellectuel vient de naître. 4
FUNK et NAZAREVSKI, Histoire des Romanov, Paris 1930, p. 329.
^Toi tu es envoyé / Le temps d'Istanbul est mort / Que renaisse Constantinople, in STREMOOUKHOV, La Poésie et l'idéologie de TIOUTCHEV, Paris 1937, p. III. 6
POUCHKINE, Œuvres (en russe), Moscou 1935, Tome II, p. 123.
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Les premiers slavophiles et la politique au Proche-Orient Ce mouvement fait suite en Russie à celui des "Décembristes" mais les protagonistes sont différents ; professeurs et publicistes remplacent à sa tête les officiers et les nobles qui sous Alexandre Ier ont animé les sociétés secrètes. Après l'échec de l'insurrection de 1825, l'élite russe se trouve isolée du reste de la société et beaucoup d'intellectuels ne crient plus à la possibilité d'une transformation libérale immédiate de l'ordre public et social. Déçue, cette élite russe délaisse le libéralisme social pour se tourner vers de nouvelles doctrines relatives à l'identité nationale. TCHADAEV (1784-1856) penseur isolé, sera le premier chez qui se manifesteront le plus nettement ces tendances nouvelles. Il professe que le principe déterminant de l'existence des peuples est la religion et constate que la Russie convertie par Byzance est devenue ainsi hostile à Rome. Cette idée de la primauté de la religion dans la vie des peuples et de l'opposition religieuse entre la Russie et l'Occident reçoit un certain écho chez les autres penseurs qui en tirent des conclusions parfois bien différentes. C'est ainsi que naît un groupe de penseurs qui prend le nom de "Slavophiles". Ce groupe se forme vers les années 1830, et se compose en grande partie d'étudiants de l'université de Moscou et d'écrivains éminents. Selon eux, l'Occident, "le pays des Saintes merveilles" est maintenant enveloppé d'un "voile funèbre", sa civilisation est finie, c'est l'heure de l'avènement d'une nouvelle civilisation — la russe. Tandis que la civilisation occidentale est arrivée au terme de son développement, ils se proposent de démontrer que la Russie grâce à ses fondements religieux élabore les éléments d'une civilisation profonde et harmonieuse. Pour ces slavophiles, la Russie est supérieure à l'Europe occidentale, de par la nature de sa civilisation, de par les particularités de ses conceptions religieuses, de par sa structure politique. Cependant, bien vite, les slavophiles apparaissent en Russie comme des suspects et, sujets à la censure, sont contraints de propager leurs idées seulement dans les salons littéraires de Moscou. À côté du groupe des Slavophiles, se trouve celui des "Occidentalistes" qui se défend d'opposer la Russie à l'Occident et de reconnaître la primauté de la religion dans la vie humaine. Parmi ces intellectuels, le poète russe KHOMIAKOV (1804-1860) se passionne pour la cause slave ; devenu un des chefs du slavophilisme, il est souvent malgré tout, critiqué ; il s'oppose à la doctrine gouvernementale qui attribue aux souverains le privilège d'assurer la formation des esprits et des intelligences et de les modeler. Les théoriciens du slavophilisme prétendaient au contraire laisser au peuple son libre arbitre, KHOMIAKOV est profondément chrétien et pour lui la Russie se confond avec l'Église orthodoxe. Il est fasciné par la grandeur de son pays dans lequel on ignore "les rivalités et les luttes intestines" qui déchirent l'Occident. C'est donc à son pays que revient le droit de délivrer puis de réunir les autres Slaves sous son aile, car en Russie l'Église russe est garante de liberté et d'unité.
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Tu as posé ton nid bien haut Aigle des Slaves du Nord / Tu as largement étendu tes ailes / Tu t'es élancé bien haut dans les deux.../ Porte tes regards sur les plaines du Midi et sur l'Occident lointain / Ils t'attendent tes frères captifs / Quand viendra le jour où tu étendras / Tes ailes protectrices sur leurs têtes fatiguées7. Après la paix d'Andrinople en 1829, il écrit un poème qu'il baptise "Adieux à Andrinople" : Edyrné, sur tes mosquées élégantes / L'aigle à deux têtes a plané / Il s'envole ; mais sur leurs toits, à jamais resteront les reflets de sa gloire / Et le Turc en ses rêves, verra devant lui / L'ombre des ailes de l'aigle sur le croissant qui pâlit8. Pour ce poète, la mission de la Russie doit se fondre avec la "vocation providentielle" des Slaves. La haine, la vengeance, les divisions, tout cela disparaîtra et tous les aigles slaves s'uniront sous l'égide de leur ainé, "le puissant aigle du Nord" (la Russie) et grâce à lui ses frères verront luire "le clair rayon de la liberté". KHOMIAKOV donne ce témoignage de l'attitude des populations slaves des Balkans, lorsqu'en 1829 il fit campagne auprès d'eux : traversant en Bulgarie des endroits où n'était pas encore passée d'armée russe "il était heureux de" se voir salué non seulement comme le messager d'un avenir meilleur, mais comme un ami et un frère9. KHOMIAKOV idéalise son peuple qui a une mission dans le monde car il est chrétien par excellence. Cette mission consiste à régénérer moralement le monde et faire revivre la foi chrétienne disparue. Presque toutes les poésies lyriques de KHOMIAKOV sont inspirées par ses profondes convictions religieuses et patriotiques. Dans cette société russe du XIXe siècle, Occidental i stes et Slavophiles sont animés du même amour pour leur peuple, pour leur pays, joint à un pressentiment commun mais confus qu'un grand avenir lui est réservé non seulement à la Russie mais au monde slave dont elle est le centre. Tout comme son contemporain KHOMIAKOV, TIOUTCHEV écrit une poésie panslaviste dans laquelle il appelle les Slaves à l'union. Cependant, tout en adhérant à ce mouvement, "il garde une position à part qui le rapproche des conservateurs 'slavophilisants' ", il est "plus panslaviste qu'eux car plus extrême et plus 7
KHOMIAKOV, Œuvres : Moscou 1900, "L'aigle" 1829.
® Idem, poème "Adieux à Andrinople", 1830. 9
GRATIEUX, Khomiakov et le mouvement slavophile, Paris 1939, p. 18.
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combatif"10. Estimant que la Russie ne peut atteindre le progrès que par la lutte, il va donc essayer d'éclaircir ce en quoi consiste la mission russe et tente d'élaborer un programme de politique extérieure. Plein d'enthousiasme, il écrit en 1828 dans son poème "Le bouclier d'Oleg" que les Musulmans supplient Allah de les protéger contre les Giaours, tandis que les Slaves dans leurs prières supplient Dieu de les mener comme jadis II a mené le peuple élu ; en réponse à ces invocations, un rayon de lune vient éclairer le bouclier que selon la légende, Oleg aurait cloué au-dessus d'une des portes de Constantinople11. On remarque que dès 1829, TIOUTCHEV est persuadé que le peuple russe est le peuple élu. Grand défenseur de l'Église orthodoxe, il est imbu de l'idée que l'Empire chrétien est la Russie par excellence et que son peuple est chretien par excellence parce qu'il est de croyance orthodoxe. L'idée de la monarchie universelle est pour TIOUTCHEV comme elle l'était pour Napoléon, liée à la possession de Constantinople ; l'Empire chrétien est une "délégation", un pouvoir conféré par le Seigneur et la capitale de ce nouvel empire c'est bien entendu Constantinople, la ville de Constantin et "cet Empire n'aura pas de fin ainsi que l'avait prophétisé Daniel, ainsi que l'avait prédit l'Esprit12". On peut se souvenir que déjà Voltaire avait déclaré à Catherine II que sa véritable capitale devait être à Constantinople, que l'empire d'Orient lui appartenait et il avait prêché une croisade contre les Turcs. Pour les slavophiles l'Empire russe doit devenir à la fois le défenseur et le représentant de la vraie chrétienté. Le sentiment que la puissance de la Russie n'a jamais été aussi grande qu'en ce début du XIXe siècle est généralement répandu. KARAMZIN dit : "lorqu'on considère l'immensité de la monarchie russe, qui est unique au monde, on éprouve un sentiment de stupéfaction. Rome elle-même n'a jamais atteint une grandeur pareille13." Mais Constantinople n'allait pas devenir à nouveau une ville chétienne. Si Nicolas I er ne veut pas encore éloigner les Turcs d'Europe, il tient cependant à les voir affaiblis. La politique de domination et de tolérance qu'il pratique n'est en fait qu'une étape préliminaire dans ses visées sur la Turquie. Il est vrai que Nicolas a donné à son frère l'assurance qu'il ne chasserait pas "l'homme malade" d'Europe et un comité spécial présidé par KOTCHOUBEI décide que "les avantages du maintien de l'Empire Ottoman en Europe sont supérieurs aux inconvénients qu'il présente14. Il est clair que le gouvernement russe se trouvait à nouveau placé, 10
STREMOOUKHOV, op. cit., p. 123
11
TIOUTCHEV, Le 'Bouclier d'Oleg', poème n° 33, 1828.
12
TIOUTCHEV "Géographie russe".
13
KOHN H. Le panslavisme, son histoire et son idéologie, p. 114.
MARTENS F., Étude historique sur la politique russe dans la question d'Orient, t. IX, Gand 1877, p. 25.
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comme du temps d'Alexandre Ier devant une alternative : d'une part les principes conservateurs de la Sainte Alliance, d'autre part la dignité de la Russie qui réclament que l'on chasse les Infidèles d'Europe. En ce qui concerne TIOUTCHEV, il est bien placé pour voir les conséquences néfastes de la politique conservatrice de Nesselrode dans la question orientale, mais "il ne semble pas qu'il la condamne entièrement en tant qu'elle soutient l'équilibre en Europe et y combat la Révolution", il voudrait "synthétiser dans une politique impériale et russe la tendance conservatrice avec les aspirations orientales, dont la divergence fut le point critique de toute la politique extérieure de la Russie dans la première moitié du XIXe siècle15". C'est alors que l'insurrection polonaise détourne Nicolas I er de ses préoccupations turques. De même que KHOMIAKOV et TIOUTCHEV, POUCHKINE parle de cette insurrection. Il reproche à l'Occident son ingérence dans la question polonaise lors des guerres napoléoniennes. La politique russe doit aboutir à ce que "toutes les rivières slaves viennent se jeter dans la mer russe". TIOUTCHEV dans une poésie intitulée "Sur la prise de Varsovie" tente de justifier la politique russe : nous avons porté un coup fatal à la triste Varsovie pour acheter à ce prix sanglant le repos et l'intégrité de la Russie... notre peuple se justifie le front haut d'un acte qui était dans les voies du Seigneur... Aigle de notre race tu es tombé sur le bûcher purificateur, nous conserverons tes cendres religieusement dont renaîtra semblable au phénix notre liberté commune16. Nicolas, après avoir réprimé cette insurrection et réduit le royaume de Pologne à l'état de province russe, profite du conflit entre le Sultan et le pacha d'Égypte Méhémet Ali pour intervenir dans les affaires de l'Empire ottoman. Les guerres
turco-égyptiennes
En 1832, après la victoire de Méhémet Ali sur les armées turques17, le Sultan sollicite le concours des puissances européennes pour étouffer l'insurrection du gouverneur rebelle de l'Égypte. La Russie accourt, bien décidée à défendre Constantinople contre les armées égyptiennes en marche sur cette ville. Sa réponse favorable au Sultan est ainsi expliquée par le tsar :
je veux prouver mon amitié au Sultan, dit Nicolas I er à 15
Idem.
16
TIOUTCHEV, "Sur la prise de Varsovie", 1834.
Méhémet Ali est un des gouverneurs turcs les plus puissants. Il a conclu une alliance avec la France, possède une armée instruite par des officiers français, une flotte construite par des ingénieurs français et il est, par sa force, rival du Sultan. Quand la Porte refuse de lui donner la Syrie qu'elle lui a promise en récompense de son aide contre la Grèce, il l'occupe militairement.
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l'ambassadeur qu'il envoie auprès de ce dernier — le général Mouraviev — il faut défendre Constantinople contre l'attaque de Méhémet Ali. Toute cette guerre n'est que le produit de l'esprit de révolte qui s'est emparé actuellement de l'Europe et notamment de la France... Si Constantinople venait à succomber nous aurions pour voisins des hommes sans abri, sans patrie, bannis par toutes les sociétés bien ordonnées ; ces hommes ne peuvent vivre tranquilles... je dois détruire ce nouvel embryon du mal et du désordre et exercer mon influence dans les affaires d'Orient18. De fait, les troupes russes sont campés devant Constantinople et décident d'y rester pour en chasser les soldats égyptiens. Le gouvernement français voit d'un mauvais œil l'occupation de Constantinople par les Russes et s'adresse au gouvernement anglais afin de lui proposer d'envoyer une escadre franco-anglaise dans la Méditerranée pour imposer au Sultan et au pacha d'Égypte leur médiation. L'Angleterre qui ne veut pas provo-quer un conflit armé avec la Russie repousse cette proposition19. La Porte, plus inquiète de la présence des troupes près de Constantinople que rassurée préfère faire la paix avec Méhémet Ali20 et lui donne satisfaction. Finalement elle signe avec la Russie un traité d'assistance à Unkiar Skelessi le 8 juillet 1833. En réalité, ce traité place la Turquie sous le protectorat de la Russie car un des articles séparés stipule que "la Sublime Porte à la place du secours qu'elle doit prêter au besoin d'après le principe de réciprocité du traité, s'engage à ne permettre à aucun de bâtiment de guerre étranger d'entrer dans le détroit des Dardanelles sous aucun prétexte". Pour la première fois la mer Noire devient une "cour intérieure de la Russie", les Détroits sont la "porte de la maison", et le Sultan en est le "portier". Cette nouvelle situation n'est pas de nature à plaire à l'Autriche bien qu'elle approuve l'intervention russe dans le conflit turco-égyptien. Après le traité d'Unkiar Skelessi l'Autriche conclut avec la Russie la convention de MQnchengrâtz. Nicolas a voulu en signant cette convention resserrer son union avec l'Autriche. Dans un article secret, la Russie et l'Autriche se promettent, dans l'éventualité d'un démembrement de la Turquie, d'agir d'un commun accord et se garantissent en outre réciproquement leurs possessions polonaises. Pour leur part, la France et l'Angleterre souhaitent vivement que le traité d'Unkiar Skelessi soit abrogé. La seconde guerre turco-égyptienne de 1839 fournit aux puissances occidentales l'occasion d'obtenir la suppression du traité. L'Angleterre, dont les intérêts commerciaux s'opposent à la politique russe 18
MILIOUKOV, SEIGNOBOS, EISENMANNC, Histoire de Russie, tome II, Paris 1933, p. 803.
" Le cabinet anglais est soutenu par le prince de Metternich chancelier d'Autriche qui suggère au gouvernement russe une action collective de la France, de la Russie, de l'Angleterre et de l'Autriche. Paix conclue à Kutahye entre le Sultan Mahmoud et le pacha d'Égypte le 5.5.1833.
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sur les rives du Bosphore, se propose de défendre Constantinople, mais Nicolas Ier invoque le traite d'Unkiar Skelessi pour protester contre cette intervention à laquelle il refuse de s'associer21. Sa protestation reste sans effet et la GrandeBretagne voit ses efforts couronnés de succès par la suppression du traité d'Unkiar Skelessi qui détruit ainsi la prépondérance de la Russie en Turquie. En 1840, la Conférence de Londres place la Turquie sous la garantie de l'Autriche, de la Prusse, de la Grande Bretagne, de la France et de la Russie. La Convention des Détroits22 par laquelle le gouvernement ottoman a le devoir de refuser le passage aux bâtiments de guerre, comporte pour la Russie un avantage puisqu'elle empêche la puissance anglaise de se manifester dans la mer Noire. Nicolas Ier ne perd pas de vue cet avantage. Depuis 1830, la Russie a beaucoup développé son commerce par ses ports de la mer Noire et notamment d'Odessa. Entre 1832 et 1844 l'exportation du blé a augmenté de 56%, et le tsar compte bien encore accroître ce commerce. C'est dans le but d'éviter la concurrence, qu'il tente d'entraver l'exportation de céréales produites dans les Principautés roumaines ; la prépondérance qu'il possède dans ces Principautés lui laisse toute latitude en ce domaine23. Mais Nicolas Ier ne désespère pas de voir cependant se démembrer l'Empire Ottoman. Son frère, le Grand-Duc Constantin, vice-roi de Pologne partage cet espoir. Ce dernier commence à prendre son nom au sérieux : il rêva de Constantinople et parla le turc. La gloire de la Russie exaltait sa tête ; en attendant d'autres conquêtes, les conquêtes déjà faites l'intéressaient particulièrement ; l'ambition l'avait saisi au cœur. Souvent on le surprenait couché sur une carte et y traçant des lignes : Je règle le partage. Je marque ce qui doit revenir à mon frère et ce qui doit me revenir à moi24. Les proches de Nicolas savent bien que le tsar n'a pas renoncé à sa politique d'expansion vers la "mer libre" et Constantinople et qu'il attend une occasion favorable pour réveiller la question ottomane. À Londres où il est allé pour s'entendre avec l'Angleterre afin de fonder de concert un nouvel ordre de choses dans la presqu'île balkanique, il déclare "que la chute de la Porte est inévitable quoique les puissances puissent entreprendre pour la sauver". Mais l'intimité qui existe alors entre la France et l'Angleterre ne permet pas à cette dernière d'entreprendre quoi que ce soit sans l'assentiment de sa voisine ; de plus la Grande Bretagne se méfie des assurances de désintéressement de la Russie qui se défend de "désirer un pouce de territoire turc".
21
MILIOUKOV, op. cit., p 806.
22
La Convention de Londres du 13.2.1841, dite des Détroits, constitue pour la première fois une véritable charte des Détroits. Le Sultan n'a plus le droit d'après cette convention d'ouvrir les Détroits aux bâtiments de guerre des puissances étrangères. 23
RENOUVIN, op. cit., p. 286.
24
LEOUZON LE DUC, Alexandre
II, Souvenirs personnels,
Paris 1855, p. 22.
Chapitre IV
LE POINT CULMINANT DE LA CROISADE RUSSE OU LA GUERRE DE CRIMÉE
Les insurrections en Europe au service du prestige de la Russie Dans sa politique à l'égard de l'Europe, Nicolas Ier se considère comme le protecteur du légitimisme et de la restauration, comme le défenseur du continent contre la Révolution. Certains commentateurs du début du siècle ont tenté de montrer qu'un des ressorts de la politique russe est une ambition insatiable. CUSTINE, durant son séjour en Russie a senti que cette tendance est une motivation de première importance car pense-t-il, il résulte d'une semblable organisation sociale une fièvre d'envie tellement violente, une tension si constante des esprits vers l'ambition que le peuple russe a dû devenir inapte à tout excepté à la conquête du monde1. CUSTINE explique que la politique intérieure de la Russie, basée sur l'écrasement de l'individu est acceptée par le peuple car elle est le tribut à payer pour satisfaire l'ambitieuse politique extérieure. Mais l'ambition des Russes peut se mesurer à la peur qu'elle engendre et à l'amplitude des cris d'alarme que suscite "cet état gigantesque qui peut étendre ses branches jusqu'au fond de l'Asie, être maître de Constantinople et du sort de l'Europe2... " En France, par exemple, conscient du danger que représente la Russie, on regarde d'un mauvais œil les empiétements du tsar :
Ce que veut la Russie, c'est la domination du monde ; elle se croit encore à son aurore ; la domination ne fait que sortir de terre ; ce que la Russie veut, c'est la monarchie partout ; voilà ce qu'elle veut, et il faut que nous le sachions. La Révolution de février a d'abord été accueillie avec faveur en Russie. Mais lorsque la Russie a vu notre conduite, elle a personnifié en nous le désordre. Et voyez ce qu'elle dit dans son manifeste lorsqu'elle 1
GUSTINE, op. cit., pp. 220/221.
2
M. A. E. tome 117, toc. 15, pp. 232-244,1850.
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se présente en Hongrie : elle n'est que l'instrument de Dieu chargée de chasser le désordre de partout... La Russie veut Constantinople. Or, elle sait que les clefs de Constantinople sont à Paris. Donc la Russie veut pousser toutes ses troupes sur Paris. La Russie veut marcher sur vous3. Tels étaient les propos du démocrate de gauche MANGUIN au cours d'un débat à la tribune de l'Assemblée le 26 juin 1849 et pour qui les visées russes sur Constantinople n'étaient que le "prélude de la grande lutte qui devait un jour se livrer en Europe entre la tyrannie et la liberté". De même cette menace que l'Empire des tsars fait peser sur Constantinople déclenche chez certains journalistes une véritable russophobie, notamment au moment de l'invasion de la Hongrie par les troupes tsaristes en 1849. La Russie avance à pas lents mais sûrs, et tandis que l'ennemi veille à nos portes nous dormons. Notre inconcevable apathie devant le flot barbare qui monte est plus qu'une faute, elle est un crime. La postérité nous demandera compte de l'inondation des Cosaques qui va engloutir l'Occident, inondation que nous n'avons ni su ni voulu prévenir, et à laquelle il sera trop tard de songer demain à opposer une digue... En avant donc, Nicolas, marche, précédé de tes popes et bannières déployées vers Constantinople ; présente-toi en triomphateur dans la future capitale du monde, mais tu n'y entreras pas seul, et à défaut des gouvernements, la démocratie européenne te surveille ; elle arrivera aussitôt que toi sous la coupole de Sainte-Sophie4. Usant du pouvoir que la Russie a acquis dans la guerre contre Napoléon, Nicolas a réprimé le soulèvement de Pologne de 1830. Lorsqu'en 1848 se produisent des insurrections en Autriche et en Prusse Nicolas vient en aide à ces deux pays. En 1849 ses armées jugulent le soulèvement de la Hongrie. La politique russe ne se prive pas non plus d'intervenir à l'occasion dans les affaires intérieures de l'Empire ottoman. Ainsi en 1848 pour enrayer le mouvement révolutionnaire des jeunes libéraux de Moldavie et de Valachie qui veulent échapper à la souveraineté ottomane et établir un État roumain indépendant, les troupes russes rétablissent l'ordre. Cette intervention de Nicolas n'est destinée qu'à sauvegarder les intérêts russes puisqu'en pratique Nicolas contrôle ces deux Principautés. Grisés de leur supériorité et convaincus de la "pourriture" de l'Occident, les Slavophiles pensent que le début de l'ère nouvelle est imminent et que le monde de l'avenir sera un monde slavo-russe. Il faut bien reconnaître qu'au milieu de ce STURDZA M., "La Russie dans la presse parisienne, 1848-1859", Cahiers du monde russe et soviétique, 1968, n° 4, p. 392 ^ La Démocratie Pacifique, 30 mars 1849.
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XIXe siècle, Nicolas est presque le maître de l'Europe continentale. Après 1849 et l'intervention russe de Nicolas I er en Hongrie, TIOUTCHEV s'enflamme sur la destinée de son pays. Devenu panslaviste dès 1841, il est intimement persuadé que tous les Slaves à l'extérieur comme à l'intérieur de la Russie sont solidaires devant le danger commun : la propagande catholique, la propagande révolutionnaire, tous les divers mouvements qui se querellent et s'opposent mais qui sont tous inspirés par la haine de la Russie, vont maintenant s'agiter de plus belle... la Russie, terre de fidélité sera sans défaillance à l'heure suprême... elle ne reculera pas devant son destin, elle n'abandonnera pas sa mission... L'Occident disparaît, tout s'effondre et dominant cet immense cataclysme, l'Empire5. D'après les articles de TIOUTCHEV parus dans la Revue des deux Mondes6, il ressort qu'aux yeux du poète, l'avenir doit avoir pour résultat la "restauration de l'Empire d'Orient dans le domaine politique, la réunion des Églises dans le domaine spirituel ; l'un et l'autre ont déjà commencé ; l'intervention russe en 1849 en faveur de l'Autriche démontre que cette dernière sera absorbée par la Russie — la sécularisation, la perte du pouvoir temporel du pape est un signe précurseur de la réunion des Églises d'Orient et d'Occident7". L'Empereur orthodoxe à Constantinople serait selon TIOUTCHEV, le souverain et en même temps le protecteur de l'Italie et de Rome. Le pape orthodoxe à Rome, sujet de l'Empereur, telle est l'utopie politique de TIOUTCHEV. Considérant qu'il n'y a plus en Europe que deux forces qui s'affrontent — l'Empire chrétien et la Révolution anti-chrétienne par excellence, il pense que la Russie doit saisir ce moment propice, tout en s'en remettant à la Providence seule. TIOUTCHEV consacre alors toute une nouvelle série de poèmes à cette question d'actualité. Il écrit en 1850 que "l'aube point sur l'Orient"et que la Russie doit se lever pour le service du Christ. Une légende raconte que la ville impériale doit être pendant quatre siècles aux mains des infidèles, l'autel de Sainte-Sophie sera donc bientôt rétabli, le tsar se prosternera devant lui pour se relever Empereur de tous les Slaves : C'est une voix ancienne, / C'est une voix qui vient d'en haut / Le quatrième âge touche à sa fin, l'heure sonne, le tonnerre gronde, / Les antiques voûtes de Sainte-Sophie, dans Byzance ressuscitée / Protègent à nouveau l'autel du Christ / Prosternetoi ô tsar de Russie / Et quand tu te relèveras Dieu permettra que tu deviennes le tsar de tous les Slaves8. 5
KOHN, op. cit., p. 133.
6
La Revue des deux Mondes, 19.06.1849, année 1850.
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STREMOOUKHOV, op. cit., p. 133.
8
TIOUTCHEV, poème 157,1« mars 1850.
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Cette prophétie poétique et quelque peu exaltée donne bien le ton du caractère divin de la mission de la Russie. Le moment semble enfin arrivé pour tous les Slaves et pour les Russes en particulier de terminer à Sainte-Sophie la messe commencée à Saint-Pétersbourg ou à Moscou : Les cloches sont encore silencieuses / Mais déjà l'aurore empourpre l'Orient / La nuit interminable se termine et bientôt / Le jour lumineux sera là / Lève-toi donc Russie ; l'heure est proche ! / Lève-toi pour le service du Christ ; / Le moment est arrivé de sonner / En se signant, la cloche à Tsargrad9. L'Empire chrétien — pour TIOUTCHEV — ne commence qu'à partir de Constantin le Grand à qui le Seigneur l'a délégué. En se christianisant, l'Empire s'est déplacé vers l'Orient mais il est l'héritage de Constantin et l'Empire en Occident n'est qu'une "usurpation10". Cet Empire, qui est, de plus le berceau des Slaves et la Russie en est le dépositaire parce qu'elle est orthodoxe. TIOUTCHEV estime que les "Slaves catholiques" vont bientôt rejoindre leurs frères d'Orient. Dans sa profonde conviction ce serait à Constantinople qu'une réconciliation avec la Pologne pourrait intervenir ; le problème serait résolu par la réunion des deux Eglises, ce qui amènerait le rétablissement de la paix parmi les Slaves : Lorsque la Pologne se réconciliera avec la Russie / Alors seulement dans toute sa splendeur, / Dans la masse du monde slave / L'ordre souhaité s'établira / Ce ne sera ni à SaintPétersbourg, ni à Moscou / Mais à Kiev et à Tsargrad11. Ainsi pour justifier leur revendication sur Constantinople, les Russes mettent en avant la religion et la race slave. Constantinople est liée à ces deux combinaisons, car elle est appelée à devenir capitale de ce puissant rassemblement. Selon un observateur français à Constantinople, les Russes épient le moment favorable pour "arborer leurs drapeaux sur Sainte-Sophie". D'après ce que nous dit cet observateur, les moyens détournés ne les rebutent pas : tous les chrétiens qui sont dans leur aise et qui peuvent payer trois cents roubles de contribution annuelle ont la facilité de se faire naturaliser russes.12 En Occident on est de plus en plus conscient du danger que pourrait représenter la fusion des éléments slaves et russes, la presse en France en fait 9
TIOUTCHEV, poème 150, 1849.
10
Idem, poème 167, 1850.
11
Idem, poème 154 1850.
12
M.A.E. Dossier Empire ottoman, lettre de Mr. Minas du 17.04.1845.
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l'objet de ses éditoriaux13 : — "La modération de Nicolas" (l'autocrate veut profiter des événements de l'Europe pour s'emparer de Constantinople), La Démocratie pacifique, 21. VIII. 1848. — "Pour cacher les véritables buts de sa politique, Nicolas se pose comme le seul soutien de la vraie foi", La Démocratie pacifique, 8. VI. 1849. — "La grande habileté de la Russie dans la question d'Orient", L'Univers du 4.X.1849. — "L'Orient s'ouvre devant la Russie, elle y court", L'Union du 30. V. 1853. — "La Russie avance à pas de géant sur une route que les fautes de l'Europe lui ont aplanie", L'Univers du 10.VIII.1853. — "La Russie sur le chemin de Constantinople", L'Univers du 16.X.1853. Ainsi l'opinion publique en Europe ne met plus en doute que le tsar est résolu à s'emparer de Constantinople. Voilà ce que ne comprendront pas les Russes : les Occidentaux n'approuvent pas leur politique. Or, ces Occidentaux sont chrétiens comme eux et donc plus proches d'eux que ne le sont les Turcs. C'est de là que naîtra toute la polémique et le malentendu à propos de Constantinople. Pour les Russes, les "autres" sont des "hostiles" ; cette idée fortifie la psychologie collective et entretient une tendance "paranoïaque" dès qu'il s'agit de Constantinople. Pour les Slavophiles, la Russie a reçu une mission, celle de libérer les autres peuples slaves, leurs frères de race pour les grouper autour d'elle. Cette mission se confond avec celle de libérer et sauver "une mère" en Byzance tombée aux mains des barbares, "Byzance qui n'est plus dans Byzance". C'est donc toute une famille qu'il incombe aux Russes de délivrer dans le cadre de cette mission. Pour POGODIN (1800-1875) 1 4 , professeur d'histoire et Slavophile lui aussi:
tout appelle la Russie à Constantinople : l'histoire, les circonstances, le devoir, l'honneur, le besoin, la sécurité, les traditions, la raison, la science, la poésie, la parenté, les ennemis, la mémoire, passés, présents et futurs — nous devons être à Constantinople15. Pour se justifier, il établit la distinction entre l'Orient et l'Occident et de bonne foi dégage les vrais "principes"de la Russie qui a fondé son être national 13
STURDZA, op. cit. Bibliographie p. 397.
Panslaviste très convaincu, POGODIN défendit ses idées dans le Messager de Moscou qu'il dirigea de 1827 à 1830 puis dans la revue Le Moscovite dont il fut le rédacteur de 1841 à 1856. 15 POGODIN, Mémoires d'Odessa, tome I, Odessa 1844, in DANCIG, Le Proche-Orient dans, la littérature (en russe), Moscou 1973, p. 366.
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par un appel pacifique des Varègues auxquels elle s'est librement soumise, en opposition à l'Occident qui doit son être à "la conquête brutale des Barbares16". Selon lui, l'Europe est divisée en deux parties : l'occidentale et l'orientale. La première a reçu la foi chrétienne de Rome, la seconde de Constantinople... Maintenant que les Russes se considèrent comme les"libérateurs de l'humanité" leurs actes ne peuvent pas être empreints de chauvinisme. C'est pourquoi ils ressentent une certaine hostilité à l'égard de l'Europe parce que, malgré leur contribution si éclatante à sauvegarder sa liberté, ils ne sont pas considérés, pas appréciés. Ils s'estiment lésés par cet Occident ingrat qui n'apprécie pas leur aide. Il est bien connu que notre souverain ne nourrit pas d'intentions de conquêtes, dit Pogodin. Et l'Europe le sait, bien qu'elle se refuse à l'admettre. L'attention qu'elle met à suivre tous nos pas, le soupçon que le moindre de nos mouvements fait lever, le mécontentement dissimulé, la malveillance ne sont-ils pas des preuves irréfutables de la puissance de la Russie17. De même que ses nombreux contemporains, POGODIN est animé d'un orgueil incommensurable pour son pays, orgueil entretenu par le spectacle de grandeur et de puissance qu'offre la Russie à l'époque où il vit. Il fait preuve d'un aveuglement total lorsqu'il passe en revue les autres pays où il n'y voit que faiblesses et divisions qui contrastent avec "la force, l'unité et l'harmonie qui régnent en Russie". Il est convaincu de la supériorité de son peuple en qui "des juges aussi objectifs que Charles XII, Frédéric le Grand et Napoléon ont reconnu le meilleur des soldats et lui ont décerné la palme de la victoire"; le journaliste se pose la question de savoir : "Qui pourrait nous résister ? qui donc peut se comparer à nous ? le destin politique du monde n'est-il pas entre nos mains18 " ? Cette vision utopique de leur pays, liée à l'idée de mission qui hante les esprits de l'intelligentsia, trouve aussi un écho chez les diplomates. Par exemple, le comte GUROWSKI, un Polonais, déclare que "la Slavonie a besoin de l'unité ; il lui faut une seule tête, un seul foyer, une seule tendance, une seule volonté ! la Providence a destiné la Russie à devenir la tutrice et la mère des Slavons. C'est par elle que se préparent de grands et salutaires événements19. Tout entier dévoué à la Russie, GUROWSKI applique le programme que CZARTORYSKI a élaboré en 1802 et qui est dans ces années précédant la guerre de Crimée exploité par le tsar Nicolas Ier au profit de la propagande russe parmi les 16
Cité par KOYRE in La philosophie
et le problème
national en Russie au XIX" siècle, Paris
1976, p. 244. 17
KOHN H., op. cit., p. 125.
18
Idem, p. 126.
19
GALET DE KULTURE, La Sainte Russie, Paris 1857, p. 217.
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sujets slaves et orthodoxes des Ottomans. Quant à CZARTORYSKI, il a changé de camp et du même coup a transformé ce programme pour l'adapter aux besoins de la raison d'État polonaise. Depuis 1830, le prince Adam milite en faveur des Polonais. Usant du prestige personnel qu'il a acquis au service d'Alexandre "il se pose en protecteur de toutes les aspirations à la liberté nationale, religieuse ou politique qui se manifestent dans les Balkans, pour les défendre auprès des puissances occidentales et pour créer dans cette partie d'Europe un large terrain d'influence directe à l'autorité politique de la Pologne. En Turquie comme chez les peuples balkaniques, il essaie d'évincer ainsi la suprématie de la politique russe au profit d'une grande politique polonaise20". Celle-ci est avant tout une politique slave qui s'étend à toutes les nationalités asservies, tels les Roumains et les différents peuples slaves, et se heurte bien sûr à la "marche victorieuse" de Nicolas qui fait partout face à l'intrigue polonaise, "aux menées infâmes" du "traître" CZARTORYSKI dont la politique s'oriente chaque jour avec plus de force vers Stamboul. Cette politique anti-russe et turcophile est également celle de MICKIEWICZ qui organise les fameuses légions polonaises destinées à se battre aux côtés des Italiens contre les Russes et qui mourut à Constantinople. Dans un discours paru dans le New-York Daily Tribune (en 1848), il s'adresse aux Florentins en ces termes : on entendra bientôt la voix de la Pologne. Elle se relèvera et redonnera vie à toutes les races slaves, les Croates, les Dalmates, les Bohémiens, les Moraves, les Illyriens. Et tous ces Slaves formeront un rempart contre le tyran du Nord et fermeront à jamais la route aux Barbares ennemis de la liberté et de la civilisation21. MICKIEWICZ élabore ainsi un programme de l'unité des Slaves occidentaux contre la Russie. Dans la fédération qu'il préconise, les Polonais prennent la direction et l'Autriche, l'Allemagne et la Russie en sont éliminées. Cette attitude officielle de la Pologne ve mettre ainsi un frein au rêve impérialiste de la Russie en dévoilant l'impossible unité.
Vers une guerre "punique " À la fin de l'année 1850, Nicolas peut avec raison se croire maître des destinées de l'Europe orientale et centrale ; cependant les deux "puissances maritimes" occidentales — la France et l'Angleterre, échappent à son influence. Mais le tsar pense que la France est trop affaiblie pour contrecarrer sa politique et que du côté de la Grande-Bretagne aucune opposition sérieuse n'est à 20
HANDELSMAN, Czartoryski, Nicolas Ier et la question du Proche-Orient, Paris 1934, p. 135.
21
KOHN, H. op. cit., p. 52.
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envisager22. Toutefois, lorsque Louis-Napoléon endosse le titre d'Empereur et devient Napoléon III, Nicolas est "profondément blessé dans ses sentiments légitimistes" et la situation n'est pas tout à fait celle qu'il imagine. La Russie depuis 1830 s'étudie à représenter en Europe le principe de la vieille monarchie et voit dans la restauration de la dynastie de Napoléon une nouvelle atteinte à ce principe. L'Empire français devient le contrepoids de la Russie dans le monde ; il détruit la Sainte-Alliance et rétablit l'équilibre européen. Nicolas, trop sûr de sa puissance, rejetant les conseils de ses proches et ne tenant pas compte de l'opinion publique, ne s'aperçoit pas que sa politique le conduit à l'isolement, face aux puissances occidentales. L'Angleterre et la France ont des intérêts en Orient qui se heurtent par conséquent à ceux de la Russie. D'un autre point de vue, Nicolas n'a la faveur ni des milieux gouvernementaux de ces pays, ni de l'opinion publique. D'autre part l'intervention russe en Prusse et en Autriche a mécontenté les populations. Les gouvernements de ces pays n'attendent qu'un moment favorable pour échapper à la tutelle autoritaire de Nicolas. Le tsar, au contraire, est convaincu qu'il a droit à la reconnaissance éternelle de l'Autriche et qu'il inspire au roi de Prusse "un respect mêlé de crainte23." En fait Nicolas s'est trompé en estimant l'Europe affaiblie et les chancelleries à ses pieds. Contrairement à ses prévisions l'Angleterre s'allie à la France, l'Autriche trop heureuse de secouer la tutelle russe se rallie à la France et l'Allemagne entre dans cette coalition de l'Europe contre le tsar. La guerre contre la Turquie va lui révéler son isolement. dans son étude historique sur la question des Détroits dit : ils — les cabinets occidentaux — rassemblèrent tous leurs efforts pour démolir cette position exceptionnelle qu'occupait la Russie grâce aux liens religieux qui l'unissaient aux populations orthodoxes de la Turquie. Les cabinets occidentaux n'attendaient qu'un prétexte favorable, qu'un concours de circonstances propices pour provoquer une collision entre la Russie et la Turquie25.
GORIANOV24
Ainsi la guerre qui s'engage c'est l'ancien antagonisme de l'Occident et de l'Orient qui se réveille, c'est la seconde guerre punique — l'Occident se dresse de nouveau contre la Russie, contre l'Europe orientale pour faire avorter son avenir.26 22 23
MILIOUKOV, op. cit., p. 811. Idem. Gorianov fut directeur des archives de l'Empire et des archives centrales de Saint- Pétersbourg.
25
GORIANOV, op. cit., p. 92.
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TIOUTCHEV, Lettres (1840, 1853,1854, 1858) St-Pétersbourg 1914, p. 107-70.
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TIOUTCHEV prévoit une lutte longue et acharnée qui remplira toute la seconde moitié du XIXe siècle, mais il pense qu' après bien des épreuves et des vicissitudes, la Russie en sortira victorieuse... ce ne sera plus un Empire, ce sera un monde27. En un mot, si la Russie ne succombe pas dans la lutte, elle deviendra le Grand Empire que l'auteur annonçait en 1828 dans son poème "Géographie russe." La coalition de l'Europe est selon lui un scandale, mais "dans ce labarum de boue que des sociétés soi-disant chrétiennes ont dressé contre la Croix, il y a dans tout cela quelque chose de terriblement providentiel28", et c'est pour cela que le poète met tous ses espoirs dans la Providence seule. TIOUTCHEV estime en effet que la politique de Nesselrode est antinationale. Il pense maintenant que le Ministre des Affaires étrangères ne travaille qu'à faire de la Russie une doublure de l'Occident. Dans une poésie, il attaque "ce nain" qui voudrait priver la Russie de la couronne et du sceptre de Byzance29 : Non pas, incomparable poltron, mon nain, tu auras beau te faire tout petit et avoir peur, ton âme peu croyante ne séduira pas la Sainte Russie. / Ou bien alors serait-ce que pour toi, elle reniera soudain sa mission, après avoir détruit toutes ses convictions, toutes ses saintes espérances ?... / Qu'on n'ait pas foi en la Russie, n'importe, pourvu qu'elle croie en elle-même / Dieu ne reculera pas le moment de la victoire par égard pour la lâcheté humaine. / Ce qui lui a été promis dès le berceau par les destins / Ce qui lui a été légué par les siècles et par la foi de tous ses tsars, / Ce que les compagnies d'Oleg allèrent conquérir par l'épée, ce que l'aigle de Catherine touchait déjà de son aile / La couronne et la sceptre de Byzance / Vous ne réussirez pas à nous les ravir ! / Non ce n'est pas à vous d'endiguer le cours de l'universelle et fatale destinée de la Russie ! Officiellement, la descente sur le Danube est une guerre contre l'Infidèle. La guerre "pour la foi" commence. La question des Lieux Saints La victoire de la réaction européenne qui a renforcé le rôle du tsarisme dans la politique internationale, pousse Nicolas Ier à mettre à profit la situation favorable pour reprendre ses positions perdues dans le Proche-Orient. 27
STREMOOUKHOV, op. cit., p. 137.
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TIOUTCHEV, Lettres, op. cit., p. 59.
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TIOUTCHEV, poème 158, 1850.
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Dès le début des années cinquante du XIX e siècle, les rapports de la Russie et de la Turquie sont tendus : deux circonstances graves en sont la cause : — La question des réfugiés polonais à la suite de la guerre de Hongrie30 — La question des Lieux Saints en Palestine. Depuis quelques années, d'autre part, certaines des populations chrétiennes de Turquie sont devenues moins hostiles à la domination ottomane donc moins favorablement disposées pour la puissance qui les a jusque-là protégées et vont même jusqu'à concevoir quelque défiance pour le protectorat que la Russie leur a offert. Chez ces populations des symptômes d'éloignement se font jour, ce qui est de nature à inquiéter la Russie et par là à la pousser à tenter un effort décisif pour ressaisir cette influence qui est en train de lui échapper. Le gouvernement russe croit tout d'abord en trouver l'occasion dans l'insurrection du Monténégro31. Mais pas plus que dans l'affaire des Polonais et des Hongrois que dans cette insurrection, la Russie n'a eu la possibilité de voir triompher ses vues. La Russie croit alors trouver une occasion favorable dans le nouveau conflit qui éclate entre elle et la Turquie en février 1852 au sujet des Lieux Saints, et qui va permettre à Nicolas de faire entrer dans une phase décisive sa politique de domination en Turquie. Cette tendance naturelle doit le conduire enfin à la réalisation de son ambition : l'occupation de Tsargrad. Le conflit porte sur la possession de l'église de la Nativité de la Sainte Vierge à Bethléhem. Napoléon III s'empresse de profiter de la discussion qui éclate entre les catholiques et les orthodoxes au sujet des clefs de cette église 32 . Rencontrant l'influence française dans la question des Lieux Saints, minimisant Un premier conflit russo-turc avait éclaté après la répression de l'insurrection hongroise; une partie des réfugiés comprenant aussi des Polonais s'étaient réfugiés en territoire turc pour échapper à la vengeance des vainqueurs ; MILIOUKOV, op cit., p. 813. "Une guerre avait surgi entre les populations de la Montagne Noire et les Turcs. La Russie avait donné son approbation officielle au changement qui s'était ainsi accompli dans les institutions du Monténégro, et il est à croire qu'elle n'avait point désapprouvé la pensée de la guerre à laquelle le nouveau prince se préparait. Malheureusement la Turquie n'avait point prévu les difficultés qu'elle allait se créer en acceptant la lutte qui lui était offerte. C'est vainement que l'Angleterre et la France lui avaient parlé le langage de la prudence et de la conciliation. Au Heu de se borner à repousser les attaques des Monténégrins elle prit nettement une attitude agressive et lan*a une armée à la conquête de Tsernagora. L'Autriche et la Russie s'entendirent pour blâmer cette expédition. Le voisinage conseillait au cabinet de Vienne de témoigner de l'intérêt aux Monténégrins — quant à la Russie elle y était portée par les rapports de religion et de race qu'elle entretenait depuis plus d'un siècle et demi avec cette peuplade belliqueuse. Les deux puissances tout en montrant un intérêt égal aux Monténégrins, ne pouvaient s'entendre sans réserve sur la manière d'envisager la question ; il y avait sur ce point une sorte de rivalité. Annuaire des Deux Mondes, 1852, p. 575. Napoléon III exigea du Sultan qu'il rendit aux catholiques romains la grande basilique de la Nativité de la Sainte Vierge à Bethléhem dont les orthodoxes jusque là détenaient les clés. Un accord franco-turc de 1740 assurait au clergé latin la possession exclusive des Lieux Saints. Lors de la Révolution fran'aise, la Russie a fait céder au clergé orthodoxe les clefs de ces Lieux et en a fait chasser les catholiques romains. Cela n'avait guère entraîné de protestations de la part du gouvernement français.
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les intérêts que l'Angleterre pourrait avoir au maintien de l'Empire Ottoman, la Russie propose au cabinet de Londres de l'aider à l'exécution de ses plans. Nicolas I er ne craint pas de s'ouvrir dès 1853 à l'ambassadeur d'Angleterre à SaintPétersbourg, Lord Seymour de ses projets de partage de la Turquie : Dans l'Empire turc, dit-il, il y a plusieurs millions de chrétiens aux intérêts desquels je suis tenu de veiller ; c'est d'ailleurs un droit que les traités m'ont garanti. Notre religion, telle qu'elle est établie en Russie, nous est venue d'Orient, et il y a des sentiments et des obligations qu'il ne faut jamais perdre de vue. Maintenant la Turquie est tombée dans un tel état de décrépitude que malgré notre vif désir de prolonger l'existence du malade, il peut subitement mourir et nous rester sur les bras... La chute de la Turquie peut produire sans l'entente préalable une guerre européenne ; pour prévenir cette catastrophe, l'Angleterre et la Russie doivent venir à un accord... Je ne veux pas que Constantinople soit jamais occupée ni par les Anglais ni par les Français, ni par aucune des grandes puissances ; je ne permettrai jamais non plus qu'on tente de reconstruire un Empire byzantin, ni que la Grèce obtienne une extension de territoire qui ferait d'elle un État puissant. Encore moins pourrais-je souffrir que la Turquie fut partagée en petites républiques... Plutôt que de subir de tels arrangements, je ferai la guerre et la continuerai aussi longtemps qu'il me restera un homme et un fusil33. Le langage de l'Empereur ne laisse aucun doute sur ses ambitions de réunir Constantinople à la Russie puisqu'il s'oppose au rétablissement de l'Empire byzantin, à l'occupation de la ville par une autre puissance, et à ce que la Turquie soit partagée en petites républiques. Nicolas doit donc agir de façon décisive s'il veut rétablir l'influence exclusive sur les bords du Bosphore que lui garantissait le traité d'Unkiar Skelessi mais que la Convention de Londres de 1841 a anéantie. C'est dans cette perspective qu'il décide d'envoyer à Constantinople un ambassadeur extraordinaire en la personne de MENTCHIKOV, chargé de demander à la Sublime Porte le maintien du statu quo au sujet des Lieux Saints. Outre cette mission, MENTCHIKOV doit obtenir du gouvernement turc le droit pour la Russie de protéger les sujets chrétiens du Sultan. MENTCHIKOV échoue dans sa mission. Mais Nicolas rêve toujours de faire triompher l'orthodoxie dans les zones chrétiennes de Turquie et il rouvre ainsi la question d'Orient en voulant maintenir le statu quo au sujet des Lieux Saints. Cette question entre maintenant dans une phase aiguë. Prêchant une croisade orthodoxe, Nicolas I er coalise contre lui les catholiques de France, et dans une certaine mesure les protestants d'Angleterre, 33
ROUSSET, La guerre de Crimée, 1.1, Paris 1894, p. 5
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bien qu'ils puissent difficilement embrasser la cause de la France, et les pousse ainsi indirectement à une alliance avec l'Islam. Le tsar ne prévoit pas les réactions de l'Europe qui se dresse contre lui. Le tsar occupe les Principautés de Moldavie et de Valachie en sa qualité de protecteur des chrétiens d'Orient, le 22 juin 1853. À l'occupation des Principautés danubiennes, la France et l'Angleterre répondirent par l'envoi de leurs escadres dans la mer de Marmara34. L'Autriche commence à craindre l'établissement de l'Empire russe sur le Danube. Il est de l'intérêt de la Cour de Vienne de prévenir la guerre entre la Turquie et la Russie et c'est dans ce but que fut rédigée la note de Vienne proposant à la Turquie "de promettre formellement d'assurer l'inviolabilité des droits et privilèges de l'Église orthodoxe 35 tels qu'ils résultaient des traités antérieurs avec la Russie36". La Turquie déclare la guerre à la Russie en octobre 1853. Le tsar accepte cette déclaration. Il a adressé à la nation quelque temps auparavant un manifeste par lequel il fait connaître à ses sujets les motifs qui lui ont mis les armes à la main : Notre attente, dit-il, a été déçue. En vain même les principales puissances de l'Europe ont cherché par leurs exhortations à ébranler l'aveugle obstination du gouvernement ottoman. C'est par une déclaration de guerre, par une proclamation remplie d'accusations mensongères contre la Russie qu'il a répondu aux efforts pacifiques de l'Europe, ainsi qu'à notre longanimité. Enfin enrôlant dans les rangs de son armée les révolutionnaires de tous les pays, la Porte vient de commencer les hostilités sur le Danube. La Russie est provoquée au combat ; il ne lui reste donc plus, se reposant en Dieu avec confiance, qu'à recourir à la force des armes pour contraindre le gouvernement ottoman à respecter les traités et pour en obtenir la réparation des offenses par lesquelles il a répondu à nos demandes les plus modérées et à notre sollicitude légitime pour la défense de la foi orthodoxe en Orient, que professe également le peuple russe. Nous sommes fermement convaincus que nos fidèles sujets se joindront aux ferventes prières que nous adressons au Très-Haut afin que sa main daigne bénir nos armes dans la sainte et juste cause qui a trouvé de tout temps d'ardents défenseurs dans nos R u s s i e a-t-elle violé la convention des Détroits de 1841 ? Selon Gorianov "le préambule de la Convention de Londres déclarant l'inviolabilité des droits des souverains du Sultan et l'intégrité territoriale de la Turquie présente un simple désir qui n'engageait pas les puissances signataires de la Convention, la France et l'Angleterre n'avaient donc pas le droit d'entrer dans la mer de Marmara", GORIANOV, op. cit., p. 93. 10/21 juillet 1774, Paix de Kutchuk-Kainardjï. Une clause reconnaît à la Russie la charge de défendre la liberté religieuse des sujets chrétiens du Sultan et de les protéger contre les exactions des collecteurs d'impôt. 36 GIGAREV, op. cit., t II, p. 43.
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pieux ancêtres37. La Russie entend ainsi décliner la responsabilité de la guerre. Cette guerre, ressentie comme une guerre contre l'Infidèle, provoque chez les poètes une activité fébrile. Ainsi le poète NIKITINE s'enflamme-t-il à l'idée de la mission sacrée de son pays. C'est "la guerre pour la foi" : Comme des vagues menaçantes, se lèvent les fils de l'Orient, / Les Musulmans insensés se raillent de la croix / Les Grandes Puissances regardent froidement / L'abaissement et les supplices des chrétiens. / Mais nous rappellerons les héros de Rymnik 38 / Et la terreur de Tchesma 39 et la glorieuse bataille de Kagoul 40 , / Et par la redoutable puissance de l'arme blanche / Nous dompterons les fanatiques de l'altière Stamboul. / En avant Sainte Russie ! À la guerre te convie / La foi outragée de ton peuple. / Tu as avec toi et pour toi la prière des chrétiens ! Tu as avec toi et pour toi la Sainte Vierge Mère41. Pour sa part KHOMIAKOV lance un appel aux frères slaves pour les exhorter à se lever et à prendre les armes : Frères Slaves debout ! / Voyez fuir les ténèbres et le croissant s'éteindre / Voyez comme le ciel rayonne dans la majesté du matin s'ils sont éclatants et joyeux / Ces flambeaux des siècles futurs / Ô vous bouillonnez, vagues slaves ! Réveillez-vous, nids d'aigles42 ! Un an plus tard, il célèbre "la guerre sainte" : " Le Seigneur t'appelle à la guerre sacrée... Ô mon pays natal, lève-toi pour tes frères / Car par delà les flots du Danube en courroux / Dieu t'appelle là-bas... et KHOMIAKOV d ' e x p l i q u e r :
le peuple russe ne pense pas à la gloire : c'est un sentiment qui n'émeut jamais son cœur. Il pense à son devoir, il pense à une guerre sacrée. Je ne la nommerai pas une croisade, je ne la 'in
Annuaire des Deux Mondes, 1853, p. 645.
Rivière de Valachie auprès de laquelle Souvorov remporta sur les Turcs le 11.9.1789 la grande victoire qui lui valut le surnom de Rymniski. 39 Baie: d'Asie mineure où Orlov défit la flotte turque le 26.6.1770. Affluent du Danube où Roumantsiev vainquit les Turcs en 1770. 41
NIKITINE, "La guerre pour la foi", Œuvres 1.1, Paris 1853, p. 59.
KHOMIAKOV, Œuvres, t. IV, op. cit., p. 251. (pièce écrite à l'occasion de l'invasion des Principautés danubiennes, 1853).
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déshonorerai pas de ce nom. Dieu ne nous donne pas à conquérir des terres lointaines, quelque précieuses qu'elles puissent être à nos cœurs de croyants, mais il nous donne à sauver des frères qui ont le sang de notre sang et le cœur de notre cœur. La guerre, criminelle dans le premier cas, est sainte dans le second43... La pensée de la glorieuse mission de leur pays stimule l'inspiration des poètes. De même que KHOMIAKOV, Alexis TOLSTOÏ (1817-1875)44 s'apitoie lui aussi sur ses frères opprimés qui aspirent à la venue de l'Aigle qui les délivrera : Ohé l'Aigle, l'aigle notre lointain père / Viens à nous terrible, l'œil étincelant ! / Ohé l'aigle, l'aigle écoute nos plaintes / Fais que les corneilles ne nous souillent plus 45 ! On peut constater que la politique de Nicolas Ier trouve un soutien sans réserve de la part de ses sujets et notamment des Slavophiles qui accueillent l'envahissement des Principautés avec grand enthousiasme. Constantin AKSAKOV (1791-1859), slavophile notoire pense que désormais l'aigle bicéphale qui jadis était venu de Byzance à Moscou allait reprendre son vol et retourner dans sa patrie d'origine46. La mort de Nicolas Ier survient en mars 1855. Ainsi disparaît de la scène le principal auteur de la guerre. Il appelle sur le trône pour lui succéder son jeune fils Alexandre et lui lègue son projet de croisade contre l'Islam et son plan de conquête de Constantinople. Dans le manifeste que le tsar adresse à son peuple lors de son avènement au trône on remarque que celui-ci est bien décidé à tenir compte des susceptibilités nationales : Nous soumettant avec résignation aux vues impénétrables de la Providence divine, nous ne cherchons de consolation qu'en elle, et n'attendons que d'elle seule les forces nécessaires pour soutenir le fardeau qu'il lui a plu de nous imposer. De même que le père bien-aimé que nous pleurons consacra tous ses efforts aux soins réclamés par le bien de ses sujets, nous aussi, à cette heure douloureuse, mais si grave et si solennelle, en montant sur le trône héréditaire de l'Empire de Russie, ainsi que du Royaume de Pologne et du Grand-Duché de Finlande, qui en 43 44
KHOMIAKOV, Œuvres, t VIII, p. 179-182, Lettre à un ami étranger, 1854.
Alexis TOLSTOÏ occupa différentes fonctions au service impérial. Il fut aide de camp de l'Empereur Alexandre II. 45 LIRONDELLE, Le poète Alexis Tolstoi, Paris 1912, p. 93 (Sovremennik, 1854, Livre 14,1.1, p. 230). 46 PHILIPPOT R., La guerre de Crimée, Extrait du cours pour l'agrégation d'histoire, Paris 1966, p. 252.
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sont inséparables, nous prenons à la face du Dieu invisible, toujours présent à nos côtés, l'engagement sacré de n'avoir jamais d'autre but que la prospérité de notre patrie. Fasse la Providence, qui nous a appelé à cette haute mission, que, guidé et protégé par elle, nous puissions affermir la Russie dans le plus haut degré de puissance et de gloire, que par nous s'accomplissent les vues et les désirs de nos illustres prédécesseurs Pierre, Catherine, Alexandre le Bien-aimé, et notre auguste père d'impérissable mémoire ! Par leur zèle éprouvé, par leurs prières unies avec ardeur aux nôtres devant les autels du Très-Haut, nos chers sujets nous viendront en aide47. Dans cette déclaration le tsar expose clairement ses aspirations en déclarant que la Pologne et la Finlande sont inséparables de la Russie et les vœux qu'il adresse à la Providence pour être le réalisateur des plans de Pierre, de Catherine, d'Alexandre et de Nicolas dévoilent ouvertement ses plans de conquête. L'apparition du nouvel Empereur de Russie suscite chez TIOUTCHEV de nouveaux espoirs : Tout à coup, ce sentiment de rêve m'a ressaisi. Il me semblait que le moment présent était passé depuis longtemps, qu'un demi-siècle et plus s'était écoulé là-dessus, que la grande lutte qui commence maintenant après avoir parcouru tout un cycle de vicissitudes immenses, après avoir enveloppé et broyé dans ses replis des empires et des générations était enfin terminée ; qu'un nouveau monde en était sorti... que le jugement de Dieu était accompli. Le grand Empire était fondé... Il commençait sa carrière infinie là-bas dans d'autres régions, sous un soleil plus brillant, plus proche des souffles du Midi et de la Méditerranée48. Cet espoir du poète se reflète également à travers son poème "Sur la nouvelle année 1855" : Nous somme encore loin du but / L'orage gronde, l'orage augmente. / Et voici que naît une nouvelle année / Au milieu des tonnerres en un berceau de fer / Elle ne sera pas seulement guerrière / Mais aussi l'exécutrice des châtiments divins / Semblable à un vengeur tardif, elle portera / Un coup depuis longtemps prémédité49.
Annuaire des Deux-Mondes, 1855, p. 638. 48
NOLFTCHEV, Lettres, op. cit., p. 105.
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TIOUTCHEV, Poème n° 210.
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Mais arrive la catastrophe de Sébastopol ; une nouvelle fois la Russie est stoppée dans sa descente sur Constantinople. TIOUTCHEV devant ce constat d'échec, de même que ses contemporains, est très ébranlé ; il accuse le tsar de "n'être qu'un acteur50". Adepte du spiritisme, sa foi en la fondation d'un grand Empire n'est pas perdue : les tables tournantes lui révèlent que Constantinople ne sera russe qu'en 1897 sous le règne de l'Empereur Michel51. Le Congrès de paix s'ouvre à Paris en février 1856. Ce désastre russe en Crimée est un échec total pour les Russes qui se croyaient invincibles : ils ont été battus, chez eux sur leur propre terrain par des expéditions venues de loin. Le traité de Paris du 30 mars 1856 est une humiliation : l'Empire des tsars perd les avantages qu'il avait acquis depuis un siècle lors du traité de Kainardji (protectorat sur les orthodoxes) et du traité d'Andrinople (influence prépondérante dans les Principautés danubiennes). Ce nouveau traité place désormais l'Empire ottoman sous la garantie des puissances signataires du traité (France, Angleterre, Autriche, Sardaigne, Prusse et Russie) et non plus sous celle de la seule Russie. Il confirme la convention des Détroits de 1841 et neutralise la mer Noire sur les côtes de laquelle ni la Russie ni la Turquie ne pourront plus avoir d'arsenaux. De plus, ce traité enlève à la Russie une partie de la Bessarabie pour la réunir à la Moldavie.
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TIOUTCHEV, Poème n° 199, 1855.
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STREMOOUKHOV, op cit., p. 138.
Chapitre V
L A RUSSIE SE FORTIFIE
L'expansion intérieure "La Russie ne boude pas, la Russie se recueille", dit en 1856 le prince Gortchakov, le nouveau ministre des Affaires étrangères d'Alexandre II qui remplace Nesselrode. Ces paroles illustrent la situation de l'Empire russe après la guerre de Crimée ; la défaite et les dures conditions du Traité de Paris, sont les tristes résultats de la politique de provocation pratiquée par l'Empereur Nicolas Ier à l'égard de l'Europe ; le pays est épuisé au sortir de cette guerre : les caisses du Trésor sont vides, l'armée est totalement désorganisée, les formidables levées d'hommes ont diminué la production du pays. L'amère expérience de la guerre a ouvert les yeux du nouveau tsar ; il comprend que l'état arriéré de son pays est la cause principale de son échec et de son impuissance politique. Les défaites subies, la supériorité de l'organisation des armées alliées que les soldats russes purent observer ébranlèrent leur confiance dans l'infaillibilité du souverain et dans tout l'appareil utilisé pour gouverner. Les désastres qui étaient arrivés furent attribués à l'ignorance, à l'incapacité du haut commandement, aux insuffisances de matériel 1 , au manque de sentiment patriotique suffisamment développé dans la nation entière. Bref, on ne s'était pas montré assez "russe". De tous côtés on commence à parler de réformes. La Russie, en convalescence a donc besoin d'une longue période de paix pour guérir la maladie qui la ronge. De plus, l'antagonisme au sein de la société russe réapparaît : slavophiles et conservateurs s'opposent aux jeunes générations socialisantes et nihilistes. L'intelligentsia condamne maintenant le régime conservateur de Nicolas Ier. Après la défaite, les sentiments de l'opinion semblent se réveiller. Cette opinion prend conscience de l'oppression intellectuelle qui existe et aspire au changement. Il revient à Alexandre II d'avoir le mérite de comprendre cette nécessité, car il est conscient que la révolution qu'il a lui même observée en Europe en 1848 pourrait bien d'un moment à l'autre éclater dans son pays. Sous ' Les Russes utilisaient encore sur mer des navires à voiles qui seront opposés aux navires à vapeur de la Grande-Bretagne ; même sur terre les fusils à pierre russes, s'opposeront aux fusils rayés des adversaires. PHILIPPOT R., op. cit., p. 251.
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peine de perdre tout crédit, le tsar doit décider de consacrer toute l'énergie de son gouvernement au soin intérieur de l'Empire. En Russie tout est à remanier : administration, justice, finances, voies de communication, police, instruction publique. Cette transformation commence par le fait que les forces libérales s'organisent plus librement. On peut constater cette libération dans la littérature et le journalisme. La presse était jusque là soumise à une censure rigoureuse. Mais la réforme qui a le plus d'impact sur la libéralisation du pays est sans aucun doute l'émancipation des paysans en 1861. L'Empereur déclare qu'il considère "l'œuvre de l'affranchissement des paysans comme une question vitale pour la Russie, dont dépend le développement de ses forces et de sa puissance2". En fait il s'agit de faire surgir une nation à travers cette abolition du servage. D'autres mesures sont prises dans le domaine de l'enseignement, de la justice, de l'administration des villes, de la presse. On entreprend d'autre part, des grands travaux d'utilité publique3. Ainsi on constate que la Russie veut se conquérir elle-même afin de mieux être à même de conquérir ailleurs. Elle sait qu'il lui reste de grands progrès à accomplir avant de songer à reprendre la tentative dans laquelle elle vient d'échouer en Orient. S'il n'a pas été donné à Alexandre de mener à son terme les projets de conquête de Constantinople que lui a légués Nicolas Ier, et bien que la politique extérieure semble passer au second plan des préoccupations des dirigeants, le tsar n'en n'est pas moins décidé à intervenir si la conjoncture lui semble favorable. La Russie se tient donc prête à tout événement. Si après 1856, on constate un relatif abandon de l'idée de conquête de Tsargrad, le besoin de s'étendre subsiste. Envisager une nouvelle expansion militaire du côté de la Turquie est encore prématuré car le prestige et la prépondérance acquis en 1815 ont complètement disparu ; mais par contre une expansion militaire vers l'Est est possible. L'expansion russe en Asie centrale et orientale À l'autre extrémité de l'Empire russe se poursuit la conquête de l'Asie. Avec Alexandre II s'achève la longue œuvre de colonisation et de pénétration militaire qui petit à petit, mais sans jamais concéder un seul recul, mène la Russie aux deux fleuves tributaires de la mer Aral, le Syr-Daria au Nord et Amou-Daria au Sud d'une part et en Extrême-Orient vers l'Océan Pacifique d'autre part.
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MILIOUKOV, op. cit., t. III, p. 844.
^ Le réseau ferroviaire est passé de 1.000 à 23.000 kms au cour du règne d'Alexandre II avec douze lignes construites pour la seule période 1857-1864. PRECHAC, Histoire de la Russie avant 1917, Paris 1974, p. 202.
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Une première étape est marquée par la fin de la conquête et par la pacification du Caucase depuis la mer Noire (1859) jusqu'à la mer Caspienne (1864). La seconde étape est marquée par les traités d'Extrême-Orient (1858-1860) qui donnent à la Russie les régions de l'Amour et de l'Oussouri4 : La méthode de pénétration russe, dit MILIOUKOV, est toujours la même. Comme il y a toujours parmi les tribus des aventuriers en quête d'armes et d'argent pour consolider leur pouvoir sur les populations sédentaires, les Russes commencent par les diviser en les opposant les uns aux autres et en les soutenant à tour de rôle. Puis leurs troupes interviennent, en jalonnant leur route de forts successifs. Ils se transforment ainsi peu à peu d'alliés en seigneurs et maîtres5. La Russie devient ainsi après l'absorption de toute la Sibérie la voisine de la Chine et cette dernière lui accorde les mêmes avantages commerciaux qu'aux autres puissances et notamment le droit d'établir des comptoirs au cœur de son territoire. Tous ces avantages, la Russie les obtient sans la moindre effusion de sang6. Ainsi la position que l'Empire russe occupe désormais dans les contrées orientales du Caucase lui donne une force nouvelle. La politique mesurée de l'Empereur Alexandre II a procuré à la Russie plus d'agrandissement de territoire que ne l'ont fait les guerres de ses prédécesseurs. L'immense pays ressent la nécessité maintenant de se renforcer, d'exploiter ses immenses et précieuses ressources naturelles, de développer son industrie et son commerce. La révision du Traité de Paris Placée entre l'Europe et l'Asie, la Russie qui refuse de donner d'elle une image de puissance seulement asiatique, est bien décidée à ne pas renoncer à ses desseins sur la Turquie. Mais avant d'entreprendre quoi que ce soit, il faut qu'elle parvienne à faire annuler les restrictions du Traité de Paris de 1856 qui sont incompatibles avec la dignité de l'Empire et la sécurité de ses frontières méridionales. La barrière que le Traité de Paris place devant les Détroits doit sauter. Aussi ne songe-t-elle qu'à prendre sa revanche et à retrouver la libre disposition de ses forces en Orient ; elle est résolue pour cela à profiter de la première complication internationale pour être déliée de cette obligation humiliante que lui impose le traité. Elle prend soin cependant d'éviter toute ^ Le 28.5.1858 par la Convention d'Aîgoun la Chine reconnaît à la Russie la possession de toute la rive gauche de l'Amour, de l'Argoun au Pacifique. Le 14-11-1860 par le Traité de Pékin la Chine lui abandonne sur la rive droite du fleuve une grande région située entre l'Amour, l'Oussouri et la mer. 5
MILIOUKOV, op. cit., t. ffl, p. 973.
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Idem, p. 977.
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nouvelle coalition contre elle. Le premier souci d'Alexandre II est d'élargir ses alliances et de resserrer le rapprochement franco-russe : la Prusse dont le roi est l'oncle du tsar devient un allié capital, depuis qu'en 1862 Bismark est nommé chancelier. Celui-ci va devenir le "Mettermeli" prussien d'Alexandre II par l'influence qu'il exercera sur le tsar. D'un autre côte Alexandre et Napoléon III s'engagent à se soutenir mutuellement7. Cette entente franco-russe permet à la Russie de remporter des victoires diplomatiques sur l'Autriche maintenant ainsi, son prestige dans les Balkans. La situation des provinces chrétiennes de la Bosnie, de l'Herzégovine et de la Bulgarie amène le tsar à demander une conférence des grandes puissances afin de remettre à l'ordre du jour la question d'Orient, espérant par ce biais faire remanier les stipulations du traité. Le prince Gortchakov envoie en mai 1860 une circulaire où il appelle l'attention de l'Europe sur les sujets chrétiens opprimés par la Porte dans ces provinces. Mais cette tentative indirecte n'aboutit pas. Alexandre II, qui vient de libérer ses serfs, veut dénoncer au reste du monde les abus commis sur les populations chrétiennes afin de les libérer du joug musulman. Le moment n'est pourtant pas très opportun, alors qu'une politique de russification à outrance est pratiquée en Pologne par le tsar. L'insurrection de 1863 qui éclate en Pologne est un dur coup porté à sa politique. Les événements de Pologne ont une portée internationale. L'Angleterre, l'Autriche et la France sont hostiles à la Russie. L'entente franco-russe est ainsi rompue ce qui donne une grande satisfaction à l'Autriche et à l'Angleterre dont l'intérêt est de brouiller la France et la Russie. Seule la Prusse avec Bismark vient en aide à la Russie8. Ces deux pays concluent une convention russo-prussienne en 1863. Une nouvelle coalition contre la Russie se prépare : les alliés déclarent que la Russie a violé le Traité de Vienne de 1815. Mais Bismark réussit à éluder cette question. Lorsque la nouvelle de l'insurrection polonaise parvient en Russie, elle provoque indignation et inquiétude. Le poète TIOUTCHEV "se montre exaspéré par le paroxysme de fureur et de démence de toute cette race9." Il a toujours considéré que la Pologne était l'avant-garde de l'Occident qui trahit les Slaves. Après la convention russo-prussienne de 1863, la France, l'Autriche et l'Angleterre décident d'intervenir dans la question polonaise ; l'antipolonisme de TIOUTCHEV est alors exacerbé par l'attitude de ces puissances qui veulent se mêler des affaires intérieures de la Russie. TIOUTCHEV demande alors à Gortchakov d'être ferme vis-à-vis de cette question. Satisfait de la réponse du ministre aux puissances occidentales, TIOUTCHEV consacre alors à ce dernier des poésies flatteuses où il lui sait gré d'avoir repoussé toute intervention étrangère et d'avoir compris l'esprit russe10. En fait TIOUTCHEV est devenu une sorte d'intermédiaire entre Gortchakov et les autres slavophiles dont la presse 7
MILIOUKOV, op. cit., p. 962.
8
Idem, p. 944.
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TIOUTCHEV, Lettres, op. cit., p. 202 in STREMOOUKHOV, op. cit., p. 143.
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TIOUTCHEV, op. cit., poèmes 250-292 (1864).
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conservatrice est souvent mise à l'index par le gouvernement. La politique de neutralité et d'expectative que pratique la Russie depuis le Traité de Paris n'était pour T I O U T C H E V comme pour le gouvernement que temporaire. La question d'Orient n'attend que le moment propice pour ressurgir. La Russie trouve l'occasion qu'elle attend dans les complications qui surviennent en Europe. Le Général Ignatiev, ambassadeur de Russie à Constantinople tient les propos suivants : persuadé comme je le suis que l'ébranlement actuel de l'Europe occidentale pourrait amener une situation favorable à nos intérêts en Orient, j'ai cru devoir préparer l'esprit des ministres turcs à des éventualités de cette nature". Le général Ignatiev aurait ensuite parlé, selon GORIANOV, à Aali Pacha de "l'action pacificatrice de la Russie qui ne poursuivait aucun projet ambitieux en Turquie quoique les circonstances du moment semblassent singulièrement propices à la réalisation de ces projets"12. TIOUTCHEV, quant à lui, espère que la Révolution crétoise de 1867 est opportune pour les intérêts de la Russie, car il pense que son pays va intervenir en portant aide à ceux dont le sang coule13, il espère que la Russie s'y décidera14 et s'attend à une insurrection générale dans les Balkans ; mais comme le gouvernement du tsar ne se décide pas à prendre des mesures radicales, il ne lui reste qu'à le blâmer. La Russie à ce moment est dans une position politique très favorable : la France et la Prusse sont en guerre, l'Autriche est affaiblie par la guerre de 1866 avec la Prusse. Il ne lui reste donc qu'à profiter de cette opportunité pour se libérer des servitudes imposées à sa flotte dans la mer Noire. Elle s'efforce de se mettre d'accord avec les puissances signataires du traité pour obtenir l'abrogation de certaines clauses. Dès la fin de 1870, le prince Gortchakov prévient l'Europe que Sa Majesté Impériale ne saurait se considérer plus longtemps comme liée aux obligations de ce traité en tant qu'elles restreignent ses droits de souveraineté dans la mer Noire15. Si la France et la Prusse ne s'opposent pas à la révision du traité, il n'en va pas de même de l'Angleterre, mais celle-ci, isolée, ne peut guère intervenir ; En fait, l'Angleterre tout en condamnant la décision unilatérale de la Russie, accepte sous la pression de Bismark le principe de révision, car elle y voit l'occasion de traduire la Russie violatrice de ses engagements dans une sorte de tribunal international. 11
GORIANOV, op. cit., p. 149.
12
Idem, p. 150.
13
TIOUTCHEV, op. cit., poème 238/284 in STREMOOUKHOV, op. cit., p. 144.
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idem, poème 296.
15
MILIOUKOV, op. cit., p. 947.
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Une conférence est réunie à Londres en janvier 1871. Elle aboutit à un acte (Traité de Londres du 13.3.1871) qui abroge les articles du Traité de Paris et de la convention russo-turque relatifs à la neutralisation de la mer Noire. Ces articles sont remplacés par une stipulation maintenant le principe de la clôture des Détroits, mais octroyant au Sultan la faculté de les ouvrir même en temps de paix aux bâtiments de guerre de toutes les puissances amies ou alliées, dans le cas où la Porte le jugerait nécessaire pour sauvegarder l'exécution des stipulations du Traité de Paris garantissant l'intégrité de l'Empire Ottoman. Suite à ces résultats, TIOUTCHEV est très reconnaissant à Gortchakov d'avoir dénoncé les clauses du Traité de Paris qui défendait à la Russie d'avoir une flotte en mer Noire, et c'est un nouveau poème que l'auteur écrit. Il l'intitule "mer Noire16" : De nouveau ta vague fait appel au peuple russe / Dieu sera le juge dans ce conflit / Tu nous rendras l'immortelle flotte de la mer Noire / Dans le cœur du peuple russe ce jour restera un jour béni... On peut penser que TIOUTCHEV prévoit la reconquête de Constantinople comme étant possible dans un proche avenir. C'est du moins ce que témoigne son poème de 1870, "Actualité", dans lequel il écrit que : Les drapeaux flottent sur le Bosphore / Les canons grondent / Le ciel est clair / La mer brille et Tsargrad triomphe. La faculté pour le Sultan d'appeler ses amis à son secours lui est ainsi concédée comme un équivalent à l'abrogation de la neutralisation de la mer Noire. Dès lors, la Russie peut établir une flotte de guerre en mer Noire. On peut donc s'attendre à partir de ce moment à une politique de plus en plus active vis-àvis de la Turquie. La Convention de Londres en abandonnant le principe de la neutralité de la mer Noire si humiliant pour la Russie est un succès pour sa diplomatie et une amélioration de sa position internationale. TIOUTCHEV écrit alors : La Russie, notre patrie est prête à faire valoir ses droits, sans faire agir ni le canon ni le rouble et la mer à nous destinée, oubliant son court déshonneur, baise la rive natale de sa vague redevenue libre17 Vers les années 1870, la Russie se présente avec une stature internationale considérable. L'année 1866 est une année glorieuse pour la Russie puisqu'elle annexe le Turkestan. Sa puissance continue de s'élargir. En 1867 l'Empire russe vend l'Alaska aux États-Unis pour 7 millions de dollars ; mais cette opération 16
TIOUTCHEV, poème "mer Noire", 1870.
17
TIOUTCHEV, poème 250 ou 327.
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n'entame pas son capital colonial qui se voit augmenté par ailleurs de l'annexion de Samarkand. Sur le plan intérieur, les réformes d'Alexandre II ont modifié l'image de l'Empire ; l'amertume laissée par la défaite de Crimée commence à s'estomper, les événements de Pologne sont un peu oubliés. On constate également que les structures russes sont en pleine transformation et que l'industrialisation avance à grands pas avec la mise en valeur des régions de Moscou, de la Pologne, des rivages baltes et la mise en place des voies ferrées. Mais une nouvelle phase de la question d'Orient se prépare, alimentée par le développement du nationalisme et du panslavisme. La Russie se voit contrainte à la guerre pour la liberté des Slaves des Balkans.
Chapitre VI
LE PANSLAVISME AU SERVICE DE LA RECONQUÊTE DE CONSTANTINOPLE Sur le chemin de la guerre Si la puissance extérieure de la Russie est incontestable vers les années 1870, celle-ci est cependant contrariée de plus en plus fréquemment par des troubles intérieurs — il règne un climat d'agitation révolutionnaire. Alexandre II échappe en 1866 à un premier attentat nihiliste, et à un second en 1867 organisé à Paris par un Polonais. Dans le domaine de la politique extérieure, la Russie qui vient de répudier le Traité de Paris, se prépare à une nouvelle incursion dans les Balkans. Dans ce but, elle s'allie avec l'Autriche, tout en consolidant son entente avec l'Allemagne qui amènera en 1873 l'alliance des "Trois Empereurs". D'un autre côté, sur le plan intérieur, la Russie procède à une réforme de l'organisation militaire qui aboutit à l'institution du service militaire obligatoire. Les préparatifs pour une nouvelle croisade sont ainsi mis en place. L'agitation incessante des peuples balkaniques qui souhaitent de plus en plus échapper à la domination turque met la Russie dans l'obligation d'intervenir en faveur des révoltés. Si jusqu'en 1875, date du soulèvement des chrétiens de Bosnie-Herzégovine et de Bulgarie contre les Turcs, la Russie ne peut mener une lutte active qui serait incertaine, par contre elle s'emploie, sans perdre de vue son objectif en Orient, à resserrer les liens de compréhension entre les Slaves. TIOUTCHEV ne doute plus que l'unité slave se fera un jour. Dans ses poésies, il conjure les Slaves de ne faire qu'un bloc avec la Russie. Au premier congrès panslave de 1867 à Moscou, lors de la conférence du 12 mai, le poète a prononcé ce poème de bienvenue : Salut à vous du fond de l'âme, mes frères venus de tous les confins du slavisme. / Ce n'est pas en vain que la Russie vous convie à une fête d'amour et de paix. / Sachez... qu'ici vous êtes chez vous et plus chez vous que là-bas dans votre patrie, ici où la domination étrangère est chose inconnue... Bien que nous ayons été séparés, nous sommes un peuple unique, les fils d'une seule mère. / Nous sommes parents, c'est cela qu'ils détestent en nous... 1 'TIOUTCHEV, op. cit. poème "Aux Slaves", 1867.
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TIOUTCHEV est profondément sincère lorsqu'il souhaite que la Russie apporte une solution positive à la question orientale. Il espère que les Slaves — race mondiale proscrite — vont devenir un peuple dont Alexandre II sera le tsar libérateur2 :
Nous attendons et nous croyons à la Providence. / Le jour et l'heure lui sont connus. / Et cette foi en la justice de Dieu, certes ne mourra pas dans notre sein, bien que nous voyions devant nous encore beaucoup de sacrifices et de douleurs / Il vit, le Suprême dispensateur et sa justice n'est pas tarie... et le mot Tsar libérateur dépassera la frontière russe.. .(1867) Toutefois un des grands obstacles à l'union est le catholicisme des Slaves occidentaux. Si le catholicisme sépare les Polonais des Slaves orthodoxes, T I O U T C H E V espère que les Tchèques grâce au hussitisme reviendront à l'orthodoxie3. Cependant pour TIOUTCHEV l'unification panslave n'est pas seule nécessaire. La formation d'une conscience nationale en Russie et une politique nationale sont tout aussi importantes pour mener la tâche à son terme. Le cabinet des Affaires étrangères russe, sous l'influence de KATKOV 4 — on parle de lui comme ministre officieux — préconise une nouvelle guerre nationale pour la liberté des Slaves des Balkans. Cette cause balkanique jouit en Russie du soutien complet de l'opinion. De nouveaux comités slaves se créent un peu partout. Les journaux mènent avec KATKOV une vive campagne pour l'intervention5. On récitait les vers enflammés des slavophiles KHOMIAKOV et TIOUTCHEV6. Il existe cependant une grande divergence de vues entre les cabinets de Saint Pétersbourg et de Vienne sur la solution du conflit entre les Slaves et les Turcs, et il est très difficile de concilier leurs vues si différentes : la Russie "tendait à améliorer l'état des chrétiens dans les provinces turques en accordant une large autonomie à la Bosnie-Herzégovine et la Bulgarie d'après le programme du parti libéral anglais", alors que l'Autriche "n'a en vue que de mettre fin à la lutte 2
TIOUTCHEV, op. cit., poème n° 291. Selon la thèse slavophile, le hussitisme fut à ses débuts une tentative pour retourner à la vieille foi, et TIOUTCHEV doit prêcher à Riéger la nécessité de revenir à l'orthodoxie pour établir l'unité avec l'Europe orientale et retrouver ainsi une conscience nationale. C'est en s'inspirant de la même idée que lors du cinquième centenaire de la naissance de Huss, il compose une poésie pour accompagner l'envoi du calice qu'à cette occasion les slavophiles de Moscou expédient à Prague. Il y déclare qu'il n'y a pas de salut pour les Tchèques sans ce calice, symbole de la liberté spirituelle. STREMOOUKHOV, op. cit.. p. 145. 4 KATKOV, libéral d'origine devint le plus féroce des réactionnaires. Dans cette férocité doctrinale, l'homme garda intacts son talent de publiciste et sa culture de philosophe. Il donnait le précieux concours de sa plume à la nouvelle croisade, cf. KRAKOVSKI, Histoire de Russie, Paris 1954, p. 297. 5 PRECHAC, op. cit., p. 204.
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HOSCHILLER, L'Europe devant Constantinople, Paris 1916, p. 12.
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temporairement, et s'oppose à toute autonomie de ces provinces 7 ... ". Le Comte Andrassy, Ministre des Affaires étrangères de l'AutricheHongrie, pense en effet que l'Empire ottoman "va vers sa dissolution8". Lors de l'entrevue entre les deux Empereurs de Russie et d'Autriche à Reichstadt (juin 1876), deux hypothèses sont avancées : les Turcs sortiraient victorieux de la lutte ou seraient vaincus — "dans le premier cas on s'efforcerait d'empêcher que la guerre ne devint une lutte d'extermination — dans le cas d'une défaite des Turcs, les puissances ne devaient pas admettre la formation d'un grand état slave 9 ". Les deux puissances convinrent alors d'un partage : "la Serbie obtiendrait une extension de territoire du côté de la Drina en Bosnie, le Monténégro serait arrondi par l'annexion d'une partie de l'Herzégovine adjacente. L'Autriche s'adjugerait la Croatie turque et des territoires en Bosnie adjacents à la frontière, la Russie reprendrait ses frontières naturelles d'avant 1856 et pourrait s'arrondir du côté de la mer Noire et dans la Turquie d'Asie en annexant le port de Batoum. Dans le cas de la dissolution de l'Empire Ottoman en Europe, la Bulgarie, la Roumélie et l'Albanie pourraient former des états autonomes ; Constantinople deviendrait ville libre 10 ". Il semble que ce programme ait l'agrément du Cabinet russe. Le chancelier russe Novikov écrit dans une lettre à Andrassy "qu'au point de vue politique, il peut nous être assez indifférent que quelques centaines de milliers de Bosniaques obéissent à la loi d'une attraction naturelle à la monarchie voisine. Au point de vue humanitaire nous ne pourrions qu'applaudir à ce que nos coreligionnaires de la Bosnie soustraite au régime avilissant des pachas, retrouvent dans le giron d'un État chrétien et civilisé un soulagement réel à leurs misères11". Selon Gorianov, la politique du Cabinet de Vienne n'avait d'autre but que de pousser la Russie à agir seule, permettant ainsi à l'Autriche dans son attitude séparée de répondre aux nécessités parlementaires : "nous aurions ainsi le fardeau et les risques, tandis que l'Autriche s'assurerait sans coup férir une possession qui pourrait rester définitivement entre ses mains. Il faut décider, écrivait Novikov, s'il convient de nous prêter à cette combinaison ou si nous devons exiger une action commune en vue de la guerre... " Ainsi se dévoilent le sentiment de défiance de la Russie vis-à-vis de l'Autriche d'une part, la crainte de l'influence russe dans les Balkans par le cabinet autrichien d'autre part. Le Comte Igniatiev, qui reste ambassadeur à Constantinople jusqu'en 1877, ardent slavophile, considère que l'action russe en Orient doit être tournée contre les ambitions de l'Autriche : GORIANOV, op. cit., p. 317.
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® Idem, p. 317. 9
Idem, p. 318.
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Idem, p. 318.
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Idem, pp. 323-324.
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Si l'Autriche-Hongrie arrivait à prendre sous sa tutelle politique, économique et militaire, les Serbes et les Bulgares, à renforcer les Polonais et à les lier avec les Tchèques, Vienne serait à la tête d'une fédération slave-catholique, hostile à la Russie. Ce jour-là, le rôle de la Russie sera fini en Europe. C'est en pensant à notre avenir que je crois indipensable que le drapeau slave soit porté exclusivement par le tsar russe pour qu'aucune autre puisance, surtout l'Autriche-Hongrie ne puisse renforcer son influence dans les Balkans. Tous les errements du Ministère des Affaires étrangères et toutes les difficultés surgies devant la Russie depuis 1876 ont pour cause l'oubli de cette vérité, l'abandon de ce principe de saine politique russe12. Comme on peut le constater, Ignatiev n'enveloppe pas sa pensée de sentimentalité. Pour lui "la mission humanitaire de la Russie" consiste à faire des Slaves balkaniques la sentinelle avancée de la Russie en Orient. C'est seulement à cette condition sine quâ non, dit-il, que la Russie peut faire des sacrifices pour eux et aider à l'affranchissement et au renforcement des Etats slaves des Balkans... Sacrifier les intérêts russes en confondant le but avec le moyen, c'est-à-dire avoir en vue exclusivement la délivrance des Slaves du joug de l'Infidèle pour les laisser libres d'adhérer à une politique anti-russe serait absurde13. En juillet 1876, l'ambassadeur développe tous les arguments qui militent en faveur de la Russie dans ses visées sur Constantinople : Faire de Constantinople une ville libre serait imposible. La diversité de sa population, l'antagonisme des races, le grand nombre de villages situés sur les deux rives du Bosphore, s'opposeraient à l'introduction d'une administration homogène et autonome que suppose une ville libre. D'autre part, il ne serait pas avantageux pour la Russie que Constantinople, devenue ville libre fut occupée par une garnison européenne, car elle se trouverait ipso facto sous la menace continuelle de la puissance qui aurait la suprématie sur mer. Il est donc nécessaire que la Russie occupe militairement Tsargrad et qu'elle possède en outre une station navale dans les Dardanelles et les forteresses des deux rives, asiatique et européenne. La Russie ne peut et ne doit permettre à personne de dominer l'accès de la Méditerranée à la mer Noire et la possession de Constantinople est le but suprême de ses efforts, quel que soit le régime qui, temporairement puisse 12
Idem, p. 8
13
HOSCHILLER, op. cit., p. 9.
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encore durer par la force des choses14. Les conceptions d'Ignatiev sont en général approuvées par une partie de l'opinion publique et par l'entourage du tsar. Au moment où le général Tchernaïev prend la direction du mouvement insurrectionnel serbe contre les Turcs en 1877, le chancelier Gortchakov dit : N'oubliez pas que si l'Empereur est contre la guerre, son fils l'héritier du trône est à la tête du mouvement contraire15 Le parti militaire à la Cour veut coaliser les efforts de la Russie au service des Slaves opprimés par l'Infidèle. Pour sa part, l'épouse d'Alexandre II, MarieAlexandrovna est "profondément pénétrée des devoirs qu'impose à la Russie sa mission historique en Orient16. Alexandre ISWOLSKI, ancien ambassadeur de Russie à Paris, dans ses mémoires nous apporte ce témoignage qui reflète l'état d'esprit qui régnait en 1877 lorsqu'il était étudiant : Ce qui contribua plus que toute autre chose à remettre en honneur les doctrines des "Slavophiles", ce fut l'impression produite en Russie par les événements qui surgirent à cette époque dans la péninsule balkanique et qui attirèrent l'attention émue de toutes les classes de la société russe sur le sort des populations soumises à la domination de l'Empire turc... l'enthousiasme pour les "frères slaves" gagna les cercles russes les plus étendus et poussa les Slavophiles au premier rang... Comme la plupart des jeunes gens de l'époque dont je parle, je ne manquai pas de subir l'ascendant des "Slavophiles" et du livre de DANILEVSKI 17 . La Russie et l'Europe était maintenant dans toutes les mains... Les deux années qui précédèrent la guerre de 1877 furent marquées en Russie par une effervescence croissante des esprits qui s'enflammaient du plus en plus pour la cause des Slaves d'Orient ; ce mouvement gagnait toutes les classes de la société russe, se traduisant par un grand enthousiasme guerrier parmi la jeunesse et par l'enrôlement de nombreux volontaires dans l'armée serbe... Mon frère était entré dans un régiment de la garde, et la guerre contre la Turquie étant déclarée, partait pour le théâtre des opérations ; moi-même je brûlais de suivre son exemple, mais mon jeune âge m'en empêchait...18 14
HOSCHILLER, op. cit., p. 11. 15 Idem. 16 17
Idem. II s'agit de la première édition de La Russie et l'Europe.
18 ISWOLSKI, Mémoires, Paris 1923, p. 114. ISWOLSKI raconte ensuite qu'après la paix de San Stefano, lorsqu'il est enfin libre de disposer de lui-même une fois ses études terminées, il n'a pas renoncé à prendre sa part des événements qui se déroulaient dans la péninsule balkanique et qui le
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Finalement c'est sous la pression de ceux qui partagent la conception d'Ignatiev que le tsar se décide en 1877 à intervenir pour soulager les Serbes vaincus, permettant aux Bulgares révoltés de se défaire du joug ottoman. Le livre de DANILEVSKI, écrit avec une force et un talent remarquables, aida puissament à créer en Russie un état d'esprit belliqueux qui finit par s'imposer au gouvernement russe et par amener celui-ci à déclarer la guerre à la Turquie19. Avec le seul concours officiel du royaume de Roumanie, mais le soutien des partisans des différents peuples balkaniques le tsar déclare la guerre en avril 1877 à la Turquie. Cependant, la Russie officielle a beacoup hésité avant d'entrer en guerre, car elle est liée par l'accord des Trois Empereurs de 1873. Mais en ce qui concerne les dirigeants de l'armée, il semble que cette décision ait été accueillie plus que favorablement : La Russie intervint avec une énergie d'autant plus violente que les généraux d'élite voulaient venger en cette campagne la précédente humiliation de Crimée20. L'armée russe, alors commandée par le Grand-Prince Nikolaï Nikolaïévitch, héritier du trône et partisan de la guerre, franchit le Danube tandis que l'Autriche occupe la Bosnie Herzégovine. Plusieurs actions d'éclat mènent les troupes russes sous les murs de Tsargrad Le rêve millénaire de la prise de Constantinople réapparaît avec une nouvelle intensité. La population russe s'enthousiasmait pour la cause des "frères" balkaniques non seulement pour des raisons humanitaires et slavophiles mais aussi parce qu'elle y voyait un gage de progrès et espérait que son gouvernement après avoir accompli une œuvre de libération à l'extérieur serait forcé de procéder de même à l'intérieur21. L'enthousiasme est à son comble et la Russie se sent plus que jamais 1' "élue". Le zèle en faveur des Slaves connaît un grand regain de vigueur. Les comités slaves moribonds jusqu'alors s'emploient à capitaliser pour leur propre compte l'énorme mouvement de solidarité de l'opinion russe envers les Slaves du Sud. On observe chez les panslavistes un double discours selon qu'il adresse aux Slaves ou aux orthodoxes. passionnaient. Dans ce but il entre au service diplomatique et débute quelques mois plus tard comme attaché à Constantinople. 19 ISWOLSKI, op. cit., p. 116. 20
KRAKOVSKI, op. cit., p. 299.
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HOSCHILLER, op. cit.. p. 16.
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DANILEVSKI et DOSTOÏEVSKI se font les hérauts, l'un du messianisme des Slaves, l'autre de l'orthodoxie. Ces deux thèses en fait sont très voisines car elles visent à la nécessité de la prise de Constantinople : "Constantinople sera capitale de la fédération slave" dit DANILEVSKI. "Constantinople doit être à nous les Russes" clame DOSTOÏEVSKI.
Constantinople sera capitale de la fédération
slave
(1822-1885)22, écrivain russe de formation scientifique, panslaviste convaincu, devient après des études à St-Pétersbourg, fonctionnaire au Ministère de la Guerre. Sa renommée est due au succès de son livre La Russie et l'Europe - Enquête sur les relations culturelles et politiques des Slaves avec le monde germano-latin. Dans cet ouvrage, l'auteur trace le programme de la politique russe en Orient. La Russie et l'Europe paraît d'abord en articles séparés dans la revue Zaria (L'Aurore) en 1869. Une première édition est publiée en 1871 sous les auspices de la "Société de l'utilité publique", patronnée par le gouvernement et qui deviendra la fameuse Société Slave de bienfaisance. Les idées exposées dans ce livre pénètrent de plus en plus dans la société russe. Si les deux premières éditions mettent vingt ans à s'épuiser, la troisième de mars 1888 est vendue en totalité en octobre de la même année. Ce fait inhabituel démontre combien le public russe s'intéresse aux idées ultrapanslavistes. Mais si le livre passe à juste titre dans les années 1870 pour "le catéchisme complet du slavophilisme", il ne fait qu'effleurer un de ses principaux aspects auquel les vieux Slavophiles accordent tant d'importance : l'aspect religieux. Dans son chapitre d'introduction DANILEVSKI dénonce l'Europe qui s'est empressée de venir en aide en 1854 à la Turquie, pays barbare et qui a pris position contre la Russie — nation chrétienne. Il est persuadé que quoique fit son pays il serait toujours en butte à la méfiance et à la haine de l'Occident. Il rejoint ainsi son contemporain DOSTOÏEVSKI, chez qui nous constatons cette même obsession et comme lui il se refuse à comprendre les motivations de l'Occident. Dans l'esprit de D A N I L E V S K I , l'Orient inspire une grande inquiétude : "tout jugement et tout sentiment de justice en étaient obscurcis, l'Europe fermait les yeux sur les souffrances des Chrétiens en Turquie et s'engouait des Turcs... L'Europe découvrait que les véritables ennemis de la civilisation n'étaient pas l'Islam et la Turquie mais les Slaves et la Russie23. C'est que la question d'Orient revêt pour DANILEVSKI une importance capitale. Cette question ne peut être résolue par la diplomatie. Elle doit trouver N.Y. DANILEVSKI
22
DANILEVSKI, accusé d'être mêlé à l'affaire Pietraszewski fut emprisonné cent jours (affaire à la suite de laquelle DOSTOÏEVSKI entre autre fut condamné aux travaux forcés). Mais DANILEVSKI ayant su justifier de sa loyauté envers le gouvernement de Nicolas I er , devint fonctionnaire. 23
DANILEVSKI, La Russie et l'Europe (en russe), Saint-Pétersbourg 1889, p. 326.
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une solution par une lutte armée que tous les efforts de la diplomatie ne peuvent empêcher24. De même qu'lGNATlEV, DANILEVSKI s'oppose à une entente de son pays avec l'Autriche : La cession à l'Autriche de n'importe quel morceau de territoire slave constituerait un crime contre le slavisme et serait absolument contraire aux intérêts de la Russie. La campagne de Crimée a commencé la quatrième et dernière période de la question d'Orient, celle de sa solution. Cette période doit nous montrer si la race slave est grande seulement par son nombre et par l'étendue des territoires qu'elle occupe, ou si elle est membre légitime de la famille arienne, si elle peut former dans l'histoire un type de civilisation indépendante ou si sa destinée est de rester toujours une race secondaire.25 Dans son livre, DANILEVSKI consacre un chapitre complet écrit des dithyrambes à la Grande Cité :
à
Tsargrad. Il
Il n'y a pas d'autre point sur le globe terrestre comparable par sa situation à Constantinople. Il n'y a pas sur toute la terre un carrefour semblable de routes mondiales. Ce qui singularise Constantinople c'est qu'aucun changement dans la direction des routes commerciales, aucun agrandissement de la scène historique du monde ne peuvent diminuer son rôle dans l'histoire. Au contraire le développement de la culture et celui des voies de communication ne feront qu'augmenter l'importance économique et politique de Tsargrad.26 Cette antique cité qui connut plusieurs noms : Byzance, Constantinople, Stamboul, doit reprendre son vrai nom de Tsargrad : Les Slaves comme s'ils avaient pressenti sa grandeur prophétique l'ont appelée Tsargrad, la ville des Tsars : c'est le nom que Constantinople portera dans l'avenir.27 Mais Tsargrad ne doit pas appartenir à la Russie seule ; l'auteur pense que ce serait une source d'affaiblissement de la vie nationale : Constantinople ne doit pas être capitale de la Russie ; elle ne peut devenir le foyer de sa vie nationale et politique ; elle ne saurait entrer directement dans la composition de l'Empire russe. 24
Idem.
25
DANILEVSKI, op. cit., p 349.
26
Idem, p. 398.
27
DANILEVSKI, op cit., p. 401.
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Pour assurer à la Russie tous les avantages, il faut que Constantinople délivrée se transforme en une véritable Villereine (Tsargrad), qu'elle devienne par elle-même quelque chose de plus par rapport à la Russie, quelque chose de moins qu'une capitale de la Russie. Il ne faut pas qu'il existe de liens trop intimes entre celle-ci et Constantinople, il ne faut pas qu'elle devienne la 'ville-mère'. C'est Moscou seule qui y a droit. En un mot Constantinople ne peut devenir capitale de la Russie28. DANILEVSKI estime que l'annexion directe par la Russie de Constantinople et de ses environs aurait des conséquences nuisibles et peut-être même "pernicieuses". II pense que Constantinople deviendrait une trop dangereuse rivale pour les villes russes et surtout pour Saint-Pétersbourg et Moscou : Mais ces villes bien que descendues du piedestal de leur ancienne grandeur, possèdent une importance si prédominante que malgré tous les changements de leur fortune historique elles doivent occuper la première place dans l'État et en rester forcément la capitale. L'Italie ne saurait trouver son centre nullement ailleurs qu'à Rome, de même notre Moscou quoique découronnée par Pierre restera toujours la capitale de la Russie, le centre de sa vie29. Cela ne l'empêche pas d'envisager que l'union des Slaves se fera sous h direction de la Russie et la langue russe sera la langue littéraire de tous les Slaves C'est à cette belle cité "le nombril du monde", que DANILEVSKI réserve l'insigne honneur de devenir la capitale de la fédération slave, une fois les Turc: chassés d'Europe. La Panslavie annoncée par DANILEVSKI comprend tous les Orientaux e tous les Balkaniques qui posséderaient la ville au même titre que les Russes. Cette confédération slave englobe non seulement les diverses branches d( la race slave, mais ausi les "non-slaves" comme les Grecs, les Roumains et h "Royaume hongrois". Ceux-ci seront des co-participants pour des raison! géographiques. Il pense que ces peuples ont été les dupes des impérialisme! européens. La parenté d'esprit et de religion pallierait le manque de parenté de sanj de ces peuples qui doivent partager le sort de la grande "race slave". Mais dan; cette fédération DANILEVSKI écarte la Pologne, condamnée à rester sous 1E domination étrangère "car elle a perdu son âme slave". Elle pourrait y être inclust à la condition de se détourner moralement de l'Occident. La destinée de Constantinople est de devenir capitale de cette confédération Les anciens maîtres de Tsargrad, les Grecs, ne peuvent la reprendre, car "ils n'on 28
Idem, p. 419.
29
Idem, p. 417.
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pas rempli leur tâche historique", ils n'ont pas su créer un grand Empire d'Orient sur des bases solides. D'après DANILEVSKI, en effet, l'Empire d'Orient, même au moment de sa toute puissance était aussi peu grec que l'Empire ottoman était peu turc : Il n'y avait de grec que la civilisation et le gouvernement, mais sa composition ethnique n'a jamais été grecque. Aussi après la chute de l'Empire d'Orient, n'y resta-t il rien de grec... Remettre Constantinople à l'héritier légitime est impossible car cet héritier est bien mort.30 Toutefois il serait prêt à aider les Grecs à se rendre maîtres de cette ville qui est maintenant une "res nullius", bien que pour des "raisons plus larges et plus élevées" 31 , elle ne saurait qu'appartenir à la Russie. Les Grecs "se sont laissés dépouiller par les Turcs, leur rendre ce qui leur a été pris ne servirait donc à rien". Ces droits historiques sont interprétés par DANILEVSKI comme nuls et non avenus. Ils sont "zéro" dit-il. Pour appuyer sa thèse il prend pour exemple la Russie occidentale (Ruthénie — anciennes provinces de la République polonaise) qui doit selon lui appartenir à la Russie, non par cette raison historique que "c'étaient autrefois les possessions des Vladimir et des Iaroslav" mais parce qu' "elle était toujours et est encore russe" par sa langue, sa religion, ses mœurs. "Les droits historiques de la Russie à la possession de ces provinces ne constituent que le zéro accompagné par le chiffre, c'est-dire par la nature russe de ce pays32". Mais conclut-il, il n'existe rien de semblable dans les prétentions des Grecs à posséder Constantinople. Pour trancher cette question, DANILEVSKI tire les conséquences de la prémisse que cette ville n'a pas de propriétaire légitime. Cependant l'auteur pense que si aucune puissance européenne n'était en état de s'approprier la Ville, l'intérêt de l'Europe lui dicterait d'aider les Grecs à s'en rendre maîtres, plutôt que de permettre à la Russie de s'en emparer. La Russie alors pour arriver à ses fins devrait utiliser non pas la force mais l'intrigue. "La faible Grèce serait sans cesse entre deux feux" car d'un côté "la Russie devrait appliquer tous ses efforts pour que la perte de la clé de l'entrée principale de sa maison lui fut récompensée par ce qu'on appelle l'influence politique, et de l'autre les puissances européennes hostiles à la Russie en remettant à la Grèce cette clé voudraient y être les maîtresses de la maison33". La question d'Orient et de Constantinople, ne serait que la suite d'une lutte de plus de deux mille ans qui a opposé les civilisations grecques et romaines à Byzance : les Allemands sont les héritiers des Romains et les Slaves ceux des Grecs. Les Slaves ont reçu la culture grecque qui a rayonné à Byzance. C'est grâce 30
DANILEVSKI op. cit., p. 402.
31
Idem, p. 406.
32
Idem, p. 405.
33
Idem, p. 408.
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à la domination musulmane dans les Balkans que les Slaves ne sont pas tombés sous la férule du catholicisme romain : "Aujourd'hui encore les Slaves préfèrent le joug des Arabes à celui des Autrichiens". Mais la Russie étant devenue la protectrice naturelle des Orthodoxes et des Slaves au XVIIIe siècle, ces derniers n'ont plus besoin de s'abriter derrière le bouclier de l'Islam et de la Turquie. Il arrive cependant à DANILEVSKI d'envisager que Constantinople appartienne à la Russie seule car "elle représente l'idée de l'ancienne Byzance", et il trouve normal que cette ville soit entre les mains de ceux qui sont les continuateurs de l'œuvre de Philippe et de Constantin, puis, reprise "par les Ivan, les Pierre et les Catherine34". Mais très vite il abandonne ces points de vue. En pleine guerre, de 1877-1878, D A N I L E V S K I dans le comité des Slavophiles de Moscou apporte des correctifs ; sans vouloir faire de Constantinople une ville libre qui deviendrait "le nid de toutes les intrigues, le foyer des révolutionnaires, la proie des financiers cosmopolites", il assigne à cette ville le rôle de capitale des populations d'Orient. L'auteur cependant n'explique pas quelle forme prendrait dans la réalité cette possession commune. Il va même jusqu'à proposer de laisser provisoirement Constantinople aux mains des Turcs ; le mot "Istanbul" donné par les Turcs était "une infâme et ignoble marque". Ce nom a un "caractère épisodique", comme l'est le rôle des Turcs dans la question d'Orient, seulement un "épisode insignifiant", tel le rôle du "mahométisme qui est un épisode de l'histoire mondiale35". Attribuer maintenant Constantinople à la confédération slave, ou bien l'occuper définitivement serait, selon DANILEVSKI contraire aux vues des grandes puissances et cela poserait donc un problème. DANILEVSKI objecte à ceux qui redoutent de voir la Russie étendre sa puissance que cela n'est pas dans sa nature puisqu'elle n'exerce aucune oppression sur les peuples alliés, ni sur la Finlande, ni sur les Provinces baltes, ni même sur la Pologne. Les idées de DANILEVSKI ont passionné ses contemporains. Le Professeur L. A. KOMAROVSKI (1846-1912), professeur de droit international à l'Université de Moscou, émet des réserves quant à la thèse de DANILEVSKI. Selon lui, l'union slave ne doit pas être artificielle ; elle ne doit pas être imposée par la force, elle ne peut englober les Slaves de l'Occident et les Hongrois. KOMAROVSKI préconise: La Russie ne doit pas se placer à la tête de l'union slave. Tous les Slaves et tous les Russes ne sauraient que gagner à une indépendance réciproque à une liberté complète. Bien entendu, cela ne veut pas dire qu'il ne devra y avoir aucune communication entre ces peuples. Aucun peuple ne doit imposer à un autre ses idées et ses institutions. Si la Russie par sa puissance et sa richesse est appelée à protéger les intérêts de ses frères slaves et même à les guider dans le domaine de leur développement moral et intellectuel, elle doit s'interdire 34
DANILEVSKI, op. cit., p. 486.
35
Idem, p. 401.
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rigoureusement toute pression politique et militaire. À cette seule condition elle sera à la hauteur de la mission qui lui incombe d'éclairer ses frères36. La Russie ne doit donc pas demander à disposer exclusivement de Constantinople, et il n'est pas question non plus d'après KOMAROVSKI de la livrer aux Grecs seuls : sans doute c'est l'élément grec, surtout ecclésiastique qui, jusqu'à présent, a prédominé parmi les chrétiens de la capitale turque, mais étant donné la nouvelle distribution de territoires qui se dessine dans la péninsule des Balkans, Constantinople se trouve de plus en plus détachée au point de vue territorial de la Grèce.37 De son côté, l'écrivain G I G A R E V , bien que n'étant pas orientaliste, s'intéresse aux questions internationales en rapport avec la question russo-turque. Il publie en 1896 La politique russe et la question d'Orient, dont le second tome relate les rapports entre la Turquie et la Russie de 1841 à 1895. Il s'éloigne lui aussi des vues de certains panslavistes et réclame Constantinople pour les Slaves orthodoxes qui formeront avec la Russie une grande confédération slave : La Russie doit user de son influence pour faire proclamer Constantinople capitale de la fédération balkanique. Cette combinaison ne portera aucun ombrage aux intérêts de l'Empire russe et en même temps enlèvera tous prétextes de disputes entre les différents petits états balkaniques pour la possession de la ville si chère à tous38. GIGAREV pense que les puissances européennes ne pourront pas s'opposer à un tel arrangement. Celles-ci ne pourraient y voir une source d'augmentation d'influence russe en Orient au détriment de leurs propres intérêts. La Russie, selon lui, membre de cette confédération ne dominerait pas, mais laisserait à chaque puissance une entière autonomie intérieure. Ce point de vue n'est absolument pas partagé par le publiciste russe Constantin LEONTIEV (1831-1891), qui est au contraire un adversaire acharné de la future confédération slave. Il s'élève contre l'idée de faire de Constantinople la capitale de cette fédération. Il propose la réunion pure et simple de Constantinople à la Russie. Il va encore plus loin et voit en fait dans Tsargrad un symbole mystique de l'autocratie et de la stagnation sociale. Il entrevoit que cette réunion de Constantinople apportera d'une part la consolidation du pouvoir des tsars et d'autre part contribuera à stabiliser l'ordre public39. 36
KOMAROVSKI, La Question d'Orient, Paris 1896, p. 419.
37
KOMAROVSKI, op. cit., pp. 417-418.
38
GIGAREV, op. cit., p. 507.
39
HOSCHILLER, op. cit., p. 15.
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Dans son livre L'Orient, la Russie et les Slaves (1882), LEONTIEV ne refuse pas l'idée d'un combat au Proche-Orient pour l'anéantissement de la Turquie et ses vues politiques sont dévoilées dans son livre. On peut remarquer qu'en luttant pour l'anéantissement de la Turquie, LEONTIEV s'éloigne du panslavisme, puisqu'il refuse d'inclure les peuples slaves vaincus dans la composition de la fédération : À cause de cela, la guerre avec la Turquie doit s'achever par la restauration de l'Empire byzantin dans laquelle triompheront les idées de l'autocratie. La Russie régnant sur Constantinople, voilà le vœu que formule avec passion l'écrivain DOSTOÏEVSKI. "Constantinople doit être à nous les Russes"40 De tous les auteurs, celui qui a peut-être le mieux exprimé sa façon de penser au sujet de Constantinople est certainement l'écrivain DOSTOÏEVSKI. Son talent a donné un retentissement considérable à ses opinions que nous découvrons dans le Journal d'un écrivain, périodique mensuel dont il fut le seul rédacteur et dont il entreprit en 1876 la publication. Pendant que se déroule la guerre de Crimée, DOSTOÏEVSKI est en Sibérie. Le porte-parole du mouvement panslave est alors KHOMIAKOV. Mais vingt ans plus tard, au moment de la crise balkanique qui aura pour origine le soulèvement des Slaves orthodoxes, Bulgares et Serbes, contre les Turcs, c'est par la voix de DOSTOÏEVSKI que s'expriment les espérances panslaves. Le Journal d'un écrivain lui permet d'apporter en effet un concours enthousiaste au mouvement panslave. Mais dans le sens traditionnel du mot, DOSTOÏEVSKI n'a pas toujours été slavophile ; selon BERDIAIEV il n'a subi qu'indirectement l'influence de ce mouvement. Parfois, il se moque d'eux : lorsqu'il fait entrer le héros de son roman L'Idiot dans un salon, on excuse ses bizarreries en disant "c'est un slavophile ou quelque chose d'approchant, mais son cas n'est pas dangereux" ; parfois, il leur est franchement hostile : en 1861, il les critique vivement en leur reprochant un fanatisme étroit ; il pense que leur littérature est indifférente aux souffrances du peuple : "les Slavophiles ont une capacité rare de méconnaître les leurs et de ne rien comprendre aux réalités de leur temps". Il défend les Occidentalistes qui se sont tournés vers le réalisme, tandis que le "slavophilisme immobile est resté figé dans son rêve confus et indéterminé" : "Non, conclut-il, il n'y a pas de vie en vous ! l'idéalisme vous perd et vous tue !" Selon
BERDIAIEV,
le "slavophilisme"de
DOSTOÏEVSKI
se dessine en fait
à
partir de 1862-1863 environ en réaction aux horreurs des méthodes 40
Voir citations supra.
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révolutionnaires du nihilisme. De même que certains autres slavophiles, DOSTOÏEVSKI porte aux Slaves un intérêt essentiellement religieux. Son populisme, dit BERDIAIEV, était religieux et les slavophiles confessaient un populisme de ce genre. Ils croient le peuple russe le plus chrétien et le seul chrétien sur la terre. DOSTOÏEVSKI est persuadé que le peuple russe est le peuple messianique par excellence et en tant que tel, c'est-à-dire en tant que peuple chrétien, il doit porter la parole nouvelle à l'Occident. Tout grand peuple doit croire s'il veut demeurer longtemps vivant, qu'en lui et en lui seul réside le salut du monde, qu'il vit pour se tenir à la tête des peuples, les associer à lui tous ensemble et les conduire en une troupe unie vers un but final qu'il leur aura à tous assigné41. C'est donc pour mener à bien cette œuvre et non pas par appétit nationaliste que DOSTOÏEVSKI réclame Constantinople : Une nation qui ne vit pas d'idées élevées et désintéressées avec pour buts supérieurs le service de l'humanité, une nation qui ne sert que son propre intérêt périra fatalement. Les autres slavophiles, sont au contraire par leur définition même des nationalistes persuadés que le peuple russe représente le type supérieur de la culture chrétienne, mais ils ne prétendent nullement que le peuple russe doit sauver tous les autres peuples. C'est le messianisme pravoslave de DOSTOÏEVSKI qui va l'amener au côté des slavophiles, dont il se fera le héraut d'autant plus motivé lorsqu'éclatera la guerre russo-turque de 1877-1878. En juin 1876, DOSTOÏEVSKI s'exprime en ces termes: Après Pierre, le premier pas de notre politique nouvelle s'est tracé de lui-même : notre devoir était que ce premier pas fut l'union de tout le monde slave sous l'aile pour ainsi dire de la Russie... Il va sans dire, et en vue du même but que Constantinople tôt ou tard doit être à nous42. DOSTOÏEVSKI pressent que cette idée va trouver un écho railleur chez les Anglais et les Autrichiens, car ceux-ci n'y verront qu'une politique de conquête. Mais il insiste :
41
DOSTOÏEVSKI, Journal d'un écrivain, Paris 1972, p. 855. (Cf.
démons, pp. 266-267). 42
DOSTOÏEVSKI, Journal, p. 588.
DOSTOÏEVSKI, Les
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Oui la Corne d'Or et Constantinople, tout cela sera à nous, mais non pour la conquête et non pour la contrainte43... Se défendant d'être motivé par l'esprit de conquête, il pense que c'est un aboutisssement tout à fait naturel — et la meilleure solution pour tout le monde: C'est pour ainsi dire la sentence de la nature même et parce que le temps en est venu ou ne tardera pas car tous les signes sont là Il écrivait cela quelque temps avant la déclaration de guerre de la Russie à la Turquie au moment même où le Balkan est en feu. Pour lui le moment est donc plus que jamais opportun : Si Pierre le Grand et ses successeurs n'ont pas réussi à s'emparer de Constantinople c'est en raison de ce que l'entreprise était prématurée et au plus haut point inopportune... mais maintenant c'est tout autre chose. Il estime que la Russie, ayant fait son stage en Europe, s'est renforcée et a pris conscience de sa force et : maintenant elle comprend que Tsargrad doit être à nous sans être pour autant la capitale russe44. DOSTOÏEVSKI prétend qu'en Europe on croit "à je ne sais quel testament de Pierre le Grand", et il nous assure que ce n'est qu'un faux "fabriqué par les Polonais". Au nom de quoi, la Russie peut-elle donc maintenant revendiquer Constantinople ? DOSTOÏEVSKI répond :
Justement en tant que chef de file de l'orthodoxie, en tant que sa protectrice et sa sauvegarde, rôle qui lui a été dévolu dès Ivan III qui, pour le marquer plaça même l'aigle bicéphale au-dessus des antiques armoiries de la Russie45 mais rôle qui s'est marqué sans plus laisser aucun doute depuis Pierre le Grand, quand la Russie s'est senti la force de remplir sa mission et quand elle est devenue dans les faits la réelle et unique protectrice de l'orthodoxie et des peuples qui la confessent46. 43
DOSTOÏEVSKI, Journal, p. 589.
44
Idem, p. 590.
45
Ivaii III (1462-1505) ayant épousé Sophie Paléologue, fille du dernier Basiléus tué lors de la chute de Constantinople en 1453, se posa en successseur légitime des Empereurs byzantins et son petit-fils Ivan IV prit le titre de tsar en 1547. 46
DOSTOÏEVSKI, op. cit., p. 591.
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Moscou n'a pas été la "Troisième Rome" et cependant la prophétie doit s'accomplir : le monde sans Rome ne peut exister. Précisément, selon DOSTOÏEVSKI, Constantinople sera capitale du nouvel Empire universel par droit héréditaire de l'Empire romain d'Orient, car le tsar russe est le restaurateur de cet Empire et : par la volonté de Dieu celui qui libérera l'orthodoxie de la barbarie musulmane et de l'hérésie occidentale. Il ne faut pas, estime DOSTOÏEVSKI, que la Russie "protectrice et chef de file des Slaves ou des Grecs" soit leur souveraine, leur maîtresse ; il faut qu'elle soit leur mère uniquement ; si elle doit devenir leur suzeraine, elle ne le sera que proclamée par eux, "avec préservation de tout ce par quoi ils définiraient euxmêmes leur indépendance et leur personnalité". Ce que voit DOSTOÏEVSKI dans la possession de Constantinople c'est moins la restauration de l'unité slave que la condition indispensable aux destinées de l'orthodoxie qui "unifiée en Tsargrad amènera l'union avec l'Europe sur des bases nouvelles et fécondes". Si l'Église d'Orient peut avoir cette ambition, c'est que, prétend DOSTOÏEVSKI, elle n'est pas tombée dans l'erreur de celle de l'Occident, elle n'a pas cherché à s'amasser des biens terrestres, à se fonder un Empire. Par là, elle a évité le schisme réformateur et rationaliste qui devait glisser vers l'athéisme et amener le péril des doctrines qui offrent une solution aux problèmes sociaux en dehors de Dieu et du Christ. Le Christ russe apporte la résurrection de l'Europe. Si la Russie devient suzeraine des Slaves, DOSTOÏEVSKI prévoit que des "objections" se soulèveront chez ceux qui y verront une union simplement politique et diront que c'est une utopie : Qu'il soit jamais permis de prendre la tête des Slaves et d'entrer à Constantinople. On peut toujours rêver, mais les rêves restent des rêves47" ! croit entendre DOSTOÏEVSKI. Comme il ne partage pas ce point de vue, l'auteur accepte d'être compté au nombre des utopistes. Dans son journal de septembre 1876, DOSTOÏEVSKI est pris d'une nouvelle crainte ; il imagine un rassemblement des Slaves inspiré par l'Angleterre et qui deviendrait ainsi une force contre la Russie. Il déclare : Quand les Slaves auront été convaincus par l'Angleterre de la perfidie de la Russie, ils formeront un nouveau rempart contre elle et "plus de Constantinople pour la Russie, ils ne le lui laisseront jamais prendre48. 47
Idem, p. 593.
48
DOSTOÏEVSKI, op. cit., p. 682.
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En fait, parmi les combinaisons possibles pour résoudre la question d'Orient, celle qui ferait que "le bonheur des Slaves" puisse venir de l'Europe, et qui est qualifiée d'astucieuse par DOSTOÏEVSKI, le révolte sincèrement. Ce mouvement anti-russe trouverait sa source d'après lui, dans une partie de l'élite intellectuelle slave, qui se méfierait de la Russie : Oh ! je ne parle pas de la masse... pour les peuples slaves, pour les Serbes, pour les Monténégrins la Russie demeure le soleil, l'espérance, la mère et la protectrice, la future libératrice, ! Mais l'intelligentsia slave, c'est autre chose49. En fait, DOSTOÏEVSKI fait allusion à certaines personnes de l'"intelligentsia ministérielle slave" selon son expression et plus précisément aux Tchèques : Un très grand nombre de Tchèques cultivés par exemple sont convaincus qu'il y a déjà eu chez eux quarante poètes de la taille d e POUCHKINE50.
Puis se posant la question de savoir à qui serait Constantinople dans la combinaison anglaise, l'auteur pense que cela amènerait la discorde entre Grecs, Slaves, Roumains car il faudrait lui trouver un Empereur : "Un Slave, un Grec, pourquoi pas un Habsbourg ?" dit-il, et il imagine même l'Angleterre absorbant Constantinople pour "le bien des Slaves" : Je ferai de vous Slaves, une union et un rempart contre le colosse du Nord, pour ne pas le laisser arriver à Constantinople, car dès l'instant où il s'emparerait de Constantinople, il s'emparerait aussi de vous... Ne vous inquiétez pas non plus, vous, Grecs, Constantinople est à vous... c'est pour cela que je m'y installe...Pour ne pas le laisser à la Russie. Je ne resterai d'ailleurs que temporairement à Constantinople, le temps que vous formiez un Empire fédéré solide51... Le fait est que DOSTOÏEVSKI est complètement obsédé par ce que l'étranger pense de la Russie, et s'imagine qu'on manigance des combinaisons impossibles. Dans un article qu'il intitule drôlement "Robes de chambre et savons", il rapporte un jugement curieux sur la question d'Orient qu'il a lu dans la presse. Écoutonsle: En visions fiévreuses presque délirantes, ils se sont mis à imaginer ce qu'il adviendra du monde entier si l'on détruit entièrement la Turquie... et soudain, j'ai compris que tous ces 49
Idem, p. 682.
50
Idem, p. 683.
51
Idem., p. 683.
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diplomates de fantaisie posaient la question dans ses termes littéraux, c'est-à-dire comme si réellement il s'agissait, l'Empire turc une fois détruit politiquement, d'entreprendre le déplacement de tous les Turcs vers l'Asie. Comment a pu naître cette conception, j e n'arrive pas bien à la comprendre52. S'interrogeant sur une telle conception et faisant allusion à un précédent53, il pense que l'on arriverait à une situation pacifique dans laquelle "pas le moindre Turc n'aurait à déménager en Asie" : On célébrerait immédiatement un service d'actions de grâces à Sainte-Sophie, puis le patriarche consacrerait de nouveau Sainte-Sophie ; de Moscou on ferait venir une cloche, on éloignerait le Sultan en un lieu convenable et tout serait ainsi achevé, et voilà le calme assuré54. Cette manière de voir de DOSTOÏEVSKI pour trouver une solution pacifiste et expliquer l'installation de la Russie sur Tsargrad est un aspect original de la pensée de l'auteur. Bien entendu dans son esprit la Russie est un pays idéal, exceptionnel et, si elle règne sur Constantinople un jour ce ne sera pas dans un but d'annexion politique. Neuf mois après ses déclarations concernant le juste droit de revendiquer cette ville, DOSTOÏEVSKI vient ajouter des éclaircissements à ses "rêves de juin" sur le sort de Tsargrad : Tôt ou tard, Tsargrad sera nôtre. Oui, Tsargrad doit être à nous, non pas en considération de son magnifique port, du Détroit, de ce qu'il est le centre de l'univers, le nombril de la terre, non pas du point de vue de la nécessité depuis longtemps reconnue pour un immense géant comme la Russie, de sortir de sa chambre fermée, où il a déjà grandi jusqu'au plafond, de se donner de l'espace et de respirer l'air libre des océans et des mers ; j e ne veux mettre en lumière qu'une seule considération... en vertu de laquelle Constantinople ne saurait échapper à la Russie55. et il continue : cette considération si j e la développe de préférence aux autres, c'est parce qu'il semble que personne actuellement ne tient compte de ce point de vue, ou que du moins on a depuis 52
DOSTOÏEVSKI, op. cit., p. 687.
Fin de la Horde tartare et renforcement de l'Empire de Kazan lorsque le tsar Ivan IV prit Kazan pour en finir avec cette question d'Orient d'alors, sans déplacer de "tatarillon", ni déporter d'habitants, car "à peine les Russes furent-ils maîtres de la ville qu'ils y firent entrer l'image de la mère de Dieu et célébrèrent un service d'actions de grâces". 53
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DOSTOIESKI, op. cit., p. 688.
55
Idem, p. 926.
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longtemps oublié d'en tenir compte, alors qu'il est probablement des plus importants. À la veille de la déclaration de guerre en mars 1877, DOSTOÏEVSKI trouve aberrante l'idée que "la Turquie détruite en tant qu'État, Constantinople revive comme ville internationale pour ne pas être l'objet de rivalités", "qu'un aussi magnifique site du globe" puisse n'appartenir à personne. Il pense en effet que dans "Constantinople, ville internationale, à part les protecteurs anglais, les maîtres seront quand même les Grecs". Mais les Grecs ont un tel mépris pour les Slaves "qu'il y aura de nombreuses discordes dans lesquelles les Russes ne pourront intervenir" ; les prélats de l'Église d'Orient qui sont surtout des Grecs, dit-il, dès que la Russie prendrait position pour les Slaves, désireraient peut-être lui faire savoir aussitôt qu'ils n'ont plus besoin d'elle ni de ses conseils... Derechef les Bulgares crieront tout de suite très fort à l'installation à Constantinople d'un nouveau pape Oriental... Alors pour la Russie,
prendre le parti des Grecs signifiera perdre les Slaves, et prendre le parti des Slaves dans cette discorde qui a tant de chance d'éclater entre eux, signifie peut-être se préparer à elle-même de très déplaisants et très graves tracas en matière d'Église.56 Afin d'éviter tout cela, DOSTOÏEVSKI conseille à la Russie d'adopter une position ferme dans la question d'Orient : "dès lors que nous serons maîtres à Constantinople, rien de tout cela ne pourra se produire57". Alors avec encore plus de fermeté, DOSTOÏEVSKI réitère ses allégations : "tôt ou tard Constantinople doit être à nous, fut-ce seulement dans un siècle58". On constate alors qu'en ce début de l'année 1877, DOSTOÏEVSKI est un peu moins persuadé de l'imminence de l'installation à Constantinople de la Russie. Mais lorsqu'en avril 1877, la Russie déclare la guerre à la Turquie, il applaudit avec enthousiasme : c'est parce que la souffrance est sainte que la guerre trouve chrétiennement sa légitimation. C'est une époque merveilleuse que celle-ci où le cœur de la Russie entière tressaille et où le peuple marche au combat pour libérer ceux qui sont nos frères, à la fois par le sang et par la foi. Si la guerre pour acquérir des richesses et des territoires porte en elle la mort et le châtiment, la guerre pour la défense des faibles possède une vertu de purification :
56
DOSTOÏEVSKI, op. cit., p. 934.
57
Idem, p. 935.
58
Idem, p. 936.
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Quoi de plus sain et de plus pur que le noble geste d'une guerre comme celle qu'entreprend la Russie59. Cette guerre, dit-il, "nous la faisons pour défendre non seulement nos frères qui sont torturés par les Turcs, mais pour opérer notre propre salut. La guerre assainira l'air que nous respirons et qui nous étouffe... " Si l'on s'avise de lui faire des objections, DOSTOÏEVSKI affirme, que "la guerre fortifie les sentiments d'abnégation et de solidarité fraternelle des citoyens d'une même nation, elle leur donne la satisfaction du devoir accompli, leur rappelle que la vérité ne s'achète que par le martyre". DOSTOÏEVSKI déplore que "tant de sang précieux doive couler", mais il n'en est pas moins convaincu que "tous diront qu'ils vont servir le Christ et délivrer des frères opprimés et que pas un ne songe à la conquête. C'est précisément dans cette guerre que nous allons faire la démonstration de notre idée de la mission future de la Russie en Europe... Ce n'est pas dans la paix seule qu'est le salut, il est parfois aussi dans la guerre60". DOSTOÏEVSKI pense que la Russie n'agit ni par égoisme, ni par intérêt dans cette guerre ; son but est d'amener les peuples à plus de liberté et de fraternité. Mais il pressent déjà l'ingratitude des Slaves "qui commenceront par se dire et se persuader qu'ils ne doivent pas à la Russie la moindre reconnaissance, qu'au contraire, ils ont échappé de justesse aux ambitions de la Russie61". D'après lui, ils (les Slaves) se disent que la Russie "vise à élargir ses frontières et à fonder un grand Empire panslave". DOSTOÏEVSKI déplore que les Slaves ne voient pas en la Russie une libératrice ; ils la calomnieront, ils rechercheront les bonnes grâces des États européens, car "la Russie doit se préparer à voir tous ces Slaves libérés se ruer avec ivresse en Europe62". Un autre point tourmente DOSTOÏEVSKI : Constantinople ne peut être la capitale de tous les Slaves, et en ceci il n'est pas d'accord avec DANILEVSKI dont c'est le souhait : décide que Constantinople doit un jour devenir ville appartenant en communauté à toutes les nationalités orientales. Tous les peuples, selon lui en seraient possesseurs sur pied d'égalité, y compris les Russes qui seraient eux aussi admis à sa possession au même titre que les Slaves63. DANILEVSKI
Une telle comparaison choque DOSTOÏEVSKI, car pour lui il n'y a pas de commune mesure entre la Russie et les autres Slaves : "Constantinople doit être à nous, conquis par nous, Russes, sur les Turcs et rester nôtre à jamais64". 59
DOSTOÏEVSKI, op. cit., p. 972.
60
Idem, p. 974.
61
Idem, p. 1265.
62
Idem, p. 1266.
63
Idem, p. 1271.
64
DOSTOÏEVSKI, op. cit., p. 1272.
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Que Constantinople puisse devenir la capitale de tous les peuples orthodoxes d'Orient ne doit en aucune façon être envisagé : Le salut, dit-il, c'est justement que la Russie occupe Constantinople seule, pour elle, pour son compte propre. La Russie peut alors dire aux peuples orientaux qu'elle prend Constantinople parce que ni un seul d'entre vous, ni vous tous ensemble n'êtes de taille à le faire, tandi que moi, Russie je suis de taille65. et il ajoute : La Russie régnant sur Constantinople sera précisément comme la gardienne de la liberté de tous les Slaves et de toutes les nationalités orientales, sans faire de distinction entre celles-ci et les Slaves66. Pour DOSTOÏEVSKI, la question d'Orient est essentiellement celle du destin de l'orthodoxie et ce destin est indissolublement lié à la mission de la Russie. Quelle est selon lui cette mission ? Bien qu'il ne définisse pas vraiment le "Christ Orthodoxe", DOSTOÏEVSKI pense que "l'image du Christ est conservé dans toute sa lumineuse pureté dans l'orthodoxie", alors qu'elle s'est perdue dans le catholicisme romain qui a corrompu l'humanité par la recherche de biens matériels, et qui plus est a engendré le socialisme qui prétend résoudre le problème de l'humanité en dehors de Dieu et du Christ. C'est donc à l'Orient d'apporter la parole nouvelle au monde pour combattre le socialisme et sauver ainsi l'Europe : Voilà la mission de l'Orient, voilà en quoi consiste pour la Russie la question d'Orient67. et il estime que pour accomplir cette mission "la Russie a besoin de Constantinople en tant centre du monde oriental". Constantinople est le centre du monde oriental, sa tête c'est la Russie. C'est maintenant qu'il est nécessaire et même utile à la Russie d'oublier un peu Petersbourg et d'être présente en Orient, en vue du changement qui va survenir dans son destin et dans celui de toute l'Europe, changement qui est proche, qui est devant la porte.68 65
Idem, p. 1273.
66
Idem, p. 1274.
67
Idem, p. 1275.
68
DOSTOÏEVSKI, op. cit., p. 1273.
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À nouveau sur ce point il apporte des objections aux considérations de son contemporain N. Y. DANILEVSKI : DANILEVSKI... ne juge personne encore digne de posséder Constantinople, pas même la Russie. Les Russes ne sont-ils pas encore assez grands pour Constantinople ? DANILEVSKI considère que ce serait une tentation et pour ainsi dire un risque de corruption que d'être seule maîtresse à Constantinople, que cela pourrait éveiller en elle de mauvais instincts de conquérant et ainsi de suite. Mais il me semble qu'il serait temps d'avoir confiance en la Russie, surtout après l'acte méritoire qu'est la guerre actuelle. Elle est assez grande s'il vous plaît ; elle est assez grande même pour Constantinople.. ,69
En fin de compte, ce que désire DOSTOÏEVSKI, c'est que les Russes se rendent maîtres de Constantinople pour commencer une croisade contre "la raison occidentale pourrie de vices". DOSTOÏEVSKI pense que son pays doit saisir ce moment opportun pour régler définitivement la question d'Orient qui lui donnerait Constantinople et les Détroits. Mais cet espoir, tout comme celui de "la fin de la grande conspiration de l'Église catholique", l'anéantissement de la France, l'alliance permanente de l'Allemagne et de la Russie, va être déçu et ses prophéties vont se révéler fausses. Une nouvelle chance : 1878 En janvier 1878, les troupes russes traversent les Balkans et mettent le siège devant Andrinople. Malgré la longue résistance des Turcs à Plevna, les Russes sont victorieux. Constantinople se trouve à la portée de la Russie et les armées du tsar s'apprêtent à foncer sur la ville. Vont-ils entrer à Tsargrad ? L'occasion n'a jamais été aussi opportune et jamais ils ne sont parvenus aussi près de la ville. Mais Alexandre II réalise alors qu'il s'est engagé lors de l'entente secrète de Reichstadt70 conclue avec l'Autriche-Hongrie à ne pas prendre Constantinople. De plus Gortchakov fait pression pour signer la paix. Alors les Russes, sans consulter les Autrichiens signent les conditions de la paix avec la Turquie à San Stefano dans la banlieue de Constantinople. La Russie ne sait pas "modérer ses appétits". Elle obtient en effet des cessions territoriales en Asie et la Bessarabie méridionale en Europe. Une "Grande 69 70
Idem, p. 1276.
Entrevue des Empereurs Alexandre II et François-Joseph à Reichstadt. Le 26.6.1876, l'Autriche-Hongrie et la Russie conclurent l'entente de Reichstadt dans laquelle Constantinople serait érigée en ville libre, GORIANOV, La question d'Orient à la veille du Traité de Berlin, Paris 1948, pp. 98-99.
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Bulgarie" est créée. Mais le renforcement de la Russie par le Traité de San Stefano est contraire aux intérêts de l'Autriche et de la Grande Bretagne. Aussi l'Angleterre, très inquiète envoie sa flotte dans les Détroits, prête à sauver Constantinople. Ni la Grande Bretagne, ni l'Autriche voulant limiter la poussée russe dans les Balkans, ne veulent admettre ces changements territoriaux qu'elles considèrent comme excessifs—ces deux pays exigent une révision du traité de San Stefano et menacent de guerre la Russie. Menacée d'une guerre avec l'Autriche et la Grande Bretagne, la Russie s'était vue forcée, cédant à chaque pas, de s'arrêter aux portes de Constantinople et de soumettre le traité, qu'elle venait de signer à San Stefano, à la critique et aux délibérations d'une assemblée de plénipotentaires des puissances, dans laquelle tous les avantages et tous les privilèges obtenus nous furent enlevés par la malveillance envieuse des puissances.71 La Russie dans l'impossibilité de mener une guerre contre ces deux pays doit faire des concessions et s'incline. Un auteur anonyme, qui d'après notre source serait russe, montre dans son article, paru dans la Revue de Paris sa déception et son dépit devant l'échec de l'entreprise sur Constantinople72 : Jamais au cours de ses luttes séculaires contre la Porte, la Russie n'a rencontré un concours de circonstances qui lui permit d'atteindre aussi aisément le but qu'elle poursuit... Cet auteur critique vivement l'attitude de la diplomatie de son pays qui s'est montrée inefficace dans la question de la guerre d'Orient : Il y a là, dit-il, un phénomène qui déroute l'opinion européenne, habituée de longue date à attribuer au Cabinet de SaintPétersbourg une persistance séculaire dans ses desseins en même temps qu'une extrême habileté à profiter des circonstances pour les réaliser. Selon lui, deux fois dans le siècle, en 1828 et en 1878 la Russie s'est trouvée aux portes de la capitale turque et deux fois elle n'a eu qu'à étendre la main pour cueillir Constantinople :
71 72
GORIANOV, op. cit., p. 378.
"Les Russes devant Constantinople", La Revue de Paris 15.7.1897 p. 401. Ce journal précise que l'auteur de cet article est russe et que l'original des documents qu'il cite pour appuyer sa thèse est entre ses mains.
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l'une et l'autre fois, elle a au dernier moment reculé devant la conclusion logique de ses entreprises guerrières. Cependant l'auteur reconnaît que Nicolas Ier en 1828 s'est arrêté dans sa marche libératrice pour des raisons politiques et militaires "peut-être à tort d'ailleurs". Ce publiciste s'étonne donc que les troupes russes parvenues aussi près de leur but n'aient pas occupé Constantinople en 1878 et qu'elles aient interrompu, parvenues aux portes du Bosphore, leur marche victorieuse. D'après lui il ne dépendait que d'elles de s'établir à Gallipoli et de fermer ainsi à la flotte britannique la route des Dardanelles. Cette solution on le sait avait été proposée par Ignatiev, qui suggérait qu'une marche vers le Bosphore et les Dardanelles s'imposait "et seule pourrait compenser le sang versé en Turquie73". Mais à l'époque il s'était heurté à Gortchakov qui se prononçait pour la conclusion immédiate de la paix. À l'aide de documents tel le Mémorial de la dernière guerre d'Orient74 que l'auteur anonyme affirme posséder, il démontre que si la Russie a manqué "cette occasion unique dans son histoire", elle ne doit s'en prendre qu' "à elle-même", "aux irrésolutions et aux erreurs de ses hommes de guerre et de ses diplomates". Il accuse en effet le Grand-Duc Nicolas (généralissime) de ne pas avoir osé assumer la responsabilité de la marche sur Constantinople, "responsabilité à laquelle le Tsar se dérobait lui-même75". Toutefois... jamais l'ordre péremptoire d'entrer dans Tsargrad ne fut donné au Grand-Duc. Alexandre II désirait l'entrée dans Tsargrad,... mais il hésitait à imposer sa volonté à Gortchakov et à Schouvalov qui, dans la crainte d'un conflit avec l'Angleterre étaient opposés à l'occupation de Constantinople76... L'auteur anomyme conclut son article en rapportant les paroles d'Alexandre II adressées au Grand-Duc Nicolas en mars 1878 juste après qu'il fut évident que la Russie ne pourrait "réaliser sa tâche nationale dix fois séculaire77" : Que dira la Russie, que dira notre glorieuse armée de ce que tu n'as pas occupé Constantinople ! ! 73 74
HOSCHILLER, op. cit., p. 41. D'après l'auteur ce Mémorial
aurait été écrit sous la dictée du Grand-Duc Nicolas,
commandant de l'armée russe depuis son départ de Saint-Péterbourg pour Kichenev le 19.1.1877 jusqu'au moment où il quitta San Stefano le 18.4.1878. 75
La Revue de Paris, 15.7.1897, op. cit., p. 442.
76
Idem, p. 440.
77
Idem, p. 448.
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Pour cet auteur "le souverain avait eu le sinistre pressentiment qu'il paierait de son martyre l'avortement de la campagne sous les murs de Tsargrad." Comme son père Nicolas I er , Alexandre II a péri victime de l'impuissance de ses diplomates à résoudre un problème qui s'est imposé avec une force inéluctable au peuple russe et à ses princes, dès la première apparition de la Russie sur la scène du monde, avant même" qu'elle se fut inclinée devant la croix de Sainte-Sophie". Le règlement du Congrès de Berlin (13 juin-13 juillet 1878) satisfait les vœux autrichiens et anglais : la Grande Bulgarie est divisée et rectifiée, certaines régions acquises en Asie par la Russie seront rendues aux Turcs. Le Statut des Détroits établi par les conventions de 1841,1856 et 1871 demeure inchangé. Malgré ses brillants succès militaires la Russie subit une amère défaite politique. Le Congrès de Berlin réduit presque à néant "le fruit des victoires remportées par la Russie" provoquant ainsi mécontentement et désenchantement dans le pays. Une nouvelle fois la Russie se trouve donc refoulée de Byzance. Pour sa part DOSTOÏEVSKI renonce lui aussi à atteindre la fière Tsargrad. Son attitude change quelques mois après le Congrès de Berlin. Renonçant aux rêves et aux buts panslaves il écrit : Pour ce qui est de la question d'Orient, voici ce que je dirais au moment présent : n'est-il pas vrai qu'à cette minute, il ne se trouvera sans doute pas un seul esprit pour reconnaître comme étant bon de sens que Constantinople doit être à nous78, mais il ajoute : "sauf tout au plus dans un avenir éloigné encore problématique". Espoir on ne peut plus mal fondé. Après avoir délaissé l'Europe qui s'est montrée ingrate et Constantinople, DOSTOÏEVSKI choisit l'Asie. Dans le dernier numéro de son journal qui paraît trois jours après la mort de l'auteur (28 janvier 1881) DOSTOÏEVSKI demande que le nom du Tsar brille partout en Asie et qu'il éclipse tous les princes orientaux "car l'Asie est le berceau de nos espoirs et de notre salut". En Asie, la Russie se présenterait comme la civilisatrice. L'auteur déplore qu'en 1812, les Russes ne se soient pas contentés de repousser Napoléon hors de leurs frontières et qu'ils se soient fourvoyés à travers l'Europe. Selon lui, "ils eussent mieux fait de s'employer à conquérir l'Asie ce qui leur permettrait aujourd'hui de dominer les mers et de tenir l'Angleterre en échec". Que la Russie dans ce dernier quart de siècle ne marchât plus à la conquête de la ville de Tsargrad, cela ressort clairement de tous les propos tenus à l'époque par l'opinion. Sainte-Sophie est un argument du passé qui semble ne plus émouvoir autant l'opinion qu'au moment de la guerre de Crimée. L'image de la Ville s'estompe pour faire place à celle des Détroits qui revêtent dès lors une importance capitale pour le développement du commerce et de l'industrie russes et pour la défense stratégique du pays. 78
DOSTOÏEVSKI, Journal, op cit., p. 1466.
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La Russie va donc une nouvelle fois trouver sur sa route Constantinople, la Constantinople, non plus sainte ou capitale des Slaves, mais une Constantinople clé de son commerce et maîtresse des Détroits.
Chapitre VII
PLACE A U X DÉTROITS
Alexandre II, le tsar libérateur, est assassiné le 1er mars 1881. Son second fils Alexandre III (1881-1894) lui succède. À son avènement la Russie est isolée. Après la déception que leur a apportée le Congrès de Berlin, les Russes semblent se désintéresser des Slaves opprimés des Balkans. La politique que pratique le nouveau tsar vise aussi bien à l'autonomie qu'à l'expansion économique et coloniale. Il n'est plus question de réformes, plus question d'autonomies accordées aux pays conquis ; le gouvernement ne pense qu'à russifier. Cette politique de russification est particulièrement active dans le Grand-Duché de Finlande et dans la Pologne. Alexandre III espère ainsi enlever à ces peuples toute illusion sur l'indépendance de leur pays et rattacher plus étroitement ces provinces à la Russie1. Vers les années 1880, l'introduction des méthodes capitalistes et le développement de l'industrie sont des facteurs peu favorables à tout ce qu'il y a de romantique chez les adeptes du slavophilisme. Le gouvernement russe est conscient que le mouvement slavophile en s'écartant du nationalisme officiel est une entrave à sa liberté et une source de difficultés. Le temps du réalisme semble venu. La marche sur Constantinople compromise depuis le Traité de Berlin, la Russie momentanément détournée des Détroits cherche d'autres passages pour sa descente vers la mer libre. Ses routes dans l'Asie centrale sont déjà en place : de Khiva (1873) et de Khokand (1876) elle a atteint les steppes turkmènes jusqu'aux portes afghanes ; le Transcaspien qui mène de la Caspienne aux portes de l'Empire chinois (1880-1899) est construit. Mais la question d'Orient et sa "question des Détroits" ne sont pas pour autant abandonnées. L'importance économique des Détroits Durant les dernières années du XIX e siècle, la Russie a subi une prodigieuse évolution économique : les industries du Caucase se sont développées, les foyers industriels de métallurgie du Donetz sont en plein essor, 1
MILIOUKOV, op. cit., p. 1002.
84 les plaines de la "terre noire" ont une productivité croissante. Le centre de la vie économique de la Russie est désormais de plus en plus entraîné vers le Sud. En dépit de sa configuration géographique défavorable, la Russie est une puissance maritime et ses échanges se font principalement par mer. Les débouchés sur le Bosphore et les Dardanelles sont donc d'une importance exceptionnelle, car ils sont la clé du commerce de la mer Noire. Ces Détroits ouvrent la communication avec la Méditerranée et les autres parties du monde. C'est par là que les provinces les plus productives de la Russie entreront en relations immédiates avec le commerce de l'Occident et qu'il sera facile pour la Russie d'avoir des communications continentales avec tout l'Orient. La Russie sait bien que son développement économique est impossible sans le droit pour elle de franchir en toute liberté et lorsque bon lui semble les Détroits. Cette possession représente pour les Russes une question au moins aussi importante que celle de Gibraltar pour les Anglais. La mer Noire avait été "une mer intérieure" turque et la Russie peu à peu en était venue à la regarder comme une mer russe à partir de laquelle elle avait le droit de sortir pour pénétrer dans la Méditerranée. Mais depuis 1871, la mer Noire était une mer européenne. La Russie bien entendu a toujours songé à améliorer sa situation sur les Détroits. L'armistice et les bases de paix signés à Andrinople en 1878 déclaraient que le Sultan s'entendrait avec le Tsar "pour sauvegarder les droits de la Russie dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles2". Le Traité de Berlin de 1878 ne marque aucune amélioration de la position russe vis-à-vis de cette question. Grâce à la prédominance du commerce extérieur de la Russie, c'est à la mer Noire qu'appartient dans les dernières années du XIX e siècle le rôle le plus important et le plus actif dans le mouvement maritime de cet état. À travers les Détroits, la Russie dirige ses richesses naturelles sur le marché mondial, reçoit en échange les produits de l'industrie étrangère et assure les rapports commerciaux entre ses possessions du Sud d'une part, et ses ports de la Baltique, de la mer Blanche et de l'Océan Pacifique d'autre part. L'examen du tableau ci-dessous démontre les progrès de la navigation commerciale extérieure3. Si l'on représente par 100 le tonnage total des navires ayant servi au commerce avec l'étranger en 1802, les progrès de la navigation commerciale extérieure s'expriment par les chiffres suivants : En 1802
En 1850
En 1898
Mer Baltique
100
152
854
Mer Noire et mer d'Azov
100
665
6.645
Mer Blanche
100
187
517
2
MANDELSTAM, La politique russe d'accès à la Méditerranée, Paris 1917, p. 614.
3
KOVALESKI, La Russie au XIXe siècle, Paris 1900, p. 692.
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On observe donc que le tonnage total des navires de commerce servant à la navigation extérieure, entrés dans les ports de la mer Blanche est devenu 5 fois plus grand, celui des navires entrés dans les ports de la mer Baltique 8 1/2, de la mer Noire, y compris la mer d'Azov 66 fois plus grand dans le courant du siècle. Toute une série de ports autour de la mer Noire sont parvenus rapidement à la fin du siècle dernier à un développement remarquable. Odessa, par exemple, est devenu le premier port maritime de la Russie (Astrakan n'étant pas considéré comme port extérieur). Ce sont donc les ports de la mer Noire qui jouent dans le commerce de l'exportation russe le rôle le plus considérable. Si vers la fin du XIXe siècle, la Baltique continue d'occuper le premier rang au point de vue de la valeur de l'importation dans ses ports, elle cède cette place à la mer Noire en ce qui concerne la valeur de l'exportation. Les données statistiques ci-après concernant ce sujet sont faites par périodes de cinq ans à partir de 184550, et rendent compte du recul de la Baltique. EXPORTATIONS Périodes
Mer Baltique
Mer Blanche
Mer Noire et Azov
Mer Caspienne
1845/1850
5,6
60,6
33,5
0.7
1856/1860
4,4
48,2
46,8
0,6
1886/1890
1,3
37,6
59,5
0,4
1896/1898
1,9
38,6
57,3
0,5
Pendant le XIXe siècle le tonnage des navires entrés en Russie est le suivant: 1802 Par la mer Baltique
1850
1898
418.092
634.002
3.573.914
73.204
487.244
4.863.783
59.976
112.104
310.353
640
19.396
283.896
Par la mer Noire et la mer d'Avov Par la mer Blanche Par la mer Caspienne
Tous ces chiffres nous montrent l'importance grandissante des ports de la mer Noire par rapport aux autres mers russes. Les immenses progrès accomplis dans le pays par la production des céréales expliquent le développement extraordinaire des ports méridionaux. Ceux-
86 ci participent pour 75% en moyenne, dans la dernière décade du XIXe siècle, dans le mouvement général des céréales, alors que le rôle des ports de la Baltique tend de plus en plus à se réduire en ce qui concerne ce produit. Pour la période 1896/1900 le tableau ci-dessous4 nous permet de suivre le déplacement vers le Sud : EXPORTATIONS DES CÉRÉALES (en milliers de tonnes)
1896/1900
Ports de la mer Baltique 1520
Ports de la mer Noire 4557
Pour la Russie, l'accès à la mer libre présente l'intérêt économique de faire que la voie maritime d'exportation du blé russe en particulier ne puisse être fermée, étant le premier pays exportateur de céréales. La libre jouissance des Dardanelles est d'ailleurs aussi nécessaire à l'industrie de la Russie qu'elle l'est à son agriculture. Les charbonnages du Donetz et le pétrole du Caucase ont favorisé la création de petits ports qui les rapprochent du bassin méditerranéen, tels Marioupol, Nikolaïev, Rostov. L'importance stratégique des Détroits Si les Détroits ont une importance très grande pour l'économie de la Russie, ils assument un rôle militaire de tout premier ordre également. Ceci non seulement pour la sortie de la flotte de la mer Noire, mais parce qu'ils constituent la voie naturelle par laquelle la Russie peut recevoir les produits nécessaires à la mobilisation industrielle intensive en temps de guerre. Mais le Traité de Berlin ne marqua aucune amélioration de la position russe vis-à-vis de cette question. L'article 24 du traité russo-turc de San Stefano de mars 1878 ne réglait que la liberté de la navigation marchande : Le Bosphore et les Dardanelles resteront ouverts en temps de guerre comme en temps de paix aux navires marchands des États neutres arrivant des ports russes ou en destination de ces ports 5 ... Les grandes puissances occidentales ont toujours été opposées à la conquête des Détroits par la Russie et à l'ouverture de ceux-ci aux bâtiments de guerre russes. Par là, elles voulaient barrer la route de la Méditerranée à l'Empire 4 5
HOSCfflLLER, op. cit., p. 100. MANDELSTAM, op.cit., p. 614.
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russe et protéger leurs possessions contre une attaque éventuelle. DANILEVSKI, malgré toute l'importance qu'il attribue dans son livre à Tsargrad en tant que capitale des Slaves, n'en perd pas moins de vue l'importance des Détroits qui "sont une place unique au monde". La Russie en possession de cette place pourrait assurer la sécurité de ses frontières du sud et pourrait défendre ses côtes. Cet auteur pense que la suprématie sur la mer Baltique n'est pas aussi grande qu'on le pense car il existe un ennemi qui domine, les puissantes glaces, et contre lequel la Russie ne peut rien. Ces glaces peuvent parfois devenir un atout pour la Russie car elles protègent ses rives, mais elles présentent de sérieux inconvénients car elles ne laissent sortir la flotte des ports de la Baltique et ne les y laissent entrer que dans une période bien déterminée. Seule la mer Noire, écrit-il, est en mesure de donner à la Russie la force et l'influence sur les mers, et par là même cette sorte de force et d'influence, ce caractère de puissance maritime qu'elle est incapable d'avoir en raison de ces conditions géographiques, ethnographiques et politiques6. Pour DANILEVSKI, la Russie ne peut comme l'Angleterre, l'Amérique et même la France être une puissance maritime océanique avec des bateaux "dispersés par toutes les latitudes et toutes les longtitudes et qui répandent le nom et la grandeur de leur patrie, car la Russie n'a pas de colonies à défendre" et parce qu'une telle "réalité n'existe pas dans l'âme des Russes et de la Russie... " Examinant les principes de clôture et de fermeture des Détroits aux navires de guerre, DANILEVSKI s'oppose à la fermeture du Bosphore et des Dardanelles qui immobilise la flotte russe dans la mer Noire, et avantage la Turquie. Cette dernière peut en effet entretenir deux flottes de guerre, une dans ses ports de la mer Noire, l'autre dans les eaux de l'Archipel, et les réunissant "aurait toute faculté pour attaquer les côtes russes de la mer Noire". Le droit pour les vaisseaux de guerre, dit-il, de passer librement de la mer Noire à la Méditerranée, n'est que le droit de sortir de sa cour intérieure au monde extérieur ; le droit pour les navires de guerre des autres puissances d'entrer librement dans la mer Noire, n'est que le droit d'envahir notre cour et notre maison uniquement pour les piller7. Voici donc la thèse de DANILEVSKI préconisant que la mer Noire, autrefois mer turque, doit devenir mer russe. 6
DANILEVSKI, op. cit., p. 416.
^ DANILEVSKI, Recueil des études politiques in MISCHEV, op. cit., p. 664.
et économiques,
1890, Les Détroits, pp. 68-70,
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Les visées de la politique russe d'Alexandre III au lendemain du Congrès de Berlin sont exprimées dans le mémoire du diplomate russe A.I. NELIDOV. Écrit en 1882, juste avant sa nomination au poste d'ambassadeur de Russie à Constantinople, ce mémoire reçoit l'approbation du tsar. Il est très caractéristique de l'état d'esprit des dirigeants russes de cette période8 : La Russie semble prédestinée par son histoire pour l'occupation des Détroits, qui lui est commandée par ses intérêts politiques, commerciaux et militaires. Il ne s'agit pas pour nous de l'accroissement du territoire de notre immense patrie, mais de l'installation du pouvoir russe sur la route qui conduit de notre Sud aux mers libres. Notre installation sur le Bosphore réunirait dans un seul point notre ligne de défense des rives de la mer Noire et augmenterait, en même temps notre puissance sur la frontière occidentale... Il semble superflu d'insister sur l'énorme importance ou plutôt la nécessité historique pour la Russie de s'installer dans les Détroits9. et l'auteur ajoute : En tenant dans nos mains le nœud des routes menant des pays balkaniques en Asie, nous acquérerions une influence décisive sur les destinées des Balkans et de l'Asie Mineure. Ayant ainsi défini les avantages que la Russie tirerait d'une telle possession, NELIDOV précise qu'il est important pour elle de devancer ses rivaux et de prendre des mesures pour pouvoir au moment propice ou en présence du danger d'une occupation étrangère s'installer dans les Détroits avec toutes les chances de succès. L'Empereur Alexandre III à qui fut soumis ce mémoire aurait écrit : Que Dieu nous accorde de vivre jusqu'à cette minute de joie intime. Je ne perds pas l'espoir que tôt ou tard, cela sera et cela doit être ainsi. L'essentiel c'est de ne pas perdre le temps et le moment propice10. Pour ce qui est de la délivrance des chrétiens et du libre développement des nations slaves, NELIDOV pense que ces questions se résoudraient d'elles-mêmes. Dans les solutions qu'il préconise pour que la Russie s'empare des Détroits, la guerre ouverte ou l'attaque inopinée — l'alliance avec la Sublime Porte — le tsar 8 A. I. NELIDOV entre dans le service diplomatique en 1855. Après avoir été longtemps attaché à la section des Affaires Asiatiques et au Ministère des Affaires étrangères, il fut chargé des Affaires en Orient. Ce fut lui qui négocia et signa comme second plénipotentiaire le Traité de San Stefano (1878). En 1883, il devint ambassadeur à Constantinople. ® Le mémoire écrit en russe a été publié dans les Archives rouges (Krassnyi Arkhiv) éditées par Centrarkhiv, t 46, 1931, par KHVOSTOV in MANDELSTAM, op. cit., p. 617 10 MANDELSTAM, op. cit., p. 620. Traduction de l'auteur.
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penche pour la dernière solution. Cependant NELIDOV n'envisage pas de prendre Constantinople : Comme ville du commerce mondial, de souvenirs historiques de toutes sortes, Tsargrad doit être et rester une ville libre, n'appartenant qu'à elle-même. Mais elle doit rester sous notre protection, être défendue par nos troupes, qu'elle entretiendra, et peut-être nous payer un tribut pour la protection accordée. Son annexion à la Russie élargirait trop nos frontières, exciterait contre nous la population locale et nous affaiblirait nousmêmes. Par contre laissés libres aux points de vue politique et administratif, les habitants de Byzance et de son petit territoire avec quelques points aux Dardanelles, verraient dans le protectorat russe le gage et la source de leur sécurité et de leur prospérité". La conception de l'empereur Alexandre III en ce qui concerne la tâche historique de la Russie dans les Détroits a été à nouveau définie en 1885 : À mon avis, dit le tsar, nous devons avoir un seul et unique but : c'est l'occupation de Constantinople, pour nous établir une fois pour toutes dans les Détroits et savoir qu'ils seront toujours entre nos mains. Cela, c'est dans les intérêts de la Russie et cela doit être notre but : tout le reste qui se passe dans la péninsule balkanique est pour nous secondaire12... Comme on le remarque la Russie abandonne les Slaves. Ces arguments se retrouvent également dans la position de l'historien russe TATiTCHEV, alors agent des finances à l'Ambassade russe de Londres. Le but final de la politique de la Russie dans la question d'Orient, doit être, pour lui aussi, l'établissement de la domination russe sur les Détroits des Dardanelles et du Bosphore : Tant que la Russie, dit-il n'aura pas établi sa domination effective sur les Détroits, son droit de conservation ne sera jamais exercé entièrement13. Si la possession des Détroits est nécessaire pour la sécurité des frontières méridionales de la Russie, un autre argument viendrait justifier le droit de la Russie sur cette possession : la Russie, après le Traité de Berlin serait restée "les mains vides", l'Angleterre ayant saisi l'île de Chypre et l'Egypte, l'AutricheHongrie ayant occupé la Bosnie et l'Herzégovine, la France ayant établi son 11
MANDELSTAM, op. cit., p. 619.
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Idem, p. 620.
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MISCHEV, La Mer Noire et les Détroits de Constantinople, Paris 1899, p. 649 et suivantes.
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protectorat sur la Tunisie, et l'Italie s'étant établie sur les bords de la mer Rouge. L'équilibre des forces, dit-il se trouve ainsi rompu depuis le Traité de Berlin et cela au détriment des intérêts de la Russie. Il y a donc lieu de chercher une compensation aussi juste que légitime14. L'occupation des Détroits constituerait un redressement, une sorte de rétablissement de l'équilibre des forces.
14
MISCHEV, op cit., p. 649 et suivantes.
CONCLUSION
Commencée à l'époque de la fondation de l'État russe, l'expansion de la Russie vers l'Orient et Constantinople est jusqu'à la fin du XIXe siècle, terme de notre étude, une constante de la politique des différents dirigeants de la Russie. Nous avons vu débuter cette expansion avec les expéditions des Varègues de Kiev contre Constantinople. Puis le Prince russe Sviatoslav, après avoir occupé le royaume bulgare rêve de créer un Empire slave allant de la Baltique à la mer Égée et de conquérir Constantinople après en avoir chassé les Grecs en Asie Mineure. Or, rien ne justifie à cette époque cette pénétration vers l'Orient, ni la position géographique de la Russie d'alors, ni sa position stratégique, ni même son état culturel. Seuls le pillage et dans une certaine mesure le commerce sont les principes directeurs de ces entreprises. La chute de l'Empire d'Orient en 1453 va déterminer la politique "orientale" de la Russie. Dès lors que Byzance devient Stamboul, les princes russes se persuadent qu'ils sont responsables du destin des orthodoxes et que la Russie doit se considérer comme la continuatrice de l'Empire byzantin. S'estimant les héritiers directs des Empereurs d'Orient, ils s'assignent comme but de reprendre Byzance. Pendant deux siècles, l'histoire assiste aux tentatives russes pour libérer les chrétiens de la domination turque et pour restituer Sainte-Sophie à l'orthodoxie. Mais la politique des Russes est constamment contrariée par leurs "belliqueux" voisins, ce qui les oblige à adopter vis-à-vis de la Turquie des rapports pacifiques. Durant la période qui va de la chute de l'Empire d'Orient jusqu'à l'avènement de Pierre le Grand, les mobiles religieux semblent orienter la politique des princes russes mais leur projet de conquérir Constantinople n'aboutit pas. Cette ambition se précise lorsque la Russie devient une grande puissance avec Pierre le Grand. C'est à partir de ce moment-là que l'on voit la Russie s'efforcer de conquérir la mer Noire et Tsargrad. Toutefois, si la politique impériale a clairement défini le but à atteindre, elle n'en a pas déterminé les modalités. D'autre part, Pierre le Grand ne peut songer à envahir la Turquie car il doit adopter une position défensive. Cependant il réussit à conserver à la Russie les limites qu'elle a peu à peu conquises et ainsi prépare les conquêtes de ses descendants.
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Le testament de Pierre oriente la politique de ses successeurs sur la conquête de Constantinople. Authentique ou non, il est la preuve qu'il existe des aspirations précises. Les guerres avec la Pologne, les conquêtes de Catherine II désireuse d'asseoir son petit fils sur le trône de Byzance sont une manifestation de cet effort de la Russie pour être maître de la route qui mène à Constantinople. Sous le règne de Catherine II, la navigation russe est admise dans la mer Noire, et le Bosphore et les Dardanelles sont ouverts à la marine marchande russe. Grâce à la tsarine, la Russie va connaître une progression extraordinaire vers les contrées du Sud, favorisée par la décadence de la puissance de la Pologne. Après l'annexion de la Crimée, Catherine obtient en outre par la paix de Jassy en 1792 les rives de la mer Noire entre le Bug et le Dniestr. Cette nouvelle Russie acquiert rapidement un développement industriel et commercial qui rend plus crucial l'accès à la Méditerranée. La Russie d'alors pour ses besoins commerciaux menace la Turquie. Éventuellement pour donner plus de poids à ses besoins de conquête, Catherine II invoque les affinités religieuses des peuples slaves des Balkans. Mais ni Catherine, ni Paul I er qui s'en tient à une politique de bon voisinage avec la Turquie, ne parviennent à satisfaire le vœu de Pierre le Grand, qui n'est alors qu'en partie réalisé lorsqu'arrive sur le trône Alexandre I er . Stamboul reste Stamboul. Pourtant ce rêve de domination sur Constantinople est flatté chez le tsar par Napoléon lors des entretiens de Tilsit quand les deux Empereurs se mettent d'accord sur le partage de la péninsule balkanique ; mais ils ne parviennent pas à régler le sort de Constantinople convoité par l'un et par l'autre. L'heure semble avoir enfin sonné pour la Russie après qu'Alexandre le Béni et ses troupes aient battu Napoléon et la Grande Armée. Mais le tsar, comme son aïeule Catherine, après qu'il se soit fait reconnaître comme protecteur des Chrétiens d'Orient et plus particulièrement des Grecs les abandonne à leur sort. Pourtant le soulèvement des Grecs de 1821 est une occasion opportune pour Alexandre de démontrer que "l'Europe chrétienne et civilisée a le devoir d'intervenir et de protéger les chrétiens d'Orient contre le fanatisme mahométan". Alexandre Ier ne profite pas de l'immense prestige qu'il vient d'acquérir et c'est avec Nicolas I er que les ambitions russes sur Constantinople sont le plus près de se réaliser, après que la Russie ait remporté la victoire d'Andrinople et que l'armée et la flotte aient "campé" sous les murs de Constantinople. Par l'acquisition du littoral oriental de la mer Noire, Nicolas est le maître des Détroits, son protectorat sur la Moldavie et la Valachie est reconnu et il a incontestablement établi sa domination en Serbie. Pourquoi les Russes qui viennent de libérer leurs frères de l'Europe Occidentale des griffes de l'Ogre corse, ne libéreraient-ils pas leurs frères orthodoxes et slaves du joug des Ottomans ? Rien ne semble être susceptible d'arrêter l'irrésistible expansion russe vers le Sud.
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Nicolas Ier d'ailleurs avoue ouvertement ses plans de conquête. Il ne met pas en doute qu'il aura raison de l'Occident et dès lors les projets séculaires sur l'Orient deviennent applicables. Or, les vues du Cabinet de Saint-Pétersbourg en Orient n'ont de chances de succès qu'à la condition d'un désaccord entre la France et l'Angleterre. C'est donc à diviser ces deux grandes puissances occidentales que la Russie doit consacrer tous ses efforts. Elle trouve une occasion favorable dans le rétablissement de l'Empire en France et l'état politique et religieux de l'Orient semble se prêter à ses desseins. La Sainte Russie qui a, quelques années auparavant, triomphé de la "subversion républicaine et libérale" veut maintenant étendre l'ombre de la croix en Orient. L'heure d'une juste croisade a sonné. Pour les Russes il ne fait pas de doute que leur combat est le bon puisqu'il se fait dans le cadre de l'expansion chrétienne. L'honneur de la Russie est que son tsar aille écouter la messe à Sainte-Sophie transformée en mosquée. La croix doit remplacer le croissant. Pour les Slavophiles d'alors, tel le poète TIOUTCHEV, la Russie est l'Empire chrétien par excellence ; cet Empire est un pouvoir conféré par le Seigneur et sa capitale c'est Constantinople. La ville impériale a été pendant quatre siècles aux mains des Infidèles mais l'autel de Sainte-Sophie va bientôt être rétabli. Pour paraphraser leur crédo les Slavophiles ont alors des accents de voyants : Nous dompterons les fanatiques de l'Altière Stamboul ... Prosterne-toi ô tsar de Russie et quand tu te relèveras, Dieu permettra que tu deviennes le tsar de tous les Slaves... Ce slavophilisme se complique de mysticisme et fait croire à ses tenants que leur peuple est le peuple élu et doit régénérer le monde. Ainsi en jugent POGODIN, KHOMIAKOV, qui sont persuadés que la Russie a une mission à accomplir auprès de ses frères. La guerre de Crimée provoque l'enthousiasme car elle prend des allures de guerre sainte : on se bat pour la libération des orthodoxes et des Slaves des Balkans. Lorsque les troupes russes se retirent des Principautés l'enthousiasme fait place à l'amertume, à la déception. À cela s'ajoute l'humiliation du Traité de Paris. La Russie dès lors "se recueille" et sent le besoin d'exalter ses propres valeurs, face aux Occidentaux "ces traîtres à la tradition chrétienne et impériale" qui se sont alliés aux pires ennemis, les Turcs. Tandis que la Russie réclame la libération des chrétiens d'Orient, ces Occidentaux soutiennent la Porte. La défaite de la guerre a un aspect positif : elle ouvre les yeux de la Russie chez qui s'opère un brusque réveil. On prend conscience des structures archaïques du pays et Alexandre II lance un programme de réformes dont la plus importante sera l'abolition du servage.
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Bien que très occupé à l'intérieur de son pays, Alexandre II qui, prudent ne peut songer à une nouvelle expansion offensive militaire vers le Sud, tente une expansion vers l'Est dont le succès donne au pays une nouvelle configuration. Mais lorsque le développement des nationalismes apparaît dans les Balkans, la Russie qui se tient prête depuis qu'elle a retrouvé sa dignité par la révision du Traité de Paris, intervient dans les conflits. Le prétexte "protection des chrétiens" se modifie en "protection des Slaves" lorsque ses défenseurs sentent qu'il n'y a plus de danger pour les chrétiens opprimés par l'Islam. Le panslavisme bénéficiant du soulèvement des chrétiens des Balkans gagne l'appui de l'opinion publique qui apporte son concours enthousiaste à ce mouvement. Finalement, le gouvernement russe, sous la pression de l'opinion publique, déclare la guerre à la Turquie pour défendre les Slaves des Balkans sans partager toujours les thèses du panslavisme. Si Constantinople ne redevient pas le centre de l'orthodoxie, on pourrait en faire la capitale de la "grande race slave". Ainsi le souhaite DANILEVSKI, qui réserve à cette belle cité, "le nombril du monde", l'insigne honneur de devenir capitale de la Fédération. DOSTOÏEVSKI, son contemporain, ne partage pas du tout ce point de vue et réclame "Tsargrad" pour la Russie, car "seule elle y a droit", "Constantinople doit être à nous les Russes, elle ne saurait nous échapper" clame-t-il. Mais une nouvelle étape dans l'économie européenne apparaît. Alors l'immense Empire qui veut encore se renforcer et exploiter ses richesses naturelles veut aussi développer son commerce. Pour cela il est nécessaire qu'il ait une voie de communication maritime avec l'Occident. La Russie va alors renouveler ses prétentions sur la Turquie en dévoilant ses véritables objectifs. Le désir de posséder Constantinople légitimé par une idée ecclésiastique et de fraternité slave s'inspire maintenant d'une idée géo-politique qui relève du calcul économique. La Russie doit s'installer de pied ferme sur le Bosphore et les Dardanelles afin d'assurer le développement de son commerce méridional : la Russie a besoin de soumettre les Détroits à son contrôle afin d'obtenir, pour sa défense stratégique le libre passage de la mer Noire dans la Méditerranée et d'Europe en Asie. Les citations des auteurs russes sur cette question sont claires : ils relatent la nécessité pour la Russie de voies de communication nécessaires à sa survie en tant que grande puissance. TATITCHEV, refusant toute discussion dans cette question, invoque l'idée d'une juste compensation parce que l'Angleterre s'est établie à Gibraltar, à Malte et qu'elle profite de Suez. Selon DANILEVSKI : Le droit pour les vaisseaux de guerre russes de passer librement de la mer Noire à la Méditerranée n'est que le droit de sortir de "sa cour intérieure" vers le monde extérieur ; le droit pour les
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navires de guerre des autres puissances d'entrer dans la mer Noire, n'est que le droit d'envahir notre cour et notre maison uniquement pour les piller. Perdue dans son Nord, Saint-Pétersbourg est trop excentrique pour la sécurité de l'Empire ; faire de Tsargrad son pendant Sud donnerait à cet Empire un équilibre plus solide. Puissance continentale au climat rude, l'attrait des pays méridionaux, l'absence de débouchés en mer chaude ont contraint la Russie à chercher du côté de Constantinople et au-delà les commodités maritimes que ne peuvent lui offrir ni la Baltique, ni la mer d'Azov. Les tsars successifs se sont efforcés d'étendre leur emprises vers le Sud afin de donner une configuration européenne à leur Empire en pratiquant une politique active vers les Balkans. Les nouvelles limites de l'Empire en Europe de l'Ouest avec la Pologne partagée, la Finlande, la Bessarabie n'ont pas satisfait entièrement les politiques russes, et lorsque la route du Sud se trouve bloquée, ils poussent vers l'Asie. L'histoire du XIXe siècle a vu les multiples efforts faits par la Russie pour obtenir satisfaction à ses visées séculaires sur Constantinople. Chaque fois elle semble toucher au but, mais chaque fois la proie lui échappe. Nous avons pu constater que la politique extérieure menée par les différents tsars n'a pas varié depuis que, face à l'imprévoyance de ses voisins de Suède, de Pologne et de Turquie, Pierre le Grand a formulé les directives aussi hardies que profondes qu'il a léguées à ses successeurs. À travers les différents témoignages, il ressort que la ville de Constantinople exerce en permanence une attraction sur les Russes. Le désir de posséder la ville est constant mais il est lié chaque fois à des motifs différents. De tous les moyens qui ont servi la politique russe, il n'en est pas de plus puissant que celui du protectorat religieux. C'est à l'aide de cet intérêt porté à leurs coreligionnaires que les tsars se sont introduits dans les affaires politiques des Balkans et de la Pologne. Si, pour justifier la "mission historique" tous les arguments sont avancés, les auteurs et les hommes politiques sans exception nient qu'il y ait des vues d'extension de territoire. La conquête de Constantinople s'est perpétuée au fil des siècles : nous avons parlé d'une Constantinople liée à l'idée impériale, de Constantinople la Sainte, de Constantinople capitale des Slaves ; finalement après 1878 ces images s'estompent pour céder la place à celle des Détroits. Le Bosphore et les Dardanelles comptent désormais plus que la ville elle-même. Le capitaine de frégate NEMITZ, chef de bureau à l'État-major-général de la Marine russe, écrivait en 1914 : La Russie est appelée par la force des choses à remplir sa mission historique. La Russie doit prendre ce qui lui est indispensable. Les Détroits nous sont indispensables car c'est
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par eux que passe notre voie de commerce... Mais Constantinople elle-même ne nous est pas du tout utile car elle nous menace d'énormes complications1. Finalement Constantinople, c'est tout autre chose que Constantinople. Devenue la mythique Jérusalem des Slaves, elle est un des mythes-forces de la pensée russe du XIXe siècle.
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INDEX Aali Pacha, 53 Aksakov, 46 Alexandre Ier, 2,10-13, 15, 17-21, 23, 27 Alexandre II, 46, 49, 50, 52, 55, 58, 61, 78, 80, 81, 83 Alexandre III, 83,88,89 Alexis Michailovitch, 6 Berdiaiev, 1,69,70 Catherine II, 1, 7, 9, 10, 11, 15, 20 Caulaincourt de, 13,14 Czartoryski A., 11, 38, 39 Constantin, Grand-duc, 32 Danilevski, 2, 61-67, 78, 87 Diebtich, 26 Dorochenko, 6 Dostoiesvki 2, 63, 69-78, 81 Fédor Ivanovitch, 6 Galitzine, 7 Gentz, 19 Gigarev, 68 Gorianov, 40, 53, 59 Gortchakov, 49, 53, 54, 78, 80 Goudonov, Boris, 6 Gurowski, 38 Ignatiev, 53, 59, 60, 64 Ipsilanti, 20 Iswolski, 61 Ivan III, 5 Ivan IV, 6
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Karamzin, 29 Katkov, 58 Khomiakov, 27, 28, 30, 45, 46, 58 Komarovski, 67, 68 Kotchoubey, 10, 29, Leontiev, 68, 69 Louis Ier de Bavière, 26 Manguin, 34 Mavrocordato, 7 Méhémet Ali d'Égypte, 30, 31 Mentchikov, 43 Mickiewitz, 39 Mouraviev, 31 Nelidov, 88, 89 Nesselrode, 41,49 Nicolas I er , 23, 25, 26, 30, 32, 33, 34, 35, 38, 39, 40, 41, 43, 46, 49, 50 Nikitine, 45 Nolikov, 59 Ostrowski, 15, 16 Oukrainstov, 7 Paul 1er, 1, 10 Pierre le Grand, 1, 6, 7, 9, 10, 12, 15, 23, 25 Pogodin, 37, 38 Pouchkine, 26, 30 Razoumouski, 10 Roumantsiev, 13 Seymour, Lord, 43 Sophie Paléologue, 5, 71 n.45,
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Tatitchev, 89 Tchadaev, TI Tchernaïev, 61 Tioutchev, 2, 28, 29, 30, 35, 36, 41, 47, 48, 52, 53, 54, 57, 58 Tolstoï, Al., 46 Tolstoï, comte, 12
TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION
1
PROLÉGOMÈNES - Les premières expéditions sur Constantinople
3
- La chute de l'Empire chrétien d'Orient - Les tentatives infructueuses de Pierre le Grand - La politique de Catherine II
4 6 7
Première partie - LE RÊVE DE LA MONARCHIE UNIVERSELLE
Chapitre I: L'héritage d'une pensée politique -
Le testament de Pierre le Grand La guerre russo-turque de 1805 Les entretiens de Tilsit Les nouvelles acquisitions
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Chapitre II : La route est libre -
La victoire Le congrès de Vienne La Sainte Alliance La révolte grecque de 1821
17 18 19 19
Deuxième partie - CONSTANTINOPLE LA SAINTE - L'équilibre de l'empire
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Chapitre III : Un nouveau pas vers la libération de Constantinople - Navarin - Les premiers slavophiles et la politique au Proche-Orient - Les guerres turco-égyptiennes
25 27 30
Chapitre IV : Le point culminant de la croisade ou la guerre de Crimée - Les insurrections au service du prestige de la Russie.. - Vers une guerre "punique" - La question des Lieux Saints
33 39 41
Troisième partie - CONSTANTINOPLE, ENJEU POLITICO-STRATÉGIQUE Chapitre V : La Russie se fortifie - L'expansion intérieure - L'expansion russe en Asie centrale - La révision du traité de Paris
49 50 51
Chapitre VI : Le panslavisme au service de la reconquête de Constantinople -
Sur le chemin de la guerre "Constantinople, capitale de la fédération slave" "Constantinople doit être à nous les Russes" Une nouvelle chance : 1878
57 63 69 78
Chapitre VII : Place aux détroits - L'importance économique
83
- L'importance stratégique
86
CONCLUSION Bibliographie Index
91 97 101